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1811, 01-03, t. 46, n. 494-506 (5, 12, 19, 26 janvier, 2, 9, 16, 23 février, 2, 9, 16, 23, 30 mars)
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MERCURE
SEINE
DE
FRANCE ,
DEPT
DE
LA
5.
cen
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE .
TOME QUARANTE - SIXIEME .
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO.
www
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS- BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, Nº 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint .
1811 .
THE N.
ΤΟ
PUBLIC
LIBRARY
$
56400
ASTOR,
LENOX AND
TILDEN
FOUNDATIONS
1905
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCXCIV . - Samedi 5Janvier 1811 .
POÉSIE .
TRADUCTION
LIBRE ET ABRÉGÉE DU DÉBUT DE LA PHARSALE.
JE chante les combats et les malheurs du Tibre ,
Où tout un peuple roi , las d'être grand et libre ,
Tourna sur lui la main qui vainquit l'univers ,
Où l'on vit la victoire absoudre les pervers ,
L'aigle combattre l'aigle , et l'intérêt d'un homme
Dans les champs de Pharsale opposer Rome à Rome.
omains , où courez-vous ? et par quelles fureurs
Offrez-vous aux vaincus les crimes des vainqueurs ?
Eh! du nord au midi , du couchant à l'aurore ,
Tout ce qui vous restait à conquérir encore ,
Tout fléchissait ; le Scythe allait courber son front ;
L'Euphrate sous le joug expiait votre affront ;
L'Araxe était soumis , et le Nil tributaire
De sa source ignorée eût trahi le mystère.
Pouvez -vous done, hélas ! contre vous employer
Le ferqui sous vos lois mettrait le monde entier ?.
Quelle cause a produit cette coupable guerre?
C'est le ciel envieux des grandeurs de la terre ,

MERCURE DE FRANCE ,
Qui veut que tout pouvoir qu'au faîte il a placé
Par son trop de hauteur soit bientôt renversé ;
C'est des faveurs du sort la mesure comblée ;
C'est Rome enfin tombant , sous son poids accablée.
Ainsi , lorsque le tems , sous ses puissans efforts ,
De l'univers usé brisera les ressorts ,
Tout sera confondu ; de sa course enflammée
Le soleil oublîra la route accoutumée ;
Les cieux s'écrouleront ; l'un par l'autre heurtés ,
Les astres dans les mers éteindront leurs clartés ;
L'océan de son lit rejettera ses ondes ,
Et l'antique chaos ressaisira les mondes.
Ainsi de cent Etats sous sa chute affaissés
Rome étale en croulant les débris entassés .
L'excessive grandeur se dévore elle-même.
Oui , tels sont les humains ; l'autorité suprême
Ne veut point de partage , et les plus chers amis
Placés au même rang sont bientôt ennemis .
Il ne faut point ouvrir une histoire étrangère ,
Rome en ses murs naissans vit le meurtre d'un frère .
Le prix de ce forfait qui souilla son berceau ,
Etait- il l'univers ? non , c'était un hameau !
Un accord qui voila leur haine enveloppée
Parut joindre un moment César avec Pompée ,
Tant que le fier Crassus , régnant au milieu d'eux ,
De son pouvoir rival les contint tous les deux.
Comme d'un isthme étroit les rives opposées
Arrêtent de deux mers les fureurs divisées ;
S'il tombait , l'Archipel , sorti de ses canaux ,
De la mer d'Ionie irait heurter les eaux ;
Tel Crassus , par sa mort détruisant l'équilibre ,
Aux fureurs des partis ouvrit un champ plus libre .
Le rival de César voit ses anciens travaux
S'obscurcir éclipsés par des exploits nouveaux ,
Et de la Gaule enfin la récente victoire
Des triomphes d'Asie effacer la mémoire.
Vieilli dans les succès et dans les dignités ,
Il craindrait de sentir un autre à ses côtés .
Il ne veut point d'égal , et César point de maître.
Aux lois de son pays qui des deux fut un traître ?
JANVIER 1811 . 5
D'illustres défenseurs pour eux ont combattu ,
Les Dieux pour le vainqueur , Caton pour le vaincu .
Mais César sur Pompée avait quelqu'avantage .
Changé par les honneurs , flétri par un grand âge ,
Pompée avait de Mars , dont il fuit les drapeaux ,
Oublié la science au sein d'un long repos .
L'ivresse du pouvoir , les jeux de son théâtre ,
Les applaudissemens d'une foule idolâtre ,
De la gloire en son coeur ont étouffé la voix.
Fier , et se reposant sur ses premiers exploits ,
Savourant mollement la faveur populaire ,
Il ne veut plus combattre , il ne cherche qu'à plaire .
Il vit , mais il n'a plus que l'ombre d'un grand nom.
Tel un vieux chêne , honneur d'un fertile vallon ,
Qui du peuple et des chefs , sur ses branches altières ,
Porte les dons sacrés , les dépouilles guerrières ,
Presque déraciné , sans rameaux , le front nu ,
Par son poids sur la terre est encor soutenu .
Son trone large et noueux , et non plus son feuillage ,
Dans les lieux d'alentour jette un reste d'ombrage ;
Mais quoiqu'au premier vent il craigne de céder ,
Quoiqu'un bois jeune et verd prompt à lui succéder
S'élève autour de lui , c'est lui seul qu'on honore ;
Et tout près de tomber il est illustre encore .
César joint au grand nom , aux exploits d'un héros ,
Le besoin des combats et l'horreur du repos ;
Pour lui vaincre est l'honneur , ne pas vaincre est la honte.
Terrible , et se créant les dangers qu'il affronte ,
Il vole dans le sang qu'il craindrait d'épargner ,
Où l'emporte la rage et l'espoir de régner.
Des triomphes tardifs la lenteur l'importune :
Il franchit tout obstacle , il force la fortune ,
Arrache les succès , et du carnage épris ,
N'aime à marcher vers eux qu'à travers des débris .
Tel , précédé des vents et suivi des orages ,
Le tonnerre à grand bruit déchire les nuages ;
Il fait pâlir le jour et trembler les mortels ,
Renverse de son Dieu l'image et les autels ,
Marque par cent malheurs sa course vagabonde ,
Et remontant aux cieux , effraye encor le monde ,
6 MERCURE DE FRANCE ,
Tels étaient leurs esprits , leurs moeurs , leurs intérêts.
Il se joignait encore à leurs desseins secrets ,
De discorde et de mort ces semences publiques
Qui perdirent toujours les grandes républiques .
Dès que de l'univers conquis par les Romains
La dépouille captive eut enrichi leurs mains
Eut corrompu leurs moeurs , leurs vertus étouffées
Sous le poids des trésors et l'amas des trophées ,
Des tables , des palais le luxe somptueux
Démentit la candeur de nos simples aïeux .
,
Tout changea : la beauté , moins modeste et moins pure ,
Vit l'homme efféminé surpasser sa parure .
On dédaigna l'antique et sainte Pauvreté ,
La mère des héros et de la liberté.
Le riche à l'indigent dérobait son domaine .
Ces champs étroits , qu'aux jours de la vertu romaine
Sillonna l'humble soc des plus grands citoyens ,
Sous un seul maître alors formaient de vastes biens ,
Et dans Rome , croulant vers sa chute profonde ,
Le désordre accourut des limites du monde .
De la perte des moeurs ordinaires effets !
Le besoin saus scrupule ordonna les forfaits ;
On ne respecta rien ; on mit l'honneur suprême
Ase rendre puissant plus que Rome elle-même ,
Et le droit du plus fort fut le seul reconnu.
De là , le consulat par le meurtre obtenu ,
Du peuple et du sénat la puissance flétrie ,
Les tribuns , les guerriers déchirant la patrie ,
Les Romains aux Romains se vendant sans pudeur ,
Le fléau , qui sur-tout a sapé leur grandeur ,
La brigue aux champs de Mars souillé de ces scandales
Prodiguant tous les ans les dignités vénales ,
La dévorante usure et l'abus du pouvoir ,
Le crime , qui du trouble a fait son seul espoir ,
La foi , la vérité dans les coeurs étrangère ,
Et la guerre au grand nombre à la fin nécessaire.
Déjà le coeur rempli de ses hardis projets ,
César de l'Apennin a franchi les sommets .
Déjà du Rubicon il aborde la rive.
De la patrie en pleurs la grande ombre plaintive ,
Comme un fantôme immense et tout brillant de feux ,
JANVIER 1811!
Dans la profonde nuit apparait à ses yeux.
De funèbres habits elle est environnée .
De sa tête superbe et de tours couronnée
Descendent sur ses bras dépouillés et sanglans
Les lambeauxdispersés de ses longs cheveux blancs .
Immobile , et poussant des sanglots lamentables ,
« Romains , où portez -vous ces enseignes coupables ?
> Dit-elle ; encore un pas , vous n'êtes plus à moi.
> Arrêtez . » A ces mots , plein d'un subit effroi ,
César , comme enchainé , sur la rive s'arrête ;
Ses cheveux hérissés se dressent sur sa tête .
Mais , rappelant son coeur un moment égaré :
O toi , dit-il , dans Albe autrefois adoré ,
→ Et qui de cette roche en héros si féconde
> Domines aujourd'hui sur la reine du monde ,'
> Jupiter , Dieux qu'Enée en ces lieux apporta ,
» Vous , feux toujours ardens qui brulez pourVesta ,
> Romulus , habitant des champs de la lumière ,
> Toi sur-tout , de mon coeur divinité première ,
> Rome, sers mes projets ; non , mon bras criminel
> Ne veut point se plonger dans ton flanc maternel ;
> Vainqueur des nations , je suis ton fils encore :
> Je défendrai par-tout ce grand non que j'adore .
> Si j'arbore à tes yeux un rebelle étendard
> Le crime est à Pompée et non pas à César. »
Il dit , et le premier il s'élance dans l'onde .
Tel , aux déserts brûlans de l'Afrique inféconde ,
Un fier lion s'arrête à l'aspect du chasseur.
Immobile , et dans lui renfermant sa fureur,
Il rassemble unmoment sa force toute entière;
Mais dès que sur son front il dresse sa crinière ,
Quanddu fouet de sa queue il bat ses vastes flanes ,
Et fait frémir les airs de longs rugissemens ,
Sidu chasseur hardi l'indiscrète vaillance
L'arrête en ses filets , ou l'atteint de sa lance ,
Se jetant sur le fer que son sang a trempé ,
Terrible, il fait trembler le bras qui l'a frappé.
LE GOUVÉ .
MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
Sous combien de métamorphoses
J'ai coutume de me montrer !
Je suis un tel nombre de choses ,
Qu'on ne saurait les démontrer.
Endérouler la kyrielle ,
Non, jamais je ne le pourrai .
Je vais me nommer tel et telle ;
Le reste je l'ajournerai.
Par exemple , je suis carrosse ,
Cheval de selle , fruits , bonbons ,
Polichinelle avec sabosse ,
Almanachs de toutes façons .
Je suis dentelle , mousseline ,
Massepin , biscuit , liqueur fine ;
Sucre , chocolat de santé :
Café moka , pastilles , thé ;
Bourse , flacon, gants et mitaines ,
Vases de fleurs en porcelaines ,
Candelabres , glace , miroir
Etui , ciseaux , joli bougeoir ;
Tabac du Brésil , tabatière ;
Montre , breloque , bonbonnière ;
Tableaux , bijoux , flambeaux dorés ,
Portraits richement encadrés ;
Aigrettes , colliers , palatine ,
Perle , diamans , cornaline ,
Bagues , cachemire , éventail .....
Mais je finis tout ce détail
D'objets précieux et d'oranges ,
Et cent contrastes plus étranges ,
Tels qu'éléphans , souris , lions ,
Rois et bergers , chiens et moutons ,
Et tant de choses composées
De contradictoires idées ,
Etdont le tout forme mon nom.
S........
JANVIER 1811 . 9
LOGOGRIPHE.
L'UNIVERSEL savoir en moi seul est inclu ,
Dele chercher ailleurs il serait superflu :
Je suis ce qu'on appelle un vrai puits de science;
Etmon invention fait honneur à la France .
Onme voit renfermer en mon corps sans pareil ,
Uncercle de la lune , un cercle du soleil;
Unmonstrueux enfant du ciel et de la terre;
La fille de ta soeur , ou celle de ton frère;
Ungrandfleuve sujet aux inondations ,
Un lieu que l'on destine à diverses leçons :
Une ville française aux bords de l'Italie ;
Unoiseau babillard , un pape , ce qui lie ;
Ce par quoi l'on obtient le linge le plus fin ;
Cequi reste au tonneau quand on a bu le vin:
Trois choses dans un mot ; une tenture antique ,
La femelle d'un chien , une place gymnique.
Enfin que n'ai-je pas ? oui ,je le dis encor ,
Je suis pour les lecteurs un immense trésor.
S ........
CHARADE .
MON premier ne se dit jamais qu'au singulier ;
Mon second est un être opiniâtre , entier ;
Etmon tout est une manière
D'agir ou de parler en telle ou telle affaire.
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Ame.
Celui du Logogriphe est Sort , dans lequel on trouve : or.
Celui de la Charade est Bos-ton (jeu ).
SCIENCES ET ARTS .
ANNUAIRE PRÉSENTÉ A S. M. L'EMPEREUR ET ROI PAR LE
BUREAU DES LONGITUDES , pour l'an 1811. - Prix
fr . , broché .-A Paris , chez Courcier, imprimeurlibraire
, quai des Augustins ,'n° 57 .
I
,
Les personnes que le goût de l'étude et un esprit
naturel d'observation portent à réfléchir sur tout ce qui
s'offre à leurs yeux , sont fréquemment étonnées , lorsqu'elles
se trouvent dans le monde , du petit nombre
d'idées justes qui sont généralement répandues parmi
les hommes . Nous vantons , avec raison , les progrès
de nos sciences et de nos arts qui nous donnent un
avantage immense sur l'antiquité dans tout ce qui tient
aux agrémens de la vie ; nous estimons beaucoup le
perfectionnement de notre civilisation , qui est aussi un
effet de l'accroissement de nos connaissances ; mais
quelles sont les causes de ces progrès ? ce sont les décou-
✓✓ vertes d'un petit nombre d'hommes de génie , qui , en
reculant les bornes de l'esprit humain , ont attiré à eux
et comme élevé tout le reste de la société. Le peuple ,
et sous cette dénomination il faut comprendre tous ceux
dont la réflexion n'est occupée que d'intérêts personnels ,
le peuple jouit de ces bienfaits sans les apprécier , sans
les estimer , même sans les connaître , comme il jouit de
l'air et de la lumière du jour. Cette ignorance le rend
indifférent sur le mérite absolu des inventions , il n'en
voit que ce qui s'applique immédiatement à ses besoins .
Elle le rend également insensible au plus ou moins de
justesse des idées qu'on lui présente , et parmi tant de
préjugés et d'erreurs dont on l'aveugle , il lui devient
comme impossible de reconnaître la vérité. Ce défaut
de justesse se fait même souvent sentir chez des hommes
de beaucoup d'esprit , auxquels des études variées plutôt
que méthodiques ont donné plus de notions superfiMERCURE
DE FRANCE , JANVIER 1811 . II
cielles que d'idées profondes . Un de ces écrivains a publié
dernièrement un livre sur les erreurs et les préjugés
que l'on rencontre dans le monde. Ce livre a eu beaucoup
de succès , parce qu'il est fort amusant. On l'a
loué universellement dans tous les journaux. Malgré
cela , je ne crains pas d'avancer que le nombre des
erreurs qu'il renferme est presque aussi grand que
celui des erreurs qu'il combat : seulement les unes sont
plus subtiles , les autres plus grossières , voilà toute la
différence. Mais , dira-t-on , pour n'avoir que des idées
justes faut-il donc posséder à fond toutes les sciences ?
non sans doute , car personne n'en aurait à ce prix.
Un esprit juste n'est pas celui qui sait tout , c'est celui
qui a le juste sentiment de sa science et de son ignorance
, qui aimant la vérité et la cherchant , doute ,
observe , examine , et apprécie avec précision ce qui lui
manque encore pour arriver à la certitude.
Si les idées justes sont si utiles et si rares , on ne doit
dédaigner aucune occasion de les répandre. Il faut surtout
donner une attention particulière aux livres usuels
qui , se multipliant à cause de leur utilité , portent avec
eux dans tous les rangs de la société , des vérités ou des
mensonges , des faits ou des erreurs , des résultats
certains ou d'absurdes préjugés . Le petit Annuaire publié
par le Bureau des longitudes est du nombre de ces
ouvrages . Si l'on avait voulu se borner à une simple
annonce des phénomènes célestes qui peuvent intéresser
le public , le travail eût été bien facile ; il aurait suffi
d'extraire ces annonces de la connaissance des tems que
le Bureau des longitudes , conformément à son institution
, publie toujours plusieurs années d'avance pour
l'usage des navigateurs . Mais on a voulu donner à ce
précis un caractère d'utilité plus général ; on a voulu
que sous un petit volume , et au prix le plus modique ,
ils renfermât tous les résultats de nombres dont l'application
est la plus fréquente , et qu'il offrît aussi les idées
les plus exactes sur ces diverses applications . Pour
atteindre ce but ony a inséré des notices pleines de clarté
et de justesse , sur la mesure du tems par les phénomènes
célestes , sur le système général des poids et mesures ,
12 MERCURE DE FRANCE ,
sur les usages de l'or et de l'argent considérés comme
monnaie , sur la nature de l'opération du change , sur la
circulationdu numéraire et des papiers , sur les probabilités
considérées dans leurs applications aux lois des
phénomènes naturels et aux institutions sociales , enfin
sur les grandes lois du ciel et sur l'arrangementdes corps
célestes . Pour traiter chacun de ces divers objets , on
s'est aidé des meilleurs ouvrages , on a sollicité le zèle
et les lumières des écrivains les plus distingués parmi
ceux qui en avaient fait le sujet de leurs travaux. Des
personnes qui remplissent dans l'Etat des fonctions trèséminentes
, n'ont pas dédaigné de concourir à cette
oeuvre d'utilité publique , et celle qui a mis le plus de
soin pour perfectionner cet annuaire , n'est pas moins
distinguée par son rang que par son génie. Aussi peut-on
affirmer que ce petit volume sera d'une utilité générale
pour toutes les classes de la société. L'administrateur,
le magistrat , le commerçant , le simple particulier , y
trouveront les renseignemens les plus sûrs et les données
les plus exactes pour une infinité de calculs usuels . En
un mot , on peut dire que c'est l'almanach des gens
instruits .
Après avoir énoncé l'opinion que l'on doit se former ,
en général , de ce petit ouvrage , il nous reste à l'appuyer
de quelques exemples . Nous commencerons par
la notice qui concerne les poids et mesures. S'il y a
quelque exemple propre à confirmer en grand et d'une
manière frappante ce que nous avons dit au commencement
de cet article sur le peu de lumières jusqu'à présent
répandues dans nos sociétés les plus civilisées , ce serait
sur-tout cette résistance opiniâtre , et quelquefois invincible
, que la masse des hommes oppose toujours aux
institutions nouvelles qui tendent à changer leurs habitudes
, dût-il en résulter des améliorations importantes .
« On ne peut voir, dit l'auteur de cette notice , le nombre
prodigieux de mesures en usage , non-seulement chez les
différens peuples , mais dans la même nation , leurs divisions
bizarres et incommodes pour les calculs , ladifficulté
de les connaître et de les comparer , enfin l'embarras et
les fraudes qui en résultent dans le commerce, sans regar
JANVIER 1811. 13
der comme l'un des plus grands services que les gouvernemens
puissent rendre à la société , l'adoption d'un système
de mesures dont les divisions uniformes se prêtent le
plus facilement au calcul , et qui dérivent de la manière la
moins arbitraire , d'une mesure fondamentale indiquée par
la nature elle-même. Un peuple qui se donnerait un semblable
système , réunirait à l'avantage d'en recueillir les
premiers fruits , celui de voir son exemple suivi par les
autres peuples dont il deviendrait ainsi le bienfaiteur; car
l'empire lent , mais irrésistible , de la raison , l'emporte à
la longue sur les jalousies nationales et sur tous les obstacles
qui s'opposent au bien d'une utilité généralement
sentie: Tels furent les motifs qui déterminèrent l'Assemblée
constituante à charger de cet important objet l'Académie
des Sciences . Le nouveau système des poids et
mesures est le résultat du travail de ses commissaires ,
secondés par le zèle et les lumières de plusieurs membres
de la représentation nationale.n
L'auteur de la notice fait ensuite connaître les motifs
qui ont déterminé l'Académie à chercher l'unité fondamentale
ou le MÈTRE dans la grandeur même de la terré
et à déduire du mètre toutes les autres unités de mesure
suivant l'ordre décimal. C'était le moyen de lier ensemble
toutes les parties de ce système par les rapports les plus
simples.
Après avoir fait connaître les avantages numériques
de ce système , l'auteur termine sa notice par le passage
suivant :
« Tel est le nouveau système des poids et mesures que
Ies savans ont offert à la Convention nationale , qui s'est
empressée de le sanctionner. Ce système , fondé sur la
mesure des méridiens terrestres , convient également à
tous les peuples. Il n'a de rapport avec la France que par
l'arc du méridien qui la traverse. Mais la position de cet
arc est si avantageuse , que les savans de toutes les nations
, réunis pour fixer la mesure universelle , n'eussent
point fait un autre choix. Pour multiplier les avantages de
ce système , et pour le rendre utile au monde entier , le
Gouvernement français a invité les puissances étrangères à
prendre partà un objet d'un intérêt aussi général. Plusieurs
ont envoyé à Paris des savans distingués , qui , réunis aux
commissaires de l'Institut national , ont déterminé par la
14 MERCURE DE FRANCE ,
discussion des observations et des expériences , les unités
fondamentales de poids et de longueur ; en sorte que la
fixation de ces unités doit être regardée comme un ouvrage
commun aux savans qui y ont concouru et aux peuples
qu'ils ont représentés. Il est donc permis d'espérer qu'un
jour, ce système qui réduit toutes les mesures et leurs calculs
à l'échelle et aux opérations les plus simples de l'arithmétique
décimale , sera aussi généralement adopté
que le système de numération dont il est le complément ,
etqui , sans doute , eut à surmonter les mêmes obstacles
que les préjugés et les habitudes opposent à l'introduction
des nouvellesmesures.
Quelle circonstance peut être plus favorable à leur
adoption , que celle où Napoléon-le-Grand réunit la moitié
de l'Europe sous son empire , et par l'ascendant de son
exemple , exerce sur l'autre moitié la plus heureuse influence
? Grâce à son génie , l'Europe entière formera
bientôt une immense famille , unie par la même religion ,
lemême code de lois et les mêmes mesures ; et la postérité
qui jouira pleinement de ces avantages , ne prononcera
qu'avec admiration et reconnaissance le nom du héros son
bienfaiteur. "
Les notices sur les monnaies viennent ensuite . Elles
sont remplies de recherches curieuses sur la valeur de
l'or et de l'argent dans les différens siècles , sur la circulation
de ces métaux , sur leur influence dans l'état
civilisé. Pour en faire apprécier le mérite et la justesse ,
il suffira de dire qu'elles sont extraites de l'Abrégé des
principes d'économie politique , publié en 1796 par M. le
sénateur Garnier , et l'extrait a été fait par l'auteur luimême.
Je désirerais pouvoir donner une idée générale des
résultats nombreux des vues neuves et profondes que
renferme la notice suivante relative au calcul des probabilités
; mais il me serait impossible de résumer les
principes et les applications de ce calcul d'une manière
plus nette et plus concise que ne l'a fait l'auteur : c'est
pourquoi je me contenterai d'extraire de sa notice
quelques fragmens qui en feront connaître l'objet et
Fesprit , bien mieux que je ne le pourrais faire moi
même.
JANVIER 1811 . 15
Tous les événemens , dit l'auteur , ceux même qui ,
par leur petitesse , semblent ne pas tenir aux grandes lois
de l'univers , en sont une suite aussi nécessaire que les
révolutions du soleil. Dans l'ignorance des liens qui les
unissent au système entier de la nature , on les a fait
dépendre des causes finales ou du hasard, suivant qu'ils
arrivaient et se succédaient avec régularité ou sans ordre
apparent ; mais ces causes imaginaires ont été successivement
reculées avec les bornes de nos connaissances , et disparaissent
entiérement devant la saine philosophie , qui ne
voitenelles que l'expression de l'ignoranceoù nous sommes
des véritables causes .
» On sera convaincu de ce résultat important du progrès
des lumières , si l'on se rappelle qu'autrefois une pluie ou
une sécheresse extrême , une comète traînant après elle
une queue fort étendue , les éclipses , et généralementtous
les phénomènes extraordinaires étaient regardés comme
autant de signes de la colère céleste. On invoquait le ciel
pourdétourner leur funeste influence ; on ne le priait point
de suspendre le cours des planètes et du soleil : l'observation
eût bientôt fait sentir l'inutilité de ces prières; mais
parce que ces phénomènes arrivant et disparaissant à de
longs intervalles et sans causes apparentes , semblaient
contrarier l'ordre de la nature , on supposait que le ciel
les faisait naître et les modifiait à son gré pour punir les
crimes de la terre. Ainsi la longue queue de la comète
de 1456 répandit la terreur dans l'Europe déjà consternée
par les succès rapides des Turcs , qui venaient de renverser
le Bas-Empire; et le pape Callixte ordonna des
prières publiques , dans lesquelles on conjurait la comète
et les Turcs . Cet astre , après quatre de ses révolutions ,
a excité parmi nous un intérêt bien différent. La connaissance
des lois du système du monde , acquise dans cet intervalle
, avait dissipé les craintes enfantées par l'ignorance
des vrais rapports de l'homme avec l'univers; et Halley
ayant reconnu l'identité de la comète avec celles des années
1531 , 1607 et 1682 , il annonça son prochain retour
pour la fin de 1758 ou le commencement de 1759. Le
monde savant attendit avec impatience ce retour qui devait
confirmer l'une des plus grandes découvertes que l'on
eût faites dans les sciences , et accomplir la prédiction de
Sénèque , lorsqu'il a dit , en parlant de la révolution de
ces astres qui descendent d'une énorme distance : « Le
> jour viendra que par une étude suivie de plusieurs siè
16 MERCURE DE FRANCE,
>> cles , les choses actuellement cachées paraîtront avec
» évidence , et la postérité s'étonnera que des vérités si
> claires nous aient échappé. Clairaut entreprit alors de
soumettre à l'analyse les perturbations que la comète avait
éprouvées par l'action des deux plus grosses planètes , Jupiter
et Saturne. Après d'immenses calculs , il fixa son
prochain passage au périhélie , vers le commencement
d'avril 1759; ce que l'observation ne tarda pas à vérifier .
La régularité que l'astronomie nous montre dans le mouvementdes
comètes , a lieu , sans aucun doute , dans tous
les phénomènes : la courbe décrite par le plus légeratome ,
est réglée d'une manière aussi certaine que les orbites pla
nétaires; il n'y a de différence entre elles , que celle qu'y
met notre ignorance .
> La probabilité est relative , en partie à cette ignorance ,
et en partie à nos connaissances . Nous savons que sur
trois ou un plus grand nombre d'événemens , un seul doit
exister; mais rien ne porte à croire que l'un d'eux arrivera
plutôt que les autres : dans cet état d'indécision , il nous
est impossible de prononcer avec certitude sur leur existence.
Il est cependant probablé qu'un de ces événemens ,
pris à volonté , n'existera pas , parce que nous voyons plusieurs
cas également possibles qui excluent son existence ,
tandis qu'un seul la favorise .
> La théorie des hasards consisté à réduire tous les événemens
du même genre à un certain nombre de cas égá
lement possibles , c'est-à-dire , tels que nous soyons également
indécis sur leur existence , et à déterminer le nombre
des cas favorables à l'événement dont on cherché la
probabilité. Le rapport de ce nombre à celui de tous les
eas possibles , est la mesure de cette probabilité , qui n'est
ainsi qu'une fraction dont le numérateur est le nombre
des cas favorables , et dont le dénominateur est le nombre
de tous les cas possibles . "
Après avoir ainsi expliqué la manière de calculer les
probabilités des événemens simples , l'auteur passe aux
événemens qui dépendent les uns des autres , c'est-àdire
, qui se supposent mutuellement , et il montré comment
leur probabilité s'affaiblit par cette supposition
même ; car la probabilité de l'événement composé estle
produit de toutes les fractions qu'expriment les probabilités
des événemens simples dont il résulte , et la valeur
des
JANVIER 1811 .
17
SEINE
des fractions s'affaiblit en les multipliant les unes par les
autres. Cette conséquence est applicable aux sciences
morales comme aux sciences naturelles .
Supposons , dit l'auteur, qu'un faitnous soit transmis par
vingt témoins , de manière que le premier l'ait transmis an
second , le second au troisième , et ainsi de suite , suppo
sons encore que la probabilité de chaque témoignage spit
égaleà neufdixièmes ; celledu fait sera moindre qu un m
tième , c'est-à-dire qu'il y aura plus de sept à parier confe
un qu'il est faux. On ne peut mieux comparer cette diar
nution de la probabilité , qu'à l'extinction de la clarté des
objets par l'interposition de plusieurs morceaux de verre ,
une épaisseur peu considérable suffisant pour dérober la
vue d'un objet qu'un seul morceau laisse apercevoir d'une
manière distincte. Les historiens ne paraissent pas avoir
fait assez d'attention à cette dégradation de la probabilité
des faits , lorsqu'ils sont vus à travers un grand nombre
de générations successives : plusieurs événemens historiques
réputés comme certains , seraient au moins douteux,
si on les soumettait à cette analyse .
> Dans les sciences purement mathématiques , les cons
séquences les plus éloignées participent de la certitude du
príncipe dont elles dérivent. Dans les applications de
l'analyse à la physique , les conséquences ont toute la certitude
des faits oudes expériences. Maisdans les sciences
morales , où chaque conséquence n'est déduite de ce qui la
précède , que d'une manière vraisemblable , quelque probables
que soient ces déductions , la chance de l'erreur
croît avec leur nombre , et finit par surpasser la chance de
la vérité , dans les conséquences très-éloignées du principe.
n
Enfin l'auteur examine les cas dans lesquels les probabilités
des événemens simples étant inconnues , on cherche
à les calculer d'après la fréquence de leurs retours ,
déterminée par un très-grand nombre d'observations .
Cette manière de chercher dans le passé les indices des
causes dont les événemens dépendent est une des théories
les plus curieuses du calcul des probabilités ; et c'est
aussi un de ses résultats les plus applicables .
« Les événemens qui dépendent du hasard , dit l'auteur,
offrent dans leur ensemble une régularité qui paraît
B
18
MERCURE DE FRANCE ,
* tenir à un dessein , mais qui n'est au fond que le déve
loppement de leurs possibilités respectives . Le rapport des
naissances annuelles des garçons à celles des filles , dans
les grandes villes , telles que Paris et Londres , en est un
exemple . Ce rapport est très-peu variable : on a cru voir
dans cette constance une preuve de la Providence qui
gouverne le monde; mais elle n'est qu'un résultat de la
théorie , suivant laquelle ce rapport doit toujours coïn- cider à-peu -près avec celui des facilités de naissance
des deux sexes . On peut même en conclure , comme loi
générale , que les rapports des effets de la nature , tels que
celui des naissances à la po population , ou des mariages aux
naissances , sont à fort peu près constans , quand ces effets
sont considérés en très-grand nombre. Ainsi , malgré la
grande variété des années , la somme des productions
pendant un nombre d'années considérable , est sensiblement
la même; ensorte que l'homme peut, par une utile
prévoyance , se mettre à l'abri de l'irrégularité des saisons ,
-en répandant également sur tous les tems les biens que
la naturę lui distribue d'une manière inégale. Je n'excepte
pas même de la loi précédente les effets dus aux causes
-morales : à Paris , le nombre des naissances annuelles ,
depuis un grand nombre d'années , a peu différé de dixneuf
mille ; et j'ai ouï-dire qu'à la poste , le nombre des
lettres mises au rebut , par les défauts des adresses , était
à-peu-près le même chaque année .
Au milieu de l'inconstance des phénomènes qui semblent
le plus dépendre du hasard, il existe donc des rapports
fixes vers lesquels ils tendent sans cesse ,mais qu'ils
ne peuvent atteindre que dans l'infini. La recherche de
ces rapports , etdes lois suivant lesquelles les résultats des
phénomènes s'en approchent , est un des points les plus
intéressans de la théorie des probabilités .
« Chacune des causes auxquelles un événement observé
peut être attribué , est indiquée avec d'autant plus de
vraisemblance , qu'il est plus probable que cette cause
> étant supposée exister , l'événement aura lieu; la probabilité
de l'existence d'une quelconque de ces causes ,
> est donc une fraction dont le numérateur est la probabilité
de l'événement , résultante de cette cause , et dont
→ le dénominateur est la somme des probabilités sembla-
„ bles relatives à toutes les causes. C'est le principe fondamental
de cette branche de l'analyse des hasards , qui
consiste àremonterdes événemens aux causes.
JANVIER 1811 .
19
S
a
1
» Ge principe donne la raison pour laquelle on attribue
les événemens réguliers, à une cause particulière . Quelques
philosophes ont cru que ces événemens sont moins possibles
que les autres , et qu'au jeu de croix et pile , par exemple ,
la combinaison dans laquelle croix arrive vingt fois de suite,
estmoins facile à la nature , que celle où croix et pile sont
entremêlés d'une façon irrégulière. Mais cette opinion suppose
que les événemens passés influent sur la possibilité
des événemens futurs , ce qui n'est point admissible. Les
combinaisons régulières n'arrivent plus rarement que
parcequ'elles sontmoins nombreuses. Si nous recherchons
une cause là où nous apercevons de la symétrie , ce n'est
pas que nous regardions un événement symétrique comme
étant moins possible que les autres , mais cet événement
devant être l'effet d'une cause régulière , ou celui duhasard ,
la première de ces suppositions est plus probable que la
seconde. Nous voyons sur une table , des caractères d'imprimerie,
disposés dans cet ordre , Constantinople; et nous
jugeons que cet arrangement n'est pas l'effet du hasard ,
nonparce qu'il est moins possible que les autres ; puisque
si ce mot n'était employé dans aucune langue , cet arrangement
ne serait ni plus ni moins possible en lui-même ; et
cependant nous ne lui soupçonnerions alors aucune cause
particulière; mais ce mot étant en usage parmi nous , il est
incomparablement plus probable qu'une personne aura
ainsi disposé les caractères précédens , qu'il ne l'est que cet
arrangement est dû au hasard.
» De là nous devons généralement conclure que plus un
fait est extraordinaire , plus il a besoin d'être appuyé de
fortes preuves ; car ceux qui l'attestent , pouvant ou tromper,
ou avoir été trompés , ces deux causes sont d'autant
plus probables , que la réalité du fait l'est moins en ellemême.
Il y a des choses tellement extraordinaires , que
rien ne peut , aux yeux des hommes éclairés , en balancer
l'invraisemblance. Mais celle-ci , par l'effet d'une opinion
dominante, peut être affaiblie au point de paraître inférieure
à la probabilité des témoignages ; et quand cette opinion
vient à changer, un récit absurde , admis généralement
dans le siècle qui lui a donné naissance , n'offre aux siècles
suivans , qu'une nouvelle preuve de la grande influence de
l'opinion sur les meilleurs esprits . "
L'Annuaire est terminé par une notice très-bien faite
sur le systèmedu monde. Cette notice est encore extraite
Ba
20 MERCURE DE FRANCE ,
du bel ouvrage de M. Laplace sur cet objet. Je ne
puis me refuser à transcrire ici quelques-unes des considérations
générales qui s'y trouvent consignées .
« Arrêtons d'abord nos regards sur la disposition dú
système solaire , et sur ses rapports avec les étoiles . Le
globe immense du soleil , foyer principal de ses mouvemens
divers , tourne en vingt-cinq jours et demi sur luimême
: sa surface est recouverte d'un océan de matière lumineuse
dont les vives effervescences forment des taches variables
, souvent très-nombreuses , et quelquefois plus larges
que la terre . Au-dessus de cet océan , s'élève une vaste
atmosphère : c'est au-delà que les planètes avec leurs satellites
, semeuvent dans des orbes presque circulaires , et sur
des plans peu inclinés à l'équateur solaire. D'innombrables
comètes , après s'être approchées du soleil , s'en éloignent
àdes distances qui prouvent que son empire s'étend beaucoup
plus loinque les limites connues du système planétaire.
Non-seulement cet astre agit par son attraction sur
tous ces globes , en les forçant à se mouvoir autour de lui;
mais il répand sur eux sa lumière et sa chaleur. Son action
bienfaisante fait éclore les animaux et les plantes qui couvrent
la terre , et l'analogie nous porte à croire qu'elle produit
de semblables effets sur les planètes; car il n'est pas
naturel de penser que la matière dont nous voyons la fécondité
se développer en tant de façons , est stérile sur une
aussi grosse planète que Jupiter qui , comme le globe terrestre
, a ses jours , ses nuits et ses années , et sur lequel
les observations indiquent des changemens qui supposent
des forces très-actives . L'homme , fait pour la température
dont il jouit sur la terre , ne pourrait pas , selon toute apparence
, vivre sur les autres planètes; mais ne doit-il pas y
avoir une infinité d'organisations relatives aux diverses
températures des globes de cet univers ? Si la seule différence
des élémens et des climats met tant de variété dans
les productions terrestres , combien plus doivent différer
celles des diverses planètes et de leurs satellites ? L'imagination
la plus active ne peut s'en former aucune idée;
mais leur existence est , au moins , fort vraisemblable .
Le passage que l'on vient de citer renferme tout ce
qu'il peut y avoir de vrai et de sensé dans le livre de
*Fontenelle sur les mondes. Celui qu'on va lire est
JANVIER 1811 . 21
comme le résumé de toutes les découvertes que l'on
doit à l'astronomie .
« L'astronomie , par la dignité de son objet et la perfectionde
ses théories , est le plus beau monument de l'esprit
humain, le titre le plus noble de son intelligence . Séduit
par les illusions des sens et de l'amour-propre , l'homme
s'est regardé long-tems comme le centre du mouvement des
astres , et son vain orgueil a été puni par les frayeurs
qu'ils lui ont inspirées . Enfin , plusieurs siècles de travaux
ont faittomber le voile qui lui cachait le système du monde :
alors il s'est vu sur une planète presque imperceptible
dans le système solaire , dont la vaste étendue n'est ellemême
qu'un point insensible dans l'immensité de l'espace.
Les résultats sublimes auxquels cette découverte l'a conduit
, sont bien propres à le consolerdurang qu'elle assigne
à la terre, en lui montrant sa propre grandeur dans
l'extrême petitesse de la base qui lui a servi pour mesurer
les cieux. Conservons avec soin , augmentonnss le dépôtde
ces hautes connaissances , les délices des êtres pensans.
Elles on rendu d'importans services à la navigation et à la
géographie; mais leurplus grand bienfait estd'avoir dissipé
les craintes occasionnées par les phénomènes célestes ,
détruit les erreurs nées de l'ignorance de nos vrais rapports
avec la nature et son Auteur ; erreurs et craintes qui renaîtraient
promptement si le flambeau des sciences venait à
s'éteindre. »
et
L'ingénieux auteur du Spectateur assure quelque
partque le rang des écrivains , dans la république des
lettres , doit se régler sur le volume de leurs productions
, en sorte que l'auteur d'un livre in-4° , par exemple
, doit légitimement passer avant tous les auteurs
d'ouvrages in- 12 , comme ceux-ci doivent passer avant
les auteurs qui n'ont fait que des in-18 . Si , d'après
cette manière de juger , quelques personnes me reprochaient
d'avoir donné un extrait trop étendu de l'Annuaire
, je les prierais de remarquer que la règle la plus
sage peut souffrir des exceptions , et qu'un très-petit
ouvrage rempli de vérités utiles , bien exprimées , offre
plus de matière à la réflexion que vingt gros volumes
qui nedisent rien .
Βιοτ.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
- PREPARATION A L'ÉTUDE DE LA MYTHOLOGIE. Un vol.
in - 8 ° . A Paris , chez Courcier , libraire , quai des,
Augustins , 57.
L'AUTEUR de cet ouvrage , M. Edmond Cordier , est
connu depuis un demi- siècle par son zèle pour les lettres
, pour les réunions et les sociétés littéraires qui en
propagent le goût et en étendent la gloire , pour l'éducation
sur-tout qui la prépare. Les livres , les préceptes
, l'exemple , rien n'est oublié par lui , tout est
mis en usage pour être utile aux jeunes élèves et aux
sages. instituteurs. Instituteur lui-même , son tems n'est
point absorbé , son zèle n'est point épuisé par les nombreux
devoirs et les fonctions pénibles de son état ; il veut -
encore , par les ouvrages qu'il publie , éclairer le zèle
des autres. Parmi les ouvrages composés dans cette in- .
tention , on a distingué l'Abeille française ; c'est un
recueil , une compilation dont l'auteur met à contribution
tous les âges et tous les peuples : copiant tantôt
Platon , tantôt Cicéron , tantôt Saint-Augustin , souvent
les écrivains du plus bel âge de notre littérature , quelquefois
des auteurs plus modernes , et choisissant toujours
les matériaux avec assez de discernement et de.
goût pour offrir à ses jeunes lecteurs une heureuse
variété de fragmens utiles et agréables . Il a moins songé
toutefois à plaire qu'à instruire . Tous les morceaux
dont il a fait choix sont graves et sérieux , parce qu'en
effet ces deux caractères doivent distinguer l'éducation.
de la jeunesse , quelles que soient les prétentions de ceux
qui veulent l'instruire en l'amusant. Quelques histoires
choisies viennent animer ce cours de préceptes et de
morale . C'est-là le principal , et , pour ainsi dire , le
seul ornement que M. Cordier ait voulu donner à son
livre . On ne peut mieux le comparer qu'à un recueil
}
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811. 23
autrefois très- célèbre dans les écoles , et connu sous le
titre de Selectæ è Profanis . L'auteur a fait plus particulièrement
celui - ci en faveur des jeunes gens qui ne
savent pas le latin , ou qui , pour parler plus poliment ,
aiment mieux lire du français . Il aurait pu beaucoup
grossir sa compilation , et il faut lui savoir gré de sa
modération ; il a pensé que plus courte , elle serait
plus utile. La multitude des livres , dit avec raison Sénèque
, au lieu d'éclairer l'esprit ne sert le plus souvent
qu'à y jeter du désordre et de la confusion : Quò mihi
innumerabiles libros et bibliothecas ? onerat dicentem
turba , non instruit ; multòque satius paucis te autoribus
tradere , quàm errare per multos.
Avec ce désir , je dirai mieux , avec ce besoin d'être
utile à la jeunesse , les réflexions de M. Cordier ont dů
se porter vers une partie des connaissances qu'il est indispensable
de leur donner , et qu'il ne faut leur donner
cependant dans cet âge tendre , où tant de respect est
dû à leur innocence et à leur pudeur , qu'avec choix ,
discernement et précaution . On voit que je veux parler
de la fable , dont une notion assez étendue entre nécessairement
dans tout plan d'éducation . La mythologie
doit être , en effet , considérée comme une partie de
l'histoire . La connaissance de l'antiquité s'acquiert également
par l'étude des fictions mythologiques , et par
celle des vérités historiques ; les mensonges ingénieux
de la fable sont mêlés de beaucoup de vérités , comme
les vérités de l'histoire sont mêlées de beaucoup de
mensonges lors même que les fictions de l'une et de
l'autre sont rejettées au tribunal de la critique et de la
raison , elles acquièrent encore une vérité de convention ,
et si l'histoire , selon l'expression sans doute exagérée
de Fontenelle , est une fable convenue , on peut dire
aussi que la fable est une histoire convenue .
C'est même , pour ainsi dire , la seule qui nous guide
dans les époques antiques et reculées . Ce que nous
appelons l'histoire ancienne est bien moderne : notre
curiosité ne peut se borner dans cette période de vingtsix
siècles ou environ , sur lesquels les historiens profanes
nous disent ce qu'ils savent , et le plus souvent ce
24 MERCURE DE FRANCE ,
qu'ils ne savent pas; elle veut parcourir tous les ages où
elle suppose l'existence des hommes et de l'univers , et
remonter ainsi jusqu'au premier anneau de la chaîne des
ètres . Or , si vous exceptez les annales d'une nation
dont l'origine , ainsi que celle des peuples avec lesquels
elle eut des rapports anciens et habituels , est historiquement
décrite , les commencemens obscurs des autres
peuples sont enveloppés de nuages qui ne peuvent
s'éclaircir un peu qu'à la faveur des lueurs faibles et
incertaines de la mythologie. Ce n'est que dans ses traditions
, défigurées , à la vérité , par l'imagination des
poëtes , ou par la superstition des peuples , mais pour la
plupart vraies , ou dans le fond , ou dans les circonstances
, que l'on débrouillera l'origine confuse des peuples
les plus célèbres , les commencemens incertains
des plus puissans empires ; que l'on démêlera les causes
qui présidèrent à ces premiers établissemens de la société
, le génie de ceux qui en furent les principaux
fondateurs , les moeurs , les caractères , les opinions de
ces anciens habitans de l'univers ; que l'on retrouvera
enfin le fil des événemens , souvent interrompu , il est
vrai , jusqu'à l'ère des Olympiades , époque où commence
véritablement l'histoire .
Ce n'est pas qu'à l'exemple de l'abbé Banier , je prétende
ramener toute la mythologie à des explications
historiques . Cette opinion n'est pas soutenable , et ce
n'est point celle de l'auteur de la Préparation à l'étude de
la Mythologie. Des allégories ingénieuses , pleines de
graces , de raison et de philosophie furent souvent imaginées
par les poëtes , et transformées en divinités par
les peuples . M. Cordier reconnaît cette brillante origine
dune foule de dieux et de déesses . « Que de vérités
utiles , dit-il en copiant un des traducteurs d'Ovide ,
(et peut- être eût-il bien fait d'en avertir le lecteur),que
de vérités utiles enveloppées d'un voile tout-à-fait mystérieux
et transparent , d'un emblême plein de grace et
de poésie ! La sagesse , sous le nom de Minerve , sort
toute armée du cerveau du souverain des dieux ; son
égide la défend contre les passions , sa lance lui sert
à combattre les vices . Tous les maux sont renfermés
4
JANVIER 1811 . 25
dans la boîte de Pandore ; mais l'espérance y est aussi.
La beauté n'est rien sans les graces , aussi elles sont les
compagnes inséparables de Vénus. Plutus est aveugle
comme l'Amour; le caprice et la folie sont leurs guides
ordinaires , mais quelquefois la raison les remplace. Si
la Dureté , au coeur d'airain , accompagne toujours la
Vertu guerrière , la Générosité tenant la Pitié par la main,
marche aussi à la suite de la Victoire , etc. >>>
On voit ici que les poëtes représentent des êtres
moraux comme des êtres physiques , et les peuples honorèrent
comme des divinités ces créations de l'esprit
etdu génie ; mais une foule d'autres causes enfantèrent
une foule d'autres divinités , et c'est ce qu'explique parfaitement
M. Noël à la tête de son excellent Dictionnaire
de la Fable. M. Cordier , qui a trouvé aussi ce morceau
fort bon , a eu raison de le copier , mais peut-être il a
eu tort encore de ne pas en avertir . « Tantôt, dit M. Noël ,
c'est la piété filiale qui déifie un père ravi à ses regrets ,
tantôt la désolation maternelle qui fait un Dieu d'un fils
auquel la nature n'a pas permis de devenir un homme.
Ailleurs , c'est un père frappé dans sa jeune postérité
qui invoque en elle , comme Quintilien , les Dieux de
sa douleur : Numina doloris . Plus loin l'Amour éploré
prend pour objet de son culte l'être aimable et sensible qui
fut celuide son idolatrie ; ici laflatterie des cours décerne
des honneurs qu'accueille l'ivresse du pouvoir suprême ,
et que sanctionne la politique d'un successeur ; là l'artifice
mensonger des prêtres offre de nouveaux appâts à la
crédulité des peuples pourfortifier l'ascendant de l'encensoir
ou pour le reconquérir (1 ). Les phénomènes de la
nature tour-à-tour bienfaisans et terribles mènent à l'ido
lâtrie par la reconnaissance et la terreur. Le langage
mystique lui-même perd insensiblement son sens pri-
(1) M. Cordier a omis dans sa citation tout ce que je mets ici en
caractères italiques . Il a pensé , et avec raison , qu'on pouvait se
dispenser de mettre sous les yeux des enfans , auxquels il s'adresse
plus particulièrement , ces causes que M. Noël, qui s'adresse à tout le
monde , a eu raisond'assigner aussi comme l'origine de plus d'une
divinité.
26 MERGURE DE FRANCE ,
1
mitif, et met des déités énigmatiques et malfaisantes à la
place des symboles convenus et des emblèmes innocens .
Une nation ingénieuse et sensible , d'une imagination
vive et féconde , peuple les mers , les airs , les prairies
et les bois d'ètres fantastiques , d'allégories charmantes
dont s'agrandit le domaine de la poésie; et les poëtes à
leur tour créateurs d'un monde magique , dont les illusions
brillantes animent la nature entière , sont entraînés
par la foule aux pieds des autels qu'ils ont érigés euxmêmes
, et finissent , comme les statuaires , par adorer
l'ouvrage de leurs mains . Enfin , les conceptions d'Homère
, les allégories des Apelles , les statues des Phidias ,
tout tourne au profit de la superstition , ame du merveilleux
, et l'ignorance des idiomes , la confusion des
langues , les calamités de la terre qui forcent l'homme
à chercher dans le ciel la consolation qui le fuit , et
l'espoir d'une vie meilleure , les conquêtes même , les
révolutions des empires , en dispersant les hommes et
les dieux , viennent chaque jour ajouter un anneau à la
longue chaîne des erreurs de l'espèce humaine. >>>
,
C'est ainsi que M. Edmond Cordier , copiant presque
toujours , mais ne copiant que de bons auteurs , a donné,
sinonun cours très-méthodique et très-complet de mythologie
, du moins de très-bons fragmens sur cette
partie essentielle de l'instruction. On voit que si d'autres
n'avaient pas écrit avant M. Cordier , M. Cordier
n'écrirait guères ; mais parmi tant de livres et d'auteurs
il choisit bien , et c'est un mérite plus rare qu'on
ne pense ; de pareils travaux sont de plus fort utiles
puisque les enfans pour lesquels ils sont entrepris , seraient
incapables de faire ces recherches dont on leur
présente le résultat , et pourraient être égarés par des
guides moins sûrs que M. Cordier. L'auteur , ou compilateur
, a cru devoir terminer un livre sur les fausses
divinités du paganisme par des réflexions sur le vrai
Dieu , sur la vraie religion , sur l'immortalité de l'ame.
Là , comme dans le reste de l'ouvrage , comme dans,
tous les ouvrages de M. Cordier , des vers de nos meilleurs
poëtes , des fragmens de nos meilleurs écrivains en
prose , ornent , embellissent , varient et remplissent
toutes les pages .
F.
JANVIER 1817 . 27
SALON DE PEINTURE .
(QUATRIÈME ARTICLE. )
Histoire , Poysage.
,
M. GUÉRIN.
S1, comme le prétend Léonardde Vinci , dans son traité
de la peinture ( 1) , former des compositions ureuses
dansquelque sujet que ce puisse être , est la partie principalede
l'art , assurément M. Guérin doit s'applaudir de
son partage ; peu de ses rivaux possèdent au même degré
que lui, cette partie de l'art placée au premier rang dans
P'opinion d'un grand maître .Ses tableaux de Marcus Sextus,
d'une Famille implorant Esculape , d'Amyntas , de l'Empereurpardonnantaux
révoltés du Caire , tous ces ouvrages
si divers sont plus ou moins remarquables par le sentiment
, par la grâce ou par l'énergie de la composition.
Mais tous ont été surpassés en mérite comme en succès ,
cequi n'est pas toujours la même chose , par un ouvrage
où l'auteur a porté plus loin encore le talent d'inventer , de
choisir et de rendre l'expression . On voit bien que je veux
parler du tableau de Phèdre et Hippolyte , dont l'exposition
euttant d'éclat. Aussi , lorsqu'on a vu que M. Guérin avait
encore traité un sujet donné par Racine, le souvenir de sa
Phèdre est-il venu se placer dans l'imagination du spectaleur
à côté de son nouvel ouvrage : il n'est peut-être pas
un seul ami de l'art qui'ne se soit empressé de les comparer
l'un à l'autre; et ce qu'il s'est agi de savoir , c'est comment
l'auteur d'Andromaque et Pyrrhus ( nº 395 ) , avait
soutenu cette concurrence , qui eût été redoutable pour
beaucoup d'artistes , mais qui sur-tout était flatteuse et
honorable pour lui , par cela même qu'elle était redoutable.
N'oubliantpas que,pour produire des effets dumême genre,
l'art du poëte et celui du peintre employent des moyens
différens , M. Guérin , dans son tableau de Pyrrhus , comme
dans celui de Phèdre, a mis en présence et enaction les divers
personnages que Racine introduit successivement sur la
scène , ety fait agir tour-à-tour. Oreste , debout à la droite
du spectateur, est venu au nom des Grecs demander le fils
(1) Edit,de 1716 , pag. 158... :
28. MERCURE DE FRANCE ;
d'Hector . Andromaque éplorée et tremblante s'est jetée à
genoux sur les marches du trône où Pyrrhus est assis au
centre de la composition : elle serre dans ses bras le jeune
Astianax ; et
Cet enfant malheureux qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maitre et qu'il est fils d'Hector ,
regarde cependant Oreste avec un sentiment de crainte et
de curiosité naïves . Pyrrhus étend sur Andromaque , en
signe de protection , ses mains , dont l'une porte le sceptre
que les princes grecs quittaient rarement ; il a juré de défendre
et le fils et la mère :
L'Epire sauvera ce que Troie a sauvé. 1
Oreste qui doit sentir en amant , et s'exprimer en ambassadeur
, menace le roi d'Epire de la vengeance des
Grecs; mais, distrait par son amour , son oeil se détourne ,
etsuitHermione qui , de l'autre côté du tableau , s'éloigne
en laissant éclater , dans son geste et sur son front , une
colère jalouse. Le fond , d'une simplicité peut-être un peu
nue , n'a pour tout ornement que les noms des héros grecs
qui s'étaient trouvés au siége de Troie : ces noms sont
gravés sur les murs ,
L'ordonnance de ce tableau est grande et pittoresque.
Le groupe pyramidal que forment Andromaque , son fils et
Pyrrhus , est d'un effet imposant et flatteur. On sait combien
Michel-Ange , et en général l'Ecole florentine , affectionnaient
cette disposition des figures .
Celles de M. Guérin méritent aussi beaucoup d'éloges ,
quoiqu'elles n'en méritent pas toutes également. Son
Oreste tout entier porte le caractère antique ; il en a
Ja simplicité. S'il a , pour ainsi dire , une double expression ,
c'est qu'ily adans lui deux personnages , et que les sentimens
de l'un ne sont pas conformes au rôle de l'autre.
L'ambassadeur des Grecs indique par son geste les dangers
que Pyrrhus doit craindre s'il persiste dans son refus;
mais l'intérêt particulier , le voeu personnel de l'amant
d'Hermione , amollit en quelque sorte ce geste , et donne
àl'action un caractère indécis , ou plutôt partagé , qui exprime
à-la-fois le langage public et la pensée secrète du
personnage .- " On poursuit dans le fils d'Andromaque ,
nonpas les Troyens , mais Hector :
Oui , les Grecs surle fils persécutent le père.
Il a par trop de sang acheté leur colère. J
JANVIER 1811 .
29
15!
et
en
tre
ees
e
e
e
t
1
:
Cen'est que dans le sien qu'elle peut expirer ,
Etjusque dans l'Epire il les peut attirer.
Prévenez- les .
Voilà ce que dit Oreste à Pyrrhus en ce moment , on le
sentbien; mais voici ce qu'il disait tout-à-l'heure à Pylade,
et ce qu'il pense toujours :
Heureux si je pouvais , dans l'ardeur qui me presse ,
Aulieu d'Astianax , lui ravir la princesse !
Il fallait faire entendre aux yeux ce double langage ,
dans lequel la bouche contrediť le coeur ; ces contrastes ,
qui devaient ici n'être que des nuances , étaient difficiles à
saisir; et la manière dont M. Guérin a su les indiquer ou
les rendre , est une preuve non équivoque de sentiment et
d'habileté. Quant à ce regard furtif que l'ambassadeur des
Grecs détourne sur Hermione en s'adressant à Pyrrhus , il
était encore , je crois , plus positivement indiqué par le
poëte dont l'heureuse adresse ramène , jusque dans l'entretien
politique d'Oreste avec son rival , le souvenir de ce
qu'il aime :
Hermione , seigneur , arrêtera vos coups .
Le mouvement d'Andromaque et celui d'Astianax unissent
au sentiment la noblesse. Celui de Pyrrhus annonce
a-la-fois la nature et la force de sa résolution ; il n'est pas
dénué non plus d'une certaine majesté ; mais on y sent
l'apprêt , mais cette majesté est plus théâtrale que royale;
et ce n'était pas ainsi que les peintres de la Grèce représentaient
ses héros . La fureur d'Hermione aussi me semble
avoir quelque chose de trop vulgaire ; et sa pantomime un
peu forcée , n'a pas toute la dignité que demandaient également
le sujet et le personnage. Mais la réunion de ces
diverses figures , plus ou moins bien inventées , explique
très-nettement le sujet , et le représente avec grandeur,
avec intérêt , avec élégance .
D'ailleurs , dans le dessin comme dans le coloris , dans
tout ce qu'on est convenu de nommer exécution , mais où
il entre beaucoup d'invention encore , ce tableau se fait
remarquer par divers genres de mérite et différens degrés
de beauté. Les nuds en général sont d'un style élevé. La
tête d'Andromaque est noble de caractère et touchante
d'expression. Les jambes de Pyrrhus et le bras qui porte
le sceptre , sont aussi très-beaux de forme , bien modelés
et largement peints. La tête du roi d'Epire est moins satis
३० MERCURE DE FRANCE ,
faisante à plusieurs égards ; elle a quelque chose de trop
moderne ; et peut-être les favoris que le peintre lui a donnés
achèvent-ils de lui ôter à nos yeux l'air et le caractère
antiques . On pourrait aussi désirer plus de grâce et do
style peut-être , dans le masque d'Hermione , de l'orgueilleuse
fille d'Hélène et de Ménélas ; et trouver des tons trop
ronssâtres dans les bras de Pyrrhus , dans les mains
d'Andromaque , et dans la figure dujeune Astianax , dont
les formes d'ailleurs sont , ou me paraissent être un peu
grêles , un peu mesquines. Pour les draperies , sans exception,
toutes me semblent jetées avec goût , avee art , et
très-facilement peintes. Les brodequins de Pyrrhus méritent
d'être remarqués comme un petit chef-d'oeuvre d'exécution.
La couleur est douce , naturelle; et l'ensemble a
de l'harmonie. S'il manque un peu de vigneur , peut-être
faut-il l'attribuer , au moins en grande partie , àà la couleur
de ce fond clair, dont un goût simple et sévère a écarté
tout ornement. Quoi qu'il en soit , si cet ouvrage du genre
le plus élevé et d'un mérite peu vulgaire , n'a pas fait la
même sensation que le tableau.cde Phèdre et Hippolyte ,
c'est sans doute que le sujet , quoique heureux , quoique
favorable à la peinture, était cependant moins susceptible
de produire , et de faire partager à un grand nombre de
spectateurs , des émotions vives et profondes . Il ne faudrait
donc pas en accuser le peintre qui , déjà très-habile ,
me paraît avoir fait , depuis quelque tems , de nouveaux
progrès encore dans le dessin et dans la couleur.
Il a exposé , sous le titre de Céphale etl'Aurore (N° 396 ) ,
un autre tableau qui doit faire pendant à l'allégorie de
M. Meynier , dont on a vu l'analyse dans un des articles
précédens . Ces deux ouvrages ont été commandés par
M. de Sommariva .
Voici l'explication que le peintre lui-même a donnée de
son sujet : « Escortée de l'Amour et du Zéphyre , l'Aurore
> soulève le voile étoilé de la nuit , et répand des fleurs suc
» la terre. Dans sa course rapide , elle a vu Céphale endor-
> mi : elle en devient éprise; et ravit le jeune chasseur a
» la tendresse de son épouse. Ce sujet , comme celui
d'Andromaque et Pyrrhus , avait été traité , c'est-à-dire ,
embelli par un de nos poëtes les plus habiles. C'est celui
de la huitième cantate de J. B. Rousseau .
La nuit d'un voile obscur couvrait encor lee airs
Et la seule Diane éclairait l'Univers,
JANVIER 181.1 . 31
?
Quand, de la rive orientale ,
L'Aurore dont l'amour avance le réveil ,
Vint trouver le jeune Céphale ,
Qui reposait encor dans le sein du sommeil .
Elle approche , elle hésite , elle craint , elle admire , etc.
Telles sont les peintures poétiques que le pinceande
M. Guérin devait traduire ou imiter. Le peintre a dû s'attendre
à la comparaison : et ce qu'on peut lui dire de plus
flatteur , c'est qu'il n'a guère plus à craindre cette nouvelle
concurrence que celle où nous l'avons vu tantôt ne lutter
qu'avec lui-même .
En effet, toute la fraîcheur, tout le charme poétique du
sujet flattent également les yeux et l'imagination dans cette
aimable peinture. Au devant du tableau , Céphale repose
sur un nuage; une draperie verte s'aperçoit autour de sa
tête et de ses épaules , mais ne cache pas ses contours . Derrière
lui , l'Aurore élevant les bras pour soulever le voile des
nuits,
1
Laissanttomber des fleurs , et ne les semant pas (2) ,
regarde le jeune chasseur avec une tendresse voluptueuse ;
tandis que l'Amour, dont une main s'appuye sur la déesse,
prend de l'autre la main de Céphale , et va sans doute le
réveiller. Ainsi le peintre a su traduire dans le mouvement
de sa figure de l'Amour , ces paroles que le poëte avait
mises dans la bouche de l'Aurore elle-même :
Il en est tems encore ,
Céphale ouvre les yeux :
Le jour plus radieux
Va commencer d'éclore ,
Etle flambeau des cieux
Va faire fuir l'Aurore .
Au-dessous de ce groupe , on aperçoit la terre , couverte
encore d'épaisses nuées; mais déjà le soleil fait craindre
(2) Encitantce vers plein de grâce , je n'ajouterais pas qu'il est de
La Fontaine , j'aurais même cru ce petit trait d'érudition un peu vulgaire,
si jen'avais pas vu , dans je ne sais quelle feuille publique , ce
vers et celui qui précède, cités comme fesant partie d'un poëmenouvean,
où je souhaite sincèrement qu'il s'en trouve quelques autres de
sestyle, pourvu que leur nouveauté soit d'un peu moins vieille date .
32 MERCURE DE FRANCE ,
son retour , par la légère teinte de pourpre dont il colore
l'Orient . 1
La pose très-naturelle de Céphale endormi a fourni au
crayon de l'artiste d'heureux développemens , qui donnent
aux contours plus de beauté , et plus de style à la figure.
L'Aurore a le sein et les bras nus : une draperie légère et
transparente , voile , mais ne cache pas , le reste d'un
corps souple et voluptueux. Ses formes ont cette fraîcheur,
cette pureté de la première jeunesse , éternel et précieux
apanage de la déesse du matin. La figure de l'Amour ,
dont le mouvement est d'ailleurs bien senti , me paraît d'un
moins bon goût de dessin. On pourrait y désirer plus de
cette force qui , dans les enfans de Raphaël et du Poussin ,
n'ôte rien à la grâce et à la finesse. Du reste , cette imperfection
qu'il ne faut pas appeler une faute , ne nous empêchera
point de regarder ce tableau comme un des plus
agréables et des plus distingués de l'exposition . On y reconnaît
le goût délicat et sûr qui guide toujours le pinceau
de M. Guérin . Il offre des beautés supérieures ; et l'ensemble
, l'effet , sont, comme on l'a déjà pu voir, pleins
d'agrément etde grâce .
S'insisterais particulièrement sur le mérite de la composition
poétique , si je ne savais pas que quelques artistes
regardent un tel éloge comme assez peu flatteur. Cependant
j'ai peine à croire que l'auteur de Céphale et l'Aurore
partage cette opinion; ily aurait pour lui trop à perdre. Du
moins est-il bien sûr que ce ne futjamais celle des grands
maîtres d'Italie. On voit par leur correspondance , et par
le témoignage de leurs biographes , que plusieurs d'entre
eux n'étaient pas fâchés de causerquelquefois avec les gens
de lettres , etprincipalement avec les poëtes , sur l'ordonnance
poétique de leurs tableaux . Georges Vasari , qui
lui-même cultiva la poésie , demandait au célèbre traducteur
de Virgile , Hannibal Caro , de lui envoyer ses remarques
sur le choix et sur la composition d'un sujet. Caro
lui proposa une mort d'Adonis , et lui en fournit le plan.
Le Titien (et c'est encore ce sujet qui me le rappelle ) ,
dans deux lettres qu'il écrivit , l'une au prince d'Espagne ,
l'autre à dom Juan Benevidès , parle de mettre la dernière
main à la fable poétique de Vénus et Adonis , qui doit ,
dit-il , faire pendant à celle de Danaë (1 ) ; il dit ailleurs
(3) Io attende afinire lafavola di Venere et Adone...
en
JANVIER 1811 . 33
Pel
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eur.
13
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Π
لو
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e
i
enpropres termes : Je vous envoie maintenant le poëme
de Vénus etAdonis (4) : mais il est bien remarquable qu'il
n'emploie jamais seuls les mots quadro ou tavola (tableau) ,
pour désigner ses compositions , comme s'il avait craint de
les avilir en les confondant par ces expressions avec des ouvrages
vulgaires , dont tout le mérite est dans l'exécution ces autorités que je n'ai point cherchées , mais qui seSOBIE LA
SLIM
présentées les premières à mon souvenir, je pourrais en
ajouter deplus positives encore , et de beaucoup plus nombreuses
. Je pourrais aussi les appuyer d'interminables
argumens . Mais il faut savoir se borner :
Le secret d'ennuyer est celui de tout dire.
M. TURPIN DE CRISSÉ.
5.
Horace à Tivoli, lisant à Mécène la première ode qui
lui est adressée . (N° 786. )
,
Sur la gauche du spectateur s'élève la maison de campagne
du favori d'Auguste. Deux fontaines sont placées
aux deux côtés de la porte; et au-devant , sur une espèce
de cour étroite et pavée , quatre colonnes soutiennent une
treille épaisse et verdoyante. Sous ses rameaux chargés
de pampre et courbés en voûte se passe la petite scène
qu'annonce le titre du tableau. Auprès d'une table antique
sont assis , d'un côté , Mécène; de l'autre , Horace
qui lit , et derrière lui deux autres figures romaines qui
l'écoutent avec attention. Ces quatre personnages , bien
inventés , bien ajustés , et qui ne manquent point de caractère
, pourraient seuls former un joli tableau ; et c'est
sans doute unmérite qui doit être remarqué dans un pein
tre de paysages . L'on aperçoit sur la droite une colline
peu élevée; une autre se dessine derrière les personnages;
l'Anio s'en échappe en cascades ; et le soleil vient éclairer
lapartie supérieure de ses eaux bondissantes , tandis que
la partie inférieure de leur chute est dans l'ombre . Sur
divers plans fuient et se développent de beaux lointains .
Ce paysage rappelle , il fait éprouver quelque chose des
sensations délicieuses que donne une riche campagne sous
un climat favorisé du ciel. Il faut convenir que jamais site
ne fut mieux choisi pour flatter la vue et séduire l'imagination.
C'est-là ce Tibur plein de si doux , de si poétiques,
(4) Mando era la poesia di Venere e Adone.
E
C
34
MERCURE DE FRANCE ,
au
de si voluptueux souvenirs; ce Tibur encore embelli par
les noms harmonieux de Lesbie , de Cynthie , de Lalagé ,
dont l'écho de ces montagnes a tant de fois mêlé le son au
murmure de ces eaux bruyantes ; et c'est-là cet Anio dont
les cascades résonnent encore , et résonneront toujours si
mélodieusement dans les vers de Properce et d'Horace .
Mais il faut convenir aussi quejamais scène de paysagene fut mieux adaptée site ,n'en fit mieux sentir le charme ,
et n'ajouta davantage au mérite de l'exécution . Rien de
plus agréable que la disposition de ce tableau , et en même
tems rien de mieux exécuté . Les arbres , les plantes , les
édifices , tout est d'une couleur vigoureuse et fraîche , d'une touche aimable et savante . La lumière , habilement
distribuée , est rendue avec une admirable vérité . Le ciel
est léger et transparent . La dégradation des teintes marque
ladistance des lointains , sans cependant les trop effacer . On sent que , s'ils étaient vus de près , ils auraient la
même vigueur que les objets retracés sur le devant de la
toile.
L'auteur a exposé trois autres ouvrages , une vue de la
villa d'Est à Tivoli ( n° 788 ) , une vue de Suisse , dans le
Valais ( n° 789 ) ; enfin (n° 787 ) Daphnis et Chloé demandant
à un vieux chevrier ce que c'est que l'amour;
sujet tiré de Longus , et non pas de Longin , comme porte
la notice ; méprise trop singulière pour n'être pas de l'imprimeur.
Je m'arrêterai de préférence sur ce dernier tableau
, non-seulement parce qu'il est de plus grande
dimension que les deux autres , mais parce qu'il pourra ,
je crois , fournir matière à quelques réflexions un peu plus
intéressantes. Quoiqu'il présente à-peu-près les mêmes
beautés d'exécution que l'Horace à Tivoli , quoique les
arbres y soient rendus avec une vérité , une vigueur , dignes
de beaucoup d'éloges , quoique les eaux , les cielsy soient peints avec une habileté rare , il est loin cependant de
produire le même plaisir et le même effet; moins encore
peut-être parce que le site n'a pas autant d'agrément , que
parce quele sujet des figures , assez heureusement choisi
n'est aussi bien rendu . ne nierai point que dans les
tableaux de ce genre , ces figures et ces sujets ne soient
purement accessoires; mais sans doute on ne me niera
pas non plus que ces accessoires n'aient quelque importance.
SalvatorRosa , le plus original de tous les peintres,
sidumoins l'on veut confondre le caprice avec l'originalité,
pas
Je
,
JANVIER 1811 , 35
ce Salvator qui , se livrant toujours à la fougue et aux débauches
du talent , disait si bien de lui-mème , Io sono
tutto bile , tutto spirito , tutto fuoco , a peint de beaux
paysages sans figures , sans animaux, absolument arides
et déserts. Mais alors il se proposait un but particulier; il
voulait inspirer la terreur en offrant des sites horribles qui
nemontraient la trace d'aucun être animé , et où le souffle
de la vie semblait n'avoir pénétré jamais . C'étaient des
gouffres , des ravins , des rochers , des précipices , des
troncs brisés par l'orage ; c'était ce qu'il nommait luimême
de l'étrange et du bizarre en peinture , singulare e
stravaganteper la pittura .
Mais dans des campagnes fertiles dont l'aspect nous
montre par-tout la main et l'industrie des hommes , notre
oeil se plait à rencontrer des êtres sensibles , et sur-tout
des figures humaines , soit qu'elles jouissent en paix des
agrémens de cette nature fraîche et riante , soient qu'elles
éprouvent des douleurs , des agitations violentes qui forment
un touchant contraste avec le calme , l'air de fête et
lagaieté de ces lieux. Plutôt que d'approfondir , de développer
ces préceptes dans une prose dont la lecture ne
laisserait point de souvenirs , il vaudra mieux les donner
enbons vers. La mesure , la rime , l'image poétique , tout
concourt , dans les vers , à rendre le précepte saillant , et
à le graver dans la mémoire . Quoique j'aie déjà fait trop
decitations peut-être dans cet article , j'en ai assez rejeté
encore, pour qu'on puisse me pardonner celle-ci .
Souventdans vos tableaox placez des spectateurs ,
Sur la scène des champs amenez des acteurs :
Cetart de l'intérêt est la source féconde .
Oui, l'homme aux yeux de l'homme est l'ornement du monde.
Les lieux les plus rians sans lui nous touchent peu ;
C'estuntemple désert qui demande son dieu .
Avec lui mouvement , plaisir , gaité , culture ,
Tout renaît , tout revit : ainsi qu'à la nature
Laprésencede l'homme est nécessaire aux arts ;
C'est lui dans vos tableaux que cherchent nos regards .
Peuplez-doncces coteaux de jeunes vendangeuses ,
Cesvallonsdebergers , et ces eaux de baigneuses ,
Qui tiinides , à peine osant aux flots discrets
Confier le trésor de leurs charmes secrets ,
Ca
36 MERCURE DE FRANCE, JANVIER 1811 .
Semblent en tressaillant , dans leurs frayeurs extrêmes ,
Craindre leurs propres yeux , et rougir d'elles-mêmes ,
Tandis que, les suivant sous le cristal de l'eau ,
Unfaunedu feuillage entr'ouvre le rideau (5) .
Ces préceptes sont forts bons et fort bien exprimés . Je
désirerais cependant que le poëte eût proposé et que le
peintre choisit des scènes un peu plus neuves , car encore
faut-il que ses personnages apportent quelque idée à notre
espritou quelque émotion à notre ame. Les faunes sur-tout
sont bien usés ! Au reste ,je dois dire en finissant , que si
M. Turpin de Crissé me semble n'avoir pas pleinement
réussi dans l'épisode dont il a orné le second de ses grands
paysages , c'est son Horace à Tivoli qui m'a rendu si difficile;
car d'ailleurs les petites figures de son tableau de
Daphnis et Chloé sont encore très-préférables àcelles que
beaucoup de paysagistes placent dans leurs compositions.
VICTORIN-FABRE .
(5) L'homme des Champs , de M. Delille; chant quatrième.
POLITIQUE .
Le gouvernement russe a reçu des nouvelles favorables
de la guerre contre les Perses; quelques affaires brillantes
de cavalerie ont eu lieu en Grusinie; les Persans ont été
obligés de renoncer à leurs attaques réitérées , et se sont
retirés en laissant beaucoup de monde sur le champ de
bataille.
Les dernières nouvelles de Hongrie confirment la nouvelle
que le général russe a déclaré au négociateur turc
qu'il n'était point autorisé à conclure un armistice ; en
conséquence le siége de Widdin a été repris avec activité :
on se prépare à celui de Warne ; le grand-visir occupe
toujours son camp de Schumla. Le bruit s'est répandu
que le gouvernement turc s'était décidé à demander dans
cette guerre l'intervention de laFrance auprès de laRussie.
Ladiète de Suède ne sera convoquée que vers la fin de
février. Depuis la déclaration de guerre à l'Angleterre , on
acommencé dans toutes les églises les prières d'usage. La
princesse royale de Suède , arrivée à Copenhague , a été
reçue à la cour avec toutes les marques d'une extrême bienveillance
: il y a eu grand couvert à la cour et concert le
jour de sa présentation. La princesse est partie le mercredi
19 décembre.
On attend tous les jours à Vienne un nouvel édit sur
les finances . Des mesures de salubrité générale ont été
prises sur le cordon de la Turquie. La vente des biens.
ecclésiastiques se poursuit ; on commence à lever le séquestre
sur les biens des personnes établies dans la confédération
du Rhin. Le cours se bonifie , mais lentement.
Une disposition de S. M. accorde une pension à tous les
Français , Piémontais et Vénitiens qui , ayant été à son
service , sont obligés de le quitter en vertu du dernier
traité. On parle à Vienne d'arrangemens de finance et de
commerce entre la Bavière et l'Autriche .
Dans la Baltique , surles côtes de la mer d'Allemagne et
sur l'Océan , les Anglais ont essayé des tempêtes et des
naufrages qui leur ont fait éprouver des pertes très-considérables.
Voici quelques détails très-authentiques sur une
partie essentielle des relations commerciales de ce pays .
L
38 MERCURE DE FRANCE ,
Les magasinsde Malte regorgent de marchandises qui
n'ont qu'un prix nominal , c'est-à-dire , que les vendeurs.
seuls soutiennent. La cherté y est extrême. On n'y fait
aucune affaire . Une bonne partie des négocians retourne à
Londres ; ils maudissent la guerre encore plus que les
négocians des ports de mer européens. Les seules ventes
qui avaient lieu se faisaient ou par nécessité de se procurer
de l'argent , ou par suite de faillite , ou par suite de
départ. Les faillites multipliées d'Angleterre et de Malte
avaient jeté un tel discrédit dans le commerce , que le
papier des particuliers sur Londres ne s'escomptait à aucun
prix. Quant aux traites du gouvernement , la piastre forte
d'Espagne , dont la valeur positive est de 54 deniers
sterling, et qui , le 27 octobre dernier , valait déjà de 69
à70deniers contre des traites sur Londres , ne s'échangeait
plus qu'à 74 et même 75; ce qui faisait une perte pour le
change anglais d'environ 37 pour cent. L'escompte du
papier local était de 3 à 5 pour cent par mois , selon les.
besoins. Quant aux lettres-de-change sur le Continent ,
on ne pouvait s'en procurer à aucun prix. Cependant on
ne connaissait pas encore à Malte les dernières grandes
mesures prises sur le Continent , et l'on n'y présumait pas
la déclaration de guerre de la Suède. En général , les
affaires d'Espagne et de Portugal étaient regardées comme
désespérées. Les seuls convois maritimes qui se montraient
étaient des transports chargés de munitions ou de
vivres pour les armées et pour les flottes , accompagnés
de quelques bâtimens marchands vides , venant chercher
des noles de retour.
L'attention publique est en ce moment particulièrement
fixée sur la marche des événemens qui vont résulter , en
Angleterre , de l'état du roi , et des dispositions du parlement
pour suppléer au défaut d'exercice de l'autorité
royale. Personne ne s'abuse dans ce pays sur la maladie
dumonarque ; les réponses ambiguës du docteur Willis
ontprouvé par leur réserve même , et par l'obscurité dans
laquelle elles s'enveloppent , qu'on ne pouvait espérer ,
dumoins de long-tems , que S. M. reprît l'entier exercice
deses fonctions : il faut donc penser à les attribuer à l'héritier
présomptifdu trône. Mais les lui offrira-t-on par une
adresse, comme quelques interprêtes de la constitution le
croyent convenable? un bill les lui déférera-t- il avec des
restrictions et des limitations , ainsi que le ministre anglais
JANVIER 1811. 39
paraît le prétendre ? le prince de Galles acceptera-t-il un
pouvoir límité déféré par le parlement ? attendra-t-il qu'on
lui demande de l'accepter dans son plein et entier exercice
constitutionnel? enfin , les mesures adoptées en 1788 , dans
une circonstance pareille , seront - elles renouvelées , ou
P'héritier du trône recevra-t-il de la nation une marque plus
entière de confiance ? Telle est la question intéressante
dans son objet , plus importante encore dans ses résultats,
qui divise le parlement britannique et la nation ; question
dans laquelle , par un renversement apparent de principes
et d'idées , le ministère semble prendre à tâche de diminuer
la prérogative royale et les droits du trône , tandis
que le parti accusé de servir les idées populaires et les
systèmes démocratiques , revendique , au nom de la constitution,
les droits du trône attaqués par le ministère.
Ilest essentiel de retracer ici ce qui s'est passé avant que
le parlement ne s'occupât de cette grave affaire ; c'est un
préliminaire indispensable pour l'intelligence des débats .
Le 18 décembre , le chancelier de l'échiquier a sollicite
P'honneur d'une entrevue avec S.A. R. le prince de Galles,
parune lettre respectueuse , accompagnée d'un plan de régenceavec
certaines modifications soumises àS.A. R.: plan
devant être soumis au parlement . Le ministre annonçait en
même tems le désir que S. A. R. voulût bien faire connaître
quand il pourrait avoir l'honneur d'aller s'informer
desonopinion sur le plan proposé .
Le princedeGalles a répondu à M. Perceval qu'aucune
mesure n'ayant encore été prise à cet égard dans les deux
chambres du parlement, il croyait qu'il serait peu conforme
au respect qu'il portait aux deux chambres , d'émettre son
opinion sur le plan qui lui avait été soumis . S. A. R. a
ajouté que, dans une occasion précédente ( en 1788 ) , le
projet de la délibération ne lui avait été communiqué qu'après
l'adoption de la résolution par les deux chambres ,
qu'alors ilavait cru de son devoir d'exprimer positivement
son opinion sur cet objet , opinion dans laquelle il avait
toujours depuis invariablement persisté . S. A. R. termine
sa réponse en exprimant ses voeux les plus ardens pour que
leprompt rétablissement de la santé de S. M. rende inutile
toute mesure de cette espèce.
Cette réponse a été envoyée à M. Perceval le mercredi
soir.
LeprincedeGalles a communiqué à tous les membres
des différentes branches de son auguste famille le plan de
40 MERCURE DE FRANCE ;
régence qui lui avaitété transmis; et après en avoirpris connaissance
, tous les princes de la maison royale ont , d'un
commun accord , adressé une déclaration, en forme de protestation
, qu'ils ont tous signée , et qui porte ensubstance :
« Qu'ayant appris par S. A. R. le prince de Galles , que
le projet est de remplacer l'autorité royale par une régence
limitée par certaines modifications et restrictions énoncées
dans le plan, ils croientde leur devoir de déclarer que
l'opinion unanime de tous les princes de la famille de S.M. ,
est qu'ils ne peuvent envisager sans inquiétude lanaturedu
planproposé, une régence limitée de la sorte étant contraire
auxprérogatives qui sont départies à l'autorité royale , tant
pour la sûretéet le plus grand avantage du peuple , que pour
Ia puissance et la dignité de la couronne; et qu'en conséquence
iillssprotestentde lamanière la plus solennelle contre
ces restrictions attentatoires aux principes qui ont placé leur
famille sur le trône . »
Les princes ont reçu le lendemain du chancelier de
l'échiquier une réponse à cette protestation , dans laquelle,
après l'exposé d'usage du contenu de la déclaration des
princes de la maison royale , le ministre dit :
« Qu'il a soumis l'affaire à l'examen des ministres de
S. M.; que , quoiqu'ils aient infiniment à regretter que les
mesures adoptées dans la triste circonstance de la maladie
de S. M. n'aient pas le bonheur d'être approuvées des
illustres personnages qui composent les branches mâles de
la famille royale , ils ne peuvent cependant cesser de les
considérer comme les seules légales et constitutionnelles , et
les seules justifiées par des exemples antérieurs ; que cette
marche est celle qui fut suivie en 1788 et 89 , où le même
plan, non-seulement fut adopté après de longues et pénibles
discussions par les deux chambres , mais encore reçut l'approbation
universelle de la nation en Angleterre ; et qu'enfin
ils sont heureux en pensant qu'à l'époque du rétablissement
de S. M. , les mesures adoptées par le parlement dans cette
occasion , non-seulement obtinrent la flatteuse approbation
de S. M. , mais encore que S. M. daigna exprimer à ce
sujet sa reconnaissance particulière . »
C'est dans cet état des choses que la question constitutionnelle
du mode de former la régence a été soumise au
parlement.
C'est dans la séance de la chambre des communes du
20 que le chancelier de l'échiquier a présenté les propositions
du ministère , en rappelant qu'elles sont les mêmes
JANVIER 1811 . 41
4
que celles que M. Pitt fit adopter en 1788 dans une circonstance
absolumentsemblable ; seulement , a dit M. Parceval
, on a lieu de se féliciter de ce qu'aujourd'hui il
n'existe plus rien de cet esprit de parti , de cette acrimonie
de discussions qui signalèrent les débats de 1788. M. Parceval
s'est aussi félicité , ce qui est bien plus remarquable ,
de ce que personne , ni dans l'une ni dans l'autre chambre,
n'a reproduit la proposition erronée soutenue en 1788 ,
consistant à établir que l'héritier présomptifa , par sa naissance
, seul droit à la régence .
M. le chancelier de l'échiquier concluant sans doute de
cerapprochement , que le parlement a le droit de déférer la
régence , de la déférer à qui il le juge convenable , et dans
lemode qu'il lui plaît d'adopter , a présenté à la chambre
les trois résolutions suivantes , comme devant servir de
base aux procédés ultérieurs du parlement :
10. Que S. M. est empêchée , par une indisposition ,
de venir en personne au parlement , et de s'occuper des
affaires publiques ; qu'il résulte de cet état de choses que
l'exercice personnel des fonctions royales est suspendu.
" 2°. Qu'aux lords spirituels et temporels et aux communes
de la Grande-Bretagne actuellement assemblés et
représentant complétement , librement et légalement tous
les ordres et états du peuple de ce royaume , appartient le
droit de suppléer à la suspension de l'exercice personnel
des fonctions royales résultante de ladite indisposition de
S. M. , de telle manière qu'ils le jugeront convenable ..
suivant l'exigence du cas .
3º. Qu'à cet effet , et pour maintenir pleine et entière
l'autorité constitutionnelle du roi, il est nécessaire que les
lords spirituels et temporels et les communes de la Grande-
Bretagne déterminent de quelle manière l'assentiment
royal devra être donné , en parlement , à tel bill que les
deux chambres du parlement pourrontjuger convenable de
rendre pour régler l'exercice de l'autorité royale , au nom
et à la place du roi , pendant la durée de la présente indisposition
de S. M. »
Leministre , en proposant ces résolutions ,pensait bien
qu'il n'y aurait pas de division sur les deux premières ;
mais il en prévoyait pour la troisième , et elle a été de sa
part l'objet d'une discussion sérieuse et d'explications nécessaires.
Il a soutenu d'abord que le mode du bill devait
être préféré à celui de l'adresse , et s'est à cet égard étayé
de l'exemple du passé. Le trône n'est pas vacant , a-t-il
J
42 MERCURE DE FRANCE ,
dit , nous n'avons point un Roi à faire : notre premier
devoir est de maintenir celui qui existe ,tout en prévoyant
l'interruption momentanée de l'exercice de ses fonctions.
Le parlement de 1788 a déféré la régence par un bill et non
par une adresse , qui a jamais argué de nullité les actes de
ce parlement? Le grand sceau a été apposé aux bills du
parlement par ordre exprès des deux chambres , ces bills
sont-ils pour cela nuls et illégaux ? S. M. , en reprenant
l'exercice de ses fonctions après le rétablissement de sa
santé , approuva tout ce qui avait été fait , comme conforme
aux droits du parlement et à la dignité royale .
L'orateur expose ensuite quelles sont les restrictions que
le ministère croit devoir apporter à l'autorité du régent ;
elles consisteraient à lui interdire la faculté de nommer des
pairs , à l'exception de quelques cas particuliers que l'on
déterminerait , de statuer que les places et pensions accordées
par le régent n'auraient d'effet et de durée que pendant
la régence , à moins qu'elles ne soient ensuite approuvées
par S. M.; enfin que S. M. la reine demeurant
chargée du soin de la personne du roi , ait seule le droit de
nommer à toutes les places qui font partie de la maison
du roi.
Toutefois le ministre a senti la nécessité de sauver la
rigueur de ces propositions par une profession de foi sur la
persoune même du prince appelé à la régence , et il s'est
exprimé ainsi :
«Personne ne révère plus que moi les vertus de l'illustre
personnage à qui la régence doit être accordée; mais je ne
saurais approuver ceux qui dans cette discussion s'appuient
sur la considération de ses vertus. C'est ,je crois , un
exemple dangereux , lorsqu'il s'agit de déterminer les fonctions
d'une place , d'insister sur les vertus de celui qui doit
la remplir. Si une semblable manière d'argumenter était
admise , ne pourrait-on pas craindre que par la suite',
dans une circonstance semblable , des malveillans et des
envieux ne s'en'autorisassent pour faire mettre de dangereuses
restrictions au pouvoir , en arguant de l'incapacité
de celui qui doit l'exercer? Aujourd'hui , la chambre ad
se défendre d'une disposition toute contraire; mais elle se
gardera de céder à une propension naturelle et bienveillante
, et la raison seule dictera ses résolutions . "
Sir Francis Burdett , reparaissant sur la scène parlementaire
avec les mêmes principes dont l'exposition trop hardie
ľa envoyé à la tour de Londres , a presque borné les motife
1
JANVIER 1811 . 43
desonopposition à répéter que le parlement actuel n'offre
pas la représentation entière, légale et libre de la nation;
qu'au seinde cette représentation , l'influence ministérielle
s'est établie au moyend'une nombreuse promotion de pairs;
que le parlement a tout fait pour perdre la confiance de la
nation,et qu'enfin il croit interprêter dignement le voeu public
en protestant contre les propositions du ministère.
L'orateur a appuyé ces reproches de ceux personnels au
chancelier de l'échiquier , relativement à quelques nominations
auparlement, àà ll''éloignement de quelques membres
pen favorables au ministère , sur-tout à la manière.
ingénieuse avec laquelle lord Melleville a trouvé le secret
de rendre compte de l'emploi des fonds publics.
Designer ainsi le ministère , sa conduite , ses partisans ,
a paru insuffisant à l'orateur; le parlement lui-même obéissant
à l'influence de ce ministère , a été l'objet d'un sar
casme sanglant de la libéralité de M. Burdett , le titre
deparlement de Walcheren , ainsi que l'on a compté un
longparlement , le rump parlement.
Citant ensuite Blackstone et Coke , sir Francis a puisé
son opposition dans les lois constitutionnelles de la monarchie
, et dans les décisions du profond commentateur
deces lois. La constitution repose sur l'équilibre des pouvoirs
; quedevient cet équilibre, si, le pouvoir exécutifsuspendu
, la chambre des Communes s'arroge plus de pou
voirs qu'il ne lui en appartient ; si nommant un régent
dontelle limite l'autorité , elle devient elle-même une portiondela
puissance exécutive ? Si le roi possède un pouvoir
trop étendu , il faut le restreindre ; mais le régent doit avoir
tout le pouvoir du roi , et quant au caractère personnel du
prince de Galles , ne devait-il pas être cité comme un motif
plausible pour lui décerner avec confiance l'autorité dont
il a besoin ? Sans cette disposition , le gouvernement est
vacillantentre la couronne et les ministres; toute restriction
est dangereuse , injurieuse pour le prince, offensante
pour sa maison; toute restriction à part ne tendra , dit sir
Francis en terminant , qu'à l'établissement d'une oligarchie
, en la revêtissant de formes qui ne la feraient pas
échapper au mépris .
Lesorateurs qui se sont succédés , sont MM. Ponsomby,
Canning, lordTemple , Jocelyn , Adam et Whitbread.
M. Whitbread , à l'exemple de M. Burdett , discute
moins qu'il n'accuse . M. Burdett avait accusé les ministresd'avoir
trompé la nation sur l'état du roi. M. Whitbread
leur reproche d'avoir plus fait encore , d'avoir exercé
)
44 MERCURE DE FRANCE ;
les fonctions royales. Je respecte le roi , a dit l'orateur!
mais je ne puis perdre de vue qu'il n'est que le souverain
d'un Etat qui m'a nommé l'un de ses représentans ; ce
souverain , dont on ne peut approcher même en parfaite
santé , a éprouvé des accidens , et des rechutes successives
en 1788 , en 1801 , en 1804 , et aujourd'hui à qui persuadera-
t-on qu'en cet état , le roi ait pu s'occuper des affaires
publiques sérieusement et utilement ? Il est donc démontré
que les ministres ont gouverné sous son nom , et usurpé
les fonctions de la royauté.
Examinant la question proposée , l'orateur rappelle qu'il
aattaqué la couronne quand elle jouissait de toute la force
de ses prérogatives , mais qu'il la défend au moment où il
voit son éclat obscurci. Pourquoi prétendrait-on enchaîner
la puissance exécutive ? Pourquoi vouloir ternir la splendeur
du trône ? Qu'est-ce qu'un régent soumis aux caprices
parlementaires ? Créé par l'apposition du grand sceau , ne
peut-il pas être détruit de même ? Peut-on cependant remettre
l'autorité en de meilleures mains que celles du
prince qui , en prenant soin de son roi , prend aussi soin
de son père ? Réfléchissons que le roi n'est plus accessible
que par un sens : réfléchissons que , même en santé , il ne
lui arrive aucune information que par ses ministres . Pensons
àce qui arriva en Suède , après la mort de Charles XII,
pour avoir voulu restreindre la puissance de ses successeurs;
et s'il est parmi nous quelque sagesse , gardonsnous
de donner à l'Angleterre l'exemple d'un pareil avilissement
de l'autorité royale .
Lord Castlereagh a parlé ensuite , et les journalistes anglais
lui font l'honnêteté de dire qu'il a prononcé un discours
, pendant lequel sa patience a été plus remarquable
que celle de son auditoire. Enfin on est allé aux voix , et
unemajorité de 112 voix a adopté l'avis du ministère .
Un écrivain politique qui paraît bien posséder la matière
qu'il traite , et s'étayer sur des documens certains , a saisi
cette occasion par publier les réflexions qu'on va lire ;
elles trouvent naturellement leur place après les débats du
parlement anglais sur la question importante qui l'occupe.
« Le gouvernement anglais persistera-t- il dans le système
d'une guerre perpétuelle? La régence suivra- t- elle les
maximes d'un conseil dont la fortune a confondu l'opiniâ
treté et dévoilé l'imprévoyance ? Voici un moment de réJANVIER
1811 . 45
!
flexion pour l'Angleterre. Elle peut dire comme Hamlet
dans le fameux manologue.
To be or not to be, it is the question .
< Etre ou n'être pas , c'est-là la question. »
» Les maux dont elle est frappée coup sur coup depuis
deux mois lui révèlent l'avenir. Elle a transporté toute son
existence dans son commerse; et ce commerce , qui suiten
tombant une progression beaucoup plus rapide que dans
son élévation , ne peut plus déjà répondre à des entreprises
gigantesques , et bientôt ne pourra plus lui prêter un souffle
devie. La réunion à l'Empire français de laHollande , bientôt
suivie de la réunion des villes anséatiques , déconcerte
pour jamais une fraude savamment organisée. Le grand
convoi de la Baltique éprouve le sort de l'Armada du roi
Philippe II . L'île d'Héligoland devient un stérile dépôt de
marchandises encombrées , avariées . La Suède , en se déclarant
contre l'Angleterre , resserre et complète la chaîne
continentale . Des tempêtes qui souffleraient à-la- fois sur
toutes les mers quel'Angleterre couvre de ses innombrables
vaisseaux , ne porteraient pas plus de ruine et de désolation
dans ses ports , que les légitimes et rigoureuses représailles
des mesures par lesquelles elle livrait aux flammes les produits
de l'industrie française. Les différends élevés entre la
France et les Etats-Unis d'Amérique , deux gouvernemens
qui ontde nobles et de touchans souvenirs pour garans de
leur amitié; ces différends sont éclaircis : l'Amérique septentrionale
n'a jamais repoussé avec tant d'aversion le commerce
anglais , même lorsqu'elle combattait pour son indépendance.
Depuis plusieurs années , les vaisseaux américains
lui disputent et vont lui ravir entiérement le commerce
fructueux de la Chine .
» Quel contre-tems pour l'Angleterre , pour les vues de
sapolitique et pour celles de sa cupidité , que les discordes
et lesguerres civiles qui déchirent aujourd'hui l'Amérique
méridionale ! Quel en sera l'événement , si ce n'est une
longue et sanglante anarchie ? Ce sera une imitation complète
du système de ces Etats-Unis qui n'ont pas trouvé de
meilleur moyen d'assurer leur prospérité que de se rendre
toujours plus étrangers à l'Angleterre . L'effet de tant de
chosesdésastreuses seprononce aumilieudes troisroyaumes.
Tout périclite , tout s'ébranle ; on doute de la solidité des
établissemens sur lesquels repose la fortune publique.
46 MERCURE DE FRANCE ,
L'alarme est partout , et dans ce moment le pouvoir n'est
nulle part.
» L'Espagne etle Portugal offrent-ils auxAnglais quelques
points consolans ? Quand selasseront-ils de voir lesdéfaites
ignobles de ces bandes fanatiques qui portent encore le nom
de leurs alliés , mais qu'ils ne reconnaissent point comme
tels quand il s'agit d'un échange de prisonniers? Deux
expéditions anglaises, l'une tentée sur Malaga , l'autre sur
les côtes de la Biscaye , ont été aussi complétément désastreuses
que les entreprises désespérées d'un don Juan ou
d'unMarguesillos. Quel sera l'effet du piége tendu à la circonspection
du général anglais qui couvre Lisbonne ? Nous
l'apprendrons bientôt.
" Il estun événement moins vastedans ses conséquences
momentanées , mais plus fait encore pour choquer l'orgueil
des Anglais. Je veux parler de ces immortels combats des
deux frégates françaises qui ont vaincu, pris ou brûlé quatre
frégates de cette nation qui règne sur les mers . Gloire à
vous , intrépides marins , qui avez honoré de ce beay fait
d'armes lamarine des Duquesne , des Tourville , des Dugai-
Trouin et des Suffren !
» Si le combat de la BellePoule fut regardé, il y atrentequatre
ans , comme un heureux augure d'une guerre qui ,
en effet , ne fut pas sans honneur pour la marine française,
quel présage éclatant viennent offrir les combats de l'Ilede-
France , au moment où se prépare et se développe un
mouvement maritime digne de toutes les forces del'Empire
Français , et digne de celui qui lui donne sur tous les points
une impulsion victorieuse ! Nos marins sont prêts . Les premiers
combats qu'ils auront à livrer ressembleront à ceux
des frégates la Bellone , la Vénus, la Minerve, etaucombat
plus ancien et non moins mémorable du Guillaume-Tell.
L'Angleterre peut-elle observer sans alarmes l'activité qui
règne dans nos rades et dans nos chantiers ? Elley reconnaît
le génie et la constance immuable de celui qui l'a
expulsée de l'Europe. » S. "
PARIS.
LE 1 janvier S. M. l'Empereur et Roi a reçu à son
lever les hommages de la famille impériale. Adix heures
et demie S. M. l'Impératrice a reçu les félicitations des
princes et princesses. Toutes les personnes attachées
JANVIER 1811 . 47
1

1
:
1
LL. MM. ont également été admises à leur présenter leurs
respects.
, A midi , l'Empereur s'est rendu dans la salle du trône
et a reçu les grands dignitaires de l'Empire , les grands
officiers de l'Empire et de la couronne , les ministres , les
grands aigles de la Légion d'honneur , et le corps diplomatique.
Après la messe , S. M. a reçu tous les corps constitués ,
les autorités civiles et militaires ; tout le monde était en
grand costume complet.
Le soir ily a eu cercle et jeu dans les grands apparlemen's.
-Le Moniteur a publié divers décrets impériaux qui
complètent l'organisation administrative et judiciaire des
nouveaux départemens .
-Parmi les décrets qui signalent la justice du gouvernement,
on remarquera celui qui porte que , dans aucun
cas, la présomption de la vie des émigrés , pendant cinante
années , établie en faveur de l'Etat , ne pourra plus
EFopposée à ceux qui rapporteront lapreuve de leur décès.
- Toutes les chambres de commerce de l'Empire ont
voté des adresses à S. M. pour la remercier des décrets
salutaires qui , anéantissant les produits de l'industrie anglaise,
seront un véhicule puissant et un encouragement
efficace pour nos manufactures. Le Moniteur a consigné
ces adresses , au bas desquelles on trouve dans tous les
genres lesnoms de nos premiers manufacturiers des places
du premier et du second ordre.
-Le 2 janvier , S. Ex. le ministre grand-juge asolennellement
installé la Cour impériale de Paris . S. Ex. le
grand-juge , M. le premier président Séguier et M. le procureur-
général Legoux ont prononcé des discours analogues
à cette importante cérémonie , qui avait été précédée
d'unemesse en robes rouges, célébrée par S. Em. M. le
cardinal archevêque deParis.
-M. le général de division Songis , inspecteur-général
de l'artillerie , est mort à la suite d'une longue maladie.
L'Université vient aussi de perdre l'un de ses professeurs
les plus anciens et les plus distingués , M. Crouzet , aujourd'hui
proviseur du Lycée Charlemagne .
- La première Classe de l'Institut tiendra sa séance
annuelle lundi 7 janvier.
48 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 .
ANNONCES .
LeBon Jardinier , almanach pour l'année 1811 , dédié et présenté
Sa Majesté l'impératrice Joséphine , par M. Mordant de Launay,
l'un des bibliothécaires au Jardin des Plantes ; contenant des préceptes
généraux de culture ; l'indication , mois par mois , des travaux à faire
dans les jardins ; la description , l'histoire et la culture particulière de
toutes les plantes utiles , soit potagères ou propres aux fourrages , soit
arbres fruitiers de toutes espèces , avec la manière de les bien conduire
etl'indication des meilleurs fruits , etc. , etc. Edition corrigée et augmentée
, formant un volume in- 12 de 900 pages , grande justification,
caractère petit-texte. Prix , 6 fr . , broché , et 8 fr. franc de porte
Chez Audot et compe , libraires , successeurs de feu M. Onfroy , rue
Saint-Jacques , nº 51 ,
La Corbeille de Fleurs, ou Complimens pour les fêtes , annivere
saires , jour de l'an , et autres circonstances , à l'usage de la jeunessea
Un vol. in-18 , fig. et titre gravé. Prix , I fr . 25c. , et 1 fr . 5 fait
franc de port. A Paris , chez Pierre Blanchard et compaguros
libraires , rue Mazarine , nº 30, et Palais-Royal , galerie de bois ,
n°249.
Calendrier historique , politique , civil et commercial de l'Empire
Français , présenté la première année , en MDCCCX , à M. le comte
Jaubert , conseiller-d'état , l'un des commandans de la Légion-d'honneur,
gouverneur de labanque de France. Chez Mme Tombe , vieille
rue du Temple , nº 28 ; et chez Pierre Blanchard et compagnie .
libraires , rue Mazarine , nº 30 , et Palais-Royal , galerie de bois ,
249. 1
LaLyre d'Anacréon , pour l'an 1811 , avec cinquante-deux airs
gravés. Un vol . in- 18 , orné du portrait de Mime Gavaudan , dans le
rôlede Margot du Diable à Quatre. Prix , 2 fr. , et 2 fr. 50 c. franc
deport. Chez Favre , libraire , Palais-Royal , galerie de bois , côté du
jardin , nº 263 , aux Filles de Mémoire.
Nota. Ontrouve à la même adresse et pour lemême prix, le recueil
qui a paru pour 1810.
La Nouvelle Abeille du Parnasse , ou Choix de Morceaux tirés de
nos meilleurs poëtes , à l'usage des maisons d'éducation. Troisième
édition , revue , corrigée et augmentée de 36pages. Unvol. in-12 de
250 pages , caractère petit- texte . Prix, I fr. , et 1 fr . 50 c. francde
port. Chez Le Prieur, libraire , rue des Noyers , nº 45.
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
DEPE
DE
LA
N° CCCCXCV. - Samedi 12 Janvier 1811 .
POÉSIE .
3.
cen
ÉPISODE tiré d'une traduction en vers du poème de
VALERIUS FLACCUS , par M. A. DUREAU DE LA MALLE.
M. DUREAU DE LA MALLE aux Rédacteurs du Mercure.
Serez-vous assez bons , messieurs , pour accorder une place dans
votre Journal à un épisode traduit de Valérius Flaccus, et à quelques
réflexions sur le sort de cet auteur que Quintilien , Martial , Juvénal
et Stace citent avec tant d'éloges , que l'Italie et l'Allemagne , dans
la classe des poëtes épiques latins , placent immédiatement après
Virgile , et qui , presque ignoré aujourd'hui dans la Franee , justifie
complètement cet adage si connu : « Il est une destinée pour les
> livres ainsi que pour les hommes. Habent et suafata libelli.
Ilme serait facile d'établir , par de bonnes raisons , que ce dédain
ou cet oubli des Français envers le contemporain et l'ami de Tacite ,
n'est pas exempt d'injustice ni de prévention, que Juvénal, en plaçant
l'Argonautique après l'Enéide , et nommant son auteur un grand
poëte (1) , que Martial (2) , en le rappelant comme undes titres do
(1) Summus poeta , sat. I , V. 14 , 164.
(2) Lib. I , epig. 62 , v. 3.
CenseturApona Livio suo tellus
Stellaque , nec Flacco minus.
D
50 MERCURE DE FRANCE,
gloire de cettePadoue qui a produit Tite-Live , que Quintilien (3) ,
endéplorant sa perte avec tant d'amertume , n'ont pu s'abuser entiérement
sur le mérite d'un écrivain de leur nation , et que le jugement
de ces hommes si éclairés doit un peu infirmer l'arrêt méprisant que
Laharpe a porté sur Valérius sans l'avoir lu , ni sans le connaitre.
Mais ilm'a paru plus convenable , au moment où la traduction de
cet auteur va voir le jour , de mettre le public à même de prononcer
sur son mérite , et j'ai choisi , pour donner une idée du talent de
Valértuse, non l'un des morceaux les plus brillans de son poëme ,
mais l'épisode le plus court , le récit des aventures d'Io , sujet dans
lequel il avait été devancé par Ovide. Peut-être la comparaison de
deux écrivains d'un caractère aussi différent , traitant un sujet semblable
, ne sera-t-elle pas sans agrément pour les littérateurs . On
verra , du moins , qu'en mettant Valérius aux prises avec l'un des
poëtes les plus célèbres de l'antiquité , je n'aipas cherché à lui donner
l'avantage du terrain ; s'il sort victorieux de cette lutte , il aura
eu , à coup sûr , un digne rival à combattre , et j'espère qu'alors on
ne lui refusera pas un peu de gloire , si l'on trouve qu'il a réussi
dans une entreprise qui paraissait au-dessus de ses forces .
La composition de la fable est à peu près la même dans les deux
poëtes. C'est toujours une nymphe aimée de Jupiter , qui , changée
en génisse , devient l'objet de la haine de Junon , et qui , confiée
à la garde du sévère Argus , et poursuivie par les furies dans
toute la Grèce , traverse les mers , passe le Bosphore de Thrace ,
et arrive enfin dans l'Egypte , où elle reprend sa première forme . et
où elle reçoit , sous le nom d'Isis , les honneurs divins. Il me
semble , en général , que dans la peinture de ces aventures tou
chautes , Ovide a mis plus d'esprit , Valérius plus de sentiment. Le
premier se plaît à décrire ; le second raconte avec intérêt. L'an
badine avec la muse héroïque , l'autre lui conserve sa noblesse et sa
gravité. Ovide , du moment qu'lo est transformée , s'appesantit sur
lesdétails de la bestialité , nous montre sans cesse la vache , et nous
cache la nymphe. Valérius , au contraire , dans la génisse , fait tonjours
voir l'amante malheureuse , et trouve le secret de nous intéresser
pour elle. La même différence peut se remarquer dans
l'exécution de ces deux morceaux. Ovide s'abandonne à sa facilité ,
abuse quelquefois de l'esprit , et ne soutient pas toujours le ton du
style héroïque . Ce n'est pas moi , c'est Quintilien qui lui fait ce
(3) Multum in Valerio Flacco nuper amisimus , lib . 10 , cap . 1,
pag. 747. Leyde , 1665.
JANVIER 1811 . 51
reproche (4). Enveut-on des exemples , en voici deux à propos du
seulArgus :
Constiterat quocumque modo , spectabat ad Io :
Ante ocules lo , quamvis aversus , habebat.
Ainsitoujours sa vue était en sentinelle (5) :
Même en tournant le dos , Argus a l'oeil sur elle.
Arge,jaces : quodque in tot lumina lumen habebas
Exstinctum est : centumque oculos nox occupat una.
Cedernier trait même , est de si mauvais goût , que le fidèle traducteur
d'Ovide a cru devoir le supprimer ; mais celui-ci , pent-être ,
n'est pas moins blamable , car il est placé dans un morceau de sentiment.
C'est Inachus retrouvant sa fille changée en vache , qui
s'amuse à lui faire ce jeu de mots : Tu non inventa repertâ .
Plus bas , il s'appesantit sur des images d'une bestialité vraiment
révoltante :
Attibi ignarus thalamos tædasque parabam :
Spesquefuit generi mihi prima , secunda nepotum .
Degregenunc tibi vir , nunc de grege natus habendus.
Je préparais pour toi les flambeaux d'hyménée :
Ungendre était pour toi le premier de mes voeux ,
Etj'attendais de toi des fils et des neveux.
Mais il faut qu'un troupeau devienne ma famille !
Untroupeau doit donner un époux à ma fille (6)!
Valérius est loin de donner dans ces écarts qui déparent un peu le
beau talent d'Ovide , et, chose assez singulière , le poëte du siècle de
Vespasienmontre un goût plus pur que celui du siècle d'Auguste . Sa
muse s'élève , il me semble , à toute la hauteur de l'épopée , et dans
ces hautes régions soutient son vol avec assurance : mais il est tems
d'offrir l'exemple que j'ai annoncé. Je demande pourtant qu'on ne
jugepas définitivement Valérius d'après ma traduction ; car , à coup
sûr , il serait injuste de lui attribuer des fautes qui ne seraient pas les
siennes , ou de juger de la portée de son talent d'après la faible
mesure du mien. Ce morceau est tiré du quatrième livre , vers 344.
(4) Instit. Orat . lib . 10 , cap . I , pag. 746. Lascivus quidem in
heroicis quoque Ovidius , et nimium amator ingenii sui : laudandus
tamen inpartibus .
(5) Trad. de Saint-Ange. Edition in-12 , Paris , 1803 .
(6) Idem.
Da
52 MERCURE DE FRANCE ,
Les Argonautes se rembarquent après avoir vaincu le géant Amycus ,
et entrent dans le Bosphore de Thrace . Orphée , pour charmer les
ennuis du voyage , leur apprend l'origine de ce nom , qui est formé de
deux mots grecs , bos , poros , et qui signifie le passage de la génisse .
Pour Jupiter vainqueur des flots de vin ruissellent .
Cependant et le jour et le vent les appellent.
Le Bosphore bientôt dans son sein les reçoit.
Belle Io , tu franchis cet orageux détroit
Durant tes longs malheurs , lorsque , génisse encore ,
Tu n'étais point l'Isis qu'à Péluse on adore ;
Et depuis ton passage il en garde le nom.
Par sa mère inspiré , le chantre du Strymon
Prend sa lyre , et raconte à la troupe attentive
De la nymphe d'Argos la course fugitive ,
Son exil , ses amours sa fuite sur la mer. +
. Le monde en ses beaux jours vit souvent Jupiter ,
» Pour chercher dans Argos une amante adorée
> Fuir l'éclat importun du brillant Empyrée .
» Junon l'a su ; soudain , pleine d'un feu jaloux ,
› Elle accourt : à l'aspect de sa reine en courroux ,
officieuse la
> L'Argolide , ses bois , grotte
> Prêtant alors son ombre à leur flamme amoureuse ,
> De l'altière Junon redoutaient la fureur ;
» Lorsqu'en une génisse éclatant de blancheur
» Le dieu qu'on vient surprendre a changé sa maîtresse.
> Junon dissimulant la flatte et la caresse.
Un sourire contraint voile ses déplaisirs.
- Pourriez- vous refuser , dit- elle , à mes désirs
» Cette belle génisse , à la corne indomptée ,
> Que ma fertile Argos a soudain enfantée ,
> Et qui d'un double dard armant son front naissant ,
» De la jeune Diane imite le croissant?
» J'attends ce don d'un frère et d'un époux qui m'aime .
» Que j'aurai de plaisir à lui choisir moi-même
» Et les plus clairs ruisseaux et le plus frais gazon ! »
Quel moyen pour le dieu de refuser Junon ,
» Et comment soupçonner son horrible vengeance ?
» Quand sa haine une fois la tient en sa puissance ,
Elle met ce dépôt sous la garde d'Argus ,
JANVIER 1811 . 53
> Qui jamais du sommeil ne vit ses yeux vaincus .
> Cent yeux toujours ouverts éclatent sur sa tête ,
› Comme en ces beaux tissus que la Lydie apprête
> Luit la pourpre de Tyr , éparse en mille fleurs
> Dont la neige du lin rehausse les couleurs-
> Argus , justifiant le choix de la déesse ,
> Veut d'abord , loin des lieux témoins de sa tendresse ,
> Relégner la captive en des déserts affreux ,
> Des monstres dévorans repaires ténébreux.
> Que pouvait-elle alors ? résister? on l'entraîne ;
» Prier ? sa bouche , hélas ! n'exprime plus sa peine.
› Elle l'essaye en vain ; sa plainte et sa douleur ,
> Ne pouvant s'exhaler , retombent sur son coeur.
› L'infortunée au moins dans ses peines cruelles
> Donne un dernier baiser aux rives paternelles .
> Qui ne s'attendrit point à ses touchans adieux ?
› Amymone (7) , des pleurs coulèrent de tes yeux.
> Tu pleuras , Messéis ; tu pleuras , Hypérie :
> Toutes redemandaient leur compagne chérie.
• O nymphe , que de fois , quand tes membres lassés
> Succombaient et tremblaient de fatigue affaissés ,
› Ou quand l'obscur Vesper aiguisait la froidure ,
> Le rocher fut ton lit ! De quelle fange impure
> II fallut étancher dans les déserts brûlans
> La dévorante soif qui consumait tes flancs ;
> Et que de fois tu vis dans ta marche trop lente
> Ton dos cicatrisé par la verge sanglante !
> Elle voulut un jour, lasse de tant souffrir ,
> De la cime d'un roc s'élancer et mourir ;
> Depuis ce jour Argus aux frais vallons la mène.
› Sa pitié de Junon servait encor la haine.
> Tout-à-coup l'on entend sur des tons inégaux
> D'un chantre arcadien résonner les pipeaux .
› Mercure , fils docile aux ordres de son père ,
Arrive , balancé sur son aile légère ,
(7) Amymone , fontaine près d'Argos . Messéis et Hypérie sont des
fontainesbien connues de la Thessalie ; mais comme ici la scène se
passe dans la Peloponèse , près d'Argos , ce sont deux fontaines du
même nom situées dans l'Argolide que cite ici Valérius .
54 MERCURE DE FRANCE ,
د
Et sur un chalumeau modulait ses doux sons .
Pasteur , où vas-tu done ? Ecoute mes chansons. >
> D'un chant assoupissant la langueur inconnue
> Dans les sens du pasteur par degrés s'insinue.
> Bientôt un lourd sommeil pèse sur tous ses yeux.
► Le dieu le voit , saisit eet instant précieux ,
• Le frappe , et de son sang a rougi la poussière.
> La belle Io , rendue à sa forme première ,
> Triomphantde Junon , espérant le repos ,
> Sans crainte , retournait aux campagnes d'Argos ,
> Quand secouant sa torche et ses serpens horribles
› Mégère , avec ses fouets et ses clameurs terribles ,
> Offre à ses yeux glacés tout l'effroi des enfers.
>Apeine respirant des maux qu'elle a soufferts ,
> La voilà de nouveau génisse infortunée ,
> Et Junon en sa haine encor plus acharnée.
> Errante dans les bois , errante sur les monts ,
> De rochers en rochers , de vallons en vallons ,
> Enfin elle adressa ses courses vagabondes
> Aux champs que l'Inachus arrose de ses ondes.
» Quel moment douloureux ! Son horrible maigreur
> De cet objet charmant fait un objet d'horreur.
> Ses compagnes , son père évitent ses approches.
Alors dans les forêts , sur les monts , sur les roches
> Elle fuit de nouveau; comme le Styx cruel ,
> Elle fuit maintenant le fleuve paternel .
> Dans la Grèce partout elle erre fugitive;
> Des torrens escarpés elle franchit la rive.
> De la mer à la fin elle a touché les flots ,
> Et d'abord , hésitant , s'y plonge ; mais les eaux
> Refusent d'engloutir la nymphe malheureuse.
> Connaissant l'avenir , Téthys respectueuse
>Applanit sous ses pas le liquide élément .
> Ses cornes sur la mer s'élèvent fièrement ,
> Et son fanon flottant est caressé par l'onde .
> Io jusques au Nil suivit la mer profonde :
> Erinnys la prévient en traversant les airs.
> La nymphe arrive , et voit la fille des enfers
> Qui veut la repousser des rivages du Phare.
> Mais le Nil la protége , au combat se prépare ,
> Et roulant en grondant ses torrens orageux ,
JANVIER 1811 . 55
> Entraine Tisiphone en ses gouffres fangeux ,
> Et sur ses rocs aigus la brise et la déchire .
> Le monstre implore en vain les dieux du sombre empire ,
> Proserpine , Pluton , l'Érèbe , le Chaos ;
>On voit au loin fumans des débris de flambeaux ,
> Et tous ses fouets épars , et les rives jonchées
> Des touffes de serpens de sa tête arrachées.
> Io pour elle encore a vu le roi des dieux .
> Le Tout-Puissant , debout au haut des vastes cieux ,
→ Fait en éclats bruyans retentir son tonnerre.
➤ Il déclare sa flamme ; et craignant sa colère ,
» Junon même a fléchi sous son vastepouvoir.
> Les hauts destins d'Io surpassent son espoir.
> Dela cime du Phare elle a vu sa victoire ;
› Elle est déjà déesse , et jouit de sa gloire :
> L'aspic sacré s'enlace à son front immortel ,
> Et le sistre à toute heure invoque son autel.
> Lenom seulduBosphore à la race présente ,
> Atteste encore , Isis , ton infortune errante.
> Nous errons comme toi , daigne nous protéger;
> Que la voile, s'enflant d'un zéphyre léger ,
➤ Guide l'heureuse Argo sur ton liquide empire . >
Il dit : lavoile s'enfle au souffle du zéphyre.
ENIGME .
Je suis une étroite prison
Dont le plancher touche au plafond;
Les murailles en sont dorées ,
Peut-être elles seraient sucrées ,
Comme elles l'étaient autrefois
Sans la grande cherté du sucre ,
Etla modicité du lucre :
On s'en lèche un peu moins les doigts.
Quoi qu'il en puisse être ,j'enserre
Dans mes flanes une prisonnière
Qui , sitôt qu'elle en sortira ,
Ira de sa propre personne
Gratifier d'une couronne
Celle ou celui qu'elle visitera.
S........
}
36 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPHE .
Du grandNAPOLÉON la fidèle compagne ,
Onmevoit avec lui,dans les camps , en campagne ;
J'ai chez l'Anglais fait place à la terreur ,
Et du Français je fais le triomphe et l'honneur.
Faut-il , lecteur , que je me décompose ?
Suis alors mamétamorphose ;
Tu trouverasd'abord un titre de grandeur
Illustré par notre empereur ;
Unfleuve qui souvent fait d'horribles ravages ,
Met la terreur aux villes et villages ;
Ceque tout magistrat doit connaître le mieux ;
Ce qu'on doit apprendre en tous lieux ;
En gloire , le rival du défenseur de Rome ,
De ce Numa qui fut un si grand homme !
Cequ'onvoudrait avoir au théâtre à Paris ;
Cet animal qui par ses cris
Fut le salut du Capitole ;
L'objet qu'entraine en son cours le Pactole,
Proscrit du Lacédémonien ;
Un ton connu du musicien ;
Une nymphe adorée autrefois sur la terre ,
Du dieu qui lance le tonnerre ;
Un délire dont les accès ,
De notre coeur parfois troublent la paix ;
Ce que trouve un navigateur ,
Et que l'Anglais possède en vil usurpateur ;
Un saint , un article , un prophète ,
Et pour finir ce casse-tête ,
Ce que doit savoir un acteur
Qui cherche à plaire au spectateur,
Si tout ceci te parait apocryphe
Prends-moi , lecteur , dans logogriphe.
DE MORTEMARD , lieutenant-colonel, abonnó.
JANVIER 1811 . 57
CHARADE .
Quand je perdis mon amante fidelle ,
Monsecond dans les airs en porta la nouvelle ,
Et chaque jour je songe avec horreur ,
Quemon premier fait sa pâture
Des restes de l'être enchanteur
Qui fit demes beaux ans la félicité pure.
Lorsque l'on voit mon tout sur les coteaux ,
L'amour a quitté la campagne
Et les fêtes qu'il accompagne
Ne se donnent plus aux hameaux .
Si sur moi la beauté chancelle
Galans , allez offrir votre bras à la belle .
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Etrennes .
Celui du Logogriphe est Encyclopédie, dans lequel on trouve :
cycle, cyclope, nièce , Nil , lycée , Nive , pie ( oiseau ) , Pie ( le
pape) , lien , lin , lie , lice ( tenture ) , lice ( la femelle du chien) ,
etlice(lieu propre à la course ) .
Celui de la Charade est Formule.
SCIENCES ET ARTS .
-
FLORE D'OWARE ET BENIN EN AFRIQUE ; par A. M. F. J.
PALISOT DE BEAUVOIS , membre de l'Institut , etc.
Premier volume in-folio , avec 60 planches , et les
deux premières livraisons du second volume ( de 1804
à 1810 ) . A Paris , de l'imprimerie de Fain jeune
et Compagnie .
LORSQUE revenu au sein de sa patrie le voyageur se
repose des fatigues et des dangers qu'il a courus , une
de ses plus douces satisfactions est de se rappeler ce
qu'il a fait , ce qu'il a vu pendant la durée de ses courses
laborieuses . Le négociant calcule les résultats avantageux
du commerce dirigé vers telle ou telle région
qu'il a examinée avec soin ; le géomètre , le géographe ,
l'astronome , disposent par ordre leurs observations ; le
naturaliste parcourt avec une sorte de volupté les nombreuses
collections qu'il a faites dans les diverses branches
de l'histoire naturelle. C'est alors que les uns et
les autres , après avoir étudié , comparé , s'aperçoivent
qu'ils possèdent des matériaux propres à étendre les
bornes de la science dont ils s'occupent , s'ils les livrent
à la publicité.
,
,
C'est ainsi que M. Palisot de Beauvois , après avoir
parcouru une partie des côtes de l'Afrique occidentale
la belle et malheureuse colonie de Saint-Domingue et la
Nouvelle-Angleterre nous fait jouir maintenant de ses
nombreuses recherches . Parti de Paris en 1786 , ayant
fait preuve depuis long-tems de connaissances étendues
dans l'histoire naturelle par plusieurs mémoires lus à
l'Académie des sciences , il fit route pour l'Afrique ayant
entr'autres compagnons de voyage le fils du roi
d'Oware ( 1 ) , qu'un vaisseau qui l'avait conduit en
(1) La manière d'écrire le nom de ce royaume , situé dans le golfe
deGuinée à la côte occidentale de l'Afrique , varie beaucoup , tantôt
Oere, et tantôt Owere et Owore.
:
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 . 5g
Europe ramenait dans sa patrie après quelque tems de
séjour parmi les Européens . L'affection que le jeune
Africain marqua à notre voyageur , le rang que le père
occupait , lui fit espérerque ce serait autant de moyens
propres à lui faciliter l'accès d'un pays jusqu'alors inconnu
aux naturalistes . M. de Beauvois fut trompé
dans son attente , et ne trouva point toutes les facilités
qu'il aurait désirées de la part des habitans et du roi en
particulier. Il eut également peu à se louer du climat
sous lequel il se trouvait. Quelque tems après son arrivée
dans le royaume d'Oware il fut atteint , ainsi que
presque tous ses compagnons d'infortune , d'une maladie
occasionnée par le changement de climat , l'insalubrité
du pays , augmentée par les exhalaisons des
marais et des eaux stagnantes ; et peu s'en fallut qu'il ne
devînt victime de son zèle pour les sciences . Plusieurs
rechutes lui laissèrent peu d'espérance de pouvoir y demeurer
plus long-tems . Après un séjour de quinze mois ,
pendant lesquels il parcourut le royaume d'Oware , une
partie du Galbar et Benin , dans les intervalles que lui
laissèrent les diverses rechutes de la maladie qu'il avait
contractée sous ce climat insalubre, il quitta cette contrée,
de laquelle il emportait la dépouille d'un grand nombre
d'animaux , une belle collection d'insectes , et un herbier
nombreux en genres et espèces nouvelles . Je ne
parlerai point de la suite du voyage de M. de Beauvois
pendant cinq années qu'il passa à Saint-Domingue , ni
de son séjour dans les Etats - Unis d'Amérique. Le
résultat de ses travaux à Saint-Domingue est devenu la
proie des flammes . Trop heureux d'échapper lui-même
à la mort , il alla faire des herborisations dans les lieux
que Walter , Catesbei , avaient déjà commencé à explórer.
Il revint en France lorsque le calme politique put
lui permettre de revoir sa patrie , ses amis , et de recouvrer
une partie de sa fortune qui était encore séquestrée ,
parce qu'alors tout voyageur passait pour avoir renoncé
àsa patrie , à ses amis , à ses douces habitudes . C'est à
son retour , et lorsqu'un horizon moins nébuleux se découvrit
à la France , que M. de Beauvois résolut de
faire part de ses découvertes au monde savant. Il comбо
MERCURE DE FRANCE ,
mença deux ouvrages , sa Flore d'Oware et Benin , et
ses Insectes d'Afrique et d'Amérique.
. C'est du premier de ces ouvrages que je vais parler ;
et pour que l'on soit dans le cas de l'apprécier , je le
considérerai soit sous le rapport de la science , soit sous
le rapport des usages économiques ; la bienveillance
que l'auteur veut bien m'accorder m'interdisant tout
autre moyen d'éloge .
Si en ouvrant la Flore d'Oware et Benin on voit qu'elle
commence par faire connaître des plantes cryptogames
(atheogames , J. Beaur . ) , ce n'est point par suite du
goût de l'auteur pour cette partie de la science dans laquelle
ses connaissances sont très-étendues ; mais il s'est
proposé , dans chaque livraison , de placer les espèces
qu'il publierait dans l'ordre établi pour les familles naturelles.
Voilà donc pourquoi la première plante décrite
se trouve être un champignon ; mais ce champignon
intéresse les naturalistes parce qu'il forme un genre nouveau
(favolus hirtus , vol. Ier , pl . 1 ) , remarquable par
sa surface inférieure dont l'apparence est à peu près
celle d'un rayon d'abeille . La seconde plante est une
fougère remarquable par sa forme et ses caractères
(acrosticum stemaria , pl. 2 ).
Le singulier genre omphalocarpe ( omphalocarpon
procerum , pl . 5 et 6 ) , mérite de fixer particuliérement
notre attention ; en même tems qu'il enrichit la famille
des sapotiliers , il en étend les caractères ; c'est un arbre
très -élevé , dont les fleurs sont placées sur le tronc seulement
qui est dépourvu de branches dans sa plus grande
étendue ; le fruit est ligneux , ce qu'aucun autre genre
de la famille n'avait encore offert ; sa grosseur approche
de celle de la tête d'un enfant de quelques mois ; il est
ombiliqué au sommet ; un de ces fruits a été déposé par
l'auteur dans le Muséum d'Histoire naturelle de París .
La septième plante figurée dans la Flore d'Oware et
Benin ( stachygynandrum scandens , pl . 7 ) , me fait naître
cette réflexion qui n'a point le mérite de la nouveauté
, c'est que la vérité a beaucoup de peine à
étouffer le préjugé . Déjà plusieurs années se sont écoulées
depuis que le travail de M. de Beauvois sur les
JANVIER 1811 . 61
mousses et les lycopodes a paru ; il est même cité pour
les espèces nouvelles , mais on a négligé les observations
qui établissaient plusieurs genres dans la famille des
lycopodes ; on n'a point contredit formellement l'auteur ,
et cependant on se laisse aller au torrent d'une aveugle
routine . Swartz , en convenant qu'ils ont deux sortes
d'organes différens dans les espèces , n'adopte point
ces genres . Willdenow vient de publier quatre-vingtdouze
espèces : je puis en ajouter encore plusieurs ; et
cependant il n'a pas cherché à se servir d'un travail fait ,
mais qu'il eût fallu étudier pour en faire l'application
sur ce qui est nouvellement décrit comme appartenant à
cette famille de plantes , et ce travail est toujours moins
agréable que de suivre la route q que l'on connaît .
(2)
Le pandang lustre ( pandanus candelabrum , pl . 21 et
22 ) , déjà connu des anciens auteurs , n'avait point encore
été décrit avec autant de soin, même aucune espèce
de ce genre ; mais nous ne pensons pas , comme l'auteur
de la Flore d'Oware, que ce genre puisse appartenir à la
famille des palmiers ; il n'y a aucun doute qu'il ne doive
se placer avec le ruban d'eau (sparganium) , qui lui-même
est presqu'un pandang en miniature ; ils ont aussi ensemble
les plus grands rapports par la similitude de leurs
caractères botaniques .
D'après les rapprochemens qu'a faits M. de Beauvois ,
le fruit de la plante qu'il publie sous le nom de sterculie
acuminée (sterculia acuminata , pl. 24), a été connu par
nos anciens botanistes sous le nom de kola ou cola ; on
lui attribuait des propriétés merveilleuses , et ses fruits
avaient , prétendait-on , une très-grande valeur chez les
nègres . Ces fruits ne sont employés qu'en mastication ;
avant de boire de l'eau d'une saveur désagréable , on peut
en mâcher , et l'on ne s'apercevra pas de ce goût ; mais
c'est une propriété commune à tout corps portant une
(2) Nous avons pris la liberté de supprimer, dans cet article , un
grand nombre de détails qui n'auraient pu intéresser qu'une seule
classede lecteurs , les botanistes.
(Note des Rédacteurs .)
62 MERCURE DE FRANCE ,
vive excitation sur la membrane qui tapisse la cavité de
la bouche .
Le bry blanchâtre ( bryum albidum , pl. 37 , fig . 1 ) ,
fournit à l'auteur l'occasion d'émettre une opinion remarquable
, c'est que les mousses doivent être placées près
des palmiers dans les monocotylédons , d'après des
considérations sur leur manière de croître et leur organisation
intérieure , étant composées de faisceaux de
fibres disposés sans ordre. Dans la même planche est
figurée une fougère d'une forme très - remarquable ,
(pteris cornuta , pl. 37 , fig . 2. )
Le genre de légumineuse représentés , planche 42 ,
(anthonota macrophylla) , se réunit à un groupe formé
des vonapa , ontea , parivoa et eperna. Leur examen
fournit aussi une remarque très - judicieuse à l'auteur
de la Flore d'Oware , et l'on est surpris qu'elle ait
échappé jusqu'à ce jour à la simple réflexion : c'est
que malgré l'autorité des botanistes qui ont regardé
comme des bractées les deux lobes à la base de chaque
fleur de ces différens genres , on ne peut les considérer
autrement que comme un calice bilobe; alors le calice
de quatre ou cinq parties redevient naturellement une
corolle un peu irrégulière . D'ailleurs , ces divisions sont
de la nature des corolles . Après avoir discuté la valeur
des caractères des cinq genres composant ce groupe ,
M. de Beauvois conclut qu'ils doivent être conservés , et
que Schreber les a réunis à tort sous deux noms macrolobium
et dimorpha.
Le précieux genre raphia ( raphia vinifera , pl. 44 ,
fig . 1 , 45 , 46 , et R. pedunculata, pl . 44 , fig. 2, etpl .46,
fig. 2 ) observé très -exactement , présente une série de
caractères qui prouve la nécessité de le distinguer . « C'est
>> une des productions , dit M. de Beauvois , les plus
>> communes et en même tems les plus utiles de ces con-
>> trées ; le tronc sert à former la carcasse des habita-
» tions ; les feuilles disposées artistement en plusieurs
>> faisceaux , après avoir tourné les folioles d'un seul
>>>côté , sont placées alternativement et en tuilets , comme
>>les bottes dont se servent les couvreurs en chaume en
> Europe , composent les côtés et la couverture qui
JANVIER 1811 . 63
៩.
I
1
» devient très -solide par la précaution qu'ont les natu-
» rels d'attacher les folioles avec des lianes pour que le
» vent ne les soulève pas . Ces sortes de cases sont très-
» solides , et forment de bons abris contre les pluies et
» l'ardeur du soleil .
» Avant que d'employer le tronc des raphies , les nè-
>> gres en retirent pendant plusieurs jours une liqueur
>> blanchâtre , tirant un peu sur le gris de lin , espèce de
» vin de palme qu'ils nomment bourdon : cette boisson
» n'est pas tout-à-fait aussi douce que le vin de palme
» ordinaire , mais elle est plus vineuse , et m'a paru
» contenir une plus grande quantité d'alcohol. Les nègres
» la préfèrent d'abord par cette raison , et aussi par la
>> plus grande facilité qu'ils ont de la recueillir sans
» danger , depuis que plusieurs d'entr'eux ont été préci-
» pités du haut des palmiers à vin par la rupture des
» lianes qui les soutenaient .
» Les fruits de cet arbre précieux servent encore à
» faire une pareille boisson d'une seconde qualité : on
» ramasse chaque mois de l'année de grandes quantités
» de ces fruits , après les avoir dépouillés de leur enve-
» loppe écailleuse ; on laisse fermenter les amandes qui
» donnent une liqueur plus colorée , plus savoureuse ,
» qui se garde plus long -tems et avec laquelle ils s'eni-
» vrent comme avec l'eau- de - vie . »
Nous avons omis à dessein de parler de l'oplismène
(oplismenus africanus , pl . 68 , fig. 1 ) , parce que nous
nous réservións d'en parler en particulier , la nature des
observations qui l'accompagnent méritant une attention
particulière . On ne peut juger le nouveau genre oplismène
d'après les principes précédemment adoptés pour
la formation des genres dans la famille des graminées ;
c'est ce qui a nécessité l'exposé de ceux qu'a suivis M. de
Beauvois , et qui sont extraits d'un travail beaucoup
plus étendu destiné à voir le jour lorsqu'il aura complété
ses observations sur tous les genres de cette famille ,
travail qui est déjà très -avancé .
On trouve dans les graminées , dit-il , sept parties
distinctes. 1° La spathe , aspect de la feuille , mais point
de gaîne . 2º L'involucre , foliacé ou membraneux , ap64
MERCURE DE FRANCE ,
parence , quelquefois , de glumes , mais insertion distincte;
il est monophylle , les cynosurus , diphylle , les
secule triticum , polyphylle , les saccharum permisetum
, etc. 3º Le fulcre (fulcrum) (3) ( calice L ) composé
ordinairement de deux parties inégales , l'inférieure
toujours plus petite , lorsqu'elles ne sontpas égales . 4° La
stragule ( stragula ) , ( corolle L, calice Juss. ) composée
d'une et leplus souvent deux paillettes ; l'inférieure étant
toujours plus grande lorsqu'elles ne sont pas égales .
5° La lodicule ( lodicula ) , ( corolle Michel , nectaire
Schreb , écaille Juss . ) 6º Les étamines . 7º Le pistil , la
stragule , la lodicule. Les étamines et le pistil sont les
seuls organes communs à toutes les graminées .
Ce premier travail était nécessaire pour commencer
la distribution de cet ordrede plantes , qui a été exécutée
de la manière suivante par M. de Beauvois .
Toutes les graminées se divisent en deux familles :
les monothalamées , fleurs hermaphrodites ou unisexuelles
renfermées dans un tegmen ou stragule commun ; les
polythalamées , sexes séparés dans un tegmen ou stragule
particulier. La première famille forme cinq tribus ,
1º les paléacées , avec une stragule seulement ; 2º les
glumacées , avec tegmen et stragule ; 3º les involucracées ;
4º les spathacées , pourvues de spathe.
Maintenantles caractères des genres sont pris du fulcre
et de la stragule qui sont aristés , mutiques ou tronqués;
l'arête est terminale , sous-apiculaire ( au-dessous du
sommet ) ou dorsale , du tegmen et de la stragule à une
ou deux parties , du nombre des étamines , de celui des
styles et des stigmates , de la nature des fleurs hermaphrodites
ou unisexuelles .
Ces principes posés et connus , on ne peut trouver
étrange l'établissement de certains genres dans la famille
des graminées . Au reste , il serait impossible de juger ce
travail avant d'en connaître l'ensemble dans ses détails ,
(3) Pendant que la livraison qui contient l'aperçu était à l'impression
, l'auteur a fait un changement dont il est important de
donner connaissance ; il a substitué le mot tegmen à celui defulcrum
qui avait déjà une application reconnue.
et
JANVIER 1811 . 65 .
et d'en pouvoir apprécier toutes les parties ; aussi, quand -
bien même notre jugement pourrait être d'un certain
poids , nous nous garderions bien de l'exposer en ce
moment ; mais quel que soit le résultat de cet important
travail, il ne peut être qu'avantageux àla ciece SA
SEINE
graminées n'ayant été examinées jusqu'à cou
très- superficiellement , les genres ayant des caracteres
incertains et qui ne se rencontrent pas même dans
plupart des espèces que l'on y avait rapportées . En nous résumant sur l'ouvrage dont nous venons de
présenter une esquisse très- succincte et très rapide on
a la conviction parfaite de tout l'intérêt dont il est ponra
la science de la botanique ; il doit être classé au nombre
de ceux qui sont faits pour honorer l'histoire de nos travaux dans cettebranche intéressante de l'histoire naturelle.
Le nombre et la nouveauté des observations qu'il
renferme, sont un garant suffisant de ce que nous venons
dedire ensa faveur. Il nous reste à solliciter l'auteur pour
l'engager à faire part de ses observations dans un autre
genre , et qui doivent composer son voyage sur les
côtes de Guinée , désiré depuis très-long-tems .
N. A. DESVAUX ,
E
:
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
,
CONTES A MA FILLE ; par J. N. BOUILLY , membre de la
Société philotechnique , de la Société académique des
et de celle enfans d'Apollon des sciences et arts
de Tours . Troisième édition , revue et corrigée , à
l'usage des Elèves de la maison impériale Napoléon
d'Ecouen . - A Paris , chez Ch. Barrois , libraire ,
place du Carrousel , nº 26 .
Il n'y a pas encore un an que ces contes ont paru ,
et les voici déjà à leur troisième édition , quoique les
deux premières eussent été tirées à un nombre d'exemplaires
fort supérieur à celui des ouvrages dont on
espère le mieux. Cette preuve d'un succès extraordinaire
est matérielle et incontestable : il n'est sûrement
point nécessaire d'en expliquer les causes à la foule de
personnes de tout sexe et de tout âge qui connaissent
cette nouvelle production de M. Bouilly. Elles y ont
recherché ces émotions touchantes ou ces surprises
agréables que l'auteur leur avait fait tant de fois éprouver
au théâtre , et la plupart des Contes à ma Fille ont dû
remplir leur attente .
M. Bouilly avait éprouvé peu de critiques relativement
à la fable ou partie dramatique de ses nouvelles :
celles qui lui furent adressées lors de la première publication
, concernaient particulièrement le style de ses
intéressans récits dont quelques termes , quelques locutions
parurent offrir matière à une discussion grammaticale.
L'un des rédacteurs de ce journal , connu par la
puretéde son goût et la sagacité de ses jugemens littéraires
, fut un des écrivains qui , après avoir loué dans
son ensemble l'ouvrage de M. Bouilly , crut devoir lui
soumettre diverses observations sur des formes ou constructions
de langage qui lui semblèrent hasardées . L'auteur
, doué d'un trop bon esprit pour négliger les objecMERCURE
DE FRANCE , JANVIER 1811. 67
tions qui lui ont été faites , et pour repousser les avis
qui lui ont été donnés , a mis en tête de cette nouvelle
édition une note dont nous transcrirons les passages
suivans :
<«< En annonçant que le principal but de cet ouvrage
» était de réunir sous le prestige d'une narration variée
» les difficultés de la langue française , pour y habituer
» les adolescentes qui daigneraient parcourir ces contes ,
j'ai dû m'attendre aux nombreuses observations des
» critiques et des grammairiens qui jouissent d'une réputation
méritée .
» Telle règle , avouée par les uns , est rejettée par les
» autres ; tel mot créé par des modernes , dont l'opinion
» fait autorité , est réprouvé par les anciens ce qui
» n'est que d'usage , d'exception , ou de caprice de la
» langue , est tantôt suivi , tantôt dédaigné , tantôt con-
» damné .
» Que faire dans un pareil choc de systèmes et d'opi-
» nions ? Le parti le plus sûr , en pareil cas , est de s'atta-
>> cher obstinément aux principes établis par un grammairien
qui joigne au savoir la plus grande clarté .
» C'est donc d'après M. de Wailly , qui m'a paru réunir
» ce double avantage , que j'ai posé les difficultés de la
» langue française disséminées dans ces contes : et c'est
» à lui que je renvoie toutes les objections qu'on pour-
» rait me faire encore.
Je me suis néanmoins fait un devoir de corriger
» quelques fautes qui m'étaient échappées , et dont m'ont
» averti des amis éclairés et des censeurs austères à qui
» j'offre ici le gage de ma sincère gratitude .
» J'ai cherché en même tems à donner plus de préci-
» sion et de clarté à certaines phrases que telle difficulté
» cachée rendait obscures ou contournées ; j'ais pris soin
» de retrancher toute expression recherchée qui sem-
» blait contraster avec la simplicité de style qui doit être
» la base de ces contes ; en un mot , j'ai cherché à les
» rendre , autant qu'il m'a été possible , dignes de l'ho-
» norable distinction qu'a bien voulu leur accorder un
» ministre aussi célèbre par son érudition que respec-
E a
68 MERCURE DE FRANCE ,
>> table par le rang qu'il occupe , en les déclarantà l'usage
» de la Maison impériale Napoléon d'Ecouen . »
2 Ce n'est point seulement dans son propre pays que
M. Bouilly a obtenu une récompense aussi flatteuse
des travaux qu'il a consacrés à l'éducation de la jeunesse:
les papiers anglais ont annoncé que les Contes à
ma Fille ont reçu l'approbation de la duchesse douairière
de Clifford , gouvernante de S. A. R. la princesse
Charlotte deGalles . En conséquence , cet ouvrage a été
admis au nombre des livres destinés à la jeune princesse
que sa naissance appelle au trône d'Angleterre ; il a été
également adopté par les premières maisons d'éducation
de Londres .
Les deux éditions précédentes avaient été faites avec
un grand luxe typographique ; elles étaient enrichies
d'un certain nombre de jolies gravures . M. Barrois a
voulu que cette troisième édition réunît tous les genres
d'avantages , et il a multiplié les gravures jusqu'à en
placerune en tête de chaque conte. La plupart se disfinguent
par une heureuse composition et la netteté du
burin. Des ornemens d'un aussi bon goût achèvent de
rendre cet ouvrage singulièrement propre à être offert
aux jeunes personnes , comme l'un des plus aimables
présens qu'on puisse leur faire dans le moment actuel .
L. S.
HISTOIRE DES CAMPAGNES DE MARIA , ou Episodede la Vie
d'une jolie Femme; Ouvrage posthume deRÉTIF DE LA
BRETONNE , avec la Vie de Rétif.-Trois vol. in-12 .
-Paris , chez Guillaume , imprimeur-libraire , place
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 41 .
Nous n'avions , jusqu'à présent , que deux cents volumes
de Rétif de la Bretonne; c'était bien peu. Pour
accroître nos jouissances , voici que M. Cubières de Palmezeaux
nous donne trois volumes d'oeuvres posthumes ,
précédées d'un éloge historique qui ne contient qu'un
volume; c'est encore bien peu. M. de Palmezeaux a composé
beaucoup d'éloges; nous possédons déjà ceux
JANVIER 1811 .
de Fontenelle , de Dorat , de Collardeau , de Rivarol , de
Flints-des-Oliviers, etc. Mais M. de Palmezeaux nous annonceque
son porte-feuille en recèle bien davantage , et
s'il est un jour assez généreux pour l'ouvrir , quels éloges
ne méritera-t-il pas lui-même ! M. de Palmezeaux avoue
néanmoins que le genre est facile et vulgaire. On a composé
quinze cents oraisons funèbres pour Louis XIV ; et
M. de Palmezeaux , dont la bibliothèque n'est pas bien
considérable , possède un volume qui renferme huit oraisons
funèbres du bon Henri IV , toutes composées par
le même auteur. Quel est l'homme de lettres qui dans le
cours desa vie n'a pas eu l'occasion de consacrer quelques
pages à la mémoire de ses amis , ou à la gloire de
quelques hommes célèbres ? Mais ce n'est pas assez de
louer, il faut louer avec talent: il faut sur-tout savoir
intéresser le lecteur , l'amuser ou l'attendrir. M. de Palmezeaux
a fait une étude particulière de ce genre d'éloquence
; il a même médité jusqu'aux notices des dictionnaires
historiques .
Il est content de Fontenelle ; il trouve Chaussepied
et Bayle exacts et instructifs ; mais il leur reproche de
n'avoir pas la forme dramatique; de n'avoir composé
que des articles froids et secs , qui ne font ni pleurer
ni rire. L'ingénieux d'Alembert vaut mieux , car il
a fait rire et pleurer M. de Palmezeaux ; De Boze l'a
endormi ; Saverien lui plait assez ; Bailly , Condorcet
et Vicq-d'Azyr ont de la sagesse et de l'éloquence; Laharpe
sait orner une phrase. Mais le seul orateur qui
possède les formes dramatiques , le seul écrivain qui
connaisse le secret de toucher et d'émouvoir , c'est
Thomas ; Thomas qui s'élève et ne rampe pas dans les
nues; car M. de Palmezeaux nous avertit qu'on peut
bien ramper jusque dans les nues. C'est Thomas qui a
inspiré à M. de Palmezeaux le goût des éloges ; c'est à
l'impression qu'a faite sur lui l'éloge de Marc-Aurèle ,
que nous devons l'éloge de Rétif de la Bretonne. Qué
d'attentions , de soins, derecherches , cet ouvrage n'a-t-il
pas demandés ! M. de Palmezeaux déclare que , de tous
les éloges qu'il a composés , aucun ne lui a donné autant
depeine que celuide Nicolas-Edme Rétifde laBretonne.
1
70 MERCURE DE FRANCE ,
1
Il a fallu rassembler les deux cents volumes de cet
auteur fécond; passer six mois entiers à les lire , à les
méditer, à les extraire; et comme ces deux cents volumes
sont imprimés sur du papier gris et avec des têtes
de clous , c'est-à- dire , avec des caractères indéchiffrables ,
M. de Palmezeaux a failli perdre la vue; pendant six
mois ses yeux sexagénaires ont éprouvé des souffrances
inouies . Quelle constance héroïque ! et quel dévouement!
Il est vrai que M. de Palmezeaux lisait des chefsd'oeuvre
; mais ce plaisir était pour son esprit; son corps
n'en souffrait pas moins .
S'il n'eût élé question que d'un homme ordinaire ,
M. de Palmezeaux aurait pu se contenter de suivre humblement
les sentiers battus , et de renfermer ses éloges
dans l'étendue de quelques pages , mais il s'agit ici d'un
homme extraordinaire , d'un grandhomme auquel la postérité
doitdes autels. Ainsi l'éloge que M. de Palmezeaux
consacre à la gloire de son immortel ami Rétif de la
Bretonne , ne ressemblera à aucun de ceux que nous
connnaissons , et pour remplir cette grande tache , M. de
Palmezeaux s'est créé une poétique neuve et extraordinaire
, comme le héros dont il est question . Savezvous
pourquoi la plupart des éloges historiques sont
fades , ennuyeux , soporifiques ? C'est que ceux qui les
composent ne savent point se saisir du lecteur , le conduire
pas à pas , à travers les ornières et les précipices ;
c'est qu'ils ne savent pas s'identifier avec l'homme de génie
qu'ils entreprennent de faire connaître , et se revêtir
successivement de ses qualités et de ses défauts . M. de
Palmezeaux procède tout différemment , et ne craint point
de se traîner dans les ornières pour peindre son héros .
Que dis-je ? son style s'accommode à toutes les vicissitudes
de la vie de Rétif , à toutes les inégalités de son
caractère ; il est beau de l'entendre lui-même :
« La vie d'un auteur célèbre est , pour l'ordinaire ,
>>>très -oragense ; pour le peindre comme il faut , c'est-
>>à-dire , avec vérité , il faut nécessairement s'environner
>>d'orages , Voilà ce que j'ai fait dans ma notice histo-
>> rique et critique sur la vie et les ouvrages de Rétif de
> la Bretonne. Rétif de la Bretonne a été persécuté ,
JANVIER 1817. 1
» parce qu'il avait du génie; et mon style marche par
>> soubresauts , c'est- à-dire , sans méthode ; car Rétif de
>> la Bretonne se faisant de nombreux ennemis , par ses
>> sorties quelquefois violentes contre les individus de
> sa connaissance , et même contre ceux qui n'en étaient
» pas , j'ai dû n'avoir dans mon éloge de Rétif de la Bre-
> tonne ni mesure , ni méthode. Cet éloge ou plutôt
>>cette notice est remplie de paradoxes qu'on me par-
>> donnera , sans doute , lorsqu'on saura que j'avais à
>>peindre un homme vraiment sublime , mais en même
>>teins très-paradoxal .>>>
Voilà des principes de littérature neufs et tout-à-fait
inconnus avant M. de Palmezeaux; voyons maintenant
ce qu'ils vont produire. M. de Palmezeaux commence
par nous apprendre que Rétif de la Bretonne était fils
d'un pauvre paysan du département de l'Yonne , qui cultivait
la terre en tout bien et en tout honneur. Rétif ne
rougissait point de sa naissance , il se disait fils de berger
et berger lui-même : mais quand il rencontrait quelquesuns
de ces esprits faux ethautains qui n'estiment que les
titres et n'accordent rien à la personne , alors ilse soulevait
de toute lahauteur de son ame , et se faisait descendre
fièrement de l'empereur Pertinax, dont le nom latin
signifie Rétif.
La vie du Pertinax moderne n'offre rien de bien remarquable
sous le rapport civil et politique. Elle ressem
ble, dit sonhistorien, à celle d'un bon bourgeois de Paris ,
lequel mange , digère, dort tranquillement sans s'inquiéter
de ce qui se passe autour de lui: mais elle fut extraordinaire
et remarquable sous le rapport littéraire. Ici
vous croyez que M. de Palmezeaux va rendre compte
de l'éducation, des études , des goûts , des productions
de son héros . Cette méthode serait celle d'un esprit vulgaire
, ce serait commencerpar le commencement, suivre
servilement les routes battues : M. de Palmezeaux ne
s'abaissera pas à ces formes usées et triviales ; tout doit
être extraordinaire dans la vie d'un écrivain extraordinaire
. N'attendez point une analyse claire , fidèle et intéressante
des ouvrages de Rétif; ce serait encore une
erreur ; M. de Palmezeaux vous promenera au gré de
༡༣ MERCURE DE FRANCE ,
son caprice à travers les deux cents volumes sortis de la
plume féconde de son héros ; mais en homme habile il
entremêlera son récit de détails piquans et curieux sur
sa vie privée . Vous saurez d'abord que ses premières
amours furent pour Jeannette Rousseau , que Jeannette
Rousseau était charmante ; mais que le premier dimanche
qui suivit le premier septembre d'une année qui n'est
pas désignée , le hasard voulut que Rétif allât à la foire
de Saint-Loup , et qu'il y vit Edmée Servigné . Or ,
Edmée Servigné était presqu'aussi jolie que Jeannette
Rousseau , mais elle était plus colorée . Rétif se mêla
donc à la danse , prit la main d'Edmée , et sentit au tact
qu'elle méritait d'être adorée ; il voulait l'adorer lorsque
le sort lui présenta Manon Bacon et Madelon Prudor
encore plus colorées . Ces deux beautés changèrent toutes
ses dispositions et le tinrent enchaîné à leur char , jusqu'au
jour où Toinette Baron , et Madeleine Tangis vinrent
rompre ses fers. Rétif était né capricieux et volage ;
il se détacha encore de Madeleine Tangis et de Toinette
Baron , pour voler successivement dans les bras de Rose
Lambolin , de la belle Colombe et de la séduisante
Zéphire . Zéphire n'était qu'une fille publique , mais une
fille adorable , un modèle d'innocence , de pudeur et de
vertu . Rétif se disposait à l'épouser lorsque la mort la
lui enleva , et pour combler ses maux , il apprit qu'elle
était sa fille .
Tout cela n'est- il pas d'un intérêt vif , entraînant ?
N'êtes-vous pas heureux de connaître les noms de Manon
Bacon et de Rose Lambolin ? Voudriez-vous ignorer les
autres aventures de Rétif de la Bretonne ? M. de Palme,
zeaux n'en oublie aucune . Tantôt c'est l'incomparable
Parangon , tantôt la belle Amélie , tantôt Henriette l'anglaise
et Barbe la Franc-Comtoise qui occupent ses pin-
-ceaux. Barbe la Franc- Comtoise mérite sur-tout une
mention honorable ; elle fit naître à Rétif une idée neuve ,
singulière , profonde , une idée qui ne pouvait germer
que dans la tête d'un homme supérieur , celle de se faire
curé , et d'adoucir les rigueurs du célibat en prenant
Barbe pour sa gouvernante . Quel dommage que Barbe
n'ait pas mieux répondu aux vues de l'immortel Rétif ,
JANVIER 1811 . 73
,
que ses infidélités aient troublé une si belle vocation !
Peut-être au lieu de deux cents volumes de romans
aurions-nous aujourd'hui deux cents volumes de prônes
et d'homélies . Quelle perte pour le salut des ames et
l'édification des fidèles !
Séparé de Barbe la Franc-Comtoise , Rétif reprit tous
ses goûts profanes ; Manette Teinturier , Françoise Sellier,
Jacqueline Tulout, devinrent successivement l'objet
de ses adorations. Enfin le jour arriva où l'hymen devait
aussi obtenir son triomphe , et le volage Rétif s'enchaîna
sous les lois d'Agnès le Bègue . Ici commence un nouvel
ordre de choses. Lehéros tombe dansla misère ; pendant
cinq ans , il traîne dans l'abjection une vie triste , obscure
et malheureuse ; enfin sa douleur était extrême lorsque
lafortune lui fait connaître Rose Bourgeois , fille d'un
ame noble , d'un coeur élevé. Il sent alors son génie s'enflammer
, l'amour de la gloire le saisit puissamment ; il
commence son premier ouvrage , c'était la Famille Vertueuse.
Cette famille eut peu de succès dans le monde;
mais ce léger revers ne découragea point le grand
homme; il publia successivement Lucile , la Confidence
nécessaire, le Pied de Fanchette , et la Fille naturelle.
Rétifde la Bretonne était accommodant sur le prix de ses
ouvrages. Il donna le premier pour trois louis , et ne
retira presque rien des autres . Le jour de sa gloire n'était
pas encore arrivé , ce fut la publication du Paysan Perverti
qui fixa ses destinées. Dès ce moment ses ouvrages
eurent une vogue prodigieuse , et dans l'espace de dix
ans il gagna cinquante-six mille francs . Il serait difficile
de suivre M. de Palmezeaux dans la nomenclature de
toutes les productions de Rétif. Il suffit de dire qu'elles
lui paraissent , presque toutes , des chefs -d'oeuvre , et
que les Contemporaines excitent sur-tout son enthousiasme
et son admiration. Voici de quelle manière il en
parle :
« Disparaissez , contes moraux de Marmontel , tant
> vantés , vous n'êtes rien auprès des Contemporaines .
> Vous , M. Marmontel , vous étiez rédacteur du Mer-
> cure de France , et en cette qualité , bien pensionné
> par Louis XV lorsque vous avez fait vos contesmo-
1
74 MERCURE DE FRANCE ,
1
» raux . Rétif de la Bretonne était un pauvre prote d'im-
» primerie qui , peut- être , avait la bonhommie de cor-
» riger les fautes d'orthographe de vos manuscrits : mais
» le prote d'imprimerie l'emportait bien sur vous , M.
» l'académicien . Vous avez peint , M. l'académicien ,
» ce qui se passe dans les maisons riches , dans les
» salons dorés , et quelquefois aussi dans les campagnes;
» mais vos paysannes sont maniérées , enjolivées ,
» M. l'académicien ; vous leur donnez tout votre esprit ,
» toutes vos grâces factices ; mais Rétif de la Bretorne
>> ne vous ressemble pas . Il peint à grands traits , et
» souvent avec finesse , la jolie Epicière , la belle Limo-
»> nadière , et tout ce qu'il a vu de beau et de joli dans la
» Confiseuse , la Polisseuse , la Tonnellière , la Bro-
» cheuse , la Blanchisseuse , et jusque dans la fille du
>> savetier du coin .... La prétendue bonne compagnie
» dira : il n'a peint que les femmes du peuple . Eh ! pour-
» quoimépriser les femmes du peuple sur-tout lorsqu'elles
» sont jolies ? la véritable noblesse pour les femmes est
» bien plus dans les grâces de la figure que dans les
>> armoiries de leur mari . »
C'est avec cette châleur , ce ton d'admiration et d'enthousiasme
, que M. de Palmezeaux analyse successivement
les principaux ouvrages de son ami . Voyons-le
maintenant s'élancer dans une route nouvelle et tenir les
promesses qu'il nous a faites ; car il s'est engagé à donnet
à cet éloge des formes dramatiques , et jusqu'à présent
tout est encore historique : mais n'en doutez point , les
paroles de M. de Palmezeaux s'accompliront ; il se reprochera
le premier d'avoir retardé vos jouissances , et confus
de son oubli , il s'écriera :
« Je suis las de toujours parler en mon nom . Dans un
>> ouvrage aussi long que celui- ci , il faut de la variété ,
» des formes dramatiques et animées ; il faut du mouve-
>> ment , en un mot , sans quoi on endort le lecteur , et
>> l'on ne fait connaître qu'à demi le héros qu'on célèbre .
» A moi donc , Bonneville , à moi ! voilà Bonneville qui
» se présente ; je n'ai eu besoin que d'un coup de baguette
pour le faire venir. « Bon jour , mon cher Bonneville ,
->> comment vous portez-vous aujourd'hui ? — Pas trop
-
JANVIER 1811 . 75
a
>> bien , mon cher Palmezeaux; un libraire vient de me
>>faire banqueroute d'environ trente mille francs , et
>>j'avoue que cet événement m'a rendu un peu malade .
,
Je le crois ; mais quittons cette matière; je veux
>>vous parler d'un homme qui s'appelait Nicolas comme
>> vous , de Nicolas Rétif de la Bretonne , et comme j'ai
>>le projet de faire de lui une espèce d'éloge historique ,
» ou une notice un peu détaillée sur sa vie et ses écrits ,
> allons mon cher Nicolas Bonneville , dites-moi
>> ce que vous pensez des ouvrages de Nicolas Rétif de
>> la Bretonne. Vous le connaissiez , vous alliez chez lui
>> souvent , il venait souvent chez vous , il vous sera
>> facile de mesatisfaire .>> Bonneville , à ces mots , s'essuie
>>le visage avec son mouchoir, il tousse , il crache plus
>> d'une fois , et figurez-vous , lecteur , qu'il m'adresse la
>> parole en ces terines, >>
Avouons qu'il serait difficile de trouver un tour plus ingénieux,
plus délicat , plus noble , une forme plus neuve ,
plus piquante, plus dramatique : que de naturel etd'intérêt
dans cette image de Bonneville qui tousse et qui crache
plus d'une fois ! Quelle naïve familiarité dans ces mots :
comment vous portez-vous ? Et quel plaisir encore d'entendre
Nicolas Bonneville disserter sur Nicolas Rétif ,
qu'il appelle son.Homonyme ? Il parle pendant une
heure ; il décrit de nouveau les ouvrages de Rétif ; il
raconte ses querelles avec les censeurs , ses différens
avec les libraires , ses aventures avec les filles . Il le compare
à Milton , à Mme Riccoboni , à Jean-Jacques Rousseau
, à l'abbé Prevost , à Florian , à Rembrandt , à Téniers;
il le place beaucoup au-dessus de ces grands
hommes , et puis il s'en va. M. de Palmezeaux reprend
alors la plume, et nous trace à grands traits les droits
que son ami s'est acquis à l'immortalité par ses oeuvres
dramatiques . Si le théâtre de Rétifest peu connu , c'est
le sort de tous les ouvrages de ce genre qui n'ont point
été représentés . M. de Palmezeaux n'a-t-il pas composé
lui-même des tragédies dont personne ne parle , parce
que jamais elles n'ont osé se produire en public , semblables
à ces beautés modestes dont le mérite est d'autant
plus pur qu'il craint davantage de s'exposer au grand
76
MERCURE
DE
FRANCE
,
jour? Les oeuvres dramatiques de Rétif sont en prose ;
mais elles n'en sont pas moins dignes des suffrages du
public. Celles que M. de Palmezeaux adınire davantage ,
sont la Cigale et la Fourmi , le Jugement de Pâris , la
Mère impérieuse , le Bon Fils , les Fautes personnelles ,
la Prévention nationale , le Drame de la Vie, le Libertin
fixé , et les Deux Réveils d'Epimenide. M. de Palmezeaux
accuse plusieurs de nos auteurs dramatiques de s'être
approprié les richesses de Rétif de la Bretonne ; et cite
entre autres Flints- des-Oliviers et Desforges . L'imagination
de Rétif était si féconde et si vive , qu'une semaine
lui suffisait pour composer un volume . Souvent même il
ne l'écrivait pas et le composait debout à la casse ,
comme s'il eût eu le manuscrit devant les yeux. Avec
tant de ressources , il mourut dans la pauvreté , et ses
dernières années eussent été flétries par la misère , si de
généreux amis ne fussent venus à son secours . Le nom
de Rétif de la Bretonne jette peu d'éclat dans sa patrie ;
mais sa gloire est immense dans toute l'Allemagne .
Voici de quelle manière s'explique à son sujet l'auteur
du roman de Maurice :
« Rétif , ce génie vraiment extraordinaire , cette appa-
>> rition inconcevable dans le siècle où nous vivons , ne
>> me semble pas assez apprécié . Jamais écrivain n'a
» possédé plus d'imagination , plus d'originalité , un
»style plus à soi , une manière plus neuve et plus atta-
» chante . On reconnaît l'esprit et le coeur des Contem-
» poraines dans chaque page qui sort de sa plume : ce
» coeur qui brûle de l'amour sacré du bien public , cet
» esprit qui connaît les travers de sa nation , le jeu des
» passions et le labyrinthe de notre constitution morale
devraient faire l'étude et l'admiration de nos jeunes
>> romanciers . »
Quand M. Mercier voyagea en Allemagne , on l'arrêtait
par-tout pour le questionner sur Rétifde la Bretonne :
« Est-il grand ? est- il petit ? blanc ou noir ? brun ou
» blond ? gras ou maigre ? est- il marié ou garçon ? mange-
» t-il peu ou beaucoup? fait-il de l'exercice ? ou reste- t - il
» sur sa chaise , etc. ? »
--M . de Palmezeaux se fait aujourd'hui un devoir de
JANVIER 1811 .
77
ec
répondre à ces questions, et si son livre arrive enAllemagne
, les curieux seront satisfaits ; ils apprendront
queRétif n'était ni grand , ni petit , ni blanc , ni noir;
que ses traits étaient fortement dessinés , et que la forme
de ses sourcils lui donnait quelque chose de l'aigle et du
hibou. Il aimait peu la toilette , se contentait souvent
d'un habit sale et déguenillé , faisait rarement sa barbe,
ne lavait guères ses mains , et négligeait tous ces petits
soins efféminés que dédaigne l'homme de génie. Il préférait
la société des couturières à celle des grandes
dames; cependant il ne négligeait pas la société des
grandes dames , et s'honorait d'y être reçu . Quelques
esprits détracteurs l'ont nommé le Voltaire des antichambres,
le Rousseau des halles. M. de Palmezeaux le justifie
sur l'indécence de ces dénominations : mais il avoue
néanmoins qu'il n'a pas toujours respecté la décence et
les moeurs , et que son style se ressent trop souvent des
lieux qu'il fréquentait. « Oh ! combien , s'écrie-t-il , les
>> ouvrages de Rétif de la Bretonne seraient plus inté-
▸ ressans , plus utiles , plus amusans , plus sublimes ,
* s'ils étaient dépouillés de tout ce fatras d'expressions
› basses , triviales et crapuleuses qui les déparent ! >>>
Malgré cette exclamation , M. de Palmezeaux n'est pas
moins pénétré d'admiration et de respect pour le héros
qu'il célèbre ; il déclare nettementqu'il le regarde comme
un des plus grands hommes que la nature ait produits ;
il le place au-dessus de nos plus célèbres écrivains , et
ne voit dans Jean-Jacques Rousseau qu'un déclamateur
fort inférieur à Rétif de la Bretonne. Enfin , pour louer
son héros de toutes les manières , il propose à ses lecteurs
trois quatrains pour être mis sous le portrait ou la
statue de son immortel ami. Le suivant pourra donner
une idée des autres .
Jeté dans l'univers , comme un enfant novice ,
Il adora l'humanité ,
Et quoique par le sort en tout tems maltraité
Fut le flagellateur et le peintre duvice.
Voilà ce qu'on apprend dans l'éloge historique
Rétif par M. de Palmezeaux. L'auteur avoue qu'il n'
78 MERCURE DE FRANCE ,
point composé un chef-d'oeuvre ; mais il se flatte au
moins d'avoir rendu un service essentiel à l'humanité et
aux lettres , en lui faisant connaître un homme aussi
prodigieux par la force de son caractère , que par la
hauteur de son génie et l'étendue de ses talens .
Nous ferons connaître dans un autre article l'Histoire
des Compagnes de Maria . : SALGUES.
FRAGMENT DE CALEDONIA ,
ου
VOYAGE EN ÉCOSSE , PAR MADAME DE BERLEPS.
Traduit de l'allemand.
A M. HERDEZ .
Oban, dans le milieu de Juin 1810 .
Mon digne ami , mon maître révéré et chéri , vous
apprendrez sans doute avec plaisir que notre voyage est
heureux et agréable ; que nous parcourons , Macdonaldet
moi , avec un vif interêt , une des plus belles parties des
montagnes d'Ecosse , que nous pensons souvent à vous ,
et que vous êtes l'objet de la plupart de nos entretiens
Mais ce n'est pas encore assez pour les amis qui vous
regrettent : il faut , pour que notre jouissance soit complète
, vous y associer au moins en idée ; puisque nous
n'avons pu vous avoir pour compagnon de notre pélérinage
, il faut que vous partagiez également nos plaisirs , et
que vous sachiez tout ce que nous avons éprouvé en visitant
ces contrées intéressantes . Nous vous communiquerons
tout ce que nous avons vu , pensé , senti , rêvé
même ; car vous savez que votre amie est un peu rêveuse
de son naturel , que son imagination aime à s'égarer , et
vous lui pardonnerez ces écarts d'autant plus qu'ils ne
porteront que sur ses réflexions, et que la plus scrupuleuse
vérité guidera sa plume dans la partie descriptive. Je suis
chargée de remplir ce soin précieux à mon coeur : je reste
seule ici pendant quelques semaines , et c'est vous , mon
ami , que je choisis pour animer ma solitude . Macdonald
m'a quittée pour aller conduire sa soeur à South-Uist , son
île natale , où elle va rejoindre ses parens , après avoir
:
JANVIER 1811 .
79
passé près d'une année avec son frère à Anstruther , ou
près de moi à Edimbourg .
C'est sur les bords de la Clyde que je veux d'abord vous
conduire. Dans une autre lettre je vous parlerai de mes
observations sur Edimbourg , sur sa situation , sur le pays
qui l'environne. Laissez-moi commencer par mes chères
montagnes ; vous savez que je leur donnerai toujours la
préférence. Le chemin de quarante milles anglais ( treize
lieues environ de France) d'Edimbourg à Lanark , ne m'a
rien offert de remarquable. On parcourt plusieurs lieues
de bruyères sauvages qui rappellent celles du pays de
Lunebourg. J'ai été d'autant plus agréablement surprise
en arrivant sur les bords de la Clyde de trouver un pays
romantique , des rochers couronnés d'arbres et des bosquets
touffus .
Au sortir de l'un des détours de la route sur laquelle
je cheminais , j'aperçus tout-à-coup , dans un petit valon
entre la colline et la rivière , une quantité de nouveaux
édifices dont quelques-uns me parurent assez considérables.
Les autres , plus bas et plus petits , formaient une
assez longue rue. Ce sont les célèbres moulins à filer le
coton de New-Lanark .
,
1
Cet établissement intéressant , qui date de quinze ans
doit son existence à l'industrie et à l'activité d'un honnête
homme nommé David Dale , simple tisserand à Glascow .
Il eut l'idée aussi téméraire qu'heureuse d'affermer ce terrain
marécageux , qui paraissait ne pouvoir être de nul
rapport. En resserrant le cours de la Clyde par un canal
creusé dans le roc , il a pu l'employer à faire tourner les
rouages nécessaires à ses moulins. Des difficultés sans
nombre , des accidens fâcheux , tels que l'incendie de
son premier moulin ne rebutèrent point cethomme actif
et courageux. Il continua à bâtir, et ses établissemens
actuels ont une étendue et une perfection difficiles à concevoir
, sur-tout pour ceux qui connaissent l'état précédent
decette contrée. Quatre moulins , grands , réguliers , bien
éclairés et solidement bâtis , contiennent chacun cinq à six
mille rouets. La partie des machines qu'il n'a pas voulu
me montrer en entier , dont je ne serais pas d'ailleurs un
juge compétent, est , dit-on , établie avec beaucoup d'intelligence
et de soins . Des enfans de six à douze ans sont
employés à surveiller les rouets et à nouer les fils qui se
cassent . Tous ces enfans , et il y en a beaucoup occupés à
ce travail facile ,ont un air de santé et de bien-être qui
;
80 MERCURE DE FRANCE ,
;
fait plaisir. Ils sont habillés proprement et chaudement.
Combien l'industrie guidée par une bonté éclairée peut
être utile à l'humanité !Deux mille individus existent à
l'abri du besoin et des vices qui si souvent en sont la suite,
sur ce petit coin de terre où personne n'existait il y a
quinze ans ; et ce n'est ppaass seulement à ce coin deterre
que se bornent les bienfaits de ce bel établissement ; les
villages et les habitations environnantes y trouvent pour
leurs denrées un débit sûr et facile . Le nombre des enfans
qui y sont élevés et entretenus est de six à sept cents .
Une circonstance difficile à croire , mais qui m'a été affirmée
de manière à ne laisser aucun doute , est la preuve la
plus sûreque ces enfans y sontbien soignés .
Pendant sept années , sur trois mille enfans occupés successivement
à l'établissement , il n'en est mort que quatorze,
ét il n'y a point d'exemple encore que dans lenombreconsidérable
d'individus employés depuis l'existence de cette
manufacture , il s'y soit commis aucun délit qui ait donné
lieu àdes poursuites juridiques . Le plus grand nombre des
enfans esthabillé et logé par M. Dale. Il règne dans leur
demeure un ordre et une propreté parfaite; ils changent
fréquemment de linge; leurs vêtemens de cotonnade sont
lavés tous les quinze jours. Leur nourriture consiste principalement
en boeuf, harengs , gruaux et fromage . Ils sont
astreints chaque jour à onze heures d'un travail peu fatigant.
Depuis sept heures du soirjusques à neuf, ils fréquentent
une école surveillée par M. Dale , et établie à ses frais. La
partie moraley est sur-toutextrêmement soignée. Le grand
nombre d'artisans et de tisserands qu'exige la fabrique, demeure
dans de jolies habitations peu distantes des moulins .
Lamaison hospitalière du maître , entourée de vergers et de
jardins , est un peu plus étendue , mais ne se distingue pas
des autres par une apparence de faste et d'opulence . Il est
difficile de déterminer à combien se monte le produit net
de cette manufacture. On m'a dit que le coton brut qui se
travaille ici peut aller à huit mille livres. La plupart des onvriers
sont des montagnards Ecossais qui voulaient quitter
leur patrie pour chercher dans les pays lointains une substance
que leur refusait leur sol natal. Leur vaisseau fit naufrage
, et M. Dale offrit un asyle à plusieurs centaines de
ces malheureux aventuriers qui voulaient passer en Amérique;
il prévint ainsi une émigration si nuisible et si peu
naturelle : bientôt ceux-ci en attirèrent d'autres , et principalement
des veuves et des enfans . C'est pour cette classe
de
JANVIER 1811 . 81
de malheureux qu'un établissement de ce genre est surtout
utile. Plus une mère y amène d'enfans et plus elle est
riche. :
Il m'est arrivé ici ce qui m'arrive rarement , d'oublier la
LA
SEINE
nature pour admirer les productions de l'art; du moins
je n'eus pas autant d'empressement que j'en aurais eu
dans toute autre circonstance à visiter les cascades de la
Clyde, où je vais vous conduire à présent. On cheminependant
quelque tems à l'ombre des plus beaux arbres , avant
que d'arriver à l'entrée d'un bosquet appartenant à urre
bellemaison de campagne , appelée Bonnyton-Housec
bruit du Corralin se fait entendre long-tems avant qu'on
puisse jouir de la vue de cette chute majestueuse ; je non
treprendrai pas d'en faire la description , il faut avoir déjà
vu des scènes de ce genre pour monter son imagination au
point de s'en faire une idée qui approche de la réalité. Elle
diffère dans ses effets des chutes du Rhin, du Reichenbach,
du Staubbach : ces cascades peuvent cependant donnerune
idée du Corralin, particulièrement la chute du Rhin à
Schaffouse; il faut convenir même que l'effet de cette dernière
est plus grand. Le Rhin est plus large que la Clyde ,
il tombe de plus haut, et les rochers entre lesquels il se
brise, sont plus considérables; de plus , le lieu d'ou lon
observe le Rhin , est disposé de manière à en augmenter
l'effet : cette galerie placée dans la chute même , ces rocs
immenses suspendus sur votre tête , l'écume qui vous environne
, ce tonnerre qui remplit l'oreille , tout contribue à
frapper les sens et l'imagination , et cette scène étonnante
reste à jamais gravée dans l'ame de celui qui en ajoui une
fois.
Sous un autre aspect les chutes de la Clyde ont peut-être
unavantage sur celles du Rhin ; trois chutes répétées , mais
variées dans leurs effets , des rochers pittoresques , des
arbres magnifiques , des lieux de repos délicieux , où tout
estattrayant; tont autour de vous forme un ensemble intéressant
au possible et que l'on quitte à regret; je ne connais
aucun site où l'on puisse mieux se livrer à ce que les
Anglais appellent thejoy ofgrief, et les Français le charme
de la mélancolie. A présent représentez-vous que la personne
qui possède ce paradis terrestre vit dans l'atmosphère
enfumé de Londres depuis trois ans , sans avoir senti le
besoin de rafraîchir ses poumons par l'air frais et embaumé
de ce joli vallon.
* Les deux chutes du Corralin et du Bonnyton peuvent
F
1
MERCURE DE FRANCE ,
1
être vues du bosquet; un pavillon bâti sur unjoli monticule, réunit les vues des différentes beautés de ce site : en y entrant , en même tems que l'oreille est frappée du bruit de la chute , on croit voir les eaux se précipiter au-dessus de sa tête ; cet effet d'optique est produit par une grande glace adaptée au plafond. De l'une des fenêtres on voit le Corralin et son entourage romantique , Carra-House , la
tour de Wallace , et un moulin . De l'autre côté , New-Lanark avec tous ses édifices , et à gauche un bois touffu . Carra-House est une maison de
campagne sur l'autre bord de la Clyde , habitée par trois vieilles demoiselles . La tour ruinée dont j'ai parlé et qui fait l'effet le plus pittoresque , placée droit au-dessus de la chute , doit avoir , dit-on , servi de retraite au fameux Walace, lorsque , trahi par des amis ingrats , il cherchait à éviter la fureur des Anglais , auxquels on voulait le livrer.
Tell et
Les Ecossais ainsi que les Suisses consacrent volontiers
dans les lieux qu'ils habitent les noms de leurs héros. Il fan- drait plus de tems et d'érudition que je n'en ai pour me livrer à la recherche de pareilles traditions , et de ce qu'elles
peuvent avoir de vrai ou de faux; d'ailleurs ce que je pour- rais recueillir par ces recherches ne me dédommagerait
vraisemblablement pas de ce que je perdrais du côté des jouissances poétiques ; j'aime mieux croire à ce qui me fait plaisir et m'élève l'ame , que d'être désenchantée par le triste doute ou par la vérité quelquefois plus triste encore. Que l'on me prouve mathématiquement que Guillaume le barde Ossian n'ont jamais existé , et les montagnes
de la Suisse et celles de l'Ecosse perdront pour moi la moitié de leurs charmes ; j'aime à y chercher la trace de ce héros valeureux , de ce chantre sublime ; j'aime à me représenter leurs ombres errant dans ces contrées dont ils ont fait la gloire , et d'où l'orgueilleux scepticisme veut les bannir après tant de siècles. Je me suis quelquefois de- mandé: pourquoi l'homme est-il attiré, et souvent avec la même ardeur , tantôt par la vérité , tantôt par les illusions ? pourquoi la poursuite de deux choses si incompatibles lui donne-t-elle également du plaisir, et pourquoi cependant les détruisons-nous l'une par l'autre , lorsque nous en tron- vons l'occasion? Il y a dans cette disposition un but difficile à découvrir; est-ce peut -être que dans l'état futur de notre ame la vérité aura cette beauté , ce charme et cette grandeur
si souventici -bas dans l'illusion ??et fautil
cette double tendance vers des choses en apparence si
que nous
trouvons $ 1
JANVIER 1811 . 83
opposées pour conserver notre sens moral dans une disposition
qui le rende capable d'enthousiasme pour la vérité
lorsqu'elle s'offrira à nous dans toute sa pureté , sans être
altérée par aucun doute ? Pardonnez-moi ce petit écart
métaphysique ; vous aurez plus d'une occasion , dans ce
voyage que vous faites avec moi , d'observer queles erreurs
et les contes populaires ont donné à mon imagination des
jouissances queje voyais détruire à regret par une froide
critique. Je vous laisse sur mes réflexions , demain je
reprendrai ma course sans préambule.
Sur la route de Lanark à Hamilton on rencontre la troisième
chute de la Clyde , que je regarde comme la plus
belle: elle porte le nom de Stone-byre; les rochers sont
plus grands et la rivière tombe dans une direction pluspitforesque
. On quitte le chemin à unepetite barrière ; un sentier
dans le bois conduità unjoli banc ombragé , d'où l'on
a la cascade en face .
L
Lepays entre Lanark et Hamilton est ravissant , je doute
que l'Angleterre tant vantée , offre des sites aussi riches et
aussi gracieux. Le chemin suit les bords de la Clyde , qui
serpente tantôt à travers des rochers et des bois romantiques,
lantôt entre des prairies et de belles fermes . La campagne
est fertile et bien cultivée ; à l'exception du froment, ony
voit toutes les autres espèces de céréales . Les prairies
paraissent meilleures qu'aux environs d'Edimbourg , où je
les ai vues infectées de la renoncule des prés. Ily a dans le
comté de Lanark plusieurs arbres fruitiers, quisont d'ailleurs
assez rares dans le reste de l'Ecosse, Le grand nombre de
belles maisons de campagne que l'on rencontre bâties et
disposées d'un manière différente , donne à cette contrée
un caractère de richesse et de dignité qui trompe le voyageur.
Dans plusieurs parties de l'Allemagne , la même
étendue de pays serait d'un produit plus considérable ,
nourrirait un plus grand nombre d'individus , mettrait plus
d'argent en circulation , mais elle paraîtrait plus pauvre.
An lien de maisons ornées , élégantes , on n'y rencontre
que beaucoup de maisons de paysans chétives et mal
bâties . On ne voit point ici de village , comme en Suisse
ou enAllemagne ; dès qu'un certain nombre de maisons
se trouvent réunies , elles prennent le nom de ville; et en
effet des rues alignées leur donnent plutôt l'air d'un bourg
qued'un village. Mais il ne faut pasy chercher ces réunions
Joyeuses que Pon trouve dans nos campagnes ; ces places
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
'ombragées d'arbres au milieu d'un hameau; ces cours spacieuses
au devant des maisons si souvent animées par des
danses ou par des jeux champêtres ; les scènes de cette
espèce qui m'ont bien des fois intéressée , sur-tout dans le
midi de l'Allemagne , ne se rencontrent point ici. Mon coeur
se serre au triste aspect de ces cabanes de pierres obscures
et basses , rangées à côté les unes des autres ; sur le mur de
face de presque chacune d'elles est une enseigne; et six pour
une de ces enseignes annoncent qu'on y vend des liqueurs
fortes. La consommation de cette boissondangereuse est ici
très considérable. Cette classe d'hommes , moitié paysans ,
moitié citadin, ne cultive guères que des pommes-de-terre .
On voit aussi fort peu de granges , même dans les grandes
campagnes ou près des fermes; le foin et le blé sont ordinairement
en meules. J'avais peine à concilier cet usage
avec la nature d'un climat aussi humide qui paraît exiger
que ces récoltes soient recueillies et conservées dansdes
endroits secs : mais sans doute que l'agriculture en Ecosse
est encore dans son enfance ; elle n'est devenue que depuis
pçu l'objet de l'activité , de l'intérêt et des lumières de ses
habitans . Jusqu'à présent ils netirent que peu de profit de
leurs terres en comparaison des domaines enAllemagne ,
etc'est pourquoi ils n'ont pas besoin de granges .
Dans le nombre des campagnes que j'ai vues sur cette
route , celle qui m'a plu davantage est Mauldly-Castle , la
demeure du comte de Hyndfort; elle est neuve, mais
bâtie dans toute l'élégance du style gothique , avec des angles
arrondis en forme de tour : elle est située au- dessus
d'uneprairiequi descend en pente douce jusqu'à la rivière ;
plusieurs groupes d'arbres , jetés d'une manière pittoresque
, lui donnent un aspect enchanteur ; autour de la
prairie la rivière serpente doucement ; derrière le château
s'élèvent des collines plantées de bosquets; puis de hautes
et majestueuses montagnes ferment la scène sur un horizon
duplus bean bleu .
Le château du duc de Hamilton , près de la petite ville
du même nom , a une forme peu agréable , et sa position
n'est pas riante ; mais on y voit une collection de tableaux ,
et en particulier un Daniel dans la fosse aux lions , de
Rubens , qui vaudrait seul la peine de visiter ce château .
J'ai vu ce tableau superbe avec le plus grand intérêt : sur
la physionomie du prophète on observe un mélange trèsremarquable
de crainte humaine etde confiance en Dieu :
les lions sont effrayans , de même que leur antre ; les osseJANVIER
1811 . 85
:
mens humains épars autour d'eux augmentent encore l'ef
froi qu'ils inspirent. Et cependant la magie du peintre est
telle qu'on éprouve bientôt un sentiment rassurant produit
par l'effet d'une puissance invisible qui en impose à ces
animaux , et dompte leur instinct féroce. Rubens me paraît
avoir choisi dans ce tableau le sujet qui convenait le mieux
à son talent et à sa manière. Un tableau m'a encore frappé
dans cettebelle collection , c'estle portrait de Marie Stuart ,
fait dans sa prison enAngleterre ; elle n'est représentée
nijeune , ni gracieuse , et en général il n'existe point dans
ce pays de beaux portraits d'elle. J'ai lu dans un voyage
anglais , que l'auteur avait vu dans la grande Chartreuse
en Dauphiné un portrait de cette princesse d'une beauté
merveillouse , qui faisait la joie de ces bons religieux .
On voit encore dans cette collection de tableaux , le
portrait de Morton , ce malheureux régent d'Ecosse , l'ennemi
irréconciliable de la reine , bien plus malheureuse
encore. On y trouve aussi celui de son amant Rizzio : sa
figure insignifiante ne donne pas l'idée du favori d'une
reine qui ne manquait pas de goût. Ony voit aussiHobbes ,
John Knox , de fanatique mémoire ma bête d'aversion ,
Philippe II , roi d'Espagne , que je n'aime pas davantage;
la malheureuseAnne de Boulen qui m'a fort intéressée (1) ,
,
(1) L'infortunée Anne de Boulen , adorée du féroce Henri VIII.
roi d'Angleterre , qui lui sacrifia sa femme, Catherine d'Arragon , sa
religion et presque sa couronne , et qui la sacrifia ensuite , ellemême
, à Jeanne Seymour , et lui fit trancher la tête. Pour excuser
cette inconcevable barbarie , il l'accusa d'infidélité. Hume et les
meilleurs historiens prouvent que c'était une calomnie : mais faire
périr sur l'échafaud la femme qu'on a récemment adorée , la mère
d'une fille qu'on chérit , est un excès de cruauté dont Henri VIII a
donné l'exemple , et qui révolterait lors même qu'elle eût été coupable.
1,
Nous croyops faire plaisir à nos lecteurs en plaçant ici la lettre
qu'elle écrivit au roi , de sa prison , mise en vers parune femme que
ses vertus et ses talens rendaient très - intéressante ; elle se nommait
Mme B ....... , fille du célèbre historien Rapin Toiras , et vivait à
Lausanne en Suisse. Mère chérie et respectée d'une nombreuse
famille , elle n'existe plus que dans le souvenir de tous ceux qui
l'ont connue. Sa modestie égalait ses talens et ses nombreuses productions
en prose et en vérs n'étaient que pour ses amis ; rarement
:
86 MERCURE DE FRANCE ,
enfin, une foule de guerriers , d'hommes d'états .... Tout
cela forme une étrange réunion que je ne voudrais avoir
autour de moi qu'en peinture .
Le petit château de Chatellerault est bâti sur le modèle
du vieux château de ce nom , que la famille Hamilton a
possédé pendant plusieurs siècles en France ; c'est une
espèce de pavillon à l'extrémité des allées assez peu gracieuses
qui entourent Hamilton-House .
elle en fit part au public. Je n'en ai que plus de plaisir à sauver , au
moins de l'oubli , la touchante complainte de la malheureuse Anne
deBoulen.
...
ÉPITRE D'ANNE DE BOULEN A SON ÉPOUX.
Eteinte par l'horreur d'une prison obscure ,
Ma voix jusques à vous pourra-t-elle percer?
Daignerez-vous , Seigneur , écouter la nature ,
Quand votre coeur trompé s'obstine à l'offenser?
Quim'eût diťdans cesjours où cent fois votre bouche
M'assurait que vos feux ne s'éteindraient jamais ,
Qu'infidèle aujourd'hui , votre haine farouche
Survotre épouse en pleurs épuiserait ses traits ?
Non , ce n'est pas , Seigneur, la mort qui m'épouvante ;
Ellen'a point le droitde m'inspirer l'effroi :
Le crime seul la craint , et je meurs innocente;
Mais faut-il qu'un époux m'en impose la loi?
D'aussi cruels revers est-il d'autres exemples?
J'ai vu de mon bonheur s'occuper l'univers ,
Mon roi pour m'obtenir ébranla jusqu'aux temples ,
Je portai la couronne , et je suis dansles fers .
Qui jamais plus que moi d'un époux fut aimée?.
J'ai vu plus d'une fois mon maitre à mes genoux;
Etmoi de mon amant plus que du roi charmée ,
J'oubliai jusqu'au trône en des momens si doux.
L
Oui , je vous ai , Seigneur, toujours été fidèle ;
J'en atteste le ciel , mon amour , votre honneur.
Vous allez retrouver une épouse plus belle ,
Mais pour mieux vous aimer , Seymour n'a pas mon cosur.
Tujouisdemes maux, rivale trop barbare,
Tu crois que le bonheur suivra toujours tes pas.
1
1
T JANVIER 1811 .
87
y
D'Hamilton à Glascow le pays est encore riche et riant,
quoique moins pittoresque que celui qu'on a quitté ; on
voit Bothwell-Castle , une ruine remarquable qui offre
des traces de grandeur et de magnificence, telles qu'on en
voit peu parmi celles qui appartiennent au tems de barbarie
où il a subsisté ; il était bâti en entier d'une pierre
rougeâtre et polie :les murs etl'escalier d'une tour qui est
encore debout témoignent de la grandeur et de la solidité
Crains; ton amant, ton maître.... hélas ! il te prépare ,
Ainsi qu'à moi, peut-être , un odieux trépas .
Jen'ai point de regret à l'éclat de ma vie ;
J'ai perdu votre coeur, puis-je chérir le jour ?
Mais peut-être , ô douleur ! ma mort sera suivie
De celle dema fille , objet de notre amour.
Ah! quand d'Elisabeth vous proscrivez la mère ,
Quandvotre main l'arrache à mes tendres secours,
Daignez vous rappeler les momens où son père
Lui-même m'exhortait à veiller sur ses jours.
Oui , mes yeux vous ont vu touché de sa tendresse ,
Quand elle vous serrait dans ses bras innocens ;
Votre coeur lui rendait tendresse pour tendresse
Paraissait pénétré de ses jeunes, accens .
Ne lahaïssez pas , c'est la dernière grâce
Pour laquelle mon coeur ose vous implorer ;
Malheureux reste , hélas ! de l'orgueilleuse audace
Que l'amour de mon maître avait su m'inspirer.
Simon sort est fixé , si mamort est certaine ,
Puisselejuste ciel oublier vos rigueurs !
Ah! puissiez -vous jamais n'éprouver d'autre peine
Que eelledes remords , et qu'ils soient mes vengeurs!
Mais écoutez , Seigneur , mon ardente prière ,
Et quand au ciel pour vous j'offre mes derniers voeux
Sauvez des innocens ; que mon malheureux frère ,
Victime d'une erreur , trouve grâce à vos yeux.
Devivre plus long-tems je n'ai plus l'espérance,
Il faut vous délivrer d'un objet odieux .
Je pourrais réclamer icimon innocence ,
Mais vous aimez , Seigneur ! ... mon crime est dans ses yeux.
:
88 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 .
:
de cet édifice. Il paraît avoir été augmenté et change à
différentes époques par les différens maîtres qui l'ont possédé.
Bothwell, qui fut le dernier , le perdit lorsqu'il fut
poursuivi pour le meurtre de Henri d'Arnley; il avait été
le séducteur de l'infortunée Marie Stuart. On ne prononce
pas ce nom sans éprouver un sentiment involontaire de
tendre pitié ; et on ne voyage point en Ecosse , où se trouvent
tant de souvenirs de cette princesse et de ses malheurs,
sans en être profondément occupé. Comment ne
pas regretter qu'une souveraine aussi aimable , mais aussi
faible , ait été poursuivie par le destin de toute sa race , et
n'ait pu sauver ni sa vertu , ni sa couronne , ni sa vie, du
naufrage où l'ont entraînée les circonstances on elle s'est
trouvée , entre les mains de gens méchans ou égarés ,
vivant dans un siècle et dans un pays où les plus précieux
dons de la nature , sa beauté , ses grâces , ses talens ,
la noblesse de son ame , etla bonté de son coeur ont tourné
enpiége contr'elle; elle a succombé , victime de l'envie ,
de la séduction , d'une basse politique et de sa propre faiblesse.
Le tendre souvenir que conservent d'elle les Ecossais
n'est pas seulement fondé sur une partialité nationale ,
mais sur un sentiment vrai , avoué par la justice et l'humanité
. Bothwell-House , la belle habitation du comte de
Douglas , est à peu de distance du vieux château; son
architecture' , quoique simple , ses alentours agréables forment
un contraste piquant avec les traces de chevalerie
barbare qui restent de l'ancienne construction .
:
Mine DE MONTOLIEU .
(La suite à un prochain Numéro . )
POLITIQUE.
SUIVANT les dernières nouvelles de Constantinople , le
reiss-effendi n'ayant pas réussi dans sa mission , l'empereur
ottomana donné au grand visir les pouvoirs les plus étendus
pour négocier avec le général en chef russe; on espère
enconséquence que la paix ne tardera pas à se conclure.
L'empereur de Russie a reçu un rapport sur l'état du
cours du change ; S. M. en a paru très-satisfaite , et le
cours s'est amélioré. S. M. doit faire incessamment un
voyage à Twer.
La princesse de Suède est arrivée à Cosroër , malgré la
présence des bâtimens anglais; elle a quitté Elseneur le 22
décembré , et est arrivée le même jour très-heureusement
à Helsemborg , escortée par la marine danoise qui continue
à faire éprouver à celle des Anglais des pertes immenses
, tandis que sur différentes côtes les coups de vent
ont fait périr un grand nombre de leurs bâtimens en expé
dition , ou en croisière ; que la flotte devant Toulon ,
assaillie et maltraitée par la tempête , a été obligée de se
réfugier à Minorque pour se radouber , et que celle de
Siçile paraît aussi avoir éprouvé des pertes notables . Son
commandant revient en Angleterre .
Le congrès américain s'est assemblé le 5 décembre ; il
était important de connaître dans quelles dispositions ce
sénat du peuple uni trouverait son président à l'égard de
Angleterre , après les derniers actes qui ont hautement
attesté le désir de maintenir l'indépendance commerciale
du pays , et la volonté de faire respecter son pavillon.
Cette volonté y est fortement empreinte , et les Anglais
trouvent que ce discours , animé par le sentiment de la
dignité nationale , respire des sentimens très -hostiles ; car,
avec les Anglais , on est hostile aussitôt qu'on ne veut pas
être esclave ; vouloir exister , c'est déclarer la guerre ; sé
croire une nation , c'est se dire un ennemi. Si au 2 février
l'Angleterre n'a pas révoqué les ordres du conseil qui établissent
sur les mers sa domination , la dépendance des
neutres , le blocus des ports qu'elle ne bloque pas , l'acte de
non-intercourse , suivi par les Américains , restera en vigueur.
Les réponses faites à cet égard par M. Gallatin
secrétaire de la trésorerie des Etats-Unis , ne laissent aus

>
90 MERCURE DE FRANCE ,
cun doute. Les Anglais demandaient comme explication ,
à ce ministre :
1º. Si lesmarchandises embarquées en Angleterre avant
lè 2 février prochain , mais arrivant subséquemment à cette
époque , seront admises ou sujettes à la saisie ?
2º. Si un navire portant une cargaison de marchandises
anglaises aura la faculté de relâcher dans les ports des
Etats-Unis pour recevoir des ordres , ou prendre connaissance
de la continuation de l'acte de non- intercourse ?
En réponse à la première , M. Gallatin a déclaré que
toutes marchandises importées des possessions de la
Grande-Bretagne et arrivant dans les Etats-Unis postérieurement
au 2 février , serontconfisquées , si , à cette époque,
la Grande-Bretagne n'a pas révoqué ses ordres. Il s'ensuit
que si la connaissance de cette révocation n'est point parvenue
ici le 2 de février , les marchandises importées ,
comme il est dit ci-dessus , seront soumises à la saisie.
Quant à la seconde question , savoir : si les navires,
auront la faculté de relâcher , etc. , M. Gallatin ne s'est pas
expliqué d'une manière aussi claire; mais il a dit que ce
seraient les tribunaux qui en décideraient. Ici la loi estbien
connue, et les négocians savent qu'il serait dangereux de
hasarder quelques marchandises; et toutes les cargaisons
venant d'Angleterre courrontde grands risques , à moins
que cette puissance n'ait révoqué ses ordres d'une manière
franche et complètement satisfaisante . M. Gallatin est aussi
d'avis que les ordres du conseil du mois de novembre sont
abrogés de fait par l'ordre de blocus du mois d'avril , ensorte
que la révocation du blocus sur le papier (paper blockade),
est la demande sur laquelle on insiste principalement. Le
président, en faisant de la lettre du ministre de France la
base de sa proclamation , l'a prise avec les conditions qui
sont annexées à ladite lettre , l'une desquelles porte spécialement
quel'Angleterre révoquera tous ses ordres deblocus.
Oninfère de tout cela qu'une révocation formelle des ordres
du conseil du mois de novembre , ne serait pas regardée
par le gouvernement américain comme une mesure suffisante
pour empêcher les effets de l'acte de non-intercourse.
Aussitôt que l'on a eu connaissance à Londres des explications
ci-dessus données par M. Gallatin , une députation
des négocians qui commercent avec les Etats-Unis , s'est
rendue samedi chez le marquis Wellesley , mais n'a point
obtenu d'audience. Leur intention était d'informer sa seigneurie
que , d'après la sévérité des mesures qui vont être
adoptées en Amérique , ils se voient dans la nécessité de
JANVIER 18117
9
contremander tous les ordres donnés aux manufacturiers ,
et de faire déchargerles navires qui ont reçu des cargaisons,
plutôt que de courir des risques dont ils sont aussi
explicitement prévenus , à moins qu'il ne soit donné aux
négocians quelques assurances qui leur garantissent que
l'intention du gouvernement est de protéger les propriétés
anglaises , en apportant quelques modifications dans les
ordres du conseil et le système du blocus.
Le 2 février est ainsi une époque sur laquelle l'Europe
va avoir les yeux fixés . Ace jour les Anglais auront prouvé
pour la première fois, qu'ils n'ont que des prétentions
justes et modérées , ou , pour la millième , qu'ils ne mesurent
ces prétentions que sur le degré de leurs forces , et
celles présumées de leurs ennemis. Les destinées du commerce
, sa liberté , sa prospérité sont entre les mains d'un
peuple essentiellement commerçant; on verra si c'est ce
peuple qui persiste à vouloir usurper le commerce du
monde, au risque même d'anéantir avec le sien tous les
produitsde son industrié manufacturière ; on verra si un
peuple qui ne peut exister que par la liberté du commerce
etl'ouverture de tous les ports , persistera à vouloir que le
commerce ne soit pas même libre pour lui , que tous les
ports lui soient fermés , que ses tributs soient rejettés de
toutes parts , et comme offerts en sacrifice expiatoire de
tous les malheurs qu'a dû entraîner le système désastreux
auquel la France a dû chercher enfin un moyen de représailles
et de compensation.
Detels intérêts occuperaientl'Angleterre exclusivement ,
et seraient dans son sein l'objet de l'agitation la plus vive;
mais l'attention générale est partagée entre les affairesdu
commerce et la situation du pays , sous le rapport de la
constitution et du gouvernement. Le roi est dans le même
état. Dans l'affaire de la régence , les ministres n'ont en
qu'une très-faible majorité , et dans la question des attri
butions à donner à la reine , une majorité de 13 voix s'est
élevée contr'eux. Le soin de la personne royale de S. M.
est sans doute confié à la reine , mais elle n'aura que la
direction des choses et des personnes qui conviennent et
sont nécessaires pour le moment; elle ne pourra révoquer
ni nommer les grands officiers du palais. Cette défaite du
parti ministériel a réveillé les espérances de l'opposition ,
et on s'attendait à voir les chambres revenir sur les déli
bérations prises à l'égard de la régence . Voici sur ces délibérations
le texte de la protestation :
M. le prince de Galles ayantrassemblé toutes les brang
1
92 MERCURE DE FRANCE ,
ches de la famille royale , et leur ayant communiqué le
planque les serviteurs intimes de S. M. avaient dessein
de proposer à la chambre des communes et à celle des
pairs pour l'établissement d'une régence limitée si la continuationde
l'indisposition de S. M.l'exigeait , nous croyons
remplir un devoir sacré envers le roi , la patrie et nousmêmes
, en protestant de la manière la plus solennelle
contre des mesures que nous regardons comme absolu
ment inconstitutionnelles , et comme attentatoires à nos
droits , et subversives des principes qui ont établi notre
famille sur le trône du royaume . "
Suivent les signatures des ducs royaux.
Le Morning-Chronicle qui , dans cette importante discussion
a rompu de nombreuses lances en faveur des
princes contre les journaux ministériels , et particulièrement
contre le Courier, antagoniste intrépide des prérogatives
royales , contenait , à la date du 31 décembre , l'article
suivant qui ne sera pas lu sans intérêt.
Dans le cas où le prince accepterait la régence limitée
qui lui est offerte , les ministres paraissent disposés à for
merune cabale contre les mesures que son A. R. pours
rait prendre , à élever contre sa cour une autre cour où
l'intérêt d'une cotterie prévaudrait contre celui de la nation,
où la pruderie dans tous les genres serait opposée à l'espritde
libéralité et de conciliation , et à tout autre moyen
de réforme que le régent pourrait paraître disposé à employer.
Si un tel état de choses devait durer et obtenir tout
le succès que ses auteurs en espèrent , le prince n'aurait
pas lieu définitivement d'en être affecté ; car sa puissance
future , aussi bien que sa réputation, dépendent de luimême.
Ses droits à l'affection du peuple sont tous en lui,
etsi son altesse royale profitantde l'expérience des événe
mens passés , et sensibe à l'affection dont elle a été lobjet,
prend les moyens nécessaires pour rassurer les coeurs
quilui sontdévoués, elle peut compter qu'il n'est pointd'obstacle,
point de misérable rival , point de puissance artificielle
et inconstitutionnelle qui puisse tenir devant elle . » *
Ces discussions ne laissent pas que de faire diversionà
celles qui ont lieu sur la position de l'armée anglaise en
Portugal. A la date des dernières nouvelles , les deux armées
occupaient les mêmes positions , le tems s'opposait à
toute opération active , les pluies n'avaient pas cessé, et les
routes étaient impraticables pour la grosse artillerie. Les
Français étaient retranchés à Santarem , d'une manière
inattaquable ; lord Wellington , immobile à Cartaxo inJANVIER
1811 . 3
S
1
certain sur les mouvemens du général Drouet du côté d'A
brantès, et sur ceux du corps qui s'est avancé sur Coimbre.
A la même époque , Blake avait été de nouveau battu
avec perte de 1500hommes , et il allait échanger ses fonc
tions de général contre celles de membre de la régence de
Cadix; en Catalogne le général Baraguay-d'Hilliers avait
jeté dans la mer 1000Anglais imprudemment descendus.
On parlait d'une attaque des Français contre l'île de Léon ,
sans enprécise la date et les résultats; les préparatifs contre
Cadix étaient suivis par le maréchal Soult avec autant
d'activité que de persévérance; Séville fournissait en abondancetous
les matériaux de construction nécessaires ; la
flottille de Trocadero rendait les plus grands services .
M. le colonel Czernitcheff , colonel aide-de-camp au
service deRussie , est arrivé à Paris le 5 janvier ; il a eu
Thonneur de remettre à S. M. l'Empereur , à l'issue du
conseil d'état , des lettres de l'empereur Alexandre. S. M.
l'a entretenu pendant une heure. Le Moniteur , qui nous
instruitde ce fait, saisit cette occasion de relever les bruits
qui se sont élevés dans quelques parties de l'Allemagne ,
et particulièrement à Augsbourg. On y prétend que la
guerre est imminente entre la France et la Russie ; et voilà
de ces bruits qui ne naissent point enAllemagne plus
qu'en France , mais qui ont leur source dans les journaux
et les correspondances de l'Angleterre. Le but de ces
fausses rumeurs, dit le Moniteur, est d'exciter les Turcs ,
afinde retarder la conclusion de leur paix avec la Russie ,
et de soutenir l'opinion publique à Londres , par l'espoir
d'une nouvelle guerre allumée sur le continent.
En attendant que les bruits anglais deviennent des nouvelles
, ce continent qu'ils veulent à tout prix agiter , persiste
dans l'exécution du système qui seul peut le garantir
des maux qu'on veut attirer sur lui. C'est en Prusse surtout
quelesAnglais ont fait des pertes dontlanote suivante
fera connaître l'importance. Elle est écrite de Kænigsberg :
«Nous avons iciet dans le port de Memel, confisqués et
ennotre pouvoir, 210 bâtimens du convoide la Baltique.
Sur ces 210bâtimens , 61 sont sur leur lest , et 150bâtimens
chargés, dontla cargaison est estimée , l'une portantl'autre,
250,000 fr.; ce qui fait une valeur d'environ 30 millions.
Ily a à Colberg, à Stettin, à Swinemunde, des bâtimens
pourune valeur presqu'aussi considérable. Voilà donc 60
millions de denrées coloniales envoyées par les Anglais ,
confisquées dans les ports de Prusse : on assure que ces
marchandises sont remises à la France en déduction des
94 MERCURE DE FRANCE ,
contributions que doit notre cour , hormis les marchandises
anglaises , estimées un sixième , c'est -à-dire 10 mil
lions , qui seront brûlées ; le reste, sera envoyé en France
par transit , pour être vendu et consommé dans l'intérieur
de l'Empire.
"
Pendant que le gouvernement suit ainsi au-dehors et audedans
le plan vaste et hardi qu'il a conçu pour forcer ses
ennemis à la paix , ses ordres pour tout ce qui intéresse la
prospérité de l'Empire s'exécutent avec un ensemble , et
une rapidité qui annonceraient le repos et les moyens qui
sont les fruits d'une longue paix . Les arsenaux d'Anvers et
de Toulon dans la plus grande activité , les bassins ou
verts aux constructions et au commerce , les possessions
lointaines garanties et ravitaillées , les réparations des
écluses , des digues , des ports , des grands chemins , les
nouvelles voies ouvertes au commerce du Levant , les
magnifiques débouchés qu'un art prodigieux et une constance
surhumaine ont établis comme des routes commodes
sur les sommets glacés qui séparent la France de l'Italie ,
les institutions protectrices des sciences et des arts rétablies
dans leur antique patrie , les monumens anciens, conservés
à Rome , tandis qu'ils sont achevés ou restaurés à
Paris , des encouragemens nouveaux , des primes certaines
données au commerce de France par des décrets qui règlent
le cérémonial conformément aux intérêts de nos manufactures
, les secours donnés à l'indigence dans cette
saison rigoureuse , les travaux qui lui sont offerts , tel est
l'aperçu sommaire et incomplet des mouvemens qu'un oeil
prévoyant et une active sagesse dirigent des bouches de
'Elbe aux extrémités de l'Adriatique . Ainsi s'accomplit
ce vaste plan que les Anglais , dans leur haine jalouse ,
nomment l'usurpation la plus monstrueuse et la tyrannie
la plus violente , plan qu'ils honorent d'un bel éloge en
peu de mots , lorsqu'en croyant insulter à son auteur , ils
disent que rien de semblable à ce qu'il fait , ne s'est vu
depuis Charlemagne ..
Ce grand prince , en effet , étendit les bornes et la gloire
de l'Empire , honora la morale , la religion , protégea les
sciences et les lettres . Les mêmes honneurs sont rendus
aujourd'hui à ces soutiens des Etats , à ces causes de leur
prospérité , avec cette différence que doivent établir entre
deux époques tant de siècles qui les séparent . Ainsi la
religion qui ne reçut jamais de l'autorité des secours plus
nécessaires , qui a dû se féliciter de trouver dans la sagesse
du prince un frein contre le débordement de la licence et
JANVIER 1811. 95
les progrès de l'impiété , la religion qui a dû le nommer
son restaurateur et son appui , rend elle-même aujourd'hui,
par l'organe de ministres fidèles , un hommage solennel
auxbienfaits que ce prince a répandus sur elle, et aux principes
dont l'austère conservation peut seule empêcher que
ces bienfaits mêmes ne tournent contreleur généreux auteur.
Dimanchedernier, S. Em. le cardinal archevêque de Paris
a présenté à S. M.le Chapitre de la métropole. S. M. l'a reçu
dans le salonde ses appartemens ordinaires . S. Em. le cardinal
grand-aumonier et le ministre des cultes étaientprésens.
M. Jalabert , vicaire-général, a présenté une adresse
que nous regrettons vivement d'être obligés d'extraire .
Le Chapitre exprime son profond regret de ce qu'au moment
où il était venu déposer aux pieds du trône l'hommage
de son respect et de sa fidélité , S. M. a eu des reproches à
adresserà l'undes membres du Chapitre , dont les pouvoirs
spirituels ont aussitôt été révoqués . Le Chapitre saisit cette
occasion pour faire la profession de foi des ecclésiastiques
qui le composent .
,
«Nous déclarons unanimement, dit-il , à V. M. que nous
sommestous réunis par une adhésion pleine et entière à la
doctrine ainsi qu'à l'exercice des libertés de l'Eglise gallicane
, dont l'Université de Paris , l'une des plus belles restaurations
de votre génie , a toujours été la plus zélée dépositaire
, et dont l'immortel évêque de Meaux , notre oracle
sera toujours regardé comme le plus sage et le plus invincibledéfenseur;
qu'invariablement fidèles à notre éducation
et ànos engagemens , nous adoptons et nous soutiendrons
jusqu'à la mort les quatre propositions du clergé de France,
proclarnées dans l'assemblée à jamais mémorable de 1682 ,
telles que le grand Bossuet , suffragant de cette métropole ,
les a rédigées , développées et justifiées , en prouvant que,
depuis plusieurs siècles , elles avaient été librement enseignées
dans l'Eglise catholique . Nous avons l'honneur de
former le Chapitre métropolitain d'une église qui a toujours
mérité de servir de modèle et de guide à toutes les autres
églises de France. Nous ne dégénererons jamais , par la
moindre infidélité , de cette ancienne constance dans l'un
des sentiers de l'honneur national , que nous voulons transmettre
à nos successeurs . Nous ne nouS séparerons dans
aucun tems de ce noble enseignement héréditaire dans
P'Eglise de France , dont la doctrine canonique n'est autre
chose, selon le langage de saintLouis dans sa pragmatique
sanction , langage consacré par le même Bossuet à l'ouverturedes
séancesde 1682 , que l'ancien droit commun et la
95 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 .
puissance des ordinaires suivant les conciles généraux et
les institutions des saints pères . "
Le Chapitre termine en rappelant que dans le dix-septième
siècle , lequel sera toujours , en tout genre , d'une
si imposante autorité , depuis l'année 1681 jusqu'à l'année
1693 , intervalle durant lequel toutes les institutions canoniques
furent suspendues en France ,ce fut par le sage
conseil de Bossuet à Louis XIV, que tous les archevêques
et évêques nommés en grand nombre pendant ces douze
années , allèrent gouverner paisiblement , en vertu des
pouvoirs qui leur furent donnés par les Chapitres , les
églises métropolitaines ou cathédrales dont ils étaient destinés
à remplir les siéges vacans , sans qu'on leur opposât
ni le moindre empêchement , ni la moindre réclamation;
ce moyen canonique conserva l'unité , l'ordre et la paix
pendant ce long orage politique . Un exemple si récent et
si solennel décide absolument toutes les questions relatives
à l'administration des églises privées de leurs premiers
pasteurs . Enfin , le chapitre déclare à S. M. que ce droit
public étant resté clair , intact , et usité jusqu'à nos jours ,
il a rempli son devoir en y conformant toutes ses délibérations
avec autant d'empressement que de fidélité depuis
la mort du cardinal de Belloy.- S. M. s'est entretenu
pendant plus d'une heure avec les membres du Chapitre .
PARIS.
Un décret impérial met en régie la fabrication et la vente
du tabac . L'administration des droits réunis est chargée de
cette direction ; cette branche de revenu est évaluée à
80,000,000 , qui permettront de diminuer de pareille somme
les contributions personnelle et foncière. Le considérant du
décret offre ce passage particulièrement remarquable .
"Nosbesoins ne sont quede 600,000,000de fr. en tems de
paix, ils sontde 900,000,000 en tems de guerre maritime;
ils seraientde 1,100,000,000 dans des circonstances critiques
el extraordinaires où nos peuples auraient à soutenir l'intégrité
de l'Empire et l'honneur de notre couronne. Pour
parvenir à ce but , nous n'avons besoin ni d'emprunts , ni
d'aucune aliénation , ni de l'établissement de contributions
nouvelles . La simple augmentation ou diminution du tarif
des contributions suffira pour produire cegrand résultat . "
-L'Académie française, qui doitincessamment nommer
à laplace vacantepar M. deSaintange , a une nouvelle perte
à regretter . M. Chénier est mortjeudiàla suitedela longue
et douloureuse maladie qu'il avait supportée avec tantde
force et de courage. Ses obsèques ont eu lieu hier.-
1
TABLE
2
2
LA
SEINE
5.
cen
MERCURE
DE
FRANCE .
N° CCCCXCVI . - Samedi 19 Janvier 1811 .
POÉSIE .
Extrait du troisième chant de L'ENFANT PRODIGUE ,
Poëme (*) , par M. CAMPENON.
(Arrivée de l'Enfant prodigue à Memphis . )
L'HÔTE des airs qu'un importun grillage
A retenu dans un long esclavage ,
S'il peut franchir , dans son vol assuré ,
Le ferjaloux dont il est entouré,
Reprend soudain sa liberté sauvage ,
Au sein des bois cherche un nouvel abri ,
Et dédaigneux des mains quil'ont nourri ,
Va , tout le jour, dans sa fuite imprudente ,
Battre les airs d'une aile indépendante.
Tel Azaël , aux bords du Nil , errant ,
Vers sa famille à la douleur en proie
L
(*) Cet ouvrage vient d'être inis en vente chez Delaunay , libraire ,
Palais-Royal , galeries de bois , nº 243 ; et Lenormant , rue de Seine ,
nº 8. Un vol. in-8° , de 300 pages . Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de port;
pap. vélin , 10 fr. , et II fr . frane de port. Il en sera rendu compte
dans ce journal.
G
98 MERCURE DE FRANCE ,
Jette de loin un oeil indifférent;
Sur le rivage où Memphis se déploie ,
Sur les granits, les jaspes , les métaux ,
De toutes parts taillés en chapiteaux ,
Dressés en mur, allongés enportique ,
Sur ces beaux lieux , d'un beau ciel couronnés ,
L Fixe long-tems des regards étonnés ,
Et , s'enivrant d'un bonheur fantastique ,
Voudrait avoir , dans ses fougueux désirs ,
De nouveaux sens pour de nouveaux plaisirs.
Il touche enfin cette terre chérie ,
De tous les arts primitive patrie.
Voilà ces bords où , par un flux constant ,
Loinde son lit le fleuve qui s'étend ,
Court épancher son onde tributaire ,
Et la rappelle, en léguant à laterre
Ces sels nitreux , ces féconds sédimens ,
Heureux produit de ses débordemens.
Atous ces dons de la riche nature
Se joint des arts la magique imposture :
Les chars roulans dans la vaste cité ;
Les longs tissus éclatans de dorures ;
Les jeux , les chants , les fêtes , les parures ,
Pour les regards d'Azaël enchanté
Tout est prestige ; et la mort elle-même
Cache son deuil sous un utile emblême .
Vers cette plaine , asyle du trépas ,
Où se dépose, avec un soin fidèle ,
Des fils d'Isis la dépouille mortelle ,
Le jeune Hébreu porte bientôt ses pas .
Il voit ce champ , leur funèbre héritage ,
Ce lac qui s'ouvre à leur dernier passage ,
Et cette barque où le dur nautonnier ,
Larame enmain , pour le fatal voyage ,
Vient de la mort réclamer le denier;
Tableaux touchans , coutume ingénieuse
Dont s'empara la Grèce fabuleuse .
Et si plus loin , dans ses voeux indiscrets ,
Il veut errer sous ces temples secrets ,
Sous ces caveaux , dont la voûte solide
JANVIER 18114
Jusques aux cieux se dresse enpyramide ,
Là , dans les sucs dont l'heureux appareil
Garde à la mort tous les traits du sommeil ,
Sous les bandeaux dont l'adroit assemblage
Ducorps détruit conserve encor l'image ,
Les Pharaons que la mort a frappés ,
S'offrent à lui , dans leur noble attitude ,
Du lin royal encore enveloppés ;
Et luicontemple avec inquiétude ,
Dans tous ces rangs par la pourpre occupés ,
Ces rois muets dont la froide assemblée
Impose encore à son ame troublée.
Mais , rappelédans la ville des arts ,
Ilva soudain reposer ses regards
Sur ces palais , sur ces vastes asyles ,
Des rois vivans somptueux domiciles ;
Sur ces jardins où dans d'étroits canaux
Le large fleuve , emprisonnant ses flots ,
Court arroser d'une onde passagère
Lepapyrus , dont l'écorce légère
Se tresse en natte , en voile , en vêtement ,
Etdont la cime , orgueilleux ornement ,
Sur les autels déposée en offrande ,
Sert d'holocauste , ou, pieuse guirlande ,
Pare le front du sacrificateur;
Etle lotos , dont la pudique fleur
Ouvre en tremblant son calice bleuâtre
Audieu du jour dont elle est idolâtre ,
Lepleure absent , aussitôt qu'il a lui
Du fond des eaux lève sa tête humide ,
Etjusqu'au soir prenant l'astre pour guide ,
Au seindes flots se replonge avec lui.
Pourquoi faut-il que l'art et ses miracles ,
Que ce beau sol et ses rians spectacles
Au jeune Hébreu n'offrent qu'un vain attrait,
Bientôt détruit, aisément satisfait ,
D'une nature à ses yeux étrangère
Effet rapide, impression légère ! etc.
Ga
99
500100
د
100
MERCURE DE FRANCE ,
LE VOYAGEUR ET JENNY .
JE voyageais , j'étais pensif et sombre :
Je ne sais quoi me fesait soupirer ;
Je ne cherchais que le silence , l'ombre ;
Et j'éprouvais le besoin de pleurer .
Dans cet instant une voix gémissante ,
Porte àmon coeur la douleur et l'effroi;
Que vois-je! 6 ciel! une femme expirante
Qui s'écriait : ô mort ! viens donc à moi.
Elle est couchée au pied d'une masure ,
Que l'incendie a détruite à moitié;
Ses longs cheveux sont toute sa parure :
De cet objet qui n'aurait eu pitié?
Je m'approchai d'un air triste et timide ;
Amon aspect ses pleurs coulentplus fort.
Croyez , lui dis-je , au motif qui me guide ,
C'estle désir d'adoucir votre sort .
Vous ignorez , répond l'infortunée ,
Que je suis folle , ou du moins qu'on le dit ?
Ah! demeurez ; et de ma destinée
Vous entendrez le douloureux récit.
« Je suis Jenny , ce hameau m'avu naître :
> Ses habitans m'accablent de rigueurs ;
> Mais sous leurs yeux je ne veux plus paraître;
» Sur ces débris Jenny vitde ses pleurs.
> Avez-vous vu le tems si déplorable
> Où nos moissons n'étaient plus notre bien?
› A nos travaux la terre favorable ,
>Nous donnait tout , mais nous ne cueillions rien.
► Quand des soldats désolaient la contrée
> Plus de cent fois j'embrassai leurs genoux ;
> Autant de fois ils m'ont l'ame navrée ,
> En me disant: tous vos grains sont à nous .
› Déjà la faim , le chagrin , la misère ,
> Le désespoir , le sombre abattement,
JANVIER 1811 . 101
› M'avaient ravi mon bon père et ma mère ,
> Je n'avais plus qu'Alexismon amant.
> On dit bien vrai que l'amour nous console ;
> Je pleurais moins en voyant Alexis :
> Je souriais à sa douce parole
> Quand il disait : nous allons êtres unis .
> Il le pensait , je l'espérais de même;
> Mon ame alors pouvait croire au bonheur.
> La pauvreté n'empêche point qu'on aime ,
> Tendre union adoucitle labeur.
> La veille au soir satisfaite et tranquille ,
Je me livrais aux charmes du sommeil....
> Le feu du ciel embrâse mon asyle ,
> Sans Alexis pour moi plus de réveil.
> Il voit la flamme , et son amour extrême
> Le fait voler au danger , à la mort !
> Après m'avoir portée en ce lieu même,
> Serrer ma main fut son dernier effort .
› Aquoi sert-il qu'il m'ait sauvé la vie ,
» MonAlexis ? il ne vit plus pour moi.
> Etma douleur , on l'appelle folie !
> Souffrir , gémir ne fait de mal qu'à soi.
> Ecoutez bien: .. sous cette noire cendre
> Que nuit et jour j'arrose de mes pleurs ,
> MonAlexis m'invite de descendre
> Pour nous unir et finir nos malheurs . »
Après ces mots succède un long silence ,
J'entends à peine échapper un soupir...
C'est vainement qu'on parle bienfaisance ,
Onne peut rien pour qui cherche à mourir.
Gardez votre or , dit cet être sensible ,
Jenny.. bientôt.. n'aura plus de besoins ..
Voyez... je meurs .. ah! s'il vous est possible ,
Ouvrez matombe etje bénis vos soins.
De cedevoirje ne pus me défendre ;
Jenny futmise auprèsde son amant.
102 MERCURE DE FRANCE ,
Jeunesbeautés , vous dont le coeur est tendre ,
Prenez-le mien , si vous aimez autant.
Par Mme DE MONTANCLOS.
LE CHÊNE ET LA VIOLETTE.
FABLE.
Unchêne ami des Dieux régnait dans la forêt;
Une humble violette à ses pieds respirait ,
Et du parfum de son haleine
Embaumait le canton et toujours se cachait.
<A te cacher tu perds ta peine,
> Lui dit le chêne un jour; par mes soins bienfaisans,
> Je prétends payer ton encens :
• De l'auguste faveur dont Jupiter m'honore
> Je me rendrai plus digne encore
> Si je m'en sers pour faire des heureux.
> Trop souvent j'ai comblé de ma munificence
> L'ingrat et le présomptueux ;
> Il est tems de venger avec magnificence
> L'être modeste et vertueux :
> Sois à l'abri , sous monombrage ,
> Des feux du jour et des coups del'orage;
> Pour toi de mon bras protecteur
› Va se répandre une douce rosée
› Quidoit sur ta tige arrosée
Féconder tes parfums et nourrir ta fraîcheur. >
A ces mots , l'humble violette
Frémitde plaisir et d'amour;
Par modestie elle resta muette ;
Mais elle osa montrer à l'oeil du jour
Levelours empourpré dont se pare sa tête ,
Et, de ses sentimens éloquent interprète ,
Unsoupir s'exhala de son sein enflammé ,
Parfum délicieux dont l'air fut embaumé.
Heureux le souverain qui , jaloux de sa gloire ,
Parses soins généreux assure la victoire
Aux modestes talents ! s'il en est parini nous ,
Leurencenstoujours pur est toujours le plus doux.
L. VALMALÈTE. :
JANVIER 1811 . 103
ENIGME .
J'AI toujours le pouvoir d'effacer ungrand crime ,
Etdans le coupable abandon ,
J'ai de plus la vertu sublime
De rendre un dieu clément , d'obtenir un pardon.
O contraste étonnant de ce monde où nous sommes !
L'attentat qui rend criminel ,
Et que je fais absoudre au ciel ,
Est puni justement au tribunal des hommes.
DE MORTEMARD , lieutenant -colonel, abonné..
LOGOGRIPHE .
Au physique j'impose un frein à l'animal ;
Aux passions du coeurje l'impose au moral.
Sans tête , je préviens les mortels de leur age,
Etje les avertis qu'il est tems d'être sage.
S........
CHARADE .
AIR:Aveclesjeux dans le village.
Plus d'un mari d'humeur jalouse
Sous mon premier tient au secret
Quelquefois une chaste épouse ;
Mon second est dans l'alphabet.
En gardant les troupeaux d'Admète
Apollon était mon dernier.
Plus d'un vainqueur fut la conquête
Des yeux charmans de mon entier.
;
Par FÉLIX MERCIER DE ROUGEMONT . (Doubs. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est le Gâteau ( feuilleté ) des Rois.
Celuidu Logogriphe est Gloire, dans lequelon trouve : roi, Loire,
loi, lire, leo , loge, oie, or , ré, lo , ire, ile , Eloi, le , Elie , rôle...
Celui de la Charade est Ver-glas .
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
-Six
HISTOIRE DE L'ART PAR LES MONUMENS , depuis sa décadence
au quatrième siècle jusqu'à son renouvellement
au seizième , pour servir de suite à l'Histoire de l'art
chez les anciens , par M. SEROUX D'AGINCOURT.
volumes format in-folio avec 325 planches , publiés
en 24 livraisons (1 ) . -A Paris , chez Treuttel et
Wurtz , libraires-éditeurs , rue de Lille , nº 17 ; et à
la même maison de commerce à Strasbourg .- 1'e et
2me livraisons .
Nous n'avons point encore parlé de cette belle et utile
entreprise : les amateurs des arts ont droit de nous en
demander compte. Son auteur , qui dans un âge avancé
jouit du bonheur bien rare d'aimer encore ce qu'il aima
dans sa jeunesse , et de voir publier sous ses yeux , avec
le suffrage des gens de goût , le fruit des recherches ,
des travaux , des dépenses de toute sa vie ; enfin la
maison de librairie qui , dans des circonstances difficiles ,
et déjà chargée d'autres entreprises dispendieuses , en
ajoute une de cette importance pour les arts et pour le
commerce français , tout exige que nous attirions sur
cet objet l'attention de nos lecteurs , et que nous leur
donnions au moins quelque idée d'un ouvrage conçu
dans d'aussi bonnes vues et dans d'aussi grandes proportions.
Ce qui y frappe d'abord est la netteté de la conception
et la régularité du plan . On sent , dès qu'on y a jeté les
(1) Le prix de chaque livraison est fixé , pour Paris , à 30 fr . sur
papier ordinaire et à 60 fr. sur papier vélin. Les souscripteurs ne
paieront la livraison que 25 fr. sur papier ordinaire , et 50 fr . sur
papier vélin . On ne s'engage , en souscrivant , qu'à prendre les 24
livraisons et à les payer à mesure qu'elles paraîtront. La souscription
sera fermée à la septième livraison , et la liste des souscripteurs sera
imprimée.
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811. 105
en
yeux , que ce que l'auteur s'est proposé de faire manquait
à l'histoire de l'art , et que son ouvrage une fois
achevé , cette histoire peut désormais être complète . En
effet , comme il l'expose très-clairement dans son discours
préliminaire , l'histoire de l'art se divise naturellement
en trois grandes périodes . La première , depuis
l'invention de l'art jusqu'à sa décadence ; la seconde ,
depuis sa décadence jusqu'à son renouvellement ; et la
troisième , depuis son renouvellement jusqu'à nos jours .
Le travail est facile et la moisson abondante pour la
première période et pour chacune des trois branches de
l'art. Les monumens de l'architecture antique ,
Egypte , en Grèce , en Asie , en Italie , et dans le reste
de l'Europe , ont été publiés par les Italiens , les Français
, les Anglais , dans des ouvrages intéressans et géné
ralement connus . On doit à l'Italie la conservation d'une
grande partie des chefs-d'oeuvre de la sculpture antique
que les Romains avaient conquis sur la Grèce , et de
ceux que Rome vit naître dans son sein sous le ciseau
des Grecs , et des élèves qu'ils y formèrent. Des gravures
, accompagnées d'explications , nous ont transmis
ce que l'Italie en possédait et ce qu'elle en possède encore.
Ce sont de riches matériaux qu'il ne s'agit plus
que de choisir et de ranger chronologiquement sous la
division des quatre nations célèbres dans l'histoire de
l'art antique , pour en former l'histoire de cette première
période. La peinture enfin , doit aussi aux Italiens la
conservation du petit nombre de ses productions que le
tems a respectées , et à leur burin l'image de celles qu'on
a retrouvées dans les Thermes , dans les tombeaux et
dans les ruines de quelques villes. Cette partie est la
plus imparfaite , sans doute , c'est celle qui peut le
moins donner une idée complète de ce que fut chez
les anciens cette branche de l'art ; mais enfin c'est
tout ce qui nous en reste , et l'historien de l'art qui
voudra se renfermer dans les limites de l'histoire , y
trouvera facilement encore les seuls matériaux qu'il
puisse employer. Il est donc vrai de dire que la composition
de l'histoire de l'art par les monumens , pour la
première période , n'éprouve que peu de difficultés..
106 MERCURE DE FRANCE ,
Il est encore plus aisé de former la collection des
monumens nécessaires pour l'histoire de la troisième ,
c'est-à-dire , depuis le renouvellement de l'art jusqu'à
nos jours . La gravure et née presqu'au même tems où
l'art a été renouvelé dans ses trois branches , et leurs
productions doivent à cette invention merveilleuse une
sûre immortalité. Ainsi , en rangeant par ordre chronologique
, et si l'on veut par celui des nations et des
genres , les estampes des meilleurs ouvrages d'architecture
, de sculpture et de peinture , depuis le quinzième
siècle jusqu'à nos jours , on possède d'une manière
incontestable et complète , pour cette troisième période ,
l'histoire de l'art par les monumens .
Mais pour la seconde période , qui comprend ce qu'on
nomme le Bas-Empire , le moyen âge , les siècles de
décadence , on n'a rien ou presque rien. « Parvenu à ce
point , dit M. d'Agincourt , on se trouve comme dans un
désert immense , où l'on n'aperçoit que des objets défigurés
, des lambeaux épars . Il semble que , honteux de
ce que l'art produisit depuis ce long intervalle , le Tems
prenne chaque jour le soin d'en effacer les images : leur
difformité devrait même condamner à un éternel oubli le
petit nombre de celles qu'il a conservées , si l'histoire
de l'esprit humain n'en avait besoin ; si, pour préserver
désormais l'art d'une pareille dégradation , il n'était utile
d'en raconter les causes et d'en faire voir l'origine ; sil
n'était nécessaire enfin d'attacher à la chaîne historique
de l'art cet anneau essentiel qui manque encore à son
complément>.>>
,
La recherche des monumens propres à former cet
anneau était rebutante , pénible , hérissée de difficultés
mais urgente , puisqu'ils se détruisent journellement.
Ces obstacles ont plutôt animé que découragé l'auteur .
Déterminé sur-tout par la crainte qu'en différant davantage
il ne devînt impossible de remplir cette lacune de
l'histoire , il s'est occupé sans relâche de la recherche
des productions des trois arts , depuis leur décadence
auxquatrième siècle , jusqu'à leur parfait renouvellement
au quinzième et seizième ; et il a fixé par la gravure ce
qu'il enapu rassembler.Ainsi,enajoutant auxrichesses
JANVIER 1811 .
107
que nous possédons sur l'histoire de la première et de la
troisième période ce que son ouvrage contient pour la
seconde , on pourra former une histoire complète des
trois branches de l'art du dessin dans tous les âges , et
lui élever un monument qui manque encore.
En se livrant avec courage à cette noble et difficile
entreprise , M. d'Agincourt ne peut se dispenser d'envier
le sort du célèbre Winckelmann, heureux historien
de la première époque , « qui , ne trouvant que dans la
Grèce une suite de monumens assez nombreux et assez
nettement caractérisés d'origine ou d'imitation , s'est
contenté d'indiquer quel fut à peu près le style de l'art
chez les Egyptiens et les Etrusques , parmi lesquels il
ne parvint pas à la maturité , puis chez les Romains
entre les mains de qui il trouva sa décadence , n'en
approfondit l'histoire que chez les Grecs , ce peuple
privilégié auquel , à juste titre , il en attribue exclusivement
la perfection . » L'historien de la deuxième
époque , moins heureux que Winckelmann , annonce
qu'il s'est autorisé de son exemple , en traitant du renouvellementde
l'art , pour ne s'occuper guère que des Italiens
, auxquels la nature et les circonstances ont donné
sur l'art moderne la même influence qu'aux Grecs sur
l'art antique. C'est jusqu'en Italie que Winckelmann a
suivi les traces de l'art , et qu'il en a terminé l'histoire
au moment de sa chute sous Constantin ; c'est là que
M. d'Agincourt en reprend le fil . Le premier joignit aux
motifs qui le décidèrent pour la Grèce le désir de présenter
aux artistes , dans l'histoire de l'art des anciens ,
les principes de l'art même ; pour les rendre sensibles et
certains , il fallut qu'il en indiquât l'esprit et l'application
dans les monumens de cette contrée qui en fut la véritable
patrie. Le second , conduit par le même désir ,
espère être aussi de quelque utilité à ceux qui professent
les arts , mais par une route opposée et sans doute
moins agréable. « Winckelmann , dit-il , leur a montré
ce qu'ils doivent imiter ; je leur montrerai ce qu'ils
doivent fuir. >>>
L'histoire des arts , comme celle des lettres , les
montre inévitablement soumis à l'influence des événe
108 MERCURE DE FRANCE ,
mens publics , des révolutions , des formes de gouver
nement , et du caractère de ceux qui gouvernent. En
faisant voir comment ces différentes causes ont agi sur
la décadence absolue et sur le renouvellement de l'art ,
M. d'Agincourt convient que les faits et les circonstances
doivent être d'une vérité historique incontestable , et
que le choix des monumens qui doivent servir de règles
et de pièces de comparaison est aussi de la plus haute
importance . Pour mettre ses lecteurs à portée de juger
de ce qu'il a fait pour remplir ces conditions , il a commencé
par dessiner un tableau , non de l'univers entier ,
mais du monde des sciences et des arts , c'est-à-dire , de
la Grèce moderne et de l'Italie pendant douze siècles ,
depuis le commencement du quatrième jusqu'à celui du
seizième , espace de tems pendant lequel il entreprend
de montrer quel fut le sort des arts du dessin . « Obligé,
dit- il , de les suivre péniblement de l'une à l'autre de ces
contrées , je les ferai voir abandonnés et repris tour à
tour , troublés , dégénérés , presque anéantis dans le
bouleversement des deux grands empires au sortdesquels
ils furent successivement attachés ; puis , enfin ,
renaissans , étudiés , et cultivés avec succès>. >>
Ce Tableau de l'état civil , politique et littéraire de
PEmpire Grec et de l'Italie pendant cette longue période,
est , dans le plan de l'auteur , immédiatement après son
Discours préliminaire : il y doit indiquer les causes générales
qui , dans l'une et l'autre de ces deux contrées ,
ont influé sur le sort des beaux-arts . Les planches gravées
qui représentent les monumens sont le fond et la
base de son travail. Elles forment une suite de trois cent
vingt-cinq , dont soixante-treize sont consacrées à l'architecture
, quarante-huit à la sculpture et deux cent
quatre à la peinture. Nous disons qu'ellesforment dès
à présent cette suite , et , en effet , elles ont toutes été
gravées à Rome sous les yeux de l'auteur ; elles sont
toutes entre les mains des éditeurs avec le texte entier
du manuscrit ; c'est pour les souscripteurs une garantie
et un motif de sécurité de plus .
Lesplanches sont accompagnées d'une Table, destinée
à en faciliter l'étude , en indiquant sommairement leur
JANVIER 1811 .
109
objet , et les divers monumens qu'elles présentent. Elles
seront suivies d'une Explication historique et raisonnée
dans laquelle , après avoir fait connaître l'usage , l'époque
et le style des monumens , l'auteur démontre comment ces
monumens et ceux qui les élevèrent ont contribué à
hâter la décadence ou l'amélioration de l'art. Enfin des
notes serviront d'éclaircissemens aux différentes parties
du texte , c'est-à-dire au Discours préliminaire , au
Tableau , et à l'Explication historique et raisonnée .
Tel est le plan très -simple et très-bien conçu de ce
grand ouvrage. Les deux livraisons que nous annonçons
suffisent pour prouver que l'exécution y répondra. La
première contient , avec le discours préliminaire , dixhuit
planches d'architecture précédées de leur table indicative.
Elles marquent le commencement et les divers
degrés de la décadence de ce premier des trois arts ,
depuis son état de perfection chez les Grecs et les Romains
, jusqu'au sixième siècle de notre ère . Les exemples
de son état de perfection sont pris dans la première planche,
du temple de Minerve à Athènes ; de la Basilique
d'Antonin à Rome ; du Temple antique vulgairement
nommé leTemple de Diane, près des bains de Nîmes ; du
Temple de Caius et de Lucius à Nîmes , connu sous le
nom deMaison carrée ; du Temple de la Fortune virile à
Rome , aujourd'hui l'église de sainte Marie égyptienne ;
enfin du Panthéon de Rome , aujourd'hui la Rotonde .
Les quatorze compartimens de cette planche retracent ,
dans les élévations , dans les plans de ces monumens , et
dans les détails des ordres dont ils sont ornés , l'idée du
plus grand et du plus beau style.
On voit cette pureté s'altérer dès la deuxième planche
dans les monumens des règnes de Septime Sévère , de
Dioclétien et de Constantin aux deuxième , troisième et
quatrième siècles , qui en remplissent les vingt- trois compartimens
. L'altération et la décadence continuent et augmentent
progressivement dans les planches suivantes ,
jusqu'aux dix-septième et dix-huitième planches , où l'on
voit l'art corrompu et déchu, tel qu'il le fut aux cinquième
et sixième siècles, dans les monumens du règne de Théo
doric.
1
TO MERCURE DE FRANCE ,
La deuxième livraison est consacrée à la sculpture.
Les seize planches et leur table , qui la composent ,
offrent , depuis l'époque de la perfection jusqu'au onzième
siècle , une dégradation encore plus sensible et
plus affligeante de cet art. Il y a loin de l'Apollon du
Belvédère , de la Vénus du Capitole , du groupe de
Laocoon, de la tête en hermès d'Alexandre-le-Grand , de
la tête d'Auguste ceinte d'un diadême , des bas- reliefs de
Prométhée , de Pâris et Hélène , de Zethus et Amphion ,
il y a loin , en un mot , des trente-deux chefs -d'oeuvre de
la sculpture antique que la première planche réunit en
très -petite forme , et seulement pour en rappeler le souvenir,
jusqu'aux figures sculptées sur les sarcophages
des catacombes , aux bas-reliefs des diptyques grecs et
latins , et aux sujets gravés sur les paneaux de la principale
porte de Saint-Paul , hors des murs de Rome ,
ouvrages du onzième siècle , tels qu'on les voit dessinés
dans les dernières planches de cette livraison .
Certainement , lorsqu'on aura sous les yeux les trois
parties distinctes et complètes de cette collection , avec
leur tables indicatives , avec l'explication historique et
raisonnée où seront assignées et développées les causes
de toutes ces vicissitudes, avec les notes qui éclairciront
encore ce que le texte n'aurait pas suffisamment expliqué ,
on possédera l'histoire de cette deuxième époque de
l'art , plus parfaitement et plus sûrement peut-être qu'on
ne possède jusqu'à présent celle de la première , y ayant
nécessairement dans celle-ci quelques parties hypothétiques
et conjecturales , tandis que dans l'autre tout est
positif et consiste en faits .
L'auteur , que l'on dit plus qu'octogénaire , et qui a
consacré sa longue et honorable carrière à l'amour des
arts , est donc sûr d'emporter en la terminant l'idéela plus
consolante etla plus douce quepuisse désirer touthomme
sage et sensible , celle d'avoir été vraimentutile à ce qu'il
a le plus aimé.
La troisième livraison a paru , la quatrième ne tardera
point à paraître : nous rendrons compte de toutes les
deux enmême tems . GINGUENÉ.

JANVIER 1811 . 111
DE L'ÉTAT DES BEAUX-ARTS EN FRANCE ET DU SALON DE
1810 , par F. GUIZOT. Un vol. in-8°. A Paris , chez
Maradan , libraire , rue des Grands-Augustins .
Si , comme on le répète souvent , l'admiration publique
est l'encouragement le plus efficace des beaux- arts
et leur plus digne récompense ; si , comme on l'a dit
aussi , toute production de l'art dont les beautés ne peuvent
frapper que les artistes a , par cela seul , manqué
son but principal , les artistes ne peuvent ni ne doivent
être indifférens aux diverses impressions que font leurs
ouvrages sur le public , ni aux divers jugemens qu'il en
porte. Mais il faudrait , je crois , reconnaître aussi que
les artistes , en général , et plus particulièrement peutêtre
les peintres et les sculpteurs , auraient , chez nous ,
le droit d'exiger de la plupart de ceux qui font professionde
juger leurs ouvrages plus de connaissances ou
plus de réserve : il leur serait sur-tout permis de regretter
que cette autre partie du public qui se borne à jouir des
productions de leur art n'en ait pas un sentiment plus
vif et plus exercé. Notre éducation sur ce point me
paraît bien avoir fait , depuis quelques années , des progrès
remarquables; mais je crains qu'elle ne soit encore
assez loin d'être achevée , et que nos artistes ne soient
réduits pour long-tems à des critiques dont ils ne pourront
guère profiter , et à des éloges dont la plupart ne
devront que peu les flatter .
Le goût du public et le talent des artistes sont deux
choses qui réagissent nécessairement et constamment
l'une sur l'autre. L'histoire de l'art chez les Grecs et chez
les Italiens du siècle que l'on est convenu d'appeler le
siècle de Léon X , nous montre d'une manière frappante
comment , dans la marche naturelle des choses , le génie
qui crée les chefs-d'oeuvre et le goût qui les apprécie
s'élèvent graduellement et réciproquement à une sorte
de niveau; et cette histoire si glorieuse dans celle de
l'espèce humaine , présente une période où il était devenu
comme impossible qu'une grande beauté fût pro
112 MERCURE DE FRANCE ,
duite , qu'une conception sublime fût heureusement
exécutée , sans que l'artiste fût , en quelque sorte , assuré
d'avance qu'elles seraient généralement senties et justement
appréciées. Espérons que nous en viendrons là ,
mais il me semble , en attendant , que , pour être juste
envers nos peintres , il faudrait convenir qu'ils ont fait
jusqu'à présent plus d'heureux efforts pour ranimer et
perfectionner chez nous le sentiment des beautés de leur
art, qu'ils n'ont reçu du goût public d'utiles leçons ou
d'éloges glorieux , je veux dire vivement sentis .
Mais plus sont rares les critiques dont nos artistes
puissent en même tems et se glorifier et profiter , et plus
sans doute il leur importe de remarquer et de méditer
celles dont ils peuvent retirer cette récompense et cet
avantage . A ces titres , la brochure ici annoncée a droit
à leur attention . Ils y reconnaîtront facilement l'ouvrage
d'un homme doué d'un sentiment délicat et très-exercé
des beautés de leur art , qui en a médité les principes
et l'objet , qui en sait bien l'histoire , et à qui enfin ses
propres études ont donné le droit d'énoncer une opinion
sur celle des autres . Au ton et à la plénitude des éloges ,
à la franchise des critiques , ils ne pourront douter ni
de la sincérité de l'admiration de l'auteur pour leurs
talens , ni de son amour pour l'art lui-même .
Au reste , l'objet que s'est proposé M. Guizot n'est
nullement l'examen détaillé de tous les tableaux de l'exposition
actuelle qui ont obtenu des éloges , ou en méritent
: ce n'est même l'examen complet d'aucun de ces
tableaux en particulier. Il s'est imposé une tâche à quel--
ques égards plus bornée , mais aussi plus utile , et surtout
plus difficile. Il a voulu démêler dans les productions
de peinture exposées en 1810 les traits caractéristiques
qui indiquent l'état présent de l'art en France ,
et la tendance particulière de l'école actuelle : il s'est
proposé de déterminer en quoi cette tendance contrarie ,
en quoi elle favorise le développement de l'art , et sa
marche vers le perfectionnement.
Le résultat le plus remarquable des réflexions et des
rapprochemens que M. Guizot a faits dans cette vue ,
c'est que l'étude presque exclusive des statues antiques ,
étude
JANVIER 1811 . из
SEINE
étude à laquelle les peintres de la nouvelle école se sont
livrés , non moins que les sculpteurs , a finí par introduire
dans leurs ouvrages une certaine imitation des
beautés et des effets propres à la sculpture , une certaine
habitude d'envisager la nature sous les mêmes
points de vue sous lesquels la considère ce dernier art ,
et dans la même intention . Cette remarque n'était pas
difficile à faire : elle a même été faite souvent , mais plus
souvent , si je ne me trompe , comme éloge que comme
critique. Ce que M. Guizot a entrepris de neuf et d'intéressant
, c'est d'examiner si cette influence trop absolue
et trop directe de la sculpture antique sur la peinture
moderne est fondée en principe ; c'est de chercher s'il
n'existe point entre les domaines respectifs de ces deux
arts des limites naturelles que l'un ni l'autre ne puissent
franchir sans manquer plus ou moins leur but spécial ,
sans tomber dans quelques défauts , sans perdre quelques
avantages . Telle est l'intention principale à laquelle
se rattachent la plupart de ses observations , et dont
elles reçoivent ce qu'elles ont de plus original et de plus
piquant.
M. Guizot reconnaît à plusieurs caractères , et dans
diverses parties des ouvrages de nos peintres les plus
distingués , l'influence plus ou moins directe d'une étude
trop exclusive des chefs -d'oeuvre de la sculpture antique.
Il cite d'abord quelques tableaux , et des plus célèbres ,
de la nouvelle école , en observant ingénieusement et
avec justesse combien peu un grand sculpteur aurait à
changer à ces tableaux , pour en transformer soit l'ensemble
, soit des parties, en beaux groupes de sculpture
ou en belles statues . Ce rapprochement m'a sur-tout paru
frappant par rapport à l'admirable tableau de Bélisaire
de M. Gérard. Parmi les traits caractéristiques de la
nouvelle école de peinture , que M. Guizot attribue à
un goût formé sur l'étude des statues antiques , il remarque
principalement la prédilection de la plupart de
nos artistes pour les sujets grecs; le penchant de plusieurs
d'entr'eux à surcharger leurs figures de détails
anatomiques , à inventer des poses qui semblent commander
ces détails; le goût pour le nu; la distraction
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
fréquente , en exécutant chaque figure , dans une composition
où il en entre beaucoup , de s'attacher plutôt
å dessiner cette figure avec correction , et à-peu-près
comme si elle devait être vue isolée , qu'à la rapporter
convenablement à un tout qui occupe plus ou
moins d'étendue et de profondeur dans l'espace . Enfin
il note au nombre des inconvéniens introduits dans la
peinture par le désir de reproduire des effets de sculpture
, une certaine tendance à subordonner l'action et
le mouvement des personnages au projet , pour ainsi
dire , formé d'avance , de leur donner de belles poses .
C'est dans la vue de rectifier cette espèce d'imitation
d'un art par un autre , que M. Guizot explique ( autant
du moins que le comportent les bornes assez étroites
qu'il s'est prescrites ) , en quoi le but et les moyens ,
les convenances et les effets de la peinture et de la sculpture
different essentiellement entr'eux , et constituent
deux domaines indépendans et très - distincts l'un de l'autre
, bien que très -voisins , ou même ayant des points
essentiels de contact.
Dans une exposition de tableaux aussi riche que celle
de 1810 , M. Guizot ne pouvait guère manquer d'exemples
pour expliquer ses idées . Heureusement pour lui et pour
les lecteurs , les tableaux qui , par eux-mêmes et indépendamment
de toute vue particulière sur l'état de l'art ,
méritent le plus d'attention et ſont le plus d'honneur à
l'école , sont , en même tems , ceux qui lui ont fourni les
applications les plus heureuses de ses idées . Par exemple ,
c'est le tableau où M. Guérin a représenté Oreste venant ,
au nom des Grecs , demander à Pyrrhus que le fils d'Hector
lui soit livrẻ , qui a donné lieu à M. Guizot d'expliquer
en quoi les moyens et le but de la peinture et de la
sculpture different relativement au choix des poses .
Après avoir dignement loué les beautés de ce tableau , il
y revient « et c'est , dit - il , pour lui reprocher un léger
» défaut qui a peut-être bien aussi sa source dans cette
» étude de l'antique , source de tant de beautés . Oreste
» lève le bras droit , et fait du pouce un geste qui semble
» indiquer quelque chose derrière lui . L'artiste n'a-t- il
» voulu que donner à ce bras et à cette main une belle
JANVIER 1811. 115
»pose , ou la leur a- t- il donnée pour les faire servir à
» un geste d'indication ? Dans le premier cas , ce serait
» un fort que d'avoir mis dans la pose d'un des person-
» nages du tableau quelque chose de non-motivé , d'étran
» ger à l'action le sculpteur , ne représentant ordinaire-
» ment qu'une figure , choisit la pose où elle se déploie
» de la manière la plus complète et la plus avantageuse ;
» il prend dans l'action le moment qui lui fournit les
» plus beaux développemens , et subordonne ainsi , si
» l'on peut le dire , l'action à la pose . Le peintre repré-
>> sente une action , une scène , et doit subordonner
» toutes ses poses à cette action ; il est enchaîné par cette
n condition nécessaire ; et tandis que , dans une statue ,
» c'est d'après la pose que le spectateur devine l'action ,
» dans un tableau l'action connue dans son ensemble
» règle pour lui d'avance chaque pose particulière , et
rend choquant à ses yeux ce qui ne s'y rapporte pas .
>> La pose n'est ici que l'expression d'une action connue
» dans un moment donné ; elle est , en sculpture , la
>> forme sous laquelle l'artiste présente une action isolée ,
» dans un moment choisi à volonté : on sent qu'il a, dans
» ce dernier cas , une liberté bien plus grande......
» Si M. Guérin a eu , au contraire , en plaçant ainsi le
doigt d'Oreste , une intention relative à l'action géné-
» rale , je ne puis m'empêcher de trouver que cette in-
» tention n'est pas clairement exprimée ; la raison en est
» facile à découvrir. Dans un tableau , les personnages
» ne sont liés , soit entre eux , soit au sujet , que par
» leurs actions , leurs mouvemens , et non par leurs
» paroles . Ainsi , c'est en se jetant aux genoux de
Pyrrhus qu'Andromaque se rattache à l'action ; c'est
» en étendant ses bras et son sceptre vers elle que Pyr-
» rhus y tient , et c'est par des regards et un geste de
» colère qu'Hermione ne s'en sépare pas , même en
» s'éloignant. Si le geste d'Oreste se rapporte à quelque
chose , il se rapporte aux paroles qu'il vient de pro-
» noncer , et sans doute ces paroles sont ces vers de
» Racine :
« Oui , les Gress sur le fils persécutent le père , etc. a
H 2
116 MERCURE DE FRANCE ,
>> Ce geste , en effet , semble indiquer les Grecs placés
» derrière leur ambassadeur , et prêts à fondre sur
>>l'Epire. On sent que le spectateur qui ne sait point ce
» qu'Oreste vient de dire , ne peut comprendre ce qu'il
>>fait; sans doute tous les accessoires doivent être signi-
>>ficatifs , et les Grecs avaient eu grandement raison
>>d'établir cettle règle , source féconde de beautés poé-
» tiques : mais cette signification doit être naturelle ,
>> sortir du sujet et y rentrer sans peine , etc. »
Ce sont quelques tableaux de M. Giraudet , tableaux
remplis d'ailleurs de si grandes beautés , qui ont fourni à
M. Guizot l'occasion la plus saillante de faire entendre en
quoi le travail du statuaire et celui du peintre different par
rapport à la faculté d'exprimer dans leurs productions
respectives beaucoup de détails d'anatomie. Divers autres
tableaux l'ont amené à développer les raisons pour lesquelles
le nu n'offre point dans l'oeuvre du sculpteur la
même inconvenance que dans celle du peintre , ni à
celui-ci les mêmes avantages qu'au premier. Je regrette
de ne pouvoir citer ces passages pleins d'aperçus aussi
justes que délicats ; mais je ne pourrais les faire entrer
dans le cadre d'un extrait , à moins de les abréger beaucoup
, et d'exposer ainsi le lecteur à les mal saisir ou à
lesmal juger.
,
L'attention et les développemens variés que M. Guizot
adonnés à ce point principal de sa brochure , ne lui en
ont pas fait perdre de vue un autre qui n'est guère moins
essentiel. Il lui semble que plusieurs de nos artistes
entre lesquels figurent quelques-uns des plus distingués ,
ne se sont pas fait une idée complète et assez profonde
de l'importance de la beauté dans les créations de leur
art , ou , ce qui revient au même , qu'ils se sont fait
une idée exagérée du mérite , de l'énergie et de la force
de l'expression.
Cette autre tendance à sacrifier ainsi la beauté à l'expression
, ou , si l'on veut , à choisir gratuitement dans
le sujet des compositions pittoresques l'instant où ce
sacrifice devient , en quelque sorte , forcé de la part de
Fartiste , constitue l'inconvénient opposé à l'imitation
trop servile et trop étendue de l'antique , imitation qui ,
JANVIER 1811 . 117
plus ou moins , se fait toujours aux dépens de la chaleur
et de la vérité . M. Guizot semble , de la sorte , avoir
voulu signaler les deux extrêmes au-delà desquels le
génie de nos artistes tend presqu'également à s'égarer :
mais ce dernier est peut-être le plus dangereux , en
raison de ce qu'il est moins senti , et , pour ainsi dire ,
mieux voilé par les grands talens de l'école dont il
forme un des caractères .
Il eût été à désirer que M. Guizot donnât à ses idées
un développement plus étendu et plus méthodique ;
qu'il posat ou indiquât avec plus de précision encore
les limites qu'il reconnaît , et qui existent réellement
entre le domaine de la peinture et celui de la sculpture :
il eût sur-tout rendu un éminent service à la théorie de
ces deux arts , en déterminant la différence d'étendue
et peut-être même de signification que les idées de beau
et d'idéal ont et doivent avoir relativement au peintre et
relativement au sculpteur ; et c'est précisément ce qu'il a
dit qui porte à regretter qu'il n'ait pu dire davantage.
Toutefois ses réflexions sont assez étendues pour provoquer
celles des artistes , et , si je ne me trompe , assez
justes pour leur servir de base : et si c'est là , comme il
le semble , le but essentiel qu'il se soit proposé , on
trouvera sans doute qu'il l'a rempli .
La conséquence générale qui découle naturellement
des principales observations de M. Guizot , c'estquepour
assurer la marche et la direction de l'art vers le perfectionnement
, il faudrait prendre une voie qui conciliat
les deux tendances opposées dont il vient d'être question ,
une voie dans laquelle l'artiste se trouvat , pour ainsi
dire , naturellement à portée d'unir le charme du vrai à
celui de l'idéal , le mérite de l'originalité au sentiment du
beau. M. Guizot ne voit et n'indique qu'un moyen de
donner à l'art cette heureuse direction , et de l'y maintenir
. C'est , dit- il , que nos artistes étudient avec soin par
quelle route les anciens sont parvenus à laperfection qui
les distingue , les principes qu'ils suivaient ; et qu'ils
appliquent ces principes et ces études à des sujets pris
dans le monde moderne : il veut dire à des sujets dont
l'intérêt tienne immédiatement à nos moeurs , à nos opi118
MERCURE DE FRANCE ,
nions , à nos sentimens habituels , à des souvenirs vivans
dans notre ame. La partie del'ouvrage consacrée à cette
idée en est une des plus riches en détails intéressans .
On se tromperait , si , d'après ce qui vient d'être dit de
cet ouvrage , on allait se figurer qu'il ne renferme que des
vues générales et abstraites sur la théorie métaphysique
des arts de dessin. Le parti ,auquel l'auteur a été amené
par les bornes mêmes de son plan, de faire sortir ses idées
de l'examen particulier de diverses productions plus ou
moins distinguées , donne à ces idées à- la-fois plus de
clarté et un intérêt plus piquant que s'il les eût exposées
d'une manière directe et absolue. D'ailleurs les points de
vue principaux auxquels il a rattaché ses observations ,
outre qu'ils n'excluaient point les considérations accessoires
, sont par eux-mêmes assez féconds et assezimportans
pour avoir donné lieu à des critiques et à des éloges
suffisamment détaillés . Je regrette particulièrement de
ne pouvoir citer au moins quelquestraits de son examen
du tableau de l'Enlèvement de Céphale , par M. Guérin ,
de la bataille d' Austerlitz, par M. Gérard ; de la reddition
de Madrid, par M. Gros ; de la révolte du Caire , par
M. Girodet , de Stella en prison , par M. Granet , et des
petites compositions de Mlle Lescot ; compositions qui
respirent un charme si original. Mais on trouvera , si je
ne me trompe, enlisant ces morceaux à leur place , qu'il
est difficile de louer avec plus de finesse , de justesse et de
plaisir.
L'étendue que j'ai donnée à cet extrait m'interdit de
parler de la partie de la brochure de M. Guizot qui concerne
les statues . Il me suffira de dire que cette partie, qui
aaussi son intérêt , est cependant , ainsi que cela devait
être , et beaucoup moins étendue , et moins importante
que celle consacrée aux productions de peinture. Quant
an style de l'ouvrage , il est franc , correct et animé ; et
ceux même qui , dans cet ouvrage , ne chercheraient ni
de l'instruction , ni des idées sur les principes des arts , y
trouveront encore une lecture fort agréable .
D.
JANVIER 1811 .
119
PRÉCIS HISTORIQUE DES GUERRES DES SARRASINS DANS LES
GAULES; par M. B ...N C ....F. -Brochure in-8 ° .-
Prix , 1 fr . , et 1 fr. 25 c. franc de port.-A Paris ,
chez Moreaux , imprimeur , rue St-Honoré , nº 315 ,
et chez les marchands de nouveautés.
MONTRER que le séjour des Sarrasins dans les Gaules
a été plus long qu'on ne le croit communément ; éclaircir
quelques faits de cette époque reculée, en leur assignant
une date plus précise , et prouver l'incertitude ou même
la fausseté de quelques autres , tel était le but de l'auteur
de cette brochure. Il n'a négligé ni peines ni soins pour
le remplir. La lecture que supposent les citations qui
couvrent le bas de ses pages , est immense , et elle était
de nature à lasser tout écrivain qui ne se serait pas armé
de la patience la plus opiniâtre et du zèle le plus ardent .
Des livres que M. B ... n C.... f a dú consulter , les moins
fastidieux sont ces histoires de villes et de provinces qui
n'ont d'intérêt que pour leurs habitans , mais qui du
moins sont écrites d'une manière supportable et peuvent
offrir quelques détails curieux , au lieu qu'il n'a dû
trouver aucune espèce de dédommagement dans les
sources premières , dans les écrivains contemporains de
l'époque qu'il voulait éclaircir. La plupart , dit-il ,
étaient des moines qui , accoutumés à la vie paisible du
cloitre et peu au fait des affaires publiques , se sont
contentés de rapporter les événemens dénués de tous les
détails qui les éclaircissent , et se sont encore moins
inquiétés d'en développer les causes que , sans doute ,
ils ne connaissaient pas . Ajoutez à ce manque de lumières
dans les écrivains , tout le dégoût qu'inspire leur latin
barbare , et vous aurez une idée du courage qu'il fallait
avoir pour les analyser. Il paraît cependant que M.B...n
C.... f a mis à contribution tous ceux qui pouvaient lui
être utiles ; car , si nous faisions seulement la liste des
autorités qu'il allègue , nous craindrions d'effrayer nos
lecteurs .
Mais ce qui , sans les effrayer , les surprendra peut
120 MERCURE DE FRANCE ,
ètre davantage , c'est que M. B...n C....f ait été assez
modeste pour ne tirer qu'une brochure de 50 pages de
la lecture de tant d'infolios . Cette conduite est bien
opposée à celles des compilateurs et des érudits vulgaires
, et sous certains rapports nous ne pouvons que
l'en féliciter. Nous craignons seulement que pour éviter
un excès il n'ait donné dans l'excès contraire , et qu'il
n'en résulte le même mal. On ne lit point les faiseurs
d'infolios , parce qu'on n'a pas le tems de les lire : et cette
raison n'empêchera sûrement personne de lire la brochure
de M. B...n C....f ; mais qu'en retiendra-t-on
après l'avoir lue ? ce que l'on retient des abrégés ; beaucoup
moins qu'il n'en faut savoir , parce qu'il faudrait
retenir en entier les ouvrages de ce genre , et qu'un livre
ne se grave jamais en entier dans la mémoire , fût-il écrit
par Voltaire ou par Montesquieu. C'est une grande
erreur que de croire qu'il suffise de rapporter un fait
pour en fixer le souvenir dans l'esprit de ses lecteurs .
Non - seulement les détails éclaircissent , comme dit
M. B ... n G ....f; ce sont eux aussi qui peignent , qui
intéressent , et la mémoire a trop à faire lorsqu'elle n'est
aidée ni par l'imagination ni par le coeur .
Notre auteur nous dira peut-être que c'est moins à lui
qu'à tout autre qu'un pareil avis doit s'adresser , et que ,
s'il a été si bref, c'est que la disette de matériaux l'a forcé
de l'être . Nous accepterons volontiers son excuse, et nous
conviendrons même qu'il a pu se mêler un peu d'humeur
à notre reproche. Son ouvrage eût élé beaucoup plus
long s'il avait discuté les opinions de ses auteurs , etparlà
il nous eût fourni en même tems quelques moyens
d'apprécier la sienne ; il s'est contenté de les citer, et parlà
en abrégeant sa brochure , il nous a réduits à ne pouvoir
le juger sans avoir feuilleté à notre tour toutes les
annales monastiques on il a puisé son érudition. Est-ce
vengeance de sa part ? a-t-il voulu jouer un tour à la critique,
en la condamnant à ne pouvoir prononcer avec
connaissance de cause qu'après s'être soumise à tout l'ennui
que lui-même a dévoré? En ce cas il trouvera bon
que nous échappions à sa vengeance; nous aimerons
mieux, conime dit le proverbe , le croire sur sa parole
JANVIER 1811. 121
que d'y aller voir; et nous osons même nous flatter qu'il
ne pourra nousdésapprouver entiérement de nepas faire,
pour un simple article de journal , ce qu'il a entrepris
pour sa brochure de 50 pages.
Mais c'est assez nous occuper de M. B... n C....f; songeons
à nos lecteurs qui peut-être sont étonnés dene pas
avoir encore appris de nous ce qu'ils doivent attendrede
sa brochure. Nous croyons que la plupart y trouveront
des faits tout-à-fait nouveaux pour eux. Tout le monde
connaît la grande expédition d'Abdérame détruite par
Charles-Martel entre Tours et Poitiers. On sait assez
généralement que les Sarrasins ont possédé pendant
quelque tems cette partie du Languedoc qui portait le
nom de Septimanie. Ce qui est moins connu, c'estque le
séjour de ces peuples dans le midi de la France a duré
environ cinquante ans ; c'est que , deux siècles après en
avoir été chassés , ils revinrent s'établir en Provence , et
qu'ils s'y maintinrent jusqu'en l'année 970, d'abord alliés
de quelques seigneurs du pays et ensuite redoutables
par eux-mêmes. Un fait plus curieux encore et quenotre
auteur tire des Annales de Muratori , c'est qu'un roi des
Lombards , ligué pour les détruire avec le duc de Provence
, et au moment d'y parvenir , aima mieux traiter
avec eux et les établit dans les Alpes qui séparent la Suisse
de l'Italie pour en défendre le passage contre son rival
Bérenger.
Nous pourrions citer encore quelques traits remarquable
de cette époque, si nous ne devions craindre d'épuiser
les alimens que peut offrir cette brochure à la
curiosité des lecteurs , tandis que nous ne songeons qu'à
l'exciter , et si , d'un autre côté , il n'était de notre devoir
de régler autant que cela se peut la longueur de l'article
sur celle de l'ouvrage. Obligés par cette considération de
nous arrêter , nous ne dirons plus qu'un mot sur le style
de M. B ... n C .... f. Il a senti lui-même que ce pouvait
être sa partie faible , et il a réclamé l'indulgence de ses
lecteurs. Nous croyons qu'il n'en aurait pas eu besoin ,
s'il n'avait pas confondu le style historique et le style
poétique. C'est lorsqu'il veut s'élever qu'il bronche ;
quand il se borne à raconter , it est en général clair et
122 MERCURE DE FRANCE ,
correct. Nous finirons en le félicitant de son zèle pour
notre ancienne histoire , et en l'exhortant à donner une
autre fois plus d'étendue et de masse au résultat de ses
travaux. Le bagage de Pégase doit être léger , disait
Voltaire ; mais il faut plus de consistance aux recherches
de Clio .
LITTÉRATURE ITALIENNE.
-
Asua Altezza imperiale il Principe EUGENIO-NAPOLEONE ,
vicerè d'Italia , nascendogli il primo maschio .
A son Altesse impériale le Prince EUGENE-NAPOLÉON ,
sur la naissance de son premier fils ; Ode D'ANTOINE
BUTTURA.
M. Buttura , fixé depuis long-tems en France , n'y perď
point de vue ce qui intéresse sa patrie : il s'est empressé
de célébrer un événement aussi heureux que l'était la naissance
d'un fils pour le jeune prince qui la gouverne au
nomde S. M. l'Empereur et Roi. L'Ode dans laquelle il
achanté cette naissance , se distingue non-seulement par
l'élégance et l'élévation du style , mais par le cadre ingé
nieux et nouveau dans lequel il a su présenter des félicitations
surun sujet qui paraîtrait devoir être épuisé en Italie ,
où les pièces de vers pour la naissance d'un fils , pour un
mariage , ou pour une prise de voile , sont innombrables .
Une disposition géographique très-remarquable , et que
cependant personne ne paraît avoir observée , est la circonstance
qu'il a saisie. La patrie du plus grand poëte de
l'Italie antique est placée entre celles des deux plus grands
poëtes de l'Italie moderne. Mantoue , près de laquelle
naquit Virgile , tient à-peu-près le milien entre Ferrare où
naquit l'Arioste , et Bergame où était né le père du Tasse
et que le Tasse lui-même regarda toujours comme sa ville
natale. M. Buttura est transporté sur les ailes de sa pensée
, des rives de la Scine , cette impératrice des fleuves ,
dans les heureux champs de l'Italie. Il la voit ; il voit le
Dieu des vers tendre son arc et diriger ses traits vers un
butglorieux : un cri de joie s'élève ; les Alpes et l'Apennin
, l'Adriatique et la mer Thyrrénienne le répètent : il
voit frémir le beau lac Benaco ou le lac de Garda , voisin
de Vérone sa patrie. C'est ce lac qui fournit au Miucio
JANVIER 18.11. 123
les eaux dont il entoure la cité de Virgile ( Mantoue); tout
auprès ( à Ferrare ) , est né le divin Arioste , et de l'autre
côté s'élève la belle patrie du Tasse ( Bergame ) , qui paraît
contempler les riches campagnes de l'Insubrie . De doux
chants s'élèvent à l'entour , les nymphes au pied d'argent
entrelacent leurs pas sur l'humble rivage d'Olona , séjour
modeste mais chéri d'Eugène. Prince fortuné , heureux
époux , heureux père , etc .... Et voilà le poëte arrivé à son
sujet à la manière de Pindare , mais par de moins longs
détours , puisqu'il a fait tout ce chemin en deux strophes
dont chacune n'a que dix vers .
Après les louanges du père , viennent les voeux pour le
fils. Quel don le poëte déposera-t-il sur son berceau ?
Celui d'une lyre d'ivoire sur laquelle il a peint les deux augustes
époux dont cet enfant reçoit la vie. La noble épouse
y est assise entre Junon et Cythérée , qu'elle égale toutes
deux en beauté; Junon détache de son sein la ceinture
qui ne lui appartient pas , et Vénus lui indique d'un signe
demain qu'elle en fait don à la princesse. Le prince y est
représenté , semblable à son père adoptif, à un Dieu : la
Gloire et la Vertu sont à ses côtés . L'une fixe sur sa tête
un diadême éclatant comme la flamme , l'autre la décore
d'un voile qui en tempère la splendeur. L'art du poëte y
a retracé l'histoire de ses nobles entreprises : on y voit
briller la victoire de Rabb , fille illustre de l'immortelle
Marengo.
Qu'au son de cette lyre suspendue par Apollon sur le
berceaudu royal enfant , les muses l'entretiennent unjour
de ces hauts faits ; qu'il imite son père; qu'il ait toujours
devant les yeux la gloire de son auguste aïeul ; qu'il s'élève
au plus haut sommet de la vertu; sur-tout qu'il aime les
muses , qui seules dispensent des lauriers durables auxplus
nobles travaux. «LLee tems ne se détourne et ne se repose
jamais ; il entraîne avec lui les plus vils etles plus puissans;
la mort parcourt d'un pied invincible l'humble village ,
I'ample cité , les palais; une nuit ténébreuse presse et
couvre d'oubli les princes et les peuples; mais le choeur
des enfans d'Apollon élève sur le Pinde une haute colonne
dediamant , et y grave les noms chers à la vertu , qu'admirerontnos
neveux et leurs descendans . "
L'idée de cette colonne amène ingénieusementun éloge
sans lequel on sent que cette ode ne pouvait finir , et le
poëte en a tiré une comparaison frappante de vérité et
de nouveauté. Je lis dans les destins , grand prince , et
124 MERCURE DE FRANCE ,
jevois surcette colonne , gravés autour de votre nom , les
noms d'une race innombrable ; je vois à son sommet LE
GRAND EMPEREUR , au milieu de tant de héros , comme le
soleil au milieu des planètes , briller éternellement audessus
des ans et de l'oubli , tel que je le vois dans Paris
au haut de la noble colonne , qui porte son nom , contempler
debout cette nouvelle Rome , qui s'embellit sous
ses regards. "
*Ceux de nos lecteurs qui entendent la langue et sont
en état de sentir les beautés de la poésie italienne verront
icí avec plaisir le texte de ces deux belles strophes .
18
Mainon si volge o posa
Il tempo , e seco trae vili e potenti :
Ilborgo umil, l'ampia città, la reggia
Con invincibil piè mortepasseggia :
Nottecaliginosa
Preme e copre d'obblio principi e genti.
MasovraPindo l'apollineo coro
D'adamante colonna erge sublime ,
Ei nomi caria la Virtù n'imprime,
Specchio a' nepoti e a chi verràda loro.
Per entro aifati io leggo,
Elàsculti,granprence , i nemi scerno ,
Alvostro intorno , d'infinita prole :
Eincima ilMagno Imperator già veggo ,
Fratanti eroi , qualfra pianeti il sole ,
Sovragli anni e l'obblio splendere eterno ;
Come ilveggo in Parigi alto su quella
Colonna illustre , che da lui si noma ,
Starvagheggiando questa nuova Roma
Che sotto ilguardo suo sifa più bella .
Cesont làsans doute de fort beaux vers , des images
etdes idées grandes et nouvelles. Toutes les fois qu'au
lieu de lire des vers de versificateurs on en lit des véritables
poëtes , on reconnaît que les trésors de l'invention
poétique sont réellement inépuisables , et l'on est tentéde
croire qu'il n'appartient qu'à ceux qui n'ont rien àdirede
prétendre que tout est dit.
GINGUENĖ.
JANVIER 1811 . 125
VARIÉTÉS.
CHRONIQUE DE PARIS. 看
TRÈS-EXACTSjusqu'ici à nous trouver à l'espèce de rendezvous
littéraireque nous donnons tous les quinze jours à
nos lecteurs , nous y avons manqué samedi dernier , et
comme il serait possible que quelques-uns d'entr'eux se
fussent aperçus de notre absence, nous leur en dirons
naïvement la cause. L'auteur de cet article, obligé quelquefois
, si non d'écrire sur la borne, du moins de penser
dans la rue ( comme Rivarol le disait, autant qu'il nous
en souvient , du volumineux Rétif de la Bretonne ) , a
éprouvé dans une de ses courses un accident assez commun
dans un tems de verglas , et dont les circonstances
peuvent trouver place ici. Notre chroniqueur , dans une
de ses courses , avait été conduit à la place des Victoires
où il s'était arrêté pour visiter un établissement nouveau ,
dont il se proposait de rendre compte ; en sortant de là ,
il descendait tout rêvassant la rue du Petit-Reposoir , pour
se rendreà l'hôtel des Postes : quelque préoccupé qu'il fût,
il ne tarda pas à s'apercevoir que, pendant le tems qu'avait
duré sa visite , le froid avait ressaisi le dégel commencé ,
de manière à rendre très-difficile , pour tout bipède , la progression
verticale sur le pavé des rues . La pente rapidede
celle qu'il parcourait de haut en bas ajoutait encore à la
difficulté , contre laquelle il ne lutta pas long-tems ; après
quelques efforts infructueux pour conserver le centre de
gravité , il le perdit tout-à-fait, et serait tombé suivant
toutes les lois de la pesanteur , s'il n'eût pas rencontré sur
son chemin un autre corps poussé en sens contraire , et
qu'il entraîna dans sa chute. C'était celui d'unpetit homme
gros et colère, qui ne se vit pas plutôt renversé, qu'il essaya
de se relever brusquement , pour aller demander raison de
samésaventure à celui qui l'avait causée; mais les deux
pieds lui manquant à-la-fois , il retomba de nouveau , en
faisant deux ou trois tours sur lui-même; exercice que facilitait
singulièrement la forme de boule sur laquelle il
avait été moulé. Notre collègue gissant lui-même à quelques
pas de là , et riant de ce burlesque couroux , n'avait pas
moins de peine à se remettre en pied : nouveaux efforts
126 MERCURE DE FRANCE ,
de la part du petit homme , nouvelle chute , nouveaux
éclats de rire , auxquels s'associaient ceux d'un petit nombre
de spectateurs que cette seène comique avait attirés ;
elle finit quand chacun eut repris son à-plomb et son sang
froid; ce fut alors seulement que notre collègue s'aperçut
qu'il s'était assez griévement blessé dans sa chute pour se
voir forcé de s'interdire pendant quelque tems toute espèce
de travail.
ne
-Les jours de neige et de glace qui ont terminé le mois
dedécembre , et commencé celui où nous sommes , ont
-étépour nos jeunes gens de l'un et l'autre sexe l'occasion
de nouveaux plaisirs , dont le bassin de la Villette était le
principal théâtre ; c'est là qu'on aa pu voir réunie pendant
quelques matinées cette population brillante qu'on
trouve ordinairement rassemblée , du moins dans cette
saison , que le soir , dans les grands cercles ou au spectacle.
Ce magnifique canal étaitcouvert d'une foule innombrablede
jeunes gens , et même de quelques jeunes damés
sillonnant avec une agilité que l'oeil avait peine à suivre
cet immense parquet de glace ; mais, au milieu de ce tourbillonde
patineurrss,, ilen estunqui se distingue entre les
plus remarquables :
Quantum lenta solent inter viburna cupressi.
,
l'adresse
Ce coryphée du patin est M. Ciceri , connu dans les
arts par des talens d'une plus grande importance. Son
apparition au canal de l'Ourcq était marquée par la foule
d'admirateurs qu'il entraînait , non sur ses pas , mais sur
son vol , et qu'il émerveillait par ses pirouettes à droite et
à gauche , par ses voltes en dedans et en dehors , par la
grace et la légéreté qu'il déploie dans cet exercice.
En déclarant que M. Ciceri l'emporte sur tous ses
rivaux , nous ne nous dissimulons pas que nous aurons à
combattre les partisans de M. Walker , qui cherchent à
établir la supériorité de ce dernier; mais nous persistons
d'autant plushardiment dans notre opinion que nous avons
assisté à un conseil d'amateurs , dans lequel il a été décidé
queM. Walker patinait plus vite sur la ligne droite , mais
que M. Ciceri lui était évidemment supérieur dans toutes
les finesses , dans toutes les difficultés de l'art , et qu'en
un mot M. Ciceri était un patineur de meilleur goût.
Quelques étrangers , qui ne manquent jamais d'imitateurs
à Paris , ont voulu mettre , cette année , les traîneaux
à la mode ; avant de faire la dépense de cet équi
JANVIER 1811 .
127
page , s'ils avaient réfléchi qu'il ne tombe presque jamais
assez de neige dans cette capitale pour couvrir entiérement
l'épaisseur du pavé des rues , que le passage continuel des
voitures creuse, dans tous les sons , de profondes ornières ,
ils se seraient épargné la petite honte de se donner én
spectacle sur des traîneaux , dont la marche contrariée à
chaque pas par les monceaux de neige qui se ramassaient
sous le train de devant , n'avait pas un avantage bien
décidé sur les fiacres , tout fiers de soutenir la concurrence.
-Il est une classe d'hommes , à Paris , dont les habitudes
, les goûts et les plaisirs sont presqu'aussi invariables
que les moeurs des habitans du Gange ou du fleuve
Jaune ; nous voulons parler des artisans de la classe inférieure.
De tems immémorial , le dimanche est par eux
consacré à dépenser le superflu qu'ils ont pris sur le nécessaire
du reste de la semaine. Leur prévoyance ne s'étend
pas au-delà de huit jours , et ils ne connaissent d'autre
avenir que le dimanche . Les spectacles , dont le goût est
si généralement répandu dans toutes les autres classes du
peuple , n'ont aucun attrait pour eux. La Courtille , les
Porcherons , un coin de table au Grand-Salon ou chez
Desnoyers, voilà leurs cercles , leurs théâtres , leurs promenades
, leurs athénées . On aurait tort de croire que ces
réunions soient aussi étrangères aux bonnes moeurs qu'elles
le sont au bon ton et au bon goût . Les habitudes de ces
gens-là sont basses , mais leur conduite n'a rien d'essentiellement
repréhensible , et l'on trouverait, sans aucun
doute , plus à reprendre dans les cabinets du Cadran-
Bleu , de la Galiotte , que dans les tavernes de l'Arc-en-
Ciel ou de l'lle-d'Amour. Ces réunions d'artisans sont le
plus ordinairement des fêtes de familles : tout y est public;
lepère, la mèreet les enfans se rassemblent pourmanger
une matelotte ou un civet de lapins ( dont on se garde
bien de leur montrer la peau ) , au milien de vingt autres
familles que les mêmes plaisirs attirent dans les mêmes
lieux. Le vin de Brie et de Surenne coule à grands flots ;
on boit , on rit , on chante , on s'enivre , et la femme qui
s'arrête ordinairement tout juste au degré de raison dont
elleabesoin pour ramener son mari ,ne le force pourtant
àquitter la table que lorsque la bourse est tout-à-fait épuisée.
Tous les comptes soldés , la famille se remet en
marche, et bras dessus , bras dessous , détonnant un
pont-neuf, redescent vers minuit le faubourg du Temple ,
128 MERCURE DE FRANCE ,
et rentre au logis où elle ne trouvera , le lendemain , que
le pain qu'elle aura gagné dans la journée , sans regretter
l'argent si follement employé la veille .
-On doit vendre dans quelques jours la belle collection
des tableaux de M. Radix de Sainte-Croix. Le catalogue
en a été dressé par M. Lebrun , et les ouvrages les plus
douteux y ont été reconnus par lui avec cette rectitude de
jugementque trente ans d'études et d'expérience lui ont
acquise. Puisque l'occasion se présente de dire un mot sur
cesventes journalières de tableaux qui se font à l'hôtel de
Bullion , nous avancerons hardiment qu'elles sont également
préjudiciables à l'art et aux artistes. Les plus belles
collections s'y trouvant confondues avec les plus mauvaises,
les riches amateurs qui peuvent seuls mettre un
prix aux grandes productions de l'art , ne sont plus stimulés
par l'annonce d'un beau cabinet , et il résulte de la
que ces sortes d'encans deviennent le patrimoine de quelques
brocanteurs habiles à s'enrichir des dépouilles des
artistes en discréditant leurs travaux. Il serait à souhaiter
qu'il existât un établissement dont le directeur , homme de
talent et de goût, fût autorisé à retirer des ventes publiques
Jes morceaux dignes de fixer l'attention du gouvernement
etdes connaisseurs , et remédiât ainsi à l'inconvénient de
voir vendre une esquisse de Raphaël , un tableau du Poussin
ou une marine de Vernet , à côté d'un portrait de
Vanloo ou d'un dessus de porte de Boucher.
-Le mois de janvier, si fertile en Almanachs , en a vu
éclore cette année une quantité prodigieuse; et si les lecteurs
s'avisent d'observer qu'ils n'ont jamais été moins
bons , on leur répondra qu'ils n'ont jamais été plus beaux ,
et l'un va pour l'autre . En effet , on ne saurait trop faire
l'éloge de labeauté des reliûres , des gravures , des caractères,
du papier et du titre de la plupart de ces Almanachs .
Parmi les quarante-trois chansonniers que nous avons
comptés sur l'étalage d'un libraire du Palais-Royal , comment
ne pas être séduit par les titres suivans : La Lyre
d'Anacréon , l'Elève d'Epicure , le Bouquet de Famille, le
Chansonnier des Grâces , Bacchus en Goguette , le Galoubet
du Vaudeville, le Bouquet de Roses , etc. etc.; en réduisant
à cent cinquante le nombre de chansons contenues
dans chacun de ces recueils annuels , on obtiendra de bon
compte 6450 chansons inédites , dont les auteurs pourraient
fournir un volumineux supplément aux Diis ignotis
deRivarol .
:
SEINE
JANVIER 18.10
429
Un nouvel instrument, nommé organo- lyricon, oc
cupe en ce moment toutes les oreilles savantes de la capitale;
les rapports extrêmement favorables des sociétés
harmoniques au jugement desquelles cet instrument a été 5.
soumis , ont déterminé unM. Allais , tapissier , à en Furecen
l'acquisition , et à transformer son arrière-magasin en und
salle de concert , dont il fait très-agréablement les honneurs
au public pour la modique somme de 2 francs par
tête d'amateur. M. Allais trouvera peut-être plus de profit ,
et sans doute moins de fatigue , à faire jouer son organolyricon
, qu'à rembourrer des fauteuils et des couchettes ,
mais nous ne nous en éléverons pas moins contre ces spéculateurs
d'objets d'art , qui ne voient dans les inventions
du génie que le produit net , et s'embarrassent peu d'enterrer
un chef-d'oeuvre de l'art au fond d'un garde-meuble ,
quand ils en ont retiré l'intérêt de leur argent.
Il n'est pas encore tout-à-fait du bon ton , pour les
gens de la plus haute société , de courir le matin les rues ,
en mangeant de petits gâteaux , comme cela se voit communément
à Londres , mais un usage qui prend quelque
faveur , pourrait bien enrichir nos moeurs de cette coutume
tant soil peu britannique ; et ce ne serait pas le premier
présent de cette nature que nous auraient fait nos voisins
d'outre-mer. Quelques jeunes gens nous ont témoigné leur
surprise de ne plus trouver le matin chez elles la plupart
de nos élégantes; nous leur dirons en confidence qu'ils
les trouveront tous les jours , entre deux et trois heures ,
dans la boutique d'un de ces trois pâtissiers; mangeant des
darioles chez M. Félix au passage du Panorama , des
talmouses chez M. Offroy au Palais-Royal , ou des brioches
chez M. Carême , boulevard des Capucines. On
trouvera peut-être que ces dames pourraient se faire
apporter chez elles les gâteaux dont elles paraissent si
friandes , mais il est toujours bon d'avoir un prétexte
pour sortir.
• NOUVELLES DES COULISSES. Mlle Candeille , retenue chez
elle depuis un an, par une maladie chronique dont on ne
peut encore prévoir la fin , et privée par-là de la ressource
de ses talens, va , dit-on , recevoir de ses anciens camarades,
les comédiens français , un témoignage de bienveillance
d'autant plus honorable pour elle et pour eux , qu'il
n'a point été sollicité. Le comité de la comédie a décidé da
reprendre laBelle Fermière, avec tous les soins nécessaires
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
pour pouvoir en multiplierles représentations . Ce n'est pas
la première fois que les sociétaires de ce théâtre ont fait
preuve de cette noblesse de procédés . En 1760 , ils donnèrent
au bénéfice d'un petit neveu de Corneille une représentation
de Rodogune: ce n'était-là , il est vrai , qu'une
bien faible restitution; mais , si elle était due , elle n'était
pas exigible . A la mort de Grébillon , en 1762 , les sociétaires
du Théâtre-Français , lui firent célébrer à leurs frais
un superbe service à Saint-Jean-de-Latran. En 1777 ,
Mll Dumesnil, dans une situation de fortune très -pénible,
obtint de la générosité de ses camarades une représentation
à son bénéfice , dont le produit surpassa ses espérances.
En opposition à cette conduite noble et délicate des
comédiens français on pourrait citer quelques traits des
annales du théâtre de l'Opéra - Comique , où l'on verrait ,
par exemple , que ce n'est qu'après l'expiration bien vérifiée
des DIX ANNÉES qui ont suivi la mort de Sedaine ,
arrivée en 1797 , que les sociétaires de ce théâtre ont
repris, ( avec un succès presqu'égal à celui que ces onle
Roi vrages obtinrent dans la nouveauté ) Richard ,
et le Fermier, le Diable à Quatre, les Femmes vengées ,
et Raoul Barbe-Bleue : on y verrait que le petit-fils de
Favart , fils d'un de leurs anciens camarades , dont les
études et les travaux ont pour objet la carrière dramatique ,
n'a pu obtenir d'eux ses entrées à un théâtre dont son
grand-père est en quelque sorte le créateur , et auquel il a
donné son nom .
,
On attend toujours Sophocle à l'Opéra , et Mahomet II
auxFrançais.
Les débuts de Mll Paulin à l'Opéra- Comique , quelque
brillans qu'ils soient , pourront bien finir par convaincre le
public que cettejeune actrice n'est pas appelée à chanter la
musique de Grétry et de Monsigny.
Les écuyers Franconi se sont refugiés aux Jeux Gymniques.
MODES. L'article Modes est pour nos belles provinciales
lapartie curieusedes journaux : elles croyenty prendre une
idée exacte de la toilette des femmes de París les plus élégantes
, elles ne doutent pas que la petite gravure qu'elles
ontsous les yeux n'en soitla représentation laplus générale
et laplus fidèle; nous devons pourtant , à l'acquit de notre
conscience ,de les prévenir qu'il n'y a le plus souvent rien
sinonde vrai , du moins de positif, dans toutes ces descripJANVIER
1811 . 13г
tions; que le plus haut degré de la mode à Paris , est den'en
point reconnaître, de n'en point adopter, etque c'est particuliérement
celte espèce de dédain , pour les choses convenues
, qui distingue ici les femmes du meilleur ton .
Au surplus , nous continuerons , pour la satisfaction de
celles de nos aimables abonnées qui tiennent à savoir
comment semettent quelques femmes de Paris , à recueillir
les notions les moins vagues qu'il nous sera possible de
nous procurer. Pour aujourd'hui nous nous contenterons
de les prévenir que les schalls de M. Terneaux jouissent
en cemoment de la plus grande faveur , et que nos femmes
lesplus élégantes n'ont plus d'autre reproche à leur faire
que la modicité de leur prix : le tissu , la légèreté , le dessin
, les couleurs , tout est imité à s'y méprendre ; mais
comment se décider à porter un schall de vingt louis fabriqué
en France, quand on est exposé à se trouver avec une
femme qui parlera sans cesse du cachemire qu'elle a payé
mille écus ? Y.
SPECTACLES .- Théâtre français.-Un lendemain de
fortune , ou Les embarras du bonheur ; Comédie en un
acte et en prose de M. Picard .
M. Dorsange est un homme de lettres fort estimable ,
qui du revenu de son petit patrimoine , et du produit de ses
travaux littéraires , vivait fort honnêtement avec une femme
qu'il aimait , et une fille , nommée Claire , qui annonçait
les plus aimables qualités . Cependant il n'était pas heureux:
ses écrits tenaient autant de la politique que de la
littérature , et il aurait mieux aimé devenir un homme en
place que de rester un modeste auteur ; bien entendu
pourtant que ce n'était pas pour lui , mais pour sa femme
et sa fille qu'il désirait de voir une carrière brillante s'ouvrir
à son ambition . Ce moment si désiré arrive . Le duc
de *** est nommé à un ministère ; Fremont , beau-père
deDorsange , est l'ami du nouveau ministre , et il fait
donner à son gendre une place de quarante à cinquante
mille francs. Toute la famille est dans la joie. Dorsange va
se faire connaître , il pourra prétendre à tout ; sa femme
va éclipser par son élégance toutes ses anciennes amies et
tenir une bonne maison ; Claire peut maintenant espérer
d'épouser l'aimable Jules qui l'adore , mais dont les parens
s'opposaient à leur union parce qu'ils ne trouvaient
pasClaire assez riche. Il n'y a pas jusqu'au pauvre Fran-
Y
I a
132 MERCURE DE FRANCE ,
çois , seul domestique de Dorsange , qui voyant le poste
de valet-de-chambre prêt à lui écheoir , n'ait été au cabaret
se réjouir de la bonne fortune de son maître . :
En effet , dès le lendemain de cette fortune , tout semble
tire à l'heureux du jour. Il ne suffit pas à recevoir les
cartes de visite, les lettres de félicitation. Le beau-père,
Frémont est le seul que ce déluge de complimens n'enivre
pas , et qui conserve assez de sang-froid pour conseiller
la modération à son gendre. Cependant les épines se
mêlent bientôt aux roses que celui-ci avait cru follement
pouvoir cueillir sans se piquer. Parmi les lettres qu'il reçoit
il s'en trouve une anonyme et qui contient tout autre chose
que des félicitations . Sa femine en décachete une seconde
écrite sur papier rose , et qui contient la demande d'un
rendez-vous de la part d'une jolie femme à qui Dorsange
peut rendre un service important. Cela jette déjà un peu
de mésintelligence dans le ménage ; et cette mésintelligence
augmente encore, lorsque madame Dorsange venant
de vider le porte-feuille de son mari pour faire toutes les
emplettes que commande leur nouvel état , retrouve Dorsange
tout occupé de la lettre d'un créancier qui se croit
endroit de lui redemander , à présent qu'il est heureux ,
dix mille francs qu'il lui a prêtés dans le tems de sa-plus
grande gêne.
Claire n'est pas plus chanceuse que ses parens. Son ami
Jules , majeur depuis quelques mois , était accouru à Paris
pour l'épouser , malgré l'inégalité de leurs fortunes ; mais
àpeine introduit dans la maison , il apprend de François
le bonheur imprévu de Dorsange ; un excès de dél catesse
lui fait craindre de demander en mariage la fille d'un
homme devenu plus riche que lui. Pour comble de malheur
, Jules a un cousin nommé Lachenaye que la famille
avait envoyé à Paris pour l'empêcher d'épouser Claire
et qui n'est pas plutôt informé de la fortune de Dorsange ,
qu'il forme le projet de se substituer à son cousin. Ilconfirme
donc le pauvre Jules dans ses scrupules , le décide
à se retirer , et achève de le ruiner auprès des Dorsanges ,
en leur disant qu'il va épouser en province une jeune
personne dont il est amoureux depuis quelque tems.
Telle est la dose de bonheur domestique que l'élévation
deDorsange ajoute à celui dont ils jouissait déjà. Ce qui
lui arrive du dehors est bien plus heureux encore . Il a pour
amie une certaine madame Saint-Elme , intrigante trèsindustrieuse
, et qui prétend même avoir décidé sa nomiJANVIER
1811 . 133
nation. D'après cela on se doute bien qu'elle est la première
à vouloir en recueillir les fruits. En effet , elle se
présente avec un M. Dorsival , qui salue Dorsange du nom
de son cher ami , quoique Dorsange n'ait fait que l'entrevoir
dans la société et ne sache même pas comment il s'appelle.
Madame Saint -Elme expose clairement ses prétentions ;
il lui faut , dans l'administration confiée à Dorsange , une
place de chef , une d'expéditionnairq , une de garçon de
bureau. Celle de chef est pour Dorsival , qui la sollicite
d'une manière très-impérieuse. Dorsange qui ne peut en
disposer , attendu qu'elle est occupée , la refuse avec la
franchise d'un homme qui ne sait pas encore donner de
l'eau-bénite de cour. Dorsival s'en offense et sort en menaçant
Dorsange de la colère de tous ses protecteurs.
L'heureux du jour s'aperçoit bientôt que ces menaces ne
sont pas tout-à-fait vaines ; il va porter un travail au ministre
: il le trouve distrait et préoccupé ; il lui demande
une grace pour Montfort son ami d'enfance , et le ministre
lui répond vaguement. Dorsange se rend ensuite à ses bureaux
; il ne trouve que des figures froides ; il voit les
commis chuchoter , et se persuade que les calomnies de
Dorsival ont prévenu tous ses subordonnés contre lui. Il
rentre enfin chez lui la mort dans le coeur ; il craint de ne
pas conserver sa place , et sa femme a déjà fait des dépenses
qui en ont absorbé les premiers revenus . Il se plaint
d'elle, elle se plaint de lui , et Claire se plaint de tout lo
monde.
, • Nos lecteurs trouveront sans doute comme nous , que
le tableau que nous venons de leur mettre sous les yeux
esttrès-piquantet très-comique. Il est d'ailleurs de la plus
grande vérité ; et que serait-ce si nous l'avions enrichi de
tous les mots ingénieux et naturels , de tous ces aperçus
si vrais de nos moeurs actuelles qui distinguent le talentde
M. Picard ? Aussi , malgré quelques longueurs , malgré
quelques détails trop familiers , la pièce a-t-elle été jusqu'à
ee moment écoutée avec beaucoup d'intérêt et très-vivement
applaudie. On commençait seulement à concevoir
quelque inquiétude sur le dénouement que rien n'annonçait,
quoique la pièce dût être fort avancée. Elle l'était en
effet , et le dénouement est venu , mais d'une manière qui
n'a contenté personne. Pendant l'absence de Dorsange ,
son bean-père avait questionné toute la famille ; il avait vu
tout le monde regretter son ancien état. Il sort à son tour ,
et lorsqu'il revient , il trouve Dorsange exprimant le même
1
134 MERCURE DE FRANCE ,
voeu que sa femme et sa fille . Alors il s'approche d'eux et
leur déclare que tout est réparé , qu'il vient de chez le ministre
, qu'il lui a offert la démission de Dorsange , que
le ministre l'a acceptée , et que par conséquent il se retrouve
au même point qu'avant son élévation. Cette déclaration
subite de Fremont , cette manière de disposer , sans consulter
Dorange , de la place qu'il lui avait procurée , n'ont
plu que fort médiocrement à la famille , et ont encore plus
mécontenté le public. Les sifflets ont commencéà se fairo
entendre , et Dorsange , après avoir affecté une résignation
philosophique , s'est échauffé peu-à-peu contre son beaupère
, et a fini par exiger de lui de l'accompagner chez le
ministre pour retirer sa démission .
Quoique fort naturelle , cette conduite n'a pas non plus
édifié le parterre , et l'édification est devenue encore moins
grande lorsque Frémont aa appris à son gendre qu'il venait
dese moquer de lui , que sa démission n'était point donnée
et qu'il avait seulement voulu lui montrer qu'il ne faut pas
se rebuter pour quelques dégoûts , lorsqu'on a le bonheur
d'occuper unegrance place. Il est inutile d'ajouter que le
même Frémont a ramené Jules , que Jules épouse Claire ,
que le ministre accorde à Dorsange la place qu'il a demandée
pour Montfort , tout cela se devine : mais ce qu'il faut
dire parce qu'on ne le devinerait pas , c'est qu'au moment
où tout le monde est d'accord , M Saint -Elme reparaît
avecun prétendu qu'elle amène à Claire ; on sent bien que
ce nouveau personnage ne pouvait être qu'une carricature
etqquueprésentéesimal-à-propos elle ne pouvait obtenirun
fort bon accueil. Aussi les sifflets ont-ils redoublé à son
arrivée , et il a fallu tout le zèle des amis et tout lecourage
des acteurs , pour demander et faire entendre après la chute
de la toile le nom de M. Picard .
Malgré cette espèce de succès , nous ne croyons pas que
l'ouvrage se soutienne. Le sujet , qui eût fourni unconte
très-agréable , n'était point propre à être mis au théâtre ,
parce qu'en suivant la règle desvingt-quatre heures, il était
impossible d'y trouverun dénouement. Ce n'est pas la première
fois que l'auteur s'est trompé de cette manière , et
l'on conçoit , d'après la nature de son talent , qu'il se laisse
séduire au plaisir de faire des tableaux de moeurs . On pouvait
même lui passer les défauts du cadre lorsqu'il était
obligé d'en produire un grand nombre à son exposition de
la rue de Louvois : mais il doit bien se persuader qu'il n'a
pas la même excuse au Théâtre-Français , et que les juges
JANVIER 1811 . 135
>
sont plus difficiles. S'il veut y obtenir des succès véritables
, il faut qu'il médite ses plans avec plus de soin, qu'il
onvre à son talent une carrière plus neuve, et ne donne plus
des pièces qui semblent toutes jetées dans le même moule
etne reproduisent que des personnages semblables sous des
noms différens . Il faut enfin qu'il donne plus de fermeté à
son style , qu'il choisisse plus sévérement ses détails , et
qu'il renonce à ce comique familier qui ne pouvait réussir
que dans la petite maison de Thalie.
-
Μ.
INSTITUT DE FRANCE. La classe des sciences mathématiques
et physiques a tenu , le 7 janvier , sa séance publique
annuelle , sous la présidence de M. le comte de
Lacepède.
Voici l'ordre des lectures qui ont en lier.
Après la proclamation d'un prix , et l'annoncedes sujets
proposés au concours pour les années 1813 et 1816 ,
M. Cuvier , secrétaire perpétuel , a lú l'éloge kistorique de
M. le comte Fourcroy .
M. de Mirbel a présenté un Résumé des découvertes les
plus récentes sur la germination .
M. Delambre , secrétaire-perpétuel , a prononcé l'Eloge
historique de M. Montgolfier.
(Nous donnerons dans le Nº prochain les programines
des prix proposés par la première classe. )
NECROLOGIE. - Les obsèques de M. de Chénier , membre de la
deuxième classe de l'Institut impérial , ont eu lieu le 14de cemois.
L'Institut , conformément à son usage , s'est réuni pour lui rendre
lesderniers devoirs . M. Arnault , membre de la classe de la langue
française , a porté la parole dans cette triste cérémonie .
<Entre les pertes nombreuses que nous avons à déplorer depuis
quelque tems , il n'en est pas de plus difficile à réparer , dit l'orateur
ens'adressant à l'Institut, que celle quinous rappelle en ce lieu funèbre .
La mort ne saurait frapper au milieu de vous sans que les lettres
n'aient à gémir; sans que nous n'ayons à regretter un orateur , un
philosophe ou un poëte. Combien ses coups ne sont-ils pas cruels ,
quand ces douleurs successives se renouvellent par la chute d'une
seule tête ! »
Rappelantensuite les premiers succès dramatiques de M. de Chénier ,
-succès obtenus à l'époque même où commença larévolution, et regret.
136 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 .
tant que les intérêts politiques soient venus distraire de ses premiers
travaux un homme si évidemment né pourla poésie , l'orateur retrace
avec une égale franchise les opinions , les animosités , les fautes , les
services , les reproches fondés , les calomnies dont fut agitée la vie de
soncollégue , et atteint enfin l'époque où, rendu à lui-même , M.de
Chénier fut rendu aux lettres .
* C'est d'elles seules que, désabusé de ses illusions, ce poëte attendait
une gloire durable; malgré le dépérissement de sa santé , il avait
entrepris et presque terminé plusieurs ouvrages d'une grande importance
, lorsque la mort vint le saisir dans sa 46e année .
> Regrettons-le , Messieurs , s'éorie son confrère , regrettons-le
pour notregloire,plus encore que pourla sienne! Il avait fait assez pour
lui; mais il pouvait faire encore plus pour nous. Regrettons-le particulièrement
, nous qui somines entrés dans l'une des carrières que cet
homme , dont tant d'aptitudes diverses ont multiplié l'existence , a
parcourue si glorieusement. Regrettons-le parce qu'il s'y montra
supérieur à nous , regrettons-le parce qu'il pouvait s'y montrer supérieur
à lui-même.
> Après une vie orageuse , qu'il dorme enpaix dans cette enceinte, -
quenotre choix a indiqué pour notre dernière réunion ! Que la terre
lui soit légère ! Que nos adieux , que nos regrets lui portent la consolationjusque
dans le froid asyle où toutes les passions viennent s'éteindre
, jusque sous la pierre funèbre contre laquelle toutes les haines
doivent se briser! Que les ealomniateurs sur-tout s'en écartent et
respectent le sommeilde leur victime ! que dis-je ? eh ! que lui importent
désormais la calomnie et ses clameurs ? La voix de la calomnie
peut-elle s'élever au-dessus de la grossière atmosphère qui environne
cette terre de douleur ? le peut-elle atteindre jusque dans ces régions
célestes , où dans le sein du dieu de Fénélon , notre collégue oublie
les injustices des hommes entre la mère qu'il a tant chérie et le frère
qu'il a tant pleuré ? »
Depareils regrets sont également honorables pour l'homme qui les
Inspire et pour celui qui les exprime. L'émotion profonde qu'ils ont
excitée dans le coeur des assistans , prouve que l'opinion de l'orateur
était l'opinion générale.
POLITIQUE.
LES nouvelles de Hongrie font connaître que le théâtre
de la guerre entre les Russes et les Turcs a cessé d'être
ensanglanté , que les deux armées ont pris des quartiers
d'hiver , qu'on a l'espoir de continuer les négociations ,
On connaît les cessions demandées par la Russie. Elle
insiste , dit-on , sur la cession de la Moldavie , de la
Valachie , de la Bessarabie qu'elle occupe , sur l'indépendance
de la Servie qu'elle a favorisée et soutenue. C'est à
ces conditions rigoureuses que la Porte peut obtenir la
paix. Les hostilités ont aussi cessé entre les Turcs et les
Serviens. Les renforts arrivés à l'armée turque s'élèvent
à 12,000 hommes .
Le Prince royal de Suède est aujourd'hui réuni à son
épouse et à son fils : tous deux ont heureusement traversé
les Belts et sont arrivés à Gothenbourg. Déjà le jeune
prince Oscar, dont le nom emprunté à la mythologie du
nord , doit plaire à des guerriers descendans des Scandinaves
, a paru aux yeux des régimens suédois formés pour
lui rendre les honneurs dûs à son rang. Le 31 décembre
laprincesse est partie pour Stockholm. On ressentira bientôt
, dans ce pays , les heureux effets de la bienveillance
et de l'amitié de l'Empereur des Français. Le vice-consul
de France à Stralsund , a donné connaissance à la régence
suédoise de la Pomeranie de la disposition suivante :
"En conséquence de la déclaration de guerre de la Suède
à l'Angleterre , S. M. l'Empereur a daigné ordonner qu'il
ne fût plus mis aucun empêchement à l'exportation des
grains de la Pomeranie et de l'île de Rugen en Suède.
S. M. I. et R. permet également l'introduction des produits
de la Suède dans l'Empire français. On ne niera
pas que ce soit à de tels actes que les cabinets doivent
reconnaître de quel côté l'alliance est utile, la loyauté cer
taine , et la foi gardée , ou de l'Angleterre qui compromet
et perd ceux qu'elle abuse , ou de la France qui sert franchement
les intérêts de ceux qui se montrent fidèlement
et sincérement attachés à sa cause.
Le Gouvernement bavarois a déterminé l'organisation
138 MERCURE DE FRANCE ,
,
de son état-major général. L'armée bavaroise comptera
désormais trois grades supérieurs sous la dénomination de
généraux d'infanterie , de cavalerie et d'artillerie . Le duc
Guillaume , le prince Royal , le lieutenant-général Deroi
sont généraux d'infanterie; le baron de Wrede est général
de cavalerie ; le baron de Triva , général d'artillerie . Ily
a six lieutenans-généraux. Le duc Auguste de Bavière est
général-major. Les mesures de finances et d'administration
continuent à occuper les cabinets de Vienne et de
Berlin . L'ouverture des Etats de Saxe a eu lieu avec la
plus grande solennité .
EnRussie , le séquestre et la vente des marchandises
confisquées continuent . Dix-sept bâtimens arrivés en dernier
lieu , à la date du 26 décembre , ont été saisis , et
vont avoir le sort des autres . A Kenigsberg , les marchandises
anglaises brûlées se sont élevées à 200,000 florins .
Aucune secousse ne s'est fait sentir en Prusse par suite
des confiscations . On parle à Berlin d'un nouveau mode
de conscription . Le grand duc de Francfort vient d'établir
dans ses Etats le mode de recrutement.
C'est ainsi qu'on répond sur le Continent aux lettres
fabriquées à Londres , et qu'on prétend venir de laBaltique.
Ces lettres peignent le ministre français , à Pétersbourg
, demandant des passeports , la guerre imminente ,
le cabinet prussien ébranlé , de grands préparatifs, militaires
en Pologne. L'écho de ces nouvelles anglaises retourne
du Continent en Angleterre , et y fait une sensation
agréable aux ministres , et utile à leur système ; nous ne
répondrons qu'un mot , dit le Moniteur, c'est que LES
RELATIONS ENTRE LA FRANCE ET LES PUISSANCES DU CONTINENT
N'ONT JAMAIS ETÉ PLUS INTIMES .
A la date du 12 janvier , S. M. Britannique était moins
bien que les jours précédens . Le prince de Galles a répondu
au comité qui lui a présenté les résolutions des
deux chambres , en acceptant la charge qui lui est imposée
par elles , malgré les restrictions ; je conserve à cet
égard , a dit le prince , l'opinion que j'ai émise dans une
circonstance précédente également malheureuse. Les voeux
du fils pour le rétablissement de son auguste père ont
terminé la réponse du prince. La reine a également ré-.
pondu à la même députation qu'aujourd'hui, comme en
1789, elle manquerait à tous ses devoirs si elle hésitait.
d'accepter le fardeau sacré qui lui est imposé. On pense
que sous peude jours , l'ouverture du parlement aura lieu
JANVIER 1811 . 139
1
parla commission du grand sceau ; après quoi on passera
sur-le-champ le bill de la régence , qui sera , dit-on , constitutionnellement
en activité.
Les journaux anglais , après nous avoir donné comme
probable que les armées en Portugal seraient encore quelque
tems en présence sans un engagement général et sérieux
, repassent en revue les événemens de cette campagne
, et suivant l'esprit qui les anime , avec plus ou moins
d'exactitude dans les notions qu'ils ont reçues , ils blament
ou justifient la conduite du général anglais .
Parmi les écrits divers que cette polérnique fait naître
entre les écrivains de l'opposition et ceux du ministère ,
on a dû remarquer celui d'un militaire qui ne dit pas sous
quel général il a appris l'art de la guerre , mais qui paraît
bienau faitde la manière dont lord Wellington pratique
cet art difficile , et dont le ministère en dirige l'application .
Il presse le général de questions dont nous rapporterous
les principales. Est-il vrei , dit-il , que le maréchal Massena
n'eût que 12 mille hommes , lorsqu'il fut chargé de
former des magasins pour l'armée destinée à envahir le
Portugal, tandis que lord Wellington se trouvait à trois
jours de marche de Salamanque , avec une force disponible
de 40,000 hommes ;
Que le maréchal Ney resta un mois entier à Salamanque
, ainsi exposé ;
Que ce fut avec 14,000 hommes seulement que Ney
investit et bombarda Ciudad-Rodrigo , et pendantdix jours
tint tête à lord Wellington , qui avaità cette époque une
force de 50,000 hommes sous ses ordres ;
Que , pendant ou après l'affaire de Busaco , Massena
tourna la position de lord Wellington par un mouvement
de flanc , mouvement militaire toujours périlleux , et qui
l'était encore davantage dans la circonstance , la route que
Massena avait à suivre se trouvant dominée par des hauteurs
, sur lesquelles lord Wellington pouvait , en marchant
par sa gauche , former son armée en colonne régulière
d'attaque ;
Que la positionprise à Busaco , pour couvrir Coimbre ,
était imparfaite , à moins qu'on ne fit occuper en même
tems les environs de Sardao ;
Que Massena n'avait que 50,000 hommes effectifs lorsqu'il
traversa le Mondego ;
Que Massena a , pendant un mois , bloqué avec 35,000
hommes l'armée combinée , composée de 36,000 Anglais 1
140 MERCURE DE FRANCE ,
effectifs , 35,000 Portugais de troupes régulières , 9006
Espagnols et 11,000 hommes de milíce , tandis qu'avec le
reste de ses forces il occupait Thomar , fortifiait Santarem ,
jettaitdeux ponts sur le Zezere , bloquait la garnison d'Abrantès
, occupait les riches vallées qui entourent cette
place , tenait des postes à Sobreira , Formosa , et envoyait
des patrouilles jusqu'à Villa-Velha , occupant ainsi une
ligne extérieure de plus de 130 milles , à partir du point où
était appuyée sa droite en face de Mafra ;

Que Massena est resté en présence de lord Wellington
avec une faible portion de son artillerie et de sa cavalerie
le reste ayant été envoyé à Santarem pour s'y rafraîchir ;
Que Massena resta dans cette position audacieuse jusqu'à
ce qu'il eût rempli son objet , après quoi il se retira
pourattendre ses renforts , une ligne aussi périlleuse n'étant
plus tenable , suivant tous les principes de l'art militaire ;
Que la Romana , en quittant , avec 10,000 hommes ,
I'Estramadure , pour aller renforcer les lignes de Mafra ,
a permis à Mortier de quitter l'Andalousie , ce qui a empêché
les Espagnols de pouvoir profiter de l'occasion pour
menacer Séville ;
Que lord Wellington , ayant toujours eu sous ses ordres
desforces supérieures , a évacué 400 milles de pays , où
de nombreuses positions lui fournissaient le moyen d'ar→
rêter l'ennemi , même avec une faible portion des forces
sous ses ordres ;
Qu'on a permis à Massena de s'établir dans la meilleure
position militaire qu'il pût choisir pour l'exécution de ses
projets ultérieurs ;
Que, vers la fin de novembre , Massena a reçu un renfort
de 30,000 hommes , ainsi que des munitions de tout
genre dont il avait le plus grand besoin ;
Que Massena peut prendre Abrantès , et que , sous la
protectionde son artillerie , il peut effectuer le passage du
Tage sur le point qui lui conviendra le mieux, entre Santarem
et Villa-Velha ;
Que lord Wellington , tandis que Lisbonne sera bombardéede
ces hauteurs , aura à résister jour et nuit , dans
des lignes de 30 milles d'étendue , aux entreprises d'une
armée égale en nombre, plus concentrée et mieux organisée
;
Qu'outre les 25 ou 30,000 hommes sous les ordres de
Drouet , qui ont déjà opéré leur jonction avec l'armée de
JANVIER 1811 . 141
t
Massena , des renforts considérables sont en marche pour
venir la joindre?
L'auteur termine cette série de questions par demander,
dans le cas où on serait forcé de leur répondre par l'affirmative
, quelle idée John Bull doit avoir de son ministre
de la guerre.
Un vétéran a répondu , dans le Times , au militaire correspondant
du Morning-Chronicle. Nous ne doutons pas
que le vétéran n'ait été militaire , mais nous oserions
alfirmer que ce n'est pas en Portugal qu'il a servi , et qu'il
est mal instruit sur tout ce qui regarde. l'armée française.
Son compagnon d'armes a reçu , à cet égard , des notious
plus certaines , et des détails plus vraisemblables. Comment
, par exemple , le vétéran peut-il compter , à Busaco,
8000 Français tués ou blessés , quand les deux armées sont
témoins que le fait est faux des quatre cinquièmes ? Comment
peut-il parler des dégâts commis en Portugal par les
Français , lorsque la destruction du pays qu'il défend a
été le principal moyen militaire employé par lord Wellington?
Comment peut-il dire que si lord Vellington ent
été plus fort , il eût marché de Talaveyra sur Madrid ?
☐☐ Ignore-t-il que les 2º , 5º et 6º corps français qui manoeuvraient
sur sa gauche et sur ses derrières , l'eussent alors
coupé du Tage et rendu sa retraite impossible . Le même
écrivain termine en faisant une foule de suppositions , au
moyen desquelles ilya long-tems que les Français auraient
évacué la Péninsule ; mais ce ne sont que des suppositions,
etentenant pour certains des événemens contraires à ceux
dont le vétéran a besoin pour bâtir son système , on est
fondé à conclure autrement que lui.
Et, en effet , au lieu d'une retraite des Français , les Anglais
apprennent que plusieurs régimens ennemis ont passé
devant Coimbre , que Mortier s'approche du centre des
opérations , qu'un grand rassemblement de troupes se forme
à Madrid , que la flotte de Toulon est sortie , et qu'on présume
à Cadix qu'elle vient favoriser les opérations du siége
quicontinue avec vigueur.
On jugera de l'activité qui y règne en apprenant que la
flottille destinée à protéger le Trocadero a été transportée
par terre sur des rouleaux aux yeux et aux applaudissemens
de l'armée. Le 11 décembre , le fou des batteries et
de la flottille a commencé : les bombes et les boulets rouges
ont été lancés à une distance énorme. Une vive agilation
règne à Cadix. En Andalousie, à Grenade ,
142 MERCURE DE FRANCE ,
Murcie, tout est tranquille ; on yvovage comme en France .
La tranquillité se rétablit en Castille et dans les provinces
voisines ; les généraux Lorge et La Houssaye y maintiennent
l'ordre . Le duc d'Istrie est arrivé dans l'arrondissement
du Nord , il y a pris le commandement d'un corps
d'armée; le souvenir qu'il y a laissé de sa conduite en
1808 y vaut des forces considérables . En Catalogne le général
Baraguay-d'Hilliers a nettoyé tous les environs de
Gironne , et tué, pris ounoyé mille Anglais descendus sur
la côte voisine. Le duc de Tarente a fait sa jonction avec
l'armée d'Aragon , dont le chef, le général Suchet , vient
dejoindre la conquête de Tortose à celle de Lérida. La
place allait être emportée d'assaut lorsqu'elle a capitulé ;
on y a pris 9500 hommes et d'immenses magasins de
vivres et de munitions . On va assiéger Tarragone , dernière
place qui reste aux insurgés dans cette partie . En
Aragon les bandes se dissipent; il en est de même au nord ,
au centre et au midi. L'influence anglaise est détruite ;
tous les symptômes annoncent que la fièvre est calmée.
Les habitans , dit le Moniteur en terminant cetableau ,
demandent à grands cris d'être réunis à l'Empire.
Si ces renseignemens sur les opérations militaires ne
présentent aux Anglais aucun côté qui leur soit favorable ,
les nouvelles qu'ils reçoivent du Nord doivent leur faire
envisager leur situation commerciale sous un rapport non
moins affligeant . Les dernières lettres , non pas celles qu'on
fabrique à Londres , mais celles écrites de Pétersbourg , en
date du7 décembre, apprennent que le comité de négocians
anglais , qui était chargé de communiquer avec l'Empereur
en personne , n'a pas été reçu , et a été dissous ; que la Russie
accède pleinement au système continental; qu'on attend
dans les ports de Russie les ordres de confiscation ; que les
ordres s'exécutent dans les différens ports de la Baltique ;
et qu'enfin tout annonce que les Etats-Unis soutiendront
avec fermeté l'indépendance de leur commerce et l'honneur
de leur pavillon .
Ainsi se resserre de jour en jour le vaste cercle dans lequel
l'Angleterre se trouvera comme bloquée et véritablement
prisonnière ; seule avec ses mille vaisseaux errans
sans trouver un asyle , avec ses innombrables cargaisons
voyageant d'un hémisphère à l'autre sans trouver un port
et des consommateurs , offrant l'application juste , entière
et trop funeste pour elle , de ce vers du poëte latin , qui
pourla désigner décrit une terre presque séparée du mon
JANVIER 1811 . 143
de : encore quelque tems de son obstination aveugle , et
elle le sera tout- à- fait de l'Europe , et ne connaîtra plus
dès lors que des voyages stériles , des navigations sans
fruit vers des possessions lointaines devenues ruineuses .
Que lui serviront alors les riches produits des Deux- Indes
tributaires de son pavillon , si ce pavillon n'a plus de commerce
, si ces produits sont ou rejetés de l'Europe , ou
anéantis sur notre sol par des mesures sévères , ou suppléés
par l'industrie continentale , ou bannis par la force de
l'exemple et l'empire d'une étiquète nationale ? Les monopoleurs
des deux mondes verront alors périr entre leurs
mains des produits dont la valeur est relative , et n'existe
en quelque sorte que par convention ; alors , peut- être ,
l'Angleterre ouvrira les yeux et appréciera la politique de
celui qui tant de fois leur a offert la paix qu'ils ont indignement
violée , et celle des ministres qui out osé offrir
une guerre éternelle pour moyen de salut à un peuple dont
la prospérité ne peut être que le résultat d'une paix longue
et universelle . S....
PARIS.
ILy aeu , dimanche dernier , à la cour , audience diplomatique;
le soir, cercle et spectacle sur le théâtre dela cour .
L'Empereur a chassé , le 15 de ce mois , dans la forêt de
Vincennes. L'Impératrice , dont la grossesse avance heureusement
, a suivi la chasse en calèche .
-M. le conseiller-d'état Pommerenil est nommé directeur
général de l'imprimerie et de la libraire .
-Par décrets impériaux , plusieurs auditeurs sont nommés
sous-préfets: d'autres sont désignés pour être attachés
àdiverses préfectures départementales .
-Par d'autres décrets MM. Helvoët , Delaborde , Bruyer
et Maillard , maîtres des requêtes , ont été chargés d'attr
butions diverses; le premier , dans la direction de la régie
des tabacs; le second , dans celle des ponts et chaussées
du département de la Seine ; le troisième , dans celle des
travaux publics du même département. M. Maillard est
directeur des polders .
- L'Académie française a élu , mercredi dernier ,
M. Parceval Grandmaison à la place de M. de Saintange.
-L'installation du tribunal de première instance du
département de la Seine , a eu lieu jeudi 16de ce mois .
-M. Lemaire , ancien professeur àl'Université de Paris,
144 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 .
est nommé professeur de poésie latine à la faculté des
lettres de l'Académie de Paris .
ANNONCES .
Iolanda Fitzalton , ou les Malheurs d'une jeune irlandaise; par
l'auteur de Ladouski et Floriska . Trois vol. in-12. Prix , 6 fr . , et
7 fr.. 50 c. franc de port. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine ,
nº 12.
Les Savans de quinze ans , ou Entretiens d'une jeune famille, surla
géographie , l'astronomie , l'histoire naturelle en général , l'histoire
des insectes , labotanique , la physique, lachimie,les beaux-arts , etc .;
mêlés de contes inoraux à la portée de tous les âges , par M. Breton.
Ornés de36planches, représentant plus de 150 sujets . Deux vol. in-12 .
Prix , 8 fr . , et 9 fr. 50 c. frane de port. Chez la Ve Lepetit , libraire ,
rue Pavée-Saint-André-des-Arcs , nº 2; et chez P. Blanchard et
compagnie , libraires , rue Mazarine , nº 30 , et Palais-Royal, galerie
de bois , nº 249 .
Traité de la Prosodiefrançaise; par l'abbé d'Olivet. Nouvelle édition
, augmentée des notes de Du Marsais , et suivie du Traité de la
Ponctuation , par Beauzée. Prix , I fr. 50 c. , et 2 fr . 50 c . franc de
port. Chez Brunot-Labbe ,libraire de l'Université impériale , quaides
Augustins , no 33 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Onen a tiré quelques exemplaires sur papier vélin ; prix , 2fr.
50 c. , et 3 fr . franc de port .
Notices sur Corelli , Tartini , Gapiniès , Gugnani et Viotti; par
F. Fayolle , avec leurs portraits supérieurement gravés par Lambert,
d'après les desseins originaux. Prix , 9 fr . , et 9 fr . 50 c. franc de port.
AParis , à l'imprimerie littéraire et musicale , rue Croix- des -Petits-
Champs , nº 33 .
De la littératurefrançaise pendant le dix-huitième siècle. Seconde
édition. Un vol. in-8°. Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc de port. Ches
H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire ,
rue Hautefeuille , nº 23.
EugènedeRothelin, par l'auteur d'Adèle de Senanges. Seconde édí.
tion . Deux vol. in-12. Prix , 4 fr. , et 5 fr. 50 c. franc de port. Chez
H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 12; et chez Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
DE
MERCURES
DE FRANCE .
cen
N° CCCCXCVII . - Samedi 26 Janvier 1811 .
POÉSIE .
L'AMOUR PRISONNIER.
IMITATION DE MÉTASTASE.
DIANE ET L'AMOUR.
DIANE.
AMOUR , en vain tu te débats ,
14
D'embarras cette fois tu ne sortiras pas.
Hélas!
L'AMOUR.
DIANE.
Venezvousmêler à ma joie ,
Vous mes compagnes accourez ,
Etdans ce filet vous verrez
Celui qui s'est rendu ma proię.
L'Amour estpris. Quel triomphe pareil ?
Onn'en voit point. Plongé dans le sommeil
Je trouvai l'imprudent. De ces noeuds je le serre ,
Et puis je hâte son réveil.
K
;
SEINE
146 MERCURE DE FRANCE ,
L'AMOUR.
Vous n'aurez point pitié de ma misère ?
DIANE.
Tu peux être assuré de rencontrer chez moi
Lapitié qu'on trouve chez toi .
Onymphes qu'on trahit ! ô beautés qu'on négligel
Amans qu'on afflige ,
Consolez-vous des maux que vous avez soufferts ,
Votre tyran est dans les fers .
Plus d'une fois on l'a vu rire
De vos malheurs .
•Maintenant c'est à vous à dire
Le châtiment qu'on doit à ses erreurs .
L'AMOUR .
Ah!belles chasseresses ,
Occupez-vous un peu de moi,
Vous on aurez le prix. J'en jure sur ma foi ,
Ne craignez rien de mes promesses ,
Celle qui me rendra la liberté.
N'éprouvera jamais de jalousie.
DIANE .
Ah! ne l'écoutez pas. Malheur à qui s'y fie !
Il tromperait bientôt votre crédulité.
Nymphes , si vous voulez vivre
Dans cette heureuse paix dont votre coeur jouit ,
Ce n'est pas l'Amour qu'il faut suivre ;
Quand il vous flatte , il vous trahit .
Sa parole n'est point sacrée :
Il vous promet son amitié ;
Mais quand la chaîne est une fois serré
De vous il n'a point de pitié.
L'AMOUR .
Si des forêts la déesse rebelle ,
Ne prend nul souci de mes pleurs ,
Je trouve de ses serviteurs
Qui ne sont pas aussi barbares qu'elle .
Pour les jeuxd'un enfant c'est trop de cruauté !
:
>
:
Hélas! voyez sur mon côté
La trace des liens barbares
Dans lesquels je suis arrêté.
Relâchez-eu les noeuds , ne soyez point avares
JANVIER 1811 .
147
D'untant soitpeu de liberté.
De votre bienfaiteur je puis porter le titre ,
Si de tous les mortels vous recevez l'encens ;
De leur culte assidu , c'est moi qui suis l'arbitre ;
Ne souffrez pas l'Amour prisonnier plus long-tems .
Si vous voulez dépeupler votre empire ,
Inquiéter l'Amour est le plus sûr moyen ;
Tout le monde bientôt loin de moi se retire ,
Et la beauté ne servira de rien.
Mais qui pourra vous dire encore ..
Je vous aime , je vous adore ?
Qui vous appellera son espoir ,sondouxbien ?
DIANE.
Ates plus fières ennemies ,
Insensé , tu voudrais devoir ta liberté ?
L'AMOUR.
:
Quisait? peut-être êtes-vous mes amics.
DIANE.
L'entendez-vous ? montrez votre sévérité
En punissant ses offenses cruelles ;
2.
Brisez ses traits , coupez ses ailes ,
Et que par-tout il soit cité
Comme exemple frappant de la témérité.
Commencez à l'instant. Eh bien! qui vous arrête ?
Allez , à ne venger que chacune soit prête ,
Amon courroux je ne mets plus de frein.
L'AMOUR.
Ah! comme elles sont empressées !
DIANE.
Vous paraissez embarrassées ,
Votre visage annonce le chagria.
Pourquoi ces paupières baissées ?
L'AMOUR.
Elles ont toutes des amans .
DIANE.
Serait-il vrai ? parlez. De ce silence
On peut tirer des éclaircissemens.
L'AMOUR.
Qui rougit et se tait se montre sans défense.
:
:
A
1
K 2
148
MERCURE DE FRANCE ,
DIANE .
Dans la jeune Cloris le soin de se parer
Est un crime aux yeux de Sylvie.
:
L'AMOUR.
C'estparun mouvement d'envie ,
Du coeur de son amant elle veut s'emparer.
DIANE.
Et les soins assidus de la modeste Irène
Afuir tous les regards , comme si le venin
Plaçait dans tous les yeux son pouvoir souverain?
L'AMOUR .
Je le crois bien , ainsi le commande Silene .
DIANE .
Qu'entends-je ? Parmi vous je n'en trouverai pas
Quipuisse se vanter de marcher sur mes pas ?
L'AMOUR.
Non , car il n'est pas une d'elles
Qui n'obéisse à mon pouvoir.
DIANE .
Nymphes parjures et rebelles ,
Ah je saurai punir un trait si noir .
L'AMOUR.
Consolez-vous , si l'amour est un crime ,
Aucun morteln'est innocent :
Hommes et Dieux , tout le ressent ;
Et l'arbre et le rocher cède au feu qui l'anime.
Si la divinité qui voudrait en ce jour,
Que ma mort fût soumise à son orgueil farouche ,
Brûlait-elle même d'amour ?
DIANE.
Téméraire, quel mot est sorti de ta bouche?
L'AMOUR.
Hé bien! j'ai dit la vérité .
Tais-toi.
DIANE. ,
L'AMOUR .
Je ne le puis, tu m'as trop irrité.
DIANE.
Tais-toi , tais -toi , je te délie.
L'AMOUR.
Je ne veux pas me taire.
:
JANVIER 1817.
DIANE.
Ah! que je suis punie!
L'AMOUR.
Tes amours confiés aux rochers de Latmos ,
Vont éveiller tous les échos .
Chacun saura qu'Endymion t'enflamme.
La fierté des discours n'est pas celle de l'ame.
Devant tout l'univers je veux m'en faire honneur.
DIANE.
Arrête-toi , je cède à mon vainqueur ,
J'ai mérité cette colère ,
Aussije sens un repentir sincère ,
Se glisser au fond de mon coeur.
Accorde-moi la paix : cette faveur si chère ,
Elle sera pour moi le présent le plus beau.
Ates flèches , à ton flambeau ,
Diane dès ce jour cesse d'être contraire ,
Et quand tout l'univers obéit à l'Amour ,
Je doisbien sous ses lois me ranger à mon tour.
L'AMOUR.
De tous les Dieux l'Amour est- il le plus aimable ?
Je t'en fais juge. Un rien apaise mon chagrin
Et la rigueur du plus affreux destin
De m'endurcir ne fut jamais capable.
Tuveux la paix, je t'offre l'amitié ;
Etpour rendre ta gloire encore plus complète ,
Je te fais dès ce jour ma première sujette :
Avec l'Amour te voilà de moitié.
DIANE.
Oui, mais comment oserai-je paraitre
Parmi ceux que tu fais obéir à tes lois ?
Accoutumée à vivre dans les bois ,
De ma simplicité chacun rira peut-être ?
L'AMOUR.
Va , ne crains rien l'Amour sera ton maître ,
De lui tu sauras l'art de conserver un coeur ,
S'il est timide , il faut le nourrir d'espérance ,
Et s'il a trop de confiance
Il faut savoir montrer de la rigueur.
DIANE.
Dès-à-présent sois notre précepteur :
Demes nymphes tu vois quelle est l'impatience.
150 MERCURE DE FRANCE ,
L'AMOUR .
Je reviendrai dans un autre moment.
DIANE .
Tu ne partiras pas que ... Dis-moi donc.
L'AMOUR.
Vous voudriez , audacieuses .
Comment?
Dans ces forêts me garder malgré moi ?
Mes heures sont trop précieuses ,
A tout le monde je me dois...
DIANE.
Non , non , je ne veux rien exiger davantage.
Arrête , pars , demeureprès de nous,
Maisne te mets pas en courroux.
Que tu me plais par ce langage !
C'est ainsi que je te voulais ,
Je ferai tout pour l'amour de la paix.
Belles nymphes amoureuses .
Si de calmer l'Amour vous êtes curieuses ,
Vous pouvez l'apprendre de moi..
L'AMOUR.
Belles nymphes amoureuses ,
Vousme rendez cruel quand vous bravez ma loi.
L'Amour ne peut souffrir de résistance ,
Elle ne sert qu'à l'enflammer :
Aussi jamais on ne l'a vu s'armer
Contre celui qui cède à sa puissance .
Par Mile SOPHIE DE C*******
A M. DE SAINT - VICTOR,
Sur son élégante traduction des ODES D'ANACRÉON.
FIERde se voir traduit en vers frais et charmans ,
Anacréon disait , sur les sombres rivages :
« La France enfin connaîtra mes ouvrages .
> Défigurés par de tristes pédans ,
> Ils n'étaient vus qu'à travers des nuages ;
> Saint-Victor les dissipe; et ses heureux tałens ,
> Redonnant la vie à mes chants ,
> Leur assurent tout les suffrages.
JANVIER 1811 . 151
> Mais le grec va souffrir de ces brillans succès ;
> On l'apprenait souvent pour me lire et m'entendre :
> Et l'aimable enchanteur a si bien su me rendre
> Que l'on ne voudra plus me lire qu'en français . »
PHILIPPON DE LA MADELAINE.
ENIGME.
PLUS petite est notre mesure ,
Plus nous sommes d'un bon augure ;
Je dis nous , puisque sans ma soeur ,
Je ne puis aisément complaire à l'amateur.
Pour ma maîtresse inconnue ,
Plus d'une fois l'on m'a vue
Inspirer un sentiment
D'amour le plus violent.
Aujourd'hui je joue un rôle
Au théâtre , et , pour le rendre plus drôle ,
Pour récréer d'autant les spectateurs ,
Onjoint à moi cinq de mes soeurs.
Enconversation quelquefois l'on me cite ,
Après avoir tout dit , et même et cætera ,
L'orateur m'introduit de suite
Et sa harangue finit là.
$........
LOGOGRIPHE .
Je proclame partout ce héros et ce père
Qu'adorent ses sujets , que la France révère;
Je dis à l'univers tous ses faits étonnans ;
J'irai les dire encore à nos derniers enfans.
Auxsiècles àvenir je porterai sa gloire ,
Etdéjà je l'inscris au temple de Mémoire.
Ona trouvé le mot .... Assez , me dira-t-on :
Mais voyons les effets de ma combinaison .
Je présente d'abord une célèbre ville ;
Le fils d'une immortelle , un héros de Virgile ;
La force d'Albion , l'ame de ses forfaits ;
Ce qui peut tout corrompre , excepté des Français.
152 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 .
J'offre encore au lecteur une grande presqu'ile ;
Un arbre de nos bois au charronnage utile ;
Ceque nous portons tous ; un ami du Seigneur ,
Quibut avec excès la bachique liqueur ;
Unterme qu'on a pris dans la chronologie ;
Puis ce qu'il faut passer pour aller à Candie;
Ce que par caractère on peut être , je crois ,
Et que par le malheur ondevient quelquefois ;
Unpronom possessif , une note en musique;
Ce qu'estun éléphant dans sa forme physique.
Enfin , pour terminer , je peux offrir encor
Ce qu'un jour vous serez , charmante Eléonor.
Par FÉLIX MERCIER DE ROUGEMONT . ( Doubs . )
CHARADE .
SE montrer en tout tems mon premier , mon dernier ,
C'est le moyende faire honorer sa personne :
Lorsque , dessous mon oreiller ,
Vers onze heures du soir je touche mon entier ,
Je dis ce meuble-là vaut bien une couronne .
Pourtant montrer qu'on a la tête près de moi
N'est pas un procédé fort estimable en soi.
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Repentir.
Celui du Logogriphe est Bride , dans lequelon trouve : ride.
Celui de la Charade est Cléopâtre.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE DES CAMPAGNES DE MARIA, ou Episodes de la Vie
d'une jolie Femme ; Ouvrage posthume de RÉTIF DE LA
BRETONNE , avec la Vie de Rétif. -Trois vol . in-12 .
-Paris , chez Guillaume , imprimeur-libraire , place
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 41 .
( DEUXIÈME ARTICLE . )
POURQUOI faut-il que la mort soit venue nous enlever
si promptement Rétif de la Bretonne ? Nous n'avons de
lui que deux cents volumes ; quelques années de plus
auraient peut-être doublé nos richesses . L'auteur de sa
vie nous assure qu'il avait publiquement annoncé : Les
Mille et une métamorphoses , les Mille et une résolutions
d'une jeune fille à marier , les Mille et une ingénuités ,
Claire d'Orbe , l'Enclos des oiseaux , le Livre des sots
ou les Tours de passe-passe des dames de Paris . Or , en
supposant que chacune de ces métamorphoses , de ces
faveurs , de ces ingénuités et de ces résolutions n'eût
produit que dix pages , il est évident que les quatre
premiers ouvrages , seulement , nous eussent donné
quarante mille pages , chefs-d'oeuvre d'imagination , de
goût et de génie .
<<Mais , hélas ! s'écrie M. de Cubières , Virgile est
>> mort avant d'avoir terminé l'Enéide , et Rétif est mort
> avant d'avoir terminé plusieurs ouvrages qui auraient
>>mieux valu que l'Enéide. »
Aquelles injustices la vie des hommes célèbres n'estelle
pas exposée ! ce Rétif de la Bretonne , cet homme
d'un génie supérieur que M. de Cubières place fort audessus
de Virgile , n'a-t- il pas été appelé , de son vivant ,
le Voltaire des couturières et des femmes-de-chambre ,
le Rousseau des halles ? Et ce qu'il y a de plus fâcheux ,
c'est que son panégyriste convient franchement qu'il
154 MERCURE DE FRANCE ,
mérite ces titres et qu'il les gardera : mais il ajoute , en
même tems , que les couturières et les femmes-dechambre
ont leur prix , qu'elles sont presque toujours
plus jolies et plus aimables que les dames insolentes
qu'elles habillent , que pour son compte il les préfère
aux plus augustes beautés ; et si l'on ose lui reprocher
ses goûts roturiers et son penchant pour la mauvaise
compagnie , il répondra : « La mauvaise compagnie
>> vaut souvent mille fois mieux que ce qu'on appelle la
>> bonne , et certaines duchesses d'autrefois auraient
>> été bien plus estimées si elles eussent eu les vertus de
>> certaines couturières . J'écris sur un homme qui a
>> pensé tout haut , et je dois penser tout haut à mon
>>>> tour .>>>
Heureusement ce n'est pas pour la mauvaise compagnie
que Rétif de la Bretonne a composé les Episodes
de la vie d'unejoliefemme . M. de Cubières nous apprend
que cet ouvrage avait été destiné à l'amusement d'une
dame de distinction que Rétif regardait comme sa divinité
, et que son historien ne nomme pas , pour laisser au
public le plaisir de la deviner. Son but avait été de
peindre les aventures enfantines des compagnes de couvent
de cette dame. Ce n'est donc qu'un recueil de nouvelles
, qu'une galerie d'anecdotes qui ne peuvent avoir
de mérite que par le charme du style et la grace de la
narration .
La première nouvelle est intitulée Hou. M. de Cubières
avoue que ce mot n'est pas harmonieux , qu'il a
même quelque chose de désagréable : mais admirons les
miracles du génie jusque dans les moindres choses !
L'héroïne de cette anecdote est fille d'un humble employé
au nettoiement le plus fétide. (Je demande pardon
au lecteur de citer le texte aussi fidèlement. ) Or ,
quel nom s'offrait plus naturellement que celui de
Hou ? Ne fallait-il pas un sentiment profond des convenances
pour imaginer ce mot expressif ? On trouvera
peut- être étrange que la fille d'un employé d'une classe
aussi obscure se soit trouvée au couvent avec une dame
d'une naissance distinguée ; mais les combinaisons de
JANVIER 1811 . 155
la fortune sont quelquefois si extraordinaires qu'elles
mettent en défaut toutes les règles de la vraisemblance .
Deux femmes d'une naissance , d'un rang et d'une
fortune fort différens demeuraient dans la même rue ;
l'une était Mme de Dombelles , beauté fière et hautaine
qui croyait que rien d'imparfait ne pouvait provenir
d'elle ; l'autre était femme d'un pauvre et misérable journalier
. Elles accouchèrent en même tems ; la petite de
Dombelles , nommée Vicentine , fut confiée à une nourrice
d'une santé parfaite et d'une classe aisée ; l'autre
n'eut que le sein de sa mère. Un mouvement de frayeur
vint tarir cette unique ressource , et comme cette pauvre
femme demeurait auprès de la nourrice , celle-ci dont
les mamelles étaient gonflées d'un lait pur et abondant ,
offrit de prendre chez elle et de nourrir la petite infortunée
.
Pendant six mois Mme de Dombelles resta malade et
languissante ; pendant six mois elle ne vit point sa fille .
La mère de la petite Hou , toujours malheureuse , ne se
montra plus chez la nourrice. Vicentine était fort laide ,
Hou très-jolie. Mme de Dombelles ayant demandé sa
fille , la nourrice apporta les deux enfans , mais laissa
Hou dans l'antichambre : « Quel monstre , s'écria Mme
>> de Dombelles à la vue de sa fille ! » Et en même
tems elle entendit un autre enfant crier , elle vole à
l'antichambre , elle aperçoit une petite créature d'une
figure céleste . « Voilà ma fille , il est évident que la
>> nourrice a voulu m'éprouver. >> On appelle l'accoucheur
, le parrain , la marraine , tous les gens de la
maison , et tout le monde reconnaît Vicentine . La nourrice
cherche inutilement à dissiper cette erreur , la petite
Hou est déclarée fille de Mme la comtesse de Dombelles.
Dès ce moment la riche layette de Vicentine passe
àHou , et les langes modestes de Hou passent à Vicentine.
Les deux enfans continuèrent d'être élevées ensemble.
La nourrice fit secrétement constater leur naissance
réciproque , et laissa au tems à éclaircir cette étonnante
méprise. Qu'arriva-t- il ? Vicentine de laide redevint
Jolie , Hou continua d'être belle. Elle fut mariée la pre156
MERCURE DE FRANCE ,
mière sous le nom de Mlle de Dombelles . Quelques soupçons
s'élévèrent après son mariage ; là ressemblance
frappante de Vicentine avec une brillante chanoinesse
sa tante , décidèrent sa famille à examiner sa naissance
avec plus d'attention ; les préventions se dissipèrent ;
elle reprit son nom , fut mariée à son tour , et vécut
dans la plus douce intimité avec sa compagne Hou , don't
les vertus égalaient la beauté .
Telle est , en abrégé , l'anecdote par laquelle Rétif à
commencé son recueil d'épisodes . Le sujet n'est point
sans intérêt : sous la plume d'un homme de goût il aurait
pu offrir un récit agréable et touchant ; sous celle de
Rétif de la Bretonne , il est dénué de toute espèce de
charmes . Ecrivain brut et sauvage ( comme l'appelle
M. de Cubières ) , il dédaigne le choix de l'expression ,
et le respect des bienséances ; son style est étranger à la
grace , à la délicatesse , à ce ton d'urbanité qui distingue
un homme du monde . Son panégyriste a raison quand
il dit que l'épigraphe de toutes ses oeuvres devrait être
ces deux vers de Boileau :
Heureux si ses écrits , craints du chaste lecteur ,
Ne se sentaient des lieux que fréquentait l'auteur!
La seconde nouvelle a pour titre : Madon ou la Mignone
, et commence ainsi : « Dans une maison où tout
» était joli , la mère et les filles , était une jeune personne
» de onze ans qui réunissait toutes les graces et tous
» les talens . Elle était la seconde de trois filles ; l'aînée
» était une beauté , etc . »>
Il faut être étrangement réprouvé des Graces pour
écrire de cette manière . Le reste de l'anecdote est d'un
style plus négligé encore : « O ma jolie compagne ! qui
» peut exprimer la valeur dont est pour un époux celle
» dont un sourire , dont un mot , etc ..... Et cette coiffure
» qui est un des sujets de l'admiration de mon époux ,
» comme je la soignerai ! comme je veux la rendre
» seyante , provoquante ! etc. » Dans quels lieux écrit- on
de cette manière ? A quelle classe de lecteurs est destiné
ce langage bas et trivial ? Dans quelques ouvrages de
Rétif , l'abondance etl'originalité des idées rachètent ces
JANVIER
1811. 157 .
défauts ; mais ici rien ne nous dédommage
; l'anecdote
de Madon est aussi pauvre d'invention
que misérable
de
style.
Celle qui vient à la suite n'aurait eu besoin que d'un
écrivain délicat pour offrir un attrait puissant. C'est
l'histoire d'une jeune orpheline
dépouillée
de ses biens
abandonnée
et livrée aux femmes
les plus viles par un
tuteur avare : mais la fortune
veille sur elle; elle trouve
un bienfaiteur
généreux
; elle reçoit de sa libéralité
une
éducation
brillante
; elle répond à ses soins par toutes
les qualités
de l'esprit et du coeur ; elle retrouve
ses
parens ; elle épouse le fils de son persécuteur
; et par
un acte sublime de grandeur
d'ame , elle lui pardonne
son crime. Que de tableaux
touchans
, que de scènes
attendrissantes
et pathétiques
ce sujet n'aurait-il pas
offerts au pinceau d'un Marmontel
, d'un Florian , d'un
Bernardin
de Saint-Pierre ! Quelles douces larmes ils
auraient
fait couler de nos yeux ! Rétif de la Bretonne
se contente
de raconter
le fait dans son langage
froid , trivial et cynique. Pas un mot , pas une image
qui annonce
un coeur ému. Des détails communs
, des
expressions
barbares
, des phrases que ne se permettrait
pas l'homme le plus étranger aux lettres. « Ce procureur
>> avait une nièce , seule héritière
qu'il avait ex-familiée
>> en la livrant
secrétement
à la Picarde
de la rue du
>> Pélican qui l'avait prostituée
.>> -<< Cette dernière
était
>> de l'âge de mon épouse , et aussi belle en brune , que >> l'orpheline
l'était en blonde. >>>
Que M. de Cubières
gémisse
tant qu'il voudra des
jugemens
rigoureux
portés contre Rétif par ses contemporains
, qu'il en appelle , s'il lui plaît , à la postérité
,
qu'il élève , s'il le juge à propos , des statues à Rétif de
laBretonne
, qu'il se plaigne amèrement
qu'un si grand
homme
n'ait point été admis à l'Institut
, quelle académie
, quelle société littéraire
, quel cercle un peu choisi
aurait pu admettre
dans son sein un écrivain
aussi
agreste , aussi étranger
à toutes les convenances
du sentiment
, du langage
et de la société !
On trouve , parmi les épisodes du premier volume ...
une anecdote
relative à la Beaumenard
et au comédien
158 MERCURE DE FRANCE ,
Belcourt son mari. J'ignore ce que la Beaumenard peut
avoir de commun avec les compagnes de couvent d'une
dame distinguée par son esprit etson rang ; mais est-il
permis demettre sous les yeux d'une femme bien élevée.
le tableau des querelles de ménage du comédien Bel-'
court et de ses privautés avec sa belle-soeur ? Quelle
image à présenter que la Beaumenard écoutant aux
portes , s'armant d'un fouet , et tombant avec la rage
d'une furie sur sa soeur qu'elle surprend dans le déshabillé
le moins édifiant !
Plaignons l'écrivain né dans les derniers rangs de la
société . Si son éducation ne rachète pas les torts de sa
naissance , si ses études et ses relations sociales ne
rendent point à son ame des sentimens nobles et
élevés , que pourra-t-on attendre de lui ? Les images les
plus basses , les expressions les plus abjectes , se trouveront
sous sa plume sans qu'il s'en aperçoive. Rien ne
le choquera , parce que le cercle dans lequel il vit sera
tout son univers , et ses amis les uniques modèles à
copier.
Il est impossible de nier que Rétif de la Bretonne ne
fût né avec des talens , que son imagination ne fût vive
et féconde , que ses idées n'eussent souvent une teinte
d'originalité remarquable ; mais la nature de ses habitudes
, le peu d'élévation de ses goûts se trouvent tellement
empreints dans ses écrits , que malgré les éloges
de M. de Cubières il faudra bien ne voir en lui que
le Rousseau des Halles et le Voltaire des antichambres .

:
SALGUES .
L'ENFANT PRODIGUE , poëme en quatre chants ; par
M. CAMPENON . -A Paris , chez Delaunay , libraire ,
Palais-Royal , galerie de bois , nº 243 ; Lenormand
libraire , rue de Seine , nº 8 .
0
CE poëme est encore un de ceux auxquels il est plus
facile d'assigner un rang , qu'une classe et une dénomination
particulières ; l'auteur pense , et donne son avis ,
àcet égard, avec une modestie qui laisse à son opinion
i
:
:
JANVIER 1811. 159
toute sa force , que son ouvrage appartient au genre de
l'épopée. « On sait , ajoute-t-il , que dans le langage de
la critique littéraire il n'y a que ce mot pour désigner
tout poëme qui contient le récit d'une action divisée en
livres ou chants . » Cette définition nous paraît d'autant
moins exacte qu'en l'adoptant, il s'ensuivrait que les
poëmes de Daphnis , de la Guerre civile de Genève , de
la Pipe cassée , appartiennent au genre de l'épopée ,
puisqu'ils contiennent le récit d'une action divisée en
livres ou chants : mais sans recommencer une vaine dispute
de mots qu'Adisson a tranchée d'une manière si
spirituelle dans son examen critique du Paradis perdu ,
nous allons essayer de faire connaître le nouveau poëme
dont M. Campenon vient d'enrichir notre littérature , en
le considérant tour-à-tour sous le rapport du sujet , de
l'ordonnance et de l'exécution .
La parabole de l'Enfant prodigue, ainsi que celles de.
la brebis égarée , de la drachme perdue , du maître de la
vigne et des ouvriers , a pour but d'établir cette vérité
religieuse ; que le repentir est plus agréable à Dieu que
l'innocence même. Cette idée si consolante , si parfaitement
appropriée à la fragilité de notre nature , ne nous
semble pas aussi conforme aux principes de la morale
qu'à ceux de la religion. Nous ne pensons pas , quoi
qu'on en puisse dire , que le retour d'un fils au sein
d'une famille déshonorée et désespérée par ses égaremens
, soit un événement tellement heureux , qu'il faille ,
dans tous les cas , le célébrer par des jeux et des festins ;
et s'il faut tout dire , nous craindrions , en suivant à la
lettre l'exemple du père de l'Enfant prodigue , en signalant
par une fète le pardon que nous nous empresserions
d'accorder à un fils coupable et repentant , que nos
autres enfans et celui-là même ne nous préparassent ,
dans le cours de leur jeunesse , beaucoup de jours de
fètes semblables. Mais cet excès d'indulgence , auquel
une morale sévère donne le nom de faiblesse , a sa source
dans les plus tendres affections du coeur humain ; il se
développe au milieu des émotions les plus vives , et mis
en action par une main habile , ne peut manquer de
produire cet intérêt puissant et général qui se trouve
1
160 MERCURE DE FRANCE ,
bien plus sûrement dans les passions que dans les vertus
humaines .
Ce n'est donc pas parce qu'un tel sujet est essentiellement
moral , mais , au contraire , parce qu'il est essentiellement
passionné , qu'il faut féliciter l'auteur d'en
avoir fait choix : il faut le féliciter sur-tout d'y avoir
introduit un personnage nouveau ; celui d'une mère
tendre , faible , partiale même , d'une de ces mères dont
Terence a dit un peu durement :
Matres omnes filiis
In peccato adjutrices et auxilio in paterna injuria
Solent esse .
On conçoit déjà tout ce que l'admission de ce personnage
a pu ajouter de mouvement et d'intérêt à l'action
principale , quel charme il a dû répandre sur les
incidens , et quelles ressources a pu y trouver un poëte
chez qui l'abandon , la grâce et la sensibilité sont les
caractères distinctifs du talent .
Ce sujet a déjà été traité plusieurs fois en différens
genres de compositions littéraires . Massillon l'a pris
pour texte d'un de ses sermons ; un poëte anglais
(Armstrong , autant qu'il nous en souvient) la défiguré
dans une longue et fade Idylle : après quelques
essais infructueux pour le transporter sur la scène ,
Voltaire parvint à l'y fixer ; et plus récemment , en
1785 un M. d'Aillant - de - Latouche a publié un
poëme en huit chants , sous ce même titre de l'Enfant
Prodigue. Comme on aurait pu supposer que M. Campenon
, dans son travail , s'était aidé de celui de son
prédécesseur , il a cru devoir prévenir ce reproche en
mettant sous les yeux de ses lecteurs un fragment du
poëme de M. d'Aillant , assez étendu pour détruire toute
espèce de soupçon , et pour, ôter même à la malignité ,
l'envie d'établir une comparaison gratuitement injurieuse
entre ces deux ouvrages .
: La simplicité du plan était , sans aucun doute , la
condition la plus indispensable d'un sujet tiré des Saintes
Ecritures , et que l'auteur se proposait , avec autan da
goût que de raison , de traiter dans toute la vérité , s
toute
JANVIER 1811 . 161
SEINE
toute la naïveté des moeurs locales . Le choix des circonstances
, des incidens et des personnages qui restaient
à créer pour donner à l'action de son poëme l'étendue
et les proportions convenables , demandait le
goût le plus sévère et le plus délicat; une analyse exacte
etrapide va mettre le lecteur à portée de juger avec quel
bonheur cette double condition est remplie dans l'
vrage dont l'examen nous occupe .
DE
DE LA
Ruben et Nephtale habitaient en Egypte le riche pays
de Gessen , que Pharaon avait jadis donné à la postérité.
de Jacob . Rien ne manquait alors au bonheur de ces deux
époux israélites , à qui le ciel avait accordé , aveode
grands biens , deux fils l'orgueil et l'espoir de leur viei
lesse . Le plus jeune , Azaël , était pour sa mère l'objet
de la plus tendre prédilection; mais tourmenté par un
caractère inquiet et passionné , il ne répondait que faiblement
à tant d'amour , et n'aspirait qu'au moment
de quitter la maison paternelle. Ce désir devint bientôt
un sentiment si vif que les représentations de son père ,
les larmes et le désespoir de sa mère ne purent y mettre
obstacle. Après avoir reçu la part de l'héritage considérable
sur lequel il n'avait point encore de droit , il
partit pour Memphis , enivré de toutes les illusions dont
l'avenir flattait sa bouillante et présomptueuse jeunesse.
Tel est à-peu-près la matière du premier chant.
Le second présente un tableau déchirant du désespoir
de la malheureuse Nephtale , dont les douleurs
étaient encore aigries par la cruelle indifférence de Pharan
, son fils aîné , et par la fermeté sévère avec laquelle
son époux supportait un malheur dont elle ne
voyait le terme qu'au-delà du tombeau. Penser à son fils ,
revoir les objets qu'il avait aimés , les lieux qu'il avait
parcourus , était pour cette mère désolée un besoin de
tous les momens . Un jour , qu'en suivant ses traces ,
elle avait pénétré jusqu'au désert qui sépare la terre de
Gessen de la ville des Pharaons , elle y fut surprise par
un de ces vents terribles qui laissent après eux le ravage
et la mort ; l'épouse de Ruben allait périr lorsqu'elle fut
sécourue par une jeune Israélite éprise en secret du fugitif
Azaël . Cette dernière circonstance , qui ajoutait ,
L
162 MERCURE
DE
FRANCE
, aux yeux de Néphtale , un si grand prix à un si grand
service , ne lui permit plus de se séparer de sa jeune libératrice . Jephtèle ( c'est ainsi qu'elle se nomme ) , était orpheline , et la mère d'Azaël , en l'adoptant pour sa fille , acquittait une dette de l'amitié , que l'amour devait un
jour reconnaître.
Les tendres soins de Jephtèle , les précautions prises
par Ruben pour être informé du sort de son fils , commençaient
à apporter quelques consolations au coeur de
Nephtale ; on annonce un étranger arrivant de Memphis
; il est introduit sous la tente hospitalière de Ruben
, et lui raconte ses malheurs . « Il pleure sa fille unique
, victime de la plus odieuse séduction , abandonnée
par son complice et réduite enfin à se donner la mort .
L'auteur de tous ses maux , ce fléau des familles , est un
vil Hébreu .... C'est Azaël . » Cet incident inattendu ,
très -propre à éveiller la curiosité , mais auquel on pourra
reprocher de déplacer l'intérêt , termine le second chant
et prépare les événemens du troisième .
Dans ce troisième chant , le lecteur transporté à Memphis
sur les pas d'Azaël , s'associe à son étonnement , à
son admiration et à ses premiers plaisirs , à la vue des
merveilles sans nombre que renferme cette reine des
cités . Mais déjà ces douces impressions , ces riants
spectacles ne suffisent plus à l'avidité des désirs de notre
jeune voyageur dans une fète , ou plutôt dans une
orgie publique que l'on célébrait en l'honneur du Dieu
Apis , il a vu Lia , jeune Moabite , dont les premiers
regards ont allumé dans son sein la passion la plus
violente ; il la suit en tout lieu , et profitant de l'extrême
liberté qu'autorisait une pareille fête , il hasarde
l'aveu de son amour . La tendre Moabite égarée par son
coeur , séduite par l'exemple , se livre à tous les sentinens
qu'elle inspire et que déjà même elle partage ;
bientôt son égarement ne connaît plus de bornes ; elle
quitte son père pour suivre un amant dont l'abandon
cruel ne tarde pas à venger la nature et la pudeur outragées
dans leurs droits les plus saints . Azaël , après avoir
trahi l'amour , se livre à tous les désordres et s'abandonne
au torrent des voluptés ; il y trouve , à son tour
JANVIER 1811 . 163
sa ruine et sa punition. La famine commençait à se faire
sentir à Memphis ; pour en arrêter les progrès , un édit
du Pharaon ordonne l'expulsion des étrangers et rappelle
l'usage antique qui veut qu'en pareil cas une femme
soit précipitée dans le Nil. L'infortunée Lia , qui gémissait
dans l'abandon et dans l'opprobre , ne balança
point à sacrifier à l'espérance du bonheur des autres
une vie désormais à charge à elle-même ; elle s'offrit
pour victime et consomma son sacrifice en présence dų
peuple de Memphis , et presque sous les yeux de son
indigne amant, que le hazard amenait en ce moment
sur le rivage. Cette image horrible et les malédictions
d'une ville entière accompagnent le coupable Azaël jusques
dans le désert où il va cacher sa honte , sa misère
etson repentir,
Le quatrième et dernier chant commence par la peinture
effrayante de l'état de malheur et d'abjection où se
trouve réduit Azaël. Errant dans le désert , accablé de
fatigue , de besoin et de remords , ses forces l'abandonnent
, sa raison s'altère , il succombe , il est prêt à périr .
Secouru par une caravane d'étrangers bannis , comme
lui , de Memphis , il est reconnu par quelques- uns d'entr'eux
, et la pitié qu'il avait d'abord inspirée fait place
auxplus durs traitemens . On le force , sous des haillons
d'esclave, à garder un vil troupeau des Hébreux abhorrés .
C'est à ce dernier degré d'infortune que l'attendait la
providence. Un ange lui apparaît en songe, et soudain
il recouvre et sa raison et sa vertu ; sur l'ordre et sous la
conduite de cet envoyé céleste , il prend sa route vers
Gessen , où il arrive le septième jour .
Le reste de ce chant est employé à peindre des couleurs
les plus aimables le tableau consolant et délicieux
du retour de cet enfant prodigue , reçu par sa mère avec
tout le délire de l'amour maternel , et par son père avec
une indulgence qui contraste peut-être un peu trop fortement
avec la sévérité de caractère qu'il déploie dans la
première partie du poëme. La réconciliation des deux
frères et les noces d'Azaël et de Jephtèle mettent le
comble au bonheur de cette famille , et deviennent l'occasion
d'un banquet , où Nephtale et sa fille adoptive
La
(
164 MERCURE DE FRANCE ,
contemplent avec une joie égale, un fils, un époux adoré ,
autrefois le transfuge et maintenant l'espoir d'Israël .
Cette analyse , toute rapide qu'elle est , suffit ( nous le
croyons du moins) pour motiver les éloges que nous
semblent mériter la sagesse du plan , la contexture de la
fable, et la marche d'un poëme dont les caractères sont
fermes et bien tracés , les situations attachantes et naturelles
, l'ensemble plein de charme et d'intérêt. Nous
nous permettrons cependant , avant de passer à l'examen
du style , de soumettre à l'auteur lui-même quelques
observations , ou plutôt quelques doutes que nous a
suggérés une lecture attentive de son ouvrage . Gesner
s'excuse , dans la préface de son poëme de la Mort
d'Abel , d'avoir fait Caïn moins méchant qu'il ne l'est
dans la Bible , pour intéresser la pitié en sa faveur.'
M. Gampenon , en suivant une marche contraire , en
rendant Azaël plus coupable qu'il ne l'est dans le texte
évangélique , en faisant peser sur sa vie entière une faute
pour ne pas dire un crime irréparable , n'a-t- il pas affaibli:
l'intérêt qu'il cherche à inspirer pour son héros ? n'est- il
pas quelquefois parvenu à le faire hair, lorsqu'il fallait
peut-être se borner à le faire plaindre? Il nous semble
aussi que la marche progressive de l'action aurait voulu
que la jeune Israélite destinée à devenir l'épouse d'Azaël
fût annoncée dès le premier chant , et qu'un premier
règard jetté sur elle à la fête des Sacrifices , laissât au
coeur d'Azaël le germe d'un sentiment , gage du bonheur -
de leur hymen futur. S'il arrivait que ces observations
ne parussent pas à l'auteur tout-à-fait dénuées de fon- ,
dement , quelques vers ajoutés suffiraient pour en faire
disparaître le motif dans les éditions subséquentes qu'un
ouvrage aussi distingué ne peut manquer d'avoir.
Il nous reste à examiner ce poëme sous le rapport de
l'exécution . Son auteur s'est déjà fait un nom dans un
genre de poésie moins difficile par lui-même , que par
l'inconvénient de s'y trouver sans cesse en présence d'un
de ces écrivains dont l'éclat absorbe tout ce qui l'environne.
M. Campenon a soutenu cette dangereuse concurrence;
mais quelque talent dont il ait fait preuve dans
son poëme de la Maison des Champs , quelque charme
:
1
JANVIER 1811 . 165
1
qu'il y ait répandu , on pouvait encore n'y pas trouver
un garant assuré du succès de ses efforts dans un genre
qui ne suppose pas seulement le talent de faire des vers
agréables , mais l'art bien plus difficile de combiner un
plan , de tracer , de soutenir des caractères , de développer
des sentimens conformes à la condition , à la
situation des personnages , et de peindre des moeurs
vraies et locales . L'auteur du poëme de l'Enfant Prodigue
, a prouvé qu'il pouvait lutter avec avantage contre
toutes ces difficultés . Quelques citations suffiront du
moins pour faire naître chez nos lecteurs le désir de
s'en convaincre .
Rien de plus noble et de plus hébraïque (s'il est permis
de s'exprimer ainsi ) que l'invocation du premier
chant :
Fille du ciel , Muse aux chastes attraits ,
Au sistre d'or , aux accens toujours vrais ,
Qui dédaignant les routes fabuleuses
Du frais Ménale et du riant Tempé ,
Du roc fécond par Moïse frappé
Bus à longs traits les eaux miraculeuses ,
Et du Très- Haut chantant les saintes lois
Fis raisonner, au bruit de tes cantiques ,
De Sinaï les cines prophétiques ;
Vierge céleste , encourage ma voix!
Viens , je confie à ta lyre fidèle
Du Dieu vivant la parole immortelle .
)
Azaël a formé le projet de quitter la maison paternelle
; il vient révéler à ses parens son coupable projet .
Je cède enfin au pouvoir qui m'entraîne ;
Mais jugez-moi , suis-je digne de haine ?
Dans cet asyle où je fus tant aimé ,
Vous le voyez , soit destin , soit faiblesse ,
D'un poison lent je m'éteins consumé.
Tout sert ici mon oisive mollesse .
Nul avenir ne rit à majeunesse ,
Demes tourmens votre malheur s'accroît .
Sous d'autres cieux je ne sais quel présage ,
Dans un lointain que mon oeil entrevoit ,
166 MERCURE DE FRANCE ,
D'unbonheur pur m'offre une vague image.
Voyez Joseph à Sichem ignore !
Sur d'autres bords il vécut honoré.
Ah! comme lui dans mes destins prospères ,
Dans l'avenir qui s'ouvre à mes projets ,
Plus d'une fois aux rives étrangères ,
Mes souvenirs , mes voeux et mes regrets
Se tourneront vers cette solitude ;
Je me dirai qu'aux tentes de Gessen ,
Le coeur en paix vous goûtez dans l'hymen
Cebonheur simple exempt d'inquiétude ,
Et qui toujours , hôte des mêmes lieux ,
Loin de s'user, s'accroit par l'habitude ;
Et moi je pars , je fuis loin de vos yeux.
Terre natale où dorment mes aïeux ,
Réduit paisible où je laisse ma mère ,
Champs paternels , recevez mes adieux !
Je vais partir , bénissez -moi , mon père .
Combien cette poésie simple d'expression et forte de
pensées et de sentimens est au-dessus de ces vers vides
et boursouflés dont on fatigue depuis si long-tems nos
oreilles !
Nephtale répond :
Partir! mon fils ! est-il vrai , dit Nephtale ?
C'est donc ainsi , cruel , que tu m'apprends
De ce départ la nouvelle fatale !
Ah ! malheureux , differe encore , attends
Qu'à ton absence , à ces jours d'amertume
Mon coeur du moins par degrés s'accoutume.
A ce bonheur , où je ne suis pour rien ,
Oui , s'il le faut , j'immole tout le mien ;
Mais si tu pars , aujourd'hui , dans une henre ,
Omonenfant, tu veux donc que je meure?
- Je reviendrai . Vous reviendrez mon fils?
Le jeune oiseau qui désertant nos plaines
S'échappe et fuit aux régions lointaines,
Revient aussi , quand ses goûts sont lassés ,
Se reposer sur la rive natale;
JANVIER 1811 . 167
Mais au retour de sa course fatale
Retrouve-t-il tous ceux qu'il a laissés ?
Le coeur d'une mère ne respire-t-il pas tout entier
dans cette réponse , dont les premiers vers ont quelque
analogie avec un passage de la fable des Deux Pigeons
de La Fontaine ?
Après le départ de son fils , cette tendre mère adopte
pour fille une jeune orpheline qui lui a sauvé la vie , et
qui lui fait confidence de son amour pour le fugitif
Azaël.
Des pleurs alors s'échappent de ses yeux ,
Soudain Nephtale : « O ma fille , dit-elle ,
Serait-ce un songe ? Est-ce une voix mortelle ?
Ou , sous tes traits , est-ce unange des cieux ?
Nul être encore , ô ma chère Jephtèle ,
De mots plus doux , de plus tendres accens
Jusqu'à cejour n'avait frappé mes sens .
Je me ranime à ta voix consolante ;
Amon oreille elle est plus douce encor
Que ne peut l'être à ma bouche brûlante
Le miel si pur des plaines de Ségor .
Aton malheur , oui , j'unis ma misère.
Tes maux sont grauds , si tu n'as plus de mère;
Mais dès ce jour , tu trouveras enmoi
Les tendres soins d'une amitié fervente ..
Mon fils , hélas ! plus à plaindre que toi ,
Est orphelin quand sa mère est vivante.
Laissons ses torts et plaignons ses malheurs.....
Nous croirions faire injure à nos lecteurs en leur faisant
remarquer , dans ce morceau , où nous ne pensons
pas qu'il y ait un mot à reprendre , des vers tels que
ceux-ci :
Mon fils , hélas ! plus à plaindre que toi
Est orphelin quand sa mère est vivante.
Les beautés de sentiment s'emparent à-la-fois de tous
les esprits.
Le début du troisième chant , si remarquable par la
richesse et l'élégance de la poésie , a été cité dans le
1
168 MERCURE DE FRANCE,
dernier numéro de ce Journal. Nous choisirons dans le
quatrièmeun morceau qui se distingue par des beautés
d'un autre genre .
L'auteur peint les désordres où se plonge Azaël.
Tandis qu'en proie au chagrin qui la tue ,
Lia gémit sous ses maux abattue ;
De tout devoir , de tout soin dégagé ,
Dans les plaisirs son amant est plongé .
Memphis le voit , prodigue de largesses ,
Sur ses excès attirant tous les yeux ,
De vingt beautés opprobre de ces lieux
Solliciter les vénales tendresses .
Déjà son bien , follement dispersé ,
Suffit à peine à son luxe insensé .
Le jour , la nuit , sous une vaste tente ,
Où l'or se mêle à la pourpre éclatante ;
Dans les banquets où les mets somptueux ,
Les flots de vin , les chants voluptueux ,
De tous les sens vont allumer l'audace
,
,
A ses côtés effrontément il place ,
Et l'Adultère au regard alarmé
Et la Débauche au visage enflammé,
Unvil ramas de femmes impudiques ,
D'hommes flétris , honte et fléau des moeurs ,
Atous ses goûts , à toutes ses fureurs
Viennent offrir des voluptés cyniques .
En faisant un éloge bien mérité du style de cet ouvrage
, où nous nous plaisons à reconnaître un véritable
talent et des beautés du premier ordre , nous ne prétendons
pas qu'on ne puisse y découvrir quelques taches ,
y reprendre quelques fautes échappées au goût et à l'attention
de l'auteur ; nous croyons même avoir remarqué
les plus essentielles .
Je vous l'ai dit , mon destin est d'errer .
Le verbe erver a deux acceptions , mais employé de
cette manière , le sens figuré est le premier qui se présente
à l'esprit.
Et surRuben prompt à la secourir
Tombe expirante et ne pouvant mouriv
JANVIER 1811 .
169
Ce participe appesantit le vers et ne finit pas la
phrase : il est plus mal placé que par-tout ailleurs à la
fin d'un vers qui termine un chant .
Tout , excepté ton amoureuse ivresse.
Non dirons à l'auteur , en lui répétant son vers :
Tout , excepté ton amoureuse ivresse ,
En parlant d'une vierge timide dont le penchant modeste
est si loin d'être un ivresse amoureuse , qu'elle
ose à peine en faire l'aveu à la mère de celui qu'elle
aime.
Elle est livrée à son amour brutal
Et dans ce lit à la pudeur fatal ,
Entre innocente et s'éveille adultère.
Lemierre avait dit , en parlant de St. - Paul ,
Tombe persécuteur et se relève apôtre .
Le caractère particulier du style de M. Campenon
est la clarté et l'élégance , aussi ne trouverait - on pas ,
après celui que nous allons citer , un autre exemple , dans
tout son poëme , d'une phrase tourmentée , louche et
incorrecte .
Triste départ ! ô combien il differe
De ce voyage où le même Azaël ,
Vers ce climat , ce fleuve , ce beau ciel ,
D'où maintenant s'éloigne sa misère ,
A l'avenir confiant tous ses voeux ,
Courait , volait , dévorant la distance ,
De son chameau pressant les flancs poudreux ,
Fier de sa fuite et brillant d'espérance .
Nous hasardons ces critiques avec d'autant plus de
confiance , qu'il est reconnu depuis long-tems que personne
ne les supporte plus volontiers que ceux qui ont
le plus de droit aux éloges .
Jorr.
170 MERCURE DE FRANCE;
FRAGMENT DE CALÉDONIA ,
OU
VOYAGE EN ÉCOSSE , PAR MADAME DE BERLEPS ..
Traduit de l'allemand.
( SUITE ET FIN DE L'ARTICLE. )
Glascow , ville de manufactures et de commerce , est
dans l'état le plus florissant ; j'aurais beaucoup de choses
à en dire , si je n'avais une espèce de répugnance pour
les villes de cette espèce ; leur prospérité m'attriste , parce
qu'il me semble qu'elle existe toujours aux dépens de
l'agriculture et de la population des campagnes : ceux qui
ont connu Edimbourg et Glascow , il y a trente ans ,
l'époque de la réunion des parlemens , ne voient pas sans
étonnement leur population , leur grandeur et le nombre
infini de beaux édifices rassemblés à présent dans ces deux
villes ; on a peine à croire que jusqu'alors Glascow n'avait
eu d'autre industrie que la pêche du saumon.
à
On m'assure que lors de la réunion avec l'Angleterre,
Glascow ne comptait que douze mille ames : il y en a à
présent plus de quatre-vingt mille ; et de tous côtés s'élèvent
de nouveaux bâtimens , où de nouveaux habitans
arrivent en foule; les maisons sont souvent vendues ou
louées avant que d'être à moitié finies. L'architecture en
-estd'un style simple et noble; les rues sont longues , larges ,
bien alignées ; les maisons solides , élégantes , bien éclairées
; tous les plains-pieds sont consacrés à de beaux
magasins.
J'ai passé quelques jours à voir les différentes manufactures
et les machines qui y sont employées. La pompe à
feu m'a particulièrement intéressée ; c'est à mon gré une
des inventions les plus remarquables des tems modernes ,
ainsi que le cylindre brûlant sur lequel on fait passer les
mousseines avec une rapidité surprenante pour en enlever
les noeuds et les inégalités. Près de la ville est aussi
moulin à file: le coton , mais il ne peut être comparé à
ceux de Lanark J'ai vu tout cela en ignorante , et je laisse
aux connaisseurs coin de décrire et de juger les objets
un
1
JANVIER 1811 .
171
relatifs au commerce et aux manufactures qui se voient à
Glascow.
Malgré l'aversion naturelle que j'ai pour le baal de notre
siècle qui règne sur-tout dans cette ile, l'esprit de commerce,
je n'ai pas vu sans intérêtla navigation du nouveau
canalqui réunit les deux golfes du Forth et de la Clyde : il
atrente-cinq milles de longueur , quatre-vingt de profondeur,
cinquante-six de largeur au-dessus , et vingt-sept au
fond : il porte des vaisseaux de huit cents tonneaux; dans
plusieurs endroits il les porte d'une colline à l'autre par des
aqueducs immenses sous lesquels passe la grande route.
Unde ces aqueducs dans le voisinage de Glascow a trentehuit
piedsde haut . Qu'elle doit être riche la nation quioffre
de tels établissemens entrepris aux frais des particuliers
sans le secours du gouvernement ! et aussi quelle sourcede
richesses pour Glascow, qui se trouve par-là le centre du
commerce entre la côte occidentale et la côte orientale de
la Grande-Bretagne ! Près de la ville et sur le canal est un
petit port appellé le port Dundas , qui présente déjà le
spectacle d'une grande activité industrieuse ; des magasins ,
desdouanes , viennent d'y être établis , et bientôt il deviendra
une nouvelle ville .
J'ai été plus frappée ici qu'à Edimbourg de ne pointvoir
depromenades publiques , ni dans la ville ni au dehors ;
point de ces guinguettes agréables que l'on trouve ailleurs,
où le peuple vient s'amuser dans la belle saison. Cette
espèce dejouissance qui tieenntt au luxe ou à la mode , me
paraît devoir convenir à une ville de commerce aussi riche
queGlascow. Les négocians n'ont point la facilité de passer
tous leurs étés dans des maisons de campagne éloignées ,
ainsi que le font les habitans des classes supérieures à
Edimbourg et à Londres . Il y a bien ici une promenade
qui serait agréable par sa situation, si elle était plus fréqueniée
et mieux entretenue; c'est une grande place gazonnée
avec quelques allées de beaux arbres , entre la rivière etla
ville, terminée par deux grands ponts ; mais jamais on n'y
voit que quelques centaines de blanchisseuses ; cette vue
offre peu d'intérêt au penseur et au poëte .
On voit encore à Glascow une belle cathédrale d'un
style noble, la seule ,je crois , qu'ait épargnée le fanatique
Knox dans son zèle de réformation; on y fait le service
divin, et les bancs et les stalles dont elle est encombrée ,
lui donnent une obscurité tout-à-fait orthodoxe . Dans
172 MERCURE DE FRANCE ;
son voisinage est une église neuve très-jolie, j'ai eu du
plaisir à retrouver un lieu d'assemblée de dévotion agréable
et commode. La simplicité outrée , pour ne pas dire la
négligence rebutante avec laquelle on entretient les églises
presbytériennes d'Ecosse , choque d'autant plus , qu'elle
contraste avec le goût et la magnificence qui règnent dans
les autres édifices ; on peut , je crois , l'attribuer au zèle
inconsidéré de ce même Knox , qui s'est démené d'une
manière très-matérielle en faveur d'un culte purement
spirituel. Il est étonnant qu'une seule tête exaltée ait pu
dénaturer à ce point les idées naturelles de beauté , d'ordre
et de décence chez une nation cultivée , et que cette
influence et ses suites fàcheuses se soient perpétuées
pendant des siècles entiers . On m'a raconté qu'une dame
se plaignait un jour à la femme du pasteur de son village
de la saleté de l'église , et lui disait qu'elle ferait
volontiers ses dévotions tous les dimanches si on lui permettait
de faire nétoyer son banc. Bon Dieu ! répondit la
femme du pasteur , nétoyer votre banc ! gardez-vous de le
faire , monmari vous prendrait pour une catholique.
Knox avait détruit toutes les orgues , ce n'est que depuis
peu qu'on a recommencé à en placer dans quelques églises ,
au grand scandale des presbytériens de l'ancienne roche :
Dieu me pardonne , disait une dame qui entendait l'orgue
pour la première fois ! j'ai trouvé cette musique très-belle.
J'ai vu encore à Glascow , avec grand plaisir , un hôpitalnouvellement
établi. Je ne sais pourquoi ni comment il
arrive que daus tous les lieux que je visite , on me mène
toujours voir les salles académiques et les bibliothèques
publiques . Le ciel sait cependant, et vous aussi , mon cher
Herdez , combienje déteste toute espèce d'appareil scientifique;
j'aime infiniment mieux la sagesse et l'esprit des
vivans que la poussière des in-folios . J'y ai remarqué une
bible arrangée ou plutôt travestie en petits vers tout- à-fait
plaisans : l'honnête Boyd , qui a entrepris cet ouvrage
immense , n'a pas eu l'intention de faire un ouvrage ridicule:
il était de très-bonne foi , très-religieux; mais il est
impossible de s'empêcher de rire du discours rimé qu'il
fait tenir à Jonas dans le ventre de la baleine. Je n'ai vu
aucun des savans célèbres de cette université que le professeur
Millar, auteur d'un excellent ouvrage sur la différence
des conditions .
Porter unjugement sur les moeurs et le génie des habi-
:
JANVIER ISIT. 173
táns d'un lieu où l'on ne s'arrête que quelques jours , convient
peu , ce me semble , à tout voyageur impartial et
véridique ; donner à cet égard quelques aperçus , est tout ce
qu'on peut se permettre , en ajoutant même à ses observations
le point d'interrogation . J'ai donc cru remarquer à
Glascow de la bonhomie , un sens droit et circonspect , peu
de penchant aux plaisirs bruyans et publics , peu de disposi
tion à la sociabilité . L'esprit du commerce exerce ici son
influence comme dans toutes les villes où il domine ;
cependant , un étranger y trouve plus de ressource , d'hospitalité
et même de conversation qu'à Edimbourg où la
gêne et l'ennuyeuse étiquette ont établi leur empire .
Voici ma dernière lettre sur cette ville , nous la quittons
pour aller retrouver la toujours belle et bonne nature : lors
même qu'elle s'offre à nous sous une forme sévère et sauvage
, elle dispose également notre ame aux sentimens doux
et tendres , et son harmonie pure et touchante raffraîchit
long- tems la pensée et satisfait le coeur.
NOTRE première station fut à Dunbarton . Macdonal
regrettait que la soirée ne fût pas plus sereine , et ne nous
permit pas de voir les rochers de Dunbarton dans toute
leur beauté ; mais dans quelle occasion l'homme ne sent-il
pas les bornes de ses forces et le néant de ses espérances?
Le ciel était couvert de nuages , et la belle scène dont je
m'étais réjouie d'avance était ( comme un grand nombre
de celles de ma vie ) obscurcie au moment d'en jouir ; ce
n'est donc qu'avec le secours de la description et de l'imagination
que j'ai pu me faire une idée de la majesté et de
l'intérêt que doit offrir cette vue. Dans un moment plus
lucide , cependant , le brouillard se dissipa , le rocher de
Dunbarton fut quelques minutes entiérement découvert ,
etje ne pouvais en détacher mes regards . Il s'élève d'une
manière pittoresque au- dessus de la Clyde ; sa base est
fixée sur un point assez étroit de la rive , et son sommet
majestueux est entièrement suspendu sur la rivière ; son
aspect est menaçant et frappe d'autant plus que les bois et
le pays qui l'environnent sont absolument plats. Son sommet
se divise en deux pointes ; sur l'une est une aptique
forteresse au pied de laquelle on voit la maison du commandant
et quelques autres édifices . La petite ville de
Dunbarton est à quelque distance entre la Clyde et la

174 MERCURE DE FRANCE;
Leven. Toute cette vue est extrêmement pittoresque , et
doit l'être bien plus encore lorsqu'un tems serein permet
de suivre le cours de la Clyde jusqu'à sa grande embouchure
; on y voit des vaisseaux à la voile et sur les bords
du golfe les villes de Gréenok , Port-Glascowet plusieurs
autres : des montagnes dessinées sur un fond d'azur terminent
l'horizon .
,
On conjecture avec assez de probabilité que Dunbarton
était l'ancienne Balclutha d'Ossian , et la rivière de la
Clyde celle que le célèbre Barde nomme Clutha. La vue
du local m'a conduite à donner la préférence à cette opinion
sur celle de M. Laing , dont j'aurai occasion de vous
parler dans la suite. Je me crus déjà dans la terre classiques
des poésies d'Ossian . Sera-ce Helvétius au moyen
de son amour propre sera-ce Buffon au moyen de son
organisation matérielle , qui m'expliqueront ce frémissement
involontaire , cette extase dans laquelle nous croyons
entendre des sons , voir des ombres ou des images qui
appartiennent au passé et qui pénètrent absolument tout
notre être ? Nous avons éprouvé ce frémissement , nous
avons entendu ces sons étouffés et lointains , nous avons
vu ces apparitions fantastiques ; sans doute , ce sont des
erreurs , des illusions de ce ciel nébuleux sous lequel
vivaitOssian , et qui lui inspirait ces chants si magiques ,
qui après tant de siècles ont encore un si puissant effet sur
mon imagination , et je n'en rougis pas .
Buchanan a découvert , et le professeurAnderson de
Glascow a prouvé par plusieurs expériences , que le
rocher de Dunbarton est magnétique en plusieurs endroits
, il influe assez fortement sur l'aiguille aimantée;
cette propriété, qui lui est commune avec les rochers basaltiques
de Staffa et avec la chaussée des Géants en Irlande ,
s'explique vraisemblablement par la même cause que le
magnétisme des barres de fer placées en plein air dans une
position verticale . Pour payer aussi mon tribut à un poëte
anglais moderne , je m'assis sur une place on Smollet
s'est souvent livré à l'enthousiasme poétique : c'est le pied
d'un vieux arc en pierres , qui paraît avoir appartenu à une
chapelle tout près de la Leven ; c'est là que ce poëte apassé
plusieurs des belles heures de sa jeunesse à chanter les
scènes intéressantes qui l'entouraient. Son Ode à la rivière
de Leven est une peinture charmante et vraie de lacontrée.
JANVIER 1811 . 175
A un mille environ de Dunbarton nous vimes la
,
maison où cet agréable poëte est né , et où il a passé son
enfance. Près de la route est un monument assez élevé ,
sur lequel est gravée une inscription latine , écrite avec
noblesse et sentiment , mais un peu trop longue . C'est
l'ouvrage d'un autre Smollet, parent et ami du poëte .
Je rendis aussi mon hommage aux mânes de Georges
Buchanan , que je ne connais cependant qu'historiquement.
Cet homme rare a fait honneur à son siècle , quoiqu'il
en ait été calomnié et persécuté. Il fut instituteur de
deux hommes bien différens ; l'un était le pédant , le
sombre , le borné Jacques VI , et l'autre le plus aimable
des philosophes , Montaigne . Buchanan mérite , en effet ,
par les services qu'il a rendus à la littérature de sa patrie ,
l'obélisque qu'on a érigé à sa mémoire à Killéarn , lieu de
sa naissance. Placé de cette manière , un monument fait
beaucoup plus d'effet , à mon gré , que lorsqu'on le trouve
confondu avec une foule d'autres , réunis avec ostentation
dans un lieu apparent d'une grande ville. On avait proposé
de placer ce monument dans une rue de Glascow qui
porte , d'après lui , le nom de Buchanan ; mais la place
qui lui a été assignée dans le lieu de sa naissance , me
paraît mieux remplir le but qu'on s'est proposé , celui
d'honorer sa mémoire .
,
La vue du lac Lomond me causa un vif transport de
joie quej'attribue , en partie au souvenir des lacs de
Suisse , et des heures de bonheur que j'ai passées dans
leur voisinage. Le lac Lomond est le plus grand des lacs
d'Angleterre ; il a trente milles de longueur , dix de largeur
, et vingt mille acres de surface. Ce lac a un caractère
qui lui est propre et qui le distingue de tous les lacs
que je connais , c'est la quantité de ses îles : il y en a , je
crois , trente - deux , toutes de différentes grandeurs ;
quelques-unes de quatre à cinq milles de circuit ; d'autres
dontonpeutfaire quatre fois le tour en huit minutes . De
jolis bosquets , des langues de terre prolongées , un magnifique
entourage de forêts ; d'un côté , de belles prairies ,
de l'autre le majestueux Ben-Lomond ( ben signifie en
gallois une haute montagne ) , qui s'élève en pyramide
dans le fond. Voilà seulement quelques traits d'un tableau
qui a de beaucoup surpassé mon attente ; si j'avais pu y
joindre pour quelques instans les glaciers des Alpes et le
soleild'Italieavec les effets magiques de lumière , je me
176 MERCURE DE FRANCE ,
serais cru transportée sur les bords du lac Majeur , ou de
celui de Come ; mais peut-être aussi que le repos mélancolique
de ce ciel sévère , dont l'azur est interrompu par les
nuages , a quelque chose de plus sublime et qui convient
mieux à l'ame humaine destinée à souffrir plus qu'à
jouir. Elle a plus besoin d'un spectacle qui ranime ses
forces , que d'émotions qui l'amollissent ; ce ciel , dis -je ,
lui convient mieux que les scènes brillantes et enchanteresses
du climat d'Italie. Ce que l'on peut regretter ,
c'est que les belles rives de ce lac soient aussi solitaires;
l'ame du penseur philosophique est affligée de ce que personne
ne jouit des beautés de cette sublime nature . Comme
aux environs de Londres ce lac serait peuplé et animé !
Comme il le serait même en Helvétie ! Pourquoi ne l'est-il
pas ici ? Pourquoi ne voit-on sur ces bords romantiques
qu'un très-petit nombre de belles maisons de riches propriétaires
, et un ou deux petits villages ? Cette contrée
n'est sûrement pas infertile ; les belles prairies , les arbres
vigoureux que j'y vois annoncent un sol productif; mais
elle est la propriété de quelques riches lairds qui , contens
de leurs revenus , ne sentent pas , comme moi , ne voient
pas combien leurs demeures seraient embellies , s'ils
savaientles entourer de bras laborieux et de coeurs contens ...
Quelle douce solitude que celle de ces îles ! Quelle demeure
pour un penseur , pour un poëte , pour deux amans
ou pour une famille de gens vertueux et paisibles , qui
viendraient ici jouir d'eux-mêmes et de la nature ! Je place,
en idée , sur une douzaine des plus grandes îles de ce lac ,
des maisons petites , simples , mais commodes , habitées
par des gens paisibles , bons , instruits , qui s'aimeraient
et se soigneraient réciproquement , se communiqueraient
livres , papiers-nouvelles , etc. , etc. , s'aideraient , se faciliteraient
mutuellement les jouissances de cette vie , se
visiteraient fréquemment dans de jolis bafcaux , se réuniraient
quelquefois tous ensemble dans quelques-uns de ces
beaux sites si fréquens sur les bords de ce lac , ou sur le
sommet du Ben-Lomond. Quelle vie ! quel rêve ! quel
Elysée ! Au lieu de cela , ces îles charmantes sont désertes
; on voit sur quelques-unes d'entr'elles de vieilles
tours ruinées , des restes de couvens qui embellissent le
paysage et donnent une impression mélancolique ; mais
pointdemaisons.
:

Unede ces îles , on ne sait plus laquelle ,'était , assuret-
on
,
JANVIER 18THORM
177
on, flottante autrefois et changeait souvent de pla
sujet
intéressan DEDE LA
SEINE
Monpoëte favori ,Delille, a tiré parti de ce
de poésie. Pline , je crois , parle aussi d'une île flottanter
Ilya , à cet égard , diverses versions dans le pats le
unstraitent cette tradition de conte; d'autres pensent que
dans les tems barbares où il y avait des guerres internes
les habitans du bord du lac s'enfuyaient sur des radeaux a
l'approche de l'ennemi , et se cachaient dans ces
lorsque le danger était passé , ils revenaient sur len
radeaux , et c'est là ce qui a donné l'idée des îles flottantes.
Je croirais plutôt que quelques morceaux de terrain
détachés des bords par la tempête ou par quelqu'autre
cause, flottaient quelque tems sur les eaux, soutenus par les
racines des arbres et des plantes entrelacées , jusqu'à ce
que le vent les eût poussés de nouveau vers le bord ou
contre quelque île à laquelle ils se fixaient. Des voyageurs
dignes de foi , assurent que ce phénomène se voit assez
souvent dans le cours du fleuve Obi en Sibérie. Je ne
sais si vous vous rappelez d'avoir lu que le jour du tremblement
de terre de Lisbonne , le lac Lomond futdans une
grande agitation , l'eau monta subitement de quelques
pieds , se retira de même , et tomba de plusieurs pieds
au-dessous de son niveau; pendant quelques heures ce fut
comme un flux et un reflux . Un bateau fut trouvé sur le
rivage à plus de quatre-vingts pieds de l'endroit où il avait
été attaché .
Nous nous reposâmes quelques heures à Luss , village
au bord du lac , dans une charmante position. Je trouvais
là réunis tous les objets qui peuvent rendre un paysage
intéressant. Si je devais choisir une demeure en Ecosse ,
ce serait sûrement auprès du lac Lomond; et si j'étais
susceptible d'envie , j'aurais éprouvé ce sentiment au sujet
d'une belle campagne très-près de ce lac, qui appartient à
une famille Colquhouns (prononcé Coluhn) , que j'ai connue
à Edimbourg. Le nom de leur charmante propriété
est Rosedoé ; la signification , en gallois , de ce nom harmonieux
, n'est rien moins que poétique. Rosedoé est
agréablement situé sur une langue de terre qui s'avance
dans le lac entre des arbres et des prairies en face du majestueux
Ben-Lomond. Je ne suis point historienne , et
je vous épargnerai les histoires tragiques dont cette belle
contrée n'a été que trop souvent le sanglant théâtre. Les
Clans nombreux , braves , turbulens , qui l'ont habitée
M
MERCURE DE FRANCE ,
pendant plusieurs siècles et la regardaient comme leur
propriété , ne connaissaient d'autres lois que les préjugés
héréditaires d'une gloire féroce , d'autre science que
celle des armes , d'autre plaisir que celui de combattre et
de vaincre un ennemi puissant ou par la force , ou par la
ruse. Ils se traitaient réciproquement comme les bêtes
férocès de différentes espèces ; tantôt ils employaient la
valeur généreuse du lion , tantôt la ruse sanguinaire du
tigre , ou la rage des loups et des hiennes. Ce n'était plus
cette poble valeur adoucie par l'amour , la compassion , la
justice etlagénérosité qui respirent dans les chants sublimes
du barde Ossian. Il est remarquable que l'on trouve encore,
de nos jours , tant de traces des moeurs et des
caractères chantés par Ossian chez les peuples de cette
contrée , par exemple dans des lieux et des choses , dans
certains traits marqués au coin d'une imagination poétique
et mélancolique, dans la manière d'observer la nature, etc.,
tandis qu'il ne se trouve plus rien du tout qui puisse en
donner la moindre idée chez ceux qui ont succédé immédiatement
à ce poëte , ni de ce qu'il désignait commele
caractère national de ses contemporains , de leur conduite
a-la-fois vaillante et toujours noble dans la guerre , de
leur générosité envers leurs ennemis. Les tableaux qu'il
nous trace des moeurs de son tems sont si frappans qu'on
ne se permet pas de douter de leur vérité , etle siècle qui
asuivi offre des tableaux absolument contraires. Les poésies
duBarde auraient-elles été perdues dans cet intervalle ? II
serait difficile de comprendre comment des hommes accoutumés
dès leur enfance à entendre les sons harmonieux
de ce chantre sensible , célébrant les vertus, de leurs
ancêtres , eussent pu se livrer à des actes de cruauté et de
fureur telsque ceux qu'on racontedu Clan des Mac-Grégor
ou Mac-Grégoire , à cette même place où s'élève à présent
lepaisible Rosedoé. L'an 1594 , un nombre considérable
deColquhouns futpris en trahison et entièrement égorgés
par les Mac-Grégor; tous furent la victime d'une rage
féroce , non-seulement les hommes armés , mais les femmes,
les enfans et les vieillards qui s'étaient réfugiés dans
unetour après le combat où les Colquhouns avaient succombé.
C'est vraisemblablement la même tour dont les
ruines embellissent à présent le paysage de cette élégante
demeure; mais ce souvenir l'obscurcissait souvent à mes
yeux. Oh ! mon ami , pourquoi l'histoire des hommen
14
JANVIER 1811 .
179
est-ellepresque toujours celledes passions les plus hideuses,
de cruautés qui révoltent la nature ? Je m'arrête ; ce pour
quòi me ménerait trop loin , mais voilà la cause du peu
de goût que j'ai pour cette étude. Cet acte barbare
etd'autres encore que commirent les Mac-Grégor , firent
mettre tout ce Clansous le ban par Jacques VI; ils furent
obligés de quitter leurnom. Ce ban est levé à présent , les
Mac-Gregor sont rentrés dans leurs droits , et quelquesuns
d'entr'eux se sont distingués par les services qu'ils
ont rendus à l'Etat,
Amon très-grand regret je n'ai pu monter le Ben-
Lomond: il a plus de trois mille pieds d'élévation , et le
cheminpoury parvenir n'était pas praticable pour moi ; on
ditque la vue de son sommet est de la plus grande beauté.
Nous avons observé sous divers aspects cette belle montagne
et ce lac romantique. Après les avoir perdus de vue
tous les deux, nous aperçumes le loch Loung ( le lac des
vaisseaux); nous en tournames l'extrémité et nous entrâmes
dans Argyle-Shire. Ici commence ce qu'on appelle les montagnes
d'Ecosse.EnEcosse tous les lacs portent le nom de
loch; loch Lomond , loch Loung , etc., etc. , tandis que le
vraimotanglais est lake. Le motgallois , loch , signifie proprement
une anse de la mer qui s'avance dans les terres et
convient mieux au lac Loung qu'au lac Lomond. Loch
Lonng est un bras de la mer qui a un flux et un reflux , de
l'eau salée et des poissons de mer. Dans le treizième siècle
un roi de Norwège envoya une flotte de soixante bâtimens ,
jusquedans ce golfe; les troupes débarquèrent et dévaszèrent
au loin la contrée .
Nousdescendîmes dans une excellente auberge , appelée
Arroquhar ( lieu de la montagne ), dont la situation est
ravissante; elle me fit éprouver un sentiment de plaisir et
de bien-être , tel que je n'en avais pas connu depuis la
Suisse. Arroquhar est à quelque distance du loch Loung ,
dans un charmant vallon ombragé de grands arbres planzés
en ligne devant la maison; le lac paraît de-là comme
un grand bassin; sur le bord opposé s'élèvent des montagues
vertes et rapides, et à leur sommet des rochers escarpés
etde forme bizarre. La figure grotesque d'une de ces
montagnes attira particulierement mon attention: elle a
positivement la forme d'un homme assis , qui travaille de
ses bras; aussi l'appelle-t-on le savetier. L'aspect de ces
pocs menaçans et sourcilleux, vus d'une maison agréable et
Ma
180 MERCURE DE FRANCE ,
commode ou d'une allée de beaux arbres hospitaliers , a
quelque chose detrès-piquant : sans avoir lu Ossian, sans
savoir que lui-même ou ses héros ont autrefois parcouru
ces rochers , on croirait volontiers , comme le Barde , voir
les ames des héros environnées de nuagesfumans , monter
de sommet en sommet.
Ces belles images occupaient notre imagination, et nous
ne les repoussions pas; nous relûmes au contraire le poëme
de Carthon , et nous nous abandonnâmes au charme de la
mélancolie , douce comme l'arc-en-ciel après la pluie du
printems; nous oubliions la critique, les remarques des
insensés et desméchans , nous ne pensions qu'auxhommes
bienveillans et bons ; nous pensions à vous, mon cherHerdez
, nous bénissions cette faculté de l'ame humaine qui
lui permet quelquefois de s'élever à la contemplation du
beau, de ramener à cette idée les choses qu'elle voit , et
cellesqu'elle ne voit pas , les choses passées et les choses,
-présentes , d'en former un ensemble vivant qui la réjouissent
et laréchauffent.
Cette auberge d'Arroquhar est excellente : on croit y
avoir été transporté parles fées , et y être servi par elles;
elleporte les traces d'une destination plus relevée. C'était
la demeure du laird Macfarlane ; elle fut vendue à un Fergusson:
c'estde lui que le duc d'Argyle l'a affermée , et
comme elle est sur la route d'Inveravi à Edimbourg , il l'a
faitarranger telle qu'elle est maintenant. On ne parle que
galloisdans l'endroit,mais les gens de la maisonparlent
anglais. Bon soir , mon cher Herdez , demain je vous ferai
voyager dansmes chères montagnes.
M DE MONTOLIEU.
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE.
Programmedes Prix proposéspar lapremière Classe.
PRIX DE MATHÉMATIQUES.-Laclassedes sciences avait proposé
poursujet d'un prix double qu'elle devait distribuer dans sa séance
du 7janvier 1811 , « la théorie des planètes dont l'excentricité et l'in-
>clinaison sont trop considérables pour qu'on en puisse calculer les
•perturbations assez exactementpar les méthodesconnues. La classe
JANVIER 1811 . 181
:
ne demandait aucune application numérique; elle n'exigeait quedes
formules analytiques , mais disposées de manière qu'un calculateur
intelligent pût les appliquer sûrement etsans s'égarer , soit àlaplanète
Pallas, soit à toute autre déjà découverte , ou qu'on pourrait découvrirpar
la suite.
Laclasse a reçu deux mémoires seulement.
L'auteurdupremier n'a pas même entrepris de traiter le sujet proposé.
En le traitant d'une manière qui prouve de grandes connaissances
dans l'analyse , l'auteur du secoud Mémoire ne s'est pas assez confor
mé aux intentions exprimées dans le programme; il a laissé trop de
développemens analytiques à exécuter parles géomètres quivoudraient
se mettre en état de bien comprendre et de juger la solution qu'il
donne du problême; il a sur-tout trop négligé de se mettre à laportée
ducalculateurqui voudrait former des tables de Pallas ou de toute
autre planète. Un supplément qu'il a depuis envoyé est loin encore
d'aplanir toutes les difficultés .
La classe , considérant que le tems a pu manquer à l'auteur pour
entrer dans tous les détails nécessaires , et que la même cause apu
écarterdu concours d'autres géomètres qui auraient eu la force et la
volonté de traiter une question si difficile et si importante , a cru devoir
proroger de cinq ans le terme fixé pour le concours , et elle
annonce à tous les géomètres qu'elle va tenir en réserve jusqu'au
1er janvier 1816, s'il est nécessaire , le prix qu'elle avait proposé pour
lathéorie générale des perturbations planétaires , et qu'elle adjugera
ceprix à la première pièce qui , dans cet intervalle de cinq ans , au
plustard, lui sera envoyée et satisfera pleinement aux conditions cidessus
énoncées .
Le prix sera double , c'est-à-dire une médaille de la valeur de
6000 francs .
PRIX FONDÉ PAR M. DE LALANDE.- La médaille fondée par
M. de Lalande pour l'observation la plus intéressante ou leMémoire
le plus utileà l'astronomie qui aura paru dans l'année, a été décernéo
àM. Poisson , instituteur de mécanique et d'analyse à l'Ecole impérialepolytechnique
, auteur de trois beauxmémoires publiés dans le
quinzième et dernier cahier de l'Ecole polytechnique , et qui ont pour
objet les inégalités séculaires des moyens mouvemensdes planètes , la
stabilité du système planétaire , le mouvement de rotation de laterre,
ledéplacement des pôles à sa surface et les équations dont dépendent
les mouvemens de son axe.
Ces ouvrages , qui assurent à leur auteur un rang si distingué parmi
183 MERCURE DE FRANCE ;
les analystes , lui ont également mérité la reconnaissance des astronomes
auxquels il a démontré d'une manière plus complète qu'on n'avait
fait avant lui , plusieurs points fondamentaux du système du
Monde, et qui sont la base de tous les calculs astronomiques .
PRIX PROPOSÉ AU CONCOURS POUR L'ANNÉE 1813.-Depuis que
Blake a reconnu que tous les corps ne demandent pas lamême quantitéde
chaleurpouracquérir une même élévation de température , on
a fait un grand nombre d'expériences pour déterminer les différences
queprésententsous ce rapport les diverses substances , etl'on est parvenu
, par différentes méthodes , à des résultats satisfaisans pour les
solides et les liquides; mais les tentatives que l'on a faites jusqu'à présent
sur le rapport des chaleurs spécifiques des substances gazeuses
entr'elles ou avec l'eau , terme ordinaire de comparaison , ont conduit
àdes résultats si éloignés les uns des autres , qu'on ne peut leur donner
aucune confiance. On se contentera de citer ceux de Crawfort et
de Lavoisier , sur l'air atmosphérique. Selon le premier, la chaleur
spécifique de l'air , en comparant les poids , est àcelle de l'eau comm
1.790 est à 1.000; et selon le dernier , elle n'est que de 0.300.
La classe des sciences physiques etmathématiques de l'Institut rappellel'attentiondes
physiciens sur cet objet,dont il est facile de faire
sentir l'importance. En effet, tant que la chaleur spécifique des ga
sera indéterminée , on ne pourra faire aucune recherche exacte sur la
chaleur dégagée dans diverses combinaisons , ni sur celle que produisent
les animaux. On peut espérer que la détermination de la chaleur
spécifique des gaz conduira à la solutionde la question indécise,
s'il existe dans les corps du calorique àl'état de combinaison
ou si toute la chaleur dégagée dans les combinaisons est due au changementde
la chaleur spécifique des corps qui se combinent.
Laclasse des seiences mathématiques et physiques propose pour
sujetdu prix de physique qu'elle adjugera dan sanes publique du
premier lundi dejanvier 1813 , la question suivante :
«Déterminer la chaleur spécifique des gaz . et particulièrement
> celle de l'oxigène , de l'hydrogène , de l'azote et de quelques gas
> composés , en la comparant à la chaleur spécifique de l'eau ; déter-
> miner, au moins par approximation , la différence de chaleur spéci
> fique qui est produite par la dilatation de ces gaz . Les concurrens
> sont invités à indiquer les principales conséquencesde ces nouvellek
>déterminations dans les théories physiques . »
Le prix sera de la valeur de 3000 fr.
Le terme du concours est fixé au rer octobre 1812,
Le résultat cu sera publié le premier lundi de janvier 1813.
JANVIER 1811-183
LesMémoiresdevront être adressés, francs de port, au secrétariat
de l'lustitut , avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe
oudevise qui sera répétée , avec le nom de l'auteur , dans unbillet
cachetéjoint au Mémoire.
PRIX PROPOSÉ AU CONCOURS POUR L'ANNÉE 1813. -La classe
avaitpublié, le ajanvier 1809 , le programume suivant :
<L'histoire naturelle des animaux a reçudans ces derniers tems ,
de l'anatomie comparée , des lumières précieuses qui ont singulièrement
perfectionné les méthodes zoologiques , sur-tout depuis que l'on
estparvenuà reconnaitre et à décrire les principaux organes dans plusieurs
familles dont l'économie,était presqu'entiérement ignoréeau
milieu du dernier siècle. La classe croit done rendre service à la
science , en indiquant aux anatomistes les ordres ou les genres suy
lesquels il importerait d'avoir des renseignemens ultérieurs , et elle
choisit la question suivante pour le sujet d'un prix de physique...
•Rechercher sil existe une circulation dans les animaux connus
>sous lesnoms d'astéries ou etoiles de mer ; d'Echinus, oursins ou
>hérissons de mer; et d'holothuries ou priapes de mer, etdans le cas
> où elle existerait, endécrire la marche et les organes.
→Cette description devra être accompagnée d'observations faites
surdes animaux vivans , et embrasser les vaisseauxdes organes respiratoires,
s'ily en ade particuliers , aussi bien que ceux de la circulation.
> II serabonaussi d'examiner l'effet chimique de larespiration sur
l'eau et sur l'air ; mais cette dernière condition n'est pas de rigueur.
> Onne demande que l'examend'une espèce dans chacune des trois
familles;maison exige qu'il soit approfondi et accompagné de dessins
telsque laclasse puisse en faire vérifier facilement les principaux détails.
»
Aucunmémoire n'étant parvenu dans le terme prescrit , la classe
propose le même sujet pour la seconde fois.
Leprixsora de la valeur de 3000 francs.
1
Leterme du concours estfixé au 1er octobre 1812.
Le résultat en sera publié le premier lundi de janvier 1813.
Les Mémoires devront être adressés , franes de port , au secrétariat
de l'Institut , avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe
oudevise qui sera répétée, avec le nom de l'auteur, dans un billea
cachetéjoint au Mémoire.
TAR
POLITIQUE.
Les nouvelles de Hongrie continuent à présenter les
armées russe et turque dans l'inactivité ; enfin , dit une
Lettre du 27 décembre, les Russes et les Turcs , après une
longue et meurtrière campagne , semblent se reposer par
besoin. Aumoins les grandes opérations sont suspendues,
l'on n'entend plus parler que de légères escarmouches . Si
lapaix ne se fait pas cet hiver entre les deux puissances ,
pas de doute que les Russes ne débutent , au printems
prochain, par les siéges des deux forteresses de Warna et
de Widdin , l'une sur la Mer-Noire , et l'autre sur le
Danube. Depuis long-tems les Turcs ne sont occupés qu'à
fortifier ces deux places et à les mettre en état de résistance.
En effet , ce sont leurs dernières murailles ; et si
elles viennent à tomber , alors les Russes n'ayant plus
rien qui puisse les inquiéter à dos , seront maîtres d'attaquer,
avec toutes leurs forces , le grand-visir dans son
camp de Schumla, Le général en chef, comte de Kamenskoi
, attend cet hiver des secours nombreux de l'intérieur
de la Russie. Les succès de la dernière campagne semblent
lui en présagerde nouveaux.
Les Serviens , qui s'étaientlevés en masse aux mois d'août
et de septembre , pour s'opposer aux Tures , sont presque
tous rentrés dans leurs foyers. Ils n'ont laissé des troupes
que dans les places frontières et dans leur camp retranché.
Le gouvernement turc continue à garder le silence sur
les événemens de cette guerre ; les bruits de paix et de
négociations semblent tous les jours y perdre de leur
consistance. On continue les préparatifs ; des firmans
ont été expédiés dans toute la Romélie pour des levées
considérables . La flotte turque hiverne à l'Arsenal : une
seule frégate d'observation est restée dans la baie . La nouvelle
répandue d'un combat entre cette flotte et celle des
Russes , paraît manquer jusqu'à présent d'authenticité.
AVienne le cours du change et la situation des finances
occupent seuls tous les esprits; le cours sur Augsbourg
tait, le to janvier , à 998 ; ce qui paraît inexplicable.
Quelques personnes attribuent cette baisse et les variations
1
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811. 185
qu'éprouve successivement le cours aux manoeuvres de
lagiotage; d'autres ont accueilli avec trop de complaisance
les insinuations des politiques amis de l'Angleterre ,
et attribuent la baisse à la crainte d'une guerre prochaine
avec la Russie : mais ceux qui se bornent à observer les
faits , et à les rapprocher sans se livrer à de vains systèmes ,
saventtrès-bien que le cours a progressivement baissépar
des causes étrangères à la politique générale , et que , si la
paix ou la guerre eussent déterminé ces variations , cent
fois la paix ou la guerre eussent été déclarées .
ABerlin , il règne un silence profond et une sorted'isolément
qui ne permet plus de reconnaître cette capitale.
Il n'y a, depuis la mort de la reine , ni opéra , ni fête de
lacour; quelques jeunes gens qui avaient troublé l'ordre
public au théâtre , ont été sévérement réprimés . Quant à
cette partie si essentielle de l'administration des Etats ,
dont s'occupent sans relâche tous les gouvernemens qui
s'étaient imprudemment laissé entraîner à faire la guerre à
la France, c'est-à-dire l'état des finances , un journal prussien
donne des détails qui paraissent émaner d'une source
officielle : iljustifie lamesure que le gouvernement a prise
à l'égard des dettes publiques , en les divisant en deux
classes ; les dettes contractées par les provinces , et celles
de l'Etat entier. Les créanciers de la première classe n'ont
pas, selon l'auteur , des droits aussi sacrés à un prompt
remboursement que les autres ; ils n'ont pas réellement
fourni la totalité des sommes qu'ils réclament. La petite
baisse qu'ont éprouvée les effets publics , s'explique parla
nécessité où se trouve le gouvernement de mettre d'abord
encirculationdes bons sur le trésor pour payer l'arriéré
despensions et des intérêts . L'impôt sur les marchandises
coloniales est fortement approuvée dans cet article, non.
seulement comme étant l'impôt le moins onéreux pour la
grande masse de la nation, mais encore commemoyende
ramener dans de justes bornes l'influence de l'esprit commercial,
esprit qui , selon l'auteur ,' est très -dangereux lors
qu'ildomine exclusivement dans unEtat. :
La princesse royale de Suède est arrivée à Orebro , la
princesonépoux a été au-devant d'elle : le roi vient de lui
donner le commandement de sa garde. Des fêtes se préparent
pour la réception de la princesse héréditaire. Dans
ces circonstances , on a vu avec étonnement quelques extraits
de correspondance , qui , insérés dans le Moniteur
prouvent que la déclaration de guerre de la Suède à l'An
186 MERCURE DE FRANCE ,
gleterre n'a pas eu encore le résultat que l'on est en droit
d'en attendre. On écrit de Hambourg et de Lubeck que
les communications sont les mêmes , que les paquebots
arrivent régulièrement à Gothenbourg , que ce port est l'entrepôt
d'un commerce avec l'Angleterre très-actif, qu'il
existe toujours sous la direction de l'ancien consul anglais
M. Smith , que les bâtimens anglais reçoivent de Gothenbourg
les provisions dont ils ont besoin , et donnent en
échange des denrées coloniales qui sont bientôt introduites
par Gothenbourg dans l'intérieur du pays . Le 15 décembre
on a vu partir de Gothenbourg , pour l'intérieur du
pays, soixante charriots chargés d'indigo ; le 19 , cinq cents
charrettes chargées de sucre etde café ont aussi passé. De
leur côte les croisières anglaises laissent passer librement
tous les navires destinés pour la Suède , favorisentle cabotage
, et ne mettent aucun obstacle à la pêche ; les Anglais
affluent à Gothenbourg , y ont repris leur ton habituel
d'arrogance et d'ironie; rien ne paraît les y inquiéter ;
affectent de croire à la meilleure intelligence entre les
deux gouvernemens, On sait d'autre part que des émissaires
anglais se sont introduits en Norwège pour y porter
obstacle au recrutement de marins qui se fait par ordre de
lacour deDanemarck; mais la fidélité des Norwégiens est
connue, et les manoeuvres seront sans effet . Quant au
commerce de Gothenbourg , le problême qu'il présente ,
sera bientôt sans doute résolu par un acte solennel qui ne
rendra pas illusoire et vaine la déclaration solennelle de le
Suède.
ils
Jusqu'à ce moment on ne peut voir dans cette apparente
infraction à ladéclaration de guerre, que l'effet tant
de fois éprouvé des inanoeuvres que sait employer perfas
etnefas la politique commerciale anglaise , pour faire
valoir son industrie, pour anéantir celle des pays avec lesquels
elle commerce ; manoeuvres dont la Saxe , l'Allemagne
, la Hollande , l'Espagne , la France même ont constamment
éprouvé les effets , et dont enfindoit les délivrer
un système fortement conçu , et suivi avec la constance et
l'ensemble qui doivent en assurer le succès.
Le parlement a été ouvert le 15 par une commission.
Aussitôt après , le chancelier de l'échiquier a présenté le
bill pour la régence, rédigé confortnément auxrésolutions
prises. Le bill a été lu etdéfinitivement adopté. LesEtats-
Unisont rappelé leur ministre à Londres. Al'égard des
relationsdel'Angleterre avec ce pays etavec le nord,voici
JANVIER 1811. 187
1
F
3
3
4
9
:
s
les termes curieux dans lesquels s'exprime l'indépendant
Whig.
La difficulté des communications avec l'étranger fait
que nous n'avons que peu de choses à ajouter à ce que
nous avons dit dans notre dernier numéro , à l'article
Politique extérieure. Il est certain que laRussie a accédé
àce qu'on appelle le système continental ; deux cent cinquante
bâtimens chargés ont été saisis , et l'on doit s'attendre
à recevoir, par les premières nouvelles de la Baltique,
une proclamation du gouvernement russe pour prohiber
l'introduction des marchandises coloniales .
>>Quantà notre situation à l'égard des Etats-Unis , situationdans
laquelle nous avons été entraînés par nos monstrueux
ordres du conseil , qui sont reconnus aujourd'hui
avoir pris naissance dans le cerveau étroit et superstitieux
de M. George Rose , elle a enfin attiré l'attention de lord
Wellesley, et il a fait partir pour l'Amérique un cutter
fin voilier , avec des dépêches dout le contenu jusqu'à ce
jour n'a pas transpiré . Il reste à savoir si lord Wellesley a
P'intention de se réconcilier , par sa conduite , avec l'administrationque
l'on s'attend à voir succéder à l'administration
actuelle; autrement il serait difficile de se rendre compte
de l'aveuglement de sa seigneurie sur les conséquences
quepeuventavoir les ordres du conseil , jusqu'au moment
même où sa seigneurie peut s'attendre à quitter le poste
élevé qu'elle oecupe. »
Le Morning-Chronicle ajoute des considérations plus
pressantes; après avoir parlé du projet d'unir, parup canal,
les eaux de la mer Baltique àcelles de la Seine,, et s'être
étonné, avec quelque chagrin , de ce que le gouvernement
français ne demande pas unsou pour continueruneguerre
qui étend par-tout sa domination , et pour exécuter le plus
vaste dessein qui ait jamais été tenté depuis Tamarlan, il
ajoute:
"Pen de personnes auraient pu croire que Napoléon
aurait eu les moyens de réussir à nuire à notre commerce
aupoint qu'il l'a fait; cependant les ministres , ainsi que
tousceux qui sont à la tête des affaires de l'Etat , auraient
dûsentir qu'il en avait la possibilité. Celui qui veut casser
lesvitres des fenêtres de son ennemi, ne doit pas oublier
que les siennes sont de verre. Il a été dit , par plus d'un
journaliste, que les malheurs occasionnés sur le continent
parlesrestrictions que Napoléon amises au commerce, le
188 MERCURE DE FRANCE ,
(
forceront à les lever. Rien n'annonce cependant qu'on
revienne sur ces mesures .
;
» Laperte du commerce est grande , sans doute , et les
regretsdes négociansy sont proportionnés ; mais il ne faut
pas négliger de remarquer , avant de s'attacher àl'espérance
de voir quelque adoucissement aux restrictions commerciales,
que les basses classes de la société n'en souffrent
pasd'inconvéniens qui méritent même qu'on en parle. Le
marchand d'articles prohibés perd son gain accoutumé , et
les hautes classes de la société renoncent à certains objets
de luxe. Le continent n'éprouve d'autre eſſet que celui qui
semanifesterait ici , si l'importation du thé était prohibée ;
nous serions pendant quelque tems contrariés et vexés ,
mais nous garderions chez nous l'argent que nous coûte
dans l'Inde cet objet de luxe , et nous nous en tiendrions
bientôt à la bière qui se fait chez nous , comme si nous
n'avions pas d'autre boisson ; nous ferions enfin comme
nous fesions avant que cette plante ne fût connue en Angleterre,
et qu'elle ne fût devenue d'un usage général .
à
> N'attendons pas que notre implacable et puissant ennemi
revienne sur aucune des mesures qu'il remarque pouvoir
être funestes ànos intérêts ou à notre sûreté . Formonsnous
à la frugalité , et préparons-nous , ainsi qu'une place
qui s'attend à être assiégée , à fournir autant que possible ,
denotrepropre sein, tous nos besoins de quelque nature
qu'ils puissent être; car le blocus dont nous avons menacé
Ies autres est devenu réel et positif pour nous . "
2 Ala date du 14janvier , Londres était de nouveau replongéedans
l'affliction par le dernier bulletin de Windsor,
le roi avait eu une rechute grave , et les espérances de son
rétablissement étaient anéanties. Quant aux nouvelles de
Portugal , voici ce que présentent les papiers anglais à la
datedu 18 :
1. La gazette d'hier au soir , dit l'Alfred, donne la copie
d'une dépêche de lord Wellington , datéedu 22 décembre,
et l'extraitd'une lettre en date du 27 du même mois . La
première de ces pièces n'offre aucun intérêt; mais la dernière
sera regardée comme très-importante par la confirmation
officielle qu'elle contient, de la jonction opérée
par les renforts qu'on annonçait depuis long-tems être partisde
l'Espagne avec l'armée de Massena. On verra par cet
extraitque la marche de cecorps , de 16 à 17millehommes,
n'apoint éprouvé d'opposition , ni de la part de la division
du général Silviera , ni de celle d'aucun corps de la milice
JANVIER 1811. 189
portugaise , qui se préparait cependant à agir au travers
du Mondégo sur les flancs et les derrières des troupes
⚫ ennemies , dont la totalité marchait , à ce qu'il paraît ,
> sur la rive gauche de cette rivière. Lapremière nouvelle
qui arriva dans cette capitale de la retraite de Massena ,
avait fait concevoir généralement l'espérance de laprochaine
délivrance du Portugal; mais malheureusement cet événement
paraît aujourd'hui plus éloigné qu'ilne l'a été à aucune
époque de la campagne. L'impuissance où Massena s'est
trouvéde risquer d'attaquer lord Wellington , paraît avoir
été la véritable cause de sa retraite sur Santarem , dont la
position était plus convenable et plus avantageuse pour faire
attendre à son armée l'arrivée desrenforts , que cellequ'elle
avait devant Torres-Vedras . Il ne peut être douteux que
les renforts , qui lui sont arrivés , ne soient suivis d'autres
encore , et il est actuellement bien évident que le projet de
conquête du Portugal ne sera abandonné qu'après une
bataille plus sanglante peut- être qu'aucune de celles qui
ont été livrées pendantle cours si fécond en événemens de
laguerre actuelle.
Le nombredes troupes françaises doit être encemoment
à-peu-près égal à celui des troupes réglées sous les ordres
de lordWellington , que l'on ne peut se flatter de voir
soutenir avec succès l'attaque dont il est menacé prochainement
, sans qu'on lui ait envoyé des renforts considérables
. On dit généralement et l'on croit que sa seigneurie
a représenté de la manière la plus pressante l'urgence de
ces secours .
Quant aux dernières nouvelles particulières , elles s'accordent
à représenter la situation des troupes françaises à
Santaremet dans les environs , sous un point de vue infiniment
plus favorable qu'à l'époque de leur marche sur
cetteplace. La cessationmomentanée des hostilités leur a
aussi permis de se livrer à différens amusemens , parmi
lesquels onpeut compter l'établissement d'un Opéradans
la ville de Santarem. Bientôt , peut-être , on comptera
dans cette ville un nouveau trait de l'esprit français. Les
habitans s'attendent à voir annoncer : Relâche àcause de
la bataille , en indiquant la représentation quidevra, suivre
le jour de la victoire. S....
190 MERCURE DE FRANCE ,
4
PARIS.
LUNDI dernier S. M. a chassé dans la forêt de Saint-
Germain; le prince de Schwarzenberg et M. le comte de
Narbonne ont eu l'honneur de tirer avec S. M.
S. M. l'Impératrice a suivi la chasse ; la princesse de
Neufchâtel , les comtesses de Montaigu et de Beaumont ,
ont eu l'honneur d'accompagner S. M.
-S. E. M. le cardinal archevêque de Paris habite le
palais archiepiscopal depuis plusieurs jours .
M. Poirier , l'un de nos plus célèbres avocats consul..
tans , vient de mourir àParis . M. Chalgrin , architecte du
sénat, et sous la direction duquel s'avançaient les travaux
du magnifique arc-de-triomphe de l'Etoile , vient aussi de
terminer sa carrière : il laisse une place vacante à la quatrième
classe de l'Institut.
-L'opéra de Pyrrhus de Paësiello a été donné , hier:
jeudi , au théâtre de la cour. On y a entendu M. Crevelli ,
tenor d'un très-grand talent,et Me Festa. Cet ouvrage
va être donné à l'Odéon très-incessamment .
-La saison des concerts est arrivée : plusieurs professeurs
célèbres s'annoncentcomme se proposantde se faire
entendre.
-Leparterredu Théâtre-Français demande très-souvent
des nouvellesde la santé de Fleury : tout annonce que cet
acteur si précieux sera incessamment rendu à l'exercice d'un
art dans lequel les modèles sont devenus si rares .
-On attend toujours Sophocle à l'Opéra ; Mahomet II
aux Français ; le Poëte et leMusicien à l'Opéra-Comique ;
et au bénéfice de M Simon Candeile , une représentation
de sa Belle Fermière à la comédie française .
ANNONCES.
2.1
Voyage aux Indes Orientales, pendant les années 1802, 1803,
1804, 1805 et 1806, contenant ladescription du cap de Bonne-Espé
rance , des îles de France , Bonaparte , Java , Banca et de la ville de
Batavia; des observations sur le commerce et les productions de leurs
pays, surles moeurs edes usages de leurs habitans; la campagne du
contre-amiral de Linois dans les mers de l'Inde et à la côte de Sumaza;
des remarques sur l'attaque et la défense de Colombo dans l'ile
JANVIER 1811 .
>
191
de Ceylan, lors de sa reddition aux Anglais; enfin un Vocabulaire
des langues française et malaise ; avec un atlas composé de cartes ma
zices et militaires , dressées par l'auteur , des planches représentant les
costumes et l'armuredes habitans de ces contrées , et différentes vues ;
dédié àson altesse impériale et royale le prince Eugène-Napoléon de
France , archichancelier d'état de l'Empire , prince de Venise , viceroi
d'Italie. Par C. F. Tombe , ancien capitaine-adjoint du génie employé
près de lahaute régence àBatavia , actuellement chefde bataillon
, officier supérieur de l'état-major général de l'armée d'Italie.
Revu et augmenté de plusieurs notes et éclaircissemens , par M. Sonnini.
Deux vol . in-8°, avec l'atlas . Prix , 18 fr. , et at fr. franc de
port. ChezArthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Ouvrages qui se trouvent chez le même libraire.
Voyageauxilesde Ténériffe, la Trinité , Saint- Thomas , Sainte-
CroixetPorto-Ricco , exécuté par ordre du gouvernement français ,
depuis le 30 septembre 1796 jusqu'au 7 juin 1798 , sous la direction
du capitaine Baudin , pour faire des recherches et des collections
relatives à l'histoire naturelle ; avec des observations sur le climat , le
sol , la population , l'agriculture , les productionsde ces iles , le carac
tère, les moeurs et le commerce de leurs habitans; par André-Pierre
Ledru , l'un des naturalistes de l'expédition . Ouvrage, accompagnéde
notes et d'additions , par M. Sonnini. Deux vol. in-8º, avecune trèsgrande
carte, d'après Lopez , gravée par J. B. Tardieu. Prix , 10 fr. ,
et13 fr. francdeport..
Voyagedes capitaines Lewis et Clarke, depuis l'embouchure du
Missouri jusqu'à l'entrée de la Colombia dans l'Océan Pacifique; fait
dans les années 1804, 1805 et 1806 , par ordre du gouvernement des
Etats-Unis; contenant le journal authentique des événemens les plus
remarquablesdu voyage , ainsi que la description des habitans , du
sol , du climat , et des productions animales et végétales des pays
situés à l'ouest de l'Amérique septentrionale ; rédigé en anglais par
PatriceGass, employé dans l'expédition ; et traduit en français par
A. J. N. Lallemant , l'un des secrétaires de la marine ; avec des
notes, deux lettres du capitaine Clarke, et une carte gravée par J. Ba
Tardieu. Unvol. in-8º de 450 pages . Prix , 5 fr . , et 6fr. 50 c. frane
deport.
LeQuadrille des Enfans, on Système nouveau de lecture , avee
lequel tout enfant de 4a 5 ans peut, par le moyen de 84 figures coloziées,
être mis en état de lire dans toute sorte de livres en 3 ou4
mois; parBerthaud. Unvol. in-8°, 84 fig. , édition originale acquise
199 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1811 .
des héritiers de l'auteur; avec les 84 fiches. Prix , 15 fr. , et 16 fr .
franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
L'auteur a joint à cet intéressant ouvrage l'usage des fiches de différentes
couleurs , sur lesquelles sont collés d'un côté la figure , de
l'autre le son qui y a rapport. Le livre est plus pour le maitre , les
fiches plus pour l'enfant; elles deviennent entre ses mains des joujoux
instructifs qui l'attachent par des images immobiles .
Les Cicéronsfrançais, apologie ; par Dur....y , avocat , membre
de plusieurs sociétés littéraires , Prix , 60 cent . , et 65 cent. francde
port. AParis , chez les marchands de Nouveautés.
LeParadis perdu, de Jean Milton, traduit de l'anglais par J. Mos
neron. Quatrième édition , revue et corrigée avec le plus grand soin ,
précédée de la Vie de Milton , et ornée de son portrait. In-12 , papier
fin, de 496 pages , belle impression , beaux caractères . Prix , broché ,
3 fr., et4 fr. franc de port. Chez F. Louis , libraire , rue de Savoie ,
n°6.
Il en a été tiré quelques exemplaires en papier vélin . Prix , 5 fr ., et
6fr. francdeport.
La tenue des livres théorique et pratique , ou Nouvelle méthode
d'enseignement, appliquée aux opérations de commerce relatives aux
marchandises , à la banque et aux armemens ; par J. Rodrigues. Un
vol. in-8º. Prix, 4 fr. 50 c. , et 5 fr. 50 c. franc de port. AParis, cher
J. J. Paschoud, libraire , rue des Petits-Augustins , nº 3 , et à Genève,
chez le même libraire..
:
Principes d'hygiène , extraits du Code de Santé et de longue viede
sirJohn Sinclair, par L. Odier , professeur de l'Académie impériale
deGenève, etc. Unvol. in-8º de 584 pages. Prix , 7 fr. , et 8 fr . 50 c.
francde port. Chez lemêmelibraire.
Lettressur laGrèce, l'Hellespont et Constantinople, faisant suite
auxLettres surla Morée, par A. L. Castellan. Deux parties en un
vol. in-8º de plus de 400 pages , avec vingt dessins de l'auteur , gravés
parlui-même , et deux plans. Prix, broché , 6 fr . , et 7 fr. 25 с.
franede port. Chez H. Agasse, imprimeur-libraire , rue des Poitevins,
nº6.
Contesmilitaires , suivis duXIXe siècle , poëme par Lombard(de
Langres. ) Un vol. in-80, fig. Prix, petit papier , 4fr.; papier fin,
5fr,; papier vélin, 7 fr.; sur grand papier , 5 fr.; et surgrandpapier
vélin, 9 fr.; l'envoi franc deport est de t fr. de plus. Chez Patris ot
comp , quai Napoléon, nº 4.
TABLE
DE LA
SEINA
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCXCVIII . - Samedi2 Février 1811 .
POÉSIE .
L'ESPÉRANCE DES FRANÇAIS.
ODE.
SEMBLABLE à l'aigle qui s'élance
D'un seul vol au séjour des Dieux ,
Le génie en sa course immense
Sonde la profondeur des cieux.
Pour lui la nature est sans voiles ;
Il lit sur le front des étoiles
Ses mystères les plus obscurs ;
Et déjà son heureuse audace
Des soleils qui peuplent l'espace
Aprédit les destins futurs .
Ainsi la lyre pindarique
Leur asservissant l'univers ,
Produit l'ivresse prophétique
Des favoris du dieu des vers .
Amants des filles de Mémoire ,
•Les faits échappés à l'histoire
Renaissent dans leur souvenir;
Et fuyant la route tracée ,
N
194
MERCURE DE FRANCE ,
Sur les ailes de la pensée
Ils s'élèvent dans l'avenir.
Muse, quidresses les trophées
Promis àleurs nobles efforts ,
Toi qui ramènes les Orphées
Vivans de l'empire des morts ,
Embrase des feux de Pindare
Mon esprit qui du sort d'Icare
Ne sera jamais effrayé ;
En le ravissant à la terre ,
Fais qu'il plane sur le tonnerre
Dont Phaéton fut foudroyé.
Où suis-je ? un nouveau jour m'éclaire .
Mes voeux seraient- ils entendus ?
Dieux ! quel océan de lumière
Inonde mes sens éperdus !
L'avenir sous moi se déroule ,
Et, tel qu'un fleuve qui s'écoule ,
Me révèle son cours certain.
Mortels, respectez mon délire ,
Lesmâles accords de ma lyre
Seront les arrêts du Destin.
Lucine accomplit la promesse
Que fit un hymen glorieux.
J'entends en accens d'allégresse
Eclater l'airain belliqueux .
O des cités illustre reine !
Heureuse fille de la Seine ,
C'est dans ton sein que voit le jour
Cet enfant l'espoir de la France,
Et qu'elle entoure à sa naissance
De ses voeux et de son amour.
C'estun fils; le dieu qui m'inspire
Ose le jurer par ma voix .
Ce fils assure à cet Empire
Une longue suite de rois.
Des faveurs du ciel assurée ,
Une souveraine adorée
Calme les craintes des Français
FEVRIER 1811. 195
Etles soutiens qu'elle lui denne
Affermissent cette couronne
Qu'elle embellit par ses attraits.
Je vois celui qui vient de naître
Recueilli sous des étendards .
Un simple bouclier doit être
Le berceau du fils des Césars .
De l'Alcide aux vastes pensées
J'aperçois les mains abaissées
Sur ce rejeton des héros ;
Il le voue au bonheur du monde;
Et sur lui son espoir se fonde
Pour éterniser ses travaux .
Vierges savantes du Permesse ,
Portez-lui vos dons précieux ;
Et du nectar de la sagesse
Nourrissez un enfant des Dieux.
Doué d'une vertu rigide ,
De gloire , de savoir avide ,
Il doits'indigner du repos .
Tel le fils de Thétis dévore
Les sages leçons du Centaure ,
Et la Grèce attend un héros .
Est-ce loindes coups de l'orage
Que l'arbre des forêts du Nord
Apprend à sauver du naufrage
La nefqu'il doit conduire au port?
Sur lesmonts balançant sa tête ,
Il lutte contre la tempête
Et croît malgré les vents jaloux ;
Des mers s'il tente la fortune ,
Ilpeut d'Eole et de Neptune
Maîtriser l'impuissant courroux.
Les camps seront l'illustre école
Du prince né sous les lauriers .
Impatient de vaincre , il vole
Ala têtede nos guerriers .
Il leur montre dès son jeune âge ,
Et laprudence et lecourage ...
Na
196 MERCURE DE FRANCE ,
De l'heureux vainqueur de Zama ;
Etbrille , nouveau roi de Rome ,
Des mêmes vertus qu'on renomme
Dans Romulus et dans Numa .
Mais de l'époque reculée
Où doit éclater sa valeur ,
Ma vue incertaine et troublée
Ne découvre point la splendeur.
Ma voix s'éteint; mon vol s'abaisse .
Je cherche la terre , et je laisse
Malyre aux plus audacieux.
Ravis d'un sujet si sublime ,
Que mon exemple les anime
Atenter la voûte des cieux .
1
A. J. LAFONT .
LA CHAMBRE DU PОЁТЕ .
Oburlesque réduit, aérien séjour ,
Où je traite en voisin le dieu brillant du jour
Et, quand la nuit obscure a déplié ses voiles ,
Je semble le berger då troupeau des étoiles ;
Où , sans bois , sans foyer , au plus fort des hivers ,
Je n'aipour me chauffer que le feu de mes vers ;
Enfin où tous les soirs au défaut de chandelle
J'oppose en vain l'éclat de ma gloire immortelle :
Soit mansarde ou grenier d'un étroit pavillon ,
Soitmême l'humble asyle où languit Cendrillon ,
Salut! .... Nouveau Teniers , armé de ma palette,
Puisque c'est aujourd'hui ton grand jour de toilette ,
Et qu'un balai sans crin , à l'aide de mon bras ,
Adumoins essayé ce qu'il ne pouvait pas ,
J'entreprends de te peindre , afin qu'un jour on sache
Dans quel espace étroit un grand talent se cache ;
Sous quel chaume indigent l'abeille , à gouttes d'or ,
Distille de sonmiel le liquide trésor.
D'abord , enmon taudis , soit qu'on entre ou qu'on sorte,
Lesoleil en rayons brille à travers ma porte ,
Carle tems est du bois un cruel ennemi ;
Le tems sépare, hélast et le bois et l'ami :
FEVRIER 1811 : 197
Et , de plus , à l'endroit où fut une serrure ,
L'oeil ne rencontre plus qu'une large ouverture :
Ainsi de son bonheur à bon droit pénétré ,
Quime cherche me voit avant qu'il soit entré.
On frappe cependant , j'ouvre , et tout hors d'haleine ,
Mon homme à s'exprimer perd son tems et sa peine ;
Je me trompe : son geste , un air particulier ,
Quand sa bouche se tait , maudit mon escalier.
Il faut en convenir : il n'est si roide roche ,
Il n'est mont escarpé qui de loin en approche :
Comptez sur cent degrés de gothique façon ,
Au tourd'un gros pilier, tournant en limaçon .
Dans ce dédale obscur , ce tartare de pierre ,
Le pied cherche un appui , l'oeil cherche la lumière ,
La main tâte , et qui monte a droit assurément ,
Pour ce trait de bravoure , au plus beau compliment.
Heureux alors , heureux , si cherchant aventure ,
Un chat aux yeux luisans ne saute à sa figure !
Heureux si quelque chien à sa porte arrêté ,
N'empreint sur lui la dent de la fidélité
Si mon lourd porteur d'eau qui monte et n'y voit goutte,
D'un déluge imprévu n'inonde au loin sa route ;
Ou si la corde enfin dont il serre l'appui ,
Ne se rompt tout-à-coup et ne tombe avec lui !
C'est parmi ces périls qu'on atteint mon olympe ;
C'est par ce noir chemin que tous les jours j'y grimpe.
Entrons-y maintenant , il faut vous le montrer ;
Mais baissez -vous , pour cause , avant d'y pénétrer.
Vous souvient-il , lecteur , de l'antique Sibylle ?
Ses oracles écrits sur la feuille mobile ,
Volaient au moindre souffle ; un peu d'airdéplacé ,
Soudain le sort des rois dans l'air était lancé ,
Puis retombant bientôt , errait sur la poussière.
Tels mes vers dispersés sur ma table grossière ,
Sur le pavé poudreux et jusque sur le lit ,
En autant de lambeaux qu'en montre mon habit ,
Pour aller jusqu'aux cieux , sans prôneurs et sans peine ,
N'attendent qu'un zéphyr ou qu'une heureuse baleine.
Quel est cet autre objet ? Fière de ses couleurs ,
C'est , comme un lis superbe en un vase de fleurs ,
1
198
MERCURE
DE FRANCE
,
Ma plume qui s'élève , ou fidèle à mes veilles ,
Fixe sur le papier leurs brillantes merveilles.
Oh ! que de madrigaux , d'énigmes , de chansons ,
D'idylles à grands mots sur les petits moutons ;
Que de vers innocens où la vermeille rose ,
Tout près de son bouton , rime avec fraîche éclose ,
Doucement épanchés de son canal étroit ,
A l'immortalité vont se rendre tout droit !
Eh bien le croirez - vous ? cette plume fertile
N'a , pour se reposer , qu'un vil cornet d'argile.
Non loin d'elle , au hasard l'un sur l'autre entassés
Ou montrant , tout ouverts , leurs feuillets engraissés ,
Des livres excellens , quoique sans couverture ,
A mes sobres repas mêlent leur nourriture :
C'est Cotin en lambeaux , un demi Pelletier
Déroulé des cornets qu'en fit un épicier ;
C'est Perrault le conteur , où ce qui manque aux pages
Appelle à son secours ce qui reste aux images.
Enfin il n'en est qu'un intact et tout entier :
C'est celui qui des vers a gâté le métier ,
Qui veut que la raison s'accorde avec la rime ,
Blâme tout froid bon mot , comme le plus grand crime ,
Et , prodiguant les fers , dans le sacré vallon ,
Fait autant de forçats des sujets d'Apollon. 1
Pour lire , il est bien doux de se mettre à son aise :
Aussi , contre le mur voyez -vous une chaise :
Une seule , observez ; car , quand j'en aurais trois ,
Je ne pourrais m'asseoir que sur une à la fois ,
Et j'ai toujours blámé l'abondance stérile
Qui prodigue , à grands frais , ce qui n'est pas utile .
Ma chaise me suffit : nous nous prêtons tous deux ,
Dans un faux équilibre , un secours généreux .
Bref, j'en serais content , si ce siége de paille ,
Qui va , qui vient , se tient sur pied vaille que vaille ,
Sans cesse à mon esprit n'imprimait la terreur
De ce mot que craint tant l'oreille d'un auteur.
Ainsi le sort injuste , en mon sixième étage ,
De lambeaux , de débris , offre par-tout l'image ;
Tout se fend et tout craque : écoutez mon grabat
Le soir , quand , pour dormir , je lui livre combat:
"
FEVRIER 1811 .
199
Le malheureux cédant au fardeau qui l'accable ,
Accuse, par cent cris , son maître impitoyable.
Hélas ! à quoi lui sert qu'un mince matelas
Ajoute à peine au poids de mes deux méchans draps ,
Et que de vingt souris la secrète morsure
Ait, presque à la moitié , réduit ma couverture ?
Ses appuis de sapin tout usés , vermoulus ,
Jusqu'ici chancelans , bientôt ne tiendront plus ,
Et, quelque triste nuit , j'irai chercher la terre.
Là repose en un coin ma cassette légère ;
Désirez - vous la voir ? je vous l'ouvrirai bien;
Mais de grâce à quoi bon , puisqu'on n'y trouve rien?
Pour le reste , voyez , sur une longue planche ,
Mon couteau tout honteux d'avoir perdu sonmanche ,
Unpot-à-l'eau tronqué , deux assiettes d'étain ,
Untorchon qui trahitla moitié d'un gros pain.
Voyez dans tous les coins cette toile perfide
Qu'à l'insecte étourdi tend un insecte avide ;
Voyez .... Mais comment voir ? sur chaque étroit carreau ,
La poussière en grains noirs vient tirer le rideau.
Je le tire à mon tour et passe à la morale :
Grâce aux soins paternels , à la main libérale
D'un souverain puissant , modèle des guerriers ,
Qui cultive , féconde , aime tous les lauriers ,
Moins pauvre est maintenant la chambre d'un poëte;
Monsieur loge au second , il a pelle et pincette ;
La flamme en pétillant anime son foyer ;
Sa commode luisante est de bois de noyer ;
On voit à son fauteuil que sa fortune est faite :
Ainsi puisse changer ma burlesque retraite !
Par M. L. D. P.
ENIGME .
ENVOYÉ par détachement ,
Sans observer ordre ni rang ,
J'arrive en voltigeur d'une troupe légère ;
Vêtu d'un uniforine blanc ,
Je suis un être éblouissant.
Prétend- on me former en masse 2
1
200 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811 .
Il faut d'abord que l'on m'entasse ,
Qu'onme comprime ; mais pas tant ,
De crainte qu'au lieu de me faire ,
Onne fasse plus que ma mère.
$ ........
LOGOGRIPHE .
Je suis , lecteur , du genre féminin ,
Et cependant , chose souvent très-rare ,
De me montrer je suis toujours avare ;
Tu m'y forces , pourtant , lorsque tu le veux bien.
Je suis fille de lanature ,
Et d'une drôle de structure ;
Comme les grands , j'habite les palais ,
Je m'y trouve si bien , que je n'en sors jamais.
En me décomposant , dans mes six pieds on trouve ,
Unpronom personnel qu'à la cour on réprouve ;
Certain enduit chimique ; et ce combat fameux ,
Renommé chez les Grecs ; de plus , le bienheureux
Que le Très -Haut destine à la gloire éternelle ;
Delamusique , enfin , je t'offre une parcelle .
CHARADE .
Le C. D. R. (Var )
J'ENFERMEen monpremier de matière un amas
Que l'on rassemble en même tas ;
J'enferme en mon second la nourriture saine
Que presque en tout pays mange l'espèce humaine ;
J'enferme en mon entier ce que dans un repas
Digèrent aisément les dévots estomacs .
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Pantoufle .
Celui du Logogriphe estRenommée , dans lequel on trouve :Rome ,
Enée , or , Morée , orme , nom , Noé , ère , mer, morne , mon , ré,
énorme et mère .
Celui de la Charade est Bonnet
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
Sur l'HIERON des Grecs , mot qui , bien compris , résoudra
de nombreuses difficultés en grammaire , en histoire ,
en antiquité ; par J. B. GAIL , membre de l'Institut .
LES jeux olympiques , et la topographie d'Olympie , cette
ville qui offre tant de souvenirs à l'imagination enchantée
sont, depuis quelque tems , l'objet de mes recherches . Avant
de composer mon mémoire sur cette matière , j'ai cru
devoir lire les écrivains qui en ont traité , prendre des
notes , rassembler des matériaux , m'appliquer à déterminer
le sens de passages et de mots ou mal interprêtés ,
ou corrigés à tort par les commentateurs . Le mot Hiéron
est un de ceux qui m'ont paru mériter le plus d'attention ;
qu'il me soit permis d'interroger l'opinion des savans sur
ce mot qui , bien compris , résoudra , je le crois , de nombreuses
difficultés en grammaire , en histoire , en antiquité.
Xénophon ( Πορ . , 5 , 9 et 10 ) , Thucydide ( 5,6,4 ;
5,49 , 1 ; 5,50,1 ; 5,53,1 ) , Pausanias ( p. 388 ) ,
Strabon ( 1.8 , p . 548 ) , Théocrite ( id. 25 , v. 22 ) , ct
autres auteurs emploient fréquemment le mot 1'ερὸν (Hieron) .
Les interprètes le traduisent , tantôt par templum, temple ;
tantôt parfanum , lieu consacré pour la construction d'un
temple ; tantôt par sacellum , petit temple , ou lieu consacré
et environné seulement d'un mur sans toit ; mais
aucun n'adopte l'idée que je crois la seule véritable .
Si l'on en croit un savant allemand , M. Sturz ( 1 ) ,
'Hiéron de Delphes est synonyme de temple de Delphes :
son opinion est celle des Léunclave , Estienne , Ducker, et
des illustres Barthélemy et Sainte-Croix : mais , d'après
l'examen de plusieurs passages remarquables , il m'a semblé
que l'Hieron de Delphes comprenait non-seulement le
temple , mais encore le bois sacré , l'oracle et tous les
édifices sacrés dont les fêtes religieuses avaient nécessité la
construction .
(1) Dans son Lexic . Xenoph . , au mot Ε'κλιπεῖν.
202 MERCURE DE FRANCE ,
Dans le passage cité par M. Sturz , Xénophon exhorteles
Athéniens à s'efforcer de rendre autonome ( c'est-à-dire ,
indépendant) l'Hieron de Delphes ; mais ce n'est assurément
pas au temple seul , ni aux seuls ministres qui le desservaient
, ni à la seule Pythie , qu'il désirait qu'on accordât
l'indépendance . Tout ce qui habitait l'Hiéron , et tout ce
qui s'y trouvait de précieux , était également compris
dans le voeu . Le mot Hiéron , ainsi que nous allons le
démontrer par des passages positifs , ne signifie donc pas
uniquement temple.
En exprimant son voeu , Xénophon songeait non-seulement
à l'honneur du temple de Delphes , mais sur-tout au
bonheur de la Grèce toute entière.
L'objet principal des Amphictyons était de veiller aux
intérêts de l'Hieron d'Apollon , de punir les attentats
commis contre le temple , contre son oracle , et sur-tout
contre le droit des gens donton les avait constitués défenseurs
. Malheureusement les motifs de philanthropie qui
avaient fait établir la plus utile des institutions , cédaient
trop souvent aux passions de ceux qui gouvernaient les
peuples , témoin ce Philomèle chef des Phocéens , qui
devenu maître de l'Hieron , du temple et de l'oracle ,
arracha des colonnes sacrées les décrets lancés par les
Amphictyons. De tels actes de violence décréditaient
l'oracle de Delphes et troublaient le repos de la Grèce .
Xénophon si-non témoin de ces malheurs , du moins
les prévoyant , désirait donc par religion , autant que par
politique , qu'on rendit libres non-seulement le temple de
Delphes et ses ministres , mais encore l'oracle dont on
cherchait à ébranler la croyance , et dont les décisions
faisaient respecter les Amphictyons . Ce voeu si digne d'un
grand homme d'état , ( voeu consigné dans son lop., V, 9.)
-Xénophon le vit s'accomplir la dixième année de la guerre
du Péloponnèse ( 89 olymp . ) , époque où Athènes conclut
avec Lacédémone un traité dont la clause suivante
mérite attention .
,
Thucydide s'exprime ainsi : l'Hiéron de Delphes , et le
temple de Delphes et la ville , seront autonomes (2) ,
( c'est-à-dire , libres ). A la suite de l'Hiéron , Thucydide ,
écrivain concis , nomme le temple. Il distingue done
P'Hiéron , terme générique, de temple , qui ne faisait qu'une
partie de l'Hiéron .
(2) Voyez Thucydide , V, 18 .
FEVRIER 1811. 203
Pausanias ( p . 388 ) fait mention d'un Hieron. Comme
il est suivi du mot temple, Sylburge propose de le corriger,
parce qu'apparemment il le croit synonyme de temple .
Kuhn , qui vient après Sylburge , s'écrie que le texte est
corrompu ; mais l'Hiéron et le temple ne sont pas plus
synonymes dans Pausanias que dans Thucydide , 5 , 18 , 2 .
Le texte de l'un n'est pas plus altéré que celui de l'autre .
Dans tous deux , les deux mots sont donc à conserver .
Strabon ( liv . 8 , p . 548 ) raconte que l'intendance de
l'Hiéron d'Olympie fut confiée aux Epéens ; et liv . 11 ,
p. 780 , fait mention d'une fête obscène qu'on célébrait
dans l'Hiéron . L'Hiéron , dans ce passage , désigne évidemment
non le temple où des jeux obscènes ne pouvaient
être permis , mais l'Hiéron , terme générique qui désigne
et le temple et le bois sacré , et ses réduits obscurs et
mystérieux .
Cette remarque , sous le rapport moral , peut servir à justifier
les anciens de calomnieuses imputations des modernes
qui , d'après des textes mal interprêtés , supposent que
mille obscénités se sont pratiquées au pied des autels et
devant les simulacres des Dieux.
On n'a pas d'idée du nombre d'erreurs commises par
suite d'une fausse interprétation de l'Hiéron des Grecs .
Citons-en trois exemples entre mille .
Un savant connu raconte le prodige suivant d'après Diodore
de Sicile ( liv . 16 ) , dont il a travesti le texte . Il
arriva un prodige dans le temple d'Apollon . Un aigle volant
sur le toit du temple, et de-làfondant tout auprès de terre,
se mit à poursuivre les colombes que l'on nourrissait dans
le temple , et en saisit une sur l'autel méme ; ceux qui se
mélaient d'interpréter les signes , conclurent de celui-là que
Philomèle réduirait en son pouvoir la ville de Delphes et
son oracle .
Que l'on admire , tant qu'on voudra , l'aigle fondant sur les
colombes ; pour moi , je suis bien plus frappé de voir la scène
se passer tout - à - la-fois dans le temple et hors du temple ,
voilà le prodige . Mais , j'ose l'assurer , ce prodige n'existe
pas plus dans le texte de Diodore que la circonstance du
colombier placé dans le temple de Delphes . Voici la phrase :
Il arriva un prodige dans l'Hiéron . Un aigle volant audessus
du temple du Dieu et s'abattant vers la terre , se
mit à poursuivre des colombes nourries dans l'Hiéron et
en saisit quelques - unes sur les autels , ( qui étaient , nou
dans le temple , mais en plein air. }
204 MERCURE DE FRANCE ,
Diodore , dans cette phrase , nomme d'abord l'Hiéron et
ensuite le temple : le temple et l'Hieron ne sont donc pas
une seule et même chose . Qu'est-ce donc que l'Hieron ? Un
lieu vaste , contenant et le temple et l'oracle , et le bois sacré
dans lequel des colombes pouvaient s'élever beaucoup mieux
que dans un temple. Convenait- il que dans un temple
décoré de peintures et de bas-reliefs , tout brillant d'or ,
d'ivoire , d'ébène , de pierres précieuses , offrandes des républiques
et des rois , on allât placer un colombier , élever
des animaux , symbole de candeur , il est vrai , mais qui ,
avec leur candeur, auraient quelquefois , trop peu respectueuses
, souillé et les offrandes et les images des Dieux et
le visage des prêtres ? La place de ces colombes n'était-elle
pas naturellement dans le bois sacré qui faisait partie de
Hiéron ?
M. l'abbé Barthélemy ( t. 5 , p . 94) parlant de Philomèle
d'après le même historien ( liv. 15, ch. 25, p . 100 ) dit
qu'il s'empara du temple et l'entoura d'un mur. A la vérité
l'interprête latin traduit : Philomelus templum muro circumdat.
Mais j'ose déclarer infidèle cette version adoptée
par Terrasson (t. 4, p. 486 ) et par Olivier qui voit que le
temple servit de forteresse à Philomèle. Cette erreur sur
I'Hiéron a été également commise vingt fois et par l'éloquent
et judicieux Rollin , etpar M. de Sainte-Croixcritique
si justement célèbre. Ce dernier dans ses gouvernemens
fédératifs , ( p . 61 , édit. de Jansen , an 7 ) nomme les Phocéens
comme ayant recouvré ( à une certaine époque ) la
possession du temple d'Apollon : mais Thucydide , qu'il
cite ( 1,112 ), parle évidemment , non du temple , mais de
'Hiéron d'Apollon , dont l'intendance procurait à ceux qui
enjouissaient tant d'illustration , de gloire et de prospérité .
( Voy. le discours de Démosthène pro corona, et la
harangue du même sur les prévarications de l'ambassade ;
le mot Hiéron y a été mal expliqué . )
L'Hiéron renfermait le temple. Affirmons qu'il renfermait
aussi le manteion (oracle) . Philomèle , maître de l'Hiéron
et de l'oracle , allait commander à la Pythie , des oracles
favorables à son ambition : les Béotiens en sont à peine informés
qu'ils décrètent qu'on ira porter des secours à
l'oracle . Quel parti prend aussitôt Philomele ? Il fait environner
l'Hieron d'un mur. Pourquoi? pour empêcher qu'on
ne rende à l'oracle une liberté qui eût mal servi son ambition.
Le manteion ou oracle était donc dans l'Hieron .
Dans cet Hiéron qui renfermait le temple et l'oracle , on
FEVRIER 1811 . 205
sacrifiait et de plus on célébrait les jeux. Le vers 30 de la
3º olympique de Pindare , et ce vers de Virgile ,
Et Jovis in luco currus agitare volantes ,
et sur-tout les chap. 49 et 50 du 5º livre de Thucydide en
offrent la preuve invincible . Au chap. 49 , je lis : Cet été
se célébrèrent les jeux olympiques . Les Lacédémoniens ,
pour n'avoir pas payé l'amende , furent repoussés de l'Hiéron
par les Eléens , en sorte qu'ils ne purent NI SACRIFIER
NI PARTICIPER AUX JEUX SACRÉS . On sacrifiait donc dans
'Hiéron . On célébrait donc les jeux publics dans l'Hiéron.
Acette version d'aujourd'hui , si l'on m'oppose celle
que j'ai publiée il y a deux ans , j'avouerai qu'à cette
époqueje me suis trompé avec Casaubon , avec MM. Barthélemy
, Sainte-Croix , etc. Alors j'avais des doutes , mais
je les repoussais sur la foi des grands noms . Alors je
'n'avais considéré le mot Hiéron qu'isolément et sans comparer
entre eux les différens passages où se trouve le même
mot , seule manière de remplir dignement la fonction de
grammairien , et de faire que la critique devienne le flambeau
de l'histoire .
1º . L'Hiéron des Grecs est mal interprêté parfanum ,
sacellum , templum , mot dont la signification est trèsétendue
et très-vague ; 2º l'Hiéron de Delphes contenait le
bois sacré , le temple et l'oracle ; 3º dans l'Hiéron on sacrifiait
et l'on célébrait les jeux publics ; 4º la définition de
l'Hiéron de Delphes donne l'idée des Hiéra publics de
la Grèce.
Nota. Le cours élémentaire gratuit de grec , donné au
Collège de France par l'auteur de cet article , attire un
grand nombre d'auditeurs . Les jours fixés sont les mardi ,
jeudi et samedi à midi. Les mêmes jours , de dix heures
et demie à midi , M. Gail donne le cours de littérature
grecque.
1
206 MERCURE DE FRANCE ,
Decimi Junii Juvenalis Satiræ ad Codices Parisinos recensitæ
, lectionum varietate et commentario perpetuo
illustratæ à NIC . LUD . ACHAINTRE . Accedunt Hadr. et
C. Valesiorum notæ adhuc ineditæ . Parisiis , sumptibus
et typis Firmini Didot. MDCCCX . Deux volumes
in-8° . ( Prix , 18 fr . )
L'INVENTION de ce genre de poésie didactique , connu
sous le nom de salire , est incontestablement due aux
Romains ; Horace et Quintilien , qui devaient être parfaitement
instruits de ce fait , l'attestent de la manière la
plus positive. On a prétendu que les petits poemes appelés
silles chez les Grecs , genre dans lequel se distingua
particulièrement Timon , de Phliunte , avaient été de
véritables satires ; mais , à en juger par les fragmens peu
nombreux qui nous en restent, ce n'étaient que des parodies
(1) de divers passages des poëmes anciens , dont on
faisait des applications plus ou moins piquantes et malignes
à quelque personnage ou à quelque événement
connu , comme l'a fait Boileau pour une des premières
scènes du Cid. On sait qu'Ennius et Lucilius furent les
premiers poëtes latins qui se distinguèrent dans le genre
satirique , et qu'ensuite Horace , Perse et Juvénal furent
les plus illustres .
Voltaire , dans ses épîtres , dans ses discours et dans
quelques-unes de ses poésies satiriques , est peut-être
celui de nos poëtes qui a le plus approché de la manière
d'Horace ; c'est souvent la même grâce , le même enjouement
, le même art de présenter d'une manière vive et
piquante les vérités les plus utiles , de combattre nos
préjugés et nos passions avec l'arme du ridicule , et si le
poëte moderne l'emporte sur son modèle par l'importance
et l'abondance des idées , quelquefois même par l'éclat et
la vivacité du style , de son côté Horace a plus généralement
ce ton calme et cette dignité soutenue qui aident
à la persuasion ; il est plus exempt de ces personnalités
(1) Voyez Brunck. Anal. Gr. tom. II , p. 67 , et Diog. Laer. in
Tim. , 1. IX , etc.
FEVRIER 1811 .
207
dures , et quelquefois injustes , qu'on a reprochées à
Voltaire .
La satire de Juvenal est devenue , pour ainsi dire ,
une espèce particulière dans ce genre d'écrire ; elle a
un caractère qui lui est propre , et qui est dû au moins
autant à l'influences des circonstances dans lesquelles
vécut l'auteur , qu'à la nature de son talent. Né vers l'an
de Rome 795 , au commencement du règne de Claude ,
il entrait dans sa cinquante- cinquième année , lorsque
Rome et l'Empire commencèrent à respirer , après une
période d'environ quatre-vingts ans que dura , presque
sans interruption , le despotisme le plus féroce dont on
ait jamais entendu parler . Elevé par le philosophe Comatus
dans les principes sévères de la philosophie stoïcienne
, son ame contracta de bonne heure une sorte de
roideur inflexible , que le spectacle des vices et des
crimes , qui avait si long-tems fatigué ses regards et af→
fligé son coeur , pouvait facilement faire dégénérer en
une sorte de misanthropie .
A cette même époque , la décadence du goût avait ,
comme il arrive toujours , suivi celle des moeurs . Leś
écoles de littérature retentissaient incessamment de déclamations
ampoulées , dans lesquelles on croyait suppléer
au vide des idées par l'emphase ridicule et la recherche
bizarre des expressions : c'en est assez pour faire
sentir comment la satire de Juvénal a dû être différente
de celle d'Horace , et l'on conçoit que quand même ces
deux poëtes auraient été doués d'un égal génie , et d'un
talent également flexible , la supériorité aurait encore dû
demeurer à Horace , que les circonstances de tout genre
avaient beaucoup plus favorisé . Mais on doit savoir gré
à Juvénal d'avoir assez rarement sacrifié au mauvais
goût de son siècle : l'indignation fut sa Muse , comme il
le dit lui-même , facit indignatio versum ; et si un pareil
sentiment a dû le rendre presque toujours étranger aux
grâces et à l'aimable enjouement qui caractérisent les
satires d'Horace , au moins élevait-il assez son ame et sa
pensée pour lui faire dédaigner cette affectation puérile
qui défigurait le style de ses contemporains , et souvent
il l'aida à revêtir ses idées généreuses et ses sentimens
208 MERCURE DE FRANCE ,
énergiques des expressions les plus nobles et les plus
pittoresques (2).
Juvenal est un des classiques latins qui ont le plus besoin
d'être éclaircis par un bon commentaire , moins
encore à cause de l'érudition qu'il affecte quelquefois ,
qu'à raison des allusions continuelles qu'il fait aux usages
et aux moeurs de son tems , en sorte qu'il ne fallait pas
moins que les travaux successifs d'un grand nombre
d'érudits , qui , depuis la renaissance des lettres , ont consacré
leurs veilles à cet auteur , pour le rendre accessible
à ceux qui n'ont qu'une connaissance ordinaire de
la langue latine . Grâce au zèle de M. Firmin Didot pour
cette littérature ancienne , qu'il cultive avec autant de
gloire que de succès , nous avons enfin une édition de
Juvénal infiniment recommandable , non-seulement par
le choix et l'érudition des notes , mais aussi par tout ce
que l'art de la typographie , porté au plus haut degré de
perfection , peut donner de beauté et d'élégance à un
texte aussi correct qu'il est possible de l'espérer .
Il suffit , en effet , de jeter les yeux sur ces deux volumes
, pour reconnaître qu'ils sont dignes de la réputation
du célèbre typographe à qui nous les devons , et
c'est en faire le plus grand éloge . Une très-jolie gravure
orne le frontispice du premier tome : le sujet en est pris
de la satire quatorzième , celle où le poëte , comme l'a
ditBoileau , fait
Au conseil courir les sénateurs ,
D'un tyran soupçonneux páles adulateurs .
Elle représente Domitien présidant le sénat , qu'il a
(2) Dans le Discours sur les satiriques latins que Dussaulx a mis à
la tête de son estimable traduction de Juvénal , il a développé avec
beaucoup de justesse , et souvent avec une éloquence entrainante , les
qualités réelles de l'auteur qu'il traduisait . C'est un très-bon morceau
de littérature que les jeunes gens liront avec autant de plaisir que
d'utilité : mais il convient d'y joindre la lecture des réflexions que
Laharpe a faites sur ce même discours dans le tome II de son Cours
de Littérature. Il yréfute quelques exagérations et quelques paradoxes
du traducteur de Juvénal , avec un ton de décence et de franchise
noble dont il serait à souhaiter qu'il ne se fût pas trop souvent écarté.
convoqué
FEVRIER 1811 .
209
SEINE
convoqué enhâte au milieu de la nuit , pour assister à
la réception d'un turbot monstrueux qu'un pêcheur vient
lui présenter. Le crayon élégant de M. Lafitte a rendu
cette scène avec beaucoup d'esprit et de noblesse .
PT
DE
LA
L'éditeur est M. Achaintre , qui a déjà fait preuve dan
savoir peu commun et d'une critique judicieuseen
soignant l'édition d'Horace avec les notes de J. Bond
sortie des mêmes presses en 1806. Ici , il a pris pour 5.
base de son travail le Juvénal publié à Leipsic , ilan
environ dix ans , par M. Ruperti , recteur du Gymnase
de Stade (3) , et l'un des plus habiles philologues de
l'Allemagne . Faire connaître ce qu'avait déjà fait ce savant
célèbre pour la correction du texte de Juvénal , et
pour en rendre l'intelligence plus facile , c'est donner une
idée plus exacte et plus positive du mérite de l'édition
qui nous occupe.
Pour donner à son texte toute l'exactitude qu'il était
possible d'obtenir , M. Ruperti a conféré celui de l'édition
de Deux-Ponts avec quatre-vingts manuscrits et un
grand nombre d'éditions , dont il a donné le catalogne
raisonné ; et après avoir choisi dans cet immense amas
de matériaux ce qu'il avait jugé le plus propre a constituer
la véritable leçon , il a rejeté dans des notes les variantes
qui lui ont paru cependant mériter d'être conservées
. Son commentaire est également extrait des
écrits de tous les savans qui avaient travaillé sur Juvénal
avant lui , de plusieurs dissertations manuscrites qui
lui ont été communiquées , et il y a joint le résultat de
ses propres recherches . Une attention scrupuleuse à
renvoyer aux auteurs originaux qui peuvent servir à
l'interprétation des divers passages , et à marquer exactement
les endroits où il puise ses autorités , et ceux où
l'on pourra trouver de plus amples renseignemens ,
(3) D. Junii Juvenalis Aquinatis Satire XVI , ad optimorum
exemplariumfidem recensitæ , varietate lectionum perpetuoque commentario
illustratæ , et indice uberrimo instructæ, à Ge. Alex. Ruperti.
Vol. I , continens prolegomena , satiras , varietatem lectionis , et
indicem verborum . Vol. II , commentarius in Juvenalis satiras .
Lipsia , sumptibus Caspari Fritsch . MDCCCI.
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
ajoute un nouveau degré d'utilité et d'intérêt à cet excellent
travail du savant Allemand . Sans doute , bien loin
de faire un crime à M. Achaintre d'avoir mis à contribution
un fonds si riche d'observations et de lumières
précieuses pour l'objet qu'il avait en vue , on aurait pu ,
au contraire , lui faire un reproche très-légitime s'il avait
négligé d'en profiter.
Au reste , il est aisé de deviner que dans un aussi
grand luxe d'érudition il doit y avoir beaucoup de superflu
, et quoique le nouvel éditeur paraisse très-disposé à
regarder le superflu en ce genre comme chose trèsnécessaire
, il a cru devoir supprimer une grande partie
de celui qu'avait réuni son devancier ; mais ses propres
travaux et une circonstance heureuse l'ont mis à même
de dédommager à cet égard les amateurs qui se feraient
une peine de cette perte, quelle qu'elle soit. D'abord il a
collationné lui-même avec le plus grand soin trente-six
manuscrits de la Bibliothèque impériale , qui n'avaient
pas pu être employés par M. Ruperti, et les variantes
qu'il endonne dans un grand nombre d'endroits peuvent
entrer en compensation pour celles de l'édition allemande
qu'il a jugé convenable de passer sous silence.
De plus, il a fait imprimer pour la première fois les notes
d'Adrien et Charles de Valois , dont M. Chardon de la
Rochette (4) possédait le manuscrit , et que ce savant ,
également recommandable par sa profonde érudition et
par son zèle pour tout ce qui est utile aux lettres , a
hienvoulu céder à M. Didot. Ce Commentaire , élégamment
écrit de la main de Charles de Valois , est muni
de l'approbation de Fontenelle (5) ; une pareille addition
ne peut que donner plus de prix encore à ce livre ,
(4) Il adonné une excellente notice de cette édition de Juvénal
dans le Magasin Encyclopédique , numéro d'octobre 1810 , p. 432 et
suiv.
(5)Elle est ainsi conçus: J'ai lu, par ordre de Monseigneur le chanselier,
les notes sur Juusnal, etj'ai cru que l'utilité dont elles peuvent
être pour l'intelligence de ce poëte , et le nom de leurs auteurs, les rendraient
recommandables au public. Paris , ce 1erfév. 1705. ( Ona qu
soin de faire graver la signature de Fontenelle. )
FEVRIER 1811 . 211
qui se recommande par tant de titres à l'estime des gens
de lettres et des amateurs de la saine littérature .
Il ne me reste plus, pour en donner une idée complète
au lecteur , qu'à exposer en détail l'ordre et la distribution
des matériaux dont se compose l'édition de M. Achaintre ,
etc'est ce que je vais faire. Dans une préface latine , généralement
bien écrite , l'éditeur expose le plan qu'il a
suivi dans son travail , rend justice à celui de M. Ruperti ,
et témoigne sa reconnaissance aux personnes qui ont
bien voulu l'aider de leurs conseils : particulièrement à
M. F. Didot, qui lui a fourni plusieurs notes pleines de
goût et de sagacité , et qui sont indiquées par les lettres
initiales F. D. Unde ses anciens condisciples , ajoute-t-il ,
lui a obligeamment communiqué des remarques et des
conjectures extrêmement précieuses . Nommer M. Boissonade
, c'est en effet donner une idée très-avantageuse
des ressources que l'éditeur a dû trouver dans l'érudition
également sûre et variée de son ami . Je ne parlerai point.
de quelques opinions un peu exagérées , et de quelques
erreurs littéraires de M. Achaintre , dont on a faitjustice
peut-être un peu sévèrement dans un autre journal . Le
texte entier de Juvénal , avec le Commentaire perpétuel
de l'éditeur , et des notes critiques au bas des pages , et
enfin six tables des mesures linéaires , itinéraires , géodésiques
, etc. des Romains , rapportées à notre système
métrique, voilà ce qui compose le premier volume.
Le second comprend la vie de Juvénal , le Catalogue
raisonné des manuscrits , éditions et traductions de ce
poëte , une notice sur les divers savans qui ont successivement
commenté ses satires . Ici , comme dans le volume
précédent , M. Achaintre a profité de l'édition allemande ,
en modifiant , quelquefois en réfutant les opinions de
M. Ruperti , et presque toujours avec une saine critique
et une louable impartialité. Viennent ensuite les notes
jusqu'alors inédites dont j'ai parlé tout-à-l'heure , puis
les Commentaires des anciens scholiastes de Juvénal ,
recueillis par le célèbre Pierre Pithou , et les corrections
de ce savantjurisconsulte sur ces scholiastes . Le volume
est terminé par un index général de tous les mots qui se
trouvent dans le poëte latin .
1
1
212 MERCURE DE FRANCE ,
Il est bien difficile que dans un ouvrage aussi considérable
, il ne se glisse pas quelques erreurs ; il est même
impossible que dans l'explication de tous les mots d'un
auteur , comme celle que donne le Commentaire de
M. Achaintre , on ait toujours rencontré le sens exact et
incontestable de chaque mot. Pour que le mérite de
l'éditeur soit bien constaté , et pour que son travail ait de
justes droits à l'estime et à la reconnaissance du public ,
il suffit que la très-grande partie soit à l'abri de tout
reproche , et c'est ce qui a lieu ici. D'ailleurs il arrive
plus d'une fois que les critiques se trompent dans leurs
jugemens , que ce qui leur paraît une faute n'est réellement
pas repréhensible ; que telle manière de voir ne
leur semble préférable que parce qu'elle est la leur ; et
quant à moi , ce n'est qu'avec une défiance très-fondée de
mes propres lumières que je hasarderai les observations
suivantes .
Sat. I , v . 85 .
Quidquid agunt homines , votum ; timor , ira , voluptas ,
Gaudia , discursus , nostri estfarrago libelli .
Il me semble que le nouvel éditeur , d'après M. Ruperti
, a mal expliqué le mot discursus par perturbationes
animi ( désordres de l'esprit ou des idées ) ; il signifie
démarches , intrigues ; c'est dans ce sens que l'ont
employé Pline le jeune (6) , Martial (7) , etc.; la traduction
de Dussaulx est donc exacte , en rendant ainsi ces
deux vers : « Colère , volupté , joie , chagrins , projets ,
nintrigues , tout ce qui meut les humains sera la matière
>> de mon livre . »
Dans cette même satire , v. 155 et suiv.
Pone Tigellinum ; tædâ lucebis in illâ ,
Quâ stantes ardent quifixo gutturefumant ,
Et latum mediâ sulcum diducit arenâ.
ءا
Tous les interprètes ont été fort embarrassés pour expliquer
le dernier vers ; la plupart y ont vu l'expression
(6) Epist. 23 , lib . VIII.
(7) Epigr. 39 , lib . VII.
FEVRIER 1811 . 213
d'une autre espèce de supplice que celui qui est exprimé
dans les deux vers précédens , et c'est en ce sens que
Dussaulx l'a traduit : « Soit ; mais nomme Tigellinus...
>> Que quelqu'un s'en avise ; son cadavre empalé servira
» de fanal , et traîné sur l'arêne , il y tracera un large
>> sillon . » Ce sens serait plus probable en admettant
F'ingénieuse conjecture proposée par M. F. Didot , quâ
stans ex ardet , etc. Mais comment l'expression latum
sulcum diducit pourrait- elle convenir à celui ou à ceux
qui sont représentés dans le vers précédent , stantes
fixo gutture ? Je crois qu'il faut l'entendre de l'effet de
la lumière de cet affreux bûcher , qui, dit le poële ,
ouvre un vaste sillon au milieu des ténèbres dont l'arêne
est couverte .
Qu'il me soit permis de hasarder encore mon sentiment
sur un passage de la cinquième satire , qui a moins
embarrassé les commentateurs , mais où je crois voir
une difficulté réelle : c'est au vers 88 et suivans . Le
poëte décrit tous les genres d'humiliations , toutes les
avanies auxquelles était exposé alors un parasite à la
table des riches . Le maître de la maison , dit-il , arrosera
son poisson avec l'huile d'olive la plus exquise ,
et celle qu'on te donnera sentira la lampe ; «< car , pour-
» suit-il , on ne remplit vos burettes que de cette mau-
» vaise huile qui nous est apportée par les petites barques
» des Africains . »
... Illud enim vestris datur alveolis quod
Canna Micipsarum prorâ subvexit acutâ.
Puis il ajoute :
Propter quod Romæ cum Bocchare nemo lavatur,
Quod tutos etiam facit à serpentibus atris ,
On veut que le mot Bocchare soit ici un nom propre
et commun en Afrique , pour désigner , en général , un
homme de cette contrée , et l'on traduit : « Voilà pour-
>> quoi personne à Rome ne veut se baigner avec ceux
» qui ont coutume de se frotter de cette huile , dont
>> l'odeur suffit pour vous garantir de l'approche des ser-
» pens . » Je conçois bien comment le poëte a pu ex214
MERCURE. DE FRANCE ,
primer les barques africaines par canna Micipsarum ; le
nom de Micipsa avait été celui de plusieurs rois numides :
mais j'ai peine à croire qu'il ait employé le nom propre
Bocchar dans le vers suivant pour désigner aussi un
Africain , et de plus la construction de la phrase deviendrait
alors extrêmement irrégulière, le relatif quod du
quatrième vers se trouvant beaucoup trop loin du mot
auquel il se rapporte . Je serais done porté à croire qu'il
faut lire Bacchare au lieu de Bocchare , et qu'ici Juvénal
s'est servi , comme il lui arrive si souvent , d'une expression
plus grecque que latine , pour désigner une huile ,
une essence en général. En effet, on voit dans Pline (8)
que la plante appelée Bacchar servait à composer une
espèce d'huile ou d'essence , et Athénée (9) nous apprend
que cette huile servait chez les Grecs à oindre les
pieds , etc.; alors le sens des deux vers qui nous occupent
serait : « Voilà pourquoi personne àRome ne veut
>> faire usage , même pour le bain, de cette huile dont
>> l'odeur est si pénétrante , qu'elle suffirait pour vous
>>garantir de l'approche des serpens. »
Je ferai une dernière observation sur le vers 31 de la
onzième satire , et je citerai le passage tout entier , parce
-qu'il est d'une excellente philosophie , et qu'il mérite
d'être remarqué.
...... Ecælo descendit γνῶθι σεαυτὸν
Figendum, et memori tractandum pectore , sive
Conjugium quæras , vel sacri in parte senatûs
Esse velis ; nec enim toricum poscit Achillis
Thersites , in qua se traducebat Ulysses .
Ancipitem seu tu magno discrimine causam
Protegere affectas , te consule , etc.
«C'est du ciel qu'est descendue cette maxime qui doit
> être gravée en caractères ineffaçables dans nos coeurs ,
>> connais- toi toi-même. Ne l'oubliez jamais , soit que vous
» songiez à serrer les noeuds de l'hymen , ou que vous
» aspiriez à prendre place dans l'enceinte sacrée du
(8) L. XXI , c. 16.
(9) L. XII , p. 553. Voy. aussi L. XV , p . 690 .
FEVRIER 1811 . 215
:
..
>> sénat; car enfin Thersite ne réclame point les armes
>>d'Achille , sous lesquelles Ulysse lui-même s'exposait
>>à paraître ridicule. Voulez-vous braver les dangers
>> qu'entraîne la défense d'une cause épineuse , consultez
>>vos moyens , etc. » Ici , M. Achaintre veut qu'on joigne le
mot ancipitem à traducebat se , et qu'on entende par là
qu'Ulysse , revêtu des armes d'Achille , faisait douter s'il
n'était pas lui-même le héros dont il portait l'armure ;
c'est aussi le sens que Dussaulx a suivi , mais j'avoue
que je ne saurais adopter cette opinion . D'abord ce dernier
sens me semble un peu forcé; ensuite les idées ancipitem
causam et magno discrimine s'appellent si naturellement
l'une l'autre , qu'on ne peut guère les séparer ;
enfin , se traducere ancipitem me sembleraitune locution
tout- à- fait vicieuse dans le sens qu'on veut lui donner
ici . Mais ces différentes observations et quelques objections
, plus ou moins importantes ,qu'ont pourrait faire
encore , n'empêchent point que le travailde M. Achaintre
ne soit infiniment recommandable ; et le public accueillera
sûrement avec la même faveur le nouvel ouvrage
qu'il nous promet , les Satires de Perse , qui sont en ce
moment sous presse. THUROT.
LAPHILOSOPHIE DU COEUR , par M. DUWIQUET D'ORDRE,
fils . Avec cette épigraphe :
Miseris succurrere disco . VIRG .
Un vol. in- 16. A Paris , chez Pichard, libraire , quai
Voltaire , nº 21 .
La philosophie du coeur ! C'est la vraie : elle vaut
mieux que celle de l'esprit qui brille sur le papier , au
coin du feu , à table ronde , et qui , s'évaporant ensuite
au moindre choc , laisse sans défense le prétendu philosophe.
Tour-à-tour honoré ou conspué , et tout-à-la-fois
l'objet de tant de louanges et de tant de mépris , ce mot
philosophe est un exemple frappant de l'empire des mots .
Rien n'est si commode , pour l'esprit de parti , qu'un
216 MERCURE DE FRANCE ,
mot de convention dont on qualifie son adversaire . C'est
alors un vrai bonheur que de trouver une dénomination
et de l'appliquer avec une heureuse habileté ; mais ce
n'est point encore assez pour la mauvaise foi. Si le mot
est connu , il faut en changer le sens , en dénaturer
l'acception , enfin y substituer une autre idée qui le
rende odieux. C'est d'après cette tactique que la philosophie
, ( ou l'amour de la sagesse , ainsi que l'exprime
le mot ) est devenue , pour tant de monde , un épouvantail
, un fantôme vêtu d'une robe ensanglantée
ennemi du trône et de l'autel ; et si l'on n'a pas fait ,
dans ces derniers tems , un anthropophage d'un philosophe
, c'est qu'on a peut- être craint d'être taxé d'un peu
d'exagération . Il semblerait qu'il n'y eût de voleurs ,
d'assassins , d'empoisonneurs , que parce qu'il y avait de
la philosophie . Bone Deus ! Les vrais philosophes , avec
moins de démonstration peut-être que leurs ennemis ,
connaissent et remplissent mieux leurs devoirs , ont un
respect plus profond pour l'autel et le trône ; pour le
souverain , un dévouement d'autant plus étendu , qu'étant
fondé sur la raison , il est plus sincère et mieux senti , et
qu'ils l'honorent sans grimace: ils répondent aux outrages
par le silence : ils ne lisent ni bref, ni fausses décrétales
, ni déclamations mystérieusement colportées; ils en
font encore moins qu'ils n'en lisent ; et , soumis aux lois ,
pratiquant d'obscures vertus , ils attendent patiemment
que le tems dissipe les nuages dont les enveloppe la
calomnie , ce qui ne manque jamais d'arriver ... Telles
sont les réflexions que nous a suggérées la philosophie
du coeur. Elles ne sont excusables que parce qu'elles
ont un rapport direct avec le titre du livre dont nous
allons parler. Voyons maintenant s'il en existe entre
ce titre et l'ouvrage. Quand cette liaison n'aurait pas
lieu , ce ne serait pas une affaire majeure , puisque c'est
presque l'usage . L'essentiel est qu'un livre offre de l'intérêt
, et la philosophie du coeur n'en manque pas. Venons
à la preuve.
Au retour de ses voyages , le héros du livre , que je
suppose être l'auteur , en fait le récit à Sophie. Il les
commence par visiter un lieu de sépulture situé dans la
FEVRIER 1811 . 217
vallée de Fricden . Chaque tombe est ombragée par des plantes ou couverte de fleurs ; l'une , plus soignée que les autres , fixe son attention , et l'épitaphe qu'il y lit fait naître sa curiosité . Il apprend que tous les soirs une femme , jeune et belle , venait prier sur ce tombeau . Il l'épie ; elle arrive , il paraît ; elle fuit et laisse tomber un portefeuille . Le voyageur le ramasse , l'ouvre après avoir hésité quelques momens , et c'est à cette indiscrétion
que nous devons l'épisode d'Adolphe et d'Athénaïs. Le premier, trahi et dénoncé par un ami , est accusé d'unmeurtre dont il est innocent. Cet ami entraîne dans
son parti ces hommes qui , pour avoir une opinion , allendent toujours qu'elle soit devenue celle du plus grand nombre. Adolphe allait subir le dernier supplice , lors- qu'Athénaïs parvient à le sauver ; mais il ne peut sup- porter le poids de la honte , il meurt , et sa femme vient tous les jours répandre des larmes et des fleurs sur sa tombe. Au retour d'une de ses courses , le voyageur
veut revoir le tombeau d'Adolphe. Il le trouve couvert de ronces et d'orties; il apprend qu'Athénaïs n'a pu survivre à sa douleur. Il s'indigne contre les héritiers , qu'il accuse d'ingratitude , et reçoit cette réponse : Est-ce que vous êtes d'un pays où les hommes sont reconnaissans
? Si l'histoire du baron d'Ehrlich n'était pas trop longue, nous la mettrions sous les yeux du lecteur. Retiré dans un château gothique où il a remis en vigueur les usages du treizième siècle , esclave , victime de l'opinion et toujours malheureux par elle , ce baron parvient enfin à maîtriser cette reine du Monde , et vit heureux à sa manière en faisant du bien autour de son manoir. Il ne s'était pas flatté de trouver le bonheur ; il avait appris trop bien , par l'expérience , que , semblable à l'horizon , on le voit toujours devant soi , sans pouvoirjamais l'atteindre.
Du château d'Ehrlich passons au bois de l'amourfilial : il est plantépar les enfans et les petits-enfans du vieillard Palémon qui , pendant cent hivers , donna l'exemple de toutes les vertus. Chaque arbre porte une inscription : L'auteur en rappelle quelques-unes , mais la plupart se
218 MERCURE DE FRANCE ;
ressemblaient : il est difficile de donner toujours une
expression différente aux mêmes sentimens ; le coeur n'est
pas comme l'esprit , il aime à se répéter. Voici les dernières
instructions de ce vieillard : « Sois juste pour être
» estimé des hommes , sois bon pour en être aimé ; sois
» l'un et l'autre pour être béni du ciel. Ne forme point
» de voeux ambitieux pour sortir de l'état dans lequel
» tu es né ; abaisse tes regards sur l'humble genêt qui
» rampe dans la plaine , au lieu de lever la tête vers la
» cîme des mélèses . Il est dangereux de se fier anx
» hommes , mais il est pénible de les haïr ; rends-leur
» service toutes les fois que tu pourras , et n'attends pas
» qu'ils t'en rendent . Ne blâme rien dans la conduite
» des autres , mais fais en sorte que la tienne soit à l'abri
» du reproche . La reconnaissance est une dette trop
» douce à payer pour que je t'en fasse un devoir. >>
Ces maximes sont peut-être communes , mais leur
pratique est rare . Ce motif nous a fait croire qu'il n'était
pas inutile de les rappeler .

Si nous avançons avec le voyageur , nous trouverons
une jeune fille morte la veille du jour où tous ses voeux
devaient être comblés. «< Son père , avare et dur , lui avait
» dit : Je me suis rendu à tes désirs , Bastien sera ton
>> époux ; mais il faut que ce champ , couvert d'épis ,
>> soit moissonné : l'horizon se couvre , je crains l'orage
» et l'intérêt doit aller avant l'amour. La jeune Rosalie ,
» armée de sa faucille , brave seule les feux de l'astre du
» jour dans son plus haut degré de chaleur ; elle ne
>> pense plus qu'à l'instant qui doit l'unir à celui qu'elle
» aime depuis l'enfance : il lui tarde d'avancer cet instant
» désiré si long-tems . Elle sent la faucille échapper de
» sa main ; ses bras fatigués se refusent au travail ; unc
>> eau brûlante découle de son front virginal qu'a bruni
» le soleil ; ses membres délicats se roidissent , mais elle
» songe à Bastien . Son courage se ranime , ses forces
» renaissent , et l'espoir d'un prochain hyménée appelle
» le sourire sur ses lèvres desséchées . Une soif ardente
» la dévore ; elle se traîne auprès d'une source ; elle y
» plonge sa main arrondie en coupe et porte à sa bouche
» une eau glacée . Bientôt un froid mortel la saisit , ses
FEVRIER 1811.
219
jambes tremblantes se dérobent sous elle ; ses yeux
» éteints se ferment ; un cri perçant lui échappe : elle
» tombe sans connaissance . »
Sans être trop fatigués de la route , nous laisserons
cependant le voyageur pénétrer tout seul dans une mâsure
; entrer dans une chaumière , y trouver un homme
que le souvenir d'une faute grave rend inconsolable , et
qui s'écrie avec amertume que la douleur peut compter
les années , mais que le remords ne les compte pas ;
rencontrer un enfant , envier le sort d'un âge où la triste
prévoyance n'avance pas encore l'instant marqué pour
le travail ; et près d'arriver au port , nous allons nous
arrêter un moment dans une caverne de voleurs . Errant
au milieu des neiges , notre voyageur arrive dans une
cabane occupée par des bandits qui , tout en lui donnant
l'hospitalité , le dépouillent d'une partie de ses effets . Dans
'cette circonstance il fait cette réflexion ; « Je pensais à
» Sancho-Pança qui , au milieu des bandouliers , s'écriait :
» il faut que la justice soit une bien belle chose , puis-
» qu'elle se pratique même parmi les voleurs ; et moi
» je me disais qu'il fallait que l'hospitalité fût un senti-
» ment inné dans le coeur de l'homme , puisqu'on le
» retrouvait parmi les bandits . »
Enfin , de retour auprès de Sophie , il termine son
récit par ces mots : Sachons embellir le présent des souvenirs
du passé et des illusions de l'avenir. Voilà ce que
nous enseigne la philosophie du coeur. Si l'on cherchait
une autre liaison entre le titre et le voyage , on ne la
trouverait pas.
Telle est l'idée que l'on peut se faire de cet opuscule.
C'est au lecteur à prononcer sur son mérite , puisqu'en
lui retraçant les principaux faits , nous avons rapporté
les propres expressions de l'auteur ; méthode impartiale
qui met à même de juger , et fournit les preuves d'après
lesquelles on peut former son opinion .
On est prévenu contre le genre sentimental imaginé
par Sterne , et les imitations aussi mauvaises que nombreuses
qu'on a faites de cet auteur , justifient assez cette
prévention . Elle est d'autant mieux fondée que l'inventeur
, le genre même ( si toutefois c'en est un ) ne sont
220 MERCURE DE FRANCE ,
point à l'abri de la critique , sous le rapport du goût.
Tout écrivain que l'on n'aime que pendant une époque
de la vie , ne mérite pas d'être classé parmi les écrivains
supérieurs qui ont droit aux suffrages de tous les
ages , et le modèle dont nous parlons , et qui fait naître
cette remarque , n'est point un modèle à suivre.
Nous reprocherons donc à l'auteur de la Philosophie
du coeur , d'avoir eu quelquefois l'intention d'imiter
Sterne : mais le voyageur sentimental offre une grande
variété , tandis que son imitateur , toujours mélancolique
, répand sur tous les objets qui s'offrent à sa vue ,
une teinte sombre , ne raconte que de tristes aventures ,
et passe sans cesse d'une description à l'autre ; ce qui
rend un peu monotone la lecture de son voyage. En
quittant un genre où l'écueil est facile , et le succès peu
flatteur , il en obtiendra probablement un qu'il ne devra
qu'à son talent. V. D. M.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
Nous commencerons cette fois par mettre sous les yeux
de nos lecteurs les lettres de quelques-uns de nos correspondans.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
« Messieurs , vous vous êtes élevés , ily a quelques mois ,
avec autant de raison que de gaieté, contre cette folie endémique
qui s'est tout-à-coup emparé du cerveau de nos
dames , et a remis en crédit , chez le peuple le plus éclairé,
dans lapremière ville du monde, les sorcières et les diseuses
de bonne aventure ; mais votre joyeuse critique n'a eu
d'autre succès que de discréditer la pythonisse du faubourg
Saint-Germain, sans désabuser sur son art nos belles et
crédules concitoyennes . Cette maladie , comme toutes les
autres , a ses paroxysmes ; nous voilà dans la crise. Ce
n'est plus seulement à l'avenir dévoilé par les cartes , que
nos dames ajoutent foi , mais aux spectres , aux revenans ,
aux vampires , et sur-tout aux songes. Une femme , d'ail
FEVRIER 1811 . 221
leurs de beaucoup d'esprit , achève en ce moment un livre
où elle prouve par des faits et des autorités incontestables ,
que les songes ne sont autre chose que le pressentiment
de l'avenir , et que l'art de les expliquer est un art tout aussi
positif que la médecine. Cette dame avoue cependant qu'il
ya songes et songes , et qu'ils ne méritent pas tous une
égale confiance . Son livre a pour épigraphe ces vers du
sixième livre de l'Enéide :
Sunt geminæ Somni portæ; quarum alterafertur
Cornea, quâ veris facilis datur exitus umbris :
Altera , candenti perfecta nitens elephanto .
« Il y a aux enfers deux portes appelées les portes du
sommeil; l'une de corne , et c'est par-là que sortent les
>>songes véritables ; l'autre , d'ivoire , donne passage aux
> illusions trompeuses . " )
Le mari de cette dame ayant rêvé qu'elle était infidèle ,
lui demanda plaisamment par quelle porte était sorti son
rêve.
Deux femmes qui se rencontrent le matin ne se de
mandent plus , comment vous portez-vous ? mais qu'avezvous
rêvé cette nuit ? Cette espèce de superstition a réveillé
tous ces vieux préjugés ridicules dont le bon sens avait fait
justice . Le sel qui tombe sur la table , le couteau et la
fourchette en croix sur l'assiette , la treizième personne qui
survient à dîner , font pâlir de nouveau plus d'une maîtresse
de maison , etje connais une très-riche et très-belle
dame qui ne se mettrait pas en route un vendredi , quand
il s'agirait de sauver la vie à son époux. Je vous préviens ,
Messieurs , des progrès du mal ; c'est à vous d'y apporter
le remède , et je n'en connais pas d'autre que le ridicule .
» J'ai l'honneur d'être , etc. »
Nous achevions la lecture de cette lettre lorsqu'on nous
en a remis une autre à peu près sur lemême sujet :
« Messieurs , quoique né sur les rives du Tage , je suis ,
presqu'aussi gai que si j'avais vu le jour sur les bords de la
Seine , et je suis tout-à-fait de l'avis du philosophe abdéritain,
qui définit l'homme un animal riant : cette disposition
d'esprit si peu naturelle à mes compatriotes , m'a
déterminé de bonne heure à quitter mon pays et à venir
me fixer chez un peuple dont quelqu'un a dit : « Le jour
même de la fin du monde , les Français mettront cet événement
en vaudeville , et danseront sur les ruines de la
222 MERCURE DE FRANCE;
terre, aussi long-tems qu'il s'en trouvera un morceau assez
grand pour y former une contredanse . » Il y a dix ans que
je suis à Paris , et que je m'apperçois qu'on a fort exagéré ,
si non la gaîtédes Français en général, du moins celle des
Parisiens . Cette observation n'est pas nouvelle pour vous ,
Messieurs , puisque, dans un de vos derniers Numéros , vous
la faites remonter à Julien le philosophe ( que d'aucuns
s'obstinent à surnommer l'apostat ) : mais vous n'avez
point assez dit que cette gravité , disons mieux , que cette
mélancolie du caractère parisien faisait chaque jour des
progrès remarquables , et qu'ils étaient sur-tout sensibles
dans la classe plus élevée. Vous n'avez point dit que la
plupart des conversations ne roulaient aujourd'hui que
sur les apparitions nocturnes , sur les revenans , ou tout
au moins sur les voleurs ; que dans la société les grands
succès n'étaient plus réservés à l'esprit , au talent , à la
figure , à la naissance , mais à l'art de conter ce qu'on
appelle des histoires , et cet art se borne à raconter les
choses les plus invraisemblables avec toute l'apparence
de la conviction , en fermant d'avance la bouche aux
gens incrédules , mais honnêtes , par cette préparation
oratoire : ce que je vais vous raconter ,je l'ai vu. On
ne se borne plus à ces vieilles histoires qui se ressemblent
toutes , et dont la transition banuale est toujours :
c'est comme , etc ..... Maintenant c'est un événement de la
veille , du jour , du moment même , que l'on débite , et que
l'on fait circuler dans Paris avec la rapidité de la matière
électrique; tantôt c'est un général dont six hommes enveloppés
de manteaux noirs ont arrêté la voiture au milieu
de la nuit , pour avoir le plaisir de se colleter avec ses gens ;
tantôt c'est une main invisible qui abat , toutes les nuits ,
sur le Pont-Neuf, la boutique d'une marchande d'oranges
quand , par hasard , le fond de l'aventure est véritable , on
y ajoute une foule de détails , de circonstances romanesques
qui la dénaturent entiérement , et font révoquer en
doute la vérité elle-même .
» Ne pourriez-vous donc pas, Messieurs , quand l'occasion
s'en trouvera , attaquer une manie destructive de toute
gaieté , de toute conversation , et dont le plus grave inconvénient
n'est peut-être pas de fausser le jugement et l'imagination
de lajeunesse , si attentive à ces sortes de récits .
J'ai l'honneur d'être , etc. »
Nous croyonspouvoir rassurer nos correspondans sur les
FEVRIER 1811 . 223
craintes qu'ils manifestent; les capricesde la sociétén'en sont
pas les habitudes, et ce qu'ils prennent pourune déviation du
caractère national n'en est que la conséquence. La crédulité
superstitieuse de nos dames est chez elles un goût comme
un autre , qui n'a de racine ni dans leur coeur ni daus leur
esprit, et qui par conséquent ne peut être de longue durée.
Il en est de la conversation comme de la mode , dans cette
grande capitale; les accessoires , les formes diffèrent , mais
ily a un fonds que l'on exploite pendant quelque tems , en
commun. Depuis quelques jours , on n'entend parler que
de voleurs , de filous ; et comme chacun veut mettre du
sien dans la conversation , que la loi des progressions doit
sur-tout y être observée , c'est à qui renchérira sur l'aventure
qui vient d'être racontée , jusqu'à ce qu'on arrive à
l'absurde où l'on est tout honteux de se rencontrer . La
seule chose digne de remarque au milieu de tout ce commérage
de bonnes femmes du 14° siècle , c'est que les trois
quarts des hommes qui viennent de débiter tant d'aventures
tragiques , dont ils ont été la veille les acteurs ou les
témoins , s'en retournent tranquillement chez eux , seuls
à pied , sans armes , à deux ou trois heures du matin ,
sans craindre aucun des accidens dont ils ont effrayé leur
auditoire , et contre lesquels les rassure la vigilance infatigable
de la police .
-
,
Ledégel contrarie depuis quelques jours le goût de
nos jeunes gens pour l'exercice du patin , et ferme à nos
belles la promenade qu'elles avaient nouvellement adoptée.
Il faut s'en tenir aux plaisirs du soir , aux concerts
et aux bals qui seront très-billans cette année , si l'on en
juge par l'éclat de ceux qui ont eu lieu dans cette dernière
quinzaine. Les bals masqués de l'Opéra sont les
seuls qui ne jouissent pas encore d'une grande faveur ;
onest tacitement convenu d'abandonner les trois premiers
aux grisettes et aux provinciaux qui se croient obligés de
n'en manquer aucun. Un homme de bon ton peut s'y
montrer à partir du cinquième , mais une femme comme
il faut , ne doit avouer que les trois derniers : en cherchant
bien , on en trouverait la raison .
-La grand' -chambre du Palais de justice vient d'être
décorée de nouveau avec la magnificence sévère qui convient
au premier tribunal de l'Empire. Cette salle qui servaitauxgrandes
solemnités du parlement et où se tenaient
les lits de justice , avait été restaurée en 1506 par les
soins de Louis XII , qui voulut que les ornemens en or et
i
224 MERCURE DE FRANCE ,
en aztur fussent enrichis de bas-reliefs et d'inscriptions tirés
des saintes écritures. En 1618 , cette salle faillit à être
consumée par l'incendie qui détruisit la plus grande partie
du Palais de justice ; c'est à ce sujet et à cette époque que
fut faite l'épigramme suivante , où les calembourgs ne sont
pas épargnés .
Certes on vit un triste jeu ,
Quand à Paris dame Justice ,
Pour avoir trop mangé d'épice ,
Se mit tout le palais en feu.
-De tous les ridicules , la vieillesse est icile plus grand;
aussi n'est-il pas de moyen qu'on n'emploie poury échapper.
Il y a des gens à qui l'on ne peut dire pis que leur
nom, mais il y en a beaucoup d'autres à qui l'on ne peut
dire pis que leur âge ; et ces gens-là ne sont pas toujours
des femmes . On sait trop combien de motifs ont celles-ci
pour encourir le reproche que leur a fait un bon plaisant
de compter leurs années , comme on compte les points au
piquet , dans certains coups , c'est-à-dire de passer subitement
de 29 à 60 ; mais on aurait de la peine à excuser
cette même faiblesse chez les hommes si l'on n'avait pas
aussi souvent l'occasion d'observer , à la honte des moeurs
actuelles , le peu de respect qu'obtient aujourd'hui la vieillesse
; nous ne prêchons pas encore dans notre intérêt , et
pourtant nous nous rappelons un tems où la société aurait
fait une égale justice d'une insulte faite à une femme
ou à un vieillard , où nos jeunes gens , Athéniens pour
tout le reste , étaient de vrais Spartiates à cet égard. Ce
qu'il y a de plus déplorable , c'est que non-seulement la
vieillesse ne paraît plus avoir de droit à nos respects , mais
qu'elle n'en aura bientôt plus à la pitié. Dans toutes les
conditions , l'obstacle le plus grand que l'on puisse rencontrer
pour vivre , c'est d'avoir vécu , et nous avons vu
derniérement , entre mille exemples , une grande dame ,
refuser pour concierge d'un de ses châteaux un homme
également recommandable par sa probité , ses talens et ses
vertus , sur le seul motif qu'il avait au moins cinquante
ans.
Ce que nous voyons de plus malheureux dans cette
espèce de discrédit où tombe la vieillesse , c'est l'atteinte
portée au premier des liens , au plus saint des devoirs ,
au respect filial ; aussi nous empressons-nous de recueillir
un
FEVRIER 1811 . 225 un fait que l'on peut regarder comme une honorable exDE LA
SEINE
ception; ce n'est pas notre faute , si nous l'allons chercher
à la Courtille.
Belleville a été témoin , il y a quelques jours , d'une
cérémonie d'un nouveau genre. Un des plus célèbres cabaretiers
de la Courtille , dont la fortune n'a pas satéle
coeur , s'est rappelé au milieu de son opulence que son
père, mort depuis quelques années , avait été enterré d'un
manière peu convenable à l'état actuel de sa fortune. En
conséquence , après avoir obtenu les permissions exigées
par les lois sur l'exhumation , il a fait élever sur un ter
rain qu'il a acheté dans l'enceinte du cimetière de Belleville ,
un monument d'assez bon goût , où il a fait transporter
les restes de son père . Ce n'est là qu'un exemple assez rare ,
mais très -simple de piété filiale ; le reste est plus original .
Au retour de la cérémonie funèbre , les quatre cents per
sonnes qui s'y trouvaient invitées ont été réunies dans les
salons de la guinguette à un festin superbe qu'avait fait
préparer le cabaretier magnifique . Le repas s'est d'abord
ressenti des dispositions mélancoliques qu'on y avait ap
portées , mais le vin qui coulait en abondance a dissipé
peu-à-peu ce nuage de tristesse , et la fête a fini beaucoup
plus gaiement qu'eelllle n'avait commencé.
-Une fantaisie qui se propage parmi les jeunes gens ,
est celle de décorer leur chambre à coucher , et particulièrement
le chevet de leur lit , d'armes de toutes les espèces ;
on se croirait dans le cabinet de Don- Quichotte . Quelquesuns
poussent la recherche jusqu'à grouper sur tous les
panneaux des casques et des armures . Les armes offensives
et défensives de tous les pays figurent dans ce grotesque
ameublement , où l'on voit des poignards maures ,
des sabres turcs , des gaujars arabes , des carabines cosaques
, des chryts malais , des sagayes de Madagascar , et
jusqu'à des casse-têtes des sauvages de la Floride. Ce goût ,
moins ridicule.que beaucoup d'autres a fait la fortune de
quelques marchands d'antiquailles , tout surpris de vendre
cinq ou six louis tel objet qu'ils auraient donné pour six
francs la veille .
,
-Chaque semaine voit éclore une trentaine de volumes
qui se distribuent dans les différentes classes de la société .
Les romans vont garnir les tablettes des cabinets de lecture
et les comptoirs des marchandes de modes . La plupart
des petites brochures ne sont lues par personne , pas
même par les journalistes qui se chargent d'en rendre
P
326
MERCURE DE FRANCE ,
compte , et de loin en loin quelques bons ouvrages mé- ritent de trouver place dans la bibliothèque d'un homme
de goût. Cependant parmi les livres qui ont paru dans le
courant de ce mois , on a dû remarquer la suite de la Traduction de Tite- Live , par M. Dureau de la Malle ;
un Choix des élégies de Tibulle , par St. -Ange ; une belle
édition de la Vie des anciens philosophes , de Fénélon ;
un savant ouvrage de M. Lambinet sur l'Origine de l'imprimerie
; un excellent traité d'Astronomie physique , par M. Biot; enfin une Nouvelle édition des Sermons de
Massillon , qui n'aura pas , aux yeux des dévots et des
hypocrites , le fort d'avoir en tête , comme celle de M.
Rénonard , l'excellent éloge de cet orateur , par le philosophe
d'Alembert .
,
(
-On vient d'ouvrir dans une des galeries du Palais-
Royal un salon qui fixe tous les regards , par l'éclat des
lustres , le nombre des glaces , la fraîcheur des draperies ,
labeauté des tableaux ,l'élégance des meubles et la tournure
de la dame qui siége au comptoir ; nous y entrions
hier en même tems qu'un étranger qui ne devinait pas où sa curiosité l'avait conduit. Il était aisé de voir à sa
contenance qu'il se croyait tantôt dans une salle préparée
pour un bal , pour un concert ,tantôt dans un cafe magnifique.
Qu'on juge de sa surprise , lorsqu'à l'action d'un
jeune homme qui tombe à ses pieds une brosse à la main,
il s'aperçoit qu'il estdans le salon.... d'un décroteur.
sa
NOUVELLES DES COULISSES. Fleury reçoit presque tous
les jours les preuves de l'intérêt que le public lui porte.
Rarement le spectacle commence sans que plusieurs voix
ne s'élèvent du parterre pour demander le bulletin de
santé . Au reste, lespremiers talens de la
en tout tems reçu dans les mêmes circonstances des marques
d'intérêt semblables .
scène francaise out
Feydau n'est pas heureux en nouveautés ; ce théâtre a
payé le succès prodigieux de Cendrillon , par la chute de
tous les ouvrages qu'on a donnés depuis. En tout il faut
des compensations .
L'Odéon s'est enrichi ou plutôt s'est appauvri de l'opéra
Seria. La troupe française a donné jeudi une petite
pièce en un acte intitulée , Confidence pour confidence ;
un acte c'est bien peu pour décider les amateurs à passer
les ponts.
FEVRIER 1811 .
227
Après ou avant La belle au bois dormant , le Vaudeville
donnera La lettre de Carnaval.
Quoique le théâtre des Variétés soit toujours le plus suivi
(au grand scandale de la raison et du goût ) , il en est
pourtant aux Expédiens : c'est le titre de la première pièce
qu'on doity jouer.
L'Ambigu prépare Les barons de Felshem , tandis que
la Gaité fait un nouvel emprunt à Pérault dont le génie
alimente depuis un an tous nos théâtres , et qui ne croyait
pas avoir travaillé pour de si grands enfans .
Nous n'avons rien à dire du théatre des Jeux Forains ,
on tout est cependant merveilles sur l'affiche ; et quant au
théâtre des Fabulistes , il a disparu comme une ombre :
c'est la phantasmagorie de M. Olivier qui occupe maintenant
cette place meurtrière.
MODES. On nous a donné des dictionnaires de toute
espèce , voire même un dictionnaire d'amour ( où par parenthèse
les mots les plus importans ne se trouvent pas ) ;
nos infatigables lexicographes devraient bien nous donner
un dictionnaire des modes , imprimé en caractères effaçables
pour la commodité des changemens. Ne serait-il
pas très-essentiel en effet de fixer ses idées sur ce qu'il faut
entendre par velours cannelés , ciselés , épinglés , à côtes ,
àfleurs , à dessins ; de savoir au juste ce que c'est que
des levantines , des virginies , des brillantines , des tullines
et des lustrines; de ne pas être exposé chaque jour , ( au
risque de passer pour un sot auxyeux de sa femme ) , à
confondre un canezou avec un spencer, une pellerine avec
une palatine , une Médicis avec une chérusque , une capotte
avec une caleche? Un pareil ouvrage désarmerait la
critique par son extrême utilité.
-
Y.
SPECTACLES. Théâtre de l'Opéra-Comique. -Co
théâtre nous a donné , pendant le mois qui vient de finir,
deux nouveautés presque nouvelles . Toutes deux sont en
un acte. La première n'a obtenu qu'une seule représentation;
la seconde est arrivée jusqu'à trois d'une manière
un peu traînante , et nous croyons arriver encore à tems
pour en dire deux mots à nos lecteurs.
Jeune et vieille est la première en date. Le fonds en est
assez léger ; les détails , au milieu de beaucoup de plaisanteries
usées , offrent quelques mots piquans , et l'exposi
Pa
228 MERCURE DE FRANCE ,
tion , quoique un peu lente , annonçait des intentions comiques.
Ernest , jeuunnee homme fort aimable et fort mauvais
sujet , au moment d'épouser sa cousine Caroline ,
veuve très-riche et très-jolie , l'a quittée pour venir à Paris
recueillir une succession. Il hérite en effet : mais le jeu ,
comme il le dit lui-même , hérite presqu'aussitôt de lui ,
et après avoir fait cet aveu , il va risquer encore au jeu les
cent derniers louis qui lui restent. La scène se passe dans
l'appartementqu'iill occupe àl'hôtel garni de la Providence.
Apeine est-il sorti qu'une jeune et jolie femme ( on se
doute bienque c'est Caroline ) se présente pour y loger.
Toutes les chambres sont pleines ; il ne reste pas même
uncabinet: mais Caroline qui sait qu'Ernest loge dans l'hôtel
, offre de payer une chambre un mois pour l'occuper
une seule nuit , et l'hôte de la Providence ne veut pas manquer
une si bonne aubaine. Il réfléchit qu'Ernest , qui ne
s'est pas couché depuis quinze jours , vient de retourner
à la banque , d'où il ne rentre pour l'ordinaire qu'à six
heures du matin , et se décide à louer son appartement à
Caroline . Voilà donc la cousine établie dans la chambre
du cousin , et l'on sentcombien cet arrangement singulier
aurait pu faite naître de combinaisons heureuses , si l'auteur
s'était donné le tems d'en imaginer ; mais il paraît ,
et c'estdommage , qu'à l'exemple de tant d'autres , il avait
plus à coeur de faire vite que de faire bien. Il a rempli
sonpetit acte d'une aventure de portrait copiée assez exactement
du Joueurde Regnard , et du déguisement de Caroline
en vieille , déguisement qui ne mène à rien. Elle
n'en est pas moins reconnue d'Ernest dès qu'il la voit , et
(notez bien ceci ) cette bonne Caroline bien plus humaine
que l'Angélique du Joueur , loin de congédier l'amant qui
amis sonportrait en gage , le lui rend elle-même avec une
grace charmante , et finit la pièce en lui donnant la main.
Qu'on vienne après cela nous soutenir que la morale se
'relâche !
L'auteur de cette pièce a eu le bon espritde ne pas vouloir
être nommé. Nous voudrions pouvoir faire le même
compliment au compositeur , et nous devons même dire
que nous n'avons point entendu son nom. Malheureusement
nous avons lu dans les journaux celui de M. Louis
Pradher , professeur de piano au Conservatoire. D'après çe
titre , on était en droit d'attendre de lui quelque chose de
mieux qu'une ouverture dont la mélodie tourmentée est
presqu'impossible à suivre , et de petits airs dont les mo
FÉVRIER 1811. 220
tifs, moins nouveaux que renouvelés , serépètent avec une
monotonie fatigante .
Nous nous arrêterons moins long-tems à la seconde
nouveauté qui n'était réellement que la reprise du petit
opéra de la Romance, revu et corrigé sous le nom du
charme de la voix. Les corrections qu'il a subies sont assez
heureuses , au changement de titre près , qu'on a déjà justement
critiqué . Tout l'intérêt porte sur la romance que
chante une amante abandonnée pour ramener un infidèle
prêt à serrer de nouveaux noeuds : mais c'est moins au
charme de sa voix qu'elle doit le retour du volage , qu'aux
souvenirs que la romance lui rappelle, et qui sont ceux
deses premières amours . Autant vaudrait donner le nom
du charme de la voix au second acte de Richard , où la
romance de Blondel produit aussi une reconnaissance. La
musique de cet opéra a été fort goûtée ; le duo en écho
a été sur-tout vivement applaudi ; on y a reconnu le talent
distingué de M. Berton. L'auteur des paroles a gardé
l'anonyme .
:
TALME
POLITIQUE.
LES Anglais n'avaient pas tort de redouter que le gouvernement
rüsse adoptat un système favorable à l'industrie
du pays , et cherchất à s'affranchir du tribut trop longtems
payé par toute l'Europe à l'industrie britannique. Les
motifs de l'ukase important qui vient de paraître prouvent
que ce gouvernement , éclairé sur ses véritables intérêts
, est loin de vouloir remettre la balance de son commerce
aux mains de l'Angleterre , et qu'il veut sérieusement
la faire pencher de son côté. Nous avons examiné ,
y est-il dit , l'état actuel de notre commerce , et nous nous
sommes convaincus que l'introduction des marchandises
étrangères nuit évidemment à l'industrie nationale , et que
Ja valour des importations , à cause de la baisse du cours ,
surpasse infiniment celle des exportations ; nous avons ,
d'après l'avis du conseil d'Etat , jugé à propos de prendre
des mesures qui tendent à rétablir l'équilibre commercial ,
à encourager le commerce d'exportation , à arrêter les progrès
alarmans du luxe , et à exciter la diligence et l'industrie
des indigènes . Nous espérons que nos fidèles sujets ,
en se livrant à de mures réflexions , appuieront nos mesures
pour le bien public , en réduisant les dépenses superflues
, et en employant leurs capitaux plutôt à encou
rager les fabriques nationales qu'à soutenir le luxe de
l'étranger ; nous nous attendons à voir nos sujets se soumettre
avec plaisir à quelques privations momentanées qui
tourneront au profit des indigènes laborieux . Nous avons
aussi trop bonne opinion de l'estimable corporation des
négocians russes , pour croire qu'elle se livrera à des spéculations
sur l'accaparement des marchandises et sur la
hausse des prix; spéculations qui sont contraires à notre
système d'économie politique , et qui tourneront à la honte
de ceux qui pourraient s'y livrer. Au contraire , les négocians
nous fourniront sans doute les renseignemens nécessaires
pour découvrir et empêcher de semblables abus. »
Ainsi le nouveau tarif donne au commerce de laRussie
une direction tout-à-fait différente , et a pour but principalement
de faire prospérer l'industrie intérieure. Désormais
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811. 231
ne seront ouverts à l'importation des marchandises étrangères
que les ports suivans : dans la mer Blanche , Archangel
; dans la Baltique , Saint-Pétersbourg , Revel , Riga et
Liebau; dans la mer Noire et d'Asoff, Odessa , Teodosia ,
et Tangarock; et par terre, lesbureauxde douanes des villes
dePolangen , Radziwilow et du Bossar : tous les autres ports
et places frontières sont fermés à l'importation .
Il n'est permis d'importer que des objets de première
nécessité ; les denrées coloniales , l'indigo et les bois de
teinture , ne peuvent être importés que dans les ports cidessus
désignés, et jamais par terre. Il est défendu d'importer
en Russie des draps et marchandises de laine de
toute espèce, des sucres raffinés , des étoffes de coton , à
l'exception des kalicots blancs; en outre, tous les vins en
bouteilles , eten général tous les vins de grands prix : il n'est
permis d'importer que des vins de France , d'Allemagne et
de Madère , et seulement en barriques : chaque barrique
paiera 80 roubles . Le sucre brut qui sera importé dans les
ports ci-dessus désignés , paiera à l'entrée 7 roubles par
pud (le pud pèse quarante livres ), etle café paiera 20roub .
par pud. Des droits d'exportation sur le lin , le chanvre et
autres produits du territoire russe , sont augmentés . Go
nouveau tarif a commencé à s'exécuter le 1er janvier 1811 .
Les bruits d'une pacification entre les Russes et les Turcs
ne se soutiennent pas ; on a appris en Allemagne la prise
récente par le général Saas de la forteresse turque de Gourgoussowa.
La perte des Turcs a été considérable .
• A Vienne , l'Empereur continue de s'occuper de finances
etde travailler avec M. le comte Wallis . Le cours est
à-peu-près dans le même état . Le département de la guerre
a peu d'occupation. Il n'est pas encore question de la dislocation
dont on avait parlé . Les réformes ordonnées sont
exécutées . Les réglemens ultérieurs proposés par le comte
de Bellegarde fixent l'attention du cabinet. M. le comte
de Metternich a été nommé curateur de l'académie des
aris .
En Saxe , les affaires de la diète se traitent à huis clos ..
On sait cependant qu'elle est occupée des indemuités à
accorder à ceux qui ont fait des pertes dans la dernière
guerre , de l'entretien de l'armée , du traitement des fonctionnaires
publics , du soulagement des pauvres , et de
Viustruction publique . L'assemblée des Etats rend le séjour
de Dresde très -brillant .
En Bavière , le commerce avec les provinces turques.
232 MERCURE DE FRANCE ;
par la voie de la Bosnie et de l'Illyrie devient chaque jour
plus astif , ses relations s'étendent; les billets de la banque
de Vienne disparaissent successivement de la Bavière et
de l'Illyrie. Dans le Nord , la rigueur de la saison intercepte
à-peu-près les passages , et met obstacle à la navigation.
Voici les derniers détails connus à Londres sur l'état de
l'Amérique méridionale. Les Anglais comptaient sur la
coopération de ces antiques possessions espagnoles pour la
cause de l'insurrection qu'ils fomentent en Espagne , et
ils comptaient bien rembourser en piastres du Mexique
les sommes immenses que leur coûtent leur expédition du
Portugal , la défense de Cadix , et l'entretien des bandes
qu'ils soulèvent ; mais cet espoir est déçu : ce n'est pas
vers l'Angleterre que l'Amérique tourne ses regards ; elle
ne paraît pas vouloir se prononcer dans la lutte actuelle
qui a l'Espagne pour théâtre , et les idées d'indépendance
ont dirigé la conduite de presque toutes les provinces .
Un manifeste de la junte de Buenos-Ayres , qui a
seize pages in-4° , et un autre du Chili , plus concis , rendent
compte des progrès de l'insurrection qui a éclaté à
l'extrémité occidentale du continent. Le fait le plus important
est , que le pays que l'on croyait le plus attaché à l'ancienne
Espagne , et dont on attendait une contribution de
vingtmillions de piastres , a fini par arborer l'étendard do
la révolution. Ainsi , le Mexique ayant suivi l'exemple des
Caraccas , de Buenos-Ayres et du Chili , il est à présumer
que toute l'Amérique espagnole est comme détachée de
lamétropole , et que les faibles secours que la junte recevra
par le Bulwark seront les derniers qu'elle retirera de
l'occident. On a reçu les dernières nouvelles de Lima ;
elles étaient datées du 23 juillet , époque à laquelle tout
était tranquille; mais toute l'étendue du pays de Santa-Fé
à Mexico était représentée comme le théâtre de scènes sanglantes
. Les nouvelles de la Vera- Cruz , du 31 octobre ,
rapportaient qu'une insurrection terrible avait éclaté à
Mexico , où les natifs s'étaient soulevés contre les Espagnols
d'Europe , et que la sédition n'était point encore
apaisée au départ de la dépêche .
Les mêmes lettres disent qu'une fermentation violente a
éclaté à Cuba , que le gouvernement de cette île et lesjuges
ont été arrêtés , mis en prison , et menacés de la mort ;
l'archevêque de l'île est à la tête du parti insurrectionnel ;
¡ a public une sorte de manifeste contenant les griefs, du
FEVRIER 1811 . 233
parti insurgé contre l'ancienne autorité. Par suite de cet
événement , une junte a été installée. La déclaration de
cettejunte est dirigée contre l'administration qui a pesé sur
leshabitans depuis que l'Espagne n'a pu jeter les yeux sur
ces contrées éloignées : la junte réunira les fonctions du
gouverneur , de l'audience royale , du cabildo , dans le Port
del Principe , capitale de cette île .
Pendant ce tems , les Etats-Unis poursuivent l'opération
de l'occupation de la Floride ; ils n'ont plus qu'un fort à
prendre, et un corps de troupes bien commandé marche à
cet effet. On sait que les Etats-Unis ont rappelé leur ministre
de Londres . « La lettre de rappel de ce ministre , dit
Alfred , n'est fondée que sur le faible prétexte que le
gouvernement britannique a négligé jusqu'ici d'envoyer auprès
des Etats-Unis un agent diplomatique du même rang .
Est-ce donc le moment de discuter un simple point d'étiquette?
Le style de cet ordre n'a pas , il est vrai , la rudesse
ordinaire qui caractérise la correspondance du gouvernement
des Etats-Unis ; mais il n'est que trop évident que ce
gouvernement penche en faveur de la France. On ne se
persuadera pas sans doute que la Floride occidentale ait été
annexée aux Etats-Unis sans la participation de la France ,
qui leur aura accordé cette faveur par suite de cette politique
prévoyante qui profite toujours si habilement des circonstances
favorables .
D'après quelquelques articles des journaux des Etats-
Unis, il paraît que le véritable but de ce gouvernement est
de nous forcer å abandonner ce qu'on peut appeler le blocus
sur papier, imaginé par les ministres de la Grande-
Bretagne. Il ne faut , pour l'apaiser , rien moins que la
renonciation de l'Angleterre à cette partie de son système
maritime : sous ce point de vue , il est de l'intérêt de la
France que l'Angleterre persiste à le suivre , car c'est le
seul moyen qu'elle puisse mettre en usage pour agiter le
brandon de la discorde entre l'Angleterre et les Etats-
Unis.
Voilà dumoins qui est clair : en lisant ce dernier paragraphe
, on est forcé de convenir que les écrivains ministé
riels anglais ont au moins le mérite de l'ingénuité .
Les dernières nouvelles d'Espagne reçues à Londres ,
parlent de l'effet terrible qu'a produit sur Cadix l'effet des
batteries francaises. Des bombes sont tombées au milieu
même de la ville , et l'effroi a été général. La garnison espagnole
a montré peu d'énergie ; les Anglais l'ont très
234 MERCURE DE FRANCE ,
bien remarqué , et ils regardent la défense de la place
comme impossible si les Français parvenaient à se poster
entre la ville et l'île de Léon , chose que les alliés regardent
comme très-difficile d'empêcher. Les membres de l'ancienne
régence de Cadix ont reçu l'ordre de quitter le territoire
delaville et celui de l'île de Léon .
Il est souvent question dans les papiers ministériels , dit
le Morning Chronicle , des renforts qui doivent être envoyés
en Portugal. Lord Wellington demande ces renforts
dans les termes les plus pressans; on doute que les ministres
puissent lui envoyer des forces telles que celles dont
il a besoin ; il faut beaucoup de troupes en Irlande , où de
nouveaux symptômes d'agitations se sont tellement manifestés
, qu'on a cru nécessaire de donner à quelques soldats
catholiques la permission de paraître avec leurs officiers
aux exercices de leur culte (ainsi là tolérance vient forcement
de la terreur du ministère , et de l'imminence du danger).
Nos troupes ainsi disséminées en Irlande , en Portugal,
en Espagne , aux deux Indes avec un ennemi tel que
Napoléon , qui peut prévoir qu'il n'en faudra pas bientôt
en Angleterre ? Nous espérons qu'il sera fait bientôt une
enquête sur l'état de cette armée , et nous craignons qu'elle
ne consiste alors dans un grand état-major militaire .
,
Voiciau surplus un des exemples les plus frappans de l'esprit
qui anime les Anglais lorsqu'ils se font les alliés d'une
nation , et qu'ils se disent ses défenseurs ; on va voir à quel
point le génie commercial l'emporte toujours chez eux sur
le génie politique . La régence espagnole a proposé au gouvernement
anglais de l'admettre à jouir de la liberté du
commerce avec les colonies espagnoles de l'Amérique méridionale
, à condition qu'elle lui paiera pour cette permissionune
somme de 50milions de piastres, à peu près 250
millions de francs : croirait-on qu'en refusant cette proposition
de l'autorité dont ils fomentent là rébellion , ils lui
ont donné pour raison que la régence n'exerçait plus de
pouvoir sur ces établissemens lointains ? certes , on ne peut
plus positivement ajouter l'outrage à la déloyauté. Qui ne
voit ici l'avarice des Anglais en opposition avec leur politique
? qui ne reconnaît le triomphe facile que remporte la
première ? L'Amérique est indépendante , pourquoi ? parce
qu'elle a refusé de connaître les pouvoirs dela régence insurrectionnelle
, et qu'elle veut échapper à une domination
dont les actes ne lui prouvent pas la légitimité. La régence
fait la guerre à la France , au Roilégitime reconnu وم
{
FEVRIER 1811 . 235
garanti par les puissances , par des traités solennels ; or, qui
fomente cette guerre ? l'Angleterre sans doute : et quand
celte autorité , qui reconnaît apparemment son impuissance
à ses besoins , cherche à trouver des ressources , et demande
aux Anglais de se placer entr'elle et ses anciennes
colonies , l'Angleterre répond dérisoirement que ces cololonies
ne lui appartiennent plus ! La question de cette possession
pour l'Espagne réside dans l'avenir; mais dès à
présent l'Espagne peut voir quel degré réel d'intérêt l'Angleterre
porte à son existence , à son indépendance et à sa
prospérité : un trait de cette nature ne doit-il pas suffire
pour lui faire connaître de quel côté sont ses amis et ses
ennemis?
Voici les derniers rapports officiels sur la situation des
armées dans ce pays .
«Le général Sébastiani s'est porté , le 6 , devantle fort de
Marbellar. Après trois jours de tranchée ouverté , il s'en est
emparé.
L'adjudant-commandant Berton s'estporté , pendant ce
tems , devant Gibraltar , a chassé les Anglais du fort
Saint-Roch , et a fait raser le fort de Stepona.
> Le royaume de Murcie appelle à grands cris les Français;
les chefs de l'insurrection y sont détestés . Depuis la
dernière catastrophe de Blacke , l'armée qu'il avait essayé
de réunir s'est entièrement dispersée .
Le général Sébastiani avait le projet de seporter devant
Carthagène pour faire le siége de cetteplace.
> Devant Cadix , les opérations du siége avançaient. Le
14, 40 chaloupes canonnières et 60 felouques avaient traversé
l'Isthme , large de 500 toises , sur rouleaux , et étaient
remises à flot dansle canal du Trocadero . Une nouvellebatterie,
construite à 200 toises en avant du fort Napoléon ,
jetait des bombes sur tous les points de l'enceinte de Cadix.
On était parvenu , avec 15 mortiers-obusiers , à jeter des
projectiles de 80 livres pesant à 2600 toises des batteries .
Les bombes dépassaient Cadix. Ainsi le bombardement
avait commencé ; il ira toujours en augmentant. Lemécontentement
devenait extrême dans cette malheureuse ville ;
on s'y plaignait de ce que les Anglais , au lieu de secourir
Cadix , dégarnissaient les frontières de l'Andalousie , et
appelaient , pour la défense de leur propre armée , celle de
laRomana.
Le duc de Bellune , qui est spécialement chargée du
236 MERCURE DE FRANCE ,
siége de Cadix , a de quoi embarquer et transporter sur
l'autre rive 12,000 hommes à-la-fois.
» Le 29, l'escadre ennemie s'est avancée sur le fort
Sainte-Catherine et surlabatterieNapoléon. L'engagement a
commencé ; le feu a été très-vif. Plusieurs chaloupes canonnières
ennemies ont été coulées . Nous avons tiré de nos
différentes batteries plus de 3000 coups de canon. Nos
bombes ont fait sauter le fort de Puntalès. Les chaloupes
ennemies se sont éloignées après trois heures de combat ,
etont gagné lapointe de Cadix , pour se mettre à l'abri de
nos formidables batteries de 36 et de 24 .
» Le duc de Dalmatie s'estmis en marche de Séville avec
un équipage de siége , pour se porter devant Badajos ,
assiéger cetteplace etcommuniquer avecle prince d'Essling.
Badajos doit à cette heure être pris . L'équipage de siége est
de soixante bouches à feu de gros calibre .
» L'armée d'Aragon prépare son attaque sur Valence
» L'armée de Catalogne investit Tarragone .
» Une division de frégates françaises vient de conduire
sous son convoi 95,000 quintaux de blé , farine , riz et biscuit
, et de la poudre dans Barcelonne. Cette importante
place se trouve ainsi approvisionnée pour deux ans. »
PARIS.
S....
LeMoniteur contient une adresse du chapitre métropolitain
de Florence , qui adopte, relativement aux libertés de
l'Eglise gallicane , et déclare tous les principes du chapitre
métropolitain de Paris .
La même feuille a publié le décret suivant :
Au palais des Tuileries , le 23 janvier 1811 .
NAPOLÉON, PAR LA GRACE DE DIEU ET LES CONSTITUTIONS,
EMPEREUR DES FRANÇAIS , ROI D'ITALIE , PROTECTEUR DE LA
CONFÉDÉRATION DU RHIN , MÉDIATEUR DE LA CONFÉDÉRATION
SUISSE , à tous présens et à venir , Salut.
Sur le rapport de notre ministre des cultes , notre conseil d'Etat
entendu , nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. Lebrefdu pape ,donné à Savone le 30 novembre 1810 ,
et adressé au vicaire capitulaire et au chapitre de l'église métropoli- :
taine de Florence , commençant par ces mots : Dilectefili , salutem,
ot finissant par ceux-ci : Benedistionem permanenter impertimur, est
;
FEVRIER 1811 . 237
rejeté comme contraire aux lois de l'Empire et à la discipline ecclésiastique.
Nous défendons en conséquence de le publier , et de lui donner
directement ou indirectement aucune exécution .
2. Ceux qui seront prévenus d'avoir , par des voies clandestines ,
provoqué , transmis ou communiqué ledit bref, seront poursuivis
devant les tribunaux, et punis comme de crime tendant à troubler l'Etat
par la guerre civile , aux termes de l'article 91 du Code des délits et
des peines , titre Ier, chap. Ier , section II , §. II , et article 103 du
même Code , même chapitre , section III .
3. Nos ministres de la justice , de la police , et des cultes , sont
chargés , chacun en ce qui le concerne , de l'exécution du présent
décret , lequel sera inséré au Bulletin des Lois .
Par l'Empereur ,
Signé, NAPOLÉON.
Le ministre secrétaire d'Etat .
Signé , H. B. DUC DE BASSANO.
-Un autre décret porte que le garde-meuble de la couronne
n'achètera ni n'emploiera désormais aucune toile ,
ni objet quelconque , où le coton entrerait comme matière
première.
- Par un autre décret, le nombre des présidens de la
cour de cassation est porté à trois .
-Le capitaine Desaix , neveu de l'illustre général de ce
nom , a été présenté , le 29 , après le lever , à l'Empereur ,
par S. A. S. le prince vice-connétable , major-général des
armées d'Espagne , et a présenté à S. M. le drapeau dont
le roi d'Angleterre avait fait présent à la ville de Tortose,
et qui a été pris dans cette place par le comte Suchet , général
en chef de l'armée d'Arragon. Le capitaine Desaix a
aussi apporté la nouvelle de la prise du fort Balaguer ,
situé sur un col entre Tortose et Tarragone.
-S. Ex. le ministre de l'intérieur a arrêté la liste des
soixante imprimeurs qui , aux termes du décret sur l'imprimerie
et la librairie , doivent être seuls autorisés à
exercer leur profession.
- M. de Marescalchi a donné , ces jours derniers , une
fête très-brillante . M. le duc de Rovigo en doit donner une
le6 février .
-Parmi les candidats à la place vacante par la mort de
M. Chénier , on cite MM. Charles Lacretelle , Noël ,
Aignan , traducteur de l'Iliade , ete .
La tentative de l'établissement d'un opéra Seria réuni
238 MERCURE DE FRANCE ,
àl'Opéra Buffa à l'Odéon , aura un grand succès , s'il est
permisd'enjuger par la première représentation de Pyrrhus.
Cet opéra de Paësiello a été exécuté avec ensemble et d'une
mauière très-satisfaisante . Crivelli est un tenore d'un grand
talent : sa voix est franche , l'organe est superbe , et la méthode
excellente. Mme Festa et Guglielmi ont très-bien
secondé le débutant. Tous trois , après la représentation ,
ont été redemandés à grands cris , et ont été couverts d'applaudissemens
,
ANNONCES.
Traité des arbres et' arbustes que l'on cultive en France , en pleine
terre ; par Duhamel. Nouvelle édition , augmentée de plus de moitié
pour le nombre des espèces , distribuée d'après un ordre méthodique,
suivant l'état actuel de la botanique et de l'agriculture ; où l'ontrouve
la description des arbres , l'exposé des caractères , du genre , des
espèces , des variétés ; leur culture ; les moyens à prendre pour les
naturaliser ; le tems de la floraison et de la maturité de leurs fruits ;
les usages économiques et médicinaux; le lieu natal ; l'époque où ils
ont été apportés en Europe , et des remarques historiques sur leurs
noms anciens et modernes ; avec des figures imprimées en couleur ,
d'après les dessins peints surla nature , par P. J. Redouté, et M. Bessa .
Publié parEtienne Michel et Arthus-Bertrand. Avec cette épigraphe :
Nobisplaceant antè omnia sylva .
47 , 48 , 49 , 50 et 5 res livraisons , par cahier de six planches , en noir
ou en couleur , et le texte de format in-folio .
Un ouvrage qui se distingue par une utilité reconnue , par une exécution
recherchée , et qui , à ce titre , est regardé , même par les
étrangers , comme un ouvrage national par la réunion des connaissances
, par la pureté du dessin, la vérité du coloris , lemérite typographique
, ne saurait être trop annoncé.
C'est une justice qui est due aux auteurs , qui poursuivent avec
autant de persévérance que de zèle cette grande entreprise ; c'est un
vrai service à rendre à ceux qui ne le connaissentpas , et sur-tout aux
établissemens publics , auxquels il est indispensable .
t Souvent des entreprises de cette nature se ressentent à la longue de
la lassitude ou de l'épuisement des avances qu'ils exigent . C'est ici
tout le contraire , l'ouvrage a acquis plus de perfection , offre plus
d'intérêt à proportion qu'il s'éloigne de son début , et il ne peut que
FEVRIER 1811 . 239
devenirplus intéressant par les nouveaux arrangemens que M. Michel
apris avec M. Arthus-Bertrand. Ce dernier s'est adjoint des artistes
très-distingués qui veillent avec une rigoureuse exactitude non-seulement
à ce qu'il ne soit offert rien de médiocre ,mais même afin qu'on
s'aperçoive des améliorations qu'il a provoquées. En facilitant une
avance de fonds indispensable . cette association aussi aura l'avantage
de prévenir les retards des livraisons .
Cinquante livraisons ont fait connaître le mérite de cet ouvrage.
Les lumières , le zèle de M. de Longchamps et autres collaborateurs
en garantissent la bonté. On n'y trouvera point de ces compilations
indigestes ou de ces répétitions des ouvrages du même auteur déjà
imprimées dans un autre livre .
Cet ouvrage , utile à tous les particuliers qui ont les moyens de se
le procurer , est indispensable dans toutes les bibliothèques de grandes
villes , parce qu'il doit être considéré comine un ouvrage classique,
fait pour répandre l'instruction , favoriser une émulation qui
est assez généralement répandue et qui ne demande que les moyens
de s'éclairer. L'ouvrage parle aux yeux et à l'esprit par la ressemblance
exacte des figures avec leur type. Les descriptions les plus
détaillées sont froides et insuffisantes ; l'imagination leur ajoute ou
leur ravit quelque chose. Une copie vraie la fixe ; cet ouvrage fera
nécessairement époque dans l'histoire des sciences , comme un monument
érigé à la mémoire de Duhamel , qui ne peut qu'honorer la
librairie française et rivaliser avec ce que l'étranger peut nous offrir
de plus beau etde meilleur en ce genre.
Conditions de la souscription .
10. Onne demande aucune avance à MM. les souscripteurs , ils ne
paieront qu'en faisant retirer leurs livraisons chez les éditeurs . ( Il y
enajusqu'à présent 51 àjour. ) Si la dépense pour la totalité des livraisons
parait trop considérable , on prendra des arrangemens qui faciliteront
cette acquisition.
20. Les frais de port et d'emballage sont à la charge des souscripteurs
.
3º. Pour que toutes les personnes puissent atteindre à l'acquisition
de cet ouvrage , aussi utile qu'agréable , on l'a imprimé sur trois pa
piersdifférens .
Lepremier , sur beau carré , avec les planches en noir, dont le prix
estde9 fr. par livraison.
Le second , sur carré vélin , avec les planches imprimées en couleur,
dont le prix est de 25 fr.
240 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811 .
Et enfin le troisième sur nom-de-jésus , figures imprimées encou
leur , 40 fr . par livraison.
Lapartie typographique , en caractères neufs , est extrêmement
soignée , et sort des presses de Ballard.
4°. Les lettres de demande et l'envoi de l'argent doivent être
affranchis.
MM. les Souscripteurs sont invités à faire connaître , à Paris, les
personnes qu'ils chargeront de retirer leurs livraisons , afin de
n'éprouver aucun retard .
On souscrit à Paris , chez MM. Etienne Michel , rue des Francs-
Bourgeois , au Marais ; et Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
-
Ier , IIe et III cahiers de la quatrième souscription , ou XXXVII ,
XXXVIIIe et XXXIXe de la collection des Annales des Voyages ,
de la Géographie et de l'Histoire , publiées par M. Malte-Brun. Ces
cahiers contiennent deux planches des antiquités de Beaune , et la
carte géographique pour la dissertation sur la bataille de Fontenay ,
avec les articles suivans : Notice des antiquités de la ville de Beaune ,
par M. Pasumot; - Mélanges relatifs à l'histoire des moeurs ,des arts
etde la civilisation ; Notice sur la vie et les ouvrages de Rauwolf;
-Essai sur les iles Comores , présenté à la Société d'émulation de
l'Ile-de-France , par MM. Capmartin etE. Collin ; - Dissertation sur
le lieu où s'estdonnée la bataille de Fontenay , en 841 , par M. Pasumot;
Tableau de la Cantabrie , par M. Depping ; - Tableau de
l'Italie avant la domination des Romains , par M. Micali ; traduit de
l'italien ; Extrait du voyage de lord Valentia ; Nouvelles
d'Afrique et de l'Ile-de-France ; et les articles des Bulletins. Chaque
mois , depuis le rer septembre 1807 , il parait un cahier de cet ouvrage
, de 128 ou 144 pages in-8º, accompagné d'une estampe ou d'une
Carte géographique , quelquefois coloriée . Les première , deuxième
et troisième souscriptions ( formant 12 volumes in-8º avec 36 cartes
ou gravures ) sont complètes , et coûtent chacune 27fr. pour Paris , et
33 fr . frane de port. Les personnes qui souscrivent en même tems
pour les quatre souscriptions , payent les trois premières 3 fr. de moins
chacune. Leprix de l'abonnement pour la quatrième souscription est
de 27 fr . pour Paris , pour 12 cahiers. Pour les départemens , le prix
estde 33fr. pour 12 cahiers, rendus francs de port par la poste. L'argent
et la lettre d'avis doivent être affranchis et adressés à Fr. Buisson ,
Libraire- éditeur , rue Gilles-Coeur , nº 10 , à Paris.
DE
LA
SEINE

MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCXCIX . - Samedig Février 1811 .
POÉSIE .
GLOSE REDOUBLÉE *.
D
On le peut , je l'essaye , un plus savant le fasse.
LA FONTAINE.
139
La vie , hélas ! n'est qu'un passage :
I • • Tout s'écoule rapidement ;
2 • •
3
4 .
Mais , en profitant du moment ,
On trouve le bonheur du sage.
* Anciennement on faisait beaucoup de gloses . On sait que ces
gloses étaient composées de cinq stances de quatre vers , et que les
quatre dernières prenaient chacune pour leur terminaison un des vers
de la première ; de sorte que les derniers vers réunis de ces quatre
stances en formaient une semblable à la première. Laglose redoublée
est composée de dix-huit quatrains ; les cinq premiers forment une
glose , les quatre suivans en forment une autre , en prenant les mêmes
vers pour leurs pénultièmes ; les quatre qui viennent aprèsen forment
encore une , en prenant les inêmes vers pour leurs seconds ; et, enfin,
les quatre derniers en forment encore une , en prenant les mêmes
vers pour leurs premiers; ensuite le premier quatrain est ramené àla

242 MERCURE DE FRANCE ,
...
2
Chagrin , désir , contentement ,
Bienet mal , loisir , avantage ;
Ainsi quele printems de l'âge ,
Tout s'écoule rapidement.
Sachons tous supporter l'orage ;
Livrons - nous au contentement ,
Sans répéter en soupirant :
La vie , hélas ! n'est qu'un passage.
On peut être heureux en aimant ,
On peut fixer une volage ,
Etdevenir savant et sage ,
3 .. Mais en profitant du moment ! ....
Dans unpalais , sous un bocage ,
Soit enhiver , soit au printems ,
Quand on sait bien prendre le tems ,
On trouve le bonheur du sage.
4 .
Quand je vois l'eau fuir le rivage ,
Je me fais ce raisonnement :
Tout s'écoule rapidement!
Voudrais-je rester davantage ?
Si je vois un objet charmant ,
Je lui dis : Jouis du bel âge ;
2 .. Lavie , hélas ! n'est qu'un passage;
Tout disparalt dans unmoment.
On n'est point heureux en servage
Quand onest langoureux amant ;
3 .. Mais , en profitant du moment ,
On a parfois cetavantage.
finpar le sens , comme le sont ordinairement les refrains des rondes
d'opéras. Toutes les stances sont sur deux rimes , ce qui augmente
encore ladifficulté; car, outre qu'il est plus difficile de faire soixantedouze
vers sur la même rime , il l'est bien plus encore d'éviter la
monotonie , et de ne point faire sentir le travail. Ces difficultés sont
presqu'insurmontables , aussi je ne me flatte pointd'en avoir entièrement
triomphé. J'ai seulement voulu faire voir que , peut-être , avec
plus de talent et de patience , on pourrait parvenir à faire une assez
bonne GLOSE.. (Note de l'Auteur. )
FEVRIER 1811.
243
4..
I
a ..
J'aurai toujours le coeur content,
Malgré la fortune volage :
On trouve le bonheur du sage ,
Par cemoyen-là seulement.
Lecteur , ne perds jamais courage ;
Tout s'écoule rapidement;
Le bonheur succède au tourment ,
Comme le beau tems à l'orage.
C'estmal d'accroître son tourment ;
La vie, hélas ! n'est qu'un passage ;
Fais- en, lecteur , un bon usage ,
Nargue le mécontentement !
Un vieillard souvent n'est pas sage ;
3 .. Mais , en profitant du moment ,
Un homme l'est parfaitement
Au printems même de son âge.
Dans lapatience souvent ,
Ontrouve lebonheur du sage :
On n'avance pas davantage ,
Cher lecteur , en se désolant ! ....
1 .
..
..
Tout s'écoule rapidement ;
Mais celui qui sait être sage ,
Peut , en tout lieu comme à tout âge,
Se livrer au contentement.
La vie, hélas ! n'est qu'un passage:
Mais , en vivant honnêtement,
On peut, sans le moindre tourment ,
Voir son terme avec avantage.
3 .. Mais en profitant du moment ,
Pour faire le mal et l'outrage ,
On doit trembler que ce passage
Soitterminé si promptement.
Ontrouvelebonheurdu sage,
Etant juste et compatissant ;
Mais qui fait tort à l'innocent ,
Ne connaît pas eet avantage.
+
Q2
244
MERCURE DE FRANCE ,
2 .
.

Tout s'écoule rapidement ;
Lavie , hélas ! n'est qu'un passage :
3. Mais , en profitant du moment ,
4.۰ Ontrouve lebonheurdu sage.
J. M. Mossé.
MORT DU JEUNE ΜΟΝΤΡΕNSIER .
Episode tiré d'un poëme sur les guerres des Français
en Italie.
Sous les ordres d'un roi favori de la gloire
Les Français rassemblés volaient à la victoire.
Digne d'être leur chef, partageant leur ardeur ,
Louis (1) par son exemple enfiammait leur valeur ,
Et joignant au courage une rage prudence
Modérait des Français la bouillante vaillance.
Dans les rangs glorieux de ces braves guerriers
Qui brûlaient du désir de cueillir des lauriers ,
Lejeune Montpensier , d'un sang cher à la France ,
Fidèle à sa patrie , armé pour sa défense ,
Accouraitpleind'ardeur pour venger à-la-fois
Et la mort de son père et l'honneur de ses rois ;
Soutenant vaillamment les droits de sa patrie ,
Entouré d'ennemis , aux champs de l'Italie ,
Ce père infortuné digne d'un meilleur sort
Dans le seinde la gloire avait trouvé la mort (2) .
Sur le point d'affronter les périls de la guerre ,
Lefils veut honorer les cendres de son père ;
Il accourt à Pouzols , il arrive en ces lieux
Où le marbre enfermait ces restes précieux.
Apeine du héros la dépouille chérie
Du jeune Montpensier frappe l'ame attendris ,
Il se jette à genoux , il arrose de pleurs
Ce triste monument objet de ses douleurs ,
Il s'écrie : « O mon père , appui de majeunesse ,
→ Je me flattais en vain qu'une heureuse vieillesse
(1) Louis XII .
(2) Sous Charles VIII , en 1495.
FEVRIER 1811 . 245
> Te permettrait un jour , vainqueurdes ennemis ,
• De goûter le repos dans les bras de ton fils !
> Le ciel l'a donc permis ! la perfide Italie
> A vu trancher le cours d'une aussi belle vie.
> Père trop malheureux ! je cours , vole au danger ,
› Je vais à l'ennemi périr ou vous venger.
› Mais non , vous l'emportez , dépouille triste et chère ,
› Je ne saurais quitter les restes de monpère!
› La Francevient d'armer d'intrépides vengeurs ,
→ Ils sont en Italie , ils combattent , je meurs. >
Il expire à ces mots : sa mort prématurée
Coûta bien des regrets à la France éplorée ;
Onlona sa tendresse , et le père et le fils
Dans le même tombeau furent ensevelis .
Digne fils d'un tel père ! une gloire immortelle
Consacre pourjamais ton amour et ton zèle ;
Tu vivras dans l'histoire , et nos derniers neveux
Sans cesse admireront ton trépas généreux .
TALAIRAT .
VERS faits chez M DE VILLETTE , dans le fauteuil
de Voltaire .
Assis dans ce fauteuil du dieu brillant des vers ,
Tout rayonnant encor de gloire et d'harmonie ,
J'ai cru de l'Hélicon entendre les concerts ,
Et rêver sous un ciel parfumé de génie .
WA...
ENIGME .
J'AI quatre pieds : je suis composé de barreaux ,
Parallèles , horizontaux.
Onpeut me mettre au rang des échafauds ,
De ceux pourtant qui ne sont pas trop hauts :
Onpeut aussi compter au nombre des bourreaux
Lemaître à qui je sers ; car combien d'animaux
Il jugule par jour , armé de ses couteaux ,
Et sur moi les étend entiers ou par lambeaux !
246 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811.
Bêtes àpoil , lapereaux et levrauts;
Bêtes àplume , ortolans , pigeonnaux ;
Bêtes à cornes , faons , chevreaux ;
Bêtes à laine , doux agneaux ;
Poissonsde mer , harengs frais , maquereaux;
Poissons d'eau douce , anguilles et barbeaux ,
Dieu vous garde à jamais des maux
Que font à vos pareils ces artistes fléaux ,
Etdont le dernier est d'être à nud sur mon dos!
S.......
1
Y
LOGOGRIPHE .
SOUVENT je nais du luxe et de l'extravagance .
Je suis d'humeur légère et chéris l'inconstance ;
Aussi chez le Français j'établis mon pouvoir :
C'est à Paris sur-tout , c'est là qu'il me faut voir .
Ala cour , au théâtre , au bal , aux Tuileries ,
Je promène avec bruit mes superbes folies .
Mainte femme , maint sot , dépourvus d'agrémens ,
N'empruntent d'autre éclat que de mes ornemens ;
Le caprice ou le goût règle ma destinée ;
Je vis , meurs et renais vingt fois dans une année ,
Qu'on retranche mon chef,par un destin nouveau ,
J'immortalise alors et Pindare et Rousseau .
Par FÉLIX MERCIER DE ROUGEMONT . ( Doubs. )
CHARADE .
Mon premier a la forme d'une quille ,
Mon second a la forme d'une bille :
Mon tout futune jeune fille
QueJupiter trouva gentille.
$.........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme est laNeige.
Celui du Logogriphe est Luette , dans lequel on trouve : tu, lut,
lutte , élu , et ut .
Celuide la Charade est Massepain .
SCIENCES ET ARTS .
MÉMOIRE qui a obtenu la mentionhonorable au jugement
de la Société de Médecine de Bruxelles , sur la question
proposée en ces termes : 1° Quels sont les effets
que produisent les orages sur l'homme et sur les animaux
? 2º De quelle manière ces effets ont-ils lieu ?
3º Quels sont les moyens de s'en garantir et de remédier
aux désordres qu'ils occasionnent ? ParM. R. DE
LA PRADE , docteur en médecine de l'Ecole de Montpellier
, médecin des hôpitaux civils de Montbrison ,
membre des Académies de Lyon et de Dijon , des
Sociétés de médecine de Bruxelles et de Montpellier
, etc. A Paris , chez Brunot-Labbe , libraire ,
quai des Augustins , nº 33 .
AVANT que Franklin eût arraché la foudre à Jupiter et
le sceptre aux tyrans , on n'avait que des notions fort
imparfaites sur le phénomène des orages ; on le regardait
comme un des plus étonnans prodiges de la nature ;
le peuple le considérait avec effroi , et n'y voyait que le
bras d'un Dieu vengeur prêt à s'appesantir sur la tête
des faibles mortels . Les idées des gens du monde n'étaient
guères plus profondes , et Boileau s'applaudissait,
comme d'une excellente pensée , quand il disait :
Pour moi , qu'en santé même , un autre monde étonne ,
Qui eroit l'ame immortelle et que c'est Dieu qui tonne , etc.
On se serait alors regardé comme coupable d'une
horrible impiété , si l'on eût osé douter que le tonnerre
ne fût pas l'arme réservée au maître de l'univers . Cependant
comme la foudre causait habituellement plus de
crainte que de mal , dès le tems d'Aristote on commençait
à discuter assez librement ses titres de noblesse , et
Cicéron embarrassait singulièrement les dévots de son
siècle en leur demandant pourquoi , lorsque Jupiter
tonnait , ses carreaux allaient si souvent se perdre sur
248 MERCURE DE FRANCE ,
des rochers , dans des déserts , au milieu des forêts ,
pourquoi il n'épargnait pas même ses propres temples .
Ces considérations engagèrent les physiciens à rechercher
les causes naturelles de ce terrible météore. Quelques
-uns l'attribuèrent à l'impétuosité des vents et au
choc des nuages . L'école de Zénon se rapprocha davantage
de la vérité , en enseignant que l'air était capable
de produire , de ses propres élémens , le feu et l'eau.
Mais quand le moine Roger Bacon eut découvert la
poudre à canon , toutes les idées changèrent et l'on ne
douta plus que le tonnerre ne fût réellement l'artillerie
du ciel. On supposa que l'air se chargeait de matières
sulphureuses et inflammables , qui s'embrâsaient ou par
l'effet de leur propre combinaison , ou par un mouvement
brusque et rapide . Descartes dit formellement :
« Si les exhalaisons qui produisent la foudre et les éclairs
» s'enflamment , c'est quelles sont renfermées entre deux
»> nues dont l'une tombe sur l'autre. Cette cause est
» évidente . >>
Il faut souvent prendre garde de s'énoncer d'une manière
trop affirmative . Cette prétendue évidence dont le
beau génie de Descartes était frappé , n'est plus aujourd'hui
qu'un rêve démenti par des expériences qu'on
regarde comme évidentes ; et si la théorie des orages
n'est pas encore complète , l'analogie de la foudre avec
le fluide électrique est au moins démontrée .
Mais d'où viennent ces angoisses subites , cet état
d'anxiété , d'alarme et de mal-aise dont les êtres animés
paraissent saisis à l'approche des orages ? Est-ce l'imagination
seule qui les produit ? sont - ils l'effet d'une cause
physique agissant sur l'économie animale ? On ne saurait
nier que les tems orageux ne soient en quelque sorte
prédits par les animaux , qu'ils n'éprouvent des sensations
singulières et inusitées, Virgile les a décrites en fort
beaux vers :
Aëriafugêregrues ; aut bucula , coelum
Suspiciens , patulis captavit naribus auras ;
Aut arguta laous circum volitavit hirundo ,
Et veterem in limo rana oecinére querelams
FEVRIER 1811 . 249
Sæpius et tectis penetralibus extulit ova
Angustumformica terens iter , et bibit ingens
Arcus, etc.
Il est vrai que Virgile a traité son sujet en poëte , et
qu'il a recueilli plutôt des opinions vulgaires que des
faits constans et prouvés : mais les principaux traits de
ses descriptions ne sont point destituées de vérité . Les
plus habiles physiologistes ont remarqué que les personnes
d'une constitution délicate ou mélancolique ,
celles qui sont douées d'une grande mobilité nerveuse ,
se plaignent , à l'approche des orages , d'une lassitude ,
d'une langueur , d'une sorte d'accablement qui rendent
pénible l'exercice des fonctions vitales ; la tête est pesante
, la pensée lente , paresseuse et difficile , le sentiment
de l'existence moins énergique et moins vif. Et
ce n'est pas seulement l'imagination qui produit ces
effets , ce n'est pas la crainte d'un météore redoutable ,
carles ames les plus fortes éprouvent ces émotions comme
les ames les plus faibles , et souvent elles se manifestent
long-tems même avant que des signes précurseurs de la
tempête se fassent remarquer. C'est donc à l'état de l'air ,
àdes causes purement physiques qu'il faut les rapporter .
Cesmotifs ont décidé la société de médecine de Bruxelles
à proposer la question dont M. le docteur de la Prade
vient de s'occuper. De quelque manière qu'on la considère
, elle ne peut être que d'un grand intérêt ; elle se
rapporte également à la médecine , à la physique et à
l'histoire naturelle ; elle exige une suite de recherches
d'observations et de faits qui peuvent jeter un grand
jour sur cette correspondance de tous les êtres entr'eux ,
sur ces liens secrets qui unissent les causes morales aux
causes physiques ..
Peu de savans avaient autant de droit àdiscuter ce sujet
que M. de la Prade. Nous lui devons déjà une excellente
dissertation couronnée par la mème société , et dont
l'objet est l'influence de la lumière sur les facultés physiques
et morales de l'homme dans l'état de santé et de
maladie. La questiondont il vient de s'occuper, présente ,
si je ne me trompe , plus de difficultés ; elle est plus
vaste , les élémens dont elle se compose sont plus fugi
250 MERCURE DE FRANCE ,
tifs , plus nombreux , mains faciles à saisir , et dans l'état
actuel de nos connaissances , peut-être ne nous est-il pas
donné encore de la résoudre complétement .
M. de la Prade , après avoir défini les orages , examine
les phénomènes qui les précèdent ou les accompagnent .
Les anciens avaient établi que les orages étaient plus
fréquens dans les saisons tempérées , tels que dans l'été
et l'hiver. Les modernes ont vu au contraire que les
tempêtes se manifestaient davantage dans les saisons et
sous les latitudes les plus ardentes. Morgani et Toaldo
ont noté à Padoue mille quatre-vingt-quinze orages
depuis 1740 jusqu'à 1780 ; le plus grand nombre a eu
lieu dans les mois de juin et de juillet. Cent cinquantesept
ont été accompagnés de grêle ; un en janvier , cinq
en février , dix en mars , trente-quatre en avril , vingtsix
en mai , trente-trois en juin , vingt-trois en juillet ,
douze en août , six en septembre , sept en octobre , un
en novembre , deux en décembre. Ces deux célèbres
physiciens ont observé encore que les orages sont plus
fréquens aux heures les plus chaudes de la journée , qu'il
pleut plus souvent le jour que la nuit , et l'après -midi
que le matin. Ils ont même tenté d'assigner aux orages
un retour périodique en étudiant leur correspondance
avec le mouvement des astres ; mais jusqu'à ce jour
leurs efforts n'ont été couronnés d'aucun succès , et la
cause des orages est encore abandonnée aux conjectures
des physiciens.
Ce n'est pas seulement sur les créatures sensibles que
se manifeste l'influence des orages , elle s'exerce également
sur les êtres purement physiques . M. de la Prade
a constaté que le bouillonnement des eaux gazeuses est
plus fort lorsque le tonnerre gronde , que dans un tems
calme , que l'on aperçoit même un dégagement de fluide
aériforme aux environs des sources , etque les eauxde la
mer murmurent et deviennent écumeuses . Le docteur
Lucas , inspecteur des eaux de Vichi , a observé une
forte agitation dans le réservoir du puits carré pendant
un orage qui dura plusieurs jours en 1806 ; l'eau débordait
et s'épanchait. Le même phénomène s'est reproduit
dans les mêmes circonstances .
FEVRIER 1811 . 251
Parmi les êtres animés quelques-uns sont plus sensibles
que les autres aux influences des tempêtes . M. de la
Prade cite une dame âgée de cinquante ans qui éprouve
un mal-aise général , quelquefois douze heures avant
que le ciel donne le moindre signe d'orage ; son visage
devient vermeil , de pale qu'il est ordinairement; sa respiration
est fréquente et laborieuse ; et si elle est endormie
elle se réveille en sursaut. Lorsque le tonnerre commence
à se faire entendre , ces symptômes s'agravent ,
les mouvemens du coeur deviennent irréguliers , la malade
éprouve une violente palpitation à chaque éclair et
à chaque coup de tonnerre. Cette dame est souvent fatiguée
de la même manière sans qu'il y ait d'orage dans
le pays qu'elle habite. Non seulement les dames , les
malades et les individus d'une complexion délicate
éprouvent ces singuliers effets , quelques animaux sont
doués d'une sensibilité non moins extraordinaire .
L'auteur du Mémoirea , dit-il , sous les yeux , un
chien qui tremble au moindre coup de tonnerre . Il
refuse obstinément toute espèce de nourriture tant que
dure le mauvais tems , et ne peut rester seul sans jeter
des cris plaintifs .
Après ces observations , l'auteur du Mémoire considère
les effets de la foudre , et remarque avec raison
qu'elle semble ne pas agir d'une manière uniforme dans
les circonstances qui paraissent les mêmes. Quelquefois
elle produit la paralysie subite de quelques organes , et
quelquefois elle rend au sentiment et à la vie des membres
paralysés . Une femme qui , dès l'âge de six ans ,
avait perdu , par l'effet d'une violente terreur , l'usage de
tous ses membres , et dont les extrémités étaient restées
paralysées , fut guérie par un coup de foudre à l'âge de
quarante-quatre ans. L'autopsie cadavérique des animaux
foudroyés présente souvent des oppositions frappantes.
Lower et Willis, ayant ouvert un jeune homme
tué par la foudre, trouvèrent le coeur sain et les poumons
gonflés ; Duverney et Pitcarn , au contraire , ont vu les
poumons très-affaissés. Mais ces différences peuvent
tenir àdes circonstances particulières qui n'ont point été
suffisamment observées , et loin de jeter de l'incertitude
252 MERCURE DE FRANCE ,
sur la théorie de la foudre et la régularité de son action ,
elles ne serviraient peut-être qu'à nous éclairer davantage
si elles avaient été étudiées avec plus de soin.
Ces faits , tout curieux qu'ils sont , ne se rapportent
qu'indirectement à la question principale. Aussi l'auteur
, après les avoir exposés succinctement , se hâtet-
il de revenir à son sujet. De quelle manière s'opèrent
les effets produits par les orages sur l'économie animale?
à quelles causes faut-il les rapporter ? Est-ce au combat
du sec et de l'humide , du froid et du chaud , comme
l'enseignait Aristote ? Est-ce à l'émanation des astres ,
comme le voulait Anaxagore , ou enfin au mouvement
violent de l'air occasionné par la collision des nuages ,
comme le disait Sénèque ? Ces questions ont long-tems
agité la vieille école . Depuis la découverte des phénomènes
de l'électricité , la philosophie s'est ouverte de
nouvelles routes , et c'est aujourd'hui à l'influence de
cet agent puissant qu'on attribue les principaux effets du
tonnerre sur l'économie animale : mais cette cause n'est ::
pas la seule . M. de la Prade en reconnaît deux autres
qui lui paraissent non moins efficaces et énergiques ,
la raréfaction de l'air et la chaleur humide . Il est démontré
, par une foule d'expériences , que la raréfaction de
l'air contribue à affaisser le système animal , à diminuer
l'énergie des fonctions vitales . On a vu des personnes
délicates affectées d'hémoptysie sur le sommet des
montagnes ; les animaux soumis à l'action de la machine
pneumatique donnent tous les symptômes du mal-aise
et de la souffrance , et lorsque l'on pousse l'expérience
jusqu'au terme de la mort , ils expirent par suite de la
rupture des vaisseaux pulmonaires. Tous les physiciens
qui ont essayé d'arriver au sommet des hautes montagnes
, ceux qui se sont élevés à une grande hauteur dans
les machines aérostatiques , ont éprouvé un affaissement
général des forces physiques , une disposition presque
invincible au sommeil. Il est reconnu aujourd'hui que
la pression de l'air qui nous enveloppe et nous comprime
, fait équilibre aux gaz intérieurs qui entrent dans
la composition de nos humeurs , et les empêche d'obéir
FEVRIER
1811 .
253 àla force d'expansion
qui les porte naturellement
vers
la circonférence
.
La chaleur jointe à l'humidité
, est de toutes les causes
celle qui relâche davantage
la fibre organique
, énerve
le système vital , et dispose le plus les corps à la putridité.
Tous ces effets se font particulièrement
remarquer
.
dans les tems d'orage. Les viandes
se corrompent
subitement
; les outres employées
par les ouvriers
d'imprimerie
pour étendre l'encre sur les planches
, tombent
en
lambeaux
; les animaux
, frappés de la foudre , entrent
aussitôt en putréfaction
. Un troupeau
de moutons
ayant
été frappé du tonnerre
, te propriétaire
se hâta de les
faire dépouiller
pour en conserver
la chair ; mais la corruption
était déjà si avancée
qu'on ne put en sauver un
seul..
Quel est celui qui n'a éprouvé
un soulagement
et un
bien être subit , après un violent coup de tonnerre
suivi
d'une averse , soit à cause du rétablissement
de l'équilibre
dans le fluide électrique
, soit à cause de la condensation
de l'air et de l'abaissement
de la température
? M. de la
Prade conclut donc de ces observations
, que les véri
tables causes des effets produits
sur l'organisation
animale
par les orages , sont l'électricité
, la raréfaction
de l'air , la chaleur
et l'humidité
.
Si l'on pouvait diminuer
la fréquence
des tempêtes
tenir l'air dans une température
convenable
, arrêter sa
dilatation
, on aurait un remède
sûr contre les effets qui
résultent
des orages : mais l'homme
, ce roi de la nature,
est asservi lui-même à une foule de pouvoirs
dont il ne
peut éviter l'action. On a cru pendant quelque
tems que
le son des cloches
et le bruit du canon pouvaient
conjurer
les nues et dissiper la foudre ? mais l'impuissance
des cloches est démontrée
depuis long-tems , et M. de
la Prade prouve également
bien que le bruit du canon
n'a rien de plus efficace. S'il est vrai , néanmoins
,
que des décharges
répétées d'artillerie
ont souvent déterminé
une.averse
abondante
, ce moyen , loin de dissiper
l'orage , ne tendrait évidemment
qu'à en accélérer
les effets . Un préservatif
plus efficace est celui des paratonnerres
;leur fonction
est de restituer
à la terre l'élec254
MERCURE DE FRANCE ,
tricité superflue des nuages ; leur action est innocente
et pacifique , car les pointes ont la propriété d'enlever
le fluide électrique d'une manière lente et paisible , et
d'agir sur une assez grande partie de la surface du corps
électrisé . Un grand nombre de paratonnerres réunis exerceraient
sur l'atmosphère une action semblable à celle
des forêts ; et comme on a remarqué que la grêle ne
tombe jamais sur les grands bois , il est à présumer que
les paratonnerres multipliés nous rendraient le même
service . Mais qui pourrait se flatter de persuader les propriétaires
des maisons , les hommes dénués d'instruction ,
les habitans de la campagne ? Qui oserait espérer de faire
triompher la raison de tous les vains préjugés qui assujétissent
l'esprit de l'homme ? C'est donc dans un ordre
de choses moins élevé qu'il faut chercher les moyens
préservatifs .
« Ces moyens , dit M. de la Prade , sont simples et
» faciles. On aura soin de ne s'exposer à l'air ni avant le
» lever , ni après le coucher du soleil , et sur -tout de ne
» pas sortir sans avoir pris quelque nourriture légère ou
» quelque boisson tonique . On évitera avec soin de sur
» charger l'estomac ; on fera une sage alliance des subs-
>> tances animales et des substances végétales . On peut
>> faire usage du café , du vin , de la limonade légè-
>> rement alcoholisé , des infusions amères et aromatiques .
» Il faut se rappeler , sur-tout , ce conseil de Celse :
» Estate in tolum , si fieri possit , Venere abstinendum.
» Après l'orage la température baisse quelquefois
» subitement de plusieurs degrés ; il est alors de la plus
» grande importance de se vêtir davantage , car les alté-
» rations de la transpiration cutanée sont peut- être la
» source la plus féconde des maladies . Le froid est sur-
» tout nuisible lorsqu'il n'agit que sur une partie du
>> corps . >>
L'auteur du mémoire indique aussi les procédés auxquels
les médecins doivent s'attacher pour prévenir les
effets des orages sur les malades , ou remédier à ceux
qu'ils auraient éprouvés . Nous ne le suivrons pas dans
cette partie de son mémoire , pour ne point trop étendre
cet article .
FEVRIER 1811 . 255
Ce que nous avons cité suffira pour prouver que M. de
la Prade joint aux connaissances de son art des connaissances
de physique fört étendues , qu'il est doué d'un
esprit observateur , qu'il sait habilement réunir et comparer
les faits , et en tirer des inductions justes et souvent
ingénieuses. Son mémoire mérite d'être lu par les
savans ; on y trouvera sans doute quelques parties susceptibles
de critique et d'observations ; mais ces défauts
sont plutôt le tort du sujet que celui de l'auteur . Peutêtre
, néanmoins , a-t-il admis trop facilement des faits
qui ne sont point suffisamment autorisés par l'expérience :
telle est l'observation qu'il rapporte au sujet des sangsues.
Il assure , sur la foi du bulletin des sciences médicales
, et du journal encyclopédique de 1774 , que les
mouvemens et les habitudes des sangsues peuvent servir
de base au pronostic des variations de l'atmosphère ; que
dans le beau tems elles se tiennent au fond de l'eau roulées
en spirale , qu'elles viennent à fleur d'eau quand il
doit pleuvoir , qu'elles s'agitent quand l'atmosphère doit
se charger d'orages . Toutes ces propriétés sont démenties.
par des faits positifs , et le docteur Vitet , dans son Traité
de la sangsue médicale , a très-bien démontré qu'on ne
doit y ajouter aucune foi.
Il serait difficile aussi de croire , avec M. de la Prade ,
que l'oxigène monte dans l'atinosphère avec l'hydrogène ,
et que le bruit de la foudre provient particuliérement de
l'inflammation de ces deux gaz par l'étincelle électrique ..
Que l'hydrogène s'élève , rien de plus facile à concevoir
puisqu'il est spécifiquement plus léger que l'air atmosphérique
; mais il est difficile d'admettre la même supposition
pour l'oxigène , malgré la ressource que l'auteur
s'est ménagée en admettant que ce gaz est entraîné par son
adhésion à l'hydrogène . Il faudrait , pour justifier cette
hypothèse , des expériences nombreuses et décisives .
Le mémoire de M. de la Prade est écrit avec beaucoup
de méthode et de clarté ; il est également remarquable
par des notes savantes qui annoncent l'érudition . Le
talent de l'auteur justifie une observation particulière à
la profession des médecins ; c'est qu'elle est la seule peutêtre
, qui ait l'avantage d'offrir des sujets distingués dans
les villes de province comme dans la capitale . SALGUES .
/
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
DE L'ESPRIT DES RELIGIONS ; par ALEXIS DUMESNIL . –
Seconde édition . Avec cette épigraphe :
:
« Il faut savoir douter où il faut , assurer
> où il faut , se soumettre où il faut. >
PASCAL.
Un vol . in-8° . ( De l'imprimerie de P. Didot l'aîné . )
Chez Maradan , libraire , rue des Grands-Augustins .
Il y a environ un an que j'annonçai cet ouvrage dans
le Mercure avec beaucoup de détails , quelques critiques
et beaucoup d'éloges . Ces détails , alors nécessaires
pour donner une idée d'un ouvrage nouveau , etpar
conséquent inconnu , seraient actuellement superflus ,
et je suis dispensé d'y revenir et de les répéter. Les
éloges ont été pleinement justifiés par le suffrage du
public , et deux éditions , publiées en moins d'un an , d'un
ouvrage aussi sérieux , prouvent incontestablement son
mérite et son succès . Enfin , les critiques sont discutées
, pour la plupart , par l'auteur lui-même , dans un
discours préliminaire dont il a enrichi cette seconde
édition ; et les plus importantesy sont combattues , toutes
avec esprit et politesse , quelques-unes , vraisemblablement
, avec avantage et raison au jugement des lecteurs,
et une avec un plein succès , de mon propre aveu .
Loin de contester à l'auteur ce petit triomphe , je vais
l'exposer avec toutes ses circonstances .
,
:
M. Dumesnil choqué , avec raison , d'un préjugé politique
établi chez les peuples de l'Inde , d'après lequel les
individus d'une caste toute entière, sont , par le seul fait
de la naissance , dévoués à l'ignominie et à une sorte de
proscription , était encore plus révolté que la religion ,
aux yeux de qui tous les hommes sont essentiellement
égaux , eût consacré chez ces peuples cet absurde préjugé
, et l'eût même , pour ainsi dire , renforcé par une
sorte
protecteur, d'avon reDE LA
SEINE
,
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811. 259
sorte d'excommunication dont elle avait frappe les malheureux
nés dans cette caste maudite. Il reprochait aux
missionnaires , apôtres d'une religion qui plus que toute
autre est la religion du pauvre , l'appui de l'infortuné,
et quiproclameencore plus haut que les autres les droits
de l'opprimé auprès d'un Dieu
connu et admis ces odieuses distinctions расчи Te
Indiens. « On voit avec peine , dit-il , que les malheu-
» reux Parias , qui ne peuvent entrer dans les pagodes
» sont aussi exclus des églises .... Le christianisme ne
> devait point adopter ces distinctions absurdes du paga
> nisme qui flétrissent un homme , non parce quest
» méchant et criminel , mais parce qu'il appartient à un
> culte plutôt qu'à un autre. » Ces réflexions m'avaient
paru en elle-mêmes pleines de sens de justesse , et
d'une saine philosophie ; mais j'avais nié le fait sur
lequel elles sont appuyées . Cela tranchait toute la diffi
culté et me paraissait très-propre à disculper le christianisme
du reproche qu'on lui faisait , ou plutôt les
missionnaires qu'on accusait d'en méconnaître jusqu'à
ce point l'esprit. Je soutenais donc qu'il n'y avait point
dans les Indes de caste particulière composée deParias ,
ou d'hommes maudits , proscrits , excommuniés par le
seul fait de leur naissance ; que le mot de paria étaitune
épithète qui signifiait mauvais , qui était appliquée non
à une caste , mais aux hommes méchans et criminels
de quelque caste qu'ils fussent , et qui, justement frappés
par la religion de leur pays , devaient l'être à plus forte
raison par une religion et plus sainte et plus pure. Je
m'appuyais dans ces assertions d'une grande autorité ,
de celle de M. Solvyns , qui a voyagé dans toutes les
parties de l'Inde , qui a séjourné quinze ans dans le
Bengale , et principalement à Calcutta , et qui , homme
judicieux et observateur exact , a recueilli sur la religion
, les lois , les moeurs et les usages de ce pays , les
matériaux du plus curieux , du plus grand et du plus
magnifique ouvrage qu'on ait publié sur ces peuples et
ces contrées. « Le mot de pariah , dit M. Solvyns , est
>> une épithète qui veut dire mauvais ; un brame qui ne
vit point conformément à son état , est un pariah
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> braman ; comme une mauvaise maison estune pariah
» gor, un mauvais soulier un pariah djouter , ainsi du
reste. Il y a donc des pariah dans toutes les castes ,
>>>mais point de caste de pariahs .>>>
Mais quelqu'habile , quelqu'exact que soitun voyageur,
quelque confiance qu'il mérite et qu'ils inspire , il est à
peu près impossible qu'il ne se trompe pas quelquefois ,
et je crois qu'ici M. Solvyns se trompe , et qu'il m'avait ,
en m'entraînant dans son erreur , fait donner une fort
mauvaise réponse au reproche fait par M. Dumesnil aux
missionnaires de l'Inde . Ces missionnaires eux-mêmes ,
qui ne peuvent se méprendre sur un pareil fait , puisque
par la prédication, la confession et tous les exercices de
leur ministère , ils ont des relations très-intimes avec les
parias convertis , comme avec les autres indiens , et
doivent , par conséquent , parfaitement connaître le
cruel préjugé dont ces malheureux proscrits sont les
victimes , attestent dans toutes leurs relations qu'ils
forment une caste particulière en horreur à toutes les
autres . Leur témoignage seul suffirait. M. Dumesnil
m'en oppose un grand nombre d'autres , tous fort imposans.
Je suis donc obligé d'avouer que j'avais mal
répondu au reproche qu'il fait au christianisme : mais
ne peut-on pas y répondre ? D'abord je prierai M. Dumesnil
d'observer que ce n'est pas au christianisme qu'il
fallait adresser ce reproche , mais aux missionnaires
dont le zèle veut étendre chez tous les peuples la lumière
et les bienfaits de cette religion; et cela est trèsdifférent.
Toutefois les missionnaires eux-mêmes peuvent
très-bien être défendus . Prêchant l'Evangile au
milieu de toutes les difficultés et de tous les obstacles , ils
ne doivent point les augmenter et les rendre tout-a- fait
insurmontables en foulant aux pieds des usages et des
préjugés profondément enracines . Telle est l'horreur
qu'ont les autres castes pour celle des parias , qu'aucun
Indien appartenant aux premières n'embrasseraitle christianisme
si la profession de cette religion l'obligeait à se
trouver confondu dans une église avec les individus de
ladernière. Le missionnaire ne doit-il pas tolérer un
préjugé qu'il ne peut vouloir abolir subitement sans
FEVRIER 1811 . 259
opposer lui-même une barrière invincible au succès de
ses prédications ? Sans doute il espère pouvoir un jour
effacer cette injuste et odieusedistinction ; mais en attendant
il doit instruire assez les Indiens des autres castes
pour les disposer à cette justice , et tirer de cettehumiliationdes
parias de nouveaux motifs pour eux de pratiquer
les plus humbles vertus chrétiennes , la patience , la
résignation , l'abnégation de soi-même , le mépris ,
l'amourmême des injures. Cette conduite est politique ,
religieuse , raisonnable , et j'espère que M. Dumesnilme
laissera cette réponse , après m'avoir obligé de renoncer
àl'autre.
Ceux qui ne se rappelleraient pas le but , l'objet et
P'esprit de cet ouvrage , pourraient conclure de ce point
particulier que je viens de discuter , et qui m'a entraîné
à répondre à une petite accusation dirigée , je le répète ,
non contre le christianisme , mais contre quelques-uns
de ses apôtres , que l'auteur est , en général , fort léger
enmatière de religion : on serait dans l'erreur. M. Dumesnil
peut n'être pas toujours très-orthodoxe dans
quelques-unsde ses raisonnemens et de ses explications ;
mais il est toujours très-religieuxdans tons ses sentimens,
et si le théologien peut y reprendre quelques pensées ,
quelques expressions ,plus souvent le chrétien estédifié.
M. Dumesnil a même prouvé ses bonnes intentions et sa
soumission à cet égard. Il avait donné , dans la première
édition, une explication d'un mystère, peu conforme au
dogme ; on l'en a averti , et docile à cet avertissement ,
il a réformé le passage repréhensible. Le but même de
cet ouvrage est essentiellement religieux. L'auteur veut
prouver que toutes les religions ont une même source ,
la véritable religion , qui , née dans l'Orient , s'est de là
répandue chez tous les peuples et dans toutes les contrées
, et qui , après s'être corrompue insensiblement
dans les lieux mêmes où elle avait pris naissance , s'être
de plus en plus dénaturée , à mesure qu'elle s'éloignait
davantage de son origine et de sa première patrie , avait
néanmoins toujours conservé , même chez les nations
les plus sauvages , quelques traits primitifs , quelques
dogmes fondamentaux , monumens de sa première et
Ra
1
260 MERCURE DE FRANCE ,
4
céleste origine , et s'était enfin , après tant d'altérations ,
épurée par l'accomplissement des antiques promesses ,
se maintenant toujours au milieu des plus rudes contradictions
, et donnant à ceux qui lui restent fidèles leurs
plus solides vertus , leurs consolations les plus réelles ,
et leurs meilleures espérances . Tel est le plan que suit
l'auteur à travers beaucoup de recherches , et auquel
il rattache assez naturellement une foule d'autres questions
curieuses et importantes , qu'il développe et approfondit
avec une érudition très-variée et un esprit trèsphilosophique.
F.
LETTRES SUR LA GRÈCE , L'HELLESPONT ET CONSTANTINOPLE,
faisant suite aux Lettres sur la Morée; par A. L. CASTELLAN.
Avec vingt dessins de l'auteeuurr ,, gravés par
lui-même , et deux plans.-A Paris , chez H.Agasse,
imprimeur-libraire , rue des Poitevins , nº 6.
IL me semble qu'un peintre qui a de l'esprit et qui
sait écrire , doit avoir quelque avantage sur le voyageur
qui n'est qu'écrivain, quant à la partie descriptive et pour
ainsi dire physique d'une relation. Dans un site , dans,
une scène populaire , au milieu d'une nature ou d'une
civilisation étrangère , le peintre , tel que je l'imagine ,
doit saisir avec plus de justesse et de facilité qu'aucun
autre , les objets les plus saillans , les détails les plus
distinctifs , les circonstances les plus caractéristiques ,
en unmot tout ce qui marque et particularise , soit l'aspect
d'un paysage , soit la physionomie d'un peuple.
Les peintres excellent à donner le signalement des personnes
; et , lorsqu'ils rendent compte d'un fait qui s'est
passé sous leurs yeux , ils ont , sans parler de tous les
moyens d'imitation qui leur sont plus familiers qu'à
nous , un art tout particulier de rendre la chose comme
présente aux yeux des autres. Quelque procédé qu'ils
veuillent employer pour retracer les objets , ils ont une
seule manière de les voir et de les disposer : c'est celle
qui doit donner plus d'effet et de vérité à l'image ; et
cette manière-là , leur parole ou leur plume la met en
FEVRIER 1811 . 201
pratique comme ferait leur pinceau. Ces réflexions , que
je crois justes , me semblent tout-à- fait applicables au
voyage de M. Castellan : je ne connais encore aucun
ouvrage de ce genre qui ait laissé dans mon esprit une
impression plus vive , plus nette et plus déterminée des
lieux , des monumens , des hommes , des costumes , en
général des objets matériels et extérieurs. Transporté
magiquement dans une des villes de la Grèce qu'il a
visitées , je crois que je la reconnaîtrais tout-à-coup
d'après la description qu'il en a faite ; ses descriptions
sont des dessins écrits , et les dessins gravés qu'il y a
joints , en sont des traductions agréables , mais nullement
nécessaires à l'intelligence du texte.
Unhomme à imagination , comme est tout véritable
artiste , n'a qu'à se défendre d'une seule chose en décrivant
dans un livre les contrées nouvelles qu'il parcourt ;
c'est de prêter aux objets des formes ou des couleurs
plus gracieuses , et de les ajuster d'une manière plus
pittoresque par l'addition , le retranchement ou la transposition
de quelques détails. Cet artifice, permis au pinceau
du peintre quandon lui demande l'imitation agréable
etnonlafidèle ressemblance de la nature , est sévèrement
interdit à la plume du voyageur. M. Castellan me paraît
s'être préservé , comme écrivain et comme dessinateur ,
du défaut brillant d'embellir son modèle , et avoir mis ,
dans ses tableaux de l'une et de l'autre espèce , beaucoup
d'exactitude , de naïveté , je dirais presque de candeur.
La première partie de ses Lettres sur la Grèce , l'Hellespont
et Constantinople , offre moins de variété , d'intérêt
et d'agrément que la seconde ; c'est que la matière
de l'une était moins riche que celle de l'autre , et que
l'auteur a eu assez de bonne foi pour nepaspuiser dans
son imagination les ressources que lui refusait son sujet.
Ayant traversé l'Archipel sans prendre terre dans aucune
des îles nombreuses dont il est semé , il n'a décrit de ces
îles que ce qu'il en pouvait apercevoir de dessus le pont
de son vaisseau , et il a compensé l'insuffisance de ces
impressions rapides et fugitives , par quelques-uns de
ces antiques souvenirs qui dureront autant que les lieux
mêmes auxquels ils sontattachés. Engagé dans le canal
262 MERCURE DE FRANCE ,
des Dardanelles et forcé par les vents de relâcher d'abord
àGallipoli , ensuite à l'ancienne Lampsaque , il a mis à
profit cette assez longue contrariété , en recueillant des
notions détaillées sur l'industrie , les moeurs et les usages
des Turcs , avant d'observer ce peuple singulier dans sa
capitale. Il a fait plus , il a découvert , non loin de
Lampsaki , les ruines ignorées d'un temple qui paraît
avoir été celui de Priape , la principale divinité du pays ,
et il a conjecturé assez heureusement l'emplacement de
l'ancienne cité des Lampsacéniens pour entraîner à son
opinion le savant M. Barbié du Bocage, malgré l'opinion
commune et probable qui plaçait cette ville au lieu même
qui en retient encore aujourd'hui le nom. Plus d'un
mois de relâche forcée dans le canal des Dardanelles , a
fait faire à M. Castellan des réflexions sur les causes terrestres
et topographiques de cet inexorable vent du nord
qui , semblant à chaque instant céder l'empire de l'air
au vent du sud et le ressaisissant aussitôt , se faisait
comme un plaisir malin de provoquer et de leurrer sans
cesse leur espoir : ne pouvant en tirer autrement vengeance
, notre voyageur imaginait un moyen de se soustraire
à sa tyrannie capricieuse , en creusant un autre
canal de la mer de Marmara au golfe de Melas et dans
l'Archipel ; il ne se flatte sûrement pas de voir mettre à
exécution son projet , tant que les apathiques et fatalistes
Turcomans régneront sur ces belles contrées .
Enfin , après tout ce qu'on peut éprouver d'ennuis , de
traverses et de dangers , le vaisseau est entré dans le port
de Constantinople à la fin d'un Ramadhan , et de leur
bord les passagers ont pu jouir du magnifique coupd'oeil
que présente , à cette époque , l'illuminationdes
immenses mosquées , des hauts minarets , et de tous les
monumens publics de la ville impériale. La description
de cette illumination pourra servir à confirmer ce que je
disais, en commençant mon article , de l'espèce de supériorité
que les peintres-écrivains doivent , en ce genre ,
à l'exercice de leur art et à l'habitude de voir pittoresquement
les objets . « Cette réunion de clartés se réflé-
>> tait sur les parois de marbre , sur les dômes dorés , et
>> faisait ressortir les formes et les ornemens de l'archiFEVRIER
1811. 263
» tecture , tandis que les pins , les cyprès et d'autres
» arbres dispersés çà et là parmi les édifices absorbaient
la lumière . Ces masses d'ombre , dont les formes et
» les couleurs étaient plus ou moins obscures , produi-
» saient des oppositions et des contrastes piquans. Des
» colonnes de fumée ajoutaient du vague à cet effet , et
» le rendaient encore plus magique , en voilant ou dé→
» couvrant alternativement cette continuité de feux ,
» qui suivait les inégalités du terrain , et dont les dif-
» férens plans , plus ou moins éloignés , se détachaient
» les uns sur les autres , se faisaient valoir mutuellement,
» et semblaient dispersés à dessein pour éclairer la ville
» et faire juger de son immense étendue : mais, l'éclat
» des mosquées et des monumens publics se répandait
» sur leur alentour en flots de lumière , qui se fondaient
» insensiblement avec l'ombre dans laquelle étaient plongées
les masures et les maisons , dont l'entassement
irrégulier et les petits détails auraient nui aux beautés
» de cet ensemble imposant . >>
Ce ramadhan qui , chaque année , donne lieu à une
semblable illumination , est , comme chacun sait , le
carême des Musulmans , qui alors portent l'abstinence
beaucoup plus loin que ne font , parmi nous , les plus
scrupuleux observateurs des pratiques religieuses ; chez
eux , une goutte d'eau , une bouffée de tabac fumé , le
parfum d'une fleur suffisent pour rompre le jeûne : ce
n'est qu'après le coucher du soleil qu'il leur est permis
de satisfaire leur faim et leur soif. L'instant précis où
ils peuvent manger et boire est marqué pour eux par
l'impossibilité de distinguer un fil bleu d'un fil noir :
M. Castellan prétend que ceux qui ont la vue mauvaise ,
s'en prévalent en cette circonstance , et avancent plus
ou moins , selon la faiblesse de leurs yeux , le moment
de sé gorger de nourriture et de boisson en toute sûreté
de conscience . Telle est , en tout pays , la dévotion littérale
et matérielle des sots et des ignorans ; ils sont en
compte avec Dieu , et ils le trompent quand ils peuvent.
Tous les orientaux ont dans leur maintien une immobilité
que rien ne dérange , dans leur démarche une
lenteur, que rien n'accélère : l'activité de corps des Eu254
MERCURE DE FRANCE ,
ropéens les étonne et les incommode ; ils diraient tous
comme l'un des Persans de Montesquieu : je n'ai pas
encorevu un de ces gens-là marcher . On se sert à Constantinople
, pour passer de la ville au faubourg de Péra ,
de petites barques appelées caïques , dont la construction
est telle , que le moindre mouvement un peu éloigné
du centre du bateau , peut le faire chavirer. Lorsque
M. Castellan ou tout autre Français de l'expédition
se trouvaitdans une de ces barques , un simple mouvement
de surprise, causé par la vue de quelque objet nouveau
, mettait la caïque en danger , et faisait dire au
conducteur qu'il aimait mieux conduire sept turbans
qu'un chapeau.
Nos Français avaient porté à Constantinople les modèles
de plusieurs machines aussi ingénieuses qu'utiles .
Admis chez le grand amiral Hussein-Pacha , pour les
faire jouer sous ses yeux et lui en expliquer le mécanisme,
ils eurent le dépit de voir que nos plus surprenantes
inventions arrêtaient à peine ses regards : ils imaginèrent
alors de lui montrer une vis d'Archimède. « Le
>> pacha n'a pas plutôt vu l'effet de cette machine si
>>>simple , qu'il s'en empare et court à l'application. II
» s'accroupit sur le bord du bassin qui occupait le milieu
» du salon , met le tube en mouvement et voit avec au-
>> tant de surprise que d'admiration l'eau du réservoir
>>monter à l'extrémité de la vis , s'en échapper et tomber
» sur le pavé. Il frappe alors des mains , et fait éclater la
>>joie naïve d'un enfant ; enchanté , il fait encore agir la
» vis , et continue ce jeu jusqu'à ce qu'il ait inondé la
>>chambre et mouillé tous ses vêtemens . Dès ce moment,
>> il ne veut plus rien voir , et il emporte avec lui cette
>>petite machine précieuse , comme un joujou dont il
>>craint qu'on ne le prive. >> Ne dirait-on pas qu'il s'agit
d'un sauvage de la mer du Sud ? C'était pourtant l'un
des ministres les plus éclairés d'un empire fondé sur les
débris de l'Egypte et de la Grèce .
Ce fatalisme des Turcs , qui entretient dans un état
de torpeur toutes les facultés de leur esprit , en les convainquant
que tout est déterminé d'avance par la volonté
de Dieu , qu'ils ne peuvent rien changer à cette prédesFEVRIER
1811 265
tination , et qu'ainsi le mieux qu'ils aient à faire est de
ne rien faire du tout , ce fatalisme , dis-je , a pourtant
aussi son bon côté. Si les Turcs laissent fondre sur eux
des maux qu'il leur eût été possible de prévenir , ils
savent les supporter avec une insensibilité que ne
peuvent avoir ceux qui croient que l'exercice de leur
volonté entre pour quelque chose dans l'arrangement
de leur destinée ; ils n'ont jamais de reproches à se faire
à eux-mêmes , et , dans la règle , ils doivent n'avoir
jamais à se plaindre des autres : tout n'est-il pas nécessaire
et immuable ? Que peuvent faire les hommes , ou
que peuvent - ils empêcher ? C'est dans les incendies
si fréquens à Constantinople , que brille toute l'impassibilité
du fatalisme ; un bon musulman voit brûler
tranquillement sa maison , et dit Alla kerim ! Dieu soit
loué ! La perspective , l'obtention même du bonheur le
plus inespéré n'a pas plus que l'infortune , le pouvoir
de l'agiter. On dit en plaisantant à un crocheteur turc :
« Peut-être un jour tu deviendras visir. >> Et il vous répond
d'un grand sang-froid : Alla kerim ! Dieu le
veuille ! Vous ne le surprenez pas : s'il est écrit là haut
qu'il doit être visir , rien ne l'en empêchera , pas même
de ne savoir ni lire ni écrire .
En quelque pays qu'un Français voyage, les femmes
excitent tout au moins sa curiosité ; mais en Turquie
malheureusement il lui est bien difficile de la contenter ,
et il courrait de terribles risques en voulant satisfaire un
sentiment plus vif. M. Castellan nous raconte l'histoire
assez récente d'un négociant napolitain qui , surprisavec
une femme turque , fut contraint d'opter entre le pal et
la petite cérémonie qui fait un musulman ou unisraélite ,
et qui , après s'être décidé pour l'opération la moins
douloureuse , fut assez heureux pour conserver , à prix
d'argent , l'intégrité de sa personne. Mais le piquant de
l'aventure , c'est que la friponne de Turque était du complot
et qu'elle avait fait tout exprès des agaceries au
pauvre Franc , pour le faire tomber dans le piége : c'est
une singulière manière de conquérir des chrétiens à la
foi de Mahomet.
Beaucoup d'autres détails de moeurs ou traits de carao
266 MERCURE DE FRANCE ,
tère national , semés dans l'ouvrage de M. Castellan , y
répandent de la variété et de l'intérêt. La description
des monumens de Constantinople y est traitée avec tout
le soin qu'on peut attendre d'un homme consacré par
état et par goût aux culte des beaux-arts . On ne lira
pas sans un vif plaisir tout ce qu'il dit des antiquités de
'Hippodrome et de cette admirable citerne de Constantin
, qui a trois cent trente-six pieds de long sur
cent quatre-vingt-deux de large , et dont les voûtes sont
soutenues par trois cent trente-six colonnes de marbre ,
distantes l'une de l'autre de douze pieds et ayant quatrevingt
palmes de hauteur. Les planches sont dignes de
celles qui ornent les Lettres sur la Morée. Quant au
style , il me paraît plus formé que dans cet ouvrage ,
qui était le premier de l'auteur : naturel , élégant et correct
, je n'y vois rien à reprendre que l'emploi assez
fréquent du pronom démonstratif celui , celle , suivi
immédiatement d'un adjectif ou d'un participe , comme
celui plus pur , celle plus élevée , etc .; c'est une faute
très-commune , qui n'en est pas moins très-choquante.
AUGER.
ORIGINE DE L'IMPRIMERIE D'APRÈS LES TITRES AUTHENTIQUES,
L'OPINION DE M. DAUNOU ET CELLE DE M. VAN PRAET ,
suivie des Etablissemens de cet art dans la Belgique ,
et de l'Histoire de la stéréotypie ; ornée de calques , de
portraits et d'écussons ; par P. LAMBINET. - Deux
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- A Paris , chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine,
IL est certains points d'histoire tellement obscurs ,
que des siècles de recherches n'ont pu venir à bout de
les éclaircir , et qui en même tems sont d'un si grand
intérêt , que l'on travaille encore à les débrouiller ,
quoique le tems qui s'écoule semble , en les éloignant
de nous , rendre la tâche tous les jours plus difficile .
De ce nombre est l'origine de l'imprimerie. On a écrit
des volumes pour assigner à cet art merveilleux ses véritables
inventeurs . M. Daunou donna , en 1802 , une
FEVRIER 1811 . ...
267
analyse très-substantielle et très-bien raisonnée de ces
nombreux écrits. Il la termina en proposant , comme
simplement probable , l'opinion que ses laborieuses recherches
l'avaient conduit à adopter; et cette opinion
laissait encore dans le doute un assez grand nombre de
faits importans : il semblait donc que la carrière venait
d'être fermée ; mais la découverte de quelques feuillets
d'un Donat souscrit par un seul des trois inventeurs ,
Pierre Schoeffer de Gernesheim , vientd'engager M. Lambinet
à y rentrer .
Son ouvrage qui avait déjà paru à Bruxelles en 1798 ,
et qui n'avait alors qu'un seul volume , est aujourd hui
composé de deux. Le premier offre les recherches de
l'auteur sur l'origine de l'imprimerie , suivies de l'ouvrage
de M. Daunou que nous venons de citer : le second
est occupé , presqu'en entier , par l'histoire particulière
de l'établissement de l'imprimerie dans la Belgique
, et se termine par une histoire de la stéréotypie ,
dans laquelle M. Lambinet a suivi fort exactement l'ouvrage
de M. Camus .
Nous avons cru devoir faire connaître cette division
de l'ouvrage de notre auteur , parce qu'elle n'est rien
moins que clairement énoncée dans son titre . Nous essayerons
à présent de donner une idée des quatre parties distinctes
dont cet ouvrage est composé.
La première est sans contredit la plus intéressante ,
etc'est aussi celle où l'auteur a montré le plus d'érudition.
Il est seulement fâcheux, que de l'aveu même de
M. Lambinet , tout ce qu'elle renferme ( à l'exception
de ce qui concerne les feuillets du Donat ) , eût déjà
été examiné , comparé , extrait enfin par M. Daunou ,
dans cette même analyse qui termine le volume : beaucoup
de gens croiront qu'il eût suffi de la réimprimer ,
eny joignant une simple dissertation sur le Donat ; nos
lecteurs penseront au moins que ce Donat est le seul
objet dont nous devions leur rendre compte , et nous le
ferons en peu de mots. On connaissait avant la renaissance
des lettres sous le nom de Donat un abrégé de
grammaire latine à l'usage des écoliers. Cet abrégé est
un des premiers ou peut-être le premier ouvrage dont.
258 MERCURE DE FRANCE ,
onconnaisse des exemplaires imprimés avec des planches
de bois , premiers rudimens de l'imprimerie. Tous
ces Donats ne portent ni date , ni nom de ville , ni nom
d'imprimeur. Ceux qui veulent que l'imprimerie ait été
inventée à Harlem , attribuaient ces essais informes à
Laurent Coster; les partisans de Strasbourg soutenaient
qu'ils étaient l'oeuvre de Guttenberg ; et parmi les écrivains
qui tiennent pour Mayence , quelques-uns les donnaient
à Pierre Schoeffer. Or , les quatre feuillets nouvellement
découverts et conservés à la Bibliothèque impériale
, décident la question en faveur de ce dernier
puisqu'ils portent sa signature.
On trouvera peut-être cette décision peu importante
en elle-même , ou plutôt on dira que la question qu'elle
résout pour un seul Donat , n'en reste pas moins douteuse
pour la plupart des autres. M. Lambinet en conviendra
sans doute , mais il répondra que cette première
question résolue en décide une autre qui est pour les
bibliographes d'un bien plus grand poids . Il s'agit de
cette fameuse Bible de Mayence , la plus ancienne de
toutes , et dont il existe un exemplaire , daté par le relieur
lui-même , comme achevé de relier au mois d'août
1456. L'opinion commune attribuait cette Bible aux
presses de Guttenberg ; l'identité de ses caractères avec
ceux du Donat dont nous venons de parler , la fait restituer
par M. Lambinet à Pierre Schoeffer , et change
par conséquent , sur ce point important , toutes les idées
des bibliographes .
Cette découverte est la seule que présente le premier
volume de M. Lambinet ; elle est heureuse , elle peut
conduire à d'autres , et nous le félicitons de l'avoir publiée
le premier. Nous sommes même assez bibliomanes
pour lui pardonner , du moins pour notre compte , de
l'avoir enchâssée dans un volume de 310 pages , que rendent
d'ailleurs inutiles les 120 pages de M. Daunou :
mais nous voudrions que M. Lambinet eût su se dérober
à l'influence maligne qui agit sur la plupart des savans
qui fontune découverte ou qui s'en emparent. Tout fier
d'avoir le premier mis au jour ces deux titres de gloire
de Pierre Schoeffer , il a voulu lui attribuer exclusiveFEVRIER
1811 . 269
میرک
ment celle d'avoir inventé l'imprimerie. Cela était assez
difficile ; car , jusqu'ici on a regardé comme le véritable
caractère de cette découverte , l'idée de substituer des
caractères mobiles aux planches solides de bois dont se
servaient , depuis 20 à 30 ans , les xylographes , et cette
idée ne paraissait pas pouvoir être contestée à Guttenberg.
Qu'adonc faitM. Lambinet pour lui en déroberla gloire ?
Deux choses où nous craignons fort qu'il n'obtienne pas
l'assentiment des juges éclairés . 1º Il a voulu prouver
que les anciens connaissaient déjà les caractères mobiles
et ses plus fortes preuves sont le fameux passage de Cicéron
contre la formation du monde par le concours
fortuit des atômes , et celui de Quintilien sur la manière
d'apprendre à lire et à écrire aux enfans . Or , que con-
- clure du premier , où Cicéron parle de mêler ensemble
une quantité innombrable de formes des vingt-une lettres
de l'alphabet , sinon qu'il concevoit la possibilitéd'avoir
ces lettres isolées faites d'or , d'argent ou d'une autre
matière ? Qu'inférer du second , où Quintilien ne blâme
point la méthode connue de mettre entre les mains des
enfans des lettres d'ivoire, pour leur enseigner à les nommer
en jouant , sinon que ces lettres d'ivoire servaient
de son tems à cet usage et n'en avaient aucun autre ,
puisqu'il n'indique que celui- là? Or de là , à se servir de
ces lettres isolées et mobiles pour en composer des mots ,
des phrases , des pages , les imprimer et les décomposer ,,
on peut assurer hardiment que l'intervalle est immense ,
puisqu'il a fallu des sciècles pour le franchir.
Le second moyen employé par M. Lambinet pour
exalter Pierre Schoeffer aux dépens des deux associés qui
jusqu'à présent ont partagé sa gloire, est plus franc, plus
direct et n'a que le seul défautde renverser toutes les
idées reçues. Ne pouvant ôter à Guttenberg l'invention
des caractères mobiles , notre auteur a imaginé de soutenir
que la découverte de la typographie ne tenait en
rien à cette invention. Il place l'essence de l'art dans la
matrice-poinçon , qui permet de multiplier à l'infini les
caractères ; cette matrice-poinçon est due à Schoeffer ;
donc... La conclusion se tire d'elle-même. Nous croyons
qu'il suffit de mettre ce raisonnement sous les yeux de
1
270 MERCURE DE FRANCE ,
nos lecteurs pour leur en faire sentir la faiblesse. Nous
sommes persuadés qu'ils en nieront comme nous la majeure
, et que tout en convenant que Guttenberg et Fust
n'auraient jamais imprimé que péniblement de très-petits
ouvrages avec des caractères sculptés en bois ou même
en métal , ils reconnaîtront de même que Schoeffer n'aurait
probablement jamais eu l'idée de fondre des caractères
isolés et mobiles , s'il n'avait connu ceux que Fust
etGuttenberg avaient sculptés. Nous pensons , en un
mot, que dans cette grande question de l'origine delimprimerie
, plusieurs points importans ne seront jamais
éclaircis , mais que sur les principaux il faudra toujours
én revenir au récit de Trithème auteur contemporain , et
quiparle d'aprèsletémoignage même de Pierre Schoeffer .
Selon lui l'imprimerie fut inventée à Mayence par Jean
Guttenberg , qui s'étant ruiné d'abord dans cette entreprise
, s'aida des conseils et de la fortune de Jean Fust,
citoyen de Mayence comme lui. Ils se servirent d'abord
de planches de bois dont les caractères étaient inamovibles
; ils imaginèrent ensuite des types métalliques
fondus dans des matrices , mais les difficultés étant encore
extrêmes , ils dépensèrent 4000 florins pour achever 48
pages de la Bible in-folio, et ce fut alors que Schoeffer
inventa un moyen plus facile de fondre les caractères et
acheva l'art. On voit que dans ce récit Trithème fait à
chacun des inventeurs la part qui lui est réellement due.
M. Lambinet reconnaît cet auteur pour un historien
éclairé et véridique , il ne peut le soupçonner d'avoir
altéré le témoignage de l'artiste qu'il fait parler , et sans
doute il nous pardonnera de n'être pas plus zélés pour la
gloire de Schoeffer que ne l'était Schoeffer lui-même.
Le second ouvrage de M. Lambinet , l'Histoire do
l'établissément de l'Imprimerie dans la Belgique , nous a
paru beaucoup moins systématique que le premier. 11
porte sur des bases plus solides; l'auteur parle le plus .
souvent de livres qu'il a vus , ou s'appuie de notes qui
lui ontété communiquées par M. Van Praët , l'undes plus
savans comme l'un des plus obligeans bibliographes de
l'Europe. Nous nous y arrêterious volontiers si le sujet
étaitd'un intérêt plus général, et sinousn'avions la crainte..
/
FEVRIER 1811 .
271
trop fondée d'avoir déjà donné trop d'étendue à cet
article . Cette dernière raison nous engage aussi à passer
légèrement sur l'histoire de la stéréotypie . Les mémoires
de M. Camus qui en ont fourni les matériaux sont déjà
connus , et quant à l'opinion de l'auteur sur les avantages
de cette invention , elle ne peut être douteuse puisque son
ouvrage est imprimé chez les successeurs de M. Herhan ,
et se vend à la librairie stéréotype . Sans adopter son sentiment
, nous n'entreprendrons point ici de le combattre ;
et si un peu de bibliomanie nous oblige de citer comme
téméraire l'assertion de la page 412 où il est dit que les
caractères stéréotypes de MM. Mame peuvent soutenir
la concurrence avec ceux des Elzévirs , d'un autre côté
nous féliciterons notre auteur de n'avoir pas trop décrié
les premiers stéréotypeurs pour faire valoir les stéréotypeurs
modernes , qui malheureusement n'ont pas
toujours parlé de leurs confrères avec autant de modération
.
"
Après avoir donné quelque idée du fonds de cet
ouvrage , il nous reste à parler du style de l'auteur.
Nous dirons donc avec sincérité , quoiqu'avec , regret ,
que ce n'est pas sa partie brillante . Voici , par exemple ,
ce que nous lisons dans l'introduction ( pag. xvij. , xviij ) :
« Christian Wolfius a donné , en 1740 , à Hambourg ,
un recueil de presque tous les écrits épars qui ont été
publiés jusqu'alors ..... » au lieu de : qui avaient été
publiés... Page xxiij , on trouve : « En 1778 , le savant
Laire , quoi qu'en dise Audiffredi , figurait à Rome , etc. »
et l'on ne sait à quoi le quoi que se rapporte . Un peu plus
loin ( page xxvij ) , M. Lambinet nous dit que l'amour
de la patrie dictait à M. Fischer des éditions auxquelles
Guttenberg n'a jamais eu de part ; dicter des éditions
nous paraît une chose tout-à- fait nouvelle . Il nous serait
facile de multiplier les citations , mais nous croyons que
celles-ci suffisent . On sait d'ailleurs , généralement ,
qu'il est certaines branches d'érudition qui dispensent ,
en quelque manière , ceux qui les approfondissent d'écrire
avec une parfaite correction . Or , M. Lambinet
( et c'est par là que nous voulons finir ) , s'est acquis des
connaissances très-profondes dans la bibliographie de
272
MERCURE DE FRANCE ,
quinzième siècle. Son livre sera utile aux érudits qui
voudront courir après lui la même carrière , et si les
gens simplement instruits ne s'empressent pas de le lire ,
il pourra s'en consoler , sans doute , car ce n'est pas
M. B. pour eux qu'il a écrit .
par
SALON DE 1810.- Recueil de pièces choisies parmi les
ouvrages de peinture et de sculpture exposés au Louvre
le 5 novembre 1810 , gravées au trait, avec l'explication
des sujets et un examen général du Salon . Publié
C. P. LANDON , peintre , ancien pensionnaire de l'Aca
démie de France à Rome. - Première livraison .
A Paris , chez l'Auteur , rue de l'Université , nº 19-
LORSQUE M. Landon entreprit , il y a deux ans , dé
donner , avec des notes explicatives , un choix de gravures
au trait , faites d'après les meilleurs tableaux du
Salon de 1808 , et qu'il prit l'engagement de publier , à
chaque exposition nouvelle , un ouvrage du même
genre , chacun applaudit à son heureuse idée et au zèle
infatigable avec lequel il cherche à introduire , dans toutes
les classes de la société , le goût des beaux -arts . On vit
dans ce recueil , non-seulement un ouvrage bien conçu
et exécuté d'une manière satisfaisante , mais encore un
ouvrage qui , commencé à l'une des époques les plus
brillantes de l'Ecole française , acquerrait chaque année
un nouveau degré d'intérêt par les observations qu'il
mettrait à même de faire sur les progrès ou la décadence
des arts . Ajoutons qu'il eut encore l'avantage singulier
de paraître dans un moment où la nation manifestait le
plus d'enthousiasme pour les productions de nos artistes .
Jamais on n'avait montré tant d'empressement à courir
au Salon , ni plus de constance à le fréquenter. Avec
moins de curiosité , sans doute , les Athéniens se portaient
au Poecile.
Mais il est rare qu'à sa naissance une pareille entre
prise n'ait pas quelque côté faible. On trouva que le
texte laissait beaucoup à désirer. En se bornant à la
simple explication des sujets sans ajouter aucune obser
vation ,
FEVRIER 1811 .
273
SEINE
et
vation , M. Landon avait privé son ouvrage du seul
genre d'intérêt dont il était susceptible . Nous le répétons
ici d'autant plus volontiers , que cette fois nous
n'aurons pas le même reproche à lui faire , et
ne se l'était d'ailleurs attiré que par trop de cons-LA
pection. Artiste lui -même , il craignit que ses confrères
ne se montrassent trop sensibles à ses remarques
qu'ils ne prissent en mauvaise part des observations
dictées par le seul amour des arts et de la vérité, Certes
c'est trop sacrifier aux égards , et nous ne voyons
pas pourquoi les peintres accueilleraient si defavora
blement le sentiment d'un homme également verse dans
la pratique de leur art et dans la culture des lettres.
Les traits de l'injustice , de l'ignorance ou de l'envie
font seuls des blessures cuisantes . Eh ! qui peut mieux
que des pairs prononcer dans une cause hors de la portée
du commun des juges? Ira-t- on chercher un musicien
pour dire son avis sur un poeme , ou un architecte pour
prononcer sur le mérite d'une sonate ? Au reste , cet
excès de délicatesse de la part de M. Landon a été en
pure perte : les lecteurs auraient mieux aimé sa sévérité
que son indulgence , et , à coup sûr , aucun artiste ne
lui aura tenu compte de ses procédés , de sa retenue.
Pour eux ce n'est point assez qu'on ne relève point leurs
défauts , il faudrait les louer outre mesure sur les qualités
qu'ils n'ont pas. La nation des poëtes n'a que peu
d'amour propre en comparaison de celle des peintres.
Pictorum irritabilissime genus.
Eclairé sans doute par sa propre expérience , M. Landon
n'a pas voulu , cette année , encourir le même
blame. A la description des tableaux dont il offre les
gravures , il a joint , dans ses notices , des réflexions
sur les principes de l'art , et a su , en conservant les
égards dus à toute espèce de mérite , relever les fautes
essentielles et faire mieux valoir les beautés du premier
ordre que l'on peut remarquer dans chaque production
capitale. Ce qui distingue sur-tout ses critiques de celles
qui ont paru dans la plupart des journaux , c'est que
connaissant à fond la matière qu'il traite , M. Landon
frappe toujours droit au but , ne donne à chaque objet
!
4 MERCURE DE FRANCE ,
que l'importance qui lui convient , et ne s'appesantit
longuement ni sur des négligences légères , ni sur des
détails traités avec trop de soin. Il paraît, sur-tout ,
avoir évité de tomber dans ces aperçus subtils et méthaphysiques
qui consistent à voir toujours au-delà
de ce que l'artiste a voulu représenter : manie qu'il
faudrait laisser aux commentateurs et ne point introduire
dans le domaine des arts . Jamais on ne le voit
non plus créer de nouvelles théories ou avancer de
ridicules paradoxes pour faire excuser ce qui est réellement
condamnable. Il reprend sans amertume et loue
avec franchise . Enfin , ses notices où l'on ne trouve ni
l'enthousiasme factice des faux connaisseurs , ni la
froideur des artistes envieux , ont ce ton de clarté et
de simplicité qu'on trouve trop rarement dans les ouvrages
critiques sur les productions des arts .
Pour justifier ces éloges nous citerons quelques passages
des descriptions qui accompagnent les gravures
de cette première livraison. Le lecteur nous saura gré ,
sans doute , de choisir d'abord ce qui concerne le tableau
de M. Guérin : c'est, comme l'observe fort bien M. Landon
, le premler dans son genre ; c'est celui qui a fixé le
plus l'attention des connaisseurs ; c'est enfin celui sur
lequel les journalistes ont fait nombre de remarques . Il
n'est pas mal de redresser par le sentiment d'un artiste
tant de jugemens opposés .
«Un tableau qui dès le jour de l'ouverture du Salon
frappe vivement et attire la multitude , est rarement un
ouvrage médiocre , mais n'est pas toujours un ouvrage
excellent. On peut en conclure que les sujets d'enthousiasme
ne sont pas toujours les mieux mérités ni les plus durables.
» On a remarqué au contraire qu'un tableau dont la
composition est sage et noble , le style élevé , doux etgrave
tout-à-la-fois , le dessin correct et pris sur la nature , feffet
simple , l'exécution nette et sans prétention, n'était pas tonjours
jugé au premier aspect aussi avantageusement qu'il
lemérite , parce que les beautés de ce genre ne frappent
gnères le commun des spectateurs, etveulent être méditées
n Aussi les beautés du tableau d'Andromaque , dont le
succès va croissant de jour en jour, n'ont-elles pas été aussi
vivement senties qu'on devrait le présumer. Les artistesont
FEVRIER 1811. 275
été les premiers à en avertir le public. Leurs éloges ne
sont pas équivoques .
» Les personnes d'un jugement léger , d'un esprit super
ficiel , toujours plus affectées des imperfections d'un ouvrage
que sensibles aux beautés qui les rachètent , n'ont vu
d'abord dans le tableau d'Andromaque qu'une composition.
unpeu symétrique , un ton blanc trop généralement répandu,
un geste familier dans la figure d'Oreste , une pose
théâtrale et quelque roideur dans celle de Pyrrhus , trop
peu de dignité peut-être dans l'Hermione , un
sans profondeur , et qui ne fuit point, le groupe d'Andromaque
et d'Astyanax a pourtant trouvé grâce aux yeux des
juges les plus difficiles ; encore cette draperie blanche si noblement ajustée leur a-t-elle paru ne point contraster
suffisamment avec le ion des objets qui l'avoisinent.
"
fond nu
Ilfautconvenir que ces diverses critiques ne sontpas toutes sans fondement; elles n'ont d'injuste que l'importance
qu'ony a mise.Quelques retouches feraient disparaître
d'aussi légers défauts , et les éloges seraient sans restriction : car on n'aurait plus qu'à louer le grandiose de la composition
, la justesse et l'élévation des caractères , la correction
des formes , la beauté des draperies , sur-tout de celles
d'Oreste et d'Andromaque , la douleur touchante de cette mère infortunée , la naive sécurité de l'enfant , le beau choix
des détails , et sur-tout , si l'on peut s'exprimer ainsi , cet
accent grec , cette empreinte vraiment antique quasting
guent cette noble production. »
On ne saurait mieux faire sentir combien dans un bel
Ouvrage quelques légères fautes sont excusables . S'il est
vrai que dans tout ce qui sort de la main des hommes il
ne faut pas vouloir la perfection, c'est principalement
dans les productions des arts qu'on n'a pas le droit de
P'exiger. Quelle composition pourrait, dans toutes sespar- ties, supporter un examen rigoureux? Aux yeux de Fal conet mille défauts déparaient la Transfiguration de
Raphaël . Toutefois la vive impression que font sur M. Landon des beautés d'un ordre supérieur , la disposition
qu'elles lui donnent à l'indulgence, ne l'empêchent
pas de relever les erreurs dans lesquelles tombent même nos plus grands peintres. Ilsait indirectementleurdonner
d'excellens avis. Qu'on nous permette une dernière citation.
Il s'agit du tableau de M. Gros représentant S.M.
Sa
276 MERCURE DE FRANCE ,
haranguant l'armée avant la bataille des Pyramides. Après
en avoir expliqué le sujet et fait remarquer les beautés
capitales de cette production , M. Landon ajoute :
« Ce cadre qui serait d'une grande dimension pour
tout autre peintre que M. Gros , semble encore trop resserré
pour ses pinceaux fiers et faciles . On croit apercevoir
qu'il s'y est trouvé gêné et qu'il n'a pu donner à sa
verve l'essor accoutumé. Ceux qui se rappellent les ouvrages
précédens de M. Gros pourraient même croire que ce tableau
n'est que le fragment d'une composition plus capitale , et
ce qui peut en confirmer l'idée est cette lumière générale
également répandue ou plutôt dispersée dans toutes les
parties, dans tous les coins du tableau. Il n'entre pas
dans le système de M. Gros de grouper ses lumières , d'en
calculer les masses , de les lier , de les ramener insensiblement
àun point central où de tems en tems l'oeil se reporte
comme malgré lui et puisse trouver un repos nécessaire .
Cet artifice connu des peintres qui ont possédé la science
du clair obscur, est le seul moyen de ramener l'oeil et de
captiver l'intention du spectateur. "
En rendant compte des livraisons subséquentes qui
paraîtront incessamment , nous nous ferons un plaisir de
citer quelques-unes des remarques intéressantes qu'auront
suggérées à M. Landon les principaux ouvrages qui
composent l'immense et magnifique exposition de 1810.
VARIÉTÉS .
G.
ATHÉNÉE DE PARIS .-Le cours d'éloquence française que
les programmes de l'Athénée annonçaient pour la fin du
mois de janvier , a en effet été ouvert mercredi 30 de ce.
mois par M. Victorin Fabre. Les avis avaient été partagés
sur le discours général d'ouverture des leçons de l'Athénée ,
dont il s'était chargé. Les critiques les plus passionnés n'avaient
pu n'y pas avouer de très-belles choses , ni les auditeurs
les plusjustes n'y pas reconnaître quelques défauts;
onattendait le jeune professeur à l'ouverture de son propre
cours. L'auditoire était nombreux , et il n'y a eu cette fois
qu'un avis . Leplan du discours qui est celui du cours entier
, la finesse eett llaa justesse des aperçus , le bon goûtdu
FEVRIER 1811 .
277
style , le ton de l'orateur , ou plutôt du professeur , tout a
également réussi .
M. Victorin Fabre a d'abord soumis à une analyse rigoureuse
les mots d'éloquence et d'art oratoire , et démontré
que ces mots expriment des idées très-distinctes , et
qu'il est important de les distinguer. Ceux qui prétendent
que cette distinction était déjà reconnue , oublient que Laharpe
l'a rejetée formellement. M. Fabre , qui ne l'avait pas
onblié , a réfuté l'opinion de ce célèbre rhéteur avec autant
d'évidence que de mesure et d'égards . En prenant cette
distinction même pour base de son travail , il a prouvé
que ce qui reste peut-être à faire de plus utile lorsqu'on
traite de ces objets , c'est de parcourir avec soin et de décrire
avec exactitude tout le domaine de l'éloquence que
Cicéron lui - même nous peint comme errante en liberté
dans toute la sphère des belles-lettres . Cela est vrai , surtout
en parlant des littératures modernes , et particulièrement
de la nôtre , parce que , à l'exception de nos orateurs
sacrés , les écrivains nés pour la haute éloquence , ne trouvant
point chez nous , comme chez les anciens , une grande
carrière oratoire ouverte , se sont jetés comme à l'envi dans
toutes les autres carrières . L'éloquence prenant ainsi toutes
les couleurs et toutes les formes , selon le genre des ouvrages
et la nature des sujets , il est donc nécessaire d'apprendre
à la reconnaître dans toutes ses métamorphoses ,
et d'étudier jusqu'à quel point elle doit être admise dans
chacundes sujets et des genres ; nos grands écrivains en
ayant donné dans tous d'excellens modèles , c'est sur-tout
en les analysant , conclut le professeur , qu'on peut faire
avec fruit cette étude. Joindre à cette analyse la recherche
desdéveloppemens que l'éloquence a reçus de chacund'eux ,
qu'elle a
qualités ddoommiinnaannttees de leur esprit ,
à la trempe de leur caractère , aux circonstances morales
dont ils étaient environnés , examiner enfin l'influence
qu'ils ont exercée sur l'esprit général de la nation ,et celle
qu'ils en ont recue ; c'est ,a-t-il dit , par la réunion de ces
moyens que l'on peut rassembler et coordonner dans un
même plan l'histoire , l'analyse et le tableau de l'éloquence
française.
de ce dû aux
Il a ensuite établi une distinction aussi neuve qu'importante
entre l'éloquence en prose et l'éloquence en vers ; il
a prouvé que les hardiesses du style ,seul point dans lequel
on convient généralement que ces deux éloquences diffèrent,
estprécisément celui sur lequel elles diffèrent le moins
278 MERCURE DE FRANCE, FEVRIER 1811 .
dans toutes les langites et principalement dans la nôtre. Il
a fait voir ensuite les différences réelles qui dérivent de la
nature même des deux langages , du but très-différent que
se proposent les deux éloquences , et des moyens souvent
divers qu'elles mettent en oeuvre pour y parvenirégalement ,
différences qui n'avaient point encore été définies , ni même
exposées jusqu'à ce jour. En résumé , les divers objets
quedoit embrasser un cours complet d'éloquence , peuvent
et doivent donc se ranger sons ces divisions principales :
Eloquence ,Art oratoire , Eloquence en vers , Eloquence
enprose.
: M. Fabre se proposant d'offrir non-seulement le tableau
mais aussi l'histoire de l'éloquence française , a annoncé
qu'il commencerait par traiter de l'éloquence en poésie ,
parce que chez toutes les nations , les grands poëtes , venus
les premiers , ont épuré , enrichi les langues , et doté les
différens idiômes des tours éloquens ét même oratoires les
plus analogues à leurs élémens ; ces tours ont été transportés
plus tardde la poésie dans l'éloquence des orateurs ,
des historiens , des philosophes ; et il importe beaucoup
de suivre un ordre méthodique dans l'étude des premiers
essais et de la marche progressive des arts . L'analyse de
l'éloquence en prose'viendra ensuite et sera traitée selon le
plan rapporté plus haut. Quoique ce plan doive embrasser
tous les genres , le professeur éxaminera plus endétail et
avec plus de développement toutes les sortes de discours
publics et de compositions oratoires . Avant tout , il tracera
un tableau rapide et raisonné de l'éloquence des anciens ,
considérée seulement par comparaison avec la nôtre.
'Immédiatement après ce tableau viendra l'examen sommaire
des écrivains tant en prose qu'en vers qui ont précédé
nos grands maîtres , et qui ont quelquefois trouvé des
formes éloquentes, et préparé les voies à nos vrais orateurs
etànos bons poëtes . L'auteur a montré l'espérance de terminer
dans cette première année le tableau historique et
l'analyse raisonnée de l'éloquence en vers sous Louis XIV.
Mais au moment d'entreprendre un si long travail , il a
demandé qu'il hii fût permis de soumettre encore à la
même analyse dont il venait de faire utilement usage, des
expressions qui devaient revenir sans cesse et sur lesquelles
il arrivait trop souvent de disputer sans s'entendre ; telles
que celles de beauté , de sublime dans les écrits ,de talent,
d'esprit, de génie , degoût , de critique littéraire expressionsdont
il essayera , dans la séance prochaine ,de fixer et
decirconscrire , autant qu'il est possible , le véritable sens .
POLITIQUE.
Les bruits d'une pacification entre les Russes et les
Tures ont repris de la consistance depuis l'arrivée d'un négociateur
russe , M. le comte Italinski , àBucharest : mais
les ministres de la Porte assurent que le Grand-Seigneur
ne consentira point à une paix dictée par les Russes . La
campague paraît terminée. L'armée du grand-visir reste
immobile dans son camp retranché de Schumla : elle se
croit à l'abri de toute attaque de l'ennemi .
Onjouità Constantinople de la plus grande tranquillité.
La Porte n'a rien publié relativement aux événemens militaires..
Le roi de Prusse et sa famille passeront cet hiver à
Berlin. On commence à y reconnaître les bons effets qui
doivent résulter des nouvelles mesures d'administration et
de finances . Il y a seulement une partie de la noblesse qui
se croit lésée dans ses priviléges , et qui répugne à faire des
sacrifices commandés par les circonstances . Il doit y avoir
bientôt une assemblée des Etats où cet objet sera discuté
de manière à éclairer les esprits , et à faire sentir à cette
classe , que si l'égalité des droits commande celle des devoirs
, à plus forte raison des droits plus étendus commandent
de plus grands devoirs . Les relations avec la France
et avec les puissances confédérées continuent à être trèsamicales
. La nouvelle organisation de la garde bourgeoise
sera incessamment achevée; plus de 3000 bourgeois la
composent. Cette garde sera portée à 6000 hommes. Des
mesures répressives très-sévères prises contre les brigands
qui parcouraient le plat pays , ont eu le plus heureux
succes.
AVienne , les militaires qui ont reçu des congés doivent
Tejoindre au printems ; à cette époque de nouveaux congés
seront accordés àd'autres militaires. On croit que l'armée
autrichienne entière sera désormais nationale , que tout
étranger en sera exclu. La garde noble allemande a été
augmentée. Tous les employés civils de l'Empire vont
porter ununiforme. Une gendarmerie doit être incessamment
formée; elle est nécessaire pour la répression du
280 MERCURE DE FRANCE ,
1
A
brigandage qui fait des progrès alarmans dans quelques
provinces de la monarchie. Les gardes nationales de Bavière
s'élèvent à près de 50 mille hommes . Les Etats de
Saxe tiennent séance très-régulièrement. La distribution de
lajustice et les codes paraissent les occuper particuliérement.
La démolition des remparts de Dresde et les travaux
de Torgau se poursuivent en même tems .
7
Le roi d'Angleterre est toujours dans le même état.
L'époque du 2 février est passée , on ne va pas tarder à
connaître si l'Angleterre veut qu'il y ait au monde une
autre nation qu'elle jouissant du bienfait du commerce ,
et libre d'échanger les produits de son industrie. L'Amérique
et la France ont révoqué des mesures rigoureuses ,
représailles indispensables des décrets du conseilbritannique;
que deviendront ces décrets ? Un journal américain
résume ainsi la situation des Etats-Unis à l'égard de
l'Europe.
1º. La France a révoqué tous les édits connus , par lesquels
elle violait la neutralité de notre commerce.
2°. L'Angleterre n'a rien révoqué , et s'est contentée de
faire des promesses partielles et conditionnelles de révoquer
ses édits de même nature.
3º. L'opinion du président est qu'il faut que l'Angleterre
révoque ses blocus illégitimes , avant que l'on puisse admettre
qu'elle ait rapporté les ordres qui violent la neutralité
de notre commerce.
4°. On n'a fait d'ailleurs aucun progrès dans l'applanissement
des autres différends qui existent entre les Etats-
Unis et la Grande-Bretagne.
Dans une telle situation le gouvernement des Etats-Unis
doit attendre avec impatience la décision du cabinet anglais
sur les ordres du conseil. Quant à la France, un journal
américain estime les réclamations que les Etats-Unispeu,
vent faire à 8 millions , un autre à 25.
Le Morning-Chronicle a publié les réflexions suivantes ,
relativement à ces ordres du conseil.
« L'Angleterre avait publié les ordres de blocus. Le gouvernement
français a publié le décret de Berlin ; l'Angleterre
a répliqué par ses ordres du conseil. Le décret de
Berlin fermait à une nation commerçante toute espèce
d'entrée et de sortie pour son commerce (ou au moins tel
en était le but). Il interrompait toutes les communications
entre les vendeurs et les acheteurs. Par une politique trèsmal
entendue, la publication des ordres du conseil a mis
FEVRIER 1811. 281
en exécutionles décrets de France , qui sans cela ne pouvaient
être qu'une vaine menace. En effet , ces ordres ont
ordonné aux acheteurs de nos denrées de rester chez eux.
Voici à-peu-près leur langage : " Vous avez cherché à nous
fermer les mers; et comment pouvez-vous y prétendre ,
vous qui n'osez pas vous montrer sur l'Océan ? Nous vous
aiderons cependant à mettre vos menaces à exécution .
Nous n'aurons jamais d'obligation , ni à vous ni aux neutres
, pour notre commerce . Nous ferons cesser toutes les
relations de commerce . Les neutres ne feront de commerce
ni avec nous ni avec vous. Vous vous passerez de sucre et
de café , et nous verrons enfin si nous ne pourrons pas
vous soumettre en vous privant de confitures. Vous n'aurez
nimuscade ni clous de girofle. Vous verrez ce que vous
gagnerez en vous mettant en querelle avec une nation aussi
puissante. Vous n'aurez ni poivre ni moutarde que vous
n'ayez fait la paix. »
» La France répond à cela , et suivant nous avec beaucoup
de raison , dans les termes suivans : «Vous pouvez
sans doute nous priver de sucre et de café; tant que vos
ordres du conseil seront en vigueur , il n'y aura pas de poivre
dans nos ragoûts , ni clous de girofle dans nos hachis.
Mais que nous importe ? De votre côté,vous ne vendrez
pas vos étoffes de laine , ni celles de toile de coton, etc.;
votre commerce sera ruiné; vous nous priverez de dessert,
tandis que nous vous enleverons vos diners . Qui de nous
deux a le plus grand avantage dans cette affaire? » Telle est
cependant la nature des deux systèmes , et tel est leur
résultat. Dans les tems heureux , la gazette de Londres
servait à nous annoncer nos victoires , tandis qu'aujourd'hui
ce n'est qu'une feuille d'annonce qui publie nos banqueroutes.>>>
Les nouvelles anglaises de Lisbonne , en date du ro janvier
, portaient :
« Tous les officiers de notre armée considèrent une bataille
comme plus prochaine qu'elle ne l'a encore été depuis
notre retraite de Busaco sur Torres-Vedras . L'armée com
binée est formidable . Celle de l'ennemi l'est aussi , et à
à quelque époque que la bataille se livre , le choc sera
terrible.
> Massena a fait , depuis quelque tems , les plus grands
préparatifs pour attaquer les lignes anglaises : il a établi des
ponts, des têtes de ponts , et d'autres ouvrages de fortifi
1
282 MERCURE DE FRANCE ,
cation. Dé notre côté , nous ne sommes pas restés oisifs ,
et nos lignes ont un air formidable .
Hier , l'ordre est arrivé aux convalescens de rejoindre
l'armée.n
D'autres lettres du 13 portent que le général Drouet a
aussi rejoint Massena. Le colonel Traut a été obligé de se
retirer de Coimbre qui a été occupé par des Français. Les
renforts amenés pár Drouet sont estimés être de 10,000
hommes . Tout était dans le même état à Santarem et à
Cartaxo , quartiers généraux respectifs des chefs ennemis.
Le général Hill était malade , et le général Campbell mort.
Les nouvellesde Cadix annonçaient la suite et les progrès
du bombardement ...
Le même jour on a appris à Lisbonne la marche sur
Badajoz des corps de Soultet de Mortier réunis . Ces corps
au nombre de 18 à 20 mille hommes ont passé la Guadiana
. On élève à 80 mille hommes le nombre des combattans
que Massena doit avoir sous ses ordres après la
réunion de toutes ces forces . Les batteries françaises battent
le Tage et empêchent d'y naviguer.
Les dernières nouvelles de Londres sont du 26 janvier ;
ons'y occupait beaucoup de la situation du commerce , et
l'Alfredhasardait à cet égard les considérations suivantes :
La destruction des marchandises anglaises continue
toujours à être l'objet favori des Français. Quant à l'avantage
que produit le système continental , Napoléon neiconnaît
pas encore toute l'étendue de l'influence que le commerceproduit
danstoutes les parties,del'Europe; et quelque
grandes que soient les pertes qu'éprouve l'Angleterre , et
qu'elle doitencore éprouverpar les privations commerciales
anxquelles elle est soumise maintenant, on veira en dernier
résultat que l'émbarras dans les finances , et la détresse
dans le commerce du continent d'Europe , seront proporfionnés
à ceux qui se feront sentir en Angleterre.LaConfédération
continentale a privé la Grande-Bretagne du marché
de l'Europe ; mais les négocians du continent , privés
de toute communication extérieure , seront absolument forcés
de cesser de trafiquer. Il ne peut plus y avoir de marché
pour les productions ducontinentd'Europe qui s'échangeaient
contre les denrées coloniales . »
Voici actuellement la réponse contenue dans une note
expresse du Moniteur :
Il est hors de doute que les mesures qui anéantissent
le commerce de l'Angleterre , n'aient un contre-coup qui
FÉVRIER 1811 . 283
doit se faire sentir sur le continent , et principalement sur
les maisons imprudentes qui assuraient et escomptaient le
commerce de l'Angleterre , et formaient ses canauxde coinmunication
avec le continent; mais en admettant même ce
bouleversement du commerce , non comme le fait de la
France, mais comine la conséquence des arrêts du conseil
de 1806 et 1807, il n'en sera pas moins vrai que la France
et lespuissances continentales n'éprouveront aucune perte
dans leurs revenusni dans leurs moyens de guerre , puisque
les 900 millions qui constituent le revenu de la France en
1810, se composent dans leur totalité de recettes nettes qui
rentrent en argent comptant. Ces 900 millions sont plus que
suffisans pour faire face àtoute espèce debesoins . L'Angleterre
, au contraire , abesoin de 1600 millions pour suffire
à ses dépenses et payer une dette publique de 600 millions .
Orces 1600millions ne sont pas le résultatdes revenus de
l'Angleterre , mais sont au moins pour la moitié le produit
du bénéfice qu'elle fait sur son courtage , autrement dit son
commerce. Son commerce se détruit; son crédit l'estdéjà ;
ses deux points d'appui de circulation sur le continent ,
Amsterdam et Hambourg , ne peuvent plus lui servir; ancun
négociant du continent ne veut plus traiter avec elle .
Certainement il est facile de prévoir qu'an plus tard en
1813 ou en 1814 , les finances de l'Angleterre éprouveront
un tel échec , qu'elles ne pourront plus suffire à ses besoins .
La situation de la France est bien différente . En 1811 ,
en 1812 , d'année en année , elle sera plus riche parl'économie
d'une exportation de 150 millions que lui coûtaient les
marchandises coloniales et par l'accroissement de ses manufactures
. La crise de l'Angleterre est déjà évidente . Son
change perd 33 pour 100. ALondres même , quoiqu'ily ait
peine de mort , on échange le billet de banque contre de
l'argent ou de l'or à 15 et 16 pour 100 desperte . Les billets
debanque sontbillets forcés etun véritable papier-monnaie .
Cet état de choses doit empirer tous les jours . La quantité
de billets que peut escompter une banque est dans le rapport
du crédit; les affaires étant diminuées de moitié , le
credit étant anéanti ,la perte desbillets contre le numéraire
doit s'accélérer tous les jours . L'histoire ne comprendrapas
comment un gouvernement fondé sur le commerce , qui a
besoinde 1600 millions pour ses dépenses , qui en tire plus
de 800 de son courtage , peut être assez irréfléchi pour
déchirer la charte du commerce , et bouleverser tous les
principes,mettre le commerce hors du droit commun , el,
284 MERCURE DE FRANCE ,
pour ainsi dire, le mettre en état de siége . C'est cependant
le résultat des arrêts de 1806 et 1807. Au fait , l'Angleterre
estfort étonnée de ce qui se passe. Depuis cent ans , ellea
coutume de donner la loi ; elle seule , sous prétexte de sa
liberté de la presse , s'attribue le droit de dire des injures à
tout l'univers; elle seule s'attribue le droit de brûler les produits
des manufactures des autres pays , de dicter des traités
de commerce , de faire arbitrairement des réglemens sur
le commerce des mers , et sur les neutres , etc. Elle avait à
faire à des gouvernemens faibles et énervés . Maintenant il
faut qu'elle se persuade bien que les tems sont changés . Les
mesures de la France seront toujours proportionnées aux
siennes , et cette lutte est celle du bois contre le rocher.
L'Angleterrey succombera , si ceux qui la gouvernent continuent
d'être animés de cet esprit d'irréflexion et de haine
qui caractérise l'administration anglaise depuis plusieurs
années .
La lettre suivante , écrite de Brême , vient trop bien à
l'appui de ces considérations , et complétera trop bien ce
tableau , pour que nous la fassions pas succéder ici à ce
qu'on vient de lire .
Héligoland , y est-il dit , est maintenant évacuée. Toutes
les marchandises anglaises en ont été retirées. Les pertes
pour les assurances et pour les frais de transport d'Héligoland
à Londres ont été de 20 pour 100. Acette perte il
faut ajouter celles qui résultent du tems que ces marchandises
sont restées en stagnation à Héligoland , et des avaries
considérables qu'elles y ont éprouvées .
» Les personnes qui viennent d'Angleterre assurent que
le désappointement du commerce anglais est à son comble.
L'opinion générale est contre le gouvernement; les ministres
sont en horreur; les faillites se multiplient ; les affaires
sont nulles. Pour ceux qui ont eu occasion de visiter la
France , c'est un grand sujetde surprise , que le soin mis
par les ministres à faire croire aux choses les plus absurdes
sur ce pays . Les gens sensés , et il y en a beaucoup , voient
la crise où leur pays est engagé. Les affaires d'Espagne et
de Portugal rendent lord Wellesley odioux à la nation. La
guerre d'Espagne est considérée comme à-peu-près finie ,
et l'on n'y voit d'autre résultat pour l'Angleterre que beaucoupde
sang répandu, lesort d'une partie de la population
anglaise compromis , et des sommes énormes perdues. ».
S....
FEVRIER 1811 . 285
PARIS.
DIMANCHE dernier il y a eu à la cour audience diploimatique
et présentation. Le soir spectacle et cercle .
- Le 4 , S. M. a visité l'Imprimerie impériale et les
archives de l'Empire . Elle a visité la salle des archives de
Rome; elle s'est fait présenter plusieurs pièces du procès
des Templiers et de celui de Galilée; elle a lu plusieurs
bulles de Grégoire VII et de Léon X. Elle a aussi visité
les archives venues d'Allemagne , et s'est fait présenter la
bulle d'or . M. Daunou , archiviste , a conduit S. M. partout.
-Le 6 , S. M. a visité les constructions de la Halle aux
Bleds et les travaux qui s'exécutent au marché des Innocens
.
- Il y a eu , le 4, conseil de commerce , et le 6 conseil
d'état , présidé par S. M.
-Un décret impérial prescrit les formes dans lesquelles
seront délivrés les brevets aux imprimeurs conservés , et
accordées les indemnités dues à ceux qui seront supprimés .
-D'autres décrets accordent des primes et des encouragemens
pour la culture du coton dans les départemens du
Tibre, du Trasimène , du Golo , et de Liamone .
ANNONCES .
Annuaire de l'Industriefrançaise, ou Recueil par ordre alphabétiquedes
Inventions , Découvertes et Perfectionnemens dans lesArts
utiles et agréables , qui se font à Paris et dans les Départemens ; contenant
l'état actuel des Manufactures , Fabriques , Ateliers , et autres
Etablissemens d'Industrie française , avec les noms et adresses des Inventeurs
, les prix des différens objets , leur emploi ou leur applicationàdivers
usages ; par C. S. Sonnini etThiebaut de Berneaud.
Année 1811.-Premièreannée. Unvol. in-12 de 450 pages , broché.
Prix , 3 fr . 75 c. , et 4 fr. 75 c. franc de port. Chez D. Colas , imprimeur-
libraire , rue du Vieux-Colombier , nº 26 , faub. S.-G.
-
Cet ouvrageest dupetit nombre de ceux qui intéressent toutes les
classes de la société , auxquelles il importe égalementde trouver dans
les produits des manufactures et des ateliers les moyens de satisfaire
lesjouissances etles besoins de la vie. L'Annuaire de l'Industriefrangaise,
consacré au génie des arts ,aux travaux utiles , àla réputation
286 MERCURE DE FRANCE ,
des hommes qui contribuent à la prospérité du commerce et de l'industrie
, a pour objet de signaler aux consommateurs les produits des
meilleures fabriques et les perfectionnemens qui ont été apportés dans
leur confection; de faire connaître d'une manière précise l'emploi
qu'on en peut faire , les avantages qui en résultent , les adresses des
inventeurs et les prix de chaque objet. Ce tableau annuel de nos
richesses commerciales et des nouvelles conquêtes de notre industrie,
offre des notions utiles aux étrangers , et aux Français eux-mêmes ,
qui souvent ignorent l'existence d'objets sortis des ateliers au milieu
desquels ils vivent.
Léonora, traduction de l'anglais; par S. Ad. de la Madelaine. Chez
Janet et Cotelle , libraires , rue Neuve des-Petits-Champs , nº 17 .
Cepetit poëme , écrit originairement en langue allemande , a joui
du plus grand succès au-delà du Rhin. Il n'a pas été moins accueilli à
Londres , lorsque M. Spencerl'y a fait connaitre dans sa langue. C'est
d'après et sur sa traduction que M. de la Madelaine a fait la sienne.
Elle nous a paru correcte , et nous ne doutons pas que cet ouvrage ,
écrit dans le genre de roman , n'obtienne à Paris une célébrité bien
méritée. Nous le ferons connaître plus particulièrement .
.
Dictionnaire de Chimie, par MM. M. H. Klaproth, professeur de
chimie,membre de l'Académie des Sciences de Berlin, associé étranger
de l'Institut de France , etc .; et F. Wolff, docteur enphilosophic,
professeur au gymnase de Joachimsthal . Traduit de l'allemand , avec
des notes , par E. J. B. Bouillon- Lagrange , docteur en médecine
professeur au Lycée Napoléon et à l'Ecole de pharmacie , membre
du jury d'instruction de l'Ecole vétérinaire d'Alfort , de plusieurs
Sociétés savantes françaises et étrangères ; et par H. A. Vogel, pharmacien
de l'Ecole de Paris , préparateur général à la même Ecole ,
conservateur du cabinet de physique au Lycée Napoléon , et membre
deplusieurs Sociétéssavantes . Tome III , in-8ºdeplusde500 pages, imprimé
sur caractères neufs de philosophie , et papier, carré fin d'Auvergne,
avec des planches . Prix , 6 fr. , br. , et 7 fr. 50 c. franc de
port. Les trois premiers voluines 18 fr. et22 fr. 50 c. francde port.Le
Tome IVe et dernier paraîtra le rer févrierprochain. Chez J. Klostermann
fils ,libraire-éditeur des Annales de Chimie, rue du Jardinet ,
nº 13.
Essai sur les inversions latines ; par M. Wamain, membre de l'Waiversité
impériale. Prix , 4 fr . , et 4 fr. 50 c. franc de port. Chez
Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8 , près le Pontdes-
Arts ; la Ve Nyon , libraire place Conti;et chez l'Auteur , ue
de la Tabletterie , nº I , au second.
.
Tous les exemplaires seront numérotés et signés par l'auteur .
FEVRIER 1811 . 287
Introduction à l'Histoire de la Médecine ancienne et moderne; par
Rosario Scuderi : traduite de l'italien par Charles Billardet , méde
cin en chef de l'hospice civil et militaire de Beaune , membre correspondant
de la Société de médecine pratique de Paris, etc. Un vol.
in-80. Prix, 3 fr. 50 c.. et 4fr. 25 c. frane de port . A Paris , chez
D. Colas , imprimeur-libraire , rue du Vieux-Colombier , no 26,
faubourg Saint-Germain; Nicolle , libraire, rue de Seine , nº 12 ;
Treuttelet Würtz , libraires , rue de Lille , nº1 ; Gabon , libraire ,
rue de l'Ecole-de-Médecine , nº 13 ; Croullebois , libraire , rue des
Mathurins- Saint-Jacques , nº 17 ; Ve Hocquart , libraire , rue de
l'Eperon , nº 6 ; J. J. Paschoud , libraire , rue des Petits-Augustins ,
et à Genève , même maison de commerce; Maire , rue Mercière , à
Lyon. 1
Parcourir rapidement l'histoire de la médecine depuis son origine
jusqu'aux tems actuels ; tracer légérement la série des révolutions
qu'elle a éprouvées ; exposer les principes fondamentaux des plus
grands systèmes , et les dogmes principaux des sectes les plus célèbres ;
indiquer en général les progrès les plus frappans et les plus considé
rables de l'art de guérir , fixer le caractère de chaque système et de
chaque époque ; en un mot , présenter en abrégé l'esprit de l'histoire
de la médecine : tel est le but de cet ouvrage.
L'auteur nous a paru avoir choisi le plan qui convient le mieux à
la composition de l'histoire des sciences , qui est de réunir tous les
événemens autour d'un point principal et plus marquant. Les époques
formées par les grandes révolutions, sont les éminences d'où l'écrivain
embrasse un vaste enchainement de faits , et c'est à elles que l'auteur
s'est spécialement attaché. Il appartient aux historiens de profession
de s'étendre également sur les points moins saillans , et de répandre la
lumière sur la totalité des circonstances les plus minutieuses.
Il a décrit les différens systèmes , d'après l'influence qu'ont eue sur
lamédecine , la manière de raisonner , la philosophie dominante du
siècle , et l'état des sciences physiques dans les tems où ils ont paru ,
Il n'est aucune histoire qui , comme celle de la médecine , offre un
tableau aussi vrai et aussi contrasté de la marche et de la destinée de
l'esprit humain , et qui retrace mieux dans un même ensemble les
monumensd'une raison éclairée et les écarts de l'imagination.
Abrégé de la nouvelle géographie universelle , physique , politique es
historique ,de William Guthrie; avec lagéographie ancienne , fondue
dans lamoderne. Septième édition , faite sur la dernière de l'ouvrage
complet , soigneusement corrigée , mise dans un nouvel ordre , et
augmentée de 250 pages , avec les nouvelles divisions de l'Empire
288 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811.
Français , et des autres Etats de l'Europe ,, d'après les derniers changemens
survenus jusqu'en 1811 ; dans laquelle on défend les géographes
français contre les attaques d'un géographe danois , et où l'on
démontre les défauts de son nouveau système de géographie . Un fort
vol . in-8º de 1,000 pages , bien imprimé ; orné de 9 nouvelles cartes
par Arrowsmith. Prix , broché , 9 fr . , et 12 fr . frane de port. Le
texte seul avec le Nouvel Atlas universel -portatif de géographie
ancienne et moderne , contenant 38 cartes , par Arrowsmith et d'Anville
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Langlois , libraire- éditeur pour la Géographie , rue de Seine , faub .
Saint-Germain , nº 6 ; et chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
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Euvres choisies de Lesage et Prévost . Nouvelle édition , imprimée
sur beau papier , et ornée de 112 figures . Cinquante-cinq vol. in-8° .
Cet ouvrage paraît par livraisons de 4 vol .
Cinquième livraison , contenant le Théâtre de la Foire , et finissant
les oeuvres de Lesage. Prix , pap . ordinaire , 24 fr.; pap. vélin superfin
, 42 fr.
Les cinq premières livraisons formant 20 vol . , 120 fr.; pap . vélin ,
240 fr. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 1 ; Garnery ,
fibraire , même rue , nº 6; et chez Leblanc , imprimeur-libraire ,
abbaye Saint-Germain-des -Prés .
Traité pratique de la maladie vénérienne ou syphilitique , avec des
remarques et observations , par J. P. Terras , docteur en chirurgie
chirurgien de l'hôpital à Genève , etc. Un vol . in -80 de 576 pages .
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, libraire , et à Paris , chez le même libraire , rue des Petits-
Augustins , nº 3 ; et chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
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donné en 1800 , 1801 et 1804 , aux officiers de santé du département
du Léman , avec une petite pharmacopée à leur usage , par L. Odier,
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officier ingénieur- géographe : dédiée à S. A. I. le prince Eugène
Napoléon de France , vice-roi d'Italie , archichancelier d'Etat , prince
de Venise . Deux vol. in-8° . Prix , 10 fr . , et 12 fr. 50 c. franc de
port. Chez Favre , libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 263 ,
ot chez Lenormant , rue de Scine , n°8.
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
N° D. - Samedi 16 Février 1811 .
POÉSIE .
LE BONHEUR
ÉPITRE A EUGÉNIE.
C'EST au sein du devoir qu'on trouve le bonheur.
Le bonheur est partout lorsqu'on règle son coeur :
Il se montre aux cités , il habite au village ,
Quelquefois chez les grands , toujours avec le sage.
Si par de faux sentiers l'homme en vain le poursuit ,
•C'est à tort qu'il se plaint que le bonheur le fuit :
Quand à courir après notre ardeur nous emporte ,
Nous le cherchons bien loin , il est à notre porte.
■ Eh quoi ! me diras-tu , lorsqu'un sort rigoureux
> M'enlève au toit chéri qu'habitaient mes aïeux ,
Dans ce bourg de Saintonge où par la destinée
> Loin de tous mes amis je me vois confinée ,
> Dois-je espérer d'atteindre à la félicité
D
DE LA
SEINE
5.
cen
:
> D'Irma dont tout Paris célèbre la beauté ;
> Qui compte chaque jour les heures par des fêtes ,
> Captive tous les coeurs , tourne toutes les têtes;
> Qui ne forma jamais d'inutiles désirs ,
>Et ne s'embarrassa que du choix des plaisirs ?
T
290
MERCURE DE FRANCE ,
1
:
> Ce frère , doux appui , qu'au sein de ma détresse
•Le ciel compâtissant rendit à ma tendresse ,
> Percepteur aux abois dans un canton grêlé ,
> De recors et d'huissiers chaque mois harcelé ,
• Et qui , son terme échu , vient s'offrir les mains vides
› A l'apre receveur engraissé de subsides ,
• Selon toi , peut-il donc égaler en bonheur
> Le nouveau Turcaret , financier grand seigneur ,
> Qui semblable à ce roi fameux pour sa coiffure
» Du critique du tems l'ordinaire parure ,
→ Sous samain chaque jour voit grossir son trésor ,
> Et les plus vils métaux se convertir en or ? »
Pauvre enfant que séduit une trompeuse amorce ,
De la bonté du fruit tu juges par l'écorce!
Ah! peut- être , ce fruit qui sut charmer tes yeux
Renferme dans son sein mille sucs venéneux ,
Sais-tu si la beauté que Paris déifie ,
Le traitant fastueux à qui l'on porte envie ,
De l'éclat qui les suit souvent désenchantés ,
Par de secrets ennuis ne sontpoint tourmentés ,
Et si l'affreux remords , ce noir enfant du crime ,
N'a pas dans chacun d'eux signalé sa victime?
Ah! n'en croyons jamais un dehors mensonger :
Le cooeur est un abyme , onn'y saurait plonger .
L'appareil des grandeurs , le crédit , l'opulence
Du bonheur des mortels n'offrent pas l'assurance ,
Trop de soins , trop de voeux , sous leurs riches lambris ,
De Mars et de Plutus suivent les favoris :
Le joug des passions pèse trop sur leurs têtes :
Leur coeur fut trop souvent le séjour des tempêtes .
Le bonheur est timide , il aime à se cacher :
Aisément par le faste onpeut l'effaroucher.
Auprès du trône assis , je sais que plus d'un sage
Pour prix de ses vertus le reçut en partage.
Bienfaiteurs des humains , ministres généreux ,
Sully , Colbert , Turgot, oui , vous fûtes heureux!
Et toi dont tout un peuple adore la mémoire ,
Toi de qui la bonté sarpasse encor la gloire,
Henri, tu fus heureux , tu connus l'amitié
FEVRIER 1811. 291
Ace pur sentiment le bonheur est liê ,
Il fuitdes passions le redoutable empire ,
Etne s'enivre point d'un funeste délirë :
Ala cour de Cypris on le voit rarement ,
C'est unhôte étranger qui n'y vit qu'un moment.
Vois ces tendres amans dans leur commune ivresse
Savourer du plaisir la coupe enchanteresse !
La douce illusionun instant les séduit.....
Bientôt le charme cesse et le bonheur s'enfuit.
«Voulez-vous être heureux , nous dit ce sibarite,
> Des mystères d'amour professeur émerite ?
>Dans ces sentiers fleuris , venez , suivez més pas .
Pareil au fou d'Athène , il veut ce qu'il n'apas...
Unpauvre songe-creux , suppôt de Raymond Lulle ,
M'entraînant l'autre jour dans sa triste cellule ,
Me dit: Voici le prix de vingt ans de travaux à
> Je possède un trésor au fond de ces fourneaux ,
> Et pour unpeu d'argent , je puis vous rendre maltre
> Decet art merveilleux que seul j'ai su connaître.
> Eh ! quoi , vous hésitez ? - J'admire en toile soin
>Dem'apprendre un secret dont j'aurais grand besoin :
→Tu prétends m'enrichir, ta faveur est extrême ;
> Mais commence , mon cher , par t'enrichir toi-même. »
Que de fous ! que d'erreurs ! vingt mortels , vingt travers :
Tous courent au bonheur par des chemins divers.
L'insatiable Orgon qui , d'après ses maximes ,
Dansfortune et bonheur voit deux mots synonymes ,
Croyant ce beau phénix au bout de l'univers ,
Embrasse ses amis , s'échappe et fend les mers :
Il s'agite, il maudit l'inconstance d'Eole:
Son vaisseau touche enfin aux rives du Pactole.
Il court , puise , s'enivre au liquide trésor ,
Mais au lieu de bonheur n'y trouve que de l'or.
..
Sur l'art de vivre heureux j'ai lu maint beau système ,
Mais leurs graves auteurs entendaient peu leur theme;
Etmalgré son savoir , plus d'un fameux docteur
Devient un écolier en traitant du bonheur.
Tous les grands écrivains ressemblent à Moïse,
Qui guidant lesHébreux vers la terre promise ,
Ta2
292
MERCURE DE FRANCE ,
De cenouvel Eden leur indiquait l'accès ,
Mais qui dans ce pays ne pénétra jamais .
Flaccus , le seul Flaccus joint l'exemple au préceptes
Ce sagedu bonheur nous laissa la recette ;
Docile àses leçons , profitons des avis
Qu'aux Romains dans ses vers il adressait jadis .
«Chers amis , recevons avec reconnaissance
> Les momens fortunés que le ciel nous dispense :
> Jamais à l'an prochain n'ajournons nos plaisirs.
→ A jouir du présent bornant tous nos désirs ;
> Qu'au terme du voyage un jour nous puissions dire :
> Partout je fus heureux , partout on m'a vu rire .
A
> Nous changeons de climat, mais changeons-nous d'humeur ?
> Nous retrouvons partout notre esprit , notre coeur . »
Sur la rive d'Arvert , près de la plage antique
Quebaigne de ses flots la mer aquitanique ,
Aux bords où t'exila la rigueur des destins ,
Tous les d'eux méditons sur le sort des humains ...
Cettemer que ton oeil contemple du rivage
Hélas ! est de la vie une fidèle image .
Chaque jour , balottés par nos voeux inconstans ,
Nous roulons emportés dans les gouffres du tems .
J'entends rugir le monstre au fond de son abyme ,
L'avide Maumusson demande sa victime :
Tremble , imprudent noeher , ses antres sont ouverts !
Vois les débris nombreux dont ses bords sont couverts.
Mais pour toi Cordouan fait briller sa lumière;
ses feux protecteurs dirige ta carrière ,
Déjàle port t'attend. L'astre qui sur les flots ,
Atravers les écueils conduit les matelots ,
C'est l'austère raison qui dans lanuit profonde
Guide nos pas errans sur l'océan dumonde.
Quand son flambeau nous luit, cherchons à sa clarté
Du bonheur ici-bas le séjour écarté.
Veux- tu loin des sentiers où la foule t'entraîne ,
T'ouvrir vers sa retraite une route certaine ,
Une seule y conduit; un coeur droit , des goûts purs
Sont pour y parvenir les guides les plus sûrs :
Compagne du devoir , il est sa récompense ,
Et ce n'est qu'aux vertus qu'il doit son existence;
FEVRIER 1811 . 293
Ami de tous les rangs et de tous les pays ,
Il est à la Tremblade (1) aussi bienqu'à Paris .
1
Sides goûts , uncoeur pur , une ame généreuse
Sont des droits au bonheur , oui , tu dois être heureuse.
Le ciel qui t'accorda l'esprit et la beauté ,
Pour dernière faveur te donna la bonté ;
Ange et Grâce à-la- fois , ah! quelle autre personne
Mieux que toi mérita le nom de belle et bonne ?
Quelle autre sut encore avecplus de succès
Enchaîner tous les coeurs par le noeuddesbienfaits ?
Consolée à ta voix la plaintive indigence
En toi chérit les traits d'une autre Providence :
Tendre soeur , tendre fille , on te vit tour-à-tour ,
Verser sur tous les tiens les dons de ton amour.
Jeune et belle Eugénie , ô toi qu'undieu propice
De ses plus chers trésors fit la dispensatrice ,
Quand ce dieu sur tes pas a fixé le bonheur,
Peux-tu donc envers toi l'accuser de rigueur?
Connais le prix des biens dont il te renditmaître;
Lorsqu'on fait des heureux on est digne de l'être.
Par M. C. A. CHAUDRUC .
ENIGME .
Je ne me donne pas pour un être charmant ,
Etcependant
Plus d'un objet à moi s'attache ;
S'il arrive qu'il s'en détache ,
Ce n'est souvent
Quemomentanément ,
Et s'il arrive quemoi-même je m'attache
A quelqu'objet ,
Jem'ytiens et
Cen'est qu'avec effort qu'on m'en arrache.
D'ordinaire je suis pourvu
D'une assez forte tête ,
Et quoique j'aille toujours nu
Je suis par fois poli , mais jamais malhonnête.
(1) Petite ville de la côte d'Arvest , en Saintonge.
294 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811
Onne dit pas non plus que je sois né méchant ,
Néanmoins il se pourrait faire
Que quelquefois je chassasse mon frère ;
Mais ce que je lui fais , un autre mé le rend.
Jenesuis pas non plus sujet à l'iré ,
Cependantpar fois je déchire.
S........

LOGOGRIPHE.
Sunmes cinq pieds on me trouve en Turquie,
Oùj'exerce toujours un pouvoir absolu.
Coupez mon chef, onm'emploie enRussie,
J'y suis porté par le premier venu.
Monchef encore ôté ,par moi le grain s'épure ,
Monchefcoupé, du tems je suis une mesure.
G. DEB.
CHARADE ..
AIR : J'ai vu partout dans mes voyages.
POURcouper en deux ma structure
L'alphabet m'est utile ici .
C'est là que mon premier figure ,
Etmon second s'y trouve aussi.
Aimé du maître du tonnerre,
Chacun devinera bientôt :
Mon tout mit Junon en colère ,
Et les yeux d'Argus endéfaut.. (Bis. )
Par FÉLIX MERCIER DE ROUGEMONT. ( Doubs. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOORIPHE et de la CHARADE
insérés dans ledernier Numéro.
Le mot de l'Enigmeest Gril.
Celui du Logogriphe est Mode , dans lequel on trouve : ods.
Celuide la Charade catTo ( la nymphe. )
SCIENCES ET ARTS .
LE BOTANISTE CULTIVATEUR , OU Description , culture ef
usage de la plus grande partie des plantes étrangères ,
naturalisées et indigènes , cultivées en France , en Autriche
, en Italie et en Angleterre , rangées suivant la
méthode de Jussieu; par G. L. M. DU MONTDE COURSET ,
ancien capitaine de cavalerie , membre correspondant
de l'Institut de France , des Académies des Sciences
de Rouen et d'Amiens , des Sociétés d'Agriculture de
Paris et d'Evreux , des Sociétés des Sciences et Arts
de Lille et d'Abbeville. Seconde édition , entiérement
refondue et considérablement augmentée. Six volumes
in-8º de plus de 600 pages chacun , imprimés sur
carré fin d'Auvergne , et ornés du plan des jardins de
l'Auteur . Les 6 volumes brochés , 42 fr . , et 54 fr.
franc de port . -A Paris , chez Déterville , libraire ,
rue Hautefeuille , n° 8 ; et Goujon , libraire , sue du
Вас , nº 33 .
La culture des jardins était peu ou point connue des
anciens . Les Orientaux ont les premiers apporté quelques
soins à cet art , et l'un des résultats des croisades a
été l'introduction dans notre Europe occidentale nonseulement
de plusieurs plantes précieuses , mais même
du goût pour la culture des fleurs d'ornement. Bientôt ce
goût aimable s'est répandu et popularisé ; la fondation
des jardins de botanique la rendu utile à la science
générale des végétaux , celle des pépinières expérimentales
l'a lié avec l'agriculture ; mais sur-tout le perfectionnement
des procédés de culture a permis au moindre
propriétaire d'embellir sa retraite de fleurs et d'arbustes
variés . Pendant long-tems le nombre des plantes cultivées
dans les jardins était très-borné , et tout l'art des
fleurimanes consistait à obtenir le plus grand nombre de
variétés possibles d'une même espèce. La folie des
290 • MERCURE DE FRANCE ,
Hollandais pour les tulipes et les jacinthes a été poussée
au point que les lois furent obligées de la contenir. On
ne tarda pas à reconnaître dans la plupart des autres
pays que c'était borner ses jouissances et réduire l'étude
des fleurs à une stérile curiosité que de se restreindre
sans cesse aux mêmes espèces ; le goût public prit une
meilleure direction ; on voulut avoir non plus les nuances
, les monstruosités d'une même plante , mais des
plantes essentiellement différentes ; des végétaux de tous
les pays du monde vinrent embellir nos jardins , et plusieurs
d'entr'eux sont devenus tellement populaires qu'ils
ont acquis parmi nous le droit de cité. L'héliotrope , la
capucine , la belle-de-nuit , la reine-marguerite , sont
plus répandues que nos plantes indigènes , et dans ces
dernières années nous venons de voir les coboea , les
hortensia , les datura , et plusieurs autres végétaux
exotiques introduits et naturalisés avec succès. De tous
côtés les jardins de botanique et de naturalisation se sont
multipliés ; les particuliers rivalisent avec les établissemens
d'instruction pour ce genre de luxe aimable et
utile . On aurait peine à citer quelque département dans
lequel on ne trouvât certains propriétaires qui , par la
culture plus ou moins soignée des plantes , ne cherche
a embellir sa demeure , à charmer les loisirs de la vie
solitaire , et même à améliorer la culture de ses champs ,
soit en y introduisant de nouvelles productions , soit
sur-tout en étudiant avec soin l'art délicat de la multiplication
et de la conservation des végétaux. Les environs
de Paris présentent , de toutes parts , des jardins , des
semis , des pépinières d'arbres étrangers . Les provinces
de l'Ouest , qui , à latitudes égales , ont une température
plus douce que le centre de la France , commencent à
sentir les avantages de leur climat ; celles du Midi se
glorifient des végétaux de l'Orient et de l'Amérique ,
qu'on ne peut voir en pleine terre que dans cette partie
de l'Empire , et par les soins qu'elles donnent à la culture
du cotonnier , de l'indigo , de la patate , etc., cher
chent à rendre la botanique utile aux grands intérêts de
l'Etat. Mais nulle part la passion de la culture n'est portée
aussi loin que dans la Belgique ; chacune des villes
FEVRIER 1811 .
297
es
e
5
S
t
de cette fertile province rivalise pour la beauté des établissemens
qu'elle a consacrés à Flore. Parmi les particuliers
, les uns y ont établi de vastes jardins où ils rassemblent
tous les végétaux. D'autres , plus utiles peutêtre
, ont borné tous leurs soins à la culture d'un genre
ou d'une famille , et en étudient avec soin les moeurs et
les habitudes. De toutes parts la botanique devient une
passion générale , une véritable mode , mode louable ,
puisqu'elle tend sans cesse à diriger les esprits vers des
idées douces et utiles , et sur-tout à nous faire trouver
de nouveaux charmes et dans la vie de la campagne , et
dans l'intérieur de nos demeures .
,
On conçoit facilement qu'en de pareilles circonstances
un ouvrage consacré aux amateurs de la botanique
et de la culture a dû devenir nécessaire à un
grand nombre de personnes et obtenir un plein succès .
C'est , en effet , ce qui est arrivé à la première édition du
Botaniste Cultivateur de M. du Mont de Courset ; en peu
de tems elle a été épuisée . L'auteur ne s'est point contenté
de ce premier succès : il a travaillé de nouveau
son ouvrage comme s'il n'avait pas obtenu les suffrages
du public , et en publie aujourd'hui une seconde édition
plus digne encore que la précédente des éloges du savant
et des remerciemens du cultivateur . L'un et l'autre y
trouvent des matériaux précieux , disposés avec l'ordre
et la simplicité qui doivent caractériser des ouvrages
techniques . Le botaniste , même consomíné , y trouve
des observations intéressantes sur les véritables signes
qui distinguent certaines plantes , sur la distinction
des espèces et des variétés . Le simple amateur , pour
lequel la partie botanique de ce livre est plus spécialement
consacrée , y verra avec fruit l'exposition des divers
systèmes de botanique , et spécialement de la méthode
philosophique et naturelle à laquelle les Jussieu ont
attaché leur nom. Mais la partie véritablement originale
et précieuse qui distingue l'ouvrage de M. de Courset ,
est cellede la culture des plantes . Possesseur lui-même
d'un des plus beaux jardins de la France , placé entre la
Belgique , l'Angleterre et Paris , qui sont les trois points
de l'Europe où la culture est la plus soignée , éclairé par 1
298 MERCURE DE FRANCE, FEVRIER 1811.
,
une longue expérience et une bonne théorie , M. de
Courset a pu , mieux que personne , donner sur la cul
ture des plantes étrangères les conseils les plus précis et
les plus sages . Dans son premier volume , il expose
d'une manière simple et méthodique les règles , les précautions
générales que l'on doit suivre dans les diverses
sortes de cultures . Descendant ensuite dans les détails
il expose en quoi la culture de chaque plante s'écarte de
ces lois générales ou à quelle d'entr'elles on doit la
rattacher . L'art de la culture est réduit ici à des formes
méthodiques . Lorsque toutes les espèces d'un genre ou
d'une famille exigent la même culture , un seul article
en donne l'histoire , et les tables très-bien faites qui terminent
l'ouvrage , rendent son emploi facile pour le
jardinier le moins lettré , au moyen de cette disposition
méthodique , tirée de la nature des plantes elles-mêmes .
Cet ouvrage contient un grand nombre de faits. Quoiqu'il
soit assez volumineux ( ce qui paraitra naturel
quand on saura qu'on y trouve ladescription et la culture
de plus de huit mille espèces de plantes), quoiqu'il soit ,
dis-je , assez volumineux , il l'est de moitié moins que
l'édition française du Dictionnaire de Miller , et contient
certainement deux fois plus de faits . L'ouvrage de
M. de Courset deviendra donc le manuel de tous ceux
qui aiment la culture des plantes étrangères , de ceux
qui , par goût ou par état , se sont voués à cette douce
occupation. J'ose ici le prédire , parce que j'appartiens
moi-même à cette classe , et que ne connaissant pas
l'auteur , je ne crains pas d'être prévenu dans monjuge-
DECANDOLLE.
ment.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
HISTOIRE ABRÉGÉE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE ; par
EUGENE LA BAUME , officier ingénieur - géographe .
Dédiée à S. A. I. le prince EUGENE NAPOLEON DE
FRANCE , vice-roi d'Italie , archichancelier d'Etat ,
prince de Venise . Deux vol . in-8 ° . A Paris , chez -
Favre , libraire , au Palais - Royal ; et chez Lenormand,
imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 6 .
L'HISTOIRE d'une république qui n'est plus , peut plaire
encore , lorsque cette histoire est fidèle et bien écrite ;
témoin l'empressement avec lequel nous lisons jusque
dans l'âge avancé les historiens de Rome et d'Athènes.
Quoique la république de Venise ne présente pas un
aussi grand intérêt que celles des Grecs et des Romains ,
cependant sa haute antiquité , l'éclat qu'elle a souvent
jeté en Europe , et sa longue durée , la rendent digne
de quelque attention .
Ce ne fut que neuf siècles après sa fondation , c'est- àdire
, en 1400 , que le doge André Dandolo écrivit le
premier l'histoire de son pays . Après lui vinrent une
foule d'historiens dont les chroniques indigestes , écrites ,
pour la plupart , dans un latin dégénéré , ou dans un
italien demi-barbare , sont justement oubliées . Sabellico
donna ensuite , en latin , une histoire complète et
très-estimée de la république , depuis son origine jusqu'en
1486. Plusieurs écrivains lui succédèrent , entre
autres Bembo , Paruta , Morosini , Foscarini et Nani
dont les ouvrages , réunis en douze volumes in-4°, forment
la collection des historiens de Venise .
En 1758 , l'abbé Laugier publia également , en douze
voulumes , une histoire de Venise , la première et la
seule qui existe en français . Quoiqu'elle soit impartiale
et écrite avec clarté , le style en a vieilli , et sa prolixité
en a fait négliger la lecture.
300 MERCURE DE FRANCE ,
M.La Baume a bien fait d'écrire une Histoire abrégée;
il est plus assuré de trouver des lecteurs. Une république
détruite sous nos yeux , et qui par conséquent ne figure
plus parmi les puissances de l'Europe , ne demandait pas
unhistorienprodigue de grands traits , de vastes tableaux.
L'historien que nous analysons , sans s'épuiser en
longues recherches sur l'origine des Vénitiens , anciennement
appelés Vénètes , les représente d'abord possédant
, après beaucoup de combats et de victoires , toute
laplaine comprise entre les Alpes et le golfe Adriatique ,
conservant ce territoire jusqu'à l'irruption des Gaulois
sous Tarquin l'Ancien , soumis ensuite aux armes
romaines , foulés par les armées des barbares , et se
réfugiant , pour les éviter , dans les îles situées vers la
partie supérieure de la mer Adriatique .
Entre le confluent de l'Adige et de la Piave , est un
vaste bassin séparé de la mer par une langue de terre , et
dont l'intérieur est rempli de fange et de petites îles formées
par la retraite ou le débordement des eaux de la
mer. Ce fut là que les Vénètes cherchèrent un abri
contre les fureurs de la guerre , vers l'an 400 , à l'époque
où Alaric , roi des Goths , fit une irruption en Italie.
Lorsqu'il en sortit pour rentrer en Pannonie, les réfugiés
se fixèrent dans ces petites îles auxquelles ils devaient
leur sûreté . Alors ils formèrent une nation nouvelle qui
eut ses lois et ses magistrats indépendans du continent ;
et c'est ici le véritable commencement de la république
de Venise , dont la forme fut d'abord démocratique.
Les soixante-douze îles qui composaient son territoire ,
étaient gouvernées par soixante-douze magistrats qui
rendaient compte à l'assemblée générale de la nation.
Sa prospérité s'accrutrapidement. Des maisons de pierres
remplacèrent les cabanes , lecommerceyrépandit l'abondance;
et tandis que l'Italie était en proie aux horreurs
de la guerre civile et étrangère , la république insulaire
prospérait par les faveurs de la paix et de la fortune :
mais ce bonheur la corrompit. Les tribuns , enrichis par
la navigation , par les exactions, abusèrent de leur pouvoir:
la république , pour ne point périr , les abolit après
une période de deux cent cinquante ans , et élut un pre
FEVRIER 1811 . 301
mier magistrat qui , sous le nom de duc , ou de doge 2
fut vraiment roi des Vénitiens , et les gouverna d'abord
avec un pouvoir absolu . Ceux qui succédèrent à P. Luc
Anafesto , le premier doge , furent tour- à-tour faibles ou
despotes ; et les maux que produisirent ces règnes s'ac
crurent per l'ambition des familles puissantes .
Bientôt le besoin rendit les Vénitiens conquérans.
Quoique maîtres de toutes les rives de la mer Adriatique ,
ils ne possédaient dans le continent aucune terre d'où ils
pussent tirer les objets nécessaires à la vie . Sous prétexte
de secourir les habitans de l'Istrie et de la Dalmatie , ils
rendirent ces provinces sujettes de la république , qui
alors se fit appeler la Dominante . En l'an 1100 , elle prit
une part très-active dans l'entreprise mémorable des Croisades
, et porta ses armes jusqu'en Syrie . Au retour de
cette expédition , le peuple ayant trempé ses mains dans le
sang d'un de ses chefs , le doge Micheli , perdit ses priviléges
, et la constitution de Venise fut changée en 1173. On
nomma deux électeurs par quartier . Ils élurent sept cent
quarante membres , dont la réunion fut appelée le grand
conseil : ses attributions furent de décider de tous les objets
qui , auparavant , étaient discutés dans les assemblées
générales ; et en choisissant parmi ses membres soixante
des plus illustres , qu'on nomma pregadi , on forma
Sénat de Venise qui , dans la suite , fut si renommé en
Europe par sa politique et sa sagesse . Ainsi la multitude
fut éloignée des affaires publiques , elle n'eut plus d'assemblées
générales . Le peuple perdit la prérogative qu'il
avait de se nommer un doge . Ce magistrat , dont la
nomination fut laissée aux onze électeurs , fut pris parmi
les membres du grand conseil . Le peuple se soumit jusqu'au
tems de la guerre avec les Génois .
се
A cette époque , Venise fut encore troublée par des
factions ; mais elle en tarit pour jamais la source en
déposant toute l'autorité entre les mains de ceux qui
Occupaient alors les magistratures . Non seulement
les membres du grand conseil , et ceux qui en avaient
fait partie durant les quatre dernières années , furent
perpétués dans cette dignité ; mais il fut arrêté que
tous leurs descendans en hériteraient par droit de suc
302 MERCURE DE FRANCE ,
cession . Dès ce moment la république devint purement
aristocratique . Tous les magistrats furent pris
parmi les nobles qui occupaient des places à cette époque
; et leurs noms vénérés demeurèrent inscrits dans
le fameux livre d'or , où devait être enregistrée toute la
noblesse vénitienne. Le grand conseil , déclaré perpétuel
, s'arrogea la nomination aux emplois , le droit d'élire
les magistrats et représentans du peuple , le droit de
faire la guerre et la paix , lequel fut enlevé au doge .
Ainsi la majesté souveraine résida entiérement dans le
corps de la noblesse , qui laissant à son Sénat l'autorité ,
se réserva le pouvoir , ayant celui d'annuler ses décisions .
Cette révolution mémorable est de l'année 1297. Le
peuple ne la vit pas de sang froid .. Il conspira , prit les
armes , et fut écrasé par la noblesse . Le doge Gradenigo ,
nouveau législateur de Venise , en enlevant au peuple ses
derniers priviléges , restreignit également la puissance
ducale , appuya les entreprises du grand conseil , ne laissant
aux doges que les honneurs d'une vaine représentatation
, comme le droit de présider le collége , le sénat ,
et le tribunal de l'inquisition d'état. Toutes les dépêches
s'écrivaient aussi en son nom qui était gravé sur les
monnaies , quand elles avaient été frappées sous son
règne .
Tels sont les principaux traits du tableau de la naissance
et de l'accroissement de la république de Venise .
M. La Baume les a tracés d'un pinceau ferme et rapide .
Son récit , quoique très-vif, ne manque point de gravité ,
et il est semé de réflexions judicieuses , de pensées profondes
sur la nécessité d'une autorité puissante , sur le
besoin qu'en a le peuple qui trouve en elle les vraies
sources du bonheur. L'ambition , l'inquiétude et l'orgueil
du coeur humain , dans les dépositaires de l'autorité ,
fournissent encore à l'historien des observations justes ,
présentées avec beaucoup d'intérêt indiquant avec la
même rapidité les époques de quelques guerres ,
alliances , traités , conquêtes , expulsion et rappel de plusieurs
familles considérables et turbulentes , l'historien
arrive à la fin du quatorzième siècle , et fait voir quelle
était alors la situation de l'Europe . Ici le cadre s'élargit ,
FEVRIER 1811 . 303
le tableau est plus vaste , et nous citerons les propres
paroles de l'auteur , pour faire connaître et sa manière
de voir , et sa manière d'écrire.
En 1400 l'Europe était dans une agitation générale .
Henry , duc de Lancastre , faisoit en Angleterre une
» guerre acharnée à Richard II. L'Allemagne , affligée
» par le schisme de Jean Huss et de Jérôme de Prague ,
n était déchirée par toutes les fureurs du fanatisme . En
» Danemarck , une femme seule , vrai modèle de sagesse ,
» réunit trois couronnes sur sa tête , et fit oublier qu'elle
» s'appellait Marguerite de Valdemar. En Italie , Rome
» bouleversée par la conspiration des Colonnes contre
» Boniface , était en proie à la plus affreuse anarchie ;
» et Gênes , qui dans les tems les plus orageux avait tou-
» jours conservé sa liberté , la perdit au milieu des dou-
» ceurs de la paix , en se donnant à la France où régnait
» Charles VI , dont le nom seul rappelle tous les genres.
» de malheurs qui peuvent accabler une nation mal
» gouvernée . En Orient , l'empereur Manuel , incapable
» de résister au torrent des barbares venus pour envahir
son Empire , allait de trône en trône mendier des
» secours , et n'obtenait que des honneurs superflus
» pour un prince sans puissance . Les Grecs , sur le point
» d'être subjugés par Bajazet qui s'avançait vers l'Eu-
» rope , eurent recours à Tamerlan , espérant qu'une
» lutte entre ces deux monarques pourrait opérer quelque
» révolution favorable à leur délivrance . Tamerlan dé-
» clara la guerre à Bajazet , remporta sur lui une victoire
» mémorable , et le fit mourir dans les fers ; mais les
» funestes destinées de la Grèce ne furent point chan-
» gées , et la fortune la choisit pour offrir en elle un
» grand exemple des vicissitudes humaines , en montrant
» la terre la plus célèbre par les prodiges des arts et de
» la civilisation , défigurée par tous les ravages de la
» barbarie et de l'ignorance . »
La guerre faite par le Milanais Visconti à la république
de Venise ; son alliance avec les seigneurs
de Ravenne et de Mantoue , avec Florence ; enfin la
guerre contre les empereurs Mahomet Ier et Amurat ,
occupent à-peu- près tout le sixième livre de cette his304
MERCURE DE FRANCE,
toire. Le septième traite de la ligue du pape , du roi de
Naples , et du duc de Milan contre Sforce , de sa mort,
des révolutions de Gênes , de Bologne , et de l'île de
Chypre , de Scanderbey , d'Amurat , de la guerre en
Morée , et de la prise de Constantinople par les Tarcs .
Ce qu'on y trouve de plus intéressant , c'est la renaissance
des beaux arts à Venise. Vers l'an 1468 , le cardinal
Bessarion donna à la république sa précieuse bibliothèque
; les Vénitiens étaient alors le peuple le plus
poli de l'univers , et le plus savant. Les Marc-Paul ( 1 ) ,
les Sanudo , les Polyphile (2) , les Contarini , les Zeno ,
les Dandolo , les Giustiniani , les Barbaro , les Sabellico
avaient illustré leur patrie , où Nicolas Jenson venait
d'apporter l'art de l'imprimerie. Tartaglia et Cardan y
inspirèrent le goût des mathématiques etde la géométrie .
Giotto , Guarenti , Mantegna , et sur-tout les deux
Bellini , en s'éloignant de la sécheresse du premier âge
(1) Dans l'énumération que fait l'historien de Venise des hommes
qui ont illustré le siècle de Léon X , il place Mare-Paul , et il ajoute
que ce voyageur revint des Indes si riche , qu'on l'appela le millionnaire
. C'est une petite erreur , et voici ce qui a pu y donner lieu .
Marc-Paul , revenu du Mogol et des Indes , ne parlant que de l'immense
richesse de ces contrées , les Vénitiens , toujours railleurs ;
l'appelèrent Messere Marco milione , ce qui signifie Monsieur Març
million , car milione signifie million , et non pas millionnaire . Il est
donc évident que c'était une dérision. Le vrai sens de ce terme italien,
de ce sobriquet , n'a pas échappé à Robertson , qui l'a cité dans
son excellent discours préliminaire de l'Histoire de Charles- Quint.
(2) Ici l'historien de Venise a encore fait une erreur.-Le Songe
de Polyphile parut , il est vrai , dans le siècle de LéonX; mais il n'y
a point d'artiste ni d'écrivain de ce nom. Le Songe de Polyphile ,
ouvrage qui n'est guère apprécié ni entendu , est une allégorie hermétique
dont l'auteur , moine lombard , dominicain du couventde
Pavie , s'appelait Louis Colonne. De nos jours on a montré une
grande ignorance en traduisant et donnant au public cet écrit comme
un traité d'architecture. Louis Colonne connaissant cet art , y choisit
ses emblêmes qu'il aurait pu prendre également dans l'astronomie ,
l'agriculture , ou toute autre science; il ne faut pour cela que de
l'imagination.
de
FEVRIER 1811 . 305
de la peinture , fondèrent l'école d'où sortirent le Giorgion,
le Pordenon , et le Titien.
en
GREDE LA SEINE
Dans le huitième livre , on voit Venise affligée de plusieurs
fléaux , faisant la paix avec le redoutable Maho
met II , s'emparant de Céphalonie etde Chypre :
l'onyprésente la situation politique de l'Italie où
descent
dirent les Français conduits par leurs rois Charles III
et Louis XII , événement de la plus haute importance
pour les deux nations. Venise qui n'en souffrit pomen
parvenue alors au plus haut point de prospérité, semblait
avoir été bâtie exprès pour servir d'entrepôt au com
merce de l'Europe et de l'Asie. Les Vénitiens allaient
chercher à Constantinople et dans le port d'Alexandrie
les marchandises de l'Asie , et ils en trafiquaient avec
d'immenses bénéfices : mais la source en fut tarie vers
la fin du quinzième siècle , lorsque Christophe Colomb
découvrit un nouveau monde , et que le portugais Gama
doubla le Cap de Bonne-Espérance. Le Levant fut alors
abandonné.
La république de Venise vit décliner sa gloire et sa
puissance. Peut-être qu'elle eût péri , si son courage ne
l'eût sauvée à l'époque de la fameuse ligue de Cambrai.
Ce fut en 1508 que la France et l'Allemagne , le pape , le
roi d'Espagne , les ducs de Savoie , de Ferrare et de
Mantoue , tous princes jaloux et irrités de la fortune de
Venise , entrèrent dans cette ligue , dont le but était
de faire rendre aux Vénitiens ce qu'ils avaient acquis
en terre ferme depuis plus de deux siècles. On les crut
perdus après la défaite d'Agnadel , mais avec du courage ,
des négociations et des soumissions ils conservèrent du
moins leur existence. Cette conspiration de toutes les
puissances de l'Europe contre Venise a été parfaitement
racontée par l'abbé Dubos , dans son excellente
Histoire de la ligue de Cambrai , véritable monument,
tableau précieux où le peintre a su conserver à tous
ses personnages leur physionomie , et où l'on voit les
moeurs comme les opinions d'un siècle déjà loin de
nous. M. La Baume a profité de cet écrit , et il a bien
fait. Il peint ensuite Venise concluant , par un chef
d'oeuvre de politique , le traité de Blois avec Louis XII,
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
)
et
se soutenant dans une sorte de calme et de bien-être,
malgré les suites funestes des batailles de Ravenne et
de Novarre. La bataille de Marignan , gagnée par les
Français en Lombardie , amena le traité de Bruxelles ,
où la paix générale fut conclue , et où François Ier
obtint pour la république une trève de cinq ans ,
des conditions qui lui assuraient une paix définitive.
Elle recouvra son ancienne prospérité , et eut sa part
du bonheur et de la gloire du beau siècle de Léon X ,
époque la plus intéressante pour l'histoire de l'esprit
humain , immense tableau que M. La Baume n'a pas
dû détailler , parce qu'il n'appartient pas spécialement
à Venise , et parce qu'il est très-connu , ayant été peint
plus d'une fois par des mains très-habiles. Les noms
seuls des personnages qui y figurent excitent l'étonnement
et l'admiration. On y voit l'Arioste , le Tasse
l'Aretin , Paul Jove , Guichardin , Machiavel , Bembo ,
le Trissin , Michel-Ange , Raphaël , Palladio , Bramante ,
Léonard de Vinci , et encore plusieurs autres hommes
presque aussi célèbres .
,
et
Depuis 1519 jusqu'en 1570 , les Vénitiens virent , sans
y prendre part , les grands débats de Charles-Quint
de François Ier , les Impériaux et les Français rentrés
en Italie , le duché de Milan , éternel sujet de guerre ,
encore une paix générale après la mort de François Ier ,
Henri III à Venise , et depuis cette époque peu d'événemens
intéressans jusqu'au règne de Henri IV , reçu noble
Vénitien , et qui , toujours ami de la république , termina
le fameux démêlé qu'elle eut , en 1606 , avec le pape
Paul V (Borghèse ). Cette querelle mémorable , où tous
les princes de l'Europe prirent part , quand le pontife
trop violent employa ses grands moyens d'interdit et
d'excommunication , cette querelle fit briller les talens
et la politique du vénitien Paul Sarpi , religieux Servite ,
célèbre historien du concile de Trente , et plus connu
sous son nom italien de Fra-Paolo. Cet habile homme
combattit hardiment les maximes du Saint-Siége. Venise
adoptant les écrits et les sentimens de l'anti-pape , toujours
ferme et inébranlable dans sa résistance , fut alors
surle point d'embrasser le protestantisme , dont la pro
FEVRIER 1811 .
307
Fession de foi semblait assez être celle de Fra-Paolo ,
ainsi qu'il l'avait prouvé dans sa maligne Histoire du concile
de Trente , laquelle est toujours recherchée , surtout
l'édition qu'en a donnée , avec des commentaires
précieux , un religieux français , réfugié à Londres ,
le Père Courayer. Nous avons aussi une excellente .
Histoire du démêlé du pape Paul V avec la république de
Venise , écrite par un homme d'un grand mérite , feu
l'abbé de la Bléterie. Dans le tems de la puissance jésuitique
et des querelles du jansénisme , cet ouvrage fit
grand bruit , échauffa les amis et les ennemis de la puissance
papale. Il mérite encore aujourd'hui d'être recherché
pour sa fidélité , pour les réflexions fines , justes ,
dont il est semé , et pour la pureté du style de l'académicien
qui fut long-tems membre de la congrégation de
1'Oratoire.
Après la réconciliation de Venise avec Rome les historiens
placent la conspiration de l'espagnol Bédemar ,
qui voulait détruire et la république et la cité de Venise.
M. La Baume lui donne peu de place dans sonhistoire
et il a raison : car celte conspiration si bien racontée
par l'abbé de Saint-Réal , vrai modèle de style , n'est
qu'une fable dramatique , pleine de circonstances imaginées
pour augmenter l'intérêt du sujet.
Depuis 1621 jusqu'en 1732 l'histoire de la république
n'offre pas de très-grands événemens. Elle s'allia avec
laHollande , protégea la Valteline , se raccommoda avec
l'Espagne , éprouva dans sa constitution quelques agitations
intestines , fit le siége de Candie , conquit la
Morée , et fut obligée de la céder lors du traité de Pas-
1
sarowitz qui termina , en 1718 , la guerre entre l'empereur
Charles VI et les Turcs. La guerre recommença en
1736 , et les Vénitiens , quoique dépouillés par la Porte
ottomane , ne s'unirent point à ses ennemis.
* En 1789 , Louis Manini fut élu doge lorsque les troubles
de France et l'effervescence des esprits préparaient
'Europe à des événemens extraordinaires. Une nation
entière demandait , les armes à la main , une législation
nouvelle , anéantissait tous les priviléges , et dictait des
lois à son souverain . A ce spectacle , Venise encore
Va
308 MERCURE DE FRANCE ,
tranquille , Venise , qui avait vu naître et mourir tant
d'Etats , toujours debout sur ses quatorze siècles d'antiquité
, crut pouvoir subsister seule sur la terre ; mais
ląprovidence en avait autrement ordonné , l'Italie devait
être aussi bouleversée , et vérifier ce qu'a dit un grand
poëte de cette belle contrée , le Tasse :
Muoiono le citta , muoiono i regni.
Toutes les puissances coalisées furent écrasées par les
Français , et leur territoire envahi. Ils passèrent bientôt
les monts , et s'approchèrent de Venise, dont la perte
ne fut que retardée par le long siége de Mantoue. Le
sénat , à l'aspect de vingt mille hommes armés campés
près deVenise , sentit sa faiblesse , et prévit sa dernière
heure. Le grand conseil assemblé abdiqua la souveraineté
le 12mai 1797 , et le lendemain six mille Français
s'emparèrent de la ville et des forts. Bientôt le traité
de Campo-Formio fit passer Venise sous ladomination
de l'Autriche.
Ainsi finit cette république célèbre , le plus remarquable
des Etats modernes par son ancienneté, et par la,
singularité de son gouvernement. Depuis bien des années
elle n'était que l'ombre de ce qu'elle fut jadis ; sans
mouvement et sans vie , elle était dans la vieillesse , dans
la décrépitude. Quant à son état présent , on sait qu'à la
suite de la guerre de 1805 , et en exécution du traité de
Presbourg , Venise , rentrée sous ladomination de l'Empereur
Napoléon , a été constituée partie intégrante de
son royaume d'Italie , et que le titre de prince de Venise
a été donné à S. A. I. le prince Eugène Napoléon , viceroi
d'Italie , fils adoptif de S. M. :
Tel est le précis que nous croyons devoir présenter de
'Histoire abrégée de Venise. Elle est , en général , bien
écrite , avec beaucoup d'ordre , de clarté et de noblesse
dans le style , qui cependant n'offre pas toujours cette
exacte propriété de termes d'où résulte la véritable éloquence.
On y trouve aussi trop de petits faits Vénitiens ,
et tropde faits majeurs où Venise n'eut point assez de
part, ce qui contredit le titre d'Histoire abrégée. Mais
FEVRIER 1811. 30g
tout cela n'empêché pas que l'ouvrage ne soit très-estimable
, et n'offre par-tout , dans son auteur , la preuve
d'un talent distingué , d'un jugement sain , et d'un trèsbon
esprit.
AMOUR ET RELIGION.
NOUVELLE ARABE.
D.
DON FERNANDES , pris par les Algériens sur une galère
maltaise , où il faisait ses caravanes , avait été vendu à un
marchand de Sidon. Il le servit pendant trois ans : mais
étant parvenu à informer ses parens de sa destinée , il en
avait reçu les fonds nécessaires pour payer sa rançon . Il se
disposait donc à partir pour l'Europe , sur un vaisseau
portugais qui devait mettre à la voile le lendemain à la
pointe du jour pour se rendre à Lisbonne. Fernandes
ayant toute sa famille dans cette ville , se proposait d'y
passer quelques mois , et de retourner ensuite à Malte ,
poury finir ses caravanes. Il employa toute la journée à
faire les préparatifs de son voyage, et se retira fort tard et
très-fatigué.
Apeine fut-il rentré qu'on le prévint qu'une vieille esclave
arabe l'attendaitdepuis long-tems avec une vive impatience ,
et qu'elle demandait instamment à lui parler. Dès qu'elle
fut en présence de Fernandès , elle se prosterna à ses pieds
et lui offrit une grande quantité d'or et de bijoux précieux
renfermés dans une cassette enrichie de pierreries.
"Seigneur, lui dit-elle, Zabeïr la fille de Mostali, émir des
Arabes à Samarie, vous envoie ce présent. Elle vous prie de
l'accepter et de vouloir bien payer son passage et le mien,
sur le bâtiment qui doit vous conduire en Europe. Elle est
chrétienne et je le suis aussi. Sa mère , qui dès sa première
jeunesse avait reçu les lumières de la foi par le ministère
d'un saint religieux de Nazareth , a inspiré à Zabeïr tout le
zèle qu'elle avait elle-même pour la religion : en mourant,
elleadit à sa fille ces paroles qui ne s'effaceront jamais ni
de lamémoire de Zabeïr , ni de la mienne :
« Répète-moi encore , ô ma chère Zabeïr, ce que tu m'as
» déjà répété si souvent ! Promets-moi que tu n'abandon-
>neras jamais la religion dans laquelle j'ai pris soin det'ins-
> truire. C'est avec une douleurbien amère que je te laisse,
310 MERCURE DE FRANCE ;
n sijeune encore , exposée à tous les périls qui menacentta
foi au milieu des infidèles . Ah ! si le ciel me rendait la
santé , s'il m'était permis de vivre encore quelques instans
, je ne voudrais faire usage des jours qui me seraient
▸ accordés que pour te conduire dans un pays catholique ,
> et pour confier la jeunesse à ces vierges pieuses qui , sé-
> parées entiérement du monde , font de leur solitude un
⚫ véritable paradis , et mènent une vie qui les égale aux
▸ anges , et les rend presque aussi heureuses sur la terre
que les esprits bien-heureux le sont dans le ciel . Elle
mourut en parlant ainsi à sa fille , et depuis six mois qu'elle
n'est plus , Zabeïr ne cesse de pleurer la plus tendre des
mères, et moi la meilleure des maîtresses.
« Hier Mostadi a déclaré à Zabeïrqu'il vientde signer son
contrat de mariage avec le fils d'un négociant du Caire
extrêmement riche . On dit que des affaires de commerce
ont amené ce jeune Egyptien en Palestine , et que sur le
tableau qu'on lui a fail de ma jeune maîtresse , desabeauté
de ses vertus , il en est devenu passionnément épris .
Mais Zabeïr est bien résolue , non-seulement à ne pas
épouser un musulman , mais aussi à ne jamais se marier.
» Dès que nous serons arrivées dans un pays catholique ,
nousnous retirerons dans une maison religieuse, et nous y
passerons le reste de nos jours à pratiquer les exercices de
notre religion et à prier le ciel d'éclairer enfin Mostadi , car
Zabeïr verse des torrens de larmes toutes les fois qu'elle
pense que son père mourra dans l'erreur. "
Fernandès essaya de faire sentir à la vieille Hazala
(c'étaitle nom de l'esclave arabe) , toutes les conséquences
qui pouvaient résulter de la démarche que Zabeïr projettait .
Il lui témoigna même qu'il auraitla plus grande répugnance
à faciliter l'évasion d'une jeune fille qui, par un zèle dont
la religion même n'autorisait peut-être pas l'excès , voulait
franchir les mers et chercher Dieu à travers mille périls , en
fuyant la maison de sonpère .
Seigneur, reprit Hazala sans paraître émue de ce qu'elle
venait d'entendre , c'est l'ordre même du ciel qui fait partir
Zabeïr. Sa mère lui est apparue en songe plusieurs fois et
lui a ordonné de fuir la terre des musulmans. Cette nuit
encore , Zabeïr a rêvé qu'elle la voyait , et qu'elle lui faisait
serment de ne plus différer à exécuter ses ordres . Pour y
parvenir elle a profitéd'un moment où son père était absent,
et s'est évadée. Nous sommes arrivées depuis deux heures
Sidon où Zabeïr demeurera cachée ,jusqu'à notre départ,
FEVRIER 1811 . 3
chezune veuve de mes amies . Je n'ai point craint , Seigneur,
ajouta-t-elle , de m'adresser à vous pour procurer un protec
teur à ma jeune maîtresse. Votre qualité de chevalier , et
principalement la croix que vous portez , vous fait une loide
favoriserdes chrétiennes qui ne forment d'autres voeux que
celui de rester fidèles à leur religion. Si cependant vous
nous refusez votre secours , si , fatigué de quelques années
d'esclavage , vous craignez d'y retomber, si enfinvous n'avez
pas le zèle que vous devez avoir pour le service de Dieu ,
nous n'en partirons pas moins sur le vaisseau qui met
demain à la voile ; nous y monterons avec confiance , bien
assurées que le ciel veillera sur nous , et qu'il éloigneratous
les dangers dont nous pourrions être menacées. "
Don Fernandès soupira profondément et garda le silence
pendantquelques instans . Enfin il dit àHazala. "Retournez
près de Zabeir . Puisque rien ne peut ébranler votre résolution
, ni la sienne ,je ne vous refuserai pas mon appui.
Je ferai l'arrangement nécessaire pour le voyage de Zabeïr
avec le capitaine portugais , et lorsqu'il en sera tems j'irai
moi-même la chercher; je la conduirai au vaisseau , et je
veillerai sur elle pendant toute la traversée comme si elle
élait ma soeur. Aussitôt que nous serons arrivés en Portugal,
je la menerai à Lascaïs , dans une maison de l'ordre
de saint Benoît , dont ma tante est supérieure , et je la lai
recommanderai avec tout l'intérêt que méritent les sacrifices
qu'elle fait à la religion. »
Hazala, fort satisfaite de cette réponse , s'empressa d'instruire
Zabeïr du succès de son message. Elles passèrent une
grande partie de la nuit en prières , pour obtenir du ciel la
faveur d'échapper aux poursuites de Mostadi, et pour le
-supplier de lleess protéger pendant tout le cours deleur
voyage.
Iln'était pas encore jour quand elles virent entrerDon
Fernandès . Zabeir lui fit ses remercimens , et le pria de
vouloir bien lui permettre de l'appeler son frère. Le cheva-
-lier portugais lui répondit avec toute la bonté et toute la
-politesse qui lui étaient naturelles. Il prit la main de sa
soeur adoptive , la conduisit an vaisseau, et la mit ainsi
qu'Hazala en possession de la chambre qui leur était des-
-tinée.
Le vent favorisait leur navigation : mais depuis le moment
que Zabeïr était montée dans le vaisseau , elle n'avait cessé
•de s'affliger. Elle se félicitait toujours , il est vrai , d'avoir
eu le courage d'accomplir sa résolution; mais elle songeait
5
312 MERCURE DE FRANCE ,
:
à la douleur que sa fuite causaità son père , et cettepensée
lui faisait verser des torrens de larmes . "Ah ! vous ne savez
pas, disait-elle à Fernandès qui s'efforçait de la calmer, vous
ne savez pas quelle douceur , quelle indulgence Mostadi
m'a toujours montrée. La veille du jour encore où je me
suis arrachée à sa tendre affection , lorsqu'il remarqua la
profonde tristesse avec laquelle j'apprenais que les accords
de mon mariage étaient signés , il me prit dans ses bras:
Ma chère Zabeir , me dit-il , vous avez déjà refusé les partis
les plus avantageux etj'ai cédé à tous vos désirs .Aujourd'hui
encore , je suis prêt à tout sacrifier à votre bonheur.
Si malgré la retraite où vous vivez quelqu'un a pénétré
jusqu'à vous et vous a prévenue en sa faveur , ne me le
cachez pas je ne négligerai rien pour seconder vos voeux
et vous établir comme vous le souhaiterez . Mais si votre
coeur n'a pas fait un choix, si vous n'avez rien à objecter
contre ce jeune Egyptien si digne de vous posséder , je ne
puis consentir à vous faire manquer un mariage si avantageux.
Votre tristesse n'a aucun motif raisonnable , et je
vous servirais mal en cédant à ce caprice , bien extraordinaire
assurément dans une fille de votre âge. Voilà , mon
frère , poursuivit Zabeïr, voilà quel est le père que j'ai
plongé dans la douleur. Je l'ai fui, et si jamais il a de mes
nouvelles , elles lui annonceront que je me suis ensevelie
pour toujours dans un cloître , et qu'il ne me reverra
jamais ! "
Les combats intérieurs qu'éprouvait Zabeïr altérèrent
bientôt sa santé. La fièvre lui prit : les accès étaient trèsviolens
, et le médecin déclara qu'il serait dangereux pour
elle de continuer sa route . Fernandès se fit donc descendre
àAlicata en Sicile. Il y passa quelques jours , pendant lesquels
Zabeïr profita des momens où sa santé lui permettait
de sortir, pour visiter les églises de cette ville. Elle se plaisait
particulièrement à prier dans la chapelle des Bénédictines.
Ces voix si douces , si argentines , si remplies de toute
l'onction que donne la piété , répandaient un charme religieux
dans son ame. Il lui semblaitque cette touchanteharmonie
était unprésage certaindu bonheur dontjouissaient
ces pieuses filles dans leur solitude , et lui rappelait les
tableaux que sa mère lui avait retracés si souvent de la vie
céleste que menaient sur la terre ces créatures angéliques .
Cependant la maladie de Zabeïr, après avoirpris différens
caractères, se tourna en fièvre lente, et Fernandès loua une
jolie petite maison de campagne sur les bords de l'Héméra ,
FEVRIER 1811 . 313
dansl'espérance que le grand air et la promenade pourraient
hâter la guérison de sa soeur. Ils se retirèrent dans cette
u agréable retraite , n'ayant pour les servir qu'Hazala et un
domestique portugais qui avait partagé la captivité du chevalier.
C'est là qu'uniquement occupé de sa jeune Arabe ,
Don Fernandès oubliait tout l'univers . Quand elle souffrait,
il ne la quittait pas , et disputait de zèle pour la servir avec
la bonne Hazala. Dans les momens où elle était mieux , il
la conduisait dans les belles prairies qui bordent l'Héméra,
- et s'efforçait de la distraire en lui procurant tous'les plaisirs
que peut offrir la campagne. Tout avait pour Zabeïr le
mérite de lanouveauté. Elle admirait les sites variés de la
- Sicile , la richesse des moissons , la gaîté franche des villageois,
la candeur des paysannes qui , malgré la grande
e liberté dont elles jouissaient, ne le cédaient pointen modestie
aux filles de l'Orient . Enfin il lui semblait être dans un
pays enchanté.
Σ
Pendant le séjour qu'il avait fait en Palestine , Fernandès
- avait appris l'arabe. Cette langue lui avait toujours paru
harmonieuse et très-expressive; mais dans la bouche de
Zabeïr elle avait une douceur , une grâce inexprimable .
Zabeïr était ignorante comme toutes les femmes de l'Asie
mais elle avait reçu du ciel une ame si tendre , un esprit si
juste; tous les sentimens de son coeur montraient tant de
pureté, tantd'élévation , qu'elle n'avait eu besoin d'aucune
étude pour déployer dans ses entretiens les trésors les plus
précieux . Le plaisir que l'on prenait à l'entendre peut être
comparé à celui que goûte un voyageur dans ces vallées
agrestes , sauvages même , où la main du tems , moins
prompte mais plus savante que celle de l'homme , a semé
des beautés sans nombre. Un charme qu'il ne peut définir
s'empare de tout son être : il ralentit ses pas , il s'arrête , et
cen'est point sans un effort pénible qu'il s'arrache à cette
délicieuse solitude, dont le souvenir ne s'effacera jamais
de sa mémoire .
La maladie de Zabeïr dura plusieurs mois. Enfin , la
fièvre la quitta , et Fernandès voyait chaque jour , avec
ravissement , les yeux de sa jeune amie se ranimer , son
teint reprendre la fraîcheur qui lui était naturelle , et ses
attraits s'embellir de tout l'éclat que donnent la jeunesse
et la santé.
Dès que Zabeïr sentit renaître ses forces , elle témoigna
le désir de continuer son voyage ; mais Fernandès , qui
redoutait l'instant de quitter les bords de l'Héméra où il se
314 MERCURE DE FRANCE ,
trouvait heureux , retardait toujours , sous différens prétextes
. Zabeïr insista vivement. Elle lui fit promettre de
saisir la première occasion qui se présenterait ; et même
elle exigea qu'il écrivit à un négociant d'Alicata , pour
être exactement informé des bâtimens qui feraient voile
pour le Portugal. Ce négociant prévint Fernandès , quelques
jours aprèess ,, quu''uunn vaisseau français , venant de
Smyrne , relâcherait à Lisbonne , et qu'il lui serait possible
de s'arranger avec le capitaine pour se rendre en cette
ville.
Fernandès annonça cette nouvelle à Zabeïr avec l'air du
plus profond abattement. Ma soeur , lui dit-il , vous allez
être satisfaite , et nous nous embarquerons dans trois jours :
mais est-il possible que vous soyez impatiente de quitter
des lieux si charmaannss !! N'espérez pas retrouver ailleurs
les bosquets délicieux qui bordent l'Héméra. Vous ne
reverrez plus d'aussi belles prairies , un ciel aussi pur, des
retraites champêtres si fraîches , si tranquilles , si favorables
aux douces méditations qui font vos délices . Ah !
ma soeur , si le bonheur que vous goûtez ici était aussi
parfait que le mien vous ne consentiriez point à partir ,
vous voudriez y passer votre vie. Le bonheur est bien rare
sur la terre ! Le ciel nous l'offre : si nous dédaignons celte
faveur, nous nous rendons coupables d'une ingratitude
dont nous porterons la peine tant que nous existerons. Ma
chère Zabeïr , ne soyons pas ennemis de notre propre
félicité. En disant ces mots , il prit une des mainsde
Zabeïr et la pressa doucement dans les siennes .
,
Lajeune Arabe ne répondait pas , mais elle était baignée
delarmes.Ah ! s'écria Fernandès , que dois-je espérer
du trouble où je vous vois ? Le coeur de ma chère Zabeïr
aurait- il entendu le mien avant même qu'il osât lui
exprimer tout ce qu'il sent ? aurait-elle deviné que je ne
puis plus me séparer d'elle ?
,
1
Zabeïr était sí vivement émue qu'il lui était impossible
de proférer un seul mot. Enfin levant avec timidité , sur
Fernandès , ses yeux remplis de pleurs : Mon frère , lui
dit-elle , je ne suis restée , hélas ! que trop long-tems en
ces lieux ! Partons, je vous en conjure , le plus tôt possible.
C
Eh ! pourquoi , reprit Fernandès aves surprise , regrettez-
vous les momens que j'ai passés près de vous?
N'ai-je pas tout sacrifié à la crainte de vous déplaire ?
Avez-vous la moindre idée de tout ce que j'ai souffert ?
N'ai-je pas concentré dans mon coeur tous les feux que
FEVRIER 1811 . 315
vous y avez allumés ? Ah ! si vous connaissiez la violence
des combats que j'ai soutenus pour ne point troubler votre
tranquillité , vous avoueriez que je mérite , sinon votre
amour , au moins toute votre confiance . Enfin , Zabeïr ,
vous savez mon secret; il n'est plus tems de vous rien
dissimuler. Si votre coeur répond au mien , ne craignez
pas de me le dire. Je vous conduirai à l'autel avant de
quitter la Sicile; et je montrerai avec orgueil , à ma famille,
à ma patrie , la vertueuse , la belle , l'adorable épouse que
le ciel m'a donnée .
Jamais , s'écria Zabeïr avec un accent douloureux ,
jamais je ne puis être votre épouse ! Elle tira de son sein .
- un petit porte-feuille en brocard d'or , et l'ayant ouvert ,
elle présenta à Fernandès ce billet écrit avec son sang :
" Je promets à Marie , si elle protége ma fuite , et me
fait arriver sans aucun malheur dans un pays catholique ,
- de me consacrer à son service , et de m'enfermer dans
une maison de vierges chrétiennes , pour y passer le reste
de mes jours . "
Mon frère , ajouta-t-elle avec l'expression la plus touchante
, quand j'ai signé cet écrit , je ne croyais pas qu'il
me serait si pénible de remplir ma promesse !
Fernandès chercha à lui faire comprendre qu'elle n'était
- point irrévocablement liée par cet engagement , et que
l'autorité ecclésiastique pouvait facilement le rompre. Il
lui cita même un grand nombre de voeux solennels qui
avaient été annullés par le saint-siége .
Zabeïr l'écoutait avec la plus grande attention . Nonseulement
le bonheur de sa vie dépendait de la résolution
* qu'elle allait prendre ; mais il fallait aussi qu'elle pro-
* nonçât sur la destinée de Fernandès. L'idée de porter le
désespoir dans un coeur si noble , si généreux , si tendre ,
la faisait frémir. Quelquefois elle paraissait ébranlée , et
Fernandès se flattait de l'avoir convaincue. Il la suppliait
avec instance de le suivre à Rome et de faire prononcer le
souverain pontife sur le voeu téméraire par lequel elle se
croyait engagée . Enfin apres une longue résistance ,
Zabeïr se borna à lui demander un délai de vingt-quatre
heures pour réfléchir à tout ce qu'elle -1 venait d'entendre..
Elle se retira de très bonne heure et souhaita le bonsoir
à Fernandès avec beaucoup d'affection . Je vais , lui ditelle
, prier Marie de m'éclairer dans une circonstance si
délicate. Je ferai ce qu'elle m'inspirera , et si je ne puis
être à vous sans crime , s'il faut me séparer d'un frère si
316 MERCURE DE FRANCE ,
digne de toute ma tendresse , il ne doit point m'accuser
d'ingratitude , ni même d'indifférence sur le chagrin que
ma résolution pourrait lui causer. Son souvenir restera
dans mon coeur je le porterai aux pieds des autels , et le
ciel ne repoussera pas les voeux que je lui adresserai pour
celui à qui j'aurais trouvé si doux de consacrer ma vie .
:
Fernandés ne dormit pas un instant. Il repassait en
lui-même tout ce qu'il avait dit à Zabeïr et tout ce qu'il
avait encore à lui dire . Il se reprochait d'avoir oublié
d'offrir à sa belle et vertueuse amie les motifs les plus
forts , les plus capables de faire impression sur son esprit.
Il avait fait , depuis qu'il l'avait quittée , une foule de
réflexions nouvelles , contre lesquelles il lui semblait impossible
de rien objecter , et qui le remplissaient des plus
douces espérances . Il se leva de très-grand matin , et comme
Zabeïr ne sortait jamais de son appartement avant que le
déjeuner fût servi , il alla se promener , en attendant, sur les
bords de l'Héméra . Son impatience lui fit devancer l'heure ,
mais , en rentrant chez lui , il y trouva un domestique atta
ché à la maison des Bénédictines d'Alicata , qui lui remit
une lettre de Zabeïr conçue en ces termes :
« Plus je réfléchis attentivement , mon frère , à la position
où je me trouve , moins je puis me persuader que les
» hommes , quelle que soit la sainteté du rang qu'ils occupent
sur la terre , aient la puissance de rompre les engagemens
que j'ai pris avec le ciel. Je ne peux même me
» dissimuler qu'il est maintenant impossible que je sois
heureuse loin de vous ; mais si je consentais à être votre
épouse , la pensée du voeu que j'ai fait troublerait sans
cesse ma conscience , et je n'aurais plus ici -bas aucun
repos à espérer . J'ai pris la résolution pénible , mais inébranlable
, de consommer mon sacrifice . Je suis entrée
dans la maison des Bénédictines d'Alicata , et je n'en
ด sortirai jamais .
"
" On trouve que les objets que j'ai apportés avec moi
sont plus que suffisans pour payer ma dot et celle d'Hazala .
Je vous prie de garder le reste : il est juste qu'un frère
soit l'héritier de sa soeur , et vous ajouteriez à mes chagrins
» d'une manière bien cruelle , si vous refusiez ce faible
» témoignage de ma reconnaissance et de mon éternelle
» affection .
» Adieu , mon frère , j'ai abandonné les lieux que votre
présence m'a rendus si chers , mais mon coeur ne cessera
jamais d'être auprès de vous¬ ZABEIR .
J
FEVRIER 1811. 317
Il serait impossible de peindre le désespoir de Fernandès.
Il partit sur-le-champ pour Alicata, et se rendit
thau couvent des Bénédictines . Il demandait à voir Zabeïr;
mais ce fut la supérieure qui vint le recevoir. Monsieur le
chevalier , lui dit-elle , je ne vous priverai pas toujours de
la vue d'une personne qui vous regarde comme son frère ,
Tet qui se loue infinimentde ladélicatesse de votre conduite
avec elle ; mais dans les premiers momens de votre sépa-
⚫ration , cette entrevue serait trop douloureuse pour vous
et pour votre soeur.
Fernandès demanda qu'il lui fût au moins permis
d'écrire à Zabeïr ; ee qu'on lui, accorda volontiers : mais
rien ne put ébranler la résolution que la jeune Arabe
avait prise. Après qu'elle eut fait ses voeux , on l'adjoignit
¹à la religieuse chargée de la sacristie , et Zabeïr passa le
reste de sa vie à parer les autels , à les orner de fleurs , à
préparer les parfums qu'on devaity faire brûler.
Fernandès ayant perdu toute espérance de posséder
Zabeïr , fit remettre à la supérieure tout ce qui avait appartenu
à la jeune religieuse , et s'embarqua pour Malte , où
il se hâta de prononcer ses voeux. Tous les ans il allait
passer quelques jours à Alicata pour y voir sa soeur ; mais
le regretde l'avoir perdue détruisit insensiblement sasanté,
et il mourut fortjeune.
:
Par ses dernières dispositions , il donnait une partie de..
ses biens aux Bénédictines d'Alicata , et ordonnait que son
corps serait transporté dans leur église poury être inhumé.
Un des plus célèbres artistes de l'Italie avait fait , d'après
les ordres de Fernandès , le mausolée qui devait recevoir
les restes de ce chevalier. On y voyait , près d'un autel ,
l'Amour et la Religion offrant de concertune colombe en
sacrifice , et allumant avec leurs flambeaux le feu qui devait
consumer la victime. Sur la base on lisait ces mots
écrits en latin , en arabe et en italien : Ils se sont réunis
pour m'arracher à la vie !
Zabeïr versa des torrens de larmes en voyant arriver ce
triste et précieux dépôt ; et tous les soirs , ses compagnes
qui partageaient sa douleur , la suivaient en silence lorsqu'elle
allait prier sur le tombeau de son ami : là , ces
tendres et pieuses recluses pleuraient , priaient et sou
piraient avec Zabeïr .
ANTOINETTE LEGROING.
318 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
CHRONIQUE DE PARIS .
LES bals sont , de tous les genres d'amusemens , celui
que l'on recherche en ce moment avec plus d'ardeur ; bals
de cour , bals de société , bals bourgeois , bals publics ,
redoutes , colysées ; il y en a pour toutes les classes , pour
tous les goûts , pour tous les jours de la semaine . Mais il
en est un qui commence à éclipser tous les autres , et qui
jouit seul de l'avantage inappréciable d'assurer tous les
ans , pendant quelques nuits d'hiver , aux femmes du plus
haut rang la liberté des grisettes , et aux jolies grisettes les
priviléges des femmes de cour : c'est le bal de l'Opéra.
Depuis quatre -vingt-seize ans (y compris l'année courante) ,
l'Opéra est en possession du privilége exclusif des bals
publics , masqués , qui se donnent avant les jours gras .
L'origine d'un pareil genre d'amusement ne pouvait être
mieux placé qu'au tems de la Régence , mais on aurait lieu
d'être surpris que la première idée en fût venue à tout autre
cardinal , qu'au cardinal Dubois ..
L'invention des mascarades semble appartenir aux Maures
d'Espagne ; et dans les descriptions que nous ont conservées
leurs historiens , des fêtes brillantes de Cordoue et de Grenade
, il est question de nombreux travestissemens et de
cérémonies burlesques assez semblables à celles de notre
carnaval. Ajoutons que le mot mascarade vient évidemment
de l'arabe mascara , qui signifie bouffonneries .
Les mascarades ont fait pendant long-tems en France les
délices de la cour ; mais elles n'eurent à aucune époque autant
d'éclat que pendant la jeunesse de Louis XIV. Jusqu'à
l'âge de trente ans , ce monarque manqua rarement d'y
figurer en personne , et d'y faire briller un talent très - distingué
pour les danses de caractère ; mais ces jeux renfermés
dans l'enceinte du Louvre , en faisant disparaître
l'étiquette , ménageait encore les convenances ; on y conservait
, jusque sous le masque , une certaine retenue inséparable
des plaisirs d'une cour aussi polie."
Ce ne fut qu'en 1715 , lorsque l'Académie royale de
musique ouvrit sa vaste enceinte à la foule masquée de
toutes les classes ; ce ne fut qu'à cette époque , disons-
Bous , que tous les avantages du bal masqué furent appré
FEVRIER 1811 . 319
ciés à leur juste valeur. On est aujourd'hui assez généralement
convaincu , par observation ou par expérience ,
que les bals de l'Opéra ne sont , pour le plus grand nombre
de ceux qui s'y rendent , que des occasions de rendez-vous ,
d'intrigues galantes , et des sujets d'inquiétude pour les
amans et les maris . La danse en est à -peu-près baunie ,
et l'orchestre ne continue à jouer , que pour faire sauter,
quelques masques obscurs qui forment une ou deux contredauses
à l'extrémité de la salle . Autrefois les bals d'Opéra
présentaient une grande variété de costumes ; des mascarades
nombreuses , dirigées souvent par l'imagination la
plus folle et la plus originale , pouvaient offrir un appât à la
curiosité publique ; aujourd'hui qu'on entend mieux ce
jeu-là , et qu'on vient au bal pour se cacher et non pour se
faire voir , le bon ton n'admet plus d'autre déguisement.
que le Domino . Un étranger jetté au milieu de cette foule
de fantômes , noirs pour la plupart , qui se heurtent , se
pressent , se mêlent en tous sens , dont la conversation
( du moins celle que l'on peut entendre ) se borne à quelques
phrases banales , prononcées d'un son de voix uniformément
ridicule ; cet étranger doit avoir quelque peine à
se faire une idée du plaisir que l'on peut trouver dans une
semblable réunion ; qu'il se marie et qu'il conduise sa
femme au bal de l'Opéra , il saura bientôt les plaisirs qu'on
y cherche et les risques qu'on y court .
Il existe dans toutes les grandes villes des établisse->
mens , qu'une morale spéculative s'empresserait d'en exclure
et qu'une politique sage doit si non favoriser , du moins
tolérer assez ouvertement pour avoir le droit d'y exercer
une continuelle surveillance : de ce nombre sont les maisons
de jeu. Sans nous engager dans des discussions aussi
ennuyeuses qu'inutiles sur leurs avantages et leurs inconvé
nieps , nous nous bornerons à jeter en passant un coup-d'oeil
sur les moeurs de leurs habitués . Ils forment sous le nom
de joueurs une classe toute particulière , aussi remarquable
par la variété que par la singularité de ses habitudes . Il
existe dans Paris dix ou douze mille individus qui n'ont
d'autre moyen d'existence , d'autres ressources que les produits
du jeu. Ces gens-là sont faciles à reconnaître : dans
une année ils passent deux ou trois fois de la misère à l'opulence
.Aujourd'hui logé à l'hôtel d'Europe , ou à l'hôtel Grange-
Battelière ,vous voyez l'un d'eux sortir dans un carrick élégant
, pour conduire au bois de Boulogne une de nos plus
jolies lais; il dine à un louis par tête chez Beauvilliers , el se
320 MERCURE DE FRANCE ,
•montre le soir au balcon de l'Opéra , vêtu avec autant de
goût que de recherches et d'élégance. Deux mois après ne
vous étonnez pas d'apprendre que ce même homme loge
au quatrième étage dans l'allée d'un marchand de vin ; ne
soyez pas surpris de le rencontrer vers midi sous les galeries
du Palais-Royal , vêtu d'une rédingotte étroite , d'un
gilet prudemment boutonné jusqu'en haut, en cravatte de
couleur , et en bottes dont la propreté ne répare par les injures
causées par le tems et un long service. Si vous le suivez
dans la maison de jeu où il se rend , vous l'y verrez
assidu près du joueur auquella fortunesourit , et l'attendant
à la sortie pour lui faire l'emprunt d'un écu qui doit servir
à le faire dîner , s'il a ( chose très-rare ) assez de raison ,
pour ne pas l'exposer sur le tapis avant de quitter la place.
Acôtéde ceshommes dont la vie se partage entre lesjouissances
les plus dispendieuses et les privations les plus pénibles
se trouveune autre espèce dejoueurs dontl'existence
estmoins agitée et moins précaire : l'extérieur de ceux-ci
est simple et uniforme : on voit à la symétrie , à la régularité
de leurs mouvemens , qu'ils font aujourd'hui ce qu'ils
ont fait hier , ce qu'ils feront demain. Constamment assis
à la même place où ils arrivent à la même heure , ils commencent
par ranger leurs MASSES devant eux , piquent gravementtous
les coups de la taille, sur une carte que leur
apporte le monsieur de la chambre, et restent quelquefois
deux heures sans hasarder un écu ; le moment favorable
arrive , ils jouent , perdent ou gagnent avec le même sang
froid, et quittent rarement la partie sans avoir fait sur la
banque le gain modeste auquel se bornent leurs prétentions.
Cette tâche remplie , ces joueurs redeviennent des
gens du monde pour le reste de la journée , et l'on trouve
en eux des convives d'autant plus agréables que lejeudont
ils se font le matin une affaire , n'a le soir aucun charme
pour eux. Si l'on ajoute à ces principaux habitués des mai--
sons de jeu, l'artiste et quelquefois l'artisan qui vient y
laisser le prix de ses économies , le jeune homme qui
cherche à s'y faire une ressource , l'étranger qui croit s'y
couvrir des frais de son voyage et ne manque guères d'y
laisser la plus grande partie de l'argent qu'il destinait à ses
plaisirs , onauraune idée assez exacte d'une classe d'hommes
qui ne doivent exciter ni compassion dans le malheur ni
enviedans la prospérité .
-Puisqu'il n'est question dans maint salon doré que
de KANT et de sa philosophie , qu'elle compte déjà dans.
cette
FEVRIER 1811 . 3af
SEINE
cettecapitale de nombreux adeptes qui jettent en silence
les fondemens emens d'une doctrine à la
deux de nos plus jolies femmes ont promis
propagation de laquelle
nos lecteurs nous sauront quelque gré de leur donner un de s'employer
avant-goût de cette science sublime , dont nous avons purse
les premières notions dans un Manuel à l'usage desnou
veaux convertis .
Jusqu'àcemoment on a cru assezgénéralement en France
que Locke et Condillac étaient d'assez bons esprits , go'tto
avaient porté la lumière dans les profondeurs de la meta
physique , et qu'ils avaient découvert les lois du monde
moral, comme Newton a découvert celles du monde phy
- sique : erreur ! insigne erreur! dont la philosophie deKant
netardera pas à nous désabuser; il suffit pour s'en convaincre
d'enconnaître les premiers élémens . D'abord cette
- science qui s'appelle le transcendentalisme repose sur des
principes tout rationelsdont voici le plus important. (Nous
- aurons soinde mettre en italique tous les mots et toutes les
citations textuels ). Les connaissances qui ont pour bases
le RAISONNEMENT et l'EXPÉRIENCE sontfausses et illusoires.
Le
transcendantalisme remet les esprits sur la route rationelle
et a pour objet de nous tirer de la barbarie où nous
retient l'étude des sciences naturelles et de la littérature ,
en un mot de l'UTILE et du FUTILE , pour nous transporten
dans un monde supersensible où tout se forme d'APPARENCES
et où tout est VRAI , attendu que rien n'est RÉEL. ,
Plus de matière , plus de corps , plus de ces guenilles si
chères au bon homme Chrisalde : l'univers entier se trouve
dans la profondeur du sens moral; lequel sens moral est
pourvu d'un organe par excellence qui se nomme le COGNI
TIF, et qui possède trois facultée, la sensibilité , l'entende-
-ment et la raison. Ce cognitifest la cheville ouvrière du
système trenscendental et ne ressemblerait pas mal à
l'ame vulgaire , n'était qu'il n'a pas la moindre prise sur le
monde supersensible etne peut s'élever à l'idée de Dieu ,
de l'éternité , du bien etdu mal , ce qui semble , au premier
coup-d'oeil , matérialiser un peu ses fonctions; maisheureu
sement on a commencé par nous apprendre , que l'exis
tence de la matière n'étant prouvée que par l'expérience et
le raisonnement, devait être rangée au nombre des idées
fausses et illusoires .
DE
LA
Le père de cette philosophie germanique déclare qu'il a
renversé de fonden comble la doctrine de Locke, qu'iltraite
de vulgaire et de superficielle ; de cette doctrine unique
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
mentfondée sur le raisonnement et l'expérience qui s'obstinent
à compter pourquelque chose l'organisation matérielle
; où l'on soutient , après Aristote , que nos idées nous
arrivent par les séns ; sous prétexte que nous aurions de la
peine à nous faire , sans yeux , l'idée de la lumière , sans
odorat , l'idée des parfums , sans oreilles , l'idée des sons et
delamusique; decette doctrine enfinqui ne s'attache qu'au
PALPABLE et AL'UTILE , sans le moindre souci du cognitif,
de la lumière axiomatique etdes jugemens sympathiques
àpriori.
On ne s'aftend pas que nous essayons , dans un article de
la nature de celui-ci , d'entrer dans de plus longs détails sur
ce nouveau système renouvelé des Grecs , qui ne tardera pas
àdevenir l'objet des plus graves et probablement des plus
ennuyeuses discussions; nous aurions même évité d'en
parler, s'il n'était venu à notre connaissance que ces folies
d'outre-Rhin commencent à faire des enthousiastes , et
vont être consignées avec éloge dans un grand ouvrage
biographique où l'on devait croire , d'après le nom des prineipaux
collaborateurs , que de pareilles extravagances ne
seraient point admises .
Un de ces hommes qui font attention aux petites
choses , parce qu'ils s'imaginent qu'elles naissent des
grandes , ou qu'elles y conduisent , nous faisait derniérement
observer avec un air d'importance qui nous parut
d'abord un peu risible : « que les journalistes du tems
passé, parlaient toujours en nom collectif , qu'en fait de
discussion politique , philosophique ou littéraire , ils ne
manquaient jamais d'employer la formule , nous pensons ,
nous sommes d'avis , nous osons croire , etc. , tandis que
c'est en leur propre et privé nom , qu'en pareilles circonstances
s'expriment aujourd'hui presque tous leurs successeurs.
n. Assez portés de notre nature à défendre notre
pauvre siècle contre cette foule de Bartholo à préventions
ou à gages , dont les lamentations injurieuses nous assourdissentdepuis
si long-tems , nous avons essayé de justifier
l'usage actuel , par la règle la plus simple de la grammaire
qui veut , en parlant soi-même et de soi , que l'on se serve
de la première personne du singulier , et que ..... Notre
homme ne nouslaissa pas-achever : " Il est probable , ajoutaque
cette objection profonde n'avait point échappé
à vos devanciers , et qu'ils y auraient répondu comme
je vais le faire. Il n'y a point d'auteurs de journaux , mais
seulement des rédacteurs , des collaborateurs chargés de.
t-il
,
-
FEVRIER 1811. 323
mettre en ordre et de produire séparément les différentes
parties d'un travail qu'on est censé avoir fait en commun ,
etdont les membres de la société doivent être solidaires .
Les anciens journalistes ( c'est-à-dire , les Marmontel , les
Champfort , les Laharpe ) , ne se croyaient pas en littérature
des personnages assez importans pour donner une
forme individuelle àl'opinion , toujours un peu précipitée ,
qu'ils énonçaientdans un journal ; ils sentaient qu'elle avait
besoin d'être présentée comme le résultat d'un examen
entre plusieurs collaborateurs ; que si le public peut vouloir
être instruit du jugement que porte une société de gens
de lettres sur le livre qui vient de paraître , il lui est fort
indifférent de savoir ce qu'en pense Monsieur tel ou tel, etc.,
Notre homme concluait qu'il y avait tout-à-la-fois défaut
de modestie et de convenance dans l'usage qui a prévalu.
Eny réfléchissant , peut-être trouverait-on qu'il y a quelque
chose de vrai dans cette remarque.
:
-Nous parlions dans un de nos derniers numéros des
cabinets du Cadran Bleu et de la Galiotte , et nous les signalions
comme témoins discrets de plus d'une aventure galante
; nous étions loin de prévoir que ce dernier endroit
(laGaliotte) , allait devenir le théâtre de la plus sanglante
catastrophe . Mlle Jolymay , lingère , était liée depuis quelque
tems de la manière la plus intime avec le chefd'office
d'une grande maison : elle n'avait point tardé à s'apercevoir
que eet homme , sous un extérieur aimable , cachait
les inclinations les plus vicieuses , ettoutes ses démarches
avaient pour but de rompre avec lui sans s'exposer à un
malheur dont elle semblait avoir le pressentiment. C'est
dans un souper qui devait servir de terme à leur liaison ,
après avoir demandé et obtenu de la demoiselle Jolymay
500 francs , dont il disait avoir besoin pour retourner dans
son pays , que ce misérable saisit sa victime , et lui plongea
un couteau dans le coeur. Dans le premier mouvement
d'horreur que lui inspira son propre crime , il paraît avoir
essayé de se donner la mort , et cette circonstance qui
peut laisser supposer que cet assassinat a été commis dans
un accès de transport jaloux , mêle quelque pitié au sene
timent d'indignation qu'une action aussi atroce est faite
pour inspirer.
-La visite que S. M. vient de faire au marché des Innocens
est un nouveau bienfait pour la ville de Paris . Ce
marché construit sur l'emplacement de l'ancien cimetière
des Innocens ( qui l'avait été lui-même sur l'emplacement
X2
324 MERCURE DE FRANCE ,
dumarché de Champeaux) , va être considérablement augmenté
par la démolition des maisons qui le séparent de la
Halle aux Bleds. Cette augmentation de terrain produira
plusieurs avantages notables; d'abord celui de donner une
plus juste étendue au marché le plus considérable et le
plus fréquenté de Paris ; ensuite celui de régulariser cette
place endébarrassant les avenues de la belle fontaine qui
la décore , et que l'on s'accorde à regarder comme un des
monumens les plus parfaits de la sculpture du seizième
siècle. On sait que cette fontaine fut exécutée sur les des
sins de l'abbéde Claguy par Jean Goujon.
-Un chimiste allemand s'annonce pour avoir trouvé
le secret d'engendrer du sang au moyen du galvanisme;
ledocteur Gay dira sans doute que jamais découverte ne
vint plus à propos pour réparer consommationprodigieuse
que ses confrères les médecins s'obstinent à
faire.
la
en
-II paraît à Breslaw une gazette intitulée : Gazette pour
les fous et leurs amis , par Soulson Eideeles . Si tous ceux
àqui ce journal s'adresse , consentent à s'y abonner , quel
fortune pour les rédacteurs !
-Nouvelles bibliographiques . La librairie n'a mis au
jour dans cette dernière quinzaine qu'un très-petit nombro
d'ouvrages de quelqu'importance . MM . Choronet Fayolle
ont fait paraître le premier volume du Dictionnaire des
Musiciens. Si quelqu'un observe que l'article du compositeur
Gaveaux est un peu long , on peut lui répondre que
par compensation celui de Me Branchu est extrêmement
court. Il semble qu'en parlant du plus beau talent de
femme qui ait paru sur le théâtre de l'Opéra , on pouvait
trouver encore quelque chose à dire , même après avoir
annoncé que MeBranchu étaitfemme du danseur de ce
nom, et que les rôles de Didon etde la Vestale lui avaient
faithonneur.
On propose par souscription une édition in-8º des OEuvres
de Destouches . Les ouvrages de ce poëte ont eu les
honneurs de l'Imprimerie royale ; mais cette édition est
in-4°, etl'on avait besoin d'un format in-8° propre à faire
suite aux belles collections des auteurs dramatiques.
NOUVELLES DES COULISSES. La comédie française doit
donner avant quinze jours une comédie nouvelle en trois
actes et en vers . Elle va recevoir à l'essai le jeune Firmin ,
sujet très-distingué du théâtre de l'Odéon .
1
FEVRIER 1811. 325
Feydau prépare une pièce de carnaval , dont la musique
est, dit-on , de trois compositeurs célèbres . Immédiatement
après on mettra en répétition le Mariage extravagant.
L'Odéon vient de remettre avec succès la jolie pièce de
Colalto , intitulée les Trois Jumeaux vénitiens , jouée ,
pour la première fois , en 1773 , à la Comédie italienne.
Oncommence à rire de l'opéra sérieux .
Le succès présumé de la Belle au bois dormant éloigne
au Vaudeville toute autre étude de pièces nouvelles.
Les Variétés vontdonner successivement, une pièce de
carnaval , le Chaperon rouge, et un vaudeville villageois
intitulée : Quinze ans d'absence.
Les écuyers Franconi fils font merveille au Théâtre de
laPorte Saint-Martin. Une nouvelle troupe équestre va ,
dit-on , s'établir au Cirque sous la directiondu sieur Franconi
père.
MODES. La variété est si bien le caractère distinctifde la
mode actuelle , du moins pour les femmes , qu'en décrivant
la coiffure de trois élégantes choisies au hasard dans un
cercle nombreux , on aurait l'air d'avoir rapproché des modèles
séparés par deux mille ans ou par deux mille lieues ,
etde présenterdans un même cadre les têtes d'Aspasie , de
Ninon, d'une bayadère du Gange , ou d'une indienne du
Mexico. Parmi toutes ces coiffures de fantaisie la plus
nouvelle est uncasque sorti du magasin de M Castel rue
Vivienne; il est surmonté de trois plumes jetées en arrière,
sur un fond de velours souci , au rose à crevés et à bande
de satin blanc ou gris de perle. Les pierres de couleur , et
principalement les émeraudes , sont en faveur ; les perles
dans les cheveux , roulées en torsade, sont debon goût dans
une coiffure de bal. Les colliers et les garnitures de corail
sont l'attribut des très -jeunes personnes . La température en
se refroidissant a fait reprendre les par-dessus fourrés . Les
femmes les portent ouverts dans leur voiture , lesjettent au
spectacle sur le derrière de leur chaise , et quelquefois à la
promenade en chargent un laquais .
Les jeunes gens ont adopté , pour le matin , un pantalon
de tricot gris de fer et des bottes très-hautes sur le devant
de lajambe et dégagent le mollet tout entier par derrière.
Quelques tailleurs garnissent les coutures du pantalon d'un
petitgalon de laine noire , mais nous n'oserions pas assurer
quecela soitd'un goût très-pur. Le charivari de breloques
estune des choses auxquelles les femmes font le plus
>
326
MERCURE DE FRANCE ;
d'attention dans la toilette des jeunes gens : il se compose
aujourd'hui d'un cachet à roue , d'une clef en mosaïque ,
d'un talisman et d'un prisme triangulaire en cristal enfume;
ces breloques sont obligées, les douze ou quinze autres
sont au choix de l'amateur.
Y.
SPECTACLES.- Revue des Mélodrames. - Messieurs les
auteurs de mélodrames ont une telle facilité dans la conception
de leurs ouvrages , une telle habitude du style qui
convient à ce genre ; les machinistes , peintres et déco-
Tateurs leur sont si dévoués , les administrateurs des theatres
du Boulevard montrent tant de bonne volonté , et les
acteurs tant de zèle , que les nouveautés mélodramatiques
se succèdent avec une effrayante rapidité. Grâces à la curiosité
, à l'extrême sensibilité des habitués de ces spectacles ,
les productions nouvelles qui paraissent , chaque jour , sur
les théâtres de l'Ambigu- Comique et de la Gaîté , ne manquent
jamais ni de spectateurs , ni d'admirateurs En résultat
les auteurs s'immortalisent , les directeurs s'enrichissent
, les acteurs s'égosillent , le public paye; rien de bien
malheureux dans tout cela , à l'exception du journaliste qui
est obligé d'aller un train de poste pour suivre auteurs et
acteurs .
Les deux théâtres rivaux et voisins ressemblent à ces
paillasses qui disputent de souplesses et de lazzis pour
attirer la foule. Entrez ici , messieurs , mesdames , vous y
verrez le fameux Frederic de Nevers . C'est ici , s'écrie
l'autre , que vous verrez la célèbre pantomime de laFamille
Savoyarde : c'est ici qu'il faut voir les Hyglanders ou les
Montagnards Ecossais , Ce n'est rien , reprend le voisin ,
en comparaison des Mères rivales : c'est ici que vous verrez
la vertu persécutée. C'est tout comme chez nous , crie
T'autre . Le Vice puni.-C'est comme chez nous.-Un
'enfant , un tyran , un poignard , des pistolets , des combats
, etc. , etc., etc.-Tout comme chez nous, tout comme
chez nous .
1
Eh messieurs ! reprend le journaliste , il y a long-tems
que je m'en suis aperçu ; votre répertoire ressemble à ces
expositions de tableaux faits pour un concours; les vingt
élèves ont traité le même sujet ; on le voit reproduit sur
toutes les toiles à quelques légères différences dans l'arrangement
des figures et de l'action. L'un se fait remarquer
par une composition plus savante , celui- ci brille par la
811
FEVRIER 1811. 327
,
force dela couleur , un autre par les accessoires , un troisième
par quelque correction dans le dessin ; mais az
total , tous ne représentent qu'un fait quidevient pourmoi
d'un intérêt presque nul lorsque je le connais.
Cependant , au milieu de cette troupe d'imitateurs dramaturges
, il en est deux qui se font remarquer par une
sorte de talent, lequel consiste à tirer des combinaisons nouvelles
de quelques situations déjà connues , par quelque
peu de régularité dans les plans de leurs ouvrages. Ces
deux auteurs qui se partagent le sceptre des Boulevards , et
qui vivent en paix chacun dans leurs domaines , sont MM .
Pixérécourt et Caigniez. Le premier est le Corneille du
genre , à la sublimité près ; le second en est leRacine ,
au style près . Ces deux athlètes se disputent paisiblement
, chacun sur son terrain , l'admiration des habi
tués. Leurs productions se suivent de près , il y en a toujours
une à opposer à l'autre , c'est un véritable crescendo
de zèle et de talent. Nous étant laissés gagner de vitesse ,
nous nous garderons bien de porter nos regards sur le
passé ; à Dieu ne plaise qu'on ait jamais une exhumation
à nous reprocher ! nous savons ce qu'on doit à la cendre
des morts , et nous la laisserons reposer sans la troubler ;
aussi ne parlerons-nous que des deux merveilles qui se
partagent la foule chaque soir. La première est Henriette
et Adhémar , ou laBataille de Fontenoy.
M. Caigniez a montré dans cet ouvrage tout le pathétique
d'une passion malheureuse et de la bravoure placée
entre l'honneur et l'infamie . Quoique la pièce porte le titre
de la Bataille de Fontenoy , cette journée mémorable n'est
qu'un accessoire dans l'ouvrage ; et ce pourrait être tout
aussi bien la bataille de Rocroy ou celle deDenain. Le maréchał
de Saxe y joue un grand rôle ; mais par malheur encore
sa personne est inutile à l'intérêt de l'ouvrage ,et ce
serait tout autre général que le mélodrame n'en irait pas plus
mal : on pourrait même dire qu'il s'en trouverait mieux
puisqu'on n'aurait pas commis une inconvenance trop forte
en faisant paraître le maréchal de Saxe gros et gras, quand
il est notoire qu'il était mourant ce jour-là. LaBataille de
Fontenoy a obtenu du succès , mais c'est celuiqu'on est convenu
d'appeler succès d'estime ; succès aussi décourageant
pour l'auteur que pour les directeurs. On prétend que
M. Caigniez vise beaucoup à l'intérêt dans ses, ouvrages.
Celui qui règne dans la Bataille de Fontenoy, porte sur une
petite intrigue amoureuse. En prenant pour titre le nom
y
328 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811 .
5
d'une des journées les plus mémorables du règne de
Louis XV, il ne fallait pas la sacrifier aux détails d'une
intrigue de la fille d'un colonel , et faire jouer au vainqueur
de Raucoux et de Lawfeld le rôle d'un messager d'amourettes.
On pourrait appliquer à M. Caigniez ce qu'un biographe
disait dernièrement de Voltaire : C'est qu'en chan
tant la bataille de Fontenoy ilfut le seul Français qui la
perdit.
Si le théâtre de l'Ambigu-Comique végète , son voisin
s'enrichit. A quatre heures les bureaux sont assiégés , et
quarante loges louées d'avance; c'est un accaparement de
places qui désespère la multitude obligée de s'entasser dans
les galeries. Le succès prodigieux des Ruines deBabylone
n'est pas inexplicable ; tous les genres de compositions
dramatiques viennent y contribuer ; c'est une véritable
macédoine composée de personnages héroïques , de plusieurs
rôles gais de la comédie , du prestige des décorations ,
le tout renforcé de quelques danses assez médiocres . L'Opéra-
Comique pourrait y réclamer une ou deux romances ,
etnous, nous ne voudrions pas assurer que Brunet n'eût
aussi quelque chose à revendiquer. Somme totale , l'ouvrage
est assez intéressant; plusieurs situations , quoique
connues ,y sont placées de manière à produire de l'effet ,
et c'est , en bonne conscience , tout ce qu'on peut raisonnablement
exiger d'un mélodrame. Celui-ci possède les
élémens qui caractérisent un succès durable , grande
pompe de costumes et de décors , et cet intérêt mystérieux
qui séduit toujours la multitude.
Complimenter M. Pixérécourt sur la fécondité de son
imagination , est un éloge auquel il serait peu sensible et
qu'ila mérité par plus de trente succès ; mais un éloge qui
le touchera sans doute davantage , c'est celui qu'on peut
accorder å son style. Encore quelques amendemens , et
P'on ne pourra plus lui appliquer ce vers , assez piquant ,
d'un satyrique moderne :
<Je n'écris que pour ceux qui ne savent pas lire . »
Nous nous dispenserons de parler des bribes de musique
dont le compositeur a lardé les scènes ; nous garderons le
même silence sur les ballets, et loin de s'en fâcher , le musicien
et le chorégraphe doivent nous en remercier, car il
n'y a pas dans cet ouvrage un motif , une phrase de musique
, ou un pas de ballet auquel on ne dût ôter son
chapeau comme à quelqu'un de sa connaissance,
POLITIQUE .
:
Les nouvelles de Pétersbourg annoncent que l'attention
du public est sur-tout porté sur le nouveau tarif des douanes.
Les importations sont devenues très-difficiles et trèschères
, et les marchandises ainsi tarifées sont montées à
des prix très-élevés. Il en résulte l'effet que l'on attendait :
l'industrie nationale est éveillée sur les moyens de satisfaire
auxbesoins que l'on éprouve , sans payer aux Anglais
le tribut qu'ils commencent à ne plus demander si
impérieusement. On s'attend à voir établir beaucoup de
raffineries de sucre qu'on espère cultiver avec succès sur
les bords de la mer Caspienne. Un malheur dont les exemples
se renouvellent trop souvent vient d'arriver dans la capitale
; la salle du grand théâtre a été réduite en cendres ,
sans que les secours les plus prompts aient pu arrêter les
progrès d'un incendie aussi subit que violent dans ces
sortes d'édifices . On ne compte point de victimes de cet
accident , tellement périodique , qu'on pourrait à cet égard
établir en quelque sorte des listes de probabilités , mesurées
sur les chances de l'imprudence et du hasard , et le
degré de précaution que prennent les magistrats préposés
à la sûreté publique .
Des primes d'encouragement considérables , des exemptions
d'impôts et autres avantages ont été accordés par le
gouvernement Saxon à tous cultivateurs ou artisans venant
S'établir dans le duché de Varsovie. L'assemblée des États
Saxons continue ses opérations . La réforme du système
militaire , et sa réorganisation à l'exemple du mode français
, se poursuivent avec activité .
AVienne , on a fait un recensement général de tous les
billets de banque dont l'extinction successive est l'objet
constant des mesures financières du gouvernement . La
somme monte à un milliard 30 millions de florins . La commission
d'amortissement va publier incessamment son
travail; tout ce qui est successivement retiré de la circulation
est brûlé publiquement sur les glacis de la place . Le
cours s'est un peu amélioré ; tout est très-cher eu papier ,
mais réellement la plupart des objets de première nécessité
330 MERCURE DE FRANCE ;
sont à très-bon marché. L'organisation administrative do
la Styrie et de la Carinthie occupe le cabinet. En Bohême ,
la vente des domaines ecclésiastiques se continue ; on
donne toute facilité aux acquéreurs , et il s'établit une concurrence
satisfaisante . Il part chaque jour des divers Etats
autrichiens , des colonnes de militaires qui étaient au service
de l'Autriche , et qui rentrent dans les pays où ils
étaient nés , et qui sont aujourd'hui possédés par la France .
Parmi ces individus rendus à leur patrie et à leur légitime
souverain , on compte beaucoup de Belges . L'ambassadeur
de France , M. le comte Otto , a donné à Vienne une fête
magnifique.
Les papiers anglais ne s'occupent presqu'exclusivement
quedes nouvelles de l'armée de Portugal. C'est une chose
remarquable que leur sécurité et leur ton de rodomontade
, lorsqu'ils ont à annoncer que les armées paraissent
prendre du repos , se retrancher , attendre leurs renforts ;
mais les renforts sont-ils arrivés , les escarmouches , les
engagemens particuliers annoncent-ils qu'un engagement
général est inévitable , les dépêches de lord Wellington
Taissent-elles entrevoir qu'il croit être bientôt forcé de se
battre , aussitôt le langage est différent , les écrivains ministériels
ne dissimulent aucune des chances possibles ; les
autres ne dissimulent pas davantage la terreur la plus profonde
sur le sort de l'armée anglaise : si leurs exclamations
à cet égard passent à Lisbonne et dans le camp anglais , il
faut avouer qu'elles doivent porter au milieu des troupes de
singulières idées de découragement , et que ce sontd'étranges
hymnes de guerre que les articles du Morning-Chronicle,
dans lesquels onprouve à chaque ligne à l'armée
anglaise qu'un ministère imprudent et aveuglé par la haine
l'expose à une ruine inévitable en la maintenant dans un
pays qu'elle ne peut défendre . Ces articles sont l'expression
de l'opinion nationale , on n'en peut douter. Que dire après
cela de l'obstination des ministres à braver cette opinion ,
sans craindre que le roi , rendu à la santé , ne les punisse
de l'avoir trompé , sans craindre que le régent ne lewr demande
compte un jour de leur conduite pendant l'interrègne
qu'ils ont prolongé autant qu'il leur a été possible
de le faire ? Le régent a été installé avec la plus grande
solennité le 4 février. Il paraît s'être décidé à ne point
faire encore de changement dans le ministère, l'état d'amé-
Horation de la santé du roi donnant quelques espérances .
Les rapportsde lord Wellington , en date du 5 et du 12
FEVRIER 1811 . 331
janvier, sont datés de Cartaxo. Ils portent uniquement sur
lamarche des renforts qui arrivent au général français , et
varient à cet égard suivant le plus ou moins d'exactitude
des notes qui sont fournies à sa seigneurie. Ony remarque
seulement qu'elle suit avec beaucoup d'inquiétude les progrès
de la marche des maréchaux ducs de Trévise et de
Dalmatie sur Badajoz et Abrantès . Des corps anglais ont
été mis en mouvement sur la rive gauche du Tage pour
s'opposer à la marche des nouveaux combattans qui vont
paraître sur cette partie du théâtre de la guerre .
Aladate du 19 et du 20 janvier, on écrivait de Lisbonne :
« L'armée française vient encore d'être renforcée par dix
régimens arrivés à Punhete. Le général Beresford est parvenu
à les apercevoir au moment de leur jonction. L'armée
française , autant que nous pouvons en juger , est forte de
60,000 hommes , et d'ici au mois prochain elle sera peutêtre
une fois aussi forte .
> Mortier est sur le point d'assiéger Badajoz ; il sera soutenu
par Soult , et la place sera défendue par le brigadiergénéral
Madden , et par les généraux Mendizabal et Ballasteros
. On peut facilement prévoir le résultat de ce siége ;
'il est impossible d'empêcher la reddition de la place ; l'ennemi
a 10,000 hommes et nous en avons environ 9000.
On craint à Torres Vedras et à Villa - Franca d'être
pressé de trop près du côté du nord par Drouet , qui s'est
emparé de Coimbre , où il a trouvé une grande quantité
de munitions .
" L'inaction de lord Wellington prouve évidemment l'insuffisance
de ses forces ; et l'arrivée des Français dans
l'Alentejo exigera sans doute , pour arrêter leurs progrès ,
une augmentation considérable de forces sur la rive gauche
du Tage. Tous les rapports qui nous viennent du Portugal
ne nous laissent aucune raison de douter que l'expulsion.
des Anglais est le principal objet vers lequel les Français
tournent en ce moment toutes leurs opérations .
>> La présence de l'armée anglaise a offert aux Espagnols
une occasion qu'ils ne retrouveront jamais pour l'organisation
de leur armée : mais malheureusement rien ne prouve
encore jusqu'ici que les Espagnols aient su convenablement
profiter de ces avantages ; et tout esprit sensé ne peut s'empêcher
de craindre que la cause de la péninsule ne soit exposée
, pour ne rien dire plus , au danger le plus imminent.
Le 30 décembre ,le général Silvierra a attaqué les troupes
de Claparède auprès de Trancoso , dans l'espoir de les
332 MERCURE DE FRANCE ,
battre;mais la milice de Lamego , ainsi que d'autres , ont
pris la fuite , laissant retomber tout le poids de l'action sur
le 24º régiment , commandé par le colonel Mac'lean , et
une division de cavalerie sous les ordres du lieutenantcolonel
Paulina. Ces deux corps ont beaucoup souffert : on
ditque le brave colonel Mac'lean est blessé. Les Portugais
se sont retirés à Moimenta da Beira. L'ennemi avait 7000
hommes d'infanterie , 400 hommes de cavalerie , avec deux
ou trois pièces de canon. Cette campagne décidera sans
doute du sort du Portugal. »
Lord Wellington attend un renfort d'Angleterre ; il est
retenu constamment par les vents contraires ; il paraftrait
devoir être de 7 à 8000 hommes , mais il en faut défalquer
ceux qui , à la rentrée à Torbay , ont dû être descendus à
terre comme malades et fatigués de la mer ; ily a dans cette
expédition beaucoup de recrues assez dignes de figurer à
côté de la milice de Portugal . Le général anglais a donné
l'état de sa situation en date du 30 janvier. Il n'y avait
point eu de changement dans la position des armées , si
cen'estque les troupes espagnoles ont passé sur la rive
gauche du Tage , soit pour renforcer la garnison d'Elvas ,
soitpour se joindre aux Portugais commandés par Beresford,
et s'opposer aux progrès du maréchal Mortier. Le
marquis de laRomana est mort. Les uns disent qu'il est
mortpar l'effet du poison , d'autres par la rupture d'un
vaisseau occasionnée par de trop violens efforts . Le parti
de l'insurrection regarde cette perte comme très-grande .
L'armée anglaise compte aussi la perte de plusieurs géné-
Taux .
Dans une des reconnaissances que la position actuelle
des armées doit rendre fréquentes et périlleuses , M. le duc
d'Abrantès , commandant le 8º corps de l'armée française ,
a été atteint d'une balle à la joue. La blessure n'est pas
dangereuse ; mais on lira avec un touchant intérêt les
détails que donne une lettre particulière sur ce fâcheux
événement.
4 Le 18 , M. le duc d'Abrantès reçut ordre de faire une
reconnaissancee,, avec une partie de son corps d'armée, sur
Rio-Major , où se trouve établi l'ennemi. Nous nous mîmes
enroute , et le 19 à midi nos troupes avaient déjà dépassé
Rio-Major. S. Exc. , qui voulait voir par elle-même quel
tait le nombre et le genre de troupes que l'ennemi nous
opposait , s'avança jusque vers les tirailleurs , sur une
petite éminence qui lui en dérobait la vue. Au même insFEVRIER
1811 . 333
$
2
tant elle se trouva frappée d'une balle partie des tirailleurs
ennemis , qui lui a fracturé la maxillaire du nez et s'est
glissée dans les chairs entre la pommette de la joue et le
nez , où elle s'est fixée. L'extraction n'en est point encore
faite :: mais cette opération, quoique douloureuse, neprésente
aucun danger. D'après l'avis des chirurgiens , S. Exc.
ne sera point défigurée , et n'éprouvera aucun des accidens
qu'une semblable blessure pouvait faire redouter.
» J'ouvre malettre pour vous dire que M. le duc d'Abrantès
s'est décidé à se laisser opérer. L'extraction de la balle a
eu lieu. S. Exc. a souffert, sans doute; mais on peut être
tranquille sur lessuites de l'opération : le chirurgien en chef
et ceux des régimens qui étaient présens , nous en donnent
tous l'assurance. Le malade est actuellement au coin deson
feu , et souffre très-peu.
Quant aux autres parties de l'Espagne , voici des détails
qui, pour n'être pas officiels , ne peuvent pas moins être
i donnés comme dignes de foi :
«La chute de l'importante forteresse de Tortose aura les
suites les plus avantageuses pour les opérations militaires
de l'Espagne orientale; elle ouvre aux armées françaises le
cheminde Valence. On assure que le général Suchet doit
pénétrer dans ce royaume par la Catalogne et l'Aragon , et
qu'un autre corps de l'armée du centre y entrera par la
Nouvelle-Castille. On ajoute que le général Sébastiani ,
qui sera relevé par un autre corps dansla province de Grenade
, occupera le royaume de Murcie , et s'avancera de-là
sur les frontières méridionales du royaume de Valence.
Leduc de Tarente est chargée du siége deTaragone.Pendant
ce tems , le général Baraguay-d'Hilliers maintient la
tranquillité du nord de la Catalogne et les communications
entreBarcelonne et la France avec un corps de réserve , qui
reçoit continuellement des renforts.
> Les régimens de fusiliers et de chasseurs de la garde ,
commandés par les généraux Reille et Cafarelli , aides-decamp
de l'Empereur Napoléon , sont placés sur les deux
rives de l'Ebre et dans les environs deBurgos , Valladolid
et autres endroits de la Vieille-Castille.n
LeMoniteur a publié récemment diverses notes qui ne,
présentent que le résultat des travaux du cabinet , mais
qui nous montrent l'Empereur lui-même se délassant de
ces mêmes travaux , en allant animer de son regard ceux
qu'il aordonnés pourl'embellissement etl'utilitéde sabonne
villedeParis.
1
334 MERCURE DE FRANCE ,
« S. M. est allée , le 8 , au Grand et au Petit-Bercy. Elle
est entrée dans plusieurs magasins d'entrepôts de vins . De
là S. M. s'est rendue sur le quai Saint-Bernard , où elle a
visité la halle à l'eau-de-vie . S. M. étant à cheval , et parcourant
le quai , a été environné par tous les marchands de
cequartier. Elle s'est entretenue avec eux de leurs intérêts ,
et a écouté leurs réclamations . Ils lui ont demandé l'exécutionde
son décret du 30 mars 1808 , pour la construction
d'une halle aux vins . Les discussions qui s'étaient élevées
entre les marchands de bois et les marchands de vin, et la
diversité des opinions sur le plan à adopter , avaient retardé
l'exécution de ce projetd'une si grande importance pourla
ville de Paris . S. M. n'était accompagnée dans ces visites ,
que du duc de Frioul , grand maréchal, et du chambellan
comte Nicolay , propriétaire de la belle terre de Bercy ,
qu'elle a parcourue .
" S. M. a tenu , le 9, le conseil des pouts et chaussées .
C'est le neuvième quí a eu lieu depuis son retour de Fontainebleau.
Ce conseil apour objet les travaux des routes ,
des ponts , des ports, de la navigation des rivières, des
desséchemens , des canaux , etc. , les embellisemens de
Paris , et la discussion des travaux entrepris et des travaux
àentreprendre.
» S. M. , après avoir entendu les divers rapports relatifs
aux objets qui devaient être traités dans ce conseil , s'est fait
remettre sous les yeux les décrets qu'elle a rendus pour
l'établissement de la halle aux vins , du quai de la Rapée ,
et des promenades dans cette partie de la ville de Paris .
Elle a levé toutes les difficultés que présentait l'établissement
de la halle aux vins , et elle a ordonné que la première
pierre fût posée avant deux mois. La dépense est
évaluée à deux millions . S. M. a ordonné en même tems de
pousser les travaux du quai de la Rapée et des promenades
avec activité, de manière que les fonds qui ont déjà été
faits pour cet objet, et qui s'élèvent à 500,000 fr . , soient
employés dans l'année.
* Dans la visite que S. M. avait faite , mercredi dernier ,
du marché des Innocens , elle avait remarqué que l'espace
dans lequel ce marché est circonscrit ne répondait pas à ses
besoins. Elle a ordonné qu'il soit porté jusqu'à la Halle aux
Blés , ce qui lui donnera une étendue proportionnée à l'importance
du principal marché de la capitale , et ce qui aura
enmême tems l'avantage de désencombrer la Halle aux
Blés , qui aura ainsi ses principales issues sur ce grand
FEVRIER 1811 : 335
marché. La dépense est évaluée à six millions : deux millions
sont affectés sur les fonds de cette année; le reste sera
pris sur les fonds des années suivantes.
» Les fonds de l'exercice 1811 pour les routes , les ponts,
les ports , la navigation intérieure , les desséchemens , les
canaux, et les objets d'utilité et d'embellissement de la
ville de Paris , montentà 110 millions . Cela seul peut donner
une juste idée de la situation prospère des finances de
l'Etat. "
Le Moniteur a également publié de nombreuses adresses
votées par les diverses chambres de commerce ; on a surtout
remarqué celle de Lyon , et les actions de graces qu'elle.
rend à S. M. , dont tous les actes relatifs à cette intéressante
ville expriment si bien la volonté de lui faire dépasser
les bornes de son ancienne splendeur .
On a lu aussi avec beaucoup d'intérêt les adresses de la
plupart des chapitres métropolitains du royaume d'Italie ,
toutes se rattachant au principe posé et reconnu par l'ordonnance
de Louis XIV, devenue loi de l'Empire , et àla
déclaration de l'église de Paris . Ainsi il n'existe plus de
principes ultramontains , et c'est l'Italie elle-même qui manifeste
de toutes parts son voeu en faveur des immuables
libertés de l'église gallicane : c'est elle qui les reconnaît , qui
aspire à l'honneur de les défendre , et qui en réclame le
partage. On ne pouvait pas faire connaître d'actes plus
précieux aux amis éclairés de la religion et de l'Etat .
Il y a eu dimanche dernier audience diplomatique et
présentation. Les députations des colléges électoraux du
Calvados , de la Côte-d'Or et de la Dyle ont eu l'honneur
d'être admises à l'audience de S. M. dans la salle du trône .
S. M. a daigné répondre :
Ala députation du Calvados .
« J'agrée vos sentimens . Les peuples de la Normandie
se sonttoujours distingués par leurs bonnes qualités . S'il
> y a encore dans votre département des traces des tems
→ malheureux qui ont précédé mon règne , je désire qu'elles
» s'effacent entiérement. Le crime ne saurait être atténué
par le rang des personnes .
Depuis long-tems , j'ai le projet de visiter votre département.
Bien des objets intéressans m'y appellent. C'est
> un des premiers voyages que je me propose de faire.n
A la députation de la Côte-d'Or.
J'ai toujours eu particulièrement à me louer du bon
1
336 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811 .
> esprit des habitans du département de la Côte-d'Or,
> comme de la bravoure de ses soldats . J'agrée les senti-
» mens que vous m'exprimez au nom de votre collége.
Ala députation de la Dyle.
«Je crois à la sincérité de vos sentimens . J'ai été satisfait
de tout ce que j'ai vu dans vos pays; vous habitez
une des plus belles contrées de l'Empire.
> Le commerce que j'estime et que je veux spécialement
> protéger est celui qui donne une nouvelle activité à l'agri-
>culture etune nouvelle valeur aux produits de monterritoire.
Les guerres finiront : votre fleuve sera un jour le
> libérateur de l'Océan . " S....
1
PARIS.
S. M. a tenu dans le cours de cette semaine un conseil
privé; il y a eu conseil des ministres , de commerce , du
génie et des ponts et chaussées .
-Le prince archichancelier de l'Empire , les ministres
de la police et des relations extérieures d'Italie ontdonné
des bals très-brillans. On en annonce d'autres pour la
semaine prochaine .
-M. Dampmartin , auteur de l'ouvrage intitulé : La
France sous ses Rois , a été nommé pardécret de S. M.
censeur impérial.
-M. le duc de Frias , ambassadeur d'Espagne à Paris,
vient de mourir.
Un négociant français , revenu de Londres vers la fin
de décembre , rapporte que la situation des affaires de commerce
enAngleteerrrree ,,yydevenait chaquejourplus fâcheuse.
Les faillites s'y succédaient avec rapidité dans tous les
genres de commerce : le commerce de l'Inde souffre beaucoup
: la compagnie est en perte de 35 millions sterling.
LaTamise est encombrée; Manchester laisse ses ouvriers
sans travail . Ce sont les décrets de l'Empereur qui règlent
à Londres le cours de la bourse. Les ministres ne sont
occupés que de la régence et de la conservation de leurs
places : les affaires publiques viennent en seconde ligne .
La guerre avec les Etats-Unis était prévue , on la voyait
avec peine ; celle du Portugal est considérée comme rui
neuse, même quand on n'y éprouverait pas d'échec.
かり
MERCURE
D
DE FRANCE .
5.
cen
N° DI . - Samedi 23 Février 1811 .
POÉSIE .
INVOCATION
A LA SAGESSE .
ADMIRABLE sagesse ,
Qui rends mon sort si beau ,
Protége-moi sans cesse ,
Sois toujours mon flambeau .
Divinité chérie ,
L'homme , par tes faveurs ,
Aux ronces de la vie
Mêle au moins quelques fleurs .
Descends à ma prière ,
Descends du firmament ;
Embellis ma chaumière
De ton aspect charınant :
Sans toi ce lieu champêtre
Est dépourvu d'appas ;
Le bonheur peut-il être
Où la vertu n'est pas ?
Viens dans ma maisonnette
Sourire à Fénélon ,
Le plus digne interprète
:
Y
A
SEINE
338 MERCURE DE FRANCE ,
Qu'eut jamais laraison.
Daigne en cet ermitago
Fixer la liberté ,
Et le trésor du sage ,
Lamédiocrité.
Inspire-moi la joie
Qu'enmon petit manoir
Maint chantre ailé déploie
Du matin jusqu'au soir ;
Que ta main immortelle
M'accorde un autre bien :
La santé sans laquelle
Tout le reste n'est rien.
Viens sur-tout , viens m'apprendre
Aréglermes désirs ,
A quitter , à reprendre ,
La coupe des plaisirs .
Viens sous mon toit tranquille
Qu'ombragent deux ormeaux ,
Charmér avec Delille
Mon loisir et mes maux .
Loin de m'être importune ,
Comme à tes ennemis ,
Tiens-moi lieu de fortune ,
De maîtresse et d'amis .
Remplis mon coeur novice ,
Mon coeur si combattu ,
Dehaine pour le vice ,
D'amour pour la vertu.
L'orage sur ma tête
Doit- il fondre soudain ,
Permets qu'à la tempête
J'oppose un front serein.
Permets plutôt , Minerve ,
Qu'au gré de mes souhaits ,
Jusqu'au bout je conserve
Les douceurs de la paix.
Dans ce monde frivole
Guide més pas étrans.
FEVRIER 18114 339
Que ta voix me console
Au déclin de mes ans .
Fais qu'à ma dernière heure ,
Si j'ai suivi ta lơi ,
.....
La céleste demeure
Soit ouverte pour moi.
:
DUPONT.
ODE
SUR L'ALBUM DE Mme LA COMTESSE JOSÉPHINE DE ***.
GARDE mon souvenir et eelui de ma lyre ,
Doux registre du coeur où viennent tour-à-tour ,
Avec empressement , avec gloire , s'inscrire ,
Les talens , l'amitié, la nature et l'amour.
Ah ! si les vrais amis ont seuls droit de prétendre
A l'honneur de tracer leurs noms , leurs sentimens , ...
Si tu m'appartenais... quoique je sois bien tendre ,
De tes charmans feuillets beaucoup resteraient blancs.
Mais puisque le destin te donne une maitresse ,
Que de chérir toujours chacun s'estime heureux ,
Tu ne pourras suffire aux marques de tendresse;
Il te faudra bientôt des supplémens nombreux.
L'amitié remplira quelquefois une page;
Mais , beaucoup plus souvent , sous ce masque trompeur ,
En déguisant ses traits , ses projets , son langage ,
L'amour se glissera pour surprendre son coeur.
Ah ! dis-lui bienalors qu'elle est faite pour plaire ,
Que ce dieu la créa pour adorer ses lois ,
Qu'elles rendent heureux pourvu qu'on sache faire ,
Avec discernement , un libre et digne choix ....
Quand les yeux ravissans de ta belle maîtresse
Daigneront t'honorer d'un regard enchanteur ,
Ah! combien de mortels , enivrés de tendresse ,
Album , heureux album , t'environt ce bonheur!
Que cette ode jamais ne puisse être effacée !
Présente-la souvent à ses regards chéris :
Ya
340 MERCURE DE FRANCE ,
Et sison coeur alors me donne une pensée ,
Ce sera pour le mienle plus glorieux prix.
Mossé.
Impromptu à mademoisele H... qui me demandait de lui
trouver sur la sphère la ville d'Amathonte.
AIR : Un soir dans laforêt prochaine.
Tor qui sans être jamais lasse ,
Charmante Eglé , d'un oeil savant
Parcours sur ce globe mouvant
Le monde entier et sa surface ,
Dis-moi , ce lieu cher à l'amour ,
L'ignores- tu sans quelque honte ,
Et peux-tu chercher Amathonte
Sans reconnaître ton séjour ?
Lorsque dans ton aimable empire
Tous les mortels sont attirés ,
Aux lieux qui te sont consacrés
Dois-je moi-même te conduire ?
Ehbien! je vais guider Cypris
Dans cette ville enchanteresse ,
Etmoi,pour servir la déesse ,
J'y serai guidé par son fils .
H. DE MONCLA.
ENIGME .
CRAINT- ON d'égarer , par mégarde ,
Un objet qu'on veut conserver ,
Il faut le mettre sous ma garde ,
On est sûr de le retrouver .
Les dents du chien le plus fidèle
Des dents quej'ai n'ont pas la dureté :
Il peutbien avoir plus de zèle ,
Mais il n'a pas autant de fermeté.
Il est tel que je peux réduire à l'esclavage ,
Et tel à qui je peux rendre la liberté ;
Mais il faut pour cela me livrer le passage
D'un lieu qui par moi seul peut être fréquenté.
St ...
FEVRIER 1811 . 341
LOGOGRIPHE .
Je suis un animal de moyenne grosseur ,
Sans cesse poursuivi par l'avide chasseur :
Tantôt d'un pied léger il me suit dans la plaine ,
Ne faisant aucun bruit et respirant à peine.
L'on trouve , en me décomposant ,
Unpetit animal rampant;
Cequed'abord aux enfans l'on enseigne ,
Chose qu'au village on dédaigne ;
Ce que produit l'imagination ;
Ce qu'il faut feuilleter pour son instruction.
Ontrouve aussi le nom d'un grand prophète;
Cequ'est unpaysan parfois les jours de fête;
Cequi reste au fond des tonneaux ;
Puis enfin l'undes péchés capitaux.
:
Par un Abonné.
CHARADE .
Stmonpremier est aussi ton premier ,
Je ne suis pas étonné qu'il te coûte;
Mais , loin delà , s'il était ton dernier ,
Prends-un siège , lecteur , remets- toi de ta route.
Souviens-toi bien , pour être mon dernier ,
Que cen'estpas assez de le paraître ,
:
Et que pourtant ce n'est pas l'être :
Que l'être plus qu'il ne faut. Mon entier
Offre souvent plus d'un fâcheux sentier :
Heureux le voyageur alors qu'il les évite !
Je le répute sage etje l'en félicite.
1 1,1
S... ...
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Clou .
Celui du Logogriphe est Divan , dans lequel on trouve : ivan ,
yan et an .
Celuide la Charade est Io ( la nymphe. )
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
NOTICE DES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE DU GARD , PENDANT
L'ANNÉE 1809 ; par M. TRÉLIS , sécrétaire perpétuel.
Un vol . in-8°. A Nîmes - , chez la veuve Belle
imprimeur de l'Académie. ( 1810. )
Je ne connais point de Mémoires d'académie de province
qu'un homme de lettres , et sur-tout un ami des
sciences , puisse préférer à ceux de l'Académie du Gard .
On a rendu compte , dans ce journal , de la Notice que
M. Trélis , son secrétaire perpétuel , a publiée les
années précédentes. Celle-ci ne me paraît offrir ni moins
d'instruction , ni moins d'agrément. Il est difficile d'extraire
un livre qui n'est lui-même qu'un recueil d'extraits,
et d'analyser des analyses . Celles de M. Trélis sont , en
général , fort bien faites ; ce qui rend plus difficile encore
de les refaire en les abrégeant. Il serait à craindre qu'un
tel abrégé ne fit connaître , par exemple , que d'une
manière très - imparfaite les savantes réflexions de
M. Gergone sur la méthode dans les sciences en général
, et en particulier dans les sciences exactes ; celles
de M. Thomas Lavernède surdivers caractères propres à
faire reconnaître la présence des racines imaginaires dans
les équations numériques , travail utile d'un géomètre
aussi laborieux que profondément instruit ; celles de
M. Eymar sur le principe de population , qui mériteraient
par le fond des pensées autant que par l'intérêt du style ,
d'être discutées dans leur ensemble , quoiqu'elles ne
paraissent , dans l'extrait de M. le secrétaire perpétuel ,
ni assez complètes , ni toujours assez rigoureusement
déterminées ; celles enfin de M. Phelip sur la constitution
physique des habitans de Nîmes , objet d'un intérêt
particulier pour le lieu même où elles ont été faites ; et
sur-tout celles de M. Vincens Saint-Laurent , sur l'origine
de la soie et de l'introduction du mûrier en France ,
!
MERCURE
DE FRANCE
, FEVRIER
1811. 343
morceau d'une érudition
curieuse, et qui montre dans
son auteur autant de connaissances
que de zèle et de
bonesprit.
Plusieurs autres encore que je n'ai point cités , et qui
seraient très-dignes de l'être , ne pourraient
être analysés
dans les limites étroites d'un journal , avec assez
d'étendue
. Je me bornerai
donc à choisir , dans chacune
des principales
divisions
sous lesquelles
ces Mémoires
sont tous rangés , un exemple , d'après lequel
nos lecteurs pourront
se faire une idée générale
des travaux
de l'Académie
du Gard . Ainsi , je choisirai dans la
partie consacrée
aux sciences , un Mémoire
de M. Rouger,
sur les effets funestes des émanations
des marais ;
dans les morceaux
de littérature
, proprement
dite , le
dialogue publié par M. Trélis sous le titre d'Autel de la
Pitié; et dans les pièces de poésie , la traduction
d'une
Elégie de Lotichius
Secundus
, par M. Vincens- St-
Laurent
.
Je choisis le premier de ces morceaux
parce qu'il
contient le récit d'un acte de prudence
et de générosité
qu'il serait toujours agréable de connaître
et utile de
répandre , quand , d'ailleurs
, it ne renfermerait
pas une
instruction
directe , et n'offrirait
pas un exemple qu'il
peut devenir nécessaire
d'imiter. L'auteur de ce Mémoire
commence
par réfuter les paradoxes
de quelques
modernes
physiciens
qui n'ont pas craint d'avancer
que
les exhalaisons
des marais n'ont , dans le fait , rien de
funeste. Certes ! il n'était pas difficile à M. Rouger de
combattre
avec avantage
une si étrange proposition
.
On peut dire qu'instruit
dans l'art de guérir comme il
paraît l'être , il se trouvait doublement
sur son terrain ;
et pour réfuter ses adversaires
, s'il en voyait auprès de
lui , il n'avait , sans doute , qu'à leur montrer les marais
si voisins de Nîmes même , les marais d'où s'élèvent
, en
quelque
sorte , durant six mois de l'année , ces fièvres
interminables
auxquelles
l'habitant
de St-Gilles s'étonne
lui-même d'échapper
, et dont souvent il ne relève que
pour retomber
aussitôt. Cette partie du Mémoire , je
✓veux dire la réfutation
des paradoxes
de physique
, n'est
dans la Notice qu'en extrait, ou plutôt en assertion pure
344 MERCURE DE FRANCE ;
et simple ; mais voici ce qui s'y trouve textuellement , et
qui certainement méritait bien d'y être .
A l'occasion de l'action délétère des substances putréfiées
sur l'économie animale , notre auteur rappelle la peste
qui se déclara , il y a six siècles , sur nos côtes , d'où elle
étendit ses ravages dans presque toute l'Europe , et qui eut
pour cause la putréfaction d'une grande quantité de poissons
que la mer avait vomis sur notre plage . Il cite l'exemple
de la ville de Bassora qui , de 400,000 habitans qu'elle
comptait en 1772 , vit sa population tomber à 6,000 par
une cause semblable . »
« Telle eût été sans doute , continue M. Rouger , la
funeste suite de ce qui eut lieu , en 1789 , sur la plage ,
depuis Aiguesmortes à Agde et au- delà , si un généreux
philanthrope ne se fût exposé au sacrifice de sa fortune et
» de sa place , pour le salut de son pays .
"9
Le 6 janvier 1789 , au soir et pendant la nuit suivante ,
» une affreuse tempête jeta sur nos plages et dans nos étangs
» une quantité prodigieuse de poissons de toute espèce .

n
» Le 7 , au point du jour , le directeur des fermes à Montpellier
en est informé ; il sent la nécessité de prévenir ,
sans retard , les funestes effets de la putréfaction de ces
poissons ; il ordonne aux receveurs des greniers à sel des
» ports de délivrer , gratuitement et sous sa propre responsabilité
, à tous ceux qui se présenteront , le sel nécessaire
" à la salaison du poisson échoué , et il donne avis aux
» communes environnantes , de l'échouement , du danger
» et du moyen qu'il emploie pour le prévenir .
" Bientôt la contrée est en mouvement on accourt de
toutes parts ; tous les moyens de transport sont mis en
usage , les greniers à sel sont vidés ; en trois jours et deux
» nuits tout le poisson est enlevé , salé , et devient un objet
précieux de commerce .
J'ai cru remplir les vues de l'académie , en rappelant
» l'événement qui se passa sous mes yeux , et qu'il peut être
" utile de consigner dans nos annales : ne suis -je pas d'ail-
» leurs assuré de lui plaire , en lui ménageant l'occasion
» de vouer à l'admiration générale et à l'estime publique.
le philanthrope ( 1 ) qui sut convertir des élémens de mort
en un objet d'utilité . »
(1 ) M. de Thierriat , alors directeur général des fermes à Montpel
lier , qui , avee de grands talens et des vertus bien rares , est réduit ,
FEVRIER 1811 . 345
>>Nous avons jugé , comme notre académicien , qu'un
pareil fait devait être conservé etméritait de servir d'exemple
dans une circonstance qui pourrait se renouveler; et nous
nous faisons tout à-la-fois un devoir et un plaisir d'être les
organes de la reconnaissance publique envers celui qui ,
par sonactivité courageuse , a peut- être évité à son pays le
fléau d'une contagion funeste.
Dans le Dialogue sur la Pitié , que nous nous sommes
aussi proposé de faire connaître , l'auteur a pour objet
de rechercher si , indépendamment de toute institution
humaine , il n'existe pas dans l'homme un sentiment sur
lequel soit établie la base de la morale naturelle , et qui
offre une garantie suffisante de l'existence de la société.
Les interlocuteurs sont Xénophon , parvenu dans sa
fameuse retraite jusque chez les Tirabéniens , non loin
de Trébisonde , et quelques-uns des chefs principaux
qui l'ont secondé dans cette périlleuse entreprise. Le
sujet , le lieu de la scène , les acteurs , tout est choisi
avec goût , disposé avec intelligence ; tout concourt
à l'illusion , à l'intérêt , et à l'effet général du morceau ,
qui est très-agréable. C'est dans les formes dramatiques
du discours unebonne imitation des dialogues de Platon ,
de Cicéron , et quelquefois aussi de Thomas dans l'Eloge
de Marc-Aurèle . C'est , dans l'exposition des principes ,
un très-bon développement d'une pensée féconde de
Rousseau dans son Discours sur les fondemens de l'inégalité
parmi les hommes , et non point , pour le dire en
passant , sur l'inégalité des conditions , comme le porte
ailleurs la Notice , ce qui n'est pas plus le sujet que le
titre de cet admirable discours . C'est enfin , dans l'élocution
et dans les mouvemens du style , un morceau de
littérature philosophique distingué , où brillent des traits
ingénieux , et qui finit par s'élever jusqu'à un certain
degré d'éloquence , comme on peut en juger par ce
fragment. Xénophon rapporte qu'à l'époque où Athènes
gémissait sous le joug des trente tyrans , peu de tems
après la mort de Théramène , Cliton , Euclide de Mépar
l'effet de la révolution , à un emploi subalterne dans les bureaux
des douanes à Paris.
346 MERCURE DE FRANCE ,
gare et lui rencontrèrent son maître Socrate incliné
devant l'autel de la Pitié , jadis élevé par les enfans d'Hercule
, lorsqu'ils trouvèrent chez les Athéniens un asyle
contre la poursuite d'Eurysthée . Socrate explique à
Xénophon et à ses deux amis , pourquoi lui qui prêche
à ses disciples l'adoration d'un seul Dieu , semble cependant
rendre un culte idolâtre à la Pitié . C'est lui qui est
sur-tout chargé d'établir , dans ce dialogue , les principes
de l'auteur. Il le fait dans la forme de discussion
qui lui était familière ; je veux dire , par ces interrogations
ingénieuses et méthodiques qui conduisent pas-àpas
, dans leurs réponses , l'erreur à l'absurde ou au
silence , et l'ignorance à la vérité .
Puis , tout- à -coup entraîné par un sentiment qu'il ne
pouvait contenir : « OPitié ! s'écrie -t -il , fille du ciel , . . . .
charme de la prospérité , consolatrice du malheur ! l'Etre
» éternel t'imprima dans le coeur de l'homme pour éclairer
sa raison et suppléer à sa conscience . Rien ne peut effacer
> entiérement to image auguste de nos ames : tu te fais
> entendre au faible comme au puissant , à l'ignorant
» comme au sage ; tu luis pour tous comme la lumière , et
» comme elle tu remplis l'univers entier ; tu fais voir aux
» mortels tous leurs devoirs réciproques ; sur toi repose ,
» comme sur un immuable fondement , tout l'édifice de
la morale naturelle .
"
77
77.
Qu'il serait heureux , le monde , quel séjour délicieux
que la terre , si l'on y obéissait à tes saintes lois ! C'est toi
qui as civilisé l'espèce humaine ; toi seule as défendu
contre les attentats de la force , le berceau de la société
naissante : elle ne serait , sous ton heureuse influence ,
qu'un échange continuel de gratitude et de bienfaits .
Chefs des nations , vous que le ciel appelle au grand
mais dangereux honneur de commander aux hommes
» votre bonheur est tout entier dans celui des peuples qui
vous sont soumis vous ne sauriez l'en séparer ; il ne
" peut naître que de l'amour , du respect , de l'obéissance .
Ces sentimens doux et paisibles dérivent tous de la pitié .
" Elle se plaît dans l'ordre ; les troubles civils l'épouvantent :
elle est la garantie des sujets et l'égide des souverains qui
" savent la respecter eux-mêmes , et qui lui rendent un
hommage digne d'elle .
17
Législateurs , cultivez la pitié avec elle fleuriront
FEVRIER 1811. 347
toutes les vertus et toutes les prospérités . Celui dont les
» lois la méconnaissent ou l'outragent , s'appelât- il Minos
» ou Lycurgue , est à mes yeux l'ennemi du genre hu-
Я main …………..
"9
» Ministres des autels , sous quels traits osez-vous nous
montrer la divinité ? Vous nous la peignez comme un
tigre toujours affamé de carnage . Ah ! cessez , cessez vos
> affreux sacrifices ! ........ Etrange et inconcevable délire
» de croire honorer par la mort l'unique père de la vie ,
plaire au créateur par la destruction , et laver dans le sang
, innocent les crimes de l'homme coupable ! »
"
"
"
"
» Il allait en dire davantage et nous expliquer sans doute
quels moyens , quelles institutions étaient les plus propres
à nourrir , affermir, développer le sentiment de la pitié ,
lorsque quelques soldats étrangers qu'il aperçut , lui firent
juger sa retraite nécessaire ; non que son ame connût la
crainte , mais il savait combien sa courageuse fermeté le
rendait suspect aux tyrans ; et il ne voulait pas nous faire
partager ses dangers , en se laissant voir avec nous .
Ami , continua Xénophon en s'adressant à Lycou ,
» Socrate , vous le voyez , à résolu vos doutes et satisfait à
vos demandes. La pitié vit dans tous les coeurs : la Providence
est justifiée .
66
"
Tout d'un coup il s'interrompit , baissa la tête , et rougit.
Hélas ! reprit-il bientôt , c'est au milieu d'un camp , et
les mains encore teintes de sang humain , que nous osons
» parler de la pitié , sans craindre de souiller son image
auguste ! O absurde et funeste contradiction ! ou plutôt ,
cruelle et déplorable nécessité ! n
"
"
Xénophon se leva à ces mols , et , ses amis suivant son
exemple , ils se séparèrent en silence . »
La poésie n'est pas ordinairement la partie la plus
brillante des recueils d'une académie de province . Il y
a cependant du mérite dans quelques- unes des pièces de
vers que renferme celui- ci . La seule dont j'aie promis
de citer quelque chose , est la traduction d'une Elégie
qui devait avoir pour le traducteur un intérêt particulier ;
le sujet est la description des monumens de Nîmes . Elle
est précédée d'une savante notice sur l'auteur , Lotichius
Secundus , l'un des plus estimables et des plus oubliés
de tous les poëtes latins modernes . Nous mettrons , à la
fois , sous les yeux du lecteur , un fragment de l'ori348
MERCURE DE FRANCE ;
ginal et de la traduction , dont le caractère est ,
général , une pureté facile et élégante ....
Garde pater! bibulæ stagnans sulcator arenæ ,
Qui tacitèperagis lenè vadosus iter,
Cui licuit coelo tantas educere moles ,
Et triplices uno sternere ponte vias ,
Pontepruinosas æquante cacumine nubes ,
Cujus ab aspectu lumina terror habet ?
Inmedio latis , res mira ! canalibus astæ
Scrupea per rigidi viscera montis aquæ,
Qui vidit immanes excisos rupibus arcus ,
Artificum doctas æstimet ille manus .
Adde capax populi et gradibus sublime theatrum ,
Antraque secretas per latebrosa vias.
Necjaculatricis templum nemorale Dianæ,
Proxima nec vires lympha silebo tuas !
Fons sacer uberibus fecundus profluit undis ,
Qualem Garaphiæ nomine vallishabet.
Populeæfrondes et Palladis arbor obumbrant ,
Et tenero vernat gramine semper humus.
His Dea sub ramis venatu lassa quievit ,
Sedavitque suo Deliafonte sitim.
Hic, solito comites posito velamine nympha ,
Molle superfusis tingere corpus aquis ;
Scilicet hic vires liquor infringebat amoris .
Quæ bibit , æternâ virginitatefuit.
Omihi si veteres eadem vis diluat ignes , 1
Fama salutiferas quanta maneret aquas!
O Gardon! de ma verve excite les transports .
Dis -moi , toi dont les flots tranquilles , en silence,
Baignent un sol stérile en leur cours sinueux ,
Quelle main érigea cet édifice immense ,
Ce pont à triple étage , au front audacieux ,
S'élançant dans la nue et menaçant les cieux ,
Et qui , suspendu sur l'abyme ,
Entre deux monts qu'en vain tes flots ont divisés ,
Des sommets de la roche aux sommets opposés ,
Porte un fleuve captif qui roule sur sa cime ?
D'un sauvage désert gigantesque trésor!
en
FEVRIER 1811. 349
Od'un art admirable indestructible ouvrage!
Qui pourrait , sans terreur , de ton vaste assemblage
Contempler le sublime essor ?
Aux murs de Némausus , vois cette vaste enceinte ,
Ses portiques nombreux , ses antres , ses gradins ,
Où courait tout un peuple à des jeux inhumains.
ADiane , plus loin , demeure agreste et sainte ,
Untemple est consacrédans de sombres bosquets.
Je ne t'oublierai pas , ô naïade féconde !
De qui l'urne cachée en ce bocage épais
Répand le pur cristal d'une onde
Dont même Garaphie envirait les bienfaits.
Le peuplier , l'arbre d'Athènes ,
Sur ces bords toujours verds étendent leurs rameaux ,
Et c'est là qu'au retour de ses nobles travaux ,
L'immortelle, attirée au doux bruit des fontaines ,
Vient étancher sa soif et goûter le repos .
Ses nymphes , dépouillant leur parure dernière ,
Contre les feux d'amour , dans l'onde salutaire ,
Cherchent , en se jouant , un remède assuré ;
La vierge , du désir n'y craint plus les atteintes .
Si jamais les ardeurs dont je suis dévoré
Peuvent, puissantes eaux , dans vos flots être éteintes ,
Oquel lustre nouveau sur vousje répandrai !
1
:
On peut juger , d'après ces fragmens de différens
genres , du nombre et du mérite des ouvrages que les
membres de l'Académie du Gard ont produits dans l'espace
d'une année. Cependant on sait bien que ce n'est
pas là tout le travail des membres d'une Académie , et
qu'il entre sur-tout dans leurs attributions d'examiner
les travaux des autres ; mais on sent bien en même tems ,
que cette derniere sorte d'objets est celle que le secrétaire
traite le plus brievement , et sur laquelle il donne
lemoins au critique les moyens de voir et de juger par
lui-même. Comment puis-je apprécier , par exemple ,
jusqu'à quel point Thabile rédacteur est historien fidèle
et impartial , lorsqu'il nous apprend qu'un de ses plus
honorables collègues , M. de Dampmartin , chargé de
faire à l'Académie un rapport sur l'élogé de M. Poitevin
1
350 MERCURE DE FRANCE ,
par M. de Choisi , en a pris occasion de rappeler les
écrivains qui se sont illustrés dans le panégyrique , de caractériser
leurs ouvrages , de faire sentir leurs beautés
sans dissimuler leurs imperfections , et, d'établir avec
succès les règles générales du genre ? Je crains toutefois
que mon exemple ne semble choisi avec trop de maladresse
. Sans rien connaître du rapport dont parle
M. Trélis , il y a peu de risque à courir en adoptant
ses éloges , lorsqu'ils s'adressent à un homme de lettres
tel que M. de Dampmartin , connu par de nombreux
ouvrages pleins de mérite , et qui vient tout récemment
encore , de publier une histoire en cinq volumes , qui a
pour titre : La France sous ses rois ; histoire que recommandent
sur-tout des vues nouvelles et piquantes ,
un choix très-judicieux et une excellente disposition des
faits . M. J. J. V.
VOYAGES D'ANTENOR EN GRÈCE ET EN ASIE , AVEC DES
NOTIONS SUR L'EGYPTE ; manuscrit grec trouvé à Herculanum
, traduit par M. DE LANTIER , ancien chevalier
de Saint-Louis. Onzième édition , revue et corrigée
par l'auteur, avec cinq planches . Cinq vol . in - 18 .
A Paris , chez Arthus- Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
-
Il existe un Anténor fort célèbre dans l'antiquité ; il
était Phrygien de naissance , appartenait à l'auguste
maison de Priam , et si l'on en croit Annius de Viterbe
qui s'est donné le plaisir de falsifier Bérose pour perfec→
tionner nos connaissances en histoire , il eut l'honneur
de devenir lui- même le chef d'un grand peuple , et dé
fonder la ville de Padoue . Ce héros n'est point celui que
M. de Lantier a pris pour sujet de ses chants. A l'époque
où il vivait , la Grèce était encore barbare , et c'était la
Grèce dans toute sa gloire que M. de Lantier voulait
peindre . Quelle différence des tems d'Homère à ceux
de Périclès ! Quel attrait eussent offert aux lecteurs
de M. de Lantier des rois demi- barbares , dont les domaines
étaient une métairie , et les palais une vaste
FEVRIER 1811 . 351
chaumière ? Quel spectacle à offrir à nos petites maî
tresses, que des monarques occupés eux-mêmes à tailler
leurs vignes , des reines filant leur quenouilles , ourlant
d'avance le suaire de leur aïeul ; de grandes princesses
se mouillant les bras à la rivière pour blanchir leurs
robes et le linge de la maison ! Ces détails peuvent plaire
dans l'Odyssée à quelques esprits observateurs qui
aiment à remonter aux premiers âges de l'histoire , à
suivre les progrès des arts et de la civilisation ; mais
pourdes lecteurs moins sévères , pour des hommes du
jour et des femmes aimables , il faut des tableaux plus
intéressans , des époques plus rapprochées de nous , des
moeurs d'un intérêt plus piquant et plus varié. Et c'est là
ce qui a sans doute déterminé l'auteur des Voyages
d'Anténor à placer son héros dans les tems les plus
célèbres de la Grèce , à le faire converser avec les personnages
les plus illustres de ces âges mémorables ; car
M. de Lantier a voulu essentiellement faire un livre
amusant. Il ne faut pas lui demander l'exactitude d'un
historien , le quereller sur l'inobservation de la chronologie
, sur des défauts de positions géographiques , sur
la fausse appréciation des mesures et des distances .
M. de Lantier n'a point voulu s'occuper de tout cela ; il
a cherché ce qui pourrait rendre son livre agréable, sans
s'inquiéter de ce que la critique des gens instruits pourrait
y reprendre. Il a resserré les époques , rassemblé
dans le même cadre des personnages séparés par l'éloignement
des tems; il a quelquefois confondu les sectes
philosophiques , attribué , par exemple , les dogmes de
Pythagore à des philosophes de la secte éléatique : mais
ces négligences , ou ces erreurs , qui seraient graves
dans un ouvrage destiné à l'instruction , deviennent sans
conséquence dans un roman. Si nous voulons connaître
la Grèce d'une manière vraie , solide , instructive , n'avons-
nous pas les célèbres Voyages du jeune Anacharsis?
C'est là que se trouve , avec méthode , exactitude et
profondeur , tout ce qu'on peut désirer pour prendre
une idée juste de la patrie des Miltiades , des Socrates ,
des Périclès . L'abbé Barthélemy est un savant aimable ,
M. de Lantier est un romancier charmant. Son livre
352 MERCURE DE FRANCE ,
est lu , recherché de tout ceux qui ne veulent dans leurs
lectures que des distractions et des délassemens . Il a
essuyé tout le feu de la critique , et il est sorti de cette
épreuve avec tous les honneurs de la victoire , semblable
à ces anciens chefs de secte qui passaient à
travers les flammes pour prouver la vérité de leur doctrine
. Quelles critiques opposer à un auteur qui peut
vous opposer , à son tour , onze éditions épuisées en
quelques années ?
Ce qu'il faut dire des Voyages d'Anténor , c'est qu'ils
sont écrits avec beaucoup d'esprit , que les incidens s'y
succèdent avec une extrême variété , que l'on aime à
trouver tous les usages , toutes les moeurs de la Grèce
renfermés dans un cadre d'une étendue médiocre , que
l'auteur a su réunir une foule de notions , de détails , de
descriptions diverses , avec une singulière adresse , que
ses récits sont faciles , attachans et gracieux , que sa manière
annonce une grande flexibilité de talent , et l'art
rare et difficile de passer sans peine d'un sujet à un
autre .
Il est aisé de voir , en lisant les Voyages d'Antenor ,
que l'auteur n'est point un homme superstitieux ; il
manque rarement l'occasion de se moquer de l'extrême
crédulité du peuple , des jongleries des prêtres , et de
l'innocence des dévots : mais il le fait avec discrétion ;
car les Grecs n'étaient pas tolérans , et comme son héros
voyage parmi eux et qu'il est étranger , il aurait couru les
plus grands risques si l'on eût entrevu en lui quelques
symptômes d'indévotion . Une chose digne de remarque ,
c'est de voir le peuple le plus spirituel , le plus aimable et
le plus éclairé de la terre , livré aux croyances les plus
ridicules , aux pratiques les plus absurdes , et tellement
attaché à de vaines et puériles croyances qu'il ne lui en
coûtait rien pour prononcer l'arrêt de mort de quiconque
avait un peu plus de raison que lui .
La religion catholique n'est pas la seule qui ait eu ses
inquisiteurs et ses autodafés . Quel autre nom pourrait-on
donner aux juges qui condamnèrent Socrate , et à la
déplorable fin du plus sage des Grecs ? Quel exemple et
quelle perspective pour ceux qui cultivent leur jugement !
M.
FEVRIER 1811
gael.DE LA
SEINE
M. de Lantier nous raconte qu'Anténor ayant ri de ques cérémonies des prètres de Bacchus , il fut dénoncé
aussitôt , poursuivi et obligé de fuir , car il ne s'agissait
de rien moins que de boire la ciguë : cette aventure est
sans doute une fiction, mais une fiction vraisemblable si
l'on se rappelle qu'Aristote , pour une cause pareille, futen
obligé de fuir d'Athènes afin de s'épargner le sort de
Socrate...
Les Egyptiens étaient moins tolérans encore , et pour
courir risque de la vie , il n'était pas nécessaire de se
moquer d'un prêtre , il suffisait de se moquer d'un chat.
M. de Lantier saisit habilement toutes les occasions de
semoquer agréablement de ces folies , et c'estassurément
la plus légère vengeance qu'on puisse se permettre.
L'ironie est l'arme la moins meurtrière et la plus sûre.
Le médecin qui sait inspirer de la gaîté à ses malades
manque rarement de les guérir. Ce penchant à l'ironie
, cet esprit de liberté et d'indépendance est peut-être
ce qui a provoqué contre M. de Lantier les critiques les
plus vives. On a soupçonné que s'ilsemoquait des prêtres
de Bacchus , des tauroboles , des expiations , du boeuf
Apis et des chats de Bubaste , il pourrait bien avoir une
tendance à se moquer de quelques pratiques moins anciennes
et plus dignes d'égards . C'est pousser la crainte
un peu trop loin. Il serait très-facile de démontrer que
les hommes les plus religieux ne
sont pas ceux dont la
vue courte , les idées étroites , font consister la religion
dans une foule de pratiques vaines , puériles et minutieuses
, que la superstition substitue trop souvent aux
dogmes bien plus importans de la morale et de la vertu.
On n'est point un impie parce qu'on rit de la barbe
d'un capucin , des révélations de sainte Brigitte et des
extases de Marie-Alacoque . On peut croire en Dieu sans
croire à la sainte larme de Vendôme , au martyre des
onze mille vierges , aux visions de la bonne Armelle et
aux miracles du diacre Pâris. L'idée d'un Dieu , de sa
grandeur , de sa puissance , de sa justice , n'a rien de
commun avec tout cela , et c'est même être un très-bon
apôtre , et servir utilement la religion , que de diriger la
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
pensée des hommes vers des vues plus grandes , et de
les affranchir du joug de la superstition .
Sous ce point de vue , la lecture des Voyages d'Antenor
peut servir , jusqu'à un certain point , au perfectionnement
de la raison humaine. En riant de la sottise
et de la crédulité des anciens , on est naturellement disposé
à faire un retour sur soi-même , à jeter un coupd'oeil
sur les objets dont on est entouré , et à rire aussi
de ce qui ressemble aujourd'hui aux sottises des anciens ;
la leçon est d'autant plus sûre qu'elle est plus indirecte ,
et que l'auteur ne paraît pas avoir le dessein de nous
endoctriner. C'est ainsi que , tout doucement , les idées se
rectifient , que la raison se forme , et que se détachent
sans effort et sans déchirement ces lambeaux bizarres
que l'ignorance et le monachisme ont inventés plutôt pour
défigurer la religion que pour la parer .
Nous prenons fièrement le titre d'animal raisonnable;
mais où la, raison a-t-elle un temple et des autels dignes
d'elle ? quels Etats sont moins étendus que les siens ?
quelle souveraine a jamais trouvé plus de sujets rebelles?
Partout on l'invoque , et partout on la repousse ; on
s'arme même de son nom pour la proscrire , et c'est au
nom de la raison que les gens raisonnables sont immolés
tous les jours . Que n'a-t-on pas écrit pour montrer le
danger des lumières et du bon sens ! Que d'efforts n'at-
on pas faits pour armer contr'eux les souverains ! De
combiende desseins pernicieux ne les a-t- on pas accusés !
Combien de fois n'a-t-on pas proclamé cette maxime
ridicule : la raison veut qu'on ne fasse point usage de
la raison.
Il est vraisemblable que jamais son règne ne sera universel
; il est une foule d'hommes qui craignent ses
rayons , comme il est une foule de créatures que la
nature a condamnés à ne jamais jouir de l'éclat de la
lumière ; mais son empire s'accroît et s'étend ; chaque,
jour elle fait de nouvelles conquêtes , les préjugés se
dissipent , le jugement se rectifie , les connaissances
se multiplient , le désir de s'instruire s'accroît , le front
des augures se déride , l'esprit de secte s'éteint , les partis
s'adoucissent , et si ces heureuses dispositions se souFEVRIER
1811 . 355
tiennent , si la sage philosophie n'est pas forcée de rétrograder
, on verra bientôt l'Europe donner le plus beau ,
le plus noble des spectacles , celui de plusieurs nations
unies par l'amour de la science , le goût des arts , l'éten--
due de la connaissance et le culte de la raison .
SALGUES .
POÉSIES INÉDITES DE M. PELLET (du département des
Vosges ).
UN talent franchement modeste , un mérite ignoré de
lui-même , et simple comme la beauté qui ne se serait
pas seulement regardée au miroir des eaux ; un vrai
poëte enfin , qui ne saurait pas encore ce que valent ses
vers , sont une chose si rare dans le siècle , peut- être
aussi dans le pays où nous sommes , que si nous ne nous
en étions pas convaincus par nos propres yeux , nous
ne pourrions pas le croire , et que nous oserions encore
moins l'annoncer à nos lecteurs .
On pourrait s'y méprendre , et vouloir chercher dans
Paris un pareil phénomène ; en effet , quoique notre
bonne ville ne soit pas , à beaucoup près , la terre natale
des grands esprits , elle en est d'ordinaire le rendez -vous ,
et l'on est presque sûr d'y trouver les plus beaux talens ,
comme les plus beaux fruits à la halle. Mais ce n'est pas
uniquement du talent qu'il est ici question , c'est aussi de
la simplicité ( chose de tant de prix et de si peu de débit
) , qu'il faut laisser à la porte de notre capitale, comme
l'espérance à une porte plus bas . Non , c'est dans un air
moins respiré , dans une contrée moins disputée à la nature
par la société , c'est à cent lieues de Paris , au milieu
des Vosges , plus connues jusqu'à présent par leurs fromages
que par leurs poésies , qu'il faut aller s'assurer du
fait: c'est là qu'on a vu paraître soudain un poëte , élève
seulement de sa muse , et semblable au sapin des montagnes
qui , sans avoir besoin d'être cultivé, trouve en lui
de quoi conserver sa verdúre , anoblir sa forme , percer
les nues , braver les vents , les hivers et les siècles .
Nous ne parlons point ici de tous les genres de poésie,
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ,
mais seulement de l'ode , et encore de l'ode pindarique ,
cemiracle de l'esprit , qui devient , enquelque sorte , aux
autres poëmes ce que la poésie est à la prose. Nous parlons
de cette carrière brillante où les plus rares talens ont
souvent trouvé leur écueil , ou le génie voit des palmes
si belles ! mais placées si haut ! La marche ordinaire de
l'esprit n'y atteindra jamais , il lui faut pour cela des
ailes qui ne sont pas données à l'homme , pennis non
homini datis , ou du moins il a besoin d'un souffle puissant
, celui de l'inspiration , qui le transporte et le conduise
loin des chemins battus par des esprits plus effrayés
du danger qu'amoureux de la gloire. La raison même
avoue qu'en poésie toutes les beautés naissent de l'inspiration
, ce je ne sais quel souffle créateur de je ne sais
quelle divinité qui se charge de tout. Apollon dictait ,
Homère écrivait, dit un ancien. Sans doute Apollon
dictait , mais convenons , en même tems , qu'il choisit
bien ses secrétaires . Quoi qu'il en soit , heureux qui la
connaît , cette noble fièvre de l'esprit et de l'ame , ce
magique enthousiasme , qui entraîne la pensée loin du
domaine de la raison , qui éclaire l'imagination d'une
lumière qui n'est qu'à lui , et ne laisse plus apercevoir
que les objets sur qui elle darde ! mais ce n'est point au
milieu des futiles occupations , des petites affaires , des
devoirs insignifians de la société ; ce n'est point dans le
flux et le reflux journalier d'une foule mouvante et
bruyante qui vous pousse , et vous repousse éternellement
du plaisir à l'intérêt , et de l'intérêt au plaisir , que l'enthousiasme
s'emparera de ceux-là même qui en seraient
dignes . Non , il faut pour cela chercher la solitude , ou
s'en faire une à soi même. C'est dans le sommeil des
intérêts , c'est dans le calme des passions inférieures ,
c'est dans la sérénité du ciel de l'ame que les grandes
conceptions s'élèvent dans l'esprit comme des astres audessus
des brouillards : c'est alors que la pensée dominante
exerce tout son pouvoir sur l'homme , et qu'elle
s'environne , par une sorte d'attraction, de toutes les pensées
d'un autre ordre qui peuvent lui servir comme de
cortège , et l'aider à se montrer dans toute sa pompe.
Une théorie complète de l'enthousiasme serait une
FEVRIER 1811 . 357
belle chose , si on pouvait en parler de sens rassis , et si
cen'était pas un mystère dont l'imagination paraît avoir
voulu dérober la connaissance au jugement. Ceux qui
l'éprouvent ont mieux à faire , sans doute , que d'en raisonner;
ceux qui ne l'éprouvent pas en raisonnent comme
ils peuvent. Tout ce que nous en dirions , nous et bien
d'autres , ne nous en rapprocherait guère plus , que des
remarques sur le vol des aigles , ne nous apprendraient à
nous élever au-dessus des nuages . Cependant , si nous
en croyons le peu que nous avons pu voir à la distance
énorme d'où nous l'avons observé , le véritable enthousiasme
n'a que l'air d'un parfait abandon ; il conserve de
la raison ce qu'il lui en faut pour se conduire dans son
vol ; il a cherché , avant de s'élever, s'il avait enluide quoi
se soutenir; et quand il paraît se perdre à tous les yeux ,
c'est avec la certitude de se retrouver.
Il n'en est pas ainsi de certains esprits qui , trompés par
un moment d'effervescence , le prennent pour un vrai
transport ; qui regardent la confusion qui règne dans ce
qu'ils ont ou ce qu'ils n'ont pas d'idées , comme un désordre
poétique , et qui prennent bonnement un peu de
fumée pour beaucoup de feu. Aussi les odes qu'ils imaginent
faire sont-elles remplies de ces belles et grandes paroles
qui annoncent une fougue , une ivresse , que dis-je !
une fureur (c'est le mot ), dont le soi-disant poëte n'est
souvent ni coupable , ni même capable. On feint l'inspirationpour
se dispenser du bon sens : on jette par ce
moyen toutes ses extravagances sur le compte du dieu
qui vous possède ; et l'on croit s'acquitter avec ses lecteurs
, au moyen de quelques combinaisons harmonieuses
de mols sonores qui ne parlent vraiment qu'a
l'oreille , mais qui ne disent à l'esprit rien de juste , rien
declair, riende neuf , souvent même rien du tout. Néanmoins
, si l'oreille est contente , c'est toujours quelque
chose; car il y a beaucoup de lecteurs qui ne se soucient
pas plus des pensées , que beaucoup de chanteurs ne se
soucient des paroles .
Cependant l'esprit aurait autant de peine à se passer ,
de sens commun que l'ame à se passer de corps . Si nous
nous permettons en ce point quelque petit reproche
<
358 MERCURE DE FRANCE ;
envers le sublime Pindare , encore qu'il ait donné son
nom à son genre , c'est sans doute faute de savoir aussi
bien le grec que lui ; mais lorsqu'on ne l'entend pas ,
onn'a rien de mieux à faire que de l'admirer sur parole ,
et sur-tout sur la parole d'Horace qui plane à sa hauteur
alors même qu'il nous peint le danger de le suivre . Attachons-
nous donc sur- tout à ce bon Horace qu'on n'atteint
point quand il s'élève , qu'on ne quitte point quand il se
tient à notre portée , et qui , dans son vol le plus audacieux
, transporte encore la raison sur les ailes de son
génie.
On serait quelquefois tenté de croire que cet essor ,
ces élans , ces extases , dont tant d'esprits sont incapables
, appartiennent exclusivement à des climats plus
heureux , tels que la savante Grèce et la belle Italie , où
ce genre de production trouve le soleil qui lui convient ,
comme si Milton , Grai , Klopstock , n'avaient point assez
prouvé qu'il n'y a point de climats où le génie refuse de
fleurir.
Quelquefois aussi on se persuade que notre langue ,
plus pauvre en effet que celles de Pindare et d'Horace ,
n'offre juste que ce qu'il faut à la pensée , comme une
étoffe qui n'aurait point assez d'ampleur pour des draperies
flottantes ; et l'on se plaît à dire que , susceptible ,
comme elle est , de beaucoup moins d'inversions et de
licences que la plupart des autres idiomes , elle se refuse
à cette riche variété de formes et de tours qui fait le
charme de l'antique poésie , en même tems que le désespoir
de nos poëtes modernes . Mais , soit que ces obstacles
nous soient présentés avec un peu d'exagération , soit
que plus de travail en ait triomphé , nous avons une lyre
aussi , et quand Malherbe , Jean-Baptiste Rousseau , Lebrun
, ne seraient point là pour confondre les détracteurs
de notre langue , il me suffirait de quelques pièces inédites
du poëte que je me suis proposé de produire.
Il n'en est pas moins vrai qu'on s'effraie en pensant à
toutes les conditions qu'exige impérieusement ce genre
de poésie que je serais tenté de nommer surnaturel ; et
quoique le stade ne soit pas de longue haleine , combien
peu l'ont fourni avec l'applaudissement universel ! Repré
ر
.... FEVRIER 1811 . 35g
sentons-nous les divers genres de poésie comme autant
de chemins plus ou moins commodes par où les différens
poëtes essaient de gravir jusqu'au dernier sommet du
mont sacré; mais combien peu dans le nombre ! pauci
quos æquus amavit Jupiter. Or , parmi tant et tant de
routes qui se confondent et se croisent , l'ode est sans
contredit un sentier plus court , plus étroit , plus scabreux
, plus glissant , et qui à chaque pas offre de nouvelles
difficultés , entre lesquelles un poëte ne peut
avancer qu'au péril de sa gloire ; au point qu'il faudrait
en quelque sorte s'en distraire pour s'y hasarder , comme
dans certains passages où l'on est obligé de fermer les
yeux de peur que la tête ne tourne.
En effet , si un auteur, avant de se mettre au travail,
réfléchissait aux formes assujétissantes , à cette mesure
capricieuse , à cette répétition continuelle des mêmes
cadres qui exige qu'il y proportionne , qu'il y adapte
les images qu'il y renfermera ; s'il pensait que ces images
mêmes, il doit les varier de son mieux , afin que chaque
strophe devienne presque toujours un petit poëme à
part , dépendant néanmoins de l'ensemble , en sorte que
cen'est pas un tableau qu'il entreprend , mais toute une
galerie ; il hésiterait sans doute ; et beaucoup ont reculé.
Mais ce n'est pas tout, on lui demandera des vers qui
n'aient point encore été entendus. Carmina non prius
audita. Et en reste-t-il beaucoup de ces vers- là ? On
voudra des idées qui surprennent l'esprit dans un style
qui charme l'oreille. On exigera un langage assorti aux
idées , et qui ait en quelque sorte un autre accent que la
voix humaine : Nec vox humanum sonat. Remarquez de
plus quemille qualités désirables dans presque toutes les
circonstances seraient ici des défauts , etque certains agrémensy
deviennent des taches; eh ! conviendrait-il en effet
au génie de se parer des atours de l'esprit ? Laissez donc là ,
oserais-je dire à celui que je verrais tenter une si haute
entreprise , laissez à d'autres, et les pensées ingénieuses ,
et les tournures piquantes , et la légèreté, et la finesse , et
la délicatesse , et la naïveté , et la grâce même , à moins
qu'elles ne soient majestueuses. Que de choses charmantes
dont il faut savoir se passer! Mais les poëtes pen360
MERCURE DE FRANCE ,
!
dariques sont comme les rois condamnés à la magnificence.
La précision , la justesse , la parfaite propriété
des termes trouveront assez leur emploi partout ailleurs
que dans l'ode ; mais entre deux expressions , l'une plus
pittoresque, l'autre plus juste, qui se présententau poëte ,
la plus pittoresque doit l'emporter ; ce sont des images
qu'on attend de lui et non des définitions . La muse aime
à laisser entre les idées qu'elle présente un certain vague
où l'imagination se complait ; elle néglige les détails , et
veut qu'un pinceau toujours large cache le dessin sous
la couleur ; ainsi donc ces mots techniques si utiles aux
artistes et aux savans qui les ont inventés , nous les
voyons presque toujours dédaignés par la poésie ; vous
diriez qu'elle croirait , en les employant, déroger à son
antique origine , parce qu'elle existait avant les arts et
les sciences , comme les dieux avant les hommes . Ajoutez
àtoutes ces obligations la plus embarrassante de toutes ,
celle de n'en point paraître embarrassé , d'affecterune
démarche libre avec de telles entraves , de conserver
l'air de l'audace sous le poids de tant de chaînes , et
vous aurez une faible esquisse des épreuves que doivent
subir ceux qui osent aspirer à la gloire de Pindare ,
Pindarum quisquis studet æmulari :
ensorte qu'on dirait que ce genre est moins une carrière
ouverte à l'esprit qu'un défi proposé au talent.
Maintenant qui osera l'accepter ce défi ? Sera-ce un
adolescent , plein de feu , sans doute , et de verve , mais
prompt à se perdre ou à tomber au premier essor ? car
c'est l'âge des Phaétons et des Icares. Sera-ce quelqu'un
de ces élèves dociles à la voix de l'instruction , qui rempli
de respect pour les grands maîtres qu'on vient d'offrir à
son admiration , espérera s'en approcher en les suivant
pas à pas ? Sera-ce un homme dans la maturité de l'âge
àqui la nature et l'étude auront , si l'on veut , donné de
quoi le tenter ? mais , d'après son éducation même , je
le suppose au sein d'une grande ville , et je le vois emporté
dans la voie frayée par la multitude , se livrer , à
regret peut-être , mais enfin se livrer aux affaires , aux
devoirs , aux petites ambitions , aux petites craintes , si
1
FEVRIER 1811 . 361
ce n'est même à des distractions ptus douces , qui ne
laissent à l'amour des lettres que des parcelles de la vie ,
etcachent àl'esprit ses vrais trésors ? Sera-ce un vieillard
refroidi , qui , désabusé du monde et de lui-même , jette
un regard de pitié sur tout ce qui tient à l'imagination ?
Il frémit au souvenir de son ancienne audace ; le repos
estsonbien suprême ; penser le fatigue ; sa seule occupation
, c'est d'économiser de son mieux les restes de son
existence ; indifférent pour la gloire , et content de donner
sa part d'immortalité pour quelques jours de vie. Cet
homme-là , certes , n'a rien de pindarique .
Je me représente au lieu de cela un être plein de
force et d'ardeur , placé par un heureux hasard loin du
monde et de ses prestiges , qui , tout- à-la-fois , dans le
calme des ames simples et dans la chaleur des hautes
et belles pensées , sera parvenu à ce désirable période
de la vie où le tems a tout donné à l'homme , et ne lui
a jusque-là rien repris . Je ne lui suppose pas des passions
qui doivent l'emporter hors des routes que son
génie lui trace ; elles doivent être plus tendres que vives ,
plus fières qu'ambitieuses . Je crois en même tems le voir
tout autre au dedans qu'au dehors , aussi vif , aussi indépendant
que modeste et facile avec ses amis ; étranger à
tout ce qui n'est pas aimable ou noble ; ne tenant à l'in
térêt que comme l'oiseau tient à la terre ; et ne demandant
, ou plutôt ne laissant demander pour lui à la fortune
que de quoi suivre les muses .
En relisant ces dernières lignes que nous avions tracées
comme au hasard , il nous semble reconnaître plusieurs
traits qui conviennent au poëte que nous avons
d'abord annoncé ; le lecteur va juger de l'arbre par ses
fruits."
Dans une de ces rêveries solitaires qui paraissent avoir
tant de charme pour tout esprit marqué du sceau de la
poésie , une grande et belle vision , toute brillante de
couleurs plus vives même que celles de la vérité , s'est offerte
soudain à M. Pellet , et lui a montré , comme à un
autre Daniel , les empires du monde s'élevant, tombant,
et faisant place à d'autres qui sont remplacés eux-mêmes
par des empires nouveaux. Il a vu ces grands corps
362 MERCURE DE FRANCE ,
qui naissaient , croissaient , déclinaient , mouraient ,
chacun à leur tour , comme de simples hommes.
C'était , sans doute , quelque tems après la mémorable
journée d'léna . ( Il y avait , en effet , matière à réflexion. )
Il s'est rappelé vaguement les triomphes du grand Frédéric
, l'accroissement de sa puissance , la réputation
de son armée , son influence dans l'Europe. Ces
idées ont fermenté au fond de son esprit ; alors vaincu
tout-à-coup par un de ces transports qui rompent le
silence de la solitude , et qui , presque à l'insçu du poëte,
entraînent la voix et le vers à la la suite de la pensée ,
il s'est écrié :
Quel foudre a renversé ce colosse de gloire ?
Que sont-ils devenus , ces enfans de l'orgueil ?
Regarde , ils ne sont plus .
Arrêtons-nous à cet hémistiche , il est d'un poëte ; le
reste ne se dément pas :
Du roi de la victoire
Le génie a plané sur leur vaste cercueil .
Il se peint à lui-même leur grandeur , leur force , leurs
conquêtes , leur confiance , leur mort subite .... Delà
promenant res regards intérieurs sur tous les pays et
tous les siècles , il voit le maître des destinées élevant
abaissant, tour-à-tour , les peuples divers , par des motifs
impénétrables à la sagesse humaine .
Vers l'un d'eux quelquefois inclinant sa balance
Il dit , et tout-à-coup sort un peuple géant ,
Et tantôt sa colère , allumée en silence ,
Va les précipiter de la gloire au néant.
Soudain au milieu de la strophe , il s'arrête comme
distrait par la voix de Babylone qui lui apparaît dans
tout son luxe , dans tout son orgueil , dans toute son
impiété .
Venez me voir , accourez à mes fêtes ,
S'écriait Babylone aux jours de sa splendeur ;
Foulons aux pieds les lois de la pudeur.
N'écoutez point ces insensés prophètes
Dont les cris importuns menaçaient ma grandeur..
FEVRIER 1811. 363
·
Eh ! que me fait le dieu qu'enfanta leur démence ?
S'il peut m'anéantir , que ne vient-il enfin ?
Mais non , de ina grandeur , de mon empire immense ,
Le tems , quoiqu'immortel , ne verra pas la fin .
Ecoutons à notre tour la réponse du poëte :
Au noir séjour qui donc t'a fait descendre ?
Pourquoi n'entends-je plus les profanes concerts ?
Je l'ai cherchée au fond de ces déserts ,
Pas un débris , pas seulement la cendre
De ces palais pompeux qui fatiguaient les airs.
Attiré vers l'Euphrate où jadis tu fus reine ,
Je t'appelle , et tu dors au - dessous des sillons ;
Et tes murs sont mêlés à la mouvante arène
Que l'ardent Africus roule en noirs tourbillons.
Ton dieu même a partagé ta tombe ,
La terre a dévoré les temples de Bélus ,
Tes successeurs comme toi ne sont plus , ete.
Il va montrer ensuite à qui il appartient , que l'orgueil
maritime n'est pas mieux défendu des coups de cette
main toute puissante , que l'orgueil terrestre .
Fendez les mers , affrontez la fortune ,
Partez , disait Sidon à ses mille vaisseaux ,
Qu'à votre aspect le superbe Neptune
Abdique le pouvoir qu'il avait sur les eaux. « .
Et cependant l'oubli la couvre de son aile , …,
Et cependant ses ports sont muets d'abandon ,
Et cependant la mort , livide sentinelle ,
( On la voit . )
Est debout pour jamais sur les murs de Sidon .
Des scènes plus déchirantes appelleront bientôt ses regards
compâtissans , les fureurs de la guerre , les malheurs
immérités des paisibles habitans des campagnes ,
la désolation du monde ; puis évoquant la superbe Rome,
dont il peint en traits de feu et de sang tous les crimes
envers le genre humain , il compare , ses ravages à ceux
du déluge
Comme à la voix du maître du tonnerre
Un océan vengeur, dans les airs enfanté ,
Couvrit soudain le globe dévasté ;
364 1 MERCURE DE FRANCE ,
Demême on vit les bandes sanguinaires
Inonder de leurs flots tout l'univers dompté.
Alors s'adressant à toutes les grandes victimes des
Romains :
Levez-vous (dit-il ) , accourez insulter à son ombre ,
Peuples qu'elle a plongés dans la nuit du cercueil ;
Des règnes effacés elle a grossi le nombre ,
Elle a perdu sa gloire et courbé son orgueil.
La ronce avide a percé sa muraille ;
Ses thermes, ses palais , dans la poussière épars ,
Sont là , semés , jetés de toutes parts , etc.
Des ruines de la ci-devant capitale du Monde , le
poëte reporte sa mélancolie vers la nouvelle; et toujours
fidèle à son premier motif , il la voit d'un oeil inquiet ,
mais dans un avenir sans doute bien reculé , il la voit ,
dis-je , menacée par la mortalité des choses , et par ce
fleuve des siècles qui mine sourdement tout ce qu'il
baigne.
Etquand le Tems , ce dieu de la vitesse ,
Auramis au tombeau notre règne expiré ,
Peut-être alors quelque Barde inspiré ,
Touchant sa harpe aux lieux où fut Lutèce ,
N'entendra que le chant qu'il aura soupiré.
Quelque peu de foi que méritent les prédictions profanes
, quelque vague et quelqu'éloigné que soit le
terme de celle-ci , enfin quelque beaux que soient ces
derniers vers , ils sont trop attristans pour des coeurs
enivrés de la gloire française; et nous nous serions refusés
à les transcrire , sans le beau retour de l'esprit du
poëte sur lui-même au début de la strophe qui suit :
4
Détourne , o Jéhovah , ces funestes présages ;
Qu'appuyé sur la gloire, affermi par tesmains,
Il triomphe à jamais dela fureur des âges ,
Ce trône qu'a fondé le premier des humains.
Eny regardant bien , on verra dans cette ode , au milieu
de l'enthousiasme dont elle brille , trois choses qui,
bien qu'elles semblent de l'essence de toutes les compositions
, se font quelquefois désirer dans plus d'un ouvrage
enapparenceplus méthodique;c'est (nous espérons qu'on
FEVRIER 1811 . 365
nous entend) c'est un commencement , un milieu et une
fin. Lepošte , tantôt en contemplation , tantôt en action ,
voit ce qu'il dit et sait ce qu'il fait : il est plein d'une
grande pensée ; il débute par une grande image ; il
poursuit sa marche en variant ses mouvemens; il finit
par un admirable sentiment , dont il remplit nos esprits
et nos coeurs; et son plan , toujours suivi , ne disparaît
que sous les beautés qui le couvrent .
Si nos lecteurs partagent notre opinion sur cette production
, nous nous proposons de leur en présenter
d'autres du même auteur , où ils verront qu'il ne s'en
tient pas à un genre , et que les plus touchantes affections
de l'ame ne lui sont pas plus étrangères que les plus
nobles élans de l'esprit . BOUFFLERS.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES.- Théâtre-Français.-Les Deux Frères ,
et la Belle Fermière.
Il faut avouer que MM. les comédiens français composent
quelquefois leurs représentations d'une manière
bien singulière. Leur théâtre est cité pour la sévère exactitude
avec laquelle on y observe l'unité de lieu ; on vante
le dédain qu'il affecte pour le secours du machiniste et le
luxe des décorations , et samedi dernier les sept actes des
deux pièces dont on vient de lire le titre , nous ont présenté
six décorations différentes , nombre qu'on ne surpasse
guères à l'Ambigu-Comique , ni même à l'Opéra .
Beaucoup de gens trouvent encore au Théâtre-Français un
autre avantage ; c'est qu'en négligeant la petite pièce , qui
le plus souvent est sacrifiée aux doublures , on peut sortir
du spectacle à dix heures , ou même plus tôt ; la représen
tation de samedi n'a fini qu'à onze heures etdemie. Enfin ,
et ceci est plus important sans-doute , le Théâtre-Français
se glorifie d'être le seul théâtre moderne qui n'ait pas confondu
les deux genres dramatiques principaux , qui n'ait
point permis à Thalie et à Melpomene d'empiéter sur le
domaine l'une de l'autre , qui ait réservé à la tragédie le
pathétique et les larmes , et prescrit à la comédie de se
borner à nous égayer. On convient , il est vrai, qu'à une
366 MERCURE DE FRANCE ,
certaine époque , la Thalie française s'avisa de pleurer avec
Diderot et le R. P. La Chaussée ; on avoue qu'elle se laissa
conduire dans les prisons par M. Mercier , qu'elle prit du
poison des mains de Saurin ; mais on ajoute que ces erreurs
ne furent que passagères ; on les rétracte , on les proscrit :
et cependant qu'était-ce que cette représentation composée
desDeux Frères et de la Belle Fermière , sinon une suite
de sept actes du comique le plus sentimental , traduits ou
composés depuis l'époque où l'on croyait nos erreurs guéries
, et offerts à un parterre qui semblerait ne devoir plus
redouter de pareils assauts ? On nous dira que la salle était
plaine. Hélas , oui ! Que par conséquent le public n'est pas
aussi dégoûté de ce genre bâtard qu'on voudrait le croire.
J'en conviens encore ; mais du moins , si le caissier de la
Comédie a ses raisons pour flatter encore le goût d'une certaine
partie du public , qu'on ne lui sacrifie pas une représentation
toute entière !Quelque goût que l'on ait pour le
pathos et lamélancolie , n'est-ce pas assez de trois ou quatre
actes pour admirer et pleurer ? Pourquoi n'en pas laisser
un , deux , ou même trois à ceux qui aiment à rire ? Nous
avouerons pour notre compte que , sur-tout en carnaval ,
la moindre petite gaîté française de Regnard, de Dancourt ,
ou même de Molière ( on voit que nous ne sommes pas
difficiles ) , nous serait venue fort à-propos après la sensibilité
larmoyante des deuxfrères allemands .
Ces Deux frères ne sont pourtant pas sans mérite. La
scène de Buller et du Capitaine au second acte , celle du
Capitaine et de sa nièce au troisième , sont bien conçues ,
bien filées , encore mieux jouées , et ne manquent jamais
leur effet . Kotzebue , le premier auteur de ce drame , en a
presque toujours de pareilles , et cela seul peut expliquer
les succès nombreux qu'il a obtenus dans son pays;
mais par quelle patience et par quel ennui ne faut-il pas
acheter ces parties de talent du dramaturge germanique !
Le premier et le dernier acte des Deux Frères ne peuvent
même en donner une faible idée à ceux qui n'en connaissent
pas l'original allemand , intitulé : La Réconciliation
(Die Versoehnung ) . Ils ont bien pu bailler aux détails
niais de la convalescence du Bertrand malade ; ils ont pu
rire de cette ingénieuse allégorie mise en action par la naïve
Charlotte , lorsqu'elle répand littéralement et matériellement
des fleurs sur le chemin où la malveillance avait
semé des épines : encore est-il juste de dire que les grâces
de Mlle Mars leur en ont àmoitié voilé le riiddiicule. Que
FEVRIER 1811 . 367
1
serait-ce si on leur avait conservé ce jeune garçon cordonnier
si intéresant , calqué par Kotzebue sur la Victorine de
Sédaine , et qui amoureux sans espoir de Mhe Charlotte ,
comme Victorine du jeune Vanderk , lui offre galamment
et gratuitement une paire de souliers de sa façon , en la
priant de les porter le jour de ses noces? Que serait-ce si
l'on n'eût pas supprimé le rôle d'un jeune comte , séduc-,
teur aussi vil que lâche , et tel que jamais dans le délire
de la révolution , nul auteur fançais n'aurait osé en peindre
un semblable dans la classe où Kotzebue l'a choisi? Que
serait-ce enfin si les imitateurs avaient mis sous nos yeux
la scène crapuleuse de l'original entre la gouvernante dévote
et le procureur, dont le nom allemand , Citerbrunn
(Fontaine de pus ) , indique seul suffisamment dans quel
goût elle est traitée? Mais c'est assez parler de ce triste
drame : nous aimons à croire que son succès en France
n'est dû qu'au talent supérieur de Baptiste aîné , de Michot,
de Mile Mars , et nous sommes persuadés que lorsqu'ils
abandonneront cet ouvrage à son propre mérite , le public,
ne tardera pas à s'en dégoûter.
Aussi n'était-ce pas pour parler à nos lecteurs des Deux
Frères que nous avons assisté à cette représentation. Nous
y avions été attirés par la Belle Fermière, dont la reprise
nous semblait digne de fixer un instant leur attention . ,
Cette pièce eut un grand succès dans sa nouveauté lorsque
l'auteur y jouait le principal rôle ; elle se soutint avec honneur
lorsque ce rôle fut joué par Mlle Contat : et aujourd'hui
que M Leverd le remplit , on voit encore la pièce
presque avec le même intérêt. Il en faut convenir , pourtant,
la Belle Fermière n'est qu'un drame dans le genre de
Kotzebue , et presque digne de ce fameux auteur. Le rôle
deFierval semble copié , quoiqu'adouci , de celui de ce
jeune comte dont nous parlions il n'y a qu'un instant. La
fable est presqu'aussi romanesque , presqu'aussi invraisemblable
que celle de Misanthropie et Repentir ou de nos plus
vigoureux mélodrames . Comment se fait-il , en effet , que
Mme Catherine , jadis femme de qualité , devienne tout-àcoup
une très-habile fermière , et que sans être connue
sans avoir de répondans , elle obtienne de Mme Darmincour,
femme très-sensée et très-peu fortunée , le bail de la -
terre qui faittout son bien ? Comment se fait- il que M. de
Lussan puisse pendant tout un mois passer les nuits au
château et les jours à la ferme , échanger tour-à-tour le
rôle de prétendu de MeDarmincour contre celui de se-
ور
368 MERCURE DE FRANCE ,
crétaire de Mme Catherine , sans que personne soupçonne
qu'il y a du mystère dans sa conduite et s'applique à le
deviner ? Est-il concevable que ce M. de Lussan si mystérieux
ait choisi pour dépositaire de son secret une petite
paysanne nommée Fanchette , laquelle , pour le rassurer
encore, se trouve amoureuse du valet de son rival ? L'est-il
enfinque ce rival , ce Fierval tout ridicule qu'oonn avoulu
le peindre , épris tout-à-coup de Me Catherine lorsqu'il
vasigner son contrat de mariage avec Mlle Darmincour ,
ne trouve d'autre moyen de déclarer son amour à la belle
fermière qu'un bon billet bien signé de sa main en foutes
lettres , et qu'il lui fait remettre devant témoins ? ... Nous
neparlons même pas de ce bon Dorneville arrivé de l'autre
monde tout exprès avec ses trois misérables millions
pour arranger les affaires au gré du parterre. Lorsque la
Belle Fermière parut , ces revenans des îles n'étaient peutêtre
pas aussi usés qu'ils le sont aujourd'hui , et d'ailleurs
nous en avons dit assez pour qu'il ne soit pas nécessaire
d'insister davantage auprès de nos lecteurs sur les invraisemblances
de cet ouvrage. Et cependant , nous dirat-
on , on l'écoute avec plaisir , on l'applaudit même encore.
C'est que dans cette pièce ily a de bonnes scènes ;
c'est que le rôle de Dorneville , sans être original , est trèscomique,
etqu'il est joué d'une manière très-originale par
Michot; c'est enfin que celui de la belle Fermière exige
un talent que le public lui-même ne demande pas aux
actrices du Théâtre français , et qu'il applaudit avec transport
lorsqu'il l'y trouve à un degré même médiocre . Michot
avec une actrice qui saura chanter , ne fût-ce que
comme Mlle Leverd , soutiendra toujours cette pièce ,
comme il soutiendra les Deux Frères avec Baptiste et
Mlle Mars . Et voilà comme en réfléchissant on finit par
expliquer ce qui paraissait d'abord inexplicable. Nous ne
concevions pas , en commençant cet article , comment la
Comédie française avait pu nous donner ces deux longs
drames en unjour; nous comprenons fort bien à présent
que si dans cette association ils n'ont pas consulté l'intérêt
des spectateurs , ils ont au moins fait voir qu'ils entendaient
celui des auteurs d'une manière admirable . Les
deux pièces se valent bien : elles ont des défauts et des
avantages du même genre ; dans toutes les deux il y a de
quoi rire et pleurer. Le même acteur fait peut-être le principal
mérite de l'une et de l'autre. Loin de se nuire , elles
ne peuvent que se faire valoir mutuellement. On peut les
voir
FEVRIER 1811 . 369
T
C
voir de suite sans être choqué d'aucune disparate , et l'on
peut raisonnablement craindre qu'il n'en allât point ainsi
si l'on jouait la Belle Fermière après le Misanthrope , ou
les Deux Frères avant Amphitryon . Tout est donc pour le
mieux , comme disait Pangloss , sur le meilleur de théâ
pour le public peut- 60
sont de leurs amis
tres possibles , non
les acteurs , et pour les auteurs qui Nous ne renouvellerons ni les plaintes que dous avons
faites , ni l'étonnement que nous avons témoignevat.com
mencement de cet article; nous en reviendrons à la desige
que Bolingbroke avait empruntée d'Horace ; Nibadmmani;
mais nous ne supprimerons ni cet étonnementul te
plaintes . Nous devons les laisser subsistenen conpiang
aux yeux des étrangers , que s'il reste encore azide goût
pour le drame dans la capitale , pour que la reprise d'une
pièce de ce genre puisse faire la recette pendant quelques
représentations , c'est du moins à des causes tout-à-fait
indépendantes du goût actuel des Français qu'il faut attri
buer ce singulier entassement de deux drames l'un sur
l'autre . M.
Lettre de l'un des Rédacteurs du MERCURE DE FRANCE
à ses Confreres , sur l'Opera seria .
Paris, 20 février 1811 .
MESSIEURS , celui d'entre nous quis'est chargé de la partie
du Mercure intitulée Chronique de Paris, ne serait-il point
de ceux dont le bon Sosie aurait dit :
Cethomme assurément n'aime pas la musique ?
Deux traits fugitivement lancés sur l'Opera seria italienme le
feraient craindre ; et j'en serais faché pour lui. « L'Odéon
s'est enrichi , ou plutôt s'est appauvri , de l'Opera seria, n
2 février 1811 , voilà le premier. « On commence à rire de
l'Opéra sérieux , 16 février, voilà le second. Encore quelques
traits de cette espèce , et n'est-ilpas vrai que nos souscripteurs
seront bien instruits de l'établissement et des progrèsd'un
spectacle nouveau pour la France , accueilli dans
toutes les autres capitales de l'Europe , et que Paris seul
avait la honte d'ignorer ?
Notre journal , Messieurs , connu par unejuste et impartiale
appréciation des choses , par un ton décent de critique,
par les soins qu'il donne et l'intérêt qu'il prend aux arts
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
comme aux sciences et aux lettres , changerait-il de caractère
pour la seule musique , pour le second des arts de l'esprit,
puisque la poésie et l'éloquence occupent , àhonneurs
à-peu-près égaux, le premier rang? je ne crois pas que ce
puisse être l'intention d'aucun de nous. M. le rédacteur de
la Chronique de Paris , que je n'ai pas l'honneur de connaître
, aura laissé échapper ces deux traits sans réflexion ,
et les aura crus sans conséquence . Ils en ont eu cependant
une assez triste. Ils ont déplu à tous les vrais amateurs de
ce bel art; ils leur ont annoncé qu'un spectacle qu'ils désiraient
depuis long-tems de voir naturaliser en France , ne
trouverait point dans un journal qu'ils estiment la même
justice qu'y obtient tout le reste; il s'en sont affligés , et si
vous me permettez de me compter pour quelque chose , je
m'en suis plus affligé qu'eux tous , puisque je voyais en
même tems compromis les intérêts d'un art que j'aime passionnément,
et ceux d'un ouvrage périodique auquel on
sait que j'ai quelque part .
De ces deux petites attaques, j'ai conclu premiérement
que notre collaborateur se souciait trop peu de la musique
pour s'être chargé de parler des spectacles dont cet art est
la partie principale ; qu'il avait seulement trouvé l'Odéon
sursonpassage, et qu'il aimerait autant ne l'y plus retrouver
désormais; secondement, qu'il ne serait désagréable ni pour
lui , ni pour vous , Messieurs , ni pournos lecteurs , qu'un
amateur de ce bel art vous adressât quelquefois , en sortant
de l'Opera seria ou même de l'Opera buffa, de petits
articles ou des lettres dont ce spectacle intéressant serait
l'objet.
Lamusique française ouitalienne, italienneouallemande,
sérieuse ou comique , a été plus d'une fois en France le
sujet de guerres assez vives ; maintenant il n'y a plus de
guerres decette espèce; il nepeut plus yen avoir. Lepublic
a fait de grands progrès en musique; il en a beaucoup entendu
de très-bonne, et il s'y trompe beaucoup moins
qu'autrefois ; il s'agit plutôt de lui rendre compte de ses
propres impressions que de les contredire ou même de les
diriger, et c'est comme faisant partie du public amateur
que je lui rendrai compte des miennes . Les gens qui regardent
la musique comme un art futile , pourront voir en
pitié l'importance que j'y attache et l'intérêt quej'y prends ;
ceux qui voient dans cet art ce qu'on doity voir , c'est-àdire
, un exercice pour l'esprit enmême tems qu'une source
de jouissances pour l'oreille et pourle cour, et l'un des
FEVRIER 1811 371
passe-tems les plus nobles , les plus doux et les plus consolans
de la vie , en jugeront autrement.
Je me bornerai pour aujourd'hui , si vous le trouvezbon,
àcette simple annonce , et à deux ou trois observations préliminaires
, sur lesquelles je ne reviendrai plus.
1º. Ce n'est point parmi les nouvelles des coulisses qu'il
fallaitranger un événement aussi important pour les arts
que l'établissement de l'Opera seria sur unde nos théâtres .
Je prendrai même la liberté de dire que ce titre ne convient
qu'aux intrigues des acteurs entr'eux , ou des auteurs avec
les acteurs , ou des acteurs contre les auteurs , en un mot
àtout ce qui passe dans l'espèce de monde à part qui habite
les coulisses ou qui s'agite à l'entour. L'annonce de la représentation
prochaine , du bon ou mauvais succès d'une
tragédie , d'une comédie , d'un opéra sérieux ou même
bouffon, ne sontpointdes nouvelles des coulisses , mais des
théâtres .
2º. L'Odéon s'est si peu appauvri de l'Opera seria ,
qu'aux six représentations qu'il en a données sans interruption
, la chambrée , comme on dit vulgairement , a toujours
été complète , lasalle pleine , et la recette aussi forte qu'elle
est ordinairement faible; en sorte qu'il serait vrai de dire
que si , par ce nouveau spectacle , l'Odéon ne s'enrichit
pas , ils'indemnise.
3º. Loin de rire à l'Opéra sérieux , on l'écouté avec un vif
intérêt , avec une attention soutenue ; on y est souvent
ému, toujours satisfait; le silence n'est interrompu que par
de vifs applaudissemens : on n'a pas ri , même aux premières
représentations , de quelques légères maladresses dans les
sorties et les entrées des acteurs , sur-tout vers la fin du second
acte . Les décorations sont médiocres , il y en a même
une à la fin tout-à- fait inconvenante; on n'a pas semblé y
prendre garde. Point de pompe théâtrale , presque point
de comparses , point de danse ; et le public a été trop occupé,
trop attaché par ce qu'on lui faisait entendre , pour
songer à ce qu'on ne lui faisait pas voir.
,
Ce sont-là des faits très-exacts ; je me borne à les rétablir.
Laissant là désormais l'effet produit par ce spectacle
je vous parlerai , Messieurs , dès le numéro prochain , de ce
qu'il est en lui-même , des modifications qu'il a subies pour
s'ajuster à ce qu'on a regardé comme le goût du public
français , et du bien et du mal qui en est résulté , pour
succès de l'ouvrage et pour le progrès de l'art .
Agréez mes salutations, G.
372 MERCURE DE FRANCE ,
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
Bruxelles , 3 février 1811 .
MESSIEURS, j'ai lu aves us très-vif intérêt le compteque vous avez
rendu ,dans undevos derniers numéros , du poême de l'Enfant prodigue,
par M. Campenon.Onnesaurait donner trop d'éloges à cette
aimable production qui se distingue sur-tout par un style plein de
sensibilité , de grâce et denaturel. Si je ne partage pas entiérement
l'avis du Rédacteur de l'article , sur l'Episode charmant de Lia, dont
la fin tragique ( et selon moi très-nécessaire ) lui paraît devoir rendre
Azaël trop coupable: ce même épisode me fournitpourtant l'occasion
d'une critique que je crois plus incontestable. Je vois , d'après l'analyse
insérée auMercure, que le père de la jeune et infortunée Moabite,
introduit , à la fin du second chaut , sous la tente de Ruben , lui
raconte ses malheurs . « Il pleure , dit-on , sa fille unique, victime
de la plus odieuse séduction , abandonnée parson complice , etforcée
àse donner la mort. Le poëte , cette fois , n'a-t-il pas le tort trèsgrave
, d'éteindre notre curiosité au moment où il l'éveille ? Com
ment se fait-il que le vieillardMoabite , sorti deMemphis avant la
mort de sa fille ,en soit déjà instruite ou du moins pourquoi le počte,
en annonçant brusquement cette catastrophe à la fin du second chant,
détruit-il en grande partie l'intérêt d'une aventure qu'il doit raconter
dans le troisième ? Ne pensez-vous pas , Messieurs , etc., etc. , etc.
Nous nous dispensons d'insérer la dernière partie de la
lettre de notre abonné , par parce qu'elle ne contient que le
développement d'une observation critique très -juste en elle
même , mais qui ne peut recevoir ici aucune application .,
M. Campenon n'annonce point à la fin du second chant la
mort de la jeune Moabite , comme notre abonné le lui
reproche , et l'infère d'une phrase de notre analyse qui a pu
l'induire en erreur . Dans le poëme , le père de Lia se plaint
du vil Hébreu qui lui ravit safille, et ne parle pas de sa
mort qu'il ignore encore lui-même .
-
ATHÉNÉE DE PARIS . La seconde séance du nouveau
cours d'éloquence française , qui a eu lieu le 14de ce mois
devant une assemblée fort nombreuse , a obtenu le même
succès que la première , c'est- à - dire , le plus complet et en
même tems le plus unanime. M. Victorin-Fabre avait annonté
des définitions; on pensait donc qu'il se bornerait à
FEVRIER 1811 . 373
1
1
1
présenterdes observations isolées . Cependant onl'avu , avec
moinsde surprise que de satisfaction, conduit par l'analyse
à les réunir , et àles enchaîner les unes aux autres dans les
trois grandes divisions de son discours , où il s'estproposé
de chercher : 1º quels sont les différens genres de beautés
dontles productions del'esprit sont susceptibles ; 2º quelles
sontles qualités nécessaires à l'écrivain pour produireces
diverses beautés; 3º quelles qualités analogues à celles de
l'écrivain doivent avoir le rhéteur et le critique, pour le guiderdans
ses travaux ou pour les apprécieravec exactitude.
Ce ne sont pas probablement les expressions mêmes du
jeune et savant professeur; mais c'en est l'équivalent. La
vive satisfaction que lui a témoignée son auditoire, a pu le
convaincre qu'il avait parcouru son plan dans toute son
étendue , ettraité ces différens objets avec justesse et nou.
veauté , avec solidité et agrément.
- SOCIÉTÉS SAVANTES.-Programme pour le concours de 1811 .
L'Académie du Gard avait proposé , ily a deux ans , pour le sujet du
prixde cette année , l'élogede M. de Servan. Elle s'était flattée qu'un
sujet si intéressant et si propre au développement de l'éloquence ,
aurait excité le zèle des orateurs , et produit un concours , à tous
'égards , remarquable.
Son attenten'a pas été remplie. Trois ouvrages seulement sont parvenus
à l'Académie , et elle n'en a jugé aucundigne du prix.
Elle a cependantdistingué honorablement l'éloge ayantpour devise;
Quidverum atque decens curo et rogo, et omnis in hoc sum :
et cettedistinction , elle l'a accordée spécialementàdes détails pleins
d'intérêt sur la vie et la personne de M. de Servan, et plus encore à
des fragmens précieux et inconnus dont ce discours est enrichi, et qui
sont tirés de quelques ouvrages laissés en manuscrit par ce magistrat
célèbre.
L'Académie n'est pointrebutée par lepeu de succès qu'elle a obtenu
dececoncours. Persuadée qu'elle ne peut offrir , tant à l'éloquence
qu'à la philosophie ,un sujet plus riche et plus vaste , elle ne balance
point àproposer de nouveau , pour le prix de 1811 , l'éloge deM. de
Serean, l'un de ses membres ordinaires , ancien avocat-général au
parlement deGrenoble, et membre du Corps Législatif.
En même tems , elle rappelle qu'elle a ci-devant mis au concours .
pour la même année , deux autres sujets. Par l'un elle demande up
mémoire surles grandesfoires , considérées dans leurs digers rapports
avec la prospérité publique; et par l'autre , elle désire qu'on détermine
d'une manière plus précise qu'on ne lafaitjusqu'ici, etpar une suite
d'expériences nouvelles , les diverses lois auxquelles le phénomène de
Pinflexion de la lumière est assujéti.
Les ouvrages destinés à concourir sur ces trois sujets , doivent être
374 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811 .
adressés , frane'de port , à M. Trélis , secrétaire perpétuel de l'Académie
duGard , à Nismes , avant le 31 juillet 1811 .
Chaquemémoire ou discours doit porter en têteune devise , et doit
être accompagné d'un billet cacheté portant extérieurement la même
devise , et renfermant le nom et l'adresse de l'auteur.
Les membres ordinaires de l'Académie , et ceux des concurrens qui
se seraient fait connaitre d'unemanière quelconque , sont seuls exclus
duconcours.
Les ouvrages envoyés au concours demeurent déposés dans les archives
de l'Académie , où leurs auteurs seulement ont la faculté d'en
prendre ou faire prendre des copies , et de retirer les billets qui les
accompagnent
Toutes ces conditions sont également obligatoires .
Le prix de chaque ouvrage est une médaille d'or du poids de cent
grammes.
Les ouvrages couronnés seront lus , en totalité ou par extrait , dans
laséance publique où les prix seront proclamés; leurs auteurs auront
la facultéde les lire eux-mêmes .
Nismes , le 17 novembre 1810.
J. JULIEN TRÉLIS , Secrétaire perpétuel.
* IL paraît à Turin un nouveau journal italien , sous le titre de l'Ape
subalpina , giornale letterario , qui mérite de fixer l'attention . Les
auteurspromettent , dans leur programme , de veiller religieusement
àla pureté de la langue , qui est , il faut l'avouer , dans une crise où
ce secours pourra lui être fort utile ;de ne se laisser guider , dans
leurs jugemens sur les ouvrages , que par l'esprit de justice , et de
distribuer la louange et le blâme avec une libre et généreuse sincérité.
Toutes les nouveautés de France et d'Italie y seront annoncées , examinées
et présentées au jugement des lecteurs . Tous les actes relatifs
aux progrès des sciences et des lettres , même dans les parties septentrionales
de l'Europe , y seront comme enregistrées . Il en sera de
même de l'examen des théâtres , des prix proposés par les Académies ,
des notices chronologiques, enfinde tout ce qui intéresse les sciences,
les lettres et les arts .
Il paraîtra une feuille in-8º le 15 et deux feuilles à la fin de chaque
mois. Leprix de l'abonnement est , à Turin, de 12 fr. pour un an,
et7 fr. pour six mois ; ou franc de port par la poste dans tout l'Empire
, excepté pour les départemens de Toseane et de Rome , 14 ft.
par an, et 8 fr. pour six mois ; ou enfin , franc de port , par la poste
pour l'étranger et pour les dits départemens de Toscane et de Rome,
16 fr. par an , et 9 fr. pour six mois.
On souscrit à Turin, chez Michel-Ange Morano; à Paris , chez
Louis Fantin . quai des Augustins ; à Milan, chez Joseph Maspero; à
Florence, chez Molini et Landi, et chez tous les principaux libraires
d'Italie.
Tous les ouvrages périodiques seront reçus en échange pour l'Ape
subalpina.
TABL
POLITIQUE.
LES lettres de Hongrie portent qu'à l'exception de quelques
affaires d'avant-poste , il ne s'est rien passé d'important
entre les armées russe et turque. La Porte a donné les
ordres les plus précis pour que les pachas puissent entrer
encampagne avec leur contingent aussitôt que la saison
le permettra. Le camp de Schumla est toujours occupé
par l'armée turque . On établit des magasins à Andrinople ,
et l'on travaille avec beaucoup d'activité dans tous les arsenaux
de la capitale. Les Beys d'Egypte sont rentrés dans
l'ordre . La grossesse avancée de deux sultanes fait espérer
un héritier au trône ottoman. Il paraît que le Grand-Seigneur
a permis la sortie de bâtimens destinés à approvisionner
les îles Ioniennes .
AVienne et à Pétersbourg le cours s'est un peu amélioré
. La prohibition des denrées provenant de l'étranger ,
et l'impôt considérable mis surles importations , diminuent
la sortie du numéraire . Les fabriques de sucre d'érable ,
de betterave et de maïs , celles pour le pastel , celles pour
divers genres de filatures , ont un succès prodigieux.
Le maréchal prince d'Ekmull est arrivé le 19 février à
Hambourg , en qualité de gouverneur général des trois
nouveaux départemens , les Bouches de l'Elbe , les Bouches
du Weser , et l'Ems supérieur ; déjà plusieurs actes de son
administration ont été publiés . M. d'Aubignose a été installé
en qualité de directeur général de la police dans ces
nouveaux départemens. Une proclamation et une ordonnance
conformes au système continental ont de nouveau
été publiées à Stralsund , par ordre de S. M. Suédoise. Le
fils du prince royal , le prince Oscar , a été créé duc de Sudermanie.
Le roi de Saxe a eu une attaque de goutte ; le
roi de Wurtemberg a éprouvé la même indisposition.
Les bulletins de S. M. Britannique continuent à être
satisfaisans . Voici sur les affaires du Portugal les dernières
notes publiées par les journaux anglais , en date du 11
février.
<<L'honorable brigadier-général Charles Stewart estarrivé
376 MERCURE DE FRANCE ,
1
ici , venant de l'armée près de Lisbonne; il est sans doute
chargé par lord Wellington de donner sur l'état de l'armée
et sur sa situation réelle quelques détails confidentiels ,
qu'il n'eût pas été prudent de transmettre par écrit. Nos
lecteurs verront , par les dépêches officielles que nous insérons
dans notre feuille d'aujourd'hui , que rien n'annonce
encore que les Français se disposent à attaquer
bientôt nos lignes ; et l'on dit même que lord Wellington
continue de croire que Massena ne s'exposera pas à commencer
sérieusement ses opérations avant le mois d'avril.
Il fonde son opinion non-seulement sur le mauvais état
des routes , mais aussi sur la nécessité que sentira Massena
d'attendre les longs jours avant de commencer ses opérations
sur une ligne aussi étendue , afin de pouvoir faire
usage de ses télégraphes . C'est là du moins ce que l'on
suppose généralement dans notre camp ; et tous nos préparatifs
sont faits en conséquence . Du côté du nord , quoique
dans le fait tout le pays soit ouvert à l'ennemi , lord
Wellington n'appréhende point que ses lignes puissent être
forcées. Au sud du Tage , on s'occupe sans relâche d'augmenter
les moyens de défense ; et la seule chose dont on
manque , ce sontdes renforts. De combien faudrait-il que
ces renforts fussent? C'est ce que nous ne saurions dire ;
mais nous craignons bien que dans tous les calculs que l'on
fait sur l'époque où commencera la campagne , l'on ne
compte sans son hôte.
>>La flotte qui aà bord deux régimens de la légion allemande
et des renforts pour divers régimens de l'armée en
Portugal , est toujours retenue à Portsmouth par les vents
contraires . La flotte de sir Joseph Yorcke est retenue à
Torbay par la même cause ; il en est de même de la flotte
de Plymouth. »
Ala date du 3 février il n'y avait rien de nouveau en
Portugal.
Les mêmes journaux viennent d'annoncer la reddition
de l'Isle-de-France aux troupes de S. M. Britannique.
Après la brillante affaire des frégates qui ont si bien soutenu
dans les mers de l'Inde l'honneur du pavillon français
,les généraux ennemis ont senti la nécessité de réunir,
sans délai, toutes les forces que pouvaient leur fournir le
Bengale , Madras , le cap de Bonne-Espérance . C'est avee
cet ensemble de moyens qu'ils ont paru devant l'Isle-de-
France le 19 octobre. Voici le détail de cette expédition et
FEVRIER 1811 . 377
son résultat tels queles publie leMoniteurd'après les papiers
anglais.
Abordde l'Africaine , au Port-Louis (Isle-de-France ) ,
le6 décembre 1810.
Monsieur , j'ai l'honneur de vous annoncer , pour que vous en in- .
formiez leurs seigneuries ,laprise de l'Isle-de-France.
: Par la dépêche que je vous ai adressée le 12 octobre dernier , et qui
a été envoyée de l'Isle-de-Bourbon enAngleterre par l'Otter,j'ai eu
l'honneur de vous informer que j'étais sur le point de reprendre le
blocus de l'Isle-de-France. En conséquence , j'arrivai devant cette
île le 19 , et après m'être assuré que tous les bâtimens ennemis étaient
dans ce port , et que deux seulement paraissaient en état de mettre à
la voile ,je laissai le capitaîne Rowley avec la Boadicea , le Nisus ot
la Néréide ( ci-devant la Vénus , prise par le capitaine Rowley) pour
surveiller les mouvemens de l'ennemi; et après avoir détaché le
Ceylan et le Staunch pour convoyer une division de troupes de terre
de l'Isle-de-Bourbon à l'Isle-Rodriguez , je me dirigeaisur ce point
avec le commandant en chefdes troupes , le général Abercromby.
qui était à bordde l'Africaine. Le 24, je ſus joint par le contre-amirał
Drury avec une division de son escadre , composée du Russel , de
la Clorinde, la Doris , le Phaeton , le Bucéphale , la Cornélia et
l'Hesper; etprenant sous mes ordres le contre-amiral avec ses forces
navales , je me trouvai en état de renforcer l'escadre de blocus de la
Cornélia et de l'Hesper. Je fis voile avectous les autres bâtimens pour
l'Isle-Rodriguez , où j'arrivai le 3 novembre , et où je trouvai la divisionde
troupes envoyée de Bombay. Le 6 , arriva la division de
Madras , escortée par la Psyché et le Cornwallis . Le 8 , le contreamiral
Drury partit avec le Russel , le Phaéton et le Bucéphale pour
aller reprendre sa station dans l'Inde; et le 12 , la division de Bourbonarriva
sous le convoi du Ceylan .
Les divisions du Bengale et du Cap-de-Bonne-Espérance n'étant
pas encore arrivées le 20, la saison étant très-avancée , et le mouillage
( au milieu des rescifs ) n'étant nullement sûr , je me déterminai à
lever l'ancre avec toute la flotte , dans la matinée du 22 , me proposant
de croiser avec tout le convoi, espérant qu'il pourrait manoeuvrer
contre le vent, jusqu'à ce qu'il pût être joint par l'une ou l'autre
desdivisions. Très-heureusement, dans la nuit du 21 , on apprit qué
ladivisiondu Bengale, sous l'escorte de l'Illustrious , était envue. Le
général Abercromby fut d'avis , ainsi que moi , qu'il valait mieux que
cette divisionne jetát pas l'ancre , mais qu'après avoir communiqué
avecelle et lui avoir fourni toutes les provisions dont elle pouvait
F
378 MERCURE DE FRANCE ;
1
manquer , nous fissions voile de concert pour l'Isle-de-France , sans
attendre la jonction des troupes qui étaient attendues du Cap. En conséquence
toute la flotte leva l'ancre , et , dans la matinée du 29 , se
porta surle point de débarquement que l'on avait résolu d'occuper
dans la grande baie , à environ 12 milles au vent du Port-Louis.
Comme il en avait été convenu d'avance , l'Africaine fraya dans la
baie la route aux autres bâtimens de guerre , qui furent suivis par tout
le convoi;et toute la flotte , composée d'environ 70 voiles , avait jeté
l'ancre à dixheures avant midi. L'armée , l'artillerie , les provisions .
les munitions , les différens détachemens de soldats de marine qui
servaient à borddes bâtimens de l'escadre , avec un corps considérable
dematelots , débarquèrent le même jour sans la moindre perte , ni le
moindre accident. Une division des bâtimens armés était pendant ce
tems occupée à bloquer étroitement le port; une autre était chargée
de protéger le convoi au mouillage ; enfin , une troisième division
sous mon commandement immédiat , fut destinée à se porter par-tout
où les circonstances pouvaient l'exiger , afin de conserver toujours une
communication directe avec l'armée , à mesure qu'elle avançait , vu
que pour sa subsistance , comme pour toutes les provisions dont elle
pouvait avoir besoin , l'armée se trouvait dans une dépendance absolue
de lamarine .
Le 2 de ce mois , le gouverneur-général De Caen proposa de
termes de capitulation , et des commissaires ayant été nommés de
part et d'autre , la capitulation dont j'ai l'honneur de transmettre à vos
seigneuries une copie ci-jointe , fut signée et ratifiée au quartier-général
de l'armée anglaise .
J'ai l'honneur d'être , etc. , etc. Signé, A. BERTIE.
Suivent les détails de la capitulation signée par le général
De Caen : ni lui ni ses troupes ne sont considérés
comme prisonniers de guerre ; ils emporteront leurs effets
et bagages , conserveront les quatre frégates et les deux
corvettes avec leurs équipages qui se trouvaient dans les
ports de l'île , et seront transportés dans l'un des ports de
l'Empire français . La colonie et ses dépendances seront
remises sans condition, les parties contractantes n'ayant pas
les pouvoirs nécessaires pour décider de sa situation future.
L'adresse à présenter au prince régent , après son installation,
a été au sein du parlement l'objet d'une discussion
aussi piquante que vive. Les ministres y ont été attaqués
avec une extrême chaleur. M. Hutchinson n'a pas cru qu'il
fallût se borner à porter au régent de vaines protestations:
il faut lui dire , s'est écrié ce membre au milieudes.acclar
FEVRIER 1811 379
mations , écoutez , écoutez , que les ministres ont conduit
la guerre de Portugal sans ensemble et sans prévoyance ,
qu'ils n'y ont fait parvenir des renforts ni à tems , ni en
nombre suffisant; que l'Irlande est de nouveau en proie à
des dissentions cruelles; que sous ce règne la dettenationale
et les charges publiques n'ont cessé de s'accroître ; que sous
ce même règne la France a accru sa puissance d'une manière
gigantesque; que le commerce anglais est anéanti ;
que ses manufactures sont dans un état de décadence alarmánt
pour la sûreté publique , et que ce sont là les résultats
du funeste système suivi avec la France. M. Turton
s'est étonné de ce que dans cette circonstance le ministère
n'ait rien dit qui exprimât le désir d'arriver à une paix
honorable ; je pense que dans une guerre si follement prolongée
, l'Angleterre a tout à perdrefors l'honneur.
M. Whitbread a fait l'historique de la campagne du
Portugal , et il a trouvé les rapports ministériels constammentdémentis
par l'évidence et les faits. L'armée anglaise
occupait le Portugal , disait-on , elle occupe les lignes de
Lisbonne; elle avait vaincu à Busaco , et quelques jours
après Coïmbre est pris; elle avait dévasté le pays , pour
couper les vivres à l'ennemi , et l'ennemi a vécu facilement.
L'orateur a aussi parlé de la Suède , il a demandé aux ministres
, si c'était par suite de leurs calculs politiques qu'un
ami , un général favori de Napoléon , a été appelé à la succession
du trône : l'état des finances et du commerce a aussi
:
prêté à l'orateur des moyens puissans contre les ministres.
Ces derniers ont répondu par l'organe de M. Parceval
que lordWellington n'avait jamais donné des espérances
exagérées , qu'ainsi il avait fait tout ce qu'il avait promis ,
ce qui est assurément aussi glorieux que rassurant pour la
nation; il a allégué que les impôts avaient plus produit que
l'année dernière , ce dont on n'avait pas douté , mais ce dont
on s'était plaint douloureusement : quant à la paix ,
oubliant sans doute ce qui s'est passé entre l'Amérique et
laFrance , il a demandé quelle disposition pacifique le chef
de la France avait laissé apercevoir.Relativement à la Suède
M. Parceval s'est renfermé dans un silence diplomatiqne .
L'adresse a été votée après le discours , et elle sera présentée
au régent, par les membres du conseil privé.
Voici les termes dans lesquels s'exprime le Courrier relativement
à cette séance .
4Le rapport de l'adresse a donné lieu à des débats un
peu plus chauds que ceux occasionnés par le discours du
380 MERCURE DE FRANCE ,
prince régent ; et nous sommes presque tentés de remercier
les membres de l'opposition pour leurs discours , tout
anti-anglais qu'ils étaient , à cause de la réponse mâle et
vigoureuse à laquelle ils ont donné lieu de la part du ministre.
L'un d'eux ne voit rien d'honorable pour nos
armées dans notre résistance en Portugal ; un autre n'aperçoit
riende brillant dans l'attitude de notre pays qui disposedes
produits de l'Univers ;un troisième parle de paix,
et regrette que nous n'ayions pas fait des ouvertures à notre
ennemi pour entamer une négociation. La pire de toutes
les tromperies qu'on puisse employer envers le peuple ,
e'estde chercher à lui persuader que la paix est praticable ,
etpossible dans le moment présent; possible ( voulonsnous
dire ) à des conditions qu'on pût considérer comme
honorables et sûres. Elle serait possible , en effet , si nous
voulions abandonner l'Espagne et le Portugal; et nous ne
doutons point que l'opposition ne fût disposée à les abandonner
pour faire la paix. Mais notre nation est-elledisposée
à sacrifier ainsi son caractère ? Et en achetant la paix au
prix de notre déshonneur , pourrions-nous nous flatter d'y
trouver notre sûreté? Plus nous considérons ce sujet, et
plus nous sommes convaincus qu'on ne peut faire la paix.
M.Percevaladonc bien eu raison, lorsque , abordantdirectement
la question , et dédaignant tout détour et tout subterfuge,
tout langage vague et évasif, il a dit qu'on ne
pouvait point faire de paix avant que la France rabattîtde
ses prétentions ; et qu'il a ajouté : « on a représenté cela
comme une déclaration deguerre éternelle. Cela peut être;
mais qu'on se ressouvienne que cette guerre n'est pas notre
ouvrage, mais bien celui de la France : car quel est l'objet
déclaré par la France? Rien moins que la ruine entière et
la subversion de l'Angleterre. Si donc la guerre est interminable
, c'est qu'une guerre interminable est nécessaire à
notre propre défense , et qu'on ne nous laisse d'autre moyen
d'exister que de tenir bon et de résister jusqu'à la fin .
C'est-là, ajoute le Courrier, le langage d'un vrai Anglais ,
d'un vrai ministre anglais.
Onvoit ce que cet esprit vraiment anglais laisse d'espé
rance aux amis de la paix et de l'humanité ; on voit que le
projet insensé d'une guerre sans terme n'est pas même dissimulé
par les écrivains du ministère ; on voit qu'ils prétendent
l'honneur anglais intéressé à ce que cette guerre
continue. A ce langage d'un véritable Anglais , il serait
facile d'opposer celui d'un Français qui a aussi àdéfendro
FEVRIER 1811 . 381
l'honneur de sa nation , son indépendance , sa liberté com→
merciale , la sûreté de son pavillon , la franchise de ses
ports ; on verrait à quelle date il faudrait remonter pour
trouver les violations des traités , les prétentions les plus
inouies , les usurpations les plus révoltantes mais ces
dates sont connues , il n'y a qu'un Anglais véritable qui
feigne de les ignorer , dans l'impossibilité de justifier les
événemens qui s'y rapportent.
Les détails suivans sur le nord de l'Espagne n'ont pas
un caractère officiel , mais ils paraissent pouvoir être donnés
comme authentiques .

« L'Empereur a ordonné la formation d'une armée sous
la dénomination du Nord de l'Espagne . Les troupes qui la
composent sont : 1° la division d'arrière-garde aux ordres
du général Reille ; 2 ° la division de réserve aux ordres du
général Caffarelli ; 3 ° les corps de la garde impériale stationnés
en Espagne , sous les ordres du général Dorsenne ;
4° la brigade de cavalerie légère du général Watier , et la
légion de gendarmerie à cheval , qui sont à Burgos ; 5º la
division du général Bonnet , stationnée dans les Asturies ;
6 la première division d'arrière-garde aux ordres du général
Séras ; 7 toutes les troupes de garnisons et autres
qui se trouvent dans l'arrondissement ci-après déterminé.
L'arrondissement de l'armée du Nord de l'Espagne est
composé des provinces ci-après , savoir : 1º La province
de Navarre , formant le troisième gouvernement de l'Es
pagne ; 2 ° les trois provinces de la Biscaye , et la province
de Saint-Ander , formant le quatrième gouvernement de
Espague ; 3 ° les provinces de Burgos , Aranda et Soria ,
formant le cinquième gouvernement de l'Espagne ; 4º les
provinces de Palencia , Valladolid , Léon , Bénavente,
Toro et Zamora , formant le sixième gouvernement de
l'Espagne ; 5° la province des Asturies ; 6° la province de
Salamanque.
"
L'Empereur a nommé M. le maréchal duc d'Istrie ,
colonel-général de la garde impériale , général en chef de
Farmée du Nord de l'Espagne , et le général de brigade
Lecamus , chef d'état-major de cette armée.
Le quartier-général de l'armée est établi à Burgos . It
sera de plus attaché à l'armée du Nord , un intendantgenéral
, maître des requêtes ou conseiller d'Etat , chargé
de la direction supérieure de l'administration ; un insped-"
teur aux revues , chargé en chef des revues ; huit auditeurs*
382 MERCURE DE FRANCE ,
au conseil d'Etat , un commissaire-ordonnateur en chef;
un receveur-général ; un payeur-général .
» L'arrivée de M. le maréchal Bessières , duc d'Istrie , a
fait ici la plus agréable sensation. Sa conduite antérieure
dans ce pays lui avait attiré tous les coeurs . S. Exc . a fait
publier une proclamation qui annonce ses dispositions
bienveillantes , et promet des actes paternels . »
Les chapitres d'Italie continuent d'adresser à S. M.
l'hommage de leur fidélité respectueuse à ses décrets , et
de leur adhésion à la déclaration de l'église de Paris .
Le dimanche 17 février , S. M. a reçu les députations
des collèges électoraux de la Meurthe , du Haut-Rhin et
et de la Haute-Vienne ; elle a daigné répondre.
•Ala première :
Tous ceque vous me dites m'est fort agréable; je connais
la sincérité de vos sentimens : dites à mes peuples de la
Meurthe qu'ils ne doutent jamais de l'amour que j'ai pour
eux.
Ala seconde :
Je vois avec plaisir que les travauxdu canal qui unit le
Rhin au Rhône , et par là les mers de Hollande à la Méditerranée
, et qui seront terminés avant six ans , sont spécialement
utiles à votre département.
S. M. a enfin agréé les sentimens de la députation de la
Haute-Vienne , et a daigné promettre qu'elle passerait par
Limoges la première fois que les affaires générales de son
Empire l'appelleraient au-delà des Pyrénées .
Le même jour , il y a eu une audience diplomatique et
présentation.
1
PARIS.
S. M. a présidé mardi le conseil d'état , elle a tenu jeudi
le conseil des ministres...
- M. le duc de Vicence , ambassadeur de France à
Pétersbourg , étant malade , et souffrant depuis quatre ans
de la rigueur du climat , a obtenu son rappel sur ses demandes
réitérées. M. le général comte de Lauriston a été
nommé pour le remplacer .
-M. le général comte de la Riboissière est nommé premier
inspecteur général de l'artillerie. M. le comte Sorbier
a éténommé commandant de l'artillerie de la garde .
FEVRIER 1811 . 383
-Le sénat a nommé aux places assignées au corps législatif
pour les nouveaux départemens réunis.
-M. Degérando et M. Lecamus de Neville sont nommés
conseillers d'état.
-L'Académie française anommé M. de Chateaubriand
à la place vacante par la mort de M. Chénier. M. Percier
a été nommé par la Classe des beaux arts à la place de
M. l'architecte Chalgrin. On publie que le rapport fait à
S. M. par l'Académie relativement au Génie du Christianisme,
porte que cet ouvrage mérite une honorable distinction,
parce qu'il contenaitdes beautés dupremier ordre,
quoique le fond et le plan en fussent essentiellement défectueux.
(1
' ΑΝΝΟΝCES.
DesErreurs etdes Préjugés répandus dans la Société , par J. B.
Salgues; avec cette épigraphe :
τ
Nihil magis præstandum quam ne pecorum ritu sequamur
antecedentium gregem, pergentes non quà eundum est ,
sed quà itur. SENEC . de Beat, vit. , Cap . I.
Tome second et dernier , de 450 pages in-8°. Prix , 5 fr. broché , et
6fr. 50 c. franc de port. Chez Fr. Buisson , libraire , rue Gilles-
Coeur. , nº 10 .
Tarifcomplet, divisé en quatre colonnes , contenant la nouvelle
valeür en francs et livres tournois , des écus de 3 et 6 livres , calculée
dans tous les nombres , depuis un écu jusqu'à la sommede 1200livres
inclusivement , afin d'abréger et faciliter toute opération , et portée
jusqu'à 100,000 écus ; ainsi que celle des louis de 24 et 48 livres jusqu'au
nombre de 10,000 , conformément à la réduction ordonnée par
le décret impérial du 12 septembre 1810 ; utile aux banquiers , commerçans,
receveurs , à toutes les caisses publiques et particulières , et
aux personnes qui ont contracté des engagemens en livres tournois
dont l'échéance est postérieure au susdit décret. Par Quilain jeune ,
employé dans la banque. Seconde édition . Prix , 75 c. , et 1 fr . frane
de port . Chez l'Auteur , rue des Deux-Portes -Saint-Sauveur , nº 17 ;
Delaunay, libraire , Palais -Royal , galeries de bois , nº 243 ; et chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Le Conservateur de la vue; par J. G. A. Chevallier , ingénieuropticien
de S. M. le Roi de Westphalie , membre de plusieurs aca
384 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1811.
démies. Suivi du Catalogue général et prix courant des instrumens
d'optique, de mathématiques et de physique de la fabrique et du ma
gasin de l'auteur. Orné de huit planches , avec frontispice , d'après
les desseins deMoreau je et Ponce , etc. , etc. Un vol. in-8º de 240
pages d'impression. Prix, 5 fr. , et6 fr. frane de port; papier vélin ,
reliéà la Bradelle, 12 fr. , et 13 fr. 50 e. franc de port.'Chez l'Auteur,
tour de l'Horloge du Palais , nº 1 , vis-à-vis du marché aux
Fleurs et du Pout-au-Change; P. Mongie, libraire , cour des Fontaines
,'nor ; Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine , faub .
Saint-Germain, no8; Capelle et Renand, libraires, rue Jean-Jacques-
Rousseau , nº 6 ; Chaumerot , libraire , Palais-Royal, galeries de bois,
nº188.
L'Amant timide, comédie en un acte et en vers , par A. Châteauneuf.
Nouvelle édition , corrigée , la seuleconforme à la représentation.
On lira avec plaisir cette comédie où il y a de jolies scènes , des
situations comiques , et dont les vers sont toujours naturels , élégans
et faciles. Prix , I fr. , et 1 fr. 20 c. franc de port. Chez l'Auteur ,
ruedes Bons-Enfans , nº 34; Michaud frères , même adresse ; et cher
Didot l'ainé , rue duPont-de-Lodi.
On imprime en ce moment chez Coureier , quai des Augustins ,
no57,unouvrage ayant pour titre : Lettre àM. Villoteau , touchant
sesvues sur la possibilité et l'utilité d'une théorie exacte des principes
naturels de la musique , etc.; par M. G. M. Raymond , membrede
plusieurs sociétés savantes et littéraires.
L'auteur de cet ouvrage discute le système de M. Villoteau , qui
regarde les sons de la voix humaine comme les seuls élémens naturels
et primitifs de l'Art Musical , système qui , selon lui , tendrait à
redonner à lamusique toute sadignité età ranimer toute son influence.
M. Raymond déduit quelques considérations nouvelles desdécouvertes
récentes de l'acoustique , relativement aux bases et aux limites de
l'art; sa lettre sera suivie de ses opuscules sur la Musique religieuse,
qui ontparudans quelques journaux tant de Paris que des départemens.
Fautesàcorriger, dans les numéros du 12 et du 26janvier 1811 , au
Fragment de Calédonia.
:
Page87 , dernière ligne. Mais vous aimez , Seigneur , lisez : Mais
vous aimez Seymour.
Herdez, lisez partout : Herder.

DABLE
4
MERCURE
DE FRANCE .
다 N° DII . - Samedi 2 Mars 1811 .
LA
SEIN
cen
:
POÉSIE .
LE HÉROS ET LES POËTES .
DISCOURS A L'EMPEREUR ET ROI , D'APRÈS L'ÉPITRE
D'HORACE A AUGUSTE ,
Lu à l'École de Sorèze le 6janvier 1811 .
O toi qui , par la guerre , et les lois , et les arts ,
Ates vastes calculs soumettant les hasards ,
Des Etats et des Rois soutiens seul la fortune ,
Prince , je ne viens point , dans ma verve importune ,
Des momens que tu dois à vingt peuples divers
Frustrer l'Europe entière au profit de mes vers :
Mais d'un autre César écoute le poëte (1 ) ;
Il lui peignait l'envie impuissante et muette ,
FRAGMENS DE L'ÉPITRE D'HORACE.
Quum tot sustineas et tanta negotia solus ,
Res italas armis tuteris , moribus ornes ,
Legibus emendes , in publica commoda peccem ,
Si longo sermone morer tua tempora , Cosar.
Bb
386' MERCURE DE FRANCE ,
Jeveux , des mêmes traits , la peindre , à ton aspect ,
Honteuse d'elle-même , et forcée au respect..
Comment de ses fureurs as-tu sauvé ta gloire ?
Les hérosdont la mort consacra la mémoire ,
D'une faveur posthume honorés parmi nous ,
Avaient vu , tu le sais , tout leur siècle jaloux ,
Pendant qu'ils enchaînaient les discordes civiles ,
Qu'ils fondaient les Etats , qu'ils protégeaient les villes ,
Pour prixde tant d'exploits se déchaîner contre eux :
Ils n'eurent qu'à gémir d'avoir fait des heureux ;
Les monstres terrassés illustrèrent leur vie ,
Mais ce n'est qu'en mourant qu'ils domptèrent l'envie .
Au-dessus de son siècle , on pèse trop sur lui :
D'un éclat trop ardent l'univers ébloui ,
Attend , pour l'admirer , que sa splendeur s'éteigne .
Tu vis ; et les honneurs pradigués à ton règue ,
Les autels à ta gloire élevés par nos mains
T'ont proclamé déjà le plus grand des humains.
Oh ! pourquoi donc ce peuple assez sage , assez juste ,
Pour placer ton grand nom avant le nom d'Auguste ,
N'est-il pas plus souvent libre de préjugés ?
Nous tous fils d'Apollon, nous serions mieux jugés .
Tant que nous respirons , en proie à la satire ,
Nous essuyons les traits qu'un ridicule attire :
Soit que notre talent semble futile et vain ,
Soit que , voyant rimer plus d'un sot écrivain ,
Romulus et Liber pater , et cum Castore Pollux ,
Dum terras hominumque colunt genus , aspera bella
Componunt , agros assignant , oppida condunt,
Ploravere suis non responderefavorem
Speratum meritis. Diram qui contudit hydram ,
Comperit invidiam supremofine domari..
Urit enimfulgore suo , qui prægravat artes
Infrà se positas ; extinctus amabitur idem .
Præsenti tibi maturos largimur honores ,
Jucundasque tuum per nomen ponimus aras ,
Nil oriturum aliàs , nil ortum tale fatentes .
Sed tuus hic populus , sapiens etjustus in uno ,
Te nostris ducibus , te Grais anteferendo ,
Cætera nequaquam simili ratione modoque
MARS 1811 . 387
Onnous croie engagés sous la même bannière ,
Nous sommes tous sifflés comme on siffle Cubière.
Mais quoi ! tant de héros insensés et cruels
Nous rendent-ils moins chers tes exploits immortels ?:
La chute de C** d doit rehausser Delille (2) .
Prince , le vrai poëte est aussi grand qu'utile.
Etranger à l'intrigue , aux complots du méchant,
II adore la gloire et n'a que ce penchant.
Loin de lui l'avarice et ses oeuvres infâmes !
L'orphelin dépouillé n'accuse point ses trames.
Heureux d'un pain frugal et du laurier des arts ,
Que lui faut-il de plus ? Un seul de tes regards.
Jamais , au champ d'honneur ,guidé par ton courage,
On ne l'a vu sans doute au milieu de l'orage ,
De l'Europe avec toi défier les efforts ;
Ulm à son bras vengeur n'eût point livré ses forts :
Mais lorsque au plus hautpoint un Empire s'élève ,
La plume én a la gloire aussibien que le glaive.
Le poëte à son gré façonne les esprits ;
Ses chants sont des vertus le mobile et le prix ,
Ildésarme le crime,il confond l'imposture ,
Et sait d'un nouveau charme embellir la nature.
Lui seul , de tes exploits fixant le souvenir ,
Ira de ta grandeur étonner l'avenir ;
Ses hymnes , dans les camps , ont aidé tes conquêtes ;
Tout s'enivre par eux du bonheur de tes fêtes.
Æstimat , et nisi quæ terris semota , suisque
Temporibus defuncta videt,fastidit et odit :
Hæc insania quantas
Virtutes habeat , sic collige : satis avarus
Non temerè est animus ; versus amat , hoc studet unum ;
Nonfraudem socio puerove incogitat ullam
Pupillo ; vivit siliquis et pane secundo.
Militiæ quamquàm piger et malus , utilis urbi :
Sidas hoc , parvis quoque rebus magnajugari:
Os tenerum pueri balbumque poëtafigurat ;
Torquet ab obscenisjam nunc sermonibus aurem ;
Asperitatis et invidia corrector et iræ ,
Rectèfacta refert; orientia tempora notis
Instruit exemplis. ....
1
1.
Bba
388 MERCURE DE FRANCE,
Vois nos lévites saints et nos vierges en choeur ,
Le ciel , à leur cantique , attendrit sa rigueur.
La lyre construisit le temple de Mémoire ,
Et l'âgedes beaux vers est l'âge de la gloire.
Mais le nom de poëte indignement acquis ,
Souvent comme les noms de comte , de marquis ,
Circule sans valeur. Quelle étrange cohue
Vient du docte Parnasse obstruer l'avenue?
Femmes , enfans , vieillards , tout griffonne des vers !
Blain même , sans oser avouer ce travers ,
Va dès le point du jour , jusqu'à l'heure où l'on dine ,
Oubliant ses bureaux , rimer à la sourdine ;
Chez lui coulent sans fin charades et rébus .
Admirons le talent , mais condamnons l'abus .
C'est l'artiste importun et non l'art qu'on dédaigne .
L'un prétend de ses vers occuper seul ton règne ,
Il choisit le moment de tes plus vastes soins ,
Pour aller à Saint- Cloud t'ennuyer sans témoins.
L'autre en appelle à toi d'un censeur en délire ;
Contre ses plus beaux vers la sottise conspire ;
Il voudrait , t'opposant au parterre en fureur ,
Défendre les sifflets au nom de l'Empereur.
Dorlange a-t-il rimé son absurde poëme ?
Il faut qu'il le dédie , à qui donc ? à toi même !
Sans voir qu'un nom sibeau , joint à de tels accens ,
Est de son lourd Phébus le premier contre-sens .
Castis cum pueris ignara puella mariti
Disceret unde preces , vatem ni musa dedisset ?
Poscit opem chorus , et præsentia numina sentit ;
Carmine Dî superi placantur , carmine manes .
: Mutavit mentem populus , et calet uno
Scribendi studio : puerique patresque severi
Fronde comas vincti coenant et carmina dicunt .
Ipse ego , qui nullos me affirmo scribere versus ,
Inventor Parthis mendacior ; et prius orto
Sole, vigil calamum et chartas et scrinia poseo ......
Multa quidem nobisfacimus mala sæpe poëtæ.
Ut vineta egomet cædam mea , quum tibi librum
Sollicito damus , autfesso ; quum lædimur , unum
Si quis amicorum est ausus reprendere versum ,
MARS 1811 . 38g
Damis croit aux emplois s'élever par saplume.
Oui , si Napoléon peut lire mon volume ,
Il voudra , j'en suis sûr , m'appeler à la cour.
L'autocrate a d'un prix encouragé Baour ;
Ma muse plus savante et sur-tout plus adroite ,
Se promet un château , puisqu'il eut une boîte (3).
Tel souvent un auteur , plus vil que ses écrits ,
Se présente lui-même au devant du mépris ,
Etdans l'extrait qu'il fait lui-même de son tome ,
Signant par B , par C , se traite de grand homme.
1010
:
:
Cependant , au-dessus de ces flots insensés ,
Planent d'heureux esprits , vers les cieux élancés.
Aux vastes régions dont son ame s'empare ,
Lebrun soutient son vol aussi haut que Pindare.
Dans nos coeurs enchantés , des poëtes chéris (4) ,
Par le magique attrait des larmes et des ris , ::
Des plus douces vertus font revivre la flamme :
Un chef-d'oeuvre naissant , que la gloire proclame (5) ,
Du laurier qui manquait à nos brillans suecès
Va couronner Fontane et le Pinde français :
Je vois dans Esménardle Vernet du Parnasse (6) :
Celuth brillant et pur , c'est Daru , c'est Horace.
De quel charme Andrieux pénètre son lecteur!
On l'étudie , on l'aime , et l'on se sent meilleur.:
Chez Thalie , àgrands traits , Etienne peintnos vices ;
Il était son espoir , il en est les délices.
Quum locajam recitata revolvimus irrevocati ;
1.
A
Quum lamentamur non apparere labores
Nostros , et tenui dedueta poëmatafilo ;
Quum speramus eò rem venturam , ut simul atque
Carmina rescieris nosfingere , commodus ultrò
Arcessas , et egere vates , et scribere cogas ....
Ambigitur quoties uter utro sit prior, aufert
Pacuvius doctifamam senis , Actius alti;
Dicitur Afrani toga convenisse Menandro ;
Plautus ad exemplar siculi properare Epicharmi ;
Vincere Cæcilus gravitate , Terentius arte.
Hos ediscit ... et hos , arcto stipata theatro ,
Spectat Roma potens ; haber hos numeratque poëtas ...
Indignor quidquam reprehendi , non quia crassè
1
3go
MERCURE DE FRANCE ,
L'artn'aplus de secrets à Delille inconnus ;
Vingtdisciples ardents , près de lui retenus ,
Chênedolé, Michaud, Parseval, Millevoye ,
Du Pinde , sur ses pas , ont mesuré la voie.
Et,dans leur fol orgueil, nos juges souverains,
Toujours prêts à siffler les vers contemporains ,
N'admirent que l'antique ! injurieux hommage ,
Qui n'honore les morts , que pour nous faire outrage.
A leurs transports jaloux laissons-les se livrer:
Nous , consacrons les voix dignes de célébrer
L'oracle de la paix , le héros de la guerre.
Un roi dont la valeur étonna moins là terre ,
Voulut qu'Apelle seul à la postérité
Deson frontglorieux transmit la majesté;
Mais il paya , dit-on , les plats vers deChérile.
Ton goût , avec David , cherche un autre Virgile.
Quedis -je? tu sauras distinguer leurs talens :
Si l'un saisit tes traits et tes régards brûlans ,
D'un effort plus heureux , l'amant de Polymnie
Reproduira ton ame et peindra ton génie.
Aussi cetart sublime a fixé ta faveur.
Lesmuses , sans espoir , appelaient un sauveur ,
Tu parus , aussitôt leurs voix se ranimèrent ,
Jamais de plusd'encens leurs autels ne fumèrent.
Leurs tendres nourrissons , par toi-même assemblés ,
Au milieu des bienfaits dont tu les as comblés ,
Compositum illepidève putetur , sedquia nuper.
Ingeniis non illefavet, plauditque sepultis ,
Nostra sed impugnat , nos nostraque lividusodit.
Sed tamen est operæ pretium cognoscere quales
Ædituos habeat belli spectata domique
Virtus , indigno non committenda poëta ....
Gratus Alexandro regimagnofuit ille
Chærilus .....idem rex illa , роёта
Qui tam ridiculum tam card prodigus emit,
Edicto vetuit ne quis se, præter Apellem ,
Pingeret, aut alius Lysippo duceret æra
Fortis Alexandri vultum simulantia .....
At neque dedecorant tua de sejudicia,atque
Munera,quæ multa dantis cum laude tulerunt
MARS 1811 . 391
Fécondent leur génie , agrandissent leur être ,
Et font briller d'espoir l'âge qui vient de naître.
Courage! heureux enfans ! de ces dômes sacrés ,
Que pour les arts , pour vous , ses soins ont décorés ,
Prenez-un noble essor ! Napoléon vous guide ,
Vers l'immortalité suivez son vol rapide .
Ils reviennent , ces jours si chéris d'Apollon ,
Où Racine , Boileau , Bossuet , Fénélon ,
Favoris du monarque autant que de la gloire .
L'accompagnaient en pompe au temple deMémoire.
Verriez-vous sans transports le chefde tant de rois ,
Autour du trône auguste où l'ont mis ses exploits ,
Rassembler les talens que son génie enfante ,
Et couronner leur front de sa maintriomphante (7) ?
Grand prince! oh de ce feu que tu sus rallumer
Si le ciel en naissant eût voulu m'animer !
De quel style aux mortels ma superbe épopée
Dirait des potentats la ligue dissipée ,
Eux-mêmes , désormais conduits par tes regards ,
Alliant leurs drapeaux à tes fiers étendards ,
Les Alpes s'abaissant comme les Pyrénées ,
Les deux aigles du Tibre à ton trône enchainées ,
La terre dans l'attente , à chacun de tes pas ,
Ta volonté suprême , arbitre des Etats ,
Enlevant , protégeant , transférant les couronnes ,
Etsoit qu'elle renverse , ou relève les trônes ,
Dilecti tibi Virgilius Variusque poëtæ;
Nec magis expressi vultus per aënea signa ,
Quàm per vatis opus mores animique virorum
Apparent..
Curam redde brevem , si munus Apolline dignuь
Vis complere libris , et vatibus addere calcar ,
Ut studio majore petant Helicona virentem .
Nec sermones ego mallem
Repentes perhumum , quàm res componere gestas ,
Terrarumque situs , etflumina dicere, et arces
Montibus impositas , et barbara regna , tuisque
Auspiciis totum confecta duella per orbem ,
Claustraque custodem pacis cohibentia Janum ,
Si , quantum cuperem , possem quoque ; sed neque parvum
392 MERCURE DE FRANCE ;
L'espoir universel , dont toi seul es garant ,
Surpassé chaque jour, et chaque jour plus grand.
En vain , en frémissant , la superbe Angleterre
Combatdans tes bienfaits le bonheur de la terre ,
Tes coups hâtent sa chute ; elle va retentir ,
Comme l'orgueil brisé de Carthage et de Tyr.
Mais à cette hauteur puis-je élever ma muse ?
Son amour le voudrait , son talent s'y refuse.
Ennuyer ceux qu'on aime est un bien sot travers ,
Mais le pire de tous , c'est d'ennuyer en vers .
Uncontre-sens rimé paraît plus ridicule ,
Et mieux qu'un trait charmant se répète et circule.
D'un sot officieux le zèle est importun.
Mon portrait , barbouillé par unpinceau commun ,
Me choque beaucoup moins qu'un éloge vulgaire.
Je plains fort les héros , qu'un rimeurttéémméraire,
Ose, outrageant leur nom d'un hommage grossier ,
Avec ses lourds écrits , traîner chez l'épicier ,
Où tant de vers fameux , drames , odes , églogues
Ne se vendent enfin qu'à la faveurdes drogues..
Par M. R. D. FERLUS.
Carmen majestas recipit tua , nec meus audet
Rem tentare pudor , quam viresferre recusant.
Sedulitas autem , stultè quem diligit , urget ,
Præcipuè quum se numeris commendat et arte :
Discit enim citiùs , meminitque libentiùs illud
Quod quis deridet , quàm quod probat et veneratur.
Nilmoror officium quod me gravat ; ac nequeficte
In pejus vultu proponi cereus usquam ,
Nec pravèfactis decorari versibus opto ;
Nerubeam pingui donatus munere, et una ,
Cum scriptore meo , capsâ porrectus aperta
Deferar in vicum tendentem thus , et odores ,
Etpiper , et quidquid ohartis amicitur ineptis.
:
MARS 1811 . 393
NOTES SUR LE DISCOURS PRÉCÉDENT.
(1) Les quatre premiers vers de l'Epître d'Horace forment un
exorde trop détaché des vers suivans , ils laissent une lacune que j'ai
remplie.
(2) Lachutede C**d doit rehausser Delille .
C'est une chose inconcevable que M. C**d ait eu le courage
de faire imprimer une traduction en vers des Georgiques , lorsque ,
depuis trente ans , nous avions celle de M. Delille. Nul poëte ne s'est
exposé à un plus grand ridicule , si ce n'est M. Cubières en refesant
la tragédie de Phèdre.
(3) Mamuse plus savante ,et sur-tout plus adroite ,
Se promet un château , puisqu'il eut une boîte.
L'Empereur de Russie envoya une boîte précieuse à M. Baour
Lormian , après la lecture des Poésies Galliques. C'est , en effet , un
très-bon ouvrage.
(4) Dans nos coeurs enchantés , des poëtes chéris ...
Il serait difficile de nommer ici les poëtes dramatiques qui se distinguent
sur les deux scènes . Ils n'avaient jamais été si nombreux , et
ces longues listes ne sauraient entrer dans une Epître . Comment citer
à-la- fois MM. Lemercier , Lormian , Chénier , Legouvé , Arnault ,
Renouard , Delrieux , Picard , Duval , Delaunai , Bouilli , Ribouté ,
Joui , Radet , Dieulafoi et beaucoup d'autres ?Un jeune Bordelais ,
M. de Laville , vient de donner un Artaxerxès qu'on dit très-bon.
(5) Un chef-d'oeuvre naissant que la gloire proclame .
M. de Fontanes , élevé aux premières dignités de l'Etat , n'a pas
abandonné la poésie , première source de sa gloire. Le public attend
de lui , avec impatience , un poëme épique , dont on connaît des
fragmens d'un mérite supérieur.
(6) J'aime dans Esménard le Vernet du Parnasse .
M. Esménard est , en grand , parmi les poëtes , ce que Vernet est
dans la peinture. Son poëme de la Navigation porte l'empreinte d'un
beau talent.
(7) Horace , dans cet endroit , loue Auguste des soins qu'il s'était
donnés pour former une bibliothèque publique. J'ai substitué à ce
trait la restauration des Ecoles , et l'institution des prix décennaux ,
qui sont des bienfaits d'une toute autre importance.
394
MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
VIT-ON jamais , lecteur , être plus singulier ?
Tantôt je suis un homme entier,
Même une femme , enfin un personnage ;
Et tantôt seulement j'en offre le visage.
L'on me dit beau , l'on me dit laid ;
Pour laid , je le suis eneffet;
Mais beau , c'est bien une autre affaires
Au physique il se pourrait faire
Que je fusse un instant
Plaisant ,
Quoiqu'alors même on puisse dire
Que je ne suis qu'un enfant du délire ;
Mais toujours est-il vrai que dans le sens moral
Je suis un vice capital.
On me vend , on m'achète , on me porte , on m'attache
On se couvre de moi , l'on m'ôte , l'on m'arrache.
Je suis blanc , je suis noir , de diverse couleur ;
J'inspire , en tout état , le mépris ou l'horreur ;
Caché , je suis , mensonge , hypocrisie ;
Levé, je suis audace , effronterio.
J'eus un camarade de fer ,
Au tems jadis , il mit tous les esprits en l'air ;
Pour tous il devint un problême
Dont la juste solution
Ne peut encore , aujourd'hui même ,
Indubitablement fixer l'opinion.
:
$ ......
:
LOGOGRIPHE .
Je suis un docteur fort célèbre
Des bords du Gange jusqu'à l'Ebre ,
Qui , dans l'art de guérir , ai soumis à mes lois
Riches , pauvres , bourgeois , manans , pâtres et rois.
Des lettres de mon nom , comme d'autant de sources ,
Dérivent mes secrets , mes moyens , mes ressources
Onytrouve un viscère , où , par le noir chagrin
T
:
MARS 1811 . 395
Dumal qui le consume , on a signe certain;
Unremède qui n'est ni ferme , ni liquide ,
Tantôt amer ou doux , acre , tantôt acide .
Ce n'est pas tout; quand le lecteur voudra ,
Dansmonnom boulversé sans peine il trouvera
Un vase dont il faut que chacun fasse emplette ,
1
Qui n'a pas besoin d'étiquette ;
Qu'il soit de terre ou de métal ,
Qu'il soit d'or ou d'argent , d'agathe ou de cristal ,
Qu'importe? car le point capital de l'affaire ,
C'est qu'il puisse à mon art devenir nécessaire.
:
CHARADE .
** MON premier présente unmoncéau ,
Mon second renferme de l'eau ;
D'une constance inébranlable ,
Fixe à sonposte infatigable ,
: Mon entier prête son appui
Pour soutenirbien plus pesant que lui.
"
Q. K.
$........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme est Clef.
Celui du Logogriphe est Lièvre , dans lequel on trouve : er,
Lire, rêve, livre , Elie , ivre , lie et ire .
Celuide la Charade estPassage.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
POÈTES DU SECOND ORDRE , précédés d'un choix de vieux
poëtes français . Douze volumes in- 18. A Paris ,
chez Nicolle , rue de Seine , n ° 12 , et Renouard , rue
Saint-André- des -Arcs , nº 55 .
LES recueils de ce genre sont déjà très - nombreux.
Pour ne parler que des plus célèbres , je citerai le Recueil
des plus belles pièces des poëtes français , depuis Villon
jusqu'à Benserade , publié par Fontenelle en cinq volumes
in- 12 , et les Annales poétiques , en quarante
volumes , vaste compilation qui comprend tous les âges
de la poésie française , depuis son origine jusqu'à nos
jours . Un pareil ouvrage ne pouvant avoir de mérite que
par le choix et l'ordre des matières , c'est sous ces deux
rapports seulement que je vais examiner celui dont j'ai à
rendre compte ; et d'abord je dirai quelle est la composilion
des douze volumes . Les deux premiers renferment
un choix de nos anciens poëtes depuis Marot jusqu'à
Chapelle inclusivement , et sont terminés par un recueil
de pièces diverses , extraites des auteurs qui sont trop peu
connus ou bien ont laissé un trop petit nombre de vers
pour mériter d'être l'objet d'un choix particulier. Les
troisième et quatrième volumes comprennent , de la même
manière , ceux que l'éditeur appelle Poëtes du second
ordre , tels que Regnier-Desmarais , Sénecé , Lainez ,
Sanlecque , du Cerceau , etc .; et le choix de ces divers
poëtes est encore terminé par un choix in globo des
petites pièces de vers échappées aux esprits médiocres
ou paresseux . Ces quatre premiers volumes sont proprement
ce qui forme la compilation , le recueil : les huit
autres sont des éditions déjà plus ou moins anciennes ,
des oeuvres complètes ou oeuvres choisies de Regnier ,
MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 . 397
Mme et Mile Deshoulières , Gresset , Chaulieu , Lafare ,
Bernard et Bernis .
Il y a dans cet assemblage défaut d'ordre et de proportion
. On est choqué , par exemple , de n'avoir qu'un
choix des poésies de Gresset , tandis qu'on a toutes les
poésies de Mmes Deshoulières , mère et fille : Edouard et
Sidney , dont on nous prive , valent mieux, j'imagine ,
que la tragédie de Genseric , et je ne sais combien d'épîtres
de chiens et de chats. On peut être surpris aussi
d'avoir au cinquième volume les oeuvres de Regnier ,
lorsque le quatrième renferme des vers de poëtes encore
vivans . Tout cela vient de ce que les huit derniers volumes
sont des ouvrages à part qu'on a fait entrer comme
de force dans une collection dont on n'a eu l'idée que
depuis leur publication : je ne sais si cette raison de
libraire paraîtra bien satisfaisante aux acheteurs .
En écartant ces ouvrages qui n'ont pas été faits pour
la compilation , mais en faveur desquels au contraire
cette compilation paraît avoir été faite , il reste à examiner
les quatre premiers volumes qui la contiennent ,
L'intention de l'éditeur a été de la diviser en deux parties ,
l'une consacrée aux vieux poëtes , l'autre aux poëtes du
second ordre ; mais il n'en a pas marqué la séparation .
Il devait suivre l'ordre des tems , puisqu'il ne s'en est
prescrit aucun autre : cependant il a interverti très-souvent
la succession chronologique : on voit Saint-Amant ,
poëte du règne de Louis XIII et de Louis XIV , avant
Ronsard , du Bellay, Baïf , etc. qui vivaient sous Henri II ,
Charles IX et Henri III . Danchet , mort à la moitié du
siècle dernier , précède Chapelle , mort en 1686. On
croit voir que les matières prises dans d'autres compilations
, ont été rassemblées au hasard et divisées avec la
main , de manière à former des volumes de grosseur
à-peu-près égale .
On cherche souvent en vain , dans le choix des différens
poëtes , leurs pièces les mieux faites et les plus célèbres
. Ainsi , dans le choix de Passerat , on ne trouve
point sa Métamorphose de l'homme en coucou ; ni dans
celui de Regnier-Desmarais , son Voyage de Munich ,
T
398
MERCURE DE FRANCE ,
pièce fort ingénieuse qui , pour faire fortune , n'avait
pas absolument besoin de ces jolis vers que tout lemonde
a retenus :
Déjànous avons vu leDanube inconstant
Qui , tantôt catholique et tantôt protestant ,
Sert Rome et Luther deson onde;
Et qui , comptant après pour rien
Le Romain , le Luthérien ,
Finit sa course vagabonde
Parn'être pas même chrétien.
Rarement à courir le monde
Ondevientplus homme de bien.
Les trois pièces les plus remarquables de Voiture ,
manquent aussi dans son choix : je veux dire son fameux
sonnet àUranie , qui , avec celui de Benserade sur Job ,
fut la cause d'un schisme littéraire où la cour et la ville
prirent parti et se divisèrent endeux factions appelées
Uranistes et Jobelins ; les jolis vers impromptu qu'il fit
pour Anne d'Autriche dans les jardins de Ruel , et enfin
cette épître au grand Condé , à laquelle Voltaire fit l'honneur
de s'en approprier quelques idées. On s'étonne
également de ne point voir dans le choix de Maynard
cequatrain philosophique tant de fois cité :
Lasd'espérer et de me plaindre
Des grands , des muses et du sort ,
C'est ici que j'attends la mort ,
Sans la désirer ni la craindre.
Les vers les plus spirituels de Benserade sont , sans
contredit , ceux qu'il composa pour les ballets de la
cour , et qui faisaient allusion aux amours du roi et de
Mme de la Vallière : l'éditeur n'a pas cru devoir les
admettre ; car je ne puis supposer qu'ils lui soient inconnus.
Des omissions plus extraordinaires encore , sont
celles de quelques auteurs qui devaient avoir place dans
le recueil préférablement à beaucoup d'autres qu'on y
voit figurer . Fontenelle , Lamotte , l'abbé Mangenot ,
Moncrif, et dix autres que je pourrais citer , n'étaientils
pas plus dignes de cet honneur que Scudéry , Col
MARS 1811 . 399
letet , la Sablière , etc. ? L'éditeur met sous le nom de
Scévole de Sainte-Marthe ce quatrain un peu arrangé
que chacun sait être de Théophile :
Je confesse bien avec vous
Que tous les poëtes sont fous;
Mais puisque poëte vous n'êtes,
Tous les fous ne sont pas poëtes .
Il attribue au président Hesnault le sonnet de l'Avorton ;
qui est du poëte Hesnaud , contemporain , ami et maître
de poésie de Mme Deshoulières , le même qui mit en vers
le début du premier livre de Lucrèce , et fit contre Colbert
un sonnet fort beaudont il faut excuser l'injustice
en faveur de son noble attachement pour Fouquet : ces
deux pièces méritaient d'entrer dans le recueil. Je ne
finirais pas , si j'entreprenais de remarquer tout ce qu'on
regrette de n'y pas trouver. Je serais encore plus long
si je voulais épiloguer sur ce qu'on y trouve . Nombre de
pièces m'ont paru être d'une extrême insipidité : quelques-
unes sont libres jusqu'à l'obscénité , et ne rachètent
point ce tort par l'originalité ou la grace de l'expression .
Les vers des anciens poëtes sont imprimés avec une
affectation d'orthographe gauloise , qui en rendra la lecture
très -fatigante pour les gens du monde à qui le recueil
est destiné. Il est essentiel de conserver l'ancienne orthographe
dans les réimpressions entières de nos premiers
écrivains en prose et en vers : les philologues recherchent
avidement ces vestiges de la formation et des
progrès de notre idiôme ; les étymologistes y découvrent
la véritable origine de certains mots , dont l'usage a
changé la forme et le sens , au point qu'il est difficile d'en
reconnaître la source et la signification primitive . Mais
dans un choix de vers où l'on se propose seulement de
donner une idée de la poésie française à ses différentes
époques , il est superflu , il est ridicule de surcharger
l'orthographe des mots , d'une foule de consonnes étymologiques
que la prononciation ne peut ni ne doit faire
sentir aujourd'hui. Il faudrait du moins que l'on fût conséquent
dans ce système , et que des vers du dix-sep400
MERCURE DE FRANCE ,
,
tième siècle ne fussent pas imprimés selon la vieille
orthographe , tandis que des vers du quinzième et du
seizième le sont conformément à l'orthographe moderne .
L'éditeur eût évité cette espèce de désordre et de renversement
chronologique dans la manière d'écrire les mots
s'il eût eu recours aux éditions originales de chaque
auteur ; mais , comme je l'ai déjà dit , son choix est tout
uniment fait avec d'autres choix où les pièces sont diversement
orthographiées , selon le caprice des compilateurs
.
C'est aujourd'hui un métier sans honneur et presque
ridicule , que celui de compilateur. Il faut cependant ,
pour le bien faire , des qualités dignes d'estime , telles
que le savoir , le goût et le soin. Il est vrai que , pour
le faire mal , il ne faut absolument rien que quelques
volumes sacrifiés , des ciseaux , et un de ces libraires
qui impriment tout. Les bons ouvriers en ce genre veulent
être maîtres du tems et de la besogne ; les manoeuvres
vont fort vite et font tout ce que veut leur imprimeur
; il est tout simple qu'ils soient préférés . Je suis
très-éloigné de ranger dans cette dernière classe l'éditeur
inconnu du recueil dont je viens de parler. Je consens
à lui croire toute l'instruction et tout le discernement
nécessaires pour faire un bon choix de vers ; mais
assurément il a dédaigné de s'en servir . AUGER.
LE PETIT ANTOINE ET LES ROUGES -GORGES.
C'ÉTAIT en automne : la nature penchait vers son déclin ,
mais cependant elle était encore animée et brillante; de
nombreux troupeaux de vaches avec leurs grosses sonnettes
profitaient de la dernière herbe des prairies ; des moutons
erraient en foule sur les collines , sur les bruyères et sur les
chaumes desséchés ; les arbres laissaient tomber autour
d'eux leurs feuilles flétries , mais celles qu'ils retenaient
encore , nuancées des plus belles couleurs , depuis le jaune
clair au pourpre foncé , donnaient plus d'éclat à la campagne
que l'uniforme verdure. Dans les vergers , les pommiers
, les poiriers succombaient sous le poids deleurs
beaux fruits , la terre en étaitjonchée : le robuste paysan,
grimpé
MARS 1811 . 401
grimpé dans le branchage , son double sac sur le dos , le
remplissait en chantant , ainsi que l'ample tablier de sa
compagne , qui le lui tendait dú pied de l'arbre etjetait le
fruit dans les corbeilles. Des cris rustiques et joyeux, des
éclats de rire répétés d'un arbre à l'autre , se faisaient
entendre de tous côtés et annonçaient l'approche des ven-
SEINE
danges . Au travers des haies garnies de jolies baies rouges
et noires , on voyait une quantité de grives , de mesanges
de rouges -gorges qui sautillant d'une branche à L'autre fo
putite récolte , jouissaient des dernie
beaux jours , et chantaient les derniers plaisirs da poneer ,
C'était à ces charmans oiseaux que le gentil pout Ankome
envoulait, en entrant dans un sentier qui conduisit dan
un bois taillis ; il y avait tendu la veille une ligne de petits
filets de crin à noeud coulant , et son coeur palpitait d'émotion;
il allait voir si pour la première fois de sa vie il n'aurait
pas réussi à attraper seulement un rouge-gorge . « Ce n'est
pas qu'il en manque , disait-il en regardant la haie qui le
séparait d'un verger , mais ces sottes petites bêtes ne savent
pas où sont mes filets .
Antoine avait dix ans , et il était le plus joli des enfans
de la misère ; c'était un fils unique, notreAntoine , mais qui
n'en était pas plus riche pour avoir cet avantage : sa mère ,
pauvre veuve infirme , avait bien de la peine à gagner leur
chétive subsistance avec son rouet; quand elle se portait
'bien , à force d'assiduité , cela pouvait encore aller ; mais
sa misérable demeure couverte de paille , à peine garantie
des injures du tems , était humide , et la pauvre Jeanne ,
jeune encore , avait un rhumatisme général qui l'empêchait
souvent delever le pied pour faire tourner son rouet : c'était
alors le petit Antoine qui s'asseyait à terre à côté d'elle , et
faisait tourner la roue pendant que sa mère filait , jusqu'à
ce que craignant pour sa santé , elle lui ordonnait de quitter
l'ouvrage et d'aller courir et sauter en dehors de la chaumière.
Il ne faut pas , lui disait-elle , qu'un garçon reste
assis si long-tems ; et il obéissait avec grand plaisir. Pendant
que le rouet tournait , sa mère lui apprenait tout ce qu'elle
savait de prières , de cantiques , etmême de chansons , qu'il
chantait avec une voix très-juste et très-mélodieuse . Pendant
l'été Jeanne se portait mieux , et tout était alors plaisir
et bonheur; Antoine trouvait mille petits moyens de
gagner quelque chose , et il était heureux quand il apportait
ungros sou à sa mère. Elle lui avait défendu de mendier ,
et il s'en gardait bien; ilaimait mieux cueillir du muguet,
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ;
des violettes , des fraises , des mûres de haie , et courir les
vendre à la ville. Quand ces récoltes lui manquaient , il lui
restait encore une ressource , c'était sa jolie mine et sa jolie
voix; chaque paysanne un peu à son aise qui le rencontrait,
lui donnait un baiser ou une tape sur sa joue ronde et couleur
de rose , et quelques fruits , ou quelque légume , et lui
disait encore : Dieu te bénira, mon enfant , on voit cela sur
ton visage. Il est sûr qu'il était charmant, le petit Antoine ,
dans son habit tout rapiécé , où malgré les soins de samère ,
on voyait souvent percer de tous côtés sa jolie peau blanche,
et sous son petit chapeau , jadis noir, qui couvrait à peine
sa tête , et d'où s'échappaient tout autour des cheveux bouclés
d'un blond argenté ; quant à des bas et à des souliers ,
il n'avait pas seulement pensé qu'il y en eût au monde , et
n'en connaissait pas l'usage , mais il n'en était pas moins
parfaitement heureux , ses yeux bleus n'en brillaient pas
moins de plaisir et de gaîté , et ses lèvres vermeilles n'en
étaient pas moins toujours prêtes à rire et à chanter.
Il montait donc gaîment et plein d'espérance le sentier
du bois en fredonnant une chanson nouvelle que sa mère
lui avait apprise , et qu'il aimait passionnément; il est vrai
qu'elle semblait faite pour lui , le refrain était :
«Ah! qu'il est doux , ah ! qu'il est bon
> D'être un gentil petit garçon ! »
Antoine? lui cria une vieille femme qui ramassait des
pommes dansle verger . 4
-Qu'y a-t-il pour votre service , dame Marguerite ?
- Viens me chanter ta chanson , et je te donnerai une
pomme.
N'y a besoin de rien pour çà , dit Antoine en sautant
légérement la haie ; et courant tout près d'elle , il commença
tout de suite sa chanson .
Assez pour à présent , lui dit Marguerite au troisième
couplet: faut pas perdre son tems , et j'ai ben à faire ; tume
diras le reste une autre fois , mon garçon , car elle est ben
jolie ta chanson, et toi ben gentil; voyez donc ce brave
enfant ! Pendant qu'elle parlait, il relevait lestement les
pommes autour d'elle , et les mettait dans sa corbeille . Eh
ben! lui dit-elle , tu en auras trois au lieu d'une pour ta
bonne aide et tes trois couplets. Elle choisit les trois plus
grosses, Antoine fit un saut de joie , car il n'avait pas déjeuné.
Avecl'aide de Marguerite, il fit entrer avec peine, dans
la poche de sa veste , les deux plus belles , qui lui donMARS
1811 . 403
nèrent par leur volume la forme la plus grotesque , et tout
enmangeant la troisième à belles dents et remerciantdame
Marguerite , il sauta la haie et reprit le chemin du petit bois .
La bonne rencontre que j'ai fait là , se disait-il en frappant
des mains ses deux pommes , majournée a bien commencé;
j'ai dans l'esprit que je serai heureux tout lejour : si j'allais
trouver un oiseau, j'apporterais à ma mère deux pommes et
autre chose encore. Il entre dans le bois avec émotion , et
voitdéjà de loin deux beaux rouges-gorges près de ses filets ,
et qui ne s'envolaient pas . S'ils étaient pris , pensait-il ,
quel bonheur !-Il approche doucement , doucement ; les
rouges-gorges étaient pris tous les deux par leur petite pate ,
et chaque effort qu'ils faisaient pour s'en voler serrait le
noeud davantage.
L'ame d'Antoine fut, dans ce moment , vivement par
tagée entre la joie et la fierté du succès de sa première
chasse et sa pitié pour ses petits prisonniers. Deux beaux
rouges-gorges , dit-il d'abord avec orgueil. Pauvres chers
petits ! ajouta-t-il avec compassion , pourvu encore que
vous ne vous soyez pas cassé la jambe: non , jamais je ne
m'en consolerai . Attendez , mignonnes petites bêtes , je
vais vite vous détacher sans vous faire de mal , et puis ....
et puis , je vous caresserai tant , vous serez si heureux ,
quevous ne regretterez pas votre liberté. Oui , vous serez
heureux tous les deux , je vous le promets . Il coupa avec
ses dents le crin qui les retenait , il les détacha avec précaution
, couvrant l'un avec son chapeau pendant qu'il
détachait l'autre. Il vit avec grand plaisir qu'ils n'avaient
pointdemal ; il souffla sur leurs petites jambes , les frotta ,
les baisa; puis tenant un oiseau dans chaque main , il les
emporta en triomphe , et prit le chemin de la ville avec
autant de plaisir et d'orgueil qu'un soldat qui aurait fait
prisonniers deux chefs ennemis .
Que je suis donc heureux ! se disait-il à lui-même en
regardant à travers ses doigs les deux oiseaux , et que
vous êtes de jolies petites bêtes avec votre dos gris verdâtre
et votre gorge comme un jaune d'oeuf , et ces petits
yeux noirs si brillans ! Il en approcha une de ses lèvres et le
baisa : toi qui es le plus beau , lui dit-il doucement , tu
appartiendras au jeune M. Wilhelm, le fils du conseiller,
qui a toujours tant , tant d'argent dans sa poche , et qui
t'achetera tout plein de bonnes choses pour te nourrir ; il
est si riche lui ! il m'a donné deux sous au printems du
premier hanneton , et il m'en a promis six pour un rouge-
Ce a
404 MERCURE DE FRANCE ,
gorge ; six sous , petit , pense bien à tout ce que tu vaux ,
et comme ma mère sera confente ! elle pourra se reposer
tout unjour sans filer. Pauvre mère ! elle avait bien besoin
quetu vinsses te prendre , car il ne lui restait plus rien.
Antoine , m'a-t- elle dit en pleurant ce matin , je n'ai rien
à te donner à déjeuner. Eh bien ! la bonne Marguerite y a
pourvu avec sa grosse pomme ; à présent , c'est toi , mon
petit , qui lui donneras à dîner. Ah ! comme elle va être
contente ! et moi donc , quand je lui porterai six beaux
sous dans une main , et dans l'autre un joli rouge-gorge !
car je veux te garder , mon petit ami , dit- il au second , et
tu feras cet hiver tout mon plaisir : j'épargnerai des miettes
demon pain pour te nourrir , j'irai dans les haies te chercher
les graines que tu aimes ; va , tu ne manqueras de
rien avec moi , nous serons bien bons camarades . Quel
plaisir de te voir sautiller autour de moi , de t'entendre
chanter , de te réchauffer dans ma main ! Ma mère aussi
s'amusera de te voir, elle t'aimera tant ! Si tu savais comme
elle estbonne , comme nous serons heureux nous trois ensemble.
Et il le baisait avec plus de tendresse que l'autre, car
c'était sa propriété. Dans sajoie il marchait plus vite , et en
marchant il chanta sa chanson d'un bout àl'autre; la voici .
COUPLETS SUR L'AIR DU VAUDEVILLE DE LA ROSIÈRE.
Iln'est qu'un mal , il n'est qu'un bien.
Comme l'oiseau sortant du nid,
Je vais chantant ma chansonnette ;
Comme lui ,je n'ai nul souci.
Dumatin au soir je répète :
Ah! qu'il est doux , ah ! qu'ilestbon
D'être un gentil petit garçon !
Chaque jour c'est plaisirs nouveaux;
Leprintems vient , que de richesse !
Par-tout des fleurs et des oiseaux ;
Aussi je vais chantant sans cesse :
Ah ! qu'il est doux , ah ! qu'il estbon
D'être un gentil petit garçon !
} Bis.
} Bis.
Voici l'été , je vais glaner;
Quand jeglane avec abondance ,
Ma mère donne un bon diner ,
Puis un baiser pour récompense .
Ah ! qu'il est doux ah ! qu'il est bon ,
D'être un gentil petit garçon! } Bis.
MARS 1811 . 405
Quelle belle et bonne saison
Que cette bienfaisante automne !
Pommes etpoires à foison :
Quand je chante , chacun m'en donne.
Ah! qu'il est doux , ah ! qu'il estbon
D'être un gentil petit garçon !
Sur la glace , comme l'éclair
L'hiver , je glisse avec adresse ,

Boule de neige vole en l'air ,
Retombe et remonte sans cesse .
} Bis .
Ah! qu'il est doux , ah ! qu'il est bon Bis.
D'être un gentil petit garçon .
Il répétait son joyeux refrain de toute l'étendue de sa
voix, lorsqu'en tournant une haie il se trouva en face d'un
groupe de beaux cavaliers en uniforme de chasse verd et
or, galonnés sur toutes les coutures , à la tête desquels
était le prince du pays , qu'il reconnut à sa belle étoile
brodée et à son beau chapeau , plutôt qu'à ses traits , car il
ne l'avait jamais vu que de loin. Le pauvre petit Antoine
resta stupéfait , et l'aurait été bien davantage s'il se fût
douté que c'était Ini qui attirait le prince de ce côté du
bois. Après avoir chassé quelque tems , il retournait dans
son palais lorsque la jolie voix d'Antoine , qui retentissait
dans le bois , le frappa. Il s'arrêta . Quelle voix charmante
! dit-il au seigneur qui l'accompagnait. C'est une
jeune fille , répondit le chambellan , trompé par le timbre
argentinet point encore formé d'Antoine. Je crois , votre
altesse , que c'est un petit garçon , dit uu des piqueurs .
Le prince eut la curiosité de savoir ce qui en était ; il poussa
son cheval du côté où il entendait le chant , et vit bientôt
Antoine , dont les deux joues devinrent aussi rouges que
les deux pommes qui sortaient à demi de ses poches ,
Iorsque le prince , lui-même , lui adressa la parole. Est-ce
toi qui chantais , mon petit? lui demanda-t-il .
Quand un prince parle , il est permis d'oublier un rougegorge
: Antoine ne songea non plus aux siens que s'ils
étaient encore dans le bois; il veut vite ôter son chapeau
avant de répondre. Paf , un des oiseaux s'envole ; il le
voit , jette un cri perçant , tend les deux mains en l'air
pour le ressaisir ; paf , l'autre oiseau en liberté suit bientôt
son camarade ; Antoine lève la tête , les voit s'éloigner à
tire d'aile , de grosses larmes remplissent ses yeux , et il
406 MERCURE DE FRANCE ,
crie de toute sa force : Ah ! mon Dieu , mon Dieu , mes
rouges-gorges , ah ! mon Dieu , ma pauvre mère .... Ah !
mon Dieu , mon Dieu ! et ses larmes coulent quatre à
quatre. Chaque chose a son tour dans le monde , il n'y a
qu'un instant que le prince a fait oublier les rouges-gorges ;
à présent ce sont les rouges-gorges qui font oublier le
•prince ; Antoine n'y songeait non plus que s'il eût été à sa
cour , et ses lamentations allaient leur train , lorsqu'un
éclat de rire du maître , et de tous ceux qui l'entouraient ,
l'avertit qu'il n'était pas seul , et le ramena à la cause de
son malheur ; il comprit qu'on se moquait de lui, et il se
trouvait si à plaindre , qu'il en fut indigné .
Oui , oui , riez , dit-il en regardant le prince et secouant
sa jolie tête blonde , il y a bien de quoi rire quand c'est
vous qui êtes la cause que mes oiseaux sont envolés .
Petit manant , lui dit un des piqueurs en le bourrant
avec le manche de son fouet , est-ce ainsi qu'on parle au
prince ? Antoine avait déjà senti son tort, et les yeux
baissés , les mains jointes et tout tremblant , il se laissa
tomber à genoux , et balbutiait au milieu de ses sanglots :
Pardon , pardon , monseigneur prince , ne tuez pas le petit
Antoine . Les éclats de rire allaient recommencer , un
regard du prince imposa silence ; il descendit de cheval et
s'approcha de l'enfant : Relève-toi , lui dit-il avec bonté ,
je te pardonne , mais c'est à condition que tu me chantes ,
tout à l'heure , la chanson que tu chantais dans le bois .
Antoine , trop heureux d'en être quitte à si bon marché ,
voulut obéir : il se relève , frotte sesyeux sur ses manches ,
soupire profondément et veut commencer ; mais il n'y avait
pas moyen , sa voix semblait s'être envolée avec ses oiseaux
, elle tremblait , et jamais , malgré tous ses efforts ,
il ne put articuler un mot ; alors la terreur s'empara de lui ,
il se crut perdu , et fondant de nouveau en larmes , il
retomba à genoux en criant encore : Pardon , monseigneur
prince , si je ne puis pas chanter; ne me tuez pas ,je vous
enprie.
Leprince était touché , il le prit par dessous le menton ,
et lui fit ainsi relever la tête : Tu es un fou , mon petit
ami , lui dit-il ; allons , prends courage , je ne te veux
point de mal ; je t'ai causé du chagrin , j'en suis fâché , tu
as l'air bon enfant , je te demande en échange un plaisir ;
ta chanson m'a paru si jolie , j'ai envie de l'entendre
remets-toi et tâche de la chanterd'un bout à l'autre .
A mesure qu'il parlait avec tant de bonté , laphysionoMARS
1811 . 407
1
C
mie d'Antoine s'éclaircissait , le sourire reparaissait sur ses
lèvres et la gaîté dans ses yeux. Je ne demande pas mieux
que de vous faire plaisir, monseigneur, je vous chanterais
de tout mon coeur ma chanson aussi bien qu'à la vieille
Marguerite qui m'a donné ces pommes; mais alors ... mais
à présent... et il s'arrêta en faisant une petite mine.
-Mais à présent , que veux-tu dire , mon petit ? qu'estce
qui t'en empêche à présent ? tu n'as plus peur de moi ,
j'espère ?
-Oh non ! plus du tout ; mais voyez , comment pourrai-
je chanter que je suis un petit garçon bien gai , bien
content , quand j'ai perdu mes deux oiseaux ? ce serait
mentir , et ma mère me l'a défendu .
-Bon petit ! chante tout de même , je le veux , peutêtre
que le bonheur te reviendra en chantant . Antoine
avait trop d'esprit pour ne pas saisir le sens de cette
phrase ; sûrement , pensa-t-il , ce bon prince qui est si
riche veut me donner autant de sous que ma chanson a de
couplets , puisqu'il me dit de la chanter toute entière; si
seulement elle en avait six , cela me vaudrait autant que
mon rouge-gorge : enfin cinq c'est toujours beaucoup .
Cette idée lui rendit sa voix et son courage , il se redressa ,
et chanta tout d'une haleine ses cinq petits couplets avec
tant de grace et des accens si doux , que le prince en fut
enchanté.
Très-bien , mon petit, lui dit-il, je teremercie, tu chantes
à merveille et ta chanson est très-jolie; qui te l'a apprise ?
C'est ma mère , monseigneur prince .
-
Ta mère ! ... As-tu un père aussi ?
-Non , je n'en ai plus depuis long-tems ; ma mère dit
qu'il est mort , et que depuis lors elle est veuve et mor
orphelin , et que c'est bien triste .
Pauvre enfant ! comment se nomme ta mère ?
- La bonne Jeanne la boîteuse , monseigneur prince;
tout le monde la connaît , elle file pour tout le monde , et
c'estmoi souvent qui fais aller le rouet..
Ettoi , quel est ton nom?
-Le petit Antoine , pour vous servir.
Et où est votre maison? tout près d'ici sans doute , dit le
prince en regardant la contrée .
Notre maison? dit Antoine en riant , nous n'avons point
de maison.
Et où demeurez-vous donc ?- Tout là bas , monseigneur
prince, sous ce toit de paille , vous voyez bien, au
408 MERCURE DE FRANCE ,
bout de ce champ ; ce n'est pas une maison , c'estune
chaumière ; pas moins nous y serions aussi bien que monseigneur
dans son château , s'il n'y pleuvait pas comme
dans la rue , et si cela ne rendait pas ma mère malade.
Pendant qu'il disait ces mots , le prince était remonté sur
son cheval sans paraître y faire grande attention : Adieu ,
mon petit Antoine , lui dit- il, je te remercie de ta chanson ,
et quand tu tiendras des rouges-gorges, si tu me rencontres,
jete dispense de me saluer . Adieu , pelit Antoine , dirent
les seigneurs de sa suite. Adieu , petit Antoine , dirent
plus bas les piqueurs , et le tout s'en alla au galop .
Le petit Antoine restait là pétrifié ; tous ces adieux
n'étaient pas des sous , et ne donnaient pas à dîner à sa
mère ; son espérance s'était échappée comme ses oiseaux.
Adieu , petitAntoine , répétait-il: eh bien! me voilà bien
avancé , n'est- ce pas ? par bonheur au moins que la vieille
Marguerite est plus généreuse que le prince , et que mes
deux pommes n'ont pas des ailes comme mes rougesgorges
; j'ai du moins quelque chose à apporter à ma mère ;
maisje croyais avoir bien davantage quand je chantais là
de si bon courage malgré mon chagrin. Ah ! mon Dieu ,
mon Dieu , si j'étais prince , comme j'aurais donné dix
beaux sous au petit Antoine pour ses rouges-gorges et sa
chanson ; ouidixsous , ni plus ni moins , et comme Antoine
aurait été content ! ... Mais fou que je suis , si j'étais prince
je ferais comme les princes , je partirais au galop sur
monbeau cheval , et sans songer au petit Antoine. Enfin
patience , dit-il en se remettant en chemin du côté de la
chaumière , il y a encore des rouges-gorges et du crin par
le monde; dès ce soirje vais remettre des filets , et qui sait
si les deux mêmes n'y reviendront pas ! je leur ai fait tant
d'amitiés ! je leur ai dit tant de douces paroles ! ce n'est pas
des princes eux , ils vous savent gré des plaisirs qu'on leur
fait. Oh! si je les rattrape , il passerait bien devant moi
cinquante princes , que je ne leur tirerais pas mon chapeau;
il me l'a permis , et j'ai du moins gagné cela : et puis , si je
n'ai pas d'argent à porter à ma mère , j'ai une belle histoire
à lui raconter. Que va-t-elle dire , quand elle saura que j'ai
vu le prince et que je lui ai parlé ? Ah mon Dieu ! ce n'est
pas là le plus beau de l'histoire , elle va bien me gronder
de lui avoir parlé comme je l'ai fait ; mais quand on voit
ces deux rouges-gorges en l'air , peut-on savoir ce qu'on
dit ? Tout en réfléchissant sur les grands événemens de la
journée , il approchait de la chaumière. O surprise ! il voit
MARS 1 $ 11 . 409
le prince et son chambellan qui en sortaient , et les piqueurs
* devant avec les chevaux , et sa mère qui les suivait avec de
grandes révérences , et tout ce beau monde qui s'en va au
galop vers la ville. Qu'est-il allé faire là , pensait Antoine ;
* est-il allé conter à ma mère comme j'ai été malhonnête ? Si
- elle l'avait su de moi , elle m'aurait pardonné : mais duprince
1 lui-même ! elle va être bien en colère. Ah monDieu ! pour-
N quoi l'ai-je rencontré ! j'espère au moins qu'il lui aura dit
que j'ai enfin chanté tant qu'il a voulu . Il avançait , et sa
-mère aussi qui venait en boîtant à sa rencontre. Antoine ,
cher Antoine , lui cria-t-elle , dès qu'il put l'entendre ;
viens vite , mon enfant, vois ce que tu m'as valu , ce que
monseigneur m'a donné à cause de toi. Elle lui montrait
une grosse bourse : lorsqu'il l'eut jointe , ils s'assirent à
terre , et elle vida la bourse dans son tablier , il y avait
✓ cinquante ducats d'or. Antoine , tout émerveillé de voir
tant de pièces à-la-fois , demandait s'ils valaient autant
- que des sous; ils sontbien plus beaux , disait- il , mais pas
aussi gros . Tu ne sais pas encore tout , lui dit-elle , il m'a
donné ce trésor pour nous mieux loger et pour nous habiller
, et il m'a promis un louis par mois jusqu'à ce que je
sois guérie .
1
J'espère qu'il ne vous en donnera pas beaucoup de ces
louis ,bonne mère ; santé vaut mieux que richesses , ditesvous
toujours , et à présent que vous n'aurez plus de soucis,
il faut se bien porter.
A la bonne heure , mon enfant , mais tu ne sais pas
encore le plus beau ; si tu continues à être sage et gentil ,
monseigneur veut te faire bien élever et te prendre pour
son laquais.
Pour son laquais , dit Antoine ? qu'est-ce que c'est que
çà ? bonne mère .
-C'est celui qui le sert , qui est derrière lui , derrière
sa chaise , derrière son carrosse , derrière ... Oh bien ! moi ,
dit le petit , je n'aime pas être derrière , cela vous empêche
de courir; je ne veux pas être laquais moi , je veux être
votre fils , votre petitAntoine .
-L'un n'empêche pas l'autre , petit imbécille .
Comment , n'empêché pas ! Quand je serai derrière le
prince , bonne mère , puis-je être à côté de vous et vous
aider à marcher ? Quand il faudra le servir , vous servirai-
je ? Qui tournera votre rouet quand je serai planté là
derrière sa chaise , les bras croisés? Non, certes , je ne
veux pas être son laquais , pas même son piqueur ; ils
410 MERCURE DE FRANCE ;
sont trop rudes aux pauvres petits garçons. Petitmanant ;
me disait-il en me bourrant de son fouet. Pour le prince ,
il est bon , lui , il est honnête , il m'a parlé poliment , et
puis tous ces beaux sous d'or qu'il vous adonnés ! je
l'aime , lui , je lui prendrai des rouges-gorges , etje lui
chanterai ma chanson tant qu'il voudra : je lui cueillerai
des violettes et des fraises , je les lui porterai dans son
château ; mais je n'y veux pas rester laquais quand même
il me donnerait tous les jours une bourse comme la vôtre .
Ilpleurait , et sa mère aussi ; elle l'embrassa . Consoletoi
, cher Antoine , lui dit-elle , ce serait bien triste aussi
pour moi de me séparer de mon fils; mais nous en parferons
au prince pour qu'il te fasse apprendre un métier ,
et puisque tu ne veux pas me quitter , tu travailleras près
de moi.
De bon courage et toujours , dit-il en sautant de joie ;
il présenta ensuite son épaule à sa mère pour s'appuyer ,
et chemin faisant lui conta son histoire , dont elle ne savait
aucun détail. Le prince était entré chez elle et l'avaittrouvée
filant ; il lui avait dit seulement qu'il avait rencontré Antoine
, et qu'en faveur de sa gentillesse il faisait ce présent
à sa mère . Il apprit d'elle que son mari était soldat , et
qu'il périt à l'armée. Sa libéralilé lui parut alors un devoir,
et il promit à la veuve une petite pension , qui fut exactement
payée . Antoine voua un culte aux rouges-gorges , et
disait souvent qu'il leur devait son bonheur.
Imité de Starke , par ISABELLE DE MONTOLIEU.
VARIÉTÉS.
CHRONIQUE DE PARIS.
MOEURS ET USAGES. Le carnaval s'est passé très-gaîment ,
et paraît devoir se prolonger fort avant dans le carême : les
balsmasqués et parés n'ontjamais été plus nombreux . Tous
les coins de rue de Paris sont bariolés d'affiches annonçant
des bals de société où l'on est admis en payant. Au premier
rang de ceux-ci doit être cité le Tivoli d'hiver, établi
dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré . M. Baneux , entrepreneurdes
deux établissemens quiportent le nom de Tivoli,
ne se montre pas moins soigneux des plaisirs du publicem
MARS 1811. 411
hiver qu'en été , et ses salons de la rue de Grenelle réunissent
, comme accessoires à la danse , presque tous les
amusemens qui attirent la foule , pendant la belle saison ,
dans ses jardins de la rue Saint-Lazare : des concerts exécutés
par d'habiles artistes , des expériences de physique
expérimentale et amusante , dirigées par Olivier et Dupont,
les tours d'adresse de Préjean , l'opticographie de Gadbois ,
des exercices de corde et de voltige , des scènes italiennes et
françaises , font à-la-fois du Tivoli d'hiver , un athénée ,
un spectacle , un bal , un concert , et une foire ; un établissement
enfin très-supérieur au Wauxhall du sieur Thoré ,
que citent encore ceux qui ont de bonnes raisons pour s'en
tenir à leurs plaisirs passés .
En partant de ce point le plus élevé , et en suivant une
échelle de dégradation assez rapide , nous citerons pour les
classes de la société moins recherchées dans leurs goûts ou
plus circonscrites dans leurs dépenses , le Prado et le
Cirque de l'Elysée , rendez-vous de la bourgeoisie du Marais
et de la Cité; e Wauxhall de l'Ermitage , et le Bal du
Passage Moliere , peuplés de lingères , de modistes , de
filles de boutiques et de garçons marchands ; le Colysée du
Boulevard Saint- Martin , à l'usage des grisettes et des gagistes
des petits théâtres ; le Caprice des Dames où se réunissent
les dames et les forts de la halle ; enfin le fameux
Grand Salon qui , de tems immémorial , jouit du privilége de
voir passer dans son immense enceinte , pendant la nuit du
Mardi gras , toutes les classes de la population parisienne .
Au nombre des mascarades qui ont fixé plus particulièrement
l'attention publique dans la matinée du dimanche
gras , il n'est bruit que d'un char magnifique figurant
Olympe au grand complet , et précédé d'une nombreuse et
brillante cavalcade . Le cortége s'est arrêté devant l'hôtel du
prince de Neufchâtel , et des couplets improvisés pour la
circonstance ont été adressés à S. M. l'Impératrice , qui
croyait assister incognito à ce spectacle populaire .
Nous ne parlerons pas de la promenade du Boufgras :
c'est une solennité grotesque qui revient tous les ans , avec
les mêmes formes , le même appareil , et qui ne diffère
que par la grosseur du héros de la fête , et le plus ou moins
de gentillesse de l'enfant qui le monte . Il suffira de dire
que , cette année , la stature du premier n'était pas moins
remarquable que la grâce et la beauté du second.
-
Il ne faut rien moins que les obligations que nous
avons aux comédjes bourgeoises , à qui nous sommes rede412
MERCURE DE FRANCE ,
vables de Lekain et peut-être de Molière lui-même , pour
nous détourner de vouer au ridicule cette manie véritablement
funeste , et qui depuis deux ou trois ans a repris
quelque vogue.
Nous n'entendons point parler de ces proverbes joués
entre deux paravents , dont on s'amuse ou s'ennuie quelquefois
dans la haute société ; encore moins de ces petits
bouquets de famille , composés par le bel esprit et joués
par les enfans de la maison ; il s'agit de ces troupes d'amateurs
, composées , en grande partie , de transfuges du
comptoir ou de la basoche , telles que la troupe bourgeoise
de la rue Transnonain , par exemple , qui se croit obligée
de défigurer , une fois par semaine , les chefs-d'oeuvre de
Corneille , de Racine et de Voltaire , pour l'édificationdes
bourgeois du quartier. Le résultat le plus certainde cet
histrionage , c'est de détourner des jeunes gens ( qui se
croient appelés à remplacer Talma , Fleury , Mlle Duchesnois)
de la carrière honnête qu'ils auraient pu fournir
dans la boutique d'un épicier , au comptoir d'une lingère
ou d'une marchande de modes , pour les amener sur les
tréteaux du boulevard où les plus habiles vieilliront parmi
les figurans de l'Ambigu ou de la Gaîté , tandis que les
autres iront grossir le nombre des la Rancune , des Ragottins
du plus bas étage.
-Une ordonnance de police , qui ne tardera pas à
recevoir son exécution , va faire disparaître ces lambeaux
sanglans , ces dégoûtans étalages dont les bouchers de
Paris s'obstinaient à décorer leurs charniers , sans aucun
avantage pour eux-mêmeess; car il n'en est pas de laviande
commed'une étoffe ou d'un bijou , on ne se laisse guères
tenter par la vue.
Cela nous rappelle un usage de l'ancienne Belgique
beaucoup plus révoltant encore , et que la nouvelle administration
n'est parvenue que très difficilement à abolir,
ABruxelles , et dans toutes les villes du même département,
les menuisiers étalaient à leur porte des cercueils
de toute espèce , pour tous les âges , pour tous les sexes ,
pour toutes les tailles ; on n'avait qu'à parler :
Mesdames et Messieurs , comment les voulez-vous ?
Au nombre prodigieux de bières dont les rues étaient,
pour ainsi dire , tapissées , on aurait dit que les marchands
comptaient surune épidémie ; et forcés d'obéir à l'ordre
supérieur qui les obligea de renfermer dans des arrière
MARS 1811 . 413
magasins ces petits coffres d'un aspect si peu récréatif,
ils ont eu soin de faire courir chez leurs pratiques des avis
imprimés pour les prévenir qu'elles trouveraient toujours
chez eux un assortiment de cercueils dans le goût le plus
moderne .
- On a beaucoup écrit , dans le dernier siècle , sur la
mendicité , et sur les moyens de guérir cette affligeante.
maladie du corps social ; ce qu'on a proposé dans un autre
tems , on l'a exécuté dans celui-ci ; c'est-à-dire , que pour
extirper la mendicité , on s'est servi du seul moyen qu'on
pût efficacement employer ; on a ouvert des ateliers pour
les mendians valides , et des refuges pour ceux à qui l'âge
ou les infirmités ôtent la ressource du travail . Cette grande
et salutaire mesure ne pouvait trouver son application que
sous un gouvernement fort de son intention , de sa volonté
, et de ceux auxquels il en confie l'exécution : l'honneur
d'avoir attaqué et détruit le premier la mendicité dans
une partie de la France , appartient au sénateur comte de
Pontécoulant , alors préfet de Bruxelles , et placé , pour ainsi
dire , au foyer de la contagion ; en moins de deux ans , le
département de la Dyle , où les mendians en nombre
digieux formaient une sorte de corporation qui avait ses
lois , ses chefs , ses priviléges , et contre laquelle avaient
échoué tous les efforts de l'ancien gouvernement , en moins
de deux ans , disons-nous , le département de la Dyle n'offrit
plus la moindre trace d'un fléau dégoûtant auquel il
était en proie depuis des siècles .
pro-
Dans tous les départemens de l'Empire on a ouvert des
dépôts et des ateliers de travail , où l'indigence laborieuse
trouve une existence assurée au prix d'un travail honnête ;
où l'oisiveté se trouve forcée d'employer pour vivre une
industrie dont elle dédaignait de faire usage . Grace à ces
mesures , qu'une police infatigable seconde avec tant de
persévérance , les rues de Paris sont nétoyées de cette
foule de vagabonds qui , sur les traces de Gusman d'Alfarache
, spéculaient joyeusement sur la pitié publique. Les
provocations d'aumônes , interdites aux mendians qui ont
échappé aux dépôts , obligent ces derniers à mettre en jeu
une industrie nouvelle pour attirer sur eux l'attention des
passans . Ici , c'est un homme , jeune encore et proprement
vêtu , qui se promène de long en large , dans un
espace donné , comme une sentinelle , et se contente d'ôter
gravement son chapeau à tous ceux qu'il juge en état d'ap
précier sa politesse ; plus loin , c'est un enfant alongé , de
414 MERCURE DE FRANCE ;
nuit , sur un trottoir et qui grelotte ou gémit par ordre de
ses parens cachés à quelque distance , jusqu''àà ce qu'on ait
jeté quelques pièces de monnaie dans un vieux chapeau
placé à côté de lui; dans un autre endroit , une femme
sous les lambeaux de la misère et qui tient un enfant dans
ses bras , chante d'une voix fausse et lamentable une romance
où l'on ditt :
La vie est un voyage ,
Tâchons de l'embellir.
Jetons sur son passage
Les roses du plaisir.
Ces moyens détournés de demander l'aumône ne mettent
pas long-tems ceux qui les emploient à l'abri de la
surveillance qu'ils redoutent , mais le mauvais succès des
uns ne décourage pas les autres; la fainéantise et les honhabitudeslutteront
long-tems encore contre les institutions
qui finiront par les détruire.
teuses
-Dans une ville aussi grande que Paris , la connaissance
des passages est d'une grande ressource pour les
piétons , à qui elle épargne , dans leurs différentes courses ,
un chemin fatigant et un tems précieux ; les passages
n'étaient autrefois que des allées obscures d'une maison à
une autre , tels que le passage d'Estainville et celui de Foi;
ou bien des ruelles étroites et sales , garnies de quelques
échopes , tels que le passage du Saumon et le passage
Saint-Roch. Le goût et le luxe , dont les progrès sont particulièrement
remarquables dans tout ce qui a rapport à
l'architecture , en multipliant les passages de communication,
les ontprodigieusement embellis: ces passages sont
aujourd'hui des galeries élégantes que l'industrie et les arts
se disputent la gloire d'embellir. Après le passageRadziwile
, par lequel commença la réforme , celui de Faydeau
se fit remarquer par une disposition plus commode etplus
depropreté; celui du Panorama fut ouvert , et l'on croirait
encore qu'on ne peut rien faire de mieux dans ce genre , si
le passage de Lorme , établi depuis peu , entre les rues de
Rivoli et Saint-Honoré , n'était incomparablement plus
beau. Le bon goût de l'architecture , l'élégante uniformité
des boutiques , l'heureuse distribution du jour , les glaces
qui séparent les pilastres et multiplient à l'infini l'éclat
des lumières , donnent le soir à ce passage l'aspect et le
mouvement d'une immense salle de bal. Malgré tous ces
avantages , les marchands , plus brillamment que solide-
,
MARS 1811 415
ment installés , ne recueillent pas encore le fruit de leurs
sacrifices , mais ils comptent sur une de ces circonstances
imprévues , ettrès-communes à Paris , qui tout-à-coup , et
sans aucun des motifs qui la rendent cette fois vraisemblable
, amène la foule dans un lieu jusque-là désert , et en
fait le rendez-vous de la bonne compagnie et des gens à la
mode ; ce qui n'est pas toujours ou plutôt ce qui est moins
que jamais la même chose .
EVÉNEMENS ANECDOTES. On nous annonce à Paris , pour
la semaine prochaine , deux objets très -curieux ; un tigre
demer et un enfant de dix ans qui pèse 240 livres . Si par
hasard le tigre de mer n'était qu'un phoque , et que l'enfant
de dix ans ne fût pas tout-à-fait de l'âge de son extrait
baptistaire , ou tout simplement qu'il eût du plomb dans
ses poches , on se proposerait donc , pour la millième fois ,
de spéculer sur la badauderie parisienne ; cela n'est pas du
tout probable.
- La façade du palais de l'Institut était ornée de quatre
lions , élevés au-dessus des deux bassins qui garnissent les
faces latérales du perron , et par cela même semblaient
- destinés à servir de fontaines . Depuis quelques jours ils
sont effectivement employés à cet usage , et il en résulte
unbel effet comme ornement , et un bon effet comme utilité
publique. On a déjà fait l'observation très-juste , que
ces lions , d'une forme et d'une exécution très-élégante ,
ne sont dans aucune proportion avec le maigre filet d'eau
qui s'échappe de leur mufle. C'est , en général , le défaut
de toutes nos fontaines. Quoi qu'il en soit , ce nouvel
embellissement ne contrarie en rien l'harmonie de cet édifice
recommandable , à quelques égards . On sait qu'il fut
élevé en 1661 , par Lambert , sur les dessins de Levau ,
premier architecte du roi ; mais on ne sait pas aussi géné-
= ralement que ce palais est bâti sur l'emplacement de la
fameuse tour de Nesle , d'où Jeanne , comtesse de Bourgogne
, femme de Philippe-le-Long , avait coutume de faire
précipiter ses amans dans la Seine , s'il faut en croire
Brantôme qui affirme le fait , et Villon qui l'a consigné
dans ces vers d'une de ses ballades :
Où est la reine
Qui commande que Buridan
Fut jeté en un sac en Seine.
-C'est une bonne chose que les bons mots ; depuis
1
1.
416 MERCURE DE FRANCE ,
long-tems la France est en possession d'en fournir à toute
l'Europe et sur- tout aux Anglais dont les recueils de ce
genre ne sont remplis que des larcins ou des emprunts
qu'ils font à nos anas . Ces traits piquans , ces réparties vives
et ingénieuses que l'on peut appeler les bonnes fortunes de
l'esprit , ne sont pas plus rares aujourd'hui dans la conversation
qu'ils ne l'étaient autrefois , mais ils sont mis au
jour avec moins d'adresse ; ceux à qui les bons mots son
familiers ne s'embarassent guères de ce qu'ils deviennent ,
et lorsqu'ils ne meurent pas dans l'oreille d'un sot , ils vont
pour l'ordinaire se nicher dans la mémoire d'un faiseur de
couplets , ou d'un compilateur d'anecdotes , qui trop souvent
ne les abandonnent qu'après en avoir fait des sottises .
Au risque de nous voir classer dans cette dernière catégorie
, nous continuerons à faire notre profit des bons mots
qui viendront à notre connaissance , avant d'être arrivés à
celle de nos lecteurs : car c'est dans ce genre sur-tout qu'il
nous faut du nouveau , n'en fût-il plus au monde.
On disait derniérement devant M. N. que Mm R. , jeune
veuve de sa connaissance , était soupçonnée d'avoir avec un
jeune homme de la côte d'Angole , avec son nègre s'il faut
tout dire , une liaison assez peu délicate : « C'est une
femme qui connaît les convenances , répondit-il ; elle le
gardera tout le tems de son deuil . »
Une dame nouvellement imbue de la philosophie de
Kant , très-légère dans ses goûts ou plutôt dans ses caprices
qu'elle appelle des affinités électives , voulait excuser son
inconstance auprès d'un amant disgracié pour s'être absenté
pendant quelques semaines ; je ne sait comment cela se fait ,
disait - elle , mais les absens me passent de l'ame .
Savez-vous , disait-on à Mm de C. , que votre parent va
publier ses pensées détachées ? S'il m'avait cru , reprit-elle,
il y a long-tems qu'il se serait détaché de ces pensées - là .
NOUVELLES BIBLIOGRAPHIQUES. Depuis que lagastronomie
est devenue bien évidemment une science , puisqu'elle a
ses professeurs , ses livres élémentaires , qu'elle peut se
vanter de deux poëmes didactiques composés en son honneur
, d'une académie centrale à Paris , et de vingt-cinq
sociétés affiliées dans les départemens , qu'elle a son almanach
spécial , lequel annonce tous les ans ses progrès et
ses découvertes ; il était indispensable que cette science
eût sa bibliographie , et c'est un service qu'un libraire de
Paris vient de lui rendre , en réunissant chez lui tous les
livres
MARS 1811 . 417
SEINE
livres qui traitent des comestibles , des festins , des banquets
, des repas ( trois mots qui ne sont pas synonymes
comme on pourrait le croire ) , du choix , de l'apprêt , dos
alimens ; en un mot , de tout ce qui concerne ta table ,
depuis le brouet noir jusqu'au potage à la Camérani. C'est
dans cette intéressante collection qu'on trouvera le savant
ouvrage de Muret sur les festins des anciens , le Nomius
de re cibaria , le Ciaconius de modo convivendi , enfin
tous les cuisiniers du monde , depuis le Cuisinier Cascot LA
jusqu'au Cuisinier Impérial. On assure que des amateurs
ont ouvert une souscription pour l'achat de cette biblio
thèque , dont la garde sera confiée à M. Grimod de la
Reynière.
1
M. Salgues vient de faire paraître le second volume de
son utile et intéressant ouvrage intitulé : des Erreurs et des
Préjugés répandus dans la société. S'il veut épuisér sa
matière , on ne voit pas où il s'arrêtera.
Nous ne comptons que trois Romans dans la quinzaine ,
et, chose assez remarquable , le titre même en est insignifiant.
0976 sat by fieab
L'Art de la Parure vient d'être chanté par M. Charles ;
cela n'en dégoûtera pas nos belles .
La destruction de l'inquisition a inspiré un poëme à
M. Dusillet ...
Au nombre des livres utiles , nous n'avons à citer que
YEssai sur la langue et la littérature chinoise , par Abel
Remusat.
NOUVELLES DES THÉATRES . L'Opéra de Sophocle, attendu
depuis si long-tems , sera joué , pour la première fois , le 5
de ce mois.
Les Français donneront , jeudi prochain , la première
représentation de la tragédie de Mahomet II.
Feydeau doit , à ce qu'on assure , nous faire entendre
incessamment un opéra comique , dont la musique a été
composée enRussie par M. Boyeldieu. Ce jeune et savant
compositeur est de retour à Paris depuis quelques jours .
Le Vaudeville , avant ou après les Pages au Sérail ,
donnera les Deux Edmond. Y.
Da
418
MERCURE DE FRANCE ,
Lettre du rédacteur de l'article du MERCURE , intitulé,
CHRONIQUE DE PARIS , à ses confrères ; en réponse à la
Lettre de M. G. , insérée dans le dernier numéro .
Paris , 26 février 1811 .
Messieurs et chers confrères , il est très -vrai (comme le
ditM. G. , dans la lettre à laquelle je réponds ) , que c'est
sans réflexion , et sur-tout sans en prévoir les conséquences,
que j'ai laissé échapper, dans l'article du Mercure , dont la
rédaction m'est confiée , quelques mots dont on pourrait
induire à la rigueur , que je n'ai pas pour l'Opera seria
tout le respect dont notre collaborateur semble pénétré . Si
du moins cette conséquence était la seule qu'il tirât des
deux phrases tombées fort innocemment de ma plume ,
je consentirais à rester sous le poids de cette inculpation ,
au risque de tous les malheurs qu'elle peut attirer sur moi ;
mais de ce que j'ai ri à l'Opéra sérieux, M. G. se croit en
droit de me dire , avec Sosie :
Cét homme assurément n'aime pas la musique.
Voilà le reproche qui me touche véritablement et qu'il
m'importe de repousser. Quoi qu'en puisse dire etpenser
mon confrère ( que je n'ai pas non plus l'honneurde connaître
) , j'aime la musique , et tel est mon enthousiasme
pour ce bel art que je ne puis voir , sans une sorte d'indignation
, qu'il devienne , sur le théâtre italien , l'interprète
de toutes les inepties , la compensation de toutes les absurdités...
M. G. prétend que Paris était la seule capitale qui eût
lahonte d'ignorer l'Opera seria ; je pourrais incidenter sur
le fait, et lui nommer plus d'une capitale , sans compter
Pétersbourg , qui n'est point lavée de la honte dont nous
étions encore couverts , il y a quelques semaines ; mais
j'aime mieux lui répondre qu'il était peut-être permis à
une nation qui a le bonheur d'entendre , sur son théâtre
les chefs-d'oeuvre des national , dans sa propre langue ,
plus grands maîtres d'Allemagne et d'Italie , adaptés à des
poëmes raisonnables , représentés avec toute la pompe ,
toute la magnificence que ce genre de spectacle exige ;
que peut- être , dis-je , il était permis à la France de croire
: qu'elle possédait , et qu'elle possédait seule , le véritable
opéra sérieux , et qu'elle n'avait rien à envier à ses voisins
MARS 1811 . 419
de l'autre côté des Alpes , pas même la supériorité de leurs
chanteurs , s'il faut à toute force l'acheter au prix de l'expressiondramatique
.
C'est parce que je vois , comme M. G. , dans la musique
un exercice pour l'esprit en même tems qu'une
source de jouissances pour l'oreille et le coeur , que je regarde
comme très-préjudiciable aux progrès de cet art en
France , l'établissement d'un spectacle uniquement calculé
pour le plaisirdes oreilles , où l'esprit et le coeur sont si
rarement intéressés , que les nationaux eux-mêmes n'échappent
à l'ennui dont sa durée les menace , qu'en cherchant
àdistraire leur attention par tous les moyens possibles ;
d'un spectacle où la peinture des sentimens , l'expression
de lapensée sont comptées pour si peu de chose , que sou
vent les morceaux de musique les plus applaudis , nonseulement
n'ont point été faits pour les paroles qu'on y
adapte , mais ont été composés dans une intention toute
differente (j'en pourrais citer vingt exemples ) ; d'un spectacle
enfin étranger à tous les principes , àtoutes les règles,
àtoutes les combinaisons de l'art dramatique.
Après m'être exprimé avec cette franchise sur l'opéra
italien,jesens quej'aurai quelque peine à persuaderM. G.
que j'aime passionnément la musique italienne ; bien que
mon enthousiasme n'aille pas jusqu'à vouloir offrir pour
modèle , à une nation riche de tantde chefs-d'oeuvre , les
niaiseries bouffonnes ou sérieuses que l'on décore ailleurs
du nom d'opéras ; jusqu'à préférer d'insipides pastiches
aux immortelles compositions des Gluck , des Sacchini ,
des Piccini , etc. Je prie M. G. de vouloir bien observer
qu'il n'est ici question que des représentations théâtrales.
Je n'ignore pas que les Italiens , parmi tant d'écrivains
célèbres dans les différentes branches de la littérature , ont
aussi leur Métastase , mais je n'ignore pas non plus les
mutilations , les travestissemens , que les compositeurs ont
fait subir à ceux de ses ouvrages qui ont été mis à la scène ;
d'ailleurs je ne considère l'opéra italien que relativement
aux Français , et sous ce point de vue , on doit convenir
que Métastase, qui ne serait point entendu à l'Odéon de la
centième partie des spectateurs , n'aurait guère plus d'avantage
que l'auteur de Pyrro ou de tel autre ouvrage de
meme force .
Après tout , de quoi s'agit- il , et comment ai-je mérité
laverte mercuriale que m'adresse M. G. ? Avais-je attaqué
'Opera seria par un article en forme ?Ai-je eu l'intentionde 1
Dd2/
420 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
ressusciter une vieille querelle, dans laquelle je suisd'avance
convaincu que le talent et peut-être l'expérience de mon
adversaire lui donneraient sur moi tant d'avantages ? Non ,
j'ai dit avec plus de raison que de prudence (à propos de
nouvelles de coulisses , qui seraient beaucoup mieux intitulées
nouvelles de théâtre , comme le remarque M. G. ),
j'ai dit que l'Odéon s'était appauvri de l'Opera seria; il
eût été tout aussi facile et tout aussi court de le prouver;
que M. G. calcule la recette , je lui produirai la dépense
etnousverronsle résultat. Ce n'est pas tout, il est vrai ;
dans unautre numéro j'ai ajouté que l'on commençait à
rire de l'Opéra sérieux , et c'est un fait que les personnes
qui se sont rendues coupables de cette irrévérence sont
prêtes à affirmer. Leur gaîté , il est vrai , ne s'est point
communiquéeà toute la salle; j'ai vu beaucoup de spectateurspresqu'aussi
sérieux que l'Opéra , et j'en ai remarqué
bonnombre qui avaient, pournepasrire, les mêmes raisonsquePironavait
pour ne pas siffler. 1
Telle est enfin mon opinion sur l'Opera seria ; si je l'annonce
avec quelque confiance , c'est queje puis la mettre
sous laprotectionde plus d'un nom célèbre , et que bien
long-tems avant moi , Addisson avait dit (en parlant aussi
de l'opéra italien ) : (1)
«Lamusique est, sans contredit , une chose très-agréable;
elle procure un plaisir très-vif; néanmoins, si elle veut
absolument se faire écouter seule , si elle nous rend incapables
d'aucune attention au sens des paroles;si la musique
prétend exclure des arts qui contribuent bien plus efficacement
qu'elle aux progrès de l'esprit humain ; je dois
l'avouer, dans ce cas, je me montrerais envers elle aussi
sévère que Platon, qui l'avait bannie de sa république.n
J'ai l'honneur de vous saluer.
(1) Addiss. Spect. , vol. II.,pag. 76, édit. deLondres.
Y.
冰熊堂
POLITIQUE.
LES nouvelles du Nord et de l'Allemagne n'offrent rien
qui excite beaucoup d'intérêt sous le rapport politique .
Des fêtes se préparent à Vienne pour célébrer l'évènement
que Paris regarde comme très -prochain , qu'il hâte de ses
voeux , et pour lequel ses églises retentissent des prières
qu'adresse au ciel la piété jointe au patriotisme . On sait ,
en effet , et nous nous hâtons de le dire , que S. M. l'Im
pératrice , approchant de son terme , ne sort plus de ses
appartemens ; elle se porte très-bien , et n'a pas même été
un instant incommodée .
L'ambassadeur de France , à Vienne , a donné une fête
brillante pour célébrer l'anniversaire de la naissance de
S. M. l'Empereur d'Autriche . Les mesures financières , les
dispositions prises pour les progrès de l'industrie natio
nale , et pour l'indépendance du commerce du continent ,
se poursuivent avec activité . On parle de nouveau de la
mise en exécution du plan qui repose sur la vente des
domaines ecclésiastiques . Des bruits relatifs à une occupation
de la Servie par les Russes , avaient couru ,
gazette de Presbourg les dément . Georges Pétrowitz a de
nouveau reçu les sermens des commandans serviens ; l'entrée
des Russes à Belgrade n'a point eu lieu . On pense ,
le journal cité , que des considérations majeures ont engagé
les généraux russes à suspendre l'exécution de ces
projets .
la
dit
Les députés des États prussiens sont réunis à Berlin ,
mais non rassemblés . Les denrées saisies dans les ports ,
sur les bâtimens anglais , traversent sans relâche le territoire
prussien. On les transporte à Magdebourg ; elles
paraissent cédées à la France en compte du restant de
la contribution de guerre ; la valeur en est considérable.
Les États de Saxe s'occupent de l'état du commerce ; les
fabriques sont en ce pays dans la plus grande activité ;
une banque va être établie dans le grand duché de Varsovie
. La levée des conscrits , dans ce duché , doit être de
cinq mille hommes . Les travaux de Torgau commenceront
au premier avril , et emploieront quatre mille hommes. On
422

MERCURE DE FRANCE ,
croit au prochain établissement d'une administration qua
ôfant aux provinces leurs constitutions particulières , sera
régulière et la même par-tout . Le roi va beaucoup mieux.
Le duché de Weimar a reçu une nouvelle organisation .
Legouvernement des anciennes villes anséatiques se forme
par les soins et sous les ordres du maréchal prince d'Ekmull.
Les sénats de Hambourg , de Brême et de Lubeck
ont cessé de se réunir ; ils sont remplacés par une commission
provisoire , en attendant l'organisation départementale.
Lajustice est déjà rendue au nom de S. M. l'empereur
et roi . Une proclamation du prince gouverneur a
notifié ces dispositions .
On était extrêmement curieux d'apprendre quel serait , à
l'ouverture du parlement , le langage que les ministres anglais
auraient réussi à faire tenir au prince régent . Le Moniteur
publie ce discours , que nous allons transcrire . Nous
ignorons si le Courier dira encore , voilà le langage d'un
véritable Anglais ; toutefois nous aurons lien d'examiner
jusqu'à quel point sont susceptibles de discussion les assertions
contenues au discours émané du trône dans cette occasion
importante. Voici ce discours lu à la chambre des
pairs , dans la séance du 12 février.
Milords et Messieurs , en exécutionde la commission qui vient
d'être lue devant vous , S. A. R. le prince-régent nous a ordonné de
vous exprimer , de la manière la plus positive , combien il déplore
non-seulement en commun avec tousles fidèles sujets de S. M.. mais
encore avec une affliction personnelle et filiale , la grande calamité
nationale qui a obligé d'imposer à S. A. R. le devoir d'exercer , au
nom de S. M. , l'autorité royale de ce royaume.
En vous déclarant combien S. A. R. est convaincue de la grandeur
des difficultés qui accompagnent les fonctions importantes qui lui sont
confiées , S. A. R. nous a ordonné de vous assurer qu'elle s'en rapporte
avec la plus entière confiance à la sagesse et au zèle du parlement
, et à l'attachement d'un peuple fidèle et affectionné , pour la
soutenir dans l'exécution de sa táche pénible; et S. A. R. fera de son
côté tous ses efforts pour diriger le pouvoirdont elle est investie vers
le soinde la prospérité et de la sûreté des Etats de S. M.
Nous sommes chargés de vous annoncer que S. A. R. éprouve une
grande satisfaction à se trouver à même de vous déclarer que la dernière
campagne a donné de nouvelles occasions aux forces de terre et
de mer de S. M. de signaler leur valeur et leur habileté .
La conquête des iles de Bourbon et d'Amboyne a diminué encore
plus le nombre des colontes de l'ennemi..
MARS 181r. 433
L'attaque contre la Sicile , qui avait été annoncée au Monde avec
une présomptueuse anticipation du succès , a été repoussée par les
efforts et la valeur des forces de terre et de mer de S. M.
Les sages dispositions faites par les officiers qui commandent dans
cette station ont été utilement secondées parle zèle et l'ardeur que les
habitans de la Sicile ont témoigné pendant cette lutte , et parla coopé
rationdes forces navales que S. M. sicilienne a employées à cet objet.
En Portugal et à Cadix , dont la défense constitue le principal objet
des efforts de S. M. pendantla dernière campagne , les desseins de
l'ennemi ont été déjoués jusqu'ici. L'habileté consommée , la prudence
et la persévérance du lieutenant-général lord Wellington , et la discipline
ainsi que la bravoure des officiers et soldats sous ses ordres , se
sont déployées éminemment dans tout le cours de la campagne. Les
effets que ces grandes qualités ont produits , en inspirant de la confiance
et de l'énergie aux troupes des alliés de S. M. , se sont heureusement
fait voir par leur bonne conduite en général, et particulièrement
de la part brillante qu'elles ont eue à l'affaire de Busaco , oû
l'ennemi a été repoussé ; et S. A. R. nous ordonne encore de vous
dire qu'elle a la confiance que vous le mettrez en état de continuerà
donner les secours les plus efficaces à la brave nation de la péninsule ,
pour l'aider à soutenir la lutte qu'elle montre l'intention de continuer
avec la plus ferme persévérance; et S. A. R. est persuadée que vous
sentirez que les plus chers intérêts de la Grande-Bretagne sont intéressés
dans l'issue de ce combat , dont dépendent entiérement l'indépendance
et la liberté des nations portugaise et espagnole.
Nous sommes également chargés de vous informer qu'il existe dans
cemomentdes discussions entre ce pays et les Etats-Unis d'Amérique,
et que le souhait le plus sincère de S. A. R. est de se trouver àmême
de les terminer à l'amiable , d'une manière qui puisse se concilier avec
T'honneur de la couronne de S. M. , les droits maritimes et les intérêts
du Royaume-Uni.
Messieurs de la chambre des communes, nous sommes chargés
de vous faire connaitre que S. A. le prince régent a ordonné de
mettre devant vous les aperçus des dépenses de l'année courante ;
et S. A. R. éprouve une grande satisfaction en vous informant
que , quoique les difficultés que le commerce de ce royaume a eu
à traverser aient en quelque sorte atteint une partie des revenus de
S. M. , particulièrement en Irlande , cependant les revenus de la
Grande-Bretagne dans l'année dernière , bien qu'il n'y ait eu aucune
nouvelle taxe , ont été plus considérables qu'ils ne l'avaient été
dans toute autre année précédente . S. A. R. s'en rapporte àvotre zèle
424 MERCURE DE FRANCE ,
et àvotre libéralité pour accorder à S. M. les moyens nécessaires pour
soutenir la lutte difficile dans laquelle elle est nécessairement engagée.
Milords et Messieurs , nous avons ordre de S. A. R. devous déclarer
que le souhait le plus vif de son coeur est de pouvoir remettre à
S. M. le gouvernement de ce royaume , sans qu'il ait subi d'altération,
et que S. A. adresse ses prières au Tout-Puissant pour qu'il lui plaise,
dans sa miséricorde, d'accélérer le terme d'une calamité si profondément
déplorée par la nation toute entière , et si particulièrement affligeante
pour S. A. R. elle-même .
LeMoniteur a pris soin de répondre d'une manière aussi
franche que complette à ce discours . Ses notes sont étendues;
nous nous attacherons à en conserver le sens avec la
précision dont nous ne pouvons nous écarter .
La première observation porte sur la prise de l'Isle-de-
France ; cet événement était prévu , et sans prétendre convertir
une perte en succès , il est cependant évident que
dans l'état des choses , et vu la supériorité actuelle de la
marine anglaise , les îles ont dû appartenir à des escadres
maîtresses de la mer. Ces colonies souffraient de leur état
de blocus ; elles coûtaient vingt millions à la métropole ,
et ne lui rapportaient rien; elles auront le malheur de connaître
quelque tems ce que c'est que ledespotisme anglais ,
elles en seront plus fidèles à la France. Le Canada est français
encore après cent ans de domination étrangère . Les
colonies enlevées par les Anglais reviendront à la France
quand la France aura cent vingt vaisseaux de haut bord ,
et deux cents frégates . Ce moment est prévu , calculé ; il
n'est pas très-éloigné : la possibilité des constructions , celle
des armemens , résulte des acquisitions que l'Angleterre a
contraint la France de faire .
Quant à la Sicile , iln'y a pas eu d'attaque sérieuse ; ainsi ,
il n'y a pas eu d'attaque repoussée. On n'a pas cru devoir
détacher du continent 30,000 hommes pour une expédition
qui aura lieu quand on le voudra. En résultat , la marine
napolitaine a tenu en échec celle des Anglais. Douze mille
Anglais ont été retenus en Sicile tout le tems nécessaire
pour s'y faire détester. Pendant ce tems Corfou s'est approvisionnée
, l'Irlande a donné de justes inquiétudes au
gouvernement; en disséminant ses forces , il s'est rendu
vulnérable sur un grand nombre de points .
Relativement à l'Espagne , il convient de s'entendre sur
les prétentions qu'avaient affichées les Anglais , et sur ce
MARS 1811 : 425
enqu'ils
ont fait : ils devaient entrer à Madrid , et chasser les
Français de la péninsule ; ils disent aujourd'hui que leurs
efforts se bornent à la défense du Portugal et de Cadix ;
sans doute l'année prochaine , ils diront que leur but unique
était la défense de Gibraltar . Mais enfin , ce Portugal
même , le défendent-ils ? Dirai-t-on qu'on défend l'Angleterre
, si l'Ecosse prise et tous les comtés qui environnent
Londres envahis , l'armée anglaise était dans des lignes
vosines de Londres , prête à s'embarquer. C'est ainsi , en
effet , que le Portugal est occupé ; c'est ainsi que Lisbonne
est défendue : peut-être unjour lord Wellington défendra
ainsi l'Angleterre , mais il sera douteux qu'il puisse dire
l'avoir sauvée . Jusque-là examinons quels sacrifices l'Angleterre
fait pour défendre le point dont il s'agit . Plus la
lutte sera
longue , plus l'Angleterre y perdra. Elle doit
tretenir 60,000 hommes qui tirent de Londres jusqu'à la
paille dont ils ont besoin; six cents transports , 20 mille
marins sont à l'embouchure du Tage ; l'Angleterre a de
plus à nourrir 80 mille alliés , et la population entière de
Lisbonne , augmentée de la masse des réfugiés . Ces dépenses,
elle les fait avec un change qui perd 33 pour 100.
Tel est le résultat du système continental qui fait d'une
part baisser le change anglais , et de l'autre oblige le gouvernement
à d'effroyables dépenses. L'armée française , au
contraire , selon sa loi fondamentale , dit le Moniteur , vit
du pays sur lequel elle fait la guerre; elle ne coûte que la
solde que la France serait obligée de payer par-tout. On
voit de quel côté il est le plus désirable que la lutte finisse.
Victorieux dans un engagement général , les Anglais ne
penvent faire un pas en avant; au bout de deux marches ,
ils trouveraient de nouvelles armées . Vaincus , ils sont
perdus . Il est facile d'évaluer ce que sont 60 mille hommes
dans la balance des forces et de la population de l'Angleterre
.
Busaco que les Anglais citent avec tant de complaisance
, comme ils ont cité Talaveyra , est une affaire qui
vient à l'appui de ce dernier raisonnement. Vous avez
vaincu à Talaveyra , dites-vous , pourquoi êtes-vous rentrés
en Portugal Vous avez vaincu à Busaco , pourquoi
êtes-vous retournés à Lisbonne ? Etrange système de guerre
que le vôtre ! singulière tactique , qui fait succéder la retraite
à la victoire , et cède au vaincu le champ de bataille ,
et le pays qu'il s'agissait de couvrir ! Le résultat deBusaco
a été le passage du Mondego , l'évacuation de Coimbre ,
426 MERCURE DE FRANCE ,
et une retraite à marches forcées sur Lisbonne : c'est ainst
qu'a manoeuvré lord Wellington vainqueur , on peut lui
demander sans doute ce qu'il aurait fait s'il eût été vaincu.
La vérité est que pendant la manoeuvre hardie et savante
du général français , quelques régimens français , emportés
par leur ardeur , ont été saisir corps à corps les Anglais
inaccessibles sur des hauteurs inabordables , qu'ils n'ont
pu se déployer sur les plateaux où la place leur a manqué :
mais ceci seul prouve la différence du moral qui existe
entre les deux armées . Quoi qu'en disent les Anglais , les
résultats prouvent qu'ils ont été battus à Busaco ; que ce
soit le général , les officiers , les soldats , il n'importe ; le
général français a fait tout ce qu'il voulait; le général anglais
n'a rien fait , n'a rien défendu , n'a exécuté aucun de
ses projets . La journée de Busaco les a tous fait échouer.
Les amis de l'Angleterre conviendront de tout cela; mais
ils diront : les Anglais prolongent la lutte ; n'est-ce donc
rien? Ici sans doute le cri de l'humanité se fait entendre ,
et l'on ne peut résister à un mouvement d'indignation ;
mais encore une fois le résultat de ce prolongement de
Intte tournera à l'avantage de la France seule. Ici nous
cessons d'analyser , et nous croyons devoir transcrire.
Si , lors de la retraite de Moore , le ministère anglais
avait écouté les conseils de tous ses généraux , et reconnu
l'impossibilité de soustraire l'Espagne à l'influence
de la France , il aurait renoncé à la guerre d'Espagne . La
guerre d'Espagne serait finie : toutes les provinces , réunies
dans leur intégrité et leur énergie , ayant éprouvé quelques
échecs balancés par des succès , formeraient une nation
heureuse et puissante , sous le gouvernement d'un
prince allié à la famille de France , et l'intégrité et l'indépendance
de l'Espagne en auraient été d'autant plus assurées.
La France et l'Espagne étant gouvernées par des
membres de la même famille , c'eût été le rétablissement
des relations qui existaient depuis Philippe V. Le seul
avantage qu'en aurait obtenu la France , c'est l'assurance
que jamais l'Espagne ne prendrait parti contre elle dans
une guerre civile. L'Espagne régénérée par les constitutions
de Bayonne , et en recevant une nouvelle vigueur ,
devenait plus indépendante qu'elle ne l'a été depuis cent
ans , et le voeu exprimé par le message du trône était accompli
. L'Angleterre , quoiqu'elle eût acquis la certitude
qu'elle ne pouvait défendre l'Espagne , a donné sans doute
de l'occupation à 300,000 Français : mais l'Espagne con
MARS 1811: 427
quise pied à pied devient entiérement assujétie; et c'est
l'Angleterre elle-même qui , s'engageant dans une lutte où
l'expérience a prouvé que toutes les probabilités étaient
contre elle , a compromis l'indépendance et l'intégrité de
l'Espagne. La conquête de l'Espagne produira des effets
bien différens de ceux d'un simple changement de dynastie
, qui aurait fait tourner au profit de la nation les
réformes et les idées libérales introduites par un gouvernement
jeune , ferme et vigoureux. La postérité , pour qui
quelques années ne sont qu'un instant , n'attribuera les
grands résultats qui concourront si éminemment à l'avantage
de la France , qu'à la politique imprévoyante de l'Angleterre.
"
Le discours du prince régent n'est pas moins susceptible
de réfutations lorsqu'il traite de l'état des finances et
du commerce. On peut, à cet égard , relever une contradiction
remarquable. « L'année passée le gouvernement anglais
disait que les ordres du conseil avaient eu le succès
espéré , que le commerce s'était enrichi de celui de l'Amérique
et des neutres ; aujourd'hui c'est un autre langage .
Eh quoi ! vous l'avouez donc , votre commerce souffre , vos
revenus sont atteints , et cependant le système continental
n'est en activité que depuis quelques mois : que sera-ce
donc dans trois ans?Les comptes des finances de la France
prouvent que les effets en ont été tout contraires pour elle,
Ce n'est pas qu'en France aussi on n'ait eu à déplorer un
certain nombre de malheurs particuliers ; mais cela n'a
influé en rien sur les revenus de l'Etat. Des faillites ont eu
lieu , parce que l'avidité du gain égarant les spéculateurs ,
ils s'étaient rendus les escompteurs de votre crédit. Ces
canaux par lesquels vous attiriez à vous la substance de
tout le continent de l'Europe , les coups qui vous ont été
portés , ont dû les obstruer tons. C'est pour et par l'Angleterre
que cette situation de papier a été créée. Mais le
moment de crise passe , et de nouveaux canaux s'ouvrent
pour le vrai commerce continental. »
"Le gouvernement anglais ne saurait avoirdu crédit quand
son commerce perd le sien. Toute faillite particulière tombe
directement sur lui . Le gouvernement français , au contraire
, a un crédit indépendant de celui des banquiers et
des maisons de commerce . Neuf cents millions de revenus
qui rentrent en espèces sonnantes , sont le propre revenu
de l'Empire , représentent la richesse de son sol , et sont
plus que suffisans pour tous ses services , tandis que 17 à
428 MERCURE DE FRANCE ,
1800 millions , nécessaires aux services de l'Angleterre;
ne peuvent se réaliser que par l'intermédiaire d'un papiermonnaie,
ne se soutenant lui-même que par cette immense
circulation qui , par Amsterdam et Hambourg , embrassait
tout le continent de l'Europe ; tandis que 17 à
1800millions ne sont pas le résultat des richesses du sol
etdes revenus du pays, mais de l'industrie et d'une machine
de crédit qui cesse de pouvoir suffire aux besoins
auxquels elle doit satisfaire , si elle ne s'étend sur tout le
continent. Trois mois d'échec ont déjà fait pâlir la cité de
Londres , et il n'est aucun spéculateur anglais qui puisse
de sang froid soutenir la perspective de dix années d'un
pareil système. Le change français , depuis quatre ans ,
gagne constamment , et sur toutes les places du Monde
de 3 jusqu'à 10 pour cent. Celui de l'Angleterre perd constamment
, mais sur-tout depuis trois mois , de 30 à40 pour
cent. Rien ne peut représenter plus parfaitement la situation
respective des deux pays. Pour les finances , comme
pour la politique , la France doit tout aux mauvais calculs
de la haine qui égare constamment le ministère anglais. »
,
Il nous serait peut-être ici permis d'emprunter les expressions
du Courrier, et de dire voilà le langage d'un véritable
Français ; mais la remarque est inutile : la clarté ,
l'exactitude , la bonne foi ont constitué en tout tems ce .
langage , et on a dû reconnaître ces caractères aux observations
qu'on vient de lire .
Nous avons à relater encore une réponse non moins
précise et non moins catégorique , relativement à une
question qui , s'élevant au sein de l'Angleterre , concernant
les affaires d'Amérique et les décrets de Milan et de
Berlin , a dû y faire naître beaucoup d'inquiétude et d'agitation
: un comité de négocians anglais qui commercent
avec l'Amérique , s'est adressé au lord Wellesley pour
savoir , après la déclaration française , quelles seraient les
dispositions du ministère relatives aux ordres du conseil .
Le ministre a répondu que M. de Champagni avait
annoncé aux Américains que les décrets de Berlin et de
Milan étaient rapportés ; que le même ministre français ,
dans sondernier rapport à son maître , avait dit : Sire
V. M. persistera à maintenir ses décrets tant que l'Angleterre
maintiendra les ordres du conseil . Le ministre anglais
feint de voir ici une contradiction , tandis qu'il n'y a qu'un
même principe alternatif appliqué dans les deux sens qu'il
MARS 1811 . 49
présente. Une note du Moniteur à cet égard veut être ici
rapportée textuellement :
La question , y est-il dit , n'est pas difficile à résoudre.
Les décrets deBerlin etde Milan sont rapportés pour l'Amérique
, parce que l'Amérique prend des mesures pour faire
respecterson pavillon, qu'elle empêche qu'il ne soit dénationalisé
, etqu'elle refuse de se soumettre aux arrêts de 1806
et de1807. Les autres puissances neutres qui reconnaîtraient
les arrêts du conseil britannique de 1806 et 1807 , et qui ne
s'opposeraient pas à ce que ces actes pèsent sur elles , seraient
dès-lors sujettes aux décrets de Berlín et de Milan. Ces
décrets ne sont donc pas rapportés quant à elles . Le ministre
des relations extérieures a donc pu dire , que « S. M.
» persistera à maintenir ses décrets , tant que l'Angleterre
> maintiendra ses ordres du conseil . Il aurait pu dire ,
mais cela était inutile , puisque cette déclaration se trouve
textuellement dans le décret de Milan , que les décrets de
Berlin et de Milan seront rapportés pour les nations qui
feront respecter leur pavillon et qui en maintiendront la
neutralité.
» Les décrets de Berlin et de Milan ne sont pas des actes
arbitraires; ils dérivent de la nature des choses : onne peut
niles changer , ni les modifier , ni les suspendre . Le pavillon
de toute nation neutre qui le fait respecter , est considéré
comme national et comme neutre , il n'est pas atteint
par les décrets de Berlin et de Milan. Au contraire , tout
pavillon qu'une nation faible ou pusillanime laisse insulter
etdénationaliser , ne peut plus , par cela même , être reconnu
comme neutre : il est devenu anglais. Les décrets de Berlin
et de Milan seront éternellement la lei fondamentale de
la France , parce qu'ils dérivent de la nature des choses , et
toutes les fois quel'Angleterre reviendra à ses actes de blocus
sur lepapier, les décrets de Berlin et de Milan reprendront
de droit toute leur force. L'Angleterre sera aussi bloquée
sur le papier. Nos corsaires bloquent plus réellement
laTamise que les flottes anglaises ne bloquent toutes les
côtes de la France et de l'Italie.n
Les nouvelles officielles d'Espagne donnent des détails
sur les derniers avantages remportés , et en font connaître
de nouveaux .
En Catalogne le commandant de Lérida a fait des détachemens
de cavalerie qui ont détruit de petits corps de partisans
répandus dans son voisinage : un général espagnol
nommé Georget a été pris par un chasseur du 29° régi
430 MERCURE DE FRANCE ;
ment. EnArragon , le général Suchet fait réparer Tortose,
et mettre en défense l'embouchure de l'Ebre . Las de revenir
sans cesse à la charge , et d'être battu sans cesse , Odonnell
a quitté la partie , il a abandonné la province et s'est embarqué
pour l'Angleterre. La division Habert , sous les
ordreş du général Suchet , a pris d'assaut le fort Balaguer.
Dans l'arrondissement du Nord , la présence du duc
d'Istrie a donné une nouvelle activité aux mesures prises
pour rétablir l'ordre dans les provinces. Il n'y est plus question
que de quelques bandes de voleurs , qui ne méritent
pas le nom de rassemblemens armés . L'espritpublic s'améliore
, les insurgés rentrent dans leurs villages ; les curés
ont amené eux-mêmes leurs jeunes gens au commandant
de Burgos , pour les soustraire aux persécutions des chefs
qui veulent en vain recruter leurs bandes .
Une division de l'armée du centre a reçu ordre de marcher
sur Alcantara , pour communiquer avec l'armée de
Portugal. L'armée valencienne , déconcertée par l'échec de
Tortose , est diminuée de plus de moitié.
Les travaux du siége de Cadix continuent. L'arsenal de
Séville travaille sans relâche. La plus grande tranquillité
règne dans l'arrondissement des 1º et 4º corps . Aucun
rassemblement ne se forme .
Le duc de Dalmatie , à la tête du 5º corps , a marché vers
le Portugal ; le 21 janvier , son avant-garde s'est rendue
maîtresse d'Olivenza , où elle a fait4500 prisonniers . Après
cette prise importante , le duc de Dalmatie s'est porté sur
Badajoz , où se trouvent 8000 Espagnols et Portugais fort
aventurés . Le siége sera de peu de durée; l'armée anglaise ,
dont le blocus se resserre de jour en jour , par la combinaison
des forces qui la préssentde toutes parts , ne pourra
pas plus défendre Badajoz qu'elle n'a défendu Almeida et
Olivenza . Les succès du général Claparède contre Silviera
ont été aussi décisifs qu'importans. La dispersion du corps
de Silviera a fait la plus grande sensation . Le général Claparède
a manoeuvré sur le Douro sans voir d'ennemi . Après
avoir rassemblé tous les vivres du pays , il est rentré à Celorico.
Le général Foy est en marche d'Almeida pour
rejoindre l'armée.
MARS 1811 . 43г
PARIS.
S. M. a présidé cette semaine le conseil d'Etat : elle a
eu conseil des ministres , du génie , du commerce , et de
l'Université impériale .. T
-S. M. a nommé membres du sénat , le comteAlexandreBononacorri
, Colomna d'Avilla , Joseph Spada , des
départemens de Rome et du Trasimène . i
-Le sénat a nommé les députés de Rome et du Trasimène
, et ceux des départemens ci-devant Hollandais et
Anséatiques qui doivent siéger au corps législatif; M. Bartoloni
, président de la cour d'appel de Rome , est nommé
conseiller d'Etat.
-M. le maréchal Oudinot , duc de Reggio , est à Paris .
- Le nouvel ouvrage de M. de Chateaubriant , Itinéraire
de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris , par la Grèce ,
l'Egypte , la Barbarie et l'Espagne , est en vente depuis le
28 février : on annonce que les demandes sont très -considérables
.
:
ANNONCES .
1.
Relation de l'Egypte ; par Abd-Allatif , médecin arabe à Bagdad.
Suivie de divers extraits d'écrivains Orientaux , et d'un état des provinces
etdes villages de l'Egypte dans le quatorzième siècle. Le tout
traduit et enrichi de notes historiques et critiques , par M. Silvestre
de Sacy. Un vol. in-4º ( de l'imprimerie impériale). Prix , 24 fr. , et
et 29 fr. franc de port. Chez Treuttel et Würtz , libraires , rue de
Lille , nº 17 .
Le même , sur papier vélin superfin , 48 fr. , et53 fr. franc de port.
Nous rendrons incessamment compte de cet important ouvrage ,
ainsi que des trois suivans .

Essaipolitique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, par Al. de
Humboldt. Cinq vol. in-8º avec des cartes ( de l'imprimerie de J. H.
Stone ). Chez F. Schoell , libraire , rue des Fossés -Saint -Germainl'Auxerrois
, nº 29 .
Les quatre premiers volumes paraissent en ce moment; le cinquième
doit paraître au mois de mai prochain.. 1 .
432 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
-
L'Astronomie , poëme en quatre chants , par P. Ph. Gudin, cortespondant
de l'Institut. Nouvelle édition . In-8°. Chez Firmin Didot ,
imprimeur-libraire pour les mathématiques , l'astronomie et la marine,
rue de Thionville , nº 10.
Considérations sur les divers systèmes de la musique ancienne et
moderne et sur le genre enharmonique des Grecs , avec une dissertation
préliminaire , relative à l'origine du chant , de la lyre et de la flûte
attribuée à Pan. Par P. J. de la Salette , ancien général de brigade ,
inspecteur d'artillerie , membre résidant de la Société académique de
Grenoble. Deux vol. in-8". Chez Goujon, libraire , rue du Bac , nº 33.
Correspondance sur la conservation et l'amélioration des animaux
domestiques : observations nouvelles sur les moyens les plus avantageux
de les employer , de les entretenir en santé , de les multiplier,
deperfectionner leurs races , de les traiter dans leurs maladies; en
un mot, d'en tirer le parti le plus utile aux propriétaires et à la Société.
Avec les applications les plus directes à l'agriculture , au commerce ,
àla cavalerie , aux manéges , aux haras et à l'économie domestique;
recueillies et publiées par M. Fromage de Feugré , vétérinaire en chef
de la gendarmerie de la garde de S. M. l'Empereur et roi , membre
de la Légion-d'honneur , ancien professeur à l'Ecole vétérinaire d'Alfort.
Deux vol. in-12 avec des planches. Prix.7 fr. , et 8 fr. franede
port. Chez F. Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10.
OEuvres choisies de Campistron , faisant partie des OEuvres choisies
des différens auteurs dramatiques dont les pièces ont été représentées
depuis Rotrou jusqu'à nos jours ; précédées d'une notice sur la vie et
les ouvrages de chaqueauteur. Pour faire suite aux éditions stéréotypes
des chefs-d'oeuvres de P. et Th. Corneille , et des OEuvres complètes
de Molière , Racine , Regnard , Voltaire , Gresset et Crébillon. Edition
stéréotype , d'après le procédé de Firmin Didot. Un vol. in-18 de
200 pages . Prix , papier ordinaire , 75 c .; papier fin , z fr.; pap. vélin,
3fr.; grand pap. vélin , 4fr . 50 c. Chez P. Didot l'aîné , ruedu Pontde-
Lodi , nº 6; et chez Firmin Didot , rue de Thionville , nº 10.
AVIS. - Les Voyages d'Antenor en Grèce , etc. , par M. de Lantier
, auteur du Voyage en Espagne , des Voyageurs en Suisse , des
Contes en vers et en prose, etc. , etc. , dontnous avons donnéun extrait
dans le dernier numéro , formant cinq vol. in-18 , 5 figures . Onzième
édition , révue et augmentée . Prix , 6 fr . , et 8 fr. franc de port. La
dixième édition forme 3vol. in-8° , avec 5 figures . Prix , II fr. , et
15 fr. franc deport. Chez Arthus-Bertrand, libraire, rueHautefeuilles
DE
LA SEINE
:
د
4
MERCURE
DE FRANCE .
N° DIII . - Samedi 9 Mars 1811 .
POÉSIE .
ODE A L'EMPEREUR ET ROI ,
SUR SES VICTOIRES (1 ) .
GRAND ROI , dont l'heureux génie
T'asservissant tous les arts ,
Fait voir l'amant d'Uranie
Dans le favori de Mars ;
Que ne puis-je dans mes rimes ,
En caractères sublimes ,
Traçant tes exploits fameux ,
M'associer à leur gloire ,
Et rendre ainsi ma mémoire
Impérissable comme eux !
(1 ) Cette ode composée en 1806 , par un médecin qui réside à la
Martinique , retrace des événemens déjà anciens : mais on ne verra pas
sans intérêt qu'à dix-huit-cents lieues des pays qui en étaient le théâtre ,
tous ces faits glorieux n'excitaient ni moins d'admiration , ni moins
d'enthousiasme .
(Note des Rédacteurs. )
Ee
1
434
MERCURE DE FRANCE ,
Déjà l'ardeur qui t'enflamme
Et qui brille dans tes yeux ,
Afait passer dans mon ame
Un feu noble et belliqueux .
Tu pars : ma muse intrépide ,
Suivant ta course rapide
Par de périlleux chemins ,
Sur tes pas vole et revole ,
De Mantoue au pont d'Arcole ,
Et d'Arcole aux champs romains.
Mais quoi! je te cherche encore
Sur les bords de l'Eridan ,
Et déjà vers le Bosphore
Tu fais pâlir le sultan !
Et dans ce vaste intervalle
Où de son onde inégale
Le Nil promène le cours ,
Dans leur antique patrie
Des arts et de l'industrie
Tu rappelles les beaux jours .
Monumens dont la présence
Semble agrandir ses exploits ,
Ouvrages de la puissance
Et de l'orgueil de cent rois;
Vous dont les enceintes sombres
Servent de demeure aux ombres
Des sages et des héros ,
Et dont la superbe cîme
Se tient de bout sur l'abyme
Où des ans roulent les flots :
Quand je mesure vos faîtes
Jusques aux cieux élancés ,
Il me semble sur vos têtes
Voir les siècles entassés ,
Contemplant dans le silence
Ce héros dont la vaillance
Efface en peu de momens
Tous ces princes mémorables
Qui de vos masses durables
Posèrent les fondemens.
1
MARS 1811 435
Eh! quel mortel sur la terre
Etonna plus les humains ?
Dięu même a de son tonnerre
Armé ses puissantes mains.
Partout où , nouvel Alcide ,
Il porte son pied rapide ,
La fortune le conduit;
La crainte au loin le devance ,
La mort avec lui s'élance ,
Et la victoire le suit .
Mais quel cri dans l'Ausonie
M'appelle encore une fois?
Muse , qu'ici ton génie
S'élève ainsi que ta voix;
Pour ranimer ton haleine.
Plonge-toi dans la fontaine
Dont Phébus garde les bords ,
Etde ses eaux enivrée ,
Viens sur ta lyre dorée
Former de nouveaux accords.

Ne vois-je pas sur la cime
De ces rochers suspendus :
Marcher d'abyme en abyme
Chefs et soldats confondus ?
Ah! plus mon oeil les contemple,
Plus de leur sublime exemple
Tous mes esprits sont frappés ;
J'imiterai leur audace ,
Etje saurai du Parnasse
Gravir les monts escarpés .
Les Alpes étaient franchies ,
Et déjà nos bataillons ,
Loin de leurs têtes blanchies ,
Déployaient leurs pavillons ;.
Le bruit de cette merveille
En vain a frappé l'oreille
D'un orgueilleux ennemi;
Mais l'approche de l'orage
Eveille enfin son courage
Sous ses lauriers endormi.
1
Ee a
436
MERCURE DE FRANCE ,
Quelle scène meurtrière
Epouvante mes regards ?
Sur la sanglante poussière
Je vois nos soldats épars ;
Etdu milieu des alarmes ,
Au travers du bruit des armes ,
Des cris plaintifs des blessés ,
J'entends le Hongrois féroce
D'une allégresse précoce
Pousser les chants insensés .
Favoris de la victoire ,
Quelle peur vous a glacés ?
Allez -vous ternir la gloire
De vos triomphes passés ?
Ah ! l'astre de la lumière
Qui , poursuivant sa carrière ,
Déjà touche à son couchant ,
Pour effacer cet outrage
Ne laisse à votre courage
Que l'espace d'un instant.
Une voix ferme et terrible
Arrête soudain vos pas ,
C'est votre chef invincible
Qui vous rappelle aux combats.
Jamais son ame héroïque
Ne se montra plus stoïque
Ni plus grande qu'aujourd'hui ,
Domptez la crainte importune
Et songez que la fortune
Fitalliance avec lui.
A sa voix , vos cris répondent :
Les ennemis à leur tour
S'étonnent et sé confondent ,
Ils se troublent sans retour.
Bientôt tout se précipite ,
Tout s'abandonne à la fuite ...
Mais dans sa fuite arrêté ,
Leur chef après sa défaite .
D'une honteuse retraite
Paye encor la sûreté.
:
-
MARS 1811 . 437
L'Italie abandonnée
Le sauve avec ses débris ,
Etd'une seule journée ,
Tout un empire est le prix.
Quel grand, quel pompeux spectacle!
O toi qui fis ce miracle ,
Jamais les vainqueurs heureux
De Pharsale ni d'Arbelles ,
N'ont de palmes aussi belles
Ceint leurs fronts majestueux .
Cette victoire soudaine
De la jalouse Albion
Toujours fidelle à sahaine
Irrite l'ambition .
Jusque sous l'ourse glacée
Sa politique insensée
Va te chercher des rivaux ,
Et son impuissante rage
Va signaler ton courage
Par des triomphes nouveaux.
Fiers enfans de la Scythie ,
Quelle imprudente chaleur
Conduit dans la Moravie
:
T
Vos pas et votre valeur?
Ah! craignez l'ami perfide
Dont le génie homicide
Vous aveugle et vous séduit ;
Et qui dans son coeur avare .
Des dangers qu'il vous prépare
Se réserve tout le fruit.
Mais c'en est fait et la foudre
Dans les marais d'Austerlitz
De vos lauriers mis en poudre
Précipite les débris .
Des murs de Vienne soumise
Aux rives de la Tamise
Le bruit s'en est répété ,
Etdans vos climats sauvages
De rivages en rivages
Les échos l'ont apporté.
:
438 MERCURE DE FRANCE ,
Où done aujourd'hui la guerre
Portera-t-elle nos lois?
Existe-t- il quelque terre
Vierge encor de nos exploits ?
Oh! justice , oh! dieux suprêmes ,
L'aigle triomphe aux lieux mêmes
Où s'étaient fanés les lis ,
Etdans des tems plus prospères
Les fils ont vengé les pères
ARosbach ensevelis .
Tremble , superbe Angleterre ,
Reine insolente des mers ,
Pour toi seule le tonnerre
Mugit encor dans les airs .
Si ta prudence n'arrête
Le bras puissant qui s'apprête
As'appesantis sur toi ,
Le jour n'est pas loin peut-être
Où tu vas d'un nouveau maître
Subir l'inflexible loi .
Dans le péril qui te presse ,
Neptune de toutes parts
Protége en vain ta faiblesse
De ses liquides remparts .
Lapuissance tyrannique
Qu'usurpa ta politique
Sur l'Empire du Trident
Est moins stable et moins solide
Que cet élément perfide
Qui lui sert de fondement.
Il n'est plus ce tems propice
Ates funestes projets ,
Où ta haine corruptrice
Semait chez nous les forfaits :
Quand la Seine ensanglantée
A l'Europe épouvantée
Ne présentait sur ses bords ,
Que des malheurs et des crimes ,
Des bourreaux et des victimes ,
Des assasins et des morts .
MARS 1811 . 439
On vit alors la licence
Unie à l'impiété ,
Et la vertu sans défense
Livrée à l'iniquité.
Puissent ces noirs images
Passer au travers des âges
Jusqu'à nos derniers neveux !
Etfasse le ciel sensible
Que cet exemple terrible
Ne soit pas perdu pour eux !
O toi qui d'une main ferme
As su fixer nos destins ,
Et poser enfin un terme
A nos troubles intestins ;
Après un si grand ouvrage ,
Si le sceptre fut le gage
Et le prix de tes exploits ,
Quelle tête était plus digne
De porter l'auguste signe
Qui luit sur le front des rois ?
De ta grandeur souveraine
Réfléchissant les rayons ,
La France s'élève en reine
Au milieu des nations .
Des jeux , des ris entourée
Telle naquit Cythérée
Du sein turbulent des flots;
Tel l'astre qui nous éclaire
Sortit brillant de lumière ,
Des abimes du Chaos .
Par DURIEU , médecin à la Martinique .
ENIGME .
DANS la Grèce je pris naissance ;
J'allai fixer depuis mon domicile en France ;
J'y fus reçu , non sans distinction ;
J'y présentai mes lettres de noblesse
Et puis on vit , en déclinant mon nom ,
Combien j'avais d'esprit et de finesse.
J'offre aux yeux un chemin fait en colimaçon ,
A-peu-près comme onvoit la route du Simplon.
4
440 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
Qu'il marche au pas , qu'il aille en poste ,
Ou qu'il s'arrête à certain poste ,
Je présente à celui qui veut me parcourir ,
Plus d'un danger qu'il lui faudra courir :
Tantôt il tombe au fond d'un précipice ;
Tantôt on le traîne au supplice ;
Tantôt il reste au fond d'un noir cachot ;
Il y demeurerait si quelqu'autre bientôt ,
Entreprenant même voyage ,
Ne le délivrait au passage .
Tout ceci , j'en conviens , peut bien au voyageur
Au fond de l'ame inspirer la frayeur ,
Mais , en allant , s'il court quelque fâcheuse chance ,
Au premier arrivant j'offre une récompense .
LOGOGRIPHE .
On vante ma sincérité ,
Ma candeur , ma simplicité ;
Le philosophe , ami de la sagesse ,
Aux grands airs de la cour préfère ma rudesse .
On peut trouver en moi
La ville en qui personne ne me trouve ;
Ce que femme jamais n'exige qu'on lui prouve ;
Un mal souvent opiniâtre en soi ;
Un imbécille personnage ;
Un lieu qu'entoure le rivage :
Voilà , lecteurs , afin que vous me deviniez
S........
Les différens objets qu'on voit en mes sept pieds . S ........
CHARADE .
DANS Rome triomphante autrefois mon premier
Portait pompeusement maint illustre guerrier ;
Mon second fut fatal au vainqueur de Bouvine ;
Pour deviner mon tout, qu'on regarde Delphine .
Par FÉLIX MERCIER DE ROUGEMONT. (Doubs. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Masque.
Celui du Logogriphe est Hipocrate, dans lequel on trouve : rate ,
opiat etpot à .....
Celui de la Charade est Tasseau.
SCIENCES ET ARTS.
APERÇU SUR LE COMMERCE , L'INDUSTRIE , LES ARTS ET LES
MANUFACTURES DU PIEMONT ; dédié à M. le général
ALEXANDRE LAMETH , préfet du département du Pô ,
par JOSEPH GRASSI , chef de bureau à la préfecture .
A Turin , chez Dominique Pane et compº.
LES brillantes destinées , auxquelles le Piémont a été
appelé depuis plus de huit ans , ont dû nécessairement
influer sur le caractère du peuple industrieux et guerrier
qui l'habite . Ce sujet considéré sous tous ses rapports
peut présenter au philosophe et à l'homme d'état des données
intéressantes . D'autres examineront les changemens
qui peuvent être survenus dans le caractère moral
des Piémontais ; il ne sera question ici que des vicisstudes
de leur commerce . L'auteur de cet aperçu , animé
du zèle patriotique le plus louable , examine avec autant
de clarté que de sagesse , quel était l'état du commerce
du Piémont sous son ancien gouvernement , quel est son
état actuel , et quelles sont les améliorations dont il serait
susceptible d'après sa réunion au grand Empire , et les
ressources immenses qu'un gouvernement aussi grand
que libéral lui a procurées par ses bienfaits . En lisant cet
excellent mémoire , on a d'abord de la peine à se rendre
compte , comment un pays tel que le Piémont , si riche .
en matières premières , se trouvait dans la dépendance de
l'étranger. La balance du commerce n'était pas en sa
faveur; il importait plus qu'il n'exportait dans la proportion
d'un tiers . Son principal commerce d'exportation
consistait dans les soies . Ses trames et ses organsins
jouissaient du plus grand crédit. On en vendait à l'étranger
pour vingt à vingt-cinq millions . Les autres objets
d'exportation étaient le riz , le chanvre et les vins . Le
chanvre du Piémont , reconnu supérieur à celui du reste
de l'Italie , était fort recherché à cause de sa propriété
442
MERCURE DE FRANCE ,
importante de se conserver dans l'eau . Les vins , si on en
excepte ceux qui étaient le produit de crûs particuliers et
soignés à grands frais , ne pouvaient pas supporter les
voyages de long cours . Leur consommation se faisait
principalement à Milan et à Gênes . Les laines , avant la
première introduction des mérinos , qui a eu lieu par les
soins du ministre Graneri , étaient d'une qualité trèsinférieure
.
Le Piémont est un des pays les plus riches en mines et
carrières . On y compte 7 filons et mines d'or ; 5 de marcassites
aurifères ; 3 filons et 19 mines de plomb luisant ,
ou argentifère ; 5 mines d'argent et 3 d'argent blanc aurifère
; 19 mines de cuivre et de pyrites cuivreuses ; 9 de
fer ; 2 de cobalt ; 1 de manganèse . Indépendamment des
autres espèces de marbres dont ce pays abonde , et qui
sont moins estimés , les marbres blancs de Pont et de
Busca , le bardiglio de Vaudier et le vert antique de Suze,
sont admirés de tous les connaisseurs .
Cependant toutes ces richesses restaient presqu'entièrement
ensevelies dans le sein de la terre ; et le Piémont,
auquel la nature a été si prodigue en matières de première
nécessité , se trouvait par l'inertie de ses anciens habitans
, et encore plus par la faute de son ancienne législation
, dans un état de passivité qui tendait à l'appauvrir
continuellement . Il achetait au prix de l'or chez l'étranger
une grande quantité d'objets manufacturés , dont il avait
fourni lui-même les matières premières .
L'auteur examine dans sa seconde partie les avantages
commerciaux que le Piémont doit retirer de sa réunion à
la France , de ces routes ouvertes par la main du génie à
travers les rochers des Alpes et des Apennins , de sa librə
communication avec la Méditerranée , et sur - tout de la
considération dont jouit actuellement le commerce , et
de la protection spéciale dont Sa Majesté l'honore .
Dans la troisième partie l'auteur passe en revue les
améliorations dont le commerce du Piémont serait susceptible.
Il voit avec peine que les Piémontais n'ont pas
encore su profiter , autant qu'ils l'auraient dû , de l'heureuse
situation où ils se trouvent. Il pense que les trames
et les organsins doivent être maintenus au même degré
MARS 1811. 443
de bonté qu'ils ont actuellement. Seulement il désire
qu'on multiplie les machines à vapeurs de M. Gensoul ,
qui épargnent plus d'un tiers de combustible, et qu'on
établisse de nouvelles manufactures d'étoffes en soie . Il
combat le préjugé des fabricans et des manufacturiers
piémontais , qui croient que l'eau de leurs rivières n'est
pas propre aux teintures. Il veut qu'on tire parti des
bourres , ou restes de soie connus dans le pays sous le
nom de moresques , dont on peut faired'excellentes étoffes
pour servir à l'habillement des personnes de la moyenne
classe , à quelques parties de l'ameublement des grandes
maisons , et à doubler des voitures . Les manufactures du
département du Gard fournissent tous les ans une grande
quantité de bas et de gants faits avec ces bourres de soie .
Quant à l'emploi du chanvre , il conseille aux Piémontais
d'établir de grandes corderies , et des métiers )
de toiles à voile , dont le débit serait assuré à cause de
l'excellente qualité du chanvre du Piémont pour ces
sortes d'usages .
Il reste beaucoup à faire en Piémont pour l'amélioration
des vins . M. Grassi appelle l'attention de ses
compatriotes sur cette branche importante d'économie
publique , et leur recommande les procédés de M. le
comte de Chanteloup . En effet , ceux d'entre les propriétaires
piémontais , qui les ont employés jusqu'ici ,
ont obtenu des vins qui n'ont rien à envier aux vins les
plus soignés des autres provinces de la France.
Sans les bornes que nous nous sommes prescrites
dans cet article , nous aurions suivi avec plaisir l'auteur
dans tout ce qu'il dit sur l'amélioration des races des
bêtes à laine , des tanneries , du corroyage , de la mégisserie
, et de la parcheminerie , où il reste beaucoup
de choses à faire. Mais nous ne pouvons nous dispenser
de remarquer avec lui , combien la nouvelle législation
est favorable à l'exploitation des mines , et nous désirons
avec lui que les Piemontais en profitent pour tirer parti
des richesses immenses que leur sol renferme à cet égard.
On pourrait établir des fabriques d'azur avec le cobalt
des vallées de Lanzo . Les mines de fer spatheux pourraient
donner du fer en fonte. On pourrait encore for
444 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
1
mer des manufactures d'alun , puisque le Piémont en
possède tous les élémens . Cette partie du Mémoire , qui
est relative aux mines du Piémont , est du plus grand
intérêt.
Avant de terminer ce court exposé , nous dirons un
mot des objets d'importation propres à être manufacturés
dans le pays . Le coton est de ce nombre. L'auteur du
Mémoire signale avec beaucoup de précision ce qui reste
à faire pour faire fleurir en Piémont ces sortes de manufactures
. Mais ce qui est encore d'une plus grande
importance , c'est l'introduction du coton artificiel , qui
n'est autre chose que le chanvre artistement travaillé à
façon de coton. Depuis que la guerre a fait hausser lė
prix du coton étranger , la fabrication du coton artificiel
est devenue l'objet des spéculations de plusieurs
manufacturiers de l'intérieur , de la Suisse et de l'Italie.
Comment ne pourrait-elle pas réussir dans le Piémont
si riche en matière première , et où cet art éminemment
utile a pris naissance ( 1 ) ? C'est ainsi qu'en tirant parti
de ses ressources le Piémont pourrait diminuer le nombre
des importations , augmenter celui des exportations ,
accroître sa propre richesse et la prospérité générale de
l'Empire .
B.
(1 ) C'est à M. Giobert , membre de l'Académie impériale des
sciences , et professeur de chimie appliquée aux arts , à l'Académie
de Turin , que l'Europe doit cette métamorphose du chanvre.
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS .
FABLES DE M. A. F. LE BAILLY , SUIVIES DU CHOIX
D'ALCIDE , apologue grec , mis en action pour la scène
avec cette épigraphe :
Est quodàm prodire tenùs , si non datur ultra.
ab q
HOR.
SENEQUE paraît s'étonner dans un de ses ouvrages que
les muses latines ne se soient point exercées dans le
genre de l'apologue , et qu'aucun poëte n'ait écrit dans
cette langue émule de la langue des Grecs , des fables à
l'imitation d'Esope : Fabellas quoque et Esopeos logos ,
intentatum Romanis ingeniis opus. Je ne me propose
point d'expliquer ici comment Sénèque a pu faire un
pareil reproche aux poëtes latins , lorsqu'il devait avoir
sous les yeux un des plus parfaits ouvrages qui aient
illustré le siècle d'Auguste des fables pleines de bon
sens , d'élégance et de grace , fabellas ; de charmantes
petites compositions morales à l'imitation d'Esope , Esc →
peos logos , ainsi que le déclarait l'auteur lui-même à la
tête de son livre .
Esopus auctor quam materiam reperit,
Hanc ego polivi versibus senariis ,
Je ne discuterai point les diverses et doctes explications
qu'ont données de cette singulière assertion ou
distraction de Sénèque , Juste-Lipse , Pithou , premier
éditeur de Phèdre , le Père Vavasseur , etc. Ce n'est
point là mon objet , ce n'est point pour cela que j'ai rapporté
le passage de Sénèque . Je voulais observer seulement
que les muses françaises étaient bien à l'abri du
reproche que le philosophe romain faisait aux muses
latines ; on pourrait bien plutôt leur en faire un tout
contraire . Il n'est aucun genre , à la vérité , où elles :
446 MERCURE DE FRANCE ,
puissent se glorifier d'avoir été cultivées avec plus d'hon
neur et de gloire par un de leurs plus chers favoris;
mais il n'en est point aussi où elles aient été plus souvent
attristées par de nombreux et malheureux essais
tentés par d'imprudens imitateurs . Depuis que , par ces
petites compositions d'un ordre en apparence si peu
élevé , d'un genre si simple , un homme simple aussi et
sans prétention , s'était placé , presque sans s'en douter ,
au premier rang de nos premiers poëtes , c'est-à-dire ,
au nombre des quatre ou cinq qui honorent le plus la
langue française , un essaim d'imitateurs , tout en l'appelant
l'inimitable , tentaient pourtant de l'imiter , espéraient
peut-être de le surpasser ; car on ne saurait imaginer
quelles espérances peuvent naître dans la tête d'un
poëte médiocre , et jusqu'où peut aller son ambition. Je
ne sais quel critique , excédé de toutes les fables qu'on
lui adressait de toutes parts en sollicitant ses éloges ,
conjurait leurs auteurs et ceux qui seraient tentés de
suivre leurs traces , d'abandonner cette carrière , de se
tourner d'un autre côté , et de laisser là les fables , leur
protestant avec une humeur assez plaisante que nous en
enavions assez comme cela , et que nous n'en voulions
plus .
Ce critique savait bien qu'on ne l'écouterait pas plus
sur ce point que sur tant d'autres , et que nous n'en
aurions pas une fable de moins . Le conseil , à un peu
d'exagération près , était fort bon cependant; mais il ne
s'adressait point à ceux qui , capables de dérober quelques-
unes des graces de La Fontaine , savent cacher à
demi sous une allégorie simple et naturelle une leçon
utile , une sage morale , embellie par la forme sous laquelle
on la présente , et par les charmes d'une poésie
agréable et facile. Le conseil n'était donc point fait
pour M. Le Bailly, et il eût été vraiment dommage qu'il
l'eût suivi. Nous serions privés d'un fort agréable recueil
de fables , dont quelques-unes même sont excellentes .
1. M. Le Bailly n'ignorait pas au surplus la prévention
défavorable avec laquelle , après tant d'informes essais
doivent être accueillies de nouvelles fables ; il semble
même qu'il ait eu connaissance de la vive incartade du
.
MARS 1811 .
447
८.
critique dont j'ai parlé ; du moins il en met en scène un
qui lui ressemble , et qui débute ainsi brusquement :
Quoi ! des fables encore , et des fables toujours !
L'auteur répond avec sagesse et modération à cette
apostrophe qui manque un peu de l'une et de l'autre ; il
passe en revue ceux qui , après La Fontaine , avaient
encore obtenu quelques succès dans cette carrière difficile,
entr'autres Florian et M. l'abbé Aubert , et par ce
langage de la raison qui conserve toujours quelqu'empire
sur ceux qui n'en sont pas dépourvus , lors même qu'ils
sont le plus prévenus , il ramène le critique à avouer
qu'on peut encore hasarder quelques fables , et se rendre
utile et agréable dans ce genre de composition . Dans
un autre prologue où il rend , de la manière la plus ingénieuse
et la plus délicate , la plus entière justice à
La Fontaine , et se montre , en l'appréciant aussi bien ,
digne d'être l'un de ses disciples , il s'autorise du suffrage
même de son maître , qui parlant de l'apologue
avait dit :
Etce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner .
Avec d'aussi bonnes raisons , d'aussi grandes autorités
, et sur-tout avec son talent , M. Le Bailly est donc
bien justifié d'avoir voulu glaner encore dans ce vaste
champ; il y a moissonné avec succès , et y a fait une
assez belle récolte . Parmi les riches épis que je pourrais
détacher de sa gerbe , je choisirai celui qui fut un hommage
à l'amitié : hommage d'autant plus touchant que
depuis l'ami fut plus malheureux. On sait qu'entre les
fables de La Fontaine , celles qui furent le tribut d'un
coeur sensible , d'une ame reconnaissante , celles qu'il
adressa à Mme de la Sablière , à Mme Harvey , à M. Hervart
ne sont pas les moins intéressantes ; je crois que le
disciple a encore cette ressemblance avec son maître ; je
cite donc avec confiance cette fable qu'il adressa à son
ami M. Bayeux , homme recommandable par ses vertus ,
ses connaissances et son érudition , et qui fut l'une des
malheureuses victimes de la terreur. Pour abréger , je
448 MERCURE DE FRANCE ,
passe le prologue , ou sorte de dédicace , et j'arrive
la fable: quoique l'auteur ait donné à son récit des développemens
assez étendus , j'espère qu'elle ne paraîtra
pas longue au lecteur .
*
L'AIGLE , LA TAUPE ET LE HIBOU.
Certaine Taupe un peu commère ,
Après avoir rêvé mainte et mainte chimère ,
Ditun matin à son réveil :
Je veux enfin voir le soleil
S'il faut en croire le vulgaire ,
On ne peut soutenir son éclat radieux ;
Eh bien ! moi , je l'oserai faire ,
Car j'ai , Dieu merci , de bous yeux.
-Toi ! lui crie un Hibou.-Moi-même .-Es-tu donc folle ?
-Comment ?-Tu n'y vois pas .-Oh ! j'y vois mieux que toi.
Tu radotes , sur ma parole ,
Oserte comparer à moi !
Moi j'observe à mon gré la lune , les étoiles ,
De la plus sombre nuit je puis percer les voiles;
Et l'objet le moins apparent
Ne saurait échapper à mon oeil pénétrant.
Donc c'est à moi de voir l'astre de la lumière .
Quant à toi , pauvre aveugle , hélas !
Rentre au fond de ta taupinière ;
Cet avis t'est donné par l'oiseau de Pallas.
A ce langage magnifique
On voit qu'il avait fait son cours de rhétorique.
Dame Taupe au Hibou fit-elle une réplique ?
L'histoire n'en rapporte rien ,
Mais elle apprend qu'un aigle entendit l'entretien.
Que sans bouger , que sans mot dire
L'oiseau de Jupiter se contenta d'en rire ,
Et j'en conclus qu'il fit très -bien.
Cependant le soleil sorti du sein de l'onde
De l'aurore a séché les pleurs ;
Ilsème l'horizon des plus vives couleurs ,
Et rend déjà la vie au monde.
1
Son char enfin s'élève à la voûte des cieux ,
Etdans sa brillante carrière
Verse un océan de lumière
Dont l'éclat éblouit les yeux.
De
MARS 1811.
De nos rivaux alors que devient la gageure?
Que fait sur- tout maître hibou ?
Ce qu'il fait ? oli vraiment une triste figure !
Il s'évertue en vain pour regagner son trou ;
Notre pauvret quin'y voit goutte,
Au péril de ses jours , va se heurtant en route ,
Tantôt contre un buisson et tantôt contre un mur.
Ah! dit-il , le soleil rend l'univers obscur.
C'était pour un hibou raisonner à merveille.
De son côté la taupe était comme à l'affut ,
Et le soleil présent , attendait qu'il parût .
Au défaut d'yeux, la dame a fine oreille ,
Elle entendmille oiseaux qui de l'astre du jour
Célèbrent enchoeur le retour.
- Où donc est-il? dit la vaine pécore ,
J'ai beau chercher, je ne vois rien
Et pourtant je regarde bien ,
Lanature m'étonne. Elle y songeait encore
Lorsque l'aigle , prenant un essor glorieux ,
Dans son rapide vol s'éloigne de la terre ,
Parcourt les régions qu'habite le tonnerre ,
Et sur l'astre éclatant ose fixer les yeux.
Al'application : de la vérité même
Le soleil est ici l'emblème ,
DEPT
Mais pour un aigle, hélas ! que l'on voit parmi nous
Etde taupes et de hiboux!
JE
LA SEINE
449
cen
et
Un homme plein de connaissances et de goût (1) indiquait
une petite correction à ces deux derniers vers ,
il désirait que changeant seulement la ponctuation et un
seul monosyllabe , l'auteur eût dit :
Mais pour un aigle , hélas , que l'on voit parmi nous ,
Que de taupes etde hiboux !
Il est certain que de cette manière le dernier vers a
plus de mouvement et d'expression ; mais je pense qu'il
n'y aura qu'un sentiment sur le mérite de cette fable , sur
l'esprit du dialogue , sur la peinture des caractères , et
(1) M. Amar , mon confrère à la bibliothèque Mazarine.
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
la vérité du sens moral. Elle est pleine de vers naturels
etplaisans :
Car , Dieu merci , j'ai de bons yeux.
:
Ace langage magnifique ,
On voit qu'il avait fait son cours de rhétorique .
Ah! dit-il , le soleil rend l'univers obscur.
J'ai beau chercher , je ne vois rien
Et pourtant je regarde bien , etc , etc.
M. Le Bailly va publier un second volume ,dont il a
bien voulu me communiquer la fable suivante. Je vais
la citer afin que le public qui connaît le présent que l'auteur
lui a déjà fait , puisse apprécier celui qui lui est
promis et dont il va incessamment jouir.
L'AVEUGLE , LE CHIEN ET L'ÉCOLIER.
FABLE.
Chargé d'une besace , un bâton à la main ,
Cheminait un vieillard , appesanti par l'âge ,
Et qui des yeux encore avait perdu l'usage.
Il allait mendiant sonpain.
,
Un trésor lui restait au sein de la misère
Le meilleur des amis . Qui donc ? était-ce un frère?
Un cousin?.. Non , c'était son chien."
On l'appelait Fideie ; il le méritait bien; הי
Car cet animal débonnaire ,
Parun léger cordon , seulement attaché ,
Conduisait en tous lieux le nouveau Bélisaire ,
Et flairait de cent pas un bienfaiteur caché.
Comme ils passaient près d'un collége ,
Unmaudit écolier , qu'inspire le démon ,
Saisissant un fer sacrilége ,
Du guide officieux vient couper le cordon.
Plante moi là , dit-il , cet homme à barbe grise.
Sois libre et va courir les champs .
Laplace d'un tel homme , avec ses cheveux blancs ,
Està la ported'une église.
!
MARS 1811 . 45г
- Quoi ! répond le chien généreux ,
Trahir ainsi la confiance! "
Laisser à l'abandon un ami malheureux !
Quand il m'a dit cent fois , dans sa longue souffrance
Fidèle sur la terre est mon dernier appui ,
» C'est ana seconde providence . »
Et tu voudrais , méchant , me séparer de lui ?
Qui prendrait soin de le conduire ?
:
:
1
-Que t'importe ? va , fuis . - Non , je n'en ferai rien.
-C'est ton bien que je veux. - Mais tu le veux pour nuire ;
Dans le malheur d'autrui , peut-on trouver son bien?
Aces mots , il retourne au vieillard qu'il caresse ,
Et l'aveugle lui-même , en pleurant de tendresse ,
Au cou du chien joyeux rattache son lien.
En lisant ce trait de Fidèle ,
Qui ne s'écrirapas : l'honnête hommede chien!
J'ajoute : 6 des amis le plus rare modèle!
6
Je hasarderai une légère critique , et j'oserai reprendre
Phonnête homme de chien : premièrement , parce
que c'est une imitation trop exacte , et trop évidemment
calquée sur le saint homme de chat de La Fontaine ; en
second lieu , j'observerai que ce qui plaît dans l'expression
de La Fontaine , c'est l'ironie qu'elle renferme . Le
chat est un tartuffe, il en a les moeurs , le patelinage ,
la perfidie ; tout cela est heureusement exprimé par un
saint homme de chat; mais ici ce n'est point une ironie,
c'est un éloge réel que l'auteur veut donner au chien ,
et cette différence essentielle fait que lors même que
cette expression pourrait être regardée comme originale
et comme trouvée par l'auteur , elle aurait infiniment
moins de charme que celle de La Fontaine. Au surplus ,
la fable est touchante , elle a de l'intérêt , et si le second
volume que nous promet M. Le Bailly en renferme un
grand nombre de ce mérite , il sera très-digne du premier.
C
F.
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE ,
-
OEUVRES DRAMATIQUES ET LITTÉRAIRES ; par M. DE SALES ;
membre de l'Institut de France . Six volumes in-8° .
-Prix , 3o fr . , et 40 fr . franc de port .-AParis ,
chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
S'IL est permis à un homme de lettres , occupé toute
sa vie de travaux sérieux et de longue haleine , de se
dérider quelquefois avec des muses moins sévères , et de
livrer au public les fruits de ses délassemens , il doit
l'être aussi au critique qui en rend compte , de se relâcher,
en les jugeant, de l'austérité des principes, et de ne
pas exercer sur ces productions du second ordre l'examen
rigoureux que comportent toujours et qu'exigent
quelquefois celles du premier.
M. de Lisle de Sales , dont les grands ouvrages philosophiques
et historiques sont suffisamment connus , y a
mêlé de tems en tems des compositions plus légères , et
d'autres qui , sans être moins graves , n'exigeaient pas
par leur étendue la même contention d'esprit. Il les a
d'abord publiés séparément. Il les a retouchés depuis.
Réunis aujourd'hui en six volumes , ils forment une collection
variée , que l'on peut joindre à celle de ses autres
productions .
Les pièces diverses qui la composent ayant déjà paru
en différens tems , il nous suffira d'indiquer ici l'ordre
dans lequel l'auteur les a rangées , et de joindre à ce
simple exposé quelques courtes observations .
La première , après la préface générale , est une Histoire
de la Tragédie , imprimée , pour la première fois ,
il y a plus de vingt ans , sous le titre d'Essai sur la
tragédie par un philosophe. « La philosophie se trouvait
alors par-tout , dit M. de Sales : c'était une monnaie
courante dont on était obligé de se pourvoir , quand on
avait à voyager dans les régions de la haute littérature .>>>
Il ne faut point prendre ceci pour une abjuration actuelle
de la philosophie , mais pour le simple aveu d'une faiblesse
passée . Cela ne veut point dire que l'auteur de la
Philosophie de la Nature ait cessé de regarder comme
MARS 1811 . 453
honorable ce titre de philosophe , mais qu'il est devenu
trop philosophe pour s'en parer.
L'Histoire de la Tragédie reparut dix ans après la
première édition à la tête d'un choix de tragédies françaises
, dont le recueil destiné à s'étendre beaucoup plus
loin , n'est allé guères au-delà de l'âge de Rotrou . Enfin
elle reparaît encore aujourd'hui , revue et travaillée de
nouveau , et même , selon l'expression de l'auteur ,
remise , pour la majeure partie , dans le creuset. Elle
remplit tout le premier volume et la moitié du second.
Un Mémoire sur les tragédies de Médée vient ensuite.
L'auteur avait fait, à vingt ans , une Médée. Il la soumit
au président Hénaut , qui mettant, dit M. de Sales , plus
de goût dans ses conseils que dans ses pièces de théâtre
l'exhorta , pour toute réponse , à lire Andromaque et
Athalie. Mais avant de faire sa Médée , il avait étudié
avec soin les quatre pièces de ce nom qui , dans divers
tems , ont eu de la célébrité , c'est-à-dire , celles d'Euripide
chez les Grecs , de Sénèque chez les Romains , de
Corneille et de Longepierre en France. De cette étude
ou de cet examen était résulté un mémoire qui fut imprimé
en 1780 , et qu'on retrouve ici .
,
La première pièce du Théâtre d'un poëte de Sybaris,
dont c'est ici la troisième édition , occupe , à quelques
pages près , le reste du volume. C'est Psyché au Mont-
Etna , mélodrame en trois actes . Laure et Pétrarque ,
oratorio , remplissent les dernières pages . On sait que
dans ces jeux de son imagination , M.de Sales s'est
donné , sans trop vouloir en être cru sur sa parole , pour
simple traducteur. Nous ne dirons rien sur la manière
dont son poëte sybarite ou lui ont arrangé en mélodrame
le dénouement de la fable de Psyché ; mais l'oratorio
exigerait bien quelques petites réclamations .
La scène grecque avait pour titre Anaïs et Stésicrate ,
et se passait dans une vallée de la grande Grèce , où
était un couvent de jeunes vestales , et à côté un autre
couvent de jeunes gens de Sybaris , retirés du monde
pour échapper à la satiété des plaisirs . On devine ce
qui devait arriver , et c'est précisément ce qui arriva .
Entraduisant cette scène, le sybarite français crut s'aper
454 MERCURE DE FRANCE ,
cevoir qu'elle serait de peu d'intérêt pour nous. « Il lui
parut plus piquant de transporter la scène grecque dans
nos âges modernes , de substituer au petit ruisseau du
Crathis la fontaine de Vaucluse , et de remplacer les
héros un peu obscurs de Stésicrate et d'Anaïs par les
personnages brillans de Pétrarque et de Laure , auxquels
des vers heureux et de chastes amours ont créé une sorte
d'immortalité. n
Voilà qui est fort bien ; mais que représente votre
scène ? Un site sauvage des environs de Vaucluse .-
Ala bonne heure .-Le fond est occupé par deux monastères
, l'un de Bénédictins et l'autre de Bénédictines ,
dont une église commune forme la réunion.-Et quel
est le novice Bénédictin dont vous faites votre principal
acteur ?- Pétrarque.-Et la Bénédictine ? est-ce Laure?
-Non , Laure est fille de la supérieure du couvent , et
élevée dans le couvent même .
En vérité , mon cher confrère , vous me permettrez
de vous le dire ; cela est aussi trop fort , et ce petit
dialogue seul paraîtra plus extraordinaire que votre
oratorio tout entier. Je ne m'appesantirai point là-dessus .
Je vous invite seulement à lire cette vie de Pétrarque en
trois volumes in-4° , dont vous vous moquez un peu
légèrement dans votre Avant-Propos , ouvrage trop volumineux
sans doute , et où l'auteur , l'un des descendans
de Laure , a mêlé de trop mauvaises traductions ou imitations
de Pétrarque , mais plein de recherches les plus
curieuses et les mieux dirigées , sur Laure , que personne
n'avait bien connue avant que l'abbé de Sade eût
écrit , et sur Pétrarque qu'il a appris , même aux Italiens
, à mieux connaître ; sur Pétrarque , non-seulement
auteur de vers heureux , mais l'un des plus illustres restaurateurs
des lettres en Europe , et l'un des premiers
personnages de son siècle. Lisez ces mémoires sur sa
vie , et dites-nous ensuite ce que vous penserez vousmême
de ce double travestissement.
Le troisième volume contient quatre pièces de théâtre.
La Vierge d'Otahiti est la première . Le poëté de Sybaris
avaitfaitune vierge de la Cythère atlantique. Son traducteur
s'est persuadé à lui-même , eta ensuite voulu démontrer
C
MARS 1811 .. 455
dans une préface , que cette Cythère était précisément
Otahiti . Ce léger changement dans le titre en a produit
dans les noms des personnages et dans l'époque de l'actton.
Elle se passe maintenant entre des Otahitiens et
Otahitiennes et des Anglais. Parmi les premiers il y a
force musiciens , et même un Anacreon , qui se nomme
Pulaho , mais qu'on n'appelle point autrement dans la
pièce que l'Anacreon d'Otahiti , et même tout simplement
Anacreon. Tout cela ne nous paraît avoir aucun
inconvénient.
La seconde pièce est Alexandre et Apelle : c'est le
trait connu d'Apelle et Campaspe. M. de Sales est censé
l'avoir traduit sa pièce est en prose , et il ne nous dit
pas si l'original était en vers . Là finit le théatre du
poëte de Sybaris . Son traducteur devient ensuite poëte
original dans la pièce d'Alexandre et Lysippe , où il fait
faire à Alexandre , pour un grand sculpteur , le même
acte de générosité qu'il fait dans l'autre pièce pour un
grand peintre. Il n'y a pas de mal à cela ; on ne saurait
trop multiplier de si beaux exemples : mais cette seconde
action est beaucoup plus développée que la première.
On y voit le philosophe. Callisthène , des généraux
d'Alexandre , des rois captifs. La pièce est en vers de
différentes mesures : plusieurs scènes sont en vers de dix
syllabes , que l'auteur trouve plus convenables au dialogue
ordinaire que les alexandrins . Il appelle , par
distraction , cette sorte de vers dissyllabe , c'est decasyllabe
qu'il faut dire si l'on veut rendre en un seul mot
le nombre de syllabes qui le composent. Un vers dissyllabe
, ou plutôt disyllabe , serait un vers de deux syllabes.
Alexandre est encore le héros d'une troisième pièce ;
mais ici l'entreprise est plus grande et la tâche plus forte ;
c'est une tragédie en cinq actes et en vers . Porus et
Bagoas en est le titre . Pour dire quel en est le sujet , il
faudrait entrer dans une analyse et dans un examen critique
qui s'écarteraient trop de la marche suivie dans le
rešte de cet extrait. Une tragédie , d'ailleurs , est un
ouvrage si important et si difficile qu'on ne peut pas y
appliquer les mêmes procédés qu'à de simples amuse-
1
456 MERCURE DE FRANCE;
"
mens de l'imagination et de l'esprit. Celle-ci est une
pièce à grand spectacle , « originairement demandée ,
nous dit l'auteur dans sa préface , vers la fin du dernier
règne , par un des quatre gentilshommes de la chambre
de Louis XVI , pour être jouée sur le théâtre de la cour .>>>
Le lecteur ne peut manquer d'être curieux de voir comment
un écrivain philosophe avait mis en action , dans
un tel but , Alexandre vainqueur de l'Inde , Porus l'un
des rois vaincus , devenu l'ami et désigné pour être le
vice-roi du conquérant ; l'eunuque Bagoas , tout-puissant
auprès d'Alexandre , voulant perdre Porus et entassant
contre lui les intrigues et les crimes , s'embarrassant
enfin dans ses propres piéges , et s'en punissant de sa
main ; Porus couronné comme vice-roi de l'Inde , et
Alexandre comme roi des rois .
Un intérêt d'amour se mêle encore à tous ces intérêts
politiques ; mais c'est la partie de l'action sur laquelle il
serait le plus difficile de s'étendre ou d'être clair en peu
demots. Raison de plus pour renvoyer à la pièce même
la curiosité du lecteur . !
Ce serait bien autre chose si l'on voulait donner une
idée de l'ouvrage qui suit immédiatement le théâtre ,
espèce de roman historique , politique et philosophique ,
publié d'abord il y a quinze ou seize ans , sous le titre
du Vieux de la Montagne , et qui reparaît ici en deux
forts volumes sous celui de Tige de Mirte et Bouton de
Rose , histoire orientale. Pour faire entrevoir , non le
genre , ni l'intrigue , ni les caractères , ni le style de cette
production singulière , mais seulement les modifications
et les métamorphoses que l'auteur nous dit qu'elle a
subies , il suffit d'en lire le titre entier. « Histoire orientale
, traduite , dans l'origine, sous les yeux d'un Arabe
du grand désert , enrichie aujourd'hui de nouveaux préliminaires
, rectifiée dans toutes ses parties , et augmentée
de six chapitres , d'après le manuscrit précieux de la
Babylone du Nil , ouvrage publié en Europe parl'auteur
de la Philosophie de la Nature .>> On voit que la seule
exposition de l'origine de cet ouvrage , des manuscrits
qui ont été consultés et conférés par le traducteur , de la
rencontre de l'Arabe du grand désert , sous les yeux du-
MARS 1811 .
457
quel la traduction a été faite , etc. forme une assez longue
série de faits , et que l'imagination de l'auteur a déjà eu
de quoi s'exercer dans l'histoire de cette histoire . Ces
vieux cadres sont un peu usés ; il est plus court et plus
simple de n'y pas recourir , et de donner comme de soi
ce qui en est .
Le sixième volume de cette collection est tout-à-fait
différent des autres . Il est rempli d'hommages littéraires
rendus à des noms plus ou moins célèbres , et qui le sont
die diverses manières. Le premier a pour objet La Fontaine
, le second Raphaël ; trois vies littéraires , l'une de
Bailly , l'autre du général Montalembert , la troisième de
Forbonnais , auteur des Recherches sur les finances , sont
coupées par un morceau beaucoup plus court , et qui fit à
sa naissance une sensation plus vive . C'est le discours funèbre
prononcé par M. de Sales aux funérailles d'Armand-
Gaston Camus , garde des archives du corps législatif. Il y
laissa échapper quelques phrases qui excitèrent des murmures
. Pour les soutenir et pour justifier le ton général
qu'il avait pris dans ce discours , il a écrit un Essai sur
la nature et les élémens de l'Eloge , où il déduit et appuie
d'exemples l'idée qu'il s'est faite de ce que doit être surtout
un éloge funèbre . La première condition qu'il y
exige , est que ce ne soit point un éloge . Il pense que l'on
a fait un grand pas en substituant à ce simple titre celui
d'éloge historique , mais qu'il reste à en faire un de plus ,
en ne faisant qu'une histoire de la vie des hommes dont
on veut transmettre la mémoire à la postérité . Le droit
du blâme comme celui de la louange restent alors dans
leur entier ; et ce double droit est , et doit toujours être ,
celui de l'orateur.
Mais , pourrait-on dire à M. de Sales , quels ne sont
point alors les devoirs de cet orateur dont vous établissez
ainsi les droits! Quelles ne doivent pas être en lui et la
justesse du coup- d'oeil , et l'intime connaissance des faits ,
souvent si différens de leur apparence , sur-tout dans des
tems orageux , et l'impartialité éclairée , et l'absence
totale de préjugés , de passion , d'intérêt ! Etes-vous bien
sûr de n'avoir point admis d'autres élémens dans les
jugemens sévères que vous portez et sur Camus et sur
458 MERCURE DE FRANCE ,
Bailly? Mais ces questions en entraîneraient beaucoup
d'autres , et soit la critique , soit même la simple discussion
des principes sur lesquels est fondé cet essai , et de
l'application que l'auteur en a faite dans telle ou telle des
vies littéraires qu'il a écrites , toucheraient inévitablement
à des matières dont il est plus sage de s'abstenir.
GINGUENÉ.
Australien , in Hinsicht der erd-menschen und productenkunde
, nebst einer allgemeinen darstellung des
grossen Oceans , gewæhnlich das südmeer genannt ,
und einen versuch über den werth der seit Anson's
zeit darin gemachten entdeckungen , in bezug auf den
handel und die politik. Von E. A. W. von Zimmermann
; nebst einer neuen karte des grossen Oceans .
Hamburg. 1811. Erster theil.
Description de l'Australie , de ses productions , et des
races d'hommes qui l'habitent; suivie d'un tableau
général du grand Océan , vulgairement appelé mer
du sud , et d'un essai sur l'importance des découvertes
qui y ont été faites depuis Anson , relativement
au commerce et à la politique ; par E. A. W. de Zimmermann
, avec une nouvelle carte du grand Océan .
Hambourg. 1811. Première partie.
Le terme d'Australie, qui signifie seulement choses méridionales
, n'a été que très-rarement employé par des écrivains
français ; et il est tellement vague pour nous , qu'il
est, en quelque sorte , nécessaire d'en donner une explication
précise avant de parler de l'ouvrage qui porte ce
titre. Australasie serait compris par un bien plus grand
nombre de lecteurs ; et cette dénomination , quoique reçue
en géographie , ne répondrait pas encore à l'idée qu'ils
doivent se faire du plan adopté par l'auteur allemand.
Il ne s'annonce pas comme auteur de découvertes nouvelles
, dans la rigoureuse acception du mot; mais il vient
offrir au public un tableau général de toutes celles qui ont
été faites jusqu'à ce jour dans une partie de notre globe à
peine connue. Doué de cette constance laborieuse , de cet
esprit de recherches qui distinguent si éminemment les
MARS 181r. 459
tsavans de l'Allemagne , M.de Zimmermann a rassemblé
et confronté toutes les relations des voyageurs qui ont parcouru
les régions objet de son travail ; il a scrupuleusement
vérifié leurs observations , et corrigeant les erreurs
des uns à l'aide des lumières fournies par les autres , il est
parvenu à rédiger une géographie , aussi complète que
possible , de la cinquième partie du monde. Il est tems
que l'on s'accoutume à désigner par ce nom toutes les
terres et les îles qui ne peuvent , sans un abus manifeste ,.
être attribuées aux quatre parties spécifiées dans la nomenclature
dont on a fait usage jusqu'ici .
L'immense étendue d'eau répandue sur le globe se partage
en trois divisions principales : la mer Atlantique , la
mer des Indes , et celle qui , connue vulgairement sous le
nomde mer du Sud ou Pacifique , seraitplus convenablement
désignée par celui de grand Océan. En le supposant
compris seulement entre le détroit de Behring , d'une part ,
et la Nouvelle-Hollande et le cap Horn , de l'autre , c'està-
dire , abstraction faite des deux mers polaires , il présente
une surface de 2,834,000 milles géographiques , ce qui fait
plus d'un quart de la superficie totale de la terre. Lamultitude
presqu'innombrable de grandes et de petites îles
dont cet Océan est parsemé détermina , il y a plus de cent
cinquante ans , le géographe portugais J. Dos Baoros à
donner à cette partie du globe le nomde Polynésie , (plusieurs
îles ). Cette portion de la Polynésie qui s'étend au
sud de l'Asie a été spécialement appelée Australasie ou
Notasie (1 ) . Voici l'étendue que lui assigne M. de Zimmermann
: il serait superflu de faire observer aux personnes
familiarisées avec l'étude de la géographie moderne
que ce savant n'est point parfaitement d'accord , à cet
égard , avec les auteurs anglais et français , pas même avec
⚫ceux de son pays. Quoi qu'il en soit , il donne pour limites
septentrionales de l'Australasie les îles de Paxaros , Ulva ,
Roco-Partida , ou ci-devant îles incertaines , et les îles
Sandwich ; de là iltire une ligne qui passe par les Carolines
etlapartieméridionale des îles des Larrons , puis , par les
détroits de Pitt et de Watson, jusqu'à la pointe occiden-
(1) Le savant président de Brosses , frappé de la grande impropriété
des noms usités en géographie , proposa , ily a plus d'un demisiècle
,ceux qui sont admis aujourd'hui ; mais il avait été prévenu
par les Portugais , comme on vient de le voir.
-
1
460 MERCURE DE FRANCE ,
tale de la Nouvelle-Guinée ( le cap Fischerman) ; cette
ligne se dirige ensuite vers la partie ouest de la Nouvelle-
Hollande ( Hartog'sroad ) , et , courant le long de toute
cette côte jusqu'à la mer Antarctique , elle embrasse la
terre de Diemen , la Nouvelle-Zélande et toute la portion
de l'Océan comprise sous cette latitude , d'où remontant
au nord , elle passe par l'île de Pâques , et vient se terminer
à la terre de feu .
Dans la première des cinq grandes zônes dans lesquelles
l'auteur divise l'Australie , c'est-à-dire , depuis le 30° jusqu'au
10º degré de latitude septentrionale , il range les îles
incertaines : la position et même l'existence de quelquesunes
d'entr'elles sont encore douteuses . Viennent ensuite
les îles Sandwich , au nombre de treize. La plus apparente
est Owhi-hi (celle où le capitaine Cook futtué) ; les navigateurs
la reconnaissent de loin à ses montagnes élevées ,
mais aplaties . Les productions principales sont l'arbre à
pain et les racines d'arons ou tarro; le cochon et le chien
sont les seuls animaux qui servent à la nourriture. Les
femmes passent avec raison pour moins belles que les Otahitiennes
; leurs traits se rapprochent trop de ceux des
hommes. Ces insulaires surpassent tous ceux de la Polynésie
en activité et en industrie ; et, malgré les préventions
que peut inspirer contre eux le massacre de l'illustre Cook ,
onestobligé de reconnaître chez eux une espèce de prévenance
envers les étrangers. La population totale des îles
Sandwich peut s'élever à400,000 ames . Les îles des Lar
rons (ou Marianes ) forment une chaîne de 16 à 19 îles ou
îlots dontGuam est la plus importante. Les natifs offrent
une race d'hommes vigoureux et bien faits , remarquables
par leurs cheveux longs et lisses ; leur nombre est excessivement
diminué depuis la découverte.
L'on remarque d'abord dans la seconde zône (depuis le
10º degré de latitude nord jusqu'à l'équateur) legroupe
des îles Mulgraves qui occupent un espace de II degrés
environ. Les habitans , de couleur cuivrée , se distinguent
par leurs longues chevelures , leurs belles dents et une
grande intelligence. Les Carolines ( ou Nouvelles -Philippines)
forment le seul groupe d'îles dans le grand Océan ,
dont l'existence n'ait pas été révélée à l'Europe par des
Européens . Les quadrupèdes y sont inconnus ; en revanche
, lamer offre aux naturels une extrême abondance de
poissons ; ils pêchent la baleine avec succès . Les îles
Pelew, dont la principale est Babel-Thou-Ouk , présentent
MARS 181 . 461
:
de vastes forêts et des vallées délicieuses. On y a trouvé
un gouvernement monarchique et une noblesse héréditair.
e Laplupartdes guerresysontmaritimes; les naturels
sont de moyenne taille , mais musculeux et bien conformés.
* La troisième zône ( de l'équateur au 12º degré de latitude
méridionale ) comprend premiérement les Marquises , et
*celles-ci deux divisions : l'une au sud , et l'autre au nord
qui n'a été découverte que long-tems après . La beauté des
naturels tient de l'idéal : on trouve parmi eux des Adonis
et des Hercules ; les femmes n'y sont pas moins ravissantes.
Tous les voyageurs avaient représenté jusqu'ici les
habitans des îles Marquises comme doux , légers et adonnés
au plaisir : les derniers navigateurs russes , au contraire ,
prétendent qu'ils sont cruels et anthropophages . L'on connaîtmaintenant
huit des îles qui composent l'archipel de
Sainte- Croix ( Santa-Cruz ); les natiſs ont lapeau olivâtre;
ils sont hardis , industrieux , et bons agriculteurs . La Nouvelle-
Géorgie , ou terre des Arsacides , ou enfin îles de
Salomon , offre un mélange évident de deux races d'hommes.
L'une est couleur de cuivre rouge , avec des cheveux
crépus ; l'autre est d'un jaune brun , avec des cheveux
lisses. Les deux sexes vont tout nus. Ils sont sauvages et
intrépides. La Nouvelle-Irlande , le Nouvel-Hanovre , et
la Nouvelle-Bretagne formaient vraisemblablement jadis
unseul pays; les productions y sont les mêmes. Les habitans
sontyapous ou nègres ; leur peau est presque noire ,
leur caractère traître et féroce. Les îles de l'Amirauté sont
gouvernées aristocratiquement; elles ont été souventdécrites.
La Louisiane est un groupe considérable d'île découvertes
par Bougainville : leurs habitans et leurs productions
sont encore peu connus. La Nouvelle Guinée est , pourła
grandeur , la seconde contrée de l'Australie : elle surpasse
fAllemagne en étendue , puisqu'elle a 13,000 milles carrés
de superficie. On y remarque différentes espèces d'hommes
, parmi lesquelles dominent les nègres , et les Haraforas
, sauvages les plus féroces qui existent.
Dans la quatrième zône ( du 12º au 30º degré de latitude
méridionale) se présente d'abord l'île de Pâques qui forme
P'extrémité orientale de l'Australie, et le point le plus rap
proché de l'Amérique . L'archipel du sud contient une
vingtaine d'îles reconnues jusqu'ici , mais sur lesquelles
on a aussi peu de renseignemens positifs que sur l'archipel
dangereux de Bougainville. Des calmes plats , une mer
sans fond , des rescifs à fleur d'eau y exposent le navigat
469
MERCURE DE FRANCE ,
teur à des périls continuels . Le plus remarquable , ou du
moins le plus célèbre des groupes d'îles du grand Océan ,
est celui des îles de la Société , parmi lesquelles se distinque
cette fameuse Otahiti , dont les nombreuses descriptions
semblent appartenir plutôt aux féeries qu'à l'histoire
naturelle . Les îles des Navigateurs ont environ trois degrés
et demi d'étendue ; la nature leur a également prodigué
tous ses bienfaits . Le nombre des îles des Amis s'élèverait
jusqu'à cent cinquante , si l'on y comprenait plusieurs îlots
ou rochers ; leur nom est une espèce d'hommage rendu
par les Anglais aux qualités sociables des naturels . Les
les Fidgi et Bligh sont trop peu connues . L'archipel des
Nouvelles-Hebrides renferme trente-sept îles , outre quelques
îlots ; le territoire en est fertile , et la population nègre;
on y trouve une quantité de produits volcaniques . La
Nouvelle-Calédonie , découverte par Cook , est une grande
ile de 325 milles allemands carrés . Le bon caractère des
naturels a été vanté par les Anglais ; les Français , au contraire
, les dépeignent comme d'impudens voleurs et , de
plus , comme des anthropophages . Le terroir en est géné
ralement stérile.
La cinquième zone , indépendamment de quelques petites
îles , contient la Nouvelle-Zélande , la Nouvelle-Hollande,
et la grande île de Van-Diemen. La première est
composée de deux îles dont la superficie , de 4291 milles
allemands , égale à-peu -près celle de l'Angleterre et de
l'Ecosse . Les naturels sont féroces et anthropophages . L'île
de Van-Diemen est de forme presqu'ovale : sa surface est
de 1150 milles carrés . Mais la contrée principale de toute
l'Australie est incomparablement celle qui reçut le nom si
impropre de Nouvelle- Hollande . Elle offre une vaste surface
de 150,380 milles carrés ( le mille à 15 au degré ) ;
elle ne cède donc que de peu en grandeur à l'Europe , dont
la superficie peut être évaluée de 160 à 170 milles .
Il est facile de concevoir , dit l'auteur , qu'un pays d'uns
telle immensité doit offrir une grande variété de climats .
Si la nature non organisée y est généralement assez semblable
à ce qu'elle est dans les autres parties du globe , la
nature organisée présente une suite de faits entiérement
neufs . Les règnes animal et végétal comprennent des espè
ces qui semblent appartenir à une création toute particu
lière . Les naturels de la Nouvelle-Hollande , comme ceux
de l'île de Van-Diemen , tant par les traits de la figure que
par la couleur , appartiennent à la race nègre ; mais , ajoute
MARS 1811. 463
M. de Zimmermann , il faut remarquer que ces nègres
australiens se divisent eux-mêmes en plusieurs branches
distinctes . Par exemple , ceux de l'intérieur ont les jambes
et les bras plus longs que ceux qui habitent les côtes ; ces
derniers se rapprochent beaucoup du singe , quant à la
conformation extérieure , il n'est pas rare même d'en rencontrer
frappés d'une sorte d'imbécillité , qui tient de la
brute. Ils n'en sortent que pour se livrer à des accès de
fureur presqu'incompréhensibles . Toute idée d'un créateur ,
et conséquemment d'une religion , leur est absolument
étrangère . Les efforts que l'on a faits pour pénétrer dans
l'intérieur de la Nouvelle -Hollande n'ont abouti qu'à proue
ver que cette vaste partie du globe est à -peu-près déserte .
Tel est , en raccourci , l'immense tableau que présente
la première partie de l'ouvrage de M, de Zimmermann :
elle est enrichie d'une carte qui , pour l'étendue et la précision
, autant que pour la netteté de la gravure , surpasse
toutes celles des mêmes contrées qui ont paru tant en
France qu'en Angleterre .
L. S.
-
VARIÉTÉS .
-
en prose .
SPECTACLES . Théâtre Francais . Les Deux jeunes
'Amis , comédie nouvelle en trois actes ,
Nous serions fâchés que la chute de cet ouvrage fit plus
de bruit dans ce journal que dans le monde . Les Deux
jeunes Amis n'avaient point été annoncés et prônés longtems
d'avance ; ils ont fait leur entrée au théâtre presque
incognito ; il est vrai qu'on les en a fait sortir d'une manière
un peu tumultueuse , mais personne n'en a plus
parlé deux jours après . Il faut traiter avec indulgence des
morts assez modestes pour n'avoir témoigné aucune envie
de ressusciter , et dans la nécessité où nous sommes de
constater leur décès , nous tâcherons au moins d'abréger
leur nécrologie . Les deux héros de la pièce sont deux jeunes
gens nommés Carle et Félix , et dont l'auteur , fidèle à la
Toi si mal interprétée des contrastes , a mis les caractères
en opposition . Félix est fort gai , fort léger , d'une activité
qui frise l'intrigue ; Carle est tout sentimental . Leur amitié
est d'une perfection presque chimérique ; mais , chose
assez singulière , c'est l'étourdi Félix qui dans la pièce en
fait tous les frais . Son ami Carle est amoureux , et c'est
464 MERCURE
DE FRANCE ,
!
Félix qui se met en mouvement pour le rapprocher de sá
belle qui , je crois , se nomme Belle , tandis que Carle
gémit . Une bonne action , dit le proverbe , est toujours
récompensée , et comme cela est encore plus vrai au théâtre
que dans le monde , Félix , en poursuivant Belle pour le
compte de son ami , rencontre une Blanche dont il devient
amoureux , et qu'il poursuit en même tems pour son
compte particulier . Belle et Blanche vivent ensemble chez
un vieillard nommé Gandolfe , père de l'une et tuteur de
l'autre . Gandolfe aime la musique ' , et Félix se fait présenter
chez lui
suite de scènes dont nos lecteurs devinent sans doute que
un peintre italien . De là résulte une
par
le dénouement se fait par un double mariage , mais dont
les spectateurs n'ont pas voulu écouter le développement .
Ils ont trouvé sans doute que l'intrigue n'était point assez
vive pour une pièce d'intrigue , les caractères assez forts
pour une pièce de caractère , la gaîté assez franche pour
une comédie , le style assez brillant pour le théâtre français
. Peut-être ailleurs l'auraient-ils écoutée avec indulgence
, mais sur le théâtre de Molière ils ne l'ont pas
laissée arriver à la fin . Tout le monde , au reste , est d'accord
sur les louables intentions qui percent partout dans
cet ouvrage . Un journaliste présume , dans le compte qu'il
en a rendu , que l'auteur a sûrement en lui de quoi se
dédommager d'une vaine fumée de gloire qui produit bien
moins de bonheur que d'inimitiés , et nous nous rallions
de tout notre coeur à cette bienveillante conjecture . M.
Seconde lettre de l'un des Rédacteurs du MERCURE à ses
confrères , sur l'Opera seria , précédée de quelques observations
sur la réponse de M. Y. , insérée dans le numéro
précédent.
París , 5 mars 1811 .
1
Je vous avais adressé , messieurs , selon ma promesse ,
une seconde lettre ; vous reçûtes en même tems une réponse
de M. Y. à la première ; ne pouvant les insérer
toutes deux , vous avez préféré la sienne ; cela était juste ;
et quoique l'a-propos de ma lettre souffre de ce retard , je
n'ai pas le droit de m'en plaindre. ! -
Je m'étais flatté qu'il ne pouvait plus y avoir de guerre
musicale ; j'avais tort ; en voilà une ouverte , si je le veux ;
voilà un gant jeté ; il ne tient qu'à moi de le relever ,
mais c'est précisément ce que je ne ferai pas . Mon intention
* །
C
S
a
C
MARS 1811. 465
tention très-pacifique était de réparer une omission que
les amateurs reprochaient à notre Journal , et de parler de
l'Opera seria italien , sans mêler dans cette affaire l'Opéra
français ; cette intention est toujours la même , et si M. Y.
veutbien le permettre , je me bornerai à la remplir .
,
Je sais très-bien , et sa lettre le prouve , qu'il existe
- toujours à Paris un assez bon nombre de personnes qui
croient qu'il n'y a au monde rien de supérieur au grand
Opera français ,
pour l'effet musical , le plaisir des yeux pour elut de
l'oreille et croient avoir entendu la plus belle musique de ).
l'univers et la mieux chantée , quand le spectele adint
par unde ces ballets admirables , qu'en effet on ne voit qu
Paris ; je sais qu'il y existe beaucoup d'oreilles que le fon
flement continu de quatre-vingts instrumens à cordesh
vent , et de percussion , pendant trois heures , et Value
inégale , quoique bravement soutenue , de trois ou quatre
malheureuses voix humaines contre cette masse invincible
desons , ne blessent pas. Je sais ..... beaucoup d'autres
choses encore , mais que je ne pourrais dire ici sans renoncer
à la première intention que j'ai eue , et où je veux
me renfermer.
qui prennent souvent l'effet des scenes LA
SEINE
Je dirai seulement que quand M. Y. ne serait qu'un de
ces bons Français-là , il devrait se récuser lui-même lorsqu'il
s'agit de l'Opéra italien , et que dans un Journal où
tous les arts sont équitablement appréciés , il convient
qu'un spectacle tout différent , le soit d'après ses propres
données , non d'après les idées et les principes du spectacle
dont il diffère. Voyant qu'aucun de nous ne se présentait
pour remplir ce devoir , je m'y suis offert , et j'ai
commencé par relever deux traits qui m'avaient paru sortir
du ton que nous nous prescrivons généralement , en parlant
des productions des arts ; voilà tout.
De tout tems , quelques Français ont dit sur l'Opéra
italien tout ce que M. Y. dit dans sa lettre , sans que l'Italie
se soit dégoûtée de ce spectacle , et sans qu'elley ait voulu
substituer rien qui ressemblât au nôtre. Ce n'est pas une
raison pour nous de l'adopter exactement tel qu'il est ;
aussi, en se présentant sur un de nos théâtres , a-t-il subi des
modifications plus ou moins nécessaires , et plus ou moins
heureuses . Doit-on le juger et en parler après ces modifications
, comme si on ne les y avait pas faites ?
M. Y. persiste à vouloir que l'on rie à l'Opéra sérieux ;
il en excepte clairement les gens qui bâillent ; il est prêt à
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
les faire entendre en justice pour affirmer le fait ; je ne
demanderai point cette enquête. Le hasard aura fait qu'aux
six représentations que j'ai vues , rien de pareil ne se soit
passé autour de moi , ni à la portée de mes yeux : à la
bonne heure : pourvu que je sois aussi heureux aux représentations
suivantes , dans une salle aussi bien remplie et
où je n'ai point de place fixe , je suis content .
Il veut aussi que pour décider si l'Opera seria enrichit ,
ou appauvrit , ou, comme je l'ai dit simplement, indemnise
le théâtre de l'Odéon , l'on ne calcule pas seulement la
recette , mais la dépense ; réflexion fort juste assurément ;
je m'en rapporte à cet égard à MM. les directeurs ; mais
je
me souviens d'un tems où j'étais à portée de faire cette
balance pour l'Opéra français ; je sais fort bien quel en
était le résultat , et je ne crois pas que les choses aient
beaucoup changé .
Enfin , M. Y. cite l'autorité d'Addison contre la musique
qui ne plaît qu'à l'oreille et ne dit rien à l'esprit. Je
suis tout-à-fait de l'avis d'Addison sur ce point , sans
reconnaître cependant son autorité en musique. Je n'oublie
point les dates , et je demande à M. Y. la permission
de les lui rappeler. C'était en 1711 qu'Adison se moquait
à Londres de l'Opéra italien . Il avait donné , sans succès ,
en 1707 , à Drury -Lane , son opéras anglais de Rosamond,
mis en musique par un Anglais . Ce théâtre avait voulu se
relever en 1708 par d'autres opéra anglais , mais avec des
airs italiens parodiés de Scarlatti et de Bononcini. L'Almahide
fut le premier opéra italien composé et chanté à
Londres par des Italiens . Ce fut en 1710 , sur le théâtre
deHay-Market. Handel arriva en Angleterre la même année,
et donna , sur le même théâtre , son premier opéra italien
(Rinaldo ) , en février 1711. Le succès en fut prodigieux ,
et les intérêts du théâtre de Drury-Lane en souffrirent. Or
c'était Richard Steele , intime ami d'Addison , qui était
entrepreneur de Drury-Lane ; il est aisé de voir , d'après
ces seules dates , si c'est à ce que Richard Steele et Addison
écrivaient en mars 1711 sur l'Opéra italien , qu'il
faut s'en rapporter pour bien juger de ce spectacle.
Il y a d'ailleurs précisément un siècle qu'ils écrivaient
ainsi : croit- on que l'Opéra italien soit resté le même depuis
cent ans , que les drames extravagans qui existaient
alors ressemblassent à ceux d'Apostolo Zeno et de Métas
tase; et que la musique de Scarlatti , de Bononcini , même
de Handel , fût précisément la même chose que celle de
MARS 181I . 467
Jomelli , de Trajetta, de Piccinni, de Sacchini , de Cimarosa
, de Païsiello ou de Paër.?
Le N° 18 du Spectateur , où se trouve le passage cité
par M. Y. , n'est pas le seul on Addison se soit donné
carrière sur l'Opéra italien ; qu'en faut-il conclure ? L'historien
de la musique , le docteur Burney , va nous l'apprendre..
« La haute réputation , dit-il , dont M. Addison jouissait
comme écrivain , fit que l'on admit long-tems ses
plaisanteries et ses raisonnemens , et qu'on les regarda
comme sincères ; mais outre qu'il manquait de connaissances
en musique , et même de goût pour cet art , son
amitié pour Richard Steele , entrepreneurpatenté du théâtre
national , le chagrin qu'il conservait de la chute de sa
Rosamond , et celui qu'il avait à chaque nouvel Opéra
italien de voir la foule s'y porter , tandis que Drury-Lane
restait désert , suffisent pour tout expliquer..... Si nous
réunissons toutes ces circonstances , nous attribuerons une
partie de la sévérité du Spectateur à l'ignorance en musique
, une autre à la mauvaise humeur , et le reste au
préjugé national et à l'esprit de parti en faveur de notre
théâtre domestique . A general history of music , etc.
vol. IV, page 227.
Après ces légères observations , messieurs ( et je désire
bien sincérement que ce soient les dernières ) , je vous
prie d'insérer purement et simplement la seconde lettre
que je vous adressai la semaine dernière , et à laquelle je
ne veux rien changer.
Paris , 26 février 1811 .
IL faut , Messieurs , dire d'abord quelque chose du drame
de Pirro , ou du moins du sujet de la pièce et des changemens
qu'elle a dû subir pour être admise sur notre scène.
L'auteur , quel qu'il soit , n'est pas , à beaucoup près , un
Métastase ; en fût-il un , il serait encore impossible que le
drame le plus parfait de ce grand poëte lyrique fût donné à
Paris sans des réductions considérables . Il n'est pas question
d'en dire ici la cause ; mais c'est un fait d'oùl'on devra
toujours partir si l'on veut naturaliser parmi nous ce spectacle.
Troie est prise ; c'est à Troie et dans les champs phrygiens
que la scène se passe. Pyrrhus ,fils d'Achille, reçoit
sur son trône l'hommage et les voeux de l'armée grecque ;
Polyxène , fille de Priam , Darès ; prince phrygien , à qui
Gg 2
468
MERCURE DE FRANCE ,
elle est promise , Climène , princesse du sang des Atrides, qui était destinée à Pyrrhus , Ulysse , chargé par les Grecs
d'exiger que Polyxène soit sacrifiée sur le tombeaud'Achille,
entourent le trône. Pyrrhus se lève et déclare qu'il choisit
pour épouse cette même Polyxène que la Grèce a proscrite. Cette déclaration met à la fois en mouvement les intérêts
divers de tous les personnages. Ces intérêts se développent
pendant tout le premier acte. Pyrrhus , malgré les obstacles
qu'on lui oppose , persiste dans son choix. Polyxène aimait
Darès , elle devrait haïr Pyrrhus; mais le choix qu'il a fait
d'elle la flatte , la gloire de ce prince l'éblouit , et Darès
est oublié. Ulysse réclame en vain au nom de la Grèce :
Pyrrhus le brave , le menace. Ulysse a recours à la ruse , à la trahison . Climène et lui , mettent le poignard à la
main d'Hélénus , frère de Polyxène , et l'engagent à venger
sur Pyrrhus la mort de son père Priam. Hélénus va porter
le coup , Polyxène arrive , accourt , désarme son frère. UlyssePaccuse d'avoir voulu frapper Pyrrhus du poignard
qu'elle tient à la main. Plutôt que d'inculper son frère , elle se laisse accuser elle-même. Pyrrhus croit qu'elle n'a
feint de l'aimer que pour lui tendre un piége; il renonce à
elle , et consent à apaiser par son sang l'ombre d'Achille
Telle est la fin du premier acte , dans lequel on n'a guère
faitd'autres changemens , quant au fil de l'action , que de
la resserrer par la suppression de quelques scènes : il en a été fait de plus forts dans la musique , comme nous le
verrons bientôt .
Dans le second acte les changemens sont tels qu'en suivant
le livret de Paris , on perd souvent de vue la partition
italienne. La comparaison de l'un avec l'autre serait toutà-
fait inutile , bornons-nous donc au livret de Paris . Ulysse
suit ses projets et promet à Climène de lui rendre le coeur
de Pyrrhus . Polyxène se prépare courageusement à la
mort; Darès plaint sa destinée ; il veut la sauver quoiqu'infidèle;
témoin de la ruse employée par Ulysse , il veut la
dénoncer à Pyrrhus . Polyxène s'y oppose; ce serait la perte de son frère; elle aime mieux mourir. Que Darès l'oublie,
qu'il l'abandonne à son malheureux sort. Darès consent à
la perdre , à la voir l'épouse d'un autre , à tout , pourvu
qu'elle vive . Le théâtre change et représente au fond le
tombeau d'Achille. Pyrrhus y vient seul. L'amour et la
pitié combattent encore dans son coeur , mais la vue de co
tombeau lui rappelle ses devoirs : persuadé de la trahison
de Polyxène , il ne doit plus la défendre; il consent à la
:
MARS 1811 . 469
t
voir mourir.... Elle arrive , elle vient s'offrir volontairement
àlamort ; mais qu'il sache qu'elle est innocente , qu'Ulysse
l'a trompé , qu'elle l'aime , qu'elle n'a contr'elle que son
malheur. Il paraît douter encore. Polyxène au désespoir
veut se tuer elle-même. Pyrrhus lui arrache le poignard; il
ne peut supporter l'idée de voir couler son sang. Il croit
tout : il l'aime plus que jamais ; il la défendra contre la
Grèce entière : il la rassure et la console par les plus tene
dres expressions de l'amour. Ulysse arrive à la tête des
Grecs; il attend la victime; il ose vouloir s'en saisir. Pyrrhus
l'arrête , continue à rassurer Polyxène, l'emmène enfin
avec lui , aux yeux des Grecs , et en menaçant Ulysse de
toute sa fureur. Le théâtre change encore; un lieu solitaire
dans les champs phrygiens conduit à la mer. Pyrrhus y
entraînePolyxène, et la conduit vers ses vaisseaux. Effrayée,
tremblante , accablée de fatigue , elle succombe et s'évanouit.
Pyrrhus implore les Dieux pour cette innocente vic+
time ; elle revient à elle , et reprend assez de forces pour
suivre Pyrrhus . Ils marchent vers les vaisseaux. Le grand
prêtre des Grecs, Calchas , paraît , suivi des sacrificateurs,
Les Dieux attendent la victime. Si elle tarde encore , Ilion
renaîtra de ses cendres , pour exterminer ses vainqueurs.
Polyxène demande la mort , elle s'élance au milieudes sa
crificateurs qui l'emmènent. Pyrrhus va rassembler ses
soldats; il empêchera cet affreux sacrifice ; on veut du
sang; le sang va couler, et , s'il le faut , celui de Calchas
même.
L'acte continue, au lieu que dans la partition , le second
finit et le troisième commence. Le reste de l'action diffère
totalement. On se retrouve devant le tombeau d'Achille .
Polyxène y est amenée par les prêtres et les sacrificateurs .
La mort est sa seule espérance ; elle peint dans un air
agité les mouvemens de son ame. Ulysse et une partie
des Grecs entourent l'autel. Polyxène s'en approche. Рус
thus paraît à la tête d'une autre partie de l'armée ; des deux
des deux
parts , on crie aux armes. Le tonnerre gronde ; l'autel
iremble. Calchas s'avance. Il annonce que les Dieux ne
veulent point que le sang des Grecs soit versé par les Grecs
mêmes ; mais que Pyrrhus doit renoncer à Polyxène ,
qu'elle doit accepter la main de Darès , Pyrrhus donner la
sienne à Climène , qu'à ce prix Polyxène peut vivre , et
que les Dieux sont satisfaits . Toutes les volontés cèdent à
la volonté des Dieux : et les deux hyménées qu'ils ordonnent
ramènent la paix.
470 MERCURE DE FRANCE ,
1 Voilà , Messieurs , quelle est en abrégé la marche de ce
drame , qui n'est ni bonne ni beaucoup plus mauvaise que
celle de quelques opéras français qu'on nous a donnés pour
bons . Pirro fat joué , pour la première fois , en 1787 sur le
grand théâtre de Naples . La musique était la meilleure que
Païsiello eût faite dans le genre sérieux : le rôle de Pyrrhus
était chanté par le célèbre David , ceux de Darès et de
Polyxène par un soprano et une primadonna du plus grand
talent, les décorations et les habits magnifiques : le succès
fat prodigieux. Il a été remis depuis peu d'années sur le
même théâtre . M. Crivelli y a succédé à David, et ce qui
n'est pas toujours la même chose , il l'y a remplacé. C'est
sur-tout dans cet opéra qu'il s'est acquis la brillante etjuste
réputation dont il jouit. Il ne pouvait débuter dans un rôle
plus favorable. Sa voix est belle , sonore, flexible ; sa prononciation
nette etparfaitement accentuée; son chant d'une
très-bonne école ; sa figure expressive et théâtrale ; son
port et sa démarche nobles ; ses gestes peut-être un peu
multipliés , mais accompagnés d'une certaine grâce et d'une
mollesse que je préférerais à la roideur et aux moulinets
perpétuels de quelques-uns de nos acteurs les plus applaudis.
Ilme paraît enfin que comme acteur chantant , il
serait difficile de trouver mieux , et qu'en Italie même il
est rare d'être aussi bien .
Un Opera seria , dont le principal rôle soit écrit pour
une voix de tenor, est aussi fort rare en Italie. On sait que
jusqu'à présent , un premier soprano et un second , une
prima donna et une seconde , avec un seul tenor presque
toujours chargé d'un rôle secondaire , ont constitué ce
genre de spectacle , singulier , sans doute , et qu'il nous
est fort permis de ne pas trouver bon pour nous sous cette
forme , mais qui avait un puissant attrait pour l'Italie entière
, puisqu'il s'y est conservé si long-tems , et qu'il s'y
conserve encore.
,
Dans la partition italienne , le rôle de Darès est rempli
par un soprano ; il l'est , sur notre théâtre , par un second
tenor , M. Guglielmi , dont les moyens sont un peu
faibles , mais dont la méthode et très-bonne et qui l'a
puisée à l'excellente école de son père. Je ne sais sì madame
Festa avait chauté en Italie dans l'Opera serias
mais elle y est charmante en France. Le rôle original de
Polyxène était fait pour une voix toute différente de la
sienne . Les deux airs qu'elle avait à chanter , l'un an premier
acte , l'autre au second , sont deux grands airs de
MARS 1811 . 471
:
:
:
bravoure , où pouvaient briller sans doute , sur-tout dans le
dernier , la voix la plus étendue et le talent le plus consommé
d'une virtuose ; mais les deux airs de Cimarosa
que Me Festa y a substitués , l'un plein de douceur et de
grace , l'autre d'une expression vive et pathétique , mieux
assortis à ses moyens naturels et acquis , le sont mieux
aussi à l'intérêt de son rôle et à nos goûts . Du reste , elle
est parfaitement bien dans ce rôle ; elle y occupe la scène
pendant la plus grande partie de la pièce. Son expression
est aussi juste et aussi vraie que son chant est pur , et il est
bien à remarquer , qu'à la fin d'un rôle si long et si fatigant
, elle ne paraît pas , non plus que M. Crivelli, éprouver
la moindre fatigue , et que leurs beltes voix sont aussi fraîches
à la fin qu'au commencement. Mlle Goria , dans le
rôle de Climène , n'a conservé qu'un air de la partition ;
il est agréable , et elle y est toujours applaudie. La voix si
grave et si pleine de M.Angrisani, qui joue le rôle d'Ulysse ,
fait un très-bel effet dans tous les morceaux d'ensemble .
On regrette qu'il ne chante pas au moins un air. Dans la
partition , son rôle est écrit pour un contr' alto . La transpositio
position en est facile. On lui avait conservé un air assez
beau : Quando le Argive schiere , qui était reporté du premier
au second acte , et qui y était d'autant mieux placé
qu'il donnait à Pyrrhus et à Polyxène le tems d'arriver du
lieu où est le tombeau d'Achille , à celui qui représente
une solitude conduisant à la mer . Rien n'empêcherait
qu'Ulysse adressât , comme il le devait faire , cet air mi-
Titaire à ses soldats. On entendrait avec plaisir la belle
basse-taille de M. Angrisani , et même la vraisemblance
théâtrale y gagnerait .
,
Ceci nous conduit , Messieurs , aux dispositions et aux
changemens qui ont été faits dans la musique à ce qu'elle
est en elle-même , et à la manière dont elle est exécutée.
Ce sera , si vous le permettez , le sujet
lettre.
de
Agréez mes salutations les plus sincères.
ma troisième
GINGUENÉ .
POLITIQUE.
TOUTES les fêtes quise préparaient à Vienne pour l'anniversaire
de l'Empereur ont été ajournées au moment où on
apprendra l'heureuse délivrance de l'Impératrice des Français.
La nation montre le plus grand zèle pour venir au
secours du gouvernement autrichien et pour l'amélioration
des finances . De toutes parts on envoie des contributions
volontaires . La Bohême et la Moravie ont déjà payé quatre
millions par anticipation sur leurs contributions. L'état de
l'armée , réduit conformément à la dernière organisation ,
donne les résultats suivans : infanterie , état complet ,
100 mille hommes ; état présent , 66,520. Cavalerie, état
complet , 30,720 hommes ; état présent, 25,920. Total
général des troupes de ligne , 130,720, dont 92,440 sous
les armes. Tous les militaires français qui étaient au service
de l'Autriche , rappelés par leur gouvernement, quittent
ce pays , et sont dirigés sur Strasbourg; leur dépôt
général est à Passau. Un dépôt semblable est établi à
Willach pour l'armée d'Italie. L'amnistie , pour les militaires
, estprolongée jusqu'au 1 juillet 1811. Les archiducs
Antoine , et Palatin de Hongrie , sont venus de Bude à
Vienne. La tenue de la diète hongroise paraît encore ajournée.
Les commissaires fautrichiens saxons et russes ,
ont terminé le travail important et difficile des limites respectives
.
,
Rien n'annonce que les négociations ouvertes entre les
armées belligérantes sur le Danube laissent quelqu'espérance
de succès . Les événemens militaires n'ont pas repris
leurs cours , mais il paraît qu'ils ne sont que suspendus.
Le Grand-Seigneur n'a pas approuvé la proposition qu'on
lui avait faite de retirer le camp du grand-visir de Schumla
jusqu'aux environs d'Andrinople. Il restera dans sa position
actuelle , ety sera d'autant plus à l'abri de tout danger,
que les routes sont entièrement impraticables. Ilane
se passe donc rien de nouveau aux armées . La Porte a fait
publier que les Russes ont attaqué la petite fortesse d'Aniskoi
sur la frontière de la Géorgie , et qu'ils ont été repoussés
avec une perte de trois mille hommes. On continue sans
interruption , tant sur mer que sur terre , les préparatifs
MERCURE DE FRANCE , MARS 1811. 473
pour la campagne prochaine. S. H. a donné elle-même
l'ordred'augmenter le nombre des ouvriers à l'arsenal , afin
que la flotte soit prête à mettre à la voile vers la mi-avril.
Il arrive beaucoup de matelots des îles de l'Archipel. Des
firmans sont aussi expédiés pour la levée des troupes asiatiques
, et l'on renouvelle le bruit que le Grand-Seigneur se
mettra lui-même à la tête de son armée au printems prochain.
La tranquillité règne toujours dans la capitale ; elle
est bien pourvue de vivres . L'Egypte est aussi tranquille.
La sortie des grains est toujours prohibée. Cette défense
s'exécute avec une telle rigueur , que le chargé d'affaires
d'Angleterre , M. Canning , n'a pu obtenir qu'avec une
peine extrême d'acheter les provisions de farine nécessaires
pour la flotte anglaiseſqui est dans la Méditerranée.
Ily a plus ; des bâtimens anglais qui exportaient secrètementdes
grains ont été saisis , et malgrétoutes les représentations
faites à la Porte on n'a pu obtenir leur délivrance .
Relativement à la Servie, la gazette de Presbourg annonce
que 500Russes sous les ordres d'un lieutenant-colonel sont
entrés à Bellegrade; ils n'ont pas occupé la citadelle , mais
une partie de la ville qui est fortifiée. Cet événement a été
annoncé aux habitans par une proclamation de Czerni-
Georges. Dans les provinces illyriennes l'organisation française
est complétement achevée .
Legrandduc de Francfort continue par ses ordonnances
etpar l'adoption de lois et de réglemens conformes au système
français de resserrer de plus en plus les liens qui
attachent ses états à l'Empire français . Munstera été déclaré
partie intégrante de cet Empire; le général Hédouvile, commissaireà
cet effet , en apris possession. Dans les Anséatiques,
toutes les autorités civiles et militaires ont prêté sermentàla
nouvelle commission du gouvernement. Lelandaman
de Suisse a invité plusieurs magistrats des cantons de
Berne , Zurich et Fribourg à se rendre auprès de lui pour
conférer sur des objets d'une haute importance; il est question
d'une diète extraordinaire. Une lettre de l'Empereur
Napoléon au landaman , renfermant les expressions de ses
dispositions amicales et l'assurance de sa protection constante
, aproduit en Suisse la plus vive sensation .
Naples jouit de la plus profonde tranquillité , et le gouvernement
est tout entier livré aux soins de Fadministration
intérieure. Cette belle capitale n'ajamais été visitée
par un plus grand nombre d'étrangers de distinction. Les
courses au Vésuve et à Pompeia sont nombreuses et fré
quentes. ARome, le Carnaval est extrêmement brillant .
474 MERCURE DE FRANCE ,
les détails pourraient en être agréables , mais en voici
deplus intéressans sur les soins qu'on prend dans la seconde
ville de l'Empire pour que les précieux restes de l'antiquité
qui l'embellisent ne soient pas perdus pour sa gloire et
pour les générations futures .Depuis que Rome est française
le génie des arts a vu rallumer son flambeau : si l'on ne
peut rendre à Rome ses monumens antiques , du moins
on restaure ses ruines , on les dégage , on les consérve , et
elles seront encore debout pour l'orgueil du. Romain et
l'admiration de l'étranger ..
« Ilya à peine un an , écrit-on de cette ville , qu'on
voyait encore le bétail paître sur l'ancien Forum , et se
frotter contre les colonnes du temple de Jupiter. Tous les
temples qui environnent le Forum étaient encore à moitié
ensevelis , et leurs ruines servaient d'appui à de chétives
mâsures . En un mot, les monumens les plus intéressans de
la grandeur et de la magnificence de l'ancienne Rome
étaient couverts de décombres, d'herbes et de broussailles .
Maintenant le temple de la Concorde reparaît dans, toute
sa beauté, et dégagé des misérables húttes dont il était
chargé . Les trois belles colonnes du temple de Jupiter-
Tonnant sont entiérement découvertes ; le mont Capitolin
n'offre plus comme auparavant un aspect dégoûtant; il a été
converti en un jardin agréable . On a enlevé du milieu du
Forum deux maisons qui le déparaient, et la vue est entiérement
libre depuis le Capitole jusqu'à l'arc de triomphe
de Titus , ce monument qui rappelle le souvenir de tant de
grands-hommes . Les trois colonnes qui restent encore du
temple de Jupiter Stator , ainsi que le beau temple d'Antonin
et de Faustine qui est vis-à-vis , sont à découvert. Des
monceaux de terre et de décombres couvraient le tiers du
Colisée; on a creusé autour de ce majestueux édifice un
fossé large de dix pieds ; déjà l'on découvre les plus basses
arcades de ce monument gigantesque , et dans quelques
mois ce travail immense sera terminé. On y occupe tous
les jours 400 ouvriers de toute âge , qui naguères ne rougissaient
pas d'aller , couverts de haillons , mendier à la porte
des églises et mettre les passans à contribution . Pendant
les jours pluvieux , ils travaillent dans les galeries intérieures
du Colisée , qui formeront bientôt une promenade
couverte , unique dans le monde entier.
M On travaille, aussi aux temples de la Fortune virile et
de Vesta , et on a enlevé les bâtimens intermédiaires. Ces
deux édifices , chefs -d'oeuvre d'architecture du tems d'Auguste
, doivent , autant qu'il sera possible , être remis dans
MARS 1811 . 475
leur ancienne forme. L'intervalle entre le mont Capitolin et le Colisée , qui offre trois arcs de triomphe et les restes de six temples , sera converti en un jardin public; de belles allées, couvertes conduiront d'une ruine à l'autre ; l'arc de triomphe de Septime-Sévère servira d'entrée à ce jardin qui comprendra la voie Sacrée et aboutira au Colisée. Une double rangée d'arbres conduira de l'arc de Constantin à la voie Appienne , et de-là par l'arc de Janus au Forum . Ce chemin sera praticable aux voitures , et beaucoup plus agréable pour les dames romaines que l'ennuyeux Cours
du pape Jules:
Les papiers anglais d'une date récente font mention d'un arrangement entre le Danemarck et la Suède , qu'ils regar- dent comme avantageux à ce dernier pays . Il ne tiendra pas auDanemarck,dit le Times , que les relations commer- ciales de la Suède et de l'Angleterre n'éprouvent aucune interruption , attendu qu'il sera bien difficile qu'un bâti- ment suédois allant en Angleterre on en venant , ne se trouve compris dans quelqu'un des cas prévus par le décret
de Copenhague. Voici ce décret : 1. Tous les bâtimens suédois qui sont détenus en raison de ce qu'ils n'auront pas été munis d'un connaissement
, seront relaçlıés sans autre
formalité. 2. Aucunbâtiment suédois , arrêté seulement parce qu'il était destinépour
un port anglais , mais qui sera muni d'autorisation
du gouvernement
suédois , de même qu'aucun bâtiment - suédois revenant
actuellement
d'Angleterre , chargé de sel , ou qui retourne sur son lest , ne sera ni détenu , ni condamné.
3. Les bâtimens suédois qui ont fait voile pour l'Angleterre avant
que la déclaration de guerre ne fût connue au port suédois d'où ils
ont été expédiés, ne pourront être détenus, encore moins condamnés .
4. Un bâtiment suédois ne peut être condamné simplement pour avoir fait usage de licences anglaises.
5. Les bâtimens suédois soupçonnés d'avoir profité d'une escorte anglaise , ne peuvent être condamnés sans les preuves les plus incontestables
. On dit que le bureau de commerce de Londres a résolu d'accorder des licences pour l'importation des grains et autres denrées ( à l'exception des huiles , des eaux-de- vie , des homards et du stockfisch) , de tous les ports de la Norwège , de la Suède et du Danemarck , situés hors de laBaltique et non soumis au blocus , sur des bâtimens por- tant un pavillon quelconque , excepté celui de France ou celui des Etats qui sont dans sa dépendance immédiate. L'issue des négociations
avec l'Amérique est connue ; elle est tout autre que ce qu'on attendait. Le marquis de Wellesley , dit le Times , a donné ung
476 MERCURE DE FRANCE ,
1
réponse décisive à certaines questions catégoriques qu'avait
faites le ministre américain sur les principaux points de la
discussion ; cette réponse portait : que S. M. britannique
ne consentirait point à abandonner son droit de rechercher
à bord des vaisseaux américains ( marchands , nous présumons)
les matelots anglais ; qu'elle ne ferait aucun changement
ni modification au système de blocus , et ne retirerait
ses ordres du conseil que lorsque les décrets de
Berlin et de Milan auraient été révoqués de fait. Nous nous
expliquerons quelque peu sur ce sujet.
> Nous avons constamment maintenu le principe , et
nous ne voyons aucune raison pour nous en départir aujourd'hui
, qu'un pavillon neutre ne donne point une évidence
suffisante de la neutralité de la cargaison . Si donc
le pavillon ne peut couvrir la marchandise , encore moins
doit-on permettre qu'il couvre les personnes d'hommes
qui appartiennent à l'une ou l'autre des puissances belligérantes
, et de dépouiller leur patrie des droits inhérens
qu'elle a à réclamer leurs services. C'est l'ancien droit maritime
des nations .
Quant au second point , nous ne pensons pas ( que
ceci ait été ou non discuté dans nos conseils ) que nous
ayons le droit de déclarer une place en état de blocus , si
nous n'avons pas réellement une force en station qui en
rende les approches dangereuses; mais nous avons le droit
denous emparer de tout vaisseau neutre portant pavillon
neutre , faisant le cabotage ou commerce côtier de l'ennemi,
que nous ayons déclaré ou non la côte en état de
blocus .
>>Finalement , le but précis de nos ordres du conseil
était de forcer l'ennemi à révoquer ses injustes décrets,
nousne devons conséquemment révoquer ceux-là qu'après
le rappel de ceux-ci ; mais peut-être encore paraîtrait-il
bienrigoureuxde prendre à la lettre le sens des argumens
employés parun negociateur américain envers un français,
pour obtenirde la France de plus grandes concessions ,
et de tirer de ses argumens la preuve que l'ennemi n'a
fait aucun changement à ses édits oppresseurs. Ceux qui
ont intérêt de s'occuper de cette matière sauront ce que
nous voulons dire .
»Dans sa correspondance avec M. Turreau , M. Smith
dit, qu'il n'était résulté pour les Etats-Unis aucun bien
notable de la révocation des décrets de Berlin et de Milan ,
combinée comme elle l'a été inopinément avec un changementdans
le système commercial de la France qui touche
MARS 1811 ! 477
de si près l'Amérique. Nous pensons qu'il nous faut des
témoignages plus évidens que ceux que nous fournissent
ces argumens et d'autres semblables, des preuves moins
récusables de la continuité d'exécution des décrets deBerlin
et de Milan. M. Smith avait intérêt de parler légèrement
de tout ce que l'on avait obtenu de la France , afin d'èn
extorquer davantage..
L'Alfred ajoute :
« Il paraît que M. Pinkney n'attend plus que son audience
de congé , et qu'il se prépare à retourner en Amérique
sur la frégate l'Essex ; les conférences auxquelles
faisait allusion le discours des lords commissaires au parlement
( discours du régent ) sont terminées , et les minis
tres persistent à maintenir les ordres du conseil; Napoléon,
au contraire , paraît adopter un système de conciliation
envers les Américains. Hier , on a reçu à Londres
un décret qui admet dans les ports de France toute espèce
de production des Etats-Unis , à la réserve du tabac."
M. Pinkney a eu en effet son audience de congé du
prince régent , mais M. Perceval a répondu à une question
que lui a faite M. Whitbread au parlement , que quoique
M. Pinkney ait eu son audience de congé , il laisse à Londres
un chargé d'affaires pour suivre les négociations , et
qu'un ministre plénipotentiaire va partir pour les Etats-
Unis.
Des nouvelles plus récentes des Etats-Unis ont fait connaître
à Londres les dernières dispositions des Américains .
L'acte de non-importation a été remis en vigueur par un
bill passé à la majorité de 75 voix contre 35. Vous êtes
actuellement chargés de toute la responsabilité , écrit- on à
cet égard de New-Yorck à Londres , c'est à vous de voir si
vous rapporterez les ordres du conseil , et si vous aimez
mieux entretenir l'amitié et le commerce ou les anéantir
tous les deux. Pour emprunter encore le langage du Courier,
nous dirons voilà le langage d'un véritable Américain;
l'Angleterre voit qu'elle ne peut empêcher chaque
nation d'avoir le sien, d'avoir le sentiment de ses intérêts
et de sa dignité , et c'est vainement sans doute qu'elle
envoie auxEtats-Unis son ministre plénipotentiaire M. Forster;
ce qu'il faut leur envoyer , c'est le rapport des arrê s
du conseil , sur la date desquels les Anglais affectent tou -
jours de se tromper. Mais ce sur quoi ils ne sont nullement
dans l'erreur , c'est la situation plus que critique de leur
commerce. Ici il n'y a pas lieu à de vaines déclamations ;
un seul fait suffit; au seinde cette capitale , dominatrice
478 MERCURE DE FRANCE ,
1
des mers , arbitre du commerce du monde , qui bloque à
son gré tous les ports du continent , qui règne sur l'Inde ,
prétend asservir l'Amérique , et ne connaît pas plus de
bornes à son ambition qu'à son avidité , an sein de ce parlement
, arbitre de si hautes destinées , un comité est nommé
pour faire une enquête SUR LA NATURE ET LES CAUSES DE LA
DETRESSE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE.... L'Alfred fait
suivre cette triste déclaration d'une ligne de points d'exclamation
, flatteuse pour le ministère. Le Travellers va
plus loin, il examine l'état des relations anglaises actuelles :
il trouve le continent fermé , et ne faisant plus de demandes
, l'Espagne et le Portugal ne donnant pas un débouché
pour les marchandises , mais épuisant l'Angleterre
par les sacrifices qu'ils exigent ; l'Amérique apportant des
tributs coloniaux en baisse sur les marchés de Londres et
de Liverpool , l'Amérique méridionale ne donnant aucun
espoir de consommation et de débouché. Dans cet état de
choses , on conçoit qu'on appelle à grands cris la formation
du comité , et l'on est de l'avis de M. Coke s'élevant dans
la chambre des communes contre l'extension du monopole
, et demandant que l'on rende aux campagnes épuisées
des bras inutiles dans des ateliers devenus déserts..
Puisqu'il est question, dans ce qu'on vient de lire , de négociations
et de démarches diplomatiques , nous croyons
mettre ici à sa place ladéclaration importante pour le com
merce qui vient d'être publiée par le Moniteur. On y lit
sous la date Paris , 7 mars , l'article suivant :
,
Le sieur Labouchère négociant d'Amsterdam , a
obtenuun passeport de la police pour se rendre à Londres
pour les affaires de son commerce. De là le bruit s'est répandu
qu'il y avait des propositions de paix avec l'Angleterre.
Nous sommes autorisés à démentir ces bruits. Il n'y
a aucuns pourparlers entre les deux gouvernemens ; et il
ne peut y en avoir , tant que subsistera l'administration
actuelle anglaise , dont les principes , guerre perpétuelle ,
sont connus de toute l'Europe. Le voyage de M. Labouchère
est relatifà ses affaires personnelles : il ne peut donc
influer en rien sur les transactions commerciales.n
Unemalle de Lisbonne est arrivée apportant des gazettes
et des lettres jusqu'au 11 du courant .
La partie de l'armée espagnole qui était sous les ordres
de Ballasteros , est presqu'entiérement détruite ou prise .
Les dernières dépêches de lord Wellington ont appris que
3000 hommes de ces troupes avaient été faits prisonniers
dans Olivença. Depuis il paraît que Ballasteros avait marMARS
1811 . 479
ché sur la rive gauche de la Guadiana , dans le dessein de
faire embarquer 3000 hommes àAvamonte pour Cadix .
Afin de couvrir cet embarquement , il avait pris une position
à Castilegos où il a été attaqué par la division Gazan ;
il a été battu et rejeté sur l'autre rive de la Guadiana , après
avoir éprouvé une grande perte ; on dit qu'il avaitlaissé son
artillerie et sa cavalerie à Paymoza , qui est situé sur la
rive gauche de cette rivière ; elles ne purent par conséquent
se retirer avec lui ; elles ont été prises . Le sort du corps
qui est à Ayamonte ne sera peut-être pas meilleur; rese
serré entre les rivières du Guadalquivir et de la Guadiana,
sa seule chance de salut est dans l'arrivée des bâtimens qui
doivent les prendre à bord .
LaRomana a été remplacé par Castanos , les Anglais en
tirent un augure peu favorable . Les assiégés de Cadix ne
font aucun mouvement. Les cortès et la régence perdent
chaque jour de leur popularité. Sur le Tage , le général
Béresford a pris une position sur la rive méridionale pour
empêcher les Français de s'avancer par la route d'Elvas.
Le maréchal Masséna a jeté des ponts sur le Tage , de sorte
que si Béresford fait un pas en avant , il est coupé . L'armée
anglaise à Lisbonne , resserrée de plus en plus et manquant
de communications , commence à ressentir beaucoup de
privations . La formation de l'armée du Nord d'Espagne
paraît avoir anéanti leurs dernières espérances; déjà en
Catalogne le rétablissement de l'ordre se fait sentir; depuis
la retraite d'Odonnel les insurgés sedivisent et se séparent.
Le général Baraguay-d'Hilliers a pris toutes les mesures que
la circonstance exigeait. Une amnistie a été publiée . Chaque
jour les bandes rentrent dans leurs foyers , et s'y organisent
en gardes civiques .
Les troupes qui sont en Irlande et qui devaient partir
pour le Portugal ont été contremandées . Les affaires de ce
pays continuent à donner la plus vive inquiétude au gouver
nement ; les assemblées de catholiques sont sur-toutl'objet
de cette inquiétude qui ne se manifeste encore par aucun
acte offensif , mais par une surveillance extraordinaire qui
ressemble trop bien à un commencement de persécution.
Dimanche dernier , il y a eu audience diplomatique et
présentation à la cour des Tuileries ..
S. M. a reçu les députations des Colléges électoraux du
Finistère , des Hautes-Pyrénées , et de Rhin-et-Moselle :
S. M. a répondu à la députation du Finistère :
« J'agrée vos sentimens . La vraie cause des malheurs
» qu'a éprouvés la marine , vient de la perte des hommes
480 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
> précieux que la France a faite dans les guerres civiles qui
> ont déchiré sur-tout la Bretagne et le Poitou. Aussitôt
⚫ que cela me sera possible ,j'irai à Brest. Mais la puissance
de mes peuples est telle , que dans quatre ans j'au-
> rai plus de cent vaisseaux de haut bord et deux cents
> frégates . Les matelots de l'Adriatique , comme ceux de
la Baltique , viennent déjà rivaliser avec mes Bretons et
>mes Provençaux , de zèle et de courage , pour contribuer
> à la libération des mers , qui est non-seulement l'intérêt
> de monEmpire , mais aussi de toutes les autres nations
du monde . "
Acelle des Hautes-Pyrénées :
« J'ai vu avec intérêt votre département. J'agrée les sen-
> timens que vous m'exprimez . Dans peu d'années , six
> grandes routes traverseront les Pyrénées , et seront favorables
à votre industrie . ,
Acelle de Rhin-et- Moselle :
«Je vous remercie des sentimens que vous m'exprimez.
■ Je suis satisfait de l'esprit qui anime les habitans de votre
» département. »
PARIS.
S...
S. M. l'Impératrice, qui approche très-heureusement du
terme de sa grossesse , ne sort plus en voiture; mais dans
ces derniers jours , par un tems superbe , elle s'est promenée
sur la terrasse des Tuileries . L'affluence était trèsconsidérable
, et l'Impératrice a pu lire sur toutes les physionomies
les sentimens d'espérance et de joie que sa présence
inspirait . Le pavillon dit de Marsan est destiné aux
enfans de France .
- On annonce comme certaine l'élévation du palais de
Rome sur les hauteurs de Chaillot , en face du pont d'Iéna
etde l'Ecole Militaire .
-La ville de Paris doit offrir à S. M. un berceau en
vermeil , chef-d'oeuvre de ciselure etd'orfévrerie, exécuté par
MM. Thomire etOdiot , sur les dessins de M. Prud'hon .
-Le ministrede l'intérieur a pris toutes lesdispositions
nécessaires pourle transit le plus facile et le plus sûr des
cotons du Levant; tous les obstacles ont été levés. Cette
déclaration doit faire une vive et heureuse sensation dans
le commerce .
Lettred'un négociant d'Amsterdam , àM. L..... , membre du parlement
d'Angleterre. Chez Delaunay , libraire , au Palais-Royal.
DEP
TALE
ZINE
MERCURE
5.
CEN
DE FRANCE
N° DIV. - Samedi 16 Mars 1811 .
POÉSIE .
FRAGMENT
D'un poème inédit sur la guerre de Troie , imité
de QUINTUS DE SMYRNE ( 1 ) .
LES femmes d'Ilion , du haut de ses remparts ,
Admiraient les exploits de la fille de Mars .
Quel exemple pour nous ! leur dit Hippodamie ,
De l'illustre Antenor épouse enorgueillie.
Le Troyen chaque jour affronte le danger ,
Et sa femme , avec lui , craint de le partager !
Le coeur de nos époux est-il plus magnanime ?
Non , non , le même feu , le même air nous anime ,
Et nous pouvons , comme eux , combattre à leurs côtés ,
Pour nos enfans , pour nous , pour nos divinités .
Croyez-moi , la nature , à demi libérale ,
N'a point doué nos corps d'une force inégale.
De la lance et du glaive osons charger nos mains;
N'attendons pas qu'ici des vainqueurs inhumains
(1) Ce poëme , en quatorze chants , sera bientôt livré à l'impression.
Hh
1
482 MERCURE DE FRANCE ,
Anos bras désarmés prépatant des entraves ,
Impriment sur nos fronts l'opprobre des esclaves;
Qu'ils disposent de nous , comme d'un vil butin
Qu'on entraine à sa suite en un climat lointain .
Avant que de subir une telle infamie ,
Que la clarté du jour à nos yeux soit ravie !
Hé! ne vaut- il pas mieux endosser le carquois ,
Et de Penthésilée imiter les exploits ?,
Est-ce pour son pays , pour ses dieux domestiques ,
Qu'en ce moment des Grecs elle brave les piques ?
Non , c'est pour Ilion , pour un prince étranger ,
Qu'elle vole aux combats , ardente à nous venger .
Et nous ! lâches témoins de sa gloire immortelle ,
Agémir dans ces murs nous bornons notre zèle .
Nous voyons , sans vengeance , expirer nos époux.
O femmes ! répondez : quelle est celle entre vous ,
Qui n'a pas sur son sort des larmes à répandre ?
L'une a perdu son frère , une autre pleure un gendre.
Celle-ci voit changer en funèbres cyprès ,
Des pompes de l'hymen les augustes apprêts .
Déplorable cité ! chaque combat t'enlève
Tes plus braves soldats moissonnés par le glaive.
Depuis neuf ans entiers l'inexorable sort
N'étale sous nos yeux que des scènes de mort .
Mourons donc , si tel est le parti qui nous reste ,
Mais qu'à nos ennemis notre mort soit funeste !
Quedis-je ! le destin nous doit plus de bonheur.
Des fils d'Assaracus secondons la valeur ;
Nos efforts réunis vont fixer la victoire .
Le peuple , en revoyant nos fronts couverts de gloire ,
Ases libérateurs décernera des prix ;
Dans les fastes sacrés nos noms seront inscrits ,
Etnous partagerons la pompe triomphale .
Hippodamie a dit : de tous côtés s'exhale
Un murmure flatteur , indice du succès .
On admire à l'envi le plus beau des projets .
Ale réaliser chaque femme s'apprête .
Déjà d'un lourd cimier l'une ombrage sa tête ,
L'autre d'un javelot charge son faible bras
Toutes n'invoquent plus que le dieu des combats.
Loind'elles sont épars les fuseaux , les corbeilles.
,
MARS 1811 . 483
Auretour du printems , telles sont les abeilles ,
Lorsque de ses rayons l'astre brillant du jour
Commence à réchauffer leur humide séjour.
Attiré par l'émail dont la terre est couverte ,
Le peuple ailé s'échappe , et la ruche est déserte.
Des guerrières ainsi l'essaim a défilé.
Sur leurs immenses gonds les portes ont roulé,
Etdans l'excès d'ardeur dont la phalange est pleine
Ses pas impatiens déjà touchent la plaine .
La sage Théano , qu'instruisent ses vieux ans ,
De cet enthousiasme arrête les élans .
Où courez -vous ? dit-elle , ô femmes insensées .
Voulez-vous des Grecs même exciter les risées ?
Du feu qui vous séduit l'imprudente chaleur
De nos concitoyens va combler le malheur.
En sortant de ces murs quelle est votre espérance?
Que ferez- vous sans force et sans expérience?
Vous allez succomber à l'horreur des combats .
En vain vous vous flattez d'affronter le trépas ,
Le mépris de la mort suffit- il au courage ?
Avez-vous fait des camps le rude apprentissage ?
Je frémis des périls qui vont vous entourer ;
Le Grec attend sa proie , et va la dévorer.
Nos bras ne furent point formés par la nature
Pour soutenir un glaive et le poids d'une armure.
Laissez à l'amazone , à la fille de Mars ,
La noble ambition de sauver nos remparts .
Dès ses plus jeunes ans , aux travaux endurcie ,
Elle égale en valeur les héros de l'Asie .
Attaquer dans les bois les ours , les sangliers ,
Lutter dans une arène , ou dompter des coursiers ,
Tels sont les jeux hardis où se plait sa jeunesse .
Mais vous , tendres agneaux , qu'a bercés la mollesse ,
Sachez vous contenter d'un triomphe plus doux.
Gouverner vos maisons , complaire à vos époux ,
Voilà votre destin , vos plaisirs , votre gloire .
Le ciel pour les héros enfanta la victoire ;
N'enviez point leur force , et leur male fierté ;
Si Mars a la valeur , Vénus a la beauté.
Dans vos foyers déserts rentrez , chères compagnes ,
Déjà les Danaens , chassés de nos campagnes ..
Hh2
484
MERCURE DE FRANCE ,
Sepressent entumulte autour de leurs vaisseaux;
L'amazone a vaincu : remettez en faisceaux
Ces arcs , ces boucliers , ces lances inutiles,
Dontlepoids accablant courbe vos corps débiles.
Le combatva finir , et vos époux vainqueurs
Vont rentrer inondés de sang et de sueurs.
Qu'au retour désiré , chaque femme attentive
Leurprodigue les soins d'une tendresse active.
Qu'ils trouventapprêté le bain réparateur
Quides corps fatigués ranime la vigueur.
Triste effet des combats ! des blessures cruelles
Réclament le secours des mains les plus fidelles.
C'està vousde guérir ou d'apaiser leurs maux ,
L'esclave ne doit point approcher des héros.
Allez donc à l'instant , ne faites point attendre
Ces soins officieux de l'amour leplus tendre.
Apeine Théano finissait de parler ,
Etdéjàdans la foule on les voit s'écouler.
Rougissantes de honte , et versant quelques larmes ,
Elles baissent les yeux, vont déposer leurs armes ,
Et retournent ensuite à leurs premiers travaux.
Tel grossi tout-à-coup le plus doux des ruisseaux
Allait de tous côtés répandre les ravages ;
Un rayon du soleil écarte les nuages ,
Et bientôt dans son lit le ruisseau renfermé
Reprend , paisible et pur , son cours accoutumé.
Par M. DE LA POIX FRÉMINVILLE.
A M. J. N. BOUILLY ,
Le lendemain de la première représentation de la Belle
au bois dormant.
QUAND Sedaine expira , Thalie inconsolable
Crut ne pouvoir le remplacer :
Elle pleurait sur-tout ce naturel aimable ,
Que l'art en vain s'efforce à retracer.
Bouilly parut , et son aurore
Annonça le jour le plus beau.
Mikeli , Sévigné , Florival , Théodore ,
Promirent au théâtre un Sedaine nouveau.
MARS 1811 . 485
:
Saplume brillante et facile
Nous offrit hier soir un ouvrage enchanteur ,
Etla muse du Vaudeville
Ajoute à sa couronne une nouvelle fleur.
La fée a perdu son empire;
Onne craintplus le terrible géant :
Et cependant on aime encore à lire
Le touchant oiseau bleu , la Belle au bois dormant.
De Peau-d'Ane autrefois la douce souvenance
Charma le seul auteur qu'on n'ait pas imité.
Si Perrault plut à notre enfance ,
Bouilly nous rend sa grâce et sa naïveté.
O chantre heureux d'une folie ,
D'un Zoïle impuissant méprise la fureur:
Ton talent aussi noble , aussi pur que ton coeur ,
Est àl'abri du tems et de l'envie .
P. HÉDOUIN , élève en droit.
ENIGME .
ADAM , des humains le premier ,
Comme ses descendans , y compris le dernier ,
Meduivent l'existence ,
Les dons et l'abondance .
Iln'est sans moi rien de délicieux ,
Ni monde , ni dames , ni dieux.
Ami de la cadence
C'est par moi que la danse
Commence en tout pays .
Quoiqu'habitant du paradis ,
Le diable en tête m'entraîne .
Achaque jourde la semaine,
(Et c'est bien là le plus sorcier )
Sans qu'il faille qu'on en retranche
Un seul d'entr'eux , je suis dans le calendrier ;
Depuis lundi jusqu'à dimanche .
Naguère on me voyait aussi ,
Nonobstant sa longue tirade ,
Depuis le jour de primidi ,
Jusques au jour de la décade.
S........
486 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811)
LOGOGRIPHE.
Je suis dans mes neufpieds un objet adoré ;
Dans trois j'embellis la nature ;
Dans six , craint ou chéri je dois être honoré ;
Dans un nombre pareil je plais dans la coiffure.
Pour me trouver , ami lecteur ,
Nomme l'objet le plus cher à ton coeur.
DE MORTEMARD , lieutenant-colonel.
CHARADE .
Les lois , laprobité, défendent monpremier ,
La coquette avec art déguise mon dernier ,
Et le dieu de Cythère est souvent mon entier.
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est le Jeu de l'Oie.
Celui du Logogriphe est Village , dans lequel on trouve : vills,
age, galle, gille et ile.
Celui de la Charade est Charmante.
SCIENCES ET ARTS .
MÉMOIRE SUR UNE NOUVELLE MACHINE A PLONGER , APPELÉE
TRITON , précédé de quelques notions historiques sur
ce sujet , par FÉDÉRIC DE DRIEBERG . De l'imprimerie
de P. Didot , rue du Pont-de- Lodi . M. DCCCXI .
DEPUIS long-tems l'ambition de l'homme ne s'est pas
contentée du domaine de la terre , et en attendant qu'il
puisse former un établissement dans quelque nouvelle
planète , il a voulu conquérir de nouveaux élémens : les
airs ont été traversés au grand étonnement des oiseaux
qui ne s'attendaient pas à des concurrens ; mais cette
prise de possession n'était guère que pour la forme , et
l'aéronaute a bientôt reconnu qu'au lieu d'y être le
maître il y serait toujours maîtrisé . La conquête des eaux
date deplus loin , elle est un peu plus sûre , mais elle nous
a coûté beaucoup de monde , et encore n'est - elle guère
que superficielle ; car presque tous les efforts qu'on a
faits pour acquérir le fonds ont eu tant d'inconvéniens
et si peu de réussite , qu'on ne saurait trop s'étonner des
audacieux qui osent y revenir .
Le perfectionnement graduel qu'on observe depuis
quelques siècles dans les arts , les sciences , et les combinaisons
de tout genre , devait s'étendre jusqu'au procédé
de l'art du plongeur , et la somme_toujours croissante
des épreuves faites , ainsi que des lumières acquises
sur cet objet important , doit donner de jour en
jour des espérances plus fondées de voir plus de plongeurs
revenir sur l'eau . On en pourra juger par le mémoire
que nous annonçons , où M. le baron de Drieberg
essaie d'écarter du plongeur tous les périls qui ont
pu l'intimider jusqu'à présent ; et , en effet , quel service
cette profession ne pourrait-elle pas rendre à toute
T'humanité , si les expériences n'étaient pas si courtes et
le danger si évident !
M. le baron de Drieberg , occupé , avant tout , d'un
intérêt qu'aucun autre ne balance , la conservation des
hommes , ne pouvait mieux s'adresser , pour arriver à
488 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811: \
son but , qu'à l'un des amis les plus ardens et les plus
éclairés de l'humanité , M. Koreff , dont la science
atteste de profondes études , en même tems que sa jeunesse
promet de longs services ; tous deux ont médité ensemble
sur l'insuffisance des précautions qui , jusqu'à ce
jour, ont été conseillées aux plongeurs : tantôt ils perfectionnent
celles dont on usait déjà , et tantôt ils en indiquent
auxquelles on n'avait point encore pensé. La plus
ingénieuse de toutes , et la plus faite pour prolonger le
séjour de l'homme au-dessous du niveau de l'eau , c'est
la substitution d'un poumon artificiel au poumon naturel
; en effet , la partie la plus souffrante dans ce
genre d'exercice , et celle dont la fatigue oblige le plus
impérieusement à quitter la partie , c'est sans contredit
le poumon , et l'on a tout gagné si l'on a pu donner à
l'homme un supplément de respiration qui lui rende le
fond de l'eau presque aussi habitable que la surface de
la terre .
On verra de même avec plaisir tous les autres moyens
que , d'après une méditation éclairée , on propose d'employer
pour faciliter tous les mouvemens du plongeur ,
et faire , autant qu'il est possible , durer son séjour dans
l'élément ennemi ; enfin , sans oser rien préjuger sur
tous les avantages qui doivent résulter de ce travail in-
_téressant , non plus que sur les nouveaux perfectionnemens
dont l'invention peut être susceptible , nous
nous permettrons d'annoncer , dès aujourd'hui , que
M. le baron de Drieberg et M. Koreff ont mérité la reconnaissance
de tous les hommes qui se dévoueront à
cette profession autrefois si périlleuse , aussi bien que de
tous ceux qui les emploirontà leurs diverses spéculations.
Les uns , à la vérité , ne lui devront guères que la vie
dont ils paraissent faire assez peu de cas ; mais les autres
pourront lui devoir des trésors; car on dit que la mer en
estpleine , sans compter ceux que nous lui avons confiés
depuis que nous la fréquentons , et que nous lui confions
tous les jours bien malgré nous : et quel délice
pour des amateurs que d'exploiter à l'aise un champ àpeu-
près vierge , où il y a tant à trouver et à retrouver.
Quidnonmortalia pectora cogis ,
Auri saorafames ?
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
RÉPERTOIRE DE BIBLIOGRAPHIES SPÉCIALES , CURIEUSES ET
INSTRUCTIVES , par M. GABRIEL PEIGNOT , principal du
Collége de Vesoul , bibliothécaire de la ville et du
département , membre de l'Académie Celtique de
Paris , de l'Académie de Besançon , de la Société
libre d'émulation du Haut-Rhin , et de la Société
d'Agriculture , Sciences et Arts de la Haute-Saone.-
Un vol. in-8° . Prix , 5 fr .-A Paris , chez Renouard ,
libraire , rue Saint-André-des-Arcs , nº 55 ; Allais ,
libraire , rue de Savoie , nº 12 .
M. Peignot est aussi laborieux que savant. Il a tourné ses
études du côté de la bibliographie , et le goût qu'il a pour
cette science est tel qu'il voudrait voir tout le monde s'y
livrer. Il n'a rien négligé pour cela. Il a publié un grand
nombre d'ouvrages dont le fonds est instructif et la forme
piquante (1) .
Ondirait que M. Peignot a voulu populariser la science
qu'il aime. Personne ne pouvait le tenter avec plus d'espoir
desuccès.
SiPergama dextrâ
Defendi possent , etiam hâc defensafuissent .
Malgré son zèle , ses efforts , ses moyens , je doute que
jamais il y parvienne. La bibliographie n'est pas de ces
sciences brillantes ou lucratives , en vogue et en honneur
dans les salons. Je crois , pour mon compte , qu'on naît
bibliographe ; mais c'est à force d'études qu'on le devient.
Je possède tous les ouvrages de M. Peignot , je les ai
tous lus , je les connais tous. Peut-être est-ce à ces ouvrages
que je dois quelque goût pour la bibliographie :
sans contredit, du moins ,j'y ai puisé une grande partie du
(1) Dictionnaire des livres condamnés au feu. Deux vol . in-80.
Curiosités Bibliographiques. Un vol. in-8° .
Etc. , etc. , etc.
490 MERCURE DE FRANCE ,
peu que je sais ; et j'ai aujourd'hui à prononcer sur un
nouvel ouvrage de l'auteur ; c'est l'écolier qui juge le maître!
Le Répertoire des Bibliographies spéciales , curieuses et
instructives , est divisé en quatre parties . 1º Notice des
ouvrages imprimés à petit nombre d'exemplaires ; 2º notice
des livres dont on a tiré des exemplaires sur papier de
couleur ; 3º notice des livres dont le texte est grave ;
4º notice des livres qui ont paru sous le nom d'ANA .
J'ai peu de choses à dire sur les trois premières parties ;
j'avoue mon ignorance et ma paresse ; mais ce peu , je le
dirai pourtant.
M. Peignot dit que l'ouvrage de Bute , intitulé : Botanical
tables , containing the different family of british
plants , est tiré à douze exemplaires ; M. Dutens (2) en
porte le nombre à seize .
Le Recueil de PIÈCES CHOISIES rassemblées par les soins
DU COSMOPOLITE , etc. (3)' , est un ouvrage très -rare heureusement.
M. Peignot en dit beaucoup plus que je n'en
savais. Mais voici la description du volume , du moins
d'après l'exemplaire que j'ai vu.
1°. Le frontispice ; 2º ( la dédicace ) A. S. A. S. Mademoiselle
. Cette dédicace remplit les pages 1 , 2 et 3 , et est
signée L. D. D. , lettres que l'on explique par ces mots:
Le Duc d'Aiguillon . Le verso de la page 3 n'est pas numéroté
. 3º La préface . Elle commence à la page 4 , qui est au
recto d'un feuillet ; la page 5 an verso; la page 6 au recto;
la page 7 au verso. Vient ensuite un feuillet blanc. 4° Le
recueil des pièces . La pagination recommence et suit
jusqu'à la page 454, où finit le recueil. 5º Une table qui a
aussi sa pagination particulière , 1-9.
Je ne parle pas des fleurons du volume. Quant aux pièces
qui le composent , à l'exception de l'Epître à Uranie ( par
Voltaire ) , du Rajeunissement inutile ( par Moncrif ) , des
Misères de l'Homme ( stances de J. B. Rousseau ) , et de
sept on huit autres , on ne peut en citer les titres . Une ode
trop célèbre et trop connue y est augmentée de trois
strophes . Il y a un grand nombre de pièces italiennes .
L'Histoire de la princesse de Paphlagonie , Bourdeaux ,
in- 12 , est portée par M. Peignot à soixante exemplaires .
(2) Mémoires d'un Voyageur qui se repose , II , 301 .
(3) Les mots imprimés ici enpetites capitales sont en rouge sur le
frontispice du volume .
MARS 1811 . 4gr
Segrais qui fit imprimer l'ouvrage , et dans les OEuvres
diverses duquel on l'a réimprimé, dit n'en avoir fait tirer
que trente exemplaires (4) .
Voici quelques livres rares dont M. Peignot ne parle pas .
I. Nouveaux synonymes français , moraux, galans et
politiques ; ( par BOURBON -BUSSET ) . Dijon , Causse , 1789 .
In-12 de 22 pages . Tiré à cinquante exemplaires (5) .
II . Mémoires de Dutens ; imprimés à petit nombre , à
Londres sans doute , et dont je dois l'indication à M. Dutens
lui-même (6) .
III . Prisci Censorini photistici hydra mystica , sive de
corrupta morali doctrina Dialogus , Cologne , 1691. In-4°
de 17 pages . C'est , dit Niceron , le premier ouvrage de
Gravina qui n'y voulut pas mettre son nom , et qui fut imprimé
à Naples , quoique le titre porte Cologne : il est fort
rare , parce que l'auteur n'en fit tirer que cinquante exemplaires
qu'il distribua à ses amis (7) .
IV. Daphnis et Chloé, traduction complète d'après le
manuscript ( sic) de l'abaye ( sic ) de Florence. Imprimé
à Florence , chez Piatti , 1810 ; grand in-8° (8) . Ouvrage
tiré à soixante exemplaires numérotés. Les numéros ne
sont pas faits à la main. Ils sont en chiffres romains , imprimés
sur le frontispice .Achaque frontispice qu'on tirait,
ila done fallu faire ce qu'on appelle , en termes d'imprimerie
, un remaniement.
Le traducteur est M. Courier qui a pris pour base de son
édition le travail d'Amyot .
M. Renouard a suppléé à l'omission de M.. Peignot en
donnant comme supplément une lettre à M. Courier , qu'il
a eu l'attention de joindre à tous les exemplaires du Répertoire
de bibliographies spéciales , etc.
M. Courier a publié depuis : 1º une édition complète et
toute grecque duLongus ; Rome, in -4º tiré à cinquante-deux
exemplaires; 2º Lettre à M. Renouard , libraire , sur une
(4) OEuvres diverses de Segrais , 1723 , I , 172.
(5) Dict . des ouvrages anonymes et pseudonymes , nº 10285 .
(6) Mémoires d'un Voyageur qui se repose , II , 360 .
(7) Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres de la
république des lettres , XXIX , 236.
(8) Ce livre portant la même date que l'ouvrage de M. Peignot , je
n'ai pas besoin de remarquer que M. Peignot est très-excusable de ne
pas en avoir parlé .
492 MERCURE DE FRANCE;
tachefaite à un manuscript de Florence; datée de Tivolí
le 20septembre 1810 , in-8º de 23 pages, sans nom de lieu,
ni d'imprimeur , et dont une circonstance particulière a dû
réduire le nombre à moins de cent exemplaires , supposé
même qu'on en ait tiré plus de soixante.
V. Voyage au Mont- Cindre , 1807 , tiré à douze exemplaires.
Je ne connais cet ouvrage que par ce qu'en dit
M. le docteur Marc-Antoine Petit , illustre chirurgien de
Lyon(9) .
VI. Les nouveaux missionnaires , Laharpe et Naigeon.
1803.
Cette satire de Chénier avait été tirée à grand nombre et
allait être mise en vente lorsque l'auteur apprit la maladie
de Laharpe ; il ne voulut pas attaquer un homme qui ne
pouvait pas lui répondre , retira tous les exemplaires desa
brochure , et dédommagea le libraire. Je ne connais qu'un
exemplaire de cette pièce qui ait échappé à la générosité
de Chénier .
VII. Lettres du cit. Zarillo au cit. Millin (Paris, 1802. )
In-8°. Cette brochure a été tirée à 25 exemplaires . Le même
auteur a composé un roman satirique , intitulé : le Don
Quichotte des antiquaires . Quelques personnes prétendent
que ce roman a été imprimé au nombre de dix exemplaires .
D'après des renseignemens certains , je puis affirmer que
le Don Quichotte des antiquaires n'a pas encore vu le jour.
Sur la seconde partie de l'ouvrage de M. Peignot , c'està-
dire , sur la notice de quelques livres dont on a tiré des
exemplaires sur papier de couleur , je ne ferai qu'une
remarque , c'est que le livre intitulé : Le Petit neveu de
Bocace , etc. , par M. PL. D. Amsterdam , 1787 , 3 parties
in-8° , est de M. PLANCHER DE VALCOUR, plus célèbre
sous le nom d'ARISTIDE VALCOUR (10) .
La troisième partie consacrée aux livres dont le texte est
gravé , ne me fournira aucune observation. En revanche
⚫je m'étendrai longuement sur la quatrième partie consacrée
aux ANA.
(9) Onan , ou le Tombeau du Mont- Cindre. Lyon , 1809. In-80.
Page33.
(10) Je dois cette indication à M. Barbier qui ,dans son Dictionnaire
des ouvrages anonymes et pseudonymes , avait attribué l'ouvrage
à Villemain d'Abancourt , et s'est lui-même aperçu de son erreur.
MARS 1811 : 493
Γ
M. Peignot a parlé de tous les ANA venus à sa connaissance
, soit manuscrits , soit imprimés . Du Menagiana il
est descendu jusqu'au Comediana de C..... d'Aval .. Je
descendrai plus bas que lui , si cela est possible .
Et d'abord , on a publié à Lille une collection d'ana ,
dont il ne parle pas. Voici ce qui compose cette collection
.
Angotiana , ou Elite de calembourgs contenant les
amours du Per- vertisseur , etc. , etc. , orné du portrait de
Me Angot. A Angotionopolis , chez Benoit Cruchet ,
1809 , in-32 de 128 pages .
Lenouvel Angotiana , ou Recueil de bons mots attribués
àlafamille des Angots . A Lille , chez Blocquel et Castiaux
( sans date ). In-32 de 128 pages .
Apolloniana , ou Recueil de pieces fugitives en vers .
Au Mont-Parnasse , chez les Neuf-Soeurs . In-32 de 128
pages .
Arlequiniana , ou Choix de bons mots du roi des arlequins.
AParis et à Lille , chez tous les libraires. 9081 .
(1809. ) In-32 de 128 pages .
Le nouvelArlequiniana , ou Recueil de bons mots , précédé
de plusieurs scènes arlequines . A Lille , chez Blocquel
et Castiaux , 1181 ( fin de 1810 ). In-32 de 128 pages .
Asiniana , ou Recueil de naïvetés et d'âneries , dédié à
l'athénée de Montmartre. A Montmartre , chez Martin du
Pré , l'an d'Arcadie. In-32 de 128 pages .
Gascogniana , ou Recueil des bons mots des habitans
des bords de la Garonne et de tous les gascons du monde .
ABordeaux , chez Monsieur de Crac ; 1809. In-32 de
128 pages .
Gastronomiana , ou Recueil d'anecdotes , réflexions ,
maximes et folies gourmandes , dédié aux amateurs de la
bonne chère. A Paris , chez tous les marchands de nouveautés
; 5825. In-32 de 128 pages .
Jocrissiana , ou Recueil de naïvetés formant les aventures
de Jocrisse. A Simplicie , chez Poulot le cadet ;
1809. In-32 de 128 pages. Plus un Calendrier pour l'an
M. DCCCX .
Mediciniana , ou Recueil d'anecdotes médéci- chirurgico-
pharmacopoles . AEpidaure , au temple d'Esculape, l'an
d'Hippocrate . In-32 de 128 pages .
Merdiana , ou Manuel des chieurs ; recueil propre à certain
usage. AMerdianopolis , au bureau des vidangeurs .
In-32 de 128 pages .
494 MERCURE DE FRANCE ;
f
Omniana , ou le petitMomus francais ; premier recueil
(j'ignore s'il en a paru d'autres ). A Lille , chez Vanackère
, libr. -imprimeur , Grande-Place . In-32 de 128 pages .
Proverbiana , ou Recueil de proverbes les plus usités et
les plus saillans , avec leur signification précise. Lille
chez Blocquel et Castiaux , imprimeurs-libraires , l'an qui
refuse muse .
,
Scaramouchiana , ou Recueil des ruses dufameux Scaramouche
, suivi des aventures d'un Flamand. ADéridonopolis
, au grand magasin de gaieté ; 1809. In-32 de
128 pages .
Sphinxiana , ou Recueil curieux d'énigmes, de charades
et de logogriphes . A Lille , chez Blocquel et Castiaux.
In-32 de 128 pages . Plus un Calendrier pour M. DCCCXI .
Vadéana , ou Recueil d'anecdotes et de discours poissards
, ouvrage utile à la jeunesse qui veut se divertir pendant
les jours gras A Paris , chez Nanette Dubut , rue des
Plaisirs . L'an de la Jcie. In-32 de 128 pages .
Friponiana. - Ludoviciana. - Mulieriana. -Pironiana.
Je n'ai pas vu ces quatre derniers ANA . Je crois
cependant qu'ils existent; car ils sont annoncés sur la couverture
de plusieurs de ceux dont j'ai rapporté les titres.
Voilà donc , de compte fait , vingt ANA que M. Peignot
a passés sous silence. Gombien de meslecteurs en auraient
faitautant! et moi-même je n'en ai eu connaissance que par
accident , et depuis la publication du Répertoire des bibliographies
spéciales ; c'est même ce répertoire qui a appelé
mon attention sur les ANA.
En voici encore quelques-uns dont il n'est fait aucune
mention dans l'ouvrage de M. Peignot.
I. Barbetiana , ou Recueil d'observations critiques sur
le journal du voyage du premier consul à Bruxelles rédigé
par Barbet; précédé d'une notice sur la vie de cet historien
pour rire , et terminé par quelques citations de ses précédens
ouvrages . Paris , chez les marchands de nouveautés ,
fructidor an XI. In-8° de IV et 54 pages .
Ce n'est qu'un pamphlet , mais c'est aussi un ANA. J'en
ignore l'auteur.
II. Biographiana , by the compiler ofanecdotes of distinguishedpersons
, by Sewards. Londres , 1799. Deux vol .
in-8°. Je ne connais cet ouvrage que pour en avoir lu le
titre , tel quejel'ai transcrit , dans le catalogueTourneisen ,
n° 1382.
III. Burmanniana .
MARS 1811 . 495
23
Je ne le connais que par ce qu'en rapporte Le Clerc . « Je
pourrais aussi me plaindre , dit- il ( 11 ) , de ce que
» M. Heuman me fait l'auteur d'une feuille volante , inti-
» tulée Burmanniana , que personne ne m'a attribuée en
» Hollande , ni , comme je le crois , ne m'attribuera . »
IV. Carnavaliana et Caremiana , ou Variétés sur le
carême et le carnaval , bons mots , anecdotes plaisantes ,
chansons , etc. A Bacchopolis . ( A Paris , chez Contat ,
libraire , rue du Mail . ) In- 18 .
Ce n'est pas un chef- d'oeuvre , mais il fait nombre ; ce
volume , au reste , ne paraît que depuis quelques jours .
V. Datheniana , etc. c . à d. Datheniana , ou éclaircissemens
et remarques sur la version renommée des
pseaumes de Pierre Dathenus , recueillis des anciens et vrais
mémoires et manuscrits authentiques ; et diverses leçons des
plus illustres savans , avec les appendices nécessaires , et
un cantique : le tout pour la défense de cet excellent poète .
Par et sous la direction de Juvenalis Glaucomastix , défenseur
de l'innocence opprimée . Utrecht , 1758. In -4° .
« Les auteurs de cette brochure ( écrite en flamand )
se proposent de tourner en ridicule la version des psaumes
de Pierre Datḥenus , qu'on chante encore ( 12 ) dans les églises
flamandes des Provinces -Unies . C'est un commentaire dans
le goût de celui de Mathanasius ; la plupart des remarques
roulent sur le style de Dathenus , sur ses mauvaises rimes ,
sur ses chevilles , sur ses équivoques ridicules , sur la grossiéreté
de son langage , etc. Trois petites pièces qui sont à
la tête de cette brochure , achèvent de la rendre intéressante .
La première est une épître dédicatoire aux auteurs du
Kralingiana. La seconde est un petit poëme ironique à la
louange de Dathenus , où l'on a fait entrer les expressions
les plus ridicules de ce misérable poëte . La troisième est une
planche d'un prétendu marbre , qu'on suppose avoir été
trouvée nouvellement , et où le pauvre Dathenus paraît
affublé de deux longues oreilles . "
VI. Dutensiana .
Cet ouvrage forme le troisième volume des Mémoires
d'un Voyageurqui se repose , etc. , par M. Dutens , et est
rempli , en grande partie , d'anecdotes et de réflexions
qu'on trouve dans les deux premiers volumes .
(11) Bibliothèque choisie , tome XXV , p . 404.
(12) Annales typographiques ( par Roux et Morin d'Hérouville ) ,
pour 1758 , tome II , p. 207.
496
MERCURE DE FRANCE ,
"
#
-
VII. Kralingiana. Je n'en connais que le titre cité
dans les Annales typographiques , ainsi qu'on a pu le voir
dans le passage que j'ai transcrit à propos du Datheniana.
VIII . Maliciana , ou Plus épais n'est pas mince ; recueil
de bons mots , épigrammes , jeux de mots , etc.; PAR LE
DERNIER VENU. Paris , Lemaitre , imprimeur-libraire , rue
Saint-Martin , n° 151 ; 1809. In - 18 . Avec cette épigraphe :
Rions aussi. On y lit ce qui suit :
« Un réformateur voulait que tous les corps de métiers
prissent des patrons analogues aux états qu'ils exercent.
Les cafetiers , disait-il , fêteront saint Marc ; les maréchaux
, saint Cloud ; les maçons , saint Pierre ; les barbiers
, sainte Barbe ; les oiseleurs , saint Pie ; les jardiniers ,
sainte Marguerite , sainte Hyacinthe et saint Narcisse ;
les cordiers , saint Longin ; les drapiers , saint Casimir ; les
filassiers , saint Lin ; les faiseurs d'almanachs , saint Janvier
; les hommes en place , saint Honoré ; les jouailliers ,
sainte Agathe ; les employés aux convois funèbres , saint
Maur ; les avares , saint Louis ; les débiteurs , saint Remy ;
les marbriers , saint Porphire ; les guerriers , sainte Victoire
; les demoiselles à marier , saint Amand ; les calculateurs
, saint Vincent ; les marchandes de poissons , saint
Polycarpe ; les teneurs de bains , saint Aubin ; les perruquiers
, saint Crépin ; les charcutiers , saint Doux ; les
pulmoniques , la Toussaint ; les faiseurs d'ana , les SS .
Innocents .
L'auteur de l'Almanach des Gourmands est un homme
de goût. "
En dira -t-on autant de l'auteur du Maliciana ? je l'ignore ;
mais , comme je l'ai déjà dit , son recueil fait nombre.
IX. Peruviana ; auctore Claudio Bartholomao Morisot ,
Divionensi. Lugduni Batavorum , Maire ( à Dijon , chez
Guyot ) ; 1645. In-4° . On peut , sur cet ouvrage , consulter
la seconde édition de la Bibliothèque historique de
la France , du P. Lelong , n° 21870 ; et les auteurs auxquels
cette bibliothèque renvoie.
Puisque j'en suis au chapitre des omissions , je dirai
encore qu'il me semble que M. Peignot aurait dû parler ,
dans sa préface , de deux ouvrages composés avec les ANA,
savoir : Elite des bons mots et des pensées choisies , recueillies
avec soin des plus célèbres auteurs , et principalement
des livres en ANA. Amsterdam , 1707 ( tel est le titre de
mon exemplaire ) . Deux volumes in- 12 ; et Nouvelle Bibliothèque
de littérature , d'histoire , etc. , etc. , ou Choix des
meilleurs
MARS 1811. 497
LA
SEINE
meilleurs morceaux tirés des ANA, par M. G ***** ( Grivel);
1765. Deux vol . in- 12 . M. Grivel avait promis deux autres
volumes , si son travail avait du succès . Je crois qu'il n'est
pas allé au- delà des deux que je connais. Sa préface ex
une dissertation sur les ANA , et contient des notices sue
cinctes sur les écrivains d'après lesquels on afait les
UE Au surplus , toutes ces omissions de M. Peignosont
peu importantes . C'est pour le prouver que j'ai fait une
citation du Maliciana , citation de laquelle je crois devoir5 .
demander pardon à mes lecteurs .
cen
Dans un second article je passerai en revue les ANA dont
parle M. Peignot , et j'ajouterai quelques détails à ceux
qu'il a donnés . A. J. Q. BEUCHOT .
DICTIONNAIRE DE MORALE , DE SCIENCE ET DE LITTÉRATURE ,
ou Choix de pensées ingénieuses et sublimes , de dissertations
et de définitions extraites des plus célèbres moralistes
orateurs , poëtes et savans pour servir de délassement
aux études , former le coeur, orner l'esprit et
nourrir la mémoire des jeunes gens. Dédié par CAPELLE
à son fils , âgé de douze ans . A Paris , chez Capelle
et Renand , libraires - commissionnaires , rue J. -J.-
Rousseau , n° 6 .
-
CET ouvrage n'est qu'une compilation , mais une de
ces compilations qui , par leur objet et la manière dont
elles sont exécutées , sont dignes de l'attention du public .
Et quels soins pourraient nous inspirer plus d'intérêt que
ceux d'un père qui se fait lui-même l'instituteur de ses
enfans , qui partage avec eux tout ce qu'il a d'expérience
et de lumières , s'associe à la faiblesse de leur intelligence
, et les met , de son vivant , en possession du plus
précieux des héritages , celui de la sagesse et de la raison?
Ces nobles occupations ont été, dans tous les tems , celles
des hommes les plus recommandables par leur savoir et
leurs vertus . C'était pour son fils que Cicéron composait
ce célèbre traité des devoirs connu dans les classes sous
le nom d'Offices . C'était pour son fils qu'un écrivain
recommandable par l'étendue , la variété et la profondeur
de ses connaissances , rassemblait ces dissertations
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
savantes et curieuses qu'il a intitulées saturnales . Il ne
faut pas que ce mot de compilation nous donne une idée
défavorable de l'ouvrage. Les compilations sont des
livres nécessaires aux enfans qui ne peuvent avoir une
nombreuse bibliothèque. Une foule de livres classiques,
dont le mérite est reconnu de tous les hommes éclairés ,
ne sont que des compilations . Les histoires choisies de
l'ancien testament , les histoires choisies des auteurs profanes
, le recueil des harangues extraites de Tite-Live ,
Salluste , Tacite , Quinte- Curce , sont d'excellentes compilations
. Au seizième siècle , lorsque le flambeau des
lettres se ralluma dans toute l'Europe , ces sortes d'ouvrages
devinrent fort nombreux. On publia sous le titre
de Florilegium , de Polyanthea , des pensées extraites des
poëtes , des orateurs , et des historiens les plus célèbres
de l'antiquité : quelques-uns de ces ouvrages sont d'une
étendue disproportionnée aux besoins des enfans : mais
quelques autres aussi peuvent leur être très-utiles . Tel
est le petit recueil intitulée : Sententiæ selectæ ex Ovidio,
Virgilio , Horatio . Les éditions de ces livres sont aujourd'hui
épuisées ou peu connues , mais on n'a pas songé
encore à leur en substituer de meilleurs . Nous avons de
Henri Etienne un recueil de toutes les pensées morales
des poëtes comiques grecs et latins ; ily a joint des imitations
, des notes , et quelques anecdotes qui en rendent
la lecture plus piquante. Erasme , l'un des plus beaux
génies de nos siècles modernes , n'a pas dédaigné de
réunir des proverbes latins et des formules de phrases
fort utiles pour les enfans. Ses livres de copiâ rerum , de
copiâ verborum mériteraient de reprendre place parmi les
ouvrages classiques . On était autrefois dans l'usage de
faire inscrire à chaque écolier , à la tête de son devoir ,
une maxime extraite des livres de Tobie ou du Nouveau
Testament. C'était une sage institution qui fortifiait l'ame
des enfans , et familiarisait leur jeune coeur avec la vertu.
Si cette institution n'existe plus , ne pourrait-on pas y
suppléer en leur faisant apprendre tous les jours lesplus
belles maximes des moralistes , des philosophes , des
législateurs et des poëtes les plus célèbres ? Le livre de
M. Capelle serait pour les professeurs une mine riche et
: MARS 1811 . 499
mépuisable. Un père , quand il s'agit de ses enfans , ne
néglige rien , l'amour du bien l'inspire et l'éclaire , et
quant il joint.comme M. Capelle au sentiment de la paternité
un esprit étendu et un goût exercé , il ne peut faire
qu'un bon ouvrage. Le dictionnaire qu'il vient de publier
réunit plusieurs avantages . L'auteur ne s'est pas contenté
de rassembler des sentences , de compiler des notions
sur les objets de morale , delittérature et de science;
il s'est encore attaché à les lier entre elles , à les rapprocher
par des noeuds presque invisibles , mais assez heureux
pour que chaque article forme un tout. Il a aussi
employé avec le même succès les formes dramatiques ; il
a sû entreméler ses pensées de récits et d'anecdotes qui
produisent une agréable variété , et donnent du mouvement
à un ouvrage où la monotonie et la langueur sont
sur-tout à redouter .
La partie dont il s'est occupé davantage est la morale.
Ses autorités sont bien choisies. La plupart de ses maximes
se recommandent par des noms imposans , tels que
ceux de Paschal , Fénélon , Corneille , les deux Racine ,
La Bruyère , la Rochefoucauld , Boileau , Bossuet ,
Bourdaloue , Nicole , Massillon. Il eût été à souhaiter
que M. Capelle se fût strictement attaché à ces grands
écrivains , car l'autorité de la morale semble d'autant
plus puissante qu'elle est proclamée par des hommes
d'une grande renommée et d'une haute considération.
U est des noms qui suffisent seuls pour imprimer le
respect. Il en est d'autres , au contraire , qui semblent
rappeler naturellement les idées de plaisir et de dissipation
, tels que ceux d'Ovide , de Pannard , Favard ,
Piron , Gentil-Bernard ; d'autres qui sont trop obscurs
pour former autorité. Quelles personnes ont jamais entendu
parler de MM. Cardonne , Bassuel , Desboulmiers ,
Prade , Taverne , Dutirail , Levert , Cheffaud , etc. ?
J'avoue que ces poëtes sont pour moi des personnages
tout- à- fait inconnus , et j'aurais mieux aimé que
M. Capelle les eût laissés dans leur douce obscurité. J'en
conclus néanmoins que l'auteur a beaucoup lu , qu'il
n'a négligé aucune source , et que son ouvrage est le
fruit d'un long travail et de cette patience exemplaire.
1
Iia
500 MERCURE DE FRANCE ,
dont le coeur d'un père est seul capable. Tous les articles
d'un dictionnaire ne peuvent pas être du même intérêt ,
on en trouvera peu aux mots absence , compilation , mal
avisé, etc. Il en est d'autres au contraire qui sont d'une
rare fécondité. Quel plaisir un enfant ne trouvera-t-il pas
àlire les articles amour maternel , amour filial , amour
fraternel , amour de la patrie ? L'auteur les a enrichis d'une
foule d'anecdotes touchantes et s'est très-heureusement
servi des notes que M. LeGouvé amises à son poëme
célèbre du mérite des femmes . C'est là qu'on trouvera
l'épisode de Mile de Sombreuil , le dévouement héroïque
deMlle de Cazotte , et une foule de traits admirables qui
consolent l'humanité et forment un heureux contraste
avec les forfaits de la révolution : ces morceaux ne sauraient
manquer d'offrir aux enfans une lecture aussi utile
qu'attrayante.
Quant à la partie des sciences , elle m'a paru traitée
d'une manière un peu superficielle. Je ne trouve que
deux lignes sur l'arithmétique , deux sur la géométrie ,
quatre sur l'algèbre , six sur l'astronomie , et une demiligne
seule sur la chronologie. Je sais bien que l'auteur
n'avait pas le dessein de publier des traités complets ;
mais on peut , dans un cadre étroit , renfermer des
notions exactes et élémentaires , et sans faire un traité ,
indiquer les parties les plus essentielles. C'est sur-tout
dans un livre destiné à l'éducation de la jeunesse qu'il
est important d'éviter les erreurs. Nos livres classiques
ne sont déjà que trop défectueux sous ce rapport. Tous
ceux qui ont été composés par des grammairiens , ou
des professeurs de belles lettres , sont , pour la plupart ,
remplis de fautes choquantes contre les sciences physiques
et naturelles. Je remarque avec regret que
M. Capelle , en décrivant le cours des saisons , n'a pas
connu l'ordre des signes , et qu'il place janvier sous le
signe du bélier , février sous celui du taureau , mars
sous les gémeaux , quoique l'on ait établi depuis longtems
, que les signes seraient comptés à partir de l'équinoxe
du printems , et qu'ainsi le soleil est censé entrer
dans le bélier le 20 mars ,dans le taureau le 20 avril , dans
les gémeaux le 21 mai ; ce qui donne un ordre différent
MARS 1811 . 5or
de celui de M. Capelle. Je crois qu'il eût été nécessaire
aussi de dire un mot de la précession des équinoxes , et
de faire remarquer qu'aujourd'hui l'équinoxe du printems
arrive dans la constellation des poissons , le solstice
d'été dans celle des gémeaux , l'équinoxe d'automne
dans la constellation de la vierge , et le solstice d'hiver
dans celle du sagittaire , de sorte que depuis Hipparque ,
qui le premier a remarqué le phénomène de la précession,
tout a rétrogradé d'un signe. Ces fautes sont réparables
, et comme , dans ce Dictionnaire , M. Capelle
n'a fait des sciences qu'une partie très-accessoire , quelques
légères erreurs n'empêcheront pas que son ouvrage
n'ait un véritable prix aux yeux des pères de familles qui
veulent mettre entre les mains de leurs enfans des livres
solides et agréables . SALGUES.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
MOEURS ET USAGES.-De tous les moyens de faire connaître
les moeurs d'une grande ville , celui que LeSage
employé dans son Diable Boiteux , est sans contredit le
plus ingénieux et le plus sûr ; mais, outre que le démonde
Le Sage n'est pas au service de tout le monde , il est
probable que les observations qu'il nous fournirait , en
soulevant le toit de toutes les maisons de Paris pour nous
permettre de voir ce qui se passe dans l'intérieur , donnerait
lieu à une chronique plus scandaleuse que la nôtre ,
et dont les suites auraient peut-être quelques inconvéniens;
en conséquence , nous nous en tiendrons aux moeurs , aux
habitudes extérieures dont se forme , pour les différentes
classes de la société , une sorte de physionomie morale où
se retracent les moeurs privées .
Dans toutes les grandes villes de l'Asie et de l'Europe ,
on remarque sans étonnement les contrastes qui résultent
de la réunion de différens peuples dans une même ville.
On ne s'attend pas à trouver à Constantinople plus d'analogie
entre les moeurs et les habitudes desTurcs , des Francs
etdes Grecs , qu'il n'en existe dans leur langage et dans
1
502 MERCURE DE FRANCE ,
leurs vêtemens ; mais on peut s'étonner qu'à Paris , m
peuple bien identiquement le même , qu'aucun préjugé ne
divise , qu'aucune considération ne sépare , se présente
néanmoins dans chaque quartier sous des aspects si divers .
Sans chercher cette fois à opposer le marais à la chaussée
d'Antin , le Pays latin au Palais-Royal , le faubourg Saint-
Germain à la Cité , nous jetterons en passant un premier
coup-d'oeil sur vingt nations différentes qui habitent le
long de la Seine depuis le quai de la Conference jusqu'au
quai de Bercy. Toute cette partie du quai , entre les Tuileries
et la place de la Concorde , est couverte de brillans
équipages qui vont au château , qui en reviennent , ou qui
se rendent au bois de Boulogne , en laissant loin derrière
eux ces modestes voitures dont la file borde la terrasse .
Le nom ridicule et tout-à-fait impropre que l'on donne à
ses petites voitures publiques , ne leur fait rien perdre de
leur mérite et de leur utilité aux yeux du rentier qui retourne
à Saint-Germain , du militaire qui regagne la caserne
de Courbevoie , du marchand qui va passer quelques
heures à sa campagne de Sèvres , de la grisette attendue à
dîner dans le parc de Saint-Cloud , et qui tous , grâce à
ces carioles économiques , arrivent pour 15 sous au terme
de leur voyage.La vue du port Saint-Nicolas et du port
Saint-Paul vous enlève à toutes les idées de luxe et d'élégance
; au milieu des batteaux de charbon , des trains
de bois , des arrivages de vins de toute espèce , des portefaix,
des commissionnaires , des mariniers , vous vous
croyez ( à l'odeur de la pipe et au langage près ) sur le quai
marchand d'une ville de Hollande . Aquelques pas de là ,
le tableau change ; les quais de la Mégisserie et de la
Ferraille donnent l'idée d'un vaste encan où l'on aurait
exposé toute la friperie du genre humain. Là , vous voyez
se promener gravement , pendant des heures entières , des
gens qui viennent , de tous les coins de Paris , se munir à
très-bon marché d'ustensiles de ménage , dont les plus
modernes ont vu cinq ou six générations . Lequai de l'Horloge
est envahi par l'essaim lugubre des gens de loi qui
obstruent, pendant la matinée , toutes les avenues da
Palais de Justice. Non loin de là et pour faire opposition ,
sans doute , se trouve le nouveau Marché aux Fleurs , où
l'on aime à voir , tous les mercredi et samedi , une foule de
jeunes et fraîches soubrettes , venir avant le lever de Madame
faire l'acquisition de ces gerbes de fleurs qui décorent
une maison élégante depuis l'escalier jusqu'au boudoir.
MARS 1811 . 503
Nous pourrons , une autre fois , continuer notre promenade
sur les quais , au nombre de trente-trois, à partir du quai
des Bons-Hommes jusqu'à la pompe de l'Arsenal. Là nous
pourrons nous arrêter un moment pour assister au débar
quement d'un de ces coches -d'eau dont la composition a
déjà fourni tant de peintures grotesques aux romanciers et
aux anteurs dramatiques .
,
,
nos
-L'étranger , le provincial qui vientà Paris , s'empresso
de visiter nos spectacles , nos salons , nos musées
promenades et même nos athénées ; mais à peine en
compte-t-on un sur mille qui sacrifie quelques heures à la
visite des hôpitaux. Nous serions bien tentés de reprocher
aux étrangers leur indifférence , mais nous craindrions de
faire rougir ces honnêtes bourgeois de Paris qui , presque
tous parcourent et achèvent le plus paisiblement du
monde une carrière de soixante-dix ou quatre-vingts
ans sans savoir dans quel quartier de Paris sont situés
P'Hôtel-Dieu , la Charité , l'hospice des Incurables , etc.;
comme ce sont d'ailleurs de fort bonnes gens , nous sommes
sûrs qu'ils seront charmés du rapport satisfaisant que nous
avons à leur faire . Le nombre de ces asiles ouverts à tous
les genres d'infortune , à tous les maux qui accablent l'humanité
, les soins , les secours , les consolations prodiguées
à ceux qu'on y reçoit , attestent la bienfaisante sollicitude
du gouvernement , comme les monumens attestent
sa splendeur , comme ses armées attestent sa gloire. Paris
est, de toutes les capitales de l'Europe , celle où ces sortes
d'établissemens se trouvent en plus grand nombre. On
compte à Paris vingt-deux hôpitaux civils et deux hôpitaux
militaires .
L'Hôtel- Dieu est , à la fois , le plus ancien et le plus
considérable des hôpitaux de Paris; le nombre des malades
qu'on y soigne est rarement au-dessous de trois milles .
Cette grande et pieuse fondation , qui remonte à l'an 660,
est due à saint Landry, vingt-huitième évêque de Paris .
On trouve dans l'acte capitulaire une clause assez curieuse
et tombée depuis long-tems en désuétude , si même on y
ajamais eu égard . Ily est formellement stipulé : « Qu'à la
mort de chaque chanoine du chapitre , le matelas ( ce qui
suppose qu'à cette époque les chanoines n'en avaient
qu'un ) , le lit de plume , le traversin et les draps appartiendront
à l'Hôtel-Dieu . Cet acte est on ne peut pas plus
authentique , et nous ne serions pas surpris que les admi
1
1
504
MERCURE DE FRANCE ,
nistrateurs actuels des hospices ne fussent autorisés àle
faire revivre , bien que sa date remonte à l'année 1168.
Ces philosophes spéculatifs du dernier siècle,dont il est
convenu qu'on diraittant de mal dans celui-ci , ont les
premiers appelé l'attention du gouvernement sur les abus
odieux auxquels cette branche d'administration était en
proie : les rapports de Tenon et de Bailly ont porté la lumière dans ce chaos de douleurs et d'iniquités : M. Clavereau,
dans un ouvrage plein d'intérêt et de vues utiles, a
proposé des améliorations dont l'expérience n'a pas tardé à
démontrer les avantages. Les salles de l'Hôtel-Dieu ne
sont plus , comme par le passé , des couloirs étroits et obscurs
imprégnés de miasmes putrides, d'exhalaisons délétères
dontondisait avec une effrayante vérité :
Lamort dans ceséjour , théâtre de sa rage ,
Sous mille traits hideux répète son image.
Des administrateurs philanthropes , dont la reconnaissance
et l'estime publiques peuvent seules récompenser
l'honorable dévouement , sont parvenus àopérer les plus
heureuses réformes , et ce vaste établissement n'est pas
indigne aujourd'hui du nom divin sous la protection duquel
on l'aplacé.
-Depuis quelques jours toutes les promenades publiques
sont abandonnées pour les Tuileries , où la foule des
citoyens de toutes classes est conduite par le désir et l'espérance
de voir S. M. l'Impératrice, qui se promène vers deux
heures sur la terrasse du bord de l'eau . On construit en ce
moment un passage souterrain qui conduira de l'intérieur
du palais sur cette même terrasse.
LITTÉRATURE , BEAUX-ARTS. La ville de Paris , toujours
empressée de donner à ses souverains des preuves nouvelles
de respect et d'amour , a fait exécuter par les plus habiles
artistes de la capitale un berceau de vermeil , incrusté de
nacre de perle , dont elle a fait hommage à S. M. l'Impératrice.
Ce berceau , de la forme la plus élégante, est supporté
par quatre cornes d'abondance croisées en X, et par deux
petits génies représentant la force et la justice. La balustrade
est composée de pilastres en nacre de perle , semés
d'abeilles d'or : sur les côtés de cette même balustrade , se
trouvent deux camées , dont l'un représente la Seine recevant
l'enfant royal de la main du fils de Jupiter ; dans
l'autre le Tibre, appuyé sur son urne , sourit au nouvel
MARS 1811 . 505
astre qui s'est levé pour lui. Le ciel du berceau est dominé
par la figure de la Gloire , qui tient en main une double
couronne de lauriers et d'étoiles à laquelle viennent se rattacher
les rideaux . En face , à l'autre extrémité , un jeune
aiglon , les yeux fixés sur la Gloire, essaye son vol et se dispose
à prendre son essor. Cet ouvrage , où la richesse de la
matière est bien au-dessous de la beauté du travail , a été
exécuté sur les dessins de M. Prud'hon , par MM. Odiot et
Thomire , avec une perfection dont il y a peu d'exemples .
Le couvre-pied et les rideaux en dentelles, de la fabrique de
M. de Reuss à Bruxelles , ont été brodés en lames et parsemés
d'abeilles d'or dans les ateliers de M. Nourtier , rue
Vivienne . Tous ces objets précieux ont été employés etmis
en place avec beaucoup de goût par M. Darrac , tapissier.
-L'Itinéraire de Paris à Jérusalem a le sort des autres
ouvrages du même auteur : on le loue beaucoup , on le
critique peut- être davantage , et l'on s'accorde à trouver
que M. de Châteaubriand était mieux inspiré sur les ruines
-d'Athènes que sur celles de Jérusalem : quelqu'un a dit à
- ce sujet , que l'auteur ressemblait à ces habiles partisans
1 qui n'ont de succès qu'en pays ennemis .
:
-La petite salle de concert des élèves du Conservatoire
de musique ne suffit plus à la foule des amateurs dont une
partie n'a pu trouver place aux deux premiers concerts de
cetteannée; mais on espère que les derniers exercices de
cette saison pourront avoir lieu dans la nouvelle salle .
S'il est difficile de réunir une société plus brillante et mieux
choisie que celle qui se rassemble tous les dimanches à
deux heures au Conservatoire , il ne l'est pas moins de
trouver l'occasion d'entendre d'aussi bonne musique. On
convient généralement que la partie instrumentale ne laisse
plus rien à désirer; sous le rapport de l'enseignement ,
l'école du chant est peut-être encore supérieure ; mais elle
n'a pas autantde moyens de mettre ses progrès en évidence :
le talent s'acquiert , mais une belle voix est un présent
dont la nature est moins prodigue dans nos climats que
sous le ciel plus doux de l'Italie .
-L'empressement qu'on a mis , dans toute la France ,
à se procurer le portrait de S. M. l'Impératrice , a excité
l'émulation des artistes et la cupidité des marchands . Parmi
les essais les plus heureux , nous citerons le beau portrait
en pied dessiné par M. Prud'hon, etplus nouvellement celui
que vient d'exécuter M. Ribaud, d'après le buste de
M. Rozio , modelé d'après nature à Compiègne. On
506 MERCURE DE FRANCE ,
retrouve dans cette agréable composition toute la douceur,
toute l'élégance , toute la grâce du modèle. Cette estampe
qui se fait remarquer par une touche ferme et par un fini
précieux , sera recherchée des amateurs dont M. Ribaud
s'est déjà fait connaître par plusieurs ouvrages qui font partie
de la collection du Musée publiée par M. Filhol . Son
Couronnement d'épines , d'après le Titien, est un des meilleurs
morceaux de l'ouvrage publiée par MM. Robillard et
Laurent .
- Les curieux s'arrêtent devant tous les magasins d'estampes
pour y regarder deux nouvelles productions du
crayon facile de MM. Vernet , père et fils . La première est
intitulée le Gastronome sans argent: rien de plus grotesque
que la figure étique de ce pauvre diable en extase devant la
boutique d'un pâtissier. Son chien , debout sur ses deux
pates , est alléché , comme son maître , parla vue et l'odeur
des mets les plus friands , et l'on ne sait des deux lequel a
- fait plus longue abstinence . L'autre dessein forme le 5º nº°
des carricatures parisiennes de M. Horace Vernet. C'est
une jeune femme en négligé du matin; son canezou de
velours cramoisi , sa robe courte à cinq rangs de falbalas
ses brodequins de velours noir , son charivari au col ,
son lorgnon à la main et sa toque surchargée de plumes ,
lui donnent , au premier coup-d'oeil , un certain air exotique
, qu'on serait pourtant fort embarrassé de retrouver
ailleurs qu'à Paris .
,
EVÉNEMENS ANECDOTES. Il y a si long-tems qu'on n'avai
vu de miracle qu'on aurait fini par ne plusy croire ; heureusement
en voici un bien constaté ; il ne s'agit de rien
moins que de la guérison radicale et subite d'un sourd et
muet de naissance , qui a maintenant l'oreille aussi fine
qu'un espion , et la langue aussi déliée qu'une femme en
colère. La cure , par elle-même , et de quelque moyen
qu'on se fût servi , pourrait passer pour merveilleuse :
mais ce qui la met au rang des miracles véritables , c'est
d'voir été opérée par un procédé renouvelé des anciens
mages et transmis sans intermédiaire à M. Fabre d'Olivet ,
comme nousl'assure M. Lombard fils . Cette autoritépourra
bien ne pas paraître suffisante à ce vieux reste d'entêtés du
dix-huitième siècle , qui vont toujours demandant des
prenves , pour peu qu'on cherche à leur faire croire une
chose incroyable : mais nous qui ne doutons de rien , nous
sommes convaincus qu'avant six mois tous les élèves de
MARS 1811 . 507

1
M. l'abbé Sicard chanteront en choeur un hymné à la
louange de M. Fabre d'Olivet.
-C'est avec la même confiance que nous annonçons
le cours de sens- sonologie de M. Colomb , lequel , au
moyen d'une application nouvelle de la musique à la médecine
, se propose de guérir toutes les maladies par te
contre-point . Pendant le cours de ses séances il fera connaître
au public plusieurs morceaux de sa composition
qui s'adaptent merveilleusement à sa théorie , etnotamment
un sostenuto amoroso , qui donne la colique dans un ton
et qui la guérit dans un autre .
Quelqu'un lisait tout haut un article de journal dans
lequel l'auteur , caché sous la lettre O , ( entr'autres idées
libérales ) conseille à la puissance de travailler au désarmement
des Esprits : 4 Il est probable que bien des gens
ont eu vent de cette mesure , interrompit M. N. , à en juger
par le soin qu'ils mettent à cacher leurs armes . "
-
Un moderne Turcaret voulant ajouter à l'éloge que
l'on faisait d'un homme de lettres qui vient de mourir ,
disait en soufflant , comme s'il eût soupiré : « C'était véritablement
un bien galant homme que ce bon S. A ... J'ai
été trente ans son ami intime ; il est mort dans l'indigenceet
ne m'a jamais emprunté un écu. »
-Nous avons été témoins , ily a quelques jours , d'une
petite rixe qui s'était élevée dans un des cafés les plus fréquentés
de Paris , entre un jeune homme , aussi connu
par le dérangement de ses affaires que par la gaîté de son
esprit, et l'un de ces créanciers malencontreux qui , sans
respect des convenances , vont relançant leurs débiteurs
partout où il y a chance de les rencontrer. « Ce n'est pas ici
qu'il faut venir me demander de l'argent , disait fiérement
le jeune homme. Présentez-vous chez moi.- Chez vous ?
on ne vous y trouve jamais .- Qu'est-ce que cela signifie ,
Monsieur? on ne m'y trouve jamais ! .... Il est vrai que je
ne rentre pas avant minuit , mais apprenez que je ne sors
jamais avant cinq heures du matin . Nous ne savons pas
si le créancier s'est payé d'une explication dont la galerie
s'est fort amusée .
-Deux médecins causaient ensemble de leurs affaires ;
T'un se plaignait du peu de succès qu'il obtenait à Paris .
Pour moi , disait l'autre , je me trouve fort bien de la province
, depuis que j'y suis propriétaire; il n'y a rien de tel
que d'être chez soi : j'ai acheté le cimetière d'Orléans , et
je l'ai meublé, n
508 MERCURE DE FRANCE ,
L
NOUVELLES BIBLIOGRAPHIQUES . Si l'on excepte quelques
romans et un recueil de Contes moraux de M. Dainin ,
nos richesses en Jibrairie ont eu pendant la première quinzaine
de ce mois un caractère très-imposant de gravité ;
des réimpressions , des traductions de classiques latins et
français , des Selectæ ad usum scholarum , c'est à-peu-près
tout ce qui a paru. Les seuls ouvrages qui se recommandent
par la nouveauté ou le piquant de leur titre , c'est un
Abécédaire de Flore , ou Langage des fleurs , par M. de
Lachenaye , ex- militaire ; et TROIS MOIS de la vie de M. Dumaniant
EN TROIS VOLUMES . L'auteur est un homme de
lettres âgé d'environ cinquante ans , et qui , à ce compte ,
sans même lui rien demander pour l'avenir , peut nous
fournir 600 volumes de Mémoires historiques sur sa vie ,
ses ouvrages et sa famille. En revanche la Vie d'Alexandre
est contenue dans un petit volume in-12 .
NOUVELLES DES THEATRES . On s'y prépare à célébrer un
grand événement; l'étude des ouvrages qui ont pour objet
cette mémorable circonstance , a suspendu toute autre
espèce de travail .
Faydeau qui en est àsa neuvième chute depuis le succès
de Cendrillon , pour éviter la dixième , a , dit-on , prudemment
ajourné la représentation d'un ouvrage dont la musique
donnait des inquiétudes . Pour se déguignoner ( que
l'on nous passe le terme ) , ce théâtre va donner une oeuvre
posthume de Dalayrac .
Le Vaudeville répète les Pages auSérail; puissent-ils , en
passant du service du duc de Vendome à celui du sultan ,
n'avoir rien perdu de leur esprit et de leurgaîté !
Les Variétés vont donner une imitation burlesque de
Mahomet IΠ.
La Gaîté s'occupe de l'acteur quatrupède qui doit nous
retracer le trait du chien qui découvrit le crime du chevalier
Macaire , assassin d'Aubri de Montdidier.
MODES. Il estde bon ton aujourd'hui de marcher doucement
, de regarder de très-près , de parler très-bas et de ne
se passionner pour rien, excepté cependant pour les croisades,
dont onparle beaucoup dans les boudoirs .
-Une des choses que regrettent le plus ceux qui ont
passé quelque tems aux Indes-Orientales , c'est l'usage de
ce cachundé qui donne à l'haleine une odeur si suave ,
au sang un mouvement si rapide , à l'estomac une chaleur
si précieuse. La composition de ces pastilles,dont lesAsiaMARS
1811 . 509
@
J.
E3
tiques exagèrent les propriétés au point de les regarder
comme une panacée universelle , était restée jusqu'à ce
moment au secret ; le docteur anglais James est parvenu à
les imiter en Angleterre , et M. Cadet , pharmacien de S. M.
l'Empereur , en suivant les mêmes procédés , vient d'obtenir
en France le même succès . Point de belle qui n'ait aujourd'hui
dans le coin de son mouchoir quelques pastilles
de ce cachundé dont la vertu la plus puissante est celle
dont on parle le moins .
-L'usage des plumes devient moins fréquent . L'annonce
du printems ramène le goût des fleurs ; celles que
cette saison voit naître obtiennent une juste préférence ,
mais une branche de pêcher est ce qu'il y a de plus nouveau
et de plus élégant . Les titus sont proscrites ; on voit quelques
perruques à chignon , et M. Tellier est l'homme par
excellence pour ce genre de coiffure .
Les bonnets à longues pointes , nouvelle invention des
lingères , se distinguent par la forme et la place de la
cocarde . On parle d'une nouvelle forme de robe , demiparure
, mais elle ne paraîtra qu'aux fêtes de Longchamp .
La différence pour la parure ou le négligé des hommes
consiste moins dans la forme et la couleur de l'habit , que
dans l'étoffe du gilet et la longueur de la culotte : celle du
négligé descend jusqu'au milieu du mollet : la culotte habil
lée couvre à peine la rotule .
Y.
- Mahomet II , tra- SPECTACLES . Théâtre-Français .
gédie nouvelle , de M. Baour de Lormian .
Si M. Baour de Lormian ne possédait qu'un talent vulgaire
, s'il n'avait pas fait Omasis , la critique pourrait
abandonner à son mauvais sort sa nouvelle tragédie; bien
et dûment sifflée à la première représentation , elle pourra
se traîner encore quelque tems après sa chute , mais elle
ne s'en relèvera pas or quel intérêt peut avoir sous le rapport
de l'art une médiocre production d'un talent mẻ-
diocre ? qu'est-ce dans les annales du Théâtre - Français
qu'une chute de plus ? Ce qui fait que celle de M. Baour ne
peut nous être indifférente , c'est le succès brillant que son
Joseph a obtenu . Peut-être n'y a-t-il pas décidément prouvé
sa vocation à la scène tragique ; mais il y a montré beaucoup
de talent pour la poésie . Lorsque ce talent s'égare ,
et de quelque manière qu'il s'égare , il devient utile de le
redresser.

510 MERCURE DE FRANCE ,
On serait tenté de croire que c'est aux conseils mêmes de
ses critiques qu'il faudrait attribuer cette erreur de M.Baoura
Tout en louant et en louant beaucoup son Omasis , ona
cru devoir observer que cet ouvrage appartenait plutôt au
genre de l'idylle qu'à celui de la tragédie. Qui sait si ce
reproche , exagéré , sans doute , n'aura pas piqué un peu
trop vivement l'auteur; si M. Baour n'aura pas songé dèslors,
à en démontrer l'injustice , à faire une tragédie bien.
sanglante , à peindre un caractère bien féroce , et si ce n'est
pas à cette petite révolte de son amour-propre que nous
devons attribuer le choix qu'il a fait du sujet de Mahomet II ,
sujet si éloigné pour les moeurs , pour l'action , pour les
caractères , de celui qu'il avait d'abord traité avec un si
bean succès ?
Dans le cas où ces conjectures seraient admises , il faudrait
en conclure qu'içi , comme dans beaucoup d'autres
circonstances , l'amour-propre n'a été qu'un fort mauvais
conseiller. Sans examiner encore si le nouveau genre dans
lequel a vouln se lancer M. Baour , s'accorde avec la nature
de son talent ; en convenant que Mahomet II est un des
personnages historiques les plus propres à figurer dans une
tragédie , telle qu'il la voulait faire , on ne peut s'empêcher.
de reconnaître qu'ily avait un grand inconvénient pour lui
à entrer dans la lice avec un homme qui, bien éloigné
d'avoir son talent pour les vers , connaissait bien autrement
la scène , avec ce Lanone qui nous avait déjà donné vers
1740 une tragédie de Mahomet II .
Maisje crois entendre les amis de M. Baour s'écrier que
si c'est le même personnage , ce n'est pas le même sujet ,
ou du moins que si c'est le même sujet , il n'est pas traité
de la même manière. Hélas ! cela n'est que trop vrai , et
voilà précisément de quoi je me plains. La base des deux
ouvrages est la situation du sultan combattu entre son
amour pour la gloire et celui qu'une esclave chrétienne lui
ainspiré ; dans tous deux le mobile qui met tour-à-tour ces
passions en jeu, est une révolte des janissaires indignés de
l'inaction et de l'amour de leur sultan ; dans tous deux.....
mais ce n'est point ici le lieu de faire le rapprochement de
ces deux compositions tragiques ; et peut-être se présentera-
t-il plus simplement et plus naturellement de luimême
après que nous aurons rendu compte de celle de
M. Baour .
Mahomet II est depuis long-tems paisible possesseur de
Constantinople; il adéjà tué cette Irène qui figure dans la
MARS 1811. 511
tragédié de Lanoue , et il s'est livré à un nouvel amour .
Eronime , nièce du dernier Constantin , en est l'objet ; mais
elle n'y répond pas comme Irène . Au milieu du sac de
Constantinople , elle a été sauvée par Soliman , visir de
Mahomet , et en est devenue amoureuse . Tombée depuis
entre les mains du sultan , rien n'a pu la rendre infidèle ;
et comme l'amour s'irrite par les difficultés , Mahomet est
prêt à épouser Eronime , à tout lui sacrifier pour obtenir
son coeur. Ce projet , très -impopulaire auprès de ses
musulmans , est sur-tout très -inquiétant pour Zulima , sultane
régnante ; elle a de Mahomet un fils nommé Bajazet ,
qu'elle a cru jusqu'ici destiné à l'Empire ; mais si elle est
chassée du trône par une rivale , comment l'assurera - t - elle
à son fils ? ou si seulement le visir conserve la faveur dont
il jouit auprès de son maître , comment balancera- t - elle
l'influence de ce ministre , qui loin de s'intéresser à Bajazet ,
veut faire passer ses droits à un autre prince ? Une révolte
qu'elle fomente parmi les janissaires lui offre un moyen de
se défaire d'Eronime : le secret des amours d'Eronime et de
Soliman , secret qu'elle a surpris dans une conversation
nocturne , lui donne l'espérance de perdre le visir ; et c'est
en menant de front ces deux projets qu'elle seule produit
l'action de cette tragédie , car c'est elle seule qui met les
autres personnages en mouvement .
:
Le premier acte a cette simplicité qui ne déplaît pas dans
les ouvrages de ce genre . On n'y remarque que deux
scènes dans l'une Zulima expose ses desseins à sa confidente
; dans l'autre Mahomet parle de son amour à Soliman ,
et ne peut marquer assez d'étonnement de voir Eronime
insensible à sa passion ; il ne peut expliquer sa froideur
qu'en la supposant prévenue pour un autre . Il cherche quel
peut être ce rival préféré , et le menace du châtiment le
plus funeste . Soliman combat l'amour de son maître , et
garde très-prudemment son secret .
La première scène du second acte achève l'exposition : Ero
nime y raconte ses malheurs à sa confidente , afin d'en instruire
le public. Mahomet vient ensuite lui proposer sa main
qu'elle repousse avec horreur. Le sultan irrité la menace de
toute sa fureur et la renvoie . Soliman vient le consoler.
C'est là qu'il renouvelle cette scène de Lanoue , où l'aga
des janissaires réveille dans le coeur de Mahomet la soif de
la gloire afin d'y éteindre l'amour : seulement la harangue
du visir Soliman n'est pas aussi désintéressée . En engageant
son maître à partir pour l'armée , il a l'espoir qu'on le lais
512 MERCURE DE FRANCE ,
sera à Constantinople avec sa princesse; mais il n'obtient
que la moitié de ce qu'il demandait. Mahomet consent à
partir , mais il veut emmener Eronime , et laisse
consterné.
son visir
Jusqu'ici l'action est àpeine commencée , mais la dernière
scène de cet acte va lui donner du mouvement: c'est
la meilleure et peut-être la seule de l'ouvrage . Zulima
paraît : elle profitedu désespoir où elle trouve Solimanpour
lui proposer d'enlever Eronime ; le fidèle visir s'y refuse;
mais la sultane lui dit qu'elle a surpris son secret , qu'il
dépend d'elle de le perdre avec Eronime , et alors Soliman
se décide à profiter des offres de Zulima pour sauver la princesse
, sans toutefois promettre de l'accompagner .
Au troisième acte la scène change : on se trouve dans
l'intérieur du sérail , dans l'appartement d'Eronime. La
scène dont nous venons de rendre compte, faisait supposer
que l'auteur rachèterait cette licence par de grands effets , et
malheureusement l'attente qu'il avait fait naître n'a point
été remplie. Eronime a gémi d'abord avec sa confidente.
Solimanest venu ensuite lui proposer de partir; Eronime
ne demandait pas mieux pourvu qu'il fût du voyage, et ila
eu la cruauté de refuser. De- là s'y
s'est élevé un débat où
le pauvre Soliman ne jouait pas le plus beau rôle et au milieu
duquel les deux amans ont été surpris par Mahomet.
Averti par la sultane qui s'était flattée de se défaire ainsi
d'un seul coup et du visir et de la maîtresse , l'assassin
d'Irène est accouru furieux; on a cru qu'il allait frapper ses
deux victimes , mais il a trompé et l'espérance de la sultane
et la prévision du public. Il s'estcontentéde mettre plusieurs
fois la main sur son poignard , d'accabler son visir de
reproches , puis il a fait arrêter les deux coupables; il est
sorti pour aller délibérer ailleurs sur leur sort , et nous
sommes sortis avec lui du harem pour retourner à la décoration
du premier acte : cela valait bien la peine d'en
changer !
Lequatrième commence mieux que le troisième ne finit.
Quelques mots échappés à Soliman ont fait concevoir à
Mahomet des soupçons sur la sultane ; il veut l'interroger;
il lui demande comment elle a été instruite de l'amour
d'Eronime , pourquoi elle l'en a averti si tard ? les réponses
de la sultane confirment ses soupçons : une véritable scène
de tragédie se noue; c'est dommage qu'au lieu de la
dénouer, l'auteur l'ait interrompue d'une manière qui ne
rappelle que la tragédie des boulevards. Nos lecteurs se
souviennent
MARS 1811 . 513
SEINE
tane en
cen
souviennent peut- être encore de cette révolte des janissaires
préparée par la sultane et dont Mahomet ni son visir ne savent rien. Mais peut-être aussi ont-ils pensé que la sul
un moment
retarderait l'explosion dans
où one DE LA
peut se flatter d'être délivrée à moins de frais de Solimanet
d'Eronime : en ce cas , ils se sont encore trompés ; la révolte
éclate , et l'on vient annoncer à Mahomet que les noms de
la sultane et de son fils sont le cri de ralliement des sedi 5.
tieux . Cela met fin naturellement à l'interrogatoire , et
ce moment les incidens se précipitent avec la plus grande
rapidité . Soliman , prisonnier naguères , arrive le sabre à
la main . Les factieux l'ont tiré de prison , et lorsqu'il a
refusé de se mettre à leur tête , loin de le tuer , ce qui est
assez la manière des séditieux , ils lui ont permis de rentrer
au sérail avec quelques soldats demeurés fidèles . Le
bon Soliman vient offrir à Mahomet leurs services et les
siens ; mais le fier sultan les repousse . Il ordonne d'arrêter
la sultane qui , certaine de mourir , se donne la consolation
de lui dire tout ce qu'elle a sur le coeur ; puis il sort
pour aller seul réduire les rebelles .
Le dernier acte est encore plus mélodramatique que
celui-ci . Il commence par un beau récit de la manière
dont Mahomet a apaisé la sédition en coupant lui-même
la tête de la sultane pour laquelle on s'était révolté , et en
la jetant aux mutins. Bientôt Mahomet reparaît en personne
; voulant décider le sort de Soliman et d'Eronime ,
il les fait appeler. Tous deux se croient perdus et se disent
les choses les plus tendres. Mahomet tâte encore son poignard
, que toutes ces tendresses devraient encore aiguiser,
et cependant , après une mûre délibération , c'est la pitié
qui l'emporte. Mahomet dit aux deux amans qu'il leur
laisse la vie ; il leur conseille de partir bien vite de peur
qu'il ne change de résolution. Soliman se jette aux pieds
d'Eronime assise sur un divan , et l'on croit la pièce finie :
mais ce n'était pas pour rien qu'Eronime avait eu l'audace
de s'asseoir devant le sultan . Le bon , l'honnête Soliman
avait encore une fois compté sans son hôte . Eronime s'est
empoisonnée parce qu'elle l'a cru mort , et c'est elle qui
meurt en sa présence . Ce second dénouement , dont le
défaut n'était pas de s'être laissé deviner, a déplu tellement
aù public qu'il n'a pas voulu entendre la morale que l'auteur
en a tirée. Talma-Mahomet , qui devait la prêcher à
Damas -Soliman , a cependant fait bonne contenance . Nous
ne pouvons dire combien de vers il a débité sans être
Kk
514
MERCURE DE FRANCE ,
entendu , mais enfin le tumulte s'est calmé et les derniers
sont parvenus jusqu'aux oreilles de l'auditoire . La toile
baissée , l'auteur a été demandé , et ceux qui avaient sifflé
sa pièce l'ont laissé nommer avec une complaisance bien
perfide , car on serait tenté d'en conclure qu'ils avaient
sifflé avec toute l'impartialité possible et sans aucune prévention
.
Nous croyons en effet qu'après l'analyse que nous venons
de mettre sous leurs yeux , nos lecteurs trouveront la sentence
équitable . Sans revenir sur toutes les invraisemblances
que nous avons indiquées , ils auront remarqué
que le plus grand défaut de l'ouvrage est de manquer de
cet intéret qui fait pardonner tant d'invraisemblances . Des
quatre personnages principaux de cette tragédie , quel est
celui , nous diront-ils , dont on peut partager les sentimens
ou les situations ? Ce n'est sûrement pas cette sultane ,
mère forcenée qui sacrifie son époux , et risque une révolution
dans l'espoir incertain de faire régner son fils : ce
n'est point ce Mahomet autour de qui tout le monde conspire
sans qu'il s'en doute , qui est trompé par sa femme ,
par sa maîtresse , par son visir , que l'on voit toujours prêt
à poignarder , ou à couper des têtes , et qui finit non - par
tuer sa maîtresse comme Orosmane , comme Otello , comme
le Mahomet de Lanoue , ce qui est éminemment tragique ,
mais par exécuter une femme qu'il a depuis long-tems oubliée
, une femme qui mérite la mort en qualité de copspiratrice
, ce qui n'est que l'oeuvre d'un bourreau . S'intéressera-
t-on à ce Soliman , visir très -fidèle , mais sans
prévoyance , amant très -tendre , mais sans énergie , et qui
ne remplit ni les devoirs de l'amant , ni ceux du visir ? Nos
affections enfin se porteront-elles sur cette Eronime , esclave
de Mahomet et fille des Constantins ? Sous ce double
rapport , elle est sans doute très-intéressante ; mais elle cesse
de l'être par l'amour auquel elle se livre, jusqu'à vouloir unir
son sort à celui d'un esclave vainement paré du titre de visir.
Pourquoi , nous dira -t-on , n'avoir pas suivi plus fidèlement
T'histoire ?A quoi bon cet amour d'Eronime, qui en justifiant
la jalousie de Mahomet justifierait aussi sa vengeance , que
cependant il n'accomplit pas ? Mahomet serait bien plus
tragique si , après avoir calmé la révolte des janissaires
que son amour a soulevés , il sacrifiait sa maîtresse , non à
la crainte que les mutins lui inspirent , mais à son féroce
amour de la gloire , qu'un autre amour lui fait oublier .
Eronime serait bien plus intéressante si elle était amouMARS
181 . 515
reuse non du visir , mais du Sultan ; si malgré son amour,
elle attendait pour l'épouser l'aveu de son père ; si même
le consentement de son père ne la décidait que parce
qu'elle espère comme lui adoucir par son hymen le sort
des chrétiens . Dans cet état de choses , on n'aurait plus
besoin du personnage de Soliman que pour ranimer l'ambition
de Mahomet , pour réveiller en lui l'amour de la
gloire . Ce personnage ne serait plus son rival , ce qui ,
comme on l'a observé , rendrait ses vues plus pures , son
dévouement plus généreux ; et si au lieu d'en faire un
jeune homme qui doit tout à Mahomet , on supposait que
c'est un vieux guerrier à qui Mahomet , au contraire , doit
son éducation et ses premiers succès dans la carrière des
armes , on sent combien ce personnage , quoique simplement
accessoire , deviendrait noble et touchant , combien
son ascendant sur Mahomet acquerrait de vraisemblance !
Enfin , nous dira - t-on toujours , pourquoi au lieu de cette
sultane qui conspire , on ne sait comment , et dont la
puissance est une énigme sous un conquérant tel que
Mahomet , pourquoi ne nous a-t- on pas fait voir de véritables
chefs de conjuration , des hommes véritablement à
craindre , tels qu'un visir , un muphti , également alarmés
par l'hymen de Mahomet , pour les intérêts de la religion
et pour ceux de l'empire ? A tout cela nous n'avons rien à
répondre nous sommes frappés nous - mêmes de la supériorité
de ce plan , et nous croyons fermement que M.
Baour s'en serait rapproché... si ce n'était celui de Lanoue.
Il a voulu traiter le même sujet et le traiter d'une autre
manière , ily a gagné ce que l'on gagne pour l'ordinaire lorsque
l'on s'avise de refaire ce qui a déjà été bien fait , car il
est difficile que l'autrement du bien ne soit pas au moins
médiocre.
On nous demandera sans doute à présent , si , en se
trompant dans le choix du sujet , M. Baour a du moins
été plus heureux dans celui du genre ? Nous ne le croyons
pas . Il n'est point appelé à se servir du poignard et de la
coupe empoisonnée de Melpomène . Il a eu beau prêter à
son Mahomet des discours terribles , on a vu qu'il n'a pu le
décider à une action vraiment tragique , et qu'il a passé le
but lorsqu'il a cru l'avoir atteint ; sa sultane est d'une exagération
qui trahit le défaut d'un sentiment véritable ; sa
princesse s'empoisonne si maladroitement que personne
ne la plaint , et son Soliman , qui sans doute est le plus
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
fidèle de tous les musulmans , est de tous les amans le
moins tragique .
Nous avons examiné le sujet et l'intrigue de cet ouvrage ;
nous en avons considéré les caractères ; il nous resterait à
parler du style. Quoiqu'il soit difficile d'en juger à une première
représentation , nous croyons pouvoir dire qu'il n'est
pas indigne de celui de Joseph , etc'est en faire un assez bel
éloge. Nous pourrions le justifier en citant quelques beaux
vers que nous avons retenus ; nous pourrions citer aussi
quelques locutions hardies jusqu'au ridicule; mais nous
croyons qu'il est plus sage d'attendre l'impression .
Μ.
P. S. Comme nous achevions cet article , nous avons
reçu celui qui a paru dans un journal très-célèbre , sur le
nouveau Mahomet II. Nous y avons lu avec étonnement
qu'un opéra très-oublié , quoique très -récent , et qui porte
le même titre , a fourni à M. Baour de Lormian presque
toute l'intrigue que nous venons d'analyser. On nous avait
déjà fait remarquer que l'idée de faire projeter par la sultane
l'enlèvement d'Eronime , était empruntée de la Caravane
, et cela nous avait chagrinés ; mais la découverte de
M. Geoffroy est bien autrement affligeante . Elle l'est d'autant
plus que , s'il faut en croire le critique , M. Baour ne
s'est encore écarté de l'intrigue de l'opéra que pour la gâter,
et que d'ailleurs telle intrigue bonne pour un opéra ne vaut
rien pour une tragédie. Nous voudrions bien que cet emprunt
fût moins constaté ; car , en bonne conscience , si
M. Baour ne voulait faire que des vers et non une tragédie,
-il est tout-à-fait inexcusable de n'avoir pas adopté le plan
de Lanoue plutôt que celui de l'opéra .
Théâtre du Vaudeville .-Quelques circonstances particulières
ayant retardé l'impression de l'article dans lequel
nous rendions compte de la première représentationde la
Belle au bois dormant , vaudeville en deux actes , nous
nous garderons bien de donner aujourd'hui ce compte rendu
qui n'aurait plus le mérite de l'à -propos : nous nous contenterons
de dire que chaque représentation confirmele succès
que cette nouvelle production de MM. Bouilly etDumersan
avait obtenu à sa première apparition .
La gaîté que les auteurs ont su répandre dans le dialogue
, la tournure piquante des couplets , assurent à la
Belle au bois dormant une longue existence après son réMARS
1811 . 5.17 .
:
veil, etjustifient les applaudissemens qu'elle reçoit chaque
jour.
Ily a des gens qui regrettent qu'on les amuse , qui se
fachent quand on les a divertis; ils protestent pour ainsi
dire contre le plaisir qu'ils ont eu . Le vaudeville de la Belle
au bois dormant , a dit un triste frondeur , n'est bon qu'à
amuser les petits enfans : d'accord , mais les grands enfans
s'amusent aussi des contes que l'on fait pour les petits , et
M. Bouilly auteur du joli ouvrage des Contes à ma Fille
avait prouvé qu'il savait trop bien en faire , pour que l'on
ne fût pas certain de la réussite de celui-ci .
,
Nous ne pouvons parler de cet ouvrage sans faire mention
de Joly , qui a fait preuve d'un véritable talent dans le
rôle d'un jeune pâtre .
Troisième lettre de l'un des Rédacteurs du MERCURE à ses
confrères , sur l'Opera seria .
Paris , 15 mars 1811 .
Le retard de ma seconde lettre , Messieurs , n'a ralenti
ni le cours du tems , ni l'activité de la compagnie italienne
del'Odéon . Une semaine perdue pour ce que j'avais à dire
de Pirro a mis à sa place , comme nouveauté , la Griselda .
Parlons cependant encore une fois de Pirro , qui n'en restera
pas moins , sans doute , au théâtre , et dont les amateurs
espèrent jouir long-tems .
Plus on l'entend , plus on y trouve de beautés , de ces
beautés simples et franches , que l'art seul n'apprend point
à produire , et qui sont le fruit du génie le plus heureusement
inspiré . On voit dès l'ouverture de la scène que le
sujet s'est emparé du compositeur. Le premier morceau
est largement conçu et conduit avec l'ordre , la clarté, le
naturel qui appartiennent à cette belle école. Pyrrhus , à
qui la Grèce a fait demander le sang de Polyxène , déclare
fiérement qu'il veut abaisser l'orgueil de la Grèce , et que
c'est à Polyxène même qu'il donne sa main. Sans s'inquiéter
des mouvemens de surprise et des murmures que
cette déclaration excite autour de lui , il s'avance vers elle ,
et lui exprime sa tendresse , tandis que Polyxène se livre
aussi aux douces espérances que ce choix lui donne , et
que leur chant expressif et suave contraste avec l'agitation
des autres parties , agitation cependant , comprimée par
la présence de Pyrrhus , et qui s'exprime sans oser éclater.
518 MERCURE DE FRANCE ,
Il faut , je l'avoue , s'être formé de singulières idées de ce
qu'on nomme de la musique dramatique pour croire qu'un
pareil morceau et tant d'autres dans lemême opéra , et dans
tant d'autres opéras italiens , n'en sont pas .
Le duo entre Pyrrhus et Polyxène , quelques scènes après ,
n'est pas moins théâtral ; les craintes de l'une , les promesses
de secours et les témoignages d'amour de l'autre ,
sont rendus par les deux parties de chant et par l'orchestre
avec des effets pleins de passion et de chaleur. Polyxène
se croit menacée par le courroux du ciel et par celui des
Grecs ; Pyrrhus la rassure ; elle n'a rien à craindre , il est
près d'elle. On ne peut entendre sans émotion ces simples
mots , si bien prononcés par M. Crivelli : Calmati , teco
io sono . Mais le trouble croît, son expression devient plus
forte , et Mme Festa ne rend pas moins bien les terreurs de
Polyxène , que lui , la confiance et l'intrépidité de Pyrrhus .
J'en dirais autant du bel air dal seno discaccia, dans
lequel Pyrrhus , alternativement , rassure Polyxène et menace
Ulysse , et plusieurs fois interrompu ou accompagné
par le choeur des soldats grecs , qui menace aussi le roi
d'Ithaque , reprend toujours avec une expression nouvelle
ses menaces et ses assurances d'amour ; mais je trouve à
ce morceau le double défaut de faire jouer à Ulysse qui
reste muet un rôle trop avilissant , et de diminuer d'avance
l'effet de la belle scène du second acte , où , au choeur
près , Pyrrhus , Polyxène et Ulysse se retrouvent dans la
même situation .
Cette scène devant le tombeau d'Achille , dont j'ai
donné une légère idée dans ma seconde lettre , est un morcéau
vraiment admirable dans sa simplicité , et M. Crivelli
en rend la belle déclamation en acteur et en chanteur consommé
. Son dialogue avec Polyxène ne fait pas une moins
vive impression. Le touchant cantabile qu'il lui adresse , est
interrompu par la marche militaire qui annonce l'arrivée
d'Ulysse et de ses soldats . Sur l'air même de cette marche ,
qui s'avance ? dit Pyrrhus ; c'est Ulysse ! Ah ! ne crains
rien , ajoute-t-il en parlant à Polyxène ( et la marche continue
toujours ) , ne crains rien , que le traître vienne , qu'il
nous trouve heureux , et qu'il tremble . Devant lui , devant
Ulysse même qui s'avance , il reprend le motif de son premier
chant d'amour ; mais Ulysse ose avancer encore ; il
paraît vouloir se saisir de la victime . Pyrrhus entre en
fureur, et se partage , dans la dernière partie de son air,
entre les menaces qu'il fait à Ulysse et sa tendresse pour
MARS 1811 . 519
Polyxène, dont il se déclare plus énergiquement que jamais
le défenseur et l'époux.
On sent qu'il y aun inconvénient assez grave à répéter ,
on à-peu-près , cette situation au premier acte ; je dis
répéter; car cette belle scène du second est dans la partition
originale , et l'autren'yestppaass. Nous avons déjà vu
que cette partition a éprouvé plusieurs autres métamorphoses.
N'ayant pu me procurer sur ce fait les renseignemens
dont j'aurais eu besoin , je suis réduit aux conjectures
, et voici celle que je hasarde , au risque de me
tromper : il y a deux expressions dans notre langue qui
ne m'ont jamais coûté à prononcer ni à écrire; c'est :
Je me suis trompé , et je ne sais pas .
Je crois donc que lorsqu'on a remis au théâtre à Naples ,
ily a peu d'années , l'opéra de Pirro , on y a fait des changemens
, et ajouté plusieurs morceaux dont Païsiello luimême
a refait la musique. Je mettrais de ce nombre le
choeur des jeunes Grecques dialogué avec Polyxène , au
commencement du premier acte, qui est tout-à-fait dans sa
manière ; le duo agité dont j'ai parlé , entre Polyxène et
Pyrrhus; le terzetto entre Climène , Polyxène et Pyrrhus ,
Gelido , palpitante , dont la dernière partie sur-tout est du
plus grand effet; peut-être cet air menaçant de Pyrrhus à
Ulysse , entremêlé de choeurs , quoique je le pense moins
que des autres ; quelques morceaux ou choeurs du second
acte, et le joli final , la placida calma , qui n'est pas dans
la première partition .
Les morceaux ajoutés à Paris sont, outre les deux airs
de Cimarosa chantés par Mme Festa , celui que chante
M. Guglielmi , air fort agréable , et qu'il exécute avec beancoup
de grâce , mais dont j'ignore l'auteur; le duo du
second acte entre Pyrrhus et Polyxène , Che miro ! il mio
bene, que je ne sais trop non plus à qui attribuer. S'iln'est
pas de Païsiello , ilme paraîtrait être de Nazzolini , compositeur
original , enlevé à la fleur de l'âge , et dont ce duo
me semblerait avoir la coupe et la marche particulière.
Restent quelques effets de théâtre et des choeurs de prêtres
vers la fin; nous avons ici tel maître assez habile pour les
avoir ajoutés à un opéra de Païsiello , sans craindre qu'ils y
fissent de disparate.
Notez , Messieurs , que tous les morceaux que je conjecture
pouvoir être de Païsiello lui-même , je ne serais
nullement étonné d'apprendre que tel habile maître dont
jevous parle les eût faits. L'extrême habileté peut , quand
520 MERCURE DE FRANCE ,
,
, et qui
,
il le faut , prendre toutes les formes et s'assortir à tous
les styles . Mais le travail le plus considérable
mérite peut - être le plus d'attention , quelque main qui
s'en soit chargée , est celui du récitatif. Dans Pirro
comme dans tous les opéras italiens , tant sérieux que
bouffons , il est simplement accompagné de la basse.
Cette nudité déplaît en France ; on a cru devoir la cacher
en revêtant d'accompagnemens les scènes de tout l'opéra
d'un bout à l'autre. Je ne suis pas bien persuadé que l'on
ait eu complètement raison. On fatigue par cette continuité
du bruit de l'orchestre l'organe le plus délicat que
nous ayons ; on amortit d'avance une partie de l'effet des
morceaux de chant et des ritournelles instrumentales ;
enfin on se prive de moyens précieux de nuances et de
variété.
,
J'ai toujours regretté que dans notre révolution musicale
, M. Gluck , dont le récitatif n'est le plus souvent
qu'un récitatif italien adapté à notre langue , n'ait pas
établi plus d'économie dans la manière dont il l'accompagne
, et qu'il n'ait pas gradué cet accompagnement depuis
le seul coup d'archet des basses
ment déclamées , jusqu'à la plénitude de l'orchestre , et dans les scènes simpleaux
traits imitatifs des instrumens selon le progrès des
passions et les développemens du dialogue. C'étaitici , en
quelque sorte , une seconde révolution , et mes regrets se
sont renouvelés en voyant que l'on n'a pas eru devoir saisir
cette occasion pour avancer notre éducation musicale , qui
va toujours un peu lentement .
J'aurais , Messieurs , bien des choses à dire sur ce sujet
, sur le récitatif italien en général , et peut-être aussi
sur le nôtre ; mais pressé par le tems , je ne puis qu'indiquer
ici le point de vue sous lequel j'aurais voulu traiter
cette question , l'une des plus intéressantes que présente la
musique théâtrale , et dont on s'est jusqu'à présent le moins
attentivement occupé.
J'aurais aussi voulu parler du grand finale du premier
acte , morceau d'une si grande étendue , d'une variété si
bien ménagée , et d'un si bel effet dans toutes ses parties.
Enfin ,j'aurais bien quelques observations à faire sur deux
ou trois points particuliers ,tels que certaines altérations
dans la scène et le duo entre Darès et Polyxène au second
acte , l'un des plus agréables que Païsiello ait écrits , et
que l'on a fini par retrancher entièrement ; tels encore que
la suppression faite par M. Crivelli d'ane tenue de deux
MARS 1811 . 521
mesures , par où commence son cantabile : Cara negli
occhi tuoi , et pendant laquelle les accompagnemens tracent
un dessin qui s'accorde avec ce qui précède et avec
ce qui suit , suppression qui nuit à l'expression de ce début
de l'air , et que je puis d'autant moins concevoir , qu'il me
semble que la voix de M. Crivelli y mettrait tout le charme
qui a été dans l'intention de l'auteur ; etc.
Mais il esttems de finir de vous parler de Pirro. Il forme,
dans'une des principales branches de l'art dramatique , une
époque bien intéressante pour la France ; et c'est principalement
sous ce rapport qu'il m'a paru devoir être envisagé.
A en juger par la manière dont le public a accueilli
cet essai , l'opera seria italien sera désormais , comme
l'opera buffa , une source de jouissances très -vives pour les
amateurs libres de préjugés , un moyen fécond de variété
dans les plaisirs des spectateurs même indifférens ; enfin ,
une excellente école où l'on pourra s'instruire de plus en
plus de ce qui appartient vraiment à l'art de la musique
parmi les effets qu'on lui attribue , des procédés les plus
analogues à la vraie nature de cet art , et de la manière
dont la bonne musique doit être chantée pour exprimer tous
les sentimens , sans altérer le charme de la voix humaine ,
et sans blesser ni effaroucher l'oreille qui est en musique ,
comme en autre chose , le véritable chemin du coeur.
Agréez mes salutations , GINGUENÉ .
ZAL
POLITIQUE.
LES faux bruits de paix avec la Russie inquiétaient le
gouvernement ottoman , et lui donnaient lieu de craindre
qu'on prît avec moins d'activité les mesures qu'il ordonne
pour la continuation de la guerre. Il vient de publier des
défenses sévères à cet égard , en même tems il a fait un
nouvel appel aux peuples ; il les engage à se ranger sous
l'étendard du prophète , et à marcher au secours de la
patrie; lui-même prend l'engagement d'entrer en campagne
au commencement du printems et de se mesurer à
Pennemi. Le soin de la marine occupe également le Grand-
Seigneur. Les matelots de l'Archipel se sont rendus à
Constantinople poury recevoir une destination ultérieure.
Tout est tranquille dans la capitale; la fermeté du Grand-
Seigneur ne s'est pas démentie , la plus exacte subordination
règne parmi les janissaires . La tranquillité règne aussi
enEgypte , ainsi qu'à Bagdad. Les insinuations des Anglais
n'ont produit de la part de quelques beys qu'un impuissant
effort . Plusieurs pachas vont diriger leurs troupes
contre les Wahabites , et l'on espère déjà reconquérir la
ville sainte , dépositaire du tombeau du prophète . Nous
avons dit que 500 Russes étaient entrés à Belgrade , ils
doivent occuper incessamment la citadelle. Les membres
de l'assemblée servienne qui s'était dissoute sont revenus
à Belgrade ; on est impatient de savoir quels seront les résultats
de cette première disposition. Vingt mille Russes
sont dans les environs. Le gouvernement autrichien a défendu
toute exportation de denrées et de vivres sur cette
partie de ses frontières .
Le gouvernement russe forme quelques régimens nouveaux
, douze d'infanterie et trois de chasseurs ; les chefs
sont déjà nommés . On contraint à servir ceux des serfs
qui se font inscrire frauduleusement parmi les fabricans.
Des mesures relatives aux finances ont aussi été prišes ;
elles concernent les revenus de 1811. Les revenus de l'Empire
ont reçu , sans y comprendre les recettes extraordinaires
et temporaires , mais en comptant seulement les
revenus fixes, un amortissement de près de 100 millions de
MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 . 523
roubles. En conséquence , le manifeste du 2 février qui
interdit tout accroissement dans les assignations de banque
est maintenu , comme loi fondamentale et sacrée , et de
nouveaux impôts ne seront point établis. Les compagnies
du gouvernement et les compagnies civiles qui existent
maintenant , passent de l'autorité civile à l'autorité militaire
, et le ministre de la guerre sera chargé de leur organisation:
jusque-là elles resteront sous leurs chefs existans ,
et feront leservice auquel elles sont affectées .
La gazette de la cour de Vienne a fixé toutes les incerfitudes
sur lesbruits qui couraient relativement au voyage
de l'archiduc François . Il est arrivé le 30 janvier à Salonique
en Macédoine . Il était dans l'intention de s'embarquer
sous peu pour se rendre à Cagliari , auprès de la reine de
Sardaigne sa soeur. Le cours de la bourse a été moins favorable
au commencement de mars qu'à la fin du dernier
mois; cette rechute est attribuée au bruit qui a couru de
l'envoi dans les provinces de dépêches relatives aux finances,
et destinées à être ouvertes le même jour.
La commission établie pour l'amortissement des billets
de banque a publié lerésultatde ses recherches ; la somme
totale des billets en circulation est d'un milliard soixante
millions de florins. Depuis son établissement , la commission
a amorti près de quatre millions en monnaie de cuivre .
La vente des domaines appartenans à des corporations
religieuses se poursuit.
La censure de l'imprimerie a reçu à Vienne une direction
plus modérée . L'établissement de cabinets de lecture
dans les grandes villes est toléré. Ces établissemens doivent
se composer sur-tout d'ouvrages capables de donner
une solide instruction , et des notions positives sur les
sciences utiles ; la plupart des romans en sont bannis , on
les regarde comme unelecture, sinon dangereuse , au moins
superflue:
La diète saxonne continue ses opérations ; voici à cet
égard quelques détails qui pourront intéresser :
«On a manifesté , dit une feuille allemande , dans plusieurs
provinces de cette monarchie , le voeu que la diète
annuelle proposât d'imposer les biens de la couronne et
ceux de la noblesse . On espère plus que jamais de voir ce
voeu accompli à la satisfaction générale , de même que celui
de voir accorder à l'avenirà tout le monde des droits égaux
aux emplois publics; car des personnes bien instruites des
travaux de la diète assurent que plusieurs membres des
524 •MERCURE DE FRANCE ;
Etats ant proposé d'admettre des roturiers aux charges qui,
jusqu'à présent , étaient exclusivement réservées à la noblesse
, soit parce que les priviléges sont abolis maintenant
dans tous les Etats de la Confédération du Rhin , soit pour
mettre un terme aux plaintes des classes non privilégiées
sur les torts et les injustices dont elles prétendent avoir à
souffrir . Tous les Saxons vraiment attachés à leur patrie
attendent avec empressement cette importante réforme que
réclame l'esprit du tems , et qui est si conforme à l'amour
de lajustice dont est pénétré notre auguste souverain . "
On ajoute que la diète, après des débats très-vifs et trèsanimés
, a pris une résolution au sujet de l'établissement
d'une certaine égalité entre les provinces ; mais qu'une partie
des opposans a protesté contre cette résolution qui a été
communiquée officiellement au roi . Les ministres des conférences
ont été chargés de rédiger un rapport sur ce grand
objet.
Le décret de réunion des anséatiques , et d'une partie du
territoire du royaume westphalien à l'Empire français ,
s'exécute graduellement . En remettant cette partie de son
territoire au pouvoir de l'auguste protecteur de la Confédération
du Rhin , le frère de ce monarque , le roi Jérome ,
a publié la proclamation suivante :
<<Habitans du territoire westphalien , réunis à l'Empire
français!
>> Les circonstances politiques m'ayant déterminé à vous
céder à S. M. l'Empereur des Français , je vous dégage du
' serment de fidélité que vous m'avez prêté .
» Si quelquefois vos coeurs ont su apprécier les efforts
constans que j'ai faits pour votre bonheur , je désire en
recueillir la plus douce récompense en vous voyant porter
à S. M. l'Empereur et à la France le même amour , lemême
dévouement et la même fidélité dont vous m'avez si souvent
donné des preuves , et particulièrement dans les circonstances
critiques des dernières années .
" Mes voeux les plus ardens sont et seront toujours de
vous voir jouir , sous votre nouveau maître , d'un bonheur
aussi parfait que le mérite votre caractère brave et loyal. »
Cassel , le 5 mars 1811 .
Hambourg est en ce moment un lieu de passage digne
d'observation; on y voit traverser cette ville les officiers
et les marins danois et norvégiens que leur maître met à la
disposition de l'EmpereurNapoléon. Ces braves marins ont
MARS 1811 . 525
àvenger la grande injure faite à Copenhague , l'incendie de
leur ville , l'enlèvement de leurs vaisseaux. Ils répondront
par leur courage à ce qu'attendent d'eux le souverain qui les
envoie , et celui qui les admet à l'honneur de défendre le
pavillon continental .
Les Etats -Unis ont, le 15 janvier, adopté à l'égard de ces
dominateurs de la mer l'acte de non-intercourse , et dans
le même moment les Florides se déclarant indépendantes ,
demandent à faire partie de la Confédération américaine
et d'accroître les moyens de résistance et d'indépendance
de l'Amérique-Unie.
Ainsi se resserre de jour en jour le cercle qui tient l'Angleterre
comme isolée au milieu du monde et de ses immenses
possessions . Les corsaires français recommencent
à inquiéter les bâtimens qu'elle charge de tenter périlleusemenilacontrebande.
AMalte ,elle souffre de l'encombrement
de ses marchandises , et réduit l'habitant isolé de l'Afrique
et de Naples à une profonde misère ; sa protection est vue
à Malte du même oeil que son assistance en Sicile , et son
alliance partout où l'on a eu l'imprudence de l'accepter.
Au sein même de sa capitale l'Angleterre voit grossir la
liste des victimes de son système. N'existant que par le
commerce et pour le commerce , ce sont des désastres du
commerce que ses feuilles se trouvent remplies , soit que
les maisons soient établies à Londres , ou qu'elles existent
dans les Indes . Le mal est au point que le lord chancelier
de l'échiquier se voit obligé d'avancer six millions sterling
pour venir au secours des maisons le plus en souffrance ,
mais on croit que ce secours même serait de beaucoup
insuffisant. Le roi est toujours dans le même état . Le prince
-régent a demandé au parlementun million pour l'entretien
des troupes portugaises à la solde de l'Angleterre . A en
juger par les derniers rapports , il est présumable que
Messieurs de la chambre des communes trouveront la
somme un peu forte si on la met en balance avec les dispositions
des troupes portugaises , et les services qu'elles ont
rendus . Ala date du 26 février on remarquait des mouvemens
dans l'armée française; mais on ne savait pas s'ils
indiquaient l'intention de livrer bataille ou de passer le
Tage. Six mille hommes de secours viennent encore d'être
envoyés à Lisbonne . L'amiral Yorke y a conduit ce renfort
avec sept vaisseaux de ligne . C'est lorsqu'on comparera les
résultats d'une telle campagne avec les dépenses effroya
526 MERCURE DE FRANCE ,
bles qu'elle coûte à l'Angleterre , qu'on pourra dignement
apprécier la sagesse de ses conseils et le talent de ses ministres
pour proportionner leurs entreprises aux forces
réelles de l'Etat. $....
PARIS.
S. M. a tenu , le 9de ce mois , un conseil de l'Université,
et le 11 le 39 conseil du commerce et des manufactures .
S. M. a visité , le même jour , les travaux du Louvre. Le
12 elle a chassé dans la forêt de Saint-Germain .
-Par décret impérial du 8 de ce mois , de nouvelles
récompenses sont assurées aux militaires en retraite ou
réformés pour cause d'infirmités et de blessures. Un tiers
des places de l'administration dans les diverses parties qui
en sont susceptibles leur est réservé. Ils cumuleront leur
solde de retraite avec les appointemens de leur place . A
l'avenir nul ne pourra être admis à exercer un emploi dans
aucune administration civile , s'il ne compte cinq années
de service , s'il ne jouit de sa retraite , ou s'il n'est réformé.
A leur défaut , il pourra être nommé , comme parlepassé,
aux emplois qui leur étaient réservés .
-Un autre décret ordonne le prélèvement de 2centimes
par franc sur tout traitement civil ou militaire. Ce fonds
sera versé à la caisse d'amortissement , et destiné à des
pensions de retraite ou à des pensions aux veuves et orphelins
de ceux qui auront contribué au fonds de retenue.
Un réglement déterminera l'organisation de la caisse de
retenue au sein de la caisse d'amortissement.
-Le prince vice-roi et le prince Borghèse sont l'un et
l'autre à Paris .
-M. Fontaine , architecte de S. M. , est nommé membre
de l'Institut .
-Mardi dernier , la tragédie nouvelle de M. Baour de
Lormian , Mahomet II, a été donnée devant LL. MM. sur
le théâtre des petits appartemens.
-On annonce comme prochains au Théâtre-Français la
représentation de la Femme misanthrope , comédie entrois
actes et en vers ; à l'Opéra , Sophocle ; à l'Opéra-Comique ,
le Poëte et le Musicien , ouvrage posthume de Dalayrar.
-La seconde Classe de l'Institut , jalouse , sans doute ,
d'acquiter la capitale de l'Empire envers le héros qui l'enrichit
de tant de monumens imposans et utiles , avait choisi
pour sujet du concours de poésie , de l'année 1809 , les
MARS 1811 . 527
Embellissemens de Paris.Elle avait été forcée de le remettre
deux fois . Ceux que la difficulté du sujet avait pu écarter
du concours , se sont sentis appelés à venir à leur tour y
disputer la palme. Ils l'ontfait, dit-on , avec beaucoup d'éclat.
Le prix vient d'être donné . On assure que la pièce qui l'a
obtenu à l'unanimité , moins une voix , est de M. Victorin-
Fabre ; et dans ce cas le même écrivain aura été six fois
couronné par l'Académie , tant en vers qu'en prose ,
l'espace de six ans . On ajoute que la pièce qui a obtenu le
premier accessit est de M. Millevoye , déjà couronné aussi
pour d'autres ouvrages en vers .
ANNONCES .
dans
Le guide des sous- officiers de l'infanterie française, en campagne ,
en marche , en cantonnement et en garnison; cinquième édition , revue ,
corrigée , augmentée de plusieurs tarifs et des nouveaux réglemens ,
avec douze planches pour l'intelligence de l'école du soldat,de celle
du peloton et du campement. Un fort vol. in-12 . Prix , 4 fr. , et 6 fr.
francde port. Chez Cordier , imprimeur-libraire , rue et maison des
Mathurins-Saint-Jacques , no 10 .
Arabesques mythologiques , ou les Attributs de toutes les divinités
de la fable. - TOME II. Contenant l'histoire des demi-dieux ,
des héros de la fablé etdes divinités allégoriques , par Mme de Genlis .
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, pap . vélin , cartonné à la Bradel , 25 fr.
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L'ouvrage complet , en 2 vol. in-80 , figures coloriées , pap. vélin ,
cartonné , 66 fr .
Le même , en 2 vol. in- 12, figure en noir , 8 fr. , et 10 fr . franç de
port. Chez Charles Barrois , libraire , place du Carrousel , nº 26.
PROSPECTUS
DES OEUVRES COMPLÈTES DE BUFFON ET DES PARTIES SUPPLÉ-
MENTAIRES , proposées par souscription. Chez Arthus- Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Cours complet d'Histoire naturelle , ou Histoire naturelle , générale
etparticulière , contenant : I ° toutes les OEuvres de Leclerc deBuffon,
dans lesquels les supplémens ont été insérés à la place indiquée
par l'auteur lui-même; 2º les notes et additions nécessaires pour que
528 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
l'ouvrage de Buffon fût au niveau des connaissances acquises depuis
-sa publication ; 3º enfin l'Histoire naturelle des Poissons , par Mм.
Lacépède et Sonnini ; des Reptiles , par M. Daudin; des Insectes , par
M. Latreille ; des Molusques , par M. Denis-Montfort ; des Vers et
Coquillages , par M. Roissy ; et des Plantes , par M. Brisseau de
Mirbel , que Buffon n'a pu traiter .
Rédigé par M. Sonnini, membre de plusieurs Académies et Sociétés
savantes et littéraires de l'Europe , l'un des collaborateurs de Buffon
pour la partie ornithologique , et imprimée par M. Duffart.
Cette édition , la plus complète de celles qui aient paru , renferme
127 volumes in-8° , y compris 3 volumes de table de matières , indispensables
pour faciliter les recherches ; accompagnée d'environ
deux mille figures , dessinées et gravées par les plus habiles artistes.
Pour donner aux acquéreurs la facilité de se procurer cet Ouvrage,
sans débourser de trop fortes sommes , on délivrera les 127 vol.in-8°,
figures , brochés et étiquetés , par quatre , huit , ou un plus grand
nombre de volumes , si les Souscripteurs le désirent.
Acompter du 1er janvier 1811 , on a délivré au commencement de
chaque mois une livraison de quatre volumes à la fois .
Le prix de chaque livraison , de 4 volumes , est de 20 fr. pour
Paris , et de 26 fr . par la poste .
Avec les figures en couleur , 40 fr. , et 46 fr. par la poste.
En papier vélin , avec les figures en couleur et noires , 80 fr . , et
86 fr . par la poste .
Les personnes qui s'engageront à prendre les 127 volumes, en deux
ou trois livraisons , pendant l'année courante de 1811 , ne paieront
que 4 fr . 50 c. le volume , ou 571 fr. 50 c. les 127 volumes .
9 fr. avec les figures en couleur , ou 1,143 fr. les 127 volumes.
Et 18 fr, en papier vélin avec les figures en couleur et noires , ou
2,286 fr . pour les 127 volumes .
,
Si l'on prend la totalité de l'ouvrage , on ne paiera que 4fr. le
volume , ou 508 fr. les 127 volumes .
8fr. avec les figures en couleur , ou 1,016 fr. les 127 volumes.
Et 16 fr. en papier vélin , avec les figures en couleur et noires , ou
2,032 fr . pour les 127 volumes .
Les doutes qui auraient pu s'élever sur l'achèvement d'un ouvrage
qui présente autant d'étendue et de difficultés que celui-ci , ne peuvent
avoir aucun fondement , puisque la totalité de l'ouvrage est imprimé
, et que l'Editeur peut livrer des exemplaires complets .
Les lettres de demandes et les envois d'argent doivent être affranchis
et adressés à M. Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23,
aubureau du Mercure de France.
MERCURE
DE FRANCER
N° DV . - Samedi 23 Mars 1811 .
POÉSIE .
DEPT
DE
LA
SEF
Cen
LA VIEILLE BERGÈRE ET LE ROSSIGNOL.
Romance improvisée ; commencée et finie au bruit du
canon qui annonçait l'heureuse naissance du Roi de
Rome , le 20 mars 1811 .
MICALE , au déclin de son âge ,
Gagnait lentement le hameau ,
S'arrêtant au si doux ramage
Que faisait entendre un oiseau.
C'est le Rossignol , disait-elle ;
Cependant , à l'éclat du jour ,
Il se tait et point ne rappelle
Le cher objet de son amour.
La nuit dans le prochain bocage
Il tient souvent mes yeux ouverts ;
Au sein de son petit ménage
Il l'amuse par ses concerts .
Oiseau charmant ! que la parole
N'est-elle jointe à tes accents ?
Non , le désir n'est point frivole ,
Je trouve une ame dans tes chants.
LI
53. MERCURE DE FRANCE,
LeRossignol . par un prodige ,
Ignoré des faibles humains ,
Soft d'un buisson , saute et voltige ,
De Micale cherchant les mains.
Reçois- moi , luidit-il , ma bonne ,
Je vais par un ordre des cieux
> T'instruire de ce qui me donne
> L'art de parler suivant tes voeux.
» Tu sais qu'un héros plein de gloire
• Remplit l'Univers de son nom ;
Tu sais qu'au temple de Mémoire
› On voit déjà Napoléon.
> Eh bien ! à son bonheur suprême ,
» Il manquait un heureux instant ;
• L'Amour , l'Hymen , la Vertu même ,
> Comblent ses voeux par un enfant .
> Le jeune Roi qui vient de naître
> Fixe le plaisir dans son coeur ;
➤ On veut Napoléon pour maitre ,
> On veut son fils pour successeur.
. On verra cette heureuse tige
> Etendre ses brillans rameaux ;
> L'amour par son hommage lige
> Saura propager les berceaux .
> Les Dieux contens de leur ouvrage
> Veulent dans ce jour fortuné
> Que tout prenne voix et langage ,
• Pour célébrer le nouveau né .
D Viens , Micale , que ta chaumière
• Soit un temple paré de fleurs ;
» C'est toi quim'entends la première ,
> Et c'est moi qui sèche tes pleurs . »
Al'instant la vieille bergère ,
Caresse et porte en son réduit
Sur un peu de mousse légère ,
L'oiseau qui la charme et l'instruit ;
Asavoix joint sa voix tremblante ,
Et chante en tournant son fuseau:
France , de ta gloire constante
Tu vois le présage nouveau.
MARS 1811 . 53
Micale , malgré sa vieillesse ,
Ses maux et ses longues douleurs ,
Ne voit plus rien que l'allégresse :
Pour elle il n'est plus de malheurs.
Du couple auguste qu'elle adore ,
Le bonheur ravit tous ses sens ,
Elle voudrait vieillir encore
Pour bénir leurs nombreux enfans.
Par Mme DE MONTANCLOS, plus que septuagénaire .
Extrait du second chant d'un poème sur LA BELLE
AU BOIS DORMANT .
(Lafée Aline , pour rempre les enchantemens de la mauvaisefée , va
trouver Ariel , roi des Sylphes ; description de son palais . )
Le lendemain , dès que l'aube nouvelle
D'un tendre éclat eut coloré les cieux ,
Elle monta sur un char radieux ,
Chef-d'oeuvre où l'art d'une main immortelle ,
Avait gravé le pouvoir merveilleux
De la féerie ; un dragon monstrueux
En le trainant , l'ombrageait de ses ailes;
Sa gueute horrible et ses sombres prunelles
Lançaient au loin des tourbillons de feux ;
L'affreux reptile , emporté vers la nue ,
S'ouvrait dans l'air une route inconnue ,
Tandis qu'Aline avec des rênes d'or
Ralentissait ou pressait son essor .
Bien au- delà du berceau des orages ,
Et sous un ciel plus riant et plus pur ,
S'élève et brille un palais de nuages
Que décoraient cent colonnes d'azur.
Mille tableaux , fantastiques images ,
Aux feux du jour empruntant leurs couleurs ,
Et variant leur forme passagère ,
D'objets confus , de portraits enchanteurs ,
Sans cesse offraient la pompe mensongère.
De ce palais balancé par les vents ,
Resplendissaient les portiques mouvans.
Si tout- à-coup une image s'efface ,
Aumême instant une autre la remplace .
Lla
532 MERCURE DE FRANCE ,
Mais Ariel , sur un trône éclatant ,
Domine , assis , sa cour qui l'environne;
L'éclair jaillit de sa riche couronne ,
Sur son épaule un manteau va flottant.
Autour de lui sont les brillantes troupes
De ces esprits , légers enfans des airs ,
Aussi nombreux que les sables des mers ;
Dans le palais ils s'élancent par groupes .
Deux ailes d'or rayonnent sur leur dos ;
Un nosud de fleurs ceint leur taille élégante ;
Leurs blonds cheveux , leur robe transparente ,
: Jouets des vents , voltigent å longs flots .
Au sein vermeil d'un lis on d'une rose ,
Durant le jour , leur phalange repose ;
Mais quand du ciel s'effacent les couleurs ,
Et que la Nuit roule son char d'ébène ,
Abandonnant le calice des fleurs ,
Sur les gazons leur foule se promène.
Tantôt , au bruit du cor harmonieux ,
Mille guerriers se rangent dans la plaine ,
Et, brandissant leur lance aérienne ,
Vont préluder à des jeux belliqueux ;
L'un , emporté par sa fougueuse audace ,
Poursuit long-tems son rival dans l'espace ;
Un autre arrive , et d'un glaive vainqueur
Ne frappe en lui qu'un fantôme imposteur .
Tantôt dans l'ombre ils viennent en cadence
Entrelacer les erreurs de leur danse ,
Au fond des bois , sous les ombrages verts ,
Renouveler de magiques concerts .
Fille du Ciel , la Lune , avec mystère ,
Donne à leurs jeux un regard indulgent ,
Et du milieu d'un nuage d'argent ,
Répand sur eux sa clarté solitaire .
Comme un brouillard , sombre enfant de la nuit ,
Aux feux du jour bientôt s'évanouit,
Leur foule ainsi dans les airs s'évapore ,
Dès qu'un rayon , précurseur de l'aurore ,
Vient de la nue éclairer le contour , etc.
CH. MNE. FÉ , DE BARGUEVILLE.
1
MARS 1811 . 533
M
LE TROUBADOUR AU TOMBEAU DE SA MIE.
ROMANCE ÉLÉGIAQUE,
,
LORSQU'A travers les arbres de ces bois
La lune épanche une clarté douteuse
Du troubadour j'entends la douce voix
Chanter sa flamme malheureuse ;
Sous ses doigts on entend gémir
De son luth les cordesplantives ;
Il dit : Emına vient de mourir
> Troubadour, faut- il que tu vives ?
> Fleur de quinze ans , le souffle de la mort
➤ Vient de flétrir ta fraîcheur ravissante ,
➤ Dans le cercueil Emma déjà s'endort ,
→ Et je cherche en vain mon amante :
> Quand sur cette urne je répands
> Les larmes d'une peine amère
> Ne puis-je par ces pleurs brûlans 7
> Ranimer ta froide poussière !
> Dois-tu couvrir ces charmes éclatans ,
> Voile de mort , parure sépulcrale ?
> Emma , si belle , à peine en ton printems
> Tu ne comptais pas de rivale :
> Mais j'aperçois avec plaisir
:
> Que , sur ta demeure dernière ,
> Une rose vient de fleurir .....
> Tu n'es pas morte toute entière. >
M
AUGUSTE DE SAINT- SEVERIN .
L'AQUILON ET LE ZEPHYR ,
FABLE.
Sous l'abri d'un épais feuillage
Une rose entr'ouverte , ornement d'un bocage ,
Bravait de l'aquilon le souffle destructeur :
En vain sur le rosier il exerçait sa rage ,
Sa rage ne put rien contre lajeune fleur.
1
:
3
534 MERCURE DE FRANCE,
Mais du zéphyr la douce haleine
Dans l'air bientôt se fit sentir ;
Etl'imprudente rose alors laissa sans peine
Dans son sein pénétrer le souffle du zéphyr.
D'abord mollement il l'effleure :
La rose de s'épanouir.
Elle eut peu de tems à jouir,
Hélas! et vit en moins d'une heure
Tout son éclat s'évanouir.
Jeune beauté sait éviter l'offense
De ce Lovelace effronté
Dont l'amour criminel est par-tout redouté.
Mais bien souvent elle est sans défiance
Près de l'adroit amant qui sait-parmi les jeux
Cacher le trait fatal à l'innocence :
Moins il est craint , plus il est dangereux.
ENIGME -LOGOGRIPHE.
DE mon tout né latin quatre pieds font la base.
Il semble aussi que je pourrais
Vous dire , en allongeant la phrase ,
Que les deux premiers sont français ,
Sans que les deux derniers perdent leur origine.
Ainsima consistance est française etlatine.
Par-là mes quatre pieds se réduisant à deux
Marchent; car isolés ils seraient tous boiteux.
Maintenant , d'une autre manière
Expliquons-nous. Supposons un moment ,
Soitmonsecond devant , soit mon premier derrière ,
Chacun des deux séparément ,
Conservé dans son élément ,
Exprime en sa langue native ,
L'un , l'acte généreux , et l'autre le présent
Que l'avare ne fait que par son testament.
Je fais , ami lecteur , prière très -votive ,
Pour que , si c'est pour vous , vous en soyez content .
Aplus d'un examen volontiers je me prête.
Sachez donc que ma queue est semblable à ma tête.
Puis, divisez mon coeur en deux ,
Il paraitra sur-le-champ à vos yeus
MARS 1811 . 535 :
Que lagauche (en cela je tronipe votre attente )
De la droite est bien différente ,
Et de lalangue ainsi le voulurent les dieux.
Iln'est pastems encor que je finisse ;
Je veux sur tous les points être un singuliermot.
Dans mon entier d'un rat j'ai la malice ,
Et réduit aux trois quarts , soit profès , soit novice ,
Plus ou moins fréquemment , je fais acte dévot.
Revenons à mon tout; en vain je le déguise ;
Quoique latin , je suis du latin qu'on francise ;
L'habitude ainsi l'a voulu ,
Cependant, plus ou moins connu ,
J'ai peine à croire que surmille ,
A deux ou trois mon secours soit utile :
Encore est- ce pour peu de tems .
Ni moi ni mes pareils ne vivons pas deux ans.
Dès que je meurs , soudain je ressuscite
A la faveur de quelques changemens
Qui me rendent bientôt tout mon premier mérite
Mais tout profane m'entend peu ,
Je ne serais pour lui qu'un vrai grimoire.
Mon seul office est d'aider la mémoire
De ceux qui président au lieu
Où l'on s'occupe à prier Dieu.
C'en est assez , j'ai fini mon histoire.
I
JOUYNEAU DESLOGES. ( Poitiers.)
LOGOGRIPHE .
Mon tout , ami lecteur , est utile en tout tems ,
Ala ville , au village , aux hameaux, dans les champs ,
A la chasse , à la pêche , à la table , à la guerre ,
Au perruquier courant , à la gente ouvrière
Au cocher de Paris , et sur-tout à l'amant ;
Souvent il me maudit en songeant à sa belle ,
Et vous allez juger combien il est méchant ;
Il m'oublie aussitôt qu'il soupire auprès d'elle ,
Et faute de secours je me sens expirer !
Enmedécomposant tu pourras rencontrer
Unmétal précieux , des Césars la patrie ,
Une note , un pronom , le terme de la vie ,
536 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
Un endroit élevé, ce qu'on dit en parlant ,
Ce qu'un navigateur parcourt en le bravant;
Tu trouveras encore un mets indispensable
Que l'on voit figurer sur une bonne table ;
Ceque sur le papier on écrit en courant ;
Ce que la flûte exprime avec délicatesse ;
Ce que jusqu'à la mort il faut porter sans cesse.
Cherche un arbre touffu , lo siége où l'Empereur
Dicte au peuple des lois. Me tiens-tu , cher lecteur?
Sitonesprit est trop à la torture ,
Tu trouveras mon tout dans le prochain Mercure,
L. v. B..... au Blanc. (Indre. )
CHARADE .
MON premier est un mot latin ;
Mon second est un mot latin ;
Mon entier fait souvent des Etats le destin.
:
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme est la lettreD..
Celui du Logogriphe est Maîtresse , dans lequel on trouve : mai,
maitre et tresse .
Celuide la Charade est Vol-age.
есты
10- )
1
LITTÉRATURE
ET BEAUX-ARTS .
CHOIX DE BIOGRAPHIE
ANCIENNE ET MODERNE A L'USAGE DE LA JEUNESSE , ou Notices sur les hommes illustres de diverses nations , avec leurs portraits gravés au trait en taille-douce , d'après les meilleurs originaux ; par C. P. LANDON , peintre , ancien pensionnaire de l'Aса- démie de France à Rome , correspondant
de l'Ins-
* titut impérial de Hollande ( 1) .
1
PARMI tous les ouvrages dont le but est d'orner l'es- prit , d'élever l'ame et de former le caractère , il en est peu de plus utiles et de plus intéressans que l'histoire des grands hommes. Nous nous plaisons au récit d'une belle action; nous aimons à connaître les exploits des héros et les vertus des sages ; et si nous leur payons avec en- thousiasme un tribut d'éloge et d'admiration , quelquefois aussi nous aimons à découvrir au milieu de tant de per- fections quelque faiblesse attachée à l'humanité , et qui semble en quelque sorte les rapprocher de nous. Cette lecture intéresse tous les âges , et elle grave dans la mémoire d'ineffaçables
souvenirs. Une histoire bien faite des grands hommes est plus fructuense que tous ces cours de morale , dont plusieurs prétendus philosophes nous ont inondés depuis un siècle , sans nous rendre meilleurs ; l'instruction
se trouve dans l'exemple sans avoir l'ennui du précepte. La sagesse semble parler elle- même par la bouche de ceux dont on rapporte les dis- cours et les actions. Ces heureuses leçons conviennent
rue de
(1) Deux volumes in-12 avec 144 portraits . Prix , 12 fr . , et 14 fr. franc de port . A Paris , au bureau des Annales du Musée ,
l'Université , nº 19 , vis-à-vis la rue de Beaune . →SonExcellence le grand chancelier de la Légion d'honneur a admis cet ouvrage au nombre des livres destinés à l'usage des élèves des
Maisons impériales Napoléon.
1
1
538 MERCURE DE FRANCE ,
1 d'autant mieux à tous les caractères et à tous les âges
qu'elles sont puisées dans tous les rangs de la société.
L'infortuné y apprend à soutenir l'adversité , le riche à
bien user de sa fortune. Elles proposent à la jeunesse
des modèles à suivre , des exemples à éviter , à l'âge
mûr des règles de conduite applicables à toutes les circonstances
de la vie ; et la vieillesse dépouillée d'espérances
y retrouve le charme des souvenirs ,
M. Landon a rendu un veritable service aux lettres
enpubliant un, choix de Biographie qui peut devenir
d'un usage journalier et servir à l'éducation du second
âge . Le style en est pur et flexible . Il ne manque pas en
quelques endroits de force et de précision. Nous citerons
de cet ouvrage les morceaux suivans :
« Socrate était né avec un extrême penchant pour le
vice, il le corrigea. Son caractère était violent , il sut le
réprimer . L'humeur difficile de sa femme Xantippe ne put
mêmejamais troubler la sérénité de son ame . Né avec peu
de biens , il en employa la plus grande partie à servir ses
amis . Appelé à la défense de sa patrie , il donna l'exemple
du courage et de l'obéissance. Alcibiade lui dut la vie etle
prix de la valeur que Socrate lui fit décerner , quoiqu'il l'eût
mérité lui -même . Sa célébrité lui fit de nombreux ennemis.
Les prêtres crièrent à l'impiété et furent puissamment
secondés par les sophistes qui ne lui pardonnaient pas leur
gloire éclipsée et leurs écoles désertes. Ils chargèrent les
poëtes comiques de leur vengeance. Aristophane, dans une
pièce intitulée les Nuées , peiguit Socrate comme un impie
qui corrompait la jeunesse , méprisait les Dieux et trompait
les hommes . Mélitus , poëte médiocre , Anytus , homme
puissant et considéré , Lycon , orateur public , intentèrent
contre lui une action criminelle : il fut condamné à mort.
Socrate reçut sa sentence avec la tranquillité d'un homme
qui a pendant toute sa vie appris à mourir: le momentfatal
arrivé , il prit la coupe d'une main assurée , adressa tranquillement
sa prière aux Dieux , but la ciguë sans changer
de visage , consola ses amis , et, en attendant la mort ,
s'entretint avec eux de l'immortalité de l'ame . "
« Si le nom de Néron est devenu la plus cruelle injure
pour les plus cruels tyrans , celui de Titus est l'éloge le plus
flatteur des meilleurs princes. Le rapprochement de ces
MARS 1811 . 539 deuxEmpereurs fait ressortir davantage toute la difformité du caractère de l'un , et toute la beauté de l'ame de l'autre .
On en hait plus le premier, on en chérit davantage la mémoire
du second ......... On avait accusé Titus d'exciter Vespasien à accabler le peuple d'impôts , et l'on s'attendait à
ployer sous le joug d'un nouveau tyran : on respira sous le règne du meilleur de tous les Empereurs..... Asa mort ,
Rome entière prit le deuil , et le Sénat mit au rang des Dieux celui qui avait été leur image surla terre . " Ces traits et plusieurs autres qu'on retrouve à chaque page de ce recueil , suffiraient pour prouver que la lec- ture n'en serait pas seulement profitable aux jeunes gens pour qui il a été composé , mais qu'il pourra plaire à tous les goûts et convenir à tous les âges. Ce qui doit lui donner un nouveau prix , c'est la réunion des cent qua- rante- quatre portraits qui accompagnent
le texte , gravés d'après les meilleurs originaux ; ils conservent, aumoyen d'un trait pur et correct , la ressemblance
exacte de tous les personnages
placés en tête de chaque notice ; ils se succèdent, comme ces mêmes notices, parordrealphabé- tique . Le lecteur se plait à avoir sous les yeux une image fidèle de celui dont il va lire l'histoire , et il compare la
physionomie
que lui a donnée l'historien avec celle qu'il a eue réellement et qui a été conservée sur la toile ou sur le marbre. C'est un véritable luxe dans un ouvrage desti- né à l'éducation qu'un si grand nombre de portraits ; et cependant ce luxe n'est pas très-dispendieux. Le prix de l'ouvrage est modéré , et l'on peut se procurer à peu de frais la vie et les portraits d'un grand nombre de person- nages les plus illustres de toutes les nations et de tous les siècles . L'ouvrage est du format qui lui convenait le mieux , rien de plus commode et de plus portatif que cette jolie collection en deux volumes in- 12. Elle réunit l'agréable et l'utile et doit satisfaire également les artistes
et les gens du monde . D.
A
540 MERCURE DE FRANCE ,
-
IOLANDA FITZALTON , ou les Malheurs d'une jeune Irlandaise
; par l'auteur de Ladouski et Floriska. Trois
volumes in- 12 . Prix , 6 fr . , et fr. 5o c. franc de
port, A Paris , chez Nicolle , libr . , rue de Seine .
AUTANT aux yeux du goût les comédies de caractère
l'emportent sur les comédies d'intrigue , autant les
romans qui peignent les moeurs sont préférables aux
romans qui ne contiennent que des aventures . Mais
malheureusement nous voyons éclore bien peu de productions
de ce genre , qui réunissent l'intérêt à l'utilité ,
et telles que Richardson et Le Sage savaient en composer.
Il faut donc nous contenter de ces romans d'un genre
subalterne , dont les auteurs semblent moins se proposer
pour but l'instruction que l'amusement . Encore devonsnous
ne pas trop nous plaindre , lorsque la morale et la
langue y sont également respectées , et que la combinaison
des événemens tend à faire ressortir une maxime
importante et d'un intérêt général pour la société .
La moralité du roman que nous annonçons paraît être
qu'on doit éloigner avec soin d'une jeune personne
foutes les occasions de former un engagement contraire
au vou de ses parens , et qu'elle s'expose aux plus grands
malheurs en se livrant à la seule impulsion de sa sensibilité
. Telle est l'intention morale que l'auteur ne perd
point de vue au milieu des événemens nombreux qu'il
a cru devoir accumuler pour diversifier ses récits et
pour mieux captiver l'attention .
La jeune et belle Iolanda était destinée par son père
à devenir l'épouse de lord Okelly , mais elle a vu sir
Ethelric Owingham ; elle a eu la faiblesse d'écouter
l'aveu de ses sentimens ; ou plutôt Iolanda est si pure et
si ingénue qu'elle croit ne commettre aucune faute en
prenant plaisir aux discours d'un jeune homme qui lui
paraît aimable , sensible et vertueux : mais la jalousie
arme contre elle une veuve artificieuse qui désire voir
unis ces deux amans afin de pouvoir , sans obstacle ,
devenir elle- même l'épouse de lord Okelly , dont elle
MARS 1811 . 541
convoite les richesses . Sidonia , c'est le nom de cette
veuve , parvient par des moyens extraordinaires à faire
tomber Iolanda sans défense entre les bras d'Ethelric ,
qui lui-même vaincu par l'ascendant d'un artifice caché ,
commet un attentat sans être criminel. Quels malheurs
affreux suivront cette catastrophe dont la première cause
remonte à l'instant où l'imprudente Iolanda a reçu les
protestations amoureuses d'Ethelric ! mais entreprendre
d'en donner ici l'analyse ce serait détruire une partie de
l'intérêt que ne manquera pas d'exciter la lecture de ce
roman qui offre des situations neuves et attachantes ,
écrites d'un style assez pur , et souvent pittoresque .
Iolanda est toujours noble , tendre et vertueuse ,
Ethelric toujours généreux et passionné . On trouve dans
ce roman d'autres caractères également beaux , mais ils
ne sont pas assez multipliés . L'auteur a présenté trop de
caractères peu estimables : sans doute , c'est un moyen
de produire de grands effets ; mais il y aurait eu plus de
mérite à les obtenir sans recourir à des personnages
odieux..
On peut blâmer aussi quelques incidens relatifs au
lord Okelly , dont l'invention n'est pas parfaitement
heureuse . Enfin on remarque quelques invraisemblances
; mais elles sont si bien colorées et l'intérêt est
par-tout si pressant , qu'on ne s'en aperçoit qu'après
avoir terminé l'ouvrage , qui entraîne le lecteur de chapitre
en chapitre jusqu'au dénouement , sans lui laisser
le tems de sortir de son illusion .
-
D.
L'HYMEN , ou le Choix d'une Epouse , poëme en six
chants , suivi du Bois de Thamyris ; par M. L. LACROIX-
NIRE . Un volume grand in- 18 , papier fin ,
orné d'une jolie gravure ; de l'imprimerie de Mame
frères . Prix , 2 fr . 50c. , et 3 fr. franc de port. -
-A Paris , chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine .
Vous tous qui n'osant espérer de rencontrer une
bonne épouse , balancez à vous soumettre au joug de
Thymen , accourez aux leçons de l'auteur de ce poëme.
542 MERCURE DE FRANCE ,
Il vient de poser sur la route du bonheur un fanal qui
doit éclairer votre marche . Au lieu de vous laisser
éblouir par les charmes extérieurs , sacrifiez à la sagesse ;
vous apprendrez à discerner l'épouse dont les qualités
morales méritent vraiment de fixer votre choix et vous
promettent une félicité durable. Vous éviterez ainsi les
suites dangereuses de la séduction. Ce précepte , pour
n'être pas bien neuf , n'en est pas moins bon .
Un tel début fera croire qu'il s'agit ici d'un poëme
philosophique , et qu'il faut s'attendre à lire tous les
vieux raisonnemens tant de fois répétés sur les causes de
la rareté des mariages bien assortis , et sur les moyens
de se garantir des écueils où tant d'hommes viennent
échouer. Que l'on se rassure ; on ne trouvera pas dans
cet ouvrage les lieux communs de morale que son titre
pourrait faire redouter. On n'y trouvera pas non plus de
ces badinages légers dont le seul nom de l'hymen est
ordinairement le signal. L'auteur a traité son sujet avec
gravité ; mais persuadé , sans doute , que pour instruire
il faut amuser , il a voulu parler plutôt à l'imagination
et au sentiment qu'à l'esprit et à la froide raison. Il a
eu recours aux fictions les plus brillantes. Il est fàcheux
qu'en tâchant d'éviter un écueil il soit tombé dans un
autre. Nous pensons qu'il a trop prolongé les allégories ,
d'ailleurs assez ingénieuses , dont il a fait usage , pour
développer son idée principale. Nous avons également
à lui reprocher d'avoir ajouté des détails nouveaux à
ceux que consacrent les traditions fabuleuses. Quoique
la mythologie soit un tissu de fables , les grands écrivains
de l'antiquité qui l'ont fixée , l'ont rendue presque aussi
authentique que l'histoire. Nous remarquons encore
qu'il a cumulé les machines mythologiques et les machines
allégoriques , tandis qu'il eût été plus régulier
d'opter entre ces deux modes de merveilleux. Enfin
l'exposition un peu compliquée pourrait décourager les
lecteurs qui ne seraient ni assez attentifs pour examiner
avec soin les explications contenues dans le premier
chant , ni assez patiens pour attendre que la suite de
l'ouvrage développe les vues annoncées par l'auteur ;
mais nous devons dire que cette complication ne va
MARS 1811 . 543
pointjusqu'à l'obscurité. D'ailleurs , sous le rapport de
la clarté , il n'y a rien à reprocher aux cinq derniers
chants.
Il est tems de faire connaître la marche de ce poëme
dont le but est , comme nous l'avons dit , d'offrir les
maximes de la meilleure morale sous le voile de l'allégorie.
Le jeune Thélénor demande à l'Hymen une épouse .
L'Hymen lui apparaît et lui promet de l'embarquer dans
sa nacelle ; mais il lui conseille de consulter , avant de
partir , l'oracle de Minerve ; Thélénor court au temple
de cette déesse , et il en obtient un prisme qui doit lui
faire connaître le nom de tous les lieux où l'aura conduit
la nacelle de l'Hymen dont le hasard est le seul guide.
Muni de ce talisman , il s'embarque . Il aborde dans
une île où des nymphes , très -séduisantes , exécutent
devant lui les danses les plus voluptueuses . La déesse de
cette île invite Thélénor à nommer celle de ces nymphes
qui lui paraît mériter le prix de la danse ; mais Thélénor
consulte sonprisme. Il reconnaît qu'il se trouve dans
l'île de l'Inconstance ; et il apprend que s'il se laissait
séduire par une des nymphes qui l'habitent , une épouse
inconstante deviendrait son partage .
Il se rembarque avec l'Hymen . Il arrive dans une autre
île où il trouve encore des nymphes d'une beauté
ravissante; mais elles semblent toutes plongées dans le
sommeil . La déesse qui règne dans cette île engage
Thélénor à proclamer celle de ces nymphes qu'il juge
la plus belle ; heureusement il songe à son prisme ; il
en fait usage; il apprend qu'il a été conduit dans l'île
de l'Indolence ; il s'en éloigne dans la crainte de n'obtenir
qu'une épouse indolente .
Arrivé dans une autre région , il aperçoit sur la figure
de la divinité qui y domine un caractère de fausseté
qui le révolte. Il conçoit quelque défiance ; il s'empresse
de recourir à son prisme. Qu'apprend-il ? Il voit évidemment
qu'il se trouve dans l'île de la Discorde , et qu'il
aurait pour épouse une femme colère , s'il se laissait
séduire par les nymphes que cette île renferme . Il est
indigné; il invective la Discorde. Elle lui répond par
1
544 MERCURE DE FRANCE ,
1
des imprécations , et lui fait voir le tableau des désor
dres qu'elle cause sur la terre. Thélénor effrayé s'enfuit
de nouveau avec l'Hymen .
La nacelle ne tarde pas à aborder dans une autre
contrée dont la déesse l'accueille avec une touchante
bonté . Thélénor croit distinguer sur sa figure l'indice
des qualités les plus précieuses . Rassuré par son sourire
enchanteur , il pense qu'il n'a plus besoin de son prisme
pour diriger son choix. Il le brise très-imprudemment
sans doute ; car à l'instant même il regrette de l'avoir
détruit . Il voit des nymphes charmantes , et ne sachant
dans quelle contrée il se trouve , il tremble de se livrer
à leurs lois . La déesse lui propose une épreuve ; il s'y
soumet, entraîné par l'aimable langage d'une des nymphes
qu'il rencontre . Aussitôt elle disparaît ; elle est remplacée
par unjeune Amour de la taille de Cupidon , qui
lui lance une flèche et le blesse au coeur. Dès ce moment
Thélénor n'est plus à lui-même. L'Hymen le quitte et le
laisse à la merci de cet Amour qui le fait monter sur un
char aérien et le ramène dans sa ville natale. Là , il fait
voir à Thélénor dans les bras du sommeil la jeune mor
telle que lui-même a nommée son épouse en succombant
dans l'épreuve qu'il a subie. Il reconnaît dans Thais
la nymphe qui a fixé son choix. L'Amour , par l'effet de
sa puissance , le rend témoin d'un songe qu'il envoie à
Thaïs , afin de l'enflammer pour Thélénor ; ce jeune
homme resté seul connaît déjà celle qui doit être son
épouse ; mais il ignore le nom de la déesse qui la lui
donne.
Plein d'inquiétude , il retourne au temple de Minerve.
Cette déesse lui reproche d'abord d'avoir brisé son
prisme et lui pardonne pourtant. Elle lui apprend que
par son imprudence il a manqué de compromettre le
bonheur de sa vie; que , privé de son talisman , il aurait
pu faire un choix dans une île funeste , telle que celle
de la jalousie , de la coquetterie ou d'autres îles non
moins dangereuses qu'elle nomme. Enfin , elle lui annonce
qu'il a fait choix de Thaïs dans l'île de la Sensi
bilité , et qu'il doit trouver en elle une femme parfaite.
Thélénor est comblé de joie. Il retourne à la ville où
réside
MARS 1811 . 545
réside Thaïs. Il la demande à ses parens et à elle -même :"
il l'obtient sans peine . Dès l'instant qu'il avait succe
dans l'épreuve proposée par la déesse de la Stea
son mariage avec Thaïs avait été écrit dans les d
Destin. Il trouva toujours dans Thaïs une bone épouse
et vécut constamment heureux .
5.
On voit par cette analyse que de telles alleen
vent être nécessairement fades et monotones . Cela te
vice du sujet. L'auteur a senti cet inconvénient , evo
efforcé de le rendre moins sensible par la variété de ses
récits et de ses descriptions. Il a enrichi ce canevas
trop léger , d'une foule de détails qui récréent l'imagination
; mais la partie descriptive domine trop sur la
partie dramatique . Peut- être a-t- il voulu prétendre au
mérite de la difficulté vaincue en composant un poëme
en six chants , seulement avec des machines épiques et
deux personnages , dont le second encore ne paraît
qu'au chant sixième . Il s'est placé volontairement dans
une position désavantageuse : avec moins d'efforts il
aurait pu obtenir plus de succès .
Ce qui soutient un peu l'intérêt , c'est qu'on se demande
sans cesse dans quelle île abordera Thélénor ;
on sait que son sort dépend du caractère de la déesse
qui lui aura fait choisir une épouse . On regrette pourtant
que Thélénor brise son prisme ; mais on sent que :
l'auteur a voulu varier les moyens , et qu'il a fait usage
d'un incident en apparence contraire à son but , dans la
persuasion que Thélénor peut instruire de deux manières
, ou par la conduite sage qu'il tient d'abord dans
les trois premières îles , ou par la faute qu'il commet
dans l'île de la Sensibilité , faute qui lui est vivement
reprochée par Minerve . Au reste , cet ouvrage ne doit
pas être jugé avec sévérité , puisque l'auteur annonce ,
dans sa préface , qu'il ne prétend point avoir composé
un poëme d'une grande importance ; qu'il a voulu s'essayer
dans le genre du Temple de Gnide.
Nous n'avons point encore parlé de la versification . Si
elle n'était pas correcte et harmonieuse , ce serait en
vain que le plan de l'ouvrage aurait de quoi captiver l'at-
M m
SEINE
546 MERCURE DE FRANCE ,
tention. Il faut qu'un poëme soit bien conçu et bien conduit
, mais il a peut-être encore plus besoin d'être bien
versifié . Si la première condition lui manque et qu'il ait
seulement la seconde , il peut offrir du moins des beautés
de détails ; tandis que le plan le plus régulier ne rachète
jamais une exécution entièrement vicieuse . L'auteur
a sur-tout une facilité remarquable pour parcourir
des tons différens ; mais il manque quelquefois de correction.
Quelques citations feront mieux connaître son
genre de talent , que tout ce que nous pourrions en
dire.
L'Indolence invite Thélénor à monter dans son char.
On va voir que l'auteur a quelque sentiment de l'harmonie
imitative .
Déjà le char est prêt : il arrive , il s'avance ;
Soumise au jeu caché d'un flexible ressort ,
Chaque roue , en tournant sans choc et sans effort ,
Sans bruit roule et sillonne une argile glissante ;
D'élastiques ressorts sur leur lame tremblante
Ont suspendu ce char doucement balancé ;
Des mains de la Mollesse il semble être bercé.
Quatre boeufs attelés , qui de ce lieu tranquille
Par des mugissemens n'osent troubler l'asyle ,
Sont les coursiers tardifs de ce char paresseux.
Thélénor arrivé dans l'île de la Sensibilité , remarque
plusieurs tableaux touchans qui décorent le palais de
Ja déesse. L'un représente Ceix et Alcionne , et l'autre
-Baucis et Philémon .
On admire plus loin le dévouement d'Alceste.
L'implacable Atropos de son ciseau funeste
Allait trancher les jours d'Admète son époux ;
Du barbare destin pour fléchir le courroux
Ettromper les fureurs de la parque homicide ,
Alceste ademandé que le nocher livide ,
Renonçant au fardeau qu'il devait recevoir ,
L'entrainût elle-même à l'infernal manoir.
Ses voeux sont exaucés . Victime volontaire ,
Ala mort dévouée , elle a quitté la terre ,
Déjà soumise aux lois de l'avare Caron ,
D'un front calme et serein elle fend l'Achéron .
MARS 1811. 547
Mais ce beau sacrifice et sa noble constance
Nedoivent pas long-tems rester sans récompense.
Hercule franchira les bords du Phlégéthon ,
Et saura l'arracher des bras du noir Pluton.
Thélénor a été reconduit dans sa ville natale par l'Amour
qui l'a blessé. Il voit Thaïs endormie. L'Amour
décrit le songe qu'il envoie à cette belle , et il ajoute :
•Pour lui faire envier le bonheur d'être mère ,
> De Lucine à ses yeux j'offre le sanctuaire;
> Partout elle aperçoit de beaux groupes d'enfans
→ Qui remplissent les airs de leurs premiers accens .
» Les yeux en sont ravis et l'ame en est touchée;
» Là , sur un lit de pourpre une femme couchée
Sourit à son enfant dont les traits enchanteurs
> Lui présentent le prix de ses longues douleurs .
> L'ivresse de la joie, un reste de souffrance ,
• Des contrastes unis révélant la puissance ,
> Sur son front où se voit la double expression,
> Peignent mieux du bonheur la vive émotion.
■ Son époux éperdu , qu'attendrit jusqu'aux larmes
> Un pur contentement payé par ses alarmes ,
> Couvre de ses baisers et sa femme et son fils ,
> Que d'un peril affreux Lucine a garantis.
:
» Les devoirs , les plaisirs qui doivent le mieux plaire ,
> Ont déjà commencé pour cette heureuse mère :
> Ce liquide aliment qu'a filtré dans son sein
De la divinité le prévoyant dessein ,
> De son cher rejeton raffermit l'existence ;
> En nourrissant son fils de sa propre substance,
> Elle redevient mère une seconde fois .
> Doublement de Lucine elle bénit les lois. >
Le poëme de l'Hymen est suivi du Bois de Thamyris.
Ce dernier ouvrage est aussi intitulé Chant de Reconnaissance
d'un convalescent à la maison de campagne
d'un ami. On doit donc s'attendre à y rencontrer des
descriptions d'objets souvent décrits . Cependant elles se
font lire avec intérêt , parce que la situation où se
trouvait l'auteur en chantant la ture , répand un
certain charme sur les peintures qu'il présente et sur
Mm.2
548
MERCURE DE FRANCE ,
les sentimens dont il y mêle l'expression. Son pinceau ,
d'ailleurs , offre , sous des couleurs assez nouvelles ,
quelques détails champêtres . Nous présumons que les
citations suivantes ne seront pas lues sans plaisir :
- Que j'aime cette allée où , tous les soirs , Phébus
De ses derniers rayons apporte les tributs !
Elle suit un canal où brille retracée
Des arbres vacillans l'image renversée.
Pardes sources nourri, son cristal toujours pur
Ates pieds (1 ) se déploie en écharpe d'azur.
Là, des cygnes flottans une troupe inconstante ,
Etalant de leur cou la neige éblouissante ,
Rase l'onde , et paraît naviguer en nageant ;
Tandis que sur les bords la carpe au dos d'argent ,
Et la tanche dorée et le brochet avide ,
Et la brème craintive et la perche intrépide ,
S'agitent sous les eaux , et variant leurs bonds ,
Amusentmes regards de leurs jeux vagabonds.
Quelques débris de pain , que mes mains leur adressent ,
Volent dans le canal : soudain ils disparaissent ;
Sur les eaux se croisant ; des cereles redoublés
En prouvent le partage au seindes flots troublés.
Voici la description d'un moulin à eau :
Quelmoulinpittoresque attire ici ma vue!
Avec force élancée , à grand bruit descendue ,
Sur la roue , en tombant, l'eau court à gros bouillons
Emplir les cavités de ses larges rayons ;
Sur son axe ébranlé bientôt le cercle immense
S'émeut en gémissant , tourne et crie en cadence ,
Tandis que dans les murs les rouages cachés ,
Sous le comble qui tremble , à la roue attachés ,
Parde longs battemens de mesure pareille ,
Tels que de lourds marteaux , assourdissent l'oreille .
Le torrent qui se brise , au loin rejaillissant ,
Retombe en un bassin d'écume blanchissant , ..
Il retombe ; à l'entour une poussière humide
S'élève , et dans les airs plane en brume liquide.
T
On voit que l'auteur n'est pas étranger à l'art de
(1 ) Au bas du bois de Thamyris .
MARS 1811. 549
rendre en vers des détails assez difficiles ; c'est un
talent . Celui de peindre les sentimens , les passions , est
plus rare , et c'est la nature seule qui le donne. Quelques
morceaux du poëme de l'Hymen sembleraient prouver
que son auteur n'en est pas entièrement dépourvu .
Nous croyons que son nom paraît pour la première fois
sur le frontispice d'un livre . D.
LE CENTENAIRE DES ALPES , OU L'AVALANCHE .
ANCIENNE ANECDOTE SUISSE .
J'AI fait cet été un voyage en Suisse , et j'ai visité tous
les glaciers des Alpes ; je ne prétends point ajouter une
description de ces contrées pittoresques à toutes celles
qui ont paru . Je ne parlerai de mon voyage que pour
raconter une ancienne histoire qui intéressera quelques
instans , et ne sera pas tout-à-fait inutile aux voisins de
ces imposantes mais redoutables merveilles de la nature.
Le guide que j'avais pris était un jeune pâtre , agile ,
courageux , connaissant tous les pics , tous les glaciers
aussi bien que le chamois qu'il poursuivait ; mais naïf,
ignorant , et ne comprenant pas trop la curiosité qui nous
attirait dans des lieux où l'habitude ne lui faisait rien
trouver d'extraordinaire que les dangers dont on était
environné. Quelquefois , au milieu d'un vallon dévasté ,
où l'on ne voyait plus que des rocs dispersés et amoncelés,
ou des glaces éternelles, il me disait avec un soupir : Voilà
où il y avait jadis un beau village ; toute cette partie de la
montagne tomba tout-à-coup dessus et l'anéantit à jamais.
Là c'était un hameau entier qui avait été enseveli sous les
neiges descendues avec fracas. Ici la terrible avalanche
avait englouti d'immenses troupeaux et leurs conducteurs.
Par-tout il me montrait des traces de destruction , qu'avaient
laissées ces terribles fléaux qui menacent sans cesse
le paisible habitant de ces contrées .
Mais comment est-il possible , lui dis-je , que l'expérience
de tant de siècles et de tant de malheurs ne vous
ait pas appris à les éviter ; non pas en quittant un pays
que vous aimez , mais en éloignant un peu plus vos. demeures
du danger , et sur-tout en prévoyant à l'avance la
chute des neiges ou des portions de montagnes? :
550
MERCURE DE FRANCE ;

Vous avez bien raison , monsieur , me dit le jeune
guide , il faudrait que nous eussions tous l'âge et l'esprit
du vieux berger de la montagne ; mais tout le monde ne
vient pas jusqu'à cent ans , et n'en sait pas autant que lui .
Il savait toujours quand neiges tomberaient et à quelle
place . Si on avait voulu le croire , il aurait sauvé bien du
monde. Si monsieur était curieux de lire son histoire et
celle de la belle Hildegarde ?
les
-Très-curieux , mon ami ; où la trouve-t-on ?
-
Chez notre curé ; il a déterré cela dans nos archives ,
et il l'a arrangée en bon allemand , de manière qu'on peut
la comprendre ; car avant il fallait être aussi savant que
Nostradamus pour pouvoir la lire : mais notre curé est un
habile homme , qui vous a déchiffré cela comme le latin
de sa messe .
Je logeais précisément chez cebon curé ; le soir même
je lui parlai du vieux berger et de la belle Hildegarde , et
je lui demandai leur histoire , qu'il me donna tout de
suite . Les jours suivans, des torrens de pluie me retinrent
au presbytère , et pour passer le tems je traduisis en français
cette antique chronique.
et
HILDEGARDE vivait dans la cabane de ses parens aux
pieds des Alpes ; des voisins honnêtes et simples l'entouraient
: elle avait dix-huit ans ; son père Conrad en comptait
au moins soixante , et sa mère Elisabeth , très -belle encore ,
n'avait pas quarante ans . Ainsi que sa fille , Elisabeth
était née dans cette cabane et ne l'avait jamais quittée ;
de même qu'Hildegarde elle avait été fille unique et chérie
de ses parens . La jeunesse s'allie volontiers à la jeunesse ;
pourquoi Elisabeth avait-elle uni son sort à celui d'un
homme qui aurait pu être son père ? On cessait de s'en
étonner quand on connaissait Conrad; il était bon , il était
aimable , il n'avait que quarante-un ans lorsqu'Elisabeth ,
à dix-sept ans , lui donna la préférence sur tous les jeunes
gens qui prétendaient à sa main et qui ne le valaient pas .
Elle y mit pour seule condition qu'elle ne quitterait jamais
ses parens , et que Conrad vivrait avec eux dans leur cabane.
Ily consentit sans peine , car il n'avait plus de parens ; il
était ami du père d'Elisabeth , et avec elle il aurait été
heureux par-tout. La noce se fit , l'harmonie la plus parfaite
réguadans ce ménage. Hildegarde fut le seul fruitde
leur union , et les consola , avec le tems , de laperte de
leurs parens , qui moururent après avoir joui quelques
MARS 1811 . 55r
années du bon choix et de l'heureux sort de leur fille chérie.
Ils restèrent dans la même cabane sans rien changer à
leur vie simple et frugale , et malgré leurs richesses ils ne
se distinguaient pas de leurs voisins : tous cependant corsidéraient
Conrad et le respectaient , non à cause de ses
richesses ignorées de tout le monde, mais parce qu'il était ,
en effet , au-dessus d'eux par son éducation ,par ses con
naissances et par sabravoure . Il avait servi pendant maintes
années l'empereur Rodolphe en qualité d'écuyer. A la mort
de son maître il se retira dans son pays avec une fortune
considérable pour ces tems-là . Il avait souvent , dans les
combats , sauvé la vie à son maître sans y attacher aucune
importance , et seulement parce que c'était son devoir et
qu'il aimait l'empereur. Rodolphe aimait aussi son brave
écuyer , il était reconnaissant de son zèle et lui fit , en
diverses occasions , des présens considérables en pierreries
enchaînes d'or , belles armes , etc. , etc. Conrad
s'en étonnait et se disait à lui-même : « Pourquoi mon
> maître me donne-t-il tant de belles choses , comme si
» j'étais un prince , et que veut-il que j'en fasse ? » Il ne
les portait point , et n'en parla à personne au monde
continuant à vivre tout simplement comme s'il n'avait
possédé que son épée , sa bonne réputation , et le souvenir
de son maître dont il parlait souvent.
,
On n'a pas passé vingt-quatre ans au service de l'empereur
sans avoir bien des choses à raconter , et Conrad
parlait fort bien de tout ce qu'il avait vu et entendu ; il
racontait des guerres où il avait été ; il savait une quantité
d'histoires de moines et de revenans ; il avait joué quelques
bons tours à l'abbé de Saint-Gall; c'était lui qui avait
obtenu de l'empereur le pardon de la ville de Raperswil ,
qui avait encouru la disgrace de son souverain , etc. etc.
Conrad racontait toutes ces histoires de manière à se faire
écouter avec plaisir , et c'est ainsi qu'il gagna le coeur de
la jeune Elisabeth , et qu'il devint son époux et l'heureux
père d'Hildegarde .
Hildegarde avait dix-sept ans , et elle était belle comme
*sa mère l'avait été à cet âge , lorsque le jeune Philippe de
Sarnen , fils d'un ancien ami de Conrad , vint visiter celuici
de la part de son père , qui désirait avoir des nouvelles
de son vieux camarade de guerre. Il fut très-bien reçu
et resta huit jours dans la cabane de Conrad ; il y fut
traité comme l'enfant de la maison. Tout l'enchantait
dans ce séjour , le tendre attachement entre un vieillard et
552 MERCURE DE FRANCE ,
une femme que sa beauté et sa fraîcheur faisaient paraître
jeune encore ; l'accueil amical qu'on lui faisait ; l'amour
paraitre
paternel et filial porté au plus haut degré entre Hildegarde
et ses parens; mais plus que tout cela encore , les charmes
decette jeune fille , sa beauté, son innocence , sa douceur.
Enfin il était dans une admiration continuelle. On voulut
lui faire connaître toute cette contrée pittoresque et
majestueuse , dont il n'avait aucune idée . Hildegarde le
conduisait par-tout , lui faisait tout observer ; elle ajoutait
au charme de cette nature , si belle , si sublime , celui de
ses réflexions justes et naïves , d'un enthousiasme naturel
qui n'avait rien d'exagéré , et qui n'était que l'heureux
résultat de la sensibilité de son coeur et de sa jeune et
brillante imagination . Sa figure svelte , gracieuse , animée ,
embellissait aussi cette nature sauvage. Philippe ne résista
point à tant de charmes ; les huit jours n'étaient pas encore
écoulés , qu'il s'était déjà avoué à lui-même que sans Hildegarde
il ne pouvait plus y avoir de bonheur pour lui
dans ce monde. A
Comme son plus grand plaisir était de faire avec elle de
longues promenades , il la pria uu matin de la conduire
jusqu'aux glaciers; il n'y en avait pointdans le canton qu'il
habitait, et c'était un objet de curiosité pour lui : ils y
allèrent. Du haut du glacier , la cabane d'Hildegarde paraissait
absolument au pied; elle kui parla en riant du danger
auquel la çabane était exposée tous les ans , d'être ensevelie
sous une avalanche de neige ; elle lui expliqua ce
phénomène , et lui montra plusieurs endroits ravagés par
des avalanches . Dans la disposition où était Philippe il en
fut singulièrement frappé : Dieu ! dit-il en frémisssant , et
vous pouvez resfer tranquille avec cette idée.
Ne sommes-nous pas toujours dans la main de Dieu ?
lui répondit en souriant l'aimable jeune fille , il n'a pas
besoin d'une avalanche pour disposer de nous; un tour.
billonde vent peut nous enlever, une maladie nous atteindre
, un arbre qui tombe nous écraser; il y aurait même un
avantage bien grand à être enseveli sous la neige .
Et quel avantage , demandaPhilippe en la regardant avee
uneexpressionde tendresse et deterreur?
- C'est qu'aucun de nous ne restera pour pleurer les
autres . Si nous sommes ensevelis ainsi , ce sera tous ensemble
, au même instant et sans souffrir : une mort qui
vous sépare de ce que vous aimez , n'est-elle pas mille fois
plus cruelle ?
MARS 1811. 553
Philippe soupira profondément et en silence ; il ne pouvait
plus détourner ses regards de ces masses effrayantes de
neige et de glace; Hildegarde essayait en vain de porter
son attention sur d'autres objets , l'idée du tombeau de
neige qui attendait cette fille chérie , le glaçait d'effroi et de
terreur .
La douce gaîté de sa compagne parvint enfin à le distraire
en apparence. Ils revinrent à la cabane , elle raconta
enriant à ses parens la frayeur de Philippe ; ils en firent
aussi un objet de plaisanterie , en convenant cependantque
le danger existait , mais qu'ils étaient tranquilles , parce que
la mort pouvait les atteindre de mille autres manières . Philippe
les quitta peu dejours après pour retourner chez lui ,
toujours tourmenté de ses terreurs . Hildegarde , à qui ce
jeune homme plaisait beaucoup , releva auprès de ses parens
la bonté de son coeur qui lui faisait partager avec autant
d'intérêt les dangers qui les menaçaient.
Philippe était extrêmement rêveur depuis son retour chez
lui; son père lui en demanda la cause. Les enfans de ce
tems-là ne connaissaient pas à l'égard de leurs parens la
réserve et la dissimulation : aussi le jeune homme ne fit nul
mystère aux siens de l'effet qu'avait produit sur son coeur
l'aimable fille de Conrad; quel dommage , ajouta-t-il avec
un soupir , que cette belle enfant soit destinée à être ensevelie
sous les neiges !
Es-tu fou ? lui demanda son père , qu'est-ce que tu veux
dire?
-Que la cabane des parens d'Hildegarde est au pied
des glaciers , et qu'une avalanche doit tôt ou tard l'engloutir;
c'est impossible autrement.
Son père se moqua de lui : cette cabane , lui dit-il , subsiste
depuis silong-tems ; c'était déjà la demeure des parens
d'Elisabeth ; elle n'a jamais eu d'accidens de ce genre ,
pourquoi vas-tu t'imaginer qu'il en arrivera ?
-Mon père , j'en ai le pressentiment.
-Eh bien ! épouse Hildegarde , mon fils , j'en serai bien
aise , tu l'amèneras ici , et tu n'auras plus rien à craindre.
Philippe se jeta dans les bras de son père. Oh ! mon
père , dit-il , venez, il faut que vous la voyiez , que vous vous
assuriez vous-même combien elle mérite d'être votre fille ;
il faut que vous lui persuadiez de le devenir , d'être ma
femme chérie , et de s'éloigner à jamais du danger qui la
menace sans cesse .- Oh! mon père , si mon Hildegarde
périt sous l'avalanche , vous n'avez plus de fils .. ..
554 MERCURE DE FRANCE ,
Tu n'as pas le sens commun avec tes avalanches , dit le
vieux Sarnen , mais j'irai avec toi ; aussi bien je n'ai pas
revu monvieux camarade Conrad depuis le jour où nous
portâmes ensemble , de la part de l'empereur Rodolphe , à
l'abbé de Saint-Gall, un compliment qui ne lui fit pas trop
plaisir; celui que je ferai à Conrad au sujet de sa fille lui
plaira davantage , j'espère . Ils partirent le lendemain .
Conrad et Bertrand furent bien contens de se revoir. Philippe
prit le bras d'Hildegarde sous le sien, et ils allèrent se
promener aux glaciers .
Il n'y a rien à craindre encore , disait Philippe en les
mesurant des yeux ; mais dans l'hiver , quand ces neiges
amoncelées recevront encore d'autres neiges...... Mais ,
chère Hildegarde , alors nous ne serons plus ici.
Plus ici ? dit Hildegarde étonnée .
Non' , tu seras chez moi , ma femme , ma compagne
chérie ; mon père , chère fille , consent à ce quejet'épouse,
si tu le veux; et je ne doute pas que tu ne le veuilles , qui
t'aimerait plus que moi ? J'ai tout dit à mon père : tant
mieux , Philippe , m'a-t-il répondu , j'en suis bien aise , tu
ne pouvais faire un meilleur choix.
Mon père me dira de même , répondit naïvement Hildegarde
, quand je lui aurai dit: mon père, j'aime Philippe
; il t'aime déjà , et ma mère aussi , et ils ne veulent
que mon bonheur : mais je te demande encore pourquoi
plus ici ? Vois-tu , mon cher Philippe , il y a une condition
qui tientà notre cabane ; s'il naît une fille , seulement une
fille , elle ne quitte jamais ni la cabane , ni ses parens .
Philippe pâlit ; et l'avalanche ? répondit-il en tremblant.
Eh bien ! dit Hildegarde en riant , l'avalanche nous ensevelira
peut-être dans le même tombeau ; mais pas sitôt
encore , ne t'en inquiète pas. Elle lui prit le bras et le
ramena en courant à la cabane .
Conrad et le vieux Sarnen causaient ensemble en buvant,
ils n'avaient pas l'air mécontent ; cependant un léger nuage
obscurcissait leur physionomie. Vous arrivez à propos ,
dit Bertrand , nous parlions de vous. Ton père s'en rapporte
à toi , chère.Hildegarde , veux-tu devenir ma fille et
la femme de mon Philippe ?
Si ce n'est que cela , dit Hildegarde , je ne vous ferai pas
attendre ma réponse , et la voici ; j'aime Philippe de tout
mon coeur , etje veux bien être sa femme et votre fille.
Voilà déjà une affaire arrangée , dit Conrad; mais veuxMARS
1811 . 555
:
:
tu t'en aller avec lui ? car c'est-là ce que son père désire.
Hildegarde , mon enfant , réponds d'après ton coeur.
Ohnon! dit la jeune fille. Bertrand ne peut ni le vouloir
ni le désirer .
Pourquoi done , mon enfant , dit le vieux Sarnen .
Parce que vous êtes père aussi ; et si Philíppe était votre
seul enfant , trouveriez-vous bon qu'il voulût vous laisser
dans la solitude , et vous priver de ses soins?
Mais , répondit Bertrand , il y a dans la Bible : la femme
abandonnera son père et sa mère pour suivre son mari :
cela n'y est-il pas , mon enfant ?.
Oui , dit Hildegarde en souriant , je l'ai souvent lu ; ily
a, comme vous le dites , abandonnera , et cela suppose sa
volonté , sans quoi il y aurait , doit abandonner , et je ne
puis vouloir abandonner mes parens , qui n'ont que moi
seule au monde, pour suivre un mari au milieu d'une nombreuse
famille .
Elle en sait plus que nous , dit le vieux Sarnen , et je
n'ai plus rien à lui dire ; j'ai d'autres enfans , et je vous
cède Philippe de bon coeur. C'est à lui de parler .
Et l'avalanche ? dit celui-ci avec effroi , en regardant tourà-
tourHildegarde et le glacier. Tout le monde éclata de
rire et se moqua de lui; il se tut , mais un nuage de tristesse
resta dans ses yeux , et la gaîté d'Hildegarde semblait
encore l'augmenter. On les fiança le soir même , il
serra sa promise dans ses bras , et reçut un baiser de sa
joliebouche ; il sourit de plaisir et de reconnaissance , mais
des larmes remplissaient ses yeux , et la tristesse perçait
encore au travers de cet éclair de bonheur .
Le mariage fut renvoyé jusqu'à l'hiver à cause des travaux
de l'été .
Cet hiver , Hildegarde n'existera plus , dit Philippe à
son père , je le sens là , jamais elle ne sera ma femme ;
puis-je la disputer à la terrible avalanche ? Le vieux Sarnen
ne rit pas cette fois , car la mélancolie de son fils prenait
un caractère qui l'affligeait : c'était le meilleur des fils ,
il l'aimait tendrement , et l'accompagnait souvent chez
Conrad. Il proposa à celui-ci de lui bâtir une cabane à
côté de la sienne pour lui et pour sa femme. Conrad fut
sourd à tont : faire quitter sa patrie à un Suisse n'est pas
chose facile , et Sarnen le sentait bien lui-même . J'ai juré ,
j'ai promis aux parens d'Elisabeth sur leur lit de mort , de
nejamais lui faire quitter cette cabane , dit Conrad , ainsi
juge toi-même.
556 MERCURE DE FRANCE ;
Tu as promis , lui dit Bertrand , je n'ai plus rien à dire,
et il n'en parla plus .
Cependant le pauvre Philippe ne pouvait plus écarter
l'idée qui s'était emparée si vivement de son esprit , ily
pensait continuellement , et ne rêvait plus que neiges et
avalanches. Quelquefois , au milieu de la nuit , poursuivi
pardes songes qui lui représentaient son Hildegarde ense
velie, il se levait baigné d'une sueur froide , il entrait dans
la chambre de son père , en répétant ce mot terrible d'avalanche
, avec un accent effrayant. Son père désespéré de
cet état , qui empirait chaque jour , faisait ce qu'il pouvait
pour le calmer; il craignait que son imagination toujours
tendue sur le même objet , sur la même pensée , ne le
conduisît enfin à la perte totale de sa raison .
Philippe , lui dit-il un jour , si tu allais consulter le vieux
berger de la montagne , peut- être aura-t-il quelques bons
avis à te donner. Philippe saisit avidement cette idée; il
avait entendu parler de ce berger comme d'un être extraordinaire
, qui avait , disait-on , le talent de prédire à l'avance
les hivers neigeux où devaient tomber les avalanches; la
plupart des montagnards le regardaient comme un sorcier
qui avait commerce avec le diable ; d'autres moins superstitieux,
comme un fripon adroit qui voulait tirer parti de
la crédulité pour se faire un renom de science . Sarnen
lui-même en avait cette opinion , mais dans l'état affreux
où il voyait son fils , tout ce qui pouvait faire une diversion
ou lui ôter ses craintes ou les diminuer, lui parut un bien.
Déjà l'idée d'aller consulter le vieux berger sembla le ranimer
: je vais chercher le vietix berger , dit-il à son père en
partant; s'il me donne de bonnes nouvelles , si l'hiver n'est
pas menaçant , vous reverrez bientôt votre fils, et vous le
reverrez plus tranquille; mais s'il m'annonce l'avalanche !
oh ! mon père , je ne quitte plus Hildegarde , car je veux
périr avec elle , puisque je ne puis y vivre.
Va, mon fils , lui dit le vieux Sarnen en s'essuyant les
yeux; puisse le vieux berger te rassurer et te renvoyer plus
tranquille à tes parens! Il partit et alla d'abord chez Conrad ,
car il voulait en parler à son amie .
Hildegarde aussi avait la plus tendre compassion du
cruel état où elle voyait son bien-aimé , elle souffrait autant
que lui de le voir souffrir , et tâchait de le ramener tout
doucement à la raison : je voudrais tout faire pour toi , lui
disait-elle; mais ne séns-tu pas combien il serait injuste
et cruel de quitter mes bons parens ?
MARS 1811 . 557
Je le vois , je le sens , mais faudra-t -il donc te voir périr
victime de ton amour filial ?
Mais , Philippe , lui disait- elle encore , si tu me contraignais
à les abandonner , et que tes craintes se réalisassent
un jour , je croirais toujours que j'aurais pu sauver mes
parens , leur être utiles je ne me le pardonnerais jamais , ni
à toi , Philippe , et je mourrais désespérée ,
Mais , lui répondait- il , engage-les à te suivre , pourraient-
ils te refuser quelque chose ?
Non , Philippe , rien de raisonnable : ils m'aiment , mais
ils aiment Dieu plus que moi ; ils craindraient de l'offenser
en quittant les lieux où il les a appelés à vivre ,
et à mourir quand et comment il lui plaira ; ils croiraient
manquer de confiance envers lui , et faire le malheur de
leur vie à venir ; et à cet âge ils mettent bien plus d'importance
à cette vie future , qu'au peu de vie qui leur reste à
parcourir ici -bas . Non , Philippe , je ne leur donnerai pas la
douleur de me refuser quelque chose . Mais , dis -moi , qui
t'a mis dans la tête cette funeste idée d'avalanche ?
Personne , Hildegarde , je te le jure , c'est un pressentiment
qui s'empara de moi au moment où tu prononças
ce mot , et qui ne m'a plus quitté ; je voudrais en parler
à quelqu'un.
Parle , si cela peut te calmer ; mais à qui veux-tu en
parler ?
Je n'ai pas voulu le faire sans te le dire , j'ai déjà la permission
de mon père , et je te demande la tienne ; je veux
aller en parler au vieux berger de la montagne . ( Hildegarde
pâlit comme la mort et baissa les yeux ) . Qu'as-tu donc ,
chère fille ?
. C'est le prophète de la montagne , lui dit- elle après s'être
un peu remise , je le connais , je l'ai vu il y a peu de tems ;
j'étais allée seule au glacier , j'étais assisse auprès d'un
rocher , je pensais à toi , Philippe , aux idées fâcheuses qui
t'occupent ; voilà que tout d'un coup je lève les yeux et je
vois devant moi le vieux berger avec sa longue barbe
blanche , appuyé sur son bâton : je ne l'avais point entendu
venir; il me regarda avec un air si expressif qu'il m'effraya
un peu . Je lui demandai en tremblant ce qu'il voyait en
moi et pourquoi il me regardait ainsi ? Demeures - tu là- bas
dans cette cabane , ma belle enfant , me dit-il ? — Oui , ›
c'est ma demeure . En ce cas je te plains . Pourquoi
me plains-tu, bon berger ?-Je n'ose pas te le dire...Il'me'
serrà la main avec affection , et il me quitta.
--
1
558 MERCURE DE FRANCE ,
1
un
Ettu n'en as rien dit à tes parens , Hildegarde !
Non , Philippe , je les aurais peut-être inquiétés .
Touché de la bonté du coeur de cette excellente fille ,
Philippe l'embrassa tendrement; elle ne put retenir ses
larmes qui coulèrent avec abondance , elle commençait à
partager les inquiétudes de son amant , un voile semblait
être tombé de devant ses yeux; la prédiction du vieux
berger lui parut une confirmation des pressentimens de
Philippe, et pour la première fois de sa vie elle éprouva
sentiment d'effroi à l'idée d'être ensevelie sous les
neiges . Philippe la pressa alors d'en parler à son père ,
mais elle rejeta cette idée , elle savait que Conrad n'y
ferait aucune attention , et elle ne voulait pas courir le
risque d'alarmer inutilement sa mère. Elle avait d'ailleurs
une autre crainte : le long séjour de Conrad à la cour et
dans les armées avait éclairé son esprit; il n'avait aucune
des superstitions du peuple , il les méprisait, et il était
sévère pour ceux qui les entretenaient ; elle étaitdonc persuadée
que si elle lui parlait de la rencontre du vieux berger
et de ce qu'il lui avait dit, il le dénoncerait aux autorités,
et qu'il en résulterait des choses fächeuses pour le prophète.
montagnard. Il fot conclu entr'elle et Philippe , qu'il irait
à la montagne , chercherait le vieux berger, et l'engagerait
à s'expliquer plus clairement.
Il fit ses préparatifs pour une absence de huit jours , et
prittendrement congé de son- Hildegarde ; il se sentait déjà
plus à son aise de l'idée qu'elle partageait ses pressentimeus
. Elle le vit partir au contraire avec un extrême serrement
de coeur; elle éprouvait aussi pour la première fois ,
que l'amour a ses peines : elle comprenait la nécessité de
ce voyage pour leur salut commun , mais il n'était pas sans
danger , et elle connut aussi le tourment de craindre pour
ce qu'on aime. Il devait traverser une partie du glacier ,
un seul faux pas pouvait le perdre. Au nom du ciel, prends
bien garde , lui criait-elle en pleurant..Ne t'inquiète pas ,
chère fille , je te porte dans mon coeur; je vais m'occuper
de ta sûreté , de celle de tes parens ; j'ai présent debons
pressentimens , j'ai dans l'idée que je te rapporterai des
consolations .
à
Il partit : Hildegarde le suivit des yeux jusqu'au détour
d'une roche qui le déroba à sa vue ; elle rentra dans la
cabane , s'assit à son rouet auprès de ses parens , et en parlant
de Philippe , elle parla involontairement des avalanches
: si vous étiez sûr du danger , dit-elle à son père , ne
MARS 1811 . 559
- consentiriez-vous pas cependant à quitter votre cabane ?
Ah ! ah ! voilà ses frayeurs qui t'ont aussi gagnée. Il ne faut
pas tenter Dieu , chère fille lui seul pourrait nous donner
la certitude dont tu parles , et il ne fait plus de miracles .
-Mais tiens , Hildegarde , je t'aime , j'aime ton Philippe ,
si tuas peur ici , vas avec lui ; nous pourrons nous voir souvent
, nous visiter , votre satisfaction sera la nôtre.
Non, mon père , je ne vous quitterai pas,je n'aurais point
de satisfaction sans vous , mais si vous vouliez .....
J'irais bien avec toi , chère fille , mais vois-tu , nous ne le
pouvons pas , j'ai juré sur la main de ton grand père mourant
, que je ne quitterais jamais cette cabane; cette propriété
lui était si chère , tu dois t'en souvenir , car tu étais
assise à ses côtés , sur son lit , et il était mort que tu l'embrassais
encore , en l'appelant , bon grand papa.
Elisabeth pleurait aux sanglots à ce souvenir ; non ,
dit-elle quand elle put parler , je ne quitterai pas cette
chambre où mon père a rendu le dernier soupir ; ce cimetière
où il repose; non pas même pour toi , Hildegarde ,
que j'aime tendrement .
Non pas même pour Philippe , dit la jeune fille en embrassant
sa mère , je ne quitterai ni vous , ni cette cabane
oùj'ai vu mourir mon grand-père. Conrad vint aussi les
embrasser toutes deux . Oublie toutes ces rêveries de dangers
qui ne nous ont jamais atteint , dit-il à sa fille , ton
Philippe les oubliera aussi dans tes bras ce sont des chimères
de son imagination et de son coeur; il voudrait
réunir autour de lui tout ce qu'il aime , demeurer auprès
de ses parens et nous y attirer. Après ma mort et celle de
tamère , tu pourras aller vivre avec eux ; je n'exigerai pas
moi que tu restes ici.
,
Hildegarde se tut , cette image déchirait son coeur : elle
craignait aussi de nuire à Philippe dans l'esprit de ses
parens ; elle renferma dans son sein et ses craintes et ses.
inquiétudes.
(La suite à un prochain Numéro . )
:
560 MERCURE DE FRANCE ,
-
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. Théâtre de l'Impératrice. —Première
représentation du Jeune Frondeur, comédie en un acte et
en vers .
L'auteur de cette petite comédie a fait preuve de goût en
resserrant dans un seul acte la peinture d'un caractère aussi
léger que celui du frondeur. Il a su dans ce court espace
rassembler assez d'événemens pour le montrer sous un
point de vue moral et assez comique. Pierreval , ( c'est le
nom du frondeur ) , est épris d'une jeune pupille nommée
Sophie ; il est sur le point d'obtenir sa main : mais , par
son esprit de satire et de contradiction , il indispose à-lafois
contre lui et la soeur du tuteur , et le tuteur lui-même ;
il porte un de ses amis à enlever son amante qu'on lui
refuse, et il se trouve que celle-ci n'est autre que la jeune,
pupille dont lui Pierreval est amoureux : enfin , quand par
une suite de ce penchant à tout contredire , àtoulfronder,
il a perdu celle qu'il aimait, il trouve encore moyen de
s'en consoler à sa manière , en frondant le mariage et en
raillant les maris , dont il s'applaudit bravement den'avoir
pas à partager les périls et le ridicule .
Cette petite pièce n'est pas forte d'intrigue , et ne pouvait
pas l'être : mais on y a dístingué des scènes agréables , un
style généralement pur , une versification facile , des traits
heureux. Parmi ceux qui ont été le plus applaudis , nous
avons retenu le vers suivant qui exprime avec concision une
pensée juste et fine :
Le ridicule cesse alors qu'il est commun.
Toute la pièce a obtenuun plein succès; l'auteur, demandé
avec empressement; est M. Verneuil. Le parterre a vivement
témoigné le désir de le voir paraître ; il l'a même
redemandé quand le rideau s'est levépour la seconde pièce :
mais l'auteur , persuadé sans doute qu'un honneur tant de
fois prodigué avait cessé d'être une distinction , n'a point
paru; Perroud est venu annoncer qu'il n'était pas dans la
salle.
Cette comédie est bien jouée par Firmin Chazet, Fusil ,
Palissié , Laborne , mesdames Fleuri et Descuilles . V.
1
LES
MARS 181t . 561
SEINE
LES BERCEAUX.
masanté. Je
J'ÉTAIS fatigué depuis long-tems d'un mal de poitrine ,
- lorsque je profitai d'une occasion d'aller respirer l'air du
printems sur les bords de l'Océan. J'étais persuadé quốc
voyage serait favorable à partis done dePatiss
le 10 mars 1811 , et j'arrivai dans le pays de Caux , ma
patrie, le 12 du même mois. Mon conducten me mitra
terre à l'entrée d'une petite vallée d'où l'on royait la merr
J'admirais son étendue qui n'a point de bornes , son azur
qui se confond avec celui des cieux, ses sombres mar-
- mures , et les flots toujours irrités qu'elle brise out of your
sur ses rivages au milieu même du calme le plus profond.
- Ses bords sont la plupart couverts de gallets et de cailloux
qu'elle roule sans cesse. C'est , pour ainsi dire , une lon-
- gue mâchoire composée de dents mobiles et de plusieurs
-milliers de lieues , dont elle dévore les îles et les continens.
Elle broie , sans jamais se reposer, les métaux , les rochers
les plus durs , et les réduit en sable que ses marées charient
au loin pour reproduire de nouveaux ouvrages . Je
résolus de chercher dans les environs quelque petit village
où je pusse passer la nuit en me livrant à ces réflexions . Je
m'acheminai donc par la petite vallée qui était àmes pieds .
- Tout- à-coup je démêlai , au milieu des bruits ranques des
flots lointains , des voies mélodieuses de jeunes filles qui ,
par tout pays , me font plus de plaisir à entendre que
chant même des oiseaux . Aussitôt je marchai vers elles; le
chemin m'était tout tracé par un petit ruisseau bordé de
saules qui allait se jeter dans la mer au bout de la vallée.
Apeine eus-je fait trois cents pas , que j'aperçus un tertre
couronné d'un bocage de sombres sapins et de vieux
mélèzes tous hérissés de leurs pinceaux soyeux d'un vert
tendre et de leurs pignons violets. Une vingtaine de jeunes
Cauchoises étaient assises sous leur ombrage. Elles étaient
toutes jolies , comme elles le sont en général dans le pays
de Caux. Elles avaient des teints de lis et de rose , des levres
purpurines , des yeux bleus , le son de voix argentin ,
-etdes tailles parfaites ; on les eût prises pour des Néréïdes .
Elles s'occupaient à faire des corbeilles avec des branches
de saules et d'osier qui commençaient à pousser leurs premières
feuilles . Dès qu'elles m'aperçurent, elles suspendirent
leurs chants et leurs ouvrages pour me considérer .
Nn
le
562 MERCURE DE FRANCE ,
Pour moi , m'adressant à une grande brune qui avait
fair plus hardi que les autres , et que j'avais oui nommer
Victoire , permettez-moi , lui dis-je , de vous demander
pourquoi vous faites tant de paniers dans une saison où il
n'ya pas encore de fruits ; à peiney a-t-il des fleurs. Vous
avez raison , Monsieur , me répondit-elle , mais nous attendons
un fruit qui doit faire le bonheur du monde; c'est
l'enfant impérial. Ce ne sont pas des paniers que nous lai
préparons , ce sont des berceaux; et comme nous ne savons
pas si ce sera un prince ou une princesse , chacune
de nous veut faire son berceau avec des emblêmes qui
conviendront à son sexe , à ses augustes parens , et même
aunom de son auteur. Voici le mien que je viens de finir :
il est tissu de plumes de faucons , d'aigles de montague
etd'aigles marines , que mon frère a tués , cet hiver , sur
nos rivages ; il est certain qu'il ira très-bien au fils de notre
Empereur , qui aura la valeur de son père , et que le
nom de celle qui l'a fait n'y conviendra pas mal. Ditesmoi
maintenani quel est le plus beau du mien ou de celui
de ma cousine Constance.
P
Je vis alors entre les mains d'une fille , dont les regards
étaient sérieux , une de ces grandes coquilles des Indes ,
qu'on appelle thuilée ou bénitier , que la mer découvre
quelquefois dans les falaises esearpées de la Normandie
Jorsque les tempêtes de l'équinoxe y creusent des grottes
profondes . Elle était garnie tout autour de plusieurs rangs
depetits coquillages brillans et de touffes de fucus bruns ,
naturellement découpés en feuilles de chênes . Voici des
symboles de citoyens , dis-je , aux deux cousines . Ces trophées
composés des dépouilles des tyrans de nos mers , et
de ce que leurs rivages ont de plus éclatant , présagent le
rétablissement de notre marine et la prospérité de notre
commerce .
Une jeune blonde , appelée Félicité , me montra un berceau
entrelacé de violettes et d'hyacinthes . Il était surmonté
de deux tourterelles qui se béquetaient et le convraient
en partie de leurs ailes . Il sera , me dit-elle , également
convenable à un prince ou à une princesse. Il représentera
aussi bien l'amour de Napoléon pourMarie-
Louise que celui de Marie-Louise pourNapoléon. Vous
avez raison , lui dis-je , les tourterelles sont les oiseaux de
T'amour conjugal; elles portent chacune la moitié de son
Anneau dans le demi-cercle qu'elles ont autour du col.
Une autre bergère, appelée Désirée , etqui me parut la
MARS 1811 . 563
plus aimable , avait formé son berceau d'un simple gazon
émaillé de marguerites ; il était ombragé de branches de
peupliers en fleurs . Soit que l'enfant que nous attendons ,
me dit celle-ci , soit fille ou garçon , ces attributs du peuple
lui en rappelleront le souvenir. Il l'aimera , à l'exemple
de son père et de sa mère : le peuple n'attend son bon
heur que de ses princes , et les princes , à leur tour , ne
sont heureux que par l'amour de leurs peuples .
Il y avait encore beaucoup d'autres berceaux , avec des
emblêmes fort ingénieux; mais il n'y avait que ceux-là
d'achevés . Victoire , Constance , Félicité , Désirée avaient
réuni leurs charmans ouvrages ; elles dansaient autour, en
se tenant par la main , et en chantant , Vive Napoléon !
viveMarie-Louise ! vive leur enfant cheri!
Cependant , le soleil à l'horizon remplissait toute la vallée
de ses feux ; des gerbes de ses rayons pourprés divergeaient
au loin dans les airs , sur les coteaux lointains et à
la surface des mers . Ces bergères , entourées de sa lumière,
et pleines de joie , ressemblaient à des esprits célestes qui
descendent des cieux sur la terre etqui remontent de la
terre vers les cieux.
J'étais enchanté de ce spectacle ,lorsqu'un jeune pêcheur,
semblable à un triton pour la force et pour la voix, leur
cria du rivage avec une conque marine : Allons, mes belles ,
allons, le tems presse , ma barque vous attend; la lune
qui se lève , le vent, la marée , tout vous est favorable ,
embarquons-nous. Aussitôt chacune d'elles se saisitde son
berceau , descendit en courant la vallée , et sauta dans la
barque. Leurs compagnes , dont les ouvrages n'étaient pas
terminés , accourarent en pleurant. La jeune Sophie cria
à Désirée : Recevez au moins ce bouquet d'immortelles
que j'ai cueillies sur les sables de la mer. La sensible Virginie
dit à Constance : Prenez ce lierre , symbole d'amitié,
que j'ai trouvédans nos forêts , sur l'écorce d'un chêne.
Les deux bergères répondirent : Vos offrandes feront l'ornement
de nos berceaux .
Pour moi , qui sentais que l'air de la nuit et peut-être
celui de mon pays , ne me serait point favorable , je demandai
à l'aimable Désirée la permission de profiter de
Ja barque des berceaux pourretourner à Paris. J'yconsens ,
dit-elle, ainsi que mes compagnes , pourvu que vous nous
disiez lequel des quatre aura la préférence. Aucun , lui
dis-je , parce que ceux qui plairont à l'Empereur, par cela
même seront préférés par l'Impératrice , et que lui-même
Nua
564 MERCURE DE FRANCE ,
donnera la préférence à ceux que choisira son épouse.
D'ailleurs , il n'y en aura point de rebuté, de quelque
sexe que soit l'enfant , car les qualités des héros conviennent
aux princesses et les vertus des princesses aux
héros.
C'est bien répondu , me dirent-elles , entrez et asseyezvous.
Alors je me plaçai auprès d'elles , sous la tente qui
Jes abritait. Notre pilote leva lancre et hissa la voile ; il
était déjà nuit; l'astre de Jupiter et celui de Vénus brillaient
dans les cieux, et se distinguaient des feux rouges
qui apparaissaient sur les bords de l'Océan .
Nous entrâmes dans la Seine à la faveur des phares de
son embouchure. Notre barque légère volait sur l'eau
comme une hirondelle ; le lendemain, au point du jour,
nous passanes au pont de l'Arche , à la faveur de la ,
grande marée qui , dans cette saison , s'avance jusque-là ;
enfin, le surlendemain, nous arrivâmes dans l'après-midi
à la vue des Tuileries . Là , je montrai à nos aimables
voyageuses la demeure de nos souverains que notre Empereur
a entourée des plus magnifiques monumens, des cours
et des jardins défendus par des grilles surmontées de
lances d'or , des quais à perte de vue , des ponts de fer ,
une colonne de bronze. Nos voyageuses enchantées mirent
pied à terre au pont Royal , d'où elles gagnèrent la cour du
palais des Tuileries ; on assure qu'à la vue des berceaux
qu'elles portaient sur leurs têtes , on leur en ouvrit les
portes , et que l'Impératrice , touchée de leurs figures , de
Ieur esprit et de leurs noms , accepta leurs hommages , et
les retint pour berceuses de l'enfant . B.
SOCIÉTÉS SAVANTES.-Programme de la SociétéPhilomathique
du Muséum d'Instruction publique de Bordeaux , du 22 defévrier 1811 .
La Société Philomathique de Bordeaux a fondé des prix d'encouragement
qu'elle distribue tous les ans. Elle propose , pour sujet du
concours qu'elle ouvre à l'émulation des gens de lettres de tous les
pays , pour l'année 1811 , un Hommage à la mémoire de Berquin.
Elle laisse à ceux qui célébreront l'auteur de l'Ami des Enfans , la
faculté de traiter ce sujet dans une pièce de poésie à leur choix , ou
d'enfaire la matière d'un éloge historique en prose .
Le prix consiste en une médaille d'or de la valeur de 100 fr. II
sera décerné dans la séance de la Société , le 15 septembre 1811 ,
MARS 1811 . 565
!
d'après le rapport d'un jury de quinze membres qu'elle nommera
pour examiner les ouvrages envoyés au concours .
Ce concours est ouvert jusqu'à la fin du mois de juillet prochain ;
ce terme est de rigueur. Les ouvrages seront adressés francs depor,
à M. Bernadau avocat , secrétaire-général de la Société rue
,
Arnaud-Micqueu , nº 18 , à Bordeaux.
Il sera délivré un récépissé des manuscrits aux personnes qui en
feront la remise , ou que les lettres d'envoi indiqueront comme autorisées
à retirer ce récépissé.
Aucun aspirant ne devra se faire connaître directement ni indirectement.
Il joindra seulement à son manuscrit un billet cacheté , renfermant
son nom et son adresse , et portant pour suscription l'épigraphe
qu'il aura adoptée. Ce billet ne sera décacheté que dans la
séance du jury du concours lorsque l'ouvrage jugé digue du prix
aura été proclamé; les autres billets seront brûlés immédiatement
après , et sans être ouverts .
1
POLITIQUE .
Les voeux de l'Empire sont comblés : le Roi de Rome a
vu le jour dans le mois consacré , par le peuple de Mars ,
à ce Dieu de la guerre et de la victoire ; à l'instant où la
nature rajeunie célèbre le retour du printems ; et dans
cette ville devenue la capitale de l'Europe , qui , depuis
un tems que l'on fait remonter à Charles VII , n'avait pu
s'enorgueillir d'avoir vu naître dans ses murs le fils de son
souverain .
Dès le 19 , à huit heures du soir, S. M. avait ressenti
les premières douleurs ; les princes et princesses de la
famille, le les grands dignitaires , les ministres , les grands
officiers de l'Empire et de la Couronne , avertis par la
dame d'honneur , se sont aussitôt rendus au Palais des
Tuileries .
Depuis neuf heures jusqu'à six heures du matin , les
douleurs se sont succédées avec des intervalles ; à six
heures , elles se sont ralenties ; mais à huit elles ont repris
avec plus de vivacité , sans interruption ,,et sesont terminées
par la plus heureuse délivrance.
L'Empereur , qui pendant tout le travail , n'a pas cessé
de prodiguer à l'Impératrice les soins les plus touchans ,
amontré à cet heureux instant la plus vive satisfaction , ét
sachant avec quelle impatience le peuple français attendait
le moment où il pourrait partager sa joie , S. M. a donné
l'ordre de faire tirer les salves de cent un coups de canon ,
qui devaient annoncer à la France ce grand événement.
Paris , en effet , en aitendait l'annonce avec laplus vive
impatience : l'amour de la patrie et du souverain , joint au
sentiment de la piété la plus louable , avait attiré dans
tous les temples une foule considérable de fidèles qui , au
premier son du bourdon de la métropole , s'étaient réunis
pour faire en commun la prière qui s'élevait de tous les
coeurs. La nuit se passadans l'attente. A dix heures du
matin le premier coup de canon se fait entendre
les fenêtres sont garnies ; dans les places publiques , les
rues , les marchés , tout mouvement est interrompu , le
passant s'arrée,tout resie suspendn , toutes les oreilles
,
toutes
MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 . 567
sont attentives; vieillards , femmes , enfans , tous écouteat
ensilence et comptent avec une égale anxiété . Lajoie inspirée
par le premier coup de canon , était un hommage
rendu à l'Impératrice délivrée des douleurs de l'enfantement.
Le nombre de vingt-un coups devait désigner la
naissance d'une princesse , et ils étaient entendus avec un
vif intérêt; mais qui pourrait décrire le sentiment partagé
dans la même seconde par six cent mille individus, et cette
attentepresque idéale, entre le signal qui annonçait un bien.
faitdu ciel, et celui qui devait annoncer la marque la plus
éclatante de sa faveur et de la protection spéciale dont il
couvre cet Empire? Enfin le bruit si désiré se fait entendre :
c'est un prince , s'écrient toutes les bouches à-la- fois , c'est
un prince , vive l'Empereur! vive Napoléon ! Les acclamations
, les applaudissemens , toute l'énergie , toute la vivacité,
tout le désordre de la joie populaire éclatent partout
en même tems; les citoyens s'embrassent , des larmes conlent
desyeux des vieillards , des femmes , des guerriers; à
l'instant les aatteliers sont désertés , les travaux abandonnés ,
les chatres restent muettes ; on dit même que sur les bancs
de Thémis , l'organe du ministre public s'est tout-à-coup
interrompu pour saluer un si beau jour , et que le cours de
la justice a été suspendu pour suivre le mouvement de
Pallégresse publique.
Laissons-la éclater aux Tuileries , sous les fenêtres de
l'appartement de l'auguste mère , et dans tous les lieux
publics consacrés aux réjouissances ; suivons le récit officielde
ce qui s'est passé au palais impérial :
uDès que l'enfant a été présenté à S. M. l'Empereur,
la gouvernante l'a présenté à S. A. S. Mgr. le prince archichancelier
de l'Empire , qui avait assisté à l'accouchement.
S. A. S. s'est rendue immédiatement dans le salon de
Impératrice , où elle a fait dresser par S. Exc . M. le
comte Regnand de Saint-Jean-d'Angely , secrétaire de
l'état de la famille impériale , le procès-verbal de la naissance
et l'acte civil , qui a été signé , comme témoins ,
par S. A. I. Mgr. le grand-duc de Wurtzbourg et S.A.
I. Mgr. le prince Engène , vice-roi d'Italie .
» Ces formalités étant remplies , S. M. l'Empereur s'est
rendu dans le salon et a apposé sa signature sur les registres ,
qui ont été signés aussi par S. A. I. Madame mère , S. M.
la reine d'Espagne , S. M. la reine Hortense , S. A. I. 1
568 MERCURE DE FRANCE ,
Mme la princesse Pauline , S. A. I. Mgr. le prince Borghèse
, et S. A. I. Mgr. le prince vice-roi d'Italie .
» Au même instant, le roi de Rome , suivi par le colonel-
général de la garde de service , et précédé par les
officiers de son service , a été porté par Mme la comtesse
deMontesquiou , gouvernante des enfans de France , dans
son appartement.
» L'Empereur a reçu ensuite les félicitations des princes,
princes grands -dignitaires , des ministres , des grands-offiçiersde
la couronne et des grands-officiers de l'Empire.
» S. M. a envoyé à l'instant le premier page au Sénat , et
le second au corps municipal , pour les informer de la naissance
du roi de Rome.
Des pages ont été aussi envoyés au Sénat d'Italie et
aux corps municipaux de Milan et de Rome , pour leur
porter cette nouvelle.
» S. Exc . M. le comte de Ségur , grand-maître des cérémonies
, a envoyé chez les ambassadeurs , M. le baron
du Hamel , maître des cérémonies , et chez les ministres
étrangers , M. d'Argainaratz , aide des cérémonies , pour
lear annoncer cet événement.
S. Exc . M. le duc de Cadore , ministre des relations
extérieures , a dépêché de suite des courriers extraordinaires
aux ambassadeurs et ministres de l'Empereur dans les
cours étrangères , pour leur faire part de l'accouchement
de l'Impératrice .
"
Les lettres aux princes et princesses , parens de l'Empereur
et de l'Impératrice , ont été écrites de la main de
l'Empereur, et portées par des officiers de sa maison .
» S. Exc . M. le comte de Montalivet, ministre de l'intérieur,
a envoyé des courriers dans les départemens pour
les informer de la naissance du roi de Rome. LL. EExc.
MM. le duc de Feltre et le comte Decrès , ministres de
la guerre et de la marine , ont envoyé des ordres dans les
villes de guerre et dans les ports pour que les mêmes salves
d'artillerie soient tirées et que les flottes soient pavoisées
.
» S. A. S. Mgr . le prince de Neufchâtel et de Wagram ,
major-général de l'armée , a envoyé dans tous les pays et
places occupés par les armées françaises l'ordre de tirer
les mêmes salves qu'à Paris .
Toute la nuit qui a précédé l'heureuse délivrance de
l'Impératrice , les églises de Paris étaient remplies d'une
foule immense de peuple qui élevait ses voeux au ciel pour
MARS 1811. 569
le bonheur de LL. MM. Dès que les salves se firent er
tendre , on vit de toutes parts les habitans de Paris se
mettre à leurs fenêtres , descendre à leurs portes , remplir
les rues et compter les coups de canon avec une vive sollicitude
, ils se communiquaient leurs émotions , et ont
laissé enfin éclater une joie unanime , lorsqu'ils ont vu
que toutes leurs espérances étaient remplies , et qu'ils
avaient un gage de la perpétuité de leur bonheur.
Le soir , le roi de Rome a été ondoyé dans la chapelle
du palais des Tuileries , par S. Em. Mgr. le cardinal
grand-aumonier , et le Te Deum a été chanté en présence
des personnes dont il a été fait mention ci-dessus. "
Après cette cérémonie , de l'ordre de S. M. , le roi de
Rome a reçu les grands cordons de la Légion d'honneur et
de la Couronne de fer .
Le soir Paris entier a été illumine ; un magnifique feu
d'artifice a été tiré sur la place de la Concorde ; une foule
de transparens contenant des emblèmes et des devises
ingénieuses ont été les interprètes des sentimens du public
; chaque théâtre a fait hommage d'un impromptu sar
d'avance d'exciter les transports des spectateurs . Toutefois
Paris , dans ce beau jour , n'a pas fait seul éclater ces
sentimens ; le télégraphe qui , surpassant la fiction , est
plus rapide que l'aile même de la Renommée , avait porté
Theureuse nouvelle à Turin , à Milan , à Amsterdam , à
Strasbourg ; le canon retentissait sur le Pò , sur la Seine ,
sur le Rhin et sur l'Elbe presqu'à la même heure. En
même tems une aéronaute intrépide se confiait à la direction
du vent; de sa galerie s'échappaient les bulletins de
Theureuse naissance.Bientôt on apprendra sur quelle terre
amie elle aura été portée ; il n'en est aucune où elle n'ait
pu trouver les coeurs disposés à bénir sa venue , à moins
que le caprice des vents ne la porte sur cette île jalouse
qui frémira de rage en apprenant que le mot le plus ingé
nieux , mais aussi le plus ennemi que la haine ait pu inventer
, se trouve aujourd'hui sans application.
Quelques jours avant ce grand événement , l'Empereur
avait eul'occasion de manifester de nouveau des sentimens
tant de fois et si bien exprimés , de faire une déclaration
nouvelle de ses principes politiques bien connus; cette déclaration
se trouve dans la réponse à la députation des villes
anséatiques devenues parties intégrantes de l'Empire français.
Messieurs les députés avaient rappelé à S. M. ce que
furent ces villes florissantes , quelintérêt constantles attacha
570
'MERCURE
DE FRANCE ,
!
à la France depuis Charlemagne jusqu'à Louis XIV , ce
qu'elles attendent du règne de Napoléon . Voici la réponse
de S. M. , dont il importe ici de ne pas laisser échapper
une expression .
"
Messieurs les députés des villes anséatiques de Hambourg
, Brême et Lubeck , vous faisiez partie de l'Empire
germanique ; votre constitution a fini avec lui . Depuis ca
tems , votre situation était incertaine . Je voulais reconstituer
vos villes sous une administration indépendante ,
lorsque les changemens qu'ont produits dans le Monde
les nouvelles lois du conseil britannique , ont rendu ce
projet impraticable . Il m'a été impossible de vous donner
une administration indépendante , puisque vous ne pouviez
plus avoir un pavillon indépendant .
» Les décrets de Berlin et de Milan sont la loi fondamentale
de mon Empire . Ils ne cessent d'avoir leur effet
que pour les nations qui défendent leur souveraineté et
maintiennent la religion de leur pavillon . L'Angleterre est
» en état de blocus pour les nations qui se soumettent aux
arrêts de 1806 , parce que les pavillons qui se sont ainsi
soumis aux lois anglaises , sont dénationalisés ; ils sont
Anglais . Les nations , au contraire , qui ont le sentiment
de leur dignité , et qui trouvent , dans leur courage et dans
leur forces , assez de ressources pour méconnaître le blocus
par notification , vulgairement appelé blocus sur le
papier , et aborder dans les ports de mon Empire , autres
que ceux réellement bloqués , en suivant l'usage reconna
et les stipulations du traité d'Utrecht , peuvent communiquer
avec l'Angleterre . L'Angleterre n'est pas bloquée
pour elles . Les décrets de Berlin et de Milan , dérivant
de la nature des choses , formeront constamment le
droit public de mon Empire pendant tout le tems que
l'Angleterre maintiendra ses arrêts du conseil de 1806
et 1807 , et violera les stipulations du traité d'Utrecht sur
celte matière .
N
L'Angleterre a pour principe de saisir les marchandises
appartenant à son ennemi , sous quelque pavillon qu'elles
soient. L'Empire a dû admettre le principe de saisir les
marchandises anglaises ou provenant du commerce de
l'Angleterre , sur quelque territoire que ce soit . L'Angleterre
saisit les voyageurs , les marchands , les charretiers
de la nation avec laquelle elle est en guerre , sur toutes
les mers . La France a dû saisir les voyageurs , les marchands
, les charrétiers anglais sur quelque point du Con
MARS 1811. 577
tinent qu'ils se trouvent et où elle peut les atteindre : et
➤si, dans ce système , ily a quelque chose de peu confor-
➤me à l'esprit du siècle , c'est l'injustice des nouvelles lois
➤ anglaises qu'il faut en accuser.
» Je me suis plu à entrer dans ces développemens avec
▸ vous , pour vous faire voir que votre réunion à l'Empire
➤ estune suite nécessaire des lois britanniques de 1806 et
» 1807 , et non l'effet d'aucun calcul ambitieux . Vous
> trouverez dans mes lois civiles une protection que , dans
>votre position maritime , vous ne sauriez plus trouver
➤ dans les lois politiques . Le commerce maritime , qui a
> fait votre prospérité , ne peut renaître désormais qu'avec
>mapuissance maritime. Il faut reconquérir à-la- fois les
> droits des nations , la liberté des mers et la paix générale.
Quand j'aurai plus de cent vaisseaux de haut-bord , je
>soumettrai dans peu de campagnes l'Angleterre. Les matelots
de vos côtes et les matériaux qui arrivent aux
> débouchés de vos rivières me sont nécessaires . La France
➤dans ses anciennes limites ne pouvait construire une marine
en tems de guerre : lorsque ses côtes étaient bloquées
, elle était réduite à recevoir la loi. Aujourd'hui ,
➤ par l'accroissement qu'a reçu mon Empire depuis six ans,
je puis construire , équiper et armer vint-cinq vaisseaux
> de haut bord par an , sans que l'état de guerre maritime
> puisse l'empêcher ou me retarder enrien .
» Les comptes qui m'ont été rendus du bon esprit qui
> anime vos concitoyens , m'ont fait plaisir ; et j'espère ,
> avant peu , avoir à me louer du zèle et de la bravoure de
>vos matelots . ,
L'Empereur a encore reçu d'autres députations .
« J'aime à apprendre , a-t-il dit à celle du Taro , que
vous êtes convaincu de l'avantage de votre réunion au
grandEmpire ; ce sontles grandes familles qui prospèrent.»
■ Je me ressouviendrai toujours , a-t-il dit à celle du
Var, des sentimens que les habitans de votre département
m'ont témoignés à mon retour d'Egypte . Ce queje vis alors
dans la Provence d'enthousiasme et d'amour pour la gloire
de la France , me donna l'assurance qu'il ne me faudrait
que peu de mois pour tout changer. »
Voici l'extrait des dernières nouvelles officielles de l'armée
d'Espagne , nouvelles que les dernières feuilles anglaises
et les rapports de lord Wellington veulent bien confirmer ,
dans tout ce qui a rapport à Cadix , à Badajoz , et auz
affaires de la Guadiana. :
572 MERCURE DE FRANCE ;
La plus grande tranquillité règne dans les provinces
deGrenade et de Malaga , où commande le général Sébastiani.
Il se dispose au siége de Carthagène . Le mécontentement
double à Cadix avec ses besoins , les bombes françaises
ont le plus grand succès ; l'argent d'Amérique ne
vient plus ; les meneurs de l'insurrection ont recours à des
visites domiciliaires et des confiscations . Soixante individus
sans nom , sans moyens , agens stipendiés de Wellington
, nomment leur réunion les Cortès . Les folies démocratiques
sont leur système de législation , mais chaque
jour les yeux des Espagnols se dessillent .
Le siége de Badajoz a attiré l'attention de l'ennemi . Tous
les corps espagnols réunis à l'armée anglaise sur le Tage ,
ont été envoyés sur la Guadiana au secours de Badajoz ,
sous les ordres de la Carréra , successeur de la Romana ; des
engagemens très-vifs ont eu lieu entre ce corps , lagarnison
de Badajoz , et le 5º corps aux ordres du duc de Dalmatie;
mais ce corps a soutenu sa vieille réputation. La
cavalerie du général Latour-Maubourg s'est couverte de
gloire. Toutes les sorties des assiégés , tous les efforts des
auxiliaires ont été inutiles. La plupart des auxiliaires ont
été enfermés dans la place , et y augmentent la détresse.
Le 19 février, le duc de Dalmatie a pris l'offensive , il a
passé la Guadiana , a surpris le camp de laCarréra , à la
pointe du jour , a enlevé ses magasins , ses bagages , son
artillerie , tué 2000 hommes , en a pris cinq , et dispersé le
reste. Cet événement a anéanti le corps de la Romana ,
et rendu leduc de Dalmatie maître du siége de Badajoz
qui va capituler. Suivant leur coutume , les Anglais sont
restés spectateurs de la destruction de leurs alliés .
Au nord , le duc d'Istrie a porté son quartier-général à
Valladolid. Dans cette partie , tout se civilise et se pacifie;
il en est de même dans la haute Catalogne où commande
le général Baraguay-d'Hilliers , depuis l'affaire brillante de
Palamos . L'ordre se rétablit, les contributions se paient,
on peut voyager avec de très-faibles escortes ; les gardes
nationales font elles-mêmes la police , arrêtent et livrent les
insurgés.
S ....
PARIS.
LES bulletins du 21 portent ce qui suit : l'état de S. M.
est toujours satisfaisant. S. M. le roi de Rome a pris avec
MARS 1811 . 573
avidité et plusieurs fois dans la journée le sein de sa nourrice
: sa santé ne laisse rien à désirer.
-S. M. a tenu le 13 , conseil des ministres; le 14, un
conseil privé pour les recours en grâce , un conseil d'administration
pour l'artillerie , et le 16 , le troisième conseil de
l'Université impériale .
-Le 20 , tous les théâtres ont placé sous les auspices de
l'allégresse commune des impromptus pleins d'esprit et de
gaîté sur l'heureux événement du jour. Ils préparent de
petites pièces de circonstance dont le succès est certain ,
tant est unanime le sentiment qui les inspire .
- Le poëme de M. Lemaire , traduit en vers français
parM. Legouvé , imité en vers italiens par M. Buttura , est
à sa seconde édition (*) .
-Tous les travaux publics ont été repris avec une activité
que favorise extrêmement la beaute extraordinaire de
lasaison.
ANNONCES .
Nouveau Calendrier perpétuel , sur carton , avec une table mobile
des mois; orné d'une vignette en taille-douce , gravée par M. Couché
fils , sur les dessins de M. Lafite ; elle représente un terme surmonté
dedeux figures , le Passé et l'Avenir; au bas du terme se trouvent
d'un côté la déesse Uranie au milieu des attributs qui la distinguent ,
et de l'autre un Mercure avec les emblêmes du commerce . Prix , 2 fr.
50 c. Chez D. Colas , impr. -libr. , rue du Vieux- Colombier , nº 26.
Cetableau , d'une forme agréable et ingénieuse , est d'un usage
extrêmement facile .
Au revers du Calendrier sont 10 un carton mobile ; 2º une table
séculaire quidonne le jour de la semaine par lequel commence chaque
année , de 1701 à 2100 , et qui même , suivant les observations imprimées
sur le carton mobile , donne ce premier jour hebdomadaire pour
une année quelconque.
44
Après avoir trouvé ce jour, par la Table séculaire, pour une année
(*) Ce poëme se trouve chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université
, quai des Augustins , nº 33 ; Delaunay, libraire, Palais-Royal,
galerie de bois, nº 243 ; et chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres -Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17. Brochure in-4°. Prix,
2francs.
574 MERCURE DE FRANCE ,
proposée, on fait glisser le carton mobile de manière à amener &
l'ouverture qui se trouve au milieu du tableau , et en tête de la dernière
colonne des dates . à droite , ce même jour, pris dans la moitié
supérieure du carton mobile , si l'année proposée est une année commune;
dans la moitié inférieure , s'il s'agit d'une année bissextile.
Alors ce Calendrier perpétuel représente , pour les dates des mois et
les jours correspondans des semaines , l'almanach de l'année proposée,
et iln'endiffère que par l'ordre de succession des mois .
Reprise de la Bibliothèque physico-économique , instructive et amusante
, à l'usage des vilfes et des campagnes; publiée par cahiers , le
premier de chaque mois , à commencer du 23 octobre 1802 , par une
Société de savans , d'artistes , d'agronomes ; et rédigée par M. C. S.
Sonnini , membre de la Société d'agriculture de Paris , et de plusieurs
Sociétés savantes , éditeur et continuateur de Buffon .
La collection de cet ouvrage , depuis la reprise par souscription , se
compose de huit années jusqu'à la fin de 1810. Chaque année est de
2vol. in-12 , avec 12 planches , et du prix de 10 francs; la cinquième
seule a 15 numéros ou 3 vol . , et vaut 13 francs. Les huit années ensemble
, y compris 1810 , coûtent 83 fr. franco .
Nota. Chaque année se vend séparément.
Les lettres ainsi que les envois d'argent doivent être affranchis et
adressés à Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 33 , acquéreur
du fonds de M. Buisson, et de celui de Mme Desaint.
La neuvième année de la reprise de ce journal a commencé avee
l'année courante; le prix est de ro fr. pour les 12 cahiers de trois
feuilles , et 12 fig ., le tout par la poste .
Ge journal renferme les découvertes intéressantes dans tous les
genres , dans l'agriculture , dans l'économie rurale , et il n'est point
d'invention nouvelle en mécanique et dans les différentes partiesdes
arts et des sciences , que les rédacteurs ne s'empressent de recueillir
et de consigner dans cet ouvrage .
C'est sur un pareil modèle que les Anglais et les Allemands font un
répertoire annuel de tout ce qu'ils peuvent offrir de plus intéressant
en ce genre ; ils s'enrichissent des découvertes qui sont consignées
dans la Bibliothèque physico-économique , de même les rédacteursde
cette bibliothèque leur empruntent tout ce qui mérite d'être recueilli.
Comme l'agriculture offre un intérêt général , elle fixe d'abord l'at-;
tentionparticulière des rédacteurs , et ils font tous leurs efforts pour
donner à ce journal tout l'intérêt qui le fait rechercher avec empressementdes
agriculteurs.
Foyages dans la Peninsule occidentale de l'Inde et dans Vilede
MARS 1811 . 575
Ceylan ; рат М. J. Haafner. Traduits du hollandais , par M. J. Le
tome Ier contientle Voyage de Madras par Tranquebar à Ceylan. Lo
tome IIe contient le Voyagefait par terre le long des côtes d'Oriza et
de Coromandel, dans la Péninsule occidentale de l'Inde. Deux vol.
in-80 , avec cinq planches. Prix , 12 fr . , et 15 fr . franc de port. Chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Elémens de l'histoire ancienne des Juifs, des Egyptiens, des Cartha
ginois , des Assyriens , des Babyloniens , des Mèdes et des Perses ;
abrégés de Flavius - Joseph et de Rollin : ornés de 32 planches conte
nant 62 sujets gravés en taille-douce. Deux vol. in-12. Prix . 6 fr . , et
8 fr. franc de port. Chez Leprieur , libraire , rue des Noyers , nº 45 .
On trouve chez le même libraire, pour faire suite à cet ouvrage ,
les Elémens de l'Histoire de la Grèce; 2 vol. in-12. ornés de 24
planches gravées en taille-douce . Prix , 6 fr. , et 8 fr. franc de port.
Compte rendu à la Société d'agriculture du département de la Seine ,
Dune expérience tentée et des succès obtenus contre la morve et lefarcin,
qui infectaient depuis dix-huit mois les chevaux du 23e régiment do
dragons ; par M. Collaine , professeur à l'Ecole royale vétérinaire de
Milan ; suivi du rapport de MM . Desplas . Huzard et Tessier : imprimés
par arrêté de la Société. Brochure in-8 ° . Prix , I fr. , et 1 fr. 25 c .
franc de port. Chez Mme Huzard , rue de l'Eperon-Saint-André-des-
Arcs , nº 7 .
On trouve à la même adresse une notice de livres sur l'art vétérinaire
et l'agriculture .
Tables perpétuelles , indicatives desjours d'échéancefixes des traites
ou billets payables depuis trentejours ,jusqu'à cent-vintjours , à compser
des différentes dates de chacun des mois ducalendrier grégorien, avec
des tablesparticulières pour les mois qui diffèrent lorsque l'année est
bissextile. Travail augmenté d'une table utile au calcul d'un compte
d'intérêt exercé jour par jour. Publiées par Etienne Michel, dédiées à
MM. les banquiers et négocians de toutes les villes d'Europe . Prix ,
2 fr. , et 2 fr. 50 c. franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire ,
zue Hautefeuille , nº 23 .
Théorie nouvelle et raisonnéedu participefrançais , où l'on donne la
solutiondetoutes les difficultés , d'après un seul principe , appuyé
d'une foule d'exemples , puisés dans nos meilleurs auteurs , et rangés ,
Lorsque la clarté l'exige , par ordre alphabétique ; par Bescher , maitre
d'études au lycée impérial. Prix , 2 fr. , et 2 fr. 50 c. franc de port.
Chez l'Auteur , au lycée impérial; etcherArthus-Bertrand, libraire,
sue Hautefeuille , nº 23.
1
576 MERCURE DE FRANCE, MARS 1811 .
PROSPECTUS .
Recherches historiques , littéraires et critiques sur la Novempopula
nie ou troisième Aquitaine , et principalement sur la partie de cetteprovinceformant
aujourd'hui le département du Gers , suivies de notices
sur les hommes de ce pays qui , en divers tems , ont cultivé avec succès
les sciences , les lettres et les arts . Ouvrage destiné à servir d'introduction
à la statistique du Gers , et enrichi de gravures. Par M. C. A.
Chaudruc de Crazannes , secrétaire-général de la préfecture du Loiret ,
ex-chef de division à la préfecture du Gers , membre de plusieurs
académies , etc. , etc.
Cet ouvrage qui formera un fort vol . in-80 , et paraîtra au 1er juillet
1811 , sera divisé en deux parties .
La première partie se composera d'un avant-propos ; d'un coupd'oeil
général sur les anciens Aquitains , sur la Novempopulanie et sur
les peuples qui habitaient cette province , depuis sa formation ( à
époque de la division de l'Aquitaine ), jusques à sa conquête par les
Wascons, de recherches sur les antiquités desvillesd'Auch (Augusta
Auscorum , Climberris , Auscius , etc. ) , Lectoure ( Lactura , Laetora
, etc.) , Eause ( Elusa , Elysa , etc. ) , Sos ( Poppidum sotiatium de
César ) ; de dissertations sur des divinités gauloises indigènes , sur le
culte et les mystères de Mithra, d'Atys, de Cybele; sur les nombreux
tauroboles de Lectoure ; sur l'époque de l'établissement du christianisme
dans la Novempopulanie; de notices sur les voies romaines
qui traversaient la partie de cette province qui forme le département
du Gers et les pays circonvoisins ; sur la construction de ces voies ,
les villes qui se trouvaient sur leur direction;les mansionset stations
indiquées dans les tables itinéraires ; d'explications d'inscriptions et de
monumens , etc. , etc. , etc.
La seconde partie contiendra les notices historiques surleshommes
célèbres depuis Rufin et Staphilius jusques à M. le président d'Orbessan
et à M. de Noé, évêque de Lescar et de Troyes.
Ala fin seront placées plusieurs gravures de temples , de tombeaux
antiques , d'inscriptions appartenant à divers siècles , d'autels , de
méubles , d'armes , d'ustensiles à l'usage des anciens .
Cet ouvrage , du prix de 4 fr. chez les libraires , et de 5 fr . franc de
port , se trouvera à Paris , chez Latour , libraire au Palais-Royal; à
Orléans , chez Huet-Perdoux , imprimeur - libraire ; à Auch, chez
Delcros , libraire ; à Agen , chez R. Noubel , libraire ; à Toulouse ,
chez Guiramand, libraire ; et à Bordeaux, chez Brossier, imprimeur,
rue Royale , nº 15 .
Nota. L'impressionde cet ouvrage a été autorisée par M. le directeur
général de la librairie .
1
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DVI . - Samedi 30 Mars 1811 .
POÉSIE .
LA NAISSANCE.
HYMNE.
LÈVE- TOI , peuple de Lutèce ,
Peuple de Rome , lève-toi ;
Chantez des hymnes d'allégresse ,
Je vous annonce un nouveau roi .
Il approche ce tems prédit par les oracles ,
Cet heureux âge d'or promis à l'univers ;
Déjà depuis neuf jours resplendit dans les airs
Un signe lumineux précurseur des miracles .
J'ai vu la planète de Mars
S'enrichir en son cours d'une étoile nouvelle ,
Et venir se placer , plus brillante et plus belle ,
Sur le palais de nos Césars .
Mais Lucine à mes yeux fend la plaine azurée ,
Du Louvre elle franchit les tours :
Hâtez-vous , heure désirée ,
Qui devez du grand siècle amener les beaux jours !
Doux momens ! momens chers à tes sujets fidèles !
DEP
DE LA
SEINE
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
;
Omon maitre ! Ô NAPOLÉON !
Tu l'as enfin béni de tes mains paternelles ,
L'héritier de ton rang, le soutien de ton nom.
J'ai vu la Renommée , en étendant ses ailes ,
Courir au même instant à vingt peuples ravis
Annoncer le bonheur dont vos voeux sont suivis ,
Leur raconter des Dieux les faveurs solennelles .
Le Danube , la Seine , et le Tibre , et le Rhin
D'orgueil et de plaisir dans leurs grottes bondissent ;
Et leurs naïades applaudissent
Ace roi premier né de leur grand souverain.
De ses premiers exploits rappelant la mémoire ,
L'antique Capitole , où revient la victoire ,
Se pare de lauriers qui seront toujours verts .
Enfant prédestiné , les yeux à peine ouverts ,
Tu deviens d'espérance une source féconde.
Jouis de nos transports , second astre sauveur ,
Et vois le ciel , la terre et l'onde ,
Aton approche , roi du monde ,
Briller d'amour et de splendeur.
Lève-toi , peuple de Lutèce ,
Peuple de Rome , lève-toi ;
Chantez des hymnes d'allégresse ,
Célébrez votre nouveau roi.
Tu lui donnas le jour , triomphe , ma patrie!
Fière de l'avenir , lève un front radieux!
Près du berceau victorieux
Où veille Minerve attendrie ,
Regarde s'avancer les mânes glorieux
De ces rois conquérans l'amour de nos aïeux.
Sur un nuage d'or j'aperçois Charlemagne :
De ses pairs généreux la foule l'accompagne.
Il parle : écoutons ses accens .
•Salut , fils du héros dont le génie immense ,
> De mon empire illustre accroissant la puissance ,
•Fitplus en quelques mois , que moi-même en quinze ans.
› Salut , délices de la France !
•De deux vastes Etats heureux et doux lien ,
> Ose tout espérer , Minerve est ton soutien .
• Couvert de son auguste égide ,
> Croîs , digne fils d'un autre Alcide :
TOMARS 1811 . 579
Porte comme le sien ton nom jusques aux cieux.c
> Remplis l'un et l'autre hémisphère
> De tes travaux prodigieux ,
> Achève l'oeuvre de ton père.
•Oui , tu l'accompliras ce superbe devoir :
> J'eu ai pour garant ton sourire ,
•Et cet oeil animé d'un héroïque espoir
» Où tout NAPOLÉON respire .
> Oui , c'est à toi que le destin
A réservé le soin du bonheur de la terre.
► Sons ton empire , enfant divin ,
• Ladiscorde fatale et l'homicide guerre
> Ne troubleront plus les humains .
• Le tonnerre vengeur dormira dans tes mains.
•Charmés de tes vertus , touchés de ta clémence,
> De tes sages lois amoureux ,
> Les peuples les plus valeureux ,
• D'eux-mêmes se rangeant sous ton obéissance ,
• T'offriront à genoux leurs tributs et leurs voeux.
> Ile jalouse , île hautaine ,
>En vain les flots sont tes remparts .
• L'Océan asservi verra briser sa chaîne ,
> Westminster sur ses tours verra mes étendards.
O France ! nation désormais sans rivale!
> Eole sur les mers prépare tes succès .
> Les mines du Chily , les trésors du Bengale
■ N'enfleront plus les ports de l'orgueilleux Anglais.
► Ces mines , ces trésors deviennent ta fortune ;
> NAPOLÉON dompte Neptune ,
» Et le monde jouit d'une éternelle paix. »
Il dit : à ce héros toujours cher à la France ,
D'harmonieuses voix répondent dans les airs ;
Et des palmes , des fleurs , tombent en abondance
Autour de ce berceau qui porte l'espérance ,
Etles destins de l'univers.
Lève-toi , peuple de Lutèce,
Peuple de Rome , lève-toi ;
Chantez des hymnes d'allégresse ,
Célébrez votre nouveau roi !
lustre rejeton d'une tige sacrée ,
Enfant chéri des immortels,
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
Tandis qu'en ton honneur une foule enivréc
Elève en tous lieux des autels ,
Presse-toi sur le sein d'une mère adorée.
Puise dans ses yeux enchanteurs
Cet invincible attrait , cette grâce attirante
Qui rend la majesté touchante ,
Et d'abord lui gagne les coeurs .
Royal enfant , déjà tes premières tendresses
Ont effacé neuf mois de crainte etde douleurs ;
LOUISE t'a souri : redouble tes caresses ,
Rends à ta noble mère , en ces momens si doux ,
La gloire et le bonheur qu'elle répand sur nous .
Lève-toi , peuple de Lutèce ,
Peuple de Rome , lève -toi ;
Chantez des hymnes d'allégresse ,
Célébrez votre nouveau roi..
Par Mme DUFRESNOY.
ÉPITRE A MES AMIS ACTUELLEMENT A PÉTERSBOURG .
QUE faites-vous , amis , dans un pays de fer
Où le coeur se ressent des rigueurs de l'hiver ?
Tandis que les brouillards sont encor sur vos têtes ,
Que lavoix des autans vous livre des tempêtes ,
Dans Paris on respire , et le ciel déjà pur
Se revêt par degrés de son voile d'azur .
L'Aurore , maintenant , pour nous plus matinale ,
Jette un regard d'amour sur notre capitale ;
Elle annonce Phébus , dont les premiers rayons
Nous promettent des jours et plus doux et plus longs.
Le Dieu s'est élancé ; le Printems se réveille ,
Flore de ses présens lui livre la corbeille ;
Il en laisse échapper quelques modestes fleurs ,
Et la terre a reçu ses premières faveurs.s
Attendons ses bienfaits , ils seront sans mesure ,
Nous les verrons briller sur toute la nature .
D'un spectacle sibeau , d'un espoir si prochain ,
Vous ne pouvez jouir .... Je plains votre destin !
Lorsque sur la Néva vous portez votre vue ,
La mort semble régner sur sa vaste étendue :.
MARS 1811 . 581
.
Vous désirez en vain le murmure des eaux ,
Elles ont le silence et le froid des tombeaux.
L'hiver respecte ici la nymphe de la Seine ;
Elle sourit aux flots dont elle est souveraine
Protége le commerce , et fixe sur ses bords ,
Des arts et des talens les immenses trésors .
Revenez à Paris , dans cette ville heureuse ,
Qu'embellit chaque jour , que rend plus glorieuse ,
Un conquérant fameux qui ne se borne pas
Abriller , à régner au milieu des combats :
Même au sein de sa cour méprisant la mollesse ,
Il enfante des plans dictés par la sagesse :
D'utiles monumens s'élèvent à sa voix ;
Législateur , héros , donnant l'exemple aux rois ,
Il commande par-tout , par-tout il est illustre ,
Et la France lui doit son bonheur et son lustre .
Il était tems enfin que ce noble vainqueur ,
En nous rendant la paix , travaillât pour son coeur.
Il fit un digne choix ; son heureuse alliance
Assure pour jamais la gloire de la France.
LOUISE , unie à lui par le plus saint des noeuds ,
Vient du peuple français combler les plus doux voux.
LOUISE , la plus chaste , et la plus tendre fille ,
L'orgueil de son pays , l'amour de sa famille ,
LOUISE , noble épouse , au sein de la splendeur
Porte encor sur son front le sceau de la candeur .
LOUISE à tous les coeurs sera toujours bien chère ,
Elle doit être aussi la plus heureuse mère :
Les fruits de son hymen , pour nous si précieux ,
Entourés de vertus qui frapperont leurs yeux ,
Auront , dès le berceau , des ames généreuses ;
De LOUISE naîtront des filles vertueuses ,
Et ses fils en naissant , couronnés de lauriers ,
S'instruiront sous leur père au grand art des guerriers .
Revenez , accourez du fond de la Russie ,
Le bonheur vous attend au sein de la patrie :
Ne tardez plus , amis , il faut s'unir à nous
Pour célébrer ici LOUISE et son Epoux .
Par Mme HENRIETTE GEORGEON.
1
582 MERCURE DE FRANCE,
m
VERS SUR LA NAISSANCE DU ROI DE ROME
ROME , réjouis-toi; lève ta tête altière ;
De chants d'amour , cité guerrière ,
Fais retentir tes superbes remparts :
Promís par les destins , ton roi voit la lumière ;
Tu n'es plus veuve des Césars .
Ton trône renversé , dont les débris épars
Dormaient couverts d'une indigne poussière ,
De son antique honneur renaît à nos regards :
Rome , réjouis-toi , lève ta tête alțière .
Dans lapoudre ton front n'est plus enseveli ;
Tapalme reverdit et plus jeune et plus belle ;
Envoyant ta grandeur nouvelle ,
L'ombre de Scipion de joie a tressailli.
Chante , anguste cité; l'auréole immortelle ,
En orbe lumineux , sur ton front étincelle ;
Les rois des nations s'abaissent devant toi :
Auxpeuples attentifs que berce l'espérance ,
Al'univers qui l'écoute en silence ,
L'airain tonnant a révélé ton roi.
B. POLMADEMOISELLE
DUCHESNOIS,
LE JOUR DE SA FÊTE.
JOSEPHINE , si chère aux beaux-arts , à l'amour ,
Le plus brillant succès par-tout vous environne ;
Melpomene met chaque jour
Sur votre noble front sa pompeuse couronne.
Chaque rôle de l'art vous assure le prix :
Vos regards pleins de feu , votre accent plein de charmer,
Excitant les transports , faisant couler les larmes ,
Entraînent tous les esurs , frappent tous les esprits.
C'est vous que devinait Racine ,
Quand il retraça Phèdre en de sublimes vers ;
Il jugeait cette ardeur divine
Dont vous exprimeriez ses feux et ses revers.
MARS 1811. 583
De vos lauriers futurs ilsentait le présage ,
Lorsque , dans ce beau style au théâtre si cher ,
De l'ardente Hermione il dépeignit la rage ,
Les fureurs de Roxane et les larmes d'Esther.
Voltaire , plein de vous , créait Aménaïde ,
D'Alzire imaginait la tendresse intrépide :
Il demandait l'éclat de vos sons enchanteurs
Pour les faire passer l'une et l'autre en nos coeurs.
Oui , vous reproduisez dans votre jeu sublime
Les plus fameux talens que la scène ait unis ,
Les Clairons et les Dumenils ,
Et conquérez d'avance une éternelle estime.
Ah! consulté par vous , je fus assez heureux
Pour deviner dans le silence
Ce talent, dont l'Envie , aux complots ténébreux ,
Voulait arrêter l'espérance.
J'en déployai le germe , en cultivai les fruits;
Et quoique Melpomène accorda son suffrage
Aux tragiques tableaux que ma verve a produits ,
Vous êtes mon meilleur ouvrage.
LEGOUVÉ.
ENIGME.
LECTEUR , je suis du nombre des poissons
Qui ne se pêchent pas dans toutes les saisons ;
Deme manger on est à même
Seulement vers la mi-carême .
Je ne suis ni poisson d'étang ,
Ni d'eau douce , ni d'eau salée ;
Je ne fréquente pas les eaux de l'Océan ,
Ni de la Méditerranée .
Ne faut pour m'apprêter friture ou court bouillon ;
Onmemange toujours sans préparation.
LOGOGRIPHE .
Je suis un petit ornement
Oudesalon , ou de toilette ;
S........
584 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 .
Otez ma queue , ôtez ma tête
Je conserve toujours mon rang.
Avec cinq pieds . je croupis dans l'ordure ,
Avec quatre je suis parfaite créature ,
Amoins que pris diversement ,
Je n'offre que l'horreur d'un funeste accident .
Trois pieds en moi présentent une bête ,
Engrand renom pour sa mauvaise tête.
Trois pieds aussi présentent ce secret
Sur lequel le beau sexe est toujours fort discret.
Enfin deux font une note en musique ,
Deux un retour périodique.
S ........
CHARADE .
Mapremière partie est propre à la toilette ;
Ma seconde autour d'elle annonce la disette ;
Mon tout est en hiver une assez bonne emplette.
: S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme - Logogriphe est Ordo , titre d'un livret ecclésiastique
, dont tout le monde connait l'usage : dans lequel mot on
trouve : or , do ( je donne ) , rodo ( je ronge ) , oro (je prie) .
Celui du Logogriphe est Montre , dans lequel on trouve : or,
Rome, re , mon , mort , mont , mot, mer, rot, note , ton , nom , orme
et trône.
Celui de la Charade est Soldat .
1
200
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
LE DERNIER HOMME , ouvrage posthume ; par M. DE
GRAINVILLE , homme de lettres . Seconde édition ,
publiée par CHARLES NODIER . -Deux volumes in- 12 .
A Paris , chez Déterville , libraire , rue Hautefeuille
.
Le dernier Homme et son auteur ont paru dans un
pays où l'on s'engoue trop vite , et où l'on oublie trop
tôt. Ils sont morts tous les deux ; mais ce n'est pas sans
remède , car en ressuscitant l'un on peut faire revivre la
mémoire de l'autre . Il s'agit d'obtenir justice d'un tribunal
qui la refuse rarement , quoique , se laissant
trop souvent abuser , il rende quelquefois des jugemens
légers ; d'un tribunal dont les membres incorruptibles ,
quoique faciles à tromper , sont agités par mille passions
diverses et susceptibles d'enthousiasme ou de
préventions . N'accordant pas toujours leur estime à
ceux qui la méritent le plus , se laissant tantôt égarer
par celui qui sait le mieux manier l'arme du ridicule , et
tantôt désarmer par la modestie et la bonne-foi , ces
juges , redoutés dans tous les tems , s'embarrassent bien
moins de la bonté d'une cause que de la manière dont
elle est plaidée . C'est devant eux qu'on traduit aujourd'hui
M. de Grainville et Le dernier Homme. Après
avoir dit un mot de l'auteur , nous parlerons de l'ouvrage .
Jean-Baptiste- François-Xavier Cousin de Grainville ,
né au Havre , le 3 avril 1746 , d'un père officier dans
Pétat-major de la place , fit ses études au collège de
Louis - le-grand. En 1772 il remporta le prix d'éloquence
à l'académie de Besançon , qui avait mis cette
question au concours : Quelle a été l'influence de la philosophie
sur ce siècle ? Passionné pour la littérature , il
s'exerça dans plusieurs genres . A seize ans il avait conçu
le plan du Dernier Homme. Il fit ensuite des comédies
en cinq actes . L'une dielles , le Jugement de Paris , était
586 MERCURE DE FRANCE ,
reçue au Théâtre-Français. Voici la liste de plusieurs.
de ses productions . Il a traduit de l'espagnol l'Araucana ,
par D. Alonzo d'Ercilla ; la Musique , poëme de Thomas
Yriarte : de l'italien , quelques poésies de Métastase , les
Monumenti inediti de Winkelman , et le Vindemiatore
de Tansillo : du latin , le Remède d'Amour d'Ovide ;
les Argonautes de Valerius Flaccus : du grec, enfin, les
Hymnes de Sapho. Il composa le Carnaval de Paphos ;
un roman poétique intitulé : Ismène et Tarsis , ou la
Colère de Vénus ; la Fatalité , autre roman ; enfin
le Dernier Homme , dont nous allons nous occuper.
Après avoir éprouvé beaucoup de malheurs , M. de
Grainville , livré au désespoir , termina ses jours par
une mort violente , le 1er février 1805. Un savant qui ,
quoiqu'étranger , a enrichi notre littérature de bons
ouvrages , M. le chevalier Croft , tellement familiarisé
avec notre langue qu'il l'écrit avec autant d'élégance que
la sienne , a , le premier , appelé l'attention du public sur
M. de Grainville . M. Charles Nodier, connu par plusieurs
productions estimables , a répondu à cet appel en donnant
une nouvelle édition du Dernier Homme , qu'il a
fait précéder d'observations intéressantes . Tous deux
réclament pour cet ouvrage la portion d'estime et les
suffrages qu'on n'accorde qu'aux bons livres. Nous
allons voir combien cette réclamation est fondée .
L'auteur suppose que le grand architecte de l'univers
a déterminé l'époque où le globe que nous habitons
devait finir ; c'est le moment où la terre dévenue stérile
n'offrira plus qu'un petit nombre d'hommes languissans,
épuisés et privés de la faculté de se reproduire. Cette
époque est arrivée. Cependant il reste encore deux
individus qui ont conservé cette faculté : mais l'un existe
en Europe , et l'autre en Amérique. Il s'agit de les
réunir. Le génie de la terre , dont le sort est de périr
avec elle , doit éloigner , autant qu'il le peut , cette
destruction , et trouver les moyens d'opérer la réunion
des deux êtres qui peuvent seuls perpétuer le genre
humain . Cette union a lieu en effet ; mais Adam , chargé
par l'Eternel de la dissoudre , s'avance vers ce couple en
qui repose l'espoir de la terre.
MARS 1811 .
587
Adam habitait depuis le commencement des siècles
dans une île où le ciel le condamnait à voir tous les
hommes coupables entrer dans les enfers : c'était la punition
de sa faute . Un ange le retire de ce séjour funeste ,
et le transporte sur la terre . Il y reçoit une mission , c'est
de séparer le dernier couple sans employer d'autre moyen
que l'éloquence et la persuasion . Voici le portrait du
père des hommes , qui a traversé tant de milliers de
siècles . « Des rides profondes creusent son visage ; ses
>> muscles desséchés percent sa peau transparente ; ses
>> sourcils sont effacés ; sa tête , sans cheveux , est nue
>> comme l'ivoire : on le croirait le père du tems . Sur
>> tous ses traits sa longue souffrance est empreinte ; ses
>> regards ne savent plus exprimer que la douleur , et les
» gémissemens de sa plainte sont les seuls accens de
>> sa voix. Cependant sur son front , tout flétri qu'il est ,
» la majesté de la nature humaine respire et commande
» le respect. »
Adam en revoyant la terre ne peut considérer sans
douleur sa décadence . Il s'écrie : « O terre , que j'ai vu
» sortir si belle des mains du créateur ! que sont devenus
>> tes rians coteaux , tes prés émaillés de fleurs et tes
>> berceaux de verdure ? tu n'es plus qu'une ruine im-
» mense la vieillesse a pâli le front du soleil lui-même
» dont l'éclat était immortel ; je soutiens ses regards . »
A ces mots il se tait comme frappé par de grandes pensées
qui l'occupent . Bientôt levant ses mains vers le ciel ,
il s'écrie : « O vous dont la jeunesse survit à vos ou-
» vrages , votre gloire m'accable ! que l'homme est petit
» et qu'un Dieu paraît grand au milieu des débris du
» monde ! Vous êtes le seul être et je ne vois plus que
» vous dans l'univers . »
La mission du père des hommes a pour objet d'obtenir
du dernier de ses enfans le sacrifice le plus pénible ,
celui de renoncer à sa bien -aimée : et le motif de ce
sacrifice est qu'il naîtrait d'Omégare et de Siderie la race
la plus coupable que la terre eût portée jusqu'alors .
Adam s'avance vers la demeure d'Omégare . Ille trouve
avec sa compagne , plongés tous les deux dans une
sombre mélancolie. « C'est depuis quelques jours seule588
MERCURE DE FRANCE ,
» ment , lui dit Omégare , que notre sort est changé .
» Une terreur invincible s'est emparée de nos ames :
» tout nous l'inspire ; nos travaux , nos plaisirs , nos
>> discours , notre silence , les approches de la nuit , le
» retour du soleil , les soins même que nous prenons
» pour la détruire . Nous craignons d'avancer dans la
» vie , comme si nos maux devaient augmenter. » >
Omégare raconte son histoire . Issu du sang royal , il
- vit le jour à une époque où , depuis vingt ans , l'hymen
n'était plusfécond , où les hommes arrivaient au terme de
leur course sans être suivis d'une jeune postérité qui dût
les remplacer. Sa naissance fut un phénomène . On accourut
des extrémités de l'Europe pour voir l'hommeenfant
, son père le prit dans ses bras en s'écriant : le
genre humain vit encore ! Cet espoir fut de courte durée .
Omégare resta le fils unique de la vieillesse des Européens
et de leur fécondité . Le génie de la terre lui apparait
pour lui dire : « Cette terre qui te soutient , sur
» laquelle tu reposes des regards tranquilles , va s'écrouler
» sous tes pas le jour de sa destruction est arrivé . Je
» suis le génie qui préside à ses mouvemens , moi qui ,
»> naissant avec elle , la vis se placer parmi les globes
»> célestes et décrire sa première journée autour du
» soleil , moi que l'Eternel fit appeler aussitôt sur la plus
>> haute montagne de l'Asie pour m'adresser ce discours :
» Tu vois , me dit le créateur , ces étoiles dont le firma-
» ment est peuplé ; ce sont autant de mondes , et tous
>> ces astres ont chacun leur génie qui veille à les con-
» server. Je t'ai fait celui de la terre ; tu connaîtras ,
» avec les lois qui la gouvernent , les élémens qui la
» composent . Prolonge par tes soins sa jeunesse et ses
» jours : tu dois vivre autant qu'elle , et ta vie est presque
» une immortalité . Les hommes ne feront que paraître
» devant toi ; mais , quand ils revivront pour ne plus
>> mourir , ta mort et celle de la terre seront éternelles .»>
Ce génie qui avait le glus grand intérêt à voir l'espèce
humaine se reproduire , apprend à Omégare qu'il n'est
plus qu'une femme féconde ; il l'envoie trouver Idamas
qui seul peut lui indiquer le séjour habité par cette
femme.
MARS 1811. 589
"
Idamas fait les préparatifs d'un long voyage. « Dans
» les ateliers où sont rassemblés des globes aériens , il
>> choisit un vaisseau remarquable par sa grandeur , par
» l'élégance de ses formes et la beauté des peintures qui
» l'ornaient . Il restait encore dans les magasins des
» urnes pleines de ces esprits volatils qui , plus puissans
» que la voile , et plus vites que les ailes des oiseaux
» élevaient l'homme au- dessus des nuages . Idamas
>> transporte ces urnes sur la place . Déjà l'air subtil
» qu'elles renfermaient coulait à grands flots dans les
» flancs du globe qui s'agitait , impatient de s'élancer
» dans les airs . Sur la poupe du vaisseau , ces mots
» étaient écrits en lettres d'or : P'aifait le tour du monde.
» Sur les côtés étaient peints divers événemens dont
» l'imitation était și parfaite , que tous les personnages
» semblaient vivre et respirer . Ici l'on voyait de hardis
>> navigateurs franchir les mers australes par la route
» des airs , descendre sur des montagnes inaccessibles ,
» sur des plages où l'homme n'avait jamais imprimé ses
» pas , et terminer la conquête de l'univers . Là d'affreux
» tremblemens de terre , qui répandaient au loin la ter
» reur , renversaient les villes sur leurs fondemens
» écroulés . Des abîmes s'ouvraient de toutes parts pour
>> engloutir les hommes , mais ils fuyaient dans les airs
» paisibles la terre irritée . On voyait vers le centre le
» ciel obscurci par des légions de vaisseaux armés qui
» se faisaient la guerre . Rien n'était plus terrible que ce
» spectacle . Les oiseaux épouvantés avaient pris la fuite .
» Seuls maîtres du champ de bataille , les combattans
» s'approchaient les uns des autres , armés de faulx
» étincelantes pour couper le tissu qui tenait les nacelles
» suspendues , ou , plus perfides , perçaient le globe par
» le secours de la flèche aigue ou du plomb rapide . Les
» soldats tombaient par milliers comme précipités du
» ciel par la foudre . Leur sang rougissait la douce ver-
» dure des arbres . Leurs membres épars et palpitans
» couvraient les campagnes et les toits du tranquille
>> laboureur. »
Nous avons cru devoir offrir cette description afin de
parler d'une réclamation singulière , et d'une anecdote
590 MERCURE DE FRANCE;
,
qui trouvera beaucoup d'incrédules , mais enfin qu'il
faut transmettre comme elle nous a été contée par des
personnes dignes de foi. M. de Grainville , à l'âge de
seize ans , venait d'achever la lecture du Paradis perdu
de Milton : plein des beautés de ce poëme et des émotions
que lui causaient les descriptions qu'il renferme
le jeune auteur se sentant électrisé , conçut l'idée d'opposer
( comme s'exprime M. Nodier ) aux beaux jours
de la terre naissante la décadence et les infirmités d'un
monde décrépit , les funestes amours de nos derniers descendans
aux délices du paradis terrestre , et lafin de toutes
choses à leur commencement ? Jusque-là rien ne paraît
extraordinaire , et pour asseoir son jugement on veut
connaître le plan et l'exécution. Mais c'est parmi les
moyens employés par M. de Grainville qu'il en est un
auquel on ne fait plus d'attention et dont il faut bien
avoir le courage de parler. A seize ans donc , c'est-àdire
, bien avant 1780 , M. de Grainville imagine de
faire voyager son héros à travers les airs , et invente la
voiture dont on vient de lire la description. Il la communique
ensuite à un assez grand nombre de personnes
et les consulte sur ce moyen. La plupart se récrient sur
son absurdité ; les plus modérées se contentent de traiter
l'idée de hardiesse téméraire . Malheureusement M. de
Grainville oublie son ouvrage et les aérostats parurent.
C'eût été peut-être la première fois que l'imagination eût
deviné une expérience de physique. Il est probable que
l'auteur éprouva un dépit bien fondé de passer pour
appliquer l'invention d'un autre quand il aurait pu avoir
le mérite de la première idée. Quoi qu'il en soit, le fait
paraît certain. Après être convenu qu'on n'est point
obligé de le croire , continuons l'analyse d'un ouvrage
qui mérite d'être connu .
Omégare s'embarque avec Idamas dans un vaisseau
aérien pour aller au Brésil chercher la femme qui lui est
destinée. Idamas retrace une partie des événemens arrivés
. Voici les réflexions par lesquelles il commence son
récit : « L'histoire fut , pendant un grand nombre de
>> siècles , le tableau déplorable de la faiblesse de l'esprit
>>humain et de la férocité des passions. Je dis avec douMARS
1811 . 591
» leur une vérité qui m'humilie , l'expérience est la seule
» raison de l'homme . Des maximes plus dangereuses que
» la peste , les tremblemens de terre et les incendies ,
» furent mises long -tems au nombre des vérités bienfai-
» santes . Les maux qu'elles causèrent ne peuvent se
» peindre . Elles ébranlèrent jusque dans leurs fonde-
» mens tous les Empires de l'Europe et les couvrirent de
» cadavres . Ce fut alors seulement que ces maximes exci-
» tèrent l'horreur qu'elles méritaient. Ainsi les poisons
» ne furent connus qu'après avoir donné la mort . »
Il raconte que Philantor trouva le secret de prolonger
les jours de l'homme et de rajeunir la vieillesse : mais
craignant que la terre ne pût nourrir l'immense population
qui la couvrirait , il calcula les forces de la nature et
reconnut que l'espace de la vie humaine fut réglé par
l'Eternel sur la grandeur du globe et la fécondité de ses
habitans . Cette triste certitude acquise , il jura de taire un
- secret qui ne pouvait qu'avoir de funestes résultats .

Au milieu de ce récit plein d'intérêt on trouve des
réflexions quelquefois sublimes et souvent pleines de
justesse . Telle est celle- ci : la société , tyran des grands
hommes pendant leur vie , se crut quitte envers eux
» pour les placer dans l'olympe après leur mort : facile
» récompense qui ne coûtait qu'une apothéose . Ne lais-
» sons pas au ciel le soin d'acquitter les dettes de la
» terre . »>

La fertilité de la terre s'épuisant par degrés , Armus
ranime le courage des hommes réduits au désespoir ; il
leur propose de s'emparer du lit des fleuves , de faire la
conquête de l'Océan , et forme lui-même le plan de cette
conquête : « Il fait construire des digues dont la struc-
» ture savante atteste son génie . Mobiles tel qu'un char
» et presqu'aussi faciles à conduire , elles pouvaient , au
» gré de leur guide , décroître ou s'élever jusqu'à la hau-
» teur de mille coudées . » Craignant d'être abandonné
par les hommes que les fatigues toujours renaissantes
pouvaient décourager , il ne cessait de les animer par ces
discours : « Les premiers hommes , leur disait-il , reçu-
>> rent un monde couvert de fleurs et d'arbrisseaux : vous
» aurez la gloire de créer le vôtre ; vos neveux vous de592
MERCURE DE FRANCE ,
>> vront tout , et la terre qu'ils fouleront sous leurs pieds ,
» et les arbres qui les couvriront de leur ombre , et les
» ornemens dont vos mains vont l'embellir . » .
- L'auteur représente tous les hommes réunis , combattant
corps à corps cette masse énorme du plus indomptable
des élémens . Mais l'hymen devint stérile et l'on
abandonna des travaux désormais inutiles . L'astre du
jour se refroidit , le nord de la terre craint de périr ; ses
habitans se hâtent de quitter des climats glacés et courent
à la Zône torride se placer sous les regards du soleil.
C'est au Brésil que se formèrent les établissemens les
plus nombreux : c'est là que l'on construisit la ville
du soleil : Riche des débris des deux mondes , elle hérita
de l'univers. C'est là que se rendent nos voyageurs , ils y
trouvent Syderie , la seule femme féconde qui reste encore
parmi les hommes . Son union avec Omégare a lieu malgré
les présages les plus funestes . Mais les habitans de la
ville du soleil en sont tellement effrayés que , pour éviter
leurs menaces , les voyageurs remontent dans leur globe
aérien et reviennent en Europe.
C'est après leur retour qu'Adam se présente devant
Omégare . Il a écouté son récit . Il faut maintenant qu'il
le sépare de Syderie qui ne pourrait survivre à cette séparation
mais il lui est défendu d'employer d'autre moyen
que la persuasion . Pour y parvenir il lui peint les malheurs
réservés à ses enfans et lui trace le tableau des
souffrances qu'il endure : « Tu sais , lui dit-il , la seule
» faute que j'ai commise ; tu frémiras d'apprendre mon
» supplice . Dieu m'a placé près des portes de l'enfer , sur
» une plage inconnue , où je vis solitaire , où je ne vois
» des hommes que lorsque la justice divine en précipite
» dans ces gouffres ; où je n'entends la voix humaine que
» lorsque ces abîmes s'ouvrent et que les cris qui y sont
» comprimés s'élancent dans les airs et percent mes
» oreilles . O affreuse peine qui m'est toujours nouvelle ,
» dont la durée égalera celle de la terre , mais que tu peux
» terminer aujourd'hui ! cher Omégare , ô mon fils ,
» n'ai-je point assez versé de larmes ! Depuis que je
» souffre , les rochers les plus durs sont tombés en pous-
» sière ; des fleuves et des mers se sont évaporés lente-
>> ment
MARS 1811 . 593
nment goutte à goutte ; la voûte brillante des cieux s'est
>>ternié. Sois touché des maux de ton père , obéis aux
>>ordres du ciel, à la voix de ta conscience , à la pitié
)) qui te presse enma faveur . J'ai fait le malheur de mes
>> descendans : si j'empêche une race funeste de naître,
SEINE
>>mon erime est effacé. Pendant l'amas prodigieux des
>> années que j'ai souffert , chaque jour , chaque minute
>>de cette éternité , je voulais me reporter au moment do
>>>ma faute , pour redevenir maître de ma volonte . Vains
désirs ! le crime est rapide comme l'éclair le repentir
>> estéternel !>>>>
১)
Enfin Omégare se rend et fait l'hommage de son sacrifice
au seul être qui peut en donner la récompense.
Laissant maintenant de côté la partie romanesque de
l'ouvrage , nous allons offrir plusieurs morceaux dignes
de remarque. Commençons par un tableau qui nous
prouvera que l'auteur n'est pas moins heureux lorsqu'il
décrit le moment où la nature s'anime , que lorsqu'il
peint sa destruction .
<<Le plus grand peintre d'entre les hommes avait
>> représenté le moment où la terre recevait de Dieu la
>> puissance d'être féconde. On y voyait l'Eternel assis
» sur des nuages dorés , ordonnant à tous les êtres de
» croître et de multiplier. A cette parole une vapeur de
>> feu semblait jaillir du soleil , se répandre avec lamême
>> profusion que la lumière , et presser de toutes parts le
>> globe terreste. Les forêts , pour la recevoir , étendaient
>> leurs rameaux , la terre ouvrait tous ses pores , l'océan
>> soulevait ses flots et les retenait suspendus ; la nature
>> entière la respirait avec volupté , comme la rosée de la
» vie. Déjà la verdure s'animait , déjà les nuances les
>> plus belles se dessinaient sur les fleurs . >>>
Le génie de la terre veillant à sa conservation , envoie
au dernier homme des songes gracieux afin de l'empêcher
de consommer le sacrifice qu'on exige de lui. « Je
>> ne faisais pas un mouvement , dit Omégare , qu'il ne
>> fût un plaisir. Si je marchais , j'étais soulevé par la
>> terre et le tendre gazon que j'effleurais à peine. Je
>> respirais la volupté jusque dans l'air chargé de par-
>> fums... Je voyais le premier-né des hommes sur les
PP
594
MERCURE DE FRANCE ,
» genoux de sa mère ; Eve , ainsi que la nature , ne
» comptait qu'un printems A des traits formés elle
» joint la première fraîcheur de l'enfance ; contrasie
» piquant qu'on ne vit jamais sur le front de la beauté
» que le tems frappe de son aile légère pendant qu'elle
» atteint ses trois lustres. Je ne voyais point sans émotion
» une épouse si jeune livrée aux soins maternels . Elle
» contemple avec volupté son fils qui presse de ses lèvres
» rosées un sein plus blanc que le lis des campagnes.
» Rien n'est plus doux que son sourire ; rien de plus
» caressant que ses yeux , et son amour de mère est peint
» jusque dans les mouvemens affectueux de ses bras . »
A ces tableaux pleins de charmes opposons des tableaux
terribles assistons au dernier jour de la terre.
:
« Déjà des présages terribles l'annoncent . Du fond
» des cavernes et des antres il sort des sons lamentables
» et plaintifs . On entend dans les airs des voix nombreuses
qui gémissent ; toutes les feuilles des forêts
» s'agitent d'elles -mêmes ; les animaux épouvantés pous-
» sent des hurlemens , prennent la fuite , et se jettent
» dans les précipices . Les cloches ébranlées par une
» force inconnue , répandent au loin les accens lugubres
» de la mort ; on dirait qu'elles sonnent le trépas du
» genre humain . Les montagnes s'ouvrent ; les flots de
» l'océan deviennent livides , et , sans être soulevés par
» les vents et les tempêtes , ils mugissent , ils se brisent
» avec fureur contre les rivages , en roulant des cada-
» vres. Toutes les comètes qui , depuis la création ,
» avaient effrayé les hommes , se rapprochent de la terre
» et rougissent le ciel de leurs chevelures épouvantables.
» Le soleil pleure , son disque est couvert de larmes de
» sang. Ces présages ne sont point trompeurs . L'Eternel
» avait écrit au livre des destinées qu'il conserverait la
» terre tant que le genre humain aurait la puissance de
» s'y perpétuer. Libre de ses promesses et des lois qu'il
» s'impose , Dieu donne le premier signal de la résur-
» rection. Les cieux y répondent par des cris d'allé-
» gresse : les enfers en frémissent ; ses habitans s'en-
» foncent dans les flammes pour s'y cacher. Des anges
→ sonnent les trompettes dont les éclats sont entendus
MARS 181 . 595
» jusqu'aux limites de l'univers . Aussitôt les corps qui
» recèlent les substances de l'homme se hâtent de les
» rendre . Au nord , la glace se rompt pour leur donner
» un passage . Sous les tropiques , Tocéan bouillonne
» et les vomit sur ses rives . Ils sortent des tombeaux qui
» s'ouvrent , des arbres qui se fendent , des rochers qui
se brisent , des édifices qui s'écroulent. La terre est un
» volcan immense doù , par un nombre infini de bou-
» ches , s'élancent des ossemens et des cendres .
» A ce spectacle , Omégare est oppressé de terreur.
>> En voyant le soleil toucher les bords de l'horizon , il
» pense qu'il ne viendra plus éclairer le monde. Il lui
» fait ses derniers adieux ; il lui rend grace , au nom
» des hommes , des biens qu'il ne cesse de verser sur
>> eux dans sa course infatigable . Il pense que cet astre ,
» le plus bel ouvrage du créateur , et que des peuples
» adorèrent comme le Dieu de l'univers , va périr ,
» tandis que les hommes vont renaître immortels sur les
» cendres des soleils éteints . L'astre de la lumière dis-
» parait en effet de l'horizon , et le crépuscule ne vient
» point , comme à l'ordinaire , consoler la terre de son
» absence ......
» Tous les tombeaux s'ouvrent à-la-fois , il en sort à
» chaque instant et sans relâche une multitude d'hommes
» si prodigieuse , que l'imagination effrayée ne comprend
» pas comment la terre a pu les nourrir et les porter .
» Elle ne suffit plus à les contenir. Alors Dieu dit aux
» mers des deux mondes de s'évanouir. A sa voix elles
» disparaissent et les hommes se précipitent dans leurs
» bassins desséchés . Ils les remplissent bientôt : ils y sont
» plus pressés que les épis qui dorent les plaines fertiles .
» Dieu dit à la terre de s'agrandir : aussitôt les montagnes
» s'aplanissent , la terre , de toutes parts alongée , de-
» vient un immense plateau qui se couvre de tous les
» humains que les siècles virent naître . »
Le génie de la terre , qui ne doit point lui survivre , se
livre au plus affreux désespoir. « Plus il a de siècles
>> accumulés sur sa tête , moins il peut se résoudre à
>> mourir il tient à la vie par tous les instans qu'il a
» vécus. J'ai peur de mourir , s'écrie-t-il , moi qúi vis les
Pp 2
596
MERCURE DE FRANCE ,
:
hommes , ces êtres plus faibles que moi , braver la mort
» et la recevoir avec courage ! la mort ! ah! ce n'était pas
elle ils savaient bien qu'ils renaîtraient immortels .
» Tous ces hommes que j'ai vus vont revivre pendant des
» siècles d'une durée éternelle , et moi je ne serai plus ,
» je ne serai jamais ! épouvantable idée que je ne puis
souffrir ! ô Dieu ! jette-moi dans les enfers , j'aime
» mieux brûler avec les démons que d'être anéanti . »
On peut , il me semble , donner une idée d'un livre en
rendant compte de l'impression qu'en fait éprouver la
lecture . S'il en est une dont on ne peut se défendre et qui
règne en lisant l'ouvrage , quelques défauts qu'il ait , on ne
peut nier le mérite de l'auteur . Or la tristesse et l'effroi
s'emparent tour- à-tour ou tout- à-la- fois de celui qui lit
le Dernier Homme. M. de Grainville a trouvé l'art de.
mettre sous les yeux la grande catastrophe qu'il décrit .
On y assiste , on sent qu'elle peut arriver de cette manière .
Les gradations sont bien observées . La fécondité de la
terre s'épuise , l'astre du jour ne lance plus que de faibles
rayons , le flambeau des nuits s'éteint , l'homme et sa
compagne ne peuvent plus se reproduire , tout annonce
enfin la dernière convulsion de la nature . Elle arrive , et
tout préparé que l'on était , on est encore saisi d'horreur
en en lisant le récit.
Tel est le compte que nous rendons d'un ouvrage qui .
nous paraît , soit par le sujet , soit par la manière dont il
est traité , digne d'attention . Ce jugement est dicté par la
plus stricte impartialité . L'auteur n'existe plus , mais ses
écrits lui survivent. Ainsi que nous l'avons dit , un étran―
ger illustre et savant a réclamé justice ( 1 ) : nous avons
cru que la meilleure manière de plaider la cause était de
mettre sous les yeux du public les pièces du procès , et de
venger M. de Grainville de l'injuste oubli dont il était
l'objet. V. D. M.
(1 ) Voyez le livre qui a pour titre : Horace éclairci
tuation ; par le chevalier Croft , page 88.
par la PoncMARS
1811 . 597
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
NAISSANCE DU ROI DE ROME .- C'est à Virgile luimême
qu'il faut emprunter des vers dignes de célébrer la
naissance de l'auguste enfant , Roi de la ville éternelle .
On n'a jamais su bien positivement de quel enfant voulait
parler le poëte dans l'églogue admirable qu'il adresse
au consul Pollion ; mais puisqu'il s'agit d'une ancienne
prédiction de la sibylle de Cumes , nous pouvons croire
que l'accomplissement en a été différé jusqu'à ce jour , et
répéter avec le cygne de Mantoue :
Ille deûm vitam accipiet , divisque videbit
Permixtos heroas , et ipse videbitur illis ;
Pacatumque reget patriis virtutibus orbem ..
:
Ce grand événement que les cent voix de la Renommée
ont déjà publié d'un bout de l'Europe à l'autre , est , dans
cette capitale , l'unique et intarissable sujet de toutes les
conversations , depuis les salons dorés des palais jusqu'au
plus humbles réduits de l'indigence . Chacun s'en réjouit
comme d'un bonheur personnel d'autant plus précieux ,
qu'il est en même tems le garant de la félicité publique.
Ce n'est point dans un article de la nature de celui-ci ,
qu'il convient d'examiner l'objet qui nous occupe , par
rapport à l'influence politique qu'il doit avoir sur les destinées
de la France et de l'Europe ; notre mission doit se
borner à donner à nos lecteurs une idée de la sensation
qu'a faite ici l'événement du 20 mars ; à lui présenter l'esquisse
ou plutôt quelques traits d'un immense tableau
dont l'enceinte de cette capitale formait le cadre , et où se
trouvaient reproduits de mille manières les témoignages
des mêmes affections .
On avait remarqué avec un plaisir mêlé d'inquiétude ,
que depuis deux jours S. M. l'Impératrice avait interrompu
ses promenades accoutumées sur la terrasse des Tuileries ,
et l'on en concluait qu'elle touchait enfin au terme où
l'accompagnaient tous les voeux , où la précédaient toutes
les espérances . Le premier coup de canon qui se fit entendre
le 20 mars , à 10 heures du matin , agit simultanément
et de la même manière sur tous les habitans de
598 MERCURE DE FRANCE;
cette capitale ; chacun s'arrêta pour écouter , dans la
position où il se trouvait. Les vingt-un premiers coups de
canon retentirent au milieu d'un silence universel , qui
fut interrompu au vingt-deuxième par l'explosion de la joie
populaire : des cris de vive l'Empereur ! vive l'Empératrice!
vive le roi de Rome ! s'élevèrent de toutes parts ;
les chapeaux volaient en l'air ; on applaudissait aux fenêtres
, les passans , dans les rues , s'embrassaient sans se
connaître , et , dans un moment , la foule inonda les
Tuileries , sans autre motif que d'y jeter les yeux sur ce
palais où venait de naître l'héritier des Césars et l'espoir
de l'Empire . Au moment de la délivrance de S. M.
l'Impératrice , les deux premiers pages ont été dépêchés
J'un au Sénat , et l'autre au Corps municipal , pour les
informer de cette heureuse nouvelle . Pour prix de cette
honorable mission , chacun d'eux a reçu , de la munificence
du corps près duquel il a été envoyé , le brevet
d'une pension viagère de 10 mille francs. Des couriers
ont été expédiés dans les principales villes de l'Europe ,
et celles qui se trouvent à l'extrémité des lignes télégraphiques
ont été informées de la naissance du roi de
Rome presqu'aussitôt qu'on a pu l'être à Saint-Germain ,
puisquedeux heures et demie après cette information on
avait déjà reçu la réponse de Bruxelles. La rivale de
P'aéronaute Garnerin , Mme Blanchard , au vingt-deuxième
coup de canon avait pris la route des airs , et comptait
biendevancer tous les couriers ; mais abandonnée par le
vent , elle s'est vue forcée de borner sa course à Saint-
Thiebault , près de Lagni , dans le département de Saone
et Loire.
Le soleil le plus brillant avait éclairé cette journée ,
et l'on s'aperçut à peine de son absence au milieu des
illuminations dont la ville entière fut couverte avant la
chute du jour. Dans les quartiers les plus éloignés , les
maisons étaient illuminées à tous les étages . Les édifices
publics, les palais , les hôtels présentaient de toutes parts
les décorations les plus brillantes , les plus variées , et
quelques-uns se faisaient remarquer par des devises ou
des allégories plus ou moins ingénieuses .
A neuf heures du soir le canon s'est de nouveau fait
entendre; il annonçait la cérémonie de l'ondoiement qui
s'est faite dans la chapelle des Tuileries , où S. M. l'Empereur
, accompagnée des princes et des grands dignitaires ,
aprésenté son fils sur les fonts baptismaux. S. A. I. l'ar
MARS 1811:
chiduc grand due de Wurtzbourg , oncle de S. M. l'impératrice
, et S. A. I. le prince vice-roi d'Italie ont assisté
comme témoins à cette auguste cérémonie , dans laquelle
officiait S. Em. le grand aumônier. Immédiatement après ,
le roi de Rome , porté par sa gouvernante Mela comtesse
de Montesquiou , a été reconduit dans ses appartemens on
MM. de Lacépède et Marescalchi l'ont revêtu des grands
cordons de la Légion d'honneur et de la Couronne de fer .
Les Muses françaises n'ont point ajourné leurs premiers
hommages; dès le soir même des couplets ont été improvisés
surtous les théâtres, et, depuis, chaque jour voit éclore
quelque nouvelle production dramatique . A POpéra , le
Triomphe du mois de Mars , par M. Dupaty; aux Français
, l'Heureuse Gageure , par M. Desangiers ; à Feydeau ,
leBerceau , par M. Pixericourt; au Vaudeville , laNouvelle
télégraphique ; à l'Odéon , l'Olympe , Paris , Vienne
etRome; à la Gaîté , la Ruche céleste , ont tour-à-tour excité
les plus vifs applaudissemens , et les spectateurs , enivrés
du sujet , ont traité avec la même faveur tous les
duvrages où l'on a essayé de rendre quelques-uns des
sentimens dont ils étaient pénétrés .
MOEURS ET USAGES. Si la franc-maçonnerie ent étéune
institution forte et véritablement utile , il est probable qu'il
n'en serait plus question depuis long-tems , et qu'elle aurait
été détruite par les orages révolutionnaires ; mais elle
s'est maintenue par sa faiblesse même ;je plie et ne romps
pas est la devise de beaucoup de choses , et sur-tout de
beaucoup d'hommes. Quoi qu'il en soit, la franc-maçonnerie
n'ajamais compté en France un aussi grand nombre
d'adeptes ; tout le monde veut être maçon , et cette manie
fournit des frères à quatre-vingts loges dans Paris : la rue
Mouffetard et le faubourg Saint-Marceau ont les leurs ,
d'où les visiteurs sortent plus étonnés de la gaîté qui y
règne , que du choix des membres qui les composent. On
parle aux environs du Grand-Orient d'une réforme générale
, dont on aurait senti le besoin plus tôt, si l'on n'avait
pas autant de confiance dans l'efficacité des mesures prises
pour assurer l'inviolabilité du secret .
Un ordre moins connu , mais dont les progrès sont
depuis deux ou trois ans très -rapides , c'est celui desfendeurs
, dontles mystères ont quelques rapports avec d'anciennes
cérémonies gauloises . Les loges se tiennent au
milieu des forêts , et l'on assure que les druides ne met
600 MERCURE DE FRANCE ,
taient ni plus de gravité , ni plus d'importance, à leurs
sacrifices ; ce qui ne veut pas dire cependant que lesfendeurs
s'amusent, comme les anciens ministres de la religion
de nos pères , à brûler des petits enfans dans des
paniers d'osier , en chantant au gui l'an neuf!
-Bientôt , à Paris , on n'appellera plus rien par son
nom , et pour peu que cet usage se perfectionne , en parlant
la même langue on ne s'entendra pas . Il existe pour
chaque société un langage de convention qu'il faut apprendre
avant de s'y faire présenter , sous peine d'être
pendant quelques jours l'objet de l'amusement général ;
faute d'avoir pris cette précaution , nous avons passé dernièrement
une soirée entière sans deviner ce que signifiait
une phrase que l'on répétait avec affectation . Qu'avezvous
? dit une dame à un jeune homme assis à l'écart
dans l'embrâsure d'une fenêtre. Ah ! Madame , répond
celui-ci en riant , je ne vous cacherai pas quej'ai un oncle
à l'agonie, Eh bien ! reprit la dame en s'asseyant près de
lui , comme le mien ne se porte pas mieux, nous pouvons
causer ensemble . Deux jeunes personnes riaient aux
éclats , quelqu'un leur en fesait un reproche: que voulezvous
? répondit l'une d'elle , nous n'avons point d'oncle à
l'agonie. Lassé d'entendre à tout propos donner cette
ridicule excuse , sans pouvoir en deviner le sens véritable ,
nous prîmes leparti d'en demander l'explication à un homme
raisonnable qui nous apprit que , dans cette maison , avoir
un oncle àl'agonie, voulait dire , s'ennuyer , et voici , con
tinua-t-il , l'origine de cette plaisanterie : le prince de
Ligne raconte , quelque part , que dans un cercle où il
s'ennuyait beaucoup à la cour de Russie , l'impératrice
lui ayant demandé quel était le sujet de sa tristesse , faute
de trouver mieux à dire , il avait répondu qu'un de ses
oncles était à l'agonie , et que depuis , Gatherine II , qui
avait appris le sens véritable de cette phrase , s'en servait
habituellement dans les jours d'apparat et de cérémonial ,
où elle avait de fréquentes occasions de le répéter .
-Les fêtes de famille qui se bornaient jadis à un repas
joyeux , quelquefois suivi d'un petit bal, présentent aujourd'hui
la réunion de tous les genres d'amusemens , et
cet usage , que le luxe et le goût ont introduit dans la
haute société , s'est glissé jusque dans la plus petite bourgeoisie
, sous les auspices de la vanité et de la sottise.
Un quincaillier de la rue aux Ours veut-il donner une
fête à sa femme , tous les voisins sont invités par billet,
MARS 1811 . 601
les meubles sont enlevés , et la chambre à coucher est
préparée de manière à servir successivement de salle de
spectacle , de bal et de festin. On ne peut se passer d'un
proverbe , et M. Auguste , connu par ses succès au Théâtre
sans Prétention , est chargé de la partie dramatique , un
musicien de la Soirée récréative dirige l'orchestre , un
figurant de la Gaîté règle un pas de ballet , tandis qu'un
élève , peintre en bâtiment , barbouille , en forme de décorations
, quelques feuilles de paravent. La comédie finit à
neuf heures , le bal est suspendu à minuit , on soupe et
l'on se remet à danser jusqu'à l'heure où il faut songer à
ouvrir la boutique. Le lendemain , il n'est bruit dans le
quartier que de la fête de Mme la quincaillière , et de sa
brillante réunion d'artistes .
ARTS ET MONUMENS . - Les travaux de la galerie souterraine
qui doit conduire du pavillon de Flore à la terrasse
des Tuileries qui borde la rivière , se poursuivent
avec la plus grande activité ; cette terrasse paraît devoir
étre réservée aux Enfans de France ; une grille enfermera
l'entrée du côté du pont-tournant , et d'autres grilles
seront placées aux escaliers du parc qui y conduisent.
On commencera , dans les premiers jours du mois
prochain, la vente des livres de la bibliothèque de M. Firmin
Didot, l'une des plus précieuses qui existent à Paris .
Ony trouve la collection presque complète des auteurs
du XVe siècle , à laquelle on ne peut comparer que celle
de M. Renouard , et la collection infiniment plus précieuse
des chefs-d'oeuvres typographiques sortis des presses
de Pierre Didot , l'un des hommes qui font le plus d'honneur
à la profession des Etienne et des Plantin. Parmi ces
ouvrages , on distingue le Virgile in-fol. de 1798 , avec
les dessins originaux de David, Gérard et Girodet , et lo
Racine en trois volumes in-fol. , supérieur peut-être à
tout ce que les presses étrangères ont jamais produit de
plus beau. On remarque encore dans le catalogue rédigé
par M. Debure , une collection très-rare de livres chinois
provenant du cabinet de l'ancien ministre Bertin .
-Depuis quelques jours , on a vu paraître plusieurs
gravures relatives à la naissance du Roi de Rome , dont
une seule mérite de fixer un moment l'attention. On y
voit, dans un berceau porté par un aigle , un enfant aux
pieds duquel sont un casque et des attributs militaires ; des
roses sont éparses sur les draperies , et les bras de l'enfant
602 MERCURE DE FRANCE ,
sont tendus vers une étoile qui paraît se détacher du firmament.
Cette gravure , qui n'est pas exempte de reproche
sous le rapport du dessin , est pourtant composée avec
goût , et l'exécution en est agréable .
NOUVELLES BIBLIOGRAPHIQUES. On vient de donner une
nouvelle édition de la description des Monumens français ,
par M. Lenoir. Cet ouvrage , où l'on pouvait craindre de
ne trouver qu'une nomenclature aride de tableaux et de
statues , contient des recherches curieuses sur l'histoire et
sur les arts , et n'est pas moins intéressant pour l'amateur
qui visite ce Musée , que pour le savant ou l'artiste qui
viennent y chercher des leçons ou des modèles .
Les poëmes ont abondé dans les derniers jours de ce
mois . M. Loizerolles a chanté le Printems ; M. Macquet
le Passage du Danube , et M. Serieys a fait un poëme en
neuf chants , intitulé : Napoléon au salon , etc. De tous ces
poëmes , celui qui fait à sa naissance le plus de sensation
dans le monde littéraire , c'est l'Argonautique de Valerius
Flaccus , traduit en vers français par M. A. Dureau de
la Malle .
Aunombredes ouvrages utiles qui viennent de paraître ,
nous citerons une Histoire littéraire d'Italie , par M. Ginguené
(1) , une nouvelle édition du Télémaque, augmentée
d'une Vie de Fénélon et de plusieurs variantes , par J. F.
Adry. et une Histoire de l'administration de la guerre ,
par M. Xavier Audouin. Parmi les livres frivoles , celui
qui s'annonce avec le plus de recommandation (que l'on
juge des autres ) , a pour titre : Lettres de Louise et de
Valentine , par l'auteur ( inconnu ) de Maria de Saint-Clair.
NOUVELLES DES THEATRES. La retraite de Grandmesnil
attire autant de monde aux Français que les débuts de
M Boulanger à Feydeau. Chacun s'empresse d'aller applaudir
legrandcomédien qu'on ne reverra plus , et la
jeune cantatrice qu'on a du moins l'espoir d'entendre longtems.
MmeBoulanger est , de l'avis général , un des plus
brillans sujets qui ait paru sur le théâtre de l'Opéra-Comique
: elle réunit tous les avantages; une jolie figure , une
taille élégante , un jeu plein d'intelligence , de grâce et de
finesse , une voix légère , étendue , flexible , que le talent
(1) Trois vol. in-80. A Paris , chez Michaud , imprimeur-libraire.
Prix , 18 ft. , et 24 fr. franc de port.
MARS 1811 . 603
emploie , et qu'un goût parfait dirige. Il faut bien rappeler
à ceux qui feignent trop souvent de l'ignorer , que c'est à
Vécole du Conservatoire et particulièrement à celle du célèbre
professeur Garat , que nous sommes redevables des
trois plus grands talens de femme dont s'honore aujourd'hui
notre scène lyrique ; les plus fougueux amateurs des
noms en i et en o , ne peuvent à coup sûr désirer qu'une
terminaison différente aux noms de Mmes Branchu , Duret
etBoulanger.
On doit jouer au Vaudeville une seconde pièce de circonstance
, intitulée : les Deux Fêtes .
Les Variétés répètent Mahomet-Barbe-Bleue. L'auteur
de la tragédie , loin de désarmer les parodistes en retirant
sa pièce , leur a joué un tour qu'ils ne lui pardonneront pas .
:
MODES. Le passage rapide de l'hiver au printems a jeté
de l'incertitude et de la confusion dans la toilette de nos
belles . Il n'est pas rare de rencontrer aux Tuileries des
femmes enveloppées de fourrures comme des Sibériennes ,
à côté d'autres femmes vêtues aussi légèrement qu'on l'est
auMexique. Les par-dessus herminés marchent de front
avec les robes de perkale ; les robes de mérinos et les pélerines
zébrées se promènent à côté des plus légers canezous
et des fichus écossais .
La mousse est l'ornement par excellence des capottes :
celte cryptogame (comme disent les savans ) sert de base
àtoutes les guirlandes. On voit beaucoup de chapeaux de
satin blanc ornés d'une guirlande de roses posée sur de la
mousse; des calèches à passe tournante avec des fleurs
d'aubépine également sur de la mousse; quelques-unes à
grande passe et à petit fond en levantine verte avec des
fraisiers blancs du Canada .
M. Palette , le lycophron des coiffeurs , vient d'inventer
une coiffure nouvelle tellement compliquée de nattes , de
bandes lisses , de boucles flottantes , de noeuds et de crochets
, que les plus habiles de ses confrères désespèrent de
pouvoir jamais l'imiter. Cette coiffure admirable n'a pas
encore de nom ; nos archéologues sont à la recherche de
quelque médaille qui aide à la classer sous tel Consul ou
sous tel Empereur.
Les jeunes gens ont repris , pour le matin , l'usage des
culottes depeau , et il paraît être convenu que c'est encore
ce qu'ily ade mieux pour monter à cheval. Les revers de
bottes sontmaintenant d'une teinte de bistre très-claire ;
604 MERCURE DE FRANCE ,
le revers est encore plus court , et la botte ne monte qu'a
lamoitié du mollet. Les habits vert-épinards à collet noir
resteront à la modejusqu'aux fêtes de Longchamp , époque
décisive qui fixera l'opinion des amateurs , au moins
pour quinze jours . Y.
Quatrième lettre de l'un des Rédacteurs du MERCURE à
ses confrères sur l'Opera seria , l'Opera buffa , et les
Concerts de l'Odéon .
Paris , 27 mars 1811 .
C'EST, Messieurs , une fort bonne habitude que la mienne,
de dire facilement : je me suis trompé. J'en ai eu plus
d'une preuve dans ma vie : en voici une nouvelle ; à une ou
deux de mes conjectures près sur les morceaux ajoutés à la
partition de Pirro (1) , elles sont toutes fausses; et voilà ce
que c'est que de n'avoir pas préféré à toutes ces conjectures
mon autre mot favori :je ne sais pas . M'étant enfin procuré
depuis ma dernière lettre les renseignemens que j'avais
inutilement cherchés auparavant, je rétablirai les faits en
peu demots .
Tous les changemens ont été faits à Paris. La plus grande
partie des morceaux ajoutés sont de Païsiello , et tirés de
ses Giuochi d'Agrigento , autre opéra sérieux qui n'a pas
moins réussi que Pirro, et qui peut-être vaut encore mieux.
Le choeur des jeunes Grecques au premier acte , le charmant
air de Polyxène : sognai tormenti e affanni, le terzetto
: gelido palpitante; la plupart des choeurs du deuxième
acte et cet agréable final la placida calma, dont la couleur
douce et paisible comme le calme lui-même , contraste si
heureusement avec tout ce qui précède, ont été pris dans
les Giuochi d'Agrigento , et très-adroitement ajustés aux
situations de Pirro .
,
Deux morceaux remarquables au premier acte sont de
deux autres maîtres; le duo agité entre Polyxène et Pyrrhus ,
et l'air menaçant de Pyrrhus à Ulysse entremêlé de
choeurs . Le premier est de Farinelli , et le second d'un
compositeur moins connu parce qu'il est mort à la fleur de
l'âge; il se nommait Argitano. Etl'air et le duo ont peutêtre
plus de force et de véhémence que n'en a ordinairement
la musique de Païsiello , mais une situation vive et
(1) Voyez le Mercure du 16 mars , page 519 .
MARS 1811 . 605
forte pouvait les lui avoir inspirés . Ils ont , avec beaucoup
de nerf, une clarté dans le style , une simplicité dans les
moyens , et une marche naturelle et franche , qui sont bien
dans sa manière et qui n'ont rien de tudesque et de péni
blement recherché.
L'air agité de Polyxène au second acte , chi può trovar
un' anima , est, comme je l'avais pensé , de Cimarosa et
tiré de son Artemise. Le beau duo entre Pyrrhus et
Polyxène : che miro ! il mio bene, qui ne perd de son effet
que parce qu'il n'est pas fort heureusement placé , est bien
de Nazzolini ; je l'avais conjecturé , sans avoir pour cela
d'autre guide que le faire, tout-à-fait original , quoique
simple , de ce maître , enlevé moins jeune qu'Argitano ,
mais dans la première vigueur de l'âge et du talent , comme
l'autre l'a été dans sa fleur.
Ce que j'ai dit de l'attention due au travail que l'on a fait
sur le récitatif a paru exagéré à quelques personnes. Elles
n'ont pas songé que le récitatif, c'est-à-dire la déclamation
notée, fait le fond des scènes dans tout le cours de la pièce ;
qu'il ne pouvait subsister sur notre théâtre tel qu'il est dans
la partition, et que c'était un travail aussi important que
pénible , que de lui donner d'un bout à l'autre une nouvelle
forme. J'aurais voulu, ilest vrai , qu'on n'y eût pas jointpartout,
comme on l'a fait, la plénitude des accompagnemens: il
en eût coûté moins de peine , et je crois qu'en effet cela eût
mieux valu . Tel qu'il est , ce récitatif est arrangé avecbeaucoup
d'intelligence et d'habileté . On assure qu'il l'est par le
directeur même du théâtre italien, M. Spontini , dont le
zèle et l'activité ont ranimé et en quelque sorte renouvelé
ce spectacle , et qui s'est principalement acquis , par la mise
au théâtre de l'opéra de Pirro , la reconnaissance des amateurs
. Ses succès sur un autre théâtre et l'habitude de traiter
la scène en récitatif obligé continu , comme on le fait
dans l'opéra français , l'ont porté à penser que cette forme
devait être aussi celle du récitatif italien , pour qu'il réussît
en France. J'ai avoué que je n'étais pas de cet avis : mais
c'est un point à discuter à part, et dans lequel je n'ai point
encore le tems de m'engager aujourd'hui.
Je voudrais , Messieurs , vous parler de la Griselda , mais
ces explications ont pris une bonne partie de laplace que
vous pouvez donner à ma lettre. D'ailleurs la Griselda
n'est pas tout-à-fait une nouveauté pour nous . On nous
l'avait donnée à ce théâtre il y a quelques années , mais
beaucoup moins bien et avec des changemens dans la
606 MERCURE DE FRANCE ;
musique que la présencede l'auteur àParis n'apas permis
d'y faire cette fois. Le succès de cet opéra est aussi grand
que celui de Pirro , je désire qu'il se soutienne de même.
Le sujet , tiré de la dernière Nouvelle du Décameron de
Boccace, est sans doute fort intéressant, mais daus Boccace
même le rôle de ce marquis de Saluces , qui met de gaité
de coeur à de si cruelles et de si humiliantes épreuves une
épouse déjà tant éprouvée , est un rôle ingrat et presque
choquant. Ill'est encore plus au théâtre , et il ne faut pas
moins que l'art et le beau talent de M. Crivelli pour y
mettre de l'intérêt ; ily en met autant qu'il est possible ,
sur-tout par la manière dont il chante ses deuxgrands
gran
airs , l'un au premier acte , qui est originairement dans la
partition , et l'autre au second , que M. Paër a fait exprès
pour lui. Tous deux sont d'un grand style et d'une belle
manière , quoique un peu recherchés dans les parties instrumentales
, défaut , au reste , presque généralement répaudu
dans tout l'ouvrage , mais dont on ose à peine faire
un reproche , dans l'état actuel de la musique , quandle
luxe des accompagnemens consiste , comme ici , en traits
ingénieux et en dessins brillans, souvent imitatifs , et non
en placage d'harmonie , en surcharge insignifiante d'accords
et en affectation scientifique.
Mme Barilli est parfaite dans le rôle de Griselda ; c'est un
des plus forts qui existent; Griselda est presque toujours
sur la scène; tous ses airs , ses duo, les morceaux d'ensemble
où elle domine , sont remplis de traits difficiles et
brillans ; il est étonnant qu'une voix aussi fine et aussi
fraîche que la sienne y suffise , et prodigieux que si elle en
éprouve un peu de fatigue , on ne s'en aperçoive pas . Ily
a, si je ne me trompe ,à-peu-près quinze ans que M. Paër
écrivit sa Griselda. Je l'ai entendue à Turin en 1797, et il
l'avait faite à Venise un ou deux ans auparavant. Il est
encore jeune , et était alors dans le premier feu de l'âge.
Il trouva sans doute , à ce théâtre , une prima Donna,
dont le principal talent était la bravoure , et dans l'orchestre
un violon , un haut-bois , un basson plus forts qu'ils
ne le sont ordinairement en Italie , où l'ambition instrumentale
est presque toujours obligée de céder le pas. C'est
de tous ces élémens que se composa le style de son ouvrage
et principalement celui du rôle de Griselda . Quoique ce
soient deux fort beaux airs que celui du premier acte , eutremêlé
de choeurs : Quello sguardo sì innocente , et celui
du second : Voi purfoste , o care piume, j'oserais cepen
MARS 1811 . 607
dant croire que si cet habile maître les refaisait aujourd'hui,
il les écrirait autrement . Griselda , qui était autrefois une
simple paysanne , doit avoir conservé dans sa fortune
quelque chose de sa naïveté , de sa candeur , de sa simplicité
primitives . Son caractère est , en effet , un mélange
de toutes ces qualités avec la noblesse de son nouvel état .
Son chant doit les retracer de même . La malheureuse
Griselda qui croit , au premier acte , reconnaître dans les
traits d'une jeune personne qu'on feint de lui donner
pour rivale , ceux de sa fille , arrachée de ses bras dès
la première enfance ; qui , dans le second acte
gnement et injustement chassée de la maison de son
époux , fait ses adieux à la chambre nuptiale où elle a goûté
les plaisirs d'un chaste amour , ne peut guère , sans un
abus dont on s'est beaucoup corrigé en Italie , s'exprimer
en roulades ; et les instrumens qui l'accompagnent auraient
autre chose à faire que de chercher à briller à l'envi de sa
voix : mais cette réflexion ne vous vient pas quand vous
entendez cette voix si pure , si légère , si juste , et qui
conserve, dans les difficultés les plus grandes,tant d'aisance
et de sûreté.
,
indi-
Le duo entre Griselda et la petite paysanne qui croyant
lui être préférée , la brave , se moque d'elle , et finit par la
menacer , est d'un caractère plus franc et mieux jeté , en
quelque sorte , que le reste du rôle. Ily a encore des traits
d'agilité, mais ils contrastent d'une manière si piquante
avec le bavardage syllabique de l'autre partie , que , dans
La situation donnée , ces traits mêmes ont quelque chose
d'expressif et de dramatique. On fait toujours répéter ce
duo , sans pitié pour la pauvre Griselda , chargée d'un si
terrible rôle , et la facilité avec laquelle elle le répète rend
excusable cette indiscrétion du public.
Madame Festa , si simple , si touchante et si noble
dans Polyxène , est ici une petite paysanne maligne et
coquette. C'était une princesse grecque ; c'est une soubrette
française, ou tout ce qu'on voudra de plus sémillant
et de plus leste. Ce joli duo n'est pas le seul morceau où
ellebrille : la charmante Canzonetta que le compositeur a
faite pour elle au premier acte , prête autant à la finesse du
jeu qu'auxgrâces et à la souplesse du chant. On dirait que
c'était elle qu'il fallait pour cet air , et que c'était là précisément
l'air qu'il fallait pour elle. Nous ne nous apercevons
pas assez du bonheur presque unique que nous
avons eu de posséder à-la-fois trois premiers talens de
1
608 MERCURE DE FRANCE ,
faire
femme dans la même troupe italienne , et ce qui est peutêtre
encoreplus difficile, de les voir se charger quelquefois
de rôles secondaires , dont elles savent , il est vrai ,
toujours des premiers rôles . Cela tient à la bonne intelligence
qui règne maintenant entr'elles et qu'il n'a pas fallu
peu d'adresse pour établir .
Comme on ne peut pas être heureux en tout , il faut
avouerque nous manquons presque entiérementde secondes
femmes ; on s'en aperçoit sur-tout dans la Griselda, et c'est
un objet qu'on ne peut trop recommander à notre intelligent
et zélé directeur.
Le rôle de Giannuccio , père de Griselda , est fort bien
joué par M. Barilli ; peut-être cependant a-t-il je ne sais
quoide trop noble pour un simple paysan. Il a plutôt l'air
d'un courtisan déguisé au second acte , que d'un villageois
revêtu au premier. Quant à son chant , il y abien àdire,
même sur la justesse..... Mais ily supplée par l'action et
par l'intelligence de son jeu. J'avouerai cependant qu'il
faudrait autre chose dans son bel air alla natia capanna ,
et dans le grand duo entre lui et sa fille , au second acte
les deux morceaux peut-être où il y a le plus de vérité , et
où la richesse de l'orchestre est le mieux employée à exprimer
le jeu de la scène et le sens des paroles .
,
M. Guglielmi est extrêmement agréable dans le joli air
qu'il chante au premier acte et qu'on demande toujours
deux fois ; et la belle basse taille de M. Angrisani le sert
à merveille sur-tout dans les morceaux d'ensemble . Enfin
cet opéra , dont la musique est si riche et si brillante , est
mis avec un soin qui paraît devoir en assurer pour longtems
le succès .
pre
Il faudrait expédier en trop peu de mots ce quej'aurais à
dire des deux concerts donnés le 18 et le 25 mars à çe
théâtre , et qui ont attiré un auditoire aussi bien composé
que nombreux. Réservons cela , Messieurs , pour la
mière fois que j'aurai le plaisir de vous écrire. Je vous
parlerai en même tems du troisième concert dans lequel
on nous annonce le début d'un nouveau primo tenor;
M. Tachinardi. Ce virtuose arrive de Turin , où il était en
rivalité , dans deux opéra de Niccolini , avec M. Velluti
( Soprano ) , et où , selon les journaux et les nouvelles de
Turin , il a remporté la palme...
r
Agréez , Messieurs , mes salutations les plus sincères ,
G.
POLITIQUE .
Le
POLITIQUE .
en
Turones DE LA
SEINE
et elle se croif
ennemis obstinés de
Tout annonceque la campagne va s'ouvrir
La Porte continue d'immenses préparatifs ,
assez forte pour continuer la guerre en Europe contre less
Russes , et en Asie contre les sectaires qui alarment sa domination
. gouverneur d'Egypte areçu ordre de mar
cher en Syrie contre les Wahabites , enne
la religion et de l'Empire ; des bords du Tigre et de l'Eu
phrate , d'autres pachas se mettent aussi contre
mouvement. Leur manière de faire la guerre les rend peu
redoutables , mais le pays qu'ils habitent, le désert au→
delà duquel ils trouvent un asyle , les rend inaccessibles et
fort difficiles à détruire .
eux en
Le gouvernement autrichien vient de prendre , relativement
aux billets de banque , dont la masse avait réduit la
valeur dans une effrayante proportion , une mesure générale
et décisive ; les billets de banque sont tarifés au cinquième
de leur valeur nominale : ils seront remplacés à
ce taux par des billets d'échange , et cependant ne pourront
être refusés jusqu'à la fin de janvier 1812. La masse
totale de ces billets étant d'un milliard , la masse des billets
d'échange ne pourra excéder le cinquième , c'est-à-dire ,
200 millions . Tout le produit de la vente des domaines du
clergé est consacré au remboursement des billets d'échange .
Les billets d'échange sont en conséquence déclarés valeur
de Vienne pour leur valeur nominale , et les billets de
banque valeur de Vienne pour le cinquième de leur valeur.
Toutes les transactions intérieures seront stipulées conformément
à cette convention, Quelques spéculateurs ont
bien pu ne pas partager l'opinion générale relativement à
cette mesure; mais les cultivateurs , les manufacturiers ,
les fonctionnaires publics , les employés , les rentiers , les
militaires en ont élé singulièrement satisfaits .
La diète saxonne se prolongera au-delà des fêtes de
Pâques . La question la plus importante dont elle se soit
occupée jusqu'à ce moment , est relative au projet de
réunion de toutes les provinces de la monarchie , qui sont
encore régies par des constitutions particulières . On re
९ १
610 MERCURE DE FRANCE ,
garde ce moyen comme le plus propre à l'affermissement
du crédit , et à l'accélération de la marche des affaires. La
diète a pris une résolution conforme à ce principe , mais
ily a eu des protestations présentées au roi en même tems
que la résolution elle-même. Le roi observe les plus grands
ménagemens entre les partis , il a attendu que les Etats
donnassent la première impulsion dans cette affaire , et
l'on présume bien que fort du væn de ces mêmes Etats ,
S. M. n'hésitera pas à effectuer la réunion devenue Décessaire.
La gazette de la cour de Danemarck contient unarticle
important relatifà sa participation au système continental ;
elle réfute les insinuations perfides du Times , qui vent
absolument que les Anglais aient des intelligences possibles
et des asyles ouverts dans la Baltique. Cependant la
déclaration de la Suède a anéanti à cet égard toute espérance,
et si , malgré cette déclaration, dit la feuille officielle
danoise , quelques bâtimens suédois se rendaient enAngleterre
, ils seraient pris par les Danois , et déclarés bonne
prise. Ces insinuations anglaises , et l'ébranlement qu'elles
donnent à l'opinion , ont éveillé à Stockholm même, l'attention
des amis de la liberté et de la prospérité de ce pays ,
également intéressés à la plus intime union avec la France.
Voici ce que dit , à cet égard , la Gazette de Stockholm ;
les térmes méritent d'être rapportés .
« Il semble qu'on cherche à répandre parmi nous le
mal anglais. Il serait à désirer que les citoyens loyaux s'entendissent
pour étouffer les bruits absurdes qu'invente
l'esprit de parti et que l'oisiveté propage , bruits qui sans
doute ne trouvent point de confiance , mais dont l'origine
ine peut cependant être attribuée qu'à un plan formé pour
exciter des dispositions contraires au système bienfaisant
adopté par le gouvernement . Qui peut ignorer que notre
roi , conime régent, fut un des premiers à reconnaître le
nouveau gouvernement français ; que , monté sur le trône ,
il n'a en rien de plus pressé que de renouer nos liaisons
avec le plus ancien de nos alliés? Qui ne sait que notre
princeRoyal est pénétré de respect et de dévouement pour
'Empereur des Français , qu'il a laissé dans sa patrie de
monumens trop précieux de sa gloire pour que la France
he fût , avec la Suède , l'objet de ses plus chères affections ,
et qu'ainsi ce prince réunit dans son coeur et dans sa
personne les intérêts de la France et de la Suède ,
que déjà la saine politique et la situation respective de
MARS, 1811 . 611
ces deux pays rend indissolubles? Qui ne se rappelle pas
avec quel enthousiasme , le 10 mai 1809, les Etats du
royaume , assemblés dans la grande salle de la diète , reçurent
la nouvelle des victoires remportées par l'Empereur
Napoléon en Bavière?A-t-on oublié avec quelle imposante
unanimité les Etats , le 10 août 1810 , élurent pour successeur
au trône un prince français? Qui n'a pas remarqué
l'inaltérable attachement de la nation suédoise pour la
France ? Il est affreux de voir une poignée d'individus ,
malgré le gouvernement , les Etats et la nation , chercher
à donner à la conduite de la Suède une teinte anglaise.
Lorsque la guerre est déclarée à l'Angleterre , lorsque les
obligations les plus sacrées nous lient au système continental
, comment ces individus osent-ils encore exaltertout
ce qui vient de l'Angleterre , nous représenter lecommerce
anglais comme la base de notre prospérité et de notre indépendance
, nous engager même à continuer , à tout péril et
risque , ce commerce illégitime , etc. , etc.?
Le système du roi est invariablement fixé ; il a
accédé au système continental , il a déclaré la guerre. Ces
mesures étaient impérieusement prescrites par la situation
des affaires générales de l'Europe , et par l'intérêt de la
Suède en particulier. Pour que nous en tirions un résultat
honorable , il faut que tous les citoyens en appuient l'exécution
.........
Ici trouve assez naturellement sa place un aperçu de la
situation intérieure de l'Angleterre. Sans doute il n'est
aucun lecteur , de ceux qui suivent le cours des événemens
et méditent sur leurs enchaînemens et leurs résultats , qui
n'ait à cet égard des notions justes et précises . La situation
de l'Angleterre n'est un mystère pour personne , et elle ne
peut être autre que ce qu'elle est; ainsi l'ont voulu les
ministres , les conseils , la haine opiniâtre qui les aveugle ,
l'ambition et la cupidité qui sont la base de leur politique .
On sait , on reconnaît cette vérité à Londres comme à
Paris ; mais il est des yeux auxquels il faut reproduire souventun
tableau pour qu'ils en gardent la mémoire ; c'est
dans cette intention sans doute qu'un journal très-accrédité
a publié une lettre de Londres où l'Angleterre est envisagée
sous divers rapports très-intéressans ; nous en citerons
les traits principaux : rien de neuf dans les détails ;
mais l'ensemble est frappant .
« La crise qu'éprouve l'Angleterre , y est- il dit , devient
dejour en jour plus alarmante pour elle. Le peuple gémit
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE ;
sous le poids des taxes également oppressives et par leur
multiplicité , et par le mode de perception. Les abus qui se
sont introduits dans la distribution des grâces , des pensions
, des reversions que chaque ministre régnant prodigue
tour-à-tour et avec profusion , pour renforcer son
parti et conserver plus long-tems l'autorité , excitent généralmentdes
murmures et alimentent, dans toutes les provinces,
l'esprit de fermentation. Les ministres , dans leurs
discours officiels et dans les journaux stipendiés par eux ,
exaltent les ressources de la nation et l'état florissant des
finances. Ils disent que malgré le système d'exclusion
adopté par la France, leur commerce ne cesse de prospérer,
et ils donnent pour preuve de cette prospérité les droits
perçus sur les exportations qui, pour l'année qui vient de
finir, ontdonnéun produit au moins égal à celui des années
précédentes. Cette base erronée peut séduire les esprits
Irréfléchis , mais elle n'en impose point aux hommes accoutumés
à calculer de justes résultats. Ces exportations , pour
être réellement avantageuses au commerce et au gouvernement
anglais , devraient trouver un débouché chez les nations
étrangères; mais il n'en est point ainsi. Les marchandises
sorties de l'Angleterre , et qui avaient été destinées
pour le continent de l'Europe , restent ențassées dans les
dépôts d'Héligoland , de Gibraltar et de Malte. Les ventes
ysontnulles.
» Al'époque de l'émigration du prince duBrésil dans ses
possessions d'outre-mer , le gouvernement crut avoir ouvert
un vaste débouché au commerce. Les spéculateurs s'y
jetèrent en foule. Leur avarice et leur cupidité les empêchèrent
de voir que dans cet autre hémisphère le nombre
des consommateurs est loin d'être proportionné à l'étendue
du territoire. Tous les ports du Brésil et de la rivière de la
Plata furent bientôt encombrés, et maintenant on ne peut
plus y vendre qu'au-dessous du prix d'achat.
La tyrannie et l'injustice du gouvernement envers les
Américains ont jeté un grand embarras dans les relations
commerciales avec ce peuple. Les affaires avec l'Amérique
sontpeu nombreuses et plus que jamais incertaines .
» Les expéditions continentales que le gouvernement ne
peut supporter qu'avec du numéraire , ont presque entiérement
fait disparaître les espèces d'or nationales et étran.
gères. Il achète très-chèrement une partie de cet or , dont
la quantité ne peut même suffire à ses besoins .
Toutes ces causes et l'état actuel des partis ont porté
MARS 1811 . 613
dans tous les rangs de la société la confusion , l'anxiété ,
la crainte d'un avenir encore plus sinistre . Jamais les banqueroutes
ne furent plus multipliées et plus considérables ;
jamais le crédit des fonds, publics ne fut plus incertain.
Une baisse subite a ruiné les deux maisons principales
qui avaient contracté pour l'emprunt , et cette circonstance
doit nécessairement rendre bien difficile , sinon impossible
, tout emprunt futur.
» Un grand nombre de maisons de banque , tant dans la
capitale que dans les provinces , ont été entraînées par ces
secousses; et comme leurs billets avaient été jetés dans la
circulation pour suppléer au défaut du numéraire , on sent
l'embarras et le désordre que ces faillites répétées ont occasionnés
dans toutes les classes de la société.
» L'abandon des manufactures de Birmingham , Manchester
, Liverpool et autres villes manufacturières , a laissé
sans pain et sans ressources des milliers d'ouvriers , qui
sont tombés à la charge des paroisses . Le nombre des pauvres
est tellement accru qu'on porte à cinq millions sterling
les charges de leur entretiennppaarrles paroisses de l'Angleterre
seulement , sans parler de l'Ecosse et de l'Irlande.
» Parmi les mesures adoptées par la France, le brûlement
des marchandises anglaises est celle qui continue à faire la
plus forte impression . Les bons esprits voient clairement
que c'est le frein le plus puissant qui puisse être opposé à
la contrebande , et qu'en encourageant les manufactures
continentales , et en accoutumant les peuples à modérer.
des besoins factices , elle a porté à notre commerce le coup
le plus terrible et le plus décisif.
Dans l'état actuel des choses , la prospérité des finances
britanniques n'est donc qu'illusoire .Le produit des douanes,
s'il n'est dans peu presqu'entiérement tari , doit du moins
laisser bientôt un vide qu'une augmentation de taxes ne
saurait remplir , puisqu'elles paraissent être parvenues au
maximum que les peuples soient en état de supporter. Le
crédit public n'est pas dans une situation plus brillante . La
ressource des emprunts semble toucher à son terme . Les
impôts sur les propriétés et sur l'industrie intérieure ne
peuvent suffire. Il faut donc que nous changions de système
ou que nous éprouvions bientôt un choe violent.
>>La maladie du roi avait donné des espérances . La partie
saine de la nation s'attendait que le prince de Galles saisirajt
d'une main ferme les rênes du gouvernement , qu'il chasserait
les ministres de son père , et qu'il s'entourerait
614
MERCURE DE FRANCE ;
d'hommes amis de la paix et de la réforme. Ces espérances
semblaient lui avoir rendu une popularité que les écarts de
sa jeunesse lui avaient fait perdre ; mais, lorsqu'elles ont été
trompées, on ne s'est plus souvenu que de sa faiblesse et de
sa fluctuation entre les partis . Il est dirigé par deux conseillers
intimes , Adams et Sheridan , l'un chancelier , et
l'autre trésorier de son duché de Cornouailles. Les lords
Grenville et Grey n'avaient été désignés pour être à la tête
de la nouvelle administration , que parce qu'il sont les
chefs du parti opposé aux ministres actuels. Ces deux partis
ne lut ent que pour le pouvoir , sans égard pour le bien public.
Aucun n'a la confiance de la nation. Les yeux sont
dessillés sur le compte de Pitt : on est mécontent des ministres
actuels , parce qu'ils sont ses disciples et ses sectateurs;
mais on n'a presque pas plus de confiance dans les
anciens amis de Fox : leur coalition avec les pittistes les a
ruinés dans l'opinion publique. On se rappelle qu'ils promettaient
beaucoup avant de partager le pouvoir , mais
que du moment où ils se virent en place , ils oublièrent
toutes leurs promesses , et que , sans rien effectuer pour
l'intérêt du peuple , on les vit mêler leur voix à celle des
prôneurs de Pitt , et marcher sur les traces de cet homme
dont ils n'avaient cessé d'être les antagonistes les plus
acharnés .
Le parti en faveur et le plus généralement répandu est
celui de Burdett. Il fait profession de vouloir amener sans
secousse la réforme des abus qui se sont introduits dans la
constitution et dans le gouvernement. Les hommes actuellement
en place , et leurs partisans , l'accusent de projets
de révolution et d'anarchie . Quoi qu'il en soit , la trèsgrande
majorité de la nation , dans toutes les classes , le
considère comme le protecteur des droits du peuple , et
comme son meilleur ami.
Tout , jusqu'à notre caractère national , paraît avoir subi
une grande altération. Nous ne sommes plus ce peuple
inquiet et jaloux , toujours prêt à s'armer pour nos droits
contre les usurpations des ministres. Nous sommes tombés
dans l'apathie ; nous endurons patiemment les insultes du
ministère . La corruption qui s'est répandue partout a détrempé
nos ames et énervé notre courage.
>>L'Irlande est toujours agitée . Des bandes armées répandues
dans les provinces y commettent des excès que les
magistrats ne peuvent ni prévenir ni réprimer. Les catholiques
agissent toujours pour la réclamation de leurs droits
MARS 1811 . 615
politiques . Une mesure prise tout récemment par le secrétaire
d'Etat d'Irlande avait enflammé les têtes . Il avait été
défendu de s'assembler pour la rédaction de leur pétition
au parlement. Les assemblées furent convoquées malgré la
défense . On s'attendait que les catholiques repousseraient
cette nouvelle vexation par la force et le recours aux armes,
si cette mesure n'était pas révoquée . :
» Voilà l'ensemble de notre situation. Pourquoi nos ministres
sont-ils donc si fiers et si hautains ? Ils se croient
les plus grands hommes d'Etat qu'ait ens l'Angleterre ,
parce qu'ils lui ont fait , à eux seuls , plus de mal que tous
leurs prédécesseurs ensemble . »
Tel est l'état de l'Angleterre , et tel est encore une fois
le langage d'un véritable Anglais . Au surplus , ce langage
est aussi tenu au sein du parlement , et dans la séance où
la chambre des communes a voté l'émission de six millious
sterlings destinés à des secours aux maisons de commerce
, ou aux manufactures les plus intéressantes et les
plus embarrassées , on a dû remarquer ce que quelques
prateurs pensent des moyens qu'opposent les ministres au
vaste plan de l'Empereur des Français . M. Ponsomby, par
exemple , n'a vu dans les calculs des ministres qu'exagération
el erreur , sous le rapport des importations et des
débouchés de l'Amérique du sud. Mais l'orateur a vu le
siége véritable du mal dans l'exclusion continentale : inde
mali labes . Que sera-ce , a-t-il dit , si l'ennemi débarrassé
de tout projet hostile, n'a besoin de s'occuper que de nous,
el tourne contre nous toutes les forces de sa pensée , toutes
les ressources de sa puissance ! La France n'ayant plus de
colonies , elle l'a dit elle-même , n'a plus besoin d'impor-
Jations ; elle va suppléer à des besoins factices par toutes
les ressources que lui offrent la variété de son immense
territoire , le génie industrieux de ses agriculteurs et de ses
économistes . La mesure du prêt procurera un soulagement ,
mais le vice radical est dans le système , dans la position
où l'entêtement des ministres a mis l'Angleterre.
Les fonds ont été accordés ; l'orateur le demandait luimême
; mais il avait raison dans ses reproches aux mi
nistres, puisque ces fonds avaient été demandés.
Nous n'avons point à donner de nouvelles officielles
d'Espagne; des lettres particulières qui paraissent dignes
de crédit , parlent d'une reconnaissance du général Lahoussaye
sur les frontières du Portugal, et donnent les
détails suivans :
616 MERCURE DE FRANCE ,
«Les armées sont toujours en présence; le maréchal
prince d'Essling a fait construire un pont pour le jeter sur
leTage. Trente milleAnglo-portugais sont sur la rive gauche;
Coimbre est au pouvoir des Français . Le siége de
Badajoz est poussé avec vigueur. La disette et la désertion
vont en proportion ; la ville est écrasée par le feu des
bombes . L'affaire du passage de la Guadiana et la surprise
du camp espagnol ont eu les résultats les plus décisifs:
La Carera , Ballasteros sont prisonniers, Mendizabal
s'est sauvé dans Badajoz avec quelques cavaliers . Il n'y a
rien de nouveau devant Cadix. On présume cependantque
bientôt une expédition sera tentée contre l'île de Léon :
les grenadiers et voltigeurs des quatre divisions du siége
sont réunis , et prêts àtenter le coup de main le plus hardi .
Il est faux qu'on ait détaché aucun corps de l'armée du
siége.n
Aladate du 9mars , la reddition de Badajoz était regardée
comme sûre à Madrid .
Les papiers anglais du 24 mars confirment ce que nous
venons de dire sur l'armée de Portugal. Les deux armées
sont toujours dans leurs formidables retranchemens . Le
moment de la crise donnera lieu à une action sanglante .
Ne croyez pas , écrit-on de Lisbonne à Londres , aux contes
qui vous sont faits sur la position et le dénuement de l'armée
française , sa position est excellente , et elle est abondamment
pourvue de tout. La quantité du pays qu'eile
occupe lui en donne tous les moyens .
Veut-on actuellement savoir quel est le genre de protection
qu'accordent les Anglais à un peuple qu'ils veulent
sauver, malgré lui , de la domination des Français ?C'est ,
dit l'auteur de la même lettre , un spectacle bien déchirant
que celui qu'offre la misère des malheureux fugitifs Portugais
, dont la majeure partie s'inquiète fort peu que le
pays soit occupé par les Français , lesquels seraient probablement
reçus à Lisbonne au milieu des acclamations d'un
peuple réduit au désespoir. Je passai hier devant le couvent
de Saint-Roch , 2000 réfugiés , hommes , femmes
enfans y sont entassés , étendus sur la pierre , recevant par
jour une faible portion de riz , et dans le fait expirant de
misère , de besoin et de désespoir. Les troupes espagnoles ,
placées autour de Lisbonne , ont pillé le pays , c'est une
race infâme : ils ont commis les plus affreux excès ; ils
sant envoyés sur la rive méridionale du Tage. Les plus
beaux villages sont abandonnés , les châteaux sont désertés
.
MARS 1811! 617
et au premier occupant. C'est ainsi que les Anglais servent
une nation et défendent un pays . C'est ainsi qu'ils sont
alliés et protecteurs .
Depuis l'heureuse délivrance de S. M. l'Impératrice ,
les bulletins de S. M. et du roi de Rome ont toujours été
de la nature la plus satisfaisante; ils ont cessé d'être publiés
après ceux de mardi soir.
Le 21 , S. M. l'Empereur et Roi étant sur son trône ,
entourée des princes , princes grands dignitaires , ministres ,
grands officiers de la couronne , a reçu les hommages de
toutes les personnes présentées .
Le 22 , elle a reçu le Sénat en corps et le Conseil-d'État :
elle a daigné répondre ,
Au Sénat :
Tout ce que la France me témoigne dans cette circons
tance va droit à mon coeur. Les grandes destinées de mon
fils s'accompliront : avec l'amour des Français tout lui
deviendra facile . J'agrée les sentimens que vous m'exprimez
.
Au Conseil-d'État :
J'ai ardemment désiré ce que la Providence vient de
m'accorder. Mon fils vivra pour le bonheur et la gloire de
la France . Mes enfans se dévoueront pour son bonheur et
pour sa gloire. Je vous remercie des sentimens que vous
m'exprimez .
Après ces audiences les cours de Cassation et des
Comptes, le conseil de l'Université , la cour Impériale ,
le chapitre de Paris , le Corps municipal , l'Etat-major, les
Consistoires , l'Institut , ont été admis à présenter leurs
hommages à S. M. Il y a eu ensuite audience diplomatique
, pendant laquelle tous les corps présentés à l'Empereur
ont été reçus chez le roi de Rome. S. M. était dans
leberceau qui lui a été donné par la ville de Paris . Le président
du Sénat et le plus ancien président de section du
Conseil-d'Etat ont prononcé des discours . Madame la Gouvernante
a répondu. Les autres corps ont été nommés par
Jes maîtres des cérémonies , et ont fait leurs révérences en
traversant les appartemens de S. M.
Il y a eu une parade magnifique. Les troupes étaient
très -nombreuses , et d'une tenue admirable . Le nombre
des spectateurs était immense : il est impossible d'exprimer
quelles acclamations a excitées la vue de l'Empereur. La
revue a duré près de quatre heures . L'Empereur a fait mar
618 MERCURE DE FRANCE ,
noeuvrer les troupes en masse et en détail , et a porté sar
toutes les parties de leur tenue et de leur instruction la
plus attentive surveillance . Rentré au Palais , il s'est longtems
entretenu avec les membres composant le conseil du
commerce et des manufactures . S....
PARIS.
La nouvelle de la naissance du roi de Rome a été portée
dans les départemens les plus éloignés avec la plus étonnante
rapidité. Les Anglais l'ont apprise quelques heures
après l'événement par les batteries de Boulogne. Dans les
chefs -lieux de départemens comme dans les petites villes ,
comme dans les plus petits endroits , dans les camps français
commedans les garnisons , le roi de Rome a été salué
par les cris de la plus vive allégresse : on prépare par-tout
des fêtes dont l'époque sera désignée par le ministère .
-Un sénatus-consulte , du 19 mars , crée deux nouvelles
places de grand-officier de l'Empire , sous le titre
d'inspecteur-général des côtes de la Ligurie et de la mer du
Nord. M. l'amiral de Winter est élevé à cette dignité pour
les côtes de la mer du Nord .
- Par décret impérial M. le vice-amiral Truguet est
nommé préfet maritime de l'arrondissement de Hollande .
-Un décret impérial consacre à la culture de la betterave
et du pastel un espace de terrain déterminé : à dater
de janvier 1813 , le sucre des colonies et l'indigo des Deux-
Indes seront déclarés marchandises prohibées .
Un autre décret dote l'hôtel impérial des Invalides ,
et organise définitivement cette institution.
-La seconde classe de l'Institut a adjugé dans sa dernière
séance le prix de poésie dont le sujet était la mortde
Rotrou. L'auteur de la pièce qui a remporté le prix est
M. Millevoye . D'autres distinctions ont été obtenues par
des poëtes qui n'avaient pas encore été nommés dans les
concours . L'Académie, en donnant l'accessit à une pièce
dont l'auteur est M. de La Touche , a témoigné le regret de
n'avoir pas un second prix à décerner. Elle a aussi accordé
deux mentions honorables .
M. Paër a été nommé correspondant duConservatoire
demusique.
MARS 1811 . 619
ANNONCES .
Bloge historique de Jean Gensfleisch, dit Guttenberg , premier inventeur
de l'art typographique à Mayence; par M. J.-F. Née de la
Rochelle , juge de paix à la Charité- sur-Loire. Un vol. in-8º, orné
d'un beau portrait de Guttenberg . Prix , 3 fr. , et 3 fr. 50 c. franc de
port. Chez D. Colas , imprimeur-libraire , rue du Vieux- Colombier ,
n° 26 , faubourg Saint-Germain .
Il me serait agréable , dit M. Née de la Rochelle dans son avertissement
, de concourir d'une manière quelconque à la perfection de
l'éloge de Guttenberg , et sous ce point de vue je puis offrir au publie
mon travail , qui est le fruit de quelques réflexions , de l'habitude de
juger les premiers monumens de la typographie et de les discuter :
on y verra la manière dont j'ai conçu cet Eloge , dont j'ai táché
d'éclaircir certains faits qui invoquaient le secours de la critique; les
rapprochemens qu'ils ont nécessités , et comment j'ai développé , par
les travaux de Guttenberg , quelques circonstances de sa vie. Elle
commence à être ici un peu plus connue que je ne l'ai trouvée dans
les écrits qui ont précédé le mien , et il sera possible , avec le secours
de nouvelles recherches faites sur les lieux , de rendre son Eloge plus
intéressant qu'il ne semblait l'être d'abord . Si mon travail peut aider
à ces recherches , il aura du moins l'avantage d'avoir contribué à
dévoiler toute l'importance et l'utilité que l'on devait trouver dans
l'Eloge de Guttenberg.
Petites étrennes spirituelles , contenant les messes et vêpres des
principales fêtes de l'année , les renouvellemens des voeux du baptême
, etc. , etc. , latin- français . Un vol . in- 32 , jolie édition , figure
et titre gravé. Prix , 75c . , et r fr . franc de port. Chez Belin fils ,
libraire , quai des Augustins , nº 55 .
Les Fables de Florian , suivies du poëme de Tobie , tiré de l'Ecri-
*ture- Sainte. Très-jolie édition. Un vol. in-12, orné de 16 gravures ,
représentant au moins 75 sujets . Prix , 1 fr . 50 c. , et a fr . franc de
port. Chez le même libraire .
Les Jeux de l'Enfance , ou l'Heure de récréation du premier et du
second âge . Ouvrage contenant la gymnastique des deux sexes , et
entremêlé de dialogues et d'historiettes morales et amusantes , tra- .
duction de l'anglais , par T. P. Bertin. Deux vol. in- 18 , ornés de
24 fig . en taille-douce. Prix , 4 fr ., et 5 fr. franc de port. Les mêmes ,
fig. coloriées , 6 fr. , et 7 fr . franc de port. Chez Brunot-Labbe ,
libraire de l'Université impériale , quai des Augustins , nº 33; et chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , до 23 .
620 MERCURE DE FRANCE , MARS 1811 :
Y
Vie des enfans célèbres , ou Modèles du jeune âge . Par A. F. J.
Fréville , auteur des Lectures poétiques , des Nouveaux essais d'Education
, etc. , etc. Troisième édition , revue , corrigée et augmentée.
Deux vol . in-12 de 750 pages , avec quatre jolies gravures. Prix , 5 fr.,
et 7 fr . franc de port; reliés en basane , 6 fr. 50 c.; et reliés avec
filets , tranche dorée , 8 fr. Chez Genêts jeune , libraire , rue de Thionville
, nº 14; et chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université , quai
des Augustins .
On trouve chez les mêmes libraires , les Lectures poétiques , du
même auteur. Un vol. in-12 de 540 pages , avec 3 jolies gravures .
Prix, 4fr. 50 c. , et 6 fr . franc de port.
- MUSIQUE. La musique étudiée comme science naturelle , certaine
et comme art , ou grammaire et dictionnaire musical; par G B.
Chrétien, musicien de S. M. l'Empereur et Roi. Le précis , l'ouvrage
et le cahierdes planches , 24fr . Chez l'Auteur , rue Saint-Honoré ,
nº 152, en face de l'Oratoire ; et aux adresses ordinaires de musique.
M. Chrétien, inventeur du physionotrace est auteur de cet ouvrage,
fruitdetrente-cinq ans de méditation et de travail: au momentmême
ot il en corrigeait les dernières épreuves , la mort l'a enlevé aux arts
età sa famille, dont il était chéri . C'est aux savans compositeurs qu'il
appartient de prononcer sur le mérite de cette Grammaire et dictionnaire
musical : mais nous pouvons du moins annoncer que cet ouvrage
nous a paru remarquable par l'ordre qui y règne et par la nouveauté
des idées .
Nota. Mme veuve Chrétien est dans l'intentionde se défaire des
instrumens du physionotrace. On peut se présenter chez elle pour les
voir.
On doit mettre en vente , du 10 au 20mai prochain , c'est-à - dire , à
l'époque des départs pour la campagne , deux volumes de nouveaux
Proverbes de Carmontel. Lorsqu'on a nommé l'auteur des Proverbes
Dramatiques et du Théâtre de Campagne , toute autre recommandation
ne pourrait qu'être superflue. Onne craint point de dire que les
nouveaux proverbes ne sont nullement inférieurs aux premiers pour
l'inventionpiquante des sujets , et l'admirable vérité du dialogue. Le
goûtdes proverbes est plus à la mode que jamais; les sociétés les plus
distinguées en font leur amusement; mais depuis long-tems elles se
plaignent de ce que leur répertoire estusé : il ne pouvait rien s'offrir
deplus favorable pour le renouveler. Le prix des deux volumes in-8 ,
chacund'environ 400 pages , sera de 10 fr . , et de 8 fr. seulement pour
ceux qui voudront souscrire avant l'époque de la publication , chez
Lenormant , rue de Seine , nº 8 ; et Delaunay, libraire , Palais -Royal .
Il leur suffira de donner leur signature et leur adresse.
TABLE
DU TOME QUARANTE - SIXIÈME.
POESIE.
TRADUCTION libre et abrégée du début de la Pharsale; par
M. Legouvé.
Episode tiré d'une traduction envers de Valerius Flaccus; par
M. A. Dureau de la Malle.
Page3
49
98
100
102
Extrait du 3e chant de l'Enfant Prodigue , poëme ; par M. Campenon.
Le Voyageur et Jenny ; par Mme. de Montanclos.
Le Chêne et la Violette , fable ; par M. Valmalète .
'Amour prisonnier , imitation de Métastase ; par Mlle Sophie
de C**.
A M. de Saint-Victor ; par M. Ph. de la Madelaine .
L'Espérance des Français , ode par M. 1. J. Lafont .
La Chambre du poëte ; par M. L. D. P.
Glose redoublée; par M. J. M. Mossé.
Mort du jeune Montpensier ; par M. Talairat.
Vers faits dans le fauteuil de Voltaire ; par M. Wa....
Le Bonheur , épître à Eugénie ; par M. C. A. Chaudrus.
Invocation à la Sagesse ; par M. Dupont.
Ode sur l'Album de Mme la comtesse Joséphine de*** ; par
145
150
193
196
241
244
245
289
337
M. Mossé. 339
Impromptu à Mlle H.... ; par M. H. de Moncla. 340
Le Héros et les Poëtes , discours à l'Empereur ; par R. D. Ferlus. 385
Ode à l'Empereur sur ses Victoires ; par M. Durieu. 433
Fragment d'un poëme inédit sur la Guerre de Troie ; par M.
de la Poix Frémingille .
A M. Bouilly , le lendemain de la pre représentation de laBelle
au bois dormant; par M. P. Hédouin
622 TABLE DES MATIÈRES .
La Vieille Bergère et leRossignol ; par Mme de Montanclos.
Extrait du second chant d'un poëme sur la Belle aubois dormant ;
529
par M. Fé de Bargueville. 531
Le Troubadour au Tombeau de saMie , romance par M.Auguste
de Saint- Séverin . 533
L'Aquilon et le Zéphir , fable . Ibid.
La Naissance , hymne ; par Mme Dufresnoy. 577
Epitre à mes Amis actuellement à Pétersbourg ; par Mme
Georgeon . 580
AMlle Duchesnois , le jour de sa fète; par M. Legouvé. 582
Enigmes . 8 , 55 , 103 , 151 , 199, 245 , 293 , 340 , 394,439,485 ,
534,583 .
Logogriphes . 9. 56 , 103 , 151 , 200 , 246 , 294,341,394,440 ,
486 , 535 , 583 .
Charades , 9,57 , 103 , 152 , 200, 246 , 294 , 341 , 395 , 440 , 486 ,
536, 584.
SCIENCES ET ARTS .
Annuaire ; par le Bureau des Longitudes. (Extrait.)
Flore d'Oware et Benin , en Afrique . ( Extrait . )
10
58
Mémoire qui a obtenu le prix , sur une question proposée par
la Société de Médecine de Bruxelles ; par M. R. de la Prade.
(Extrait. ) 247
Le Botaniste cultivateur ; par G. L. M. Dumont de Courset.
( Extrait.) 296
Mémoire sur une nouvelle Machine à plonger , appelée Triton ;
parFrédéric de Drieberg. ( Extrait . ) 487
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
Préparation à l'étude de la Mythologie. ( Extrait.)
Salon de Peinture .
23
27
Contes à ma Fille ; par J. N. Bouilly. ( Extrait. )
Histoire des Campagnes de Maria , ou Episodes de la Vie d'une
jolie Femme ; ouvrage posthume de Rétifde la Bretonne.
(Extrait. )
66
68,153
TABLE DES MATIÈRES .
623
Fragment de Calédonia , ou Voyage en Ecossé ; traduit de l'allemand
; par Mme de Montolieu
78 , 170
Histoire de l'art par les Monumens , par M. d'Agincourt.
(Extrait.) 104
De l'Etat des Beaux -Arts en France , et du Salon de 1810 ; par
M. Guizot . ( Extrait. ) HI
Précis historique des Guertes des Sarrasins dans les Gaules ; par
M. B .... n C ....f. ( Extrait . )
L'Enfant prodigue , poëme ; par M. Campenon . ( Extrait. )
Sur l'Hieron des Grecs ; par M. Gail .
199
158
201
Decimi Junii Juvenalis satiræ , etc. ( Extrait. )
La Philosophie du Coeur ; par M. Duwiquet D'Ordre , fils .
(Extrait.)
206
215
De l'Esprit des Religions ; par Alexis Dumesnil. ( Extrait. ) 256
Lettres sur la Grèce , l'Hellespont , etc.; par A. L. Castellan .
(Extrait. ) 260
Origine de l'Imprimerie , d'après des titres authentiques , etc.;
par P. Lamtinet. ( Extrait. ) 266
Salon de 1810 , ou Recueil de Tableaux et Ouvrages de sculpture
, gravés au trait , publié par C. P. Landon. ( Extrait. ) 272
Histoire abrégée de la république de Venise; par Eugène La
Baume. ( Extrait . ) 299
Amour et Religion , Nouvelle arabe ; par Mme Antoinette Legroing.
309
Notice sur les Travaux de l'Académie du Gard pendant 1809 ;
par M. Trélis , secrétaire perpétuel. ( Extrait. ) 342
Voyages d'Antenor en Grèce et en Asie ; par M. Lantier.
(Extrait.) 350
Poésies inédites de M. Pellet. (Extrait . ) 355
Poëtes du second ordre. ( Extrait. ) 396
Le petit Antoine et les Rougegorges ; par Isabelle de Montolieu . 400
Fables de M. A. F. Le Bailly. ( Extrait.) 445
OEuvres dramatiques et littéraires de M. de Sales . ( Extrait. ) 452
Répertoire de Bibliographies spéciales , curieuses et instructives ;
par M. Gabriel Peignot. ( Extrait. ) 489
Dictionnaire de Morale , de Sciences et de Littérature ; par
Capelle. ( Extrait. ) 497
Choix de Biographie ancienne et moderne ; par C. P. Landon.
(Extrait. ) 537
Iolanda Fitzalton , ou les Malheurs d'une jeune Irlandaise .
(Extrait. ) 540
624 TABLE DES MATIÈRES .
L'Hymen , ou le Choix d'une Epouse , poëme ; par M. L.
Lacroix-Niré . ( Extrait. )
Le Centenaire des Alpes , ou l'Avalanche .-Ancienne anecdote
suisse ; par Mme de Montolieu.
Le dernier Homme , ouvrage posthume; par M. de Grainville.
(Extrait.)
Littérature italienne . A S. A. I. le prince Eugène-Napoléon ;
ode de M. A. Buttura.
Littérature allemande.-Description de l'Australie , de ses pro-
541
549
585
122
ductions , etc.; par E. A. W. de Zimmermann. ( Extrait. ) 458
VARIÉTÉS ..
123 Chronique de Paris. , 220 , 318 , 410 , 501 , 597
Spectacles. 131,227 , 326 , 365 , 463 , 509 , 560
Institut de France. 135, 180
Nécrologie. -Mort de M. Chénier. 135
Sociétés savantes et littéraires . Athenée de Paris 276, 372
Académie du Gard .
373
Société philomathique de Bordeaux. 564
Lettres aux Rédacteurs . 372, 418
Lettres de M. Ginguené , sur l'Opera seria . 369,464,517,604
Les Berceaux ; par M. B. 561
POLITIQUE .
Evénemens historiques . 37 , 89, 137 , 184, 230 , 279, 329 , 375 , 421,
472 , 522 , 566 , 609
Paris. 46, 96, 143, 190, 236, 285, 336, 382, 431 , 480, 526, 572, 618
ANNONCES .
Livres nouveaux. 48 , 144 , 190 , 238 , 285 , 383 , 431 , 480 , 527 ,
573 , 619.
Ein de la Table du tome quarante-sixième .
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le