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1810, 03-04, t. 41, n. 450-458 (3, 10, 17, 24, 31 mars, 7, 14, 21, 28 avril)
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MERCURE
DE
DERS
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
en
TOME QUARANTE-UNIÈME.
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, Nº 23 , acquéreur du fonds deM. Buisson et
de celui de Mme Ve Desaint.
1810. BIBL. UNIV,
GEMT
1972B:-
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
L
TABLE
DAL
www
M
MERCURE
DE FRANCE .
6
1
i,
2
N° CCCCL . - Samedi 3 Mars 1810.
POESIE .
A UN AMANT.
ABJUREZ l'agréable erreur
201
LETE
DE
CO
*
SOCI
Qui près de moi toujours malgré moi vous attire
De l'amour abusé j'ai connu le martyre ,
Etjehais de l'amour jusques à son bonheur.
Vous êtes jeune , aimable et tendre ;
Onse plait à vous voir , on aime à vous entendre T
Vous m'entourer de soins flatteurs :
Vous avez des regards célestes; :
613
Mais de semblables soins m'ont été si funestes !.
De semblables regards ont été si trompeurs ! ..
Non , non , n'espérez pas qu'à vos voeux je réponde ;
Je sais trop qu'il n'est plus de fidèles amans .
L'amantquime blessa d'une atteinte profonde
M'apprit à douter des sermens.
Sur son front comme sur le vôtre ,
Brillait une douce candeur.
1
19
:
Nous avions mêmes goûts , même esprit , même coeur ;
L'undésirait toujours ee que désirait l'autre ;
Nous brûlions de la même ardeur.
Qui n'eût , hélas ! pensé que c'était pour la vie?
1
4
t
Az
AME
RCE
MERCURE DE FRANCE ,
Quin'eût envié nos amours?
1 4
Unsoir ilme quitta , d'une voix attendrie
Ilme jura qu'il m'aimai pour toujours :
Lelendemainje fus trahie.
MimeDUFRENOY.
N. B. Lehasard ayant fait tomber entre mes mains le Chansonnier
desGrâces, j'en ai parcouru la table , et j'ai été surprise de voir que
j'y figurais pour trois Romances , dont le titre de deux m'était inconnu.
J'ai vu que l'une d'elles était tirée d'une Nouvelle de moi ,
impriméedans un des Mercures de France du mois de septembredernier
, et que l'éditeur du Chansonnier des Grâces , qui n'est pas toujours
un copiste correct , mais qui ade l'imagination , s'était amusé à
me faire présent du titre , le Perfide chéri , titre qu'assurément je
n'aurais pas eu l'esprit de trouver. J'ai été curieuse de savoir s'il
s'était borné à me faire ce simple présent, etje me suis bientôt convaincue
que sa générosité avait été poussée plus loin, ainsi qu'onle
verrapar la Romance qu'il a intitulée Mme D.... à un amant , etque
je transcrirai plus bas. On y retrouve,à la vérité , les idées de
l'Elégie ci-dessus , insérée page 20de l'Almanach des Muses 1809 ;
mais les vers ensont tellement tronqués , queje n'aurais pu reconnaître
qu'ils m'appartenaient , si je n'avais vumonnom à la table, et
àla fin de laRomance un D... etuny. Cette réticence dans la signature
, et le petit changement apporté dans le titre , m'ont fait soupponner
que le bienveillant éditeur avait eu l'intention de prêter plus
de charmes à saRomance en luidonnant plus que le prestige de ia
vérité.
:
Tout poëte peut feindre , et c'est son privilége.
)
Je n'ai point le bonheur de me croire poëte , peut-être m'essayerai-
je en vain toute ma vie à mériter ce nom; mais j'ai constamment
aimé la poésie , et ne me trouvant pas laforce nécessaire pour
arriver à de hautes conceptions , je me suis exercée à peindre en
miniature ce que de beaux génies ont peint en grand. L'amour a
souvent été le sujet de mes petits tableaux; s'il est dangereux de le
sentir , il est doux d'y rêver , et j'ai cru qu'il m'était permis de parler
en vers d'un sentiment dont plusieurs femmes ont avant moi parlé
enprose avec succès . Si je réclame contre l'éditeur qui s'est donné la
peinedeme le faire exprimer à sa manière , c'est qu'un motajouté ou
retranché dans ces sortes de sujets , expose àdes désagrémens plus
cruels que les blessures faites à l'amour propre , et contre lesquels
uncoeurpurn'estpas toujours un bouclier suffisant
MARS 181ο. 5
Romance insérée dans le ChansonnierdesGrâces (p.232).
T
ti:s
Mme D A UN AMANT.
AIR: Te bien aimer, ô ma chère Zélie.
G
17
}
AUPRÈS de moi si l'amour vous attire ,
Abandonnezune agréable erreur ;
D'un Dieu cruel je connais le martyre;
Jehais ses lois , etmême son bonheur.
Oui ,j'enconviens , vos regards sont célestes;
Vous m'entourez de mille soins flatteurs ;
Mais de telasoins m'ont été si funestes!
Pareils regards ont été si trompeurs!
N'espérez pas qu'à vos voeux je réponde ;
Je ne crois plus aux fidèles amans ;
En meblessant d'un atteinte profonde ,
Hylas m'apprit à douter des sermens.
Lai:
Ah! surson front , ainsi que sur le vôtre ,
Jevisbriller laplus douce candeur;
L'undésirait ce que désirait l'autre;
Chacun de nous brûlait de même ardeur.
eta li samaICO 20
Unsoir, hélas ! d'une voix attendrie ,
Il me jura qu'il m'aimerait toujours.....
Lelendemain, par lui je fus trahie.
Pourrais-je encor me fier aux amours?
.....
t
;
い
ILD-
こ
7
Mme D ...Y.
f
راک
PROLOGUE
DU RETOUR D'UN CROISÉ (1).
1.
UN ACTEUR, après avoir salué troisfois. y
MESSIEURS, dans cet instant permettez à mon zèle ...
(Il s'arrête comme si lepublic murmurait. )
Nevous effrayez pas. Non, ce n'est presque rien:
L
(1) Un de nos meilleurs auteurs comiques adonné au théâtre de
Impératrice , sous le titre du Retour d'un Croisé, une petite pièce ,
très-ingénieuse. C'est une parodie de la plupart des mélodrames .
Voici le prologue qu'unacteur est venu réciter avant la pièce.
6 MERCURE DE FRANCE ,
Tous nosacteurs se portent bienh
Et s'habillent déjà pour la pièce nouvelle.
Mais je viens humblement de la part de l'auteur
Solliciter votre indulgence ;
Cet auteur est de Chartre , et de plus il commence.
Epris dès le berceau du talent enchanteur
De son compatriote ,, un ami de Thalie ,
Que lesort trop tôt nous ravit
Que vous connaissez tous , et dont l'aimable esprit
Renditaux amateurs la bonne comédie
Mais finissons sur ce sujete.LOSE BRO
Celui qui vous peignit la querelle des frères , ab
Qui traça le tableau des vieux célibataires
dom
De l'annonce n'est point l'objet.
C'estson compatriote , auteur du mélodrame
Que l'on va donner àl'instant
Qui veut vous apprendre comment
L'amour de ce beau genre est entré dans son ame.
εμόν οἱ των sup izdis 110ти пог тие !HA
Lejeune homme arrive à Parispasilinci ein ol
Brûlant d'entrer dans la carrière sa
Où s'illustra le grand Molièreuereb Ho
Mais jugez comme il est surpris !
Al'exemplede nos ancêtres, caled ,sice
Il veut admirer nos grands maîtresu omit
Il trouve leurs temples déserts , memohaalaI
Quel abandon ! dit-il , et quel est ce travers
Quoi ! le génie en France a perdu son empire ?
Un vieillard lui répond avec un malin rire :
« Monsieur veut voir du monde , à ce qu'il me paraît ,
Qu'il aille au boulevard.ny court, eneffet.
Il trouva d'amateurs une enceinte garnię ,
Et de petits héros en grande compagnie :
Quand il eut écouté la pièoé jusqu'au bout
Bon, du Français , dit-il , j'ai vu quel est le goût
Il aimait autrefois qu'un ouvrage tragique いい
Dans ses nobles fureurs peignît la passion
Que dans la comédie on trouvat du comique ,
OVSK
Et l'esprit joint à la raison :
La mode a tout changé ; bien loin que je l'eu blâme ,
Je décerne le prix au brillant mélodrameis
Il rénuit la majeste
1
داب
MARS 1810 7
1
Du pathétique à la gaîté ,
Et laforce de la pensée
Auxcharmes d'un beau style et de la vérité.
Je suis poëte aussi ! la route m'est tracée
Par le plus grand des modernes auteurs .
Formons une trame bien noire ,
Prenons dans quelque vieille histoire
Des paladins , grands ferrailleurs;
Ayons des enfans , des voleurs ,
Des ermites prédicateurs ,
Des geoliers que l'on fera boire:
Embellissons le tout de rochers , de créneaux ;
Et sisur quelques beaux chevaux
Je puis promener mes héros ,
16
:
Jecours à la fortune et peut-être à la gloire .
Sans suivre trop le plan qui vous est exposé
L'auteur a fait pour nous le Retour du Croísł.
Ilvient, il nous le lit , nous recevons l'ouvrage .
Or, messieurs , si ce genre est par nous adopté ,
Vous devez vous en prendre à la nécessité.
Loind'un public nombreux nous sommes sans courage.
१८
T
Nécessité contraint le sage ;
٦
On n'a pas toujours lemoyen
De demeurer homme de bien.
A Afind'éviterun naufrage
Dans le mélodrame nouveau ,
Nous avons vêtu nos actrices
De ce qu'aumagasin on avait de plus beau,
En clinquant magnifique , en brillant oripeau.
Vous verrez au fond des coulisses .....
Mais non ; je me tairai pour vous surprendre mieux.
Veuillez bien écouter: l'ouvrage est sérieux ,
Pathétique souvent , et même ténébreux.
Si le carnaval qui commence I
DO
Ne vous porte pas trop à prendre un ton joyeux ,
Notre succès n'est pas douteux.
Si l'auteur estplein d'innocence ,
Si dans la bouche des héros
Il abien placé la sentence ;
Si le tyran gesticule à propos ,
S'il adonné la raison à l'enfance ,
:
2
MERCURE DE FRANCE ,
son niais l'impertinence ,
L
Cegrandoeuvre doit être admis .
Messieurs , un mélodrame attire l'affluence;
De grâce , qu'il nous soit permis
De compter sur votre indulgence :
I
4
Oui , vous serez contents , j'en suis certain d'avance;
F
Etvous aurez la complaisance
D'en faire part à vos amis.
ENIGME .
INSENSÉ précurseur d'un tems de pénitence ,
C'est parles ris , et la table , et les jeux ,
Que l'on me voit , d'un air joyeux ,
Mepréparer au deuil , àl'abstinence.
Dans mes jours de gaîté le sexe féminin ,
Prenant l'habit , le ton d'un sexe libertin ,
Saitcomme lui danser , boire , chanter et rire .
Comme lui se permet de tout faire et tout dire.
:
4
06
Hélas ! si mes plaisirs sont vifs , ils sont bien courts !
Mon règne'n'est que de trois jours ;
r )
C'est le nec plus ultrà que l'usage me donne :
Ainsi ma vie est courte et bonne.
८
A
Toutpasse : unjour de plus s'est levé sur les tètes ,
Ilafané lesfleurs et terminé mesfêtes ;
Au temple un peu de cendre épandu sur lefront ,
Achangé mon tumulte en un calme profond. F
S.............
2
LOGOGRIPHE .
JEUNE ou vieux , m'a-t-on dit , c'est agir prudemment
Que de songer à faire un testament.
A
Rienn'est sûr ici bas , et tout change à toute heure ;
Plusieurs de mes pareils sont morts subitement :
Je n'en suis pas exempt ; or , avant que je meure .
Voulant régler le sort de mes propriétés ,
Je dicte ainsi mes volontés:
MARS 1810. 9
:
D'abord je legue à mon apothicaire
Quatredemes dix pieds , , autantà-monnotaire.
J'enabandonnedeux , ou bien trois aux joueurs;
Itemtrois auxfilous , item trois aux plaideurs ,
Item cinq aux soldats , item quatre aux chasseurs .
J'enoffre quatre à la vieille Isabelle;
J'enjette deux à mon Custos fidèle ;
4
A
J'en laisse trois pour nourrir les anons ,
Et oing pour les jeunes garçons ,
Sous la condition qu'ils voudront biens'yrendre;
Je leur endonne encor cinq autres pour apprendre.
On en portera cinq àmon pauvre curé ,
Qui dans ses oremus voudra bien me comprendre.
J'en donne trois à mon valet rusé :
Ceseraledernier qu'il voudra bien me prendre.
J'enveuxréserver quatre aux mathématiciens .
J'indique aux amateurs de lagéographie
Quatre villes de France; à ceux de la chimie
Jedonne quatre pieds , et trois aux musiciens.
Item, j'en veux donner .... hélas ! que vais-je faire!
Quoi! je n'ai que dix pieds , et chaque légataire .
Ouvrant montestament , aussitôt mon trépas ,
M'en pourra trouver cent ...... Ma volonté dernière
Entre mes héritiers causera des débats ;
S'ils suivent mes conseils , ils ne plaideront pas.
2
?
3
T
M**, de Sens.
CHARADE.
Monpremier apparaît un jour de la semaine;
Monsecond serencontre enun chapondu Maine :
Etmonentier se livre àplus d'une fredaine.
!
S
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Σ
1
Lemot de l'Enigme du dernier Numéro est Tonnerre(la foudre),
Tonnerre (vin) , Tonnerre ( ville ). 1
Celui du Logogriphe est Image, dans lequel on trouve , mage et
age.
Gelui de laCharade eat Fer-seau ( signe du Zodiaque ) .
;
SCIENCES ET ARTS.
SUR QUELQUES APPLICATIONS DES SCIENCES AUX ARTS.
P
IL est certain qu'il n'est pas moins difficile en ce monde
d'être juge équitable du mérite des choses , qu'il ne l'est
d'être juge impartial du mérite des hommes. Soit qu'on
fasse de quelques-unes des connaissances humaines l'objet
particulier de ses études , soit qu'on reste étranger à toutes,
on s'expose en les jugeant à dispenser la louange outre
mesure , ou à répandre injustement le blâme. Les sciences ,
par exemple , sont regardées par lles uns comme defrivoles
occupations , sans motifs raisonnables , sans fondemens
solides , qui , le plus souvent , ne conduisent qu'à des résultats
imaginaires , et ne laissent jamais dans l'esprit
que de vaines abstractions . D'autres , sans prononcer une
condamnation aussi rigoureuse et aussi générale , ne sont
guère plus équitables ; toute leur estime est attachée aux
sciences dont ils s'occupent , eett ss''iillss ne dédaignent point
celles qu'ils n'ont pas cultivées , ils sont du moins trèsréservés
dans la part de considération qu'ils leur accordent.
Comment , en effet , apprécierait-on le mérite des
choses dont on ne sent absolument point l'utilité , ou
dont on n'aperçoit qu'imparfaitement le but ? Si l'artisan
est insensible aux jouissances que donnent les beaux
arts , s'il considère la plupart des commodités de la
richesse comme des embarras , c'est que ses habitudes et
ses idées n'ont pu s'étendre au delà du cercle étroit des
opérations de son métier , et que ses désirs ont nécessairement
eu pour terme la possession des biens qui , chez
nous , sont indispensables à l'entretien de la vie. Comment
l'agriculteur apprécierait-il les délassemens de l'oisiveté,
lorsqu'il peut à peine goûter ceux du travail ? Les arts les
plus parfaits sont pour lui ceux qui procurent aux champs
les instrumens nécessaires à leur culture , et les conceptions
les plus utiles , celles dont le but est de simplifier et
d'alléger ses travaux. Mais les occupations de l'homme
que la culture attache à la terre , sont à leur tour , un
objet de mépris pour ce pâtre nomade qui ne met au
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. If
nombre des biens de la vie que le lait de ses troupeaux et
l'indépendance de ses déserts ; et que seraient cependant
les soins auxquels celui- ci est condamné , quelque légers
qu'ils soient , pour le Canadien qui trouve dans la possession
de son arc et de ses flèches tout ce qui est nécessaire
à son bonheur et à sa conservation ? et ce fier Américain ,
dont la poitrine est oppressée dans l'atmosphère de nos
habitations , qui ne respire un air assez libre qu'au milieu
des forêts , mais qui a besoin d'une tente pour s'abriter et
de fourrures pour se couvrir , ne paraîtrait-il pas lui-même
un être digne de pitié à ces sauvages de la terre deDiémen
qui , toujours nus , et sans autre abri que le creux des
rochers ou l'entrelacement de quelques branches , résistent
cependant aux intempéries du climat froid et malheureux
sous lequel ils habitent ? a
"
Nous aurions pu choisir nos exemples plus près de nous
etn'être pas moins vrais le monde , sous ce point de vue ,
offrirait en tous lieux les mêmes tableaux : nous trouverions
partout les hommes élevant des autels à leurs besoins ;
partout nous verrions la vanité faire servir à se parer jusqu'aux
haillons de la misère .
Sans doute l'objet des sciences n'est point d'être immédiatement
utile à nos besoins le chimiste ne peut se
faire teinturier ni forgeron ; le botaniste et le zoologiste ne
doivent pas plus dévenir laboureurs ou vétérinaires que le
minéralogiste ne doit être lapidaire ou mineur. Leur but
est de développer les lois générales de la nature hors desquelles
il n'existe rien . De celles -ci découlent nécessai
rement les règles particulières qui servent à la pratique des
arts , et c'est à l'artisan à en faire l'application selon le
caprice ou le besoin de ceux qui emploient les produits de
son industrie. Cependant les sciences ne se renferment pas
si rigoureusement dans les hautes régions qui leur sont assignées
, qu'elles ne descendent souvent aussi jusqu'aux arts
qui dépendent d'elles et en rappelant quelques-unes des
dernières découvertes faites par les savans dans ces arts , on
verra que les sciences sont loin d'être inutiles , du moins
dans le sens de ceux qui ne les regardent que comme de
frivoles occupations , ef ne leur demandent, si inconsidérément
, que de nouveaux procédésou de nouvelles
recettes. mod :
"Lorsque nous réfléchissons au besoin que nous avons du
feu , à son influence sur notre bonheur , aux effets qu'il
exerce sur la civilisation et sur l'accroissement de l'espèce
12 .7 1. MERCURE DE FRANCE ,
humaine, on est étonné des soins qu'a pris la nature pour
le soustraire à notre empire , tout en partageant , pour
ainsi dire , le monde entre la matière et lui ; et il serait
peut-être difficile d'accorder cet ordre de choses avec les
systèmes dans lesquels on considère l'homme comme la
fin de toute la création. Quand on pense ensuite au tems
qui a dû s'écouler avant qu'on soit parvenu à l'art de faire
le feu et à l'art plus difficile encore de le maîtriser et de
s'en servir , on s'explique sans peine le culte que des hommes
grossiers, mais reconnaissans, portaient à cet élément,
et les soins religieux et barbares qu'ils prenaient pour le
conserver : en effet , les moyens à l'aide desquels nous
parvenons à nous procurer du feu sont assez compliqués
pour qu'ils n'aient pu être découverts que par quelquesuns
de ces hasards peu communs ou les effets d'une longue
expérience.Le plus simple , et vraisemblablement le plus
ancien , est celui qui consiste à frotter vivement , l'un
contre l'autre , deux morceaux de bois secs . Du tems de
Pline il était encore en usage parmi les bergers ; mais nous
De le voyons pratiquer aujourd'hui que chez les peuples
sauvages. L'étincelle produite par le choc du briquet con,
tre le silex, est le moyen d'avoir du feu le plus généralement
répandu parmi nous aujourd'hui , et il est aussi très
anciennement connu. On regarde ce phénomène comme
analogue au précédent et comme l'effet d'un simple frotte,
ment; mais le fluide électrique qui se dégage au moment
où le métal frappe la pierre , contribue peut-être plus qu'on
ne le pense communément à dilater la petite parcelle d'a
cier qui se détache et à la rendre susceptible de brûler. Leş
anciens se procuraient aussi du feu en réunissant les rayons
solaires au foyer d'un miroir concave; depuis on en a obr
tenu en rassemblant ces rayons à l'aide d'une lentille de
verre , et dans ces derniers tems on a mis en usage plusieurs
substances qui ont la faculté de s'enflammer spontapément
à l'air , ou plusieurs combinaisons chimiques dans
lesquelles le feu se dégage ; mais la plupart de ces procédés
sont assez embarrassans pour qu'on ait désiré , dans
une foule de cas , d'en posséder un plus simple. Depuis
long-tems on avait reconnu qu'il se dégageait de la cha
leur des corps , et entr'autres de l'air , toutes les fois
qu'ils étaient comprimés et que cette chaleur pouvait s'éle
ver à un très haut degré . Il était par conséquent assez naturel
d'attendre de cet ordre de phénomène un moyen simple.
d'avoir du feu , et c'est aussi lui qui l'a offert : ily a quel
T
MARS 1810. 13
que tems on découvrit qu'il se dégageait assez de chaleur
de l'air comprimé dans une pompe à vent , pour allumer
un corps sec. Cette expérience qui restait ignorée , ayant
étérépétée et publiée par plusieurs savans , mais sur tout
parMM. Morelet Lebouvyer des Mortiers , a donné lieu
àla fabrication d'un petit instrument à l'aide duquel on
peut se procurer du feu de la manière la plus simple St
laplus commode ; un tube et un piston de quelques pouces
de longueur et de quelques lignes de diamètre , suffisent
pourcet effet : l'amadou se place dans un creu pratiqué à
lapartie inférieuredu piston , on enfonce vivement celuicidans
le tube , l'air se comprime , le feu se dégage , et en
retirant la piston , l'amadou se retire allumé.
Cette découverte est sans doute d'une utilité fort bornée
pour les arts; ce n'est, pour ainsi dire , qu'une opération
domestique; mais il ne serait point étonnant qu'on fit du
principe sur lequel elle est fondée une application plus
étendue , et que la chaleur dégagée par la compression de
l'air fût employée à satisfaire des besoins plus importans.
Après avoirparlé d'un nouveau procédé pour obtenirdu
feu , il n'est pas hors de propos de dire un mot sur une
nouvelle manière de le propager et de l'entretenir. Lorsqu'on
analyse les substances dont nous nous servonspour
nous éclairer ou pour nous chauffer , on obtient toujours
endernier résultat du charbon et des gaz dont plusieurs
ont la faculté de brûler , et qui produisent alors de la lumière
et de la chaleur : la flamme qui se dégage de nos
foyers, et cellede nos lampes , ne sont autre chose que ces
gaz àl'état de combustion. On conçoit actuellement qu'en
disposant, suivant un système bien entendu , des appareils
propres àdistribuer les gaz inflammables qui résultent des
combustibles que nous employons communement , ơn
parviendrait tout-à-la-fois à se chauffer et à s'éclairer de la
manière la plus simple et la plus économique.
T
Les premiers essais entrepris d'après ces principes ét
dans cet esprit paraissent avoir été faits par M. Murdoch
enAngleterre , et des expériences semblables ont eu lieu
peuaprès en France; mais les résultats qu'ont su en'tirer
les deux nations, n'ont pas à beaucoup près été les mêmes ,
et ils nous montrent d'une manière bien évidente la difference
qui existe entre le caractère de l'une et le caractère de
P'autre, sous le rapport de l'industrie . Le thermolampe
imaginépar M. Lebon ne fut pour nous qu'un simple objet
de curiosité; nous n'y trouvames même qu'un très-faible
1
14 MERCURE DE FRANCE ,
intérêt; nous n'y aperçûmes que ce qui frappait nos sens ;
une odeur désagréable , une lumière très-vive et du feu,
Une nation voisine qui l'emporte sur toutes les autres dans
les combinaisons qui ont pour but de s'enrichir , a multiplié
les essais de M. Murdoch , perfectionné ses procédés , et en
a fait la plus utile application. On y voit un assez grand
nombre de fabriques qui ne sont plus, éclairées qu'au
moyen des gaz ; des particuliers même ont adopté ce
genre de lumière , et ils y trouvent à-la-fois de l'économie
etde la salubrité. La lumière que répand une flamme de
gaz de la même grosseur que la flamme d'une bougie , est
aumoins trois fois plus forte que la lumière de celle-ci ; de
sorte qu'on cite une fabrique qui coûtait auparavant , pour
être éclairée , 70000 francs , et qui ne coûte plus aujourd'hui
qu'à-peu-près 15600 francs ; mais l'huile , la chandelle , la
bougie en brûlant produisent beaucoup de fumée , et sous
ce rapportsont nuisibles à la santé , tandis que le gaz n'en
laisse pas échapper la plus légère portion. Ces heureux
effets s'obtiennent en Angleterre par la distillation de la
houille. Les gaz sont d'abord lavés dans l'eau où ils se débarrassent
de ce qu'ils contiennent d'incombustible; de là
ils sont dirigés , à l'aide de conduits métalliques , dans les
divers lieux où la lumière est nécessaire ; un robinet qui
termine ces conduits s'ouvre pour laisser sortir le gaz qu'une
flamme légère allume, et lorsque lalumière n'eessttppllus nécessaire
, le robinet se ferme et le gaz est éteint. Nous tâcherons
sans doute de profiter un jour de cette utile invention
, mais vraisemblablement un peu tard , quoiqu'il soit
très-aisé de concevoir les avantages réels que les fabrications
retirent même des petites économies , et combien il serait
intéressant de profiter le plus tôt possible des expériences
constatées qui enseignent ces économies .
2
Il serait convenable actuellement de parler des appareils
ingénieux inventés dans ces derniers tems , pour
utiliser la chaleur ou la lumière qui se dégagent dans
la combustion , et des procédés au moyen desquels on
prépare quelques-unes des substances que nous mettons
en usage pour nous chauffer et pour nous éclairer . Nous
aurions encore à citer des noms honorablement connus
dans les sciences , et nous nous arrêterions particuliérement
à la cheminée parabolique qui a été imaginée par
M. Chénevix , et qui nous semble réunir , à un très-haut
degré , tous les avantages qu'on peut raisonnablement
espérer des constructions de ce genre ., Nous donnerions
MARS 1810. 15
1
ensuite ladescription d'un instrumentinventéparM. Brongniart
pour mesurer l'intensité du feu , et à ce sujet nous
rappellerions les belles expériences de M. Biot sur la propagation
de la chaleur dans une barre de fer , expériences
susceptibles d'applications heureuses pour tous les arts qui
font usage du feu , et qui ont besoin d'en mesurer l'action.
Mais cette marche méthodique qui nous conduirait de l'art
de faire le feu , d'en préparer les matériaux et de le diriger ,
auxarts qui l'emploient , nous écarterait peut-être du but
que nous devons nous proposer dans cet ouvrage. C'est
pourquoi nous passerons immédiatement à d'autres arts
d'une importance beaucoup plus faible relativement aux
sciences , mais qui sont d'un intérêt plus général.co
L'art de peindre en émail est aujourd'hui porté en
France à un très-haut degré de perfection. C'est de cet art
que la peinture sur porcelaine et la peinture sur verre dépendent.
On saitcombien les produits de lapremière sont
riches et variés , etl'on connaît les usages très-étendus qu'on
faisait autrefois de la seconde. Long-tems on a cru que les
procédés de cette dernière espèce de peinture étaient entiérement
perdus ; mais nous avons la preuve bien évidente
du contraire dans les heureux essais faits d'abord sous la
direction de M. Brongniart à Sèvres , et dans les beaux
tableaux peints ensuite sous la direction deM. Dill à Paris.
Les couleurs propres à la peinture en émail , quoiqu'assez
nombreuses , ne suffisaient cependant point encore au
besoin de cet art; les verts étaient pauvres et ne pouvaient
être employés dans tous les cas. Le peintre de porcelaine
sur-tout réclamait un fond de cette couleur ; le seul de cette
espèce qu'il possédât et qui eût quelque pureté s'obtenait
du cuivre ; mais comme il ne pouvait supporter une forte
action du feu , la dorure ne s'y appliquait jamais avec solidité.
Les fonds capables de résister à une grande chaleur, et
de soutenir, sans s'altérér , tous les degrés de feu nécessaire
à l'application de l'or et des autres couleurs se réduisaient
d'ailleurs à trois : le bleu , l'écaille , et le vert antique toujours
désagréable par sa teinte sombre et noirâtre . Il n'était
pas vraisemblable qu'on obtînt désormais le vert pur , brillant
et solide', dont on avait besoin , des matières vitrifiables
connues; la plupart avaient déjà été , sous ce rapport
, l'objet de nombreuses recherches ; on ne pouvait
donc guère l'attendre que d'une substance entiérement nouvelle.
En effet , M. Vauquelin ayant découvert le métal
auquel il a donné le nom de chrome , observa qu'en le
16 MERCURE DE FRANCE ,
combinant avec l'air il donnait une belle couleur verte , que
le feu ne changeait point , et qui pouvait s'unir aux verres
et les colorer sans éprouver d'altération. Mais ce métal
n'avait été trouvé que dans des substances très rares ou
d'un prix fort élevé , et il n'aurait conséquemment pas été
d'ungrand secours pourl'industrie, si M. Pontier ne l'avait
reconnu dans le département du Var , combiné avec le fer
et en assez grande abondance...
:
,
Ces deuxdécouvertes successives ne suffisaient cependant
point encore pour rendre le vert de chrome utile aux arts.
Il fallait trouver un procédé au moyen duquel on obtint
constamment cette couleur de la même nuance , reconnaître
la manière de l'appliquer et apprécier l'action du
feu sur elle . M. Brongniart entreprit ce travail , et après
des expériences nombreuses et variées , il parvint aux résultats
qu'il cherchait et compléta ainsi la découverte de
M. Vauquelin , du moins sous le rapport de l'emploi du
chromedans lapeinture en porcelaine. Depuis cette époque,
le vert de chrome est employé dans la plupart des manufactures,
de poterie fine , et on assure qu'il sert aussi
dans lafabrication des émaux et dans celle des pierres précieuses
artificielles . On voit qu'il était difficile de faire une
découverte dont l'utilité fût plus généralement sentie. Mais
le chrome n'a pas seulement donné à la peinture en émail
une couleur verte ; la peinture à l'huile lui doit un jaune
des plus purset des plus solides ; nous nous bornerons
présentement à indiquer ici cette dernière couleur ,asur
laquelle nous pourrons nous étendre davantage dans un
autre article ...
: L'industrie est encore redevable aux sciences,des procédés
au moyen desquels on fabrique depuis quelque
tems une substance assez précieuse par l'emploi que le
luxe en a toujours fait . Les turquoises , dont je veux
parler,sont, comme on sait,des substances opaques d'un
bleu plus ou moins verdâtre , et qui ont une dureté assez
grande pour être polies. On distingue les turquoises de
France des turquoises orientales , par les veines qui caractérisent
les premières ; les autres sont d'une nature plus
homogène; manaiiss cceelllleess qu'on trouve en, Europe , comme
celles qui viennent de Perse , ne sont que des os colorés
parune combinaison du fer avecl'acide que donne le phos-
-phore , ainsique l'a prouvéM. Bouillon-Lagrange. Quelques
circonstances particulières et le voisinage du fer ont donc
Ichangé
I MARS 1810.00 DE
SEINE changé la couleurdes os, et pour parvenir à opérer artifi
ciellement cette coloration , il ne s'agissait plus que de
reconnaître ces circonstances et d'étudier leur action . M
Sauviac s'est livré à ces recherches , et il est parvenus faire
des turquoises de toutes les nuances , et qui réunissent la
plupartdes qualités qui donnent du prix à ces substances
malheureusement une des principales est la rarete . oute
fois , il faut observer que les pierres précieuses qquu''ondevart
à l'art , n'avaient été jusqu'à présent qu'une faible imitation
de la nature : toutes consistaient dans des verres colorés .
Les turquoisès de M. Sauviac sont , au contraire , aussi naturelles
que les turquoises retirés du sein de la terre et procurées
par le hasard.
Mais une des découvertes les plus remarquables de la
chimie dans ces derniers tems, sous le rapport qui nous
occupe , est celle de l'acide benzoïque . Cette substance
est retirée du benjoin, espèce d'aromate qui , comme on
le sait, vient des Indes-Orientales. Il paraît que la plupart
des baumes produits par la végétation ,ont besoin,
pour se développer en certaine quantité , du soleil fécond
des régions équatoriales . Cependant nos végétaux ne sont
point entiérement dépourvus de ces matières précieuses , et
si nous ne les en retirons point, c'est à cause de la difficulté
des procédés et du peu de profit qui en résulterait ;
mais la nature elle-même s'est chargée de cette opération
pour l'acide benzoique , et elle la fait, sans contredit , de la
manière la plus économique : les animaux ruminans ont
reçu la faculté de séparer sans altération des herbes qu'ils
mangent , et de rejeter cet acide qui , sans doute , n'est
point propre à les nourrir. C'est en analysant l'urine de
ces animaux , que MM. Fourcroy et Vauquelin ont fait
cette importante découverte : bientôt les arts s'en sont
emparés et désormais c'est dans les égoûts de nos étables
qu'on viendra extraire un médicament qu'on croyait n'existerque
dans quelques-uns des végétaux aromatiques de ces
îles heureuses qu'une atinosphère embaumée annonce au
navigateur long-tems avant que son oeil les aperçoive.
Ilnous serait impossible , par la nature de l'ouvrage qui
doit contenir ces notes , de nous étendre suffisamment pour
faire l'énumeration , et à plus forte raison pour donner un
tableau détaillé , des applications qui ont été faites des
sciences aux arts , dans ces derniers tems. Les exemples
que nous venons de rapporter suffiront du moins pour
B
BIBL. UNIV,
GRNT
18 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
donner une idée des secours que nos besoins ont tirés de
la chimie ; car on observera que nous ne nous sommes
point astreints , quoique nous pussions le faire avec beaucoup
d'avantage , à citer particulièrement les hommes qui
ont illustré cette science : il est des noms qui commandent
tellement la confiance et le respect , qu'on ne peut s'en
servir à persuader que lorsqu'il n'est plus nécessaire d'employer
des raisons pour convaincre.
Nous pourrons revenir sur le même sujet , et traiter dans
le même sens , et sous le même point de vue , de la minéralogie
, de la botanique et de la zoologie.
FRÉDÉRIC CUVIER .
とい
201
T
;
20
C
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
The life of Michel Angelo , etc. Vie de Michel-Ange
Buonarroti , avec ses Poésies et ses lettres ; par Rich.
DUPPA , écuyer. Seconde édition.- Londres , 1807 .
Un vol. in-4° .
(PREMIER EXTRAIT.)
-E quel , che a par sculpe e colora ,
Michel , più chè mortale , Angel divino .
ARIOST. Orl. Fur. Cant. 33.
LES ouvrages de biographie paraissent avoir eu dans
ces derniers tems une grande vogueenAngleterre , etc'est
principalement à M. William Roscoe qu'est due cette
impulsion donnée aux travaux des littérateurs de son
pays . Ses vies de Laurent de Médicis et du pape LéonX,
par la multiplicité et l'étendue des recherches qu'il y a
jointes sur l'histoire des arts et de la littérature dans cette
brillante époque , ont inspiré un vif intérêt à toutes les
classes de lecteurs , et le succès mérité qu'ont obtenu
ces ouvrages , a engagé plusieurs écrivains distingués à
'entrer dans la même carrière . Parmi ceux- ci , nous connaissons
M. Shepherd , auteur d'une vie de François Poggio
Bracciolini , plus communément appelé en France
lePogge, dont nous donnerons peut-être quelques extraits
dans le Mercure ,et M. Richard Duppa , à qui
l'on doit la Vie de Michel-Ange , que nous entreprenons
ici de faire connaître . :
Déjà M. Roscoe , dans les deux ouvrages que nous
venons de citer , et qui tous deux ont eté traduits en
français , avait donné des détails assez étendus et assez
curieux sur la vie et sur les travaux de ce grand artiste ; ce
sera pour nous une raison de passer rapidement sur les
faits que l'on peut regarder comme suffisamment connus,
et de nous attacher plus particulièrement à ceux que
l'écrivain, dont nous analysons l'ouvrage , doit à ses
Ba
20 MERCURE DE FRANCE
propres recherches. Le fonds en est pris dans deux essaís
de biographie publiés avant la mort de Michel-Ange ,
par deux de ses amis et de ses élèves , Condivi et Vasari .
<<En profitant des matériaux fournis par ces deux bio-
>>> graphes , dit l'écrivain anglais , je n'ai voulu m'en
>> rapporter qu'à mon propre jugement sur les travaux
>>de Michel-Ange. On peut avec les mêmes données se
>> former des opinions non moins authentiques et plus
» impartiales que celles des contemporains eux-mêmes ;
» mais je n'ai omis aucun fait , aucune anecdote qui mé-
>> ritassent quelque confiance. Outre ces auteurs , j'ai
>>consulté tous les écrivains de cette époque qui me sem-
>>blaient pouvoir jeter quelque lumière sur mon sujet ,
>>et qui m'ont servi en effet à relever plusieurs méprises
>>de Vasari et de Condivi , et à augmenter la sommedes
» faits recueillis par eux. J'ai aussi ajouté , pour rendre
>>>l'intelligence du texte plus facile , les dessins au trait
>> de tous les ouvrages un peu importans de cet artiste ,
>> aussi étonnant comme peintre , que comme sculpteur
>> et comme architecte . Enfin , ses poésies et ses lettres
>> font également partie de ce volume . >>
On voit que l'intention de l'auteur a été d'élever à la
gloire de ce grand homme un monument honorable ,
et si l'on ne trouve pas toujours dans son ouvrage la
dignité du style et la force des pensées d'accord avec l'intérêt
et l'élévation du sujet , on doit au moins lui savoir
gré du soin qu'il a pris de recueillir tous les faits importans
, de la critique judicieuse qu'il a portée dans leur
examen, de l'ordre lumineux dans lequel il les adisposés,
enles rattachant, toutes les fois que cela pouvait être utile,
aux événemens politiques de cette période remarquable
de l'histoire moderne , et sur-tout on doit priser en lui
un respect constant , et un sentiment vrai des principęs
de la saine raison et du goût , comme nous aurons occasion
de le faire voir dans la suite de cette analyse.
• Michel-Ange naquit au château de Caprese , en Toscane,
le 6 mars 1474 , etdescendait de la noble et illustre
famille des comtes de Canossa (1). Son père , Lodovico
(1) Béatrix, soeur de Henri II , avait été donnée en mariage au
MARS 1810 . 2.1
1
di Leonardo Buonarroti Simone , était alors podestà , ou
gouverneur de Caprese et Chiusi (l'ancien Clusium, capitale
des états de Porsenna au tems des Tarquins ) . La
folie de l'astrologie judiciaire était alors en vogue dans
toute l'Europe , et l'on prétend que l'astrologue qui fut
consulté au moment de la naissance de Michel-Ange ,
ayant observé que les planètes de Mars , de Vénus et de
Jupiter étaient en conjonction , n'hésita pas à prédire
que l'enfant serait doué d'un génie extraordinaire et
obtiendrait les succès les plus étonnans dans les arts qui
charment les sens , tels que la peinture , la sculpture ,
etc. Si cette prédiction eut véritablement lieu , on dut
se la rappeler avec admiration , au moment où les talens
de l'enfant commencèrent à jeter quelqu'éclat , et oublier
que l'astrologue avait fait les mêmes prédictions pour
cent autres enfans dont jamais personne n'entendit parlerdepuis
.
Les circonstances les plus insignifiantes prennent un
léger degréd'intérêt, lorsqu'elles sont relatives àun grand
homme, et l'on saisit , avec un empressement dont il est
impossible de se rendre compte , les faits les plus minutieux
qui paraissent avoir quelque analogie avec ce
qu'il a été dans la suite de sa vie. Michel-Ange fut
confié en naissant à la femme d'un maçon , fille d'un
homme de la même profession, et notre grand artiste
disait quelquefois , en plaisantant , qu'il n'était pas étonnant
qu'il prît tant de plaisir à manier le ciseau , puisque
c'était le premier outil qu'il eût vu et touché chez sa
nourrice.
Ilcommença fort jeune l'étude du dessin , et son premier
essai enpeinture fut la copie coloriée d'une gravure
comte Boniface de Canossa , alors seigneur de Mantoue. De ce mariage
naquit la comtesse Mathilde, femme d'une sagesse et d'une piété
exemplaire , qui , après la mort de Godefroy son mari , continua de
posséder en Italie , outre Montoue , Parme et Reggio , cette partie de
la Toscane appelée le patrimoine de Saint-Pierre . En l'an 1250 , un
membre distingué de cette famille , A. M. Simone , alla s'établir à
Florence , et y fut immédiatement fait citoyen de la République , et
élevé aux plus importantes magistratures . C'est de lui que descendait
MichelAnge. (Ascanio Condivi , vita di Michel Agnolo. §. I, II et III.)
22 MERCURE DE FRANCE ,
qui représentait les tentations de Saint-Antoine : il s'atta
cha sur-tout à étudier , d'après nature , les formes et les
couleurs des divers objets qui entraient dans cette composition.
Ce fut à-peu près vers le même tems que voulant
s'assurer s'il avait copié une tête qu'on lui avait
prêtée avec assez d'exactitude pour tromper le propriétaire
lui-même , il lui rendit sa copie au lieu du tableau
original . Il avait eu soin auparavant d'exposer son
ouvrage à la fumée , pour lui donner un air de vétusté
qui aidât à l'erreur. Cette petite supercherie ne fut connue
en effet , que lorsqu'il l'eut racontée à un de ses camarades.
C'était vers l'an 1487 ; Michel-Ange n'avait
guère que treize à quatorze ans .
Cependant , son père vit d'abord avec assez de chagrin
le goût passionné de cet enfant pour la peinture
et pour les arts du dessin : il n'envisageait pas sans
douleur l'idée que l'héritier de l'illustre famille des SimoneBuonarroti
n'occuperait dans la société qu'un rang
fort inférieur à celui auquel sa naissance semblait l'appeler.
Le bon messer Lodovico ne savait pas qu'un génie
supérieur est une dignité plus éminente qu'aucune
de celles que les sociétés politiques ont créées . Celles- ci
sont l'oeuvre des conventions humaines , l'autre est l'oeuvre
de la nature , grand et durable , en quelque sorte , comme
elle . Michel-Ange parvenu au comble de son art ét illus
tré par cent chefs-d'oeuvre immortels , ne pouvait-il pas
bien dire : sans moi , la postérité saurait-elle qu'il exista
des comtes de Canossa ? C'est qu'en effet le bon ordre
des sociétés veut que les personnes élévées en dignité
ōbtiennent des respects et des hommages pendant leur
vie, mais l'ordre de la nature veut qu'ils soient oubliés
promptement après leur mort , lorsque , dépourvus de
tout mérite personnel , ils n'ont pas laissé de traces durables
de leur existence . Au reste , les scrupules du père
de Michel-Ange ne tinrent pas long-tems contre la passion
plus forte de son fils , et il le plaça lui-même sous la
direction de Domenico Ghirlandajo (2) , le plus habile
peintre qui fût alors à Florence .
(2) Son véritable nom étaitDomenico di Tommaso di Currado di
MARS 181 . 23
Cet homme ne tarda pas à reconnaître les talens éminens
dont son élève était doué , mais loin de ressenti
pour lui cet intérêt qu'inspire aux ames généreuses e
vraiment embrasées de l'amour des arts , un génie dont
les premières lueurs commencent à se manifester , il n'éprouvaqu'une
étroite et basse jalousie , et il porta, dit-on,
cette faiblesse au point de refuser à son jeune élève les
secours et les conseils qui auraient pu hater ses progrès .
Mais iln'étaitpas en son pouvoir d'arrêter l'essor deMichel-
Ange; déjà il savait recevoir les leçons d'un maître bien
supérieur au Ghirlandajo , et dès l'âge de quinze ans il
montra dans deux circonstances remarquables combien
il était destiné à surpasser celui qui s'était chargé de
l'instruire . Voyant un jour un de ses camarades copier ,
d'après un dessin du maître , un portrait de femme , il
prend la plume et trace sur le dessin même des contours
qui laissent apercevoir les défauts du trait original, tant
sous le rapport de la correction que sous celui de la
noblesse et de l'élégance du style . Vasari , entre les
mains duquel ce dessin tomba dans la suite , raconte
qu'il le montra , en 1550 , à Michel-Ange , qui éprouva
quelque plaisir à le revoir , et ajouta avec une modestie
bienrare : «jepossédais cettepartie de l'art, à cette époque
>>de ma jeunesse bien mieux que je ne fais aujourd'hui
>> que je suis vieux. » Dans une autre occasion il donna
une preuve signalée de son étonnante facilité à copier
tous les objets qu'il avait sous les yeux. Domenico était
chargéd'orner de peintures l'église de Santa Maria Novella
Gordi. Il naquit à Florence en 1451 et mourut en 1495. Le surnom
de Ghirlandajo lui fut donné à cause de l'habitude qu'il avait d'orner
de guirlandes de fleurs les têtes d'enfans qu'il peignait dans ses
tableaux. Il avait un talent très-distingué et une réputation égale à
son mérite. Sixte IV le fit venir à Rome où il concourut avec Luca
Signorelli , Pierre Pérugin , et d'autres artistes alors célébres , à orner
lachapelle que ce pontife avait fait construire dans le Vatican, connue
sous le nom de chapelle Sixtine. Il fut le premier qui eut assez de bon
goût pour rejeter l'emploi des ornemens d'or et d'argent dans la peinture
, et pour sentir qu'ils nuisaient essentiellement à l'harmonie des
couleurs.
4
24 MERCURE DE FRANCE;
(
àFlorence : unjour qu'il fut forcé de s'absenter, Michel-
Ange profita du tems de son absence pour exécuter un
dessin où étaient représentés les échafauds , les élèves
occupés à peindre , et en un mot tous les détails qu'offrait
cette scène vaste et animée , avec tant d'art et de correction,
que Domenico lui-même , à son retour, en fut frappé
d'étonnement , et fut contraint d'avouer que c'était plutôt
là l'ouvrage d'un maître consommé dans son art , que
celui d'un élève .
Un talent aussi prodigieux ne pouvait plus être mûri
et perfectionné que par l'étude des chefs-d'oeuvre de
l'art antique : heureusement c'était vers cette époque
(1489 et 1490) que Laurent de Médicis venait de former
dans les jardins de Saint-Marc une précieuse collection
des débris de l'ancienne sculpture échappés aux ravages
du tems , et il la destinait à servir d'école aux artistes de
sa patrie. On sait qu'ayant demandé au Ghirlandajo
quelques -uns de ses élèves pour les faire travailler dans
ses jardins , Michel-Ange fut un de ceux sur lesquels
tomba le choix , qu'il ne tarda pas à captiver l'amitié de
cet illustre citoyen et que bientôt après il fut admis à sa
table et logé dans son palais . Cette circonstance fut ,
pour ainsi dire , une nouvelle ère dans la vie de ce
grand artiste ; c'est alors que ses liaisons et ses rapports
habituels avec les savans et les littérateurs illustres
qui composaient la société de Laurent de Médicis ,
ou qui vivaient dans sa maison , et particulièrement
avec le célèbre Politien , ouvrirent à Michel-Ange une
nouvelle source d'instruction et de connaissances en tout
genre , qui agrandirent ses vues et ses conceptions , et
secondèrent dans la suite merveilleusement son génie.
Tous ces faits sont consignés dans la Vie de Laurent
par M. Roscoe , et nous ne croyons pas devoir nous y
arrêter non plus que sur les événemens qui suivirent la
mort de cet illustre protecteur des arts , arrivée en 1492 .
et sur la courte et désastreuse administration de son fils
Pierre de Médicis , qui se montra si peu digne de suc
céder à un aussi grand homme.
Lorsqu'en 1494 les Médicis et leurs partisans furent
obligés de sortir de Florence , Michel-Ange se retira à
AMARS 1810. 25
Bologne , où il fut accueilli avec beaucoup d'empressement
etde distinction par un des plus illustres citoyens
de cette ville , nommé Aldovrandi ; il y exécuta une
statue de Saint-Pétrone , et retourna à Florence après
unand'absence: il avait alors vingt-un ans . C'est à cette
époque de sa vie que se rapporte l'anecdote si connue
d'une statue de l'Amour endormi , qu'il venait de terminer
et qu'il fit enterrer aux environs de Rome , dans
un endroit où l'on faisait des fouilles pour y trouver
quelques restes de l'art antique. Cette statue fut trouvée,
eneffet , et fut singulièrement admirée . On la vendit au
cardinal de Saint-George (3) pour la somme de 200
ducats . Le cardinal fut néanmoins bientôt informé que
cette statue qu'il avait achetée comme antique était l'ouvrage
d'un sculpteur de Florence , et il envoya aussitôt
dans cette ville une des personnes attachées à sa maison ,
pour y prendre tous les renseignemens possibles à cet
égard , et s'assurer de la vérité. A peine fut-on informé
que Michel Ange était le véritable auteur de ce bel ouvrage
, qu'il reçut de toutes parts les éloges les plus ..
flatteurs , et qu'on l'engagea vivement à se rendre à
Rome , comme le seul théâtre où ses talens pussent
trouver à se produire d'une manière digne de lui . On
lui fit même espérer qu'il serait accueilli avec faveur par
le cardinal de Saint-George ; mais ce cardinal conser
vant toujours un dépit secret de l'aventure qui avait mortifié
sa vanité , rendit à l'artiste son ouvrage , et ayant
fait arrêter celui qui le lui avait vendu , l'obligea à restituer
la somme qu'il avait reçue.
Pendant son séjour à Rome , Michel-Ange exécuta ,
(3) C'était le même cardinal Jérôme Riario , qui avait été envoyé
par le pape Sixte IV son oncle à Florence , pour y diriger la fameuse
conspiration des Pazzi . Laurent de Médicis , qu'on avait voulu faire
périr , échappa heureusement au fer des assassins ; mais Julien , son
frère , tomba percé de coups . Cet affreux complot dont les auteurs
étaient le pape lui-même , le cardinal Riario son neveu , l'archevêque
dePise etplusieurs autres ecclésiastiques , s'exécuta dans l'église un
dimanche , à la grand'messe , et au moment de la consécration.
Voyez la Vie de Laurent de Médicis, T. I, p. 21x et suiv.
26 MERCURE DE FRANCE ,
en 1498 , à l'âge de 24 ans , un groupe en marbre , qui
représente la Vierge tenant le Christ mort sur ses genoux
; ce groupe remarquable par la perfection du travail
, et connu sous le nom de la pietà , orne aujourd'hui
une chapelle de l'église de Saint-Pierre sous l'invocation
de la Vergine Maria della febbre (la Vierge
Marie de la fièvre. ) ,
* Après de longues et funestes dissentions la république
de Florence avait enfin recouvré sa tranquillité
sous l'administration sage et ferme de Pierre Soderini ,
élu , en 1502 , gonfalonier perpétuel ; (le nom de gonfalonier
, ou porte-étendard , était celui de la première
magistrature de cette république ). Les amis de Michel-
Ange l'engagèrent avec beaucoup d'instances à revenir
dans sa patrie , l'assurant que le nouvel administrateur ,
connu par son goût pour les arts , par la noblesse et l'élé
vatión de ses sentimens , ne manquerait pas d'accueillir
un homme pour le talent duquel il avait déjà la plus
haute estime . En effet , l'artiste , aussitôt après son retour
, fut chargé de tirer parti d'un très-beau, bloc de
marbre qui avait déjà été ébauché autrefois par un sculpteur
, mais avec si peu d'adresse ou d'intelligence qu'il
semblait désormais impossible d'en faire aucun usage.
Michel-Ange en fit une statue colossale de David , universellement
admirée , et qui fut placée dans une des
plus belles places publiques de Florence . Il exécuta aussi
vers cette époque divers ouvrages en bronze , entr'autres
un groupe de Goliath vaincu par David. Enfin , c'est
vers ce tems ( 1503 ) que , sur l'invitation de Soderini ,
ce grand homme traita concurremment avec le célèbre
Léonard de Vinci le sujet de la bataille de Pise gagnée
par les Florentins sur les Pisans . « Telle était , dit Vasari ,
>> la supériorité de ce dessin sur tout ce qu'on avait vu
>>jusqu'alors , que quelques-uns l'ont regardé comme
>> un oeuvre d'une perfection absolue , qui a fait le dé-
>> sespoir de ceux qui ont voulu l'imiter , ou même en
>> approcher ; et lorsqu'ensuite il fut exposé dans le palais
>>des papes pour l'honneur de Michel-Ange et la gloire
>>de l'art , il devint , pendant plusieurs années , l'objet
>> constant de l'admiration des étrangers et des nationaux,
NOTAMARS 1810. 27
› qui en étudiant ce chef-d'oeuvre , et en dessinantd'après
» lui , sont devenus des artistes du premier ordre .>>
Cependant le moment approchait où Michel-Ange
allait déployer son génie dans une carrière , en quelque
sorte , toute nouvelle ; le cardinal Julien de la Rovère
venait d'être élu pape sous le nom de Jules II , homme
d'un caractère violent et emporté , plus fait pour com
mander à des soldats que pour être le chef d'une religion
qui ne prêche que la paix , la charité et l'abnégation
de soi-même : il avait pourtant un goût très-vif pour les
arts et pour la magnificence ; il tenait pour maxime que
P'instruction donne du ressort et de l'élévation aux ames
dans les classes inférieures de la société , imprime à la
noblesse un plus grand caractère de dignité , et est pour
les souverains le plus précieux joyau de leur couronne.
Il s'empressa d'appeler Michel-Ange àRome , et pendant
les dix années que dura son règne , il lui fit faire plus
de choses et de plus grandes choses que tous les autres
souverains , sous le règne desquels ce grand artiste aparcouru
sa longue et honorable carrière .
Le pontife le chargea d'abord de faire les dessins
d'un monument destiné à lui servir de mausolée , et
Michel-Ange s'en étant occupé sur-le-champ , donna à
ses plans tantdemagnificence et de grandeur que l'orgueil
du pape en fut singulièrement flatté ; il demanda combien
coûterait l'exécution d'un pareil projet , et l'artiste
ayant répondu que la dépense pourrait bien s'élever à
cent mille couronnes : « Vous pouvez , répartit le Saint-
>>Père , y employer jusqu'au double de cette somme,
et sur-le-champ il donna à San-Gallo , son architecte ,
l'ordre de s'occuper des moyens d'exécuter le plan proposé
. « Ceux qui sont disposés à voir les plus grands
>>événemens dans de très-petites causes , dit à ce sujet
>>> l'auteur dont nous tirons tous ces faits , pourront très-
>> bien trouver qu'en cette occasion Michel-Ange donna ,
>> sans s'en douter , la première impulsion au grand
>> oeuvre de la réformation. En effet , ajoute-t- il , San-
> Gallo proposa à cette occasion de joindre au mausolée
>>projetté une église qui , par la beauté et l'élégance du
› style , répondît à la magnificence du mausolée , ou de
28 MERCURE DE FRANCE ;
>> rebâtir sur un nouveau plan l'église de Saint-Pierre qui
>> était ancienne et dégradée , et ce fut là l'origine de ce
>> vaste et superbe édifice qu'on mit cent cinquante ans
>> à achever , et qui est aujourd'hui le plus magnifique
>> ornement du monde chrétien. Mais pour suivre cette
>>grande entreprise , on se trouva au dépourvu d'argent ,
>>>et pour subvenir aux besoins du trésor , on vendit des
>> indulgences : un moine de Wirtemberg osa opposer
>> son autorité à celle de l'église , et de là vint cette grande
>> révolution qui ébranla jusque dans ses fondemens la
>> religion catholique dans le tems même où on lui, éle-
>> vait le plus beau monument dont on eût encore eu
>>> l'idée .>>>
Toute cette période, sans contredit la plus brillante
de la vie de Michel-Ange , ses travaux pour le mausolée
de Jules II , son départ subit de Rome , pour quelques,
mécontentemens qu'il eut de se voir négligé du pape et
exclu de sa présence , la manière dont il rentra en grâce
auprès du pontife à Bologne , où celui-ci venait d'entrer
en conquérant , ses travaux pour la chapelle Sixtine que
le Saint-Père fit décorer avec tant de magnificence et
consacra à la mémoire de Sixte IV son oncle ; tous ces
détails , dis-je , sont assez généralement connus , et se
retrouvent dans l'histoire de la vie et du pontificat de
Léon X par M. Roscoe (4) . Le volume que nous avons
sous lesyeux contient un plus grand nombre de particularités
moins importantes , et une description trèsétendue
des sujets peints par Michel-Ange dans le plafond
de la chapelle Sixtine .
Ce grand ouvrage fut terminé vers la fin de l'année
1512 , dans l'espace de vingt mois , et le pape officia
solennellement dans la Chapelle , le jour de la Toussaint
de la même année. Il avait pressé la conclusion de ces
travaux avec cette impétuosité de caractère qu'il mettait
dans tout ce qu'il désirait , et qui était encore augmentée
par le sentiment de sa vieillesse , et la réflexion qu'il
n'avait pas de tems à perdre . Il fit ôter l'échafaud avant
que l'artiste eût retouché à son gré toutes les parties de
(4) Tome IV, page 241 et suiv. de la traduction française.
MARS 1810. 29
son ouvrage , et dans la suite il n'y eut plus moyen d'y
revenir. Cependant il lui semblait qu'il manquait encore
àtout cet ensemble de beautés un degré d'éclat et de
magnificence que la richesse de la matière aurait pu lui
donner , et il se proposaitde faire dorer une partie des
ornemens de la chapelle ; l'artiste osa s'opposer à ce
projet : « Saint-Père , dit-il au pontife , dans ces siècles
>>>d'innocence on ne portait ni or ni argent , et les per-
>>sonnages que j'ai représentés n'étaient ni riches , ni
>> avides de richesses; c'étaient de saints hommes pour
>> qui l'or était un objet de mépris . » Au reste , Jules II
mourut peu de mois après ( 21 février 1513 ) , et le cardinal
Jean de Médicis , si connu sous le nom de LéonX,
lui succéda dans la chaire de S. Pierre.
Les talens de Michel-Ange restèrent inutiles pendant
toute la durée de ce règne ; Léon n'employa ce grand
artiste qu'à faire exploiter les carrières des montagnes de
Pietra Santa , où il s'était persuadé faussement qu'on
trouverait du marbre aussi précieux que celui de Carrare
, et à diriger les travaux d'une route qui conduirait
deces carrières à la mer. Peut-être néanmoins trouverat-
onles réflexions que fait l'auteur anglais à ce sujet, un
peu trop chagrines .
<<Huit ans et quelques mois , dit-il , sont un espace
>>de tems bien peu considérable , pour tout ce que la
>>renommée attribue à ce pape. Un peu de bien , fait
>>par celui qui peut faire beaucoup de mal , est ordinai-
>>rement fort exagéré par les craintes ou par les espé-
->rances des contemporains , et c'est sans doute à cette
>magiequi environne toujours le pouvoir suprême qu'il
→faut attribuer , en grande partie , les éloges prodigués
à Léon X , et les nombreux panégyriques , soit en
>>prose , soit envers , dans lesquels on s'est plu à exalter
>>des événemens qui auraient jeté bien peu d'éclat sur
->les destinées obscures d'un homme privé. » Il est pourtant
vrai de dire que c'était sur-tout aux Médicis , et spécialement
à Laurent , père de Léon X , et à Côme son
bisaïeul, que l'Italie dut en grande partie le degré de supériorité
où les arts et la littérature parvinrent dans tout
le cours du quinzième siècle ; et si , comme on doit
1
30 MERCURE DE FRANCE ,
l'avouer, cette période pouvait légitimément être appelée
le siècle des Médicis , certes , ni les contemporains , ni la
postérité nepeuvent être accusés d'injustice pour l'avoir
caractérisé par le nom du premier souverain qu'il y ait eu
dans cette illustre famille , de l'héritier immédiat des deux
plus grands hommes qu'elle eût produits , et qui lui
même , après tout , était loin de se montrer indigne de
recueillir un si noble heritage. En effet , s'il négligea
Michel-Ange , il eut pour Raphaël un attachement qui
ne faisait pas moins d'honneur à son coeur , que l'admi
ration sentie , qu'il montra pour les productions de ce
peintre sublime , n'en faisait à son goût et à son dis
cernement ; et l'on sait avec quelle généreuse munifi
cence il encouragea tous les genres de littérature .
Adrien VI , cardinal de Tortose , succéda à Léon X,
mort le 1er décembre de l'année 1521. Il n'eut que les
vertus de son état , et fut généralement regardé comme
unhomme sans talens , sans caractère et tout-à-fait indigne
de la place qu'il occupait ; tant les hommes sont
conséquens dans leurs jugemens . Au reste , son règne
ne dura que vingt mois , et le cardinal Julien de Médicis
lui succéda sous le nom de Clément VII. Les affaires
importantes dans lesquelles il se trouva engagé , ne lui
laissèrent pas le loisir de s'occuper des arts . Michel-
Ange demeura donc à Florence , continuant ses travaux
d'architecture et de sculpture , pour la bibliothèque et
l'église de St. - Laurent, et pour la chapelle de cette même
église , destinée à servir de sépulture aux Médicis.
Enfin, en 1529 , les Florentins informés du traité conclu
à Barcelonne , entre le pape Clément VII , et l'empe
reur Charles V, traité qui assurait à la famille de Médi
cis la souveraineté de l'état de Florence , dans la personne
d'Alexandre de Médicis , petit-neveu du pontife ,
résolurent de faire les derniers efforts pour défendre leur
liberté. Ils commencèrent par fortifier leur ville et réclamèrent
les talens de leur illustre compatriote , qui fut
chargé de suivre les travaux des fortifications , comme
architecte et comme ingénieur. Ferrare passait alors
pour la ville d'Italie la mieux défendue , et où les ouvrages
de ce genre avaient été ordonnés avec le plus
MARS 1810 31
d'art et d'habileté. Michel-Ange désirant de profiter des
lumières qu'il pourrait recueillir dans cette ville sur l'objet
important qui l'occupait , se hâta donc de se rendre
à Ferrare ; il y fut accueilli par le duc Alphonse d'Este,
avec tous les égards et toute la distinction qu'un homme
de génie pouvait attendre d'un prince si digne de l'apprécier.
Le duc lui fit communiquer avec la plus grande
complaisance tous les plans , tous les renseignemens
qu'il pouvait désirer , et lorsqu'il fut sur le point de
partir , ce seigneur lui dit en plaisantant: « vous êtes
>>>mon prisonnier , et je ne vous laisserai point aller que
>>vous ne me donniez l'espoir d'avoir de votre main
>>quelqu'ouvrage de peinture ou de sculpture. » Une
pareille demande avait quelque chose de trop flatteur
pourque l'artiste ne s'empressât pas d'y satisfaire
aussitôt après son retour à Florence , malgré les occu
pations pénibles auxquelles il s'était voué , il commença,
pour le duc , un tableau de Léda , qu'il ne put achever
que long-tems après . Ce tableau fut dans la suite apporté
en France et acquis par François Ier.
et
2
Malgré les efforts de Michel-Ange et de ses généreux
compatriotes , la ville , assiégée par les troupes de l'Empereur
, fut forcée de se rendre le 9 août 1530. « Telle
>>fut la fin de la république de Florence , après trois
>>siècles d'agitations etde fortunes diverses ; cependant,
>>ajoute notre auteur , au milieu des guerres civiles ,
>>des calamités intérieures et extérieures de toute espèce ,
» le génie ne cessa point d'y briller du plus grand éclat ,
>> et , quelle que soit la cause de ce phénomène , nos
>>tems modernes doivent plus de lumières à cette répu-
> blique , renfermée dans un territoire si borné , qu'à tous
>>les états de l'Europe qui contribuèrent à sa ruine.>>
THUROT.
D
Π
((
32 MERCURE DE FRANCE ,,
LESMARTYRS OU LE TRIOMPHE DE LA RELIGION CHRÉTIENNE,
précédé d'un Examen avec des Remarques sur chaque
livre et des Fragmens du Voyage de l'Auteuren Grèce
et àJérusalem; par M. DE CHATEAUBRIANT.- Troisième
édition.-Trois vol. in-8°. A Paris , chez Lenormant,
imprimeur-libraire ; à Lyon , chez Ballanche , père et
fils , libraires.c
A la première apparition des Martyrs , les hommes
éclairés , dont la voix ne tarde point à s'élever au -dessus
des clameursde tous les partis , furent également frappés
et de l'imperfection de l'ouvrage et du rare talent de l'auteur.
Cette impression , devenue à-peu-près universelle ,
ne sera point affaiblie par la troisième édition qui vient ,
au bout de quelques mois , confirmer le succès éclatant
des deux premières . Toujours des éloges unanimes se
mêleront aux remarques plus ou moins sévères que
feront naître le genre , le caractère , la conduite de l'ouvrage;
et la critique elle-même (j'aime à le croire pour
l'honneur des lettres) ne quittera plus , enparlantdes
Martyrs , ce ton grave , bienveillant et persuadé , qui
l'élève presque à la hauteur du talent , sans lui rien ôter
de la franchise de ses opinions et de l'autorité de ses
jugemens. "
M. de Châteaubriant lui témoigne assez de déférence
pour avoir droit d'en attendre beaucoup d'égards , indépendamment
de ceux que réclament en sa faveur l'élévationde
son caractère personnel et la réunion des suffrages
les plus distingués . Il a d'abord fait disparaître de
cette nouvelle édition tout ce qui avait alarmé les consciences
timorées . Dans le troisième livre , les discours
des puissances divines sont retranchés . Seulement ,
comme ces discours contenaient l'exposition complète
du sujet et les motifs du récit d'Eudore : « Il a fallu , dit
» M. de Châteaubriant , en conserver la substance . М.
>>de Laharpe , dans son chant du Ciel ( 1 ) , avait commis
(1) LaReligion Vengée, poëme inédit , que ce grand critique , enlevé
aux lettres par une mort trop prompte , n'a pas eu le tems de
terminer.
1
>> la
MARS 1810. 33
Ý
>>la même faute que moi , et faisait parler Dieu , à
>>l'exemple du Tasse et de Milton , d'après l'autorité de
>> l'Ecriture : on lui fit remarquer que ces discours étaient
>>trop longs , et qu'on ne saurait jamais prêter
à Dieuuns DE
LAS
>> langage digne de lui. Il changea son plan, et parame
>>>heureuse idée , il mit ce qu'il voulait dire dans la bou-
>>che du prophète Isaïe. Debout , au milieu des saints
» et des anges , le fils d'Amos lit dans le livre de lavie
» les destins de la terre . Je n'ai pu m'approprier cette belle
>>fiction ; j'ai eu recours à un autre moyen que l'on
>> jugera. >>
« Dans ce même livre, continue M. de Châteaubriant,
>> Cymodocée n'est plus demandée comme une victime
>> immédiate , mais elle est annoncée comme une vic-
>>>time secondaire , qui doit augmenter le mérite du sa-
>>crifice d'Eudore. Les passages de l'Apocalypse qui
>>avaient servi de prétexte à quelques plaisanteries , ont
>> disparu : tout ce qui pouvait blesser la doctrine ou le
>> dogme , dans le purgatoire , l'enfer et le ciel , a été
>> scrupuleusement effacé. Je ne m'en suis pas rapporté
>> là-dessus à mes lumières , je me suis soumis à la cen-
›› sure de quelques savans ecclésiastiques .>>>
1
>
C'est ainsi que l'auteur a répondu aux objections,
morales et religieuses faites contre son ouvrage. Je ne
puis que répéter à cet égard ce que j'avais dit dans mes
premières observations sur la théologie des Martyrs . II.
ne m'appartient pas d'approuver ni de combattre une
austérité de principes , fondée sur des lumières qui
n'ont point éclairé ma faiblesse . J'aime à regarder comme
orthodoxe tout ce qui peut inspirer l'amour et le respect
de la religion , et je laisse à des mains plus fermes
et plus savantes que les miennes le soin de poser les
limites entre les droits de l'antique Sorbonne et les priviléges
éternels du Parnasse. Toutefois , si le poëme des
Martyrs était jamais banni d'une bibliothèque chrétienne,
ilme semble qu'on ne pourrait se dispenser de traiter
l'auteur comme Platon voulait qu'on traitât les poëtes
dans sa république imaginaire . Il ne les faisait conduire
aux portes de la cité qu'après avoir répandu sur eux des
parfums précieux et les avoir couronnés de fleurs .
C
1
1
34 MERCURE DE FRANCE ,
Les objections littéraires contre le plan des Martyrs
et contre la première conception de l'ouvrage , peuvent
être discutées par un plus grand nombre de critiques et
sont à la portée de tous les lecteurs instruits . J'avais cru
devoir examiner si le héros choisi par M. de Châteaubriant
convenait à l'Epopée , si l'importance de l'action
répondait à la grandeur du sujet , et si le résultat était
dignedesmoyens . De tous les poëmes épiques consacrés
par l'épreuve du tems et l'admiration des hommes, je n'en
connais aucun, disais -je, dontle héros soit unpersonnage
d'invention . Achille , Ulysse , Agamennon , n'étaient pas
pour les Grecs , comme pour nous , des demi-dieux dont
le berceau , la vie et la mort sont environnés de fables .
Homère avait renfermé dans l'Iliade et dans l'Odyssée
l'histoire et la religion de sa patrie. Les Romains aimaient
à reconnaître dans l'Enéide les héros fondateurs de leur
Empire et l'origine antique de la maison des Césars . Chez
les nations modernes qui se glorifient d'avoir agrandi le
domaine de l'Epopée , les plus hardis génies ne se sont
point écartés de l'exemple des anciens. Le Tasse , dont
l'imagination féconde créaitsi facilement des personnages
pleins de noblesse et de grace , leur a donné pour chef
un guerrier dont la mémoire était chère à tous les peuples
chrétiens . L'Arioste lui-même, toujours environné des
prestiges de la féerie , toujours égaré volontairement
dans un dédale de fables comiques et d'aventures romanesques
; l'Arioste qui s'est placé , pour ainsi dire , dans
un monde imaginaire , n'apoint osséépermettre à l'épopée
d'y choisir des héros inconnus : il a pris pour les siens
Roland et Charlemagne . Vasco de Gama , dans la
Lusiade ; Henri IV , dans le Poëme des Français , appartiennent
encore plus à l'histoire : et Satan , ou le Premier
Homme , ( car on s'est demandé plusieurs fois lequel des
deux est le héros de Milton ) sont liés l'un et l'autre aux
premières idées , aux premières connaissances religieuses
detous les chrétiens . Aussi tous ces personnages arrivent
avec majesté sur la scène de l'Epopée . Armés de gloire
et de puissance , dès qu'ils paraissent , ils s'emparent de
l'imagination et la préparent à des prodiges . On est disposé
à croire qu'un pouvoir surnaturel préside à la desMARS
1810. 35
tincéde ces êtres , qui sont à nos yeux d'une nature privilégiée.
Tous leurs intérêts , toutes leurs entreprises nous
semblent dignes d'une intervention céleste : on se rappelle
involontairement le précepte d'Horace ;
Nec deus intersit nisi dignus vindice nodus :
et le nom seul du héros fonde le merveilleux du pоёте.
H n'en est pas ainsi d'Eudore et de Cymodocée. A ces
observations et à ces exemples , M. de Châteaubriant ,
soutenu par l'autorité d'Aristote et d'Horace , mais ap
pliquant au poëme épique les règles qu'ils ont dictées
pour la tragédie, répond que les personnages d'invention
sont plus favorables à l'Epopée que des noms trop éclas
tans et trop historiquement connus . Il assuré ensuite que
les personnages épiques doivent être regardés presque
tous comme des créations du poëte ; et mettant cette opinion
sous la protection des plus grands exemples , il
prétend qu'Eumée dans l'Odyssée , et Renaud dans la
Jérusalem, sont des personnages d'invention. Il me
semble que cette réponse ne satisfait nullement la cri
tique , et j'ose dire qu'ici , M. de Châteaubriant ne cherche
qu'à éluder l'objection qu'il fallait combattre. 13
D'abord il doit paraître fort singulier qu'entre tous les
héros de l'Odyssée , Ulysse , Télémaque , Nestor , Ménélas
, etc. , M. de Châteaubriant choisisse Eumée pour
prouver qu'un personnage d'invention peut jouer un
rôle important dans un poëme épique . Et qui en doute ?
Qui jamais a contésté cette vérité? Mais cet Eumée qui
fournit à Homère un épisode touchant et parfaitement
lié à l'action , est-il le héros de l'Odyssée ? est-ce pour lui
que les Dieux interviennent? est-ce pour le rendre à son
épouse et à sa patrie que l'épopée a mis enmouvement
toutes les puissances de l'Olympe ? «Si quelque poëte ,
>> dit M. de Châteaubriant , chantait aujourd'hui le fidèle
> serviteur d'Ulysse , pourrait on dire que ce poëte n'au-
>> rait pas créé son héros? » On pourrait dire du moins ,
et l'on prouverait , je crois , facilement , que ce poëte
aurait mal choisi le héros de son poëme : on pourrait
même ajouter qu'il n'a pas créé son héros , car Eumée
comme Télémaque, (quoique bienmoins queTélémaque)
,
C2
36 MERCURE DE FRANCE ,
,
est environnéde traditions épiques : Homère , en lui donnant
part à l'action d'un poëme célèbre a consacré son
origine ; le nom d'Eumée réveillerait d'abord tous les
souvenirs poétiques de l'Odyssée ; et malheureusement
lenom d'Eudore ne se lie , dans la mémoire de personne ,
aux grands événemens qu'il raconte et dont il est le
héros . "
L'exemple de Renaud , dans la Jérusalem , ne me
paraît pas plus heureusement choisi. Les historiens des
Croisades nomment dix comtes ou chevaliers Renaud ,
plus ou moins distingués par leur noblesse et par leurs
exploits , mais aucun , dit M. de Châteaubriant , n'était
de la maison d'Este.Eh qu'importe ! le Tasse emploie ici ,
pour tennoblir son jeune guerrier , l'heureux artifice
imité par l'auteur des Martyrs , qui faitdescendre Eudore
de Philopoemen et de Phocion : avec cette différence
néanmoins , que les ancêtres d'Eudore ne sont pour nous
que les objets d'une froide admiration , telle que nous
Faccordons à tous les grands hommes de l'antiquité ;
tandis qu'en Italie , à la cour de Ferrare , dans le palais
de cette maison d'Este qui protégeait avec tant d'éclat les
arts et les lettres , le Renaud du Tasse , par son origine
poétique, devenait un titre de l'orgueil national et l'objet
du plus vif intérêt. Aussi le poëte a-t-il grand soin de
s'arrêter sur tous les détails de cette illustre origine : il
n'oublie rien de ce qui peut donner un caractère historique
au héros créé par son imagination . J'avais désiré
que M. de Châteaubriant fît la même chose pour Eudore,
qui n'a point d'ailleurs les avantages de Renaud : il n'a
point dédaigné cette idée , dans les changemens utiles
qu'a subis son ouvrage. Mais ce n'est point assez , je
crois , pour faire d'un personnage , inconnu d'ailleurs ,
le héros d'un poëme épique . M. de Châteaubriant répond
qu'Argant , Clorinde , Herminie , Armide sur-tout ,
ne sont pas plus historiques qu'Eudore. Sans doute : eh !
qui jamais a prétendu que tous les personnages épisodiques
d'un poëme devaient appartenir à l'histoire ? J'ai
dit que le personnage principal , le héros de l'épopée ,
'devait être tel , qu'en entrant dans la carrière , il s'emparât
de l'imagination par un grand nom ou par de grands
1
AMARS 1810 . 37
souvenirs ; etquoi qu'une érudition déplacée pût objecter
contr'eux , c'est ainsi que s'annoncent Achille , Ulysse ,
Enée , Télémaque lui-même , et sur-tout Godefroy.-
M. de Châteaubriant dit qu'on trouve dans les historiens
des Croisades six Godefridis et neuf Godefridi . Mais ce
serait une subtilité peu digne de lui , d'en conclure que
Godefroy de Bouillon n'était pas un personnage trèsconnu
, quand le Tasse le choisit pour le héros de sa
Jérusalem ; car je ne crois pas manquer de candeur , en
le regardant comme le véritable héros de cet immortel
poëme. Renaud , j'en conviens , ressemble beaucoup à
Achille par son caractère et par son indomtable valeur ;
et rien ne donne peut-être une plus haute idée du génie
d'Homère , que d'avoir vu l'action d'un poëme épique
dans l'inaction de sonhéros : le Tasse s'est emparé de cette
conception sublime en la modifiant avec art. Achille ,
dans l'Iliade , est un monarque indépendant , maître
d'une flotte et d'une armée , qui peut , à son gré , servir ,
braver ou combattre le chef de la Grèce , et les dieux
attachent à sa tête divine les destinées d'Ilion . Renaud ,
dans la Jérusalem , n'est qu'un simple volontaire , d'une
naissance illustre , mais qui ne l'exempte point de la loi
commune. Il n'a pas un seul homme à opposer à Godefroy
, qui peut le punir et l'exiler du camp. Guelfe , son
oncle, qui commande quelques troupes dans l'armée
des croisés , soumis lui-même à l'autorité du grand capitaine
, ne peut donner à son neveu que l'exemple de
l'obéissance et du respect enfin Renaud n'influe sur le
sort de Jérusalem que par l'ascendant de son courage ,
qui l'élève au-dessus de tous ceux qui marchent ses
égaux , sans le rendre moins dépendant de la sagesse et
des ordres de Godefroy. Celui-ci reste donc le véritable
héros du poëme, et remplit d'ailleurs toutes les conditions
que peut exiger ce titre glorieux ; grande naissance
, grande renommée , souvenirs immortels dans
l'histoire ; grandes actions , grandes qualités , prudence ,
valeur , modestie , piété , tout ce que la haute poésie
doit célébrer , et la vertu qui est encore au-dessus des
louanges du génie. Le Tasse n'a donc pas inventé son
héros ; mais , dans le vaste champ de l'épopée , il a fait
38 MERCURE DE FRANCE ,
mouvoir autour de lui , tantôt des personnages historiques
, tels que le vieux comte de Toulouse , l'ermite
Pierre , Soliman , Tancrède , et quelques autres; tantôt
des personnages inventés , comme Argant , Clorinde
Herminie , Armide , et , si l'on veut , Renaud lui-même ,
tous si ingénieusement et si fortement liés à l'action , que
sans eux , comme l'observe M. de Châteaubriant , le
poëme n'existerait plus , ou du moins aurait été conçu
différemment . C'est le chef-d'oeuvre du talent dans la
création des épisodes ; mais ce mérite n'a rien de commun
avec la théorie de l'auteur des Martyrs sur le choix
du principal personnage. Je dois même observer que
M. de Châteaubriant a fait ici tout le contraire du Tasse;
car , au lieu de choisir un héros capable , comme je l'ai
dit , de soutenir la majesté de l'épopée , et d'environner
ce personnage, connu de personnages inventés pour embellir
et varier les détails de l'action , son imagination
brillante a commencé par créer un héros fabuleux, et
bientôt après , sa mémoire féconde l'entoure de personnages
historiques , tels que Dioclétien , Constantin ,
Galérius , Hiéroclès , Augustin , Jérôme , etc. qui rappelant
au lecteur les vérités immuables de l'histoire ,
affaiblissent nécessairement Fillusion que le poëte produit
, et réclament pour des hommes éternellement célè
bres cegrandtriomphe du christianisme , donton attribue
si faussement la gloire à un martyr inconnu.blo
Je crains done que , malgré les exemples , ou plutôt à
cause même des exemples cités par M. de Châteaubriant,
les objections contre le choix de son héros ne subsistent
dans toute leur force; et je persiste à croire qu'Eudore
ne devait pas être le premier personnage d'un poëme
intitulé : Le Triomphe de la Religion chrétienne. Mais je
ne prétends point , pour cela, que des personnages d'invention
ne soient pas convenablement placés dans les
épisodes les plus étroitement liés à l'action principale ,
tel , par exemple , que celui d'Armide dans la Jérusalem
délivrée . J'ai dit , au contraire , dans mon premier extrait ,
qu'Eudoreet Cymodocée , trop inconnus pour supporter
le fardeau majestueux de l'épopée , n'en seraient pas
moins très-bien placés , excellens même dans un épisode;
MARS 1810 . 39
et le beau talent de l'auteur des Martyrs aurait pu concevoir
cet épisode de manière à le rendre aussi nécessaire
à l'action du poëme , qu'il est en lui-même ingénieux
, dramatique et touchant.
Je n'ai pas prétendu davantage que Constantin dût
être lehéros d'une épopée M. de Châteaubriant fait , à
cet égard, des observations pleines de goût et de sagesse .
J'avais dit , comme lui , avec moins de développement ,
mais en termes exprès , « que le caractère de Constantin
>>ne convenait point à l'épopée ; que l'histoire l'accusait
» d'un grand crime ; et que les crimes de l'ambition
>>n'étaient pas au nombre de ceux que le sentiment peut
>>pardonner au héros d'un poëme épique. >> D'ailleurs ,
ce n'était point sous le rapport des caractères et du choix
d'un principal personnage que j'avais parlé de Constantin
, mais seulement à cause de l'importance de l'action
, qui , dans les Martyrs , me paraissait au dessous de
la grandeur du sujet. Or , il me paraît toujours incontestable
que , d'après le but de l'ouvrage et lamajesté du
merveilleux employé par le poëte , Constantin déposant
à-la-fois ses lauriers et son diadème sur les autels du
Christ , encore fumans du sang des martyrs , offrait au
génie une action plus vaste , plus imposante , plus
épique , que la sainte résignation et l'inaltérable fermeté
d'Eudore dans les tourmens . Je vois bien triompher l'esprit
du christianisme , sa douceur , sa patience , son
courage, sa vertu divine , dans le caractère du généreux
confesseur et dans sa mort glorieuse : mais le triomphe
temporel de la religion chrétienne , celui que l'ouvrage
m'annonce , celui que chante le poëte , en s'écriant ,
les Dieux s'en vont , me paraît encore appartenir à la
victoire de Constantin. Voilà ce que j'avais dit , sans
prétendre toutefois que celui qui ordonna le supplice de
son fils et de son épouse fût un personnage épique . Et
M. de Châteaubriant a senti que cette observation n'était
pas sans fondement , puisqu'il a cru devoir ajouter àla
fin de son ouvrage , après ces mots , les Dieux s'en pont ,
une page où sont rapidement accumulés tous les événemens
qui décidèrent en effet le triomphe de la religion
chrétienne . Galérius meurt ; Constantin arrive à Rome;
40 MERCURE DE FRANCE,
il venge les martyrs ; il reçoit la dignité d'Auguste sur la
tombe d'Eudore ; et le christianisme est proclamé la
religion du monde romain . Reste à savoir si ce grand
résultat , qui devait, ce me semble , appartenir au développement
d'une action publique , est suffisamment préparé
par les scènes d'une action privée, comme celle des
martyrs .
Après avoir ainsi renouvelé sans détour les objections
auxquelles M. de Châteaubriant ne me paraît pas avoir
victorieusement répondu , dans l'examen qui précède la
nouvelle édition de son ouvrage , je me plais à reconnaître
qu'il a pleinement détruit , dans mon esprit , les
doutes que j'avais élevés sur la longueur du récit d'Eudore,
et sur sa liaison avec l'action du poëme. Eh !
doit-on rougir d'avouer qu'une opinion très-impartiale
sans doute , mais formée sur une lecture rapide , et
souvent exprimée avec la même précipitation , peut
renfermer de graves erreurs , quand un écrivain du plus
rare talent reconnaît lui-même celles qui lui sont échappées
dans un ouvrage qui , pendant tant d'années , a
occupé toutes les forces de sa pensée et toute l'activité
de son imagination ? J'avais dit , en rendant compte des
Martyrs , que le récit d'Eudore en était l'épisode le plus
important , et la partie de l'ouvrage où le talent se
montre avec le plus de vigueur et de flexibilité. J'avais
admiré l'extrême variété de tout ce qui caractérise la
peinture des champs paisibles de la Grèce , et celle de la
capitale de l'univers , opposée à la description des forêts
de la Germanie et de l'Armorique. Ce récit , disais -je ,
remplità-peu-près la moitié du poëme. Cette observation
pourrait n'être pas une critique : cependant le récit
d'Ulysse et celui de son fils , qui occupent aussi beaucoup
de place , paraissent beaucoup plus courts . N'estce
point parce que l'un et l'autre font partie de l'action
et forment , en effet , le commencement de l'Odyssée et
dư Télémaque , tandis que le récit d'Eudore ne tient que
par des fils légers à l'action des Martyrs ?-M. de Châteaubriant
répond , avec raison , que le récit de l'Odyssée
n'a point de rapport à la catastrophe ; que celui du
Télémaque est magnifique ; mais que tous les person
MARS 1810 . 41
1
nages de ce récit , excepté Narbal qu'on revoit un moment
, disparaissent sans retour : que dans celui des
Martyrs , au contraire , on trouve d'abord la peinture
des caractères qu'il sera essentiel de connaître dans le
développement de l'action ; le tableau du christianisme
dans toute la terre , au moment d'une persécution qui
va frapper tous les chrétiens ; l'excommunication d'Eudorequi
fait prendre à l'action le tour qu'elle doit prendre ,
et la grande faute qui sert à ramener le héros dans le sein
de l'église ; faute qui répandant sur le fils de Lasthénés
l'éclat de la pénitence , attire sur lui le regard des chrétiens
et le fait choisir pour défenseur de l'église . On y
trouve encore le commencement de la rivalité d'Eudore
et d'Hiéroclès , et l'annonce des victoires de Galérius sur
les Parthes ; victoires qui achèvent de rendre ce prince
maître absolu de l'esprit de Dioclétien , et préparent
ainsi l'abdication qui amène la persécution. On y trouve
enfin, dans la vision de Saint-Paul ermite , la prédiction
du martyre d'Eudore et du triomphe complet de la religion.
« Ajoutons , dit M. de Châteaubriant , que ce récit
>> a encore l'avantage de faire naître l'amour de Cymo-
>> docée , d'inspirer à cette jeune païenne les premières
>> pensées du christianisme , et de concourir ainsi , par
>> un double moyen , au but de l'action. Il ne vient done
>>pas là sans raison , pour satisfaire la curiosité d'un
>> personnage , comme la plupart des récits épiques .<>>>
Tout cela est juste . M. de Châteaubriant a soin d'indiquer
aussi , dans les notes qui suivent chaque livre , les
passagés nombreux qui rattachent plus ou moins le récit.
à l'action. Ce n'est pas que l'auteur ne s'abandonne
peut-être un peu trop souvent dans le cours de ce récit à
la fécondité de son talent descriptif , et qu'il fût impossible
d'y trouver des morceaux brillans de style et d'imagination
, dont la perte ne nuirait pas à l'ensemble et à
la marche de l'ouvrage : mais il est souverainement injuste
de reprocher à un écrivain le caractère particulier
de son génie , quand ce génie est , d'ailleurs , plein de
gráce , d'éclat et d'originalité. Le récit d'Eudore pouvait
être plus court , et lié à l'action par d'autres moyens :
mais il suffit que ceux que l'auteur a préférés soient
42 MERCURE DE FRANCE ,
bons , que la longueur disparaisse sous les beautés accumulées
, et qu'un intérêt plus vif soit remplacé par un
intérêt plus varié. Je reconnais donc volontiers que mes
doutes étaient peu fondés , et qu'en les présentant avec
une juste méfiance , j'ai fourni à M. de Châteaubriant
l'occasion de prouver qu'il a pleinement raison.
Il l'a bien davantage encore quand il se plaint , avec une
noble sensibilité , des injures , des pamphlets , des parodies
, des épigrammes , des plaisanteries en prose et en
vers , qui semblent attendre parmi nous tout écrivain coupable
d'un talent au-dessus du vulgaire et d'un succès qui
résiste aux efforts combinés de l'envie et de la médiocrité .
Quelhommede lettres , ayant quelqu'élévation et quelque
noblesse dans le caractère , ne gémit point de ces haines
furieuses qui passant des factions politiques dans les
discussions littéraires , environnent d'alarmes la solitude
du génie , et corrompent les plus aimables productions
de l'esprit ! Serait-il vrai que cette horrible dégradation
de la littérature fût particulière à notre patrie , à l'époque
même où d'autres genres de gloire l'élèvent si haut dans
l'histoire des nations ? M. de Châteaubriant , qui a beaucoup
voyagé , paraît avoir acquis cette triste conviction :
<< Quelle idée doivent prendre de nous les étrangers ,
>> dit- il , en lisant ces critiques moitié furibondes , moi-
>> tié bouffonnes , d'où la décence , l'urbanité , la bonne
>> foi sont bannies ; ces jugemens où l'on n'aperçoit que
>> la haine , l'envie , l'esprit de parti , et mille petites
>> passions honteuses ?En Italie , en Angleterre , ce n'est
>> pas ainsi qu'on accueille un ouvrage on l'examine
>> avec soin, même avec rigueur, mais toujours avec gra-
» vité. S'il renferme quelque talent , on en fait un titre
>> d'honneur pour la patrie. EnFrance , on dirait qu'un
>> succès littéraire est une calamité pour tous ceux qui se
>> mêlent d'écrire ....... Dans aucun tems , dans aucun
>> pays , un homme qui aurait consacré huit années de
>> sa vie à un long ouvrage ; qui, pour le rendre moins
>> imparfait , eût entrepris des voyages lointains , dissipé
>>>le fruit de ses premières études , quitté sa famille , ex-
>>posé sa vie ; dans aucun tems , dis-je , dans aucunpays ,
>> cet homme n'eût été jugé avec une légèreté si déplora
MARS 1810 . 43
>>ble. Je n'ai jamais senti le besoinde fortune qu'au-
>>jourd'hui: avec quelle satisfaction je laisserais le champ
>>de bataille à ceux qui s'y distinguent par tant de hauts
>>faits pour l'honneur des muses et l'encouragement des
>>talens ! non que je renonçasse aux lettres , seule con-
>>solation de la vie mais personne ne serait plus ap-
>>pelé , de mon vivant , à me citer à son tribunal pour
>> un ouvrage nouveau . »
Ce voeu de l'auteur des Martyrs a été formé plus d'une
fois en silence ; plusieurs écrivains distingués doiventretrouver
, dans cette plainte éloquente , l'expression de
leur propre douleur et de leurs sentimens secrets. C'est
leur offrir sans doute une noble consolation que de leur
dire , en vers harmonieux, qu'Homère et Milton ne furent
grands qu'après leur mort , et de comparer leur destinée
à celle du Tasse et du Camoëns . Je regrette de ne pouvoir
adoucir la fin de cet article , en citant des strophes
touchantes , où ces consolations viennentd'être adressées
à M. de Châteaubriant (1) . Mais on avouera qu'il faut
une ardente passion de la gloire pour préférer ce stérile
et tardif dédommagement au repos de la vie et au bonheur
de l'obscurité . ESMENARD .
LA MAISON DES CHAMPS , poëme par M. CAMPENON .
Seconde édition , revue , corrigée et augmentée de
quelques poésies .
Au milieud'un cercle nombreux et brillant, une femme ,
jeune , à l'air simple et modeste , fixe vos regards . Ges
heureux dehors yous préviennent en sa faveur , et vous
prenez un secret plaisir à l'examiner. Un goût délicat
préside à sa parure ; la grace accompagne ses moindres
mouvemens ; ses manières sont aimables ; son ame ingénue
se peint dans ses yeux. Combien de moyens de
plaire ! pour accroître la séduction , une voix mélodieuse
se fait entendre et donne l'accent du sentiment
aux plus simples paroles . Vous êtes ému , touché ; vous
(1) Ces strophes ont été insérées dans le Mercure du 3 février.
44 MERCURE DE FRANCE ,
quittez avec peine l'intéressant objet de votre attention .
Vous en gardez un doux souvenir . Le rencontrez -vous
quelque tems après ? la grace et le naturel , qui ne changent
pas comme les ornemens factices , obtiennent un
nouveau suffrage , avoué par le coeur et par la raison .
Telles sont à-peu-près les deux impressions que m'ont
faite la première et la seconde lectures du poëme de
M. Campenon . Sans doute ce poëme n'est pas sans défauts;
je persiste même à penser qu'un excès de crainte
ou de modestie a trompé l'auteur et mutilé sa composition.
Des censeurs sévères lui reprocheront quelques
vers faibles , et même un peu de monotonie. D'autres
demanderont plus de verve , plus d'élévation et de couleur;
mais tous aimeront l'ouvrage , pourquoi ? parce
qu'il est vrai , parce que M. Campenon semble toujours
parler du coeur. En lisant ses vers on sent qu'il a le goût
de la campagne. Il visite avec joie la ferme et les troupeaux
; il rêve avec délices dans le bois ou dans le verger;
une fleur l'attire par son brillant coloris ; il se plaît à en
respirer le parfum ; sur la fin du jour , il admire les dernières
clartés de l'horizon ; ces simples jouissances réveillent
chez lui tous les sentimens tendres , ou toutes
les idées poétiques , et le rendent le plus heureux des
hommes . De tels plaisirs paraissent insipides et froids à
beaucoup de personnes , mais d'autres y trouvent un
charme inexprimable ; c'est ce charme qu'éprouvaient
Virgile , Tibulle et La Fontaine , c'est lui qui a inspiré
les vers délicieux dans lesquels ces poëtes divins ont
célébré les champs et le facile bonheur qu'on y peut
trouver .
Si M. Campenon n'eût fait que des descriptions vagues
de la campagne, les lecteurs ennuyés auraient rejeté son
livre avec dédain; mais ils se sont laissés tous entraîner
par des peintures naïves et pleines de vérité , ou par une
morale aimable et douce , comme celle qui respire dans
les vers suivans :
Je ne vois point autour de vos châteaux
S'étendre au loin vos domaines superbes ;
Un pâtre seul peut garder vos troupeaux ;
Un jour suffit à moissonner vos gerbes ;
>
1
3
MARS 1810 . 45
...
:
C'én est assez . Dieu mit sous votre main
Deux grands trésors : l'ordre et l'économie ;
Onles augmente eny puisant sans fin.
Voilà les biens où le sage se fie .
Il sait qu'aux champs soi-même il faut tout voir ,
Que chaque jour , chaque matin , chaque heure
Donne une tâche et prescrit un devoir ,
Que le tems fuit , que son emploi demeure ,
Et que les jeux , les fêtes , le repos ,
Pour mieux nous plaire , ont besoin de travaux.
Ilyalà , ceme semble , quelque chose de Tibulle .
Mais pour voir l'auteur dans toute la pureté , dans
toute la grace de son talent , il faut l'entendre célébrer
l'Helvétie et payer un tribut d'admiration et d'amour au
chantre d'Abel :
Tu les connus ces rians paysages ,
Toi dont les chants aussi purs que ton coeur
De la Limmal charmaient les bords sauvages !
C'est vers ces lacs , c'est sur leurs doux rivages ,
Que tu chantais l'amant navigateur ,
Qui le premier , vers une île étrangère ,
S'ouvrit sur l'onde un chemin téméraire .
Plus loin ces rocs de vieux sapins couverts
Prêtaient leur ombre à ta mélancolie ,
Quand , sous les coups du fratricide impie ,
Le juste Abel expirait dans tes vers .
Mais c'est sur-tout vers ces molles prairies ,
Au fond des bois , sur le bord des ruisseaux
Que s'égaraient tes vagues rêveries ;
Là , tu disais les fastes des hameaux ,
Et les aveux des naïves bergères ,
Et du Chalet les moeurs hopitalières ,
Et ce beau ciel , ce beau climat toujours
Cher à l'idylle et propice aux amours .
En avouant tout le mérite de la première édition de cet
ouvrage , la critique y avait relevé plusieurs taches .
M. Campenon, dont la bonne-foi égale la modestie , s'est
efforcé de corriger les fautes qui avaient pu lui échapper ,
et , ce qui annonce beaucoup de goût et de flexibilité ,
toutes ses corrections sont heureuses ; mais les preuves
46 MERCURE DE FRANCE ,
de talent qu'un auteur a données deviennent la mesure
de la sévérité de l'opinion publique envers lui : je crains
qu'elle n'accuse M. Campenon d'avoir encore oublié de
passer la lime du travail dans quelques endroits .
Le vers de dix syllabes moins pompeux que l'alexandrin
, se prêtant davantage à tous les tons, dégénère facilement
en prose rimée , si l'on n'a pas soin de le relever
par la grâce des tours ou par le choix de l'expression et
des images . Peut-être aussi tout le morceau où l'auteur
peint les délassemens du sage n'est point assez judicieux ,
et ne tient pas assez au fonds du sujet .
Après ces remarques , bien sévères sans doute , pour
un talent aussi aimable , je me plais à citer à l'auteur
lui-même , comme un modèle de grâce et d'élégance ,
la charmante description du jeune oiseau qui veut quitter
le nid paternel et prendre sa volée : ....
Vous jugez bien que cette vigilance ,
Ces soins touchans , cet amour généreux ,
Du faible oiseau hâtent l'adolescence.
Il croît , et même , Icare audacieux,
Il veut déjà , dans son vol téméraire ,
Franchir l'espace et s'élever aux cieux.
Plus d'une fois l'adresse de sa mère
Sut différer ce projet dangereux ;
Plus d'une fois des périls du voyage
Elle effraya son imprudent courage.
Ruse inutile ! il a pris son essor ;
Impatient , hors du nid il s'élance ,
Il vole.... il tombe.... et s'élevant encor ,
Il vole enfin avec plus d'assurance .
La mère , hélas ! gémissant en silence
Sur le départ du jeune voyageur ,
Le suit de l'oeil avec inquiétude ,
Aumoindre choc sent palpiter son coeur ;
Et, le plaignant de son ingratitude ,
Va, tout le jour , seule avec sa douleur ,
Au nid désert pleurer sa solitude.
Ce dernier trait rappelle la touchante expression de
Virgile :
Amissos queriturfætus.
MARS 1810 . 47
M. Campenon nous donne aujourd'hui quelques pièces
nouvelles et dignes du poëme qu'elles accompagnent .
Celle intitulée les Elysées offre des détails très-agréables
. M. de Parny a traité le même sujet avec son talent
accoutumé . On le reconnaîtrait sans peine aux vers
suivans qui ont une grâce particulière :
Mais je voudrais y voir un maître que j'adore ,
L'amour qui donne seul un charme à nos désirs ,
L'amour qui donne seul de la grâce aux plaisirs .
Pour le rendre parfait , j'y conduirais encore
La tranquille et pure amitié ,
Et d'un coeur trop sensible elle aurait la moitié .
Asyled'une paix profonde ,
Ce lieu serait alors le plus beau des séjours ;
Et ce paradis des amours ,
Auprès d'Eléonore on le trouve en ce monde.
r
Laplus considérable des additions qui enrichissent cette
seconde édition , est un voyage de Grenoble à Chambéri.
L'auteur suit encore ici une route frayée par des
hommes justement célèbres ; son ouvrage rappelle nécessairement
les leurs , mais ce souvenir dangereux n'ôte
rien au plaisir que l'on éprouve en parcourant avec M.
Campenon les lieux que visite sa muse. Un badinage
aimable , une prose élégante et fleurie , des vers faciles
et heureux , un ton de mélancolie répandu sur tout l'ouvrage
, attachent le lecteur et lui ôtent même la pensée
des comparaisons . Ce n'est pas cependant qu'elles
fussent toujours à craindre pour M. Campenon : assurément
aucun des poëtes voyageurs qui nous ontamusés
par leur grâce et leur enjouement , n'auraient désavoué
plusieurs traits de leur jeune imitateur. En effet, peut- on
peindre avec une sensibilité plus vraie la douleur maternelle
au moment du départ de l'un de ces enfans que
chaque année voit quitter la Savoie pour Paris ?
Und'eux sur-tout , un d'eux à la fleur de son âge ,
Pour la première fois faisait ce long voyage :
Samère (à ce seul mot je sens couler des pleurs )
Sa mère le suivait , le coeur gros de douleurs ,
Et le reconduisait jusqu'au prochain village..
48 MERCURE DE FRANCE ,
४
C'est ce ruisseau qui doit les séparer.
Là , ses sanglots se livrent un passage.
Je la vis sur son fils attachant son visage ,
Le prendre dans ses bras , sur son sein le serrer ,
Et d'un cri qu'arrachait la douleur maternelle ,
५
Avant de quitter ce lieu ,
Se navrant à loisir de sa peine cruelle ,
Lui dire , hélas ! peut- être un éternel adieu .
L'enfant , trop jeune encor pour s'affliger comme elle ,
Essuyait une larme , et marchait en chantant.
D'autres , moins malheureux , emmenaient en partant..
Leur père , leur famille , une soeur , une amie.
Ceux-là du moins étaient joyeux ;
Ils ne regrettaient rien , ils avaient auprès d'eux
Tout ce qui peut donner quelque prix à la vie ;
Ils emportaient avec eux leur patrie .
Je regrette de ne pouvoir citer d'autres passages ,
et notamment une pièce adressée par M. Campenon à
son ami Desfaucherets ; elle est pleine de charme et d'élégance
; mais je suis forcé de me restreindre . On dit que
l'auteur , encouragé par l'accueil favorable qu'il a reçu ,
prépare un autre ouvrage ; il se présentera sous d'heureux
auspices , et si la muse de M. Campenon tient .
toutes les promesses qu'elle vient de faire au public , elle
peut compter sur un succès plus brillant encore que le
premier. Τ.
1
:
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Théâtre Français . - Brunehaut ou les
successeurs de Clovis , tragédie en cinq actes de M. Aignan .
La scène se passe à Auxerre , dans le palais de Thierri .
La première exposition (car cette tragédie en a plus d'une),
a lieu entre Clodomir , vieillard vertueux attaché à Brunehaut
, et un confident de Thierri qui se nomme , je crois ,
Warnachaire ; en voici les faits principaux. Brunehaut,
après avoir régné long-tems en Austrasie sous le nom de
son petit-fils Théodebert , a été bannie par ce prince impatient
du joug qu'elle lui avait imposé. Elle s'est réfugiée
chez
1
:
MARS 1810 .
DERE
DE
LA SEZ
chez Thierri , frère de Théodebert et roi de Bourgogne , et
l'a engagé à lever une armée en sa faveur. Théodebert s'est
lui-même approché d'Auxerre avec la sienne; mats, gu
moment où l'on allait en venir aux mains , Audoraire
fille de Théodebert , s'est précipitée entre les deux armées
et s'est jetée dans les bras de Brunehaut ; son père l'a sur
vie. Les deux frères se sont reconciliés et la paix vient
d'être conclue . Clodomir la croit solide , parce que son dévouement
sans bornes lui ferme les yeux sur les crimes et
lecaractère de la reine ; mais Warnachaire , qui la connaît
mieux , ne peut croire qu'elle laisse subsister un traité qui
lui ôte tout espoir de vengeance et la met dans la dépendancede
ses petits-fils .
Warnachaire ne se trompait pas . Après une scène d'apparat
, où Brunehaut , entourée des pricipaux chefs de la
nation et de l'armée , parle en reine de ses projets de gouvernement
, la seconde exposition commence entre Brunehaut
et son confident, dont on me pardonnera sans doute
d'avoir oublié le nom tudesque . Les intentions de la reine
ne sont rien moins que pacifiques. Nous apprenons d'elle
que Clotaire , fils de son ancienne ennemie Frédégonde, et
qui règne
L
Des remparts de Soissons aux rives de l'Yonne , ןיי
s'est aussi approché d'Auxerre avec une armée sans que
personne en sût rien. Brunehaut lui dépêche son confi
dent pour lui proposer une alliance en vertu de laquelle
elle l'introduira dans Auxerre , dont ses fidèles cohortes
gardent les portes , et lui livrera Audovaire et Thierri.f
Quant à Théodebert , elle en aura disposé d'une autre
manière , au moyen de quoi elle pourra partager avec
Clotaire l'héritage de Clovis. Le confident part , et Brunehaut
, demeurée seule , nous fait entendre que l'exécu
tion de son traité avec Clotaire dépendra d'un entretien
qu'elle veut avoir avec Thierri. : 1
Le second acte s'ouvre par une scène assez courte ...
entre Audovaire et sa confidente; la fille de Théodebert
aime déjà son oncle Thierri, mais un rêve qu'elle a fait l'in
quiète sur les intentions de sa bisaïeule , dont le caractere
en effet n'est pas très -encourageant. Thierri paraît ; il
déclare son' amour à sa nièce , lui offre son trône et sa
main , lui dit que Théodebert approuve cette alliance qui
affermira la paix. Audovaire en est fort touchée , mais elle
n'est point exempte des préjugés de son tems : elle craint
4.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
d'être excommuniée , si elle épouse son oncle. Thierri lui
représente que l'évêque d'Auxerre a promis de les bénir
aulieude les excommunier; et cette raison lève ses scrupules.
Il lui reste cependant des craintes au sujet de Brunehaut.
Thierri s'en indigne : mais enfin Audovaire lui
dit quelques mots si concluans qu'il commence à s'apercevoir
qu'en effet , son aïcule l'a tenu jusqu'à présent à
la lisière, et il promet à Audovaire de ne plus se laiser
mener. ہمل
Si cette conviction et cette résolution sont un peu subites
, aumoins est-il vrai de dire qu'elles ne pouvaient
venirplus à propos ; car, un moment après ,Brunehautdemande
à Thierrì l'entretien qu'elle avait annoncé à la fin
du premier acte . Il produit à notre avis la plus belle scène
de la tragédie. Brunehaut y parle en homme d'état; la
politique de Machiavel n'est ni plus audacieuse ni plus
profonde . Le partage des états de Clovis a fait le malheur
de la France; il ne lui faut qu'un seul roi. Thierri
veut-il l'être ? Il ne s'agit que de sacrifier Théodebert et
d'accabler ensuite Clotaire avec les forces réunies de l'Austrasie
et de laBourgogne. Brunehaut se chargera elle-même
d'apprendre à Thierri l'art de conquérir et de gouverner :
mais le jeune roi de Bourgogne a trop de vertu et de fierté
pour accepter de pareilles offres . En vain Brunehaut veut
lui persuader, que Théodebert vient de conclure avec Clotaire
untraité secret ; il ne peut le croire , puisqu'on lui
donne Audovaire : en vain elle l'effraie du sort qui le menace
et ne lui laissera que l'alternative du cloître ou de la
mort ; Thierri reste ferme, et lorsque la reine irritée le
somme de choisir entre son amitié et celle de Théodebert,
il n'hésite pas à se déclarer pour son frère. Brunehaut s'éloigne;
on vient annoncer à Thierri que Clotaire s'est
présenté aux portes de la ville et demande à lui parler.
Thierri ordonne de l'introduire , et le second acte finit .
:
Clotaire fait son entrée au commencement du troisième,
avec un suivant que nous n'osons appeler confident , car
nous doutons qu'il ait rien compris aux confidences de son
maître. Thierri paraît et ouvre une scène nouvelle qui a
mérité les applaudissemens du public. Non moins ambitieuxet
tout aussi peu scrupuleux que la reine , Clotaire
propose àThierri defaire la paix , pourvu qu'on lui livre
Brunehaut , mais Thierri ne veut trahir ni sa mère ni son
frère. Clotaire hésite un moment : Si je vous découvrais ,
dit-il à Thierri , tous les crimes de Brunehaut, accepteriez-
1
MARS 1810 . 51
vous mes offres ?-Jamais , répond Thierri; et Clotaire se
retire. Ses offres , au reste , venaient un peu tard. Tandis
qu'on préparait tout pour le mariage de Thierri et d'Audovaire
, Brunehaut a fait empoisonner Théodebert ; elle est
la première à nous l'apprendre dans une scène qui aurait
pu produire un grand effet , si cette reine était moins
odieuse. Clodomir vient la chercher pour aller à l'église':
elle balance ; son front s'obscurcit. Clodomir l'interroge :
alors elle récapitule les outrages qu'elle a reçus de Théodebertet
les preuves de fidélité que Clodomir lui a données .
Les détails de la misère qu'elle éprouvée , le généreux
dévouement de Clodomir ,
a
Qui demandait du pain d'une timide voix ,
Pour la mère , la fille et la veuve des rois ,
4
auraient sans doute fait couler des larmes , si Brunehaut
n'annonçait en même tems sa vengeance , et si le dévouement
de Clodomir ne perdait beaucoup de sa dignité par
la présence du monstre auquel il le témoigne. Il veut.cependant
courir au secours du prince , mais Brunehaut
ordonne aux gardes de l'arrêter parce qu'elle craint appa
remment que sa vengeance ne soit pas encore assurée;
car, un moment après , Warnachaire vient annoncer que
Théodebert est mourant , et aussitôt elle rend la liberté à
Clodomir. Clotaire reparaît alors , mais il y a encore plus
d'obscurité dans son dialogue avec Brunehaut que dans sa
première scène. On voit seulement qu'ils se donnent la
main en se séparant .
>
:
專
Nous voici au quatrième acte : on voit d'abord paraître
Audovaire mariée et couronnée , mais pleurant son père...
qui sans donte est déjà mort . En effet , Thierri vient bientôt
annoncer de quelle manière ; au milieu de ses souffrances ,
Théodebert a d'abord repoussé Thierri qu'il soupçonnait
d'en être l'auteur ; Thierri au désespoir a voulu se percer ....
de son épée , Théodebert a reconnu alors son innocence ,
et lui a fait les plus tendres adieux . Ce récit achevé , Clodomir
paraît et en fait un autre . Comme premier magistrat,
il allait interroger l'agent subalterne qui a présenté la coupe
empoisonnée à Theodebert , lorsque Brunehaut est survenue
et a poignardé ce misérable. Il y abien là
la faire soupçonner , mais le bon Clodomir n'en persiste
pas moins à la défendre . Elle vient elle-même , et d'abord
elle semble aussi vouloir éloigner les soupçons ; mais elle
ne peut long-tems dissimuler. Elle avoue son crime , elle
de qu
quot
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
de
s'en fait gloire , elle le représente comme le juste châtiment
d'un ingrat. Thierri et même Clodomir sont bien
obligés de la croire ; mais le premier est trop bon fils pour
faire arrêter sa mère ; il se contente Jlaabbannir ; et le
second se montre encore prêt à aller mendier pour elle .
Brunehaut n'est pas moins fidèle qu'eux au caractère qu'on
lui a donné, Elle déclare quec'estdans le camp de Clotaire
qu'elle se réfugie ; le bon Thierri la laisse paisiblement
sortir; le trop bon Clodomir l'accompagne ; et Thierri va
joindre son armée pour combattre Clotaire et Brunehaut .
Le cinquième acte est plus court que tous les autres et
contient encore plus de récits . Audovaire et sa confidente
écoutent le premier , fait par Warnachaire confident de
Thierri . C'est encore à elle que s'adresse le second , débité
par Thierri lui-même , et le troisième est adressé à Thierri
etAudovaire par le fidèle Clodomir. En les réunissant ,
nous trouvons que Thierri en sortant d'Auxerre est tombé
dans une embuscade où il a manqué périr , et qu'il n'a pu
arriver à son camp dont Clotaire avait fait occuper toutes
les avenues; c'est alors qu'il est rentré dans Auxerre par
la seule porte dont Warnachaire eût conservé la possession;
et c'est dans ce moment où sa position paraît désespérée
que Clodomir vient raconter comment Clotaire
a proclamé la paix et licencié son armée , après avoir
fait mourir..... Brunehaut. Il commence même à entrer
dans les détails de son supplice , mais Thierri l'arrête ; son
coeur souffre trop d'un pareil récit ; toujours excellent fils ,
ilveut qu'on aille demander à Clotaire le corps de sa mère ;
il ordonne qu'elle soit enterrée auprès de Théodebert , à
qui cependant il endemande pardon ; il déduit la morale
de la pièce , et la toile tombe.
t
L'analyse que notis venons d'en faire est déjà si longue
qu'il nous reste peu d'espace pour l'examiner , mais en
revanche elle est assez détaillée pour mettre nos lecteurs
en état de juger eux-mêmes. Ils auront remarqué , sans
notre secours , tous les vices de l'intrigue ; ils se seront
étonnés que ce Théodebert qui fait la paix , marie sa fille ,
et est empoisonné au troisième acte , ne paraisse pas dans
les deux premiers; que les autres personnages règlent leur
conduite sans s'inquiéter de lui , quoiqu'il soit à la tête
d'une armée , et qu'il ait montré du caractère en bannissant
Brunehaut . On n'aura pas été moins surpris de la
puissance de cette reine qui , après avoir mendié son pain
enAustrasie, se trouve plus maîtresse en Bourgogne que
٤٠٠
:
7
J
MARS 1810 . 53
:
A
Thierri lui-même , puisqu'elle peut le livrer au roi de Soissons
. On a déjà observé l'obscurité qui règne dans tout le
rôle de Clotaire , obscurité d'autant plus blamable qu'elle
rend le dénouement aussi imprévu que celui de Zelmire
par le poignard d'Anténor. Le public n'aime point à tout
deviner, mais il neveut pas non plus qu'un dénouement
tombedes nues. C'est un reproche fait à sa sagacité , ou un
aveu que l'auteur a trouvé commode de trancher le noeud
qu'il devait démêler avec adresse .
Undéfaut plus grand , c'est la nullité de l'action dramatique
. Beaucoup d'auteurs s'imaginent que des événemens
sont une action , et qu'il suffit de les placer à la suite
les uns des autres . S'il en était ainsi , une chronique serait
une histoire ou même un poëme épique , pourvu qu'on se
donnât la peine d'y joindre des fables et de la mettre en
vers . Il y a , en effet , beaucoup d'événemens historiques
dan's Brunehaut , mais tous sont en récit , et l'on n'y voit
ni cette lutte des passions , ni ce dialogue animé , nices
révolutions dans les intérêts et la situation des personnages
qui constituent le genre dramatique. Il n'y a réellement
que les deux scènes que nous avons indiquées : l'une entre
Brunehaut et Thierri , l'autre entre Thierri et Clotaire.
Tout le reste est en narrations. anca acidit
1 Ce n'est pas non plus par le mérite des caractères que
cet ouvrage peut se distinguer. Thierri seul nous intéresse;
il est généreux , magnanime , et ne pèche que par trop de
bonté. Audovaire est une jeune princesse comme ily en
a tant. Brunehaut fait horreur comme la Cléopâtre de Rodogune
, mais Cléopâtre ne confie ses secrets à personne ,
au lieu que Brunehaut avoue ses projets ou ses crimes ,
non-seulement à son confident , mais au vertueux Clodomir
et au roi même qui la juge . Ce qu'il y a de pis ,
c'est qu'on a voulu appeler notre pitié sur elle , sans doute
parce que Thierri et Audovaire n'étant en péril qu'un
moment , et Théodebert étant resté dans la coulisse , on a
cru qu'il ne fallait pas moins exciter la pitié pour un per+
sonnage de notre connaissance. Or , pour faire plaindre
Brunehaut , il fallait la rendre horriblement malheureuse
sa mort seule n'aurait pas suffi , et l'auteur a cruy suppléer
par les détails de son affreux supplice : détails rendus avee
beaucoup de talent , qui révolteraient les spectateurs , s'ils
pouvaient prendre le moindre intérêt à la victime, mais qui
ne peuvent leur inspirer celui qu'ils n'ont pas conçu ; car
qui pourrait être attendri des souffrances physiques d'un
54 MERCURE DE FRANCE ,
monstre ? Quant au personnage de Clodomir, on avu l'im
pression qu'il nous a laissée ; il a déjà trouvé des défenseurs;
on l'a comparé à Burrhus , à la fille d'Edipe. Il
ressemble davantage à ce noble Kent qui s'attache au roi
Lear dans la tragédie anglaise , mais Lear n'était qu'imprudentet
malheureux ; Brunehaut est empoisonneuse et
parricide ce n'est point aux filles dénaturées de Lear ,
àRegane et à Gonerille , que Shakespear aurait donné un
serviteur comme Kent .
Les moeurs et les traditions historiques sont suivies avec
beaucoup de fidélité dans la tragédie nouvelle . Elles ont
-fourni à l'auteur des tirades heureuses et de très - beaux vers
sur les défrichemens opérés par les moines , sur l'abolition
de ce tarif qui permettait à prix d'argent le rachat des
crimes, sur le sort des rois degradés et renfermés dans les
monastères ; il a vaincude nombreuses etgrandes difficultés
pour faire passer tous ces détails dans notre langue poétique .
Peut-être y a-t-il mis trop de complaisance , car il a un
peu violé l'ordre du tems . Le tableau de deux époux excommuniés
sur le trône et abandonnés de leurs sujets est
brillant de vérité et de poésie , mais c'est celui du roi
Robert et de Berthe sa première femme ; et nous doutons
que l'excommunication produisît déjà des effets aussi terribles
sous les premiers successeurs de Clovis .
Le véritable mérite de cet ouvrage est dans le style . Il
est noble , élevé , poétique ; on ne peut lui reprocher que
quelques vers emphatiques etquelques autres trop familiers.
Onyreconnaît l'auteurd'une traduction estimée de l'Iliade .
Ony retrouve un talent épique; mais le talent dramatique
ne s'y fait point remarquer. C'est pour cela sans doute que
le publiclatraité si sévérement à la première représentation
On n'y juge ordinairement que la conception, l'intrigue ,
les situations , l'intérêt d'une tragédie; c'est plus tard que
le style produit son effet, en faisant vivre les ouvrages qui ,
par l'invention , ont vaincu les premiers obstacles , en condamnant
à l'oubli ceux dont tout le mérite est dans l'invention.
Quoique des sifflets, dont l'indiscrétion avait percé dès
les premiers actes , aient attristé le dénouement , on est
cependant parvenu à faire nommer l'auteur. La pièce a été
fort bien jouée. Mlle Rancourtn'a eu qu'à calquer son rôle
deBrunehaut sur celui de Cléopâtre que l'auteur lui-même
avait imité. Lafond a mieux rendu le rôle de Thierri que
celui d'Antiochus avec lequelila aussi quelque ressemblance,
MARS 181o. 55 4
i
:
Saint-Prix a été noble et touchant dans le personnage de
Clodomir.
)
Théâtrede l'Opéra- Comique.-Cendrillon , opéra féerie
en trois actes , de M. Etienne , musique de M. Nicolo.
Nous avons été obligés de donner tant d'espace à Brunohaut
qu'il nous en reste fort peu pour Cendrillon, dont le
succès a été aussi complet que la réussite de Brunehaut est
encore douteuse; ce succès même nous en console. Des
détails peuvent être fort utiles sur un ouvrage que peu de
gens peut-être verront ; à quoi bon les multipher sur une
production qui sera vue de tout lemonde?Au reste , il nous
sera facile de donner en peu de mots à nos lecteurs une
idée du nouvel opéra de M. Etienne. Ils connaissent le
conte de Perrault et la jolie comédie de la Revanche; ils ont
lu dans notre N° du 29 octobre 1808 ls conte des Trois
Ceintures , parM. Adrien de S. C'est de ces trois élémens
que la nouvelle Cendrillon a été formée.
Ona empruntédel'ancien conte lasituationde Cendrillon
avec ses soeurs et son père , son voyage à la cour par le
moyen de la féerie etla petite pantoufle qui en fait le dénoue.
ment. Commedans laRevanche , on nous montre un prince
qui cache son rang afin de se faire aimer pour lui-même, et
l'est en effetd'une petite fille ingénue , mais qui voit d'ail
leurs tous les hommages se porter vers un de ses courtisans
que l'onprend pour lui . Enfin, comme dans les Trois Cein
tures,Cendrillon obtient par un acte d'humanité une protection
surnaturelle , reçoit un talisman qui luidonne toutes
les graces, tous les talens qu'elle n'a pas, et lutte ainsi avec
succès contre ses soeurs qui veulent obtenir la main du roi
par les charmes de leurs voix et de leur danse. Voilà les
ressemblances ; les différencessont encoreplus nombreuses,
mais ilest inutile de les indiquer; on sentbien qu'un homme
d'esprit mêle toujours beaucoupdusienà ce qu'il emprunte.
Quoi qu'il en soit , si M. Etienne n'a pas fait pour cet ouvrage
de grands frais d'imagination , si la gaîté qu'il y a
semée est quelquefois un peu triviale , s'il n'a pas mis dans
ses caractères une assez grande variété , il a supplée à ces
défauts parune action rapide , parbeaucoupde mouvement
et par la pompe du spectacle. Il a couru peut-être un
pentrop vite vers son but, qui paraît avoir été de donner à
Mhe Alexandrine St-Aubin l'occasion de déployer tout son
talent, toutes ses grâces , sans qu'on pût dire qu'elle ne faisait
que copier sa mère , mais cebut , il l'a trèsheureusement
56 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
e
atteint. Il est impossible de se figurer une Cendrillon plus
sensible et plus gaie, plus naïve et plus sémillante;jamais rôle
de ce genre n'a été rendu avec plus de grâces etde naturel.A
ce grand moyen de succès , M. Etienne en a joint un autre
qui n'était pas moins puissant: la réunion des talens de
Mme Duretet de Mlle Regnault , comme cantatrices . Aussi
tout Paris court à l'Opéra- Comique pour les entendre et
pour voir la gentille Cendrillon. On y courra sans doute
long-tems encore , et le plaisir qu'on y goûtera fera pardonner
à l'auteur des fautes qu'il n'a commises que par
trop de précipitation... "
3
Nous en dirons autant de M. Nicolo , auteur de la mu-
› sique. Il a aussi atteint son but principal en composant
pour ses deux cantatrices des airs et des duos propres à
faire briller leurs talens ; il a donné à Cendrillon une jolie
⚫romance qu'elle chante et joue à ravir. Mais, en se pressant
pour suivre M. Etienne , il a emprunté comme lui et plus
que lui , attendu que la pente des réminiscences est plus
glissante et plus rapide encore pour le musicien que pour
le poëte. L'ouvrage, au reste , n'en est pas moins agréable ;
il ne nuira point à la réputation des auteurs , s'il ne l'augmente
pas , et il augmentera très-certainement les recettes
de l'Opéra-Comique.
POLITIQUE.
5
Un événement sur lequel l'Europe avait depuis quelque
tems les yeux fixés , parce qu'elle y voyait ses destinées
attachées , qui , attendu avec impatience , n'excitait pas l'inquiétude
, mais tout ce qu'une sollicitude patriotique et
vraiment nationale peut éveiller de voeux et d'espérances ,
vientd'être solennellement proclamé. L'empereur Napoléon
, parmi les personnes illustres qui pouvaient dignement
prétendre à s'asseoir auprès de lui sur le trône de
France, vient de choisir la fille de son auguste allié l'empereur
d'Autriche , l'archi-duchesse Marie-Louise. Une
telle union scelle la paix du continent , resserre les noeuds
qui doivent confédérer les souverains contre leur ennemi
commun , l'Angleterre; elle rétablit une harmonie désirable
entre deux peuples faits pour s'aimer , et chez lesquels
une trop longue habitude de se combattre n'avait
laissé aucune trace d'inimitié réelle , mais seulement
fondé une estime réciproque et durable ; elle lie désormais
l'Allemagne entière à un unique et commun intérêt
; elle permet d'acquitter individuellement , et peutêtreparun
noble échange d'alliances et de procédés , ces
dettes nombreuses de la reconnaissance et de l'amitié que
les Français , toujours vainqueurs en Allemagne , ont contractés
envers les habitans bons , affectueux , hospitaliers ,
de ces riches contrées , où nos soldats ont toujours trouvé
des ennemis braves et généreux , jamais de traîtres , jamais
d'assassins consommant dans l'ombre de solitaires et faciles
vengeances . 1
L'Empereur a donné à son fidèle compagnon de guerre
laplus douce mission de la paix , celle de se rendre à
Vienne demander la main de sa future épouse , et de la
ramener au milieu des Etats confédérés , et des provinces
françaises jusqu'au lieu où l'auguste époux ira la recevoir.
Le prince de Neuchâtel est parti , il y a peu de jours , revêtu
à cette occasion du caractère d'ambassadeur extraordinaire,
accompagné d'un grand nombre d'aides-de-camp ,
et d'une suitenombreuse . M. le comte Alexandre Laborde
est secrétaire de cette heureuse ambassade. A
58 MERCURE DE FRANCE ,
1
L'Empereur a fait connaître au sénat la résolution qu'il
La prise. Voici les termes de son message qui a été com
muniqué parS. A. S. le prince archi-chancelier de l'Empire
au sénat extraordinairement assemblé en grand costume.
SÉNATEURS , nous avons fait partir pour Vienne , comme notre
ambassadeur extraordinaire , notre cousin le Prince de Neufchâtel ,
pour faire la demande de la main de l'archi-duchesse Marie-Louise .
fille de l'Empereur d'Autriche.
Nous ordonnons à notre Ministre des relations extérieures de vous
communiquer les articles de la convention de mariage entre nous et
⚫l'archi-duchesse Marie-Louise , laquelle a été conclue , signée et
ratifiée .
:
Nous avons voulu contribuer éminemment au bonheur de la présente
génération. Les ennemis du Continent ont fondé leur prospérité sur
ses dissensions et son déchirement. Ils ne pourront plus alimenter la
guerre, en nous supposantdes projets incompatibles avec les liens et
les devoirs de parenté que nous venons de contracter avec la maison
impériale régnante enAutriche.
Lesbrillantes qualités qui distinguent l'archi-duchesse Marie-Louise,
lui ont acquis l'amour des peuples de l'Autriche. Elles ont fixé nos
regards . Nos peuples aimeront cette princesse pour l'amourde nous .
jusqu'à ce que , témoins de toutes les vertus qui l'ont placée sihaut
dansnotre pensée , ils l'aiment pour elle-même.
Donné en notre palais des Tuileries , le 27 février 18ro .
Par l'Empereur,
1:
Signé , NAPOLÉON.
Le ministre secrétaire-d'Etat ,
Signé , H. B. duc DE BASSANGJ
1
i
Après la lecture de ce message , S. Exc . M. le duc de
Cadore , ministre des relations extérieures , a donné communication
au sénat des articles de la convention de mariage
contenant les dispositions d'usage .
Le sénat a nommé une commission chargée de rédiger
sun projet d'adresse à S. M. I. et R. , et s'est ajourné à samedi
suivant .
La commission est composée des comtes Garnier , Lacepède
, Laplace , Jaucourt , Cornet , Barthélemy, de Mérode ,
de Fontanes , et du duc de Valmy.
Tout se prépare à Vienne , à Munich , à Stuttgard , à
Strasbourg, à Paris , pour marquer l'époque solennelle du
passage et de l'arrivée de la future impératrice par les
fêtes les plus brillantes :les plus purs hommages lui seron't
MARS 181o. 59
a
1
S
1
a
rendus, car tous les voeux l'attendent, et déjà le désir si
noblement exprimé dans le message de S. M. est rempli.
Le roi de Bavière rejoint sa capitale en toute hâte , pour
y recevoir la fille de son voisin, désormais son ami , et
l'épouse future de son invincible protecteur. La reine de Naples
a pris aussi la route d'Allemagne , et doit , dit-on, s'arrêter
àà Strasbourg : l'Empereur a déjà formé la maison de
son épouse. Le premieraumônier est M. l'archevêque Ferdinand
de Rohan , ancien archevêque de Cambrai , attaché
à la précédente maison,
La dame d'honneur est Mme la maréchale veuve du
chesse de Montebello ; un tel choix a fait la plus vive et
la plus heureuse sensation on y a vu le témoignage le
plus éclatant de la reconnaissance du monarque pour
d'éminens services , et son inviolable attachement à ces
illustres noms modernes formés à la grande école degloire
qu'il préside . La dame d'atour est Mela comtesse de Luçay,
épousedu premierpréfet du palais. Le chevalierd'honneur
est le sénateur comte de Beauharnais ; le premier
écuyer, le prince Aldobrandini Borghèse .. 1.
Les dames du palais ont été nommées dans l'ordre suivant
: la duchesse de Bassano , la comtesse de Mortemart,
laduchesse de Rovigo , la comtesse de Montmorenci , la
comtesse de Talhouet , la comtesse de Lauriston , la comtesse
Duchâtel , la comtesse de Bouillé , la comtesse de
Montalivet , la comtesse de Perron , la comtesse Lascaris
de Vintimille, la comtesse Brignole , la comtesse Gentile ,
et la comtesse de Canisy. Dimanche , après la messe les
personnes composant la maison de l'impératrice ont été
présentées au serment , qu'elles ont prêté entre les mains
del'Empereur.
On présume que d'autres nominations paraîtront bientôt
et compléteront celles que nous venons de faire connaître .
La veille et la surveille de cette prestation de serment,
S. M., revenant de Rambouillet , avait reçu à six heures et
demidu soir un aide-de-camp de l'Empereur de Russie ,
M. de Czernichoff, porteur d'une lettre de son souverain. Il
n'a rien transpiré de cette communication : on annonce
cependant un événement qui pourrait en être la conséquence;
on assure que la Porte et la Russie sont en ce
moment occupées de négociation pour la paix , que l'ambassade
française a recouvré toute son infhience àConstantinople
, et que M. Adair n'en a pas attendu de plus
évidens résultats pour quitter son poste et retourner en
Angleterre.
60 MERCURE DE FRANCE ,
En attendant , il paraît que les troupes françaises en
Allemagne ont reçu l'ordre d'un mouvement général qui
les conduitsur tous lespoints des côtes du Nord , où il imported'exécuter
le système continental dans toute la rigueur
-qui seule peut lui assurer les résultats importans qu'on en
attend. Le roi de Naples est retourné dans ses Etats , où sa
réception a été signalée par toutes les démonstrations de
lajoie publique. Les bords de l'Elbe et du Weser sont
couverts de soldats français , ils sont aussi pressés sur les
bords de la Meuse au-delà de l'Escaut. Tout annonce
-que l'ancien électorat d'Hanovre devient partie du royaume
de Westphalie , et que la prise de possession va être déclarée
à Cassel. Le traité avec la Suède , publié et proclamé
àParis , fait connaître d'une manière officielle le destin de
la Pomeranie suédoise ; elle rentre sous la domination des
anciens alliés de la France , revenus aux idées d'une saine
-politique et de leurs véritables intérêts . De son côté , la
Suède adhère en toutes ses dispositions au système continental;
les Anglais n'ont plus sur la Baltique un port qui
leur soit ouvert , un fort dont l'artillerie ne les menace.
t
Dans ces circonstances , qui toutes se réunissent à consolider
et à garantir le maintien d'une solide paix , le gouvernement
paraît s'être occupé des affaires ecclésiastiques ,
et déjà quelques -uns de ses actes à cet égard sont connus .
Sur un rapport du ministre des cultes , relatif aux vicairesgénéraux
des évêques , l'Empereur a rendu un décret dont
voici les dispositions
15
9 61
4
Tout ecclésiastique qui , ayant pendant trois ans consécutifs rempli
les fonctions de vicaire-général , perdrait cette place , soit par suite
d'unchangement d'évêque , soit à raison de son âge ou de ses infirmités
, aura le premier canonicat vacant dans le chapitre du diocèse.
En attendant cette vacance , il continuera de siéger dans le cha
pitre avec le titre de chanoine honoraire .
Son tems de vicariat-général lui sera compté pour son rangdans le
chapitre.
Il recevra, jusqu'à l'époque de sa nominationde chanoine titulaire ,
un traitement annuel de 1500 fr .
Notre ministre des cultes est chargé de l'exécution du présent
décret.
Mais un acte d'une plus haute importance dans les matières
ecclésiastiques vient d'être publié ; le sénatus-consulte
✓ relatifà l'Etat romain , et au maintien des libertés de l'église
t
MARS 1810. 6
2
1
5
e
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3,
S.
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a-
?
t
gallicane , n'avait sans doute pas besoin d'être justifié
par l'autorité qui va être citée ; mais cette autorité est :
grave; c'est une déclaration importante , signée en 1682 ,
par le clergé de France rassemblé : Bossuet en a été le rédacteur.
En voici la traduction :
<Plusieurs personnes s'efforcent de ruiner les décrets de l'Eglise
Gallicane et ses libertés , que nos ancêtres ont soutenues avec tantde
zèle , et de renverser leurs fondemens qui sont appuyés sur les saints
canons et surlatraditiondes Pères : d'autres , sous prétexte de les défendre,
ont la hardiesse de donner atteinte à la primauté de saint
Pierre, et des Pontifes romains ses successeurs , instituée par Jésus-
Christ; d'empêcher qu'on ne leur rende l'obéissance que toutle monde
leurdoit , et de diminuer la majesté du saint siége apostolique , qui
est respectable à toutes les nations où l'on enseigne la vraie foi de
l'Eglise , et qui conservent sonunité. Les hérétiques , de leur côté
mettenttout en oeuvre pour faire paraitre cette puissance, qui maintient
lapaix de l'Eglise , insupportable aux Rois et aux peuples , etils
se serventde cetartifice afin de séparer les ames simples de la Communion
de l'Eglise. Voulant donc remédier à ces inconvéniens, Nous ,
Archevêques et Evêques assemblés à Paris , par ordre du Roi , avec
les autres Ecclésiastiques députés , qui représentons l'Eglise Gallicane,
avons jugé convenable , après une mûre délibération , de faire les
réglemens et la déclaration qui suivent.
2
I. Que Saint-Pierre et ses successeurs , vicaires de Jésus-Christ ,
et que toute l'Eglise même , n'ont reçu de puissance de Dieu que sur
les choses spirituelles et qui concernent le salut , et non point sur les
choses temporelles et civiles ; Jésus-Christ nous apprenant lui-même
que son royaume n'est point de ce monde, et en un autre endroit qu'il
faut rendre àCésar cequi est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Et
qu'ainsi ce précepte de l'apôtre Saint-Paul ne peut être altéré cu
ébranlé : que toute personne soit soumise aux puissances supérieures ;
car iln'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et c'est lui qui
ordonne celles qui sont sur la terre. Celui donc qui s'oppose auxpuissanges
, résiste à l'ordre de Dieu. Nous déclarons , en conséquence ,
que les rois etles souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique
, par l'ordre deDieu , dans les choses temporelles ; qu'ils ne
peuvent être déposés directement ni indirectement par l'autorité des
chefs de l'Eglise ; que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission
et de l'obéissance qu'ils leur doivent , ou absous du serment
de fidélité ; et que cette doctrine , nécessaire pour la tranquillité.
publique et non moins avantageuse à l'Eglise qu''àà l'Etat , doit êêtre
e
e
630. MERCURE DE FRANCE ,
i
i
inviolablement suivie , comme conforme à la parole de Dieu , à la
traditiondes Saints-Pères et aux exemples des Saints .
T
> II. Que la plénitude de puissance que le saint-siége apostolique et
les successeurs de saint Pierre , vicaires de Jésus- Christ , ont sur les
choses spirituelles est telle que néanmoins les décrets du saint concile
coecuménique de Constance , contenus dans les sessions 4 et 5 ,
approuvés par le saint-siége apostolique , confirmés par la pratique de
toute l'Eglise et des pontifes romains , et observés religieusement dans
tous les tems par l'Eglise gallicane , demeurent dans leur force et
vertu , et que l'Eglise de France n'approuve pas l'opinion de ceux qui
donnent atteinte à ces décrets ou qui les affaiblissent en disant que
leur autorité n'est pas bien établie , qu'ils ne sontpoint approuvés , ou
qu'ils ne regardent que le tems du schisme .
• III. Qu'ainsi il faut régler l'usage de la puissance apostolique en
suivant les canons faits par l'esprit de Dieu , et consacrés par le respect
général de tout lemonde ; que les règles , les moeurs et les constitutions
reçues dans le royaume et dans l'Eglise gallicane , doivent
avoir leur force et vertu , et les usages de nos pères demeurer iné
branlables ; qu'il est même de la grandeur du saint-siége apostolique ,
que les lois et coutumes établies du consentement de ce siége respectable
etdesEglises , subsistent invariablement.
> IV. Que quoique le pape ait la principale part dans les questions
de foi , et que ses décrets regardent toutes les Eglises et chaque Eglise
enparticulier , sonjugement n'est pourtant pas irréformable , à moins
que le consentement de l'Eglise n'intervienne.
> Nous avons arrêté d'envoyer à toutes les Eglises de France etaux
évêques qui y président par l'autorité du Saint-Esprit , ces maximes
que nous avons reçues de nos pères , afin que nous disions tous la
même chose , que nous soyons tous dans les mêmes sentimens , et
que nous suivions tous la même doctrine. »
Louis XIV avait sanctionné cette déclaration par un édit
enregistré au parlement le 23 mars ; F'Empereur Napoléon ,
par son décret du 28 février , a déclaré l'édit loi générale
de l'Empire , et en a ordonné à ce titre la promulgation et
l'enregistrement dans toutes les cours , tribunaux , autorités
administratives et ecclésiastiques de France.
03
A
Un conseil d'évêques , composé du cardinal Maury et
des évêquesdeTours , de Verceil , d'Evreux , de Trèves
deNantes , réuni à Paris par ordre de S. M. , sous la présidence
du cardinal Fesch , a été consulté sur diverses
questions auxquelles il a répondu. La première était
celle-ci : S. M. ou ses ministres ont-ils porté atteinte au
!
:
1
>
>
2
MARS 1810. 63
concordat? La réponse a été qu'aucune atteinte n'a été
portée,mais le conseil a cru devoir proposer quelques
modifications qui ont été aussitôt converties en loi par un
décret impérial : elles consistent à statuer que les brefs de
la Pénitencerie pour le for intérieur , pourront être exécutés
sans aucune autre autorisation , que les ordres pourront
être donnés à des individus ayant moins de vingt-cinq
ans et moins de 300 livres de revenu .
La seconde question était celle-ci : L'état du clergé de
France est-il en général amélioré ou empiré depuis que le
Concordat est en vigueur?
Le conseil a répondu par le tableau rapide des actes
par lesquels l'Empereur a doté le clergé de France reconstitué
par ses ordres , l'établissement des succursales , les
bourses de séminaristes , l'exemption de la conscription ,
lapermission de porter l'habit ecclésiastique , les délibé
rations des conseils-généraux pour les frais du culte , la
restitutiond'une partie des biens perdus , l'érection du chapitre
de Saint-Denis , l'admission des ministres du culte
ausénat et au corps législatif, leur élévation aux titres de
comte et de baron , etc. etc. Le conseil termine par émettre
le voeu qui lui reste , dit-il , à former pour un plus
libre exercice du ministère. Cette seconde réponse n'a
encore donné lieu à aucune disposition nouvelle.
1
>
J
3
I
Au moment où nous terminons ces rapprochemens, des
nouvelles de l'armée d'Espagne arrivent. Le roi marche de
Séville sur Cadix. Son artillerie de siége est partie . Le général
Sébastiani , après un combat de cavalerie très-vif,
est entré dans Malaga , ville dont l'occupation était en ce
moment très-importante. Le maréchal duc de Trévise :
seconde ses mouvemens par de grandes reconnaissances
dirigées sur Badajoz et Mérida . On n'entend point parler
desAnglais. On ne doute pas de la prompte reddition de
Cadix.
ANNONCES .
Fanfan, ou la Découverte du Nouveau-Monde , poëme héroïcomique
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Ontrouve chez les mêmes libraires, les Essais surla Chasse, suivis
64 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810,
de Poésies Fugitives , parle même auteur. Prix, 1 fr. , et 1 fr. 25 cent.
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libraires.
:
,
:
1
TABLE
DAA
!
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLI .- Samedi 10 Mars 1810.
POÉSIE.
L'AMOUR PRISONNIER ,
TRADUIT DE MÉTASTASE .
PASTORALE .
DIANE , L'AMOUR , NYMPHES DE DIANE.
DIANE.
POUR sortir de mes mains tu fais un vain effort:
Tu ne peux m'échapper.
L'AMOUR .
Quel est mon triste sort !
DIANE.
O Nymphes , approchez et contemplez ma proie
Quel prisonnier jamais dût causer tant de joie ?
L'Amour est pris .
L'AMOUR.
Hélas !
DIANE.
Apeine le sommeil
Avait fermé ses crédules paupières ,
J'accours, et mon triomphe éclaire son réveil. (
E
DE LA SE
5.
en
66 - MERCURE DE FRANCE ,
L'AMOUR.
N'accorderez -vous pas ma grâce à mes prières?
DIANE .
Tagrâce , Amour ! ... En obtient-on de toi ?
Amans infortunés , victimes sous sa loi
Des trahisons , des parjures , des haines ,
Votre tyran est enfin dans les chaînes .
Accourez , de vos maux vengez - vous sur l'Amour ,
Il vous a fait gémir , qu'il gémisse à son tour.
.
L'AMOUR .
Jeunes compagnes de Délie ,
Prenez pitié de mon tourment ,
Brisez la chaîne qui me lie ,
Et pour prix d'un bienfait si grand ,
Lepoison de la jalousie
N'infectera point votre vie :
L'Amour vous en fait le serment.
DIANE.
Ah! gardez-vous de croire à sapromesse !
Malheur à qui l'écoute : il y manque sans cesse .
En vain d'un air modeste et doux ,
Le perfide , à nos yeux , se pare :
Voulez-vous vivre en paix , de lui défiez -vous ;
Il devient le tyran des coeurs dont il s'empare .
L'AMOUR .
Si la Déesse des forêts
Ames pleurs se montre inflexible ,
Nymphes , au moins que mes regrets
Trouvent en vous un coeur sensible :
Un simple enfant , pour quelques jeux ,
Aces rigueurs doit-il s'attendre ?
Voyez les sillons que ces noeuds
Ont tracés sur ma peau si tendre .
Par pitié , pour prix de mes soins ,
Nymphes , relâchez-les au moins.
Qui , les prières , les caresses ,
Les soupirs , l'hommage et l'encens
Des coeurs dont je vous rends maîtresses ,
De l'Amour sont les doux présens .
Voyez quel est votre délire !
Si l'Amour languit dans les fers ,
J
MARS 1810
67
Avec lui finit votre empire ;
Si les peuples de l'univers
A mes lois deviennent rebelles ,
Aquoi sert la beauté ? que deviennent les belles ?
Ah ! si la beauté n'est plus rien ,
Qui vous dira : Je vous adore !
Qui voudra vous nommer encore
Et son espérance et son bien? )
DIANE . 2
Insensé ! crois-tu donc fléchir tes ennemies?
L'AMOUR.
Etsi jeles avais fléchies?
DIANE .
Vous l'avez entendu ? Vengez-moi , vengez-vous;
Brisez son arc , coupez ses ailes .....
Mais qui donc vous retient , mes compagnes fidèles?
Je l'abandonne à tout votre courroux.
L'AMOUR souriant.
Peut-être un reste d'indulgence ?
DIANE .
Que vois-je ! On se refuse à servir ma vengeance?
D'où viennent tout-à-coup cet air embarrassé ,.
Et ces fronts abattus , et ce regard baissé ?
L'AMOUR.
Peut-être ce sera l'effet de ma puissance !
DIANE .
Parlez : serait-il vrai ? Nymphes , vous rougissez :
Eclaircissez enfin ce coupable mystère. '
L'AMOUR .
Eh quoi ! rougir ; eh quoi ! se taire ,
N'est-ce pas l'éclaircir assez ?
: DIANE .
Quoi ! la prude Cloris , qui tous les jours censure
Le tems , les soins qu'Églé consacre à sa parure...
L'AMOUR.
Qu'y trouvez-vous de merveilleux ?
C'est sa rivale....
DIANE.
Ociel ! Et la modeste Irène ,
Qui des hommes partout fuit l'aspect odieux ,
Comme on fuit dans les bois un serpent venimeux !
E
68 MERCURE DE FRANCE ;
L'AMOUR.
C'estparles ordres de Philène.
DIANE.
Quoi! pas une de vous ne m'a gardé sa foi?
Pasune.
L'AMOUR.
DIANE.
Ociel ! cruelle intelligence !
Vous, osez me trahir et vous jouer de moi?
D'unpareil attentat je vais tirer vengeance.
L'AMOUR.
Bravez son couroux impuisant....
Si l'amour pouvait être un crime ,
Où trouver un coeur innocent?
Par moi tout naît et tout s'anime;
Dans les eaux, sur la terre , aux cieux ,
Soit qu'il végète ou qu'il respire ,
Tout être doit subir les lois de mon empire;
J'asservis les mortels et je commande aux Dieux :
Et Diane , cette Déesse
Fière de sa froide sagesse ,
Diane brûle de mes feux.
DIANE.
Amour , qu'oses-tu dire? Arrête , téméraire !
L'AMOUR.
La vérité.
:
DIANE.
Paix!
L'AMOUR.
Non: tu m'as trop insulté.
DIANE.
Je vais te mettre en liberté :
T'y voilà ; mais tais-toi .
L'AMOUR.
Je ne veux pas me taire.
Je dois punir ta fausseté.
De Lemnos l'antre solitaire ,
De tes feux amis du mystère ,
Ne sera pas le seul témoin ;
Moi-même je prendrai le soin
D'en instruire toute la terre :
On saura lenom du vainqueur
MARS 1810 . 69
Qui t'asu rendre moins farouche ,
Et que l'amour est dans ton coeur
Quand la sagesse est dans ta bouche..
DIANE.
Arrête,Amour! accorde-moi la paix .
Vois mes regrets , mes pleurs : je cède la victoire;
Je veux t'obéir désormais ,
Et mettre à te servir mon bonheur et ma gloire.
L'AMOUR .
I
Vois s'il peut être un Dieu plus doux:
Un seul mot soumis est capable
De faire cesser mon courroux .
Je ne puis punir un coupable
Lorsqu'il implore ma pitié :
Tu veux la paix ? A ta prière
)
J'accorde encor mon amitié.
Viens : de ma cour sois la première.
DIANE.
Moi, paraître à ta cour ! moi qui n'ai fréquenté
Quedes rochers déserts , que des forêts sauvages !
Moi qui ne connais point tes lois et tes usages !
Mes compagnes riraient de ma simplicité...
L'AMOUR.
Bannis cette injuste épouvante ,
L'Amour sera ton précepteur ;
Et si le nom de ma suivante
Pour toi n'est plus un déshonneur ,
Bientôt je te rendrai savante
Avaincre et captiver un cooeur ;
Bientôt tu sauras de ton guide
Comme il faut donner tour-à-tour ,
L'espérance à l'amour timide ,
La crainte au téméraire amour.
DIANE .
Commence donc , et compte sur mon zèle ;
Mes Nymphes à l'envi se pressent sur tes pas ,
Dévorent tes leçons .....
Je reviendrai.
L'AMOUR.
1
Un autre soin m'appelle :
70 MERCURE DE FRANCE ,
DIANE .
Non , non , tu ne partiras pas
Qu'auparavant ......
L'AMOUR.
Quoi ! malgré son envie
Osez-vous retenir l'Amour?
Prétendez-vous qu'en ce séjour
Pour vous il consume sa vie ?
N'ai-je donc à penser qu'à vous?
DIANE.
Qu'il parte ; il a raison. Apaise ton courroux ,
Et fais ce qui pourra te plaire ;
Pars , ou reste , ou reviens : sur-tout point de colère.
L'AMOUR.
Te voilà telle que je veux ,
Et ta docilité m'enchante .
DIANE .
Pour bien vivre avec toi je suivrai tous tes voeux.
Nymphes , qui de l'Amour bravez la loi puissante ,
Voulez-vous l'apaiser , vous l'apprendrez de moi :
Pour fléchir son couroux , que tout cède à sa loi.
L'AMOUR.
Je ne fais sentir ma vengeance
Qu'à la beauté qui se défend ;
L'Amour punit la résistance :
Iln'est jamais cruel pour un coeur qui se rend.
AUG . DE LABOUÏSSE.
LE CORBEAU ET LE SANSONNET,
FABLE .
un censeur bien gai , qui m'accuse de ne l'être pas.
Un triste Corbeau , dont l'esprit
Etait plus noir que son habit,
Fut , parmi les oiseaux , de l'état où l'on gruge
L'huître entre deux plaideurs ; en un mot , il fut juge ;
Non de procès pourtant , mais d'airs et de chansons ,
Juge des linots , des pinsons ,
Des semillantes alouettes.
MARS 1810 .
:
Sur les arbres et les buissons
Quand ils chantaient leurs amourettes ,
Le Corbeau , d'un air sérieux ,
Retournait le blanc de ses yeux ,
Et baillait à leurs chansonnettes .
Un jour qu'ils étaient en goguettes ,
Un Sansonnet très-bon enfant ,
Moitié grave , moitié plaisant ,
Se mit à raconter cinquante historiettes
Que pour leur plaire il avait faites .
Tantôt il faisait discourir
Les vents avec le doux zéphyr ,
Les coucous avec les fauvettes ;
Tantôt la rose et le jasmin ,
La précieuse sensitive ,
Et la violette naïve ,
Et le vieux pêcher du jardin ;
Puis le lion et le lapin ;
Puis les femelles emplumées
Tenant conseil sous les ramées ,
1
Et portant requête à Jupin ;
Certainehorloge détraquée ,
Par tous les passans attaquée ;
L'âne et le vieux cheval , le chien et les renards ,
L'alouette faisant la leçon aux bavards ,
Poëtes et chanteurs comparés aux grenouilles ,
Et les modestes jones se moquant des citrouilles .
Tout l'auditoire ailé , sur les branches assis ,
Riait et s'amusait de ces joyeux récits.
De tout amusement garanti par sa bile ,
Sur un if , le Corbeau demeurait immobile ;
Triste , comme le premier soir
Où son manteau blanc devint noir ,
Pour prix d'un message funeste ,
Lorsqu'il eut épié deux amans réunis ,
Et redit à l'Archer céleste
La douce erreur de Coronis ..
{ f
Ce conteur , disait-il , ne peut m'en faire accroire ,
J'ai de sa sombre humeur la preuve péremptoire:
72 MERCURE DE FRANCE ,
Vous avez beau rire aux éclats;?
Sansonnet n'est pas gai , puisque je ne ris pas.
Ace plaisant arrêť , au nez du pauvre sire
Le cercle entier pouffa de rire.
On fit , pour s'en moquer , un proverbe nouveau :
( Je veux le dédier à certain journaliste :)
Parlant de tel ou tel oiseau ,
Comme le Sansonnét , disait-on , il est triste ;
Il est gai comme le Corbeau.
GINGUENÉ.
ENIGME .
PLUS belle que l'Amour ,
Je n'avais pas un jour ,
Que je devins la femme de mon père ,
Qui m'avait tenu lieu de mère .
Peut-être que , pour expliquer ce cas ,
Il faudraît invoquer Hippocrate ou Cujas ;
Mais voici bien une autre chose
Qui ferait encor plus recourir à la glose :
Je n'avais pas encore un an ,
Que déjà j'avais un enfant .
Admire enfin , lecteur , toute ma destinée !
Comme un autre n'étant pas née ,
Anejamais mourir
J'étais prédestinée ,
Si j'avais su me contenir.
T
$.....
LOGOGRIPHE.
Tu peux avec la baguette magique
Qui dans mes bras enchaînait un héros ,
Trouver d'abord , deux notes de musique;
Puis un abri favorable aux vaisseaux ;
Ce feu sacré ,principe de la vie ,
Que l'Eternel déposa dans ton sein ;
Unnom bien doux qu'on donne à son amie;
MARS 1810. 73
6
Unélément, unmont , un verbe , un saint ;
Un aviron ,un grand de la Turquie ;
Cequ'unguerrier sans cesse a dans la main;
Certain objet qu'une fille désire
Et pour lequel , hélas ! souvent en vain ,
Son tendre coeur et palpite et soupire ! ....
Ce que l'on fait , quand un objet charmant
Soudain offert à notre ame ravie ,
Vient la frapper d'un grand étonnement ;
Ce que trop tôt la vieillesse ennemie
Sur notre front , un jour , viendra tracer :
Tristes sillons , que les ris , la folie
Dans nos vieux ans ne peuvent effacer !
Je t'offre enfin le tourment d'un poëte ;
Un être rare et bien cher à ton coeur ,
Qui de tes maux tendrement s'inquiète ,
Pleure avec toi , jouis de ton bonheur.
Α..... Η .....
CHARADE.
Monpremier est de figure sphérique ;
Monsecond rend un séjour aquatique;
Monentier est une oeuvre poétique.
S...... .........
و
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Carnaval.
Celui du Logogriphe est Adolescent , dans lequel on trouve, séné ,
code, as , dés , dol , sac , solde , lacs , dent , os , son , école , leçon ,
(tole , sol , cône , Caen , Laon , Salon , Dôle , dose , ton et cent .
Celui de la Charade est Mardi-Gras .
SCIENCES ET ARTS.
PRÉCIS DE LA GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description de
toutes les parties du monde sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe , précédée
de l'histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de la
Géographie mathématique , physique et politique , et
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques , synoptiques
et élémentaires , et d'une table alphabétique
des noms de lieux ; par M. MALTE-BRUN , tome Ier.
Histoire de la Géographie . - Paris , chez Buisson ,
rue Gilles-Coeur , nº 10 .
QUOIQUE cet ouvrage ne fasse que de paraître , nous
venons cependant un peu tard pour en rendre compte ;
presque tous les journaux en ont déjà parlé de la manière
la plus avantageuse . Un seul a osé troubler ce concert
d'éloges , et a excité les vives réclamations de l'auteur.
Pour nous qui sommes étrangers à toutes ces disputes ,
nous qui ne connaissons pas l'auteur , et que l'auteur ne
connaît point , nous avons voulu lire avec soin l'ouvrage
avant que d'en parler en bien ou en mal , et quelle que soit
l'opinion que nous devons émettre , quelque autorité
petite ou grande qu'on lui accorde , ce sera du moins
notre opinion dégagée de toute influence étrangère...
L'ouvrage que M. Malte-Brun vient de publier forme
le premier volume de son Précis de Géographie universelle.
Il renferme l'histoire de la géographie . Ce livre
nous a paru fort instructif , et , ce qui était plus difficile
peut-être , fort intéressant ; mais ce qui nous a sur-tout
frappés , c'est la saine critique autant que l'érudition qui
y règne . L'auteur ne s'est engagé indiscrétement dans
aucune hypothèse hasardeuse , il ne s'est point formé
d'avance un système pour y plier ensuite les faits , il a
suivi les faits eux-mêmes , et lorsqu'au défaut de preuves
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 75
positives il a été forcé de recourir à des probabilités , il
les a discutées avec beaucoup de réserve , sans en trop
presser les conséquences , et en les abandonnant dès
qu'elles tendent à devenir trop incertaines .
Au commencement de son ouvrage M. Malte-Brun
examine quel était l'état de la géographie aux époques
les plus reculées dont l'histoire a conservé le souvenir .
Il étudie sous ce point de vue Moïse et Homère , lesdeux
plus anciens auteurs dont les écrits soient arrivés jusqu'à
nous. Il y cherche tous les renseignemens , toutes les
indications qui fournissent quelques notions positives ,
et en résumant ces remarques isolées il offre une description
du monde d'alors , tel que les premiers Grecs
et les Hébreux le connaissaient ou se l'étaient figuré .
On sent qu'il ne s'agit point encore de latitudes , de longitudes
, ni de rien qui tienne à la géographie mathématique
, mais de notions générales telles qu'elles se peuvent
déduire des simples récits des voyageurs . Cependant la
connaissance de ces notions mêmes , la distinction de ce
qu'elles ont de réel d'avec ce qu'elles ont de fabuleux ,
tout cela forme un ensemble très-utile pour entendre les
écrits des anciens poëtes ou même des historiens , pour
entrer dans leurs idées et pour en séparer les vérités
d'avec les fables . :
Bientôt l'auteur passe au tems d'Hérodote. Ici la géographie
et l'histoire étendues par les voyages , et ramenées
à des notions plus précises , commencent à prendre
un caractère plus sévère. Le monde connu , le monde
réel s'agrandit par les observations , et les pays des fables
s'éloignent. Cependant le grand commerce des Phéniciens
leur donne le désir et la puissance d'étendre les
bornes de leurs excursions bien au-delà du détroit d'Hercule.
Ils paraissent connaître les côtes du nord de l'Eutope
. Les Carthaginois déjà puissans envoient une flotte
sous le commandement d'Hannon pour faire des découvertes
sur la côte occidentale de l'Afrique et y fonder
des colonies . Les guerres des Grecs , les expéditions
d'Alexandre étendent les connaissances géographiques
dans la Perse , dans l'Egypte et dans l'Inde. On trace
des cartes géographiques où les positions sont exprimées
75 MERCURE DE FRANCE,
par longitudes et latitudes . L'auteur analyse ici les re
cherches géographiques d'Erathostène ; celles d'Aristote ,
de Strabon , et de plusieurs autres auteurs grecs : il dise
cute les voyages de Pythéas , deMégasthènes , ddeeNéarque,
d'Eudoxus ; et de tous ces renseignemens judicieusement
comparés , il forme un tableau fidèle de l'état des
connaissances géographiques à l'origine de l'ère chrétienne.
Il trace les limites de ce qu'on savait bien , de ce
qu'on savait imparfaitement , de ce qu'on ignorait ; et en
même tems il indique d'une manière abrégée , mais distincte
et précise , le caractère propre de chaque peuple
et le degré de civilisation qu'il avait atteint .
Vers cette époque , les conquêtes de Rome ajoutèrent
beaucoup à ces connaissances . L'intérieur de la Gaule
etles provinces du nord de l'Europe furent mieux connus ;
mais Rome en se flattant de régner sur toute la terre était
bien éloignée même de connaître tout l'ancien continent ;
et ungrand nombre de peuples échappèrent à sa puissance
par leur obscurité . Ceux que les armes romaines
soumirent et dévastèrent comme les pauvres et courageux
Galédoniens , dont Tacite nous a laissé un tableau si
fier et si mâle, payèrent bien cher l'honneur d'avoir leur
nom dans l'histoire .
Ici l'auteur rassemble les renseignemens géographiques
que fournissent Pline et Tacite : il cherche déjà
dans leurs descriptions , dans les expressions qu'ils emploient
, dans les noms qu'ils donnent aux différens peuples
barbares , l'origine et la première trace des nations
qui composent aujourd'hui l'Europe civilisée . Les expéditions
lointaines des Romains sous les empereurs , les
itinéraires de leurs armées fournissent une foule de
données utiles pour compléter ces connaissances ; enfin
le tableau de cette époque se termine par l'exposé des
travaux géographiques de Marin de Tyr et de Ptolémée
d'Alexandrie , qui posent les premiers fondemens de la
géographie mathématique .
Le suprême pouvoir est comme un point d'équilibre ,
où il est moins difficile encore de parvenir que de rester.
Rome toute puissante va bientôt décroître . Ici l'auteur décrit
les migrations volontaires ou forcées des grandes na
MARS 1810 .
77
tions connues sous le nom de Huns , de Goths , d'Ostrogoths
, d'Hérules ; dont la première impulsion , partię
à-la-fois du centre de l'Asie et du nord de l'Europe , se
communiqua de proche en proche aux nations environnantes
, et de secousse en secousse finit par renverser le
colosse romain. Les guerres de ces différens peuples ,
si confuses , si fréquentes , composent un sombre tableau
de barbarie où chacun d'eux figure avec les traits particuliers
de son caractère , toujours mêlé de bravoure ,
d'ignorance et de férocité.
Au milieu de tant de troubles les sciences ne pouvaient
avoir d'asyle : elles allèrent fleurir chez les Arabes
. L'auteur extrait des écrits des géographes de
cette nation ce qui concerne leurs rapports avec le reste
du monde , sur-tout avec l'Afrique , l'Inde , et même la
Chine. Relativement à l'Europe , dont une partie était
déjà chrétienne , ils sont restés dans l'ignorance ; l'esprit
de leur religion leur prescrivait de lamépriser.
Lorsqu'après les guerres du moyen âge le pouvoir fut
fixé dans plusieurs centres ou royaumes particuliers ;
lorsqu'un nouvel état d'équilibre se fut ainsi établi par la
force des vainqueurs et la lassitude des esclaves ; les
peuples du nord qui bordent les côtes de l'Océan et de
la mer Baltique , trouvèrent plus facile d'étendre leurs
rapines sur mer que sur terre , et ils tournèrent leur
activité vers les expéditions maritimes . Ils découvrirent
dans ces voyages l'Islande et le Groenland. M. Malte-
Brun pense même qu'ils connurent aussi l'Amérique
septentrionale , qu'ils désignent sous le nom de Vinland;
et il expose les motifs qui le portent à avoir cette opinion.
Il examine ensuite les travaux des géographes du
moyen âge. Il expose les connaissances nouvelles données
sur la Chine et l'Inde par divers voyageurs , depuis
le douzième siècle jusqu'au quinzième. Il rend compte
des découvertes des Portugais en Afrique et en Asie.
Ici l'état de l'Europe étant fixé , ne présente plus que
des guerres intérieures ; mais point de ces bouleversemens
généraux , causés par des migrations funestes
que la tactique , partout perfectionnée , rend désormais
78 MERCURE DE FRANCE ;
impossibles. Colomb découvre l'Amérique , et les Euro
péens y établissent leur puissance. Comptant sur la
solidité de leurs vaisseaux , sur l'habileté de leurs manoeuvres
, et sur la boussole qui les guide , ils osent faire
le tour de la terre ; ils découvrent la Nouvelle-Hollande ,
les terres Océaniques , et les anciens nuages des fables
Homériques s'évanouissent devant les véritables merveilles
du monde civilisé .
Telle est la série des objets que M. Malte-Brun a
considérés . Nous avons déjà insisté sur la juste mesure
et la saine critique avec lesquelles il les a envisagés .
Son ouvrage , rempli de citations , permet de recourir à
chaque instant aux écrivains originaux , et sous ce rapport
il offrira des secours précieux à ceux qui , voulant
traiter quelques sujets particuliers , auraient besoin de
plus de secours que l'on n'en peut donner dans un pareil
ensemble.
Parmi nos compatriotes , ceux que l'auteur cite le
plus souvent sont D'Anville et M. Gosselin. Il s'est attaché
particulièrement à reconnaître ce qu'il doit aux travaux
de ce dernier. Nous ignorons ce que M. Malte-
Brun a pu emprunter aux géographes étrangers quant au
plan général et aux détails de son ouvrage ; mais il serait
très-injuste de lui en faire un reproche. Dans tout ouvrage
élémentaire l'important n'est pas de dire des choses
nouvelles , c'est de dire de bonnes choses ; et si elles
sont bonnes , il n'arrive que trop souvent qu'elles sont
nouvelles .
Le texte est accompagné de vingt-cinq cartes géographiques
, dressées par MM. Lapie et Poirson , sous la
direction de M. Malte-Brun. Ces deux ingénieurs-géographes
sont déjà avantageusement connus par beaucoup
d'autres publications . Les cartes qu'ils ont faites
pour ce nouvel Atlas sont très - soignées ; mais elles sont
construites sur une échelle excessivement petite , relativement
aux détails qu'elles renferment ; ce qui en rend
l'usage un peu difficile , quoique d'ailleurs elles soient
très -bien gravées . On areproché à la carte de l'Amérique
Méridionale quelques erreurs qu'il faudra faire disparaître
dans une seconde édition , si elles sont reconnues pour
MARS 1810.
79
telles . Du reste , il nous semble qu'il est difficille de rien
voir de plus parfait sous un pareil format.
?
- Quant au style de l'ouvrage , il est généralement ce
qu'il doit être ; non pas éloquent etfleuri comme on l'a
dit dans quelques journaux , ce qui serait une inconvenance
dans un traité de géographie ; mais il est clair ,
concis , et souvent rapide lorsque la marche des événemens
le permet. Cependant on y rencontre quelquefois
de légères incorrections . Par exemple , on ne dit point
des esprits bien nés , mais des esprits bien faits . L'épithéte
de bien né ne s'applique qu'à des personnes . On dit
des personnes bien nées . Dans la description d'Alexandrie
, où le style de l'auteur s'élève avec le sujet , il ne
faut pas dire , ce me semble , « Cette superbe ville dans
>>l'espace assez étroit de quatre heures de pourtour , »
et cette expression de pourtourrevientplusieurs fois dans
l'ouvrage. Le mot de tour suffit . En traçant la marche
des premiers navigateurs pour allerauGroenland , l'auteur
dit qu'ils évitaient une côte entourée de glaces et vue par
le nommé Gunbiorn : le nommé un tel , ne s'emploie
qu'en style de greffier . Ces petites incorrections seront
facilement corrigées dans une seconde édition , que la
bonté de l'ouvrage nécessitera sans doute bientôt. Il est
si difficile d'écrire purement en français , même quand on
est né en France , qu'un étranger ne doit pas s'étonner
de tomber quelquefois dans de petites fautes dont le
long usage peut seul garantir.
En voyant passer devant ses yeux cet amas de révolutions
et de guerres dont se composent les annales du
genre humain pendant quatre mille ans , une réflexion
se présente naturellement à l'esprit. Dans cette foule
de peuples alternativement vainqueurs et vaincus , il y
en a eu de très-puissans qui n'ont pas même laissé de
traces sur la terre . Semblables à des météores rapides ,
on ne sait ni d'où ils partent , ni où ils vont s'éteindre ;
ceux-là seuls ont laissé des souvenirs qui ont eu des
Homère ou des Virgile pour immortaliser leur langage ,
des Hérodote ou des Tacite pour transmettre leur histoire
, des grands hommes de toute espèce pour l'illustrer.
M. H. C. D.
1
80 MERCURE DE FRANCE ,
PLANTES DE LA FRANCE , décrites et peintes d'après
nature par M. JAUME SAINT-HILAIRE (1) .
CET ouvrage a paru par livraisons ; le succès qu'il a
constamment obtenu pendant cinq années consécutives ,
prouve l'intérêt et l'opinion avantageuse des personnes
qui souscrivirent dès les premières livraisons . Une collection
de 400 planches , gravées et imprimées avec le
plus grand soin , exigeait trop de frais d'exécution
pour être continuée et terminée , si les suffrages des botanistes
et des amateurs ne l'eussent soutenue jusqu'à sa
fin . Il serait à désirer que tous les ouvrages publiés par
souscription, eussent le même sort ; mais c'est ce que l'on
voit rarement. Lorsque les premières livraisons parurent,
notre Journal en rendit un compte avantageux ; actuellement
que l'ouvrage est terminé et que son succès a
justifié nos éloges , nous nous contenterons de faire connaître
l'objet que l'auteur s'est proposé , et le plan qu'il
a suivi dans son exécution : « Le goût généralement
répandu , dit- il , de connaître les plantes , diminue souvent
par les difficultés presque insurmontables que leur
nombre présente à la mémoire; on en compte plus de
vingt-cinq mille dans les jardins ou dans les herbiers de
l'Europe. On doit s'apercevoir qu'il n'est plus possible
de les connaître toutes ; la mémoire la plus heureuse ne
suffit plus pour conserver le nom et le caractère distinctif
de chaque espèce , comme dans le siècle de Tournefort
etde Linnæus ; et les ouvrages purement descriptifs sont
insuffisans , parce qu'en observant les plantes , on a eu
besoin de décrire des formes particulières , des organes
auparavant inconnus , et la pauvreté des langues modernes
a arrêté l'observateur . Il a fallu créer des mots
nouveaux , et la langue de la science est devenue une
(1 ) AParis , chez l'auteur , rue des Fossés-Saint-Victor , nº 19 .
Chaque exemplaire de quatre cents planches , et formant quatre
volumes , est du prix de 425 fr . sur papier Jésus , grand in-8° , et de
800 fr. sur papier vélin , format in-4°.
science
MARS 1810 . 81
OT
science elle-même d'autant plus épineuse , que , hérissée
de grec et de latin , elle est présentée à des gens du
monde que rebute tout appareil scientifique , ou à des
cultivateurs à qui il ne faut pas d'érudition; ceux même ont trouve JE LA SE
qui voulaient en faire leur amusement ,
dégoût et l'ennui dans la plus aimable des sciences;
sexe sur-tout , né pour les affections douces , et qui
trouve souvent parmi les fleurs sa plus belle parure a
craint avec raison de charger sa mémoire d'une foule de
mots barbares . J'ai pensé, en conséquence , qu'une colA
lection de figures coloriées des plantes de la France ,
ferait connaître aisément celles qui nous intéressent , et
que les figures , à leur tour , aideraient à se familiariser
avec le langage de la science..... » Et voici comment
l'auteur a exécuté son projet. On trouve d'abord le nom
français d'une plante , la famille , l'ordre et la classe de
Jussieu et de Linnæus dont elle fait partie , son nom
latin linnéen, et les noms qu'on lui donne vulgairement
en France. L'auteur fait ensuite la description de sa tige ,
de ses feuilles , de ses fleurs , etc. Il indique son lieu
natal ou originaire , et l'époque de sa floraison ; il ajoute
ensuite , sous le titre de dénomination , les noms que
la plante a reçus dans presque toutes les langues modernes
, telles que l'allemand , l'anglais , le russe , l'italien
, etc. Le troisième paragraphe est employé quelquefois
à des notes historiques et particulières. Dans le
quatrième , il fait connaître les usages auxquels elle est
employée dans la médecine , dans les arts , et sur-tout
dans la plantation des jardins , des parcs et des forêts .
Dans le cinquième et dernier paragraphe , l'auteur rapporte
les procédés les plus suivis pour sa culture. Duha
mel , Miller , Rozier , Thouin , Dumont-Courset , etc. ,
ont été consultés , comme on peut le voir dans cette cinquième
partie de l'ouvrage , et certes , l'auteur ne pouvait
puiser à de meilleures sources . Quoique possesseur
d'un jardin où il a fait de nombreuses expériences sur la
germination , et qui ont été le sujet de Mémoires lus et
approuvés par l'Institut , un botaniste n'est jamais assez
familier avec la culture des plantes , pour se dispenser de
consulter les maîtres en cette matière. L'auteur indique, 1. F
82 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
en conséquence , les sortes de terres , la situation , la température
, etc. , qui conviennent à chaque plante. Le
style est généralement simple , correct et élégant , autant
que les ouvrages de sciences le permettent. Les figures ,
qui accompagnent le texte , ont été faites par l'auteur
d'après des modèles vivans ; elles ont été gravées et imprimées
sous ses yeux. Quoique soignée dans toutes ses
parties , on ne peut pas mettre cette collection au nombre
des ouvrages de luxe ( reproche qu'on a fait avec assez
de fondement à plusieurs ouvrages modernes sur la botanique
) ; on ne doit pas la confondre non plus avec
beaucoup d'autres ouvrages où les figures , copiées souvent
avec infidélité dans les auteurs qu'on ne cite plus ,
offrent une réunion d'images inexactes et insuffisantes
pour la distinction des espèces . Sous les rapports typographiques
, cet ouvrage ne laisse rien à désirer ; il suffira
, pour justifier notre opinion , d'avertir qu'il sort des
presses de M. Didot l'aîné , rue du Pont-de-Lodi .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
The life of Michel Angelo , etc. Vie de Michel-Ange
Buonarroti , avec ses Poésies et ses lettres ; par Rich .
DUPPA , écuyer. Seconde édition. - Londres , 1807.
Un vol. in-4° .
(SECOND ET DERNIER EXTRAIT.)
MICHEL-ANGE avait défendu avec trop de zèle et de
dévouement sa malheureuse patrie , pour ne pas redouter
la vengeance des vainqueurs . Aussi , quoique l'une des
conditions auxquelles les Florentins avaient capitulé fût
l'amnistie que le pape promettait solennellement d'accorder
aux citoyens qui avaient été du parti contraire à sa
famille , tous ceux qui connaissaient le caractère également
cruel et perfide de Clément VII , s'empressèrent
de se dérober par la fuite aux fureurs dupontife. Michel-
Ange fut de ce nombre , et quelques perquisitions que
l'on fit dans sa maison , et dans tous les lieux où l'on
pouvait présumer qu'il se serait retiré , on ne parvint pas
àdécouvrir son asyle. Enfin , le pape écrivit lui-même
aux magistrats de Florence , et donna parune déclaration
publique les assurances les plus positives qu'il ne serait
rien fait à Michel-Ange , s'il consentait à sortir de sa
retraite , et à terminer les travaux de la Bibliothèque et
du mausolée des Médicis . L'artiste souscrivit à ces conditions
et se hâta de remplir la tâche qui lui était imposée ;
mais il n'éprouvait plus qu'un dégoût invincible pour ces
travaux et une aversion , bien légitime sans doute , pour
ceux qui les lui commandaient. Indépendamment des
tombeaux des ducs Julien (1) et Laurent de Médicis
(1) Une des figures qui décoraient le monument du duc Julien ,
représentait la Nuit endormie ; Jean Strozzi y mit cette inscription :
La notte , che tu vedi in si dolci atti
Dormir,fu da un Angelo scolpita ,
F2
84 MERCURE DE FRANCE ;
qu'il exécuta dans la nouvelle sacristie de l'église de
Saint-Laurent , il fit pour la même église une statue dela
Vierge , tenant le Chrriisstteennfant dans ses bras . Cemorceau
passe pour une de ses plus belles productions en sculpture
; della quale, dit Condivi , giudico esser meglio tacere
, che dirne poco .
Le cardinal Farnèse , doyen du sacré collège, avait
succédé à Clément VII ( mort au mois de septembre
1534 ) sous le nom de Paul III. Ce nouveau pontife n'avait
pas moins que ses prédécesseurs le goût du faste et
delamagnificence, et dès les premiers tems de son règne
il fit appeler Michel-Angepour lui commander des travaux
qu'il avait le projet de faire exécuter. L'artiste s'excusa
enalléguant des engagemens par écrit qui l'obligeaient à
satisfaire le duc d'Urbin neveu de Jules II , qui le pressait
de terminer le monument consacré à la mémoire de ce
pontife. « Quoi! s'écria le saint père avec colère , ce que
j'ai désiré de faire depuis trente ans , aujourd'hui que je
> suis pape , je ne pourrai en venir à bout ! .. Où est-il ce
>> contrat, que je le déchire? » Il semblait assez difficile de
résister à un homme aussi absolu dans ses volontés , et
Michel-Ange jaloux de son indépendance prit la résolution
de se retirerà Gênes . Le pontife, quifutapparemment
informé de son projet, vit bien qu'il fallait avoir recours à
In questo sasso ; e perche dorme , ha vita ;
Destala, se nol credi , e parleratti.
•Cette nuit que tu vois , dont le sommeil a des grâces si touchantes ,
>fut sculptée par un ange sur ce marbre ; elle dort , mais elle est
> pleine de vie. Réveille-la si tu ne le crois pas , et elle te parlera. >
Michel-Ange répondit par les vers suivans :
Grato m'è'l sonno , e più l'esser di sasso ,
Mentre che ' l danno e la vergogna dura :
Non veder , non sentir m' è grata ventura .
Però non mi destar , deh parla basso .
« Le sommeil m'est doux : il m'est plus doux encore de n'être
> qu'une pierre insensible dans ces tems de calamités et d'ignominie :
> ne point voir , ne point sentir , est un bonheur pour moi. Ainsi ,
> garde-toi de m'éveiller.... Ah ! parle bas . »
MARS 1810. 85
des moyens plus doux : il alla voir l'artiste , lui prodigua
les éloges et les caresses . Les cardinaux qui l'accompagnaient
se chargèrent de négocier avec le duc d'Urbin
les arrangemens qui pouvaient concilier ses désirs et ceux
du pape , et après avoir terminé la partie du monument
de Jules II (2) , qu'il devait encore exécuter, notre grand
artiste commença dans la chapelle Sixtine son tableau du
jugementdernier.
Tout ce qui concerne ce magnifique ouvrage est trop
connu et se trouve en trop d'endroits pour qu'il soit
nécessaire de nous y arrêter ici; nous dirons seulement
que Michel-Ange le termina au mois de décembre de l'an
1541 à l'age de 67 ans . C'est à-propos de ce tableau que
le trop fameux Arétin lui écrivait , il mondo ha molti rè ,
edha un solo Michel-Angelo . « Il y a beaucoup de rois
dans le monde , mais il n'y a qu'un seul Michel-Ange . >>>
Il peignit ensuite dans la chapelle Pauline, que l'on venait
de bâtir , la conversion de Saint-Paul , le crucifiement
de Saint-Pierre et divers autres tableaux. Ces derniers
ouvrages lui donnèrent beaucoup de fatigue , et il reconnut
avec douleur que ce genre de travail était désormais
trop pénible pour son âge avancé ; en conséquence il
pria sa sainteté de permettre que le plafond fût exécuté ,
d'après ses dessins , par Perino del Vaga. Mais ce projet
alors suspendu ne fut plus repris dans la suite .
Dans l'année 1546 , Michel-Ange fut nommé par le
pape architecte de la basilique de Saint-Pierre , à la place
d'Antoine de San-Gullo, qui venait de mourir. Il répugnait
à se charger d'un si grand fardeau : mais le pontife lui
(2) La figure de Moïse qui occupait le milieu de ce mausolée placé
dans l'église de San Pietro in vincolo ( Saint-Pierre aux liens ) , est
un des plus beaux ouvrages de Michel-Ange , et produisit la plus
grande sensation. Vasari raconte qu'on vit souvent les Juifs en grand
nombre se presser autour de cette admirable image de leur premier
législateur , et lui adresser leurs hommages . Le Musée Impérial possède
deux statues d'esclaves , qui avaient été destinées à orner le
même monument ; elles sont aussi d'une grande beauté , et c'est
après les avoir vues que Falconnet écrivit : « J'ai vu le Michel-Ange,
> il est effrayant !! ,»
86 MERCURE DE FRANCE ,
;
signifia ses ordres d'une manière qui ne souffrait ni refus ,
ni objections ; il accepta donc ce pénible emploi , mais à
condition qu'il ne recevrait pas d'appointemens , et que
cette clause serait stipulée expressément dans le bref de
sa nomination , attendu qu'il n'entreprenait cette tâche
que par unmotif de dévouement religieux ; que de plus
il aurait le pouvoir de remplacer par d'autres personnes
à son choix tous ceux qui se trouvaient sous ses ordres
et dont il aurait lieu d'être mécontent ; qu'enfin il lui
seraitpermis de faire aux plans et aux dessins de San-Gullo
tous les changemens ou suppressions qu'il jugerait convenables
, et d'y substituer ce qui lui paraîtrait plus simple
ou d'un meilleur style. Le breffut expédié conformément
à ces conventions.
Ce grand édifice , dont Jules II avait posé la première
pierre quarante ans auparavant ( 18 avril 1506 ) , n'était
pas encore fort avancé , quoiqu'on y eût consacré des
sommes immenses , dont la levée avait été le motif ou le
prétexte de ces exactions scandaleuses qui avaient soulevé
contre l'autorité des papes une partie de la chrétienté.
AuBramante qui en avait été le premier architecte , et qui
en avait donné le premier plan , avaient succédé Julien
de San-Gullo , puis le célèbre Raphaël d'Urbin , puis
Antoine de San-Gullo , neveu de Julien , que remplaçait
enfin Michel-Ange. A chacune de ces époques les plans
primitifs avaient été modifiés ou changés . Il paraît, par
une lettre de Michel-Ange que l'on a encore , qu'il avait
la plus haute estime pour les talens du Bramante , et qu'il
aurait adopté son plan avec de très -légers changemens ,
si la difficulté de se procurer l'argent nécessaire pour
l'exécution d'un projet aussi vaste , ne l'eût contraint d'en
résserrer les dimensions pour se conformer à la nécessité
des tems . Il fit donc un nouveau dessin original sur le
modèle d'une croix grecque , et sur une échelle moins
considérable que celle du plan primitif.
On se doute bien que l'envie ne vit pas sans une sorte
de fureur le haut degré de faveur et de crédit où ce grand
artiste était parvenu : il est même facile de deviner.
qu'avec un caractère ferme et une probité scrupuleuse
arrivant à une place où il se trouvait dans la nécessité de
MARS 1810 . 87
réformer une foule d'abus , il dut se faire un nombre
considérable d'ennemis , et c'est ce qui ne manqua pas
d'arriver ; mais il était résolu de tout supporter pour
conduire à sa fin le grand monument qui devait si essentiellement
contribuer à sa gloire , ou du moins pour le
laisser en mourant tellement avancé qu'il ne fût plus
possible de s'écarter de ses plans . Au reste , ses ennemis
se bornèrent à quelques intrigues sourdes et obscures
pendant le pontificat de Paul III , dans l'esprit duquel
ils le voyaient trop bien affermi .
Mais dès les premiers momens du règne de Jules III ,
successeur de Paul (3) , l'envie tenta un effort qu'elle
crut suffisant pour faire tomber tout le crédit de Michel-
Ange , et pour lui ôter la place d'architecte de Saint-
Pierre . Toute cette intrigue était conduite par les deux
cardinaux Salviati et Marcello Cervino. Il y eut une
accusation intentée en forme contre l'artiste , et le pape
le fit comparaître en présence de ses adversaires pour
répondre à leurs griefs . On prétendait qu'il avait rendu
l'église trop obscure en ne faisant que trois fenêtres pour
trois chapelles , dont les murailles commençaient à
s'élever ; et le pape l'invita à répondre à cette objection.
Là-dessus Michel-Ange commença par demander quels
étaient les députés de ses accusateurs . «C'est nous ,>> dit
aussitôt le cardinal Marcello , en se nommant , et montrant
le cardinal Salviati. «Eh bien ! reprit Michel-Ange ,
>> on doit placer trois autres fenêtres au-dessus de celles
>> que vous venez de désigner .- Vous ne nous en aviez
>>> pas prévenus , répliqua le cardinal . -Je ne suis point
>>obligé , reprit aussitôt le vieillard avec assez de cha-
(3) Paul III mourut au mois de novembre 1549 , après un règne de
quinze ans , qui fut signalé par trois événemens remarquables : la
bulle d'excommunication contre Henri VIII , roi d'Angleterre , datée
du30 août 1535 , l'établissement des jésuites en 1540 , et l'ouverture
du Concile de Trente en 1542. Paul III avait peut-être quelques
qualités estimables , mais il eut le tort impardonnable de dissimuler
et d'encourager même par sa faiblesse les turpitudes et les attentats
de son fils naturel Pierre-Louis Farnèse , l'un des plus odieux scélérats
dont l'histoire d'aucun pays fasse mention.
88 MERCURE DE FRANCE ,
>> leur , et je ne serai jamais dans le cas de rendre compte ,
>> ni à votre éminence , ni à aucune autre personne , de ce
>> que j'ai dessein de faire. Vos fonctions sont de fournir
> les fonds , de faire surveiller les voleurs , et deme laisser
› le soin de bâtir l'église de Saint-Pierre . Puis se tour-
>> nant vers le pape , Saint-Père , ajouta-t-il , vous voyez
>> ce que je gagne à tout ceci ; si de pareilles machi-
>> nations ne tournent pas au profit de mon salut , je perds
>> mon tems et ma peine. - Sois sans inquiétude , lui
>>dit le pape en lui frappant sur l'épaule , tu en seras
>> récompensédans cette vie et dans l'autre .>> Et là-dessus
il lui donna les assurances les plus positives de son estime
et de sa confiance .
En effet , Jules III fut , de tous les protecteurs de
Michel-Ange , celui qui lui montra le plus de véritable
affection , et qui avait le plus d'admiration pour ses
talens ; il le consultait sur tous les objets qui pouvaient
être de son ressort . Malheureusement ce pontife n'avait
pas une élévation d'ame qui répondît (4) à sa dignité ,
et l'artiste se tint toujours à son égard dans la mesure
propre à éloigner une familiarité qui n'est jamais sans
inconvénient avec les souverains d'un caractère peu
estimable . Jules III mourut en 1555 , et le cardinal Marcello
, qui était en quelque sorte l'ennemi personnel de
Michel-Ange , fut élu à la place de Jules ; mais il ne
vécut que peu de jours après son élection , et Paul IV
occupa alors la chaire de Saint-Pierre.
Ce nouveau pape n'y porta qu'un caractère sombre et
cruel , et une ambition non moins démésurée que les plus
avides de ses prédécesseurs. Il avait contribué à l'établissement
de l'inquisition à Rome sous le pontificat de
Paul III , et rempli les fonctions d'inquisiteur ; il se
(4) Asonavénement au trône pontifical , il donna un grand scandaleà
toute la chrétienté , en s'empressant d'élever au cardinalat et
decombler des biens de l'église unjeune garçon de seize ans , néde
parens obscurs , et qui n'avait été jusqu'alors qu'un domestique de sa
famille . Les catholiques jetèrent les hauts cris contre une pareille
indécence , et les luthériens , qui étaient alors dans toute la ferveur de
leurzèle antipapiste , ne manquèrent pas de s'en prévaloir...
MARS 1810 . 89
montra, pendant toute la durée de son pontificat, animé
de ce même esprit de fanatisme et d'intolérance ; il ne
s'occupa guère des travaux de l'église de Saint-Pierre ,
et dépensa des sommes considérables pour faire fortifier
Rome , et la mettre en état de résister aux troupes de
l'empereur . Il avaitmême voulu faire effacer les magnifiques
tableaux de la chapelle Sixtine ; et ce ne fut qu'avec
beaucoup de peine que les cardinaux qui avaient plus de
jugement et de goût que lui , parvinrent à le détourner
de ce projet suggéré par un esprit de bigoterie ridicule
et barbare . Il se contenta de faire couvrir les nudités
des figures par Daniel de Volterra , qui , à cause de cette
circonstance , fut surnommé il Braghettone. Il y a eu
peu de pontifes dont l'esprit et les habitudes fussent plus
opposées au caractère et aux sentimens des hommes qu'il
gouvernait. Aussi à sa mort , qui arriva au mois d'août
1559 , le peuple de Rome se livra-t-il aux excès d'une
joie tumultueuse qui ressemblait presque à une sédition .
Sous le règne de son successeur , Pie IV , les arts reprirent
en partie la faveur dont ils avaient joui sous les
règnes précédens . Michel-Ange fit , par l'ordre de ce
pape , les dessins d'une des portes de Rome appelée
Porta Pia , du nom même du pontife , et plusieurs autres
dessins pour les autres portes qu'on avait le projet de
faire bâtir ; deux ans après il fut encore chargé de présider
aux travaux que le pape fit exécuter pour changer
les bains de Dioclétien en une église sous le nom de
Santa Maria degli Angeli. Michel-Ange avait alors
quatre-vingt-sept ans ; ainsi on le vit sans cesse , avec
une activité dont il y a bien peu d'exemples , joindre
d'autres occupations aux travaux assidus qu'exigeait de
lui la construction du grand monument dont il était le
principal architecte ; car ce fut vers ce même tems qu'il
présenta le modèle du dôme de Saint-Pierre .
Cependant l'envie lui suscitait encore de nouveaux chagrins
à la fin de sa carrière , cinsi qu'on le voit par une
lettre de lui au cardinal de Carpi , datée du mois de septembre
1560. « On a dit à votre excellence , écrivait-il ,
>>que les travaux allaient extrêmement mal , et pourtant
>>je puis l'assurer qu'eu égard aux embarras et aux diffi-
1
ga MERCURE DE FRANCE ,
1
>> cultés de toute espèce dont nous sommes environnes ,
>>il est impossible de faire mieux.... Mais comme il peut
>>arriver que par l'intérêt que j'y prends et par l'effet
>>de ma vieillesse je me fasse illusion à moi-même , ce
» qui serait, contre mon intention , très -préjudiciable au
>> succès de cette grande entreprise , j'ai le projet de
>> supplier très-prochainement sa sainteté , et je supplie ,
>>par la présente , votre excellence de me délivrer enfin
>> de ce fardeau que j'ai supporté dix-sept ans par l'ordre
>> des papes , et sans aucun émolument , comme votre
>> excellence le sait . Dans cet espace de tems néanmoins
>> on a pu voir clairement combien les travaux ont été
>>avancés par mes soins ; mais encore une fois je prie
>> votre excellence de m'affranchir de cette peine , elle
>> ne saurait me rendre un plus grand service , etc .>>>
;
Ce ne fut pourtant que deux ans après que la cabale
de ses ennemis tenta un dernier effort pour dépouiller de
son emploi un grand homme dont l'unique tort était de
vivre trop long-tems au gré de ceux qui aspiraient à s'en
emparer; ceci se passait dans l'année 1562 , et le 17 de
février de l'an 1563 Michel-Ange mourut à l'âge de près
de quatre-vingt-neuf ans . Ainsi , dans tous les tems et
dans tous les pays , on a vu l'homme de génie contraint
de lutter , pour ainsi dire , jusqu'à sa dernière heure
contre la malveillance et les intrigues de la médiocrité
jalouse . Au reste , il laissa en mourant l'église de Saint-
Pierre à-peu-près au point où il avait désiré de l'avancer ,
et il ne restait plus qu'à asseoir et à construire le dôme
qui couronne ce majestueux édifice .
,
Il fut d'abord enterré à Rome dans l'église des Saints-
Apôtres , mais l'Académie de Florence supplia le grandduc
Gôme I , de s'entremettre auprès du pape afin que
les restes d'un homme qui faisait tant d'honneur à sa
patrie y fussent déposés , et la translation eut lieu . Tout
ce qu'il y avait à Florence d'hommes distingués par leurs
talens dans tous les genres de littérature et d'arts s'empressèrent
de contribuer à la magnificence des obsèques
qu'on lui fit , et le célèbre historien Benedetto Varchi
prononça , dans cette solennité , son éloge funèbre .
Michel-Ange ne fut pas seulement le premier sculp
1
MARS1810 .
gr
teur , et , avec Raphaël , le plus grand peintre des tems
modernes ; il prit aussi un rang distingué parmi les poëtes
de son tems , et il composa un assez grand nombre de
sonnets , de stances et autres petits poëmes qui furent ,
dans la suite , recueillis et publiés par son petit-neveu ,
appelé Michel-Ange le jeune , auteur lui-même de deux
poëmes d'ungenre fort singulier , ( la Fiera et la Tancia)
mais estimés comme des ouvrages où l'on trouve souvent
beaucoup d'esprit et de finesse , et classés par les littérateurs
italiens parmi les ouvrages qu'ils nomment testi di lingua,
c'est-à-dire , ouvrages faisant autorité dans la langue.
Quant à notre grand artiste , il imita plus particuliérement
dans ses poésiesle goût etla manière de Pétrarque , bien
qu'il eût une admiration profonde pour les poemes du
Dante , (5) son compatriote , dont le génie semble l'avoir
plusieurs fois inspiré dans la composition de ses tableaux .
<<La religion et l'amour , dit M. Duppa , composent le
>>fonds de la plupart de ses sonnets ; il a quelquefois
>> traité les sujets religieux avec beaucoup de succès ,
>>mais il estmonotone ou languissantdans les autres . Un
>>mélange bizarre de platonisme et de théologie méta-
>>physique y tient la place de sentimens plus vrais ;
>>c'était l'esprit de ce tems-là : mais on n'imagine point
>>une véritable passion, quand on ne l'a point ressentie ,
>> et on est bien sûr de glacer et d'ennuyer les autres en
>>leur peignant des sentimens dont on est soi-même peu
(5) Lorsque les Académiciens de Florence présentèrent à LéonX
une requête pour le prier de permettre que les restes du Dante fussent
transférés de Ravenne , où il était enseveli , dans sa ville natale où
ils voulaient lui ériger un monument , Michel-Ange se joignit à eux.
Io Michel-Agnolo , écrivait- il , schultore il medecimo a V. S. sup
plicho offerendo mi al divin poetafare la sepultura sua chon decente é
in loco on orevole di questa città. Cette démande ne fut pas accordée.
On ne saurait trop regretter la perte de l'exemplaire du Dante qui
avait appartenu à Michel-Ange : c'était un grand in- folio avec le
commentaire de Landino , sur'les marges duquel l'artiste avait dessiné,
à laplume , tous les sujets intéressans du poëme. Ce volume fut perdu
avec d'autres effets précieux , dans un navire qui périt eennallantde
Livourne à Civita-Vecchia.
92 MERCURE DE FRANCE ,
>> touché . >> Pour donner à nos lecteurs une idée du talent
poétique de Michel-Ange , nous citerons ici une petite
pièce de vers adressée à l'un de ses amis ( Luigi del Riccio ) ;
et qui nous a paru l'une des plus intéressantes du recueil :
Non sempre al mondo è si pregiato e caro
Quel che molti contenta ,
Che non sia alcun che senta
Quel ch'è lor dolce , a se erudo et amaro ,
Ma spesso al folle volgo al volgo ignaro
Convien ch' altri consenta ,
E mesto , rida dov'ei ride e gode ,
E pianga allor che più felice siede.
Io del mio duol quest' uno effetto ho caro ,
Ch' alcun di fuor non vede
Chi l'alma attrista , o i suoi desir non ode ,
Ne temo invidia , o pregio onore e lode
Del mondo cieco , che rompendo fede ,
Più giova , a chi più scarso esser ne vede ,
E vò per vie non calpestate e sole.
:
« Cequi plaît à la multitude n'est pas toujours si véri-
> tablement utile et précieux au monde , qu'il ne se ren-
>>contre des esprits qui n'y trouvent qu'amertume et
>> affliction : mais souvent onest contraint de se confor-
» mer à l'opinion du vulgaire ignorant et insensé , de
>> partager son rire et sa joie, quoiqu'on ait le coeuracca-
>> blé de tristesse; de paraître affligé , lorsqu'intérieure-
>> ment on éprouve un sentiment de bonheur . Pour moi ,
>>je tire au moins de ma mélancolie ce précieux avan-
>>tage qu'aucun oeil profane ne lit au fond de mon ame
» le sujet de sa tristesse , que personne n'entend ses voeux
» secrets . Ne craignant point l'envie , prisant peu les
>> honneurs et les éloges d'un monde aveugle , qui , tou-
>> joursprêtà trahir sa foi , prodigue ses faveurs aux coeurs
>> faux et perfides , je marche dans des sentiers non
>>frayés et solitaires>. >>
Comme ces poésies ont été rarement imprimées (6) et
(6) Le texte que nous avons sous les yeux , et qui fait partie de
l'ouvrage de M. Duppa , a été imprimé exactement d'après l'édition
MARS 1810 . 93
hese trouventpas communément , qu'il nous soit permis
deciter encore le sonnet suivant, à la louange du Dante :
Dal mondo scese a i ciechi abissi , e poi
Che l'uno e l'altro inferno vide , e a Dio ,
Scorto dal gran pensier , vivo salio ,
E ne diè in terra vero lume a noi ,
ءا
:
Stella d'alto valor co i raggi suoi
Gli occulti eterni a noi ciechi scoprio ,
E n'hebbe il premio al fin che 'l mondo ri
Dona sovente a i più pregiati eroi .
Di Dante mal fur l'opre conosciute ,
E'l bel desio da quel popolo ingrato ,
Che solo a giusti manca di salute :
Pur fuss' io tal ; ch' a simil sorte nato ,
Per l'aspro esilio suo con la virtute
Darei del mondo il più felice stato .
Il descendit de ce monde dans les sombres profon-
> deurs des abîmes , et après avoir contemplé l'un et
l'autre enfer , guidé par sa sublime pensée , il s'éleva
▸jusqu'au trône de Dieu , et sut nous en donner ici-
> bas une lumière véritable .
>>Astre sans prix , ses rayons dévoilèrent à nos yeux
> environnés de ténèbres les secrets de l'éternité , et il
> en obtint enfin la récompense qu'un monde coupable
>>reserve trop souvent aux héros les plus dignes de ses
>>hommages.
>>Ce peuple ingrat méconnut les services du Dante ,
originale donnée par le petit-neveu de Michel-Ange , avec ce titre :
Rime di Michel-Agnolo Buonarroti , racolte da Michel-Agnolo
suo nipote , in Firenze , appresso i Giunti , con licenza de' superiori.
M. DC. XXIII . En 1726 , Bottari donna à Florence une seconde
éditionde ces poésies en un volume in-12 , intitulé : Rime di Michel-
Agnolo Buonarroti il vecchio , con una lezione di Benedetto Varehi ,
edue di Mario Guiducci sopra di esse. M. Duppa avait déjà fait imprimer
ces mêmes poëmes dans la première édition de son ouvrage
(Londres , 1806 , un vol. in-4°. ) Les deux morceaux que nous citons
ici , sont sous les nos CXX et LXXII , et les vers rapportés dans la
première note de ce second extrait , sont sous le n° CXXIV.
94 MERCURE DE FRANCE ,
4
>>et les nobles voeux que formait son coeur ; car il n'y a
>> que l'homme vertueux qui ne puisse échapper à la
>>persécution .
» Oh ! puissé-je lui ressembler ! destiné à un sort
>> pareil au sien , je changerais avec joie le rang le plus
>> éclatant pour son dur exil et pour sa vertu . »
Tel est, en général , le caractère des poésies de Michel-
Ange; des pensées nobles et élevées , un style ferme et
approprié à ces pensées , mais qui n'a pas toujours cet
éclat , cette richesse et cette correction qui ne s'acquièrent
que par des études sérieuses , et par un long exercice
, même lorsque l'on est doué d'un grand talent ; or
il est évident qu'un artiste , dont la vie entière fut consacrée
à de si grands et si continuels travaux , ne put
donner aux lettres que quelques momens de loisir que
lui laissaient par intervalles ses autres occupations .
Ecrire des vers était alors pour lui un nouveau moyen
de répandre au dehors cette surabondance de dons précieux
que la nature lui avait si libéralement départis .
Au reste , si les productions de son génie dans les autres
arts commandent l'admiration , celles de son esprit en
littérature inspirent un sentiment de respect et d'amour
pour sa personne , lorsqu'on apprend par le témoignage
de ses contemporains que ces sentimens si purs et si
généreux , ces préceptes d'une raison si ferme et si
éclairééee qu'on rencontre dans ses écrits , dirigèrent en
effet sa conduite dans tout le cours de sa vie. On aime à
le voir s'écrier , dans quelques stances qu'il composa
sur les délices de la vie champêtre : « O aveuglement
>> de l'avarice ! esprits bas et rampans , qui abusez des
>> biens dela nature .... Dans votre insatiable fureur ,
> vous oubliez combien la vie est courte et combien peu
>>de chose suffit à nos besoins (7) ! >> lorsqu'on sait
(7) O avarizia cieca , o bassi ingegni ,
Che disusate il ben della natura.
Nè v'accorgete in insaziabil foco ,
Che'l tempo è breve , e'l necessario è poco .
Rime. N. CXXXI.
MARS 1810 . 95
NO
ent
des
el
qu'en effet jamais homme ne fut plus sobre et plus modéré
dans ses désirs , et que dans les tems où il se vit le
plus riche , il vécut toujours , disait-il lui-même , comme
s'il avait été pauvre . On aime à le voir s'attendrir sur la
mort de son vieux serviteur Urbino , devenu son ami
plutôt que son domestique , et dire à l'archevêque Louis
Beccadelli dans un sonnet qu'il lui adresse : « Je suis
>> toujours avec vous par la pensée , et je pleure cepen-
>>dant mon bon Urbino , qui , s'il vivait , serait peut-être
» ici près de moi . Tel était mon désir .... Sa mort néan-
>>moins m'avertit , et m'appelle vers un autre chemin ;
>> il m'attend dans le ciel pour y habiter avec lui. » (8)
Mais combien on est plus touché de la vérité de ces sentimens
lorsqu'on lit dans Vasari le trait suivant: « Mi-
>> chel-Ange , causant un jour avec ce fidèle serviteur ,
>> lui dit : Que deviendrais-tu , Urbino , si je venais à
>>mourir ?-Hélas , répondit-il , il faudrait bien que je
>> servisse un autre maître ? - Pauvre garçon , reprit
>>Michel-Ange , j'aurai soin que tu ne sois pas réduit à
>> cette triste nécessité; et sur-le-champ il lui fit présent
>>de deux mille écus . >>
Plein d'enthousiasme pourson art , ilsavait rendre une
justice franche et entière au mérite de ses devanciers et
de ses contemporains . Lorsqu'il vit pour la première fois
les bas-reliefs des portes de l'église de Saint-Jean à Florence
, exécutés par Laurent Ghiberti , il dit qu'ils
étaient dignes d'orner les portes du ciel. En voyant des
tableaux de Masaccio dans une autre église de la même
ville: « Ces personnages-là étaient vivans du tems de
>>Masaccio , s'écria-t-il . >> On lui montra un jour un ta
bleau de Jacques de Puntormo , qui n'avait alors que dixneuf
ans ; « si cejeune homme vit , dit-il , ets'il continue
(8) Perche pensando son sempre con voi ,
Epiango intanto del mio amato Urbino ,
Che vivo , or forse saria costà meco .
Cotal fu'l desir mio ; sua morte poi
Mi chiama e tira per altro cammino ,
Et ei m'aspetta in cielo , a albergar seco .
Rime. N. CXXII.
)
96 MERCURE DE FRANCE ,
à travailler ainsi , il portera son art jusqu'au ciel. »
L'anecdote suivante , rapportée par Vasari , fait voir aussi
combien il était indulgent même pour les artistes les
plus médiocres . Bugiardini , peintre sans aucun talent ,
avait entrepris de faire son portrait; après une séance de
deux heures , le peintre invite Michel-Ange à voir s'il a
saisi la ressemblance : « Comment , s'écrie celui-ci , vous
» avez placé un oeil au milieu de la tempe ?>>> Mais le pauvre
peintre, après avoir bienexaminé son ouvrageet lemodèle
qu'il avait sous les yeux , finit par déclarer qu'il voyait
la chose comme il l'avait rendue. «Eh bien! reprit
>>Michel-Ange avec beaucoup de sang-froid , continuez ;
>> c'est apparemment la faute de la nature. >>>
On peut juger par les faits de divers genres que nous
a fournis l'ouvrage anglais quenousvenons de parcourir,
avec quelle scrupuleuse attention M. Duppa a étudié son
sujet , et jusqu'à un certain point dans quel esprit il l'a
traité. Nous regrettons que les bornes de cet extrait ne
nous permettent pas de traduire , comme nous l'aurions
désiré , ses réflexions générales sur les arts du dessin et
les observations particulières sur les travaux de Michel-
Ange qui se trouventà la fin de l'ouvrage ; elles nous ont
paru , comme nous l'avons déjà dit , pleines de justesse ,
et dictées par un goût sûr et éclairé. Voici comment il
termine ces réflexions : « Ce n'est qu'en étudiant les ou-
>> vrages de Michel-Ange qu'on peutle connaître à fond.
>>Son génie était vaste et austère , quelquefois bizarre et
> capricieux : ce n'est pas toujours un modèle qu'il faille
>> suivre sans précaution ; mais on l'étudiera toujours avec
>>beaucoup deprofit. Ceux qui jusqu'à présent l'ont pris
>> pour guide , n'en ont guère saisi que ces traits saillans
» qui se prêtent à une imitation vague et peu fidèle ;
>>-leurs efforts malheureux n'ont abouti qu'à une sorte de
>>caricature grossière. L'originalité , lorsqu'elle n'a pas
>> sa source dans la nature , ou qu'elle n'est pas le résul-
>> tat du sentiment, peut éblouir pour un tems les yeux
>> du vulgaire ; mais ce qui ne ressemble à rien de ce qui
>> peut être vu ou entendu , mourra bientôt avec son au-
>>teur , quelque ingénieux que soient les moyens par
>> lesquels il tente d'égarer le goût du public. » C'estainsi
que
MARS 1810. 97
en DE LA
SEI
que M. Duppa développe l'épigraphe grecque qui accom
pagne le titre de son livre , et qui s'applique si bien
effet , au grand artiste dont il a écrit la vie : ΜΟΜΗΣΕΤAP
ΤΙΣΜΑΛΛΟΝ Η ΜΙΜΗΣΕΤΑΙ . « On parviendra plutôt àle
>> contrefaire qu'à l'imiter. a THUROT.
5 .
ren
TABLEAU LITTÉRAIRE DE LA FRANCE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE ;
parEUSEBESALVERTE .
Etjam nunc dicat ,jam nunc debentia dici
Pleraque differat , et præsens in tempus omittat.
HORAT . de Arte poet.
AParis , chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype,
rue de Seine , nº 12 .
Ce Discours , présenté l'année passée au quatrième
concours ouvertpour cet éternel Tableau de la littérature
française au dix-huitième siècle , a obtenu une mention
honorable. Leprixn'ayant point étédécerné , l'auteur pouvait
rentrer dans la carrière ; mais il en a été détourné par
des assurances de succès , un peu trop positives peutêtre
, données à l'un des concurrens par M. le secrétaire
perpétuel et ensuite par un membre fort distingué de la
classe. On disait de ce concurrent : « Son triomphe
<<pour être retardé , n'en sera que plus brillant et plus
>>pur , à moins toutefois qu'un concurrent plus habile ne
>> vienne lui disputer la palme qu'il aura été si près de
>> saisir : s'il est permis au public de le désirer , l'auteur
>>du Discours a peu de raison de le craindre. » Ces mots ,
que je mets en italique , M. Salverte les imprime en majuscules
; il les présente comme le motif et l'excuse du
parti qu'il a pris . Il faut convenir quela phrase , très- flatteuse
pour celui qui en était l'objet , était fortpeu encourageante
pour tous les autres , et qu'elle pouvait produire
deux effets également nuisibles à l'éclat même du con
cours , c'est-à -dire inspirer au vainqueur désignéune telle
confiance , que ses nouveaux efforts , dans une nouvelle
lutte , en fussent beaucoup moins soutenus , et en même
tems imprimer à ses émules un tel effroi de sa supério-
G
DIOL, UNNO
98 MERCURE DE FRANCE ,
rité , qu'ils ne crussent pouvoir échapper que par la fuite
àl'humiliation d'orner son triomphe. De ces deux dangers,
lepremier sans doute ne se sera point réalisé , mais
l'autre était presqu'inévitable . J'ignore combien de personnes
se sont retirées de la lice, ainsi que M. Salverte ;
mais je parierais bien que ce n'étaient pas les moins
dignes d'y rester. Je n'ose approuver ni blamer leur conduite.
Comment juger à quel point et par quels motifs il
était difficile que la palme fût disputée ( M. le secrétaire
perpétuel ne dit pas ruvie) à ce concurrent qui l'avait
déjà presque saisie ? Si pourtant cette difficulté était aussi
grande qu'on pouvait l'inférer des paroles d'un écrivain
aussi judicieux , aussi mesuré que l'est M. le secrétaire
perpétuel , doit-on condamner de jeunes écrivains qui ,
sans décliner la juridiction de l'Académie , sans en appeler
à un autre tribunal , se sont mis eux-mêmes hors de
cour et de procès , et se sont réduits à n'ambitionner que
les suffrages du public?
M. Salverte ne nous dit pas qu'il ait ajouté à l'étendue
de son Discours avantde le faire imprimer. Il forme près
de quatre cents pages in-8° : s'il avait cette longueur
lorsqu'il fut envoyé au concours , il était , par cela seul ,
impossible que le prix lui fût adjugé , puisqu'une des
conditions indispensables du concours académique est
que les ouvrages n'excèdent pas une heure de lecture , et
qu'à propos même du Tableau littéraire , M. le secrétaire
perpétuel a plusieurs fois rappelé les concurrens à
la stricte observation de cette loi. Ce n'est point un reproche
que je fais au Discours de M. Salverte , ce n'en
estpas unnonplus que j'adresse au sujet proposé . Beaucoup
de bons esprits ont pensé que ce sujet était de nature
à ne pouvoir être renfermé dans les bornes prescrites
, si, aux innombrables faits littéraires dont il semble
secomposer, onnesubstituait des masses unpeu confuses ,
accompagnées de quelques résultats plus tranchans que
lumineux , et si , par conséquent , on ne laissait indécise
pour la raison l'espèce de question qui sort nécessairement
du programme et de ses circonstances . Mais il ne
faut défier le talent derriieenn : espérons que l'orateur qui
ra êtrecouronné sera parvenu , pour ainsi dire , àrassemMARS
1810.
99
bler beaucoup de substance sous un petit volume , et
aura su allier la profondeur à la rapidité , lajustesse au
mouvement , la force à l'éclat , enfin , la richesse de la
pensée à la pompe de l'expression. Quant à M. Salverte ,
il avu dans le sujet d'un discours le sujet d'un livre ; il
n'a pu , d'après cela , s'assujétir aux rigoureuses lois de la
clepsydre académique , et dès-lors , renonçant à exercer
sur les oreilles d'un auditoire de curieux et de femmes
le charme des traits brillans et des phrases cadencées , il
acherché , dans le savoir , la méthode et la discussion ,
les moyens de plaire aux yeux du lecteur solitaire et instruit.
Il faut une autre manière dejugerpourunouvrage
composé dans d'autres vues. Le public a aussi ses prix
àdonner ; il ne me paraît pas impossible que M. Salverte
en obtienne un.
Si je ne voulais que louer M. Salverte , il me serait
facile de le faire ; pour cela, jen'aurais qu'à emprunter
les propres paroles dont M. le secrétaire perpétuel de
l'Académie s'est servi en parlant de son Discours : « on
y trouve , a-t-il dit, du mouvement , de la chaleur et
>> des morceaux bien écrits et bien pensés . » Quel suffrage
pourrait être aussi flatteur et mieux exprimé que
celui-là ? Mais M. Salverte est digne d'entendre des vérités
plus 'sévères. De quel écrivain dirait-on librement
sa façonde penser , si ce n'était de celui à quil'on ne peut,
quelques fautes qu'il commette , refuser beaucoup de
savoir , de raison, d'esprit , de talent et de bonne foi ?
M. Suard , s'exprimant sur les défauts du Discours deM.
Salverte , adit : « il est diffus ; la marche en est embarrassée
et ralentie par des préparations inutiles; le style
>> manque , en général , de précision , quelquefois même
>>>de correction. >>>Ces défauts n'ont pu être inutilement
reprochés à l'auteur; il a dû s'efforcer d'y remédier , et
il y a réussi en partie. L'incorrection , de tous les vices
du style le plus facile à reconnaître et à effacer , me semble
avoir entièrement disparu de l'ouvrage , ou du moins
n'y avoir laissé que des traces bien légères et en fort
petit nombre. Le manque de précision qui , dans unécrivain
, tient davantage à la nature de son esprit et à la
forme que les idées y prennent , ne pouvait pas être
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
6
aussi aisément réformé. La diction me paraît pêcher encore
par un entassement de circonstances et une profusionde
paroles qui lui ôtent un peu de sa fermeté , de
son élégance et même de sa clarté. Je ne me rends pas
trop bien compte de ce que M. le secrétaire perpétuel a
voulu dire par ces préparations inutiles qui , selon lui ,
embarrassent et ralentissent la marche du Discours . Dans
l'état actuel de l'ouvrage , les choses ne semblent pas préparées
de trop loin , ni trop gratuitement ; l'auteur arrive
assez droit à son objet et le suit sans digressions oiseuses
ou déplacées . Ce qui me paraîtrait un peu ressembler à
des préparations inutiles , ce sont certains préambules
de chapitres ou parties , dans lesquels M. Salverte se
livre à l'apostrophe , à l'exclamation , enfin aux mouvemens
convenus de l'éloquence , afin d'imprimer en quelques
endroits le sceau du genre oratoire à un écrit qui y
répugne , sinon par le sujet , du moins par l'étendue , par
la forme et sur-tout par l'esprit d'examen et de discussion
qui règne dans l'ensemble. Partout ailleurs que dans
ces exordes , le style est fort tempéré ; c'est celui de la
dissertation littéraire , quand il est soutenu , et que , sans
s'attacher à la critique de détail , il s'élève aux considérations
générales. Reste à examiner le plus sérieux , le
plus grave des reproches que le rapporteur de l'Académie
ait faits à M. Salverte, celui qui a pour objet la diffusion,
mot par lequel il faut entendre le défaut d'ordre et
deproportion.
Če serait une apologie indigne d'un écrivain tel que
M. Salverte , que d'alléguer l'excessive difficulté de
coordonner le nombre infini d'objets divers dont se
compose le dix-huitième siècle , sous le rapport littéraire
et philosophique. Deux méthodes seulement s'offraient
au choix des auteurs : l'ordre chronologique et l'ordre
des matières . De quelques formes brillantes que le talent
des orateurs pût revêtir un pareil sujet , il fallait toujours ,
pour classer les hommes et les écrits , adopter la succession
des tems ou la division des genres . L'ordre chronologique
semblait inadmissible , en ce qu'il devait intro-
▸duire un véritable désordre parmi les objets , et sans
*cesse obliger l'écrivain à des pas rétrogrades. La distri-
1
MARS 1810 JOT
:
butiondes matières , faite en raison de l'importance et de
l'analogie , paraissait préférable à tous égards ; et c'est
cette marche-là sans doute que la plupart des concurrens
auront suivie .. Elle avait pourtant , vu la solennité du
genre , un inconvénient assez"grave , celui d'être trop
facile , trop vulgaire , sur-tout trop didactique , et de
nécessiter un grand nombre de ces transitions factices et)
laborieuses qu'au moins' , dans un simple traité , l'on
peut remplacer par des numéros ou des titres de chapitres
. M. Salverte n'a pas désespéré de concilier deux
méthodes que tout autre aurait jugées inconciliables .
D'abord , il a considéré le dix-huitième siècle comme un
individu , etil a comparé aux différens âges de la vie humaine
les différentes périodes qui en ont formé la durée .
La première de ces périodes lui semble caractérisée par
limitation et l'innovation à la fois ; la seconde , par l'invention
; la troisième , par l'action réciproque que les
sciences et les lettres ont exercée les unes sur les autres.t
Cet aspect a quelque chose d'ingénieux et de philoso
phique qui séduit au premier coup-d'oeil ; mais malheureusement
l'inflexible vérité ne se plie pas toujours de
bonne grâce à ces brillans systèmes allégoriques : alors
on l'étend sur le lit de Procuste , on la violente , on la
mutile pour l'ajuster aux formes et aux proportions du
cadre qu'on s'est plu d'avance à dessiner . La littérature
entièred'unenation peut être assimilée à la vie del'homme,
parcequ'ellea comme elle son enfance, son adolescence,
sa maturité , sa vieillesse et sa décrépitude : mais cette
comparaison , juste quand on l'applique à l'ensemble ,
devient nécessairement fausse quand on la transporte à
l'une de ses parties . Où est , où peut être l'enfance littéraire
d'un siècle qui succède à celui de Bossuet , de Gorneille
, de Molière , de Lafontaine , de Racinel, etc.; et
qui , dans ses premières années , compte des hommes
tels queMassillon, J.-B. Rousseau , Fontenelle, Lamotte
et autres ? Vainement M. Salverte s'écrie : « Ne serait-on
>> pas fondé à croire que la division des siècles n'est pas
>> arbitraire ; qu'elle est tracée par le système de numéra-
>>tion des hommes, bien moins que par la main puis-
>>sante de la destinée; que le dix-huitième siècle enfin ,
102 MERCURE DE FRANCE ,
:
>> comme celui qui la précédé , était condamné àramper
» dans l'enfance avantd'atteindre la force de l'âgeviril ? ».
Non , on n'est point du tout fondé à le croire. La division :
séculaire n'interrompt nullement la transmission des fravaux
de la pensée et de l'imagination , non plus que la
succession des hommes de génie , d'esprit et de talent.
Ce qui caractérise l'enfance , c'est l'ignorance et la faiblesse
: comment seraient-elles le partage nécessaire des
héritiers d'un siècle de lumières et de force? Si , à la
suite d'un tel siècle et au commencement de l'autre ,
vous remarquez dans les esprits des symptômes d'affaiblissement
et de corruption , cherchez-en l'explication
dans la nature même des choses et des circonstances;
mais n'appelez point cela enfance, parce que l'épuisement
desgenres et des sujets , l'impuissance d'égaler ceux qui
s'en sont emparés les premiers , et la nécessité qui en
résulte d'abuser des moyens connus ou d'employer des
moyens extraordinaires , appartiennent à l'enfance beaucoup
moins qu'à la vieillesse . Ce qui a contribué sans
doute à tromper M. Salverte , c'est qu'à la naissance du
dix-huitième siècle , il a cru apercevoir dans beaucoup
d'écrivains cette tendance à l'imitation, qui est le propre
de l'enfance et son premier moyen d'éducation. Il est
vrai qu'on faisait , comme dans le siècle précédent, des
tragédies , des comédies , des opéras , des fables , des
odes, etc.; il est vrai encore que dans la tragédie , par
exemple , Campistron , Lagrange- Chancel , Duché et
autres , se portant pour disciples de Racine , l'imitaient
avec l'affectation et la faiblesse d'un enfant qui essaierait
de répéter les pas et les gestes dont un homme fait lui
donnerait l'exemple. Mais qu'en faut-il conclure? Quel
Campistron , Lagrange-Chancel et Duché manquaient de
génie. Voltaire, qui n'en manquait pas , donnait , vers le
même tems , son OEdipe , où il n'imitait personne , mais
où il surpassait Corneille. Bientôt après , il imita volontairement
Racine dans Artémire et dans Mariamne;
mais , dans la suite , il l'imita bien mieux , quoique sans
dessein marqué , lorsqu'il fit Zaïre et Mérope. Selon
M. Salverte , la seconde période du dix-huitième siècle
fut celle de Tinvention . Je ne suis pas encore bien frappé
MARS 1810
delajustessede cot aperçu . On a peut-être fait, dans le
secondtiers de ce siècle , des tragédies et des comédies
meilleures que dans le premier ; mais on n'a point inventé
de genres nouveaux , ni de nouvelles espèces dans des
genres anciens ; ceux-ci seulement ont été traités avec
plus de talent et de succès que précédemment , ce qui
tient encore au génie des hommes et point du tout à
l'époque où ils ont paru. Quant à la troisième période ,
que M. Salverte dit avoir été marquée par l'alliance des
sciences et des lettres , il me semble que , pour commencer,
elle n'avait point attendu que le siècle fût aux deux
tiers de sa révolution , et qu'elle date véritablement de
l'auteur des Mondes et des Eloges des Académiciens .
Au reste , cette troisième période , je l'appellerais plutôt
celle de laphilosophie ; et si je voulais absolument voir
de l'analogie entre elle et cet âge de la vie où la raison
succède à l'imagination , je ne renfermerais pas la quest
tion dans le dix-huitième siècle , mais je l'étendrais à
tous nos siècles littéraires , parce que cet esprit d'analyse
et de discussion , auquel nous sommes arrivés , résulte
de la marche de l'esprit humain pendant tous ces siècles,
etnon pendant le dix-huitième seulement.
Ilme reste à expliquer comment M. Salverte a pu allier
l'ordre des matières à celui des tems ; et c'est ici peut-être
que les inconvéniens de sa méthode se font le plus sentir.
Je prends pour exemple la première partie de l'ouvrage ,
cellequi est consacrée à cette première période du siècle ,
caractérisée par l'imitation . L'auteur y traite successivement
et graduellement de tous les genres dans lesquels .
des écrivains du commencement du siècle ont imité
faiblement ceux du siècle précédent; mais , lorsqu'un de
ces genres ne doit pas être traité dans la suite avec cette
supériorité qu'il appelle invention , il épuise tout de suite
da liste entiène des auteurs qui s'y sont exercés depuis
1700 jusqu'à nos jours . Ainsi , il nomme et juge tous les
fabulistes du siècle depuis Lamotte jusqu'à Florian ,
parce que dans l'intervalle aucun écrivain ne lui paraît
avoir mérité en ce genre le titre d'inventeur ; mais , à
propos des tragiques imitateurs , il ne cite point les premières
pièces de Voltaire , dont quelques-unes, par la
104 MERCURE DE FRANCE ;
date et même par le genre , pourraient appartenir à son
époque d'imitation , parce qu'il regarde Voltaire comme
un tragique inventeur , et qu'en cette qualité il le réserve
pour sa seconde partie . Le genre dramatico-lyrique étant,
selon M. Salverte , un de ceux qui en sont restés à l'imitation
pendant le dix-huitième siècle , Voltaire figure dans
la première partie , et pour la première fois , dans un
groupe formé de tous les faiseurs d'opéras depuis Fontenelle
jusqu'à M. Guillard. C'était sans doute un plan
malheureux que celui qui devait nous montrer Voltaire
auteur de Samson avant Voltaire auteur d'OEdipe et de
la Henriade. Y
Il est juste d'observer que la troisième et la quatrième
parties de l'ouvrage sont dans un ordre beaucoup plus
satisfaisant que les deux premières . L'auteur ayant traité
dans celles-ci à-peu-près de tous les genres qui sont du
ressort de l'imagination et de l'esprit , n'a plus guère à
s'occuper dans les autres que des genres où la science
et le raisonnement dominent. Les objets alors sont
moins nombreux et plus analogues . Si les écrivains sont
encore écartés entr'eux par l'époque de leur existence ,
du moins ils sont rapprochés par la nature de leurs travaux,
et ces espèces d'anachronismes systématiques qui
bouleversent le commencement de l'ouvrage , ne peuvent
plus en troubler beaucoup la fin. La troisième
partie s'ouvre par une histoire complète de la traduction;
l'auteur remarque ingénieusement que cet art , cultivé
avec peu de zèle et de succès durant le dix-septième
siècle , doit peut-être les heureux développemens qu'il
a reçus pendant le dix-huitième , à cette dispute des
anciens et des modernes qui en agita les premières années.
Je regrette qu'en parlant de l'abbé Gédoyn , à qui
il reproche justement l'inexactitude et la négligence de
sa traduction de Pausanias , il ne fasse point mentionde
sa traduction de Quintilien dont la bonté est généralement
reconnue , et que parmi les traducteurs de Cicéron
il ne cite point l'abbé Mongault, qui fit passer avec tant
de bonheur dans notre langue l'inappréciable recueil
des lettres à Atticus . Il parle plus loin des laborieux littérateurs
qui nous ont donné des traductions des deux
OMARS 1810. 105
comiques romains : il araison pour Térence , traduit
exactement par Mme Dacier , et ensuite plus élégamment
par Lemonnier; mais il n'existe d'autre traduction complètedePlaute,
que celles de Marolles , de Gueudeville
etdeLimiers , et franchement aucune des trois ne mérite
d'être mise en ligne de compte. Plus loin encore , au
sujet de la métaphysique et de la critique littéraires ,
l'auteur semble citer comme un ouvrage du dernier
siècle la Pratique du théâtre . Je ne connais sous ce titre
que l'ennuyeux livre de l'abbé d'Aubignac , lequel date
dumilieu du dix-septième siècle. Ou il a paru une nouvelle
Pratique du théâtre qui m'est inconnue , ou M. Salverte
, parlant de celle de l'abbé d'Aubignac , s'est exprimé
de manière à faire croire qu'il parlait d'une plus
récente : ce sont les deux seules suppositions permises
envers un homme d'un savoir aussi étendu et aussi positif
que M. Salverte. On ne rencontre assurément aucune
erreur de fait ni aucune obscurité dans le long passage
dela troisième partie , qui concerne les écrivains connus
sous le nom de philosophes. Il me paraît impossible de
mieux connaître leurs ouvrages et de les juger avec une
plus grande netteté d'opinion et de style. Cette franchise
vraie qui est toujours si commode et souvent plus adroite
que l'adresse même , qui est l'honneur de l'écrivain , qui
...donne de la considération à sa personne , du poids et du
charme à ses écrits , cette franchise qu'on tient de son
ame et que l'esprit ne sait pas imiter , éclate décemment
dans tout l'ouvrage de M. Salverte , et elle y devient
réellement du courage lorsqu'elle s'explique sur les philosophes
et ceux de leurs disciples qui ont brillé par
leurs talens et leurs malheurs dans les orages de notre
révolution. Quand l'auteur s'écrie : « Toi à qui j'ai voué
>> ma vie , ô vérité , reçois mon serment , » il ne fait pas
une apostrophe de commande ; il laisse échapper un
sentiment dont son coeur est rempli .
: Il faut que la franchise , dans ses plus grands excès,
ne puisse jamais nuire qu'à celui-même qui la professe;
elle doit toujours ménager les autres, sous peine de devenirde
l'impolitesse et de la brutalité. Celle de M. Salverte
n'est ni dure , ni farouche ; elle sait ce qu'on doit
106 MERCURE DE FRANCE ,
d'égards aux tems , aux lieux et aux personnes. Les juges
du concours faisaient eux-mêmes partie du sujet qu'ils
avaient proposé : presque tous appartiennent au dernier
siècle par des écrits plus ou moins nombreux , plus ou
moins remarquables ; et ces écrits , il en fallait parler ,
il les fallait apprécier. Le plus inflexible partisan de la
sincérité n'oserait exiger qu'en cette circonstance un
concurrent émît son opinion avec la même franchise
que le ferait un critique indépendant. M. Salverte a donc
loué tous ses juges , mais il y a mis de la mesure , de la
délicatesse , de la pudeur. Par ce moyen, il a singulière
ment adouci pour la modestie des Académiciens , s'il n'a
pu le lui épargner entièrement , le rude supplice que lui a
fait subir cinq années de suite cette continuelle explosion
de louanges obligées , dont chaque membre à son tour
était condamné à s'entendre faire et quelquefois à faire lui
même la lecture en présence de tous ses confrères . Maa
Salverte , qui croyait que M. Mercier , le fléau de Newton
, de Racine , de Boileau et de Raphaël , siégeait à
l'Académie , lui a consacré deux pages qui ne sont assu
rément pas remplies de fadeurs ; mais s'il n'a pas cru de
voir trahir la cause de la raison et du bon goût pour se
procurer un suffrage de plus , il a su du moins censurer
avecune noble politesse le littérateur hérésiarque , et intéresser
son caractère à ne point tirer vengeance des
reproches adressés à son esprit. «Cet auteur est un de
>>mes juges , dit-il en finissant : la liberté avec laquelle
>>je m'exprime, lui prouvera que , si je puis me tromper
>> sur le mérite de ses ouvrages , je ne me trompe pas sur
>> son impartialité .>>>
De tout ce que je viens de dire jusqu'ici , mon opinion
sur le livre de M. Salverte est très-facile à conclure . Ce
livre fait beaucoup d'honneur à son savoir, à son esprit ,
à sa raison et à son caractère : c'est le résultat d'une immense
lecture , élaboré par une saine et profonde réflexion.
Si une pensée plus simple et plus heureuse eût
présidé à l'arrangement des matériaux, ce serait un des
plus solides et des plus nobles monumens élevés à la
gloire littéraire et philosophique du dix-huitième siècle.
AUGERA
MARS 1810. 107
L'ART DE DINER EN VILLE , A L'USAGE DES GENS DE LETTRES .
Poëme en quatre chants.
٠١٠ Savant encemétier,si cher aux beaux-esprits .
Dont Montmaur autrefois fit leçon dans Paris .
BOILEAU , satire I
:
AParis , chez Colnct , libraire , quai Voltaire , au
coin de la rue du Bac ; et chez Delaunay , Palais
Royal , galeries de bois .
4
:
It manque à ce trop long petit ouvrage deux choses ,
plus essentielles que l'auteur sans doute ne l'imagine , la
nouveauté et la vérité . On s'est de tous les tems cru
permis de mordre sur les parasites , qui de leur côté
n'en perdaient pas un coup de dent ; mais , à force d'avoir
mordu , on n'a plus laissé à mordre : et de quoi peut-on
se flatter en ce genre après cette foule de comiques et de
satiriques , tant anciens que modernes, qui ont épuisé la
matière , et qui forcent à les répéter ou à ne rien dire?...
Mais au défaut du neuf il faudrait au moins du vrai ,
car il n'y a que le vrai qui puisse supporter de n'être pas
neuf. Or est-il bien vrai que les gens de lettres sans
exception ( car l'auteur n'en fait point) , soient tous des
gourmands , des parasites , des flatteurs , des miserables
, etc. , etc. ? nous espérons pour son honneur
qu'il n'en pense rien , puisqu'il pourrait à toute rigueur
avoir aussi la prétention d'ètre lui-même un homme de
lettres , d'autant qu'il y en a de plus d'une classe ; mais
nous supposons qu'il aura cru bonnement que cette
petite fiction pouvait lui être passée ou comme une
licence poétique, ou comme une gaieté de carnaval ;
peut-être même aura-t-il su qu'un homme d'esprit disait
quelque part :
Les sots sont ici bas pour nos menus plaisirs ;
et qu'en conséquence il aura conclu modestement que
les gens d'esprit devaient être pour les siens. Or, comme
il présume apparemment qu'entre les hommes d'esprit il
n'en trouvera jamais de meilleure composition que ces
bonnes gens de lettres , de sont ceux-là qu'il attaque , et
4
1
108. MERCURE DE FRANCE ,
Dieu sait avec quelles armes ! il en emprunte à tous les
anciens et à tous les modernes ; il en cherche dans les
lieux communs les plus communs , bien sûr de les ennoblir
en les destinant à un aussi noble emploi. On
croira , peut- être , que parmi tant d'innocentes victimes ,
leur agresseur inconnu en choisit une ou deux , tout au
plus , pour montrer ce qu'il sait faire ; non, il ne veut pas
que personne échappe : c'est l'armée entière des gens de
lettres qu'il rassemble au fondde sa pensée, et qu'ilforme,
pour ainsi dire , en colonne pleine , afin de la mitrailler
à son plaisir. Quelques moralistes un pen rigides pourraient
trouver à redire à l'intention , et c'est en vain
qu'on leur répondrait , en faveur de l'auteur , que les
coups ne portent point ; il espère sûrement bien le contraire
, et d'ailleurs , quelqu'éventée que soit la poudre ,
est-il permis de tirer sur le monde ? 11
Nous n'avons l'honneur de connaître le poëte en question
, ni de près , ni de loin , et nous aimons à supposer
que c'est ici la première explosion d'un très-jeune talent,
parce que la jeunesse sert à la fois d'excuse à l'audace et
à la faiblesse ; mais alors pourquoi notre jeune espiègle
n'a-t-il point consulté quelqu'ami en âge de
raison ? Ce galant homme , sans doute , n'aurait pas
manqué de lui dire : Méchant enfant , tu bats ta nourrice.
Ces gens de lettres que tu attaques sans distinction ,
sont tes premiers bienfaiteurs ; ils ont donné leurs soins
à tes jeunes années ; ils ont dirigé tes études ; ils ont
guidé , ils ont soutenu tes premiers pas dans la carrière
; car, sans leurs leçons , sans leurs conseils , on ne
parvient pas à faire des vers..... même comme les tiens .
Si tu ne leur dois pas davantage , crois-moi , ce n'est
point à eux qu'il fallait t'en prendre ; on ne passe point
la mesure du vase , on ne fait point tenir un fleuve dans
une cruche .
La cause est malheureusement si belle , qu'on rougirait
de la plaider, et que ce serait allumer de la bougie
pour montrer le soleil. Nous ne prétendons certainement
pas soutenir que les gens de lettres soient tous parfaits ;
le poëte en question prouve le contraire , et mieux peutêtre
qu'il ne s'en flatte. Mais le grand défaut qu'il leur
MARS 1810 .
rog
reproche , un défaut capital à ses yeux , et qu'il regarde
comme un vice... le croirait-on? c'est le défaut de fortune.
Hélas ! monsieur l'auteur , puissiez-vous les en
corriger tous !
............. Et eris mihi magnus Apollo.
Mais vous auriez de la peine , parce qu'il y en a plus
d'un chez qui ce malheureux défaut-là est volontaire , et
qui pensent , dans leur orgueil , avoir toujours mieux à
faire que de s'enrichir . Cependant ce défaut même dont
ils ne disconviennent point , notre accusateur trouve encore
moyen de l'exagérer. En effet, tout homme , tant
soit peu digne du nom d'homme de lettres , a dû nécessairement
recevoir une éducation tant soit peu soignée
. Or, comme dans ce bas monde on n'a rien pour
rien, et que toutes les cultures entraînent des frais ,
jusqu'à celle de l'esprit , cette éducation annonce d'ordinaire
qu'on ne sort pas des classes les plus indigentes ;
car il est probable que celui qui a eu de quoi étudier , doit
avoir à-peu-près de quoi vivre. Nous savons néanmoins
qu'on a vu des esprits appelés à la gloire en dépit de la
misère, et qui ont brisé par leurs propres forces les dures
entraves qui semblaient devoir à jamais les retenir : mais
de tels hommes sont plus riches que les riches , plus
nobles que les nobles; et ceux-là , certes , ne tomberont
pas plus dans la bassesse que des aigles dans la boue.
Au reste , quand il existerait encore dans les basses
classes de nos colléges des écoliers assez novices pour
s'amuser des antiques gentillesses dont cette nouveauté
fourmille , ils reconnaîtront en grandissant ,
que les auteurs ont de tout tems préféré leur cabinet
, leur grenier à la meilleure table. Les choses
parlent d'elles - mêmes , et rien que leurs portraits à
presque tous suffisent pour démentir leur accusateur.
Regardez Sénèque , le Dante , le Tasse , Pétrarque ,
Pope , Montesquieu , Barthélemy , et sur-tout Voltaire :
en bonne foi , sont-ce là des figures de parasites , des
faces de gloutons ? ne ressemblaient-ils pas plutôt à autant
de squelettes dont les ames étaient déjà passées dans
l'Elysée?
MERCURE DE FRANCE ,
N'importe , si nous en croyons M. ***, soit besoin ,
soit gourmandise , les gens de lettres n'ont de salut ,
n'ont de félicité qu'à la table des riches ; c'est là qu'il
aime à se les représenter comme autant de guerriers
scandinaves, assis après leur mort à l'éternel banquet
d'Odin , nageant dans la joie , et payés de leurs travaux
par une éternelle bombance. On dirait même que , tout
en feignant d'en vire , M. *** ne serait pas trop fàché
d'être de la partie : car il nous décrit cette chère merveilleuse,
cette longue suite de plats , ces sauces piquantes,
ces mets succulens , ces excellens morceaux , plutôt
en amateur qu'en censeur , etde manière à faire admirer
son appétit au moins autant que son goût .
Enfin , vous en reviendrons toujours à dire , comme
dans je ne sais quel opéra comique :
Demandez-moi pourquoi, pourquoi cette colère ,
et contre les gens de lettres , et contre les riches qui sont
ici également bien traités . Les uns sont une bande d'écornifleurs
, de flatteurs , de drôles ; les autres sont un
tas de faquins , de fripons , d'imbécilles . Quoi done !
M. *** est-ce que les pauvres riches auraient eu le malheur
de se passer de votre société et de ne pas vous faire
l'accueil que vous méritiez , peut-être même que vous
désiriez ? Ah ! sans doute , ils voient à présent ce que
c'est qu'un poëte irrité :
,
Genus irritabile vatum .
Ou bien est-ce que ces sottes gens d'esprit auraient eu
l'indiscrétion d'assiéger votre table ? Alors , vous ne pouviez
mieux vous y prendre pour vous en débarrasser ;
et, après le plat que vous leur servez , je doute qu'ils y
reviennent. Ou plutôt est-ce que vous ne pardonneriez
pas aux riches d'être plus riches que vous , et aux hommes
de lettres plus hommes de lettres ? Car il faut bien
qu'il y ait en vous je ne sais quelle maladie secrète , je ne
sais quelle humeur peccante , pour avoir tant de peine à
digérer les bons dîners que les uns donnent et que les
autres font.
Quant à nous , qui ne nous vantons pas d'être
assez hommes de lettres et encore moins assez ,
MARS 1810.
riches pour nous regarder comme personnellement intéressés
dans la querelle , nous allons de nouveau jeter un
coup-d'oeil sur l'ouvrage , sans humeur ni faveur , absque
irâ et studio , et nous faisant un point d'honneur d'être
justes , même envers qui ne le serait pas .
Nous pourrions nous dispenser de parler du plan ; car,
à vrai dire , il n'y en a point. Ce sont huit à neuf cents
vers appartenant en partie à messieurs tels et tels , et en
partie à l'écrivain , et disant tous à-peu-près la même
chose. On a eu l'heureuse idée de les partager en quatre
divisions à-peu-près égales pour leur donner un faux air
depoëme en quatre chants, sans trop s'embarrasser de
la coupe et des repos que les règles de l'art exigent en
pareil cas . Mais qu'est-ce que les règles de l'art pour qui
s'est mis autant au-dessus de celles de la bienséance ?
Cherchez un tailleur assez sot pourvous faireunhabit
à crédit , et puis cherchez un riche assez sot pour vous
offrir sa table ; flattez le tailleur , flattez le che, flattez
la dame , flattez les valets ; n'épargnez ni fadeurs , ni
mensonges , ni bassesses : voilà le précis de ce beau travail
, que l'entrepreneur a jugé à propos de couronner par
un éloge des Lettres champenoises et une insulte àl'Institut.
D'après le canevas , qui , pour la décence et les égards ,
n'est encore rien en comparaison de la broderie , il
paraît que M. *** désire au moins autant se faire des ennemis
que des amis; et, s'il poursuit, nous osons lui
prédire qu'il réussira . On dirait que son projet est de
détacher les riches des gens de lettres et les gens de lettres
des riches : c'est une grande entreprise , mais qui se borhera
peut-être à détacher les uns et les autres de lui .
Nous avons promis d'être justes , nous le serons , et
nous ne refuserons point à l'auteur de cette petite brochure
une versification assez facile,une gaiété assez sontenue
, une diction quelquefois assez élégante , une plaisanterie
quelquefois assez légère , et de tems en tems des
pensées ingénieuses qui seraient dignes de se trouver en
meilleure compagnie. Cette parodie de prologue , au
commencement du second chant , n'est point , à beaucoup
près , sans grâce ni sans esprit :
Omes amis ! fuyez , fuyez le mariage ;
MERCURE DE FRANCE ,
/
C'est un état fort triste et peu fait pour le sage..
Quels terribles secrets , que de soins , que d'ennuis ,
Sombre tyran des coeurs , il entraîne après lui !
A son joug odieux sachez donc vous soustraire ;
Laissez faire les sots , ils peupleront la terre.
:
Al'endroit où il est question d'imaginer une généalogie
pour Mondor, nous avons remarqué ce vers :
Pour prix de ses diners , donne-lui des aïeux.
1
Ceux-ci peuvent encore être cités . L'auteur conseille
d'attendre , pour hasarder les flatteries les plus absurdes ,
que le vin de Champagne ait commencé àcirculer :
Alors tu peux tout dire , alors tout est souffert ;
Tel doute à l'entremets , qui croit tout au dessert .
Mais sur-tout rien de plus gai que ce petit échantillon de
la littérature de Mondor , siégeant à sa table et discourant
au milieu de ses amis :
Messieurs , je vous l'ai déjà dit ,
,
CeVoltaire entre nous n'était pas sans esprit.
Je le voyais souvent et le trouvais aimable ;
Il m'a lu son Irène , elle est fort agréable :
Sa lettre à l'archevêque est un joli morceau
Jen'endisconviens pas ; je fais cas de Rousseau ,
SonEmile a du bon , et sa Mérope est belle ;
Mais pourquoi publier cette horrible Pucelle?
Je vous le dis encore , à tous nos grands auteurs
Je préfère Piron , il respecte les moeurs ;
८
Estimable écrivain ! sa Didon , ses Cantiques
Nepeuvent offenser les oreilles pudiques.
Hé, Messieurs , sans les moeurs , les moeurs du bonvieux tems,
Que deviendrait la bourse ? ......
C'est assez montrer notre impartialité à un auteur qui
semblait en dispenser ; nous allons faire plus, et lui prouver
notre intérêt. Abjurez la satire , lui dirions-nous si
nous leconnaissions : on ne saittrop si elleajamais euune
grande utilité ; mais son tems est passé , et d'ailleurs elle
est si rarement de bonne foi ! Si c'est la haine du vice ,
si c'est le zèledu bien qui vous anime , que pouvez-vous
espérer après Horace , Juvenat , Régnier , Boileau et
Tinapprochable Molière? Il n'est pas clair cependant qu'ils
alent
९ MARS 1816.M 113
aient beaucoup avancé le perfectionnement de la société:
mais , croyez-moi , ce qu'ils n'ont pas fait en ce genre
est infaisable , et prouve seulement que nous sommes incorrigibles
. Si au lieudece but sublime vous n'aspirez qu'à unpeu de gloire , sachez que celle qu'on attend de lameson LA
SETN
,
chanceté finit tôt ou tard par être bien chèrement payée
et qu'on se pique aux orties dont on fouette les autres.
Enfin , renoncez au genre burlesque dont on ne peut
attendre aucune renommée et même aucune estime:
cette parodie éternelle des beautés les plus consa
crées prouve qu'on ne les sent point assez ; elle
porte presque toujours avec elle une apparence de derision
plus ou moins indécente , et tient de la profanation
. C'est d'ailleurs l'annonce ordinaire d'un talent
faible ; j'ai pensé dire ici parasite , qui ne trouve en luimême
ni son appui , ni son aliment. On en rit , direzvous.
Oui ; mais souvent on rougit d'en rire. Il en est
comme de ces plaisans de profession à qui on trouve ,
dans la chambre , une habileté merveilleuse à rendre
les intonations , les gestes , le jeu de visage , la contenance
des plus célèbres acteurs ; mais transportez ces
mêmes histrions sur un véritable théâtre , le charme a
disparu , et vous les verrez , pour la plupart , d'une
faiblesse pitoyable ou risible . Pourquoi cela ? c'est que
singer n'est pas imifer , et que contrefaire n'est pas faire.
1223
BOUFFLERS .
A
19
ば
41.
raz
LS
MOTOVARIETESI
CHRONIQUE DE PARIS.
:
tros si ob
Amesure que l'on voit s'avancer le printems , on se livre
avec plus d'ardeur aux derniers plaisirs de l'hiver; les bals,
les concerts se multiplient au point que les amateurs les
plus ardens ont de la peine à faire face à tout; il estmême
assez difficile de concevoir comment y résistent quelquesunes
de ces dames qui depuis deux mois ne se couchent
guères ayant cinq heuresdu matin , et se montrentquelque
fois tropiiss bal's dans la même nuit. Il est assezprobable
que tant de fatigues délicieuses doivent altérer la fraîcheur
de leur teint , mais pour s'en assurer il faudrait les voir de
à
1
114 MERCURE DE FRANCE ,
jour, etc'est une faveur qui n'est pour l'instant réservée qu'à
leurs maris .-Au nombre des bals les plus brillans de la
saison , on cite avec un éloge particulier ceux qu'a donnés
S. Exc . l'ambassadeur d'Autriche ; toutes les délicatesses
du goût , toutes les recherches de l'élégance et du luxe ont
été prodiguées dans ces fêtes que l'on peut regarder comme
le prélude de celles qui se préparent.
C'est la dernière fois de cette année que nous aurons à
parler des bals etdes masques , on nous pardonnera donc
de nous arrêter un moment sur des portraits grotesques qui
doivent occuper une place dans le grand tableau de la capitale.
La double files des voitures de masques qui couvre
pendant les jours gras la longueur du boulevart ,se divise
le soir , et distribue cette foule de personnages comiques
dans les différentes réunions nocturnes de Paris : le Prado
la Redoute , Frascati , le Retiro , l'Ermitage et le Tivoli
d'hiver en attirent la plus grande partie , mais vers deux
heures tout va s'engouffrer pêle-mêle au bal de l'Opéra , et
c'estdans ce moment qu'il faut à l'homme le plus agile ,
d'après le calcul d'un habitué , une heure trente-trois miminutes
environ , pour arriver du vestibule au fond du
théâtre où se trouve placé l'orchestre.Après avoir visité le
temple et les chapelles du dieu du Carnaval , ceux qui
veulent avoir une idée complète du culte qu'on lui rend , ne
manquent guères de visiter le Grand Salon , dans la nuit
du Mardi-Gras. C'est là que les amateurs de cette grosse
gaieté , de cette ivresse du peuple qui plait tant à Figaro ,
peuvent venir observer la nature , non telle que l'a vue le
Guide ou Raphaël , mais telle que la représente Téniers et
Van Ostade. Au lieu de cette foule de dominos , dont le
premier aspect attriste par la monotonie , vous trouvez au
Grand Salon tous les genres de déguisement burlesquement
confondus ; le chiffonniery donne le bras à une dame
de la cour , et le grand-ture y jette le mouchoir à une ravaudeuse
: là , plus de gavote , de bolero , plus de contredanses
même , mais un branle immense , où tout le monde
est admis à figurer jusqu'au moment où le Vestris du lieu
se présente avec sa partenaire , pour danser lafricassée,
milien des acclamations d'une assemblée aussi bruyante
et presqu'aussi bien composée quele parterre de nos théâtres
unjour de première représentation .
au
-On vend à tous les coins des rues une petite brochure
intitulée , Journal du Carnaval , dont l'auteur doit être
l'homme le plus triste du monde à en juger par les efforts
qu'il fait pour paraître gai : dans ce journal du Carnaval
:
MARS 1810 115
qui pourra être de quelqu'utilité le jour des Cendres ,
on annonce plusieurs établissemens nouveaux , entr'autres
celui des Soirées économiques , amusantes etsentimentales ,
où plusieurs salles décorées avec magnificence seront destinées
à satisfaire les différens goûts de MM. les abonnés :
ceux qui pensent , avec je ne sais plus quelle petite fille
élevéedans un souterrain , que les yeux ne sont faits que
pour pleurer , assisteront à la lecture des Epreuves du sentiment
, ou d'un moderne opéra-comique ; on lira pour ceux
qui tiennent encore à rire , Mon oncle Thomas , et quelques
fragmens de telle ou telle tragédie à succès : on formera le
style des autres , en analysant les beautés de toute espèce
dont brillent la Pucelle de Chapelain et ... Il faut
laisser à la malignité le soin de suppléer à cette réticence.
Si l'on voulait se donner la peine de pénétrer les intentions
de l'auteur de ce pamphlet , peut- être découvrirait- on qu'il
a voulu fairela critique d'un établissement littéraire qui de
puis vingt ans répond à ses détracteurs , par des succès entourés
de quelques ridicules , qu'il était bien facile de rele
ver avec plus degaieté et d'esprit .
-Le théâtre Faydeau va nous donner , ce Carême , une
joliepièce de Carnaval.AprèsM.Des-Bosquets, nousverrons
éclore les Roses de M. Malesherbes ; ce magistrat célèbre
fait insensiblement son chemin sur la scène ; après avoir
fredonné des couplets de vaudeville , il va s'élever jusqu'à
l'ariette : espérons que nous l'entendrons un jour au théâtre
Français, parler enfin un langage digne de lui.us
4
-Le dernier concert de M. de la Marre , à la salle Olympique
, n'a pas eu moins de succès que les précédens : M.
Baillot, dans un concerto de viottv , a particulierement enlevé
tous les suffrages : on a entendu avecune extrême plaisir
une scène italienne chantée par Mlle Woarnier, jeune
élève du Conservatoire , et M. de la Marre a fait preuve
d'un admirable talent , dans l'exécution d'un bien mediocre
concerto .
2
-
2015
Mme Branchu , qu'une esquinancie tenait depuis
quelques semaines éloignée du théâtre dont elle est le principal
ornement , a voulu faire preuve de zèle en remontant
sur la scène avant que sa santé fût entièrement rétablie ; il
en est résulté pour cette excellente actrice une rechute
plus grave que la maladie même , dont on ne peut encore
assigner le terme , quoiqu'on ait cessé d'en craindre les
suites . Peut-être , en recherchant la cause des nombreuses
affections de gorge ou de poitrine dont les acteurs , et prin-
:
146 MERCURE DE FRANCE ,
cipalement ceux de l'Opéra , sont attaqués depuis quelques
années , la trouverait-on dans la suppression des poëles du
théâtre , qu'une surveillance , très-bien entendue d'ailleurs ,
acru devoir écarter du voisinage des décorations ; il n'en
pas moins vrai cependant, qu'une actrice , pour l'ordinaire
très-légèrement vêtue , chez laquelle une action vive , une
émotion violente , quoique feinte , vient de provoquer une
transpiration subite , et qui se trouve forcée , par la nature
de la situation dramatique où elle se trouve , de rester une
demi-heure en scène , dans une immobilité absolue , il n'e'n
est pas moins vrai , disons-nous , que dans ce cas l'atmosphère
glacée du théâtre peut avoir sur la santé des acteurs
une influence très-dangereuse . N'est-il aucun moyen de
concilier ensemble les précautions contre l'incendie et conla
péripneumome ? Cela vaudrait la peine d'v songer.
se
De Français né malin créale Vaudeville. Boileau se
servirait aujourd'hui d'une autre épithète pour qualifier
certains anfeurs qui donnent pour lés coryphées du
genre,Dentranffes malices répandues dans leur dernière
pièce , on nous dit qu'on voit en France des moulins au
Meu d'académies , des écuries au lieu d'opéras . Quel atticisme
!quel choix d'excellentes plaisanteries ! et qu'avec
de pareils titres on est bien en droit de briguer une place
dans les académies dont on parle !
La mante des paradoxes menace d'envahir notre litté-
Fafure, efpour peu que cela continue on en viendra bientôt.
à soutenir , comme le Damis de la comédie du Méchant,
que rien n'est vrał sur rien. Jusqu'ici l'on s'était imaginé
que la mythologie des Grecs était une source inépuisable
d'images riantes et gracieuses , que l'Amour et son bandeau
, Vénus et sa ceinture , les grâces , les nymphes et les
muses offraient à l'imagination une galerie de tableaux
enchanteurs , voilà qu'un auteur connu par beaucoup d'autres
romans , nous prouve en arabesques , que les Athéniens
étaient le peuple le plus mélancolique de la terre , et
que ses fables sont ce qu'il y a de plus triste au monde.
Nous avons tous été élevés dans la conviction que la
Chine était un pays civilisé de tenis immemorial ; on nous
assure aujourd'hui que llaa nnation chinoise ne remonte pas
au-delà du tems des Croisades OC® SB
11
Bacon , Montaigne , Locke , J. J. Bousseau , et autres
gens de cette espèce qui ont écrit sur l'éducation des enfans
, sont tous partis du principe qu'il fallait, autant que
possible; instruire l'enfance en l'amusant, et pour nous
servir despropres mots de l'auteur des Essais , enmieler les
>
MARS 1810.
bords du vase que l'instituteur lui présente. Ecoutez certains
docteurs du jour , cette méthode n'est bonne qu'à
propager l'ignorance et la sottise : avant de prendre aun
parti, informons-nous du procédé qu'on a suivi pour leur
éducation. Quoi qu'il en soit , les auteurs de toutes ces
belles découvertes auront bean faire , ils n'atteindront
jamais , dans ce genre , à la célébrité de Linguet qui fit
un livre pour prouver que Tibère était le meilleur des
hommes, etque le pain étaitle plus dangereux des poisons .
Autre découverte ! MM. Bourgogne et Lamégie , chỉ-
mistes-pharmaciens , las de fabriquer toutes ces drogues
au moyen desquelles on débarrasse un Etat du superfin de
sa population , emploient depuis six mois leurs alambics
et leurs cornues à l'analyse du café Moka . Ces habiles manipulateurs
sont parvenus à le préparer sous toutes les
formes ; cette graine arabique se trouve chez eux en quintessence,
en sirop , en pastilles , en tablettés , en extrait , en
pâte et même en bonbons , de sorte qu'un amateur peut ,
après son diner , trouver sa demi-tasse dans sa bonbonnière.
2
MODES. Pour robes de femmes la levantine est l'étoffe
la plus universellement adoptée ; on l'emploie en négligé ,
en demi-parure , et même en robe de bal. Le génie de
Leroi , engourdi depuis quelque tems , vient de se réveiller
avec plus d'éclat que jamais etnos élégantes compatriotes
jouiront bientôt des élucubrations de cet artiste célèbres
En attendant , les coiffures les plus nouvelles sont des diadêmes
de plumes à la mexicaine , ou des résilles très
serrés , formant une espèce de capotte lamée en or ou en
argent ; les fleurs ont reparu avec les premiers jours de
mars , non sur la tête , en guirlande , mais en touffes
pour garnitures de robe,- Les hommes ont quitté
les karricks , les redingottes , et même les spencers ; les
gilets de Cachemire , que nos fashionables du premier
ordre avaient abandonnés depuis long-tems , ont tout-à- fait
disparu . Le collet de l'habit baisse chaque jour de quelque
ligne , et le revers s'alonge dans la même proportion. La
culotte de peau est toujours de bon ton le matin , avec les
bottes à retroussis jaunes ; mais, écuyer ou non, les épés
rons sont de rigueur, La couleur des voitures les plus
nouvelles est citron-foncé ; plusieurs de celles quel Lop
achève pour les jours de Longchamp , seront de couleur
lilas et amarante , 2
A
Si l'on's on se plaint avec raison que la mode a trop souvent
118 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
de l'influence sur les choses sérieuses , on trouvera du
moins tout simple celle qu'elle exerce en ce moment sur
les jeux. La bouillotte est décidément réléguée dans les
provinces , c'est le quinze et le biribi qui la remplacent .
Le boston et le reversis , dont la tradition s'était conservée
tau Marais , se jouent depuis quelques mois dans les salons
les plus brillans de la Chaussée-d'Antin ; mais le jeu par
excellence , celui qu'on préfère à tout , c'est l'écarté : il a
cet avantage qu'onll''aapprend en un moment, qu'on lejoue
àdeux , et qu'il procure tout naturellement , au milieu de
la plus nombreuse compagnie , l'occasion d'un entretien
particulier. Y.
SPECTACLES .- Théâtrede l'Opéra-Comique.-M. Desbosquets
, opéra comique en un acte.
Parmi les nombreuses licences que donne le Carnaval ,
je ne crois pas que celle d'ennuyer soit comprise , et c'est
malheureusement de celle-là que l'auteurde M. Desbosquets
s'est le plus constamment prévalu . Il faut être juste cependant
; sa faute n'est point volontaire ; ses intentions étaient
bonnes ; il voulait nous amuser et ne s'est trompé que dans
le choix des moyens . Il a cru qu'il suffisait d'un incroyable
suranné , d'un valet niais , d'un revenant , d'une procession
de baillis précédés du serpent de la paroisse , pour
mettre le public en belle humeur , mais rien de tout cela
n'a opéré. L'intrigue était trop invraisemblable ; l'absence
de l'art et la précipitation du travail se faisaient trop remarquer
, et ces défauts n'étaient rachetés hi par le mérite du
dialogue , ni pardes couplets piquans . Le musicien ne s'est
montré ni plus plaisant ni plus original que le poëte . Le
public a cependant écouté leur composition avec cette indulgence
que le Mardi-Gras autorise : ou attendait à chaque
instant quelque scène bouffonne digne de récompenser la
patience que l'on avait eue. Mais à la chûte du rideau ,
cette attente n'ayant point été remplie , l'indulgence s'est
changée en rigueur. On a sifflé , et les amis , avec tout leur
zèle à demander les auteurs , ont bien obtenu que l'on
relevât la toile et qu'un acteur s'avançat jusqu'à la rampe
pour les nommer ; mais là leur influence s'est évanouie ,
et les sifflets ontpris le dessus avec une supériorité si grande
que l'acteur , sans avoir pu articuler une parole , s'en est
allé comme il était venu. Ainsi s'en ira M. Desbosquets
lui-même , dont il serait au moins inutile d'entretenir plus.
long-tems nos lecteurs .
こ
POLITIQUE.
PARIS.
Un manifeste donné à Saint-Pétersbourg a précédé la
publication d'un nouveau réglement sur la forme de l'administration
générale de l'Etat. Les règnes de Pierre-le-
Grand et de Catherine avaient donné lieu à des ordonnances
importantes ; mais les guerres que la Russie a eu à soutenir
, les révolutions politiques extérieures ont empêché
de coordonner ces statuts sur un plan général et uniqu
Cependant l'exemple des travaux de Napoléon au milieu
de ses glorieuses entreprises guerrières ne pouvait pas être
perdu : la Russie a dějà une première partie de son code
civil , l'autre suivra de près des réglemens, sur diverses
parties se préparent , manaiiss il était instant de régler l'organisation
du conseil même où la loi s'élabore . Tel est l'objet
d'une déclaration qui a paru le premier de cette année . En
même tems le travail des commissaires chargés de la
fixation des lignes de démarcation s'avance. Les Russes
ont pris une forteresse turque sur les bords de la Mer-
Noire : cet événement a quelqu'importance. Sur le Danube
on reste dans l'inaction , et on croit toujours à des
négociations sous la médiation de la France,
ABerlin les résultats présumés de la mission de M. de
Krusemarck à Paris ont produit le même effet. Les mesures
pour le blocus continental se renouvellent avec vigueur.
On croit que les trois places prussiennes occupées
par les Français ne seront pas occupées , et que Magdebourg
sera le quartier-général d'un corps nombreux français
et confédéré.
La convention de mariage entre S. M. I. l'Empereur
des Français et roi d'Italie , et S. A. I. l'archiduchesse
Marie-Louise , fille aînée de S. M. I. , a été signée le 7
février par les plénipotentiaires , le prince de Schwarzenberg
et le duc de Cadore , ministre des affaires étrangères
de France. L'échange des ratifications de cette convention
a eu lieu le 15 de ce mois , à Vienne , entre le comte de
Metternich-Winnebourg , ministre d'Etat et des affaires
étrangères , et le comte Otto de Mosloy , ambassadeur
de France .
120 MERCURE DE FRANCE
Des millions d'hommes , dit la Gazette de Vienne , bénissent
ces liens , qui leur font pressentir l'avenir le plus
heureux. Le prince de Neufchâtel , vice-connétable de
l'Empire français , doit arriver dans cette résidence vers le
commencement du mois prochain , pour faire la demande
solennelle .
S. M. I. a ordonné que cet événement , si important
pour les deux Empires , serait célébré avec une magnificence
conforme à la grandeur de la circonstance et aux sentimens
élevés du monarqué et du père le plus tendre .
Le prince Paul Esterhazy est parti pour recevoir l'ambassadeur
de France sur la frontière de la monarchie , et
le complimenter.
Les fêtes les plus brillantes se disposent à Vienne pour
la réception de l'ambassadeur de France. Le départ de
S. A. I. Marie-Louise paraît fixé au 8 de ce mois . Immédiatement
après les fêtes et cérémonies du mariage , le 4 ,
l'archiduchesse fera une renonciation authentique pour elle
et sa postérité à tous les Etats héréditaires d'Autriche :
le8, la tradition de la princesse aura lieu dans les formes
les plus solennelles : elle trouvera à Braunau un corps de
lagarde impériale française , les Dames du palais désignées
à cet effet par l'Empereur , et les autres personnes de sa
maison : elle sera accompagnée par Mme de Lazauski ,
jusqu'ici grande maîtresse de sa maison , et qui à Paris
doit prendre rang parmi les Dames du palais.
:
L'allégresse est au comble dans Vienne ; les fêtes publiques
et particulières s'y succèdent ; l'espérance et la confiance
renaissent à-la-fois . Les Français qui y sont demeurés
ne peuvent être étrangers aux témoignages de ces
sentimens du peuple de Vienne; ils ne sont plus seule
ment traités comme des hôtes , dont le propre est partout
de se faire bien recevoir , mais comme des amis , des alliés ,
dont les intérêts et les voeux doivent être désormais communs
aux deux nations . Le crédit , cette pierre de touche
de l'opinion , se rétablit d'une manière inespérée . L'amélioration
du cours dans toutes les villes d'Allemagne a été
dans une progression étonnante. Le papier d'Autriche y
est aujourd'hui demandé , après avoir été si long-tems
repoussé ; il semble qu'il soit revêtu d'une signature nouvelle
, dont l'immense crédit lui ait rendu, toute sa valeur .
Des mesures financières sont prises pour que cette amélioration
ne soit pas passagère , et pour que l'Etat en
recueille les fruits .
Il n'y a point de nouvelles de Cadix. Les feuilles an
1
COMARS 1810 . 121
:
glaises ne connaissent encore que l'entrée des Français à
Séville , et ils en firent à regret les plus funestes consé
quences : comme on se demande ce que font leurs soldats
sur la frontière du Portugal pendant que l'armée impériale
s'enfonce dans la péninsule , elles expliquent leur inaction
par l'activité et l'ensemble des dispositions françaises sur
un autre point.
e
: 1
« Les 8º et 9º corps français , dit le Traveller, étaient à
Burgos et à Valladolid ; ils se réunissent au 6º pour marcher
contre le Portugal . Ces corps réunis formeront au
moins 50,000 hommes , qui seront probablement sous les
ordres de Junot; les journaux précédens nous ayant appris
que le duc d'Abrantès était parti de Paris pour prendre le
commandement du 8 corps. Nous ne saurions espérer un
heureux résultat de la résistance de nos troupes , dont le
nombre est comparativement bien faible ; et quels secours
doit-on attendre des Portugais ?
Les nouvelles les plus récentes que nous ayons de
Cadix ne vont que jusqu'au 6 de ce mois. A cette époque ,
lacrainte des Français avait engagé um si grand nombre
de personues à se réfugier dans cette ville , qu'on s'est vu
obligéde fermer les portes à la foule des supplians ; et on
raconte , entr'autres , que vingt-sept religieuses d'un couventvoisin
ont prié en vain , pendant trois jours , de leur
permettre d'entrer dans laville. Beaucoup de ces nouveaux
arrivés ont été forcés par les autorités publiques de quitter
laville parmer ; ils ont fait voile pour Gibraltar , mais on
croit qu'on refusera de les admettre dans cette forteresse.
Les fortifications des châteaux de Sainte-Catherine , de
Malta-Gorda et de Saint-Louis ont été détruites le 31
janvier. On avait de grands soupçons contre plusieurs des
personnes revêtues de l'autorité à Cadix , et on les supposait
en connivence avec la junte : ces soupçons ont été
confirmés par la découverte d'une immense quantité d'habillemens
et d'autres fournitures qui avaient été envoyés
d'Angleterre pour le service de l'armée espagnole , et qui
sont restés entassés dans les magasins, tandis que les troupes
en avaient le plus pressant besoin
An surplus les Anglais jugent eux-mêmes avec une
grande sagacité , et expliquent avec une franchise assez
donable leur position en Espagne. Lear armée , disent-ils ,
s'est trop livrée au repos et àl'inactivité ;des maladies l'ont
ravagée : elle a fait unrouvement vers le Nord; la faim et
la soif l'y ont déterminée , plus que l'approche même de
l'ennemi. L'avant-garde , qui doit rencontrer les premiers
122 MERCURE DE FRANCE ,
!
corps du duc d'Abrantès , est à peine composée de sept à
huit mille hommes. La réserve est à Abrantes même : il
ya lieu d'espérer que dans sa retraite elle laissera au duc
dece nom au moins une garde d'honneur. Ce qu'il y a
de rassurant , c'est la multitude de transports répandus sur
la côte , toujours prêts à ramener en Angleterre et l'armée
et les alliés à sa solde : pour résister aux Français qui s'avancent,
ce serait le cas de brûler ses vaisseaux ; mais brûler
ses vaisseaux , appartient à une tactique peu usitée parmi
les généraux anglais .
En Catalogne une nouvelle diversion a été tentée , et de
nouveau le corps du maréchal Augereau a été inébranlable :
cemaréchal fait, de Gironne , en date du 23 février, le rapportde
lajournée de Wich, comme del'un des faits d'armes
en Catalogne qui fait le plus d'honneur aux troupes françaises
.Après la retraite de Blake , un nouveau général ( son
nom est Odamel ) , a réuni ses forces à Moya, 12 mille hommes
de troupes de ligne espagnoles et suisses , 1200 chevaux
étaient réunis sous ses ordres à des nuées de paysans et de
miquelets , et tous ses efforts étaient combinés pour anéantir
la division Souham, qui , sous cet habile et brave officier ,
a soutenu dans cette partie du théâtre de la guerre tant
de luttes inégales et glorieuses . L'attaque de l'ennemi a été
vive , tous ses efforts pour enfoncer la division ont été rendus
nuls par le feu de l'infanterie française ; sa tentative
pour déborder la division a été repousséepar une charge de
cavalerie audacieuse et décisive. Dans cette circonstance ,
le général Souham a reçu un coup de feu à la tempe ; il est
en danger de perdre l'oeil , mais sa blessure n'est pas mortelle
; malgré une blessure aussi douloureuse , cet officier
était à cheval à la tête de sa division une heure après
son pansement , et la commanda jusqu'à la fin de la journée.
Le général de brigade Augereau l'avait momentanément
remplacé avec une habileté et un sang-froid qui lui
ont mérité les éloges de l'illustre maréchal dont il a l'honneur
de porter le nom.
Cette journée est décisive pour l'armée de Catalogne ;
de long-tems l'ennemi ne sortira de ses montagnes pour
l'inquiéter. Il a eu près de 4000 hommes hors de combat,
et plus de 3000 prisonniers , déjà en route pour la France.
Les équipages , les ambulances , l'artillerie , les munitions
et 500 chevaux ont formé le butin du vainqueur. Les troupes
italiennes employées au blocus d'Ostalric , se sont aussi
distinguées dans cette journée , où elles ont reçu l'attaquo
de 5000 hommes. La division Verdier pendant ce tems ban
MARS 1810 . 123
layait la côte et faisait disparaître une junte insurrectionnelle
qui dirigeait ces mouvemens ...
LeMoniteurpublie , dans toute leur étendue , les pièces
relatives à l'expédition de l'Escaut , communiquées aux
deux chambres ; il annonce même les enquêtes et interrogatoires
. Les événemens principaux ont été trop long-tems
Pobjet de l'attention publique pour que les détails en doivent
trouver ici leur place; mais on ne saurait trop reconnaître
la prévoyance qui , dans une affaire de cette importance
, assure aux historiens des matériaux d'autant plus
précieux , que sur le vice du plan général , le mauvais choix
du tems et des lieux , les dissensions entre les chefs , l'insuffisance
des moyens , leur mauvaise direction , et les
pertes de toute nature éprouvées par l'escadre et l'armée,
les documens résultent des aveux mêmes de l'ennemi , et
des dépêches de ses généraux.
Cependant , parmi ces pièces , il en est une qui n'était
point connue , et qui , avouant le but réel de l'expédition ,
doit être ici consignée ; ce sont les instructions royales données
à lord Chatam ; ony lit :
<Ayant jugé convenable de vous nommer pour commander une
divisionconsidérable de nos armées que nous avons ordonné d'assembler
et de transporter sur l'Escaut , poury attaquer et détruire la force
navale et les établissemens que l'ennemi.accumule si rapidement dans
les eaux de cette rivière , dans l'ile de Walcheren et à Anvers : vous
aurez soin en conséquence , au reçu de ces instructions de notre part ,
devous rendre avec nos dites troupes à la destination ci-dessus mentionnée
, et d'y mettre à exécution les ordres suivans , en vous réunissant,
pour cet effet , avec le commandant de nos forces maritimes qui
vous accompagnent dans cette expéditions .
> Vous songerez que cette expédition combinée a pour but de
prendre ou de détruire les vaisseaux de l'ennemi , soit ceux qui sont
sur le chantier à Anvers et à Flessingue , ou ceux qui sont à flot dans
l'Escaut . La destruction des arsenaux et celle des chantiers à Anvers ,
Terneuse et Flessingue ; la conquête de l'ile de Valcheren et le soin
de rendre désormais, s'il est possible , l'Escaut impossible et impraticablepour
la navigation des vaisseaux de guerre, font partie également
de ce que vous avez à tenter.
› Si l'ennemi vous rendait impossible d'atteindre les buts ci-dessus
exprimés , en rassemblant des forces assez considérables pour rendre
la persévérance , dans l'exécution de ces projets , incompatible avec le
salut de l'armée; dans ce cas vous ferez les plus grands efforts , de
concert avec l'officier qui a le commandementde nos forces maritimes .
pour de ces différens points en exécuter autant que les circonstances
pourront vous le permettre , et aussitôt que vous aurez complété ces
services ou ce qui en est praticable , vous prendrez immédiatement les
mesures nécessaires pour rembarquer l'armée et la ramener enAngleterre
.
Ily a lieu de croire qu'après la publication d'instructions
124 MERCURE DE FRANCE ,
semblables, les Anglais n'auront plus le ridicule de parler
de diversion , de secours à l'Autriche , et du dessein de la
débarrasser d'une partie des forces françaises dont elle
était pressée . Les ministres et les journaux pourront à
cet égard établir telles suppositions qu'il leur plaira ; mais
les instructions restent. Elles soufpatentes; l'ennemi destructeur
de notre marine s'y montre à découvert et s'y
montre seul ; l'allié de l'Autriche n'y est absolument pour
rien. Au surplus , les journaux du nord parlent en ce moment
d'une nouvelle et fameuse expédition anglaise. Cette
fois il sera possible , peut-être , de leur demander sur quel
point ils prétendent faire diversion ...
14
Un acte impérial d'une haute importance , vient d'être
communiqué au sénatconvoqué à cet effet sous la présidence
du prince archichancelier de l'Empire : le prince Eugène ,
vice-roi d'Italie , prince de Venise , est élevé au titre de
grand-duc de Francfort ; les termes du message de S. M.
au sénat , font connaître les motifs de cette disposition politique
, et les conditions auxquelles elle doit s'accomplir.
« SÉNATEURS , les principes de l'Empire s'opposant à ce que le
sacerdoce soit réuni à aucune souveraineté temporelle , nous avons
→dû regarder comme non avenue la nomination que le Prince-Primat
avaitfaite du cardinal Fesch pour son successeur. Ce prélat , si dis-
› tingué par sa piété et par les vertus de son état , nous avaitd'ailleurs
> fait connaitre la répugnance qu'il avait à être distrait des soins etde
→ l'administration de ses diocèses . 19
> Nous avons aussi voulu reconnaître les grands services que le
→Prince-Primat nous a rendus , et les preuves multipliées que nous
avons reçues de son amitié . Nous avons ajouté à l'étendue de ses
> Etats , et nous les avons constitués sous le titre de grand duchéde
Francfort,Il en jouira jusqu'au moment marqué pour le terme d'une
> vie consacrée à faire le bien. 1
> Nous avons en même tems voulu ne laisser aucune incertitude
→sur le sortde ces peuples, et nous avons en conséquence cédé à notre
>>cher fils leprince Eugène-Napoléon tous nos droits sur le grand-
→duché de Francfort. Nous l'avons appelé à posséder héréditairement
cet Etat après le décès du Prince-Primat , et conformément à ce qui
> est établi dans les lettres d'investiture dont nous chargeons notre
cousin leprince archichancelier de vous donner connaissance..
Il a été doux pour notre coeur de saisir cette occasion de donner
un nouveau témoignage de notre estime et de notre tendre amitié à
un jeune prince dont nous avons dirigé les premiers pas dans la car-
→rière du gouvernement et des armes ; qui , au milieu de tant de cir-
> constances , ne nous a jamais donné aucun motifdu moindre mécon-
→tentement. Il nous a , au contraire ,secondé avec une prudence au-
➤ dessus de ce qu'on pouvait attendre de son âge, et dans ces derniers
tems , il a montré , à la tête de nos armées , autant de bravoure que
> de connaissance de l'art de la guerre . Il convenait de le fixer d'une
manière stable dans le haut rang où nous l'avons placé.
3
MARS 11810 . 125
›Elevé au grand-duché de Francfort . nos peuplesd'Italie ne seront
>pas pour cela privés de ses soins et de son administration ; notre
›confiance en lui sera constante , comme les sentimens qu'il nous
>porte. >
Donné en notre palais des Tuileries , le rer mars 1810.
D'autres actes ont été encore publiés . Le premier est un
longdécret relatif aux majorats et à l'institution des récom
penses héréditaires. Le siége des majorats devra être une
maison d'habitation de la valeur de deux années du reves
nu dumajorat. Les princes du sang et les princes grands
dignitaires pourront faire mettre sur les portes des maisons
d'habitation qu'ils occupent à Paris : Palais du prince de ....
Les princes de l'Empire et les ducs pourront faire placer :
Hôtel du prince de ........ Hôtel du duc de ..... Les comtes
et les barons pourront aussi faire placer : Hôtel du comte
ou du baron de ...... mais en vertu d'une autorisation spé
ciale , et pourvu que le revenu du majorat s'élève à
100,000 fr. Les ducs seuls pourront placer leurs armoiries
sur les faces extérieures des édifices et bâtimens composant
leurs hôtels . Le fils d'un titulaire de majorat portera le
fitre inférieur à celui de ce majorat. Les fils puînés des
titulaires porteront celui de chevalier. Les dues , comtes ou
barons dotés en pays étrangers par la munificence impériale
, devront aliener leur dotation dans l'espace de vingt
années au moins , afin de réacquérir des domaines dans
l'intérieur de l'Empire . L'Empereur se réserve d'accorder
le titre de chevalier de l'Empire à ceux de ses sujets qui
auront bien mérité de l'étaf efdutrône .
Sro
Un autre décret est relatif aux prisons d'Etat. Il en fixe
le nombre à six, détermine leur organisation , leur régime ,
leur surveillance , et tend à assurer aux détenus tous les
moyens de garantie et de justice qu'il leur est possible de
désirer. Le préambule du décret fait connaître les classes
des détenus auxquels il s'applique : il importe de le citer.
•Considérant qu'il est un certain nombre de nos sujets détenus dans
les prisons de l'Etat , sans qu'il soit convenable ni de les faire traduire
devant les tribunaux , ni de les faire mettre en liberté;
> Que plusieurs ont à différentes époques attentéà la sûretédel'Etat;
qu'ils seraient condamnés par les tribunaux àdes peines capitales , mais
quedes considérations supérieures s'opposent à ce qu'ils soient mis en
jugement ; น . SOH 0978
Que d'autres , après avoir figuré comme chefs de bandes dans les
guerres civiles , ont été repris de nouveau en flagrant délit , et que
des motifs d'intérêt général défendent également de les traduire devant
lestribunaux;
› Que plusieurs sont , ou des voleurs de diligences ou des hommes
126 MERCURE DE FRANCE ,
habitués au crime , que nos Cours n'ont pu condamner, quoiqu'elles
eussent la certitude de leur culpabilité , et dont elles ont reconnu que
l'élargissement serait contraire à l'intérêt et à la sûreté de la société ;
> Qu'un certain nombre ayant été employé par la police en pays
étranger, et lui ayant manqué de fidélité , ne peut être ni élargi, ni
traduit devant les tribunaux sans compromettre le salut de l'Etat ;--
> Enfin que quelques-uns appartenant aux différens pays réunis, sont
des hommes dangereux qui ne peuvent être mis en jugement , parce
que leurs délits sont ou politiques , ou antérieurs à laréunion , et qu'ils
nepourraient être mis en liberté sans compromettreles intérêtsde l'Etat;
> Considérant cependant qu'il est de notre justice de nous assurer
que ceux de nos sujets qui sont détenus dans des prisons d'Etat le sont
pour causes légitimes , en vue d'intérêt public et non par des considérations
et des passions privées ;
> Qu'il convient d'établir , pour l'examen de chaque affaire , des
formes légales et solennelles ;
> Et qu'en faisant procéder à cet examen , rendre les premières décisionsdans
un ccoonnsseeiillprivéet revoir de nouveau , chaque année , les
causes de la détention, pour reconnaitre si elle doit-être prolongée ,
nous pourvoirons également à la sûreté de l'Etat et à celle des
citoyens , etc. , etc. , etc. , etc.
Suivent les dispositions du décret qui ordonne toutes
les mesures nécessaires à la sûreté des détenus , leur garantit
aussi une existence honnête , un bon entretien , une
indemnité journalière ; outre cet entretien , leur assure
tous les moyens de faire entendre leurs réclamations , en
ordonnant spécialement la visite des prisons d'état par un
conseiller d'état , nommé à cet effet , au moins une fois
par an.
Dimanche dernier le sénat a été admis à l'honneur de
porter aux pieds du trône ses hommages et l'expression de
ses sentimens à l'occasion du mariage de S. M. On pense
que dans une séance secrète le corps législatif a arrêté qu'il
solliciterait la même faveur. 1
A la même audience S. M. a reçu des députations de
divers colléges électoraux ; rien n'est plus intéressant , rien
n'est plus propre à porter au sein des départemens l'espé
rance ou la consolation , ou une émulation toujours utile ,,
que ces audiences où le souverain daigne se mettre en
communication, et presqu'en contact avec ses peuples qui se
présentent à lui par l'organe de leurs principaux citoyens .
Aussi les réponses émanées du trône dans ces circonstances
, sont- elles écoutées avec une sollicitude respectueuse
, et confiées avec soin aux mémoires les plus fidèles :
les départemens les attendent avec l'intérêt le plus vif : souvent
elles sont pour eux des titres de gloire , ou des titres
àde nouveaux bienfaits .
MARS 1810 .
127
Cette fois l'Empereur a reçu les députations de l'Hérault
, de la Haute-Loire , de Montenotte .
Il a répondu à la première :
Ce que vous me dites , au nom de votre département ,
me fait plaisir : j'ai besoin de connaître le bien que mes
sujets éprouvent; je ressens vivementleurs moindres maux;
car ma véritable gloire , je l'ai placée dans le bonheur dé
la France. C
A la Haute-Loire :
Je vous remercie des sentimens que vous m'exprimez ;
si j'ai confiance dans maforce , c'est quej'en aidansl'amour
demes peuples.
Ala députation de Montenotte :
Le nom que porte votre département réveille dans mon
coeur bien des sentimens . Il me fait souvenir de tout ce
que je dois de reconnaissance aux vieilles bandes de ma
première armée d'Italie . Un bon nombre de ces intrépides
soldats sont morts aux champs d'Egypte et d'Allemagne ;
un plus grand nombre soutiennent encore l'honneur de
mes aigles , ou vivent dans leurs foyers couverts d'honorables
cicatrices. Qu'ils soient l'objet de la considération
etdes soins de leurs concitoyens , c'est le meilleur moyen
que mes peuples puissent choisir pour m'être agréables . Je
prends un intérêt spécial à votre département. J'ai vu avec
plaisir que les travaux que j'ai ordonnés pour l'amélioration
de votre port , et pour vous ouvrir des communications
avec le Piémont et la Provence , s'achèvent.
18
Le Prince-Primat est retourné dans ses Etats : il y a lieu
deprésumerqu'il sera de retour à Paris pour le mariage de
S. M. On compte aussi sur le retour des rois de Bavière ,
de.Westphalie , de Naples , et sur celui des princes et
princesses de la famille, en ce moment absens de Paris .
Au passage du roi de Bavière à Strasbourg , une fête magnifique
lui a étédonnée par le corps municipal.
- M. d'Alberg , neveu du Prince-Primat , a donné sa
démission de la place de ministre de Bade; il vient fixer
sa résidence en France .
-Le roi de Westphalie élève à Cassel une statue à son
auguste frère , fondateur et protecteur des royaumes confédérés
.
داد
52
-On donne pour certain que le cercle duTyrol , dit de
228. MERCURE DE FRANCE , MARS 1816 .
l'Adige, sera distrait du royaume de Bavière et réuni à
celui d'Italie .
-Le général Ordenner est nommé gouverneur du château
de Compiègne , oùl'on présume que l'Empereur va
se rendre.. dis
Les préparatifs pour les fêtes du mariage se pressent
avec la dernière activité , à l'arc-de-triomphe de l'Etoile ,
aux Champs-Elysées , aux Tuileries et au Luxembourg. 1
-Il y a eu hier , jeudi , cercle et spectacle à la cour dans
les petits appartemens; le spectacle se composait de l'opéracomique
le Roi et le Fermier.
-
2
Mercredi , la Comédie française a donné Nanine
suivie de Brunehaut; il est résulté de cette disposition accidentelle
que l'Empereur a assisté à llaa représentation entière
de Brunehaut , dont il n'avait pu voir deux jours auparavant
que le cinquième acte .
La
29
porte Saint-Denis est entièrement restaurée eett à
découvert : cette restauration importante exécutée avec
beaucoup de goût , et un respect senti pour les beautés de
l'art à quelqu'époque qu'elles appartiennent , est due à
Thabile architecte M. Célérier .
On a
:
19
ST
trouvé à Mont-de - Marsan de très-vieilles
chartes , sous les débris d'un château d'un des suzerains
du pays elles sont très -curieuses pour l'histoire de la
contrée ; l'une d'elles stipule au nom d'un vicomte de
Marsan,,comme souverain , les entières libertés de l'église
gallicane ; ces chartes seront dépouillées et publiées.s
-Une place vaque en ce moment parmi les quarante
de l'Académie française. Les principaux candidats sont
MM. Lemercier auteur d'Agamemnon, Alex, Duval ,
auteur du Tyran Domestique et du Chevalier d'industrie;
Saint-Ange , depuis long-tems sur les rangs comme tra
ducteur d'Ovide ; Noël , auteur de livres classiquesestimés ;
Parseval , auteur des Amours épiques ; Aignan , traducteur
de l'Iliade , auteur de Polyxene et de Brunehaut ; Lacretelle
, historien des derniers règnes et de la révolution.
F
3
AVIS. On annonce sous presse , pour paraitre incessamment,
VoyagePolitique et commercial aux Indes Orientales , aux tles Phi
lippines , à la Chine , avee des notions sur la Cochinchine et le Tonquin,
pendant les années 1863 , 1804 1805 1806 et 1807; par
M. Félix Renouard de Sainte-Croix , ancien officier de cavalerie au
service de France , et chargé par le gouverneur des iles Philippines de
la formation des troupes pour la défense de ces iles . Chez MM. Clament
frères , libraires éditeurs .
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLII . - Samedi 17 Mars 1810.
POESIE.
STROPHES , traduites de l'Epithalame de Manlius et de
Junie , dans Catulle.
DEPT
DE
LA
5.
cen
Tor qui , de sa famille
Conduis la jeune fille
A
Aux bras de son époux ,
Habitant d'Aonie ,
Hymen fils d'Uranie ,
Viens au milieu de nous .
1
Viens en habit de fête ,...
Des roses sur la tête
Et ton voile à la main ,
Accours d'un pied folâtre
Où brille sur l'albâtre
L'or de ton brodequin.
Dans ta danse légère
Frappe du pied la terre ,
Agite ton flambeau;
Que de ta.chevelure
L'or flotte à l'aventure
Sur ton riche manteau .
[
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
Plein d'un joyeux délire ,
Hymen , saisis la lyre
Et chante à haute voix ,
Car en ce jour Junie
AManlius unie
Subit tes douces lois .
Elle t'attend tremblante ,
Parée et ressemblante
A la belle Cypris ,
Quand de pudeur rougie
Du juge de Phrygie
Elle reçut le prix .
Tel un myrthe d'Asie
Exhale l'ambroisie ,
Et , blanchi de ses fleurs
Qui ne font que d'éclore ,
Brille aux feux de l'aurore
Tout baigné de ses pleurs.
Oui , laisse Aganippide
Verser l'onde l'impide
Lemurmure et le frais ;
Des grottes de Thespie
Descends , viens de Junie
Couronner les attraits .
Tout cède à ta puissance ,
Tout rit à ta présence ,
Odouce Déité;
Lavieillesse t'adore ,
Tremblante elle t'implore
Poursa postérité.
Lapudeur sans ceinture ,
Se voilant la figure ,
Telivre ses attraits ;
L'innocencenaïve
Vient , l'oreille attentive ,
Epier tes secrets .
Viens-tu serrer toi-même.
Le noud du diademe ?
MARS 1810. Сим 131
.
Des nouveaux souverains
Les trônes s'affermissent
Et les sceptres fleurissent
Dans leurs puissantes mains.
Qu'on ouvre le portique!
Une vierge pudique
S'avance à pas tremblans :
Voyez comme rayonnent
Les flambeaux que couronnent
Leurs feux étincelans !
Parais , nouvelle épouse ,
Dont la pudeurjalouse
Retarde encor les pas ;
Dissipe tes alarmes
Et cesse de tes larmes
D'arroser tes appas .
Des liquides demeures
D'où la troupe des Heures
Vient ouvrir l'Orient ,
Jamais fille plus belle
N'avu sortir pour elle
Unjour aussi riant.
Telle estune hyacinthe
Qu'Aurore même a peinte
De ses riches couleurs :
Sa tête purpurine
Avec grace domine
Tout un parterre en fleurs (1).
Elle vient : l'allégresse ,
Les cris , la folle ivresse
Signalent son essor :
(1 ) L'impériale, Fritillaria imperialis de Linné , ou , si l'on veut, le
lis martagon. Il y a dans l'originalAos hyacinthinus . Il paraît que les
anciens donnaient le nom d'hyacinthe à plusieurs espèces de liliacées ,
entre autres à celles dont les fleurs pendantes ont les segmens du périgone
réfléchis endehors. Note de l'Auteur . )
I a
132 MERCURE DE FRANCE,
Les torches rayonnantes
Elèvent triomphantes
Leur ch velure d'or.
:
Comme elle est belle , ornée
Du voile d'Hyménée !
Elle a séché ses pleurs ,
Les roses la couronnent ,
Les flambeaux l'environnent ,
Ses pieds foulent les fleurs .
1
Queles airs retentissent ,
Que nos chants applaudissent
Al'heureux Manlius :
Dans ce jour de délire
Accompagnons la lyre
Des grelots de Momus .
Vierge , il faut à l'enfance
Avec son innocence
Laisser les osselets :
Divinitéjalouse
L'Hymen ôte à l'épouse
De frivoles hochets.
Couple à qui la puissance
Au seinde l'opulence
Assure d'heureux jours;
Donnez à la tendresse
Tout ce que la jeunesse
Peut donner aux Amours .
Vierge, la porte s'ouvre
Et devant toi découvre.
Le trône nuptial :
La pourpre l'environne
Undôme le couronne
D'unmagique cristal .
१
Franchis , franchis sans crainte
Le seuil de cette enceinte
De tes pieds délicats ;
Etmollement repose
Sur ces coussins de rose
Tes pudiques appas .
MARS 1810. 133
Aton chevet assise
Que tamère t'instruise
Du secret des amours :
Prête, vierge craintive ,
Une oreille attentive
Ases graves discours .
Viens , rayonnant de joie ,
Saisir ta douce proie ,
Manlius , il est tems :
Voilà que dans ta couche ,
Le souris sur la bouche ,
Ton épouse t'attend.
Tel dans une corbeille
Sur la pourpre vermeille
Brille un lis , coloré
Du doux reflet des roses
A ses côtés écloses ,
Ou du pavot doré.
Ah ! si l'épouse est belle ,
L'époux est digne d'elle ,
J'en atteste les Dieux !
Il a leur mine altière ,
Et Vénus toute entière
Etincelle en ses yeux.
Epouse fortunée ,
Rends grâce à l'Hyménée ,
Que pouvait-il de plus ?
L'heureux Manlius t'aime,
Et toi , plus que toi-même
Tu chéris Manlius.
Que la fille de l'onde
D'un sourire féconde
Vos pudiques amours ,
Et qu'un sang dont l'histoire
Aime à citer la gloire
Se transmette toujours !
Que bientôt , ô Junie ,
L'espoir de la patrie
134 MERCURE DE FRANCE ;
Tendant , sur tes genoux ,
Ses petits bras de rose ,
De sa bouche mi-close ,
Sourie à ton époux.
QueRome entière voie
Dans des transports de joie
Renaitre un Torquatus :
Que semblable à son père ,
Quelques traits de sa mère
Soient aussi reconnus .
De l'épouse fidelle
La gloire maternelle
De son fils est l'honneur :
Ainsi sur Télémaque
De la reine d'Ithaque
Rejaillit la pudeur.
Puissent les destinées
Prolonger vos années
Etcombler tous vos voeux !
Puisse , couple si tendre ,
Votre bonheur s'étendre
Avos derniers neveux !
F. O. DENESLE.
TRADUCTION DE MARTIAL.
Tour inondé d'eau de senteur ,
Tu ris à nos dépens ; tu trouves fort étrange
Qu'on ne respire pas l'ambre et la fleur d'orange ;
Mieux vaut ne rien sentir qu'avoir si bonne odeur.
ENIGME .
Al'oiseau de certaine race
Nature me donna ;
Chez l'homme de certaine classe
Lamode m'amena.
KÉRIVALANT.
MARS 1810. 135
Al'oiseau je demeure
Constamment attaché ;
L'homme n'est pas de moi tellement entiché
Qu'il ne me quitte à certaine heure.
Je suis inhérent à l'oiseau
Je conserve sa nourriture ;
Je sers à l'homme de parure :
Quand il me porte , il croit être plus beau.
Naguères je perdis ma place ,
Je fus pour un tems exilé ;
Mais à la cour enfin je trouvai grace ,
Et bientôt j'y fus rappelé.
Admirez quel est mon bien-être !
J'ai tellement repris faveur ,
Que sans moi tel n'ose paraître
Dans le palais de l'Empereur .
:
$ ........
LOGOGRIPHE .
Un palais dédaigneux trouve en moi peu de charmes ;
Vil objet de rebut , je languis sans honneur :
Si le palais me fuit , je captive le coeur ,
Et sais de tous les yeux tirer de douces larmes .
Si pour me connaître , lecteur ,
Tu veux décomposer mon être ,
A tes yeux tu verras paraître
D'un animal le conducteur ;
Uu laps de tems ; certaine ville ,
Des plaideurs ordinaire asyle ;
Un lieu connu du laboureur ;
L'animal à la longue oreille ,
Un poisson que nourrit la mer ;
Unmétal composé du fer ,
Ce que produit l'active abeille ;
Un coffret précieux ; une arme , un élément ;
Une pierre blanchâtre , et le fer dont la dent
Enchaîne les vaisseaux et brave la tempête ;
Le frère dont le crime étonna l'univers ;
36 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
:
Certains départemens ; le sommet de la tête ;
Deuxmesures; enfin ce que valent ces vers .
GUY.I
CHARADE .
De są prison quand mon premier s'élance )
Avec fracas il roule , et tous les yeux ,
Suivant ses mouvemens par fois capricieux ,
Sont animés par l'espérance .
De son énorme masse en pressant mon dernier ,
Un sentencieux écuyer ,
Des débats redoutant la chance ,
Suivait l'illustre chevalier ,
Dont jadis la terrible lance
Fut fatale à plus d'un guerrier.
Entre tous les journaux , en France ,
Sans cesse on a vu mon entier .
GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Eve.
Celui du Logogriphe est Armide, dans lequel on trouve , re, mi ,
rade , ame , mie , mer , Ida , aimer , Remi , rame , Emir , arme , mari,
admire , ride , rime et ami.
Celui de la Charade est Rondeau.
T
T
1.
3
SCIENCES ET ARTS.
NOUVEAU COURS COMPLET D'AGRICULTURE THÉORIQUE ET
PRATIQUE , contenant la grande et la petite culture ,
l'économie rurale et domestique , la médecine vétérinaire
, etc. , ou Dictionnaire raisonné et universel
Agriculture . Ouvrage rédigé sur le plan de celui de
feu l'abbé ROZIER, duquel on a conservé tous les
articles dont la bonté a été prouvée par l'expérience ;
par les membres de la section d'Agriculture de l'Institut
de France , etc. , avec des figures en tailledouce.
- Tomes X , XI , XII , XIII et dernier . -
A Paris , chez Déterville , libraire et éditeur , rue
Hautefeuille , n° 8. - 1809 .
LES progrès que l'agriculture a faits en France , vers
la fin du dernier siècle , et sur-tout depuis notre révolution
, démontrent que les ouvrages d'économie rurale ,
publiés à ces deux époques , ont eu une grande influence
sur l'amélioration de la culture française ; et quoique la
grande majorité des fermiers ne lise pas , ou ne lise
que très-peu , il n'est cependant pas moins certain
qu'il se trouve quelques cultivateurs qui lisent avec fruit ,
et qu'un grand nombre d'amateurs et de propriétaires
puisent chaque jour dans les ouvrages d'agriculture des
lumières dont ils font eux-mêmes l'application , ou qu'ils
répandent insensiblement dans toutes les classes de la
société . Ces notions pénètrent ainsi jusqu'au fond de
nos campagnes les plus isolées , et tournent finalement
au profit des particuliers et de l'Etat . Ce n'est pas ici le
lieude développer les autres causes qui ont concouru
au perfectionnement de l'agriculture en France . Nous
voulons seulement faire sentir que l'auteur qui publie
un bon ouvrage d'économie rurale rend un service à sa
patrie , et qu'à ce titre Rozier s'est acquis la reconnais138
MERCURE DE FRANCE ,
sance et l'estime de tous les hommes qui savent apprécier
les choses utiles .
On sait que la mort a enlevé cet écrivain agronome
avant qu'il ait pu terminer son Dictionnairree., et l'on
regrette non-seulement que le corps d'ouvrage n'ait pas
été complété par son premier auteur , mais qu'il n'ait
pu en donner une nouvelle édition. Il aurait sans doute
élagué , corrigé et refondu plusieurs articles qui déparent
ce précieux ouvrage ; il aurait réparé les erreurs
inévitables dans un travail de si longue haleine , et profité
des découvertes et des pratiques les mieux constatées
. Les nouveaux éditeurs ont cherché à remplir la
tâche que se serait imposée Rozier . Ils viennent de terminer
leur travail en publiant les quatre derniers volumes ,
c'est-à-dire , les tomes X , XI , XII et XIII .
Nous croyons inutile de répéter ici les éloges mérités
que cette édition a obtenus de la plupart des journaux .
Nous nous contenterons d'exposer quelques réflexions
générales qui pourront être utiles aux progrès de l'art
agricole , et servir à ceux qui voudraient donner par la
suite une nouvelle édition de ce Cours d'Agriculture .
Les reproches qu'on peut faire généralement aux
livres sur l'économie rurale , soit en France , soit chez
l'étranger , c'est le défaut d'ordre , de méthode , surtout
de précision , et souvent même de jugement . La
première qualité qu'on exige dans un auteur , c'est de
savoir ordonner son sujet , d'en lier toutes les parties ,
d'en former un ensemble complet , et d'en présenter
successivement les détails , de manière que l'esprit du
lecteur puisse les saisir , les comprendre avec facilité et
en retirer l'instruction et les avantages qu'il recherche
dans une lecture didactique . Tout auteur qui livre ses
productions au public , a le désir d'être lu , et il doit
avoir aussi celui d'être utile en instruisant : mais il s'éloignera
toujours de ce double but , si ses idées sont
confuses , si ses raisonnemens ne sont pas bien enchaînés
, si ses observations sont déplacées , et si les faits
dont il s'appuie ne sont pas cohérens entr'eux; enfin ,
il dégoûtera le lecteur , lui rendra l'instruction pénible,
.
MARS 1810 . 139
et peut-être même lui inspirera de l'aversion pour l'étude
.
La précision est une qualité non moins essentielle ;
et malheureusement c'est celle qu'on néglige le plus . On
peut être clair avec précision , comme on peut rester
obscur en divaguant , en cousant des phrases insignifiantes
les unes aux autres . Celui qui veut écrire dans le
genre didactique sur un art ou sur les sciences pratiques
, doit avant tout être muni d'un grand nombre de
faits et d'observations propres à intéresser et à instruire
le lecteur. Souvent on se hâte de jouir et de se faire
une réputation , et l'on cherche plutôt à éblouir le public
qu'à l'éclairer : quelquefois on est pressé par les
besoins , et l'on n'ignore pas qu'il est aussi facile et
beaucoup plus prompt de les satisfaire avec du charlatanisme
qu'avec du savoir. Aussi les ouvrages écrits d'après
ces motifs sont vides de choses , ou ne sont qu'une
répétition inutile et mal digérée de ce qu'on sait depuis
long-tems . De là un si grand nombre d'ouvrages , de
brochures , de mémoires qui n'apprennent rien , et où
Yon découvre seulement la nudité des auteurs , cachée
sous un appareil pompeux , souvent très-pesant , de
mots et de phrases insignifiantes .
Quant au jugement , c'est une qualité de l'esprit beaucoup
plus rare qu'on ne le croit en général , et dont le
défaut vicie non-seulement toute espèce de production
scientifique ou littéraire , mais aussi les sentimens moraux
, et les rapports que la nature a établis entre les
hommes . Cicéron était pénétré de cette vérité , lorsqu'il
assignait le jugement comme base fondamentale de nos
écrits et de nos actions : Primum sapere . Un auteur dénué
de cette faculté , quelque mérite qu'il ait d'ailleurs , ressemble
assez aux oiseaux qui , parés d'un brillant plumage
, émettent des sons discordans .
L'ouvrage que nous annonçons ne doit pas être assimilé
à cette foule d'écrits dont le public est fatigué
chaque jour ; il mérite une place distinguée dans les
bibliothèques des agronomes , malgré les défauts qu'on
pourrait lui reprocher ; mais le tems lui donnera un
1
140 MERCURE DE FRANCE ;
plus haut degré de perfection . Les auteurs auraient sans
doute rendu un service encore plus éminent à l'économie
rurale , s'ils eussent évité des répétitions , si leur
siyle eût été dans quelques articles moins diffus et plus
soigné , et si toujours l'étendue de ces articles eût été
proportionnée à l'importance ou à l'intérêt de la matière .
Ils ont enrichi cette édition d'un grand nombre de faits
et de notions qui manquaient à l'ouvrage de Rozier ; ils
ont profité non-seulement des découvertes que l'agriculture
a faites en France jusqu'à l'époque présente ,
mais encore des nouvelles richesses acquises dans les
sciences naturelles , autant qu'elles avaient rapport à
leur sujet. On pourrait cependant leur reprocher d'avoir
négligé quelques faits anciens , bien constatés , pour en
donner de nouveaux moins certains , et d'avoir cité trop
fréquemment , par un motif de liaison ou de complaisance
, des cultivateurs peu profonds dans les matières
qu'ils ont traitées .
Un cours complet d'agriculture doit offrir au lecteur
l'état actuel et complet de la science . Il eût fallu consulter
tout ce qui a été vérifié par une longue expérience
, tant en France que chez les nations voisines .
Un médecin français qui voudrait écrire sur toutes les
parties de l'art qu'il professe , et qui ne connaîtrait pas
les découvertes faites chez les autres nations , ne pourrait
donner à son travail toute la perfection dont il est
susceptible . Mais l'agriculture n'est pas la seule science
qui éprouve des retards parmi nous , par suite de la
négligence apportée dans l'étude des langues étrangères .
Heureusement cette vérité commence à se faire sentir .
: On aurait aussi désiré que , conformément au plan
que s'était formé Rozier , et à la promesse qu'il avait
faite , les auteurs eussent terminé leur travail par un
discours sur la manière d'étudier l'agriculture par principes
, et d'après une méthode systématique. Ce plan
d'étude ( dit-il dans son Prospectus) servira de guide à
celui qui désirera sincérement s'instruire . Il sera supposé
ignorer entièrement ce que c'est que l'agriculture ; et le
faisant avancer pas à pas dans la carrière , il parviendra
MARS 1810 . 141
àfixer avec ordre etprécision ses connaissances sur toutes
les parties de cet objet intéressant ; de sorte que cet ou
vrage réunira te double avantage d'être en même tems , et
un livre élémentaire , et un Dictionnaire. Ce résumé synthétique
aurait remédié , jusqu'à un certain point , aux
vices et aux inconvéniens qui résultent, pour l'instruction,
d'un ordre simplement alphabétique . En effet , si une
exposition de principes et de faits sous forme de Dictionnaire
est utile aux personnes qui veulent se rappeler
des notions qu'elles ont déjà acquises , ou qui désirent
de connaître quelques détails particuliers dont elles peuvent
avoir besoin sur-le-champ , ce genre de classification
ne pourra jamais remplir le but de ceux qui cherchent
à approfondir une science ou un art , qui désirent
acquérir l'ensemble des élémens dont elle se compose .
Nous terminerons ces réflexions en ajoutant que le
douzième volume est presque entiérement rempli par
un traité intéressant sur la succession des cultures , traité
dans lequel l'habile praticien Yvart a rassemblé tous les
faits que lui ont fournis, sur cette partie importante de la
culture , sa propre expérience et celle des cultivateurs
lesplus renommés . On trouvera dans le treizième volume
une table des noms latins des plantes et des animaux
dont il est parlé dans le cours de l'ouvrage .
C. P. DE LASTEYRIE .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
MADAME DE MAINTENON , PEINTE PAR ELLE-MÊME ; avec
cetteépigraphe :
<<La voilà telle qu'elle était , et c'est elle-même
» qui vient i se montrer à vous. »
"
-Un yol . in-8° . Prix , 6 fr . , et 7 fr. franc de port.
-A Paris , chez Maradan , libraire , rue des Grands-
Augustins , nº 9.
UNE femme est l'auteur de cet ouvrage entrepris par
les motifs les plus nobles et les plus touchans : une vive
admiration pour les vertus de Mme de Maintenon , une
indignation non moins vive contre ses calomniateurs , et
l'honorable désir de faire son apologie , de dissiper les
préventions dont sa gloire est encore obscurcie , mais
sur-tout de la faire connaître aux personnes de son sexe
qui se complaisent àpénétrer dans l'intérieur d'une belle
ame, et de rassembler sous leurs yeux les traits d'un mo,
dèle si aimable et si digne d'être imité.
;
Les moyens d'arriver à ce but devaient naturellement
se trouver dans les sources où notre auteur avait puisé
ses sentimens pour son héroïne , dans le recueil de ses
lettres et le récit de ses entretiens familiers ; aussi en
a-t-elle fait un continuel usage. C'est toujours Mme de
Maintenon qu'elle met en scène ; c'est presque toujours
cette femme célèbre qui nous rend compte elle-même de
sa conduite , de ses sentimens , de ses projets ; d'autres
écrivains ne sont consultés que lorsque ses lettres manquent.
Les gens difficiles trouveront peut-être qu'il y a de
la partialité dans cet emploi presque exclusif d'un même
témoin dans sa propre cause : ils auraient raison , sans
doute , s'il s'agissait de discuter des faits sur lesquels les
historiens ne fussent pas d'accord; mais il n'est point ici .
question d'éclaircir des événemens historiques ; c'est un
caractère qu'il faut peindre; or , où peut-on mieux en
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 143
chercher la vérité que dans les lettres et les entretiens
de celle même que l'on veut juger , et que le duc de
Bourgogne appelait si justement unefemme vraie?
Il me semble , en effet , que cette vérité se fait partout
reconnaître dans le tableau qui nous est offert . Elle frappe
par son éclat toutes les fois qu'elle est avantageuse au
modèle , c'est-à-dire , presque toujours ; elle s'échappe
par éclairs lorsqu'elle est moins favorable , à l'insu peutêtre
de l'apologiste , mais en témoignage de sa candeur.
On doit présumer que pour tous ceux qui auront lu
cet ouvrage , il n'y aura qu'une opinion sur les riches
dons que Mme de Maintenon avait reçus de la nature ,
que personne ne lui contestera ses grandes et belles
qualités : la raison la plus solide , le jugement le plus
droit , une égale rectitude d'intentions , un esprit délicat,
un goût décidé pour le beau et l'honnête , un sentiment
exquis de tout ce qui tient à l'honneur , un caractère
élevé , et non moins calme que ferme. On reconnaîtra
que sa religion était éclairée , sa piété sincère , sa charité
ardente ; et mille preuves de son désintéressement , de
sa bienfaisance', de sa générosité , réfuteront les reproches
d'égoïsme qu'on a osé lui faire. Elle fut sensible
, sans doute , quoiqu'elle paraisse n'avoir point
connu les passions ; son ame était aimante , et si ses
affections furent plus nombreuses que passionnées , si sa
bienveillance fut plus tendre que courageuse , c'est que
la faculté d'aimer perdit chez elle en profondeur ce qu'elle
gagna en étendue , compensation que les bornes de notre
nature établissent toujours dans nos facultés . Mes amis
m'intéressent , dit-elle quelque part , mais mes pauvres
me touchent ; aveu d'où l'on peut conclure qu'elle était
plus capable d'affectionner un grand nombre d'objets
que d'en aimer quelques-uns avec énergie , et qui me
paraît être une des clefs de son caractère et de son
coeur.
On connaît assez tous les faits qui ont été allégués
jusqu'ici pour calomnier l'un et l'autre. Son apologiste ,
loin de les passer sous silence , les réfute par des preuves
solides toutes les fois que l'histoire en fournit , ou les
repousse par l'indignation à défaut de preuves. Il lui
44 MERCURE DE FRANCE ,
suffit souvent de trouver ces faits en contradiction avec
l'idée qu'elle s'est faite de son héroïne , pour les nier.
Voltaire lui-même , dans ses ouvrages historiques , s'est
servi plus d'une fois de ce moyen de réfutation. Il fait
honneur àà l'ame des écrivains qui l'emploient par conviction
, et sur ce point , l'auteur de Madame de Maintenon
ne laisse pas l'ombre même du doute ; mais on doit
avouer aussi qu'il n'exerce pas le même empire sur tous
les lecteurs , et qu'il est , par exemple , plusieurs faits
dans la vie de Mme de Maintenon sur lesquels il reste
des nuages , quand on n'a point lu son apologie dans le
même esprit qui l'a suggérée à l'auteur .
Le premier de ces faits auxquels il me paraît nécessaire
de nous arrêter , c'est la conduite de Mmede Maintenon
à l'égard des protestans lors de la révocation de
l'édit de Nantes . L'apologiste prouve très-bien qu'elle
ne les persécuta pas : elle montre , au contraire , que
lorsqu'une friste expérience eut prouvé à Louis XIV
qu'on l'avait trompé , Mume de Maintenon fut des premières
à pprrooppoosser des modifications à l'édit qui les opprimait.
Mais on est fâché que Fagon l'eût prévenue :
on l'est encore que son ardeur de convertir se soit portée
principalement sur sa famille , qu'elle ait employé jusqu'aux
lettres de cachet pour en rendre les membres
plus dignes des bienfaits du roi ; il semble que l'intérêt
de leur fortune , plus que celui de la vérité , animat
alors son zèle. On voudrait enfin , lorsque son apologiste
l'excuse du silence qu'elle a gardé sur l'oppression
de ses anciens frères , par l'obéissance que lui imposait
la condition d'épouse du roi , on voudrait , dis -je , n'avoir
pas rapproché les dates . L'édit de Nantes fut révoqué
le 22 octobre 1685 , selon le président Hénaut. Mmede
Maintenon épousa Louis XIV en janvier 1686 , selon
Voltaire .... De quelle immortelle gloire ne se fût-elle
pas couverte , si elle eût exposé , sacrifié même sa propre
élévation au devoir d'user de tout son ascendant pour
émpêcher će prince de persécuter une partie de son
peuple , en haine d'une religion qu'elle même avait professée
!
i
C'est toujours en alléguant cette même nécessité d'une
soumission
MARS 1810 . 145
1
soumission sans bornes de l'épouse de Louis XIV à son
époux , sur-tout en matière d'opinion religieuse , que
l'apologiste de Mme de Maintenon la justifie ou du
mons
l'excuse d'avoir abandonné Fénélon jusqu'à noser plást
SEIN
le nommer , d'avoir livré au roi le secret de Racine ,
enfuie au moment critique , au lieu de le sex
des'etreestainsi enfin qu'elle voudrait presqueluftau
un mérite de son exclamation au sujet du cardinal de
Noailles : voilà encore un ami qu'il faudra sacrifier
Dans toutes ces occasions , son apologiste nous repre
sente qu'une défense plus longue et plus courageuse
n'aurait paru à Louis XIV qu'une révolte contre son
autorité d'époux et de roi. Je suis très-porté à le croire ;
mais si la raison peut admettre une pareille excuse , si la
prudence est encore plus disposée à s'en contenter ,
nous portons tous en nous-mêmes un autre juge qui se
laisse gagner moins facilement ; à ses yeux les fautes de
ce genre sont toujours des fautes dont il ne peut absoudre;
et si l'on veut seulement qu'il les pardonne , ce doit
être par d'autres considérations. !
Après les avoir long-tems cherchées , après m'être
demandé pourquoi , malgré tous les efforts de son apologiste
, Mme de Maintenon dans ces circonstances se
montrait toujours à moi sous un jour douteux , j'ai cru
en trouver la raison dans la singularité , dans la fausseté
même de sa situation auprès de Louis XIV : épouse du
roi sans être reine , de cette bizarrerie découlent tous
ses torts .
Supposons en effet à sa place une véritable reine , une
princesse qui eût épousé Louis XIV par des convenances
de politique , et non pour l'avoir charmé par les agrémens
de sa personne et de son esprit. On aurait moins
attendu d'elle ; on n'eût pas été forcé de lui supposer
un grand ascendant sur l'esprit du roi : étrangère à la
Francejusqu'à son mariage , et née dans la pourpre , elle
n'aurait point connu d'amis qui , d'ailleurs étant ses
égaux , eussent à son intérêt les droits que Fénélon , le
cardinal de Noailles , et Racine même pouvaient prétendre
à celui de Mme de Maintenon. Eût-elle été protestante,
les protestans même n'auraient pu exiger d'elle
K
ল
146 MERCURE DE FRANCE ;
ce qu'ils attendirent de Françoise d'Aubigné ; car , en
plaidant trop vivement leur cause , une telle reine aurait
pu compromettre les intérêts politiques de sa maison.
Mais ce n'est pas tout : supposons à présent qu'elle se
fût elle-même prescrit des devoirs que ne lui imposait
point l'opinion publique , combien sa situation n'auraitelle
pas été plus favorable pour les remplir ! Ne devant
rien au roi , dont elle aurait été l'égale par sa naissance ,
rien ne l'aurait forcée à garder le silence et à délaisser
ses amis. Des refus eussent été sans conséquence pour
elle ; elle n'aurait eu à redouter ni l'abandon , ni l'exil ;
et ces mêmes raisons de politique qui l'auraient excusée
dans l'opinion publique si elle n'avait rien tenté , l'auraient
protégée auprès du roi si elle avait osé quelque
chose .
Il est maintenant aisé de déduire de ce qui précède
tous les désavantages de Mme de Maintenon. Comment
pouvait-elle résister à Louis XIV à qui elle devait tout ,
qui l'avait tirée d'un état voisin de l'indigence pour l'approcher
du trône en lui donnant la main? Quel asyle
aurait-elle eu contre sa colère ? et cependant quels droits
n'avaient pas sur elle des amis qu'elle avait connus dans
l'une et dans l'autre fortune , des Français dont elle avait
partagé la religion , et qui pouvaient exiger qu'à l'exemple
d'Esther elle se dévouât pour ses frères ! Les raisons
mêmes qui l'empêchaient d'avoir un grand ascendant sur
le monarque , et que nous venons d'indiquer , semblaient
aux yeux des opprimés devoir produire un effet contraire
. Ils devaient la croire toute puissante dans le coeur
d'un prince qui l'avait élevée si haut; ils lui supposaient
les droits d'une maîtresse , et elle n'avait pas même ceux
d'une femme , parce qu'elle devait trop à son époux. En
voilà sans doute assez pour expliquer , pour excuser
même sa conduite dans une pareille situation . Elle fut
conforme aux conseils de la prudence , aux règles ordinaires
de la vertu . Le malheur est que les hommes , trop
souvent injustes , attendent toujours des choses extraordinaires
d'un mérite et d'une situation extraordinaires .
C'est pour cela , sans doute , que Voltaire a dit , dans son
Siècle de Louis XIV, que Mme de Maintenon, avec toutes
:
1
MARS 1810 . 147
les qualités estimables qu'elle possédait , n'avait ni la
force , ni le courage , ni la grandeur d'esprit nécessaire
pour soutenir la gloire d'un Etat. (Tome II, pag . 270 ,
édition de Kehl, in-12 . ) Il ne les lui aurait point demandées
, si elle fût née sur le trône ; il a cru pouvoir
les exiger d'elle , parce qu'elle y avait été portée par son
mérite , et qu'elle n'avait pas craint de s'y asseoir ; ce
sonten quelque sorte ses propres vertus qu'il fait déposer
contre elle , sans songer que son élévation , comme le dit
très-bien son apologiste , lui fit perdre l'indépendance de
son ame , de son caractère et de son esprit (pag. 262.)
Cette manière de juger est si commune qu'il est à
craindre que l'auteur de Madame de Maintenon peinte
par elle-même n'ait trop présumé de l'influence de sa
propre conviction lorsqu'elle s'est flattée de lacommuniquer
toute entière à ses lecteurs . Peut-être aurait-elle
obtenu davantage pour l'épouse de Louis XIV, si elle ne
l'eût pas présentée comme une des créatures les plus
parfaites qui se soient montrés sur la terre ( p. 405 ) ; si
elle n'avait point rapproché son nom, dans la préface, de
ceux d'Aristide , de Socrate et des Antonins . L'admiration
, la vénération qu'elle nous demande ne s'accordent
guère qu'aux grands caractères , fussent- ils mêlés de faiblesse
, aux bienfaiteurs de la patrie et de l'humanité , à
ceux qui ont fait à ces intérêts sacrés de grands sacrifices
. Les bienfaits de Mme de Maintenon n'ont atteint
que ses parens , quelques amis et les pauvres. Ses sacrifices
furent très-douloureux sans doute , mais sa grandeur
en était le principe , son repos en était l'objet ; ses
amis en furent aussi les victimes , et tout l'intérêt se
porte sur eux. Il ne faut donc point s'étonner , si lorsque
l'éclat de sa fortune offusquait encore les yeux ,
lorsque les détails de la misère de tous les jours qui y
étaitjointe étaient moins connus , Mme de Maintenon a
été enviée , mal jugée , calomniée. Ces opinions fausses
etmalveillantes ont pu se propager long -tems , ne fût-ce
que par cette paresse d'esprit qui trouve plus commode
d'en adopter de toutes faites , que d'entrer dans un nouvel
examen. Le véritable service que son apologiste lui a
rendu , c'est d'avoir entrepris cet examenKetade l'avoir
え
148 MERCURE DE FRANCE ,
achevé , malgré son extrême bienveillance , avec une
bonne foi , une impartialité qui conservent à la vérité
tous ses droits . Il est impossible , après avoir lu cet ouvrage,
de ne pas sentir une haute estime pour les vertus
privées de Mime de Maintenon; et ceux qui se défendront
encore de l'aimer , ne pourront du moins s'empêcher
de la plaindre.
L'accord des opinions sera sans doute encore plus:
parfait en faveur de son apologiste. Le sentiment moral
le plus profond et la plus douce sensibilité brillent partout
dans son ouvrage , et les erreurs qu'il peut renfermer
viennent toutes d'un enthousiasme pour le bien ,
d'une répugnance invincible à croire le mal , qui sont
malheureusement trop rares . On voit que l'auteur est
devenue l'amie de Mme de Maintenon en lisant ses Entretiens
et ses Lettres , et il y a quelque chose de touchant
et d'honorable dans une telle amitié. L'ouvrage a un
autre mérite qui n'est guère plus commun; il tient plus
que le titre ne promet ; ce titre n'annonce qu'un simple
portrait , et l'ouvrage est un tableau d'histoire dont l'ordonnance
est aussi noble que simple , et les détails aussi
vrais qu'intéressans. On sera sur-tout agréablement surpris
d'y trouver l'histoire du quiétisme plus clairement
et plus sagement développée qu'elle ne l'avait été jusqu'ici
par les meilleurs historiens . Le style est ce qu'il
sera toujours quand le coeur conduira la plume , simple ,
naturel , abondant , animé souvent d'un noble enthousiasme
. On y trouve quelques répétitions , on y observe
quelques négligences ; légères taches qu'on n'est même
pas endroitd'attribuer toutes à l'auteur , car l'impression
esttrès-incorrecte (1) . En revanche , on rencontre souvent
de ces réflexions remarquables par leur finesse , que
fournit plus particulièrement aux femmes leur esprit
observateur. Nous n'en citerons qu'une seule'qu'a suggérée
à l'auteur le fidèle attachement de Mme de Maintenon
pour son frère . « Il y a, je crois , dit-elle , dans
(1) On lit page 62 , lig. 19 et 20 , trop d'influence pour trop peu
d'influence; pag. 164 , 1. 10 , le nuagede la vertu , au lieu de son
image , etc. , etc.
MARS 1810 . 149
l'amitié fraternelle quelque chose d'aussi indépendant
du mérite de son objet que dans la tendresse maternelle ;
elle en a presque tout le désintéressement. On peut l'affiger
, peut-être l'affaiblir , on ne peut jamaisl'anéantir.>>>
Il me semble qu'on ne peut méconnaître dans ce peu de
lignes une ame sensible jointe à un esprit délicat.
Nous aimerions à citer des morceaux plus étendus , et
qui prouvent que l'auteur a , quand il le faut , le talent
de peindre ; tels sont le tableau de la mort de Mille de
Fontanges , et celui de Fénélon montant en chaire pour
annoncer sa propre condamnation. Mais l'espace nous
manque , et il nous reste encore quelque chose à dire du
morceau qui sert d'introduction à l'ouvrage dont nous
venons de nous occuper .
L'auteur de cette introduction agardél'anonymecomme
celui de l'ouvrage , mais sa manière de penser et de s'exprimer
décèlent bientôt un esprit supérieur et une plume
exercée. On peut diviser ce petit écrit en deux parties .
L'une est en quelque sorte l'analyse ou , pour mieux dire,
un extrait de l'ouvrage qu'il précède ; et si l'on pouvait
s'emparer du bien d'autrui nous l'aurions volontiers insérée
dans le Mercure , à la place de l'article que l'on vient
de lire , en prenant soin toutefois , d'y ajouter , pour
l'auteur de l'ouvrage , des éloges que l'auteur de l'introduction
ne s'est pas cru permis de lui donner , et peutêtre
aussi en prévenant nos lecteurs de la parfaite conformité
des opinions de l'un et de l'autre. La seconde
partie , plus intéressante encore , est un développement
aussi vrai qu'ingénieux du talent de Mme de Maintenon
dans le genre épistolaire. On compare ses lettres à celles
de Mme de Sévigné ; on fait voir quelle couleur différente
durent leur donner les situations encore plus différentes
de celles qui les écrivaient ; et sans rien ôter au
mérite universellement reconnu des unes , on révèle celui
des autres qui n'avait point encore été apprécié. Ce parallèle
, qui nous paraît un chef-d'oeuvre de finesse et de
goût, est une véritable acquisition pour notre littérature .
Nous résumerons notre jugement sur cet ouvrage en
deux phrases prises de l'introduction . Aucun problème
historique n'a été éclairé de plus de témoignages recueillis
150 MERCURE DE FRANCE ,
avec soin , rapprochés avec impartialité , présentés avec
intérêt , que celui que l'auteur a voulu résoudre ; et soit
que l'on accède à son opinion, soit qu'on s'y refuse , on
ne pourra du moins lui contester le mérite de nous avoir
donné un ouvrage « où les principes comme les exemples
de la plus touchante morale , sont présentés avec un
ton de sincérité et un abandon de sensibilité qui annoncent
une âmeprofondément pénétrée du sentiment qu'elle
exprime. >> VANDERBOURG .
Preussens altere geschichte ; von AUGUST VON KOTZEBUE ,
mitgliede der Kæniglich Preustischen Akademie der
Wissenschaften , etc.
HISTOIRE ANCIENNE DE LA PRUSSE ; par AUG.DE KOTZEBUE ,
membre de l'Académie royale des sciences de Prusse .
Quatre volumes in-8 ° . -A Riga , chez Charles-Jean
Godefroi Hartmann .
1.
(PREMIER ARTICLE. )
PARune sage dispensation de la Providence , leTems,
qui sème dans le monde physique le changement et la
destruction , n'apporte dans le monde moral que justice
et que vérité : il mutile et renverse les monumens des
arts , mais il embellit les souvenirs de la vertu et rend
plus odieux ceux du crime : il met celui- ci dans tout son
jour en dissipant les illusions d'une fausse gloire et d'une
admiration usurpée ; il donne à celle-là tout son éclat
en détruisant les imputations de la calomnie et de la
haine : il détrompait les Athéniens sur les vices brillans
d'Alcibiade , et les éclairait sur les vertus méconnues de
Socrate ; il a désenchanté pour nous tel nom vanté jadis ,
et en a ennobli tel autre jugé long-tems moins glorieux.
C'est en nous apprenant à mieux apprécier le bien et
le mal , la réalité et les chimères , qu'il rend ordinairement
ses justes arrêts . Notre raison plus éclairée devient
le ministre de l'équité éternelle. Quelquefois il découvre
des faits ignorés , des témoins dont les coupables avaient
étouffé la voix et qu'il se charge de produire. Ilmet alors
A
MARS 1810. 151
lavérité dans tout son jour, et prouve l'inutilité des soins
que prend le vice pour se soustraire à la honte .
Une corporation sainte dans son origine , et forte d'abord
de sa seule sainteté , renonce à ses vertus dès qu'au
lieu de servir son pouvoir , elles lui défendent de l'étendre
: elle se livre à tous les crimes que peut faire
commettre la soif de l'autorité et de l'or . A la faveur
de ses panégyristes et du but de sa fondation , elle avait
échappé aux reproches qu'elle méritait : mais un orgueil
imprudent a conservé les archives , les actes publics
où sont consignées les preuves des crimes , et au bout
de plusieurs siècles ces vieux papiers , tirés de la poussière
par un simple écrivain , lui donnent le droit d'appeler
de nouveau au tribunal de la postérité un ordre
célèbre , et de prononcer sa condamnation .
C'est sur l'ordre Teutonique que tombe cette juste
sévérité , et c'est Kotzebue qui en est l'organe. Favorisé
par des circonstances heureuses , il a eu à sa disposition
les actes publics , les traités , les correspondances et
autres papiers de l'ordre , déposés dans les archives
secrètes de Kænigsberg. Une foule de matériaux non
*moins précieux , tirés des bibliothèques particulières ,
ont été mis entre ses mains . Muni de ces documens
authentiques , il s'est fait le juge et trop souvent l'accusateur
de ceux contre qui il avait à présenter tant de
griefs ignorés . La matière est assez intéressante et assez
neuve pour que je croie devoir en parler d'abord indépendamment
de l'ouvrage où elle est traitée . Les lecteurs
seront sans doute bien aises de voir le tableau des principaux
résultats qu'offrent les recherches de Kotzebue ,
et de connaître l'histoire avant d'apprendre quel est le
mérite de l'historien .
Ce ne sont pas les croisés conquérans qui ont déployé
en Palestine le plus grand courage. Lorsque le royaume
qu'ils y avaient fondé fut près de succomber sous les
coups des infidèles , lorsque les chrétiens se virent forcés
d'abandonner ces saints lieux , objet de leur vénération
et de leur amour , alors se développèrent ces rares vertus
, cette énergie , ce dévouement qui accompagnent et
honorent si souvent le malheur. La guerre n'offrait plus
152 MERCURE DE FRANCE ,
rien à gagner; il ne restait de place que pour des motifs
désintéressés ; on songeait moins à conserver la Judée
conquise qu'à défendre le saint sépulcre. Les brillans
combats qu'Homère a fait livrer autour du corps de
Patrocle , sont une bien faible image de ceux qu'ont
soutenus les chrétiens près du tombeau du Christ.:
Ses plus intrépides défenseurs furent les ordres de
chevalerie ; ces associations religieuses et guerrières
firent ce qui était alors au-dessus de la puissance
des monarques ; elles retardèrent la chute totale du
trône de Jérusalem , et ne s'en éloignèrent que lorsqu'elles
ne purent plus espérer d'en sauver les derniers débris .
Les chevaliers de l'ordre Teutonique ne furent ni les
moins pieux , ni les moins braves . Un croisé allemand
et sa femme avaient fondé un hôpital à Jérusalem pour y
recevoir les pélerins malades : d'autres chrétiens leur succédèrent
et prirent le nom de Frères de l'hôpital. Lorsque
les revers du christianisme les forcèrent d'abandonner
Jérusalem , ils prirent les armes pour le servir dans les
camps et devinrent guerriers sans renoncer à leurs premières
fonctions : on les nomma soldats de la Vierge ;
ils étaient à peine quarante , pauvres , mais oubliant
leur indigence pour soulager celle des pélerins plus pauvres
qu'eux. Le duc de Souabe , Frédéric , témoin de
leur valeur sous les murs de Saint-Jean-d'Acre , les prit
en amitié , les protégea, et en forma l'ordre Teutonique :
soumis à la règle la plus sévère , ils ne s'écartèrent pas ,
tant qu'ils restèrent en Palestine , du but de leur association
: leur premier chef , Henri Walpot de Passenheim
, acheta pour tout bien un coin de terre dont il fit
<<le temple de son Dieu , l'asile des pélèrins , la maison
>> des malades et son propre tombeau . >> Ses successeurs
suivirent son exemple ; Herrmann de Salza jeta , par ses
talens et par ses vertus , les bases de la grandeur de
l'ordre dont il fut le premier grand-maître . Le nombre
des chevaliers se porta sous lui à 2000. « Sage et vail-
>> lant , Herrmann faisait servir , selon l'occasion , sa
>> tête et son bras . En quittant l'épée , il ne dédaignait
>> pas de manier la plume ; il savait menacer et persua-
>> der; le pape et l'empereur lui étaient dévoués : lent et
:
1
MARS 1810 . 153
» réfléchi en méditant ses projets , prompt et hardi dans
>>leur exécution , prudent et adroit pour profiter de leurs
>> suites , il accrut la considération de l'ordre auprès des
>>grands et du peuple , des laïques et du clergé. » Il en
obtint les plus importans priviléges; le pape même mit
les chevaliers au-dessus de toute jurisdiction ecclésiastique
autre que la sienne; il les choisit pour ses gardes .
L'empereur Frédéric II les combla de faveurs , affranchit
leurs biens d'impôts . Lorsque les victoires des musulmans
les chassèrent de la terre sainte , ils trouvèrent
en Europe des domaines , de puissans protecteurs , de
nouveaux frères, et des espérances qui s'étendaient chaque
jour.
« Le malheur ne fait qu'abattre l'homme contre terre ;
>> la prospérité le plonge dans la fange . » Un ordre religieux
et guerrier pouvait conserver ses vertus tant qu'il
n'avait à faire qu'une guerre de religion : dès que ce but
eut cessé d'exister , sa pieuse institution ne fut plus que
le masque de son ambition guerrière. « Ne pense pas ,
>>disait-on au nouveau chevalier , goûter dans l'or-
>>dre une vie douce et tranquille : les jeûnes , les veilles,
>>>les combats , l'obéissance la rempliront tour-à-tour :
>> ton père , ta mère , ton frère , ta soeur, seront comme
>>morts pour toi ; ta propre volonté te deviendra étran-
>>gère ; l'ordre te sera tout ; il ne te promet que du pain ,
» de l'eau , un vêtement grossier , tu dois t'en contenter ;
>>tu auras part à ce que Dieu pourra lui donner un
>>>jour . » Ce détachement de tous les biens et de tous
les liens était nécessaire aux défenseurs de la Palestine ,
privés et séparés de tout : ce ne fut plus qu'une arme
dangereuse entre les mains des chevaliers revenus en
Europe et inactifs . Il fallait un but à tant de sacrifices ;
l'ambition le chercha, dès que la piété ne le fournitplus.
L'organisation rigide et exclusive qui avait prêté aux soldats
de la Vierge assez d'énérgie et d'union pour s'oublier
entièrement eux-mêmes en soutenant la cause de
la foi , donna à l'ordre Teutonique les moyens de faire
prospérer ses projets de despotisme et de conquête..
Un grand théâtre lui fut bientôt ouvert. La Prusse
refusait de recevoir le christianisme;ses habitans avaient
454 MERCURE DE FRANCE ,
massacré saint Adalbert , qui s'était montré , dans sa
mission , plus désireux du martyre que de la conversion
des païens . Christian , premier évêque de Prusse , obtint
d'abord plus de succès ; mais , impatient d'étendre
sa domination , il trouva les moyens de persuasion trop
lents , et eut recours à une croisade : le pape l'autorisa ;
de superstitieux aventuriers l'entreprirent ; les Prussiens
aigris la repoussèrent vaillamment ; les voies de douceur
se fermèrent sans retour . Christian appela l'ordre Teutonique;
Conrad , duc de Malovie , ambitieux par avidité ,
et incapable de défendre son propre territoire , implora
son secours . L'évêque , le duc et le pape assurèrent à
l'ordre la propriété de Dobryn , du pays de Culm et des
deux tiers de ce qu'il conquerrait sur les infidèles . C'était
promettre un royaume à des hommes naguère serviteurs
dans un hôpital . Le grand-maître , qui résidait à
Venise , accepta les offres . Herrmann Balke partit avec
plusieurs chevaliers ; Herrmann de Salza le nomma gouverneur
d'un pays qu'il avait à conquérir et à convertir.
Alors commença en Prusse cette lutte terrible dont
l'histoire offre plusieurs exemples , la lutte des passions
ambitieuses contre les moeurs barbares . Ces moines
guerriers , n'ayant de devoir à remplir qu'envers la corporation
dont ils étaient membres , étrangers à ces intérêts
qui inspirent une bienveillance universelle , parce
qu'ils reposent sur des relations communes à tous les
hommes , soumis à une discipline qui réglait tout , hors les
désirs , d'autant plus égoïstes qu'ils étaient plus strictement
tenus de tout oublier , peu accessibles à l'humanité , et
par leur organisation monastique et par leurs habitudes
guerrières , prouvèrent bientôt que la morale la plus
pure est sans effet quand une situation forcée , en contrariant
tous les sentimens de la nature , met en jeu toutes
les passions , et que la discipline la plus sévère n'est qu'une
chaîne quiles rend plus furieuses , parce que les principes
moraux sont sans pouvoir pour les contenir. Une nation
sauvage , n'ayant d'autre religion qu'une superstition
hideuse , d'autres lois que celles dont s'arrangeaient ses
besoins , d'autres vertus que celles qui peuvent exister
chezdeshommes qui ne connaissent pas l'idée du devoir;
MARS 1810. 155 : י
attachée à ses dieux , à cause de ses prêtres qui la gouvernaient
avec un despotisme absolu ; féroce sans
cruauté , parce que la férocité était dans ses moeurs ;
étrangère aux passions qui désirent et envahissent ,
parce qu'étant composée d'individus libres et égaux ,
elle ne pouvait avoir d'ambition nationale , mais capable
de sentir dans toute leur fureur les passions qui s'irritent
et se vengent , parce que des hommes également
menacés ou offensés peuvent se réunir pour se défendre
ou se venger : tel était l'adversaire que l'ordre Teutonique
se disposait à combattre . :
Il l'attaqua d'abord avec de faibles moyens : si les
différentes tribus de la Prusse s'étaient réunies contre
HerrmannBalk et ses chevaliers , elles les auraient écrasés
sans peine ; mais chacune d'elles se crut assez forte pour
résister à des ennemis si peu nombreux ; elles leur laissèrent
le tems de bâtir Thorn , Culm et Marienwerder ,
qui leur offraient dès-lors des retraites sûres ; et bientôt
dehardis croisés vinrent leur prêter de puissans secours :
le duc de Silésie , Henri le Barbu , et Swantopolk , duc
de Pomeranie , amenèrent 8000 soldats . Dans une bataille
sanglante la valeur de ce dernier sauva l'ordre de la honte
et du danger d'une défaite . Plusieurs tribus furent soumises
; de nouvelles forteresses s'élevèrent ; en peu de
tems Elbing devint une place importante .
Les vaincus furent traités pendant quelque tems avec
bienveillance ; le zèle religieux n'avait pas encore cédé
toute la place au despotisme de l'ambition : « Les princes
>>croisés , en s'éloignant , recommandaient la douceur
>> aux membres de l'ordre ; Herrmann Balk , héros pieux
>> et humain , y était disposé. Les chevaliers agissaient
>> non en maîtres , mais en pères , en frères : ils parcou-
>> raient le pays , s'adressaient particulièrement à la no-
>>>blesse prussienne , se montraient pleins de bonté , de
>> compassion , pour les grands et le peuple , les pauvres
>> et les riches ; ils ouvraient leurs hôpitaux aux Prus--
>> siens malades , rassemblaient ces sauvages vagabonds ,
>> leur assignaient des maisons , des terres , honoraient
>> sur-tout les nouveaux chrétiens ; ils les invitaient à
>> leur table , mangeaient et buvaient avec eux , pre156
MERCURE DE FRANCE ,
A
>>n>aientsoindes veuves , des orphelins , envoyaient en
>>Allemagne les enfans intelligens qui , bien instruits et
>>>parlant les deux langues , revenaient prêcher le chris-
>> tianime à leurs compatriotes surpris et touchés . » C'était
ainsi que l'on devait convertir, mais l'ordre Teutonique
'voulait régner , et les conquérans du treizième siècle ne
pouvaient régner qu'en faisant des esclaves .
Ils eurent bientôt recours à ce moyen ; leur puissance
s'était fort accrue : une corporation semblable ,celle des
Frères de l'Epée, s'était établie en Livonie , vers la fin du
douzième siècle : trop faibles pour conquérir et même
pour résister , ses chevaliers demandèrent à se réunir
avec les chevaliers Teutoniques ; Herrmann de Salza le
leur accorda , et l'ordre acquit en eux des membres
non moins expérimentés que vaillans. Il ne tarda pas à
cesser de dissimuler ses projets d'oppression ; l'évêque
Christian, qui l'avait appelé, lui devint odieux : sa clair
voyance pénétrait les plans des nouveaux seigneurs , et
son zèle , en convertissant les païens , les dérobait au
joug qu'avant cette conversion on ne rougissait pas de
leur imposer. Christian fut fait prisonnier par les infi
dèles ; l'ordre le laissa en prison : loin de favoriser les
missionnaires , il mit obstacle à leurs succès . Un converti
fut massacré pour avoir remis son fils comme ôtage de
sa foi entre les mains de l'évêque ; c'était s'y prendrede
bonneheure pour empêcher l'église de former un Etat
:
dans l'Etat .
Assujettis à des services chaque jour plus rudes , traités
en véritables serfs , les Prussiens se plaignirent de leur
sort au duc de Pomeranie Swantopolk , garant du traité
par lequel l'ordre leur avait assuré la conservation de
leur indépendance et de leurs biens . Après avoir tenté
vainement les moyens de conciliation , après avoir sans
succès envoyé des députés au pape pour lui recommander
et les nouveaux chrétiens et ceux qui devaient
apprendre à l'être ; ce généreux prince crut devoir aux
opprimés et à son serment , d'entreprendre leur défense :
on vit alors un ordre religieux faire la guerre à un prince
chrétien pour conserver le droit d'opprimer ceux qu'il
avait promis de convertir , et employer à cette guerre
MARS 1810. 157
impie ces mêmes croisés qu'il avait appelés à son secours
contre les infidèles .
La bravoure et l'habileté de Swantopolk sauvèrent ses
Etats et son honneur , mais ne purent délivrer du joug
ses malheureux alliés ; il fit la paix après de longs combats
, n'obtenant pour eux que de faibles droits sans
garantie. La puissance de l'ordre s'accroissait ; ses oppressions
la suivaient pas à pas : vainement les Prussiens
se flattaient d'y échapper en embrassant le christianisme .
Tous leshommes sans doute sont égaux et libres , disaient
les chevaliers , les idolâtres seuls méritent d'être esclaves ;
mais la liberté n'appartient qu'à ceux qui se convertissent
volontairement et par conviction; ceux que le glaive
seul fait entrer dans le sein de l'église ne sont pas dignes.
de cette faveur . 3
Dépouillés ainsi du droit le plus sacré aux yeux de
tous les Germains , de laliberté personnelle , lesPrussiens
se révoltèrent : une odieuse vexation de l'ordre fut l'étincelle
qui alluma ce vaste incendie. Les Lithuaniens
avaient fait une irruption dans la Courlande , et s'étaient
retirés emmenant les femmes et les enfans enchaînés; les
chevaliers volèrent à leur poursuite : les Courlandois
avides de vengeance se joignirent à eux ; ils atteignirent
bientôt les ravisseurs : « Que nos femmes et nos enfans
>> nous soient rendus , si nous parvenons à les délivrer ! >>>>
demandèrent les Courlandois avant le commencement de
l'action. « Les prisonniers appartiennent à celui qui s'en
empare , répondirent les chevaliers ; ils seront à nous s'ils
tombent dans nos mains. » C'était avoir presque autant
d'aveuglement que de barbarie; qu'importait alors aux
Courlandois la victoire de l'ordre? ne devenaient-ils pas
ses ennemis ? Ils se turent , mais pendant le combat ils se
joignirent aux Lithuaniens et taillèrent en pièces leurs
oppresseurs . Cent chevaliers et leur chef restèrent sur le
champ de bataille. i
La Prusse entière fut bientôten feu : les Samogitiens,
les Warmiens , les Pogésaniens , les Natanges , une foule
d'autres tribus se soulevèrent pour défendre leur liberté :
leurs chefs se signalèrent : Hercusmonte , Swayno , Scumand
ne le cédaient ni en constance ni en bravoure aux
158 MERCURE DE FRANCE ,
plus vaillans chevaliers , mais leurs forces manquaient de
centre , et celui qu'elles auraient pu avoir leur fut bientôt
enlevé. Aleps , grand-prêtre ( Kriwe ) des idolâtres , prévoyant
le triomphe de la croix , ou sincérement converti
àson culte , se fit chrétien : le chêne sacré ne rendit plus
d'oracles , les sacrifices cessèrent : la superstition , seul
point d'appui de l'ignorance , perdit ainsi le ministre et le
gardien de son pouvoir. Les Prussiens n'opposèrent plus
àla marche serrée et imperturbable de l'ordre que des
efforts divisés et successifs : leurs victoires ne servirent
qu'à rendre ensuite leurs chaînes plus pesantes : les chevaliers
, souvent réduits à des extrémités cruelles , souvent
contraints de se renfermer dans leurs forteresses , puisaient
dans leur union et dans les secours des princes
étrangers des moyens de succès toujours renaissans .
Après treize ans d'une guerre affréuse l'amour de la liberté
se vit presque entièrement vaincu par l'amour du pouvoir.
• La liberté chez les peuples barbares n'est que l'absence
de la gêne : c'est la liberté de l'individu , plutôt
que celle du citoyen : c'était aussi celle que regrettaient
les Prussiens sous le joug des chevaliers Teutoniques .
Ils la défendaient comme on défend un bien , non:
comme on remplit un devoir: aussi touve-t-on parmi
eux des traîtres , tandis que l'ordre n'en offre aucun.c
Un chevalier ne s'appartenait plus ; en abandonnant ses
drapeaux , il eût fait tort à l'ordre entier ; maître de sal
personne et de sa vie , on l'eût traité comme parjure à
sa foi . Un Prussien n'appartenait qu'à lui-même; c'était
à lui seul qu'il faisait tort en quittant sa tribu pour se
faire chrétien ; ses compatriotes) le regardaient comme)
un lâche , capable de renoncer à sa propre indépendance .
Ainsi le sentiment qui sert de base à la vertu , l'oubli de
soi-même , se développait secrètement et exerçait son
influence dans le parti des oppresseurs , à côté de
leur ambition conquérante , de leur égoïsme despotique
, tandis que la défaite et souvent la perfidie des
opprimés envers leurs frères , prouvaient que la cause
la plus juste , le courage le plus indomté , le mépris le
plus absolu de la vie ne fournissent pas à un peuple
MARS 1810. 159
barbare les moyens de résister à des hommes qui connaissent
l'idée du devoir , même quand ils en font l'application
la plus odieuse en l'alliant avec des projets criminels
. GUIZOT.
( La suite au Numéro prochain. )
LITTÉRATURE ALLEMANDE.
;
IL n'est point de particularités , si minutieuses qu'elles
soient , qui n'offrent quelqu'intérêt , lorsqu'elles se rattachent
à la vie d'un homme d'une célébrité universelle . En
lisant Plutarque et Suétone , par exemple , neleur savonsnous
pas un gré infini de nous avoir transmis une foule de
détails , qui nous font quelquefois mieux connaître leurs
personnages que le récit de ces actions d'éclat , où la similitude
des circonstances produit trop souvent une extrême
ressemblance entre les héros ?
Frédéric -le-Grand , objet de l'admiration de tous ses
contemporains , appartient déjà tout entier à l'histoire .
Elle ne négligera point , sans doute , de recueillir quelques
traits qui font partie de l'époque où ce prince , vivant sous
les lois d'un père absolu , n'était encore connu que par ses
malheurs et son goût pour l'étude. Ces détails viennent
d'être publiés à Berlin : ils se trouvent contenus dans des
lettres de M. de Munchow , fils de l'ancien président de la
régence de Custrin , qui habitait le château même où Frédéric
était détenu pendant que l'on instruisait son procès
(1 ) . : T
On a eu soin , en imprimant la relation allemande de
M. de Munchow , de respecter jusqu'à son orthographe
surannée . Ne pouvant pas , dans la traduction , me piquer
de cette fidélité scrupuleuse , je tâcherai , du moins , de
conserver à ce récit le ton de franchise et de simplicité qui
sied à un vieux militaire :
« Je suis probablement le seul homme sur la terre qui
ait été le témoin de tout ce qui s'est passé pendant que
notre grand Frédéric était en prison à Custrin. Je n'avais
(1) En 1730, Frédéric , âgé de dix-huit ans , rebuté par les rigueurs
du roi son père , tenta de quitter la Prusse . Il fut arrêté , et ne dut la
vie et la liberté qu'aux prières de la cour d'Autriche. Sonami , le
jeune Katt , eut la tête tranchée en sa présence.
160 MERCURE DE FRANCE ,
alors que sept ans , et aujourd'hui je suis bien vieux : ma
mémoire ne me dit plus rien sur beaucoup d'objets ; mais
tout ce qui a rapport à ce grand homme , à l'époque où il
n'était encore que prince royal , s'est si fortement gravé
dans mon esprit , que je n'en ai point perdu le souvenir
dans la pluspetite chose. D'ailleurs , ce n'est pas seulement
en prison que j'ai connu ce cher prince : lorsqu'il fut
retourné à Rémusberg , il me demanda trois fois à mon
père , qui ne voulait pas me laisser partir , parce qu'il
avait résolu de m'envoyer à l'université ; mais le prince
promit si bien qu'il me ferait étudier , qu'enfin il me fut
permis d'aller le rejoindre. Il me lut lui-même de gros
cahiers sur la métaphysique de Lock et deWolf, mais cela
ne dura que jusqu'à la mort de Frédéric-Guillaume Ir;
alors je fus nommé page du nouveau roi , avec le feldmaréchal
de Moellendorf , aujourd'hui vivant , mais il
n'était en rang qu'après moi . Au bout de trois ans , je fus
nommé lieutenant dans les gardes : mais il est tems que
je rende compte de ce qui est arrivé au château de Cusfrin.
Il ne tiendrait qu'à moi de raconter mille choses que
j'ai vues de mes yeux , ou que j'ai entendues de mes propres
oreilles , de la bouche de notre cher prince . Mais ... elles
ne sont pas toutes conformes à la grande idée qu'on se fait
de lui , et dont il était véritablement digne. Les plus grands
hommes dont parle l'histoire ont eu aussi leurs défauts ,
mais l'histoire ne nous a pas tout dit. Voici , par exemple ,
un trait dont je pourrais répondre :
* Lorsque le malheureux Katt fut exécuté , le général de
Loepel , gouverneur de Custrin , reçut , ainsi que mon
père , l'ordre de placer le prince royal à une fenêtre du
château , d'où il pût voir l'échafaud dressé pour son ami
sur le rempart même. Il fallut obéir : Katt fut amené
sous les croisées du prince ; on les ouvrit aussitôt , et Frédéric
cria de toute sa force : Pardonnez-moi , mon cher
Katt , je suis la cause de votre mort. Katt répondit : Pour
un prince comme vous , on meurt avec contentement (2) .
* Le visage du prince se couvrit d'une pâleur mortelle ;
le gouverneur l'éloigna de la fenêtre , et le fit asseoir dans
un fauteuil où il s'évanouit sur-le-champ .
L'ordre du roi portait qu'il serait fourni à manger au
(2) Ces paroles sont en français dans l'original .
prince
MARS 1810 . 161
prince son fils , par un traiteur auquel il serait,alloué
8 gros ( 1 liv. 4 s. ) par jour. Ma mère s'offrit à servir le
prisonnier , et prit les 8 gros ; mais , entre nous , je croisi
que le séjour du prince coûta
(60,000 liv. ) à mes parens (3).
plus de 15,000 xdeles LA
SEINE
*Deux sous-officiers étaient postés à la premiereporte
deux soldats à la seconde; et deux capitaines loges dans le
château , se relevaient, alternativement pour la garde de
jour et de nuit. Toutes les deux heures , l'officier ourrait
la porte pour savoir ce que le prince faisait ou demandait
Nulle autre personne n'avait accès auprès de luin
domestique était enfermé dans une chambre voisine.
,
: » Le prince trouvait le tems long ; il pria le capitaine de
permettre que l'un des enfans de mon père pût venir le
voir , ne fût-ce qu'une heure par jour , pour lui procurer
quelque distraction. Le choixtomba sur moi comme le
plus jeune. Jusqu'à cette époque l'on m'avait vêtu en espèce
d'heiduque: on me changea de costume tout-à-coup,
et l'on me mit un habit long avec de grandes poches . C'est
ainsi que je fus introduit chez le prince. Dès la première
fois qu'il me vit , il me glissa dans la poche un billet écrit
en français , dans lequel il demandait certains livres , puis
un couteau et une fourchette . Tout cela lui était défendu ,
ainsi que papier , plume et encre ; mais il paraît qu'il avait
déjà su se procurer ces derniers objets. J'ai bien compris
par la suite pourquoi l'on m'avait revêtu d'un habit à
grandes poches . Les officiers , touchés de l'attention du
prince àleur fournir du meilleur vin à discrétion , me laissaient
entrer tous les jours deux fois chez lui , sous prétexte
d'apprendre le français , dont S. A. R. me donnait
effectivement d'excellentes leçons .
"
» Le roi fut informé que mes parens s'étaient chargés de
la nourriture du princcee:: il en témoigna beaucoup d'humeur
, et confia ce soin au conseiller de cour Blockmann ,
qui envoyait régulièrement au gouverneur les trois petits
plats d'ordonnance pour le dîner de S. A. R.
La commission chargée d'instruire son procès s'assembla.
Le prince que l'on amenait à ses séances , parut d'abord
assez attentif : mais au bout de quelque tems , il
s'ennuya excessivement de toutes ces formalités , et pendant
que ses juges délibéraient , il s'amusait à composer
sur eux des satires en vers français . La commission rédi-
- (3) On peutprésumer qu'ily a ici un zéro de trop .
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
geaenfin ses conclusions , et cette pièce qui devait être
fort curieuse , fut déposée dans les archives ; mais tout a
été brûlé lors du bombardement de Custrin par les Russes
dans la guerre de sept ans .
Avant que le prince fût parvenu à se procurer.des
plumes et de l'encre , il avait eu la patience de tracer aa
crayon l'histoire de sa vie ; et ce fut moi qui , sans m'en
douter , portai dans mes poches ce cahier à mon père,
avec un billet où le prince lui recommandait de n'en faire
mention à qui que ce fût au monde , avant sa mort. Mon
père luitint si scrupuleusement parole , que nous ne fûmes
jamais instruits de cette particularité , tant qu'il vécut . Ces
précieux mémoires furent trouvés dans ses papiers :
le président de Birckholtz , qui avait épousé ma soeur , se
donna des peines infinies pour repasser avec de l'encre les
traits du crayon : mais la fatalité voulut encore que ce manuscrit
fût consumé avec tout son mobilier dans le bombardement
de la ville .
1
L'étroite captivité du prince royal au château ne
dura que six semaines environ . On lui assigna pour sa
demeure une assez belle maison dans la ville , où il eut
un cuisinier et des domestiques. Il venait presque tous les
jours au château passer quelques heures avec mon père ,
qui , pour le distraire , donnait assez fréquemment de petits
bals . Frédéric s'y montrait fort occupé d'une certaine
demoiselle Hill , fille du directeur des domaines , et douée
d'une beauté véritablement angélique .
■ Comme je vivais , en ce tems-là , dans la plus intime
familiarité du prince , je ne puis m'empêcher de rappeler
ici une habitude qu'il avait alors : un enfant , tel que je
l'étais , n'yvoyait que matière à rire ; mais j'ai appris depuis
à la regarder sous un aspect plus grave . Lorsqu'après sa
toilette , son valet-de-chambre lui présentait son café , il
ne manquait pas de s'écrier qu'il était trop chaud,ou trop
froid ; et, pour en convaincre le valet-de-chambre , il lui
enportait une cuillerée à la bouche . Si cet homme refusait
de l'ouvrir , il lui jetait le café à la figure , et n'en prenait
pas . Aujourd'huije regarde cette habitude comme ayant
été inspirée à ce cher prince par la providence : car n'estcepas
ainsi qu'il échappa au poison qui lui fut présenté à
Dresde ? Le refus opiniâtre que fit le traître de goûter le
café dévoila sa perfidie , et le contraignit même à en faire
l'aveu .
» J'aurais encore un grand nombre d'anecdotes à ra
MARS 1810 . 163
conter , relativement aux journées de Molwitz , Tzaslau ,
Strigau et Sorr , dans lesquelles j'ai combattu sous les yeux
du grand roi ; mais je remets ces détails à une autre
occasion . "
r
A ce récit de M. de Munchow sont jointes plusieurs
lettres de Katt , également inédites . Dans l'une , ce malheureux
jeune homme implore la clémence du roi; il lui
expose que le repentir et la reconnaissance feront de lui
un de ses meilleurs sujets , et il se compare à Manassès , à
Saül , et à David. Une autre de ces lettres est adressée à
son grand-père le feld-maréchal comte de Wartensleben ,
qui ne put fléchir la rigueur du monarque ; dans une troisième
, l'ami de Frédéric fait d'éternels adieux'à son père
et à sa mère. Ces lettres sont touchantes , mais elles ne
contiennent aucun fait particulier , concernant la fatale
aventure dont il mourait la victime .
La même semaine a vu paraître à Berlin deux lettres
non encore publiées sur la bataille de Molwitz (4) . L'une
est de Frédéric-le-Grand lui-même , et l'autre du prince
Léopold d'Anhalt-Dessau. Elles sont écrites toutes deux
le lendemain de cette action , remarquable en ce qu'elle
fut la première où fit son apprentissage ce grand capitaine ,
qui devait changer un jour le système militaire de l'Europe.
Dans un ouvrage écrit long-tems après (5) , il fit la
relation de la bataille de Molwitz , et la termina par les
mots suivans : Cette journée devint une des plus mémo-
>>rables de ce siècle , parce que deux petites armées y déci-
» dèrent du sort de la Silésie , et que les troupes du roi y
→ acquirent une réputation que le tems ni l'envie ne pourront
leur ravir . "
Le tableau exact des dispositions , et l'ordre de bataille
annexés à cette lettre , mettront les gens du métier à portée
de vérifier la fidélité des divers plans qui en ont été donnés .
Ils trouveront de plus , dans la lettre de Frédéric , des aveux
fort naïfs sur la contenance peu glorieuse que fit , à Molwitz
, cette cavalerie prussienne , qui avait acquis depuis
une si prodigieuse renommée , et la conserva jusqu'à
l'épreuve décisive d'Jéna (6) .
Dans un post-scriptum, le roi ne dédaigne pas de faire
(4) 10 avril 1741 .
(5) Histoire de mon tems , tom. I, chap. 3 .
(6) Frédéric , en parlant de ses cavaliers , les appelle nettement de
mauvais drôles . ( Schlechte kørls . )
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
l'observation qu'il n'a ni dormi ni mangé depuis deux
jours.
L'on ne peut entendre nommer cette bataille de Molwitz
sans se rappeler une lettre que Frédéric écrivit , la veille
même de cette journée , à son ami Jordan , qu'il appelait
quelquefois son maître en philosophie . Ce billet , digne de
Henri IV , est conçu en ces termes : Mon cher Jordan ,
nous allons nous battre demain . Tu connais le sort des
> armes : la vie des rois n'est pas plus respectée que celle
> des particuliers . Je ne sais ce que je deviendrai. Si ma
> destinée est finie , souviens-toi d'un ami qui t'aime tou-
> jours tendrement. Si le ciel prolonge mesjours , je t'é-
» crirai dès demain , et tu apprendras notre victoire. Adieu,
> cher ami; je t'aimerai jusqu'à la mort . (7) »
La lettre du prince d'Anhalt , adressée à son père , ne
contient que des détails particuliers sur les mouvemens et
les pertes de sa division. L. S.
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS .
PREMIÈRE VISITE.
Il existe une classe d'hommes , dont je fais partie , qui
sont très-peu connushors de leur sphère , et dans les pays
d'où la religion les exclut ; c'est les pasteurs de village des
églises protestantes . Lorsqu'ils sont ce qu'ils doivent être
(et malheur à ceux qui prennent cet état sans en remplir
les devoirs ! ) , il n'y a pas de citoyens plus utiles et plus respectables
. Au-dessus des paysans par leur éducation et
leurs connaissances , ils en sont rapprochés par la simpli
cité de leurs moeurs patriarchales , et par les doux liens
d'époux et de père ; ils sont à-la-fois le conseil , l'appui ,
la consolation du pauvre et du malheureux , et la terreur
du méchant; ils offrent dans l'intérieur de leur famille le
modèle des vertus qu'ils prêchent dans la chaire; respectés
comme des supérieurs , aimés comme des amis , le village
où ils résident peut devenir pour eux et par eux le séjour
dubonheur , et lorsque le malheur vient les visiter sous
leur humble toît (puisqu'ils sont époux et père , ils y sont
(7) OEuvres posthumes de Frédéric II, tomeVIII.
MARS 1810. 165
sujets comme tous les hommes ) , ils le reçoivent avec courage
, patience et résignation .
Tel était le pasteur Buchman , mon prédécesseur dans
cette cure. Depuis quarante ans , le chardon et la violette,
images de ses peines cruelles et de ses vertus ignorées ,
croissaient sur sa tombe; ses peines et ses vertus , et ses
éclairs de bonheur , tout était oublié ; tout resterait enseveli
avec lui sous ce tertre de gazon , si je ne voulais pas retracer
àmon souvenir deux journées mémorables de son innocente
vie. C'est de sa compagne fidèle que j'ai su ces
détails ; elle ne l'avait point quitté pendant qu'il a vécu ,
elle repose à présent à côté de lui : «Ne me séparez pas
» de mon mari , M. le pasteur , me dit-elle , quand je vins
>>prendre possession de la maison , où si long-tems ils
> avaient demeuré ensemble ; laissez-moi mourir près de
» sontombeau. Elle a passé quelques années avec moi , et
ellepaya mon amitié par sa confiance; je ne la trahirai pas :
cet écrit nesera vu qu'après ma mort , et ceux qu'il regarde
n'existeront plus .
Avant de faire le récit de lapremière de ces journées qui
curent une si grande influence sur la vie du pasteur
Buchman, je vais raconter brièvement les événemens qui
l'avaient précédée.
Buchman avait un ami de coeur qui se nommait Halder :
il était ainsi que lui pasteur de village ; ils avaient été ensemble
à l'université, habitant la même chambre et mangeant
à la même table ; ils furent consacrés le mêmejour ,
etnommés à deux cures de villages , distantes l'une de
l'autre d'une journée. Lorsqu'ils se séparèrent pour aller les
occuper, ils se promirent de ne jamais laisser passer une
semaine sans s'écrire , ni quinze jours sans se visiter , et
pendant seize années ils furent fidèles à cet engagement .
Tous les deux se marièrent , car une bonne ménagère est
le meuble le plus nécessaire dans un presbytère , et tous
deux étaient pères . Buchman n'eut qu'un fils ; Halder eut
plusieurs enfans qu'il perd en bas âge , il ne lui resta
qu'une fille , dont l'aimable figure et l'heureux naturel faisaient
la gloire et le bonheur de ses parens . Le jeune Frédérich
Buchman , de son côté , était l'orgueil et l'idole des
siens : sa taille était avantageuse , son maintien noble et
gracieux , ses traits mâles et réguliers , son caractère fier et
sensible. On obtenait tout de lui par le point d'honneur ,
mais la moindre apparence d'injustice le révoltait , et le
166 MERCURE DE FRANCE ,
mettait en fureur ; dans ces momens-là personne ne pouvait
le calmer que sa petite amie Paulíne Halder , plus
jeune que lui de trois ans . Elle conduisait à son gré ce jeune
lion, et le rendait plus doux qu'un agneau , dès qu'elle lui
disait avec sa voix enfantine , Fritz (1) , celan'est pas bien ;
je ne t'aimerai plus , situ te fâches ainsi . Deson côté Pauline
faisait tout ce que voulait sa mère , pourvu qu'on lui
promît de la mener chez M. Buchman.
Les deux familles voyaient avec plaisir cet accord secret
entre les coeurs de leurs enfans; les visites devinrent plus
fréquentes , et sous les yeux de leurs parens , Frédérich et
Pauline se témoignaient l'attachement le plus tendre. Quel
spectacle délicieux pour ces bons parens ,que celui de cet
amour si vif et si pur , dont les jeunes gens eux-mêmes
ignoraient le nom , mais qui s'augmentait chaque jour !
Combien nous serons heureux de leur bonheur ! disait
Buchman à son ami ; nous les marierons dès que Fritz sera
consacré .
Tu veux donc en faire un ministre ? lui disait Halder , il
n'en a guère la tournure , un uniforme lui siérait mieux
qu'une robe pastorale , et un hausse-col qu'un rabat . Halder
avait naturellement du goût pour le militaire ; l'amitié et
l'influence de Buchman avaient décidé sa vocatión ecclésiastique
: mais , après avoir prêché l'union et la paix , son plus
grand plaisir était de lire dans les gazettes des relations de
guerres et de combats . Buchman au contraire était convaincu
que , si le vrai bonheur existe sur la terre , c'est dans
cet état ignoré et tranquille , où les occasions de faire le
bien sont si fréquentes , où tout éloigne du mal et ramène
à la vertu , à la piété et à la simplicité du bonheur domestique
.- Oui , dit-il à son ami ,je veux que Fritz soit pasteur
de village , parce que je désire qu'il soit sage et heureux.
Nous n'avons que lui , nous ne pourrions pas nous
en séparer ; cet état le fixera près de nous . Il aune belle
figure : tant mieux , il ornera la chaire du Seigneur ; ne consacrerait-
on à son culte que le rebut des autres professions ?
Mon Fritz sera , s'il plaît à Dieu , un beau , un bon et un
heureux pasteur ; je parie que Pauline est de mon avis ?
Elle en convint en rougissant. Halder avoua lui-même qu'il
ne s'était jamais repenti de son choix , et le départ de Frédérich
pour l'université fut décidé . Il avait alors dix-neuf
(1 ) Diminutif familier du nom de Frédérich .
MARS 1810 . 167
...
ans , et Pauline seize ; ils devaient être séparés trois ans ,
excepté le tems des vacances que Frédérich viendrait passer
chez ses parens; tous comptaient sur ce dédommagement
pour supporter la séparation. Au bout des trois ans , il recevrait
les ordres et retrouverait sa Pauline , pour ne plus la
quitter de la vie .
Ces arrangemens pris en famille adoucirent le moment
des adieux. Fritz se sépara de tout ce qu'il aimait , plein
de douleur et d'espérance. Il serra Pauline contre son
coeur , lui mit au doigt un anneau d'or , couvrit de baisers
ses joues inondéeess de larmes et ses lèvres , qui ne pouvaient
pas même prononcer le mot d'adieu; ils ne se promirent
pas de s'aimer toujours , car il leur paraissait impossible
de changer. Fritz embrassa ses deux pères , ses deux mères;
il donnait déjà ce titre aux parens de Pauline , et partit
pour Jéna , où les deux pasteurs avaient aussi fait leurs
études .
Pendant deux années l'orgueil paternel de Buchman fut
en pleinejouissance : il recevait les nouvelles les plus satisfaisantes
de son fils ; des anciennes connaissances d'Jéna ,
auxquelles il l'avait adressé , lui mandaient que ses progrès
étaient étonnans , sur-tout dans les mathématiques , et
qu'il se faisait aimer et estimer. Il vint passer les vacances
chez son père , et sa présence confirma tous les éloges ;
les deux mères le trouvèrent grandi et embelli ; Buchman
lui trouva l'air plus doux et plus réfléchi ; Pauline dit qu'il
était toujours le même , et c'est ce qu'elle pouvait à son gré
diredeplus flatteur : lepasteeuurrHalder répéta qu'un haussecol
lui irait mieux qu'un rabat. Frédérich soupira d'abord ,
puis il sourit en regardant Pauline . Il aurait aussi préféré
le hausse-col et l'uniforme , mais posséder Pauline allait
avant tout , et l'état qui pouvait avancer ce bonheur était
celui pour lequel il avait le plus de goût ; il retourna donc
reprendre le cours de ses études .
Hélas ! il était passé le tems du bonheur ! Frédérich
avait conservé la même horreur pour l'injustice qu'il montrait
dans son enfance. Un étudiant en essuya une qui le
révolta ; il prit vivement son parti . L'agresseur du jeune
homme était titré , riche , et dépensait beaucoup d'argent;
ceux qui profitaient de sa bourse , et qu'il associait à ses
plaisirs , furent pour lui. Frédérich tint ferme pour son
protégé ; ils eurent pour eux les étudians , que le baron
dédaignait. Les esprits s'aigrirent , des disputes on en
vint aux injures , des injures aux voies de fait ; il y eut des
168 MERCURE DE FRANCE ,
:
rixes , des batailles , des émeutes; les tribunaux furent
obligés de s'en mêler , et , comme on le pense , le fils d'un
pauvre pasteur de village eut tort contre un riche baron .
Frédérich Buchman fut représenté comme le premier fauteur
de la querelle , comme le chef des insurgés ; on le
mit aux arrêts , et l'on crut ensuite lui faire grâce en le
renvoyant ignominieusement de l'Université . Le jeune
homme dont il avait si vivement embrassé le parti , fut
banni également , et tous les deux quittèrent Jéna la rage
dans le coeur . : :
Frédérich n'osa pas se présenter chez son père , et moins
encore chez celui de Pauline ; ce fut par des lettres de ses
amis d'Jéna , que M. Buchman apprit son malheur , mais
ces lettres étaient terribles ; plus on avait attendu de ce
jeune homme , et plus il était blâme ; on exagérait ses torts
pour n'avoir pas l'air de l'approuver; on se vanta de lui
avoir donné des conseils qu'il n'avait pas voulu suivre ; on
lui prêta les propos les plus menaçans contre les autorités ;
il aurait , disait-on , mis le feu aux quatre coins de la ville ,
plutôt que de céder , etla sentence de bannissement était
encore trop douce. Mais ce qui consterna le pasteur et sa
femme , c'est qu'il paraissait que ces torts étaient la suite
du plus grand de tous à leurs yeux , de celui qu'ils auraient
le moins attendu de l'amant de Pauline , la séduction
et l'enlèvement d'une jeune fille , et d'avoir cherché à
cacher les suites de cette séduction .
Qu'on juge de la consternation de ses parens: il leur fut
impossible cependant de croire leur fils aussi coupable ,
ils auraient été trop malheureux ! Marie , sur-tout , assurait
que c'était une calomnie , et qu'il était impossible qu'il
eût été infidèle à Pauline . -Ah ! si seulement ils avaient
pu le voir et savoir la vérité ; mais ils ne savaient où le
trouver. Quelques jours après la réception de cette lettre ,
un paysan du village dit au pasteur qu'il avait vu son fils
appuyé sur la barrière du jardin et regardant la maison ;
mais cet homme ne se doutant de rien , crut qu'il était retourné
chez ses parens. Ce ne fut que huitjours après que
le malheureux père apprit que son, fils avait été si près de
lui . Vers le même tems , Pauline reçut une lettre qui ne
contenait que ces lignes :
« Adieu , Pauline , oubliez le malheureux Fritz ; banni ,
chassé , déshonoré , Fritz n'est plus digne de vous ; vic
time de la plus affreuse injustice , ayant le monde et les
hommes en horreur , il va les fuir à jamais oubliez-le,
MARS 1810. 169
Pauline , et soyez heureuse ! Mais si jamais je vous fus
cher , aimez mes parens , soyez encore leur fille , et que
vos vertus les consolent d'avoir donné la vie au malheureux
Frédérich . " 11
Pauline heureuse ! heureuse sans Frédérich ! comment
a- t-il pu le supposer et l'écrire ? Elle fit des efforts surnaturels
pour surmonter sa douleur et conserver à ses parens
leur fille unique et chérie ; mais elle savait aussi de quoi
Frédérich était accusé , par une amie qu'elle avait à Jéna ,
et pouvait à peine en douter; elle l'avait caché à tout le
monde , et ses nuits se passaient dans les larmes . De leur
côté les Buchman ne lui montraient pas les lettres qu'ils
avaient reçues ; ainsi chacun d'eux croyait les autres moins
malheureux . Pauline leur donnait , pour les consoler , une
espérance qu'elle n'avait pas elle-même , et qu'elle ne désirait
pas d'avoir ; puisque Frédérich en avait aimé une
autre , il n'était , en effet , plus digne d'elle , et cependant
elle sentait qu'il lui était plus cherque jamais.
Les perquisitions que le pasteur avait faites et fait faire
de tous côtés , produisirent un soupçon vague qu'il s'était
embarqué sur un vaisseau allant aux Grandes-Indes ; ils
saisirent tous cette idée . Il nous écrira , disait la mère ; il
nous reviendra , ajoutait Pauline : le pasteur secouait tristement
la tête . Dans le fond de l'ame , ni Pauline , ni
M Buchman ne croyaient ce qu'elles disaient ; mais il y
a des mots qu'on a besoin de prononcer et d'entendre ,
lors même qu'ils ne persuadent pas .
Les jours, les semaines , les mois s'écoulaient sans que
rien confirmât ni ne détruisît leurs craintes ou leurs espérance
. Au bout d'une année ils eurent une autre douleur :
Pauline toujours plus affligée , et prenant toujours plus sur
elle , dépérissait à vue d'oeil ; mais elle cachait avec tant
de soins les souffrances de son ame , que ses parens l'a
crurent consolée. Frappés enfin de sa maigreur , de sa
faiblesse , ils s'inquiétèrent et ils exigèrent qu'elle prît un
médecin et des remèdes ; elle obéit , mais c'était trop tard ,
ils n'eurent aucun succès ; elle y gagna seulement d'engager
le médecin , homme honnête et sensible , de dire à
sa famille qu'elle avait une affection de poitrine trèsancienne
, qui devait nécessairement la conduire jeune au
tombeau. Comme ils avaient déjà perdu d'autres enfans ,
ils crurent à cette cause , mais ils n'en étaient pas moins
affligés de voir leur fille qui touchait à sa vingtième année ,
périr commeune fleur épanouie que l'orage a frappé .
170 MERCURE DE FRANCE ,
Pauline mourut doucement , sans prononcermême ce
nom chéri , qui n'était pas sorti un instant de sa pensée , et
contente de ne pas laisser à ses parens désolés l'idée que
Frédérich était la cause de sa mort . Ils ne se consolèrent
point , car peut-on se consoler de la perte d'un enfant ? ce
malheur, le plus poignant de tous , sembletellementopposé à
lanature , que la douleur qu'il produit doit durer toujours ;
mais persuadés que leur fille était plus heureuse , ils se
résignèrent , et le tems eut son effet accoutumé . Il n'efface
pas l'affliction , mais il apprend à la supporter et à s'en
distraire ; il nous rattache à ce qui nous reste , et l'absence
continuelle de l'objet qu'on a perdu affaiblit son image ;
elle se présente moins souvent et moins cruellement à la
pensée , et puisque Dieu a voulu que l'homme fût mortel
et sensible , il était de sa bonté qu'il en fût ainsi .
Lesdeux familles affligées se virent moins souvent , sans
que leur amitié fût le moins du monde altérée ; mais le chagrin
destructeur avait hâté leur vieillesse , et les avait rendus
plus casaniers . M. Halder ne pouvait supporterla demeure où
il avait vu périr sa fille ; ayant d'ailleurs d'autres motifs de
désirer de quitter sa cure , il avait obtenu celle d'un village
plus éloigné de trois lieues ; actuellement il y en avait quatorze
ou quinze entre les habitations des deux amis , et soit
par un obstacle , soit par un autre , il y avait près de deux
ans qu'on ne s'était visité . Les Buchman se faisaient moins
d'illusion sur la cause de la mort de Pauline . Persuadés
que Frédérich y avait une grande part , ils avaient redouté
de voir les parens de cette pauvre victime : cependant
M. Buchman ne put supporter plus long-tems cette absence .
« Marie , dit-il un matin à sa femme , je ne veux pas mourir
sans revoir Halder . L'hiver est beau , les chemins sont secs ,
les chevaux ne font rien à l'écurie , veux-tu que nous allions
les visiter dans leur nouvelle habitation ? »
M Buchmann'avaitjamais eu d'autres volontés que celles
de son mari ; d'ailleurs , pour son propre compte, elle n'était
pas fâchée de changer un peu ses idées , de revoir son amie
Halder, d'apprendre quelques détails sur la mort de Pauline
et de pleurer ensemble leurs enfans ; ce triste sujet de conversation
faisait tant de mal au pasteur qu'elle l'évitait , autant
qu'il lui était possible, quand ils étaient seuls; mais les
femmes éprouvent souvent le besoin de parler de ce quiles
occupe sans cesse .
Le lendemain long-tems avant le jour ils étaient prêts à
partir. Marie avait fermé le porte-manteau . - N'as-tu pas
MARS 1810 .
171
oublié ton livre ? dit-elle à son mari. Pour toute réponse il
le sortit de sa poche , le pressa sur ses lèvres et le recacha
en soupirant. Les yeux de Marie se mouillèrent , elle sortit
sous le prétexte de voir si on attelait. Ce livre était un présent
de leur fils perdu , et l'idée en était simple et touchantè ;
c'était un recueil de cantiques pour la fin de chaque journée;
il étaitproprement relié enmaroquiinn rouge,, lesquatre
coins étaientgarnis d'argent , et sur un médaillon aussi en
argent, était au-dessous du titre le nom de Frédérich, entouré
de pensées et de la petite fleur connue partout sous le nom
sentimental de ne m'oubliez pas ; il se fermait par deux
belles agrafes d'argent avec les chiffres de son père et de sa
mère. Sur la première page étaient écrits de la main de Frédérich
ces vers , dictés par son coeur bien plus quepar
esprit , mais qui, par cela même , leur faisaient plus deplaisir
que de la bonne poésie .
Bonsoir, mes bons parens : puisse un sommeil paisible
Répandre sur vos sens son calme et sa douceur !
Puisse un songe heureux et flatteur
Vous retracer un fils vertueux et sensible
Aqui tout deviendra possible
Pour assurer votre bonheur !
son
:
Tous les bons pères comprendront combien M. Buchman
fut touché lorsque son fils lui apporta ce livre à ses dernières.
vacances , et combien depuis son malheur l'émotion que lui
donnaient ces lignes était encore augmentée . Tous les soirs
lorsque le bon pasteur était au lit avec sa chère Marie , il
lui lisaitun cantique , puis le touchant bonsoir de leur enfant,
suivi d'une prière ardente et telle que le coeur d'un
père pouvait la dicter pour cet enfant dont ils ignoraient le
sort. "S'il vit encore , ô mon Dieu , préserve-le de malheur
» et de crimes , protége sa jeunesse , rends-le à la vertu . »
-Et à ses parens , ajoutait Marie .- Que la volonté de
Dieu soit faite , et non pas la nôtre , disait encore le vieillard.
Tous les deux pressaient sur leurs lèvres le nom de
leur Frédérich avant de s'endormir , et plus d'une fois son
pieux souhait fut excaucé ; un songe consolant le leur rendit
quelques instans digne de toute leur tendresse .
• Ils partirent; les chemins gelés étaient très-roulans , ils
arrivèrent le soir vers les six ou sept heures dans la cure que
Halder n'habitait que depuis peu. Ils n'étaientpas attendus,
et n'enfurent reçus qu'avecplus dejoie et avec cette cordialitéde
la véritable amitié .Aprèss'être tendrement embrassés
1
172 MERCURE DE FRANCE ,
en répandant des larmes mêlées de douleur et de plaisir ,
les deux vieux couples s'assirent autour d'un bon feu , auprès
duquel M. Halder fit servir une petite collation pour
réchauffer les voyageurs : quelques verres d'un bon vin
vieux , et quelques tasses de café , les ranimèrent. Après
une séparation de deux ans , la plus longue de leur vie , le
plaisir de se retrouver , absorba pendant quelques instans
toute autre idée; mais ils ne pouvaient pas prononcer un
seul mot qui ne les ramenât à leurdouleur et àleurs pensées
habituelles . De tems en tems , après une expression de joie ,
tous les quatre restaient en silence , la tête baissée, les yeux
humides de larmes , ayant sur les lèvres les noms chéris
qu'ils n'osaient prononcer: Au bout de quelques minutes ,
l'un des deux hommes disait un mot indifférent avec un
son de voix ému , et l'entretien recommençait , et finissait
de même .
Je te trouve un peu changé , dit une fois Halder à son
ami , as-tu été malade ?
Buchman .-C'est tout simple , et je puis te dire lamême
chose ; il y a si long-tems , cher Halder , que nous ne nous
sommes vus ! A notre âge deux années sont comme dix .
-
- Comment
Halder. Et deux années de .... Buchman lui serra la
main , les larmes ruisselaient déjà sur les joues de leurs
femmes ; il y eut un moment de silence .
trouves-tu ma nouvelle habitation ? reprit Halder en cherchant
à se remettre ; tu la verras demain en détail ; elle est
plus commode et plus spacieuse que la précédente .
Elle est seulement trop grande , dit Mme Halder avec
tristesse . Elle avait regretté la maison où si long-tems elle
fut l'heureuse mère de Pauline , et le cimetière où reposaient
tous ses enfans .
Tu as raison , ma femme , lui dit Halder , mais je suis
bien aise ce soir d'avoir une bonne chambre à offrir à mes
amis ; vous aurez celle de mon prédécesseur , ici au-dessus >
nous avons préféré d'occuper un cabinet près de cette
chambre , comme à l'autre cure.
Je suppose qu'il y a aussi une pièce de ce côté , dit
Buchman enmontrant une porte? Cette question si indifférente
en elle-même , ne le fut pas pour les Halder : elle
retraçait la distribution de leur précédente demeure où la
chambre de réunion était contiguë au cabinet qu'occupait
leur fille ; ce seul mot la leur rappela si vivement , que la
pauvre mère laissa enfin échapper le nom chéri de Pauline
au milieu de ses sanglots , répétés par son amie. Cette
MARS 1810. 173
explosiond'une douleur trop retenue les mit tous à l'aise
(si l'on peut s'exprimer ainsi ) , et fit cesser cette contrainte
plus pénible mille fois que ce qu'ils voulaient éviter.
Parlons de nos enfans , s'écria Halder , puisqu'ils sont
toujours présens à notre pensée; notre Pauline n'habite
plus la chambre vis-à-vis de la nôtre , mais elle vit dans
nos coeurs. Et toi , Buchman , toujours point de nouvelles
du malheureux fugitif?
Buchman.-Aucune : le ciel sait où il est maintenant ,
quelle terre étrangère recouvre sa dépouille mortelle , ou
quelle mer l'a englouti dans ses ondes orageuses. Si mon
fils vivait , s'il était libre , nous le saurions , car il nous
aimait . Halder , tu sais au moins où est le tombeau de ta
fille, tu sais quel séjour de bonheur cet ange habite : ah !
queje changerais volontiers de sort avec toi! tu as vu s'envoler
aux demeures célestes l'ame innocente et pure de ton
enfant; et moij'ignore si le mien n'existe pas quelque part ,
malheureux ou coupable , peut-être dans les fers , peutêtre.....
Les sanglots coupèrent sa voix , et sa pauvre compagne,
dans les bras de son amie, était suffoquée dans les
Jarmes.
Halder. Du moins il te reste l'espérance : nous ne reverrons
jamais ici-bas notre Pauline , et toi , d'un jour ,
d'un moment à l'autre , tu peux revoir ton Frédérich . Ah !
crois-en le coeur d'un père , la mort est le premier et le
plus complet des malheurs ! Non , Buchman , ton fils ne
peut être ni coupable, ni dans les fers ; il saurait , n'en
doute pas, secouer les chaînes du vice et celles de l'esclavage.
Te rappelles-tu l'énergie de son caractère , son courage
indomtable , sa noble fierté ? Fritz était né pour
commander, pour être partout le premier.
Buchman.-Dieu ! et c'est-là ce qui a causé sa perte;
dès son enfance , ce naturel violent me faisait trembler.
Te souviens-tu comme ta douce Pauline savait le calmer
par un mot , par un regard ? j'attendais tout de leur union.
Halder. Le ciel en a ordonné autrement . Fritz s'est
épargné du moins la douleur de voir mourir sa bien-aimée.
Notre Pauline , attaquée du même mal que ses frères et ses
soeurs , était destinée à ne pas leur survivre long-tems .
Son médecin nous l'assure , et nous n'en doutons pas .
-
Buchman et sa femme n'eurent garde de combattre cette
idée. L'heure du souper arriva , el ce repas de bien-venue
fit un instant diversion à leur triste entretien ; n'ayant
pas voulu s'arrêter en route , ils n'avaient presque rien
174 MERCURE DE FRANCE ,
1
mangé de la journée , et trouvèrent excellens les mets simples
, mais apprêtés suivant leur goût , que l'amitié leur
présentait. Après le souper on se resserra autour du foyer ,
et la conversation prit une autre tournure ; M. Halder raconta
àson ami les motifs qui l'avaient décidé à quitter sa
première cure. Tu sais , dit M. Halder , que le village touchait
à une forêt immense infestée de brigands , et ce dangereux
voisinage ne nous laissait pas un instant de repos.
Pendant plus de trois ans , nous ne nous étions jamais
couchés qu'avec la crainte de voir notre maison incendiée
ou d'être massacrés : Dieu nous en a préservés par une espèce
de miracle . La cure et l'église bordent la forêt , et nous
étions cent fois plus exposés que d'autres villages , qui
n'ont pas été aussi heureux que nous . Le gouvernement
s'en est occupé , on a envoyé des détachemens militaires ;
on est parvenu à diminuer cette bande et à l'éloigner , mais
nonpas à la détruire; ils reparaissent de tems en tems , et
répandent l'effroi dans les villages voisins de la forêt : ici
nous en sommes plus éloignés de trois lieues , le pays est
plus ouvert , et nous dormons tranquilles . Je suis persuadée
, dit Mm Halder douloureusement , que l'inquiétude
et l'insomnie , qui en étaient la suite , ont accéléré la mort
de ma Pauline .
On sait qu'il suffitde nommer le mot de voleur et de
brigand pour rappeler une foule d'histoires. Les deux vieillards
étaient en train d'en raconter à l'envi de plus effrayantes
les unes que les autres , lorsque l'horloge du
village sonna onze heures , et les avertit qu'il était tems d'aller
se reposer des fatigues de leur voyage . M. et Mm Halder
accompagnèrent leurs hôtes dans la chambre qui leur était
destinée ; elle était grande , un bon feu brillait dans la che
minée; et un immense lit antique appelait au repos les
voyageurs fatigués . Voilà , dit Halder , où mon devancier
et sa femme ont passé , pendant cinquante ans , bien des
nuits tranquilles ; puisse la vôtre être de même ! Il leur serra
la main, et les laissa .
, puis le
D'abord , M. Buchman , suivant sa coutume , approcha
une table du lit , posa sa lumière dessus , et lorsqu'ils
furent couchés , il lut à sa femme un
bonsoir de leur fils , puis fit sa prière ordinaire
vente encore : Marie put à peine l'entendre , elle était
excédée de fatigue et s'endormit bientôt; Buchman baisa le
nom de son fils , éteignit la lumière et s'endormit aussi tout
de suite. Après une heure ou deux d'un sommeil paisible,
MARS 1810 . 175
il fut réveillé par un bruit violent ; il crut d'abord que c'était
le tonnerre , et se mettant sur son séant , il prêta l'oreille .
Il entendit alors distinctement dans une antichambre attenante
, dont ils n'étaient séparés que par une simple cloison,
plusieurs voixd'hommes, et qquuelques mots prononcés
plus haut lui firent connaître l'affreux danger qui les menaçait.
C'était la bande des brigands de la forêt qui venaient
de forcer la fenêtre duvestibule. Il n'eut que le tems d'éveiller
sa femme , de lui dire de garder le plus profond silence ,
et de la cacher sous les couvertures , lorsque la porte de sa
chambre s'ouvrit , et qu'il vit entrer un grand homme de
l'aspect le plus effrayant. Il était enveloppé dans un manteau
noir , un grand chapeau rabattu sur les yeux , un demimasque
noir cachait le bas de son visage ; d'une main il
tenaitunelanterne sourde, etde l'autreun poignard. Lorsque
la porte s'ouvrit , M. Buchman entrevit plusieurs hommes
masqués dans l'antichambre ; le premier leur fit un geste
d'autorité pour les empêcher de le suivre , et refermant la
porte , il vint droit au lit , où par un mouvement machinal
le vieuxpasteur avait aussi caché sa tête sous la couverture ,
mais ses cheveuxblancs d'une beautéparticulière se laissaient
voir encore. Le brigand posa sa lanterne sur la table , et se
baissa surle lit, comme pour examiner s'ily avaitquelqu'un .
Le pasteur allait lui parler et tâcher d'obtenir grâce pour leur
vie , lorsqu'il sentit la main de cet homme soulever les
boucles argentées de sa chevelure , puis les laisser retomber
en poussant un cri douloureux. Le brigand voulut écarter
lacouverture, sur laquelle était encore le livre de cantiques ;
le vieillard s'endormait souvent ainsi le tenant dans ses
rméavienils. , et c'était alors le premier objet qu'il voyait à son 1
Dieu ! Dieu ! s'écriale brigand; il saisit lelivre , le pressa
sur son sein , le cacha sous son manteau , et sortit précipitamment
en répétant ces accens douloureux : partons , partons
, cria-t-il à ses camarades ; un instant de plus et nous
sommes perdus . Partons. Ils se hâtèrent de redescendre
l'échelle qui leur avait servi à monter , et tout retomba dans
l'obscurité et le silence .
Cette scène avait été si rapide qu'il n'est pas étonnant
qu'un vieillard , tiré de son premier sommeil de cette manière,
crut au premier instant avoir été tourmenté par un
songe horrible ; son front était baigné d'une sueur glacée ;
ses cheveux , sur lesquels il croyait encore sentir la main
du brigand , en étaient trempés. Dieu! que vient-il de se
176 MERCURE DE FRANCE ,
passer? s'écria-t-il en saisissant la main tremblante de sa
compagne , j'ai fait un songe affreux. Il m'a semblé voir
Fritz devant moi , entendre sa voix : ô mon Dieu , veuillez
que ce soit un songe !
C'était la voix de Fritz , s'écria Marie avec effort . Anéantie
par l'excès de l'effroi , à peine put-elle ajouter : l'oreille
d'une mère ne peut se tromper , c'était la voix de Fritz .
Mon Fritz a péri, et Dieu a permis que son ame vînt visiter
ses parens .
Plût au ciel qu'il eût péri , s'écria le père ! plût au cieł
que ce fût ce que tu penses ! Non , pauvre malheureuse
mère , ton fils n'a pas péri , et les morts ne sortent pas du
tombeau. Fritz , ô Dieu ! Fritz à la tête des brigands de la
forêt , était là pour nous assassiner sans nous connaître .
Puisque tu l'as entendu , Marie , ce n'était pointun songe,
c'est une affreuse vérité . Je me rappelle tout , à présent; il
m'a reconnu , le malheureux ! il a reconnu les cheveux
blancs de son père ; et le livre que je tenais de lui , il l'a
emporté : puisse , ô mon Dieu , le repentir pénétrer son
ame ! En attendant , taisons-nous , Marie , ce malheureux
fut notre fils . Il finissait à peine que M. Halder et sa femme
entrèrent avec de la lumière; le bruit avait été entendu ,
l'alarme s'était répandue , et les fenêtres ouvertes , l'échelle
quiy était encore , la confirmaient .
M. et MmeBuchman étaient trop émus pour nier d'avoir
rien entendu ; ils convinrent qu'un homme masqué était
entré dans la chambre , mais qu'il n'avait emporté que leur
livre de cantiques , dont la garniture en argent l'avait sans
doute tenté . Ily avait assez de quoi justifier leur émotion ,
sur-tout lorsque M. Halder trouva par terre , à côté du lit ,
le poignard que le brigand avait laissé échapper. Il n'avait
rien de remarquable. Tremblant cependant qu'il ne fit
reconnaître son fils , Buchman demanda de l'emporters
son village touchait à la ville capitale , où il ferait , dit-il,
faire des perquisitions . :
Cet événement abrégea beaucoup leur visite. Marie était
malade , elle,témoigna le désir de retourner chez elle.
Jusqu'à leur départ il ne fut plus question de Frédérich ,
mais beaucoup de l'excursion des brigands venus en force
pour emporter un livre. L'empreinte de leurs pas sur la
neige , fit juger qu'ils étaient au moins six. Ils en voulaient
sans doute à l'argent de mon prédécesseur , dit Halder ,
il passait pour être riche et avare ; comme il n'v a plus de
bureau dans cette chambre , il n'y avait à prendre que tơn
livre,
MARS 1810 .
1 177
livre, et sûrement quelque bruit les aura effrayés . Cette
fois encore , grâce au ciel , Dieu nous a gardés .
DE
et
Buchman ne pouvait supporter cet entretien ; ilpartit
revint chez lui avec sa triste compagne , regrettant amerement
tous les deux leur pénible incertitude sur le sortde
leur fils , et bien plus malheureux qu'avant cette visito
I. D. M 5.
cen
SEIN
E
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre du Vaudeville .-Le Cachemire,
vaudeville en un acte.
Les nouveautés se succèdent rapidement à ce théâtre , et
si l'on ne peut toujours féliciter l'administration sur le
choix des ouvrages mis à la scène , au moins doit-on convenirque
leur nombre fait infiniment d'honneur à la mémoire
et au zèle des acteurs . Aux Pêcheurs Danois a
succédé le Cachemire , vaudeville en un acte , dont le succès
ne sera pas plus brillant .
M. Furet , ancien procureur normand , a troqué son
nom contre celui de Grippenville; il se rend à Paris avec
son neveu. Les deux soeurs de M. Destival leur sont promises
; mais l'amour, ce petit dieu qui se rit des vains
projets des hommes , enflamme le coeur de nos deux bas
normands pour les appas de Mme Destival; l'instant est
favorable , car cette dernière est brouillée avec son mari.
M. de Grippenville a reçu autrefois une somme de six
mille francs qu'il était chargé de remettre à une certaine
Lisette , mais n'en ayant pas donné de reçu , il trouve
plus commode de nier le dépôt et de s'approprier la somme:
cette Lisette est femme-de-chambre de MmeDestival . Arlequin,
qui aime la soubrette, forme le projet de lui faire restituer
cequi lui est dû.
M. Destival , pour terminer toute contestation avec sa
femme , charge Lisette de mettre un Cachemire superbe
surla toilette de sa maîtresse . Arlequin , que MM.de Grippenville
oncle et neveu ont pris pour confident de leur
passion , leur persuade que le moyen le plus honnête de
déclarer leurs sentimens , est d'offrir un cadeau à MmeDes
tival ; il leur montre séparément le Cachemire offert par
lemari , reçoitde chacun d'eux mille écus qu'il prétend
être le prix du schall , et se charge de le faire agréer de
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
leur part; il porte les six mille francs à Lisette et le Cache
mire à Mme Destival qui , touchée d'une preuve aussi positive
de l'amour de son mari , se réconcilie avec lui , et
pardonne à Arlequin cette espiéglerie un peu forte , puisqu'elle
l'a compromise un moment. MM. de Grippenville
retournent dans le fond de leur province , où ils resteront
jusqu'à ce qu'il plaise à quelque auteur de faire revenir à
Paris ces modernes Pourceaugnacs .
On a déjà observé que le fond de cet ouvrage est entiérement
pris d'une ancienne comédie ; les couplets n'ont
rien de remarquable , et le dialogue ne rachète pas ces
défauts .
Théâtre des Variétés . - Une Soirée de Carnaval, folie
en un acte , par M. Sewrin .
7
La scène se passe pendant le Carnaval ; M.et Mm Robin
et Sophie leur fille vont au bal masqué . Pendant leur
absence M. de Boisfleury , natifde Bar-sur-Aube , qui vient
à Paris pour épouser Sophie , se présente chez M. Robin ;
ily est reçu par Futet et Rosine , valets de la maison qui ,
connaissant l'amour de leur jeune maîtresse pour M. de
Préval , forment le projet de la débarrasser de son ridicule
prétendu. Futet se déguise en femme , M. de Boisfleury
fui fait la cour , on le grise pendant le souper , et au retour
du bal la famille Robin le surprend aux pieds de Futet , et
pouvant à peine se tenir sur les siens : on se moque de
M. de Boisfleury , et Sophie épouse M. de Préval.
* Le fond de cet ouvrage n'est pas neuf, et n'a pas dût
coûter beaucoup à M. Sewrin ; mais les couplets sont gais
et bien tournés , et le travestissement de Brunet en jeune
Dame élégante aurait seul suffi pour faire le succès d'une
pièce de Carnaval .
3
L'Alcade de Molorido et le Faux Stanislas continuent
d'attirer la foule au théâtre de l'Odéon , et malgré l'intempérie
de la saison , la salle se trouve garnie toutes les fois
que l'on représente l'un de ces deux ouvrages . Closel , remis
de son indisposition , a repris le rôle du faux Stanislas . Le
succès de ces deux jolies comédies n'étonnerait que ceux
qui ne les auraient pas vu représenter , ou qui ne sauraient
pas qu'elles sont de MM. Picard et Alexandre Duval.
N. B. L'abondance des matières nous avait forcés de
différer des articles spectacles , qui sont déjà un peu anciens .
L'indisposition de l'un de nos collaborateurs nous oblige
MARS رم 1810. 179
å présent de remettre à un prochain numéro le compte
que nous avons à rendre du Retour du Croisé , parodie des
mélodrames , jouée avec succès à l'Odéon , et de deux nouveautés
du Vaudeville , la Robe et les Bottes , et le Congé.
: CONSERVATOIRE DE MUSIQUE.
'b
CONCERT.-Le Conservatoire a repris ses concerts , qu'il
atoujours la modestie et la prudence d'appeler des exercices;
cependant de tels élèves rassemblés ne connaissent
plus de maîtres , tant en particulier ils ont reçu de savantes
leçons de ces mêmes maîtres qu'on n'entend plus aujourd'hui
que trop rarement. Dimanche , 18 février , le premier
exercice a eu lieu , et dans l'enceinte trop étroite
qui leur est consacrée , se sont trouvés réunis long-tems
même avant l'ouverture des portes tous les anciens habitués;
aussi ces concerts , indépendamment de leur 'rare
mérite , ont un charme qui leur est particulier dans la
composition de l'auditoire ; presque toujours même place
et mêmes voisins , même manière d'écouter , de sentir
et d'entendre , ainsi que même méthode dans les exécu
tans : tout dans ce petit local semble en harmonie de goût
et d'affection. Le mouvement électrique n'a pas plus de
rapidité que la sensation communiquée à un tel auditoire
par un trait de génie musical , ou d'exécution parfaite . On
parle d'une salle nouvelle plus grande et plus commode ,
dont la construction s'achève : elle sera plus utile au Consérvatoire
sans doute , mais le souvenir de la petite ne se
perdra point ; c'est -là que les plus forts amateurs , les ministres
les plus éclairés et les plus illustres étrangers ont
pris une idée si haute et si juste du Conservatoire , et du
mode d'enseignement qui y est suivi.
L'exercice dont nous avons à parler était consacré à ho
norer la mémoire d'Haydn ; le temple était bien choisi , et
pour le culte dû à ce grand maître , le Conservatoire de
Paris sera toujours le véritable sanctuaire. On eût pensé
que la seule manière d'honorer Haydn était d'exécuter de sa
musique ; notre savant et ingénieux Chérubini a mieux fait,
il a rendu hommage à Haydn , en composant pour lui de la
musique digne de lui . Son chant sur la mort de cet illustre
compositeur , est l'une des plus belles productions en ce
genre , qu'il soit possible de citer. Le génie d'un grand
grand
musicien y respire sans doute , mais plus encore l'ame
d'un homme vivement ému , profondément pénétré de son
Ma
180 MERCURE DE FRANCE ;
sujet ,habile dans l'art de faire partager les émotions qu'il
éprouve , et de rendre fidélement les intentions du poëte.
,
Ledébut de cette composition est grave , touchant , mélancolique.
Il ya un vague , une rêverie , une sorte de désordre
d'idées auquel on se livre avec le même charme que
lemusicien : il vous dispose à l'attendrissement , bientôt
vous allez pleurer avec lui , et comme lui sortir de cet état
d'abattement et de douleur à l'idée que les noms des hommes
de génie ne sont pas seuls immortels , et que leur
âme l'est ainsi que leurs noms glorieux. Ici le chant et l'or
chestre développent a-la-fois une telle richesse dans une
gradation si imposante et dans un style à-la-fois si noble
et si élégant , qu'un ori général d'admiration s'est fait
entendre et qu'à la fin du morceau , l'auteur s'échappart
dumilieude l'orchestre où il s'était tenu caché , a été reconnu
avec enthousiasme , et salué par les acclamations
les plus vives. Ce moment a dû être biendoux pour lui; il
venait d'acquitter noblement la dette de l'amitié et de la
vénération qu'il portait à Haydn ; il est beau de réussir, en
rendant un tel hommage , à en mériter un jour d'aussi honorables.
M. Chérubini a droit d'y prétendre;son nom est
enEurope classé parmi les premiers de son art : sans doute
cette composition sera entendue de nouveau; sans doute
aussi le Conservatoire nous fera connaître cette belle messe
du même maître qui n'a été entendue jusqu'à ce moment ,
que par un petit nombre d'amateurs zélés et de bon goût.
Cette messe vient de paraître imprimée , et si nous nenous
hâtens , elle sera entendue en Allemagne avant de l'être
parmi nous , ce qui ne nous paraît pas très-honorable : le
Conservatoire doit donc faire en sorte que la réputation de
cette production passe de France en Allemagne , sauf à
revenir à Paris , après avoir reçu la sanction de l'opinion
dansun pays où ce genre de composition est si dignement
apprécié.
Nous ne terminerons pas sans dire un mot sur les espérances
qquuee donnentpourlechant les élèves pensionnaires:
on ne conçoit pas que , formé depuis si peu de tems , ce
pensionnat ait déjà produit des résultats si heureux , qu'en
moins de deux ans dejeunes élèves aient reçu les premiers
élémens des langues française , italienne et latine , ceux de
ladéclamation , et qu'ils soient devenus en musique , lecteurs
habites , sûrs de mesure et d'intonnation ; l'un d'eux
promet une magnifique basse-taille , un autre un tenore
très-agréable . Mme Boulanger fait mieux encore , elle tient
MARS 1810 . 181
tout ce qu'elle a promis , et ne paraît avoir besoin que de se
ménager et se garantir des efforts que lui dicte son zèle.
Nous croyons faire plaisir au lecteur en mettant sous
ses yeux les paroles du Chant en l'honneur d'Haydn. L'auteur
paraît vouloir garder l'anonyme; mais ony reconnaîtra
facilement la plume d'un écrivain exercé à cette sortede
composition.
Chantsur lamort d'HAYDN , membre honoraire du conser
vatoire impérial, exécuté qu premier exercice des élèves
du Conservatoire , le 18février 1810 .
1
PREMIER CORYPHÉE.
J
:
AMANS desnobles Soeurs , à ma douleur profonde
Mêlez de vos douleurs l'accord religieux ;
Sur les bords duDanube un chantre aimé des Dieux ,
Cecygnedont la gloire avait rempli le monde ,
Expire en murmurant des chants harmonieux.
DEUXIÈME CORYPHÉE.
Ases tendres accens , quoi ! la Parque ennemie
N'a point laissé tomber son barbare ciseau !
Odestindes mortels ! Talens , grâces , génie !
Tout se perd sans retour dans la nuit du tombeau.
1
VOIX DE FEMME.
4
Non, ce feu créateur , cette vive, étincelle
N'apu rester captive au seindes monuments ;
Comme son nom fameux , son ame est immortelle ,
L'un et l'autre est vainqueur de la mort et du tems
CHANT.
Chantre divin! ton ame, libre et fière ,
S'est exhalée en sons mélodieux ;
Ces chants si purs qui transportaient la terre
Vont se mêler aux cantiques des cieux.
Un favori des filles de Mémoire
Charma jadis le tyran des enfers:
Dans leurs palais les enfans de la gloire .
Pour t'écouter suspendront leurs concerts.
Chantre divin !etc. etc.
F
:
;
182 MERCURE DE FRANCE ;
に
La Classe de la langue et de la littérature françaises de
I'Institut , vient de terminer le jugementdes ouvrages d'éloquence
envoyés au concours . Le prix du Tableau littéraire
de la France au dix-huitième siècle , qui avait été remis
plusieurs fois , a été partagé entre deux discours , dont les
auteurs sont MM. Victorin-Fabre et Le Geay. Le prix de
l'Eloge de La Bruyère a été décerné , à l'unanimité et par
acclamation , à un discours dont l'auteur est M. Victorin-
Fabre qui , n'ayant pas encore vingt-cinq ans accomplis , a
remporté , dans l'espace de cinq années , cinq couronnes
au jugement de l'Académie française , deux de poésie et
trois d'éloquence .
f
Lettre à l'auteur del'article sur les Plantesde laFrance, etc.
inséré dans le Mercure du 10 mars .
PERMETTEZ-MOI , Monsieur , de vous adresser quelques
observations relatives aux plantes de la France de M. J.
Je ne suis , il est vrai , ni botaniste , ni savant , mais pour
cela je n'en aime pas moins la vérité . Je vous avoue que
votre article du Mercure dérange considérablement mes
idées d'amateur sur l'ouvrage dont il fait l'éloge ; je voudrais
vous croire , et je ne puis m'y résoudre : quelque
soumis qu'on soit , on n'aime guère à céder qu'à des autorités
légitimes , et dans les sciences on a encore l'habitude
d'exiger de bonnes raisons de ceux qui veulent nous convaincre
. C'est un usage , sans doute , qui , dans bien des
cas , est fâcheux ; mais il faut se soumettre au tems où l'on
vit et ne pas désespérer d'un meilleur avenir. Tout se simplifie
déjà singulièrement , bientôt on ne fera plus que des
éloges , et j'ai du plaisir à le penser ; vous pourrez alors
vous dédommager amplement , vous et M. J. , du petit
chagrin que je vais peut-être vous causer à tous deux
aujourd'hui . 2
Quoi que vous en disiez , je ne sais , en vérité , comment
découvrir le but que s'est proposé M. J. en publiant ses
Plantes de la France. Les quatre cents planches que cet
ouvrage renferme ne représentent que quelques-unes des
plantes bien connues qui croissent dans nos champs , et
que quelques-unes de celles , mieux connues encore
nous cultivons dans nos jardins ; on n'y trouve rien de
complet et rien de nouveau. C'est en vain qu'on voudrait
en faire usage dans des herborisations à la campagne ; sur
cinquante espèces de plantes qu'on chercherait à déterminer
, à peine trouverait-on dans ces planches la figure
, que
MARS 1810 ... 183
?
d'une seule ; et leur inutilité n'est pas moirs évidente dans
nos parterres . Qui a besoin d'avoir sous les yeux l'image
de la violette , de la pensée , de la tulipe ou du muguet,
pour reconnaître ces fleurs ? Ala vérité, on trouve dans cet
ouvrage , outre le nom vulgaire des plantes , celui qu'elles
portent chez les Allemands , chez les Russes , chez les
Arabes , etc. leurs propriétés médicinales et l'espèce de
terrain nécessaire à leur culture : mais n'avouerez-vous pas
avec moi que tout ce qui est relatif aux soins qu'exigent les
plantes pour prospérer , au sol qui convient à leur nature ,
est tellement abrégé dans l'ouvrage de M. J. qu'on pourrait
dire, sans injustice , qu'à cet égard il est très-inutile ?
Certainement tous les conseils qu'il donne sur la culture
de la mauve, par exemple , ne contribueront pas à en faire
éclore un brin de plus sur la surface entière de la France .
Croyez-vous en outre que les femmes , pour lesquelles
écrit principalement M. J. , mais auxquelles il ne par
viendra pas à plaire s'il n'a que des images à leur offrir ,
fassent un grand usage de ses peintures , trouvent des
charmes à savoir le nom que telle ou telle plante porte chez
les Chinois ou chez les Lapons ? et pensez -vous réellement
que ce sexe né pour les affections douces soit beaucoup
moins aimable s'il ignore que la digitale pourprée est un
diurétique , que le safran est un hématagogne , et la sauge
un sudorifique ? Est- il bien sûr d'ailleurs que les plantes
que représentent les dessins de M. J. soient faciles à reconnaître
d'après ces dessins ? Regardez-y bien , Monsieur ,
et dites-moi de bonne foi si cos fleurs composées , sans
parler des autres , sont dessinées avec le soin et l'exactitude
nécessaires , et s'il n'aurait pas beaucoup mieux valu
nous donner des copies d'après Van-Spendonck ou Redouté
, que de nous donner de semblables originaux ?
Telles sont les considérations auxquelles j'ai été conduit
en examinant l'ouvrage dont il est ici question. Vous
pensez bien , Monsieur , que je pourrais facilementm'étendre
davantage sur un sujet aussi riche , mais vous me pardonnerez
, sans doute , de m'en tenir à ces observations
générales. Je me contenterai , en terminant , de vous faire
part des résultats principaux auxquels je m'étais arrêté , et
dont vous avez singulièrement obscurci l'évidence : j'osais
conclure que l'ouvrage de M. J. était beaucoup trop superficiel
pour ceux qui savent la botanique , beaucoup trop
incomplet pour ceux qui se proposent d'étudier celte
science , et trop peu amusant pour ceux qui veulent s'en
faire un plaisir. Α. Β .
12
POLITIQUE.
L'EMPEREUR d'Autriche , au moment où il assure le repos
à ses états héréditaires par une alliance qui raffermit sa
maison , ne perd pas de vue les moyens qui doivent assurer
la prospérité de son règne , et rétablir l'ordre dans ses
finances . Par un édit relatif à ses billets de banque , il
vient de consacrer cette grande opération financière dont la
France a donné le salutaire exemple, et dont ses longs malheurs
ne lui ont pas permis de recueillir tous les bienfaits :
il a hypothéqué le papier-monnaie qui circule dans ses
états sur tous les biens territoriaux du clergé. Voici les
deux dispotions de cet édit qu'il importe de connaître :
<<Pour diminuer le nombre des billets de banque , il sera expédié
parune commission particulière des quittances ou billets d'amortissement.
Un tableau exact du nombre des billets de banque , dont la
valeur monte à environ 950 millions de florins , sera dressé et communiqué
à ladite commission. Les billets de banque seront retirés de
la circulation , et échangés contre des billets d'amortissement , peu-àpeu
, et de manière à ce que les engagemens contractés envers l'Etat
ou entre des particuliers , n'en souffrent aucun préjudice. Ainsi , les
billets de banque continueront toujours en attendant d'avoir cours ,
d'après leur valeur nominale , et d'être reçus dans toutes les caisses :
publiques pour tous les paiemens qui ne sont pas formellement
exceptés. 4
> N'ayant rien plus à coeur que d'atteindre promptement le but
désiré, et voulant par conséquent multiplier les hypothèques du fonds
d'amortissement pour le soulagement de nos sujets , nous avons résolu
d'hypothéquer ces fonds sur les biens territoriaux de tout le clergé.
Nous nous sommes déterminés à cette mesure d'après ce principe
généralement reconnu et suivi comme légitime dans plusieurs cas particuliers
, tant par nous que par nos prédécesseurs , de glorieusemé
moire , que les biens ecclésiastiques sont sujets aux dispositions que
l'Etat peut être dans le cas d'en faire , sous la réserve néanmoins du
devoir réciproquement imposé à l'Etat et sacré pour nous de pourvoir
aux frais du culte et à l'entretien de ses ministres , d'une manière conforme
à la dignité de la religion. Nous nous réservons de déterminer
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 185
endétail la manière dont la commission acquerra les hypothèques
dont nous venons de parler. Au milieu des inquiétudes pénibles que
nous a causées l'état actuel de nos finances , nous avons été tranquillisés
par l'idée que ces mesures procureront à l'Etat des ressources si
considérables en hypothèques , qu'elles suffiraient seules pour faire
convertir librement, tant ici que dans les provinces , les billets d'amortissement
en argent de convention , si ces hypothèques elles-mêmes
pouvaient être converties promptement en argent; mais elles sont trop
considérables , et l'argent est trop rare dans toute l'Europe par suite
de la guerre maritime si long-tems prolongée , et de la stagnationdu
commerce qui en résulte.
» Quelque célérité que l'on mette à la fabrication de ces billets.
comme elle demande un certain tems , àcause des moyens qui doivent
être artistement combinés pour en rendre la contrefaçon impossible ,
nous nous réservons de déterminer le moment où ils pourront être mis
en circulation , et reçus en paiement des contributions . »
L'apparition de cet édit a déjà produit les plus heureux
effets. Une lettre de Vienne donne à cet égard les notions
les plus satisfaisantes; notre cours , y est-il dit , s'améliore ,
non pas seulement de jour en jour, mais, on peut le dire ,
d'heure en heure. Les étrangers qui ont vu cette capitale
ily a trois mois , ne la reconnaîtraient plus ; nous sommes
aujourd'hui heureux du présent , plus heureux des espérances
que nous donne l'avenir. L'argent reparaît , le commerce
reprend son activité , et tout le monde bénit ici les
dispositions sages et prévoyantes qui mettent les domaines
du clergé sous la main du gouvernement , comme hypothèques
de la dette de l'état.
En Russie , le gouvernement a aussi rendu , sur les
finances , un ukase dont les dispositions sont très-remarquables
; en voici les principales :
«Les billets de banque sont déclarés dette nationale. Toutes les
tichesses territoriales de l'Empire doivent être considérées comme
Thypothèque des billets de banque. Le nombre de ces billets ne sera
plus augmenté. Ily aura dans tous les chefs-lieux de gouvernement .
des comptoirs pour échanger les grands billets contre des coupons de
1o et 5 roubles . Pour rembourser la dette nationale , il sera ouvert un
emprunt dont les conditions seront fixées par un décrét particulier.
Comme la cessation de l'émission des billets de banque fait diminuer
les ressources de la couronne , on a introduit dans toutes les branches
des dépenses l'économie la plus sévère ; les dépenses pour l'année cou-
2
186 MERCURE DE FRANCE ,
rante ont été réduites de plus de 20 millions , et le seront encore plus
parla suspension de plusieurs travaux et constructions . Cependant ,
pour subvenir aux dépenses nécessaires , le gouvernement se voit
obligé de prendre des mesures qui puissent ramener les impôts à la
même valeur réelle qu'ils présentaient avant le discrédit des billets de
banque . A cette fin , la capitation sera de 2 roubles par tête. En outre ,
chaque paysan contribuable paiera , outre les impôts fonciers déjà
subsistans , une taxeextraordinaire de 3 roubles dans les gouvernemens
depremière classe , 2 roubles et demi dans ceux de deuxième classe
et 2roubles dans ceux de troisième . Les bourgeois soumis à la capita
tion paieront 5 roubles . Les paysans ouvriers , ayant boutique dans
les villes , paieront de 25 à 100 roubles. L'impôt sur les capitaux de
commerce sera augmenté d'un demi pour cent. >
On apprend aussi de Russie que l'Empereur se dispose
à faire un voyage en Moldavie , et à visiter l'armée du
Danube , où les espérances de paix s'affaiblissent. On attend
à Pétersbourgle retour du général Bagration : le généralMuller
commande les renforts envoyés sur le Danube.
Cependant , sur toutes les côtes de la Courlande , de la
Livonie , de l'Estonie , de l'Ingrie et de la Finlande , le
blocus continental et la prohibition des marchandises anglaises
s'exécutent avec une grande sévérité . Les ordres
les plus précis ont été donnés , et des troupes nombreuses
en assurent l'exécution . La Prusse , le Danemarck et la
Suède ont aussi , sous ce rapporť , ajouté à la rigueur de
leurs ordonnances prohibitives .
- Le destin du Hanovre est fixé ; l'Angleterre n'y doit plus
prétendre , ce pays a cessé d'être le domaine héréditaire
du roi Georges ; il appartient désormais au roi de Westphalie
; ses commissaires vont en prendre possession , ils
sont arrivés à Hanovre le 22 février . C'est à dater du
premier mars qu'aura lieu la prise de possession. Le mrnistre
de France à Cassel , baron de Reinhard , commissaire
impérial nommé à cet effet , rémettra ledit pays , au
nom de l'Empereur son maître , aux commissaires westphaliens
. Les lois westphaliennes ne seront mises que
successivement à exécution ; les autorités françaises évacuent
le pays , à l'exception de l'administration des domaines
. M. Patje , ministre-d'état westphalien , est chargé
du gouvernement et de l'administration des affaires en
Hanovre.
On attendait un prompt retour du roi de Naples à Paris
; il paraît cependant que S. M. a quitté sa capitale
MARS 1810 . 187
L
pour visiter les provinces méridionales , notamment la Calabre
vers laquelle sa garde s'est mise en route : avant son
départ il a passé en revue quatorze mille hommes de
troupes françaises et napolitaines , que des corps en marche
de la haute Italie viennent renforcer . Plusieurs ministres
accompagneront S. M. pendant ce voyage .
AMilan , le prince vice-roi a communiqué en ces termes
au sénat italien la nouvelle du mariage de son auguste
père": "
: Sénateurs , une convention de mariage entre S. M. l'Empereur
et Roi et l'archiduchesse Marie - Louise a été conclue, signée , ratifiée.
Le prince deNeufchâtel est partie de Paris en qualitéd'ambassadeur
extraordinairede S. M. , pour se rendreà Vienne , et yfaire la demande
de lamain de l'archiduchesse .
>Nous nous empressons de vous donner communication de cet
important événement , persuadés que vous l'apprendrez avec un vif
sentimentde reconnaissance. En contractant le mariage que nous vous
annonçons , S. M. n'a pas eu seulement pour but d'assurer à ses peuples
de longues années de paix et de prospérité , mais aussi elle a voulu
ôter aux éternels ennemis du continent tout espoir et tout moyen de
rallumer le feu de la guerre . Des liens formés dans de telles vues
non-seulement ne peuvent être que très-heureux pour les sujets de
S. M. , mais il doivent l'être encore pour S. M. elle -même , et tel est
le voeu le plus ardent de notre coeur ; c'est aussi , nous en sommes cer
tains, le voeu du sénat et des peuples d'Italie 200 amind'h
109-110
Signé ,EUGENE-NAPOLÉON,
Onvoit que les événemens politiques dont nous avons
eu cette fois à rendre compte , sont en petit nombre : un
seul semble enchaîner la marche de tous les autres , enattendant
qu'il leur donne une direction positive et une fixité
désirable. Cet événement mémorable est le mariage de
S. M. , alliance heureuse où l'Europe trouve la garantie
de sa tranquillité , et la France celle de son bonheur.
Le prince de Neufchâtel est arrivé le 4 à Vienne ; le
lendemain il a fait dans cette capitale une entrée , non
plus sous l'aile de la victoire , et environné de l'appareil
des armés , mais sous les auspices de la paix , et aux acclamations
d'un peuple immense ,'réunissant dans ses voeux
les deux souverains dont l'alliance est si heureusement ci
mentée. Leprince a obtenu le même jour une audience de
l'Empereur et de son auguste épouse .
Des fêtes devaient occuper les jours suivans. Le jeudi 8,
:
188 MERCURE DE FRANCE ,
le prince a dû faire la demande solennelle de la main de
l'archi-duchesse Marie-Louise. La renonciation de la princesse
à tous les états héréditaires de sa famille a eu lieu le
9: le 11 , le mariage a dû être célébré par procuration ,
l'archiduc Charles porteur de celle de S. M. l'Empereur
Napoléon . Le 13 a dû être le jour du départ pour la
France.
L'impératrice Marie aura trouvé à Braunau la reine de
Naples et une suite nombreuse : sa dame d'honneur,
Mme la duchesse de Montebello , les dames du palais
désignées à cet effet par l'honorable distinction de S. M.;
son chevalier d'honneur le sénateur Beauharnais , son
écuyer le prince Aldobrandi Borghèse , et un grand nombre
d'officiers de sa maison. A Munich , à Stutgard , a
Carlsruhe , les souverains l'attendent pour saluer en elle
l'auguste compagne du protecteur de la confédération ,
etlespeuples commepour lui témoigner par leurs acclama
tions, combien d'années derepos et de sécurité ils lisent
désormais dans unlong et prospère avenir.Les corps français
et confédérés sont disposés sur la route , le voyage se
fera en quelque sorte entre deux haies de Français etd'Al-
Jemands désormais alliés et réunis. Il sera rapide , mais
marqué par d'éclatans hommages. Il est beau de traverser
ainsi tant de peuples dont on est le lien et l'amour , tant
deterritoires naguères désolés , aujourd'hui pacifiés et florissans
, d'être salué par tant d'aigles jadis rivales , aujourd'huidestinées
à suivre un vol égal contre l'ennemi commun:
untel partage semble le faîte de la plus haute fortune , et si
l'onendoit croire les sentimens exprimés dans toute l'Allemagne,
le sort ne pouvait l'assigner à une femme qui
en fût plus digne .
Les voeux des Allemands l'accompagnent; les nôtres
l'attendent , et elle aura , lors des magnifiques spectacles
qu'offrira son entrée dans la capitale , une juste idée de
cet enthousiasme français qui se réveille toutes les fois
qu'un événement national offre l'alliance intime et évidente
des intérêts du monarque et des intérêts de la patrie . Jamais
il n'aura été plus juste ; jamais aussi il n'aura été
plus vif: iill précède déjà l'heure où il lui sera permis d'éclater;
par-tout des travaux immenses , exécutés avec un
ensemble , une régularité et une célérité surprenante ,
sont l'objet de la curiosité publique etde l'empressement général;
une foule considérable est en permanence aux
Champs-Elysées , àl'arc de triomphe, dont les formes ficMARS
1810 . 189
tives s'élèvent dans une proportion gigantesque ; on suit
avec intérêt les progrès de ces travaux. Cependant, dans
l'intérieur de la ville , tous les arts dont le luxe compose
son éclat , ont reçu un mouvement rapide etune direction
unique : tout se prépare , tout s'apprête pour les
fêtes du mariage : Paris offre en ce moment, sous ce rap
port, un spectacle curieux, en attendant qu'il en offreun
d'une magnificence qu'on ne peut trouver que dans ses
murs .
La cérémonie civile du mariage de S. M. aura lieu à
Saint-Cloud ; il y aura dans le parc une fête de nuit charmante
; le parc et le jardin seront ouverts au public.
On croit que la cérémonie religieuse aura lieu dans le
grand salon situé à l'extrémité de la galerie du Musée Napoléon:
les augustes époux traverseraient ainsi , pour se
rendre à l'autel , un immense concours de personnes invitées
pour lesquelles des gradins se disposent ; des escaliers
sont préparés aux fenêtres de la galerie pour y péné
trer par le quai. Les fêtes du mariage paraissent devoir se
célébrer chez Madame , chez les reines de Hollande et de
Naples , chez S. A. I. la princesse Borghèse. La ville de
Paris et la garde impériale en donneront qui auront le
double caractère de fête intérieure et de fête populaire
celle de la garde sera donnée à l'Ecole militaire , où tous
les préparatifs se font pour que cette fête surpasse l'éclat
et l'élégance de celle que déjà M. le maréchal duc d'Istrie ý
adonnée...
A
"
PARIS.
S. M. a tenu mercredi un conseil des ministres ; elle a
été plusieurs fois à la chasse, et a visité les travaux ordonnés
àSaint-Cloud et dans d'autres lieux ; elle a aussi visité le
conservatoire des arts et métiers et différens autres établissemens
publics .
-Un seul trait fera juger avec quel empressement S. M.
accueille et cherche à propager les découvertes qui tendent
à nous affranchir, pour la consommation, du joug et du tri
but pavé aux étrangers . Le premier chefd'office de S. M.
lui a préparé des glaces avec du sirop de raisin envoyé à
S. M. par M. Parmentier. Elles étaient aussi parfaites que
si elles avaient été préparées avec le sucre le plus raffiné.
M. Parmentier a saisi cette occasion de développer dans
190
MERCURE DE FRANCE ,
une lettre les avantages de ce procédé qui était d'une
utilité reconnue pour l'économie domestique , et dont l'application
même à la consommation d'agrément vient d'être
reconnue . i
Ily a eujeudi spectacle dans les petits appartemens
des Tuileries : l'Opéra-Comique a donné les Deux Prisonniers
. S. M. a assisté à l'une des représentations de
Cendrillon ; sa présence y a excité les transports des spectateurs,
dont le nombre semble s'accroître à chaque représentation.
-La nouvelle du mariage de l'Empereur est parvenue
à Londres , où elle a fait sur les amis de la guerre une
sensation inexprimable.
1
On attend ces jours- ci à Paris LL. MM. le roi et la
reine de Westphalie : le prince Borghèse y est arrivé le 12
de ce mois .
1
:
-La cession de Ratisbonne à la Bavière , et d'un dédommagement
donné au Prince Primat sur un autre territoire
, la réunion du comté de Hanau au grand duché de
Francfort , le mariage de la princesse de Latour et Taxis
avec un des personnages les plus distingués de la cour de
France, sont des bruits accrédités en Allemagne.
-M. Laugier , parent et ami de M. de Fourcroy , a été
nommé , par décret du 17 février , le successeur de cet
illustre savant à la chaire de chimie au Muséum d'Histoire
naturelle . Cette place est une sorte d'héritage d'estime et
d'amitié que l'Institut de France et le Muséum se sont
réunis à reconnaître , et que Sa Majesté a bien voulu
confirmer.
- Tous les théâtres vont redoubler d'efforts pour rendre
leurs représentations dignes des spectateurs que va réunir
l'époque du mariage. Leur zèle paraît à cet égard avoir été
stimulé par l'autorité qui les dirige . Mlle Duchesnois rentre
samedi dans le rôle de Phèdre ; Talma , à l'abri d'une rechute
, rentre samedi prochain par le rôle de Manlius . On
s'occupe des Etats de Blois , de Mahomet II , et d'une comédie
intitulée les Deux Vieillards , attribuée à un de nos
auteurs comiques les plus distingués . A l'Opéra on prépare
la Mort d'Abel et un ballet d'Andromède et Persée . La
représentation au bénéfice de Monvel sera donnée incessamment.
Pinto est l'ouvrage offert à la curiosité publique .
- La nouvelle façade du corps législatif sera provisoi-
2
1
MARS 1810 .
191
rement découverte , et les statues au-devant de cette façade
seront en place pour les fêtes du mariage. On a commencé
la démolition des maisons , qui doit réunir les rues de
Seine et de Tournon.`
- Quelques journaux ont annoncé la prise de Cadix ,
mais rien encore d'officiel n'a été publié à cet égard .
ANNONCES .
L'homme de bonne compagnie, oul'Art de plaire en Société ; ouvrage
mis à la portée de tout le monde , et principalement des jeunes gens
de l'un et l'autre sexe , convenable également à tous les pères et mères
de famille , etc. , etc. Seconde édition . Un vol. in-12, fig. Prix , 2 fr.
50 cent. , et 3 fr . 50 cent. franc de port. Chez Leprieur , libraire , rue
des Noyers , nº 45 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Galerie des femmes vertueuses , ou Leçons de morale à l'usage des
demoiselles , par Mme de Renneville, auteur de Stanislas et des Lettres
d'Octavie , avec 16 planches gravées en taille-douce . Seconde édition .
Unvol . in-12. Prix , 3 fr . , et 4 fr . franc de port . Chez les mêmes .
Dissertation sur les propriétés du Sucre, dans laquelle on montre
que son usage est nuisible ; suivie d'un résumé de la question de la saignée,
dans lequel on fait voir que cette question est à la portée de tout
lemonde; par Jean Antoine Gasg , membre de l'ancienne faculté et
de l'ancienne Société d'agriculture et des arts de Montpellier , ci-devant
médecin d'un hôpital de la même ville. Prix , I fr . 25 cent. , et r fr.
50 cent . franc de port . Chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue
de Seine , nº 12 ; Gabon , libraire , place de l'Ecole de Médecine ; et
Cussac , au Palais-Royal , galerie vitrée , nº 231 .
t
Didérotiana , ou Recueil d'anecdotes , bons mots , plaisanteries ,
réflexions et pensées de Denis Diderot , suivi de quelques morceaux
inédits de ce célèbre encyclopédiste ; par Cousin d'Avalon. Chez
l'Editeur , quai Voltaire , entre la rue du Bac et celle de Beaune ; et
Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Les Quatre Napolitains , parR. Faucque , auteur d'Ambrosio , etc.
Deux vol. in-12 , fig . Prix , 3 fr . 60 cent . , et 4 fr . 60 cent. frane de
port . Chez Guillaume , imprimeur- libraire , rue de la Harpe , nº 94 ;
et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
192 MERCURE DE FRANCE , MARS 1816.
Madame deMaintenon , peinte par elle-même. Unvol. in-80. Prix ,
br. , 6 fr . , et 7 fr. franc de port. Chez Maradan , libraire , rue des
Grands-Augustins , nº9 .
Ottilie, ou le Pouvoir de la Sympathie; traduit de l'allemand de
Goethe , auteur de Werther, d'Hermann et Dorothée , etc .; parM.
Breton. Deux vol. in-12 , ornés de jolies figures. Prix , 4 fr. , et 5 fr .
franc de port. Chez Mme Ve Le Petit , libraire , rue Pavée-Saint-
André-des-Ares , No. 2.
Del'influencedesfemmes sur le goût dans la littérature et les beauxarts
pendant le dix-septième et le dix-huitième siècles; discours qui a
remporté le prix sur cette question proposéepar la société des sciences ,
lettres et artsde Mâcon en 1809 ; par J. J. Virey. Brochure in-8º de
68pages. Prix , I fr. 25c. , et 1 fr. 50 c. franc de port. Chez Déterville
, libraire , rue Hautefeuille , nº 8.
AMessieurs les Rédacteurs du Mercure de France.
J'ai eu l'honneur de lire à une séance de l'Athénée de Paris la
Quête, ouvrage extrêmement ingénieux de Venance, qui n'avait paru
jusqu'ici que par petits fragmens mutilés et tronqués . Ce poëte , qui
périt à l'âge de 30 ans sur l'échafaud révolutionnaire , laissa dans les
larmes et le malheur une mère âgée , infirme et misérable. C'est pour
soulager la vieillesse de cette infortunée , qu'après de nombreuses
recherches je livre au jour les OEuvres d'un écrivain qui a laissé de si
doux souvenirs poétiques. Le prix de chaque exemplaire est fixé à
1 fr. 80 cent. pour le vulgaire des acheteurs. Mais permettez -moi de
faire un appel, dans votre journal, aux coeurs sensibles et charitables ,
qui, parune plus grosse somme , désireraient contribuer au soulagement
de lamèrede Venance. Leur nom doit être inscritsur un registre
particulier, qui sera imprimé séparément dès qu'il sera rempli. Le
peuple anglais serait-il le seul qui sût se montrer généreux dans de
pareilles circonstances ? et la mode ne viendra-t-elle jamais parmi
nous de se rendre utiles et serviables ? Ce n'est pas seulement un joli
recueil de jolis opuscules que j'offre à la curiosité des amateurs, mais
encore une belle action à faire , et le bonheur de secourir à peu de
frais unebonne femme , qui descendra avec moins de douleur dans
satombe. AUG. DE LABOUÏSSE .
Ruedu Four- Saint - Honoré , nº 45 .
P. S. Il faut envoyer l'argent à mon adresse . Pendantmon absence
leportier inscrira les noms de ceux qui viendront présenter leur
tribut.
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLIII . - Samedi 24 Mars 1810 .
*POÉSIE.
Morceau détaché du CHANT DE LA PEINTURE , lequelfait
partie d'un Poëme surles Arts .
Onvous , qui , méditant de sublimes tableaux ,
Imitez les objets offerts à vos pinceaux ,
Vous m'étalez envainde fertiles campagnes ,
Des grottes , des forêts , des fleuves , des montagnes ;
De l'imitation le stérile pouvoir
Séduit en vain mes yeux , s'il ne sait m'émouvoir ,
S'il ne va dans mon coeur chercher d'autres ressources .
C'est là que du plaisir il faut trouver les sources ,
Exciter l'intérêt , et réveiller en moi
La joie , ou la douleur , ou l'espoir , ou l'effroi..
Il faut , de la nature éloquent interprête ,
Pour en être le peintre , en être le poëte ,
Dans la fable souvent chercher la fiction ,
Et marier au vrai sa douce illusion .
Voyez ces peupliers , ce sont des soeurs fidelles
Gardant de Phaeton les cendres fraternelles .
Les deux anciens tilleuls réunis sur ce mont ,
C'est la vieille Baucis , et son vieux Philémon.
Ce lautier , c'est Daphné; chère au Dieu qui l'adors ,
N
DE
5.
194 MERCURE DE FRANCE ,
)
Sous l'écorce vivante elle palpite encore ;
Ses bras tendus encore agitent leurs rameaux.
De la source écoutez les gémissantes eaux ;
C'est Biblis adorant son frère qu'elle accuse.
Pour éviter Alphée où s'enfuit Arethuse ?
Adonis , est- ce toi que m'offre cette fleur ?
Te voilà , Philomèle , apprends -moi ton malheur.
Le cygne harmonieux navigue encor sur l'onde,
Où , surprise par lui , Léda devint féconde ;
Il vient y méditer encor ses doux concerts.
Si j'égare mes pas dans les antres déserts ,
Des serpens , des lions les races inhumaines
M'offrent partout Cadmus , Atalante , Hippomène.
Est- il un lieu désert , un lieu si reculé ,
Que de ses fictions la fable n'ait peuplé?
Pourquoi donc lui ravir les droits qu'elle réclame?
Elle règne si bien sur l'esprit et sur l'ame !
Pouvez - vous dérober aux coteaux , aux guérets ,
Un souris de Bacchus , un regard de Cérès ,
Empêcher que Zéphyr aime et courtise Flore ,
Chasser la tendre Echo de sa roche sonore?
Ah! que des Visigoths les tristes successeurs
Proscrivent , sans pitié , tous les Dieux enchanteurs
Qu'honorèrent si bien la Grèce et l'Ausonie ;
Nous , croyons-en Delille ; en vers pleins d'harmonie ,
Il nous a dit , offrant ces Dieux à nos regards :
L'idolâtrie encore est le culte des arts .
Observons maintenant les doux tableaux qu'étale
Des rustiques réduits la scène pastorale ;
Voyons la métairie , où tant d'oiseaux divers
Invitent vos pinceaux et s'offrent à mes vers .
Là , le coq est orné de ce royal emblème
Qui sur son noble front éclate en diadème ;
Il marche , et d'un cou d'or fait rayonner l'orgueil .
O quel feu belliqueux est empreint dans son oeil !
Voyez , pour conquérir une Hélène emplumée,
Contre un de ses rivaux sa colère allumée :
Ils s'attaquent , leurs pieds s'entrechoquent , leurs flancs
Retentissent percés des éperons sanglans .
Plus loin , c'est du canard la race qui fourmille ,
Qui , sur l'étang bourbeux , barbottante famille ,
MARS 1810.1 195
S'assemble , et fait flotter son plumage d'azur.
Dans la fange auprès d'eux plonge le porc impur.
Plus loin, le cygne altier navigue avec noblesse ,
Courbede son grand col l'onduleuse souplesse ,
Et de ses pieds rameurs agite l'aviron.
Le paen, qui d'une aigrette enorgueillit son front ,
Qui fait crier sa voix affreuse et glapissante ,
De sa queue étalée en roue éblouissante
Développant l'azur , l'or et l'éclat vermeil ,
Oppose ses rayons aux rayons du soleil.
N'oubliez pas , non plus , le grison chargé d'herbes ,
Que nous avilissons par nos mépris superbes ,
Mais qui connaît son prix , qui , supportant ses maux ,
Voiture à la cité le tribut des hameaux ,
Et des choux savoureux , dont le doux poids l'arrête ,
Arrache quelque feuille en retournant sa tête .
Et la jeune laitière au teint vif et merveil ,
Ne pouvez-vous la peindre en son frais appareil ,
Tenant son pot au laitd'un bras passé dans l'anse ?
Des enfans du fermier montrez la turbulence ,
Les disputes , les jeux , le naïf enjouement.
Rien n'est à négliger dans ce tableau charmant .
Représentez la chèvre , au milieu de leur groupe ,
Martyr impatient de cette espiègle troupe ,
Et qui défend en vain sa faible liberté.
L'un , cavalier brillant , sur son dos est monté;
L'autre a saisi sa corne ; un troisième la presse ,
Et des coups d'un rameau corrige sa paresse .
Peignez tous ces enfans , sans grimace , sans fard ;
L'expression naïve est le comble de l'art .
Voulez-vous une scène à mon gré plus parfaite ?
Voyez ces villageois qu'assemble un jour de fête ,
Environner gaîment un immense festin ..
Apeine un doux nectar enlumine leur teint ,
Plus de secrets entr'eux ; c'est l'expression franche
De l'ame , qui , d'abord , se dilate et s'épanche .
Le vin coule à longs flots , on l'avale a longs traits ;
De l'ardente amitié lui seul fait tous les frais .
Acôté des garçons , les filles ingénues ,
Par les yeux surveillans un peu moins retenues ,
Laissent au tendre amour apprivoiser leurs coeurs ,
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Qui savourent le miel des propos séducteurs .
Mais la vive jeunesse abandonne le verre ,
Danse, et d'un pied pesant à grand bruit bat la terre,
Pour les représenter , ob que n'ais-je en mes mains
Le pinceau qu'échauffait la verve de Rubens !
L'un, qui tient sa danseuse , et d'un bras la soulève ,
Rougit d'un gros baiser des charmes pleins de sève .
Un autre , avec sa belle , exprès s'est laissé cheoir ;
Il a vu voltiger la robe et le mouchoir ;
Son audace en profite ; un rival , plein de rage ,
Le voit , pálit , se tait , dévore son outrage.
Mais la grand'chaîne en rond faittourner tous les pas ;
Tout part; onprend , on quitte , on croise tous les bras ;
Des ris des bonds joyeux la bruyante folie ,
Le baiser qui , partout, vole et se multiplie ,
Au hasard , à dessein , ravi , rendu , donné ,
Plus d'un larcin commis , aussitôt pardonné ,
Parlesplus chauds transports signalent cette orgie.
Voyez , dans leur ardente et grossière énergie ,
Ces rustres dévorer d'un regard enchanté
Leurs belles , regorgeant de forceet de santé.
Quel trésor de couleurs ! quelles riches études
De traits , d'expressions , de gestes , d'attitudes !
Voyez l'orchestre même , où , tels que des ballons ,
De gros ménétriers , gonflant tous leurs poumons ,
Sous leurs doigts font crier leur aigre cornemuse .
Aconter , cependant , la vieillesse s'amuse ,
Et, ne tarissant pas dans ses récits féconds ,
Tient toujours le banquet et vide les flacons ,
Avec eux , du hameau le curé respectable ,
Sans regarder les jeux , tient le haut de la table ,
N'entend pas , ne voit pas ce qu'il ne doit pas voir ,
Et laisse tout passer sans s'en apercevoir.
PARSEVAL.
MARS 1810. 197
LE LAURIER ET LA ROSE.
APOLOGUE ALLLÉGORIQUE.
LA France , devenue un temple de Victoire ,
Fleurissait sous l'abri d'un vaste et beau laurier ;
L'Amour , jaloux d'offrir son hommage à laGloire ,
Près de lui vint placer le plus joli rosier .
L'arbre majestueux , souriant à l'arbuste ,
Laissa parer de fleurs ses rameaux satisfaits .
Le temple de Victoire en devint un de paix :
L'arbrisseau s'embellit sous son appui robuste ;
Et tous deux , provignant leur race et leurs bienfaits,
Firent à l'univers bénir l'hymen auguste
DelaRosegermaine et du Laurier français .
:
ENIGME .
SANS être jamais en alarmes ,
Presque toujours je suis en larmes .
Je viens de l'Arabie ou du pays Moka ;
Parfois mâle , parfois femelle ,
Souvent , dans l'un ou l'autre cas ,
J'enivre , et trouble la cervelle .
Il n'est courtisan à la cour
Qui ne m'offre aux puissans du jour :
Pour se rendre les Dieux propices
On m'offre dans les sacrifices ;
Onm'offre , on me prodigue , et souvent pour des riens ,
Même aux académiciens .
S ........
LOGOGRIPHE ( EN MONORIME ) .
Sans me décomposer , lecteur , je suis un jeu ;
Etmême on mes dix pieds l'on trouve le mot jeu .
Retranche la moitié , je suis encore un jeu .
Otes-en six , je suis unautre jeu.
198 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
1
Choisis cinq de mes pieds , je sers à certain jeu ;
Enfin , réduit à trois ,je suis toujours un jeu .
PAR M. ** deSens.
१
CHARADE .
MON premier prend une triple figure ;
Mon second tient dans la nature
Un assez long espace ; et quant à mon entier ,
Apeine ocoupe- t-il un coin de mon dernier ;
Pourtant l'ambitieux aspire
Aprendre autour de lui l'empire .
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Jabot.
Celui du Logogriphe est Racine , dans lequel on trouve , ânier , an,
Caen , aire , âne , raie , acier, cire , écrin , arc, air, craie, ancre , Cain,
Ain , Aine , crâne , are , acre , et rien .
Celui de la Charade est Dé-bat .
SCIENCES ET ARTS .
SUR LA COMPOSITION CHIMIQUE DES
SUBSTANCES VÉGÉTALES.
Je me promenais dernièrement dans les serres du Jardin
des Plantes avec un des habiles botanistes attachés à ce
bel établissement . En me montrant cette multitude de
plantes venues de toutes les extrémités de la terre , il
me faisait admirer la variété infinie de leur port , de
leur forme , de leurs couleurs , de leur végétation ; il me
faisait remarquer les rapports naturels qui , rapprochant
quelquefois des individus nés sous les climats les plus
divers , annoncent qu'ils ne composent qu'une même
famille , et fournissent ainsi les élémens de cette ordonnance
générale , sur laquelle les botanistes règlent leurs
classifications . L'étendue et la beauté de ces considérations
intéressaient vivement mon esprit ;je me représentais tout
ce que la culture comparée d'un si grand nombre de végétaux
doit donner de connaissances sur le mystère de leur
organisation ; combien d'applications utiles elle peut
fournir à la médecine , à l'agriculture , au commerce et aux
arts . Alors je me rappelais que de ce même lieu , de ces
mêmes serres , étaient sortis , il y a près de cent ans , tous les
pieds de café qui peuplent aujourd'hui les Antilles et les
colonies européennes d'Amérique . Je songeais qu'avec du
tems et de la persévérance on pourrait naturaliser de même
la culture du thé de la Chine dans nos îles de la Méditerranée
; et me reportant à des services moins brillans , mais
non moins réels , je pensais à cette immense quantité de
graines d'arbres et de végétaux utiles que le Jardin des
Plantes a déjà répandues et répand encore tous les ans sur
le sol fertile de notre patrie . En réfléchissant à tous ces
bienfaits des sciences , à ces présents secrets et cachés
dont le vulgaire des hommes jouit sans connaître
sentir même la main qui les leur envoie , j'éprouvais un
sentiment de respect involontaire , pareil à celui que durent
éprouver autrefois les hommes errans et sauvages pour
,
sans
200 MERCURE DE FRANCE ,
ceux qui leur donnèrent les premiers principes de la civilisation.
Mais ce qui m'étonnait le plus , et ce dont nul autre
lieu sur la terre n'offrirait au même degré l'exemple ,
c'étaient les merveilles de la végétation elle-même , et ses
modifications infinies . Tantôt ce sont de grandes feuilles
larges et étalées comme dans les bananiers de l'Inde , ou
de petites feuilles finement découpées et dentées comme
dans les sensitives et les bruyères ; ici la tige est composées
de feuilles opposées circulairement par leurs bases ,comme
dans les rubiacées , ou arrangées et tournées en spirale
comme dans le Paudanus des tropiques ; tandis que , dans
d'autres familles , cette même tige forme un tronc ligneux ,
dur et compact , comme dans les grands arbres de nos forêts .
Tantôt la base de l'arbre se détruit , et la tige continue à
vivre presque sans communication avec la terre. Ou bien
encore dans certaines classes de végétaux , on entoure la
tige vivante d'une ceinture de terre ; elle y pousse des racines
, et l'art donne ainsi à l'arbre un nouveau pied. C'est le
pays des miracles et des métamorphoses . Ici des étamines
fécondantes se changent en pétales stériles ; là , les pétioles
qui portent les feuilles , recevant un accroissement extraordinaire
, se dilatent , s'étendent , et leur surface suffisant
désormais aux besoins de la plante , celle-ci cesse de
produire des feuilles ou n'en produit plus que des rudimens
imparfaits , comme pour montrer la place quelles
devaient occuper. Toutes les parties du végétal se transforment
ainsi les unes dans les autres avec une facilité
extrême ; les espèces greffées sur d'autres espèces sè
servent mutuellement de sol , et les sucs amers pompés
par un tronc sauvage s'adoucissent en s'élevant dans une
tige depuis long-tems cultivée . De jeunes pousses introduites
dans des vases de terre y deviennent des arbres
isolés du tronc principal qui les avait produits . D'autres
arbres arrachés du sein de la terre , et plantés dans une direction
renversée , s'accommodent à cette nouvelle situation .
Les branches deviennent racines , et les racines devenues
branches poussent des feuilles , des bourgeons et des fleurs .
Bien plus , une simple feuille , une feuille d'oranger plantée
par sa base , pousse aussi des racines ,des bourgeons , des
tiges , et devient un oranger à son tour . Le principe d'assimilation
qu'elle portaitdans son sein a suffi pour attirerles sucs
propres à son accroissement , et pour déterminer , dans les
molécules qui les composent , l'arrangement et les combi-
,
MARS 1810 . 201
naisons propres à l'espèce d'arbre qu'elle représentait.
Cette feuille eût-elle appartenu à une autre espèce , la force
d'assimilation eût produit d'autres effets , et les mêmes
principes se seraient arrangés et combinés diversement.
Toute cette variété infinie de plantes , d'arbres , de substances
diverses que la végétation produit , proviennent dans
leur origine d'un peu de terreau de bruyère. Ils naissent ,
vivent et se nourrissent aux dépens des principes qui y
sont renfermés. Il n'entre done dans la composition de
toutes ces merveilles , que de l'eau , de l'air , du charbon ,
de la chaleur; mais nous sommes obligés pour les produire
d'emprunter à la nature cette première impulsion de la vie ,
et, si j'ose ainsi m'exprimer , cette force de cristallisation
qui peut des mêmes élémens former un roseau ou un
chêne , suivant le moule où elle les fait s'assembler .
Ces réflexions nous conduisirent naturellement à parler
d'un très-beau travail sur la composition des substances végétales
et animales , qui vient d'être présenté à l'Institut
par deux de ses membres , MM. Thénard et Gay-Lussac .
Ceshabiles chimistes ont déterminé avec beaucoup d'exactitude
la nature et la proportion des principes qui composent
la plupart des produits immédiats de la végétation et de
l'animalisation; et ils sont ainsi parvenus à des résultats
très-importans .
Pourcomprendre ces résultats , et , ce qui n'est pas moins
curieux , pour comprendre les procédés qui ont servi à les
découvrir, il faut savoir qu'en distillant les substances végétales
, ou les décomposant d'une manière quelconque ,
on en retire plusieurs principes volatils , tels que de l'eau ,
des huiles , des essences , et un principe fixe , qui n'est que
du charbon mêlé à quelques parcelles extrêmement petites
de sels, de terre et de métaux. Mais les huiles et les essences
sont elles-mêmes composées de charbon , uni dans des proportions
diverses avec les gaz hydrogène et oxigène , qui sont
les principes constituans de l'eau . Ainsi , en dernière analyse,
on voit que tous les produits de la végétation peu
vent se convertir en eau , en charbon , et en air ; ce qui
n'est pas surprenant quand on considère les principes dont
les plantes se nourrissent , comme nous l'avons plus haut
remarqué.
Mais quelle est la proportion de ces principes dans les
diverses substances végétales , dans le sucre , les gommes ,
les résines ? Pour le savoir , nos deux chimistes ont imaginé
de convertir tous ces corps en gaz , et de mesurer dans cet
202 MERCURE DE FRANCE ,
,
état les proportions de leurs principes . Cette conversion
est évidemment possible , car l'eau composée de deux
substances aériformes peut se résoudre dans ses deux élémens
; et quant au charbon , il devient lui-même gazeux ,
quand on le combine avec le gaz oxigène , c'est-à-dire
quand on le brûle , ce qui forme l'acide carbonique. La
réduction en gaz une fois faite , on pouvait déterminer avec
une grande précision la nature de ces gaz et leurs proportions
par les procédés chimiques Ce genre d'analyse
devait être d'autant plus exact , que l'on mesure les gaz
par leurs volumes , en sorte qu'une légère erreur sur ce
volume n'en produirait qu'une presque infiniment petite
sur le poids des substances solides dont le végétales
composé .
connus .
Pour brûler complétement et en une seule fois la substance
végétale , MM. Thénard et Gay- Lussac la réduisent
en poudre très- fine , et la mêlent dans des proportions
connues avec un sel que M. Berthollet a découvert , et
que l'on nomme le muriate suroxigéné de potasse . Ce sel
a la propriété de contenir , comme son nom l'indique , une
très-grande surabondance d'oxigène , de ce principe essentiel
à la combustion , et en raison de cette abondance même ,
il le cède aux autres corps avec une extrême facilité . II
suffit pour cela de le mêler avec eux et de chauffer le mélange
; l'oxigène dilaté se développe en détonant et en
dégageant une vive lumière . Devenu libre , il se combine
avec les autres substances qui se trouvent exposées à son
action .
On sent que ce mode de combinaison brusque et rapide
avait besoin d'être modifié , pour que l'on pût opérer paisiblement
la combustion des substances , et en recueillir
les produits gazeux , sans craindre de briser à chaque instant
les appareils . Pour cela , nos chimistes ont imaginé
de réduire le mélange à analyser en une sorte de pâte , en
y ajoutant un peu d'eau ; ils en forment ensuite de petits
globules qu'ils dessèchent également jusqu'à une température
déterminée , et ils les projettent un à un dans l'appareil
où se fait la combustion. Cet appareil lui-même est
très -ingénieux , et mérite d'être connu. C'est un tube de
verre fort épais , fermé à la lampe par son extrémité inférieure
, et ouvert au contraire par son autre extrémité. A
celle-ci on adapte un petit entonnoir de cuivre , dans lequeł
on met les unes après les autres les petites boules dont on
veut faire l'analyse. Au fond de l'entonnoir est un robinet
2
MARS 1810. 203
parfaitement bien travaillé , et percé d'un petit frou dans
lequel la boule se loge; on tourne le robinet, et elle tombe
dans l'intérieurdu tube de verre , sans que cet intérieur ait
aucune communication avec le dehors . Or , le bas de ce
tube est chaufféjusqu'au rouge par une petite lampe àl'espritde-
vin placée au-dessous. Dès que le globule de mélange
éprouve cette température élevée , le muriate suroxigéné
qu'il contient détone , l'oxigène se dégage , et toute la
partie végétale et combustible est brûlée à l'instant avec
une lumière si éblouissante que l'oeil peut à peine la fixer .
Les gaz formés par cette combustion passent à travers un
petit tube adapté à l'appareil , et vont se rendre sous une
cloche remplie de mercure : pour qu'ils y arrivent déjà refroidis
, on asoind'entourer le petit entonnoir et le sommet
du tube avec un peu de glace. Lorsqu'un globule est brûlé ,
on en introduit un autre, qui éprouve un effet semblable ,
et en réitérant ces effets on parvient à convertir en gaz une
quantité donnée de substance végétale. On a d'abord
évalué par des opérations préalables en calcinant le
végétal , les petites parcelles de sels , de terres et de
substances métalliques qui échappent à la combustion ,
et qui forment une partie comme infiniment petite de la
substance végétale ; on analyse ensuite les gaz par les procédés
ordinaires , et comme on connaît très-exactement la
quantité d'oxigène que le muriate suroxigéné a pu introduire
dans les résultats , on en conclut la quantité d'oxigène
, d'hydrogène , de charbon et de terre qui composent
un poids donné de la substance végétale soumise à l'expérience.
On connaît donc ainsi la nature de ses principes
constituans et leurs proportions .
,
Cette méthode appliquée à un grand nombre de produits
de la végétation , tels que les huiles , les résines , les
acides végétaux , la fibre ligneuse , a présenté à MM. Thénard
et Gay-Lussac plusieurs lois fort singulières , et que
l'on était loin de soupçonner. Ainsi ils ont trouvé qu'une
substance végétale est toujours acide quand l'oxigène s'y
trouve , relativement à l'hydrogène , dans une plus grande
proportion que dans l'eau. Si l'hydrogène domine , la substance
végétale sera résineuse ou huileuse ou alcoholique .
Enfin, dans toutes les substances qui ne sont ni acides , ni
huileuses , comme le sucre , les gommes , la fibre ligneuse ,
la proportion de l'hydrogène à l'oxigène est exactement la
même que dans l'eau ; mais la proportion de charbon v
est variable; et cette variabilité , jointe sans doute à la di
204 MERCURE DE FRANCE ,
verse condensation de l'hydrogène et de l'oxigène , produit
toute la diversité absolue de ces substances , si différentes
d'ailleurs , relativement à nos organes , par leurs couleurs ,
leur saveur et leur action sur nous . On voit par çes résultats
que l'eau absorbée par les végétaux , se fixe toute entière
dans leur substance , et s'y incorpore en totalité , de
sorte que ses deux principes, l'oxigène et l'hydrogène, y entrent
à-la-fois , quoique peut-être ils y éprouvent un degré
de condensation différent de celui où ils se trouvent dans
l'eau liquide . Il paraît aussi que la nature chimique de la
fibre ligneuse est la même dans toutes les espèces de
bois , quoiqu'elle varie beaucoup par sa dureté, sa contexture
, et par les produits qui y sont mélangés . Il résulte
encorede cetravail beaucoup d'autres conséquences importantes
pour la chimie. Par exemple , l'acide acétique , c'està-
dire , l'acide du vinaigre où l'on soupçonnait un grand
excès d'oxigène , en contient fort peu , à peine trois ou
quatre centièmes au delà de ce qui est nécessaire pour composerde
l'eau ; et voilà pourquoi cet acide se forme si facilement
dans une infinité de circonstances. Voilà pourquoi
toutes les substances végétales , exposées à l'action de l'eau
et de l'air , développent si promptement cet acide par leur
fermentation . Ces nouveaux faits sont autant de traits de
lumière qui nous dévoilent bien des mystères que nous
ignorions.
MM. Thénard et Gay-Lussac ont aussi appliqué leur
appareil à l'analyse des substances animales qui ont tant
de rapports avec les précédentes ,par la manière dont elles
sont formées. Ici on trouve un nouveau principe qui n'entrait
pas dans la composition des végétaux ; c'est l'azote
qui combiné avec l'hydrogène , forme l'ammoniaque , suivant
une belle découverte de M. Berthollet. Nos deux ehimistes
ont trouvé que toutes les substances animales qui
ne sont point acides , comme l'albumine , la gélatine , la
fibre animale , peuvent se réduire en eau , en charbon et en
ammoniaque , avec quelques particules terreuses ou métalliques
; leurs variétés sont produites par les diverses proportionsde
ces trois substances . Sous ce rapport elles sont
analogues au sucre et aux gommes , dans le règne végétal .
Les acides animaux contiennent , outre les principes précédens
, un excès d'oxigène qui produit leur acidité , et les
huiles , les graisses animales contiennent un excès d'hydrogène.
Sans doute ces résultats , quelque importans qu'ils soient,
MARS 1810 . 205
ne suffisent point encore pour éclaircir complétement tous
les mystères de la végétation et de l'animalisation. Maintenant
que l'on connaît avec certitude la composition
totale des substances végétales et les conditions générales
auxquelles leur nature chimique est assujétie , il
reste à examiner par quelles influences et dans quel ordre
elles peuvent se transformer les unes dans les autres;
comment cette transformation se produit dans les végétaux
par l'action de la vie ; suivant quel ordre les substances
qu'ils contiennent , s'y développent successivement;
car les élémens d'un arbre résineux , par exemple ,
ne peuvent pas être les mêmes à l'instant où la résinen'y
estpoint formée encore et après l'époque où elle en a été
secrétée. Il faut donc désormais que l'analyse chimique
suive ainsi les progrès d'un même végétal , depuis sa germination
, jusqu'à la fructification parfaite; qu'elle détermine
, qu'elle mesure les principes qui y entrent ou qui
s'en exhalent aux diverses époques comprises entre ces termes
extrêmes , et qu'elle en conclue lanature des opérations
produites, à chacune de ces époques,par l'acte même
de la végétation. M. Vauquelin a entrepris , il y a deux
ans ,un travail de ce genre sur le marronnier d'Inde , à la
prière de M. Correa de Serra , bien digne par son talent ,
'autant que par l'aménité de son caractère , d'être associé
ànotre savant compatriote. Ce travail auquel il ne manque
plus que l'analyse de la germination, peut être terminé ce
printems : mais pour qu'il puisse avoir tout le degré d'utilité
qu'on en peut attendre , il faut enfairede semblables dans
des familles très-distinctes. La comparaison des résultats
qu'ils offriront , ne peut manquer de donner beaucoup de
lumières sur la physiologie des plantes. Βιοτ.
4
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
DE L'ESPRIT DES RELIGIONS , par ALEXIS DUMESNIL.-Un
vol . in-8 ° .-Chez Leblanc , abbaye St-Germain , nº 1 .
Il faut savoir douter où il faut , assurer où il faut ,
se soumettre où il faut. PASCAL..
LORSQU'UN heureux génie a ouvert une nouvelle route
dans la carrière littéraire ; que par un ouvrage neuf et
important il a étendu le champ de nos connaissances et
agrandi le domaine de nos pensées ; ou même lorsque ,
marchant dans des voies déjà connues et fréquentées , il
se contente de les orner , de les embellir de manière à se
faire extrêmement distinguer de tous ceux qui l'y avaient
précédé , tous ceux qui l'y suivront auront à subir avec
lui une comparaison presqu'inévitable et très-redoutable.
Son ouvrage deviendra un modèle , une sorte de type
auquel on rapportera toutes les productions du même
genre. Les hommes aiment , en effet , à juger par comparaison
. Il leur est plus naturel , plus commode , plus
facile de prononcer sur le mérite relatif d'un objet quelconque
, et plus particulièrement d'une production de
l'esprit , que sur son mérite absolu ; mais il est certains
genres où l'on peut encore moins se flatter d'éviter cette
fatale comparaison . On applaudit , à la vérité , au théâtre
des tragédies , des comédies qui ne ressemblent pas beaucoup
aux chefs-d'oeuvre de Corneille , de Racine , de Molière
, et heureusement pour les auteurs on juge leurs conceptions
dramatiques sans les comparer trop scrupuleusement
avec celles de nos grands maîtres . Si vous suivez
la carrière de l'éloquence et de la poésie , on ne vous opposera
pas aussitôt les grands noms deBossuet , de Racine
et de Boileau , et vous pourrez obtenir des succès quoique
vous ne ressembliez guères à ce grand orateur , à ces
grands poëtes . Mais faites-vous des fables , par exemple ?
il n'est point de lecteur , point de critique qui ne pense
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 207
d'abord à La Fontaine , ne vous condamne , même avant
de vous avoir lu , de vous être exposé à ce redoutable
parallèle , et ne vous condamne bien plus encore après
vous avoir lu . Tracez-vous des portraits et des caractères
, prétendez-vous dévoiler les secrets du coeur humain
par quelques observations générales énoncées en
forme de maximes et de sentences ? vous serez aussitôt
confronté à vos risques et périls avec La Bruyère , La
Rochefoucault , Montaigne , et peut- être quelques autres
moralistes encore . Enfin , et Ton sent que je néglige
beaucoup d'autres exemples , serait-il possible de feindre
unvoyageurimaginaire , critiquant les moeurs, les usages ,
les lois d'une contrée éloignée qu'on lui fait parcourir ,
les comparant avec les lois , lesusages et les moeurs de sa
propre patrie , et tirant de cette comparaison une satire,
enjouée et ingénieuse de la société à laquelle on le suppose
étranger, sans rappeler l'idée des Lettres Persannes,
et être jugé plus ou moins sévérement , suivant qu'on
approche plus ou moins de cet excellent modèle de finesse
et de plaisanterie?
M.Alexis Dumesnil n'échappera pas davantage à la comparaison
queprovoquent nécessairement le titre et le sujet
de son livre avec un autre ouvrage de Montesquieu , ouvrage
bien plus important , plus profond et plus célèbre
encore que les Lettres persannes . L'Esprit des Religions
ne peut manquer de reporter les souvenirs du lecteur sur
L'Esprit des Lois . Leplan, le but, l'objet des deux auteurs
se ressemblent en plusieurs points . Remontant l'un à
l'origine des religions , l'autre à celle des lois ; assignant
les ressemblances qu'ont eues dans les diverses contrées ,
et les institutions sacrées , et les institutions politiques ;
expliquant les causes de leurs changemens , de leurs variations
, de leurs altérations chez les différens peuples ;
examinant leurs rapports avec le gouvernement , et leur
influence sur la morale et la société , ils ont suivi deux
routes très-près l'une de l'autre et qui même doivent
quelquefois se confondre. La religion est , en effet , chez
tous les peuples la première des lois ; elle est l'appui , le
fondement , la sanction de toutes les autres . Elle a même
été chez quelques peuples la seule loi , réglant les rela208
MERCURE DE FRANCE ,
*
tions extérieures , la forme du gouvernement, les droits
et les devoirs des individus , les discussions particulières ,
tout , jusqu'aux bienséances sociales . Montesquieu n'a
donc pu se dispenser , dans ses considérations générales
sur les lois , de parler de la religion , et de la mêler souvent
à des objets auxquels elle se trouve si naturellement et
si intimement liée. D'un autre côté, et par une réciprocité
nécessaire , les lois reçoivent de nouvelles directions , de
nouveaux effets , un esprit particulier , de l'esprit des religions
. M. Dumesnil devait donc, dans ses vues générales
sur les institutions sacrées des peuples , parler de leurs
institutions politiques et de leurs réglemens civils ; il ne
pouvait toujours séparer deux objets dont l'action mutuelle
se fait sentir à chaque instant et ne doit jamais
échapper aux regards du philosophe et du législateur .
C'est ainsi que deux plénipotentiaires réglant les limites
dedeux empires limitrophes et qui se touchent par tous
les points , sont souvent obligés de passer de l'un dans
l'autre afin de mieux juger leurs droits respectifs .
C'est donc encore moins la ressemblance des titres que
celle des objets qui provoque une comparaison entre
M. Dumesnil et Montesquieu , et elle s'offre si naturellement
au critique que je ne puis tout-à-fait l'éviter ; mais
je ne veux en saisir que les traits par lesquels les deux
écrivains se ressemblent. Comme Montesquieu , M. Dumesnil
paraît avoir beaucoup médité sur son sujet ; il a ,
par de pénibles recherches , amassé de nombreux matériaux;
il déploie une grande érudition. L'auteur de L'Espritdes
Lois, se reportant , pour ainsi dire , à leur berceau ,
les suit dans leurs progrès chez les anciens peuples de
l'Orient , chez les Grecs et les Romains , dans leurs altérations
chez les peuples du moyen âge , et parcourant sans
s'égarer ce dédale inextricable de lois féodales , ripuaires ,
saliques , imaginées par les Lycurgues et les Solons des
Goths, des Ostrogoths , des Lombards, des Bourguignons ,
et par tous ces rois barbares , régissant des peuples barbares
par des codes barbares , il arrivejusqu'à nos jours ,
et dévoile à nos regards les causes et les effets de toutes
les législations anciennes et modernes . L'auteur de L'Esprit
des Religions voit pareillement naître dans l'Orient
une
MARS 1810 . :
209
une religion fondamentale et primitive , qui se répand
chez tous les peuples et dans toutes les contrées ; qui se
corromps insensiblement dans
DEPI
DE
I
5.
avaitpris naissance; se dénature deplus en plus à mesur
qu'elle s'éloigne davantage de son origine et de sa pre cen
mière patrie; se divise ainsi dans les plus monstrueux systêmes
et les plus bizarres religions ; conserve néanmoins
toujours chez les nations les plus sauvages , quelques
traits primitifs , quelques dogmes fondamentaux qui rapportent
toutes ces opinions diverses , ridicules ou barbares
, à une même et céleste origine ; et après tant d'altérations
qui l'avaient défigurée et rendue méconnaissable
, s'épure enfin par l'accomplissement des antiques
promesses , et se maintenant au milieu des plus rudes
contradictions , et malgré le fanatisme et la rage d'ennemis
acharnés , que ses bienfaits ne peuvent désarmer ,
donne à ceux qui lui restent fidèles leurs plus solides
vertus , leurs consolations les plus réelles , et leurs meilleures
espérances .
Dans les deux ouvrages , les conjectures et les raison
nemens sont appuyés sur des faits nombreux , et réciproquement
de la plupart des faits on tire de nombreuses
conséquences , et l'on peut remarquer commeun
trait de ressemblance de plus entre les deux auteurs, que
les conséquences ne sont pas toujours très-justes , ni les
faits toujours très-sûrs . On peut également reprocher à
l'un et à l'autrecette affectation de découper leur ouvrage
en petits chapitres qui tantôt traitant absolument la même
matière , comme l'indique souvent le titre , Continuation
du même sujet , ne devraient point être séparés ; et tantôt
n'ayant aucun rapport entr'eux , ne devraient point être
mis à la suite les uns des autres ; et cette affectation
est encore plus blamable dans M. Dumesnil , parce
qu'elle est une imitation . Ici , je crois , doit finir le parallèle
. Si l'on recherche , en effet , les idées neuves et
profondes , les résultats vastes et lumineux , cette multitude
de rapports que peut seul apercevoir le coup-d'oeil
du génie , cet art d'éclairer l'histoire de tous les tems et
de tous les lieux par les lois, et les lois par l'histoire , de
sorte que les principes et les faits se prêtent une lumière
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
mutuelle, les points de comparaison deviennent infiniment
moins sensibles entre les deux auteurs , et l'on
n'en trouve plus aucun dans le style des deux ouvrages
. Je ne ferai point cependant à M. Dumesnil un
reproche de n'avoir pas imité la manière de Montesquieu.
D'abord , en fait de style , chaque écrivain doit
avoir le sien propre , et il est rare que les imitations
soient heureuses ; on pardonnerait d'ailleurs volontiers
à M. Dumesnil , on louerait même dans un sujet
plus grave encore que L'Esprit des Lois , un style plus
grave que celui de Montesquieu , qui ne l'est pas même
toujours assez pour la matière qu'il traite ; un langage
moins sententieux, moins coupé, moins épigrammatique,
plus nombreux et plus périodique. On voit bien que M.
Dumesnil a tâché d'imprimer ces qualités à son style ;
mais l'effort s'y fait plus apercevoir que le succès . Ce n'est
pas qu'en plusieurs endroits la pensée n'y soit bien
exprimée , mais le plus souvent elle l'est sans noblesse ,
sans justesse , quelquefois même sans correction ; le tour
en est vague et pénible ; le style , en général , dépourvu
de couleur et d'imagination .
Je doisjustifier par quelques exemples ces accusations,
car il faut prouver que je ne les ai pas entassées au hasard
, ni jugé légérement un écrivain estimable , et un
livre qui malgré ses défauts présente le mérite des recherches
et de l'érudition , offre quelquefois de l'intérêt ,
prouve souvent le bon esprit de son auteur , et toujours
ses bonnes intentions . Si je voulais remonter jusqu'à la
création pour chicaner M. Dumesnil , je le reprendrais
d'avoir dit que l'homme fut créé libre et volontaire , parce
que ce mot volontaire n'a jamais dû être pris dans le sens
qu'il lui donne ici , et d'avoir prétendu que le premier
jourdu monde fut une nuit , parce que cela n'est pas
clair ni démontré. Mais je passerai tout de suite au déluge
, ou du moins àla dispersion des peuples , première
causedelavariationdanslesdogmes primitifs , etde l'idolâtrie
, comme l'observe très-bien M. Dumesnil, et je donnerai
quelques exemples de ces tours et de ces expressions
vagues , premierdéfautde son style : « Les hommes,
>>dit-il , devaient multiplier; la terre était leur patrie ,
MARS 1810 . 211
et d'un pôle à l'autre ils se répandirent par essaims
» nombreux. La postérité tournait encore ses regards
>> religieux vers son antique berceau , que déjà elle en
» ignorait les douceurs . >>> Il y a tout-à-la- fois , dans
cette phrase , vague de pensée et vague d'expression.
La postérité prise ainsi dans un sens absolu , désigne
les hommes qui viendront après nous , et non ceux
qui nous ont précédés de six mille ans , et c'est cependant
de ceux-ci que l'auteur veut parler ; il fallait
done dire : la postérité des premiers habitans de la terre.
Le reste de la phrase n'est ni très-clair , ni très-correct
, et n'a aucun rapport à l'altération des dogmes
primitifs . Enfin, dans le même chapitre , l'auteur attribue
cette altération à l'excès et au défaut d'amour de Dieu ;
voilà deux causes bien opposées ; la première a-t-elle
jamais existé? est-elle mème possible ? Dans le chapitre
suivant , il prouve que la différence des climats mit une
grandedifférence entre les divinités que les divers peuples
imaginèrent et adorèrent. « La Providence , dit-il ,
>> eut un aspect plus terrible chez les habitans d'une
>> contrée pauvre et stérile ; dans la misère et le délais-
>> sement affreux où ils se trouvaient , ils implorèrent
>>plus particulièrement un Dieu protecteur et miséricor-
>> dieux . >> Par quel renversement du sens ordinaire des
mots l'auteur confond-il une Providence d'un aspect terrible
avec un Dieu protecteur et miséricordieux ? Remarquons
aussi , en passant, que l'objet de ce premier livre
est d'établir l'influence du climat sur les divers systèmes
religieux , ainsi que l'indiquent , et ce que je viens
de citer , et les titres particuliers de divers chapitres , et
même le titre général du livre : Du Dogme originel; les
climats sont cause de ses variations. Et dans la troisième
partie de son ouvrage , M. Alexis Dumesnil emploie aussi
un livre entier à réfuter le sentiment de Montesquieu
sur l'influence du climat en matière de religion ; celane
meparaît pas extrêmement consequent.
Mais, avant de passer au fonddes choses et aux raisonnemens
de l'auteur , j'insisterai encore un peu sur
quelques défauts de son style. Dès les premières pages,
jetrouve un barbarisme choquant : « L'histoire des pre
0.2
219 MERCURE DE FRANCE ,
>>miers tems , dit-il , s'imprégnit du coloris national; >>
il fallait dire s'imprégna ; peut-être , au reste , l'auteur
avait-il écrit s'empreignit. Mais dans tous les cas la phrase
n'est pas très-bonne , ni l'expression très-heureuse ; souvent
celles de M. Dumesnil manquent de correction , de
noblesse , de justesse. « Les écritures des Juifs , dit-il ,
>> expliquent plus clairement la chute de l'homme; elles
>>rapportentcomment Satan s'approcha de sa compagne,
» sous le masque de lafourberie. >> On dirait que c'est de
sa propre compagne et non de celle de l'homme que
Satans'était approché ; le masque de la fourberie serait
un fort mauvais masque , Satan est trop rusé pour le
prendre : d'ailleurs pour lui ce n'en serait pas un. « II
› serait impossible , dit plus loin M. Dumesnil , de rap-
>> porter toutes les erreurs qui ont été manifestées rien
>> qu'à l'égarddes principaux mystères . » Rien qu'à l'égard
est peu français et peu noble. Ailleurs l'auteur veut
prouver , et prouve en effet , qu'ordinairement les peuples
vaincus adoptaient les divinités des peuples vainqueurs,
et qu'ils auraient fait adopter les leurs s'ils avaient
triomphe : « C'est Phistoire , ajoute-t-il , de la foi puni-
>> que et de la foi romaine , dont l'une n'obtint la préé-
>> minence sur l'autre que par le sort des armes . » Ces
mots , c'est l'histoire , sont pris ici dans un seus extrêmement
trivial . Ce défaut de noblesse dans les expressions
se retrouve quelquefois même dans les raisonnemens
de l'auteur , et l'explication qu'il donne des allégories .
Ainsi il argumente assez inutilement , à mon avis , contre
le miracle par lequel Mahomet prétendait avoir fait descendre
la lune dans sa manche , et il prouve ainsi la
fausseté du fait : <<Pour que la lune pût se cacher dans la
>> manche de Mahomet , il aurait fallu ou que sa robe
>> eût été aussi large' qu'un aabîme , ou que la lune elle-
>> même devînt aussi petite qu'une bonbonnière , Il est
certain que cela est démontré. Ailleurs M. Dumesnil
veut justifier la prohibition faite aux Juifs de manger de
la chair de cochon. Il remarque très-justement que c'est
une viande mal saine , sur-tout dans les climats chauds
del'orient , et que laquantité desel dont il faut la charger
estnuisible ; mais il ajoute : « Le sel a une vertu stimu-
SOR
MARS 1810. 213
>>lante , dont les Egyptiens ont donné une idée assez
>> énergique en feignant que Vénus était sortie de l'écume
>> saumâtre de la mer. >> Je crois qu'en inventant cette
charmante allégorie , les Egyptiens ou les Grecs n'avaient
pensé ni au sel , ni au cochon.
Il est aussi quelques raisonnemens de l'auteur dont on
pourrait contester la justesse et la solidité . Tel est , à
mon avis , celui-ci : « Pas une nation , pas un peuple qui
» n'ait immolé à la divinité un nombre prodigieux de
>> victimes humaines , et qui n'ait fait dépendre sa félicité
>> d'un sang aussi odieux. Ce serait une erreur de par-
>>tager l'opinion de quelques savans qui ont cru trouver
>>la source de ces détestables offrandes dans le sacrifice
>> que Dieu prescrivit à Abraham. Peut-être cette excuse
>> aurait-elle encore quelque vraisemblance , s'il ne s'agis-
>>>sait que des meurtres fréquens que les Africains exer-
>> çaient sur leurs enfans : mais Carthage n'était pas seule
>> coupable de ces abominations . Rome , la mère des peu-
>> ples , versait aussi leur sang sur les autels .>> J'adopte entiérement
l'opinion de l'auteur , et je pense bien comme
lui , que ce n'est pas le sacrifice prescrit à Abraham qui a
donné aux peuples barbares l'idée de leurs barbares
sacrifices ; mais je ne le prouverais pas comme M. Dumesnil
, car s'il admet que les Carthaginois tenaient cette
horrible coutume des Juifs , et la justifiaient par l'exemple
d'Abraham , comment prouverait-il que les Romains ne
la tenaient pas de la même source , et ne l'autorisaient
pas par le même exemple ? M. Dumesnil veut prouver
que les chrétiens de l'Orient et de l'Occident avaient
transporté dans la religion leurs anciennes moeurs , quelques-
unes de leurs anciennes coutumes , et même des
anciennes opinions religieuses adoptées dans leurs climats
avant l'établissement du christianisme ; après en
avoir rapporté divers exemples , « enfin , ajoute-t-il , les
>>peuples de l'Orient n'ayant jamais été réunis sous la
>> puissance d'un pontife suprême , ont formellement
>>refusé de se soumettre à celle du pape . » C'est établir
un mauvais raisonnement sur des faits inexacts . M. Dumesnil
ignore-t-il que les orientaux ont reconnu la jurisdiction
du souverain pontife pendant les huit premiers
214 MERCURE DE FRANCE;
siècles de l'Eglise , et voudrait-il nous persuader que
lorsqu'ils l'ont méconnue au neuvième , c'est parce qu'ils
se rappelaient leur antique indépendance , après l'avoir
oubliée plus de huit cents ans ? D'ailleurs les occidentaux
qui ont respecté et respectent encore cette jurisdiction ,
étaient-ils plus soumis que les peuples d'orient à un
pontiſe suprêmedans leurs anciennes religions païennes ,
druidique , scandinave, etc. ? Et comment M. Dumesnil
prouverait- il que les Romains , les Gaulois , les Germains
, les Cantabres , les Ibères et les autres peuples
de l'Europe étaient réunis dans la même communion et
sous l'autorité d'un même chef spirituel ? ...
M. Dumesnil veut aussi que la coutume de faire des
festins et des banquets dans les temples , ait été adoptée
par les peuples d'Occident à cause de leur penchant
à l'ivrognerie , et comme une suite de l'habitude où ils
étaient de boire dans leurs anciens temples , à la gloire
de leurs dieux et de leurs génies. Je croirais bien plutôt
que cet usage vient des chrétiens d'Orient qui dans
leurs basiliques célébrèrent les agapes , et comme les
occidentaux , souillèrent ces banquets religieux et fraternels
par des désordrés qui, dès le tems des apôtres , leur
attirèrent de vives reprimandes , et firent bientôt abolir .
cettecoutume.Engénéral, et c'est un reproche qu'on afait
aussi aMontesquieu, M. Dumesnil appuie trop souvent ses
principes et ses conséquences sur des faits peu sûrs , ou
tire de faits sûrs des conséquences qui ne sont pas toujours
très-rigoureuses . Je citerai encore un exemple de l'un
de cesdeux défauts. « On voit avec peine , dit-il , que les
>> malheureux Pariah qui ne peuvent entrer dans les pa-
>> godes , sont aussi exclus des églises ..... Le christia-
>> nisme ne devait point adopter ces distinctions absurdes
> du paganisme qui flétrissent un homme , non parce
>>qu'il est méchant et criminel , mais parce qu'il appar-
>> tient à un culte plutôt qu'à un autre. » Ces réflexions
sont en elles-mêmes pleines de sens , de justesse et d'une
saine philosophie ; mais elles sont ici appuyées sur une
opinion absolument fausse : les Pariah ne forment point
dans l'Inde une caste particulière et proscrite , comme
on le croit communément. Ecoutons un homme dont
MARS 1810. 215
1
l'autorité en pareille matière est irréfragable. M. Solvyns,
dans son exact et magnifique ouvrage sur les Hindous ,
s'exprime ainsi : « Le mot de pariah est une épithète
>> qui veut dire mauvais ; un brame qui ne vit point
>> conformément à son état , est un pariah braman ,
>>comme une mauvaise maison est une pariah gor, un
>> mauvais soulier un pariah jouter , ainsi du reste; il y
>> a donc des pariah dans toutes les castes , mais point
>>de caste de pariah . » Cette explication justifie parfaitement
les Indiens et les chrétiens. Je sais bien que l'opinion
adoptée par M. Dumesnil est fortement enraciné
chez les peuples d'Europe. M. Bernardin de St.-Pierre
n'avait pas peu contribué à l'établir parmi nous. Il suppose
, en effet , dans sa Chaumière indienne , qu'un Anglais
porté dans un palanquin par des naturels du pays ,
est assailli par un orage; il aperçoit une chaumière , et
croit y trouver un asyle . Il ordonne aux Indiens de l'y
porter; mais l'un d'eux hors d'haleine , s'écrie : n'approchons
pas d'ici , il y a un pariah. Aussitôt toute la
troupe répète avec effroi : un pariah ! un pariah ! .......
Qu'est-ce qu'un pariah , demande l'Anglais ? C'est, lui
répond un des porteurs , un Indien de caste si infâme ,
qu'on peut tuer si on en est seulement touché. Bientôt
après , le pariah racontant lui-même son histoire , s'exprime
ainsi : « Etant d'une caste réputée infâme dans mon
> pays , et ne pouvant être Indien , je me suis fait
>>>homme.... Repoussé par la société , je me suis réfu-
>>gié dans la nature. >> Tout cela est fort beau , mais
j'aime mieux m'en rapporter à M. Solvyns qui a demeuré
etobservé quinze ans dans l'Inde , qu'à M. Bernardin de
Saint-Pierre qui fait de fort belles phrases à Paris .
Voilàbeaucoup de critiques , et il serait possible d'en
faire encore ; mais assurémentje ne me serais pas donné
la peine d'en faire un aussi grand nombre, si l'ouvrage
ne m'avait pas paru intéressant et digne d'être examiné
avec toute l'attention dont je suis capable. Il est , comme
jel'ai déjà observé, plein de recherches savantes , et
annonce une érudition peu commune. L'auteur ydévetoppenon-
seulement des connaissances très-variées , mais
encore un fort bon esprit. S'il n'est pas toujours très216
MERCURE DE FRANCE ;
orthodoxe dans quelques-unes de ses explications , il
est constamment très-religieux dans tous ses sentimens ,
⚫et c'est beaucoup dans le siècle où nous vivons . C'est
le livre d'un très-honnête homme , souvent d'un bon
logicien , quelquefois d'un assez bon écrivain. Je n'ai
pointd'espace pour prouver par des citations mes éloges ,
comme j'ai tâché de prouver mes critiques . Heureusement
l'un n'est pas aussi nécessaire que l'autre. Le critique
en effet s'adresse au public et aux auteurs ; les auteurs
croient difficillement aux censures qu'on fait de
leurs ouvrages : il faut donc leur faire voir qu'on n'a point
hasardé légèrement ces censures , et marcher entouré d'un
cortége de preuves. Cela n'est pas aussi indispensable
pour les éloges ; les auteurs les adoptent facilement et
très-volontiers , et je crois former un voeu juste en désirant
que dans cette occasion le public ait sur ce point
les mêmes dispositions et la même confiance que montrent
généralement tous les auteurs . F.
ALMANACH DES MUSES POUR 1810.-A Paris , chez François
Louis , libraire , rue de Savoie , nº 6. Un volume
in- 18 , de l'imprimerie de Didot , orné d'une jolie
gravure et d'une vignette ...
Un critique pourrait s'effrayer à la vue de ces Recuells
où les noms des auteurs se comptent par douzaines .
Rendre justice à chacun serait assez longue besogne , si
lajustice que nous devons à ce qu'il est impossible de
lire n'était pas de n'en point parler. Or , cette sorte de
justice , non moins expéditive qu'impartiale , trouve
assez souvent son application dans tous les recueils de
ce genre pour rassurer le critique , et abréger beaucoup
son travail .
Ce qui doit encore abréger le nôtre , c'est que divers
morceaux de poésie insérés dans l'Almanach des Muses ,
l'avaient été précédemment dans la Revue ou dans le
Mercure , et qu'il ne nous reste rien à dire sur des pièces
déjà connues de la plupart de nos lecteurs .
A ce court mémoratif il est juste d'ajouter que , parmi
1
MARS 1810. 217
les ouvrages périodiques où l'on recueille les vers de
l'année , aucun ne renferme autant de poésies inédites
ou peu connues; et que, soit pour le choix , soit pour la
nouveauté , l'ancien Almanach des Muses est encore
le véritable , s'il est vrai que les Muses aient un Almanach
.
T
Dans un petit avertissement , l'éditeur se plaint que
denos jours la poésie légère est abandonnée , et il regrette
de n'avoir pu mettre dans son Recueil assez de pièces de
ce genre . Je trouverais , au contraire , qu'il y en a mis
encore trop . Lorsque Boileau voulait expliquer le succès
de ses poésies , ce n'est pas , disait-il , que leurs sons
agréables , nombreux ,
Soient toujours à l'oreille également heureux...
Mais , ajoutait- il avec cette justesse d'esprit et de goût
qui l'a fait nommer le poëte de la raison :
Ma pensée au grand jour toujours s'offre et s'expose ;
Et monvers , bien ou mal , dit toujours quelque chose
C'est par là quelquefois que ma rime surprend.
C'est-là ce que n'ont point Jonas et Childebrand ,
Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes ,
Montre , miroir d'amours , amitiés , amourettes ,
Dont le titre souvent est l'unique soutien ,
Et , qui parlant beaucoup , ne disent jamais rien (1) .
C'est-là , répéterai-je après ce grand maître , ce que
n'ont point tous ces vieux contes de Gascons et de Normands
, réparés à neuf; tous ces vieux bons mots satiriques
, rimés depuis deux cents ans dans tous les recueils
d'épigrammes ; et tous ces vieux madrigaux sur les
Grâces , Vénus et Flore ; et tous ces bouquets de lis et
de jasmins , et de roses ; et tous ces vieux impromptus
refaits à loisir , sur la danse de madame une telle , plus
légère que le zéphyr ; sur la voix de mademoiselle trois
étoiles , plus digne que Philomèle de figurer dans un
concert ; et telles fadeurs synonymes dont se plaisent à
nous régaler tant d'auteurs de poésies légères ;
Ignorant que ce vieux jargon ,
Relégué dans l'ombre des classes ,
(1) Epitre sur le vrai , à M. de Seygnelai .
218 MERCURE DE FRANCE ,
A
N'est plus aujourd'hui de saison
Chez la brillante fiction ,
Que les tendres lyres des Grâces
Semontent sur un autre ton
Et qu'enfin de la foule obscure
Qui rampe au marais d'Hélicon
Pour sauverses vers et sonnom,
Il faut être sans imposture
L'interprête de la nature ,
Et le peintre de la raison.
GRESSET. La Chartreuse .
Voilà sans doute d'excellens préceptes renfermés dans
d'excellens vers . Personne , dans l'épître légère , ne les
a suivis quelquefois avec plus de grâce que Gresset luimême
. Cependant Voltaire , qui s'y conformait avec
toute la supériorité et l'étendue de son esprit , trouve
que l'auteur de la Chartreuse s'en est trop souvent écarté.
Il se plaint de cette vicieuse abondance d'images recherchées
autant que de ces rimes redoublées , dont la moitié
au moins est inutile. C'est , ajoute-t-il , oe qui a fait
tomber enfin tant de petits poëmes , comme Verd-Verd ,
la Chartreuse , les Ombres , qui eurent la vogue pendant
quelque tems .
Omne supervacuum pleno de pectore manat (2) .
En convenant que cette critique , excessivement
rigoureuse , n'est cependant pas tout-à-fait dénuée de
fondement , il faut convenir aussi que l'illustre Aristarque
avait tort de s'en servir pour expliquer un fait
qui n'existe point. Loin que Verd-Verd ,la Chartreuse
et les Ombres soient tombés , comme il le prétend , ce
sont , au contraire , des ouvrages charmans , placés
pour toujours dans le petit nombre de vers que les gens
de goût se plaisent à relire ; des modèles consacrés par le
tems comme à-peu-près classiques , où la grâce et la
facilité font pardonner la surabondance , où brillent à
chaque instant des beautés si distinguées que bien des
défauts plus graves etplus répétés encore , ne pourraient
les faire oublier .
(2) Questions sur l'Encyclopédie , article Imagination.
(
MARS 1810.
دو
1
Malheureusement les disciples de Gresset (et il en a
euun grand nombre) en exagerant presque tous les défauts
de sa manière , ont cru reproduire ses beautés . La
littérature a été inondée plus que jamais de cesfrivoles
sornettes qui parlent beaucoup etne disent rien. Ce débordement
s'est sur-tout fait sentir dans les Almanachs des
Muses. On en retrouve des traces dans celui de cette
année. Toutefois parmi les épîtres , dixains , impromptus
, pièces fugitives de tout genre , qu'il renferme ,
quelques-unes pourront rester dans la mémoire des amis
des vers ; elles demandent grâce au lecteur pour celles
qu'il lira sans les retenir , ou qu'il parcourra sans les
lire. On doit savoir gré à l'éditeur de les avoir recueillies
, et de s'être attaché constamment à varier le choix
qu'il en a fait. On lui saura gré sur tout d'en avoir
imprimé quelques-unes qui lui appartiennent à un autre
titre que celui d'éditeur. On avouera même , sans peine ,
qu'on se rangerait de son avis lorsqu'il se plaint que son
Almanach renferme trop peu de poésies légères , si toutes
celles qu'il contient ressemblaient à celle-ci :
A MON PETIT BOIS.
Salut, petit Bois pleinde charmes,
Cher aux amis , cher aux Neuf-Soeurs ,
Où la nuit , les loups , les chasseurs
N'ontjamais porté les alarmes.
Salut, petit Bois où j'entends ,
Parmi tant d'oiseaux si contens ,
Des voix sans malheurs douloureuses ,
Sans bravodes roucoulemens ,
Sans paroles des airs charmans ,
Des Saphos par l'amour heureuses;
Voix tendres , voix mélodieuses ,
Avous , dans ce Bois , je m'unis ;
C'est le pays des bons ménages ;
Le plaisir est sous les feuillages,
Le bonheur est dans tous les nids .
Dis-moi , timide Tourterelle ,
Dis-moi , touchante Philomèle,
Si jamais , lanuit ou le jour ,
J'ai troublé ta plainte innocente ,
220 MERCURE DE FRANCE, 1
Tes feux , ta famille naissante ,
Et les échos de ton séjour?
Soit enhymen, soit en veuvage ,
Toujours en paix , sous cet ombrage ,
Tu vécus ou mourus d'amour.
Heureux qui possède en ce monde
Unjoli bois dans un vallon ,
Tout auprès , petit pavillon ,
Petite source assez féconde !...
De ceBois le Chel m'a fait don.
Quand sa feuille s'enfle et veut naître ,
J'assiste à ses progrès nouveaux;
Mon oeil est là sur ses rameaux ,
Qui l'attend et la voit paraître :
L'été , je lui dois mes berceaux ,
La plus douce odeur en automne,
Un abri contre l'aquilon ,
Quand je vais lisant Fénélon ;
Et l'hiver , chaque arbre me donne ,
Utile en toutes les saisons ,
Lorsque sous le toit des maisons
Unréseau d'argent partout brille ,
Et l'éclat dont mon feu pétille ,
Et la chaleur de mes tisons .
C'est-là , c'est dans cet Elysée ,
Frais à l'oeil , doux à la pensée ,
Cher au coeur , que j'aime à venir ,
Auprès d'un asyle modeste ,
Avec un ami qui me reste ,
Ou rêver , ou m'entretenir ,
En admirant un site agreste ,
Ou ce beau dôme bleu céleste ,
Palais d'un heureux avenir.
Bois pur , où rien ne m'importune,
Où des cours et de la fortune
J'ignore et la pompe et les fers ;
Où je me plais , où je m'égare ;
Où d'abord ma Muse s'empare
De la liberté des déserts ;
Où je vis avec l'innocence ,
Le sommeil et la douce aisance ,
Et l'oubli de cet univers ,
!
1
1
MARS 1810. 221
Loinde moi jetant dans les airs
Tous les orgueils de l'importance ,
Tous les songes de l'espérance
Et l'ennui de tous les travers ;
Oùpourmoi , maseule opulence ,
Ceque je sens , ce que je pense ,
Devient du plaisir et des vers .
Ole plus charmant Bois de France!
Que dedouceur dans tes concerts !
Quel entretien dans ton silence !
Quel secret dans ta confidence !
Quede fraîcheur sous tes couverts !
Ontrouve dans ce Recueil une autre pièce du même
genre et du même poëte , sur le Ruisseau de Dame-
Marie-les-Lis ; et une romance touchante , intitulée :
le Pont des Mères . Le tragique éloquent et sombre qui
nous effraya dans Macbeth , et nous arracha des pleurs
sur les infortunes d'Edipe , ne réussit pas moins à
exciter des émotions douces et tendres : dans quelque
genre qu'il écrive , il sait toujours se faire entendre au
coeur.
Je citerai encore , avant de terminer l'examen des
poésies fugitives , une épître de M. Ginguené à M. de
Parny , qui me paraît digne de tous deux; une fable du
même auteur , qui fait partie de son Recueil , dont on a
vu l'analyse dans l'un de nos derniers numéros (3) ; quelques
vaudevilles de M. de Jouy , etc. , et plusieurs
autres.
En passant aux poésies d'un genre plus élevé , je tombe
d'abord sur un morceau que je suis faché de trouver
dans ce Recueil , mais que son étendue et le nom de
l'auteur ne me permettent point de passer sous silence.
Je veux parler d'un fragment du poëme sur la Religion ,
auquel travaillait M. de Laharpe dans les dernières
années de sa vie. On se tromperait beaucoup si l'on
pensait y retrouver le talent de l'auteur de Mélanie, et le
goût dont l'auteur du Cours de littérature a souvent
donné des preuves incontestables . Style et composition ,
010
(3) Celui du 3 février 1810.
222 MERCURE DE FRANCE;
tout ici me paraît également vicieux. Je vais le prouver ,
quoiqu'à regret , par une analyse qu'il serait facile de
faire très-longue , mais que j'abrégerai , pour plusieurs
raisons , autant qu'il me sera possible.
L'ange exterminateur , l'angedes Anathêmes , ordonne
au prophète Isaïe de lire à haute voix dans le livre des
vengeances et de prophétiser contre la France. Le prophète
lit dans ce livre un long discours où le Seigneur le
prend pour juge entre les Français et lui. Le Seigneur ,
dans ce discours , après avoir rappelé le premier homme
et les tours de Babel , après avoir observé que l'orgueil
monte toujours ; après avoir dit que
:
Deses plus noirs venins le séducteur antique
Abreuve, dès long-tems ,la secte phrénétique
Qui parmi les mortels prétend exécuter
Cequ'envainparmi nous Satan osatentor , etc.
)
Après avoir gourmandé l'homme sur ce qu'il veut tout
savoir , ajoute :
A
4
19
Prophète , tu l'entends éclater en tous lieux,
Cedélire impuni qui blesse mon oreille
e
(Dit le Seigneur ) ; croit-on qu'à jamais je sommeille?
N'ai-je donc pas détruit Achab et Pharaon?
N'ai-je doncpas perdu Babylone et sonnom?
N'égalerai-je point le supplice à l'offense ?
La terre attend de moi l'exemple et la vengeance.
Moncourroux va sur euxse répandre en torrent ,
Ilbouillonned'un feu septfois plus dévorant ,
Tout ce peuple , enivré du vinde ma colère ,
Vaparler une langue auxhumains étrangères,
Un langageinouï , etc.
r
Sans les égards que mérite lenomde l'auteur, quoique
lui-même ait souvent mis peu d'égards dans la censure
de ses rivaux ou de ses maîtres , on serait tenté de faire
quelquefois au poëte l'application de ces dernières paroles
, et de croire qu'en parlant de cette langue aux humains
étrangère , il a voulu prêcher d'exemple , et n'a
pas mal réussi. Mais n'oublions pas que la versification
de Mélanie , de l'Ombre de Duclos , etc. , est généralement
pure , élégante et harmonieuse.
MARS 1810. 223
Parmi les traductions en assez grand nombre que renferme
cette année l'Almanach des Muses , celle de la description
des harpies , dans le troisième livre de l'Enéide,
parM. de la Tresne , mérite d'être distinguée . Ce passage
offrait au traducteur des difficultés effrayantes qu'il
a surmontées quelquefois avec honneur. Il est juste de
nommer aussi la traduction de l'églogue de Gallus , par
M. Pierre d'Orange . On y trouve généralement de la facilité
, quelquefois de l'élégance ; mais ceux qui se rappelleront
la grâce , le sentiment , le charme indicible de
l'original , ceux-là reprocheront sans doute à M. d'Orange
de s'être écarté de son modèle, et de n'avoir fait qu'une
imitation .
Une autre pièce du même poëte n'est pas moins digne
d'être remarquée : c'est un Récit en style épique de la
mort de Henri IV. On sait que l'Académie du Gard proposa
ce sujet , en 1807 , pour son concours de poésie ,
et que l'intérêt attaché au nom si cher du héros ,
Qui fut de ses sujets le vainqueur et le père ,
excita l'émulation d'un grand nombre d'écrivains . Un
critique habile a rendu compte dans ce Journal (4) du
poëme qui remporta le prix. J'ai sous les yeux , en ce
moment , le dernier volume des Mémoires de l'Académie
duGard; et je puis ainsi faire connaître à nos lecteurs ,
avec la pièce de M. d'Orange qui , quoiqu'elle n'ait rien
obtenu , est loin d'être sans mérite , celle de M. Mollevault
, correspondant de l'Institut , qui mérita l'accessit.
Je crois ne pouvoir faire mieux que de laisser parler ses
juges eux-mêmes
BD
« Un goût pur a présidé , disent-ils , au poëme de
M. Mollevault ; on y reconnaît un écrivain familiarisé
avec l'étude de ces anciens dont il a fait passer heureusement
dans notre langue une des plus aimables productions
. La douceur , l'élégance , le fini , les traits heureux
qu'on rencontre dans son ouvrage , dédommagent de ce
qui peut lui manquer en essor , en action et en grandes
images.
(4) N° du LO décembre 1809.
224 MERCURE DE FRANCE ,
>>La citation suivante justifiera cette opinion , et le
jugement de l'Académie.
>>Après avoir peint Henri IV tranquille sur le trône
qu'il avait été réduit à conquérir , et adoré du même
peuple qui l'avait si long-tems repoussé , le poëte dit :
d
C
Ainsi l'astre du jour plongé dans les orages
De ses flèches de feu disperse les nuages ,
Remonte en conquérant sur le trône des airs ;
Et la terre sourit au roi de l'univers .
1
Mais quel monstre vomi par l'enfer en furie
Dans un nouvel abîme a plongé la patrie?
L'horrible Fanatisme est ce monstre inhumain :
Il voit son sceptre affreux s'échapper de sa malu.
Bourbon a désarmé lesfoudres de l'Eglise ;
Le fierEspagnol baisse une tête soumise ;
L'Europe va s'unir par des noeuds fraternels ,
Etde ce Dieu barbare abolir les autels ..
Furieux contre un roi qui brise sa puissance ,
Il le voue au trépas , des enfers il s'élance ,
Et s'armant en secret d'un infâme couteau ,
De la Religion revêt le saint manteau .
Mais combien en ses traits cette vierge differe
Dumonstre qu'à sa place encense le vulgaire !
Elle est fille du ciel , il est fils des enfers ;
Elle instruit les mortels , il trompe l'univers ;
L'un dans son coeur féroce entretient la vengeance ;
L'autre n'y laisse accès qu'à la douce clémence ,
Il traîne à ses autels , elle y guide les coeurs ;
)
:
..
1
1
: ;
1
1
Et tandis qu'il poignarde , elle verse des pleurs.
A ce fragment de M. Mollevault j'opposerai le début
du récit de M. d'Orange , qui me paraît de beaucoup
préférable à tout le reste de la pièce .
:
71 C'était l'heure où la nuit ramenant le repos ,
Du sommeil sur nos yeux épanche les pavots ;
Bourbon se reposait des soins de la couronne;
Ildort : mais au sommeil à peine il s'abandonne ,
Oprodige soudain ! vers la couche des rois
S'avance à pas tardifs le spectre de Valois .
Despleurs mouillent ses yeux'; son front sans diadôme
Se
MARS 1810 . 225
DEM
DE
LA
SEV
Sepenche tristement vers le héros qu'il aime ,
Et d'une main sanglante il montre sur son sein
Les marques du poignard d'un perfide assassin,
Du Héros attentif trompant l'impatience ,
Le Fantôme long-tems garde un morne silice
Mais sa douleur éclate , et parmi les sanglots
Sa gémissante voix laisse échapper ces mots :
«Bourbon , réveille-toi ! quel Dieu propice aucrime
T'a versé le sommeil sur le bordd'un abmecen
«
Monarque confiant , tu dors ; tu ne vois pa
> S'approcher de ton coeur le fer et le trépas;
» Oui , le fer doit aussi finir ta destinée ;
» L'envie insidieuse à ta perte acharnée ,
» Préparant en secret le malheur des mortels ,
› Arme un bras parricide à l'ombre des autels .
> Va , presse ton départ et ta noble entreprise ;
» Cours délivrer la Flandre à l'Ibère soumise ; 2.
> Garde que la lenteur des vains retardemens
> De tes jours menacés n'abrége les momens ;
> L'assassin attentif n'a besoin que d'une heure ;
> Vois le trône qui tombe , et la France qui pleure ;
» Fuis au sein des combats ; aux poignards meurtriers
> Oppose un roi vainqueur qu'entourent ses guerriers ,
> Et préviens l'insensé qui croit , dans son délire ,
> Acheter par ta mort les palmes du martyre . »
Jusqu'ici je n'ai parlé d'aucune des femmes poëtes qui
ont enrichi ce Recueil. Ce n'est point un oubli , il serait
injuste ; mais je n'ai pas voulu séparer des rivales qui ,
dans des genres très -différens , méritent toutes des éloges .
Sans m'ingérer de fixer entre elles les rangs , et de montrer
des préférences , j'indiquerai seulement à la curiosité
des lecteurs , les Stances de Mme Constance de S. ,
une Elégie de Mme Dufresnoi , l'Imitation de l'Ode
d'Horace à Torquatus , par Mlle de Montferrier , et les
poésies qui portent les noms de mesdames Babois et
Desroches.
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS .
SECONDE VISITE .
L'HOMME est naturellement porté à l'espérance , et la
belle fable de la Boîte de Pandore renferme un grande
vérité. Dieu donna cette disposition à l'être qui par sa
nature , ses passions , ses vices ,et ses vertus même , devait
être si souvent malheureux. Comment supporterait-on
quelquefois le poids accablant du chagrin , si un sentiment
vague, placé au fond du coeur, ne venait pas nous dire que
le lendemain sera peut-être meilleur , et soutenir notre
courage? Le pasteur Halder avait raison lorsqu'il disait
que la mort est le plus complet des malheurs , puisque
c'est le seul sans remède ; et même encore alors , l'espérance
consolante ne vient-elle pas dire à l'affligé qui reste ,
qu'il est aussi mortel , et que le lendemain , peut-être , il
aura rejoint l'objet qu'il regrette ?
Certainement , au premier moment où le pasteur Buchman
eut reconnu son fils dans le chef des brigands , il se
crut , et il était en effet le plus infortuné des pères ; il eût
mille fois mieux aimé apprendre qu'il n'existait plus , et
c'était du fond de son coeur qu'il dit alors à sa femme :
plût au ciel qu'il eût péri ! Mais dès le lendemain ce sentiment
s'affaiblit , et au bout de deux jours il surprit dans
son ame une espèce de tranquillité , d'être sûr que son fils
existait encore , était près de lui , et pouvait être rendu à
la vertu. Le désir de consoler sa pauvre Marie , dont la
santé succombait sous le poids de la douleur et de la
crainte , lui fit trouver des motifs d'espérance , illusoires
peut-être , mais qui n'en firent pas moins d'impression sur
lui-même : « Qui sait , lui disait-il, qui sait si nous ne le
jugeons pas à tort ? les apparences sont contre lui , mais
devons-nous condamner notre fils sur des apparences ?
Ah ! du moins , en le supposant même aussi coupable qu'il
paraît l'être , pourquoi repousserions-nous l'espoir de sa
repentance ? Dieu l'a conduit près de nous pour frapper
son coeur et le ramener à la vertu. Te rappelles-tu , Marie ,
son accent si douloureux ? n'était-ce pas le cri du remords
et du repentir ? Dieu , ô Dieu ! dit-il ensuite en se saisissant
du livre , est-ce qu'un scélérat endurci dans le crime ,
MARS 1810. 1 227
se invoquer le nom de Dieu ? et ce saint livre même ,
u'il a emporté , Marie , après l'avoir pressé sur son coeur ,
'est-ce pas la preuve que , dès cet instant il détestait sa
ie criminelle , et jurait d'y renoncer ? »
«Il faut l'espérer ou mourir , disait la mère, mais il n'en
sera pas moins perdu pour nous ; je connais Fritz ,jamais ,
jamais il ne reviendra. Et puis , dit-elle en baissant la voix ,
ne peut-il pas être puni dans cette vie? Je n'ose penser au
sort qui l'attend peut-être. " Buchman aussi baissa la tête
en frémissant, il ne trouvait point de consolation contre
cette crainte. « Marie , dit-il après un instant de silence ,
douterais-tu de la bonté de Dieu ? Crois-tu qu'il veuille
nous éprouver au-delà de nos forces ? Espérons et soumettons-
nous. " Et tous les deux se sentirent plus tranquilles .
Le lendemain un inconnu vint sur le soir frapper à la
porte de la cure ; il remit à la fille qui les servait une lettre
à l'adresse du pasteur Buchman , et s'éloigna. L'adresse
étaitd'une écriture étrangère ; ils l'ouvrirent avec une grande
émotion , qui redoubla lorsqu'ils reconnurent celle de leur
filsdans lalettre dont voici le contenu ; elle n'était point
datée.
Guillaume Racher , autrefois Frédérich Buchman , qu
pasteurBuchman .
Vous qui m'avez fait le funeste présent de lavie, et que
je n'ose pas nommer mon père , avez-vous reconnu le
malheureux Frédérich ? Savez-vous que le monstre qui
s'approcha de votre lit , sous l'apparence d'un vil assassin ,
était celui que vous appeliez autrefois votre fils ? Le cri du
désespoir et du remords a-t-il frappé votre oreille et retenti
dans votre coeur ? Non , ce cri ne vous a point trompé; il
vous disait que dès cet instant terrible , mais salutaire , je
détestais mon affreuse vie , et je jurais d'y renoncer. Moins
coupable que vous ne devez le croire , je le suis trop encore
pour essayer même de me justifier. Je ne suis point
un meurtrier , mais j'ai consenti à le paraître ; jamais ce
poignard qui s'échappa de ma main à votre vue ne fut teint
desang. Mais j'ai causé la mort de Pauline , j'ai abandonné
mès parens , je répands sur eux la honte et la douleur , je
me suis associé à de vils scélérats ; j'ai porté la terreur dans
l'asyle de l'innocence . Ah ! pourrai-je jamais expier des
toris aussi affreux ? J'ai du moins le courage de l'essayer ,
et dans ce seul but , celui de supporter mon existence
détestée. Qui ! j'en fais le serment sur cette tête respec
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
table , dont l'aspect changea tout mon être , je réparet
tout , tout ce qui peut être réparé . Si je n'osai vous pro
senter un fils flétri par l'injustice des hommes , je l'os
bien moins à présent que je le suis par mes actions . Vou
ne me reverrez que lorsqueje pourrai reprendre avec orgue
votre nom , réclamer votre tendresse , vous rapporter 1
livre que je vous donnai dans mes jours d'innocencé et di
bonheur , ce livre où voire fils offrait au ciel des voeu
ardens pour votre repos .... Et ce fils .... Affreux contraste.
Pensée qui ne m'abandonnera jamais , et qui doit me faire
tenter l'impossible .
Je m'éloigne avec un ami , qui ne m'a pas quitté un
instant depuis que j'ai tout perdu . Peines , fautes , repentir
, nous avons tout partagé ; nous allons ensemble sur le
chemin de l'honneur. Mais puis-je y marcher , chargé de
la malédiction d'un père ? Daignez la retirer , si vous l'a
vez déjà prononcée ! né maudissez pas le fils de votre
compagne chérie ! ne maudissėzpas celui quePauline a tant
aimé ! Ministre d'un dieu tout bon , ne maudissez pas le
coupable repentant ! 11
Unmouvement spontané fit tomber à genoux le pasteur
et sa femme. Il éleva au ciel la lettre de son fils : « Dieu
clément , s'écria- t- il , accepte son repentir , couvre ses
erreurs , ramène au bercail la brebis égarée . Pauline , sois
encore son ange tutélaire . Ils se relevèrent, s'embrassèrent
et reprirentla lettre , qui contenait encore ce peu de lignes :
1.. Si ma prière est écoutée , daignez m'écrire ensemble :
Nous ne te haïssons pas , et nous prions pour toi . Cette
ligne sera mon égide , et je poursuivrai la bonne route
avec espérance et courage. Vous , la placerez sous la
pierre que nous appelions jadis le banc de Pauline , à
côté de la fontaine , sous le grand saule . Que cette place
chérie , où si souvent je fus assis près d'elle , soit encore
une fois pour moi , celle où je trouve consolation et bonheur
. "
,
:
T
Cette lettre fut un vrai baume pour le coeur des parens .
Le pasteur se hâta d'écrire : " Ta mère existe encore ,
» et puisqu'elle existe elle t'aime . Puisse le ciel te
>pardonner comine nous te pardonnons ! Frédérich , ton
>>>plus grand tort fut de te défier de nos coeurs paternels ;
tu nous as fait souffrir trois ans le tourment de l'incerti-
» tude parton silence. Depnis six jours , combien ne l'a-
*" vons-nous pas regreté ! O mon fils , ne fais pas descendre
avec douleur nos cheveux blancs dans le sépulA
MARS 1810. 220
:
> chre ; qu'ils apprennent de toi que tu mérites le pardon
qu'ils t'accordent , la bénédiction de Dieu qu'ils im-
> plorent pour leur fils . Puisse-t-il venir bientôt le jour
» où ils pourront te presser contre leur coeur déjà consolé
» par le baume de l'espérance ! Mon fils , oublie ta vie
passée, et pense sans cesse à celle où tu pourras retrouver
et ta Pauline et tes parens ... LI
FRANÇOIS et MARTE BUCHMAN.
Ce billet fut posé sous le banc de Pauline. Le pasteur
veilla long -tems à la fenêtre qui donnait sur la cour .
Vers le minuit , au clair de lune , un homme plus petit
que Fritz, vint soulever la pierre , fit un mouvement de
joie en trouvant le papier , et s'éloigna rapidement . Le bon
père aussi éprouvait presqu'un sentiment de joie ; on pourrait
au moins lui donner ce nom en le comparant à son
état des jours précédens. Dès le lendemain il composa
son sermon du dimanche suivant , sur ce texte : Ily a plus
de joie au ciel pour un pécheur qui se repent , que pour
quatre-vingt-dix-neufjustes qui n'ont pas besoin de repentance.
Le dimanche suivant , il prêcha sur l'évangile
dubon brigand et sur ces paroles : Je te le dis , tu seras
aujourd'hui avec moi en Paradis ; et jamais, il n'y eut
de sermoni plus éloquent et débité avec plus de sensibilité
etd'onction; car la véritable éloquence est celle qui part du
Trois années s'écoulèrent encore , pendant lesquelles ils
reçurent plusieurs lettres de leur fils , sans signature et
sans date ; elles arrivaient par la poste , et le timbre de l'adresse
leur aurait appris quelle contrée il habitait , si dans
la lettre même il ne leur avait pas toujours indiqué pour
lui répondre , la poste restante de quelque ville d'un côté
directement opposé ; il y joignait un nom étranger qui va
riait ainsi que les timbres : ainsi , ils n'avaient là-dessus
que des idées très -vagues . Mais les dispositions de leur
fils étaient toujours les mêmes , son repentir toujours plus
profond , son désir d'être digne de les revoir toujours plus
vif et plus tendre : Il avançait , disait-il , dans l'époque
» qu'il s'était fixée à lui-même pour cela , quoiqu'il ne pût
» pas encore assigner de terme positif. "
Quoique toujours très -affligés , Buchman et sa femme
l'étaient bien moins cruellement; chaque soir ils se disaient :
Voilà un jour d'écoulé , et peut-être Frédérich a fait quelque
bonne action qui le rapproche de nous . Ainsi graduel
230 MERCURE DE FRANCE ,
lement l'impression douloureuse s'affaiblissait , et l'espérance
augmentait. Mais lorsque les lettres devenaient plus
rares , lorsque quelques mois s'écoulaient sans en recevoir ,
la crainte alors reprenait le dessus , et ils se disaient tristement
l'un à l'autre : « Nous ne le reverrons jamais .
Depuis lanuit fatale qu'ils avaient passée chez les Halder ,
ils n'avaient pas revu cette famille . Buchman n'aurait pu
prendre sur lui d'y retourner . D'ailleurs la santé de Marie lut
long-tems dérangée , et celle deMme Halder ne s'étaitjamais
complètement remise depuis la perte de sa fille. Un autre
motif s'étaitjoint à ces obstacles. Buchman voulait cacher
même à son ami le secret de son fils . Accoutumé à penser
tout haut avec lui , il craignait de se trahir , ne fût-co
que par son trouble , lorsqu'il lui parlerait des brigands de
la forêt et de leur singulière invasion chez lui . Il avait
donc préféré laisser un peu oublier cette aventure avant
de se revoir , et il se contentait de lui écrire de tems en
tems .
Après un assez long silence de Frédérich , silence qui les
avaitalarmés , ils reçurent enfin une lettre plus tendre , plus
courte et plus triste que les précédentes : le port et le
timbre leur indiquèrent qu'il était très-éloigné d'eux ; mais
le contenu de la lettre leur fit encore plus de peine .
Je touchais , disait-il , au moment si désiré , où ma
tâche allait finir , on je pourrais tomber à vos pieds , en
>>vous disant : voici votre fils retrouvé ; mais ce bonheur
semble me fuir. Qui sait à présent si je vous reverrai ,
» si ma mort ne doit pas expier celle de Pauline , et vos
* larmes ? Du moins l'un de mes buts est atteint , car je
mourrai digne de vous . Si le ciel en ordonne ainsi , mon
ami vous portera votre livre de cantiques , et l'histoire de
nos malheurs , de nos fautes et de notre repentir , et vos
* regrets seront moins amers .
Les larmes coulèrent en abondance desyeux de la pauvre
Marie , pendant que son époux lisait une autre lettrevenue
par le même courrier : « Elle est de Halder , dit-il à sa
femme , après l'avoir finie. Ils veulent nous rendre notre
visite ; et s'annoncent pour la semaine prochaine , si nous
pouvons les recevoir. » Marie aurait préféré de rester seule ,
mais cette visite paraissait faire plaisir à son mari , etpourrait
le distraire de ses tristes pensées; il fut donc décidé
qu'on l'accepterait, et les préparatifs pour la réception de
son cher Halder firent déjà l'effet que Marie en espérait.
Pour éviter les confidences , il arrangeapour tous lesjours
MARS 1810 . 231
que ses amis lui destinaient , quelque chose qui pût les
amuser.
Ils arrivèrent au terme fixé , et furent reçus avec une
cordialité affectueuse. Buchman avait répondu à son amì :
« Viens , j'ai besoin de t'embrasser ; mais tâchons qu'au-
>cun souvenir funeste ne trouble cet instant de bonheur. "
Halder l'avait compris , et se promit de ne parler ni de
Frédérich , ni de Pauline . Le vieux pasteur et sa femme
étaient arrivés tard , on leur servit un excellent souper.
Après les premiers épanchemens du plaisir de se retrouver ,
M. Buchman raconta a son ami l'emploi qu'il avait déjà
faitde tont'le tems qu'ils avaient à passer ensemble . « Je
veux , dit- il , te faire connaître tout mon voisinage , à une
lieue à la ronde. Je vois péu mes voisins ; mais , quand je
pourrai leur parler de toi ,je les verrai davantage. » Et il lui
nomma les différentes familles chez qui il voulait le mener ,
ou qu'il avait invitées . Mais demain , dit-il en finissant ,
nous irons à la ville voir quelque chose tout-à-fait suivant
ton goût , et qui te fera plaisir.
ว
Halder. Quoi done , mon cher Buchman ?
Buchman. Le colonel Raulaun à la tête de son beau
régiment ; qu'en dis-tu ?
Halder. Est-il bien possible ? le colonel Raulaun ! tu
sais que c'est monhéros.
Buchman .-Qui , sans doute , je le sais , puisque tu
m'en parles dans toutes tes lettres ; aussi suis-je bien content
de te le faire voir . Il doit être arrivé ce soir même à
C***; il s'y repose un jour ou deux , et fera demain manoeuvrer
sa troupe sur la place d'armes .
Halder. J'en suis vraiment joyeux. Que t'ai-je dit ,
ma femme , quand cet aubergiste a raconté que le colonel
était en marche vers cette frontière ? Il serait très-possible ,
ai-je répondu , qu'il passat à C*** , pendant que nous
serons chez Buchman, et je verrai mon héros ! n'avais -je
pas bien deviné? et dès demain ! oh ! j'en suis ravi .
Buchman. On ne l'attendait pas aussitôt , il a fait des
marches forcées , et il doit être arrivé ce soir . J'ai vu , ce
matin , ses fourriers à la ville , à la grande surprise de tout
lemonde.
Halder. Ce sont là de ses tours : il apparaît alorsmême
qu'on le croit éloigné de cent lieues . Deux régimens comme
le sien, deux colonels comme lui , et la guerre serait
bientôt finie .
Buchman . -Tu en serais bien fâché , Halder , les ga232
MERCURE DE FRANCE ;
1
zettes ne t'amuseraient plus . Qu'asitu dit de son discours à
ses soldats , inséré dans la dernière ?
Halder. Je ne l'ai pas lue : elle n'était point encore
arrivée , quand je suis parti . J'en ai bien du regret, Que
disait- il done ? n L
Buchman, J'avais présumé que tu ne l'aurais pas lue ,
et je te l'ai gardée ; tu la liras apres souper : c'est que tu
vast'écrier maintenant plus haut encore : Le colonelRaulaun
est mon héros. Au reste , je le dis comme toi , mais
j''aa dmire autant son humanité qquue son courage , noble ,
juste,généreux il répare autant qu'il le ред
inévitables de la guerre. Ses soldats l'adorent autant que ses
héros;
ennemis le craignent,
ent , les maux
unconettibo
Halder. C'est lui : voilà mon Raulaunommoonn hen
un vrai lion sur le champ de bataille , etun agneau dès que
son sabre est rentré dans le fourreau Son intrépide activité
est inconcevable ! Que n'a - t-il pas fait depuis six mois ? Te
rappelles-tu , quand il prit ce fort seulement avec deux
cents hommes , et comment il se fit jour au travers de l'ennemi
, beaucoup plus nombreux ? Cela tenait du miracle.
Buchman. N'est-ce pas dans cette affaire où il a été
blessé ?
تس Halder, A-t-il été blessé ? mon Dieu , que je suis aise
de ne l'avoir pas su ! Où as-tu lu cela ?
lisotor Buchman. C'est sur cette,feuille ; tiens , mêmne.
Halder mit ses lunettes , et lut avec enthousiasme cet article
de la gazette....
« Le brave colonel Raulaun , ce fameux chef du régi-
» ment franc qui porte sonmom , avait été, blessé grievement
au bras, et dans le côté droit , à l'affaire glorieuse du fort
» de *** ; hier son chirurgien l'ayant déclaré hors de danger ,
il s'est fait ppoorrtteerr,sur,la place d'armes , où ses soldats
» étaient rassemblés , et leur a tenu le discours suivant :
n
" Courage , mes amis , mes braves compagnons , cou-
>>rage , nous combattrons encore ensemble , nous irons
» à la victoire : si nous succombions , nos derniers jours
auraient été utiles à la patrie , et nous ne péririons pas tout
entiers , car la gloire survit à la mort ; mais la mort a
» épargné votre chef, elle épargnera aussi ses braves frères
d'armes . Je ne croyais plus vous revoir , ni vous appeler
>> aux combats : et c'est ma voix qui vous dit encore:
Courage , braves compagnons c'est mon bras qui
>> vous conduira de nouveau à la victoire , et de la victoire
> au repos ; encore un peu de fatigues et de sueurs , et vous
> retournerez dans vos foyers , et vous retrouverez vos pa
MARS 1810.COM 233
nrensivos épouses , vos enfans , vos amantes . Elles récompenseront
vos exploits ; mais qu'elles aient aussi à
récompenser votre humanite . Portez la terreur dans les
rangs ennemis , mais compassion aux malheureux , se-
* cours auxblessés , protection aux faibles , justice à tous .
Respectez les femmes , car vous avez des mères , des
soeurs et des épouses ; ménagez l'agriculteur , car vous
l'avez été , ou vous le serez , et l'homme qui vous nourrit
→du travail de ses mains , est votre bienfaiteur. Si votre
métier vous oblige à porter la désolation et le carnage
» sur le territoire ennemi , consolez vos coeurs en apportant
» l'ordre et la tranquillité chez vos amis : ne faites que le
»mal quuee vous devez faire , ily en aura toujours assez , et
réparez-le quand vous en trouverez l'occasion . Que l'honnête
villageois etile bourgeois paisible ne tremblent pås
à votre approche défendez leurs propriétés : ils sont
assez malheureux d'être voisins du théâtre de la guerre ,
n'ajoutez pas à ce malheur par des vexations inutiles.
Omés braves compagnons , n'oubliez jamais que si vous
êtes des soldats , vous êtes aussi des hommes . " . ard
1. Bravo , bravo ! s'écria Halder en finissant , n'ai -je pas
raison de vous répőter que Raulatın est monahéros ? Je ne
suis pas fâché d'être ministre de paix , mais cependant il
doityavoir du plaisir à se battre sous untel chef; je ne sais
pas ce que je donnerais pour lui parler, pour lui dire: "Brave
homme, je voudrais que vous fussiez mon fils , mon frère,
ousmon ami ; vous êtes mon héros , et vous me feriez
presque aimer la guerre . " Mais il faudra se contenter de
de voir et de boire à sa santé . Ils remplirent leurs verres ,
art les choquèrent à lansanté du colonel Raulaun'; après
ahn avoir parlé encore quelque tems , ils se quittèrent pour
Taller dormir, et leurs dernière paroles furent : demain
nousde verronsan-
El tarhait au pasteur Buchman de se retrouver tête-à- tête
avec sa chère Marie , et de parler de leur Frédérich : Avaisjestórtslui
dit-il , quand j'assurais Halder que j'enviais son
sort; il est presque consolé. Les gazettes, et le colonel
Raulaumlui font oublier sa Pauline . Et nous , nous disons
encore, où est notre fils 2, Il existe , et ce n'est plus pour
nous . Le ciel sait si nous le reverrons jamais .
Inui-même paraît en douter , dit tristement Marię . Relismoi
sa léttre , je t'en priesen
Buchman ouvrit son bureau , la chercha ; ils la relurent
en versant des larmes. Et cependant le pasteur disait à
234 MERCURE DE FRANCE ,
Marie: Combien nous devons nous trouver heureux auprès
de cette nuit terrible que la visite des Halder me retrace ,
malgré tous mes efforts ! Dicu ! je crois encore entendre ....
Au même moment un coup violent à la porte d'entrée ,
les fit tressaillir , Marie jeta un cri d'effroi ; le pasteur
ouvrit en tremblant la fenêtre. Il y avait dans sa cour
trois hommes , et autant de chevaux démontés , que l'on
tenait en main. Un de ces hommes , d'une taille plus
haute , était enveloppé d'un grand manteau; il était trèsprès
de la porte, et c'était sans doute lui qui venait de
frapper.
Qui est là ? demanda le vieillard.
Le colonel Raulaun , répondit le grand homme.
Dieu ! c'est Fritz , c'est la voix de Fritz ! s'écrièrent à-lafoisBuchman
et Marie . Mère , c'est ton fils , c'est le mien ,
dit le pasteur ! Il courut avec la plus vive émotion ouvrir
la porte , et reçut son Frédérich dans ses bras . Marie avait
essayé de le suivre , elle était tombée sans force sur la première
marche de l'escalier ; son cher Fritz la prit dans ses
bras et la porta dans sa chambre ; l'ayant placée dans un
fauteuil , il se mit à ses pieds ...... Mais qui pourrait
peindre ce moment et les sentimens dont ils étaient tous
agités ? des mots entrecoupés , des phrases commencées
, des pleurs , des embrassemens remplirent les premiers
instans. Frédérich ayant jeté son manteau , laissa
voir un grandet bel uniforme de colonel , brodé en or ,
et son bras droit soutenu par une écharpe : J'ai été
blessé , leur dit-il , à l'attaque du fort de*** assez dangereusement
pour craindre de ne pas vous revoir ; c'est la
cause de mon long silence et d'une lettre bien triste que
vous avez dû recevoir. Un habile chirurgien, les soins de
mon ami , et sur-tout la bonté divine , m'ont rendu l'espoir
de vivre . " - " Cet écrit , dit-il à son père en lui remettant
un rouleau de papier , vous dira comment je fus entraîné
dans le crime , et comment je suis parvenu à l'effacer. Des
trésors m'ont passé par les mains , ils m'ont servi à retrouver
le plus précieux de tous , la paixde la conscience ,
et le retour de votre tendresse . J'ai rendu et bien au-delà
toutes les sommes que j'avais acquises pendant un tems
que je voudrais effacer de mon souvenir . Je n'avais gardé ,
en quittant la forêt , que le strict nécessaire ; tout le reste
fut abandonné à l'indigne troupe dont j'étais le chef, mais
je ne m'en suis pas moins cru obligé à cette restitution .
J'ai fait faire hier mon dernier paiement; aujourd'hui j'ose
MARS 1816. 235
vous rendre ce livre de cantiques , qui ne m'a pas quitte un
instant , je lui dois ma conversion , il doit vous être précieux.
Le père le pressa de ses lèvres , et puis le cacha
dans son sein , comme avait fait son fils lorsqu'il l'emporta .
Ils parlèrent enstuitė plus tranquillement. J'ai encore ,
dit Frédérich , un pardon à vous demander ; c'est d'avoir
risqué de troubler votre repos , en paraissant à une heure
aussi indue et sans vous en prévenir. Je tenais , j'ose vous
l'avouer , à recevoir mon pardon à la même heure .... Son
père lui posa la main sur la bouche , il la baisa tendrement
, et il continua. D'ailleurs , dit-il , mes momens
sont comptés , l'approche subite de l'ennemi sur nos
frontières , m'a obligé à marcher à grandes journées ,
même avant que ma blessure fût fermée. Je dois exercer
ma troupe demain matin , et repartir avant midi ; je n'avais
donc que cette nuit à vous donner. Puisse son souvenir
effacer celui de la nuit que je voudrais racheter de tout
mon sang ! pensez du moins que c'estde ce moment que
votre fils a recouvré et la raison et la vertu.Graces an ciel",
cette nuit-ci vous ne dormiez pas encore; était-ce un pressentiment
? ou par quel hasard n'étiez-vous pas encore
au lit ?
۲۱
- Mon fils , dit le pasteur en hesitant un peu , mes
vieux amis Halder sont ici , arrivés de ce soir : nous nous
sommes oubliés à table en parlant du colonel Raulaun , et
en buvant à sa santé. Dieu ! qui nous aurait dit ? ... Le
brave colonel Raulaun est mon héros , répète sans cesse
Halder . Me permets-tu de le lui présenter ?
Au moment où le nom de Halder fut prononcé,unvoile
de douleur se répandit sur le visage de Frédérich ; il le
cacha dans ses mains , et bientôt ses sanglots se firent
entendre. Allons , dit-il enfin , je dois tout souffrir et tout
expier ; les malheureux parens de Pauline ne peuvent et
ne doivent pas plus me pardonner que je ne me pardonne
àmoi-même. Ah Pauline ! Pauline !
Tu te juges avec beaucoup trop de rigueur , mon fils , lui
dit Marie; Pauline est morte d'un ancien mal de poitrine ,
sés parens me l'ont assuré , et ils en sont convaincus. Ils
ignorentd'ailleurs tout ce qui s'est passé .
Fritz éleva les yeux au ciel et parut faire une prière
mentale : pendant ce tems-là Buchman était passé chez
son ami, il le trouva levé et inquiet du bruit qu'il avait
entendu,
236 MERCURE DE FRANCE ;
.
C'est ton héros , Buchman. le colonel Raulaun , qui
demande à te voir. Just
Halder.- Quel conte ! .... Tu n'imagines pas que je
le croie.. 112D
Buchman.-Je te le jure : il sait comme tu l'aimes , et
il te le rend de tout son coeur. Viens donc , il t'attend dans
ma chambre . Halder suivit son ami en riant et sans croire
un mot de ce qu'il lui disait . Je laisse à juger de sa surprise
et de sa joie , quand il apprit que son héros , le colonel
Raulaun , et son cher Frédérich Buchman étaient le même ;
il ne pouvait en croire ses yeux , et demandait toujours
pourquoi il s'était caché si long-tems à sa famille et à ses
amis. Buchman l'excusait avec embarras , mais Frédérich
saisit la main de Halden , et la pressa sur son coeur, « Que
votre ami , dit-il , que le père de Pauline sache mes
odieux secrets ; j'ai besoin de son pardon , ainsi que du
» vôtre . Peut- être accordera-t - il au colonel Raulaun ce que
Frédérich n'oserait demander. Peut-être que la lecture
■ de ces papiers touchera son coeur. Oh ! que les parens de
» Pauline prononcent aussi mon pardon ! » Mme Halder
venait d'entrer , tous les deux le serrèrent dans leurs bras
et le bénirent
Permettez encore , dit Fritz , que je vous présente mon
bravemajor , mon cchheer Ernest , celui qui , depuis sept
ans , est compagnoninseparablNeon! je n'ai pas
2
sa
été aussi malheureux que je puisque
j'avais un tel ami . Il alla le chercher , et ramena un jeune
homme d'une figure agréable , que Buchman reconnut à
taille , pour celui qui vint prendre sa réponse sous le banc
de Pauline ; il l'embrassa comme un second fils , car le
sien l'aimait comme un frère,
19
Après une heure ou deux d'un entretien triste et doux ,
Ernest avertit le colonel qu'il était tems de partir: Jene
prends pas congé de vous , dit-il à ses deux pères . Après
quelques heures de repos , vous viendrez , j'espère , sur
la place d'armes ...... Mais ma Bonne mère ! Etle Thi
tendit les bras , leurs larmes se confondirent ; et Mme
Halder eut sa part de ses tendres adieux. Nous nous
reverrons , dit-il , si ce n'est pas ici bas , ce sera dans le
séjour de bonheur où Pauline nous attend. C'est là que
j'aspire , répondit Mme Halder en lui pressant la main,
Tu aimes donc encore ta Pauline , lui dit Halder ? eh
bien! reçois ce présent de son père, il t'était destiné. Pauline
devait être à toi , que son portrait soit ton égide. Et il lui
1
MARS 1810. 237 A
mit dans la main un boîte qui contenait le portrait de Pauline
en miniature . Fréderich le reçut à genoux. A présent
seulement , dit - il , je sens que Dieu m'a pardonné et que
tout est effacé . Il pressa le portrait de ses lèvres et le posa
sur son coeur. Une fois , dit-il , vous le retrouverez lorsque
ce coeur aura cessé de battre . Il s'arracha de cette chambre
avec effort , et bientôt on entendit le galop des chevaux
qui s'éloignaient. Personne de ceux qu'il laissait ne pou
vait penser au sommeil ; ils se rassemblèrent autour d'une
table , et lurent , non sans s'interrompre plus d'une fois ,
- la lecture du cahier qu'il leur avait remis , et qui contenait
ce qu'on verra dans la troisième partie . I. D. M.
3
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
C'EST déjà une fête pour cette ville que l'appareil brillant
de celles qui s'y préparent. A l'extrême promptitude avec
laquelle tout s'exécute , on pourrait croire qu'un magicien
présidé à ces travaux , et qu'il n'emploie tantde bras que
pour conserver une sorte de vraisemblance.
On a élevé en charpente , à la barrière de l'Etoile , le
modèle de l'arc de triomphe commencé en pierre sur cette
⚫ même place ; par ce moyen , on peut juger de l'effet de ce
monument , exactement figuré dans les mêmes proportions
qu'il doit avoir. Les bas-reliefs dont il est décoré sont
faits sur les dessins de M. Lafite , peintre d'histoire .
Un autre arc d'une plus petite dimension , placé au ponttournant
, est destiné à se lier avec la décoration illuminée
du château des Tuileries et de la grande allée , sur la longueur
de laquelle se prolonge une colonnade coupée de
distance en distance , par des arcs de triomphe . On peut
d'avance se figurer l'effet que produira l'ensemble des
illuminations liées par des arceaux jusqu'à la barrière des
Champs-Elysées , de manière à former de cette avenue
une immense galerie enflammée. Ce tableau magique sera
terminé par un feu d'artifice placé sur la plate-forme de la
barrière , et dont la composition est confié à M. Rugieri , si
avantageusement connu par ses talens pyrotechniques . La
place de la Concorde n'offrira pas un spectacle moins imposant;
d'un côté , le pont dessiné par des massifs d'illu
238 MERCURE DE FRANCE ,
mination , conduira la vue sur la façade du palais du
Corps-Législatif ; de l'autre , la brillante perspective de la
rue Impériale , à l'extrémité de laquelle se dessinera en
ligne de feu la façade du temple de la Gloire , telle que
nous la verrons dans quelques années. Mais ce que l'on
peut appeler une idée absolument neuve , c'est la construction
d'un temple de l'Hymen au sommet des tours de
Notre-Dame . Cette base solide restera dans l'obscurité,
tandis que le nouvel édifice figuré par des milliers de lampions
semblera suspendu dans les airs . Ce temple aérien
aurapour accessoires douze comètes enflammées , et un
grand nombre d'étoiles , qui brilleront au faite des monumens
les plus élevés de la capitale.De pareilles idées sont
presque des conceptions de génie , etde semblables fêtes
restent, ainsi que le héros qu'elles ont pour objet , sans
aucun point de comparaison dans l'histoire .
On croit que LL. MM. se rendront de Saint-Cloud aux
Tuileries par le bois de Boulogne , la route de Neuilli , et
la barrière de l'Etoile ; elles descendront de carosse sous le
vestibulemême du château dont on a rendu l'escalier praticable
aux voitures. Il paraît arrêté que la cour se rassemblera
dans le salon des maréchaux et passera en cortège
dans la grande galerie du Musée : on a disposé dans cette
pièce immense des gradins en amphithéâtre , où seront
assises huit mille personnes invitées à cette mémorable
cérémonie . C'est à travers cette haie brillante que s'avanceront
LL. MM. pour se rendre an sallon des tableaux ,
dans lequel on a consacré une chapelle où l'auguste
couple recevra la bénédiction nuptiale.LLeemaître-auteldécoré
en bas-reliefs de vermeil , exécutés sous la direction
de M. Biennais , orfévre de l'Empereur , les candelabres
le tabernacle , tous les vases et ornemens nécessaires au
service divin sont d'une magnificence extrême , et doivent
ensuite , à ce que l'on présume , être affectés à l'usage de la
chapelle Saint -Denis .
;
Si nous devons nous en rapporter , sur tous ces détails ,
à des bruits qui n'ont cependant rien d'officiel , les fêtes ne
succéderont pas immédiatement à la cérémonie du mariage;
LL. MIMM.. se rendront dès le lendemainà Compiègne
poury passer le mois d'avril ; les réjouissances commenceront
avec le mois de mai et rempliront toute sa durée .
Entre autres jeux , on se propose d'exécuter au Champ
de Mars un tournois , où deux cents paladins se dispu-
1
MARS 1810. 239
1
teront des prix d'autant plus glorieux à obtenir, qu'ils seront
décernés de la main même de l'Impératrice.
Dans l'un des deux grands parallélogrames des Champs-
Elysées , les écuyers du Cirque exécuteront leurs plus brillantes
manoeuvres , et dans l'autre se trouveront réunis
tous les jeux , tous les divertissemens dont se composent
les fêtes de Tivoli . On parle aussi d'un aérostat de la plus
grande dimension, qui portera jusqu'aux cieux les témoignages
de l'allégresse publique. Chaque jour offrira des
réjouissances nouvelles ,dontle programme publié la veille,
ne laissera point errer aux hasard la foule des spectateurs
avides de toutes les jouissances qu'on lui promet.
Si l'on veut se faire une idée de l'intérêt de la curiosité
qu'inspire le grand événement qui se prépare , il suffira
de savoir qu'il n'est pas une fenêtre , pas une lucarne ,
depuis la porte Maillot jusqu'à la place de la Concorde ,
qui ne soit louée cinq ou six louis au moins ; la plus petite
chambre de chez Doyen restaurateur au Bois de Boulogne ,
ayant vu sur la route que doit traverser le cortège , ne s'obtient
pas à moins de cinq ou six cents francs .-Il est aussi
question d'un magnifique divertissement auquel n'assisteront
que les personnes de la cour , et qui doit se donner
dans la salle de l'Opéra , celle des Tuileries se trouvant
transformée en salle de bal .
Les bornes de cet article ne nous permettent pas de parler
avec détails des préparatifs qui se font à Saint-Cloud
pour faire jouer les eaux d'une manière ingénieuse et nouvelle
, au reflet d'une prodigieuse quantité de verres de
couleur , des travaux qui s'exécutent à l'Ecole Militaire pour
la fête que prépare la garde impériale , et de beaucoup
d'autres dispositions dont nous rendrons compte dans notre
prochainN³ .
-La porte Saint-Denis , qu'un échafaudage immense
masquait depuis plus de trois ans , vient enfin d'être
découverte. Ce monument exécuté en 1672 , exigeait
des réparations considérables ; elles ont été confiées à
M. Célérier , au goût et au talent duquel cet ouvrage fait
le plus grand honneur. Cet arc triomphal , un des plus
beaux monumens du siècle de Louis XIV, a pour objet de
consacrer un fait d'armes qu'on admirera moins long-tems
que les monumens élevés à sa gloire par Blondeł et Despréaux.
Ces réparations exécutés par un artiste ordinaire
pouvaient entraîner deux inconvéniens , celui d'une bigarrure
désagréable , ou d'un regrattage qui eût endommagé
>
240 MERCURE DE FRANCE ,
le fini des bas-reliefs . M. Célérier a trouvé le moyen d'éviter
l'un et l'autre , en faisant passer une teinte grisâtre
sur les ouvrages, nouvellement exécutés , qui les met en
harmonie avec l'ensemble de cette admirable construction ..
Il a même poussé le soin jusqu'à faire brunir l'inscription
en bronze doré , qu'on a rétablie telle qu'elle était avant
que le vandalisme révolutionnaire l'eût fait disparaître.
- La plus grande activité règne sur tous les théâtres :
l'Académie impériale de Musique a donné hierla première
représentation de la Mort d'abel , et s'occupe de la reprise
de l'opéra de Trajan , auquel les auteurs ont fait quelques:
changemens. A cet ouvrage succédera le ballet de Persée
et Andromède , et l'on nous promet pour cette même
époque ( des fêtes ) , un opéra des Bayadères , dont on
attribue la musique, à l'auteur de Sémiramis .
L'Odéon prépare un petit acte intitulé : le Marché aux
Fleurs ; le Vaudeville embouche aussi son galoubet , et les
Variétés annoncent déjà les Réjouissances autrichiennes ,
où quatre des plus jolies actrices de ce théâtre disputeront
de grâces et de gentillesse pour obtenir une dot.s
,
-Deux ouvrages nouveaux occupent en de moment
l'attention publique , et sont un objet d'entretien dans tous
les salons . L'un ( dont on a rendu compte dans le dérnier
N° du Mercure ) est un Panegyrique de madame de
Maintenon , qui paraît devoir classer son auteur au nombre
des femmes, de lettres les plus distinguées dont la France!
s'honore . On ne sait , en lisant cet ouvrage , ce qu'on doit
admirer le plus , du talent qui l'a produit ou de la modestie
qui en a gardé si long-tems le secret.- Nous pourrions ,
en prenant l'inverse des mots,talent et modestie , nous
servir de la même phrase pour caractériser la seconde de
ces productions également accueillie du public , quoique
avec des démonstrations toutes différentes : nous voulons
parler de la premiere livraison d'une Encyclopédie de M. C.-
H. de Saint-Simon. Sans anticiper sur les réflexions que
pourra fournir cet,inconcevable ouvrage , à celui de nos
collaborateurs qui se chargera d'en rendre compte , nous
croyons devoir en extraire quelques phrases , propres à désopiler
le lecteur le plus hypocondriaque .
Les Saint-Simon descendent de Charlemagne ( comme
chacun sait ) , ils possédaient l'empire d'Occident , et ont
été réduits au royaume de France ( les pauvres gens .), puis
au comté de Vermandois , puis au duché-pairie , etc : aujourd'hui
, ils n'ont plus aucun rapport avec le trônetout
,
MARS 1810 .
LAS
Tout ce qui a étéfait, tout ce qui a été dit de plusgrands rand
a été fait, a été dit par des gentilshommesteninin
Socrate , Aristote , Démosthène , Cicéron , Virgile , Ma
homet, Christophe Colomb , Corneille , etc. , et sent pages
d'etc.)-Dans le malheur , il faut être fier jusqu'à Kar
rogance . ( Voilà ce qui s'appelle une maxime ! )-Charle
magne en personne a dit à M. deSaint-Simon , au palais
du Luxembourg , qu'il était , lui St-Simon , le plus grand
philosophe de la terre ; ( nous ne changeons pas la phrase
de l'auteur , nous l'abrégeons seulement. )-M. de Saint-
Simon ne considère Bacon que comme son précurseur ,
et n'envisage les idées de ce grand homme que comme
des aperçus dont son ouvrage offrira le développement ,
dans une conception philosophique qui enchaînera toutes
les connaissances humaines . Il ne demande pour cela.....
que le concours de tous les savans du globe. Si , comme
on l'assure , cette brochure est la suite d'une gageure
que l'auteur a faite de rassembler dans vingt-quatre pages
in-4º plus d'idées contradictoires , plus de propositions
absurdes , plus de prétentions extravagantes qu'on n'en
pourrait trouver dans le plus énorme volume , depuis l'invention
de l'imprimerie; nous pensons que M. C.-H. de
Saint-Simon peut s'emparer des enjeux.
MODES. Il est maintenant reçu de ne paraître dans les
cercles les plus brillans , qu'en demi-parure , ou plutôt en
négligé paré. Le claque bien simple , les souliers à cordons
, la culotte de casimir , le gillet de piqué blanc , et la
badine de néflier à tête de clou , sont les élémens de la toilettedesjeunes
gens du meilleur ton.
Le blanc et le vert , unis ou séparés , sont les deux
couleurs adoptées par les femmes : la pluche bouclée est la
garniture par excellence , mais il faut quelle soit employée
avec goût et discernement ; trois lignes de plus ou demoins
font une parure délicieuse ou détestable.- On ne porte
plus que des diamants , les pierres de couleurs sont abandonnées
aux bourgeoises . Règle générale pour la semaine :
toutes les étoffes ,les parures, les fleurs doivent avoir quelques
rapports avec les premiers attributsdu printems; les
plumes que l'on voit encore au spectacle ne flottent plus
guères que sur des têtes de province. Y.
SEINE
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
:
SPECTACLES . -Théâtre de l'Impératrice . - Le Retour
du Croisé , grand mélodrame en un petit acte .
Ily a long-tems que le Carnaval n'avait vu éclore une
nouveauté aussi spirituelle et aussi piquante que le Retour
du Croisé. Nous n'en donnerons cependant pas l'analyse :
parodie du genre mélodramatique, son intrigue ressemble
àcelle de tous les mélodrames , ou plutôt elle en rassemble
toutes les tragiques extravagances , toutes les niaises gaietés .
Rien n'y manque , ni tyran , ni victimes , ni ballets , mi
cachots , ni sur-tout le pompeux étalage de la sensiblerie
foraine . Mais ce n'est point en en donnant le récitque nous
pourrions amuser nos lecteurs , et leur faire sentir le mérite
de l'ouvrage ; il faudrait rapporter cent traits de dialogue
, centmots spirituels et plus plaisans les uns que les
autres , qui rendent sensible à chaque instant la parodie de
l'événement qui vient de se passer , et criblent d'autant de
coups la muse du mélodrame . Le succès de cette folle et
charmante plaisanterie n'a pourtant pas été complet à la
première représentation. Des champions du mélodrame
s'y sont opposés à bon escient; de bonnes ames y ont été
trompées ; elles ont cru de bonne foi que l'auteur avait
voulu partager la gloire de nos tragiques des boulevards ;
elles ont jugé l'ouvrage comme s'il eût été de la composition
de M. Guilbert-Pixérécourt , et sous ce point de vue
elles l'ont trouvé beaucoup trop gai et point assez pathéstique
. Il leur a semblé sur-tout que l'auteur n'avait pas su
tirer parti de son sujet. Dieu fasse paix à des juges aussi
candides ! Mais heureusement pour l'auteur il en a eu de
plus avisés aux représentations suivantes , et son succès a
été toujours en croissant. Nos lecteurs ne s'en étonneraient
pas s'il n'avait pas jugé à propos de garder l'anonyme .
Théâtre du Vaudeville . -La Robe et les Bottes , on
-¡Effet d'optique , folie-vaudeville en un acte de MM. Ger-
:sain et Dieulafoy.
Cettefolie a cela de commun avec beaucoup de pièces
sérieuses qui ne sont pas plus raisonnables , que l'intrigue
est absolument inutile et que la seconde scène pouvait
amener le dénouement . En effet , ce dénouement est
comme à l'ordinaire un mariage : la future qui se nomme
Henriette , dépend de Mme de la Poulardière sa tante et de
son oncle M. Dubreuil . La tante veut la donner à un personnage
ridicule qu'on nomme M. de Boiscourt ; l'oncle
MARS 1810. 243
4
Jui destine un jeune homme fort aimable nommé Florville .
L'oncle étant absent , c'est M. de Boiscourt qui triomphe ;
mais du moment que M. Dubreuil arrive avec l'intention
de donner tous ses biens à sa nièce , sous la condition qu'elle
épousera Florville , il n'aurait qu'à déclarer cette intention
pour que son protégé triomphât à son tour. Cela est si vrai
que c'est en effet par cette déclaration qu'il finit par forcer
la main à Mme de la Poulardière ; mais il est vrai aussi
que , s'il l'eût faite à son arrivée , la pièce finissait au commencement.
Les auteurs qui avaient d'autres vues , se sont
par conséquent bien gardés de suivre ainsi le grand chemin.
Ils font paraître Dubreuil déguisé en joueur de marionnettes,
au milieu d'une petite fête que Boiscourt donne
àMme de la Poulardière , dans une maison de campagne
qu'il possède à Lonjumeau. Dubreuil trouve moyen de disperser
les principaux acteurs qui y figurent , en mettant
l'un en présence de sa femme qu'il a abandonnée , et l'autre
sous la griffe de ses créanciers ; faute de mieux , le galant
Boiscourt permet alors à Dubreuil de faire entrer ses
marionnettes et son optique. Après quelques scènes dePolichinelle
, la pièce curieuse est mise en jeu. Boiscourt se
place le premier sous le rideau avec Henriette , mais il se
plaint de ne pas voir les curiosités que Dubreuil annonce ;
et celui-ci ordonne à son garçon de regarder dans la boîte
s'il n'y a riende dérangé . Boíscourt lui cède sa place auprès
d'Henriette. Au bout de quelques minutes , les assistans
s'ennuyent de nevoir sous le rideau que la robe d'Henriette
et les bottes du garçon ; ils en témoignent leur impatience ;
Dubreuil lève le rideau et l'on reconnaît que le prétendu
garçon, qui n'était autre que Florville, s'est enfui avec Henriette
à travers le parc du voisin. C'est alors que l'oncle
se découvre et dénoue l'intrigue par le moyen que nous
avons déjà indiqué.-De la gaieté , du mouvement, du spectacle
, voilà ce qui a soutenu cet ouvrage dont le fonds est
extrêmement léger. La malignité a pu aussi contribuer à
son succès , mais elle a été au moment d'y nuire , parce
qu'elle se montre quelquefois plutôt amère qu'ingénieuse.
Ce succès , au reste , n'est pas assez brillant pour flatter
beaucoup les auteurs des Pages du duc de Vendôme , et
les amateurs du Vaudeville sont en droit d'attendre qu'ils
leur donneront bientôt quelque chose de mieux.
Le Congé , ou la Veille des Noces , comédie-vaudeville
en un acte , de MM. Rougemont et Justin .
Nous venons de reprocher aux auteurs de la Robe et les
Q2
244 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
Bottes de n'avoir pas serré le noeud de leur pièce assez
fortement pour en rendre l'intrigue nécessaire : nous ferons
le reproche contraire aux auteurs du Congé; leur noeud
était si compliqué qu'ils n'ont pu le débrouiller avec facilité
et vraisemblance. Dans un château appartenant à
Mlle de Saint-Germain , vieille fille dont la nièce est fort
jolie, ils ont rassemblé un M. Desbruyères , sot et ridicule
campagnard, qui doit épouser cette nièce , et deuxjouvenceauxtrès-
aimables qui en deviennent amoureux. On est à
la Veille des Noces; Desbruyères met tout en usage pour
faire congédier ses dangereux rivaux, et ces deux rivaux ,
qui d'ailleurs sont amis , sont convenus eux-mêmes de
tout employer , non-seulement pour rester au château malgré
Desbruyères et lui enlever la main de sa prétendue ,
mais encore pour se la disputer mutuellement. Ajoutez à
cela que Mue de Saint-Germain s'imagine qu'elle a fait la
conquête de Melcour , que sa nièce Lucile est une ingénue
qui peut, par ses imprudences , contribuer encore àcompliquer
l'action , et vous conviendrez qu'avec tant d'intérêts
divers à faire marcher , les auteurs pouvaient tirer de leur
sujet une comédie en trois actes: mais aussi, cela posé, vous
devinerez de même qu'en le resserrant dans un sent , ils
ont dû le défigurer. En effet, ils ont entassé incidens sut
incidens , méprises sur méprises; ils ont couru au dénouementà
travers les invraisemblances , et ils n'y sont point
arrivés sans sifflets . Ce qu'ily ade pis , c'est que dansune
pièce d'intrigue , on a peu d'occasions de faire des couplets
, qu'il en faut cependant au vaudeville , et qu'on en
fuit avec des idées rebattues plutôt que de s'en passer :
aussi nous en a-t-on donné sur le zéphyr et sur les roses ,
et sur d'autres sujets non moins nouveaux. Malgré tous
ces défauts , la pièce n'est pas tombée. On y a reconnu
des intentions comiques ; on a remarqué des scènes qui
n'auraient eu besoin que d'être développées , pour produire
beaucoup d'effet . Ily a d'ailleurs trop de mouvement dans
l'ouvrage pour qu'il ennuie , et le public pense avec raison
que c'estlà le seul véritable crime qu'il ne puisse pardonner
aux auteurs .
9
POLITIQUE.
LES nouvelles de l'Espagne , officiellement publiées, ne
nous apprennent rien sur le sort de Cadix et les opérations
duRoi; on sait seulement que les troupes impériales res+
serrent de plus en plus le cordon qu'elles forment autour
de la place. S., M. , pendant son séjour à Port St -Marie ,
est allée avec M. le maréchal duc de Dalmatie, qui est aus
jourd'hui major-général de S. M. C. , le prince deNeufchâtel
ayant déployé le caractère de major-général de l'ari
mée,visiter le corps du maréchal duc de Bellune , les tra
vaux qui s'achèvent à Port-Royal , et ceux de Rota et de
St-Lucar.
Tout
le
l'esprit anglais , tout l'esprit de la rébellion semble
être renfermé dans la ville de Cadix , qui doit être sous le
joug affreux dont l'Andalousie est délivrée. Séville , Grenade,
d'autres villes encore ont fait une démarche qui les
honore , et qui prouve quels étaient leurs véritables sen
timens sous le gouvernement même de la Junte ; elles ont
supplié le Roi de leur permettre d'envoyer des députations
de leurs principaux citoyens à Gadix et dans l'île de Léon ,
pour y faire connaître et répandre la vérité sur la situation
des affaires , pour y ramener l'opinion , y détruire les prés
ventions que , par-tout où elle a paru, l'armée française a
détruites par sa conduite noble etgénéreuse,yopposer
tableaude l'état actuelde l'Andalousie à celui dans lequel
elle gémissait avant l'arrivée des Français , y parler enfin le
langage d'Espagnols amis de leur pays , et éclairés sur les
vrais motifs de l'Angleterre dans cette circonstance impor
tante. LeRoi touché de cette marque de dévouement à sa
personne , etde l'excellent esprit qui dictait une telle démar
che , l'a sur-le-champ autorisée ; il a ordonné les mesures
qui pouvaient en assurer l'exécution. Douzedéputés se sont
mis à bord d'un bâtiment , et ont arboré pavillon parle
mentaire ; mais les Anglais ont pressenti le motif d'une
telle visite , ils ont repoussé le bâtiment. Les députés ont
tenté la voie de terre , ce sont encore des Anglais qu'ils
ont trouvé leur formant l'issue ; ainsi des Espagnols portant
à leurs concitoyens les leçons de l'expérience et des
246 MERCURE DE FRANCE ,
conseils de paix , m'ont pu être entendus par eux , et ce sont
des étrangers , de prétendus alliés , qui se sont mis ici
entre les Espagnols soumis et les Espagnols qu'ils oppri
ment, pour que ces deux parties de la nation ne puissent
se réconcilier avec leur Roi , et éprouver les effets de son
indulgence et de sa protection. L'histoire recueillera ce
trait caractéristique dela résistance momentanéé de Cadix :
ce ne sontpoint les Espagnols , les négocians , les capitalistes
, les propriétaires qui prétendenty tenir contre l'armée
française ; ils l'appellent aucontraire de leurs voeux, comme
libératrice , comme sauve-garde contre les exactions et les
destructions qui signaleront peut-être le départ de leurs
étranges alliés.
A Londres , toutefois , on regarde comme désastreuses
les nouvelles reçues de la péninsule ; on y evalue à 60,000
hommes l'armée àla tête de laquelle le Roi Joseph oecupe
l'Andalousie ; on sait que tous les points de la côte sont
gardés par les Français . Toute extraction de vivres et de
provisions pour Cadix est impossible
Pour le Nord d'autres avis donnent les détails suivans :
les revers del'armée de Blacke après la prise de Gironne,
> ont fait retournerune partiedes insurgés dansleurs foyers .
» Les ouvrages de la place de Gironne sont augmentés et
naméliorés. Les habitans des contrées montagneuses qui
avoisinent la France sont désarmés . Le maréchal Auge-
> reau a transféré son quartier-général à Vich , et semble
vouloir se porter de-là vers la partie méridionale de la
» Catalogne , où il est à présumer qu'il n'éprouvera pas
>> beaucoup de résistance , sur-tout après les changemens
» qui viennent de s'opérer dans l'Espagneméridionale . Les
> opérations des troupes françaises se sont bornées à la
> jonction du corps d'armée d'Augereau aux forces stationnées
sur les frontières orientales de l'Aragon , qui occu-
> pent les environs de Lérida . Cette place a été fortifiée
> avec soin par des ingénieurs espagnols , et on serà obligé
> d'en faire le siége . On dit aussi que les insurgés ont mis
> en état de défense les places de Tarragone et de Tortose.
> On assure que nous avons dans la première de ces deux
⚫ villes quelques centaines d'Anglais , et dans son port plu-
> sieurs vaisseaux de guerre. On rencontre encore dans l'Ara-
▸ gonquelques bandes éparses d'insurgés qui parcourent le
> pays. Le corps d'armée qui s'est avancé vers les frontières
> du royaume de Valence , n'a encore rien entrepris contre la
> capitale de cette province ; selontoute apparence, on s'en
MARS 1810.0 247
tiendra à de simples démonstrations de ce côté-là , jus-
» qu'à ce que l'Espagne méridionale soit entièrement con-
» quise , et qu'un corps d'armée française puisse pénétrer
> par Murcie , et contribuerà la soumission de Valence. La
► franquillité est rétablie dans la Navarre . Le commandant
> français à Pampelune fait battre la campagne par de forts
>> partis. La Biscaye est tranquille. De nombreux renforts
> sont arrivés de France dans la Vieille-Castille .Des partis
» d'insurgés , qui jusqu'ici ont trouvé un asyle dans les
>montagnes , continuent à parcourir la Nouvelle-Castille ;
>mais leur nombre a beaucoup diminué par les fréquens
> engagemens qu'ils ont eus avec les Français. Ils agissent
sans aucun plan, et sonttraités en brigands par les troupes
françaises. Il n'y a encore eu aucune opération sérieuse
» dans l'Espagne occidentale , parce qu'on attend des renforts
pour pouvoir agir contre la Galice . L'expédition
> contre le Portugal ne peut plus être bien éloignée . Les
» corps des ducs d'Abrantès et d'Elchingen sont en mouvement.
:
On voit que cet ensemble de dispositions et de moyens
ne peut laisser aucun doute raisonnable sur la prompte et
heureuse issue d'une lutte dans laquelle les Anglais ne
figurent plus même comme auxiliaires, puisque le parti qu'ils
pretendaient servir n'existe plus véritablementen Espagne ,
etqu'ilne compte plus que quelques bandes isolées , quelques
chefs fugitifs , quelques factieux obstinés , un moment ralliés
surun point qu'ils ne peuvent songer sérieusement à
défendre ..
Au parlement , l'enquête sur l'expédition de Walcheren
se continue avec activité : on en connaîtra bientôt les
résultats . Il suit évidemment des volumineuses pièces
communiquées aux deux chambres , que les ministres et
les chefs de l'expédition étaient dans une ignorance complète
de l'état et de la force de la côte qu'ils allaient attaquer
, des moyens qui leur étaient nécessaires , soit poury
pénétrer , soit pour s'y maintenir , soit pour opérer une
sûre retraite , des pertes que leur assurait l'insalubrité du
climat , des remèdes propres à en diminuer les rapides
effets. Dans les interrogatoires , on reconnaît deux choses ;
la première, que la plupart des répondans ignorent complètement
ce sur quoi onles interroge;; la seconde , que ceux
qui ont acquis quelques notions
donnent, dans leurs réponses , sur les moyens que la France
a si rapidement déployés pour secourir Anvers , une idée
sur l'état des choses
248 MERCURE DE FRANCE ,
biendifférente sans doute de celle qu'avaient si impru
demment embrassée les ministres : ces derniers ont eu
déjà cinq fois la minorité dans différentes discussions ; ils
doivent redouter celle-ci . Le résultat de l'enquête déclarera
leur sort On annonce déjà que lord Chatam a donné
sa démission de la place de grand- maître de l'artillerie .
Un autre objet a concurremment occupé la chambre des
communes . M. Grattan a présenté une nouvelle pétition
des catholiques- d'Irlande; ils demandent toujours vainement
de jouir des bienfaits de la constitution , à n'être pas
soumis au gouvernement anglais pour être hors de laprotection
de sesllooiiss ;; ils forment une demande légitime pardes
voies légitimes : point d'inhabileté causée par la religion ,
point de nomination d'évêques par une autorité étrangère ;
voilà les principes actuellement poposés par leur défenseur:
La situation présente du pape fait envisager et aux catholiques
et aux ministres la nomination des évêques , et le
veto de S. M. à ces nominations sous un nouveau jour.
Le chancelier de l'échiquier a développé cette idée dans sa
réponse à M. Grattan. La pétition présentée a été mise sur
le bureau sans observations ultérieures .
Les nouvelles du Nord n'offrent aucune circonstance
qui mérite de fixer l'attention ; on ne publie à Pétersbourg
aucune note sur l'armée de Moldavie , le général
Kaminski y va remplacer le commandant en chef le prince
Bagration. Les troupes de retour des frontières suédoises ,
ont reçu d'honorables témoignages de la satisfaction de
l'Empereur , pour la haute bravoure qu'elles ont déployée.
Des états d'importation et d'exportation publiés donnent
l'idée d'un commerce assez actifdans la Baltique , fermée
entièrement au commerce anglais. En Gallicie , la mort
du prince Gallitzin a suspendu les opérations de la com
mission chargée de tracer la ligne de démarcation . La
flotte russe stationnée à Trieste et à Venise est cédée à la
France.
Quant aux affaires relatives à la circonscription de quelques
parties du territoire de la Confédération , on croit
qu'elles seront bientôt réglées par le Protecteur de la Confédération
, à la satisfaction des souverains qui la composent.
Salzbourg , l'Innwirtel , la partie cédée de la Haute-
Autriche jusqu'à la Traun et Ratisbonne sont incorporées
à laBavière . On croit que le grand-duché de Francfort se
composera de la ville et son territoire , de la principauté
d'Aaschaffenbourg , du comté de Hanau , de la principauté
१ MARS 1810. 249
+
E
5
de Fulde , et de la ville d'Erfurt. Cette belle part faite à la
Bavière , cette noble exécution de la parole impériale lorsque
, sur le champ de bataille d'Ekmull , Napoléon promit
aux drapeaux bavarois qui allaient le suivre ,de les rendre
plus puissans que jamais , rappelle une anecdote que la
circonstance rend très-piquante.
,
:
Dans la guerre de la succession d'Espagne , l'électeur
Maximilien de BBaavière passant par Nuremberg, écrivit
sur une vître avec le diamant de sa bague , le motNamur;
un gentilhomme s'étant permis de lui demander l'explicationde
cette sorte de voeu , l'électeur répondit que ces cinq
lettres ne signifiaient point Namur , mais Nuremberg,
Augsbourg , Memmingen , Ulmet Ratisbonne. En 1810 ,
un autre Maximilien est doté par l'Empereur Napoléon de
P'héritage que , vers 1710 , désirait réunir le premier. Les
Bavarois paraissent avoir fait ce rapprochement avec autant
d'intérêt que de reconnaissance.
Nous avons dit que le sort du Hanovre était fixé , qu'il
devenait possessioonn héréditaire dans ladynastie westphalienne
fondée par le roi Jérôme Napoléon.
Une proclamation royale a instruit les Hanovriens de
cettedispositionsolennellede l'Empereur. L'Empereurmon
auguste frère, dit le roi , m'a cédé tous ses droits sur votre
pays , et l'a réuni à mon royaume. Les députés me l'ont
remis , et j'en prends possession aujourd'hui. Votre état
était incertain, vous sentirez l'avantage d'être incorporés à
un Etat qui vous protégera à l'avenir contre toute attaque
de la part du continent et au premier signal d'une guerre
maritime. Le malheur passé doit vous faire chérir davan
tage la tranquillité présente et l'espoir d'un avenir plus
heureux, Votre caractère et vos sentimens sont connus;
je crois à votre loyauté. Vous ne tromperez ni votre renommée
ni ma confiance .
La prise de possession a été solennellement déclarée le
15 mars ; la remise a été faite , au nom de l'Empereur , par
M. le baron de Rheynard son ministre à Cassel. Une députation
du Hanovre a été le même jour présentée à S. M.
au palais d'état. Cette députation a offert au roi l'hommage
du respect et de la profonde soumission du pays , longtemps.
frappé par les effets de la guerre qui vient enfin de se
terminer.Depuis sept ans, le commerce ,l'agriculture, les fir
nances ont souffert . La régénération du pays était due au nom
illustre que porte S. M. La réponse paternelle de S. M. a
promis auxHanovriens que toute la sollicitude du cabinet
250 MERCURE DE FRANCE ,
de Cassel se porterait sur les besoins du Hanovre, comme
sur ceux de la Westphalie. Le traité qui vous unit à la
Westphalie , a dit le roi , vous rattache au continent dont
vous sembliez séparés ; il vous range sous l'abri du vaste
système qui tend à en assurer pourlong-temps le repos et la
félicité . Je crois à vos sermens ; chez un peuple éclairé et
ami de l'honneur , il ne peut y avoir de parjure .
Le prince vice-roi d'Italie a signalé sa courte apparition
à Milan , dont il est déjà de retour , par un coup-d'oeil rapide
sur toutes les parties de l'administration et particulié
rement sur celle des finances . Les impôts présens suffiront
pour 1810 , au royaume d'Italie , un message du prince.en
donne d'assurance au sénat italien . Voici dans quels termes
finit ce message important :
« En rapprochant ensuite dans votre pensée ce qu'était le royaume
d'Italie en1802 , et ccee qu'il est devenu depuis , vous ne rechercherez
pas sans étonnement comment ce royaume a pu demeurer pendant les
cinq dernières années étranger en quelque sorte aux troubles qui ont
agité l'Europe , et dont pourtant , par la nature même des choses , il
devait être le théâtre , et comment au milieu de ces mêmes troubles ,
etdansun si court espace de tems , il a été non-seulement créé , mais
successivement agrandi,et enfin organisé avec une telle sagesse que
déjà il développe les germes les plus féconds de vigueur et de prospérité.
co / mojus
Vous vous rappellerez enfin , Sénateurs , que dans le cours de six
ans , S. M. ne perdant jamais de vue son royaume d'Italie , s'est appliquée
non-seulement à étendre son territoire , mais à lui donner
toutes les institutions qui peuvent éterniser sa durée , et qui , en
augmentant son éclat intérieur, le placent au dehors au rang des Etats
de l'Europe le plus fortement et le plus heureusement constitués.
> Ces souvenirs , Sénateurs , exciteront dans vos amés de nouveaux
sentimens de reconnaissance , et ils garantiront la nation contre cette
foule de bruits que quelquefois la malveillance et plus souvent l'oisiveté
se plaisent à répandre.
Ainsi donc, respectant en silence quelques combinaisons nouvelles
quiécartent en ce moment de vous la Dalmatie et l'Istrie pour les rattacher
à des pays qui n'ont encore reçu ni destination ni organisationdéfinitives
, vous vous attacherez fortement à cette seule idée , que ce
ne sont pas les sujets de Napoléon qui sont accoutumés à perdre avee
lui , ou par lui , aucune portion de la puissance qu'il leur a donnée .
Heureux le royaume qui peut , comme le royaume d'Italie ,
α
1
7TOTAMARS 1810. 251
ন
5-
→
01
13
2.
réduire toute sapolitique à la confiance la plus absolue dans le génie
et dans l'amour de son fondateur ! »
"
Ces dernières expressions, dans quelle circonstance
plus mémorable et plus heureuse pourrions-nous mieux
les appliquer à la France , qu'au moment où nous touchons
?Encore peu de jours , et toutes les espérances qu'il a
fait concevoir seront réalisées . L'Empereur est parti pour
Compiègne ; iill vvaa rreecceevoir l'auguste fille de son allié
qui est déjà son épouse . On présume que la première entrevne
pourra avoir lieu à Compiègne le 28 du courant.
Nous nn''eesssayerons pont dédécrire , d'après les documens
officiels qui ont été publiés , la pompe et la magnificence
extraordinaire des fêtes qui ont signalé à Vienne le
mariage par procuration de l'Empereur Napoléon et de
l'archiduchesse Marie-Louise . Il suffirade dire que la cour,
labourgeoisie , llee peuple , l'armée ont donné à cette fête le
plus beau et le plus touchant caractère , par l'unanimité des
sentimens d'allegresse qu'ils ont fait éclater. Tout ce qu'il
est possible d'imaginer d'honneurs etde distinctions flatteuses
a été employé pour honorer la personne de S. M. dang
celle de l'ambassadeur extraordinaire, auquel, après tant-de
glorieuses missions , S. M. en avait donné une si douce
Le était le jour fixé pour la demande solennelle
A six heures du soir l'ambassadeur se rendit à la cour
engrande cérémonie; ily futreçu de la même manière que
le jour de l'audience. Arrivé auprès du trône de S. Mil
prononça un discours et demanda pour S. M. l'Empereur
Napoléon la main de S.AI. Parchiduchesse Marie-Louise.on
S. M. l'Empereur , en så qualité de chefsidet så maison
ayant fait une réponse , et le grand-chambellan ayant été
envoyé pour amener l'archiduchesse Marie-Louise , elle
entra accompagnée de la grande-maîtresse et du grand
maître de sa cour , et s'étant approchée de S. M. après une
profonde révérence , elle se plaça à gauche de l'Empereur ,
sur l'estrade . L'ambassadeur alors lui présenta la lettre et
le portrait de S. M. l'Empereur des Français . S. A. I. comme
majeure , ayant consenti formellement à la demande qui
venait de lui être faite , fit alors attacher le portrait sur son
sein .Ensuite l'ambassadeur , conduit par le commissairede
l'audience et précédé de toute sa suite , se rendit à l'audience
de S. M. l'Impératrice , puis à l'appartement préparé à
cet effet pour S. A. I. l'archiduc Charles , à qui l'ambassadeur
communiqua le désir de S. M. l'Empereur des Fran252
MERCURE DE FRANCE ,
çais , que S. A. I. voulût bien représenter sa personne lors
des solennités du mariage : après avoir présenté à S. A.Ι.
ses pleins-pouvoirs , il se retira à son hôtel , accompagné de
la même manière qu'auparavant. A sept heures du soir,
grande assemblée et gala à la cour , où l'ambassadeur et
M. le comte Otto se sont rendus en voitures à deux chevaux
.
On ne lira pas sans intérêt les discours prononcés dans
une circonstance aussi solennelle. Ils appartiennent à l'histoire
, et les termes en sont d'autant plus précieux à recueillir
qu'ils expriment tous les désirs réciproques decimenter
par une telle union la plus utile et la plus solennelle
alliance.
M. l'ambassadeur extraordinaire a porté la parole à
S. M. l'Empereur ,dans les termes suivans :
Sire, je viens au nom de l'Empereur mon maître vous demander
lamain de l'archiduchesse Marie-Louise , votre illustre fille.
Les éminentes qualités qui distinguent cette princesse ont assigné sa
place surungrand trône.
Elle y fera le bonheur d'un grand peuple et celui d'un grand+
homme.
۱۰
La politique de mon souverain s'est trouvée d'accord avec des
voeuxde son coeur.
Cetteuniondedeux puissantes familles , Sire , donnera àdeux na
tionsgénéreuses denouvelles assurancesde tranquillité et debonheur.
4
S. M. l'Empereur a répondu :
Je regarde la demande enmariage de ma fille commeun gage des
sentimens de l'Empereur des Français , que j'apprécie.
Mes voeux pour lebonheur des futurs époux ne sauraient être expri
més avec trop de vérité; il sera le mien. 4
Je trouverai dans l'amitié du prince que vous représentez de précieuxmotifs
de consolation de la séparation demon enfant chéri; nos
peuples y voient le gage assuré de leur bien-être mutuel.
J'accorde lamain de ma fille à l'Empereur des Français.
L'ambassadeur s'adressant à l'archiduchesse Marie-
Louise adit :
Madame , vos augustes parens ont rempli les voeux de l'Empereur
mon maître.
Des considérations politiques peuvent avoir influé sur la détermination
de nos deux souverains ; mais la première considération ,
MARS 1810 . 253
{
e'estcelledevotre bonheur; c'est sur-tout de votre coeur, Madame ,
que l'Empereur mon maître veut vous obtenir.
Ilsera beau de voir unis sur un grand trône , au génie de la puissance,
les attraits et les grâces qui la font chérir .
Cejour, Madame , sera heureux pour l'Empereur mon maître , si
V. A. I. m'ordonne de lui dire qu'elle partage les espérances , les
voeux et les sentimens de son coeur.
S. A. I. a répondu :
Lavolonté demon père a constamment été la mienne; monbonheurrestera
toujours le sien.
C'estdans cesprincipes que S. M. l'Empereur Napoléon ne peut
que trouver le gage des sentimens que je vouerai à mon époux , heureuse
si jepuis contribuer à sonbonheur et à celui d'une grande na
tion. Je donne , avec la permissionde monpère ,mon consentement
àmonunion avec l'Empereur Napoléon.
L'ambassadeur a porté la parole à S. M. l'impératrice
dans les termes suivans :
Madame , l'Empereur monmaître m'a spécialement chargé de témoigner
à V. M. I. tous les sentimens dont il est pénétré pourelle.
Il sentira bientôt toutes les obligations qu'il vons a pour les bons
exemples et les soins qu'a reçus de vous l'archiduchesse Marie-
Louise.
Elle ne pouvait pas apprendre d'un meilleur modèle à concilier la
majesté du trône avec l'amabilité et les grâces , qualités que V. M. I.
possède à unsi haut degré.
Voici la réponse de S. M.:
C'estdans le moment intéressant pour mon coeur où je fixe àjamais
ladestinée de ma fille chérie , que je suis enchantée de recevoir de
V. A. S. l'assurance des sentimens de S. M. l'Empereur et Roi ;
habituée en toute occasion à conformer mes voeux et mes idées à
ceux de S. M. l'Empereur mon bien-aimé époux , je me réunis à lui
dans sa confiance à atteindre le but qu'il se promet d'une si heureuse
union . ainsi que dans les voeux très-ardens qu'il forme pour le bonheur
futur et inaltérable de notre très-chère fille , qui dépendra désormais
uniquement de celui de S. M. l'Empereur et Roi. Vivement
touchée de l'opinion beaucoup trop favorable que S. M. l'Empereur
et Roi a conçue de moi , je ne saurais m'attribuer des mérites qui ne
sont dus qu'à l'excellent naturel de ma chère fille et à la douceurde
son caractère. Je réponds pour elle que son unique but estde con
1
254 MERCURE DE FRANCE ,
venir à S. M. l'Empereur et Roi , en se conciliant en même tems
l'amour de la nation française .
-Enfin l'ambassadeur s'adressant à S. A. I. l'archidue
Charles a dit :
Monseigneur , l'Empereur mon maître , ayant obtenu de l'Empereur
votre illustre frère la main de l'archiduchesse Marie- Louise , m'a
chargé d'exprimer à V. A. I. le prix qu'il met à ce qu'elle veuille
bien accepter sa procuration pour la cérémonie du mariage.
Si V. A. I. y donne son assentiment , j'ai l'honneur de lui présenter
la procuration de mon maître .
: Le prince a répondu ::
/
J'accepte avec plaisir , mon prince , la proposition que S. M.
l'Empereur des Français veut bien me transmettre par votre organe.
Egalement flatté par son choix , que pénétré du doux pressentiment
que cette alliance effacera jusqu'à l'arrière -pensée des dissentions politiques
, réparera les maux de la guerre , et préparera un avenir heureux
à deux nations qui sont faites pour s'estimer , et qui se rendent
une justice réciproque , je compte entre les momens les plus intéressans
de ma vie , celui où, en signe d'un rapprochement aussi franc que
loyal , je présenterai la main à Madame l'archiduchesse Louise , au
nom du grand Monarque qui vous a délégué , et je vous prie , mon
prince , d'être , vis-à- vis de la France entière , l'interprête des voeux
ardens que je forme , pour que les vertus de Madame l'archiduchesse
cimentent à jamais l'amitié de nos souverains et le bonheur de leurs
peuples!
Le II , la cérémonie du mariage a eu lieu dans l'église
des Augustins avec la plus grande solennité . L'Impératrice
qui menait par la main l'archiduchesse , à laquelle elle
avait donné la droite , l'a conduite au prie-dieu , et est
ensuite venue s'asseoir sur le trône à la gauche de l'Empereur.
Les archiducs étaient sur des prie-dieu ; l'ambassadeur
extraordinaire sur des prie-dieu égaux à ceux des
archiducs . L'archiduc Charles était placé à la gauche de
l'archiduchesse . Après la cérémonie du mariage , le Te
Deum a été chanté au bruit de l'artillerie . L'Impératrice
Marie a été reconduite dans ses appartemens par le prince
de Neufchâtel : placée sous son dais , et entourée de sa
cour , elle a reçu une lettre de S. M. l'Empereur Napoléon ;
elle a ensuite admis le prince de Neufchâtel à l'honneur de
lui baiser la main ; le comte de Lauriston , le comte Alex.
Delaborde , secrétaire de l'ambassade , et les cavaliers de
MARS 1810 . 255
が
l'ambassade lui ont été présentés ; ensuite M. le comte
Otto , ambassadeur à Vienne , puis les dames et les grands
de la cour. Au banquet l'impératrice Marie était sous un
dais entre l'Empereur et l'Impératrice . Les archiducs étaient
placés selon leur rang , le prince de Neufchátel immédiatement
après eux. Le soir , une illumination brillante a
donné encore plus d'éclat à l'allégresse publique .
Cette allégresse communiquée de proche en proche , et
éclatant partout sur le passage de S. M. , au sein des campagnes
rassurées , des camps paisibles , comme au milieu des
fêtes des capitales , va devenir aussi le partage de la capitale
du grand empire ; tout se prépare , tout s'empresse ; les
travaux avancent avec une rapidité qu'on a peine à croire.
Jamais spectacle plus majestueux n'aura été offert , que
celui de l'entrée par l'arc-de-triomphe de l'Etoile ; la magnificence
du lieu égale bien ici la solennité de la cérémonie
, et six cent mille ames répandues sur cette longue
et belle avenue , et la faisant retentir de leurs acclamations ,
en seront un digne ornement. Les illuminations seront
tout ce qu'il a été possible d'imaginer et d'exécuter . Au
milieu de ces préparatifs immenses , on remarque sur-tout
avec intérêt ceux qui tiennent aux précautions et à la sûreté
de cette innombrable masse de spectateurs , qui sera ellemême
un si beau spectacle , et qui n'aura aucun danger à
redouter.
:
PARIS .
L'EMPEREUR est à Compiègne depuis le 20 de ce mois :
le lendemain de son arrivée , il a reçu les autorités de la
ville , et visité le château et les environs .
- Le roi de Naples , le roi de Westphalie , la reine de
Hollande , S. A. I. la grande duchesse de Toscane , le
prince vice-roi et la princesse son épouse , le prince et la
princesse Borghèse , récemment arrivés à Paris , se sont
aussi rendus à Compiègne . Le ministre secrétaire-d'état
et celui des relations exterieures ont suivi S. M. A l'arrivée
de l'Impératrice le 28 , elle doit occuper le château; S. M.
occupera un des hôtels de la ville destiné au ministre
secrétaire -d'état.
-Le grand-duc de Wurtzbourg est arrivé à Paris ; on y
attend le retour du grand-duc de Francfort . On présume
"qu'après le passage de l'impératrice les souverains de la
256 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
Confédération se rendront de suite dans la capitale , pour
yassister aux fêtes du mariage .
-Le bruit public nomme M. Alquier à l'ambassade de
Stockholm , et M. Demoustier, ci-devant à Dresde, à celle
desEtats-Unis.
- Le baron de Dalberg , neveu du prince primat , devenu
grand-duc de Francfort , est élevé à la dignité de duc
de l'Empire avec une riche dotation sur la principauté de
Ratisbonne : la princesse de la Layen , nièce du grand-duc
deFrancfort , épouse M. Tascher de la Pagerie , qui reçoit
aussi de la Bavière une dotation considérable .
-On croit que le jour du mariage 6000 filles seront
dotées , et mariées à de braves militaires par la munificence
impériale.
-M. Simon , graveur du cabinet de S. M. et du conseil
du sceau des titres , s'occupe en ce moment des cachets
quidoivent offrir les armes de France et d'Autriche réunies.
- Les principaux sujets de la Comédie française par
tent le 24 pour Compiègne.
ANNONCES .
Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire , publiées
par M. Malte-Brun. Ve cahier de la troisième souscription, ou XXIX.
de lacollection. Ce cahier contient la gravure d'un monument de
Kiwik , avec les articles suivans : Voyage à l'ile de Socotora ; -
NouveauVoyage dans l'Arabie Heureuse ; -Tableau des moeurs , des
usages et de l'industrie des habitans du Voralberg; d'après M. Josepla
Rohrer , par le Rédacteur; -Description topographique dela Magnésie
, canton de la Grèce , traduite du grec moderne, par M. Depping ;
-Notice du monument de Kiwik , en Scanie;- Réponsede M. de
Guignes à M. Montucci ; et les articles du Bulletin. Chaque mois
depuis le rer septembre 1807 , il parait un cahier de cet ouvrage ,
accompagnéd'une estampe ou d'une Carte géographique, souvent coloriée.
La première et la deuxième souscriptions (formant 8volumes
in-8° avec 24 cartes et gravures ) sont complètes , et coûtent chacune
27 fr. pour Paris, et33 fr. frane de port. Les personnes qui souscrivent
enmême tems pour les Ire , ze et 3e souscriptions , payént la ire et
la 23 fr. demoins chacune. Le prix de l'abonnement pour la troisième
souscription est de 24 fr . pour Paris , pour 12 cahiers. Pour les départemens,
le prix est de 30 fr . pour 12 cahiers , rendus francs de port
par laposte. Enpapier vélin leprix est double. L'argentet la lettre
d'avis doivent être affranchis et adressés à Fr. Buisson, libraire-éditeur,
rue Gilles-Coeur , nº 10 , à Paris .
TA LA
SEINE
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLIV . - Samedi 31 Mars 1810 .
POÉSIE.
LES ADIEUX DE VIENNE A L'IMPERATRICE MARIE-LOUISE.
Γ
Au milieu des regrets d'une cour qui l'adore ,
La jeune souveraine , épouse et vierge encore ,
Tardait à prononcer les éternels adieux .
Elle s'avance enfin : sur son front radieux ,
Dubonheur d'un grand peuple éclate l'espérance ;
Ses yeux avec amour se tournent vers la France .
Dis-nous , superbe Ister , la joie et les transports
Que sa douce présence excita sur tes bords .
Il semble à tous les coeurs que du ciel descendue ,
La Paix , l'auguste Paix à leurs voeux soit rendue .
< O fidèle Germain , peuple cher à mon coeur,
> Que les Dieux , dit la Reine , aient soin de ton bonheur ! »
Tout bas elle ajoutait d'une voix attendrie :
.1:
<<Aurai-je aussi l'amour de mon autre patrie? >
En ce moment , son char , de myrtes couronné ,
Du peuple et des soldats s'avance environné ;
Triomphans autour d'elle , un choeur de jeunes filles ,
Un essaim de Guerriers , l'espoir de leurs familles ,
Semblables à ces choeurs que la riche Naxos
Ou la superbe Athène envoyaient à Délos ,
Célèbrent à l'envi , dans un chant d'hyménée ,
Par l'amour d'un héros la vertu couronnée ,
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Etdeux peuples unis de liens éternels ,
Et la Gloire à la Paix élevant des autels .
LES JEUNES FILLES .
Hymen , cruel hymen, tu ravis à son père ,
"Aux doux embrassemens de la plus tendre mère ,
La fille de nos Rois , l'ornement de leur cour ,
Etdes infortunés l'espérance et l'amour.
Mais pourquoi t'accuser ? Louise , nos délices ,
Abandonne ces lieux sous de brillans auspices ;
Elle a touché le coeur d'un roi victorieux ;
Le ciel , qui couronna ce prince glorieux',
Le ciel la réservait pour être l'espérance ,
Et le noeud fortuné d'une longue alliance .
Salut, nouvelle Esther , qui , dupieddes autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels .
Az
J
LES JEUNES GUERRIERS .
Quel sujet pour la lyre , o fils de l'harmonie !
L'époux apportera la gloire et le génie ,
Ses bienfaits répandus sur vingt peuples divers ,
Et le nom le plus grand qui soit dans l'univers .
Modèle de bonté , de tendresse et de graces ,
L'augusteet jeune épouse amène sur ses traces,
Le respect pour les Dieux , l'innocence des moeurs ,
Un charme inexprimable à gagner tous les coeurs
Et les chastes vertus d'une femme iminortelle
Pour qui voulut mourir tout un peuple fidelle (1) ..
Salut , nouvelle Esther , qui , du pied des autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels .
b.
LES JEUNES FILLES .
1
εί
Quand les frères d'Hélène , astres d'heureux présage ,
Se lèvent sur les flots menacés par l'orage ,
Bientôt la mer sourit, le ciel tranquille et pur
Reprend son vêtemenť de lumière et d'azur.
Ainsi le vif éclat dont brille votre aurore ?"
Dans nos coeurs , où l'espoir était timide encore ,
Fait renaître soudain l'allégresse et l'amour.
La paix chez les mortels médite son retour :
2
១ .
Et déjà , sur la foi de vos douces promesses ,
Répand du haut des cieux ses fécondes largesses.
(1 ) Ce vers rappelle le mémorable serment des Hongrois :
"« Mourons pour notre Roi Marie- Thérèse. »
MARS 1810 259
Salut , nouvelle Esther , qui , du pied des autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels.
LES JEUNES GUERRIERS.
T
- Espoir de l'univers , ce superbe byménéeю той лит
De l'Europe en un jour change ladestinée.
La France désormais , et ses peuples guerriers ,
Acouvert de la foudre à l'ombre des lauriers , T
Verront, avec amour , le Dieu de laVictoire
Dans les arts de la paix se couronner de gloire.
Cependant , ô Germains , un père vertueux
Ne va plus gouverner que des sujets heureux ;
Et, des prospérités de sa noble famille,
Il bénira les Dieux et son gendre et sa fille
Salut , nouvelle Esther , qui , du pieddes autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels.
LES JEUNES FILLES .
८
T
d
다 .
Hélas ! si la discorde , en malheurs trop féconde ,
Voulait troubler encore et déchirer le monde ,
Que la douce prière et la voix de l'amour
Des funestes combats préviennent le retour !
Aux regards attendris d'un époux et d'un père
Montrez , ange de paix , les larmes de la terre ;
Et tandis que Thémis , attentive à sa voix ,
Fera , sous un héros , régner les saintes lois ,
Vous , tendant au malheur une main protectrice ,
Vous serez la clémence auprès de la justice. A
Salut , nouvelle Esther , qui , du pied des autels Dua
Montez jusques au rang du premier des mortels.
LES JEUNES GUERRIERS. I
Suivez vos grands destins , ôjeune souveraine !
Achille vous attend aux rives de la Seine .
Ornement de sa cour et d'un noble repos ,
Allez charmer le coeur du prince et du héros
Qui veut vous couronner des rayons de sa gloire
Et montrer sa conquête aux fils de la victoire
Sur le char.du triomphe ils croiront voir la paixon 1
Pour obtenir l'amour de ces braves Français ef
18
aich
Qu'un sourire encourage et qu'un seul mot enflamme ,
Dans vos yeux éloquens laissez parler votre ame .
Adieu , nouvelle Esther , qui , du pied des autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels.
P. F. TISSOTA
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
A S. M. L'EMPEREUR
SUR SON MARIAGE AVEC L'ARCHIDUCHESSE MARIE- LOUISE.
Jouis, noble héros . de ta gloire immortelle!
Jouis des douceurs de la paix !
De tes conquêtes la plus belle
Est celle de Louise et du coeur des Français ,
KÉRIVALANT .
DE NUPTIIS NAPOLEONIS MAGNI
Ut bincæ decorent AQUILA nos Stemmate Francos,
Pullula Germanis advolat ecce plagis ; 02
Sit caput ergò duplex , quadruplex pandatur et ala ,
Sed cor unito pectore spiret idem;
Sic VIRTUS et AMOR socii tutamine longo D
r
Etdecus extendant Francigenis et opes . OV
Par LOUIS VERDURE , imprimeur ,
au Blanc,dép. de l'Indre.
LE TOMBEAU DU ROSSIGNOL.
۲
ÉLÉGIE.
Tu dors sous ce feuillage épais ,
Charme innocent des bois , sensible Philomèle!
Tu dors en cet asyle où le soir me rappelle ,
Tes célestes accords ont cessé pourjamais.. : داد
Hélas! tout renaît , tout respire ;
Leprintems , vainqueur des hivers ,
Sur un brillant nuage , à nos bords vient sourire
Etd'un souffle de vie animer l'univers . " G
Mais tu n'es plus l'amour de son heureux empire;
Mon oeil te cherche en vain sur ces rameaux déserts :
Seul j'unis mes accens aux soupirs du zéphyr , ..
Etmonluth'attristé fait seul gémir léstairs...
Fidèle aux déités rustiques ,
Ami du Dieu qui t'inspirait ,
J'ai , dans la paix des bois , sous des cyprès antiques ,
Elevéde ton sort le monument secret.
L'arbre cher à Phébus , de sa noble verdure
Avoilé cet asyle à mes yeux attendris ;
MARS 1810 . 261
1
Au sein de ces bosquets , sous ces berceaux fleuris ,
Tu ne crains plus du nord la tardive froidure ,
Tu ne vois plus le deuil des bords que tu chéris .
Ah! quand un plomb cruel borna tęs destinées ,
Le front chargé d'ennuis , l'oeil humide de pleurs ,
Deces tranquilles lieux les nymphes consternées
Firent , dans le vallon , retentir leurs douleurs.
« Il n'est plus ! il a fui nos rives fortunées !
» Pour honorer la soeur du plus brillant des Dieux ,
ر
> La nuit a soulevé ses voiles ;
> Et Phébé conduit dans les cieux
> Son char environné d'étoiles :
» Mais tous les feux épars sur l'horizon charmé
› Ne réveilleront plus le chantre inanimé. »
, Ainsi leur voix douce et plaintive ,
Dans l'ombre et le repos , prolongeait ses accens ;
Et le berger ému , d'une oreille attentive
Recueillait , sur les monts , ces concerts ravissans,
Tous les coeurs , Dieu du Pinde , à ton art obéissent :
Ces doux sons , ce beau ciel richement décoré,
Ce lac brillant miroir de l'espace azuré ,
Le torrent qui mugit , les forêts qui gémissent ;
Tout soumettait mes sens à ton pouvoir sacré ,
J'implorai ton secours , tes faveurs souveraines :
Heureux , disais -je , heureux qui , docile à tes lois ,
Des vains honneurs du monde a secoué les chaînes ,
Et confié sa vie au silence des bois !
De ces murs où s'exile une foule insensée
Il fuit les froids plaisirs et les froids habitans :
Sans regreter jamais ni prodiguer le tems ,
Seul il vit pour la muse à lui plaire empressée ;
Et plus ſière au désert , son active pensée
D'immortels entretiens remplit tous ses instans .
Son art du trépas même adoucit la souffrance :
Penché sur le gouffre éternel ,
D'une main courageuse embrassant l'Espérance ,
Il chante , en souriant , les délices du ciel .
Al'horreur du cercueil il sait mêler des charmes :
Du génie expirant le triomphe est plus beau;
Sur un destin vulgaire on peut verser des larmes ,
Mais lui voit l'avenir et brave le tombeau .
J.L.H. MANUEL, "
262 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
ENIGME.
Je suis un petit saucisson ,
Fait avec la poudre à canon.
Je suis sans bras , sans pieds , sans téte ;
Je brille dans un jour de fête ;
J'y fais quelque bruit ; mais mon sort
Est d'y trouver bientôt la mort.
L'indifférence dont cette mort est suivie ,
Me prouve assez le néant de la vie.
1
LOGOGRIPHE.
DANS mes six pieds , chez moi souvent
On pérore avec éloquence ;
Coupemonchef, je suis un vêtement
Consacré par la pénitence ;
Coupe encore mon chef, je suis un bâtiment
Qui dans l'été recèle l'abondance ;
Coupe encore mon chef, je suis un-mouvement
Qui conduit à la violence .
CHARADE.
SÉJOUR de l'abondance ,
Mon premier , de l'univers
Rassemble les trésors divers .
Mon second , des héros célébrait la vaillance
Et sur les romantiques bords
Où souffle en gémissant Borée ,
Tirait de sa harpe dorée
De sublimes accords .
Jadis mon tout , au milieu des alarmos ,
Aux guerriers ravissait le jour ;
S........
J. D. B.
Préférant aujourd'hui la paix aux tristes armes ,
Il habite de Dieu le tranquille séjour . GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Encens .
Celui du Logogriphe est Bouillotte , dans lequel on trouve , jet,
boule , loto , bille et oie .
Celui de la Charade est Angle-terra
SCIENCES ET ARTS.
L'ART DE MULTIPLIER LES GRAINs , ou Tableau des expériences
qui ont eu pour objet d'améliorer la culture
des plantes céréales , d'en choisir les espèces et d'en
augmenter le produit ; par M. FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU
, sénateur , comte de l'Empire , grand-officier de
la Légion d'honneur , titulaire de la sénatorerie de
Bruxelles , membre de l'Institut de France et des Sociétés
d'agriculture de Paris , de Berne , de Léipsick ,
de Florence , etc. Deux vol. in- 12 , chez MmeHuzard,
libraire , rue de l'Epéron ( Saint-André-des-Arcs ) ,
n° 7 .
Les habitans de nos campagnés sont presque toujours
tentés de rire quand on leur dit qu'il existe à Paris dés
savans qui , du fond de leur cabinet , en robe-de-chambre
et en bonnet de nuit , dictent des préceptes d'agriculture
, et se chargent d'enseigner à leurs concitoyens
la meilleure manière de tailler la vigne et d'ensemencer
la terre. Ils se persuadent que tout le mérite d'un Parisien
doit se réduire à étudier les modes , lire la feuille du
jour , assister au concert , et juger de la pièce nouvelle ;
leur teint fleuri et leurs mains blanches leur paraissent
très -peu propres aux exercices de la vie champêtre .
Il faut leur dire pourtant qu'un Parisien peut , comme
un autre , devenir un fort bon agriculteur , pourvu qu'il
soit capable d'observer , de réfléchir , et de braver quelquefois
l'inclémence des saisons . Un homme éclairé fera
faire , en quelques années , plus de progrès à l'agriculture
que tous les laboureurs qui n'ont pour guides que
la routine et l'habitude .
On a dit que les empires ne sauraient s'élever au bonheur
et à la gloire qu'autant qu'ils seraient gouvernés
par des rois philosophes ; on pourrait dire de même que
ご
264 MERCURE DE FRANCE ,
6
les arts ne sauraient prospérer et fleurir que quand ils
sont cultivés par des hommes instruits .
Que l'on rie , si l'on veut , des prétentions fastueuses ,
des promesses ridicules de quelques économistes du
dernier siècle qui , au moyen du produit net et de l'impôt
unique , prétendaient régénérer les Etats et nous créer
de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; mais au milieu
de leurs travers , que d'idées heureuses n'ont-ils pas proclamées
! que de préventions détruites , de préjugés effacés
, de méthodes améliorées , de conversions difficiles
opérées ! N'est-ce pas à leur zèle apostolique , à leurs
fréquentes prédications que nous devons l'amélioration
de nos terres , de nos troupeaux , de nos prairies , et la
culture de tant de productions exotiques que repoussaient
l'ignorance et le préjugé ? Que de résistances n'at-
il pas fallu vaincre pour domter les dédains de nos
riches , et amener sur leur table cette pomme-de-terre
jadis si méprisée , aujourd'hui accueillie et recherchée
de tout le monde !
Ce ne sont point des laboureurs , mais des savans , des
académiciens qui ont découvert le secret de la végétation
des plantes , l'action des fluides atmosphériques , et
toutes ces combinaisons mystérieuses que la nature semblait
avoir couvertes d'un voile impénétrable. C'est au
savant , à l'homme de lettres , devenu agriculteur , qu'il
est réservé de divulguer ces hautes connaissances et de
les rendre populaires .
Avant cette heureuse révolution , dans quel état était
T'agriculture ? quels fruits pouvait-elle porter sous ce ciel
de ténèbres et d'anarchie , où la gloire militaire était
tout , où les arts de la paix n'étaient rien? Quel honneur
pouvait-elle espérer quand la charrue et le hoyau étaient
aux yeux des nobles des objets vils et abjects , que le
sceptre de Cérès était abandonné à des mains serviles et
mercenaires , ce sceptre porté jadis si glorieusement par
les Curius et les Cincinnatus ?
Vouliez -vous d'ailleurs semer, planter , recueillir ,
quand les Huns , les Gépides , les Vandales parcouraient
les campagnes , le fer et la flamme à la main , incendiant
les maisons , égorgeant le berger et mangeant ses mou
MARS 1816 . 265
tons ? Vouliez-vous semer , planter et recueillir , quand
les pirates venus du Nord infestaient toute la France ,
pillaient les villes et brûlaient les villages ? Pouviez-vous
ensemencer votre champ et cultiver vos vignes , quand
vos voisins , entraînés par un zèle aveugle et religieux ,
quittaient leurs foyers , et couraient au-delà des mers
combattre les ennemis de la croix ? On ne laboura point
non plus , quand ces insulaires rivaux éternels de la
France , tentèrent de ravir à nos rois le sceptre des lis et
de faire asseoir les Lancastres sur le trône des Valois . Il
fallait, pour labourer paisiblement , que les fureurs de la
Ligue fussent calmées; il fallait que le ciel, réconcilié avec
la terre , nous donnât un monarque sensible et généreux
qui s'occupât du bonheur de son peuple , et ne dédaignât
pas d'abaisser sa pensée jusque sur l'humble asyle du
cultivateur , et de s'occuper de son frugal repas . Il fallait
un ministre sage économe , vertueux , qui sût habiter
les palais , sans mépriser les chaumières ; il fallait
enfin Henri IV et Sully .
A cette époque mémorable , la terre cessa d'être roturière
; le culte de Cérès reçut de nouveaux hommages ,
et personne ne rougit plus d'une profession que le premier
des hommes , le chef de toute noblesse avait exercé
dans les champs de l'Eden , au sortir de son séjour
fortuné. On vit même de simples cultivateurs manier alternativement
la charrue et la plume , et la France eut
ses Columelles et ses Varrons . Olivier de Serres et Bernard
Palissy attaquèrent courageusement les vieux préjugés
et les serviles institutions . La richesse du sol fut
mieux connue , les travaux du cultivateur mieux appréciés
, les bienfaits de la nature recueillis avec plus de
soins et de reconnaissance .
Ainsi se forma en France le goût de l'agriculture , et
si depuis il a paru se ralentir sous les dernières années
du règne de Louis XIV et les désastreuses combinaisons
du système de Law , avec quelle vigueur ne s'est-il
pas ranimé vers le milieu du siècle dernier ! Alors des
sociétés savantes se sont formées ; d'une extrémité de
TEurope à l'autre les paisibles amis de la nature et de ses
précieuses productions se sont entendus , et l'art de culliver
la terre s'est élevé à un haut degré de prospérité.
266 MERCURE DE FRANCE ,
Ce sont ces heureuses révolutions que M. François
de Neufchâteau a essayé de retracer dans son ouvrage .
Il n'aura point , pour animer ses images et vivifier ses récits
, la ressource de ces grands mouvemens politiques ,
de ces actions éclatantes , de ces triomphes brillans qui
frappent de terreur , d'étonnement ou d'admiration l'esprit
de la multitude ; mais il sera lu avec intérêt par tous
ceux qui savent apprécier les douceurs de la vie champêtre
et goûter le bonheur loin du tumulte des villes , du
faste des grandeurs , et des orages de la vie humaine.
Son but n'est point d'embrasser toute l'histoire de l'agriculture
; effrayée d'une si grande entreprise , sa modestie
s'est renfermée dans un cercle moins étendu . C'est aux
plantes céréales qu'il a borné ses recherches.
On a généralement cru que la nation la plus heureuse
serait celle qui recueillerait le plus de blé et de produits
agricoles . Avec eux que në se procure-t- on pas ? On a
remarqué aussi que, de toutes les plantes qui servent à la
nourriture de l'homme , il n'en est aucune qui se reproduise
avec une plus étonnante fécondité que le blé.
L'auteur en cite des exemples qui sembleraient fabuleux,
s'ils n'étaient aussi bien constatés .
En 1720 , un cultivateur anglais ayant semé dans son
jardin un grain d'orge , il en eut cent cinquante-quatre
épis qui contenaient trois mille trois cents grains. Il les
sema l'année suivante à trois pouces l'un de l'autre ; ils
produisirent un peu plus d'un boisseau , lequel ayant été
semé , produisit la troisième année quarante-cinq boisseaux
et un quart. Quelle prodigieuse et étonnante postérité
!
Dans l'automne de 1765 , Charles Miller , fils d'un
botaniste célèbre de ce nom , planta un seul grain de
froment dans le jardin des plantes de Cambridge . Au
printems suivant , il divisa les jets , les replanta , et obtint
de ce seul grain près de deux mille épis. L'espérance
d'obtenir une production encore plus grande , le détermina
à recommencer l'expérience le 2 juin 1766 ; il
sema quelques grains de froment rouge ordinaire. Le 8
août , il choisit une seule plante qui avait dix-huit jets
MARS 1810. 267
il replanta chaque jet séparément ; plusieurs tallèrent
encore ; il les sépara , les replanta de nouveau ; la totalité
de ces tiges repiquées monta , avant la mi-octobre ,
à soixante-sept . Elles furent très-vigoureuses pendant
l'hiver ; elles tallèrent pour la troisième fois , furent divisées
et transplantées. Depuis la mi-mars jusqu'au 1.2
avril , il y eut cinq cents plantes , qui ayant mûri donnèrent
vingt-un mille neuf épis , ou cinq cent soixanteseize
mille huit cent quarante grains , tous issus du
même père. Quelques tiges avaient jusqu'à cent épis , et
quelques-uns de ceux-ci avaient jusqu'à sept pouces de
longueur.
A l'imitation du jardinier anglais , M. Ekleben , intendant
des jardins de l'impératrice de Russie , faisait
voir , en 1772 , un tuyau de blé à trois cent soixanteseize
épis , dont les plus grands contenaient une centaine
de grains , et les plus petits une quarantaine. Cette plante
provenue d'un seul grain en avait donné vingt ou vingtcinq
mille .
Les Français ne voulurent pas rester en arrière ; c'était
l'abbé de Vallemont qui avait éveillé les esprits et
produit cette émulation générale. Un vigneron du Gatinois
, un avocat de Quimper , un laboureur de Castelnaudari
, obtinrent les mêmes prodiges et les publièrent
dans les papiers publics. M. François de Neufchâteau
lui-même a voulu , par sa propre expérience , vérifier
leurs récits , et malgré les nombreuses tribulations qu'il
a éprouvées , il est arrivé aux mêmes résultats .
Si d'un seul grain on pouvait obtenir ving-cinq mille
grains ; comme il est reconnu qu'un grain semé suivant
les procédés ordinaires n'en rapporte guères que cinq ou
six , déduction faite des pertes qu'occasionne la manière
de semer , il est évident qu'on pourrait recueillir en
Europe vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt quinze
fois plus de grains qu'on en recueille habituellement .
Les merveilles de la pierre philosophale n'ont rien de
comparable.
Le premier qui s'occupa sérieusement de l'examen de
ce problème fut le célèbre philosophe Wolf : au printems
de 1709, il mit deux grains d'avoine en terre , dans
268 MERCURE DE FRANCE ,
un jardin de Halle en Prusse; ils levèrent fort bien etne
donnèrent d'abord qu'un seul tuyau : mais au bout de
quelque tems , ils se chargèrent de nouvelles tiges et donnèrent
un nombre d'épis prodigieux. Ainsi l'expérience
répondit aux faits publiés précédemment. Mais d'où provenait
cette étonnante multiplication? Mallebranche et
l'abbé Vallemont avaient proposé , à ce sujet, diverses
théories qui ne satisfaisaient pas le philosophe prussien.
En examinant avec attention l'organisation des plantes
céréales , il reconnut que leurs tiges étaient vides ,
excepté dans les entre-noeuds qui sont remplis de moelle
etd'où partent toujours les feuilles . Iljugea que ces noeuds
étaient comme des bourses qui renfermaient des germes
complets de la plante . Pour vérifier cette conjecture , il
planta des grains très-avant dans la terre , il butta les
tuyaux qui en provinrent ; vit , peu de tems après , denouvelles
tiges se former , les coucha , les butta de nouveau ,
et le même phénomène se renouvela si constamment
qu'un seul grain en produisit six mille. Voilà donc un
des mystères de la végétation révélé. C'était beaucoup ,
mais il fallait appliquer cette découverte à la culture en
grand. Un propriétaire de la Luzace l'entreprit ; M. Trautmannchoisit
un terrain bien exposé , le fit labourer comme
un jardin , et pour ne point s'écarter des procédés de
Wolf , se décida à faire planter son blé comme on
plante les haricots . Il cultiva son champ avec soin, fit
arracher les mauvaisesherbes , et la richesse de sa récolte
surpassa ses espérances . Mais cette heureuse tentative
n'offrait encore qu'une bien faible ressource à la grande
culture. Il était évident que cette méthode exigeait trop
de tems , trop de bras , trop d'attention. Un gentilhomme
anglais essaya de satisfaire à tout. Il se nommait Jéthro
Tull ; il avait perdu une partie de sa fortune , et se flattait
de la rétablir en cultivant ses terres . Il connaissait la
theorie de Wolf , et sentait que la solution du problème
dépendait de l'amélioration des moyens. Il inventa une
charrue qui labourait , plantait et recouvrait les grains
tout-à-la fois . Il en construisit une autre pour nétoyer
les planches et extirper les mauvaises herbes , et obtint ,
eneffet , de belles et abondantes moissons . Dès-lors il se
MARS 1810. 269
1
1
a
1
e
regarda comme un nouveau Triptolème , publia ses
heureuses inventions , et promit incessamment le retour
de l'âge d'or. Ses expériences firent beaucoup de bruit;
Jethro Tull se ruina , mais les esprits sages profitèrent
de ses découvertes .
ةيلا
Ici M. François de Neufchâteau décrit successivement
les divers procédés qui furent tentés après Jethro Tull ;
il rappelle les travaux nombreux , les vues sages , utiles ,
étendues de Duhamel Dumonceau ; il n'oublie point
les théories du plantage et du repiquage , et rend hommage
aux lumières , au zèle et aux services de tous les
genres rendus par les comices agricoles . Il fait des
voeux pour leur rétablissement , et termine son ouvrage
par des aperçus intéressans sur les pépinières de grains
établies en quelques endroits pour ensemencer les terres.
Il loue beaucoup ce procédé dont il a tiré lui-même de
grands avantages. Il lé recommande aux cultivateurs et
leur promet des récoltes plus fécondes et plus belles .
L'amour du bien respire dans toutes les pages de son
livre. Les diverses théories sont exposées avec beaucoup
de clarté , les inconvéniens et les avantages balancés
avec beaucoup de justice. La prévention , l'engouement
et le préjugé ne s'y montrent jamais . C'est l'ouvrage d'un
sage ; la production d'un philanthrope éclairé , et si le
style était plus concis, les digressions moins nombreuses,
et les récits plus rapides , la critique la plus sévère
n'aurait que des éloges à donner à l'auteur.
SALGUES .
:
1
D
E
i
)
>
1
r
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE , suivies de quelques Essais , par
M. G. de LEVIS . Seconde édition , augmentée d'un
supplément. A Paris , chez Xhrouet , imprimeur ,
rue des Moineaux , nº 16 ; et chez Déterville , libraire ,
rue Hautefeuille , n° 8 ..
4
2
(PREMIER EXTRAIT.)
AVANT de parler de l'ouvrage que nous annonçons ,
nous jetterons un coup-d'oeil sur les écrivains devenus
modèles dans ce genre. Le sujet est immense ; nous serons
obligés de le resserrer dans ses rapports avec quelques
opinions de M. de Levis et avec la forme de son
livre.
Il a fallu bien des progrès pour définir la vertu , l'habitude
des actions utiles à la société ; et cette définition
si simple est pourtant la seule qui ait donné de la vertu
une notion exacte et étendue ; de cette notion naissent
aussi toutes celles de la morale ; et de la nature de la
morale on a déduit assez facilement deux manières d'en
parler aux hommes
La morale a ses lois ; elle s'est exprimée en MAXIMES ;
et un recueil de MAXIMES est une espèce de code .
La morale a dans les passions ou des ennemis qu'il
faut vaincre , ou des puissances qu'elle doit faire entrer
dans ses intérêts : elle a appelé à son secours les douces
invitations , les exhortations pathétiques , les foudres
du ciel et celles de l'éloquence .
La première de ces formes , la forme des maximes , est
celle que les moralistes paraissent avoir d'abord employée
avec le plus de succès .
Parmi les moralistes de l'antiquité celui , je l'avoue ,
qui m'a toujours le plus frappé par son génie , et même
par son style , c'est un juif et un roi. Il y a trois mille
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
271
ans régnait dans la Palestine ce Salomon qui , au milieu
des temples et d'un sérail , cultivait sa raison , et sur
un trône étudiait l'histoire des plantes et celle de
l'homme : il hérita du sceptre de David et non pas de sa
harpe ; le père parle toujours de Dieu et le fait presque
voir ; le fils cherche incessamment la nature et se plaint
presque toujours de ne pas la découvrir . Entre David ,
si souvent sublime , et Salomon , quelquefois très-éclairé ,
c'est- à-dire , entre un père et son fils , se montrent avec
éclat ces mêmes différences qui distinguent les siècles
de goût et d'imagination , et les siècles d'observations ,
d'analyse et de recherche,
Les plus hautes maximes de Salomon ont été commentées
par Bacon ; et c'est un bel incident de l'histoire
de la philosophie que cette association de deux génies si
éminens dans les mêmes vues morales .
Dans la Grèce la morale , quoique d'abord présentée
sous cette forme concise qui ressemble à un ordre absolu ,
fut bientôt soumise à tous les doutes et à tous les examens
: elle trouva des incrédules comme la religion ,
mais avec moins de dangers pour ceux qui fermaient les
yeux à son évidence , à sa beauté et à son utilité. Du
milieu de tous les doutes s'élévèrent des discussions qui
ne sont pas toujours assez précises , et des vertus qui sont
toujours sublimes . Dans les arts , les Grecs n'ont réalisé
le beau idéal que sur le marbre ; en morale , ils l'ont
réalisé dans le coeur humain et son empreinte est bien
plus divine dans l'ame d'Epaminondas que dans les traits
de l'Apollon du Belvedere. On peut être étonné que la
vie et la mort de Socrate n'aient pas fait naître une religion
de plus sur la terre , et on ne l'est pas du tout d'apprendre
que de pieux personnages ont été tentés d'invoquer
avec les noms des saints le nom de Socrate .
Devenue contentieuse dans la Grèce , la morale devait
l'être encore dans Rome : Platon avait été aussi éloquent
que Démosthène ; Cicéron fut à-la-fois le Démosthène
de Rome et son Platon : la renommée de Sénèque , comme
moraliste , a éclipsé et même effacé la renommée de
Sénèque comme orateur ; et Sénèque et Cicéron donnent
à la morale toutes les formes de style : ils définis272
MERCURE DE FRANCE ,
sent , ils discutent , ils se passionnent. Rien n'a été plus
facile que d'extraire de leurs ouvrages à tous les deux
des pensées assez grandes pour être détachées et imprimées
comme maximes : mais sous cette forme Cicéron
perd trop de ses avantages , et Sénèque ne perd guèré
que ses défauts . Dans les pensées ainsi séparées de
Cicéron , on reconnaît comme les pierres d'un édifice
déconstruit : dans celles de Sénèque chaque pensée ressemble
à un morceau de marbre de Paros qui n'a été
touché par le ciseau que pour recevoir tout son poli et
tout son éclat; ni l'un , ni l'autre, dans les formes de leur
style , n'ont servi de modèles à nos moralistes du siècle
de Louis XIVcool e ob १०.८
**Ce qu'on a imprimé de Pascal sous le titre de ses
Pensées n'était pas , comme on sait , destiné à paraître
sous cette forme ; c'étaient les matériaux d'un grand ouvrage
où les pensées devaient s'unir et se fondre dans des
discussions , où la religion chrétienne , qui ne paraissait
pas alors en grand péril , devait être défendue contre le
silence ou contre les conversations discrètes et indiscrètes
de quelques beaux esprits plus capables de se dérober
à son austérité que d'attaquer sa vérité . Aussi
voyez celles des pensées même de Pascal qui sont les
plus isolées des autres , les plus solitaires , pour ainsi
dire; vous y sentez je ne sais quelle passion , je ne sais
quel besoinde se mouvoir pour aller se ranger en ligne,
pour livrer un combat et obtenir un triomphe.
Dans La Rochefoucauld , au contraire , accusé d'avoir
trop mal pensé des hommes et de la nature humaine ,
tout est tranquille , tout est calme , tout est maxime .
Dans ces maximes qui sont , je crois , au nombre de cinq
cents à-peu-près , j'ai compté le nombre des interrogations
: il y en a une , et tout au plus deux. D'ailleurs ,
pas une seule exclamation , pas un seul mouvement , pas
une seule tournure pour ajouter quelqu'effet à l'effet du
seul énoncé .
Supposez un instant que le livre des Maximes ne vous
soit connu que par une traduction latine , par exemple ;
qu'on y ait omis trois phrases , celle où il est parlé de
M. de Turenne et de M. le Prince'; celle où il est question
1
MARS 1810.
DEPT
DE
LAS
2
cen
tion du salut ; et celles où on trouve le mot de venus
chrétiennes ; supposez que vous ignorez d'ailleurs cu,
quand etpar qui le livre a été écrit; il vous serait - 5.
possible de deviner dans quel siècle , dans quel pays
dans quelle religion l'auteur a vécu . Je doute que lemot
de religion et celui de Dieu même s'y trouvent une seule
fois , et l'auteur était relgieux . La dernière maxime a pour
objet la mort. C'est la seule qui soit une dissertation de
deux ou trois pages . La Rochefoucauld, très-brave de sa
personne , considère la mort sous toutes ses faces ; il la
trouve effrayante et horrible sous toutes; et de l'idée de
la mort sur laquelle il s'arrête tant , il ne passe pas à
l'idée de Dieu qui en paraît si voisine .
Un oeil ouvert sur la nature était l'un des emblèmes
sous lesquels les pyramides de l'Egypte représentaient la
Divinité . Le livre de La Rochefoucauld ne donne l'idée
que d un oeil ouvert sur le coeur humain.
On a beaucoup exagéré et même dénaturé sa manière
de voir lorsqu'on a tant répété qu'il ne croyait
à aucune vertu , qu'il rapportait toutes les actions de
l'homme à l'amour-propre . Il n'a voulu nier aucune des
vertus que l'homme peut avoir ; il a douté seulement des
motifs sublimes et héroïques que nous leur donnons
toujours ; il ne condamne pas dans l'amour-propre tous
les petits artifices qu'il y démêle ; et il fait sortir de
l'amour de soi les plus heureux conseils de la raison et
de la sagesse . Les femmes , l'esprit , et la gloire sont les
objets sur lesquels il revient le plus souvent dans ses
maximes ; il avait beaucoup vécu pour les femmes , il
est difficile d'avoir eu plus d'esprit , et la gloire qu'il a
obtenue est assez brillante . On ne voit pas pourquoi il
aurait été un observateur si chagrin . Cependant Jean-
Jacques , qui ne pouvait pas être aussi avare d'exclamations
que La Rochefoucauld , s'écrie : Jamais son triste
livre n'a inspiré une bonne action. Je répondrai à Jean-
Jacques , avec Voltaire , que le recueil des Maximes fut
un des ouvrages qui contribuèrent le plus dans la nation
'à former les esprits à la précision et à la justesse , c'està-
dire à la raison ; et que la raison , qui seule empêche
tant d'actions mauvaises , en fait naître beaucoup de
S
:
1
274 MERCURE DE FRANCE ,
bonnes . J'aime beaucoup ces ouvrages passionnés pour
la vertu , qui en inspirent soudainement l'amour alors
même que ce n'est que passagérement ; j'aime jusqu'aux
sermons éloquens sur l'aumône qui ouvrent les coeurs et
les bourses à la voix des pauvres ,sur laporte , au moins,
de temples : mais ces ouvrages qui influent sur la teneur
de l'esprit et du caractère d'une nation , qui portent au
bien , non par des mouvemens , mais par une marche
réglée et continue , je les estime davantage ; je crois leur
bienfaisance plus étendue (1 ) .
J'ai connu personnellement trois La Rochefoucauld ,
issus tous les trois de l'auteur des Maximes ; tous les
trois avaient puisé , comme dans leur succession , cet
amour de la vérité qui devient aisément le goût dominant
des ames qui le connaissent , et tous les trois cherchaient
, de prédilection , les vérités les plus utiles au
grand nombre. Cette influence , je le crois , ne s'est pas
renfermée dans une famille ; et un peuple éclairé doit
être regardé aussi , en quelque sorte , comme le descendant
des hommes qui ont répandu la lumière .
En passant de LaRochefoucauld à La Bruyère , la sur-
(1) Je ne dirai pas qu'on a calomnié le livre des Maximes et sou
auteur ; mais je dirai que l'auteur des Maximes n'a point calomnié
l'homme et qu'il l'a éclairé .
Rousseau , également doué du génie de la réflexion et de celui de
l'enthousiasme , ne pouvait pas beaucoup aimer les écrivains qui n'ont
que de la réflexion. C'est son goût qui a jugé la morale de La Rochefoucauld.
L'auteur de l'Héloïse et de l'Emile ne voulait jamais être
injuste ; mais il était très-passionné , et on lui avait donné de l'humeur.
Avec une ame très-sensible on a peur de ceux qui sont toujours
de sang froid ; et la peur est près de l'aversion .
Il ne serait pas difficile de démontrer que la morale de Jean-Jacquesa
, au fond , les mêmes bases que celles du duc de La Rochefoucauld
; et cette assertion ne paraitra un paradoxe qu'à ceux qui
ont lu superficiellement l'un et l'autre , qu'à ceux qui ont plus regardé
à leurs styles qu'à leurs principes. J'ai sous les yeux vingt maximes
de La Rochefoucauld , et vingt phrases de Rousseau , qui , sur les
points les plus contestés ,, disent , en termes peu différens , précisément
la même chose .
EGOÏSME , AMOUR PROPRE , AMOUR DE SOI , ces trois mots bien
MARS 1810o. 275
:
!
A
prise est extrême ; on croit passer d'une solitude assez
profonde dans un monde bruyant et tumultueux. Lorsqu'on
lit La Bruyère de suite , et lorsqu'on a assez d'imagination
pour recevoir toutes les impressions et tous les
mouvemens de la sienne , bientôt on cesse de se croire
seul et un livre à la main; on est transporté dans les
places publiques , dans les temples , dans les salons ,
dans les académies , dans la gallerie de Versailles : on
voit des personnages qui vont ,qui viennent, qui s'inter
rogent , qui se répondent ; on les reconnait à leur maintien
, à leur démarche , à leurs paroles , à leur silence;
tout est en action , et cette action met sous vos yeux ce
qui estleplus cachéau fonddes esprits etdes ames . Cen'est
pas unthéâtre qui représente le monde; c'est lemondeluimême.
LaRochefoucauld a dessiné l'homme ; LaBruyère
peint les hommes et les masques. LaRochefoucauld parle
souvent des femmes qui ont été jeunes et qui ne le sont
plus , qui ont aimé et qui aimeront toujours ; mais il ne
souffle pas le mot sur ces chapitres si délicats, alors des
dévotes et des dévots , des confesseurs et des directeurs .
éclaircis , et les idées qu'on y attache bien déterminées , il serait aisé
de réconcilier avec la vérité et avec La Rochefoucauld tous ceux qui
aiment à s'éclairer et non à quereller.
La religion n'a point approuvé l'amour désintéressé de Dieu ; la
morale n'approuverait pas seulement , elle admirerait , elle adorerait
les vertus entièrement désintéressées;mais la raison ne fonde rien sur
les prodiges même qu'elle peut croire ; en morale , comme en physique
, elle cherche les lois universelles dans les lois naturelles.
Lanature et l'amour de soi ont été assez bien absouts quand la philosophie
a rendu si visible la chaîne qui unit l'intérêt personnel à l'intérêtde
tous ; quand elle a si bien démontré que nos plus profondes ,
nos plus durables jouissances , nous les trouvons dans les sacrifices
de nous-mêmes à nos devoirs , et que celui qui meurt pour remplir
sesdevoirs est cent fois plus heureux que celui qui vit enles violant .
Non , ce n'est pas une chimère des ames tendres rêvant à la perfection ,
c'est une vérité d'expérience , que l'amour de soi doit s'oublier et qu'
s'immole , en effet , souvent, pour mieux jouir de lui-même ; et cette
apparente contradiction , cette espèce de mystère du coeur humain
est, à- la- fois , la loi la plus naturelle et la plus sociale .
' ik
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
La Bruyère entre en verve dès qu'il entre dans ces cha
pitres si difficiles ; et ses soupçons foudroient tous les
vices enménageant avec grâce toutes les faiblesses .
Toutes ces différences que j'ai dû remarquer pour
ce que j'ai à dire bientôt de l'ouvrage de M. de Levis ,
tiennent , sans doute , beaucoup à ce que M. de La Rochefoucauld
n'a voulu écrire que des maximes , et que
La Bruyère a voulu tracer des caractères ; mais je conjecture
qu'elles ont eu encore une source plus profonde
dans les différences de l'état et de la vie des deux écrivains.
Le duc de La Rochefoucauld était de la cour; il était
souvent sous le regard d'un monarque superbe dont la
présence ne permettait à l'esprit que les pensées les plus
circonspectes , et à la pensée que les expressions absolument
nécessaires . Pour honorer le trône , cette soumission
devait avoir elle-même les attributs de la grandeur,
et son ton , son langage. M. de La Rochefoucauld
aurait-il disserté pour démontrer une vérité ? ce n'était
pas un philosophe. Aurait-il cherché à persuader par
les mouvemens , par les tours et par les figures de l'éloquence?
il n'était pas un orateur. Il se trouvait avoir
beaucoup d'esprit et de vertu , il était grand seigneur , et
il écrivait des maximes .
La Bruyère , au contraire , dont on ignore le berceau
, et qui était à-peu-près comme le genrehumain ,
sans naissance , était placé à côté de la cour sans en être ;
iln'y figuraitpas , et il la voyait figurer. Il osait tout penser
, parce qu'il n'était obligé de rien dire : ses paroles ,
qu'il avait long-tems étouffées , quand elle sortaient , sortaient
en foule , en tumulte , en cris. Soumis de coeur à
toutes les autorités consacrées , comme Français , comme
chrétien et comme écrivain ; mais observant des guerres
sourdes entrel'Evangile etl'Eglise, entre les courtisansetle
peuple, entre lesanciens etles modernes, LaBruyère s'étaitdéclaré
hautement pour l'Evangile , pour le peuple, et
pour les anciens . Ces trois déclarations étaient trois
obligations impérieuses d'être éloquent, de passionner à
chaque instant son idée et son style.
Une remarque très-vraie , très-peu faite , et très•
MARS 1810 . 277
curieuse , c'est que parmi les écrivains du dix-huitième
siècle qui ont le plus visé à une certaine originalité hardie
, plusieurs semblent avoir pris dans La Bruyère leur
ton , leur accent , leurs tournures . Aussi La Bruyère
inspirait-il les haines les plus violentes ; mais qui aurait
conçu l'espérance de le perdre ? La Bruyère aurait été
défendu par Bossuet, par M. le Prince , par Louis XIV.
Le livre de Vauvenargue et les Considérations sur les
moeurs de Duclos , sont les deux seuls ouvrages du dixhuitième
siècle qu'il soit possible de mettre en regard
avec ces ouvrages du, dix-septième siècle dont nous
venons de parler ; mais ils ne leur ressemblent , ni ne
les égalent. Ce n'est pas le génie qui paraît avoir manqué
à Vauvenargue pour s'élever aux plus grandes vérités
et aux plus grandes beautés ; c'est une plus longue
vie. On trouve dans une partie de son livre un assez
grand nombre de maximes morales détachées ; mais il
est assez manifeste que ni la morale seule , ni la morale
traitée dans cette forme , ne devaient être l'objet de son
livre. Il se proposait d'embrasser , dans un plan beaucoup
plus vaste , la théorie des facultés de l'ame humaine ,
et de faire sortir de cette théorie les principes de tous
nos devoirs et les principes de tous nos arts : il voulait
être le Locke de la France , et rendre la vraie métaphysique
plus exacte et plus lumineuse encore , en y
portant l'intérêt attaché à nos passions et un style que
les passions , le goût et la morale élèvent sans effort
à l'éloquence. Les grandes pensées viennent du coeur,
est une maxime de Vauvenargue. Oui ,, sans doute ,
elles en viennent quand l'ame est pure et élevée ; telle
était l'ame de Vauvenargue ; et elle aurait donné à
son talent toutes les inspirations dont il avait besoin
pour exécuter un dessein si magnifique. Il ne voulait
pas peindre les hommes ; car leurs portraits les amusent
plus qu'ils ne les corrigent . Il croyait voir dans l'esprit
etdans le coeur humain des semences du bon et du beau
quenos institutions et nos opinions étouffent ; et il honorait
assez la nature humaine et son auteur , pour espérer
qu'elle ne serait pas vaine , l'entreprise d'exercer par
l'éloquence toute la puissance de la vérité. De telles
1100
1
278 MERCURE DE FRANCE ,
intentions et de telles conceptions étonneraient beaucoup
dans un jeune homine nourri dans les camps et
sous les armes , dans un jeune officier aux gardes , si on
ne se souvenait que jeune et vieux Socrate avait été soldat
, et soldat intrepidemented as :
L'esprit deDuclos ne s'élevaitppaas sihaut et ne voyait
pas si loin : mais , dans l'espace où il se renfermait , il
voyait très-juste . Il a été le premier à se rendre ce témoignage
, et il ne s'est pas flatté. Je ne connais pas de
Duclos une seule expression touchante , une seule pensée
qui pût faire un beau vers ; ce qui est souvent le caractère
de la belle prose ; mais j'en connais un grand
nombre où le sens le plus droit est rendu ingénieux
par des expressions serrées, piquantes ou tranchantes .
La Rochefoucauld a dit , il est plus aisé de connaître
Phomme en général , que de connaître un homme en particulier.
C'est entre ces deux connaissances que se sont
partagés les moralistes , et il n'y en a pas un , peut- être ,
qui les ait réunies toutes les deux au même degré . Duclos
a cela de particulier qu'il ne s'est occupé ni des
individus tels qu'on les voit et qu'on les entend dans la
société , ni'de l'homme , en général , tel qu'il se montre
dans les grands résultats de l'histoire et des voyages .
Dans ses considérations sur les moeurs , Duclos a peint
les conditions , les états , les professions plutôt que
T'homme et les hommes! Son ouvrage en a été peut-être
plus utile dans un moment et dans une ville. Mais c'est
l'espèce de tableaux dont les modèles changent et le
plus souvent , et le plus imperceptiblement , et le plus
indifféremment pour toutle monde. Les fermiers généraux
de Duclos n'étaient plus des Turcarets , et ils ne
sont pas non plus nos hommes de finance. Pour parler
de l'homme avec grandeur , il faut peindre Thomme en
général ; pour en parler avec chaleur et avec verve , il
faut avoir tels et tels hommes sous les yeux ; et c'est ce qui
explique très-bien pourquoi Duclos , toujours sensé et
agréable , n'a jamais écrit ni avec verve , ni avec grandeur.
0319
Chose singulière ! dans cet ouvrage sur les moeurs ,
Duclos avait oublié de parler des femmes. Lui-même en
279 ب
MARS 18107
!
parut,étonné quand on lui en eut fait l'observation ; et il
fit un autre ouvrage sur les moeurs où les femmes jouaient
le premier rôle : c'était , sans doute , réparer assez mal
son tort; car dans les ouvrages non plus que dans le
monde , ni les hommes ni les femmes , lorsqu'ils sont séparés,
ne peuvent être ce qu'ils doivent être . Une pareille
omission révèle beaucoup de secrets de l'esprit et du
style de Duclos ....
URDAINS .
ESSAI HISTORIQUE SUR LA PUISSANCE TEMPORELLE DES PAPES ,
sur l'abus qu'ils ont fait de leur ministère spirituel ,
et sur les guerres qu'ils ont déclarées aux souverains ,
spécialement à ceux qui avaient la prépondérance en
Italie : ouvrage traduit de l'espagnol.-AParis , chez
Lenormant , imprimeur-libraire, rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , n° 17. - 1810 .
(PREMIER EXTRAIT. )
::
L'OUVRAGE que nous annonçons fixera l'attention
publique , et par son objet , et par son mérite , et par
l'époque où il paraît. Douze chapitres le composent . Le
premier chapitre est consacré à des recherches sur l'origine
de la puissance temporelle des souverains pontifes.
Dans les dix chapitres suivans , l'auteur considère , siècle
par siècle , depuis, Charlemagne jusqu'à nos jours , la
marche progressive ou décroissante de cette puissance
long-tems redoutable aux rois et aux peuples , et qui , par
une extrême habileté , se faisait respecter encore , lors
même qu'on ne la craignait plus . Des considérations
générales remplissent le dernier chapitre. Elles offrent
la substance et le résultat de tout l'ensemble . Si l'on en
croit l'avis des éditeurs , le livre original est espagnol ; il
yaneufans qu'il existe; et cen'estici qu'une traduction.
Certes le traducteur français est un écrivain bien exercé ;
son style élégant , facile et libre n'est guères celui d'un
homme obligé de s'assujettir aux pensées d'autrui . L'on
doit aussi convenir que l'auteur espagnol avait une raisonfortavancée
pour un pays d'inquisition. Nos lecteurs
pourront en juger. Voici le début de cet ouvrage que
1
280 MERCURE DE FRANCE ,
nous allons examiner avec l'intérêt qu'appelle son extrême
importance , et qu'inspire son exécution littéraire.
« Quiconque a lu l'évangile , sait que Jésus-Christ
>> n'a fondé aucun pouvoir temporel , aucune souverai-
>> neté politique. Il déclare que son royaume n'est pas
>> de ce monde ; il avertit ses apôtres de ne point con-
>> fondre la mission qu'il leur donne avec la puissance
>> que les princes de la terre exercent . Saint-Pierre et ses
>> collègues sontenvoyés , nonpour gouverner, mais pour
>> instruire ; et l'autorité dont ils sont revêtus ne consiste
>> que dans les lumières et les bienfaits qu'ils ont à
>> répandre . Fidèles à se renfermer dans les bornes d'un
>> si saint apostolat , loin de s'ériger en rivaux du pouvoir
>> civil , ils en proclament au contraire l'indépendance et
>>> les droits sacrés : l'obéissance aux souverains est un
>> des premiers préceptes de leur morale religieuse. Résis-
>> ter aux gouvernemens , c'est , disent-ils , offenser l'or-
>> donnateur dumonde ; c'est s'armer contre Dieumême . »
Tels sont , en effet , les termes qu'emploient saint
Mathieu , saint Paul , Tertullien , saint Chrysostome ,
personnages dont les autorités sont peu récusables sur
ces matières . L'auteur rapporte leurs textes au bas des
pages; il cite encore des idées , des expressions semblables
, tirées d'écrivains du même ordre et du même
poids. « Chacun sait qu'avant Constantin , continue-t-il ,
>> les églises chrétiennes n'avaient été que des associations
>> particulières trop souvent proscrites et toujours étran-
>> gères au système politique. Les papes , en ces tems de
>> persécution et de terreur , n'aspiraientpoint assurément
>> à gouverner des provinces; ils n'eussent demandé qu'à
>>être impunément vertueux, et n'obtenaient, sur la terre,
✓ d'autre couronne que celle du martyre.>>>
On sait avec quelle adresse , ou plutôt avec quelle audace
, le saint-siége a tiré partie de la prétendue donation
de Constantin , pièce dont la fausseté , selon le religieux
mais sincère abbé Fleury , est plus universeltement reconnue
que celte des Décrétales d'Isidore. Ce fut à l'époque
dePepin que l'on produisit ce fantôme ridicule , mais
long-tems respecté , mais quelquefois effrayant , puisque
dansla ville de Strasbourg des malheureux furent brûlés,
MARS 1810. 281
i
R
F
e
faute d'y croire , et cela vers la fin du quinzième siècle ,
lorsque déjà vivait ce Luther qui devait si fort ébranler le
trône apostolique. L'acte porte tous les caractères d'une
fraude pieuse , et fourmille d'absurdités palpables . On
conçoit que l'auteur ne perd pas son tems à les réfuter :
il les rapporte en partie , et c'est une réfutation victorieuse
: il les rapporte , parce qu'elles peuvent donnerune
idée des moyens employés au huitième siècle pour établir
la puissance temporelle des papes . Ily trouve encore , et
nul aujourd'hui n'oserait contester la justesse de cette
observation , il ytrouve la mesure de l'ignorance publique
durant les siècles suivans , où cette étrange concession, révérée
par les peuples et même par des rois , contribuait , en
effet , au développementde la puissance politique du saintsiége.
« Mais , se hâte-t-il d'ajouter , il faut dire aussi
» qu'à la renaissance des lettres les premiers rayons de
>> lumière ont suffi pour dissiper un si vain prestige. Les
>> écrivains du seizième siècle , même ceux d'Italie , ont
parlé avec mépris de la donation de Constantin.
>> L'Arioste exprime énergiquement le discrédit où elle
>> est tombée , et la place au nombredes chimères qu'As-
>> tolphe rencontre dans la lune. >>
En traversant les cinq siècles écoulés depuis Constantin
jusqu'au couronnement de Charlemagne , l'auteur
voit l'Italie passer successivement sous la domination
dés conquérans du Nord , et des rois lombards , qui
reconnaissaient la souveraineté des Empereurs d'Orient
surRome et son territoire ; mais il n'y trouve aucune
trace de lapuissance pontificale : les papes au contraire
parlent et agissent toujours en sujets. Tantôt Martin
évêque ( c'est la qualification que se donne Martin premier,
) s'adresse à l'Empereur Constant son seigneur
sérénissime , et souhaite que la grâce d'en haut lui soumette
le col de toutes les nations : tantôt le pape Constantin,
mandé à la cour impériale par Justinien II , s'empresse
d'obéir : tantôt , lorsque Ravenne est prise par les
Lombards , Grégoire II , écrivant au duc de Venise , le
conjure de se joindre à l'Exarque , pourfaire rentrer la
ville deRavenne sous la domination impériale , « afin que
>> nouspuissions, ajoute-t-il, avec lesecours du Seigneur,
282 MERCURE DE FRANCE ,
>> rester inviolablement attachés au service de nos maîtres
» Léon et Constantin , grands Empereurs.>>>
Ce pape Grégoire II eut des vertus apostoliques ,
quoique les historiens byzantins ne lui en aient accordé
que l'apparence . On lui rend ici une éclatante justice,
ethau point même d'écarter les reproches d'ambition
souvent renouvelés contre lui. L'auteur ne dissimule
pourtant pas qu'à cette époque on voit commencer l'accroissementde
l'influence pontificale ; et c'est avec beaucoup
de sagacité qu'il en découvre les causes nombreuses .
Il signale le progrès des institutions ecclésiastiques ; les
trésors et les acquisitions territoriales du clergé ; ces
conciles fréquens dont les débats se mêlaient sans cesse
aux affaires politiques ; l'affaiblissementde l'Empire grec,
set le besoin qu'il avait des évêques de Rome pour soutenir
en Italie sa puissance devenue incertaine et vacillante
depuis les établissemens des Lombards ; le goût
ridicule des empereurs pour les subtilités de la controverse
; leur violence imprudente et la sagesse habile des
papes , contraste qui parut sur-tout frappant dans les
démêlés de Léon lisaurien et de Grégoire II , au sujet
des iconoclastes , et d'un surcroît d'impôts pour les peuples
d'Italie ; enfin Vattachement des Romains aux papes
qu'ils voyaient sans cesse , tandis que des empereurs
invisibles les oubliaient dans le palais de Constantinople ,
et ne songeaient pas à les protéger , même contre les
ennemis de l'Empire. « Délaissés par leurs maîtres , les
>> Romains dûrent s'attacher à leurs pontifes , alors presque
tous Romains , alors aussi presque tous recom-
>> mandables . Pères et défenseurs du peuple , média-
>> teurs entre les grands , chefs de la religion de l'empire ,
>> les papes réunissaient les divers moyens de crédit et
d'influence que donnent les richesses , les bienfaits ,
>> les vertus , et le sacerdoce suprême. Ils conciliaient ou
>> divisaient autour d'eux les princes de la terre ; et cette
>> puissance temporelle qu'ils ne possédaient point encore
, ils pouvaient , à leur gré , l'affermir ou l'affaiblir
>> entre les mains d'autrui .>>>
Lorsque Pepin-le-Bref eut détrôné la dynastie mérovingienne
, sa conscience , alarmée un moment , fut
MARS 1810 283
B
Z
M
ed
a
rassurée par le pape Zacharie. Etienne II , successeur
de ce pontife , redoutant pour Rome l'ambition d'Astolphe
, roi des Lombards , s'adresse à Constantin Copronyme
, et , sur l'invitation même du faible empereur ,
invoque le secours de Pepin, roi des Français. De là
cette donation de Pepin, dont Anastase , un siècle
après , a garanti l'authenticité , mais qui pourtant ne
paraît pas moins fabuleuse que la donation de Constantin.
S'il faut en croire et cet Anastase , et la foule des écrivains
qui l'ont copié , Charlemagne en 774 renouvela dans
Rome la donation de Pepin en faveur du pape Adrien
premier ; il y ajouta la Corse , la Sardaigne , la Sicile ,
Venise; générosité singulière , puisqu'il n'était ni propriétaire
, ni suzerain de ces contrées . Il ne fut promu à
l'empire que vingt-six ans plus tard : au tems où l'on veut
qu'il ait confirmé la donation de son père , il n'était pas
même roi d'Italie ; il n'exerçait à Rome que la fonctionde
patrice , dans cette informe république existante plutôt
qu'établie au huitième siècle , sous la souveraineté peu
active des empereurs d'Orient. Quant au pape Adrien ,
il n'avait garde d'agir en souverain de Rome; et Léon III
qui vint après lui , n'eut pas non plus cette hardiesse ,
quoiqu'il fût loin d'en manquer. Le passage suivant fait
voir sous un jour très-sensible l'aspect politique , et ,
pour ainsi dire , les situations respectives que présentait
Rome à cette époque:
be 15
<<< Léon III , succédant en 796 au pape Adrien , s'empressa
d'adresser à Charlemagne une lettre d'hommage ,
>> pareille à toutes celles que ce prince devait recevoir
>>de ses vassaux. Cependant il nous reste un monument
>> de la suprématie que l'empereur d'Orient conservait
>>>sur les Romains en 797 : c'est une mosaïque dont
>>> Léon III orna la salle du palais de Latran . On y voit
unprince couronné que les circonstances font reconnaître
pour Constantin V ; un autre prince sans cou-
>>ronneet unpape sont représentés àgenoux , et nommés
Charles et Léon par une inscription . L'empereur reçoit
un étendard de la main de Jésus-Christ; Charlemagne
>> en reçoit un autre de la main gauche de Saint- Pierre ,
» qui de ladroite donne un pallium au pape. Cette mo284
MERCURE DE FRANCE ,
» saïque est tout-à-la-fois Temblème de la primauté de
>> l'empereur , de la puissance du patrice , et des pré-
>> tentions du pontife . >> :
Les droits des empereurs d'Orient sur Rome furent
abolis en 800 , lorsqu'on vit l'empire d'Occident renouvelé
par l'élection de Charlemagne. Le peuplé et la
noblesse deRome firent cette élection ; Léon III y concourut
lui-même , et depuis reconnut toujours dans ses
actes publics l'autorité du nouveau chef de l'Empire .
Sans s'arrêter à l'opinion , selon nous fort exagérée , des
auteurs qui ne font commencer la souveraineté des papes
qu'à l'an 1355 , et ne lui reconnaissent pour base que la
renonciation formelle de l'empereur Charles IV aux possessions
du Saint-Siége , on peut affirmer du moins qu'il
n'en existe aucun vestige avant Louis-le-Débonnaire.
Mais , comme l'observe l'auteur , sans être souveraine ,
une puissance peut néanmoins être effective . Les papes
furent done puissans dès la fin du huitième siècle ; et,
grace à la protection de Charlemagne , désormais tranquilles
dans l'intérieur , ne craignant plus ni les incursions
des Lombards , ni l'oubli des empereurs grecs , ils
acquirent une autorité qui ploya sous la sienne , mais
qui fit ployer celle de son fils .
Quand on jette un coup-d'oeil sur l'histoire du neuvième
siècle , il est facile de voir que la puissance des
papes et du clergé s'y accrut avec la rapidité la plus audacieuse
, non-seulement en Italie , mais dans toutes les
contrées dont se composait l'Empire de Charlemagne.
Le vaste héritage de ce prince devint pour ses faibles
successeurs un fardeau qui les accabla. D'abord Paschal
premier , qui occupa sept ans la chaire pontificale , ensuite
Eugène II, son successeur immédiat , se firent
installer sans avoir obtenu ni demandé le consentement
de Louis -le-Débonnaire ; et cette négligence irrespectueuse
n'était qu'un prélude des humiliations qui l'attendaient
sous le pontificat de Grégoire IV . Ce pape
toutefois , à son avénement , attendit , pour se faire sacrer,
que l'empereur eût confirmé son élection. Des souvenirs
récens l'intimidaient. Lothaire , fils de Louis ,
n'avait point la pusillanimité de son père. Associé,par
MARS 1810...
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14
Pa
lui à l'Empire , il avait vu impatiemment la conduite du
pape Eugène ; et bientôt se rendant à Rome , il y avait
exercé avec vigueur toute l'autorité impériale. Mais
lorsque ce même Lothaire et les deux autres fils de Louis
se liguent contre ce malheureux prince ; lorsque Louis
convoque quatre conciles , dont la doctrine ne tend à
rien moins qu'à tout concentrer dans la puissance ecclésiastique
; lorsque , persécuté , vaincu par le moine Vala,
il relègue son épouse Judith au fond d'un cloître ; lorsque,
protégé par un autre moine , il la rappelle , indispose
ses plus plus fidèles amis , dépouille Lothaire du titre
d'empereur ; alors Grégoire n'est plus le même ; et
sa conduite aussi hardie qu'artificieuse est peinte
énergiquement par l'auteur dont nous analysons l'ouvrage
.
« Ce pape s'allie aux trois princes ; il vient en France
>>>avec Lothaire ; il y vient sans la permission de son
› souverain , ce que n'avait osé faire aucun des pon-
>>tifes ses devanciers . Au premier bruit de l'anathême
>>qu'il va lancer contre l'empereur , des prélats français
>>ont le courage de s'écrier que , si Grégoire est venu
» pour excommunier , il s'en retournera excommunié
> lui-même ; mais Agobard , évêque de Lyon , et plu
>> sieurs de ses collègues , soutiennent que c'est au pape
>> qu'il faut obéir . Grégoire , de son côté , adresse aux
>>partisans de Louis une lettre mémorable , où la puis-
>> sance séculière est , sans aucune sorte d'ambiguité ,
>>assujétie au Saint-Siège. Le terme defrère sent l'égalité,
>> dit-il aux prélats qui l'avaient appelé de ce nom.
>> Sachez que ma chaire est au-dessus du trône de Louis .
>>Cependant Lothaire et ses deux frères ont rassemblé
>> leurs troupes en Alsace; Grégoire est auprès d'eux ,
>> et ne les quitte que pour se rendre , en qualité de mé-
>>>diateur , dans le camp de Louis . On ne sait comment
>> fit le pape ; mais dans la nuit même où il prit congé
>> de l'empereur , les troupes de celui-ci se débandèrent;
>> la désertion décomposa son armée et doubla celle de
>> ses ennemis ; forcé de se livrer à ses fils , il est dé-
>> trône , de l'avis du pape , dit Fleury , et Grégoire s'en
>> retourne à Rome, très-affligé , selon le même histo
1
286 MERCURE DE FRANCE ,
>> rien , du triomphe des enfans dénaturés qu'il vient de
>> servir. La plaine où il avait négocié entre Strasbourg
>> et Bâle , s'appelle encore aujourd'hui le champ du
» Mensonge. »
L'empereur , condamné à une pénitence publique , se
confessant à genou devant des prélats , traíné de cloître en
cloître, se montra digne de tant d'opprobre , et non de la
pitié que ses malheurs inspirèrent à une grande partie des
Français . Sa réhabilitation fut la plus grande ignominie
qu'il eût endurée. En remontant sur le trône , il consacra
pard'inépuisables complaisancesl'autorité quil'en avait fait
descendre . Il était , de toute manière , fort accessible à la
crainte ; et , quoiqu'il eût étudié l'astronomie , une éclipse
le fit mourir de peur. Sa mort parut ralentir un moment ,
sinon l'audace du clergé , du moins les progrès du pouvoir
ecclésiastique. Les évêques d'Aix-la-Chapelle ne
réussirent point à dépouiller l'empereur Lothaire : le
pape Sergius II , installé sans le consentement de ce
prince ; fut obligé de l'accepter. Juridiquement interrogé
dans Rome , au sein d'une assemblée présidée parLouis ,
fils de Lothaire , il y prêta serment à l'empereur. Charles-
le-Chauve , en France , imita la fermeté dont Lothaire
lui donnait l'exemple ; il n'admit point les évêques
dans le parlement qu'il tint à Epernai : les usurpations
ecclésiastiques furent réformées: ony prit même quelques
mesures contre l'abus des excommunications . Mais
en cas pareil , la mesure proposée jadis par les prélats
restés fidèles à Louis-le-Débonnaire , c'est-à-dire l'excommunication
du pape , était la meilleure et la plus
sûre , par cela même qu'elle était la moins sérieuse.
Louis IV vint après Sergius ; Léon IV, à qui Voltaire ,
historien sijuste , a donné le nom de Grand, et qu'ici l'on
appelle avec raison lepontife le plus vénérable du neuvième
siècle. « Il fortifia Rome (ajoute l'auteur ) , bâtit le quar-
>> tier qui porta le nom de cité Léonine; et, sans songer
› à troubler les autres Etats , il travailla durant huit an-
>> nées à la prospérité de celui qu'il gouvernait. On ne
>> sauraitdonner les mêmes éloges à Nicolas premier , qui
>> occupa le siége de Saint-Pierre depuis 858 jusqu'en
867; mais il est l'homme de son siècle qui a le plus
,
MARS 1810. 287
i
>> agrandi l'autorité pontificale. >>>L'empereur Louis avait
fait élire ce pape , et s'abaissa lui-même en l'honorant
outre mesure. Il servit d'écuyer au pontife , mena son
cheval par la bride ; et, comme l'observe très-bien l'auteur
, de pareilles cérémonies ne pouvaient demeurer sans
conséquence. Les détails qui suivent nous semblent offrir
beaucoup de précislon et de clarté. « La puissance de
>> Charlemagne était alors divisée entre ses nombreux
>> descendans ; trois étaient fils de l'empereur Lothaire ;
>> savoir , Louis , héritier de l'empire ; Charles , roi de
>> Provence , et Lothaire , roi de Lorraine. Leurs oncles,
>> Louis et Charles , régnaient , l'un en Germanie , l'autre
>> en France , tandis que les fils de Pepin , roi d'Aqui-
>> tatne , déchus du trône de leur père , n'y remontaient
>>que pour en descendre encore. Tous ces princes ,
>>presqu'également dénués de lumières et d'énergie , déjà
>>si faibles par leur nombre , l'étaient encore plus par
>>>l>eurs discordes : chacun d'eux usait contre les autres
>>la plus grande partie de sa modique puissance ; il ne
>>tenait qu'à Nicolas de se déclarer leur maître, et il n'y
> manqua point......
Comment y aurait-il manqué , lorsque Louis-le-Germanique
encourageait l'archevêque de Sens , Vénilon , et
quelques autres prélats audacieux à déposer Charles-le-
Chauve ? lorsque Charles-le-Chauve se plaignait seulement
d'une irrégularité de formes , reconnaissait d'ailleurs
aux évêques le pouvoir de le déposer , armait à son
tour contre Louis cette même autorité usurpatrice à laquelle
ils auraient dû résister ensemble , et entendait
patiemment les pères du concile de Savounières s'engager
à rester unis pour corriger les rois , les grands et les
peuples ? lorsqu'enfin Lothaire , afin d'épouser Valdrade,
voulant répudier solennellement son épouse Theutberge,
la soumettait à un tribunal d'évêques , faisait rendre des
sentences contr'elle par les conciles d'Aix-la-Chapelle et
de Metz , et donnait au pape , qui , en qualité de pontife
souverain , annula ces arrêts ecclésiastiques , les apparences
d'un protecteur de la justice méconnue etde
la faiblesse opprimée ?
Nicolas, par le ministère du légat Arsène , enjoignit
238 MERCURE DE FRANCE ,
au roi Lothaire de reprendre sa première épouse , et fit
enlever Valdrade qu'il appelait une courtisane. Arsène
devait la conduire à Rome; elle trouva moyen de s'échapper.
Le Saint-Père , qui voulait la convertir, ne put
que l'excommunier; c'est toujours quelque chose ; mais
le changement des intérêts changeait les affections de
Rome , et en cela même sa politique restait invariable.
il ne faut donc pas s'étonner qu'Adrien II , successeur
de Nicolas , ait absous Valdrade , et protégé Lothaire
soumis. Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique ,
oncles de Lothaire , voulaient profiter de sa disgrace et
partager ses Etats. Rome s'alarmait de leur ambition :
Lothaire promettait de ne plus revoir Valdrade , et jurait
qu'il avait rompu tout commerce avec elle depuis qu'elle
était excommuniée. Il mourut bientôt , et cette mort
soudaine fut regardée , selon les préjugés du tems ,
comme la punition de son parjure . Ses oncles consommèrent
le partage . Adrien , les chargeant d'anathemes ,
adjugea les états de Lothaire à l'empereur Louis . Les
droits de l'empereur étaient réels ; ils avaient pour base
des traités : mais ni ces droits , ni ces, traités n'étaient
sous la garantie du pape ; et , en Germanie comme en
France , ses anathemes furent impuissans. Ici l'auteur
donne en substance la lettre énergique et digne d'un siècle
plus éclairé , qu'écrivit au pape un prélat français . Tout
le passage est remarquable . Hincmar , archevêque de
>> Reims , lui répondit au nom de la nation entière , qu'un
>> évêque de Rome n'était point le dispensateur des cou-
>> ronnes de l'Europe ; que jamais la France ne recevrait
>>>ses maîtres de la main d'un pape ; que des anathêmes
>> lancés contre toute raison et pour des motifs purement
>>>politiques n'alarmaient point un roi de France ; qu'a-
>> vant Nicolas , les papes n'avaient écrit aux princes
>> français que des lettres respectueuses ; qu'en un mot ,
>> tout en révérant le ministère spirituel du pontife ro-
>>main , on saurait résister efficacement à ses entreprises,
>> toutes les fois qu'il voudrait être pape et roi tout en-
>>>s>e>mble. »
Dans le même tems , un autre Hincmar , évêque de
Laon , et neveu de l'archevêque de Reims , s'était déclaré
pour
MARS 1810 . 289
L
3
pourCarloman, révolté contre son père Charles-le-Chauve.
Adrien , dans sa colère , donnantun exemple trop souvent
suivi par ses successeurs , encourage le fils rebelle :
mais la fermeté du monarque abat l'audace du pontife
qui devient mal habile autant que timide. En adressant
au roi de France une lettre humble et repentante, ilhe
demande instamment qu'elle reste secrète ; ce quietan
le plus sûr moyen d'en faire sentir l'importance , et de
lui assurer la publicité qu'elle a subie .
ELA
Après lui , Jean VIII , inquiété par les Sarrasins qun.
ravageaient l'Italie , ménagea d'abord les princes chréen
tiens , et laissa même l'empereur Basile replacer surle
siége de Constantinople le patriarche Photius qu'avait
destitué Nicolas premier. Mais quand la mort de l'Empereur
Louis laissavaquerl'empire d'Occident, Louis le germanique
etCharles -le-Chauve se le disputaient. Jean VIII ,
profitantdes circonstances , etse plaçant lui-mêmecomme
arbitre entre lesdeuxfrères , favorisa le plus fortau préjudice
de l'aîné. Il fit empereurunroi de France ; mais il eut
le plaisir de s'en vanter avec emphase, et l'adresse de lui
faire acheter par des trésors et des complaisances de tout
genre cette couronne impériale , qui bientôt redevenue
vacante, laissa de nouveau le pontife arbitre entre de
nouveaux concurrens . « Cette fois , dit l'auteur , Jean
>> se contenta de la promettre , afin de la tenir à plus haut
>>prix : durant trois années il n'y eut pas d'empereur
» d'occident : aucun de ceux qui convoitaient ce titre ,
>> n'était assez fort pour le conquérir sans l'intervention
de la cour de Rome. » Il fallut enfin se décider ; et le
fils de Louis -le-Germanique , Charles-le-Gros , depuis
roi de France , fut choisi par l'évêque de Rome , qui ,
moins d'un siècle après la fondation du nouvel Empire ,
était parvenu à fixer en souverain la destinée des petitsenfans
de Charlemagne .
Les neuf papes qui ont occupé la chaire de Saint-
Pierre , durant les dix-huit dernières années du neuvième
siècle , tiennent peu d'espace en cet essai historique
, et n'ont rien fait d'assez remarquable pour entrer
dans une analyse où nous voudrions en vain tout placer.
T
SE
290 MERCURE DE FRANCE ;
Une seule observation nous semble essentielle . Le pape
Formose , en quatre ans , couronna deux empereurs : le
serment d'obéissance que les Romains leur prêtèrent ,
sauf les droits du seigneur Formose , en constatant la
souveraineté du chef de l'Empire , prouve cependant que
les papes jouissaient déjà d'une autorité bien distincte :
on pouvait dans les chancelleries disputer long-tems sur
le droit; mais ils régnaient par lefait, et c'est toujours
ainsi que l'on règne . L'habile et judicieux auteur a nettement
indiqué la source de ce rapide agrandissement.
« On a dû reconnaître , dit-il , dans le partage des Etats
>> de Charlemagne entre les fils de Louis-le-Débonnaire ,
>> et dans les sous -divisions ultérieures de ces mêmes
>>Etats , la principale cause de l'avilissement du pouvoir
>>civil , et de la métamorphose du ministère pontifical en
>> une redoutable puissance . » Si la suprématie des empereurs
était souvent avouée par les pontifes , souvent
aussi , car il faut bien le dire , la suprématie des pontifes
était consacrée par la dévotion des empereurs , ou implorée
par l'ambition des prétendans à l'Empire . Il existait
une cour de Rome ; et , dans les siècles qui vont
suivre , nous la verrons , fidèle à son système , étendre
son influence politique par son influence sacrée , prendre
une part toujours plus active aux débats sanglans de
l'Europe , diviser les princes pour les gouverner , irriter
ou caresser leurs passions , et tour-à-tour audacieuse
et souple , dominatrice par choix , obéissante par nécessité
, servile même si les tems l'exigent , garder la
constante habitude de se montrer forte contre les faibles
, mais d'être faible contre les forts .
M. J. C.
MARS 1810 .
291
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS.
TROISIÈME PARTIE . - Le Cahier à mon Père.
CET écrit sera pour vous seul , ô le meilleur des pères !
a ne contiendra que la plus stricte vérité ; vous ne le
recevrez que lorsque j'aurai recouvré et votre estime
et votre tendresse , ou lorsque je n'existerai plus ; ainsi
je ne puis avoir aucun intérêt à vous tromper , à vous
paraître moins coupable . C'est-là sur-tout ce qui m'a décidé
à retarder ce qui vous paraîtra peut être une justification;
mais peut-il se justifier le fils élévé par vous , qui
devait marcher sur vos traces et vous remplacer dans vos
saintes fonctions ? Peut-il se justifier , l'enfant chéri de la
meilleure et de la plus sage des mères , qui lui donnait
l'exemple de toutes les vertus ? Peut-il se justifier , l'ami ,
l'amant , l'époux de Pauline ? Non , il se déteste lui-même ,
etson égatement ne peut admettre aucune excuse : mais
sans doute il était destiné , au prix même de la vertu et des
larmes qu'il vous a coûtées , à sauver ceux pour qui il aurait
donné mille vies , et à qui il sacrifia bien plus que
sa vie.
Je vais donc commencer ma confession : laissez-moi
reposer encore quelques instans mon ame sur ces jours
d'innocence , de bonheur , oùj'avais deux mères , une amie ,
et dans ma conscience le doux sentiment d'être digne de
leur tendresse . Ce fut avec tous ces biens si précieux que
je revins à Jéna après més secondes vacances ; fier d'être
votre fils , d'être l'époux destiné à Pauline , et peut- être de
quelques succès dans mes études , je me croyais au-dessus
de la pupart des étudians , si non par le frivole avantage
de la naissance, du moins par ceux du bonheur, des talens,
et (je le dis à présent avec honte , bien plus qu'avec orgueil
) par ma bonne conduite. Uniquement occupé de
Pauline , ne trouvant de plaisir que dans ses lettres et les
vôtres , j'avais peu de mérite à fuir ceux où mes camarades
auraient voulu m'entraîner . L'égide la plus sûre contre le
libertinage , est un sentiment vrai et l'occupation ; j'avais
ces deux ressources , j'adorais Pauline , et j'aimais avec
ardeur l'étude , sur-tout celle de la géométrie et des mathématiques
. Ges sciences exactes convenaient sans doute à la
T2
292
MERCURE DE FRANCE ,
de
rectitudede mon caractère , à une antipathie née avecmoi,
j'ose le dire,, pour tout ce qui s'écartait de la droite ligne
dela justiceet
la vérité. Dieu ! qui m'aurait dit alors ....
Mais poursuivons mon récit. Je n'avais formé aucune
liaison intime à l'université ; cependant le jeune baron de
Leneck m'avait fait tant de prévenances , il rechercha si vivement
mon amitié , que je n'avais pu me refuser entièrement
à ses avances. Il était riche , dépensait beaucoup
d'argent , il me fit mille offres de services ; je me borhai
à emprunter de lui quelques livres et quelques instrumens
de mathématiques. Je me refusai à être de ses
dîners quidevenaientsouvent des orgies , et des parties qu'il
donnait fréquemment; mais nous faisions souvent ensembledes
promenades à cheval ;j'étais passionné pour cet exercice,
et le baron avait d'excellens chevaux dont je profitais
avec plaisir.
Dans une de nos promenades qu'il dirigeaità son gré ,
nous traversâmes un joli village , qui se nommait Lubelin;
la cure et l'église étaient situés sur une éminence ,
d'où l'on devait avoir une vue superbe. Le baron me proposa
d'y monter ; le sentier quiy conduisait était si rapide
quenousfümes obligés de mettre pied à terreet de menernos
chevaux par la bride. Nous fimes le tour du cimetière , qui
entourait l'église; nous admirâmes le paysage , et pour en
jouir mieux encore , nous entrâmes dans la cour de la
cure d'où nos regards , me dit le baron, embrasseraient un
horizonplus vaste. Une jeune fille de 16 à 17 ans était assise
sur lemur qui l'entourait; elle lisait avec tant d'attention ,
qu'elle ne nous vit point entrer , et nous étions près d'elle
lorsqu'elle leva la tête , parut surprise , et nous demanda,
avec une voix émue , ce que nous désirions.-Voir un
aspectenchanteur,répondit lebaron, en la fixantavec desyeux
qui m'auraient fait bien de la peine , si cette jeune fille
cût été ma Pauline ; mais il suffisait qu'elle fût de son
sexe , de son âge , et ,
ce que je présumai , fille du
pasteur , pour m'intéresser. Elle était jolie , mais remarquable
sur-tout par son air d'innocence et de candeur. Les
regards ardens du baron l'embarrassaient visiblement ; elle
rougissait et détournaitles siens. Je lui dis quelque chose sur
labelle position de la cure, pour la remettredeson trouble, et
prenant le baron sous le bras, je voulus l'emmener; mais il
s'obstina à rester et à tenir à cette jeune innocente mille
propos galans qu'elle n'encourageait pas même parun sourire:
aucontraire elle avait l'air très-peiné et regardait sans
à
MARS 181σ . 293
cesse laporte dela maison. Une fois ou deux , elle voulut
même nous quitter , mais le baron la retenait par une question
, ou en prenant sa main qu'il pressaitdans les sienies .
Voyant que je ne pouvais le faire partir, je demandai à
lajeunepersonne si nous pourrions voir le pasteur que je
supposais être son père ? Elle merépondit que je ne me trompaispas.
Etmoi aussi , lui dis-je,je suis fils de pasteur , et
jecompte l'être moi-même ; j'honore et je respecte cet état
par-dessus tous les autres .
Vous avez bien raison, monsieur , répliqua-t-elle : je suis
fâchée que mon père ne soit pas ici ; il est allé visiter des
malades dans un hameau voisin , et ne reviendra que bien
tard.
Et sa fille fera de son côté une bonne oeuvre , dit le baron
enattachant son cheval à un des arbres de la cour : elle
donnera l'hospitalité à deux voyageurs fatigués , qui lui demandent
une heure ou deux de repos auprès d'elle , et un
peu d'eau , de lait ou de vin , car j'ai une soifexcessive. Je
sentais toute l'inconvenance de cette demande ; la jeune
fille la sentit aussi ; elle courut à l'angle de la cour , ott
coulait unejolie fontaine. Sur la colonne étaient deux vases
en buis , elle les rinça , les remplit d'eau fraîche, et nous
les apporta avec grâce , en nous demandant excuse de n'avoirrienautrechose
à nousoffrir dans l'absence de son père :
il fallut bien les boire et la remercier , ce.que le baron
voulut faire un peu trop vivement. Effrayée , elle s'échappa
avec la légèreté d'une biche , entra dans la maison ,
et nous l'entendîmes tourner la clé en dedans. Le baron
voulut cacher sa mauvaise humeur sous des plaisanteries ;
it assura quee,, s'il avait été seul, elle aurait été moins revèche.
Mais je n'en suis pas la dupe, disait-il , le charmant
petit oiseau sortira bientôt de sa cage , et je vais tendre
tous mes gluaux pour m'en saisir , etc. Alors que je
sus la jeune fille en sûreté , je ris avec lui de ses folies,
convaincu qu'il n'y penserait plus le lendemain. Il attendit
quelques instans ; enfin ne voyant rien reparaître , il remonta
son cheval , et consentit à repartir. En revenant ,
il m'avoua que ce n'était point le hasard qui l'avait conduit
; qu'il avait déja rencontré sur son cchheemmiin Louise Werner,
dont il savait très-bien le nom , et que la tête lui tournait
de sa petite mine ingénue. Depuis quelques semaines
ilguétait l'occasion de lui parler , elle lui échappait toujours ;
mais il était piqué au jeu et décidé à tout entreprendre pour
Pupprivoiser. J'ai pensé, ajoutait-il, que comme fils de
294 MERCURE DE FRANCE,
pasteur et avec ta réputation de sagesse , on se défierait
moins de toi , que tu pourrais pénétrer dans la forteresse
et m'y procurer des intelligences . " Je repoussai cette idée
avec indignation ; je fis parler la morale , lajustice , l'humanité
, et tout ce que je pus imaginer pour le détourner
de cet odieux projet. Il m'écouta én riant, et me dit que je
prêchais à merveille , mais qu'il me conseillait de garder
mes sermons pour la chaire, qu'ils ne le persuaderaient
point , et qu'il saurait se passer de mes exhortations et de
mon secours. En effet , depuis ce jour il ne me proposa
plus de l'accompagner dans ses promenadeset cessa deme
rechercher. Je fus remplacé dans ses affections par un
jeune étudiant , qu'il jugea devoir être moins sévère . C'était
mon cher Ernest avec quije n'avais alors aucune relation ;
je savais seulement que c'était un jeune homme intéressant
par ses moeurs et sa situation . Son père , qui se nommait
Schmitt , avait été un riche négociant d'une ville voisine de
Jéna: il fit mal ses affaires , essuya des faillites , et mourut
de chagrin en laissant un fils unique et orphelin ,
même de sa mère. On put à peine sauver d'une brillante
forttine de quoi éleverle jeune Ernest , qu'on envoya à l'université
pour le mettre en état d'obtenir une place ... Naturellement
timide et craignant les occasions de dépense , il
ne s'était lié avec aucun étudiant et vivait très-retiré.
Tout - à- coup le baron de Leneck le rechercha , lui fit
toutes sortes d'avances auxquelles Ernest n'osa pas se refu
ser , quoiqu'il m'ait assuré depuis qu'il n'avait jamais aimé
le baron; mais il se laissa entraîner . Ils devinrent inséparables
: Ernest dînait tous les jours chez son nouvel ami ,
et tous les après-dîners , je les voyais prendre ensemble la
route du village où demeurait Louise . Je n'avais , je vous
le jure , aucun regret de ne plus être de cces promenades ,
dont le but était si opposé à mes principes ,mais ma conscience
était loin d'être tranquille ; je connaissais les vils
desseins du baron sur cette intéressante jeune fille , et je
le laissai les poursuivre sans chercher à la sauver , sans en
avertir son père . Si c'eût été ma Pauline qui eût couru un
tel danger , quelles obligations n'aurais-je pas à celui qui
eût veillé sur elle et prévenu sa ruine ? et notre premier
devoir n'est-il pas de faire pour autrui ce que nous voudrions
qu'on fit pour nous ? Si j'avais une soeur dans cette
position , ne devrais-je pas la protéger? Et Louise me
semblait être ma soeur. Ainsi que moi , fille d'un pasteur de
village , si jeune ! si peu heureuse ! Je m'étais informé de
teb
1
MARS 1810: 295
son père , on me l'avait dépeint comme un homme assez
borné , très -dur et très-avare ; il était veuf depuis un an et
vivait seul avec sa fille , qu'il négligeait , et une vieille servante
sur laquelle il se reposait du soin de la garder, et qu'il
était si facile de gagner. - Je frémis de tous les dangers
dont Louise était entourée , et puisque le hasard m'en avait
instruit , je me crus obligé de la protéger.-Mais comment
m'y prendre ? Ce père , tel qu'on me l'a dépeint , voudra-til
m'entendre ? et s'il partage mes craintes , n'usera-t-il pas
avec sa fille d'une rigueur que j'aurais voulu lui épargner ?
Ce n'est pas dans un écrit destiné à l'aveu de mes torts que
je veux cacher que la fausse honte de trahir l'espèce de
confiance du baron , et de passer à ses yeux pour un délateur
, me retenait aussi .S'il allait penser que c'est une basse
vengeance de sa froideur actuelle ? Et ces raisonnemens
⚫captieux, et les difficultés m'arrêtèrent , pendant quelques
jours , de faire aucune démarche : cependant l'image de
cette douce et jeune fille , victime peut-être du libertinage ,
me poursuivait sans cesse. Je fus trois ou quatre fois , à
différentes reprises , me promener autour de lacure , j'entrai
même dans la cour ; j'aurais voulu voir Louise , lui
parler avec amitié , obtenir sa confiance ; je ne la rencontrai
point. Deux fois je trouvai auprès de la fontaine la
fille qui la servait ; j'essayai de l'aborder , elle était trèsrébarbative
; et lorsque je lui dis que je désirais parler
un instant à sa jeune maîtresse , un refus sec et grossier
me fit juger qu'elle m'accusait moi-même de ce que je voulais
prévenir : mais cela ne me rassura point sur les entreprises
du baron, qui avaitdes moyens d'obtenir ce qu'on me
refusait. Je le nommai à cette fille ; je lui dis que nous
étions venus ensemble dans cette cour , et qu'il était mon
ami . Elle secoua la tête d'un air de défiance , en me disant
qu'elle ne m'avait jamais vu avec lui .- Vous le voyez
donc quelquefois ?-Qu'est-ce que cela vous fait? me ditelle,
vvous êtes bien curieux, Elle s'en alla , et je fus confirmédans
mes craintes .
Le lendemain je me décidai à y retourner , à frapper
tout uniment à la porte du presbytère , et demander à voir
le pasteur ; non que je fusse encore résolu à lui parler de
sa fille , mais j'aurais appris à le connaître , et peut- être
aurais -je trouvé le moment de voir Louise , ou de lui
donner une lettre , que je tins prête à tout hasard. Cette
tentative ne me réussit pas mieux que les précédentes :
-l'impitoyable duègne vint me dire que le pasteur était
296 MERCURE DE FRANCE,
occupé et ne pouvait me recevoir ; elle ajouta obligeamment
: quoique vous soyez très -joli garçon , M. l'étudiant ,
il n'y a rien à faire ici pour vous . » Je partis tristement .
et presque résolu d'abandonner à la providence le sort
d'une personne intéressante , il est vrai , mais qui m'était
si peu connue. Cette fille qui me voulait si peu de bien ,
était ou une duègne incorruptible , ou dans les intérêts du
baron ;; peut- être que Louise , déjà séduite , n'avait plus
besoinde mon secours ; mais s'il en était tems encore......
Tout en réfléchissant à ce que je devais faire , je me
trouvai devant l'auberge du village; j'avais soif , j'étais
fatigué de ma course , j'entrai pour me reposer en buvant
une bouteille de bière ; j'étais à peine assis que le galop
bien connu des chevaux anglais du baron me tira dema
rêverie ; je m'approchai de la fenêtre , elle était ouverte;
je me plaçai derrière le rideau , de manière à voir sans être
vu. Bientôt deux cavaliers passèrent ; c'était Oreste et
Pilade , comme on appelait alors le baron et son cher
Ernest . Ma patience est à bout , disait le baron , mais
> aujourd'hui je saurai à quoi m'en tenir; je suis sûr de
> Louise , c'est l'essentiel , et.... » Ils avaient passé , je
n'entendis plus rien. Je les vis descendre de cheval , et
monter, en causant , la rampe qui conduisait à la cure .
Qui sont ces messieurs , dis-je à l'aubergiste qui était
devant la maison avec sa femme ?- "Deux étudians de
Jéna ; vous devez les connaître . Celui qu'on appelle le
baron , en veut à la fille de notre pasteur , qui est jolie.
comme tous les anges du paradis . Presque tous les jours:
ils viennent ici : le baron va faire sa cour chez le ministre ,.
et l'autre revient ici l'attendre avec les chevaux; on comprend
de reste ce que cela veut dire . Moi je vends ma ,
bière , mon vin , mon foin et mon avoine , et je trouve que
tout va très-bien. "
Non pas moi , dit l'honnête femme , je trouve que tout.
vatrès-mal. Cette demoiselle Louise , sage comme l'enfant
qui vient de naître , qui ne quittait jamais sa mère ! Que
dirait-elle la pauvre dame, qui couvait sa Louise comme
son trésor ? Ah ! ne me parlez pas d'une fille sans mère ,
et si près d'une Université . J'espère bien vivre jusqu'à ce
que les miennes soient mariées .... Qui m'aurait dit eela
deMlle Louise?
-Que veuxx--ttuu , ma femme, un baron tout galonné ,
cela donne dans l'oeil d'une jeune fille , on n'en voit pas ,
tous les jours.
1
MARS 18το.
297
-Ah ! c'est-là ce qui me chagrine : si dumoins c'était
l'autre. Mais le voilà qui revient tout seul, ah ! mon dien ,
mon dieu ! L'hôte s'avança pour prendre les chevaux;
Ernest n'ouvrit pas la bouche , il entra au jardin . C'est
toujours ainsi , continua la femme; il reste là au jardin à
révasser une heure ou deux jusqu'à ce que l'amoureux
revienne . Pardi , il doit bien s'ennuyer celui-là , aussi ne
dit-il mot à personne. En effet , je le voyais se promener
les bras croisés et la tête baissée. Je me décidai tout
de suite à le joindre , et à tâcher de réveiller dans son
coeur les sentimens d'honneur , que son aimable physionomie
annonçait. Avant sa liaison intime avec le baron ,
j'avais solivent entendu faire son éloge , et j'avais eu le
désirde rechercher son amitié ; mais il était peu commu-:
nicatif, et je me bornais à lui parler avec intérêt quand je le
rencontrais . Depuis quelque tems j'entendais dire qu'il
négligeait ses études , et que son noble et riche ami l'entraînait
dans un goût de dissipation , qui n'allait pas à son
état: mais le rôle qu'il jouait dans cette occasion me paraissaitbien
pire encore. J'en étais fâché presque autant
pour lui que pour la jeune fille; son extérieur me plaisait,
et je trouvais un double motif pour lui parler. J'entrai
donc dans le jardin , qui était assez vaste; il se prome->
nait , et ne m'aperçut que lorsque je fus tout près de lui .
Je le saluai ; il leva la tête ,et me rendit à peine mon salut
il n'avait point l'air de la surprise , mais sa physionomie
avait une expression mêlée de colère et d'inquiétude.
Où avez-vous donc laissé le baron, lui demandai-je pour
nouer l'entretien ? Vous étiez ensemble il n'y a qu'un instant;
(il fronça le sourcil.) D'où est-ce que vous nous
avez vus ? me demanda-t-il à son tour..
--De la fenêtre de l'auberge , je vous ai vu monter ensemble
au presbytère; le baron y est-il resté ? Il hésita un
instant et devenait toujours plus sombre; enfin il me dit
avecun son de voix altéré : Rien ne m'oblige à répondre à
des questions qui me surprendraient tout au moins , si je
n'en savais pas le motif. Oni , Monsieur , mon ami le
baronde Leneck est resté oùvous n'avez pas été reçu , où
j'espère que vous ne le serez jamais.
Vous me connaissez , mon père , et vous comprendrez
tout ce que cette réponse me fit éprouver; mais accoutumé
àmedéfier de moi-même lorsque je me sentais irrité , et
àdonner quelques minutes à la réflexion , je me contins ét
je le fixai en silence; quelque chose au fond de mon coeur
1
4
298 MERCURE DE FRANCE ,
:
me disait que ce pauvre jeune homme était abuse.
M. Schmitt , lui dis-je enfin , écoutez-moi ; voulez -vous
me donner une explication simple et franche de ce que
vous venez de me dire ? et je vous en donnerai une à mon
tour de ma conduite entière , etdu motifde la visite que j'ai
essayé de faire ; cette explication, je crois, vous satisfera pleinement
; je ne vous cacherai pas même que c'est dans ce but
que je suis venu vous rejoindre . Jusqu'à ce moment , Ernest ,
j'ai eu très-bonne opinion de vous: je pourrais à présent
en avoir au contraire une bien mauvaise , et vous jugeant
sur les apparences , vous croire le vil complaisant du jeune
libertin que vous nommez votre ami ; mais je résiste à ces
apparences , et je ne veux croire que vous seul . Vous de
même , Ernest , résistez aux suggestions qu'on emploie
pour vous prévenir contre moi , et soyez sûr que mon seul
but est d'être le sauveur de la vertu et le défenseur de
l'innocence .
Je mis sans doute un tel accent de vérité dans ces paroles
, qu'il en fut ébranlé ; sa physionomie prit une autre
expression . « Eh bien ! me dit-il , je vais m'expliquer franchement
; répondez-moi de même . Vous aimez Louise
Werner , et vous êtes venu ici plusieurs fois avec l'intention
de lui parler. "
,
-Rien n'est plus vrai , lui dis-je , cet espoir seul m'a
conduit ici , etje n'en rougis pas : je n'aime point Louise
car j'aime de toutes les facultés de mon ame Pauline Halder
mafiancée , et jamais je n'aimerai qu'elle . Je n'ai vu Louise
qu'une seule fois , mais elle m'intéresse , etje voudrais , s'il
en esttems encore , la sauver du plus grand des dangers .
-La sauver ! Louise ! .... De quel danger , Frédérich ?
au nom du ciel expliquez-vous . Elle n'en court aucun , je
vous assure. Mon seul but, mon seul désir , est de la rendre
la plus heureuse des femmes . 4
Et pour cela vous la laissez tous les jours avec celui
qui a juré sa perte ? Il pâlit comme la mort , et fut forcé de
s'appuyer contre un treillage ; à peine put-il articuler d'une
voix tremblante : " Dieu ! quel voile vous venez de lever !
.... achevez au nom du ciel ; sur quoi supposez-vous .... "
Je ne suppose rien , lui dis-je en le soutenant et le faisant
asseoir sur un banc : tâchez de vous calmer , et vous
saurez tout. Pauvre Ernest , dès ce moment vous êtes justifié
, et je ne puis plus que vous plaindre. Alors je lui
racontai, sans rien omettre, ma dernière promenade avec le
baron. Il m'écouta en silence , la main sur les yeux. « PerMARS
1810.
299
i
1
!
5
t
fide! s'écria-t-il lorsque j'eus fini , comme tu te jouais de
ma crédulité !
Il me raconta ensuite que , depuis trois ans , il aimait
éperdument Louise ; Mm Werner avait connu et protégé
son amour; en expirant elle mit la main de sa fille dans
celle d'Ernest , et mourut en les bénissant ; mais depuis sa
mort le vieux pasteur , qui ne le trouvait pas assez riche et
qui voulait marier sa fille à un vieux bailli qui la prenait
sans dot , avait cherché querelle à Ernest , lui avait déclaré.
qu'il rompait à jamais tout projetd'union entre lui et sa fille;
il lui avait et défendu l'entrée de sa maison , et à Louise de le
revoir. Comment obéir à un ordre aussi tyrannique lors- .
qu'on a donné son coeur ? Ils trouvèrent le moyen de s'écrire
et même de se voir quelquefois. Mais , soit que le père le
soupçonnât , ou le craignît , il était devenu plus sévère ; il.
ne permit plus à Louise de sortir de l'enceinte de la cour ,
et il ne fut plus possible au pauvre Ernest de la rencontrer..
Il était au désespoir lorsque le bbaaron , instruit sans doute
par la femme de service , qu'il avait gagnée , rechercha son:
amitié , lui proposa des promenades à cheval.-Dès la
première , il le mena comme par hasard dans le village del
Louise , et , comme il avait fait avec moi , il lui proposa de
monter à l'église et au presbytere pourjouir de la vue.Ernest
ému à l'excès aurait donné sa vie pour oser y aller , mais il
craignitde rencontrer le vieux pasteur , ou d'alarmer Louise ;
il refusa donc d'y monter , et confia à son nouvel ami , qui
le, pressait , les motifs de son refus . Le baron n'insista
pas, parut touché de son malheur, et lui dit qu'il s'occu
perait des moyens de l'adoucir ; puisque le presbytère vous !
est défendu , lui dit-il , n'y paraissez pas , je tâcherai d'yl
pénétrer seul , et mon amitié pour vous me rendra inventif..
Donnez-moi seulement un passe-port auprès de votre jeune
amie , et tout nous deviendra facile . Je me charge d'abord
de votre correspondance , je m'insinuerai auprès du père ;
je parlerai de vous comme de mon meilleur ami , et puisqu'il
'il aime l'argent et qu'il lui en faut , il ne vous manquera
pas . Voulez-vous diriger mes terres , vous serez le plus riche
intendant de l'Allemagne ? Voulez-vous être bailli comme
votre rival ? vous le serez avec des revenus bien plus considérables
. Voulez-vous être pasteur ? je vous offre un excellent
bénéfice à ma nomination . Nous réussirons , soyez
en sûr; il s'agit seulement d'entrer , de parler , de persuader,
et je m'en charge , heureux de faire le bonheur
d'un ami . Ernest , ignorant qu'il eût déjà vu Louise , fut.
300 MERCURE DE FRANCE ,
sans défiance ; il livra son coeur à l'espoir, et se dévoua a
celui qui le lui rendait. " Je tombai presque à ses pieds ,
me dit-il , et je nommai mille fois mon bienfaiteur celui
qui voulait m'ôter bien plus que lavie.
Dès le lendemain il avait écrit à son amie une lettre passionnée
comme son coeur; il la priait d'avoir une entière
confiance en celui qui la lui remettrait , et de chercher un
moyen de l'introduire auprès de son père. Ildonna cette
lettre au baron , l'accompagna jusqu'au village , et attendit
dans l'auberge, ou dans les environs , le succès de la négociation.
Pendant quelques jours leurs courses répétées furent
inutiles , le baron revenait sans avoir pu pénétrer auprès
de cetie Louise , qu'il était , disait-il , fort curieux de connaître.
Ernest ne cessait de la lui dépeindre de manière à
ne pouvoir s'y tromper. Enfin une fois il parvint à son but,
gagna l'Argus , la vieille Marthe , et par son moyen il avait
vuuninstantLouise, etluiremitla lettre d'Ernest qu'elleavait
reçue avec destransports dejoie ; elle devait préparerpour le
surlendemain sa réponse et l'esprit de son père pour recevoir
le baron , mais elle lui demandait en grace de ne rien
hasarder lui-même , et de bien se garder de paraître.
Ce surlendemain et bien d'autres encore se passérent
sans aucun succès ; souvent le baron , après une heure ou
deux d'attente inutile , revenait sans avoir pu seulement
entrevoir Louise ; d'autres fois il l'avait vue , mais sans pouvoir
lui parler ; quelquefois plus heureux, ilavait passé
quelques minutes avec elle , uniquement employées à parler
de son Ernest : celui-ci ne se lassait pas d'écrire , Louise
lui répondait de tems en tems, et ces billets lui rendaient
la vie. Elle attendait tout , lui disait-elle , de l'excellent
ami que la providence leur avait donné , et d'un jour à
l'autre elle espérait qu'il pourrait parler à son père. Aujourd'hui
, me dit Schmitt en finissant son récit , aujourd'hui
même était le jour fixé pour cette entrevue ? Comme
Louise devait se trouver dans la cour pourluidonner accès,
jen'ai pu résister d'essayeraumoins de l'entrevoir, etpour
la première fois j'ai accompagné le baron jusqu'à l'entrée ;
nous n'avons trouvé que Marthe ; Louise, retenue par son
père, n'avait pu venir elle-même : mais ce dernier atten
dait le baron , qui s'était fait annoncer comme voulant emprunter
de l'argent à gros intérêts. J'allais le laisser lorsque
Marthe nous dit en riant , que l'amoureux était encore)
revenu.-Frédérich Buchman ,dit le baron ? il a le diable
atu corps . Ernest , prenez-y garde , vous avez là un rival
MARS 1810 . 301
1
1
-
-
dangereux , rien ne le rebute.- Cette fois il a demandé
aussi à parler au père , en se nommant par son nom , Frédérich
Buchman , nous dit Marthe ; c'est cela même. Elle
nous conta comment elle vous avait renvoyé ; je ne pouvais
donc douter que ce ne fût bien vous-même , et j'en ai été
convaincu en vous frouvant ici ..
Il m'avait fait ce récit très-rapidement et d'une voix trèsémue;
il garda quelques instans le silence, abîmé dans ses
pensées , et se promenant avec vivacité. Tout-à-coup il
s'arrêta devant moi : " Non , Frédérich , non , vous n'êtes
point un imposteur , je le sens là , et je le vois là , me
dit-il , en posant une main sur son coeur , et un doigt sur
mon front : mais cet indigne Leneck Encore quelques
instans , et l'un de nous deux n'existera plus.... Mais
Louise , & Dieu , Louise ! -Il se promena vivement ,
se rassit, se releva ; la couleur de son teint variait, à chaque
minute , de la paleur de la mort au rouge le plus foncé ; sa
respiration devenait precipitée; il y avait une telle contraction
dans tous ses traits , un tel égarement dans son
regard , que j'en fus effrayé. Je pris sa main , elle était
brûlante; je fis ce que je pus pour le calmer , il ne m'écoutaitplus,
De moment en momentson agitation augmentait
, et devint enfin un vrai délire... Quelquefois il me
prenait pour le baron , et voulait se jeter sur moi avec
fureur; ou bien il croyait voir Louise , l'accablait de reproches
, et réclamait ses sermens; d'autres fois il me reconnaissait
, et se précipitant dans mes bras, m'appelant son
unique ami , il me conjurait de sauver sa Louise. Dans un
moment un peu plus tranquille , je parvins à le conduire
vers la maison; j'appelai l'aubergiste , et je lui dis l'embarras
où je me trouvais avec ce jeune homme , qui venait
d'être saisi par un accès de fièvre chaude. Nous le fimes
entrer dans une salle basse sa frénésie recommença
bientôt; mais dans le plus fort de ses accès ilne répoussait
pas mes soins et me nommait toujours son, sauveur , son
unique ami. Il fallait prendre un parti ; l'aubergiste avaitun mauvais
cabriolet, mais pas dechevaux je me décidai , malgré
ma répugnance , à me servirde celui qu'Ernest avait monté
et qui appartenait au baron. J'écrivis mon nom sur une
carte , que je laissai à l'aubergiste en lechargeant d'expliquer
au baron ce qu'étaient devenus son cheval et son
ami , et j'emmenai avec beaucoup de peine ce dernier, qui
était dansun étataffreux; mais dumoins cet accès soudain
302 MERCURE DE FRANCE ;
54
prévenait , pour le moment peut-être , un plus grand malheur:
je n'aurais pu l'empêcher d'attaquer Leneck avec
furie , et le sang froid du baron aurait pu être funeste
à mon ami ; car mon coeur donnait déjà ce titre au pauvre
Ernest , si cruellement abusé .
Nous arrivâmes a Jéna , je conduisis mon malade dans
ma chambre , et je me hâtai de faire venir un médecin qui
le déclara atteint d'une fièvre chaude de la plus mauvaise
espèce . Plusieurs saignées abondantes calmèrent son transport
, mais le mirent dans un état de faiblesse excessive .
Il aurait été mal soigné dans son logement , son état exigeait
une surveillance continuelle ; je le gardai chez moi
et je fis mettre un second lit dans ma chambre . Vous pouvez
vous rappeler , mon père , que je vous écrivis alors que
je soignais un ami malade sans entrer dans aucun détail ;
à présent je n'en dois omettre aucun , puisque c'est ce qui
m'entraîna dans l'abîme ! ... Je vais cependant les abréger
autant qu'il me sera possible .
,
,
7.
,
Dansles momens lucides du pauvre Ernest , et ils étaient
courts et rares , il n'était occupé que de Louise ; je fus
obligé , pour le calmer , de lui en imposer , de lui dire que
je savais que le baron , rebuté par elle , avait cessé ses
poursuites . Hélas ! j'avais lieu de croire au contraire
qu'elles étaient toujours plus ardentes ; il laissait à peine
passer un jour sans aller au presbytère , et j'avoue que
regardant Louise comme perdue à jamais pour Ernest ,
j'avais abandonné l'espoir de la sauver , et j'attendais avec
impatience le retour de la raison de mon ami pour le détacher
peu-à-peu de cette infidèle .
:
Aubout de quelque tems cependant , à ma grande surprise
, un jeune paysan de Lubelin vint à-peu-près tous .
les jours s'informer de la santé de M. Ernest Schmitt , et
dès qu'il apprit qu'il était mieux , il apporta des billets de
Louise à son adresse : ils lui faisaient tant de plaisir et
tant de bien , que je n'avais pas la force de les lui soustraire.
J'en étais moins contentque lui ; le sentiment qu'ils
exprimaient , quoique très -passionné , n'avait rien de naturel
: ils paraissaient dictés par une imagination romanesque
plutôt que par un coeur vraiment touché . Je me
promettais bien de le lui faire remarquer lorsqu'il serait
en état de m'entendre , mais il en était loin encore ; ilavait
presque tous les jours des accès de délire , que la lecture
seule de ces lettres pouvait calmer. Il n'avait plus le
moindre doute sur sa Louise ; elle ne lui en témoignait
MARS 1810 . 303
م
5
t
P
non plus aucun , et ne cessait de lui répéter qu'elle comptait
sur ses promesses , et qu'elle attendait tout de lui ;
d'ailleurs elle ne parlait plus du tout du baron ; mais elle
lui disait que son père ne serait pas toujours inflexible.
Cette lueur d'espoir ranimait Ernest , et le rendait à
la vie . Il répondait , et ses lettres se ressentaient , sans
doute , du désordre de son esprit et de la violence de sa
passion . Quelquefois , lorsque sa faiblesse l'empêchait
d'écrire , il me dictait ses billets , et j'en profitais pour
encourager son amie à lui rester fidèle ; pour lui donner
tous les conseils de la véritable amitié . Ernest n'avait plus
aucun soupçon , et moi je commençais à revenir des
miens et à croire que j'ava's jugé trop légèrement ceite
jeune fille , qu'elle avait , ainsi que je l'avais supposé ,
repoussé les voeux du baron; dans cette idée , je croyais
devoir encourager les espérances d'Ernest plutôt que de
les détruire. Que de fois nous avons anticipé , par la
pensée , sur le bonheur qui nous attendait dans nos cures
de villages , avec nos deux charmantes épouses ! Il voulait
aussi être pasteur , et notre amitié et notre vie auraient été
le modèle de la vôtre et celle de votre cher Halder . Douce
illusion ! rêves enchanteurs ! dont tout nous promettait
la réalité , qu'êtes -vous devenus ?
:
Mes soins étaient récompensés ; la santé d'Ernest se
remettait peu-à-peu ; la fièvre l'avait quitté depuis quelque
tems , mais il était très -faible encore. Le médecin pensa
que quelques promenades , soit à cheval , soit en phaéton ,
pourraient le fortifier. Dès la première , il me demanda
d'aller à Lubelin ; nous nous arrêtames à l'auberge , et de-là
nous envoyâmes un enfant demander la vieille Marthe :
elle vint aussitôt , et parut surprise de nous voir. Ernest
était si ému qu'il pouvait à peine prononcer le nom de
Louise ; ce fut moi qui demandai à Marthe si elle ne pourrait
pas venir un instant à l'entrée de la cour. Impossible ,
nous dit-elle , elle est auprès de son père , qui est un peu
malade ; mais vous la verrezbientôt, je crois, autant que vous
de voudrez. Ce peu de mots mit Ernest au comble de la
joie ; il donna à cette fille tout ce qu'il avait d'argent sur lui ,
et c'était bien plus qu'il ne pouvait donner. Toute la soirée
ilmeparla de son bonheur, qui s'approchait sans doute .
Vous la verrez bientôt autant que vous le voudrez , lui
avait dit Marthe . J'interprêtai comme lui cette phrase , mais
majoie n'était pas complète : un soupçon vague , et qui ne
fut que trop tôtvérifié ,pesait sur mon coeur. Le lendemain
304 MERCURE DE FRANCE ,
àpeine étions -nous levés , qu'on apporta une grosse lettre à
l'adresse d'Ernest Schmitt, de chez le pasteurWerner . Il la
prit avec unegrande émotion . " Dieu ! c'est de son père ,
medit-il, ilconsent sans doute à monbonheur. Son visage
rayonnait de joie en rompant le cachet; elle en contenait
une petite de Louise , ce qui le confirma dans son idée ; il
lapressade ses lèvres , et les lut ensuite rapidement. Je le
regardai, et à l'expression du bonheur je vis succéder celle
dudésespoir et de la rage. Il pressa violemment les deux
lettres dans ses mains , et me les présenta en me disant ce
seul mot , lis . Je les pris et il sortit rapidement : je lus
etje pouvais à peine en croire mes yeux. Voici cette lettre,
qui me frappa trop pour l'avoir oubliée .
Lubelin , ce ***.
Vous êtes un scélérat , M. Ernest Schmitt ! il y a long-
> tems que je m'en doutais , et j'en ai pour mon malheur
la conviction . Vous avez abusé de la faiblesse d'une mère
> pour inspirer à sa fille encore enfant un amour coupable,
> et vous en avez profité pour lui faire oublier tous ses
> devoirs. Malgré mes défenses positives et réitérées ,
> Louise vous a vu , et victime de vos séductions elle a été
> perdue. La malheureuse vient de m'avouer sa faiblesse ,
» l'état qui en est la suite , et vous nomme le père de l'enfant
qu'elle porte. Vous êtes le dernier des gendres que
» j'aurais voulu choisir, puisque vous n'avez ni fortune ni
> moeurs : mais vous avez un ami généreux , que vous ne
» méritez guères , qui veut au moins suppléer à votre for-
> tune et vous donner une place avantageuse ; et autant
» que je puis en juger par les lettres insensées qu'on vient
de me faire lire , vous avez assez d'amour pour ne pas
balancer à réparer vos torts , et à rendre l'honneur à mon
indigne fille. Conduisez-vous à l'avenir de manière à me
> faire oublier les premiers . Soyez plus reconnaissant que
» vous ne l'avez été pour votre généreux bienfaiteur , M. le
» baron de Leneck , que vous avez si lâchement abandonné
» pour un autre qui ne vaut pas mieux que vous ; etpeut-être
, à ces conditions je consentirai à vous regarder comme
» un fils. En attendant, je suis un père très-malheureux ,
très-offensé , et qui regrette que son âge et son état ne lui
> permettent pas de vous demander une autre réparation
>>qui serait plus de son goût. "
MICHEL WERNER, pasteur de Lubelin .
Je frémis d'indignation , et passai à la lettre de Louise :
elle
MARS 1810 .
SEINE
!
;
J
1
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1
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۱۰
i
!
DE
elle était singulière , embarrassée , et ne s'est pas gravée
dans ma mémoire . Elle rappelait à Ernest et sor amour
et ses promesses tant de fois répétées . Son honneur sa
vie , le sort d'une créature innocente , tout dépendantde
lui. Elle ne pouvait croire qu'il voulût abandonner aude
sespoir celle qu'il avait tant aimée . « Ernest , lui doitelle
en finissant , soyez pour moi ce quevous promites apar
» mère mourante ,un ami , un appui , un époux , et nous
> pourrons encore être heureux ; car le coeur de Louise est
> à vous seul , et l'étude de sa vie sera de réparer une faute
» qu'elle ne peut se pardonner. "
,
Je jetai avec horreur ces deux lettres , et je m'aperçus
seulement alors qu'Ernest n'était plus là , et qu'en sortant
il avait pris mon épée qui pendait au mur ; la sienne était
restée chez lui. Je compris où je le trouverais , et je volai
chez le baron . En traversant une promenade derrière sa
maison , j'entendis quelque bruit , et tournant un angle ,
je vis ce que j'avais craint , mon pauvre Ernest si faible
encore des suites de sa longue maladie , qu'à peine pouvait-
il soulever l'arme avec laquelle il combattait contre un
homme vigoureux , et renommé pour son adresse dans l'art
de l'escrime . La rage soutenait Ernest , mais cette vigueur
factice ne pouvait durer qu'un instant ; son bras commençait
déjà à faiblir , et j'eus bien peu de peine à me saisir
de son épée avant même qu'il m'eût aperçu , à l'écarter et
àprendre sa place. Vous auriez trop peu de mérite
dis-je au baron , à triompher d'un convalescent qui peut
àpeine se soutenir ; vous avez tant d'autres moyens de lui
ôter la vie ! avec moi le combat sera plus égal . Soit ,
dit-il , je vous en veux bien plus qu'à lui. Et nous nous
attaquâmes avec furie. Ernest , désarmé et forcé d'être
témoin du combat , était au désespoir, mais il ne fit pas un
seul pas pour se rapprocher , que lorsqu'il vit chanceler le
baron en s'écriant : Vous êtes vengés , je meurs . Il vola à
lui et le soutint dans ses bras , tandis qu'avec mon mouchoir
je tâchais d'arrêter le sang. Mon épée avait donné
dans le côté droit au dessus des côtes . Nous le portâmes
dans son hôtel , qui n'était qu'à deux pas. Après l'avoir
remis à son valet de chambre , je courus chercher un chirurgien
, et j'eus la satisfaction de lui entendre dire que la
blessure ne serait pas mortelle. Sans doute il ne méritait
pas de vivre , mais je n'aurais pas voulu avoir sa mort à me
reprocher.
-
Voilà , mon père , l'histoire exacte de cette affaire avec le
V
306 MERCURE DE FRANCE,
,
baron de Leneck , qui fut représentée à-peu-près comme
un assassinat ; nous fumes accusés d'être venus ensemble
et tous les deux armés pour attaquer le baron , et dès le
même jour on nous mit aux arrêts dans deux chambres sé
parées : on n'avait , il est vrai , trouvé sur la place que mon
épée , mais l'autre pouvait avoir été emportée, Nous fûmes
interrogés par les autorités , et malgré tout ce que nous
pûmes dire , on s'obstina à nous croire coupables . Je demandai
que nous fussions confrontés avec le baron , dès
qu'il serait en état de parler ; on ne pouvait nous le refiuser;
nous devions y être conduits l'un après l'autre : j'y
fus le premier, comme étant celui qui l'avait blessé . Soit
que l'aspect de la mort eût amené quelque repentir , soit
que l'accent calme et ferme de la vérité lui en imposât, il
confirma toutes nos allégations , et raconta l'affaire exactement
comme nous . Ernest fut ensuite introduit ; Leneck
voulut lui parler sans témoins , et n'eut pas honte de le
presser lui-même d'accepter la main de Louise et ses bienfaits
. Ernest repoussa cet outrage avec mépris , et accabla
Le baron de reproches bien mérités . Celui-ci en convint ,
et poussa ensuite la bassesse et la fausseté jusqu'à nier
cet entretien , dont Ernest n'avait point de preuves . Le
même jour, le baron étant hors de danger , et ses dépositions
m'ayant été favorables , je ſus mis en liberté; mais
Ernest resta aux arrêts comme ayant été l'agresseur , et
comme étant le séducteur de la jeune Louise Werner ,
dont la honte était ébruitée , soit par cette affaire , soit par
son père qui avait formé des plaintes juridiques contre Ernest
Schmitt , et demandé qu'il fût contraint à l'épouser ,
Une foule de lettres d'Ernest furent produites enjustice ,
la plupart de celles que le baron avait été chargé de remettre
, et les billets qu'il avait écrits dans le délire de la
fièvre; toutes témoignaient de l'amour le plus violent , et
dans quelques-unes , il parlait de son bonheur en termes
si passionnés , qu'elles pouvaient être interprêtées comme
on le voulait, par des gens prévenues . Mais moi , moi
qui depuis six mois ne l'avais pas quitté un seul instant ,
moi qui connaissais si bien le véritable séducteur , devaisje
laisser accuser mon ami sans le défendre ? sans affirmer
, à qui voulait l'entendre , qu'il était la victime de la
plus horrible perfidie et d'une injustice sans exemple ? Les
partisans du baron (et les riches en ont toujours ) repoussaient
mes assertions . Ceux qui connaissaient son caractère
et ses moeurs , les confirmaient et je ne puis vous
Y
MARS 1810. 307
dire combien de querelles , de rixes , de combats même
furent la suite de cette affaire , sur laquelle les esprits s'aigrirent
toujours plus : Jéna fut absolument divisé en deux
factions , où personne ne voulait céder , et moi si sûr d'avoir
raison ,bien moins encore . Mon pauvre Ernest , toujours
détenu , était le plus malheureuxdes hommes. Cette Louise
tant idolatrée , devenue l'objet du mépris général , était
pour lui une pensée presqu'aussi cruelle que celle de sa
perfidie. En vain je l'assurai qu'elle excitait plus de pitié
que de blâme , je ne pouvais le consoler , car alors de mépris
retombait sur l'amant qui l'abandonnait. Cent fois je
le vis sur le point de consentir à l'épouser , et de rendre
ainsi l'honneur à sa Louise ; mais pouvait-il lui rendre sa
confiance si indignement trompée , et recevoir du séducteur
de sa femme , du père de l'enfant qui porterait son
-nom , le prix de sa honte ? Le baron affectant de se montrer
généreux , disait hautement qu'en faveur de l'amitié
qu'il avait ene pour Ernest , de celle qu'il avait encore pour
Louise , il donnerait une place lucrative ou une pension
au jeune homme dont il avait eu le tout d'être le confident.
L'avare pasteur exaltait sa générosité ; et l'injurié Ernest
passait pour le plus ingrat des hommes en s'y refusant et
en accusant son bienfaiteur. J'avais plusieurs fois inutilement
tenté de voir Louise , soit à la prière d'Ernest , soit
pour essayer dele justifier; elle était malade et gardée à
vue. Marthe même ne paraissait plus , et c'était par la
femme de l'aubergiste , qui aimait et plaignait Louise , que
je savais la rigueur avec laquelle elle était traitée. J'en gémissais
et n'imaginais aucun moyen de pénétrer auprès
d'elle , lorsqu'un soir que je sortais de la chambre d'arrêt
d'Ernest, je fus abordé par une femme du peuple que je reconnus
à l'instant ; c'était Marthe : Est-ce que je ne me
trompe pas , me dit-elle, êtes-vous M. Frédéric Buchman?"
Sur ma réponse affirmative , elle saisit mon bras et m'entraînant
avec elle , venez , venez , oh ! par pitié venez ,
nous n'avons pas un instant à perdre ; elle veut vous
voir avant que d'expirer . " Un frisson parcourut mes
veines . « Elle , qui ! ..... 6 dieu ! Louise ? Louise
me répondit-elle; pauvre enfant ! elle va mourir. Si jeune
et si malheureuse ! ah oui ! sans doute il vaut mieux qu'elle
quitte ce monde. Mais puisse-t-il périr aussi dans les tourmens
celui qui l'a conduite au tombeau! J'étais beaucoup
trop ému pour lui faire aucune question , et d'ailleurs elle
me faisait marcher trop vite. Nous étions sortis de la ville ;
-
,
Va
203 MERCURE DE FRANCE ,
àcent pas de la porte , elle prit un sentier détourné , qui
nous conduisit à une chaumière. C'est ici , me dit-elle.-
J'entre.-Oh ! mon père, mon père , quel spectacle de douleur
! Cette jeune Louise que j'avais vue un seul instant ,
fraîche et pure comme un bouton de rose , Louise à peine
dans sa 18me année , environnée des ombres de la mort ,
en ayant déjà la pâleur , couchée sur un lit de paille ! un
vieillard à barbe blanche qui paraissait octogénaire , était
assis à côté d'elle sur une chaise de bois , et tenait dans
ses bras un enfant nouveau né , sur lequel sa mère attachait
encore ses regards mourans . Marthe me fit signe de
⚫ ne pas avancer , et s'approchant du lit : Voici M. Buchman
, dit-elle à sa maîtresse . Ses joues se colorèrent faiblement
, et ses yeux se tournèrent vers moi. Je m'approchai ,
et par unmouvement involontaire , je me trouvai à genoux
à côté de ce lit de mort et devant cette malheureuse victime.
Je ne pensai plus du tout à sa faute , je ne voyais
que l'expiation , et Louise expirante n'était plus Louise
coupable. J'avais pris sa main que je pressais de mes lèvres .
Elle fit un faible effort pour me relever. « C'est moi , me
dit-elle avec peine , qui devrais être aux pieds de l'ami
d'Ernest » Ce peu de mots épuisa ses forces , elle laissa
retomber sa tête , sa légère rougeur se dissipa , et je crus
qu'elle avait cessé d'exister. Marthe avait apporté de la ville
descordiaux , des eaux spiritueuses; elle luifrottales tempes,
les bras , et bientôt sa respiration nous fit connaître qu'elle
vivait encore. Si seulement ma femme était là, dit le vieillard,
elle pourrait l'aider ; mais elle est allée chercher_un
ministre , pour accompagner cette pauvre âme en paradis ,
et un médecin pour voir s'il n'y a plus de ressources .
Marthe leva les yeux au ciel . J'appris que ce vieillard presqu'impotent
était son père ; ilne pouvaaiitt faire autre chose
que de tenir l'enfant qu'il réchauffait contre son sein , et
contre ses joues ridées. Je ne puis vous exprimer combien
ce contraste , et cependant ce rapport de la fin et du commencement
de la vie avait quelque chose desolennel et de
profondément triste .
Cependant Louise avait repris sa connaissance ; ses lèvres
pâles balbutiaient quelques mots si bas que je fus obligé de
m'asseoir sur son lit , et de pencher ma tête sur elle pour
l'entendre . « Ami de mon Ernest , disait- elle , prononcez
de sa part mon pardon ; il le confirmera quand il saura que
sa Louise n'est plus , et qu'elle a payé de sa vie une faute
aussi grande. Ma chère Marthe , je ne puis parler , vous
MARS 1810 . 3c9
1
ト
}
L
1
:
5
savez tout , racontez à M. Buchman les malheurs de la
coupable Louise . » En vain je voulus m'opposer pour le
moment à cette cruelle confession; Louise l'exigea , il fallut
s'y soumettre. Marthe s'assit à côté du lit , et me fit une
histoire longue et diffuse des infames moyens que le baron
de Leneck avait employés pour séduire Lonise. Une fois
introduit comme l'ami d'Ernest , il mit tout en usage pour
égarerunejeune fille sans défiance , dont l'innocence même
augmentait le danger .-Marthe dans son récit glissa légèrement
sur ses propres torts à elle , mais il me parut positif
que gagnée par l'or du baron , ou par l'espoir qu'il épouserait
Louise , elle lui avait facilité tous les moyens de la
voir seule , et qu'il en avait indignement abusé . Louise
résista long-tems , parce qu'elle aimait Ernest , et sa résistance
enflamma toujours plus son séducteur ; mais elle ne
voyait plus Ernest , et voyait tous les jours pendant des
heures entières un homme passionnément amoureux , dont
la figure était belle , l'esprit insinuant , et qui s'était fait
une étude particulière de ce genre de triomphes . Louise
fut entraînée par degrés sans s'en douter , et ne sentit la
grandeur de sa faute que lorsqu'elle fut irréparable . Qui
est la femme qui osera jeter la pierre contre elle ? Sa chute
fut le premier de ses torts et le plus excusable , mais il est
trop vrai qu'une faute en entraîne millllee, et qquu''uunnee femme
quí a cédé n'est plus qu'une esclave soumise aux volontés
de son maître. Louise n'aimait pas le baron , mais elle le
craignait , et n'osait plus lui résister : ce fut lui qui dicta
tous ces billets perfides à Ernest ; il lui persuada que ce
jeune homme l'aimait au point de tout lui pardonner , et
d'être encore heureux de l'épouser , et il exigea d'elle de
le nommer à son père comme celui de son enfant . La
réponse fière et noble d'Ernest , son duel avec le baron ,
et enfin son arrestation , furent autant de coups de poignard
pour elle ; elle sentit toute sa faute , le remords le
plus cruel tortura son coeur , et ne pouvant obtenir ni de
sonpère,ni de son séducteur, de se rétracter et de justifier
Ernest , elle résolut de le faire elle-même , et de se prés
senter aux juges. Marthe, depuis long-tems repentante de
sa confiance dans le baron , consentit à l'aider , en joignant
son témoignage à celui de sa maîtresse . Elles partirent
du presbytère un matin , pendant que M. Werner était à
l'église , mais Louise avait sans doute mal calculé , elle
fut saisie en chemin des plus violentes douleurs ; Marthe
n'eut que le tems de la conduire chez son père , où , après
Σ
MERCURE DE FRANCE ,
T
deux jours de souffrances inouïes , elle mit au monde une
fille , et sentit qu'elle-même n'avait plus long-tems à vivre =
elle se rappela de moi , de mon amitié pour Ernest , et
voulut me voir avant que d'expirer. Pendant le récit de
Marthe , elle avait repris sa petite des bras du vieillard ;
elle la remit dans les miens , et rassemblant le peu de
forces qui lui restaient encore : Généreux ami , me
» dit-elle , s'il est vrai que vous m'ayez pardonné , pro-
> tégez cette innocente créature; désavouée par celui qui
lui donna le jour , rejetée par celui que j'ai indignement
trahi , il ne lui reste plus que vous. Au nom
» de l'humanité , ne refusez pas le legs d'une mère expirante.
Promettez-moi d'être son père. Qui aurait pu
résister à une prière aussi touchante , et repousser le dernier
voeu d'une mère ? Je pressai contre mon coeur l'enfant
endormi dans mes bras , et prenant une des mains de la
mourante , je m'écriai : 4:Oui , Louise , oui , j'accepte ton
présent , our je suis le père de ton enfant , et je ne l'abandonnerai
jamais ! J'achevais à peine qu'un cri de Marthe
et le mot de malheureuse , prononcé par une voix de tonnerre
, me firent lever les yeux. Deux hommes vêtus de
noir étaient à la porte . « Plus doucement , vous la tuerez ,
disait l'un d'eux à l'autre en l'empêchant d'avancer.
Hélas ! c'en était fait ! la vie de l'infortunée ne tenait plus
qu'à un fil , il fut rompu par cette émotion violente et soudaine
; elle murmura faiblement : Mon père ! & mon père !
et ses yeux se fermèrent à jamais.
Da suite au Numéro prochain. )
mod of 097
९
VARIÉTÉS.
Did singhio
2009
SPECTACLES Théâtre de l'Impératrice . Première
représentation des Indiens , comédie en quatre actes et en
prose , au chénéfice deMme Molé. Ader-Bar , Nabab
de Mysore , détrôné par ses propres parens , se réfugie en
France avec sa fille Nellyet Mussa-Feri , le seul de ses
serviteurs qui lui soit resté fidèle ; il débarque à Bordeaux ;
la maison qu'il habite appartient à M. Schmidt , dont la famille
est: composée de sa femme et de trois enfans.. Mme
Schmidt, fière de sa naissance distinguće, ne s'occupe qu'à
MARS 1810 . 311
L
visiter la noblesse du voisinage. Robert fils aîné de M.
Schmidt voyage sur mer , Samuel son second fils ne songe
qu'aux moyens de faire fortune, et le bon M. Schmidt, que
la goutte retient dans son fauteuil , n'a d'autre société que
sa fille Lydie , qui travaille auprès de son père , lui lit les
journaux et passe même les nuits à broder des manchettes
pour lui procurer du chocolat ; nous observerons que ce
dévouement filial n'est pas trop nécessaire , M. Schmidt
n'étant in moins qu'indigent .
Ader-Bar, touché des vertus de Lydie , forme le projet
de l'épouser , et pour mettre son projet à exécution , il s'y
prend d'une manière tont-a-fait étrangère , ou, si l'on veut,
tout-à-fait étrange; car, au lieu de s'adresser à M. et à Mme
Schmidt, c'est à Lydie elle-même qu'il fait les premières
propositions : Lydie aime un jeune marin qui voyage avec
son frère Robert ; mais , dans l'espérance d'enrichir sa famille
, elle se sacrifie , accepte la main d'Ader-Bar , reçoit
même de lui une bague très-brillante , et se trouve ainsi
fiancée sans même en avoir fait part à ses parens . Il est
difficile d'excuser un tel oubli des convenances dans une
demoiselle aussi sage que Lvdie , et je ne pense pas que ce
soit ainsi que les filles se marient à Bordeaux.
Cependant Robert revient de ses voyages ,toujours accompagné
de Nazir l'amant de Lydie . Nazir, au désespoir
de trouver sa maîtresse infidelle , veut se rembarquer, mais
le momentdes Teconnaissances arrive ; Ader-Bar retrouve
dans Robert le capitaine de vaisseau qui l'a sauvé , et dans
Nazir son propre fils ; on sent qu'après de pareilles découvertes,
Nazir épouse Lydie ; et Nelly qui ne répond pas
à l'amour interesse de Samuel , est unie à Robert. C'est
ainsi , je crois , que se termine l'ouvrage , je n'oserais
pourtant pas l'affirmer , car, dès le commencement du troisième
acte , le public a témoigné son mécontentement
d'une manière si bruyante , qu'il est alors devenu impossible
d'entendre un seul mot de dialogue , et que cette comédie
s'est changée en pantomime ; je soupçonne même
qu'au milieu du tumulte les acteurs ont retranché la fin du
troisième acte , etpresque tout le quatrième , pour passer au
denouement. Malgré ce sacrifice , les Indiens , il faut bien
enfin le dire , ont été complètement sifflés . Au moment où
les acteurs allaient commencer la Bonne Mère , jolie comédie
deFlorian , qui terminait le spectacle , quelques curieux
out cependant témoigné le désir de connaître l'auteur des
312 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
2
Indiens , et Mme Molé a nommé , d'une façon assez cava
lière , M. Kotzebue , un Allemand.
:
Nous conseillons à ceux qui veulent absolument transporter
les comédies allemandes sur nos théâtres de faire à
l'avenir de meilleurs choix. M. Kotzebue est loin de jouir
dans son pays de la réputation que l'on avait essayé de lui
faire dans celui-ci ses3 ouvrages ont pour nous un grand
inconvénient , c'est de n'offrir le plus souvent qu'une imitation
faite sans goût d'ouvrages représentés àParis . L'Allemagne
compte plusieurs auteurs dont les comédies sont
infiniment préférables aux siennes , et les personnes qui
s'obstinent å les traduire , rendent un mauvais service à la
littérature allemande en ne la faisant connaître que par son
côté le plus faible . Quelle idée les étrangers auraient-ils de
l'état du théâtre en France , si on ne traduisait pour eux
que les mélodrames des boulevards ?
2
On a le même jour remis à ce théâtre le Malin Bonhomme
ou les Tuteurs vengés , comédie en un acte et en vers de
M. Alexandre Duval : ce joli ouvrage a pour but moral de
venger les tuteurs de comédie , trop souvent immolés aux
intrigues des amoureux et des Frontins . Il est trop connu
pour que nous en donnions ici l'analyse : le succès qu'il a
obtenu aux premières représentations vient d'être pleinement
confirmé .
nes.
Théâtre des Variétés . - Les Réjouissances autrichien-
Le théâtre des Variétés a gagné tous les autres de
vitesse ; il est le premier qui se soit rendu l'organe des
sentimens du public, en célébrant l'arrivée de l'Impératrice
Marie-Louise . Les Réjouissances autrichiennes , dont on
nous a montré le tableau , sont l'avant- coureur de celles qui
attendent en France notre auguste souveraine . L'amour des
Autrichiens n'est ni plus grand ni mieux senti que celui
qu'elle a le droit d'attendre de ses nouveaux sujets , et les
regrets des Allemands , en se séparant d'elle , lui sont un
sûr garant de l'amour des Français.
.
La petite pièce de M. Sewrin réunit au charme de quel
ques scènes villageoises fort touchantes des détails gais et
spirituels . L'auteur s'est abstenu dans ses couplets de jeux
de mots et de calembourgs , ce qui leur donne une grâce
naïve qui convenait à la circonstance . La pièce a été montée
avec beaucoup de soin par l'administration , et tout le
monde y remarque avec plaisir la piquante réunion des
MARS 1810 . 313
C
quatre plus jolies actrices de ce théâtre qui semblent encore
embellies par le costume autrichien. Parmi les couplets
qui ont été redemandés d'une voix unanime , nous citerons
le suivant, qui est chanté par un meunier.
Le Français et l'Autrichien ,
L'un à l'autre nécessaire ,
Sont unis par un lien
Durable autant que sincère :
Tant qu'ils n'étaient que voisins
Monmoulin ne tournait guère ;
Les voilà plus que cousins , an
Legrain
Vient au moulin.
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TARC
POLITIQUE.
LES nouvelles de Londres relatives aux affaires d'Espagne
, continuent à exprimer la sollicitude de la nation ,
et ses alarmes sur l'issue d'une campagne qui peut liri être
aussi funeste que celle de l'Escaut. Les avis répandus sont
contradictoires ; les uns annoncent la retraite de l'armée
sur Lisbonne ; les autres portent qu'elle marche en avant à
la rencontre du duc d'Abrantès ; 2000 hommes des gardes
doivent même s'être embarqués pour le Portugal.Au surplus
, voici sur la situation de Cadix les détails qui paraissent
les plus authentiques .
« Il y a à Cadix 15 ou 18 mille hommes de troupes . Sa
population se montait , au 14 du mois dernier , à près de
130 mille ames . Dans le port et dans les magasins , il y avait
pour 35 jours de vivres pour les habitans , et pour plus de
trois mois de subsistances pour la garnison. Les régimens
anglais et portugais de Lisbonne étaient non-seulement
arrivés , mais encore les 1200 hommes qui avaient été
envoyés de Gibraltar pour occuper Ceuta .
» On a conjecturé que, quelque considérable que soit la
population de Cadix , elle pouvait recevoir de la côte de
Barbarie des provisions en abondance . Ceux qui hasardent
cette opinion ne connaissent pas exactement l'état des choses
sur la côte d'Afrique , ni les empêchemens qui ont si fréquemment
interrompu l'arrivée des produits de ce pays fertile.
L'Empeur de Maroc est maintenant , par quelquesmotifs
qu'on n'explique pas , très -indisposé contre les chrétiens
ses voisins , et il pent entraver beaucoup les relations commerciales
qui deviennent nécessaires dans la circonstance
particulière où se trouve le port de Cadix.
» Les mouvemens de l'ennemi ont été faits dans cette province
avec cette activité nationale qui le caractérise . Il a
parcouru , sans rencontrer la moindre opposition , toute la
province d'Andalousie , et a envoyé un parlementaire dans
l'île de Léón pour demander la reddition de Cadix . La plus
grande partie des villes entre Cadix et les frontières n'étant
pas forſifiées , l'ennemi n'a eu qu'à passer les défilés , et
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 315
marcher sur Cordoue , Séville et Xérès , et enfin sur le
port Sainte-Marie , qui forme un des angles de la baie .
Les habitans de Cadix font maintenant de grands efforts
pour achever la seconde ligne des fortifications . Les Fran
çais sont en possession de tous les environs d'où Cadix
tirait ses provisions fraîches ; sans doute, les quartiers d'hiver
doivent y être très -agréables ..
Il paraît que les Andalousiens défendront Cadix Pen
dant deux ou trois mois, et qu'après ( en considérant les
privations auxquelles ils seront exposés ) , ils remettront
cette ville au pouvoir de l'ennemi , àmoins que les Anglais
n'y jettent , comme ils ont été suppliés de le faire , un renfort
de 10 ou 15,000 hommes . "
On prétend que dans les derniers débats du Parlement ,
lorsqu'il s'agit de savoir si l'Angleterre prendrait à sa solde
30,000 hommes de troupes portugaises , M. Parceval laissa
entrevoir que , dans la situation actuelle des affaires , il
existerait encore quelques moyens de faire revivre une
coalition contre la France. Il parla avec exagération des
derniers efforts faits par l'Autriche , et ne parut pas éloigné
de croire que des efforts pareils pourraient être tentés
denouveau. L'orateur n'a point précisé cette idée
bet
,qui a
été relevée avec chaleur par M. Whithbread comme une de
ces, spéculations politiques dont on a mille fois bercé le
peuple anglais, dont il est tems qu'il soit désabusé.
L'orateur a regardé la dernière tentative de l'Autriche
comme mal combinée ; en effet , quelque courage , quelque
constance qu'elle ait déployé , quoique ses troupes se soient
glorieusement conduites , on a vu les résultats de la campagne.
Où était le vainqueur quand il a consenti à la paix ?
qui gouvernait dans la capitale ? quelles provinces res
taient à la monarchie ? Désormais , qui pourrait tenter une
nouvelle entreprise ? On cherche vainement le conseil au
sein dinquel pourrait naître une telle idée. Cette idée en
effet n'a pas paru faire une profonde impression sur la
chambre elle ajécouté avec bien plus d'intérêt la proposition,
du lord Holland , tendant à faire mettre sous les
yeux de la chambre les pièces relatives aux propositions
faites par le gouvernement français pour un échange de
prisonniers . Dansle mêêmmee mmoommeenntt un courrier autrichien
apportait à Londres la notification officielle du mariage de
l'archiduchesse Marie-Louise avec l'Empereur des Français
, ce qui a donné un crédit singulier aux conjectures
de M. Parceval , et donné une haute idée de son talent
A
316 MERCURE DE FRANCE ,
pour lire dans la pensée des souverains et le secret des ca
binets . On ajoute que par le même courrier l'Autriche
offre sa médiation pour rétablir la paix entre la France
et l'Angleterre . Rien de positif à cet égard , non plus qu'à
l'égard d'un cartel d'échange , dont un bruit assez accrédité
annonce cependant l'existence .
Quoi qu'il en soit , des bruits de paix maritime ont
couru dans le Nord; car le gouvernement danois , rigide
observateur du système continental et des mesures prohibitivesdu
commerce anglais , craignantque ce bruit n'apportât
quelque retardement dans l'exécution strictement nécessaire
de ces mesures , a publié officiellement que riend'authentique
n'existait encore relativement à cette paix , et
quedès-lors toutes les ordonnances existantes , récemment
réitérées en Prusse , en Suède et en Russie , devaient être
fidèlement observées .
.1
Une autre note officielle plus importante , et qui vient à
l'appui des conjectures de M. Parceval tout aussi heureusement
que la nouvelle du mariage de S. M. , a été consi
gnée dans la gazette de la coouurr de Pétersbourg : la voici;
elle porte avec elle le rappel des faits, son texte et son
commentaire . L'article est de Grodno , 1er février ; il est
ainsi conçu :
4 On attend dans nos provinces frontières le retour des
troupes russes qui , dans la dernière guerre d'Autriche , se
sont trouvées en Gallicie . Elles reviennent dans l'intérieur
de l'Empire occuper leur quartier d'hiver. C'est pour cela
que l'on est ici fort surpris que quelques gazettes aient annoncé
, sur la rubrique de Breslaw , ce retour des troupes
dans l'intérieur de nos frontières , comme s'il eût été question
d'un mouvement au-delà des frontières , et de l'occupation
du Niémen; ce serait exactement comme si le retour
de ces troupes de Finlande après la conclusion de la
paix , était annoncé comme étant une démonstration de
guerre. Il serait sur-tout à désirer que MM. les rédacteure
des gazettes étrangères (on pourrait ajouter MM. les orateurs
du parlement ) fussent aussi pacifiques que la Russie
l'est en effet. » ".
Aucune autre nouvelle politique ne'mérite en ce moment
de fixer l'attention; elle se reporte de toutes parts et
toute entière sur le grand événement dont nous allons être
les témoins. C'est ici que le poëte semble s'être écrié :
عور ارف ار
Jue
1706 7
Rois,soyez attentifs ; Terre
prête l'oreille.
1
MARS 1810 . 317
Pendant que la ville de Paris signale cette grande épcque
par l'immensité de ses préparatifs , que sur tous les
points de cette vaste cité il semble qu'une fête soit disposée,
que les artistes rivalisent d'efforts , que les poëtes
accordent leur lyre , que les théâtres secondaires multiplient
les productions de circonstances , et que des compositions
d'un ordre supérieur se préparent sur nos grandes
scènes , l'Empereur du fond de son cabinet entend les
accens de la reconnaissance publique , et en provoque de
nouveau l'expression par des décrets qui sont autant de
bienfaits éclatans .
Ason ordre un nombre considérable de détenus , dont
le défaut de moyens prolongeait la captivité , vont être
rendus à leurs travaux , à leurs familles , à l'existence .
Tous les individus détenus pour délits forestiers , sans
-préjudice aux droits des parties civiles , sont aussi mis en
liberté . Parmi les débiteurs de l'Etat , le ministre ferá connaître
à S. M. quels sont ceux qui auraient des droits à
une décharge , et à quelles conditions, en faveur de quelles
circonstances leur élargissement pourrait être prononcé :
une dette sacrée , mais trop souvent inaquittable , est remise
au malheureux père de famille qui n'a pu remplir sa
promesse envers la nourrice de son enfant.
Une amnistie , dont les dispositions sont très-étendues ,
s'applique aux déserteurs condamnés ou non dont la désertiona
eu lieu avant le 1er janvier 1806; ceux-là ont grace
-pleine et entière. Les individus dont la désertion est postérieure
au 1er janvier 1806 sont aussi amnistiés , mais
tenus de rentrer dans leurs corps . Rémission entière et
absolue est accordée à tous réfractaires des classes antérieures
à 1806. Ceux des classes suivantes sont également
amnistiés , mais à la condition de servir . Les chasseurs des
montagnes , les canonniers garde-côtes , la garde municipale
de Paris , les compagnies de réserve , sont les corps
sur lesquels seront dirigés tous les militaires profitant des
bienfaits de l'amnistie . D'un autre côté , les militaires fidèles
, retirés dans leurs foyers , obtiennent une marque de la
munificence impériale digne de leurs services : six mille d'entr'eux
recevront une femme et une dot ; elle sera de 1200 fr .
pour Paris , de 600 fr. dans le reste de l'Empire : soixante
mariages auront lieu le 22 avril à Paris , dix dans 51 villes
principales , cinq dans 54 autres villes moins considérables ,
deux dans toutes les autres villes , une dans chaque justice
de paix. Les maires et juges-de-paix , pères et tuteurs de la
318 MERCURE DE FRANCE ,
famille communalé , éliront les époux dignes des bienfaits
de S. M..
C'est sous de tels auspices , qu'escorté des bénédictions
publiques , semblait s'avancer le cortége qui a conduit
'Imperatrice Marie vers son auguste époux.
Elle a quitté le 13 la capitale des états héréditaires auxquels
elle venait de renoncer solennellement en contractant
son alliance avec l'Empereur des Français ; mais en quittant
Vienne et le peuple qui la comblait de bénédictions , se
pressait par-tout sur son passage , et semblait , dans de
touchant adieu , lui demander un souvenir et lui recommander
ses destinées , l'Impératrice ne se séparait que
d'une partie de sa famille ; ses augustes parens devaient
voir encore leur fille chérie ; ils l'ont accompagné dans le
plus grand incognito jusqu'à Enns . C'est à Braunau qu'a
eu lieu l'importante cérémonie de la remise de l'archiduchesse
aux commissaires français ; on en lira avec intérêt
les principaux détails . 1
S. M. l'Impératrice était arrivée à Ried le 15 ; elle en
partit le 16 à huit heures du matin , et arriva vers les onze
heures à Altheim où elle s'arrêta pour quitter ses habits de
voyage. Elle en repartit unehheeuurree après , suivie de tout
son cortége , et arriva à deuxheures au lieu destiné pour sa
réception.
Près du village de Saint-Pierre et à une lieue au-delà de
Braunau , on avait construit une barraque , divisée en trois
grandes salles , ayant deux entrées , l'une du côté de Braunau
, l'autre du côté d'Altheim...
:
Aune heure et demie ,, S. A. le prince de Neufchâtel
et toutes les personnes faisant partie du cortége destiné à
accompagner S. M. l'Impératrice, se rendirent dans la première
salle; les hommes en grand costume, les femmes
en habit decour. Vers les deux heures , l'Impératrice arriva
avec tout son cortége , et descendit dans le sallon du côté
d'Altheim. Après s'être reposée un moment , S. M. fut introduite
par le maître des cérémonies autrichien dans la
grande salle . Elle se plaça sur le fauteuil qui lui avait été
préparé. Autour d'elle se rangèrent les dames et chambellans
de la suite. La grande-maîtresse et le grand-maître
occupèrent les premières places à côté del'estrade . Le prince
de Trauttmansdorff , nommé commissaire pour faire la
remise , se mit en avant près de la table , et , derrière lui ,
le conseiller aulique Hudelitz faisant le service de secrétaire
de la remise . The fond et les deux côtés de la salle étaient
MARS 1810 .. 319
L
4
2
1
1
occupés par douze gardés nobles hongrois , et autantde
gardes allemands sous les armes et en grand-uniforme .
Sitôt que tout fut ainsi disposé , le maître des cérémonies
autrichien le baron de Lohr frappa à la porte de la salle où
étaient le prince de Neufchâtel et la cour française de S. M. ,
et avertit M. le comte de Seyssel , maître des cérémonies
français . Celui- ci introduisit alors le prince de Neufchâtel,
commissaire de S. M. l'Empereur des Français , qui entra
suivi de M. le comtede Laborde, faisant l'office de secrétaire
de la remise . Après eux , entrèrent égalementMme la duchesse
de Montebello , dame d'honneur ; M. le comte de
Beauharnais , chevalier d'honneur , et toutes les dames et
cavaliers envoyés, au-devant de l'impératrice , lesquels(se
rangèrent dans le fond de la salle vis-à-vis du cortége autrichien.
Leprince de Neuchâtel s'avança alors vers S.M.,
et lui exposa , en peu de mots , le sujet qui les avait rassem
blésdans ce lieu . Immédiatement après , les deux commissaires
se complimentèrent mutuellement , et passèrent
àla table où se trouvaient les actes de remise et de réception.
M. le conseiller Hudelitz lut , à haute voix , le pouvoir
du prince Trauttmansdorff et le sien. M. le comte de Laborde
lutégalement celui du prince de Neufchâtel et le sien.
Les secrétaires remirent les pièces aux deux commissaires
qui les échangèrent. On passa ensuite à l'acte de remise ,
qui fut lu par le conseiller Hudelitz , et celui de réception
par M. de Laborde. Les deux commissaires et leurs secrétaires
respectifs signèrent les deux actes ety apposèrent le
sceau de leurs armes , après quoi ils en firent l'échange .
Sitôt ces formalités remplies, le prince de Trauttmansdorff,
commissaire de S. M. l'empereur d'Autriche , s'avança en
s'inclinant vers S. M. l'Impératrice , et lui demanda la permission
de lui baiser lamain en prenant congé d'elle . S. M.
la lui accorda ainsi qu'à tous les cavaliers et dames de son
cortége qui l'avaient accompagnée depuis Vienne. Chacun
alors, suivant son rang , s'approcha de S. M. , et lui baisa la
main avec cette émotion que doit produire le dernier adieu
d'une princesse chérie. Il est difficile de se représenter une
cérémonie plus noble et plus touchante . S. M. ne put retenir
ses larmes à ces dernières marques de respect et d'attachement
des vieux serviteurs de sa maison , et les Français
témoins de cette scène partageaient l'attendrissement
général.
Lorsque tout le cortége eut repris ses places , le commissaire
autrichien présenta la main à l'Impératrice pour
320 MERCURE DE FRANCE ,
descendre de l'estrade et la conduire jusqu'au commissaire
français , qui prit alors la main de S. M. , et s'avança vers
lacour française. Il lui nomma les différentes personnes
qui la composaient. Dans ce moment , la porte de la première
salles'ouvrit , et la reine de Naples , quiy était arrivée
pendant la cérémonie , s'avança vers l'Impératrice , qui
l'embrassa avec tendresse , et s'entretint quelque tems avec
elle . On annonça alors l'archiduc Antoine , que l'empereur
d'Autriche envoyait à S. M. la reine de Naples pour
la complimenter , et qui devait revenir immédiatement lui
donner des nouvelles de l'Impératrice . Après que la reine
l'eut accueilli et remercié , les deux princesses montèrent
en voiture , et suivies du prince de Neufchâtel et de leur
cortége , se rendirent à la ville de Braunau. Des deux côtés
de la route , les troupes étaient rangées en bataille , et des
salves d'artillerie se faisaient entendre de toutes parts . Le
-prince de Neufchâtel fit proposer , de la part de l'Empereur
, aux dames et cavaliers qui avaient fait partie du cor
tége de S. M. , de venir à Braunau passer la journée , et
prendre part aux réjouissances qui y seraient faites . Les
mêmes invitations leur furent renouvelées de la part de
S. M. l'Impératrice . Arrivée à Braunau , et après s'être reposée
, l'Impératrice dîna avec la reine , et admit au serment
les personnes de sa nouvelle cour. Elle reçut ensuite
les autorités de la ville , les généraux commandant les troupes
; et le soir , elle se montra encore aux personnes qui
l'avaient accompagnée depuis Vienne , pour leur faire un
dernier adieu . S. M. partit le lendemain de bonne heure
pour Munich , avec S. M. la reine de Naples , et toute sa
cour.
Nous n'entrerons pas dans le détail des fêtes qui ont partout
accompagné S. M. sur son passage : à Munich , à
Stuttgard , à Carlsruhe , les souverains et les peuples ont
rivalisé d'empressement et de zèle . Jamais hommages ne
furent plus unanimes et reçus avec plus de grâce et de
sensibilité. C'est le 22 que S. M. a mis le pied sur le territoire
français . Cette journée sera célèbre dans les Annales
de Strasbourg : l'Alsace , écrivait M. de Marnésia
préfet , au ministre des relations extérieures , n'a jamais
vu un plus beau jour ; elle était presqu'entière dans l'enceinte
de la ville de Strasbourg ; l'enthousiasme , l'allégresse
des habitans , la manière ingénieuse dont , en suivant
les coutumes locales , ils ont su fêter leur souveraine ,
paraissent avoir fait une vive impression sur son esprit . Elle a
,
eu
MARS 1810 . 321
eudès ce
:
et l'es ce moment une idée de prit français ; elle en a été procfeoqnud'éesmtelnetctaroauccthèéree , et les DEPT DE
jeux de nos bons Alsaciens l'ont tellement intéressée
qu'elle a votilu en être long-tems le témoin ; on la pressait
de se retirer ; on craignait l'impression d'un air trop
elle s'y refusa: Comment , dit-elle , ce que je vois avec
de plaisir , pourrait-il me faire quelque mal ?
S. M. a continue sa route le 24 , en trouvant par-tout
sur son passage , non plús des Alsaciens , mais le même
peuple, les mêmes acclamations , les mêmes hommages ,
les mêmes voeux ; elle semble être venue de Vienne sous une
seule voûte d'arcs de triomphe et de fleurs .
Voici sur l'arrivée de S. M. à Compiègne les détails
officiels qui ont été publiés , et qui rectifient les idées sur
une foule de versions différentes qui avaient couru .
L'arrivée de S. M. l'Impératrice à Compiègne avait été
annoncée pour le 27. Le département de l'Aisne avait fait
dresser des arcs -de-triomphe , et disposer un très-beau
local dans le lien qui avait été désigné pour l'entrevue de
LL. MM. II . et RR.
Ce jour même , vers midi , l'Empereur étant à la promenade
dans le parc du château , reçut une lettre de l'Impératrice
, qui lui annonçait que le matin elle partait de
Vitri pour Soissons . S. M. monta aussitôt dans une calèche
avec le roi de Naples , et partit incognito et sans suite .
L'Empereur avait déjà fait quinze lieues lorsqu'il rencontra
le cortége de l'Impératrice . Il s'approcha de la voiture
de S. M. sans être reconnu ; mais l'écuyer qui n'était
pás prévenu de ses intentions , ouvrit la portière , et baissa
le marche-pied en criant : L'Empereur ! S. M. ne put con.
server son incognito , et monta dans la voiture où étaient
l'Impératrice et la reine de Naples . Etant arrivé à Soissons
d'assez bonne heure , l'Empereur fit continuer le voyage
jusqu'à Compiègne .
Peu de tems après le départ de l'Empereur , le bruit
s'était répandu , dans la ville , que l'Impératrice pourrait
arriver le soir même . On fit aussitôt tous les préparatifs
pour la recevoir ; on disposa les illuminations ; on ornales
arcs-de-triomphe , et tous les citoyens se portèrent en foule
au-devant de S. M. et dans les galeries du château dont
on leur permit l'accès .
Aneuf heures du soir , le cánon annonça l'arrivée de
LL. MM. , et l'on vit le cortége traverser les avenues à la
lueur des flambeaux .
:
1
a
322 MERCURE DE FRANCE,
Les princes et les princesses de la famille impériale qui
attendaient LL. MM. à la descente de la voiture , furent
présentés , par l'Empereur , à S. M. l'Impératrice , qui fut
conduite à ses appartemens précédée par toute la cour. Les
diverses autorités du pays étaient réunies dans la galerie ,
où un groupe de jeunes demoiselles offrit à l'Impératrice
un compliment et des fleurs .
Le 28 , à une heure , les officiers et les dames de S. M.
l'impératrice , qui ne l'avaient pas accompagnée dans son
voyage , ont eu l'honneur de lui être présentés etde prêtér
serment entre ses mains .
Les deux colonels-généraux de la garde et les grandsofficiers
de la couronne de France et de celle d'Italie ont
été présentés en même tems .
Après les sermens , ont été présentés à S. M.: le duc de
Cadore , ministre des relations extérieures ; le duc de Bassano
, ministre secrétaire-d'état ; le duc de Conegliano ,
maréchal de l'Empire ; les femmes des grands- officiers et
des colonels-généraux de la garde ; toutes les dames et tous
les officiers qui avaient été nommés pour le voyage de
Compiègne.
Le soir , il y a eu concert dans les grands appartemens ,
et toute la ville a été de nouveau illuminée .
LL. MM. ont passé à Compiègne la journée du jeudi 29.
Le lendemain , 30, elles se sont mises en route pour Saint-
Cloud. Les autorités départementales de la Seine ont été
les attendre à Stains , limite du département , accompagnées
d'un nombreux cortége .
La journée de samedi sera à Saint-Cloud consacrée au
repos . Dimanche la cérémonie du mariage civil aura lieu
dans la chapelle du palais ; lundi sera le jour solennel consacré
à l'entrée de LL. MM. dans la capitale , à la bénédiction
nuptiale , et aux réjouissances publiques. On croit
que dès le lendemain toute la cour retournera à Compiègne
, et que les fêtes du mariage occuperont tout le mois
de mai.
PARIS .
Le sénat s'est extraordinairement assemblé le 28 , et a
nommé une députation chargée d'aller porter à S. M. l'Impératrice
l'hommage de son respect et de ses voeux.
-Le programme des solennités qui auront lieu dimanche
et lundi n'a point encore été publié; mais une ordonnance
MARS 1810 323
depolice en annonce l'existence , sans en donner les dispositions
; cette ordonnance très-étendue et très - détaillée ,
est une sorte de difficulté vaincue très -remarquable ; il est
impossible de porter plus loin les soins et la prévoyance ,
pourqu'au milieu du mouvement spontané d'une population
immense , au moins doublée par l'affluence des étrangers
et des voisins , le moindre accident ne vienne pas
troubler l'allégresse publique .
- S. M. a , dit-on , signalé l'époque de son mariage par
une distribution de croix de la légion d'honneur dans les
divers ministères , et dans les grandes administrations .
-On annonce comme prochain le mariage de M. le
général Arrighi , duc de Padoue , commandant une division
de cuirassiers français , avec la princesse de La Tour et
Taxis . On croit fixée à Francfort la résidence du grand duc .
-
Les maires des trente-six bonnes villes impériales
seront à Paris et assisteront aux fêtes du mariage auxquelles
ils ont été appelés ; un grand nombre de préfets et de généraux
ont aussi obtenu des congés pour assister à ces
solennités ; elles ont attiré de l'étranger , et des départemens
les plus reculés de la France , un nombre immense
de curieux. Les hôtels garnis de la capitale sont encombrés
. Le prix de certains objets de nécessité dans la circonstance
, celui des voitures ou de leur loyer par exemple ,
est élevé dans une proportion incroyable. Un très -grand
mouvement est imprimé au commerce et à la consommation
; on évalue à une somme très -considérable l'augmentation
dans les produits de l'octroi .
-
Rien n'égale la magnificence des appartemens des
Tuileries , et rien ne peut donner une idée de celle de
la grande galerie du Musée que doit traverser le cortége
pour se rendre à l'autel. Les places pour les spectateurs y
seront commodes et égales , les entrées et les dégagemens
faciles , et une libre circulation assurée .
,
- De tous les travaux qui ont été exécutés avec tant de
promptitude pour le jour des cérémonies du mariage , le
plus important et le plus extraordinaire est sans contredit
l'arc de triomphe de l'Etoile . En moins de vingt-cinq jours
ce monument a été élevé en charpente et revêtu des peintures
qui le décorent , quoiqu'il présente une superficie
de plus de 60,000 pieds , ayant 133 pieds de haut sur 138
de large et 68 de profondeur.
On ne peut donner ici de plus amples détails sur cette
grande masse ; mais on renvoie au livret qui se vend depuis
1
324 MERCURE DE FRANCE ,
hier chez tous les marchands de nouveautés et sur la
route des Champs-Elysées . Ilest publié par M. Lafitte ,
auteur des bas-reliefs dont le monument est orné . On y
trouvera des planches très-bien gravées et des descriptions
très -détaillées .
-Il y a dimanche soirspectacle à Saint- Cloud. Talma ,
qui a reparu dans Manlius avec tant d'éclat , y doit jouer
Achille d'Iphigénie en Aulide .
- On attend avec impatience le moment où paraîtront
les productions de quelques poëtes justement distingués ,
etqui se sont rendus , dans cette circonstance , les interprètes
des sentimens de toute la France : on parle de plusieurs
odes , de cantates et d'allégories . Les chansonniers
*ont pour eux l'avantage de la facilité du genre et celui du
nombre ; déjà des refrains ayant toute la gaieté nationale ,
et tout l'à-propos du moment , courent de bouche en bouche .
On croit qu'aux fêtes de mai , ily aura un carrousel ,
dont toutes les personnes de la cour feront partie. On
nomme un artiste plein de talent et de goût pour ordonnateur
et directeur des préparatifs .
-
-La Classe de littérature française de l'Institut tiendra,
le 4 avril prochain , sa séance publique annuelle.
Σ
ANNONCES .
Dictionnaire universel de biographie , ancienne et moderne , ou Histoire
, par ordre alphabétique , de la vie publique et privée de tous
Ies hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits , leurs actions ,
leurs talens leurs vertus ou leurs crimes . Ouvrage entièrement neuf,
rédigé parмl м. Amar-Durivier , Amaury-Duval , Auger , Barante ,
Barbier , Beauchamp , Bergasse , Beuchot , Bexon , Biot , Boissonade ,
Botta, Castellan , Chaussier , Choiseul-d'Aillecourt, Clavier , Constant
de Rebecque , Correa de Serra , Cuvier , Delambre , Desportes ,
Duméril , Durdent , Dussault , Esménard , Feletz , Fiévée , Fortia
d'Urban . Gallais , Ginguené , Grosier , Guizot , Jourdain , Laborde
( de ) , Lacroix , Lally- Tolendal , Landon , Langlès , Lasalle , Lebreton
, Malte-Brun , Mersan , Michaud , Millin , Mutin , Noël , Pardessus
, Peignot , Petit-Thouars ( du ) , Ponce , Quatremer , Renaudière
(de la ) , Salabéry , Sismondi , Stapfer , Suard , Vital-Roux, et autres
gens de lettres et savans .
L'ouvrage sera composé de 18 vol . in-8º , imprimés à deux colonnes
surpapier carré fin , en caractères petit- romain , absolument neuf.
MARS 1810. 325
Il y aura quelques exemplaires sur papier vélin grand-raisin , et
d'autres sur grand-raisin d'écriture , avee de grandes marges pour
notes et additions manuscrites .
Le prix pour les souscripteurs est de 6 fr. le volume sur papier carré
fin ; de 9 fr . sur papier grand- raisin ; et de 18 fr. sur grand-raisin
vélin , broché en carton .
La souscription sera fermée le 1er mai 1810 , et alors le prix sera
augmenté de I fr . par volume sur papier carré , de 3 fr . sur papier
grand- raisin d'écriture , et de 6 fr. sur papier vélin .
On souscrit chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons -Enfans , nº 34 , et chez tous les principaux libraires de l'Europe
.
Extrait du Prospectus . - L'histoire et la Biographie ont toutes
deux pour objet de retracer les actions et les travaux des hommes
célèbres ; mais elles y procèdent d'une manière différente et même
opposée . L'histoire , dans ses tableaux peints à grands traits , déroule
la série et l'enchaînement des faits de tout genre , et ce n'est pour ainsi
dire qu'accessoirement qu'elle y attache le nom et le caractère des
personnages . La Biographie , au contraire , dans ses portraits finis et
détaillés , présente séparément les personnages eux - mêmes , et les entoure
des événemens qui tiennent à eux par un rapport immédiat .
Dans un ouvrage de ce genre , le vrai moyen sans doute de parvenir
à un résultat satisfaisant était de diviser l'ensemble des connaissances
humaines en un grand nombre de parties distinctes , et de confier
chacune d'elles à un écrivain qui en eût fait l'objet spécial de ses
études. Telle a été la première pensée , tel a été le premier soin des
éditeurs de la Biographie universelle . Paris , plus que jamais lacapitale
des sciences , des lettres et des arts , Paris seul pouvait leur offrir une
réunion semblable de collaborateurs ; et c'est à Paris seulement que
ceux-ci pouvaient remplir parfaitement une tâche pour laquelle le
jugement , l'esprit et le savoir sont des moyens insuffisans . Dans quelle
autre ville de la France trouver ces milliers d'ouvrages manuscrits et
imprimés , anciens et modernes , nationaux et étrangers , ces communications
verbales , et cette tradition d'anecdotes de tout genre qui
fournissent à la science des faits ses plus précieux matériaux ?
Il est un point sur lequel tous les auteurs de la Biographie se sont
entendus sans avoir été obligés d'en convenir entre eux , c'est la précision
dans les choses et la concision dans le style. L'espace était bien
précieux dans un ouvrage qui aurait pu , sans diffusion et sans inutilités
, être porté au double de son étendue , et où l'on n'a cependant pas
voulu renfermer moins de choses , que s'il était en effet deux fois aussi
326 MERCURE DE FRANCE ,
volumineux. Pour résoudre ce problème , on a dû respecter les faits ,
mais se commander des sacrifices sur la manière de les exprimer , de
même que sur le nombre et la forme des réflexions .
La Bibliographie , cette partie si essentielle de la science littéraire ,
a été l'objet d'une attention toute particulière. Les articles , déjà faits
soigneusement sous ce rapport, ont été revisés par plusieurs personnes ,
remplies de zèle et d'instruction , qui se sont livrées à des recherches
pénibles et sans nombre , afin de parvenir à indiquer exactement tous
les ouvrages dignes de mention , ainsi que les meilleurs éditions de ces
ouvrages . L'Histoire politique qui se trouve nécessairement liée à la
viedes monarques , des hommes d'état et des guerriers , et qui compose
ce qu'on pourrait nommer la partie publique de leur biographie ;
l'Histoire politique a été rédigée de manière à former un corps complet
dont toutes les parties pussent au besoin se répondre et se rattacher
entre elles . Des renvois signalent le rapport que l'identité des
événemens établit entre les divers articles ; et ainsi l'enchaînement de
ces renvois met le lecteurà même de parcourir , de suite et sans beaucoup
de peine , toute l'histoire d'une époque ou d'une période intéressante
.
Toutefois , portant le désir de plaire au public jusqu'à vouloir
obvier , autant du moins qu'il est possible , à un inconvénient dont
nous sommes peu frappés , nous avons résolu de placer à la fin du
Dictionnaire une suite de Tables méthodiques , dont chacune comprend
les noms des personnages qui se sont rendus célèbres dans l'histoire
d'une nation , ou d'une science , ou d'un art . Par exemple , la
série des princes et des hommes d'état et de guerre de la France formera
une sorte de tableau synoptique de notre histoire ; et la liste des
peintres mettra , en quelque manière , sous les yeux l'ensemble de
l'histoire de la peinture dans tous les pays et dans tous les siècles . Il
en sera de même pour toutes les branches de la littérature , des arts
et de l'histoire politique .
Souvenirs historiques , ou Coup - d'oeil sur les monarchies de l'Europe
, et sur les causes de leur grandeur ou de leur décadence. In-8° .
Prix , 2 fr . 50 c. , et 3 fr . 15 c . franc de port. Chez D. Colas , imprimeur-
libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 , faubourg Saint-Germain
; et chez Lenormant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
Mémoire sur le cirier ou arbre à cire , considéré sous le rapport de
ses propriétés , de ses usages et de sa culture ; par Arsenne Thiébautde-
Berneaud. Prix , 50 c. , et 60 c. franc de port. Chez D. Colas ,
imprimeur-libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 , faubourg
Saint-Germain.
MARS1810 . 327
Choix des Poésies de l'abbé de Lattaignant , chanoine de Reims ,
précédé d'une notice historique sur cet auteur . Un vol . in- 18 . Prix ,
I fr . 80 c. , et 2 fr . 25 c. franc de port. Chez Capelle et Renand ,
libraires -commissionnaires , rue J. -J.-Rousseau , nº 6 .
L'abbé de Lattaignant , dont plusieurs personnes connaissent avantageusement
le nom sans connaître les oeuvres , imprimées en 5 vol .
in - 12 , porta dans le monde un goût formé par d'excellentes études ,
un amour décidé pour les lettres et pour le plaisir , un esprit enjoué ,
délicat et sans prétention , un caractère doux et complaisant , mais
franc et ami de la liberté.
L'abbé de Lattaignant , pourvu d'un canonicat qui lui donnait un
rang dans le monde , s'y faisait remarquer par sa gaité . Amant de la
bonne chère , et la recherchant , il faisait les délices d'un repas par sa
facilité à improviser des couplets , quelquefois médiocres , mais tou-
_ jours flatteurs pour les convives.
Ce franc épicurien a lancé dans le monde une foule de chansons ,
d'épitres et de madrigaux. Touces ces pièces ne sont pas également
bonnes ; et le choix qu'on en vient de faire eût été sans doute avoué
par lui , comme il doit l'être des gens de goût , habitués à préférer la
qualité à la quantité .
Tarifs ou comptes faits de l'Escompte à quatre par cent par an ou à
quatre douzièmes ou un tiers pourcent par mois, depuis unfranc jusqu'à
un million , et depuis un jusqu'à 365 jours pouvant servir pour tous
les taux d'escompte possibles , et pour quelque somme que ce soit .
Ouvrage utile à MM. les banquiers , agens de change , négocians ,
marchands , cominerçans , agens d'affaires , et principalement à toutes
les personnes qui ne sont pas très-versées dans les calculs de l'escompte
, ou auxquelles la multiplicité de leurs affaires ne permet pas
de les faire par les règles ordinaires de l'arithmětique . Dédié à M. le
comte Jaubert, conseiller d'Etat , gouverneur de la Banque de France ;
par J.-A. Noiret , employé à ladite banque. Un vol. in-12 . Prix ,
I fr . , et I fr . 20 c . franc de port. Chez l'Auteur , rue Neuve- Saint-
Eustache , n ° 46 ; Audotet Compage , successeurs d'Onfroy , libr .
rue Saint- Jacques , nº 5 , au coin de celle des Noyers ; l'Huillier
libraire , rue Saint-Jacques , nº 35 ; Delaunay , libraire , au Palais-
Royal , galeries de bois , nº 243 .
,
,
Essai de Géométrie analytique appliquée aux courbes et aux surfaces.
du second ordre ; par J. B. Biot , membre de l'Institut de France .
Quatrième édition . Chez Klostermann fils , libraire , rue du Jardinet ,
nº 13 .
Almanach des Protestans de l'Empirefrançais , pour l'an de graee
1810 , contenant 1º L'organisation des églises consistoriales et orato
1
:
328 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 ..
riales , avec la nomenclature de leurs pasteurs et de leurs anciens.
2º Les Annales protestantes , ou Mémorial des événemens les plus
remarquables arrivés dans les Eglises protestantes de l'Empire français
, dans le cours de l'année révolue . 3º La vie de Martin Luther ,
traduite du latin de Mélanchton , avec des notes , par M. Charles
Villers . 4º Des mélanges ou variétés relatives au protestantisme .
Rédigé et mis en ordre par M. A. M. D. G.; orné du portrait de
Luther. Troisième année . Prix , broché , 3 fr . et 3 fr . 60 cent . franc
de port . A Paris , à la librairie protestante , chez C. Bretin , rue
Saint-Thomas- du-Louvre , nº 30 .
Consultations de Médecine , ouvrage posthume de P. J. Barthez ,
médecin consultant de S. M. l'Empereur et Roi , ancien chancelier de
l'Université de Montpellier , etc.; publié par J. Lordat , docteur en
médecine , héritier des manuscrits de l'auteur. Deux volumes in- 8° .
Prix , 9 fr . , et 12 fr . franc de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-
libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34 ; et chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Mathilde ou Mémoires tirés de l'histoire des Croisades , par Mme
Cottin . Deuxième édition , revue et corrigée. Quatre volumes in-12 .
Prix , 9.fr. , et 12 fr . franc de port. Chez les mêmes .
Code des droits de timbre , d'enregistrement , de greffe et d'hypothèque
, ou Recueil méthodique des lois , des décrets impériaux , etc.
sur ces matières , et des avis du conseil-d'état rendus en interprétation
; avec tout ce qui peut le plus sûrement les expliquer et en
diriger l'application ; savoir : 10. la solution , soit par LL. EE. les
ministres des finances et de la justice , soit par la régie de l'enregistrement
, soit par la cour de cassation de toutes les questions importantes
, au nombre de plus de quatre cents , nées de l'application de
ces mêmes lois , décrets et avis ; 2º des notes de concordance entre les
diverses dispositions de ces lois , décrets et avis , et les changemens ,
modifications ou interprétations survenus ; 3º une Table chronologique
; enfin , une table alphabétique raisonnée et très-étendue des matières
, au moyen de laquelle cet ouvrage présente à-la- fois la commodité
d'un Dictionnaire et l'autorité d'un code , où les lois ; actes , etc.
se trouvent conservés dans toute leur intégrité littérale . A l'usage des
receveurs et employés de la régie de l'enregistrement , des juges , avocats
, notaires , avoués , arbitres , greffiers , huissiers et autres officiers
publics . Un très -gros vol . in-8 ° . Prix , 8 fr . A Paris , aux Archives
du droit Français , chez Clament frères , libraires- éditeurs , rue de
l'Echelle , nº 3 , au Carrousel.
DE LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLV.- Samedi 7 Avril 1810 .
POÉSIE .
NAPOLEON - LE - GRAND.
ODE.
:
4
LA France préparaitles fêtes de la gloire;
Paris de son HÉROS célébrait le retour ;
Paris ne répétait que des chants de victoire
Et des hymnes d'amour.
Tout-à-coup il entend vingt cités souveraines ,
Vingt peuples dont un homme a fondé le repos ,
Jaloux de nos destins , sur des rives lointaines ,
Appeler le HÉROS .
•Tel que le Dieu du jour , dans sa marche féconde ,
→ S'éloignant tour-à-tour de ses douze palais ,
> Sur ses coursiers de feu , jusqu'aux bornes duMonde
> Va porter ses bienfaits :
:
→ Tel , disent- ils , celui dont la présence auguste
» Rend la vie et la force à tant d'Etats divers ,
Législateur guerrier , conquérant toujours juste ,
Se doit à l'univers .
MERCURE DE FRANCE,
1 .
> De son règne éclatant l'aurore fortunée
• N'a point aux nations promis unvain appui ;
> De l'Empire français la limite étonnée
> Recule devant lui.
> Le Tibre aux flots dorés (1 ) , et l'Eridan rapide ,
> Obéissent aux lois du GRAND NAPOLÉON ;
>>Des bords glacés de l'Elbe aux colonnes d'Alcide ,
» Tout révère son nom.
> A l'Arabe inconstant qui désole leur rive ,
> L'Oronte et le Jourdain racontent ses travaux ;
> L'Egypte ensanglantée et la Grèce captive
> Implorent ses drapeaux .
> De l'aurore au couchant , déserts par son absence ,
> Qu'il vienne ranimer les peuples abattus !
> Que le Monde soumis soit plein de sa présence ,
> Comme de ses vertus ! »
Aces nobles accens qui montent vers le trône ,
La reine des cités a connu la frayeur :
Son front majestueux sous sa riche couronne
Laisse voir sa douleur.
Incertaine , et livrée au transport qui la guide ,
Elle porte ses pas au séjour du HÉROS :
Il paraît , elle approche , et d'une voix timide
Fait entendre ces mots :
..
<<Au second des Césars , quand sa main politique
» Allait fixer l'Empire aux rives d'Ilion' ,
> Rome opposa ses Dieux , et d'un oracle antique
> L'heureuse illusion (2) .
> Prince ! un oracle obscur , un fabuleux présage ,
> N'auraient point rassuré la ville des Français ;
» Son titre est votre amour , et ses droits sont l'ouvrage
> De vos propres bienfaits .
> Ici , vos jeunes mains de la belle Ausonie
> Ont , pour premier trophée , assemblé les trésors ;
(1 ) Vidimusflavum Tiberim , etc. HORACE .
(2) C'est le sujet d'une des plus belles odes d'Horace.
AVRIL 1810. 33
• Des tributs immortels , enfant de son génie,
> Ont enrichi nos bords.
> Le ciseau créateur , la toile qui respire , ..........
> De modèles sans nombre ont peuplé nos remparts
» Vous y réunissez les pompes de l'Empire. 位
> Aux prodiges des Arts.
: こ
) :
Ces portiques , ees ponts , garans de votre histoire,
> Ces temples de l'Etat , des Lois et de la Paix ,
> Ces travaux , dont chacun rappelle une victoire, <
> Ou promet des bienfaits (3) ;
→ Tout , jusqu'aux monumens d'une gloire étrangère,
→ S'achève et s'agrandit , paré de votre nom ;
> Nous n'accuserons plus du Louvre solitaire .
> Lehonteuxabandon.
> Riche de vos faveurs et des tributs du Monde ,
→La Seine avec orgueil s'avance vers les mers;
»Des rivages nouveaux , affermis sur son onde ,
› S'élèvent dans les airs (4) .
→ Par vous , le Luxe même, utile à la Patrie ,
> Des arts de nos rivaux à jamais l'affranchit ;
> Et prodigue soutien de l'avare Industrie 12
> L'épuise et l'enrichit.
• Oui , Paris vous devra la grandeur immortelle
> Qu'un oracle trompeur annonçait aux Romains ; «
> Il s'accomplit pour nous , et la ville éternelle Itin
> Va sortir de vos mains .
• Si, par tant de bienfaits dont il goûte les charmes ,
> Paris reconnaissant ne peut vous retenir ,
> Ah! souffrez qu'il invoque, en ses vives alarmes
» Unplus grand souvenir.
%
» C'est ici qu'assemblés sous les plus doux auspices ,
› Ces Français généreux , si chers à votre coeur
A
८
:
(3) Arcs de triomphe , ponts d'Austerlitz et d'léna , temple de la
Gloire , palais du Corps-Législatif , etc. , etc.
(4) Nouveaux quais sur la Seine. <
۱
!
Y 2
332 MERCURE DE FRANCE ,
> Vinrent de votre règne adorer les prémices ,
>> Et fonder leur bonheur.
>>De leurs nobles sermens sacré dépositaire ,
> Un pacte solennel en ces lieux fut formé;
> Ici , du titre saint de MONARQUE et de PÈRE
» Nous vous avons nommé (5).
• Qu'ici donc à jamais la France vous contemple !
> Que sespeuples nombreux , unis dans ce séjour ,
> Pour vous, pour vos enfans , y reçoivent l'exemple
: > Du zèle et de l'amour ! »
CÉSAR entend les voeux de sa ville chérie :
< Lève-toi , lui dit-il , noble Fille des Rois ;
>Maparole , en tout tems , fidèle à la patrie ,
» A confirmé tes droits.
» Je veillais sur ton sort , lorsqu'aux plages du More
> La Guerre , au coeur d'airain , portait mes étendards;
➡ Sur toi , des bords du Nil et des champs de l'Aurore ,
> Je fixais mes regards (6).
> Enfin d'un triple noeud Bellone est enchaînée ;
> Ne crains plus mon absence et des périls nouveaux;
> Sur l'autel de la paix , ma main de l'Hyménée
Allume les flambeaux.
J'amène dans tes murs une JEUNE IMMORTELLE
* Que le Ciel a promise au bonheur des Français ;
> Ils l'aimaient pour moi seul , ilsl'aimeront pour elle (7)
> En voyantses attraits.
»De ce trône superbe où mon amour la place ,
Sa facile bonté sourit aux malheureux ;
> Unmélange touchant de grandeur et de grace
> Lui soumet tous les voeux
> Les Peuples , le Sénat , les Fils de la Victoire ,
> Attendaient cet hymen qui va tout réunir;
» Il s'achève ; et ce jour d'éternelle mémoire
> Répond de l'avenir . »
HORACE. (5) Hic ames dici Pater atque Princeps .
(6) Paroles de S. M. l'Empereur aux Maires de Paris .
(7) Message de S. M. I. et R. au Sénat.
AVRIL 1810 . 333
ces mots , couronnant son auguste conquête,
Il marche vers Paris , tout brillant de bonheur.
France, enorgueillis -toi ! prends des habits de fête;
Chante l'Hymen vainqueur.
Hymen! fils de la Paix ! bienfaiteur de la terre !
Hymen , descends des Cieux pour le plus grand des Rois!
Celui qui commandait aux fureurs de la guerre
Obéit à tes lois.
Hymen, presse les pas de laVIERGE timide
Qui franchit avec lui le seuil mystérieux ;
Sur son front innocent si la pudeur réside ,
L'amour brille en ses yeux.
Docile à tes leçons , que son ame attendrie
S'abandonne sans crainte aux transports les plus doux!
Que bientôt , dans ses bras , l'espoir de la Patrie
Sourie à son ÉPOUX.
Hymen , entends ces cris,eesvoeux , ees chants d'ivresse,
Ce bronze triomphant qui tonne dans les airs !
Pourfixer lesDestins , c'est à toi que s'adresse
La voix de l'Univers .
Où suis-je ? De la nuit qui déchire les voiles?
Son ombre a disparu dans des torrens de feux:
Quelle immense clarté fait pâlir les étoiles
Dans la voûte des Cieux !
Est-ce un astre nouveau dontla terre charmée,
Même avant son aurore , encense les autels ?
Est-ce lui que la foudre et la nuit enflammée
Annoncent aux mortels?
Roi de Rome et du Monde ! héritier de l'Empire ,
Déjà , dans l'avenir , les Nymphes d'Hélicon ,
Que LOUISE chérit , que sa présence inspire ,
Ont salué ton nom.
Rappelle-leur un jour les grâces de tamère ,
Les modestes bienfaits que répandent ses mains;
Rappelle-leur sur-tout la gloire de ton père ,
Et ses yastes desseins .
334 MERCURE DE FRANCE ,
Qu'attachée à tes pas , l'avide Renommée ,
Dont il a fatigué l'infatigable voix ....
Ne cesse de frapper la Tamise alarmée
Du bruit de tes exploits !
Ainsi , NAPOLÉON , par un noeud tutélaire ,
Enchaîne à ses travaux le sort capricieux :
Ainsi de ses lauriers l'ombrage héréditaire
Couvrira nos neveux. :
ONuit , espoir du Monde , achève ta carrière !
Dérobe à l'oeil du jour tes mystères sacrés !
Féconde dans ton sein les siècles de lumière
Qui nous sont préparés !
Et vous , Muses , chantez sur vos lyres fidèles :
Hymen s'est couronné des roses de l'Amour;
Il triomphe , et déjà les voûtes éternelles
Brillent des feux du jour.
J. ESMÉNARD .
ÉPITHALAME
Pour le mariage de Sa Majesté NAPOLÉON-LE-GRAND , Empereur
des Français , Roi d'Italie , Protecteur de la Confédération du Rhin,
Médiateur de la Suisse , avec son Altesse Impériale l'Archiduchesse
MARIE- LOUISE , d'Autriche .
COURONNE-TOI de myrte et de roses nouvelles ,
Sors des bocages d'Hélicon ,
Muse dont l'Amour même a consacré le nom
Viens , du vaillant fils de Junon
Les Dieux ont ordonné les noces immortelles..
Jamais encore un si beau jour
N'a brillé sur la France à la paix ramenée.
Muse , redis le chant d'amour ,
Redis le chant de l'hyménée .
Quel spectacle imposant attire mes regards !
Quelle pompe le Louvre étale !
Pour en jouir , des lieux franchissant l'intervalle ,
Vingtpeuples ont quitté leurs champs et leurs remparts :
Tous , à l'envi , veulent de Mars
Suivre la marche triomphale.
AVRIL 1810 . 335
Leurs applaudissemens couvrent le bruit des chars ;
• Leupivresse n'a point d'égale.
Paris , d'un monde entier devenu le séjour ,
1,
Célèbre en choeur cette journée.
Muse , redis le chant d'amour ,
Redis le chant de l'hyménée.
1
1
1 A
Gage de nos heureux destins ,
Espoir de l'univers , comme de ma patrie ;
Vierge , qu'un demi- dieu pour compagne a choisie ,
Souris à tes honneurs divins .
De tes aïeux la foule illustre
09
Bénit , des champs Elysiens ,
La fête solennelle et les chastes liens
Dont son antique éclat reçoit un nouveau lustre.
Avance , les autels d'offrandes sont couverts .
Le vainqueur généreux , qu'admire l'univers
Du temple a franchi les portiques .
Entends les célestes cantiques :
Vois l'encens parfumer les airs :
De tous les voeux environnée ,..
Avance , vierge fortunée ;
Que l'allégresse de ta cour
Dévoile à tes regards ta haute destinée.
C'en est fait ; aux autels LOUISE est amenée .
Le serment de l'hymen l'engage sans retour.
Muse , redis le chant d'amour,
Redis le chant de l'hyménée...
Epouse de NAPOLÉON ,
V
I
Fig .
CAPP
A
Sur le trône superbe où son coeur t'a placée
Pratique ces vertus dont l'aimable renom
Avait sur toi d'avance arrêté sa pensée ;
Des peuples dont il est le vainqueur et l'appui ,
Sois la bienfaitrice éclairée .
7-33 .
Ils confondent en toi l'amour qu'ils ont pour lui ,
Tu seras désormais pour toi-même adorée.
Mais l'airain retentit au loin .
La porte du temple se rouvre ;
Junon , de ton hymen invisible témoin ,
Junon déjà t'appelle au Louvre ,
Où le Dieu des banquets te prépare un festin.
336 MERCURE DE FRANCE ,
:
Viens y charmer les yeux d'une immense assemblée .
Etvous qui présidiez aux noces de Pélée ,
Parques , maîtresses du destin ,
Auxnoces de LOUISE apparaissez soudain.
Elles ont des enfers franchi tous les obstacles ;
Je les vois , ces trois soeurs; leurs doigts sur leurs fuseaux ,
Devos jours en filant déroulent les miracles .
Et leurs voix charmant leurs travaux ,
Aux choeurs de l'hyménée unissent leurs oracles.
:
éDélices des Français , guerrier législateur ,
• Dont le vaste génie et l'ame grande et ferme
➤ Font chérir aux mortels les lois de leur vainqueur ,
Ton bonheur n'aura point de terme :
>Diane , en ta faveur , précipitant son cours ,
:
Va conduire en tes bras ta charmante conquête :
› Que ta majestueuse tête
> Repose mollement sur le sein dès amours .
> Ta compagne , à l'honneur , ton idole chérie ,
► Pour l'embellir encor , va disputer ta vie.
→ De ton sang glorieux , éternisant le cours ,
→ Naîtront d'elle et de toi , des héros etdes grâces
3.2.
>*Qui sauront vaincre et plaire ,en marchant sur vos traces ,
>>Et nous , avec lenteur, nous filons vos beaux jours. »
Les trois soeurs,ont parlé ; la voûte conjugale
Sous son ombre reçoit les illustres amans :
Tous deux ont entrevu la couche nuptiale.
Momens chers et sacrés Imystérieux momens !
Aux bras de son époux la vierge est enchainée.
Retirez-vous , témoins de cet auguste jour ;
Laissez , dans le sein de l'amour ,
Laissez s'accomplir l'hyménée.
Σ
ParMme DUFRENOY.
:
AVRIL 1810. 337
Impromptu fait au sein des réjouissances de la belle soirée du 2 agril A
1810.
L'ÉTOILE du bonheur luit au plus haut des cieux ,
L'éclat le plus brillant se répand sur la terr'e ;
De cette belle nuit protége le mystère ,
Amour ! un fils d'Achille est promis à nos voeux.
AUG . DE LABOUÏSSE .
ENIGME .
Şı l'éducation peut me faire danser ,
Malheur peut-être à qui voudrait valser
Avecmoi ! Je pourrais , soit fureur , soit tendresse ,
L'étouffer dans mes bras à force de caresse,
Qu de férocité. Je suis également
Acraindredans le calme ou dans l'emportement.
Lorsqu'on m'aperçoit , on recule ;
Ce n'est pas queje sois beaucoup plus ridicule
Que tant d'autres , et j'en connais
Qui sont encor dix fois plus laids .
Chaqué figure a son mérite ,
Et pourtant 'c'est moi que l'on cite
• Comme un modèle de laideur ,
Comme un être qui fait horreur.
Désigne- t-on quelqu'un qui ne soit pas affable ,
Qui soit bourru , jaloux , qui soit inabordable ,
Onle met en comparaison
Avec moi-même , onlui donne mon nom.
Je ne m'offense pas , au reste , d'une injure ;
On la profère , je l'endure ,
Mais je ne souffre pas que l'on vende ma peau
Que l'on ne m'ait ayant couché sur le carrean.
$........
L
338 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
1
Je suis un terrible élément :
Ne va pas t'écrier : J'y suis , c'est l'Océan.
Ce ne l'est pas , lecteur . Utile à tout le monde ,
Les grands seigneurs et les goujats ,
Les matelots et les soldats ,
Sur la terre ainsi que sur l'onde
Chaquematinn ,, me présentent le bras.
J'ai six pieds ; leur combinaison ,
Faite d'une ou d'autre façon ,
Dans cinq t'offrent une herbe fade
Qu'enhiver on mange en salade . "
4
4
Quatre te donneront ce mets délicieux "
Que Dieu dans le désert dispensait aux Hébreux. "
Trois te présenteront cette chose animée
... i
Qui brille en toi ; puis deux , la valeur d'une année.
$...
19
I
CHARADE.
4
1.
Mon premier est un abime profond,
Dont le navigateur sonde parfois le fond.
Dans un sens mon second n'est que l'expectative
Oud'un événement , ..
Ou d'un avénement..
}
:
Monentier , s'il est vrai , veut l'oreille attentive
Du curieux; s'il ne l'est pas ,
Iln'estplus , ditBoileau , qu'un objet sans appas.
$.......
50
Mots de PENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigmė du dernier Numéro est Fusée .
Celui du Logogriphe est Chaire , dans lequel on trouve : haire .
aire et ire .
Celui de la Charade est Halle-barde..
SCIENCES ET ARTS.
NOUVEAU BULLETIN DES SCIENCES , par la Société Philomathique
de Paris , 1810 .
Un zélé partisan de la puissance et de l'utilité des
journaux , prétendait dernièrement que si Montesquieu
lui-même revenait au monde avec les livres de l'Esprit
des Lois , ou de la Décadence de Rome , et qu'il les
publiât aujourd'hui pour la première fois , sans les faire
annoncer ni prôner dans aucun journal , ces ouvrages ,
avec tout leur mérite , pourraient bien rester enfouis
dans la boutique du libraire qui les aurait imprimés . Les
journaux , disait-il , sont , pour une foule de gens , le répertoire
universel des connaissances politiques , scientifiques
et littéraires . Ils y trouvent chaque matin l'annonce,
de quelque nouveauté bonne ou mauvaise , avec
l'opinion qu'ils en doivent prendre , et les raisons qu'ils
doivent avoir pour la soutenir : pourquoi voulez-vous
qu'ils se donnent la peine de chercher ailleurs ? chaque
journal est , pour l'esprit de ses abonnés , ce que
les directeurs étaient autrefois pour leurs consciences .
Aussi , depuis que cette heureuse institution a reçu tout
le développement dont elle était susceptible , on ne lit
presque plus que des journaux , ou par le conseil des
journaux. Les journaux sont devenus une denrée de
première nécessité comme le café ou le tabac , et il n'est
pas moins difficile d'y renoncer quand on en a pris l'habitude.
Que les auteurs n'espèrent donc pas se soustraire
à cette autorité ; mais plutôt qu'ils cherchent à se la
rendre favorable : c'est le seul moyen d'arriver jusqu'au
public.
১
Sans être tout-à-fait de cette opinion et sur-tout
sans en admettre les conséquences , il faut avouer qu'elle
est vraie en grande partie . On pourrait citer beaucoup
d'exemples qui l'appuient; mais celui dont je vais parler ,
340 MERCURE DE FRANCE ,
quoique particulier et de peu d'importance , en offrira
unepreuve sensible .
Il existe à Paris , depuis vingt-deux ans , une société
qui , sous le nom de Société Philomathique , s'occupe des
sciences physiques et mathématiques. Elle est composée
de cinquante membres , la plupart membres de l'Institut
ou destinés à le devenir.
Dans ses assemblées qui ont lieu une fois par semaine,
on donne l'extrait des divers journaux de sciences ; on
rend compte de ce qui s'est fait dans les séances des
autres sociétés savantes ; enfin on lit des mémoires sur
les diverses parties des sciences , et on en discute les
résultats. Ces communications entre des personnes qui
s'occupent de sciences diverses , sont utiles à tous ceux
qui y participent. Elles étendent leurs connaissances ,
les généralisent , et souvent les discussions amicales
qu'elles amènent ont eu l'influence la plus avantageuse
sur des travaux importans , qui devaient ensuite être
présentés sur un plus grand théâtre , ou paraître au
grand jour de l'impression. On sent que de pareilles
réunions n'ayant pour but que l'utilité , ne sont accompagnées
d'aucun éclat extérieur. Aussi la Société Phílomathique
n'ayant ni séances publiques , ni discours ,
`ni vers ,ni musique , est une des sociétés les plus utiles
et les moins connues de Paris . Cela est tout simple , et
l'objet de ceux qui la composent n'est pas non plus de
faire beaucoup de bruit.
Mais comme ils sentaient fort bien les avantages de
leur réunion , ils ont voulu en étendre les résultats ,
et sur-tout en faire jouir leurs correspondans qui sont
nombreux, et non pas seulement bornés à la France ,
mais répartis dans tous les pays du monde où les sciences
*sont cultivées . En conséquence , la Société Philomathique
entreprit de publier tous les mois , sous le titre
de Bulletin des Sciences , une ou deux feuilles d'impression
contenant l'exposé des découvertes importantes ,
l'analyse des théories fondées sur l'expérience et le cal-
'cul , l'annonce des inventions dans les arts , et même
les extraits des ouvrages de sciences qui méritent une
attention particulière ; extraits exempts d'éloges et de
AVRIL 1810. 341
コ
blame , dans lesquels on se borne à indiquer ce que les
ouvrages contiennent de neuf et d'important. La rédaction
du Bulletin des Sciences est confiée, par la Société
Philomathique, à une commission prise parmi ses membres
, et dans le nombre des auteurs qui ont pris part
à cette utile publication depuis son origine , on compte
MM. Cuvier , Lacroix , Haüy , Brongnart , Sylvestre ,
Duméril , Géoffroi , Decandolle , Coquebert , Montbret
, Descotils , Poisson , Thénard , et beaucoup
d'autres noms distingués . Comme les motifs qui ont fait
publier ce Bulletin sont fort éloignés de toute idée de
spéculation ou d'intérêt pécuniaire , on l'envoie gratuitement
aux correspondans de la Société , et on l'a mis ,
pour le public , au prix le plus modique qui put couvrir
les dépenses nécessaires pour l'impression (1) .
C'est sur-tout aux personnes qui cultivent les sciences
loin de la capitale , que ces feuilles peuvent être utiles ,
et celui qui écrit cet article a eu l'occasion de l'éprouver
par sa propre expérience , pendant plusieurs années . En
effet , quoi de plus avantageux , de plus désirable , pour
celui qui se livre aux sciences , que d'être averti exactement
et promptement de tout ce qui se fait de neuf ; de
trouver en quelques pages la substance des mémoires les
plus importans , avec l'indication précise des points
qui doivent le plus attirer son attention ; de sorte qu'avec
cette lecture il se trouve au courant de tout ? Qui ne
croirait d'après cela que le Bulletin des Sciences doit être
undes ouvrages les plus recherchés ? eh bien ! la vérité
estque , depuis quinze années qu'il existe , il n'a eu que
très-peu de souscripteurs . Je pense même que parmi les
personnes qui liront cette annonce , il y en a un grand
nombrequi apprennent l'existence de ce recueil pour la
première fois . Cependant il serait possible que , sans le
savoir, elles en eussent lu quelques articles dans d'autres
journaux ; par exemple , dans le Magasin Encyclopé-
(1) Leprix de la souscription est de 13 fr. pour Paris , et de 14 fr .
pour les départemens ; les Etats situés hors du territoire français
payent le port double . On souscrit à Paris chez J. Klostermann
fils , rue du Jardinet , nº 13 , quartier Saint-André-des-Arcs .
342 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
dique , qui faisait ordinairement au Bulletin l'honneur
de le copier tout au long , sans en jamais rien dire et
même sans jamais le citer. Comment aurait-il pu percer
l'obscurité où le condamnait un pareil silence ? Il est vrai
qu'iln'en était ainsiqu'en France, et son sortétaitbeaucoup
plus brillant ailleurs . Tous les journaux de sciences
en Allemagne et en Angleterre , le traduisaient dans
leur langue ; ils le citaient toujours exactement , et ils
avaient même soin de conserver au bas de chaque article
la lettre initiale de l'auteur .
Des circonstances que l'on soupçonnera facilement
d'après ce que je viens de dire , avaient interrompu la
publication du Bulletin des Sciences depuis le mois d'octobre
1809. On vient de la reprendre , et le premier soin
des nouveauxrédacteurs sera deremplir cette lacune. Tous
les numéros nécessaires pour cela vont paraître ensemble
et incessamment ; de sorte que la collection sera ainsi
complétée , et les numéros de l'année courante paraîtront
régulièrement à leur tour. Il est à désirer que les amis
des sciences favorisent cette entreprise qui , je le répète,
n'a d'autre principe que l'amour des sciences et le désir
d'être utile à ceux qui en font leur étude. On publie tous
les jours , par spéculation , de gros livres que l'on
annonce pompeusement comme les archives des inventions
et des découvertes , comme des dépôts complets qui
dispensent de toute autre collection. La vérité est que l'on
n'y trouve rien de précis , rien de fidèle , rien que l'on
puisse consulter ou dont on puisse tirer parti pour son
travail . Ce sont ordinairement des extraits de journaux
de toute espèce , faits par des hommes étrangers aux
sciences , qui s'imaginent avoir donné l'extrait d'un mémoire
quand ils en ont copié et tronqué le commencement
et la fin. Je ne sais si ces recueils se vendent
et s'achètent ; cela est probable , puisqu'on ne craint pas
de les imprimer ; mais on peut assurer que le Bulletin
desSciences , composé d'extraits précis et fidèles , rédigés
par des hommes profondément instruits dans les matières
sur lesquelles ils se mêlent d'écrire , a quelque avantage
sur ces informes compilations .
Вот.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
Sur deux traductions nouvelles en vers latins , l'une des
hymnes de Callimaque ( 1 ) , et l'autre du roman pastoral
de Longus (2) ; par M. PETIT-RADEL , docteurrégent
de l'ancienne faculté , et professeur aux écoles
de médecine de Paris .
11
C'EST un talent devenu assez rare de nos jours et dans
notre pays que celui d'écrire en vers latins , et ce talent
tient si étroitement à la culture des bonnes et solides
études , qu'il faut toujours savoir gré à ceux qui l'exercent
, malgré l'espèce de défaveur où il semble tombé
aujourd'hui , et le peu d'encouragement qu'il reçoit d
public. M. Petit-Radel s'est déjà fait une réputation par
sa facilité en ce genre , et les deux nouveaux ouvrages
qu'il a publiés depuis deux ans sont propres à la confirmer.
On lui a pourtant reproché un défaut quí tient à
l'excès même de cette facilité ; son expression n'est pas
toujours nette et correcte , il mélange un peu trop les
mots et les tournures propres à des genres de style et de
composition différens , et ce défaut , il faut bien l'avouer
, se retrouve encore dans les nouvelles productions
que l'on annonce ici .
On peut applaudir d'abord au choix que l'auteur a fait
des hymnes de Callimaque pour en faire l'objet de son tra-
(1 ) Hymnes de Callimaque le Cyrénéen , traduits du grec , en vers
latins de même mesure que ceux de l'original , avec la version française
, le texte et des notes ; par M. Petit-Radel. Un vol. in-8°. A
Paris , chez H. Agasse , imprimeur-libraire , rue des Poitevins ,
nº 6. (1808. )
(2) Longi sophistæ pastoralia Lesbiaca , sive de amoribus Daphnidis
et Chloes poema erotico-poimenicon , è textu græco in latinum numeris
heroicis reductum ; cui accedit metaphrasis cujus verba genuinis
auctoris verbis consonant . Operam utrique navavit P. Petit-Radel ,
doctor regens , etc. Parisiis , apud H. Agasse , etc. Un volume in-80.
(1809.)
1
344 MERCURE DE FRANCE,
vail; c'est peut-être un des poëtes grecs dont il serait le
plus utile d'occuper quelquefois les jeunes gens dans le
coursde leurs études ; non, sans doute , à cause de la supériorité
de son mérite sous le double rapport du style
et des idées; il est en ce sens très-inférieur aux écrivains
des beaux siècles de la littérature grecque , et même
àThéocrite , dont il était à-peu-près contemporain ; mais
la lecture du petit nombre de poésies qui nous restent
de cet auteur peut singulièrement servir à perfectionner
de jeunes étudians dans la connaissance de la langue
grecque , et l'érudition peu commune qu'il affecte même
de répandre dans ses écrits , exigeant , de la part des
professeurs qui l'interpréteraient , de grands développemens
sur tous les points de la mythologie et de la science
de l'antiquité , ce serait encore pour leurs auditeurs une
source abondante d'instruction agréable et variée.
La littérature grecque , à l'époque où florissait Callimaque
(vers la 130me olympiade , environ 235 ans avant
l'ère vulgaire) , venait de subir une révolution dont l'influence
fut singulierement remarquable : parmi les longues
guerres qui suivirent la mort d'Alexandre , au milieu
des déchiremens que produisit l'ambition des généraux
qui se disputèrent les débris de son vaste empire , l'esprit
humain avait perdu en partie ce ressort et cette énergie
sans lesquels rien de véritablement grand ne peut se produire
dans les lettres et dans les arts ; un grand nombre
d'institutions favorables au développement du génie et
des talens avaient été anéanties ; et lorsque Ptolémée fils
de Lagus , parvenü à se rendre souverain indépendant
de l'Egypte , conçut la noble pensée d'y ouvrir un asyle
à tout ce qu'il y avait encore de sciences et de ltimières
dans la Grèce et dans l'Asie , ce n'étaient plus que des
débris de leur splendeur antique qu'il pouvait recueillir ;
la force des circonstances avait contraint le génie
d'abaisser son essor ; les idées , les sentimens , tout avait
déjà pris une direction mmooiinnss franche et moins généreuse
(3).
(3) « Donne-nous la vertu et la richesse . La richesse sans la
vertu, ne sait pas rendre l'homme heureux , ni la vertu , sans la
1
AVRIL 1810. 345
LA
SEINE
Acettepremière cause de dégradation qui avait frappé
les lettres et les arts , pour ainsi dire , dans leur sokkiiatal
s'en joignit une autre dont ils ne tardèrent pas ressenti
les effets , du moment où ils eurent été transplants en
Egypte. Des communications plus fréquentes of play
immédiates avec les peuples de l'Orient , firent bientot
perdre aux Grecs le goût de cette simplicité précieuse
source de la grace et du sublime dans tous les genres.
Ils y substituèrent trop souvent l'exagération et rem
phase qui de tout tems ont caractérisé le génie oriental.
Une circonstance singulière et nouvelle , qui servit
sans doute éminemment au progrès des connaissances
positives et au développement de la raison humaine ,
contribua cependant encore à donner aux esprits une
direction qui , sous d'autres rapports , avait bien aussi
quelques inconvéniens : l'immense collection de livres
de toute espèce , et en différentes langues , recueillis par
les premiers souverains de l'Egypte , inspira aux lettrés
qui se trouvaient réunis à Alexandrie , le goût des recherches
et de l'érudition ; et ce goût s'accrut , comme il
arrive presque toujours , à mesure qu'on avait plus de
moyens de le satisfaire , au point de devenir une passion
qui s'attachait souvent aux plus frivoles objets . Les questions
les plus minutieuses de grammaire et d'antiquité
occupèrent presque tous les esprits , et ces sciences furent
tellement en vogue , qu'il n'y eut presque pas un
→ richesse ; donne-nous donc la vertu et la richesse . C'est par cette
pensée ignoble et puérile que Callimaque finit son hymne à Jupiter,
et son langage est , comme on voit , de niveau avec ses idées. Combien
sont différens les sentimens qu'exprimait presque à la même
époque , et aussi dans un hymne à Jupiter , le philosophe Cléanthe
qui n'avait point quittéAthènes , où il professait les sévères maximes
duPortique !
Grand Dieu , père du jour et maître du tonnerre ,
Du crime et de l'erreur daigne purger la terre ;
Affranchis la raison du joug de ses tyrans ;
Parle , laisse entrevoir aux nortels ignorans
Dos éternelles lois le plan sage et sublime.
(Trad. de Bougainville.)
Z
346 MERCURE DE FRANCE ;
:
poëte , un astronome , un géomètre , etc. , qui ne les eût
cultivées avec soin , en même tems que l'art ou la science
auxquels il s'était plus particulièrement consacré (4).
De là l'érudition qui se montre souvent avec affectation
dans les écrits des poëtes de cette époque , et particuliérement
dans les hymnes de Callimaque. Son style est
en général élégant et soigné , il a même quelquefois de
la grâce et une sorte de naïveté : mais il s'élève rarement;
il manque presque partout de chaleur et de vie ;
enunmot , comme l'a très-bien dit Ovide , il brille plus
par l'art que par le génie.
Battiades semper toto cantabitur orbe.
Quamvis ingenio non valet , arte valet.
En vain quelques savans , et entr'autres notre célèbre
Henri Etienne , ont prétendu en appeler de ce jugement
porté par un poëte bien plus qu'eux en état de prononcer
sur une pareille question. Et il faut bien remarquer encore
que ce n'est pas des hymnes du poëte de Cyrène
qu'Ovide parle dans les vers que je viens de citer , mais
de ses élégies et de ses poésies érotiques , qui devaient
avoir un plus haut degré de mérite , puisque Catulle
n'avait pas dédaigné d'en traduire ou d'en imiter une
apparemment des plus parfaites , celle où le poëte célèbre
la chevelure de Bérénice mise au rang des constellations
. Malheureusement il ne nous reste que cette imitation
ou traduction de Catulle. Le tems a également
détruit une foule d'autres ouvrages de Callimaque en
prose et en vers . Un poëme considérable intitulé les
Causes , où l'auteur célébrait apparemment l'origine des
fables des nations , des villes , etc.; un autre dont le
titre était Hécalê , nom d'une femme qui , suivant les
fables , avait donné l'hospitalité à Thésée lorsqu'il revint
de l'île de Crète , etc.; il ne nous reste que six de ses
hymnes , une soixantaine d'épigrammes , et des fragmens
recueillis par divers savans .
(4) On peut voir une dissertation très -curieuse sur le génie du siècle
des Ptolémées , par le célèbre M. Heyne , dans le premier volume de
ses Opuscula academica , pag. 85 et suiv.
AVRIL 1810 . 347
Ce sont les hymnes seulement que M. Petit-Radel a
fait imprimer à la fin du volume qui contient sa traduction
en vers latins ; il y a joint une version en prose
française , imprimée en regard de la traduction latine ,
et environ vingt pages de remarques destinées à donner
quelques notions mythologiques et géographiques , que
l'éditeur a jugé nécessaires . Mais je crains que , dans cet
arrangement , il n'ait pris l'accessoire pour le principal ,
et n'ait ainsi ôté à son livre une grande partie de l'utilité
qu'il aurait pu avoir.
Dans l'état présent de lalittérature ancienne en France ,
il serait fort à désirer que ceux qui , comme M. Petit-
Radel , ont le louable projet d'attirer l'intérêt et l'attention
sur quelque ouvrage estimable de l'antiquité , y
missent l'application nécessaire pour en rendre la lecture
à-la-fois aussi facile et aussi instructive qu'il estpossible .
Or, on conviendra qu'ici , par exemple , l'objet principal
ne devait pas être la version latine , mais le texte grec de
Callimaque.
Je crois donc que l'éditeur , si son goût ou d'autres
occupations plus importantes l'éloignaient d'entreprendre
un travail plus approfondi sur cet auteur , aurait
dû s'attacher à en donner le texte au moins avec
toute la correction qu'il pouvait obtenir de la comparaison
des deux ou trois éditions les plus récentes et
reconnues pour les meilleures (celles d'Ernesti , de Bandini
et de Brunck ) ; il aurait pu même joindre au texte
grec un extrait judicieux des savans commentaires de
Spanheim , Ernesti , Ruhnken , Valckenaër , etc. et
rejeter à la fin du volume sa traduction en vers latins :
alors il aurait fait un livre extrêmement important pour le
progrès des lettres dans nos écoles , et d'un autre côté
il se serait épargné la peine de faire une traduction française
, qui était à-peu-près inutile , après celle que nous
devons au savant M. Laporte Dutheil .
Car , il faut l'avouer , le style de cette nouvelle version
est souvent inégal et incorrect ; il pèche fréquemment
contre la noblesse et la propriété de l'expression. Quelques
exemples suffiront pour prouver ce que j'avance. Dans
Z2
348 MERCURE DE FRANCE ,
l'hymne ( à Jupiter ) on lit : « Ainsi bien soigné tu acquis
>> cette force de corps qui t'est particulière , etc. » - « Tu
>> versas sur chacun (des rois ) l'opulence que l'or amène
» à sa suite , mais avec cejugement qui ne pouvait blesser
>> personne . » « Quel est celui qui voulant chanter
>> dignement tes exploits , ne se serait point désisté de
>>son entreprise ? Il n'en fut et n'en sera jamais aucun . »
Toutes ces phrases manquent évidemment d'élégance et
de correction .
-
Dans plusieurs endroits aussi cette traduction manque
de fidélité : ainsi , en lisant dans le même hymne à Jupiter
la phrase suivante : « Un lait bienfaisant remplit aussitôt
>> pour toi les mamelles de la chèvre Amalthée ; de tems
» à autre tu goûtas aussi les dons savoureux de l'abeille
>> Panacris .>> On serait tenté de croire que Callimaque a
voulu parler d'une abeille , nommée Panacris , chargée
de nourrir Jupiter de son miel , comme la chèvre Amalthée
le nourrissait de son lait ; tandis que dans le texte
grec le mot Panacris est une épithète , qui sert à désigner
les abeilles en général , comme parcourant les sommités
des montagnes , des collines , ou même des fleurs , pour
y faire leur butin. Ailleurs , dans l'hymne à Diane ,
M. Petit-Radel s'exprime ainsi : « Tu découvres sur les
>> coteaux du Parrhasius une troupe de biches , chose
>> d'autant plus étonnante , que naguère elles prenaient
>> plaisir à brouter l'herbe fraîche sur les bords du gra-
>> veleux Anaurus . >> Mais ici il paraît n'avoir pas bien
compris le sens des mots grecs ( μέγα τι χρέος ) qu'il rend
par ceux-ci , chose d'autant plus étonnante , etc. , et qui
ne sont qu'une expression emphatique destinée à marquer
la beauté et la grandeur extraordinaires de ces
biches que rencontre Diane .
Ce n'est pas ici le lieu de s'arrêter beaucoup sur les
vers latinsdu traducteur ; quoique meilleurs , peut-être , à
quelques égards , que sa prosefrançaise , ils ne sont pourtant
pas exempts de la plupart des défauts que je viens de
remarquer . Je ne pourrais d'ailleurs que confirmer par
des exemples de détail l'opinion que j'ai énoncée au commencement
de cet extrait , et ce genre de discussions
AVRIL 1810 . 3.49
n'intéresse que bien peu de lecteurs (5). Par la même
raison je ne dirai que peu de chose de la traduction
nouvelle en vers latins et en prose latine que le même
auteur nous a donnée de Longus . Car il faudrait revenir
sur les mêmes observations , faire remarquer les mêmes
inconvéniens ou les mêmes défauts que j'ai cru apercevoir
dans la manière de l'écrivain ; ce qui est au moins inutile .
Je dirai seulement que j''aaii vu avec regret , et tous les
amateurs de la littérature grecque partageront sans doute
ce sentiment , que l'éditeur n'ait pas eu l'idée de donner
le texte grec deLongus avec sa traduction ; il paraît n'avoir
pas eu connaissance de l'excellente édition qu'en a donnée
le savant M. Schæfer à Léipsick en 1803 , et des corrections
nombreuses que cet habile homme a faites tant dans
le texte grec que dans la traductionlatine . Si M. Petit-Radet
avait connu le travail du professeur allemand , il se serait
sans doute dispensé de refaire la version en prose de
son auteur ; il n'aurait pas cru devoir manquer l'occasion
de joindre à sa version métrique un texte beaucoup plus
épuré que celui de feu M. Villoison , le meilleur que
nous eussions jusqu'ici ; il aurait pu même joindre à
son édition les notes très-courtes et très-instructives qui
accompagnent celle de Léipsick ; il aurait rendu ainsi un
véritable service aux amis de la langue grecque , et assuré
le débit de son livre .
Ce n'est pas que , dans la disette où l'on est en France
(5) En général , M. Petit-Radel m'a paru ne se pas assez défier de
sa facilité à écrire en latin , d'où il résulte qu'il emploie souvent des
expressions hasardées , et des tournures trop rapprochées du français ;
comme dans ce vers :
Neglexêre pecus tutis educere septis .
Quelquefois aussi il ne dit pas ce qu'il veut dire : par exemple , dans
l'hymne à Jupiter , radice revulsus Funiculus cecidit , me semblerait
absolument inintelligible pour qui ne saurait pas d'ailleurs ce que le
poëte veut exprimer. J'ai cru remarquer aussi dans la prose latine
de l'auteur quelques traces d'affectation. Il me semble , par exemple ,
qu'une métaphore aussi peu naturelle que celle - ci : Unde tractahs
eadem arma cycnus mantuanus genus expolivit , etc. serait blamable
dans quelque langue que ce fût .
350 MERCURE DE FRANCE ,
de livres grecs , je ne préférasse de voir donner , dans
cette langue, quelqu'autre ouvrage plus intéressant et plus
utile que les amours de Daphnis et Chloé. On ne doit
guère songer au superflu que quand on a le nécessaire ;
et , jusqu'à ce que nous en soyions à ce point , je crois
qu'en publiant des ouvrages grecs ou latins , on devra
toujours avoir en vue l'intérêt et l'utilité de la jeunesse
qui fréquente les écoles . Or , le livre dont je parle ici ne
peut pas sans danger être mis dans les mains des jeunes
gens . Voici le jugement sévère , mais parfaitement juste ,
à mon avis , qu'en porte M. Coray : « On trouve dans Lon-
>>gus un style clair et facile , la justesse de l'expression
>>unie au goût attique , et des périodes brillantes et bien
>> arrondies ; mais il manque souvent de sens et de juge-
>> ment , ce qui est un défaut essentiel . D'ailleurs , on est
>> rebuté par les obscénités qu'on rencontre dans son ou-
>> vrage ; et , avec tout son atticisme , il n'est , dans beau-
>>coup d'endroits , qu'un sophiste fort ennuyeux (6) . »
Que si l'on opposait à ce sentiment d'un savant respectable
les opinions contraires de quelques autres hommes
aussi fort recommandables , il suffirait , pour décider la
question sous le rapport où je la considère ici , du
témoignage de Longus lui-même , qui s'exprime ainsi à
la fin du petit avant-propos dans lequel il expose le sujet
de son livre. « Le compte , dit-il , en sera plaisant et
>> agréable à plusieurs manières de gens , en ce qu'il
» pourra servir à guérir le malade , consoler le dolent ,
>> remettre en mémoire de ses amours celui qui aura
>> autrefois été amoureux , et instruire celui qui ne l'aura
>> encore point été. » ( Trad. d'Amiot. )
On doit se tenir pour averti , après cet aveu naïf de
l'auteur ; et il est bien évident que ce n'est pas à de trèsjeunes
lecteurs qu'un pareil ouvrage peut convenir,
THUROT.
(6) Voyez la lettre à M. Basili qui est au commencement du premier
volume de l'édition grecque d'Héliodore par M. Coray.
AVRIL 1810 . 351
Preussens altere geschichte ; von AUGUST VON KOTZEBUE ,
mitgliede der Kæniglich Preustischen Akademie der
Wissenschaften , etc.
HISTOIRE ANCIENNE DE LA PRUSSE ; par AUG. DE KOTZEBUE ,
membre de l'Académie royale des sciences de Prusse .
Quatre volumes in-8° . -A Riga , chez Charles-Jean
Godefroi Hartmann .
(SECOND ARTICLE. )
C'ÉTAIT une situation périlleuse et difficile que celle
d'un corps peu nombreux , placé au milieu d'ennemis
qu'il venait de vaincre , entouré d'ennemis qu'il voulait
subjuguer. Sans le secours des belliqueux aventuriers
accourus au seul mot de Croisade , l'ordre Teutonique
n'eût sans doute ni étendu , ni conservé ses conquêtes.
Ces secours précaires et passagers ne faisaient cependant
pas sa principale force ; elle reposait en lui-même , dans
la rigidité de son organisation aristocratique , dans les
talens supérieurs de ses chefs . On ne saurait se défendre
d'un sentiment d'admiration en voyant une foule de
grands hommes se succéder dans la place de grandmaître
, et faire marcher sans relâche leur ordre vers
cette élévation qu'il pouvait ambitionner , mais à laquelle
il ne devait pas espérer d'atteindre. L'histoire n'offre
aucun exemple qui prouve mieux combien le mérite d'un
individu peut être indépendant de celui du corps auquel
il appartient , et à quel point l'organisation de ce corps
lui-même , sa tendance et sa marche sont plus importantes
que le caractère de son chef. Rome a eu ses
Catons , ses Fabricius , ses Camille , et cependant Rome
a fait le malheur du monde. L'ordre Teutonique asservissait
, écrasait la Prusse , et cependant Godefroi de
Hohenlohe , Winrich de Kniprode , Conrad de Zungingen
, Conrad de Erlichshausen , étaient des hommes
vertueux et des héros. Ce n'est pas d'après les conséquences
générales de leurs actions qu'il faut juger les
individus; tel peut déployer dans une mauvaise route un
352 MERCURE DE FRANCE ,
grand et beau caractère ; mais les résultats sont la mesure
de la bonté des institutions , et les institutions sont les
véritables souverains qui assurent ou détruisent à la
longue le bonheur et la moralité des peuples .
Les institutions de l'ordre Teutonique étaient monastiques
et guerrières ; elles devaient donc être funestes et
à ses sujets et à ses voisins : les premiers le sentaient
déjà , les seconds ne tardèrent pas à s'en apercevoir : les
grands-maîtres les plus vertueux passèrent leur vie à soulager
les uns et à subjuguer les autres .
La Lithuanie fut le théâtre de la plus sanglante et de
la plus longue des guerres que l'ordre se plut d'abord à
engager , et se vit ensuite forcé de soutenir. Répandus
dans toute l'Europe , souverains en Prusse et dans la
plupart des principautés adjacentes , respectés au dehors ,
craints au dedans , puissans , riches et oisifs , les chevaliers
au lieu de jouir en paix de leur pouvoir , de leurs
loisirs et de leur opulence , regardaient avec un oeil
d'envie le vaste duché dont l'étendue excitait et dont
l'idolatrie promettait de masquer leur ambition. Après
plusieurs essais de conquêtes alternativement suspendus
et repris , souvent désastreux et toujours inutiles , commença
en 1352 cette lutte au sein de laquelle devaient se
former deux princes destinés à porter un jour les premiers
coups à cet ordre dont leurs pères s'étaient vus les
prisonniers . Winrich de Kniprode était grand-maître ;
Olgerd et Kyristut régnaient en Lithuanie. Kniprode
avait , dans le caractère , tout ce qu'un homme peut
avoir de belles qualités et de bonnes dispositions ; il fut ,
dans sa conduite , tout ce que permettaient sa situation
et les tems . Né au quatorzième siècle , il fit la guerre
pour convertir ; chevalier Teutonique , il travailla à
'étendre le pouvoir de son ordre par des conquêtes : mais
il fut loyal envers les ennemis qu'il voulait soumettre ,
et humain envers les païens . Il assiégeait la forteresse
de Kauen' ; le prince Kyristut , qu'il avait fait deux fois
prisonnier , craignant l'issue du siége , se rendit au camp
de Kniprode pour ouvrir des propositions de paix ; le
grand-maître les rejeta .-<<Si j'étais dans la place , dit
Kyristut , elle ne serait jamais prise . >>-<< Entrez-y
AVRIL 1810 . 353
>>répondit Winrich , prenez autant de soldats que vous
>> voudrez , je me fais fort de vous offrir encore une fois
>>un logement à Marienbourg. >> - << Seigneur , reprit
>> Kyristut , pensez-y bien ; je suis libre ; je resterai libre
» ou je mourrai : vous vous fiez sur vos retranchemens .>>>
-<< Je les raserai , répartit foidement Winrich . »
se séparèrent .
- Ils
Après une bataille , les vainqueurs massacrèrent cruellement
leurs prisonniers que Schindekopf , maréchal de
l'ordre , avait promis d'épargner ; désespéré de voir ainsi
sa parole violée , le général demanda le châtiment des
coupables ; leur nombre le rendait impossible. Schindekopf
quitta le commandement ; le grand-maître l'engagea
à le reprendre ; mais voulant flétrir du moins ceux
qu'il ne pouvait punir , il dit : « Celui qui oublie que
>>les païens sont aussi des hommes , celui qui , pareil à
>>une bête féroce , a soif de sang , celui-là déshonore la
>> croix sainte. Le remords , comme un fer embrasé ,
» doit dévorer son ame. Songez à l'avenir. Vous à qui
>> est confié , sur cette terre , l'honneur de l'ordre et de
>>la chrétienté , songez que je serai appelé un jour à
>>>rendre pour vous un compte redoutable . >>>
De pareils traits semés dans l'histoire ne consolent
pas des malheurs d'un peuple , mais ils empêchent que
la nature humaine ne devienne un objet d'aversion et de
mépris : je les ai cités pour montrer quelles idées se
développaient au sein du despotisme , de l'oppression et
des désastres de la guerre : c'est parmi les chevaliers
qu'on les rencontre , non chez les sauvages lithuaniens
que le degré de leur civilisation rendait toujours courageux
, l'état de leurs moeurs toujours cruels , et le besoin
sans cesse perfides . Olgerd et Kyristut se voyaient- ils
vivement pressés ? Ils promettaient de se faire chrétiens ,
et l'ordre , de force ou de gré , s'arrêtait au milieu de
ses victoires ; à peine avait-il retiré ses soldats que les
princes retournaient aux armes et à l'idolâtrie . La mort
d'Olgerd ne changea point la face des affaires ; son fils
Jagellon lui succéda , et ce jeune homme, qui devait être
un jour l'effroi de l'ordre et la tige d'une grande dynastie ,
commença par trahir sa famille et son pays , en s'alliant
354 MERCURE DE FRANCE ,
avec les chevaliers teutoniques par un traité secret ; il
s'engagea à former avec son oncle Kyristut une alliance
feinte qui devait rendre facile pour l'ordre la défaite d'un
ennemi dont le traître et le vainqueur se promettaient
réciproquement de partager les dépouilles : la honte de
Jagellon fut le seul résultat de ce traité ; fait prisonnier
par Kyristut instruit à tems , il dut la vie aux sollicitations
de son cousin Witold qui fléchit le courroux de
sonpère .
Avec les deux noms de Jagellon et de Witold s'ouvre
une longue suite de guerres , de crimes , de perfidies ,
de grandes actions où l'ordre Teutonique , tour-à-tour
allié des deux princes , et les ayant enfin tous deux pour
ennemis , devait montrer que le courage seul préserve
souvent d'une chute et suffit toujours pour l'honorer.
Louis , roi de Pologne et de Hongrie , était mort sans
enfans mâles ; à la main de sa fille Hedwige était attachée
la couronne ; plusieurs concurrens se disputaient l'une
pour avoir l'autre ; la princesse aimait Guilhaume d'Autriche
; la diète de Pologne voulut Jagellon pour roi;
Hedwige se vit forcée de l'épouser . Les artifices dugrandduc
de Lithuanie lui avaient frayé le chemin du trône ;
sa belle figure , dit-on , lui ouvrit bientôt celui du coeur
de la princesse ; la Pologne acquit en luiun mauvais
monarque , l'ordre un voisin que sa nouvelle puissance
rendait plus dangereux. Perfide moins par besoin que
par caractère , ambitieux plutôt par avidité que par désir
de gloire et de grandeur , incapable de former un plan
vaste , mais habile à profiter des petits moyens , prévoyant
par lâcheté , moins prudent qu'adroit , et moins
adroit que traître , Jagellon parvint à la puissance en
promettant tout à ceux qu'il avait besoin de gagner , en
enlevant tout à ceux qu'il avait une fois vaincus . Il
n'avait point de courage , et redoutait autant celui des
amis qui le servaient que celui des ennemis qu'il devait
combattre ; méfiant au sein de la paix , tremblant au
milieu de la guerre , il violait l'une dès qu'il y voyait le
moindre avantage , et aurait voulu finir l'autre dès qu'elle
lui inspirait la moindre crainte : étranger à tous les liens
de la morale , ouvert à tous les scrupules de la supersAVRIL
1810 . 355
f
1
1
tition , il s'empressait également de commettre un crime
etde s'en faire absoudre ; il avait peur de la honte , non
qu'il craignît le remords , mais parce qu'une mauvaise
réputation a toujours quelque chose d'effrayant pour une
ame lache . La fortune le servit heureusement ; il en
profita pour s'agrandir en tout , excepté dans l'opinion ,
qu'il ne sut pas même éblouir : il voulut faire la guerre
à l'ordre dont il enviait la puissance , mais qu'il ne croyait
pas aussi puissant que lui ; il le battit et trembla dès
qu'il vit les chevaliers demeurer fermes dans le malheur ,
parce qu'il se sentit moins ferme qu'eux. Il aimait mieux
corrompre que vaincre , et croyait avoir tout gagné
quand il avait corrompu quelques hommes sans foi ;
souverain d'un grand royaume , souvent victorieux dans
les conseils et dans les camps , il régna jusqu'à l'âge de
quatre-vingt-six ans , moins redouté de ses ennemis que
méprisé de ses sujets .
Il dut presque tous ses succès contre l'ordre à son
cousin Witold , resté grand-duc de Lithuanie lorsque
Jagellon monta sur le trône de Pologne . Witold était
un véritable chef de barbares , dissimulé dans l'occasion ,
franc et généreux quand rien ne lui rendait la dissimulation
nécessaire , honorant dans les autres le courage
qu'il avait lui-même , ambitieux mais sans bassesse ,
- capable de changer , au besoin , d'amis et d'ennemis , de
foi et d'armée , mais n'ajoutant pas le déshonneur de la
lâcheté à la honte du crime . D'abord allié de l'ordre , il
l'abandonna bientôt et le combattit avec acharnement
dès qu'il crut pouvoir se fier à son cousin : le désir de
rendre son duché indépendant de la Pologne et de se
faire déclarer roi de Lithuanie , le ramena dans la suite
vers les chevaliers dont il espérait de puissans secours ;
il les avait ménagés dans les négociations qui avaient
( suivi les victoires ; il s'unit étroitement avec eux lorsque
la vieillesse , en ralentissant son ardeur guerrière , tourna
toutes ses pensées vers une ambition plus tranquille ;
mais les grands de Pologne ne voulurent jamais permettre
la séparation de la Lithuanie ; Witold était trop vieux
pour entreprendre de conquérir ce qu'on lui refusait ; il
356 MERCURE DE FRANCE ;
mourut avec la réputation d'un brave guerrier, et le regret
de n'avoir eu que le titre de grand-duc .
Sa valeur et la perfidie de Jagellon avaient porté à
l'ordre les coups les plus funestes : tant que le sage et vertueux
Conrad de Jungingen fut grand-maître , il sut ,
sans compromettre son honneur , éloigner l'orage dont
la Pologne et la Lithuanie menaçaient la Prusse : nouveau
Fabius , il contint l'humeur belliqueuse des chevaliers et
dédaigna leurs insultes : on l'appelait dame abbesse ; on
écrivait sur le mur de sa chambre : « Tu aurais dû être
>> moine ou nonne. » Il se contenta de répondre : << Si
» mes frères ne voulaient suivre que leurs désirs , pour-
>> quoim'ont-ils choisi pour grand-maître ? Ils demandent
➤ la guerre avec la Pologne ; qu'ils prennent garde à ne
>> pas être un jour les esclaves des Polonais . >>
Son successeur , Ulrich de Jungingen , n'était pas si
modéré, et Jagellon désirait la guerre encore plus que les
chevaliers ; il saisit , pour la déclarer , les plus frivoles
prétextes . L'ordre la repoussa d'abord avec plus de sagesse
que les dispositions de ses membres ne devaient le faire
présumer; mais le roi la voulait , il fallut la faire ; la cause
de l'ordre était juste ; il la perdit , malgré la plus vigoureuse
défense , à la bataille de Tanneberg où 180000
hommes rangés sous les drapeaux polonais , servis par le
hasard , par des méprises et par des vengeances , taillèrent
en pièces ou mirent en déroute 83000 combattans
que l'ordre leur avait opposés : le grand-maître fut tué
dans l'action : le chevalier qui portait l'enseigne de Culm ,
fait prisonnier , demanda à revoir encore sa bannière et
tomba mort en l'embrassant .
C'est avec un vif sentiment de plaisir qu'au milieu d'un
grand désastre général , on voit tout-à-coup un seul
homme, par la seule force de son ame et de son caractère
, s'élancer hors de l'abyme où il a été entraîné , saisir
d'une main vigoureuse ceux qui y sont tombés avec lui
et les en retirer malgré les efforts d'un ennemi victorieux :
ce triomphe du courage sur la puissance a quelque chose
de merveilleux et de consolant qui étonne et soulage le
cpeur : Henri de Plauen en a laissé un exemple . Tout
fuyait ou pliait devant Jagellon; les forteresses se ren
AVRIL 1810 . 357
daient sans résistance ; l'ordre n'était pas aime ; le roi de
Pologne était craint . Le salut des chevaliers dépendait
de celui de Marienbourg ; Henri de Plauen s'y jeta , résolu
- de sauver cette place ou d'y mourir : le siége durait déjà
depuis plusieurs semaines ; aucun secours n'arrivait aux
assiégés ; Henri se crut obligé de demander la paix ; il se
rendit au camp du monarque , offrit des cessions considérables
; elles furent refusées . - « Est- ce votre dernier
> mot? demanda-t-il. » Oui fut toute la réponse qu'il
obtint . <<Eh bien ! dit-il ; j'étais venu plein de con-
>>fiance , ne doutant pas que le roi accepterait des pro-
>>positions aussi équitables ; je m'en retourne plein de
>> confiance , dans l'espoir que mon humilité aura apaisé
>>> la colère de Dieu : je ne sortirai plus de Marienbourg . >>>
>
Il en devait sortir libre ; le gouverneur de Livonie
amena des secours qui relevèrent le courage des assiégés ;
Jagellon , rebuté par la longueur du siége et par les pertes
qu'il essuyait , leur offrit la paix aux mêmes conditions
où il l'avait refusée : Henri de Plauen la refusa à son
tour. « J'ai changé d'avis , répondit-il au héraut d'armes ,'
» j'ai engagé ma vie pour le salut de Marienbourg .>> Au
bout de huit semaines le roi abandonna son entreprise ;
sa retraite eut l'air d'une fuite : les chevaliers se réunirent,
remportèrent plusieurs avantages : Henri de Plauen fut
salué grand-maître au sein des remparts qu'il avait si bien
défendus . La paix de Thorn vint bientôt ( en 1411 ) suspendre
les mauxdont menaçait encore la guerre etdonner
aux chevaliers le tems de réparer ceux qu'elle avait faits :
elle fut honorable pour eux et peu avantageuse pour la
Pologne , mais l'ordre avait tout à redouter et la Pologne
tout à attendre d'un avenir que n'enchaînent jamais les
traités . L'ingratitude des chevaliers envers Henri de
Plauen sembla présager et justifier d'avance leurs disgraces
: on l'accusa de despotisme; peut-être se crut-il
trop de droits sur ceux qu'il avait sauvés : on le déposa ;
ses plaintes retentirent inutilement dans toute l'Europe ;
il mourut oublié à Lochstedt .
Des guerres , des suspensions d'armes , des sentences
prononcées tantôt par l'Empereur , tantôt par le pape ,
tantôt par les conciles, remplirentla vie des deux grands
358 MERCURE DE FRANCE ,
maîtres qui le suivirent , Michel Kuchmeister de Sternberg
et Paul Bellizer de Russdorf. La Pologne obtint
plus de la faiblesse de ce dernier que des victoires
remportées sur ses prédécesseurs : Paul de Russdorf
aimait la paix et oubliait que pour la conserver il faut la
rendre honorable; la mort de Jagellon l'assura seule à la
Prusse; son fils Uladislas conclut avec Paul , en 1436 ,
un traité connu sous le nom de paix éternelle qui laissa
enfin à l'ordre le tems de respirer. S'il avait été gouverné
par un grand-maître habile , il aurait pu en profiter avec
avantage ; mais Paul , qui avait acheté si cher la paix au
dehors , ne sut pas la maintenir au dedans : la dissention
se mit entre les chevaliers . Eberhard de Sansheim , gouverneur
de l'ordre en Allemagne, refusa d'obéir aux ordres
du grand-maître et de signer le traité qu'il avait conclu :
le gouverneur de Livonie suivit son exemple; le faible
Paul, incapable de commander , voulut plaider ; maisles
foudres du Vatican n'effrayèrent pas les rebelles . Au sein
de l'ordre régnaient la corruption , les haines , l'avidité ,
lemépris des choses saintes , divines et humaines ; la discorde
alla au point que le grand-maître se vit un jour
forcé de fuir de l'assemblée des Frères qui tiraient leurs
épées et de se réfugier à Dantzick .
C'étaitdans cette villeet dans plusieurs autres que s'étaient
réfugiés aussi l'amour de l'ordre , le sentiment de la dignité
de l'homme et le besoin de se soustraire à l'oppression:
tandis que la décadence morale des chevaliers amenait
leur décadence politique , l'industrie , l'activité , la sagesse
des bourgeois préparaient leur délivrance : en travaillant
ils s'étaient enrichis ; en s'enrichissant ils s'étaient
éclairés ; ils avaient appris à connaître ce qui leur
était dû , à rougirde la manière dont ils étaient traités ,
à sentir ce qu'ils pouvaient faire . L'ordre voulait encore
écraser ceux qu'il n'avait plus la force de contenir : les
bourgeois se rapprochaient , se ralliaient , prévoyaient ce
qu'ils avaient à craindre et ne le craignaient plus . Bientôt
le mouvement devint général : les habitans des campagnes
se rendaient dans les villes : « Ceux qui ne se
>> connaissaient pas , cherchaient à se deviner ; ceux qui
>>se connaissaient se parlaient avec franchise; l'ami
AVRIL 1810. 359
:
2
▸murmurait sans réserve en présence de son ami ; le
>> nombre des confédérés croissait chaquejour. L'homme
>>hardi se mettait en avant ; l'homme timide le suivait ;
>>le sage voulait parvenir à la considération ; le vaillant à
>>la gloire ; l'homme 'sans moyens prétendait sortir de
>>sa nullité ; le riche espérait de conserver ses richesses ,
>>le pauvre d'en acquérir ; tous se promettaient qu'un
>>nouvel état serait plus heureux . » L'incendie éclata
d'abord dans Culm; il gagna bientôt tout le pays . Paul
de Russdorff avait rétabli le grand conseil national longtems
exclu de toute participation aux affaires ; les villes
y avaient leurs députés qui , en voyant de près et le gouvernement
et les gouvernans , apprenaient chaque jour à
mieux connaître ce qu'il fallait faire et les moyens d'y
réussir. Au sein de ces circonstances , favorables parce
qu'elles rendaient l'énergie nécessaire , se forma la ligue
prussienne , dont le but était clairement exprimé dans ces
paroles des confédérés : « Notre volonté et notre serment
>> sont que tout sujet s'acquitte avec fidélité de ce qu'il doit
>> à son seigneur ; celui-ci en revanche doit laisser intacts
>> nos droits et nos franchises , abolir les anciennes char-
>> ges, n'en pas établir de nouvelles . S'il y a oppression ,
> nous nous en plaindrons au grand-maître ; s'il n'y
>> remédie pas , l'opprimé en référera à la grande cour
>>de justice nationale ; si elle ne vient pas à son secours ,
>>nous nous rallierons pour résister à l'oppresseur . >>
Ondevine sans peine de quel oeil l'ordre dut voir cette
barrière opposée à son despotisme , à son injustice et à
son avidité : la ligue était dirigée par un de ces hommes
supérieurs qui se forment au besoin et se trouvent tout
naturellement au niveau de ce qu'ils ont à faire ; Hans de
Baysen servait la liberté sans violer la justice ; il
contint les prétentions exagérées des confédérés avec la
même énergie qu'il mettait à les défendre . Paul de Russdorff
avait souvent favorise la ligue , parce qu'elle lui
prêtait un appui contre des frères remuans ; son successeur
, le grand Conrad de Erlichshausen , prévit qu'elle
amènerait la chute de l'ordre et tentaplusieurs fois de l'anéantir
; mais il reconnut bientôt l'inutilité de ses efforts ,
et sage même dans sa conduite avec des sujets ennemis ,
360 MERCURE DE FRANCE ,
il espérait peut-être éteindre leur vigilance et leur éner
gie en ne leur donnant aucune occasion de les exercer, et
détruire ainsi par l'inertie une confédération que la force
ne pouvait entamer : il mourut trop tôt pour atteindre à
ce but. Louis de Erlichshausen prit une autre route ; la
ligue prussienne reconnut bientôt qu'elle avait en lui un
ennemi juré ; il l'attaqua en tous sens et l'appela enfin à
soutenir ses droits devant un tribunal : les confédérés auraient
bien voulu éviter cette lutte ; des sujets en guerre
avec leur souverain ne devaient pas s'attendre à trouver
dans un autre souverain un juge équitable : cependant
rejeter la proposition du grand maître , c'était paraître
douter de la bonté de la cause ; la ligue le sentit et se
décida enfin à prendre pourjuge l'empereur Frédéric .
L'affaire fut plaidée à Vienne avec une grande solennité
; mais les hommes gâtent souvent les meilleures
raisons , et la conduite des députés de la ligue ne fut pas
toujours en harmonie avec la justice de leur cause.
L'ordre triompha ; la ligue reçut l'ordre de se dissoudre ;
l'empereur lui-même ne s'attendait pas à être obéi ; un
corps puissant ne pouvait volontairement rentrer dans
l'oppression et se soumettre à la vengeance ; les chevaliers
ne craignaient pas de laisser percer leur colère , et
le traitement qu'ils préparaient aux rebelles condamnés .
Les confédérés prirent bientôt une résolution violente ; ils
réclamèrent le secours de Casimir , roi de Pologne , et
se donnèrent à lui en stipulant le maintien de leurs priviléges
. Engagée dans une nouvelle lutte avec l'ordre
Teutonique , la Pologne ne la poussa pas avec plus de
vigueur , mais l'ordre était déchu , déconsidéré ; Henri
de Plauen n'était plus grand-maître ; la ligue fit les plus
grands sacrifices ; Casimir parut plusieurs fois disposé à
l'abandonner si elle avait voulu se soumettre , mais les
confédérés furent inébranlables , et malgré plusieurs
défaites , malgré la désertion de plusieurs villes qui , par,
lassitude ou par crainte , ouvrirent leurs portes à leurs
anciens oppresseurs , malgré l'affreuse dévastation de la
contrée , malgré des dissentions intestines , ils soutinrent
leur entreprise , forcèrent le roi de Pologne à la soutenir
avec eux , et réduisirent enfin l'ordre à accepter un traité
qui
AVRIL 1810. 361
qui
membrestE LA
SEIN
le rendait vassal de la Pologne , ne lui laissait qu'une
portionde la Prusse , et de la ligue sous la dominafatiisoaintdpeasCsaesritmoiurs. lReésduitasun
domaine si borné , l'ordre n'eut bientôt en Prusse quun
existence peu brillante : un mot injurieux fut la dernière
vengeance qu'il tira de ses anciens sujets. Le commans.
deur Henri Reuss passait à Elbing ; le peuple se rasen
sembla pour le voir; le bruit courait qu'il avait perdun
oeil dans le cours de la guerre : il s'avança devant
porte de son auberge , et s'écria : « Regardez-moi bien ,
>> sujets infidèles ! c'est moi qui suis encore ici , au grand
>> contentement des honnêtes gens et au grand regret des
>> coquins qui ne peuvent nous chasser tout-à-fait. Je
>> vous dis que lorsque Christ viendra au jour du juge-
>> ment , Hans et Gabriel de Baysen porteront la ban-
>> nière des traîtres . >>>
:
Cet éclat ne prouvait que la colère du commandeur.
C'est ici que Kotzebue a terminé son ouvrage ; j'en ai
esquissé rapidement le contenu; dans un dernier article
jedirai ce que je pense du livre. GUIZOT,
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS.
TROISIÈME PARTIE. - Suite du Cahier à mon Père.
PERMETTEZ , mes chers parens , que je m'arrête quelques
instans ayant de m'enfoncer plus avant dans le dédale d'iniquités
et d'injustices qui dénaturèrent votre fils et le conduisirent
à l'oubli de tous ses devoirs . Ah ! sans doute , je
ne cherche pas à affaiblir des torts qui me font horreur !
Mais n'est-il pas plus coupable qu'un brigand féroce , celui
qui désunit par ses lâches artifices deux coeurs unis par
l'amour ; qui séduit et corrompt l'innocence ; qui fait des
plus doux sentimens que le ciel ait accordés à la nature
humaine , des moyens de honte et de douleur ; qui flétrit
le coeur faible et sensible qu'il a égaré , souille de son haleine
empoisonnée la vie de l'infortunée dont il s'est fait
aimer; lui fait boire à longs traits la coupe amère du mal--
heur; la conduit à la mort , et voue à l'opprobre l'être
innocent à qui il donna l'existence? et quand il joint à ces
Aa
362 MERCURE DE FRANCE ,
3
crimes la perfidie , la trahison , l'odieuse calomnie ? Oh !
mon père , le brigand le plus cruel (et tous ne le sont pas )
ne peut ôter que l'argent et la vie , il laisse au moins l'hơnneur
et l'innocence à ses victimes . Le brigand partage au
moins le danger qu'il fait courir ; mais le vil libertin n'attaque
que des êtres faibles et sans défense , et son repentir
inutile ne peut leur rendre la vie et l'honneur.
La scène qui suivit la mort de Louise fut si affreuse ,
et j'étais tellement ému , que je m'en souviens à peine.
M. Werner , dont la physionomie dure répondait à l'idée
que je m'en étais faite , accablait Marthe de reproches ;
le médecin , qui me parut un honnête homme , cherchait à
l'adoucir , à ramener sa sensibilité sur la perte de sa fille.
«Elle a assez expié sa faute , lui disait-il en l'entraînant
ne
,
vers le lit. M. le pasteur , bénissez le corps inanimé de
>votre enfant; elle ne peut plus vous entendre , mais que le
-> pardon de son père accompagne son ame au ciel. J'étais
resté dans la même attitude assis sur ce lit de mort , l'enfant
reposant sur un de mes bras , ma main tenant encore
la mainglacée de Louise ; le pasteur regardait en silence
sa fille expirée . Voyez , continua le médecin , voilà son
enfant qui la remplacera dans votre coeur ; elle est dans les
bras de son père , vous l'avez entendu , il vient de l'avouer
et dejurer qu'il
l'abandonnerait jamais. Répétez-le
Monsieur, vous devez celle consolation au père de votre
victime . M. Werner me fixait avec surprise : la chambre
était très-obscure , les mots qu'il avait entendus en entrant
lui persuadèrent que c'était Ernest; il paraissait altéré de
trouver un inconnu . Qui êtes-vous ? me demanda-t -il
enfin. Un honnête homme , dis-je en me levant , qui
n'est point le séducteur de cette infortunée , mais qui fut
ce qu'il put pour la sauver.
Je
ne suis pas
le père de cet enfant , mais je suis son protecteur ; j'ai juré
à sa mère mourante de ne pas l'abandonner , et je tiendrai
ma parole . D'ailleurs je nn''aaii aucun motif de vous cacher
monnom; je me nomme Frédérich Buchman , étudiant à
Jéna . Je sortis avec ma petite charge dans mes bras , sans
savoir encore ce que j'en ferais , mmaaiis bien décidé à ne pas
la laisser au pèrree inhumain qui regardait de sang-froid le
cadavre inanimé de sa fille unique. Je cherchai des yeux
Marthe , que j'aurais voulu consulter; effrayée des menaces
du pasteur , elle s'était cachée , ainsi que sa vieille mère ;
iln'y aavvaaiitt plus danslachambre que le vieillard, presqu'en
son'
-
ami, et fit
enfance
1
AVRIL 1810 . 363
1
م
B
La nuit était obscure , et le tems froid et pluvieux; j'enveloppai
l'enfant dans mon manteau aussi bien qu'il me
fut possible , etje me hâtai de rentrer dans la ville pour le
mettre à l'abri et lui procurer des secours . La femme chez
qui je logeais , était bonne et compatissante ; ce fut à elle
queje le remis , sans trop m'embarrasser de ses soupçons .
Je lui dis bien que c'était un dépôt qui ne m'appartenait
pas. Elle sourit , me dit que ce qu'il y avait de plus sûr ,.
c'est que c'était une créature du bon Dieu , qu'il ne fallait
pas laisser périr ; et l'ayant couchée dans son lit pour la
réchauffer , elle sortit pour lui chercher une nourrice .
Resté seul , je réfléchis sur ma position , sur ce que
j'avais à faire . M'était-il permis de disposer du sort d'un
'enfant , dont le vrai père , riche et puissant , pouvait lui
-en faire un bien meilleur ? N'était-il pas de mon devoir
d'essayer au moins de le lui assurer ? Je commençai plusieurs
lettres , sans être content d'aucune ; j'étais ou trop
fier pour le toucher , ou trop doux pour sa conscience et la
mienne. J'en étais à mon cinquième ou sixième essai ,
quand mon hôtesse rentra avec une femme , qui consentait
à nourrir l'enfant chez elle. Je lui promis le prix qu'elle
demandait; je lui payai les trois premiers mois d'avance ,
ainsi qu'elle l'exigea. Elle emporta l'enfant , qui tranquille
jusqu'alors , commençait à pleurer , et je me retirai dans
ma chambre pour achever ma pénible lettre à un homme
que je méprisais , et dont j'attendais bien peu de choses .
Cette occupation , et l'image de la pauvre Louise , et la
'cruelle tâche d'apprendre sa mort à Ernest , éloignèrent le
sommeil ; j'entendis assez de mouvement dans la maison :
le mari de mon hôtesse était boulanger et cuisait souvent
son pain dans la nuit; je n'en cherchai pas d'autre cause ,
et m'en occupai peu . Cependant sur le matin croyant entendre
des gémissemens ,je descendis , et je trouvai encore
une scène de mort , moins touchante que la première ,
mais qui me fit aussi beaucoup de peine. La boulangère ,
que j'avais laissée la veille en bon état , avait été frappée
d'une attaque soudaine d'apoplexie etvenaitdd''expirer.Elle
n'avait point d'enfant , et son mari, plus jeune qu'elle , la
pleurait pour la forme dans le premier moment; mais moi
je regrettais sincérement une femme dont je n'avais qu'à
me louer : sa mort d'ailleurs me jetait dans un singulier
embarras . J'avais négligé la veille de lui demander le nom
de la nourrice , à qui nous avions remis l'enfant de Louise :
le mari ne put medonner aucun renseignement ; occupé
1
Aa 2
)
1
364 MERCURE DE FRANCE ,
de son four , il n'avait vu ni l'enfant ni la nourrice , et ne
savait pas de quoi je lui parlais : je pensais ensuite que
cette femme reviendrait bientôt elle-même donner des nouvelles
de son nourriçon. Je remontai chez moi , et fatigué
de tant d'émotions diverses , j'essayai de trouver un peu
de sommeil, et je me couchai. Je dormais encore vers les
huit ou neuf heures du matin , lorsque je fus réveillé par
un coup violent à ma porte ; je vais ouvrir, et je vois deux
exempts de l'académie qui venaient m'arrêter de la part
du gouvernement . Extrêmement surpris , je demande ce
qui peut m'attirer ce traitement. On me répond durement
que je dois le savoir , que ce n'est pas leur affaire , et qu'ils
exécutent les ordres qu'ils ont reçus .
-
Je suppose , dis-je , que je dois être confronté avec
Ernest Schmitt . Point de réponse. Pendant que jem'habillai
, on mit les scellés sur mon bureau et on empaqueta
sous cachet les papiers épars sur ma table ; c'étaientmes divers
essais et commencemens de lettres au baron de Léneck .
Quand je fus habillé , nous descendîmes ; une voiture était
à ma porte ; nous y entrâmes , et à ma grande surprise ,
⚫elle s'arrêta non point, comme je l'avais cru, devant la maison
d'arrêt des étudians , où était encore Ernest , mais dans
les prisons de la ville , où je fus enfermé dans une petite
chambre grillée , et sans autres meubles qu'un mauvais lít
de sangles , une chaise et une table. Je fus suivant l'usage
fouillé et dépouillé de tout ce que j'avais dans mes poches ,
puis on me laissa réfléchir tristement à mon sort .
Au bout de quelques heures , on vint me chercher , et je
fus conduit devant mes juges . Après les questions d'usage ,
on me lut mon acte d'accusation , au nom de Michel
Werner pasteur de l'église de Lubelin ; il portait « que
- j'avais favorisé l'évasion de sa fille de la maison paternelle
, comme l'indiquait le témoignage de plusieurs
>>paysans , qui m'avaient vu roder dans le village et autour
>>de l'église les jours précédens et la veille même de cette
fuite ; que pour plus grande preuve, lui-même m'avait
» trouvé dans une chaumière écartée , où sans doute je
l'avais conduite , assis près d'elle sur le lit où elle venait
d'expirer , tenant dans mes bras son enfant nouveau-né ,
dont j'avais avoué être le père , et que j'avais emporté de
>> ladite chaumière, sans qu'on sût ce qu'il était devenu. Le
n médecin avait signé comme témoin , etc. etc. etc. »
Onme demanda ce que j'avais à répondre : je convins
de la véritér des faits énoncés , à la complicité de la fuite
SEA
AVRIL 1810. 365
1
1
1
près, que j'avais ignorée , etje fis le récit que vous venez de
lire.
Quels étaient , me demande-t-on , mes preuves et mes
témoins ?
Je n'en avais d'autres que Marthe et sa famille , dont
j'ignorais même le nom , et je ne pouvais guère indiquer
précisément la chaumière , où je n'avais été que la nuit.
Mes réponses parurept vagues , incomplettes et peu satisfaisantes
.
Après ce premier interrogatoire , je fus renvoyé dans ma
prison. Dans un second je fus sommé de reproduire l'enfant
quej'avais enlevé , ou de dire où il était : c'était ce que je
craignais , car il me fut impossible de répondre . J'alléguai
la mort subite de mon hôtesse , et mon ignorance du nom
de la nourrice; je suppliai qu'on fit des perquisitions pour
la découvrir ; je donnai son signalement aussi bien que je
le pus , l'ayant assez peu regardée. Au bout de quelques
jours , on medit que tout était inutile , qu'on n'avait rien
découvert , et que mon affaire prenait une tournure criminelle
, que j'étais accusé de la mortde la mère , et de la dis
parutionde l'enfant; et en effet je fus resserré plus étroitement.
Je demandai qu'on entendît Marthe et ses parens ;
la première était, me dit-on, au service de M. Werner, chez
qui elle était rentrée , et ne pouvait témoigner contre son
maître : les deux vieillards ne savaient rien; ils déclarèrent
que le père de l'enfant était venu chez euxune heure avant
la mort de la pauvre malade , et qu'il avait adouci ses derniers
momens. Du moins leur témoignage , qui ne varia
jamais , semblait prouver que j'étais innocent de la fuite et
de la mort de Louise; mais je restais chargé en entier de
l'accusation de paternité , et d'avoir enlevé et fait disparaître ..
l'enfant. Pour dernière ressource je demandai à parler au
baron : je me rappelai que , lors de l'affaire du duel , la
vérité lui avait imposé , et lui avait fait rectifier les accusations;
j'espérai cette fois encore toucher son coeur. On
me répondit que les fragmens de lettres , de styles différens
, trouvés chez moi , indiquaient si positivement un
dessein formé de l'impliquer dans une affaire , dont il était
complétement innocent , qu'il ne me serait pas permis de
luiparler, quand même la chose serait possible , mais qu'elle
ne l'était plus , vu qu'il avait quitté Jéna dès que sablessure
lui avaitpermis de partir , et qu'on ignorait où il était actuellement.
J'avais déjà cent fois demandé de voir mon cher
Ernestans qu'on eût même daigné me répondre : j'insistan
:
3
366 MERCURE DE FRANCE ,
encore, et je demandai du moins , qu'il fût interrogé sur
ses anciennes relations avec Louise Werner . Jugez de ma
surprise et de ma douleur , quand j'appris alors , que gardé
assez négligemment, depuis que l'accusation portait sur
moi , il avait rompu ses arrêts et s'était échappé sans qu'on
sût ce qu'il était devenu . O Dieu ! m'écriai -je , Ernest ,
l'ingrat Ernest m'abandonne , ce dernier malheur m'était
réservé ! Oh , comme alors j'avais l'humanité entière en horreur
! comme je méprisais et les faux jugemens , et les
fausses amitiés ! Mais celle de mon bon Ernest revint bientôt
consoler mon coeur.
J'étais un jour en présence de mes juges , las d'entendre
taxer de fausseté la vérité la plus pure , détestant jusqu'à la
vertu même , qui m'avait plongé dans cet abyme , désirant
de perdre la vie puisque j'avais perdu l'honneur; j'étais
décidé à ne plus rien faire pour la sauver, je gardai le
silence le plus obstiné aux questions qu'on me répétait
encore. Enfin , fatigué de les entendre , je m'écriai , j'a-
„ vouetout , faites de moi ce que vous voudrez ; » lorsqu'à
la porte de la salle du jugement on entendit une voix qui
m'était bien connue , qui demandait d'entrer, et les cris d'un
enfant .... C'était lui , c'était Ernest suivi de la nourrice ,
queje reconnus à l'instant même. Ernest prit l'enfant dans
ses bras , et s'avançant devant les juges : « La voilà , s'écriat-
il , la fille de la malheureuse Louise Werner et la mienne !
Qui ne saitcombienj'ai long-tems aimé Louise ? Get enfant
m'appartient , je le déclare et je rougis de l'avoir désavoué
un instant; une erreur funeste, m'égarait : grâces te soient
rendues , ami trop généreux , qui m'as conservé ce qui me
reste de Louise , et qui as failli d'en être la victime je l'ai
retrouvée ma fille , etje viens à-la-fois justifier Frédérich et
Louise. Elle est morte innocente , car elle était mon épouse,
sa mère me l'avait donnée ; une injuste jalousie m'a égaré ,
j'aidouté d'elle un instant , etj'en suis trop puni ; elle n'existe
plus , et combien Frédérich n'a-t-il pas souffert pour moi ,
qui suis le vrai coupable ! Il était animé d'un tel feu en
prononçant ces paroles , il regardait l'enfant de Louise avec
tant de tendresse , que j'étais sur le point de le croire , moi
qui savais si bien ce qui en était; comment les juges en
auraient-ils doute? Ils dirent cependant qu'il fallait constater
que ce n'était point un enfant supposé ; en conséquence
la nourrice et lui furent mis en sûreté ; Ernest
obtint d'être dans la même chambre que moi. Il me raconta
qu'instruit de la cause de ma détention ,,avait
AVRIL 1810. 362
résolu de ne prendre aucun repos qu'il n'eût retrouvé
cette nourrice inconnue et cet enfant qui l'intéressait alors
doublement . Après avoir parcouru vainement toutes les
maisons du peuple à Jéna , il avait fait des perquisitions
dans tous les environs , ne laissant pas une demeure sans
la visiter et sans prendre des renseignemens . Enfin anmoment
, où il commençait à désespérer du succès , il découvrit
ce qu'il cherchait dans un petit hameau situé à deux
ou trois lieues de Jéna. Cette paysanne très-pauvre , était
venue à la ville chercher un enfant à nourrir ; elle avait
parhasard acheté du pain en arrivant chez mon hôtesse ,
et lui avait dit son désir et sa demeure ; celle-ci s'en était
rappelée quand je lui remis mon enfant ; elle alla la chercher;
la paysanne , contente d'avoir remplit son but , l'emporta
dans son village , où elle attendait que les trois mois
ussent écoulés avant de revenir . Elle consentit à suivre
Ernest , qui s'était décidé à adopter l'enfant de sa Louise ,
malgré l'horreur qu'il avait pour le père . Je le confirmai
dans cette idée en lui racontant la scène si touchante de la
mort de Louise. Mais combien sa rage augmenta contre
celui qui l'avait conduite au tombeau ! s'il eût encore été
à Jéna , rien n'aurait pu prévenir un second duel plus
meurtrier que le premier , et mille fois il répétale serment ,
que si jamais il le rencontrait , il vengerait sur lui le déshonneur
et la mort de Louise.
)
LT
Quand ces transports étaient un peu calmés , heureux de
nous être retrouvés , nous formions encore des plans de
bonheur pour notre avenir : « Je jouirai du tien , me disait
Ernest, puisque je nn''eenn puis plus espérer. L'enfant de
Louise , ta fille adoptive , t'attachera encore à la vie , lui
répondis -je ; Pauline l'élevera , et l'enfant élevé par Pau--
line , n'aura plus rien qui te rétrace son père .- Insensés!
après tant d'injustices , nous esions encore nous reposer
sur notre innocence et parler de bonheur ! fatale présomption
dont nous fûmes trop tôt punis ! 1
De jour en jour nous attendions notre liberté et notre
justification complète , et toujours elle était retardée . Enfin,
notre jugement fut prononcé , et je frémis encore de ce
qu'il nous fit éprouver. O dieu ! pourquoi des hommes ontils
le tyrannique pouvoir de flétrir l'innocent , de déshonorer
leurs frères ? Pourquoi existe-t-il d'autres juges que
Dieu lui-même et la conscience ? Appelés devant des
juges iniques ou égarés , il nous fallut entendre « qu'Ernest
> Schmitt et Frédérich Buchman , perturbateurs du repos
368 MERCURE DE FRANCE ,
K
public, calomniateurs , duellistes , convaincus, d'avoir été
la cause , si ce n'est l'instrument de la mort prématurée
» d'une jeune fille victime de leurs séductions , et Frédérich
> Buchman plus coupable encore , ayant cherché à soustraire
l'enfant de cette infortunée , ils auraient dû être
condamnés tous les deux , comme complices , à perdre la
» vie , mais qu'en faveur de leur jeunesse , de leur déten-
» tion, et de ce que ledit enfant avait été retrouvé , on bor-
>>nait leur punition au bannissement éternel de l'université
> de Jéna et de son territoire , sous peine de mort s'ils y
> reparaissaient ; on nous condamnait à être rayés ignomi-
> nieusement de la matricule de l'université , et conduits
>> sous sûre garde au-delà des frontières . L'enfant , dont
» on n'avait pu découvrir lequel des deux était le père ,
» était adjugé à son grand-père le pasteur Werner , à sa
réquisition , pour remplacer la fille chérie , que les deux
> libertins ci-dessus nommés lui avaient enlevée .
Mon père ! c'est votre fils , c'est l'époux de Pauline , c'est
le jeune homme qui n'avait à se reprocher que trop de
vertu peut-être , c'est lui que des hommes ont osé traiter
ainsi ! L'indignation lia notre langue , qu'eussions-nous
dit? on voulait nous perdre , et on n'y a que trop réussi.
La sentence fut éxécutée à la rigueur; en vain Ernest se
déclara le père de l'enfant , et le demanda; en vain je réclamai
mes droits de tuteur , donnés par une mère mourante;
tout fut inutile. Nous avons présumé que l'avare
pasteur , instruit par Marthe , du véritable père , avait espéré
que ce serait un moyen de tirer de l'argent de lui. II
nous fallut partir sans revoir cet enfant qui nous avait coûté
si cher , et auquel nous nous intéressions tant tous les deux ;
nous partîmes au désespoir. Ernest n'avait point de parens
etplus d'amante. Mais moi , ô Dieu ! devenu indignede
tout ce que j'aimais au monde , déchu de toutes mes espé-
`rances , irais-je leur présenter ce fils , cet époux déshonoré
par une sentence , injuste il est vrai , mais qui n'en a pas
moins été prononcée ? Non , dis-je à mon ami , toi seul
me restes , toi qui connais mon innocence, toi victime aussi
dujugement des hommes; fuyons-les à jamais ces hommes
injustes et cruels; fuyons des parens que je ferais rougir ,
l'amante à qui je n'ose plus offrir ma main ni mon nom ,
et soyons tout l'un pour l'autre .
Ernest pensait comme moi, un sombre désespoir s'était
emparé de notre ame. Cet ami m'accompagna jusqu'aux
lieux chéris de ma naissance , queje voulais revoir encore
AVRIL 1810. 369
T
1
1
5
F
une fois . Appuyé sur la barrière de votre jardin ,j'osai encore
invoquer le ciel pour vous , et vous envoyer de cette
place un éternel adieu; car je voulais vous fuir et mourir
de ma douleur. Je vis aussi de loin la demeure de ma
Pauline , je lui écrivis pour la dernière fois ; et n'ayant plus
rienàperdre , plus rien à désirer ,je m'éloignai avec Ernest
des lieuuxx ooùù je laissais des êtres si chéris et simalheureux.
Je me suis trop étendu peut-être sur les circonstances
qui m'ont entraîné pas à pas dans l'abyme. Mais j'avais
besoinde tout révéler , quelque cruels que soient ces souvenirs
.-Il est écoulé ce tems , orageux sans doute , mais
bienmoins que celui qui va le suivre ; il faut que je recueille
toutes mes forces pour me le retracer. Mon père , rassemblez
aussi les vôtres pour me lire ; alors , du moins , votre
fils n'existera plus , ou sera digne de vous .
(La suite au numéro prochain . )
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
t
Nos lecteurs des départemens , qui n'ont pu jouir du
magnifique spectacle dont nous venons d'être témoins , auraientde
justes reproches à nous faire si nous leur laissions..
ignorer quelque chose des fêtes qui ont eu lieu lundi pour
lemariage de S. M. Dans la peinture de ces réjouissances ,
objet actuel de l'entretien de tout Paris , dont le récit étonnera
l'Europe , et qui tiendront un jour dans l'histoire une
place si remarquable , nous n'aurons pas à nous défendre
contre la tentation des hyperboles ; tout ce que nous pouvons
dire ne donnera jamais qu'une faible idée de ce que
nous avons vu . :
Levraipeut quelquefois n'être pas vraisemblable.
La veille était d'un funeste présage pour le jour qui
devait suivre; il avait plu toute la nuit , et l'on avait tout.
lieu de craindre que les préparatifs immenses qui depuis
six semaines occupaient des milliers de bras , ne fussent ,
si non tout-à- fait inutiles , du moins perdus en partie pour
l'effetprodigieux qu'on devait en attendre : mais lesmenacesdu
tems qui ne s'étaient point dissipées avec l'aurore , n'ar
retèrent personne ; on se souvint des deux vers de Virgile
L
370 MERCURE DE FRANCE ,
qu'on retrouva le soir sur un transparent dans la rue de
Verneuil :
Nocte pluit totá , redeunt spectacula mane :
Divisum imperium cum Jove Cæsar habet.
Au moment précis où LL. MM. sont parties de Saint-
Cloud , les brouillards ont disparu , le ciel s'est éclairci , et le
soleil pendant le reste du jour s'est montré dans tout son
éclat . Le cortége (le plus brillant peut-être dont aucun
souverain se soit jamais glorifié ) a traversé le bois de
Boulogne , la route de Neuilli , les Champs-Elysées et les
Tuileries , au milieu d'une double haie de troupes et d'une
population innombrable à laquelle un espace de deux lieues
pouvait à peine suffire . La marche était ouverte de la manière
la plus brillante par le beau corps des lanciers polonais,
les chasseurs à cheval et les dragons de la garde .
Les hérauts d'armes suivaient cette première partie du cortége.
Trente voitures parfaitement semblables , attelées de
six chevaux , conduisaient les personnes de la cour attachées
au service de LL. MM. , les ministres et les grands dignitaires
. Ces voitures sont d'un goût élégant; le fond est
un sablé d'or relevé par des dessins en camées ; les portières
sont décorées des armes de l'Empire . Ces carosses
étaient suivis de six autres plus riches , destinés aux
rois , reines et princes de la famille impériale. Ils étaient
attelés de six chevaux gris pomelé et précédaient une voiture
vide et d'une rare magnificence , c'était la voiture de S. M.
l'Impératrice : tous les regards se portaient impatiemment
sur celle qui venait ensuite , et dans laquelle se trouvaient
l'Empereur et son auguste compagne. Ce char de triomphe
(car on ne peut se servir de mots vulgaires pour peindre
des objets d'une si grande magnificence ) , était attelé de
huit chevaux isabelle , qui furent si admirés dans le cortége
du couronnement . De chaque côté des valets de pied tenaient
en main les rènes d'or ; une foule de jeunes pages étaient
comme suspendus en groupe sur toutes les parties extérieures
de la voiture , qu'environnaient à cheval tous les
grands officiers du palaís . L'Empereur occupait la droite ,
et l'Impératrice, assise à sa gauche , répondait aux acclamations
dupeuplepar un sourire plein degrâce , où se peignaient
à-la-fois la bonté et l'émotion de son ame. Un grand
nombre de voitures de suite marchait après celle de LL.
MM., et le cortége était fermé par les grenadiers à cheval
et la gendarmerie d'élite .Arrivées sous l'arc de triomphe de
AVRIL 1810 . 376
!
【
a
l'Etoile , LL. MM. ont été complimentées par M. le comte -
de l'Empire préfet de la Seine , et saluées de cent coups de
canon à leur entrée dans Paris . Elles étaient attendues
dans la grande galerie du Louvre , par huit mille personnes
dontladisposition , sur quatre files de banquettes parallèles ,
offrait le coup-d'oeil le plus gracieux et le plus imposant.
Les embellissemens nouvellement faits à cette immense
galerie du Muséum , ajoutaient beaucoup à la magnificence
de ce spectacle. La galerie est actuellement divisée en sept
salles par des colonnes en avant-corps posées sur des
stylobates et soutenant des arcs doubleaux ; de petites,
grilles d'environ un mètre de haut , en bronze doré , d'un
goût aussi délicat qu'élégant , forment les différentes divisions
de la galerie sans en interrompre la continuité. De
distanceendistance on aplacé , sans nuire à l'effet et à l'arrangement
des tableaux, de petites colonnes d'albâtre , dejaspe
et de porphyre qui supportent des vases étrusques , et des
cippes sur lesquels sont rangés les bustes en marbre des
plus grands artistes , à côté de leurs chefs-d'oeuvre . De
riches tapis de pied régnaient dans toute la longueur de la
galerie , et des orchestres placés aux deux bouts , ont annoncé
par de brillantes fanfares l'approche de LL. MM .
Leur marche , au milieu du plus nombreux et du plus
éblouissant cortége , à travers la double haie des femmes
les plus richement parées , pour ainsi dire , en présence des
héros de tous les siècles dont la peinture consacre en ce
lieu les images , composait un spectacle aussi difficile à
imaginer qu'à décrire. Les reines de Hollande et de Westphalie
, la grande duchesse de Toscane et la princesse,
Borghèse portaient le manteau de S. M. l'Impératrice dont
le front rayonnait de grâce , de jeunesse et de bonheur,
sous l'éclat du plus magnifique diadème et de la plus riche
couronne. L'auguste couple, accompagné à chaque pas par
les acclamations de l'assemblée , est entré vers deux heures ,
dans le vaste salon consacré aux expositions publiques et
que l'on avait transformé en une chapelle dont voici les
dispositions les plus remarquables .
Deux rangs de tribunes régnaient autour ; les premières
élevées à dix pieds au dessus du parquet , et portées sur un
lambris de brèche violette , étaient ornées de draperies de
soie bleu de ciel à franges d'or. Des tapisseries desGobelins
représentant des sujets sacrés , exécutés sur les dessins,
de Coypel et Jouvenet , ornaient les travées supérieures .
Lesautres ornemens étaient en gros de Naples cramoisi ,
ו
)
372 MERCURE DE FRANCE ,
,
aubrodés
en or et décorés des chiffres enlacés de Napoléon et
de Marie-Louise. L'autel adossé à la galerie d'Apollon était
en marbre vert antique , dans lequel on avait incrusté un
grand bas -relief de bronze doré , représentant l'adoration
des Mages . Au-dessus du tabernacle s'élevait une haute et
superbe croix de vermeil soutenue par des Séraphins , et six
candelabres de même métal dont les ciselures représentent
les douze apôtres . Ces objets d'orfévrerie , dont on ne peut
trop louer le travail admirable , ont été , comme nous l'avons
déjà dit , exécutés par M. Biennais , sur les dessins
de M. Auguste , ancien orfèvre de la couronne. Du ceintre
vitré de la chapelle descendait un dais magnifique
dessous duquel étaient placés les prie-dieu et les deux fauteuils
destinés à LL. MM. Le parquet et les marches de
l'autel étaient couverts d'un tapis de velours pourpre relevé
par des crépines d'or. Les tribunes étaient occupées par
les députations du sénat et du cors- législatif , par les ambassadeurs
, les ministres étrangers et les personnes les
plus considérables de la cour. Un grand nombre de prélats
, parmi lesquels se trouvaient douze cardinaux , ont
assisté à cette mémorable cérémonie dans laquelle officiait
S. E. le cardinal Fesch .Après la bénédiction nuptiale, LL.
MM. se sont rendues de nouveau aux voeux d'une foule
empressée de jouir de leur présence. Du balcon des
Tuileries , S. M. l'Empereur a paru présenter à son peuple
sa jeune épouse accueillie par les cris mille fois répétés
de Vive Marie-Louise ! Vive Napoléon ! La garde impériale
a défilé pendant une demi-heure devant LL. MM.
en les saluant des plus vives acclamations .
S'il est impossible de rien imaginer de plus imposant ,
de plus majestueux que la cérémonie nuptiale dont nous
avons essayé de donner une idée , il ne l'est ppaass moins de
se figurer l'éclat , la variété , le charme des réjouissances
qui l'ont suivie , et dont les Champs-Elysées étaient le
principal théâtre . Dans le carré Marigny, les écuyers Franconi
exécutaient leurs jeux et leurs pantomimes équestres ;
l'intrépide danseuse Forioso voltigeait sur une corde à plus
de 80 pieds d'élévation . De l'autre côté on voyaitles tours de
force et de souplesse du sieur Saqui , les fantoccinis et les
ombres chinoises de Séraphin , le risible grimacier du
café des Aveugles , et le fameux escamoteur Préjean. Là
des mâts de Cocagne , ici des dragons d'artifice , de tous
côtés des bascules , des jeux de bague , des orchestres destinés
à la danse , attiraient tour- à-tour et divisaient la foule
AVRIL 1810 . 373
immense des spectateurs , qui jouissait non-seulement sans
danger , mais même sans embarras , de tous les plaisirs
qu'une sage prévoyance avait su lui prodiguer .
Aces amusemens divers qui se sont prolongés jusqu'à
la nuit , ont succédé des illuminations dont l'éclat et l'ensemble
tenaient du prodige. Le point de vue auquel on avait
rapporté leur effet principal , était évidemment la place de
la Concorde. En se plaçant au point central , on apercevait
d'un côté le palais du Corps législatif , dont la façade
représentait le temple de l'Hymen , figuré par douze colonnes
d'ordre corinthien. Sur le fronton transparent on
voyait le génie de l'Europe unissant ensemble l'Empereur
et l'archiduchesse , et deux autres figures qui supportaient
les armes de France et d'Autriche. Ce temple avait pour
avenue quatre-vingts colonnes enflammées , liées entr'elles
par des guirlandes en verres de couleuret surmontéesd'étoiles
. A chaque extrémité du pont sur lequel portaient ces
colonnes , quatre obéliqués de quatre-vingts pieds de haut
formaient des massifs de lampions d'un effet colossal . En
regard du temple de l'Hymen , sur le boulevard , on avait
figuré le temple de la Gloire , dont on regrettait qu'un bâtiment
intermédiaire , destiné à être démoli , cachât une
des colonnes . Entre ces deux temples , sur la place même ,
on ne pouvait se lasser d'admirer le garde -meuble et l'hôtel
de la marine . Chacune des colonnes de ces deux bâtimens
était surmontée d'une étoile , et avait pour ornemens accessoires
des ancres , des chiffres et des couronnes : sur les
frontons , de vastes transparens représentaient la Seine
et le Danube réunissant leurs eaux. Cette illumination était
d'un tel éclat , les lampions en si grand nombre et tellement
rapprochés , qu'on eût dit deux palais d'or massif
incrustés de pierres précieuses . La placé entière de la
Concorde était encadrée par un cercle d'orangers figurés
dans leur caisse . A la droite et à la gauche de ce tableau
magique , on découvrait l'arc-de-triomphe du pont-tournant
en verres de couleur , l'élégante illumination du chateau
des Tuileries , l'allée de portiques qui régnait autour
du jardin , enfin la grande allée des Champs-Élysées surchargée
de guirlandes et de pyramides .
Un grand nombre de décorations d'édifices publics et
d'hôtels particuliers méritaient aussi de fixer l'attention ;
le palais du sénat conservateur , le Panthéon , le palais de
l'Institut , l'hôtel du ministre de la guerre , ceux des ministres
de la police et des relations extérieures , la Sama-
4
V
374 MERCURE DE FRANCE ,
1
ritaine , la Monnaie , le palais de la Légion d'honneur ,
la Banque de France , la Fontaine des Innocens , l'hôtel
de l'ambassadeur de Russie et les bains Vigier , mériteraient
chacun une description particulière que nous sommes
forcés de nous interdire .
Nous avons donné à l'idée de l'illumination des tours
de Notre-Dame , des éloges que nous sommes obligés de
refuser à son exécution. Les préparatifs n'étaient pas terminés
. Peut-être , aussi , pour avoir trop sacrifié aux détails
, aurait-on perdu presqu'entiérement l'effet de l'ensemble
qui ne pouvait , à une si grande hauteur , résulter
que de la combinaison des masses. Au surplus , l'on croit
qu'on en jouira aux fêtes du mois de mai. Nous ne dirons
rien nonplus du feu d'artifice : le talent connu de M. Ruggieri
doit faire supposer que le mauvais tems de la veille
en a empêché l'entière exécution .
- Les treize médailles présentées dans la chapelle à
S. M. l'Impératrice , après la cérémonie nuptiale , ont été
frappées à cette occasion et gravées par MM. Andrieux ,
Galle et Jouannin. Elles représentent , d'un côté , les têtes
de l'Empereur et de l'Impératrice , et au revers la figure
entière de LL. MM. en costume héroïque et se donnant
la main auprès d'un autel. Ces médailles paraissent imitées
des médailles antiques que l'on frappait au mariage
des Empereurs romains . Les mêmes sujets ont été répétés
sur des médailles d'or et d'argent de la dimension d'un
centime , que des hérauts d'armes ont jetées sur les places
publiques de la capitale le lendemain des cérémonies .
- On voit chaque jour paraître chez les marchands
d'estampes de nouveaux portraits de l'Impératrice Marie-
Louise . Dans cette foule de gravures qui , si l'on en croit
leurs auteurs , ont toutes été faites sur des originaux dessinés
d'après nature , et dont le moindre défaut est de
n'offrir aucune ressemblance , on doit cependant distinguer
celle que M. Desnoyers a exécutée d'après un portrait
en miniature ; elle a le mérite d'une figure ajustée avec
goût , dont la grâce et l'air de douceur rappellent , sinon
les traits , du moins le caractère de la physionomie originale.
MODES .-La cour est en ce moment le régulateur suprême
de la mode, Les manteaux ont conservé la même
forme et ne diffèrent que par la couleur. Les plus brillans
que l'on ait remarqués lundi dernier dans la galerie étaient
bleude ciel , vert américain , ou immortelle. (Les modistes
AVRIL 1810 . 375
-
ont donné ce dernier nom à la couleur amaranthe un peu
claire . ) Les robes courtes le sont beaucoup et laissent voir
pardevant le tiers de la jambe , mais elles ne sont de mise
que dans les salons sans étiquettes . Les toques lamées et
brodées se soutiennent. Les peignes en diamans et en
perles sont remplacés, dans les coiffures en cheveux, par des
guirlandes de fleurs printanières presque toujours de deux
espèces mariées ensemble. Les plumes qui ont reparu
dans cette dernière quinzaine , s'avancent sur le front , et
les diamans se reculent vers le sommet de la tête . Les
femmes qui n'ont pas encore de diamans peuvent se pré-
-senter avec un ajustement de palmier pétrifié. Les brodequins
sont d'un élégant usage en négligé , mais ils exigent
un chapeau de paille avec un noeud d'écharpe à franges .
Les hommes ont abandonné le passe-poil dans les
habits parés . Le velours bleu de ciel cannelé est de trèsbon
ton , sur-tout s'il est enrichi d'une légère broderie en
paillettes . Les boucles de souliers d'or ou d'argent se portent
sur l'extrémité de l'orteil . Un soulier couvert n'est
reçu nulle part . Y.
SPECTACLLEESS..-Représentations gratuites du dimanche
1* avril. -Nous avons rendu compte , dans notre dernier
numéro , des Réjouissances autrichiennes , jolie pièce de
circonstances par laquelle le Théâtre des Variétés avait
ouvert la carrière des hommages que tous les théâtres de
la capitale se préparaient de concert à rendre au mariage
de S. M. l'Empereur etRoi. Peu de jours après , des pièces
du même genre furent jouées , en effet , au théâtre de la
Gaieté, à celui de l'Ambigu- Comique , et le Théâtre de
l'Impératrice donnale Marché aux Fleurs. Les grands théâtres
et le Vaudeville s'étaient réservés pour la représentation
gratuite qui a eu lieu le dimanche 1 avril . Aux Français
, une scène nouvelle ajoutée à une pièce connue , par
MM. Bouilly et Jos . Pain, leur a fournil'occasion de faire
entendre en vers très -agréables l'expression des sentimens
de la nation. On y a chanté aussi des couplets des mêmes
auteurs , que nous voudrions rapporter tous dans cette
feuille , mais la nécessité de ne pas négliger ceux des autres
théâtres nous oblige de nous borner au dernier :
Paris, pressé de voir sa reine ,
Accusait le moindre retard ;
Et Vienne yoyait avec peine
376 MERCURE DE FRANCE ,
:
८
S'avancer l'heure du départ.
Paris disait : ah ! qu'elle vienne !
Vienne l'arrêtait par ses cris .
Tout Paris voulait être à Vienne ;
Vienne voudrait être à Paris .
Pendant que ces couplets étaient applaudis au Théâtre
Français , par un peuple transporté dejoie , on en chantait
à l'Opéra-Comique qui n'étaient pas moins bien accueillis .
L'auteur , M. Desaugiers , les avait insérés dans le Déserteur,
pièce d'autant mieux choisie pour la circonstance ,
que l'amnistie accordée aux déserteurs et aux conscrits réfractaires
, est un des bienfaits par lesquels S. M. I. et R.
a daigné signaler les fêtes de son auguste hymen. Nous citerons
celui qui nous a paru joindre le plus d'énergie à la
la plus grande précision :
Soldats , qui loin de vos drapeaux
Cherchez un coupable repos ,
Par-tout la mort vous environne ;
Déjà l'espoir vous abandonne ,
La loi prononce votre arrêt ,
C'est fait de vous ! .... César paraît ,
Il peut vous perdre ... il vous pardonne.
Les aimables chansonniers du Vaudeville ne s'étaient
point bornés à des scènes ajoutées ; la facilité de leur genre
et de leur talent promettait une pièce nouvelle , et ils ont
rempli l'attente du public par un joli vaudeville en unacte,
le Meunier et le Chansonnier, dont voici la courte analyse:
Robert , meunier bavarois , et Nanci sa fille ont sauvé la
vie , dans la dernière campagne , à Francoeur , grenadier
français : une inclination mutuelle s'est développée entre
lui et Nanci , mais son régiment est appelé ailleurs et il est
obligé de suivre ses drapeaux. Farineck , garde-moulin de
Robert , aime aussi l'aimable meunière ; il profite de l'absence
de Francoeur pour lui persuader qu'il est infidèle , et
suppose une lettre dans laquelle on annonce même qu'il
s'est marié à Madrid. Sur ces entrefaites une troupe de
maraudeurs arrive dans le village et s'apprête à le mettre à
contribution , mais un détachement français qui survient
les force à la retraite ; ce détachement est commandé par
Francoeur, qui revient plus amoureux que jamais ; sa justification
est facile ; Robert consent à l'unir à Nanci , et le
départ des maraudeurs permet de célébrer le mariage de
Napoléon
O AVRIL 1810. 377
SEINE
1
!
}
1
8
1
Dive LA
Napoléon et de Marie-Louise , par une fête que leur présence
avait suspendue . C'est dans ce divertissement que
les auteurs ont placé des couplets qui tous ont été
ment applaudis . Celui que nous allons citer a été demande
avec autant d'empressement à la troisième représentation
qu'à la première .
AIR : De la Sentinelle .
De deux pays divisés trop long-tems
Les écussons ici sont joints ensemble ;
Tous deux brillans et de gloire éclatans ,
Sous l'olivier , le myrte les rassemble
En dépit du jaloux Anglais .
Par les noeuds les plus respectables ,
Et sous l'égide de la paix ,
Deux grands Etats sont pour jamais ,
Qui pourjamais , inséparables .
5.
cen
Les auteurs de cette pièce ingénieuse sont MM. Barré ,
Radetet Desfontaines .
INSTITUT DE FRANCE
La séance publique de l'Institut de France , tenue le
bavril par la classe de la langue et de la littérature française
, sous la présidence de M. le comte Daru , a été bril-
Jante par l'affluence des spectateurs , par la présence de
plusieurs étrangers de distinction , et par les objets mêmes
dont le public,a joui.
: L'éloquence seule en a fait les honneurs . La distribution
de deux prix , et la lecture de plusieurs morceaux des trois
discours qui les ont obtenus , l'ont occupée toute entière . Le
sujetde l'un des prix , remis pour la troisième fois , était le
Tableau littéraire du dix-huitième siècle . M. Jay et M.
Victorin Fabre l'ont partagé . M. le secrétaire perpétuel a
annoncé dans son rapport que S. E. le Ministre de l'intérieur
, instruit du regret qu'avait la classe de ne pouvoir
-donner que la moitié dela valeur du prix à chacun des
deux concurrens qui lui avaient paru également dignes du
prix entier , y a généreusement suppléé , en versant de ses
fonds dans la caisse de l'Institut la somme de 1500 fr .
M. le comte Garat , sénateur , a lu environ les deux tiers
dudiscours de M. Jay , réduit de manière à présenter l'ensemble
de l'ouvrage . Plusieurs endroits ont été fort ap-
вь
378 MERCURE DE FRANCE ,
plaudis. M. le comte Regnault de Saint-Jean d'Angely a
lu ensuite trois fragmens du discours de M. Victorin Fabre ,
l'un sur Voltaire , l'autre sur Montesquieu , le troisième
contenant le résumé du discours entier. Ils ont aussi reçu
de vifs applaudissemens . On a pu entrevoir, dans les deux
ouvrages , deux plans et deux mérites tout-à-fait différens .
C'est cette différence qui a sans doute comme forcé la
classe à partager ses suffrages . La lecture des deux discours
imprimés nous apprendra au juste en quoi ils se
sont balancés , comment ce qui manquait à l'un relativement
à l'autre , a été compensé dans le premier par des
beautés que le second n'avait pas. Ces comparaisons que les
juges ont faites , le public instruit aime à les faire à son
tour. Elles contribuent à former le goût , en même tems
qu'elles consolident et sanctionnent , en quelque sorte , la
gloire des ouvrages couronnés .
L'autre prix d'éloquence , qui était celui de cette année,
avait pour sujet l'Eloge de La Bruyère . C'est encore M.
Victorin Fabre qui l'a remporté . M. le secrétaire perpétuel
n'apu se défendre , dans son rapport , d'appeler , au nom
de la classe , l'attention du public sur cette rapide accumulation
de couronnes académiques , obtenues en peu
d'années , tant en prose qu'en vers, par un jeune homme
de vingt-quatre ans . M. le comte François de Neuchâteau ,
sénateur , n'a lu qu'un peu plus de la moitié de ce discours,
qui devait être lu tout entier. L'heure a sonné ; la classe ,
rigide observatrice des réglemens , a levé la séance . Le
plaisir que faisait cette lecture a laissé des regrets . Elle
avait été fréquemment interrompue par des applaudissemens
aussi vifs qu'unanimes . En effet , à en juger par ce
qu'on a entendu , cet éloge réunit toutes les beautés que le
sujet pouvait promettre , et beaucoup d'autres qu'on n'y
soupçonnait pas , et dont le jeune orateur a pour ainsi dire
fait la découverte , en l'observant de plus près et l'approfondissant
davantage . Ce qu'il avait sí bien vu , il l'a exécuté
avec le talent le plus rare et le plus consommé , sachant
prendre au besoin tous les tons et employer tous les
styles , se revêtant avec tant d'art des formes variées de l'esprit
de La Bruyère , que dans plusieurs endroits où il ne
semble que le citer , il y ajoute , il s'amalgame , il s'identifie
avec lui , et même dans ces additions il paraît La Bruyère
encore .
La Poésie , moins heureuse que l'Eloquence , a vu pour
la troisième fois remettre son prix à l'année prochaine , sur
AVRIL 1810 . 379
le süjet des Embellissemens de Paris. La classe a proposé
pour sujet d'un autre prix de poésie , qui sera celui de
l'année même , la Mort de Rotrou , auteur de Venceslas .
Rotrou était à quarante-un ans , dans tout l'éclat de ses
succès dramatiques , surpassé par le seul Corneille , auquel
il rendit toujours justice , et qui en retour , quoique plus
âgé que lui , l'appelait encore son maître . Il était maire
de la ville de Dreux sa patrie. Une épidémie pestilentielle
s'y déclare , et la ravage ; on veut l'engager à fuir , il refuse:
d'autres même prétendent qu'il était alors à Paris , et qu'il
partit dès qu'il apprit le danger de ses concitoyens , regardant
comme un devoir sacré de leur porter secours ou de
périr avec eux. Apeine arrivé , il fut atteint de la maladie
et mourut peu de jours après. Assurément , ce sujet est
fort beau. Il est honorable pour les lettres ; il ne parle pas
moins à l'ame qu'à l'imagination , et pour être bien traité ,
il exige autant de vraie sensibilité que de talent.
Le sujet du prix d'éloquence proposé pour l'année 1812 ,
est l'Eloge de Montaigne , sujet plus riche encore que celui
de cette année , et qui , selon toute apparence , appellera
plusde concurrens .
Iz est tellement difficile de parler de soi d'une manière
convenable , que je n'aurais jamais entrepris de défendre
rEsprit des religions , contre plusieurs objections qui m'ont
été faites dans le Mercure de France , par monsieur F. , si
je ne devais à monsieur F. lui-même , et au public , qui
abienvoulu accueillir avec indulgence mon ouvrage , une
entière justification sur des faits dont la vérité est incontestable.
Un reproche assez grave que me fait d'abord monsieurF.
est d'avoir commencé par établir l'influence du climat sur
les divers systèmes religieux , et d'avoir ensuite réfuté le
sentiment de Montesquieu sur cette même influence . La
religion se divise en histoire dogmatique et en morale :
Montesquieu soumet ces deux parties bien distinctes à l'influence
du climat. Suis-je donc en défaut pour avoir montré
l'impression du génie des peuples , des lieux et des
tems sur la narration dogmatique , et pour avoir fait un
corps à part de la morale , toujours une et invariable ?
Fallait-il aussi soumettre la morale aux degrés de latitude ,
ou fermer les yeux sur cette prodigieuse bigarrure de systèmes
religieux ? Fallait-il nécessairement admettre en totalité
l'influence du climat , ou la nier généralement ?
Bb 2
380 MERCURE DE FRANCE ,
Je m'impose silence sur un point de discussion qui tient
à des rapprochemens entre l'autorité démésurée de quelques
papes et celle du pontife suprème des druïdes . Ceci
est conjectural , et est lié comme simple fait à un système
entier. Si monsieur F. , dont je respecte la sagesse et
les lumières , croit qu'à cet égard j'aye tort , je passe de
bon coeur condamnation ; et je ne me mettrai point en
peine de chercher des preuves , qui , rapportées ici et séparées
du corps de l'ouvrage , pourraient être prises dans
un sens absolument contraire à mes principes.
- Maintenant il s'agit de savoir s'il existe vraiment une
caste de Parias . Monsieur F. s'est déclaré pour M. Solvyns
qui nie l'existence de cette caste , et il me fait d'une
manière indirecte le reproche d'avoir suivi l'opinion de
M. Bernardin de Saint-Pierre. Je serais coupable , même
en ayant raison , si je n'avais à produire qu'une autorité
à laquelle une verve délicieuse et un charme unique font
volontiers pardonner de ne s'être pas toujours astreinte à
des démonstrations rigoureuses . Mais , outre que l'on pour
rait faire voir que le raisonnement de M. Solvyns a par
lui-même plus de subtilité que de force réelle , il est bon
de faire connaître les sources où j'ai puisé ; elles justifient
complètement le conte gracieux et philosophique de La
Chaumière indienne , ainsi que quelques réflexions que
monsieurF. a eul'indulgence de louer dans mon ouvrage.
J'opposerai donc à un voyageur estimable , tel que M. Solvyns
, un voyageur qui depuis long-tems jouit d'une hante
considération. Voici de quelle manière M. Anquetil du
Perron s'exprime à l'égard de la caste des Parias dans la
relation de son voyage aux Indes. «Elle n'est ainsi avilie ,
dit-il , que parce qu'on suppose qu'elle a tué des vaches
après la défense qui en avait été faite. Si un Brame ou un
Nair ( noble indien ) , se rencontrant avec un Paria , en
était touché , il pourrait le tuer impunément. Les Parias
ne peuvent entrer dans les Bazars , ni dans les Pagodes ;
ils sont rejetés comme des êtres immondes. » M. Anquetil
apassé plusieurs années dans l'Inde ; comme M. Solvyns ,
il ena rapporté un monumentde science. Je pourrais encore
citer le voyage aux Indes orientales de J. H. Grose ,
traduit de l'anglais par Hernandez , et qui atteste les mêmes
faits. Mais je veux tout d'un coup opposer une atitorité
irréfragable ; c'est le propre Code des lois des Gentous ,
traduit par M. Halhed sous les auspices de M. Hastings .
Il fait connaître d'abord la division des Indiens en quatre
AVRIL 1810 . 381
grandes castes , dont la dernière est celle du Sooder : et
quand même il n'y aurait que cette caste des Sooders ,
nous voyons déjà combien elle est avilie. Si un Sooder
apprend par coeur les Bedes du Shaster , il est mis à mort ;
s'il lit le Poorau , on lui verse dans la bouche de l'huile
amère chaude. Mais le code des Gentous nous apprend
ensuite , que de ces quatre castes principales , il en est
sorti des castes bâtardes que l'on doit fair comme immondes
; et les Parias sont précisément , de toutes ces
castes bâtardes , celle pour laquelle on a le plus d'horreur.
On observerait d'ailleurs à M. F. , que le Paria auquel on
administre la communion hors de l'église , ne peut en ce
moment même être considéré comme Paria ou méchant
suivant l'étymologie de M. Solvyns .
健
Je prie aussi monsieur F. de faire attention , en passant ,
que je n'ai jamais eu le dessein de réfuter sérieusement le
miracle de Mahomet , et que cette bonbonnière qui le
scandalise n'est qu'une plaisanterie , qui , au fond , sert
àmontrer à des hommes assez insensés pour se prévaloir
de la fausseté des miracles de Mahomet contre ceux de
J. C. , qu'il y a cette différence entre miracles , que ceux
de Mahomet ne sont même pas en la puissance de Dieu .
Ce que j'aurais pu prouver par tout autre chose , si la
suite des matières ne m'eût conduit nécessairement au
miracle du prophète arabe. J'aurais également démontré
une impossibilité réelle en miracles , par l'exemple d'un
bâton que Dieu ne peut sans doute empêcher d'avoir deux
bouts. ALEXIS DUMESNIL.
T
TAR LU
POLITIQUE.
La gazette de Pétersbourg continue à donner un démenti
formel à quelques feuilles allemandes qui avaient répandu
ebruit d'une défaite de l'armée russe en Moldavie. Il est
étonnant , dit le journaliste russe , que de tels bruits aient
pu s'accréditer. Ismaïl a baissé son front devant nos armes;
Brailow et d'autres places se sont rendues à l'approche de
nos légions ; si dans ces brillans succès , toutes les circonstances
( on ne s'explique point ici sur la nature de ces
circonstances ) , eussent répondu au courage de nos guer
riers et aux efforts du gouvernement , cette guerre serait
depuis long-tems terminée.
La police russe soutient une bien autre guerre contre
M. Kotzebue . Cet infatigable écrivain compose , on ne
sait où , une Abeille qui certes ne se nourrit pas de fleurs ,
et ne distille pas du miel : ce journal se ressent , dans sa
rédaction , de l'esprit d'exagération auquel l'imagination
féconde de l'auteur ne lui ajamais permis de mettre des
bornes , soit qu'il parle de lui pour faire son éloge , soit
qu'il parle des autres pour les déchirer. Son porte-feuille
dramatique et sentimental commençant à s'épuiser , il a
rouvert son porte-feuille politique , et parle quelquefois
des plus graves objets , traite les questions les plus hautes ,
etjuge la conduite des plus grands personnages avec cette
déplorable légèreté empreinte dans ses risibles arrêts contre
notre trop hospitalière capitale. Quoi qu'il en soit , l'Abeille
de M. Kotzebue ne voltige point en Russie; les ailes lui
sont coupées dans ce pays , et il est plus que vraisemblable
que sa ruche serait anéantie , si on savait où elle s'est
établie.
Les nouvelles de Trieste , de Corfou et de l'Adriatique
en général sont très -satisfaisantes pour le commerce : les
Anglais ne paraissent plus dans la partie septentrionale ,
et la communication avec les côtes d'Italie est entiérement
libre. On prend néanmoins toujours les précautions nécessaires
contre les corsaires anglais et siciliens qui se
hasardent dans ces parages . La garnison de Corfou est
dans l'état le plus respectable. Toute tentative des Anglais
MERCURE DE FRANCE, AVRIL 1810. 383
est impossible, ils n'ont point assez de troupes de débarquement.
Le commandant en Sicile ne peut dégarnir l'île
qui est confiée à sa défense. Quant aux provinces illyriennes
, elles jouissent d'une parfaite tranquillité , et s'organisent
sous le gouvernement du duc de Raguse , qui
d'abord les a débarrassées du papier-monnaie que l'Autriche
y avait fait circuler. Cette opération a momentanément
influé sur le change de Vienne , mais non d'une
manière très -sensible . Le commerce , en rétablissant ses
relations entre toutes ces contrées naguères occupées par
des corps armés les uns contre les autres , y reporte l'abondance
, l'industrie et la richesse . De la Turquie à Vienne ,
de Vienne dans toute l'Allemagne , en France et en Italie
arrivent en grande quantité les cotons du Levant , qui alimentent
uncommerce très-considérable et très - avantageux
par les échanges qu'il assure aux produits européens . A
Constantinople , quelques troubles ont eu lieu , des juifs
ont été punis d'un attentat insensé contre des jannissaires ,
le calme s'est rétabli par la sévérité . Les subsistances deviennent
un peu plus abondantes. Les consuls français
ont dans tout le Levant rejoint les résidences dont les troubles
intérieurs les avaient éloignés .
Le gouvernement anglais a reçu des nouvelles de l'Inde
qui lui annoncent que la sédition de l'armée a été étouffée ;
mais, en lisant les ordres du jour de lord Minto , gouverneur
dans l'Inde , la nature des reproches qu'il adresse à
une partie de l'armée , et le nombre d'officiers traduits à
une cour martiale , il est aisé de voir quel danger courait
dans ces établissemens éloignés le gouvernement de la
Grande-Bretagne ; il a été à deux doigts de sa perte . Les
armes ont été tournées contre les magistrats et contre les
chefs; des forteresses ont été enlevées par ceux préposés à
leurs gardes ; des troupes ont été séduites par leurs propres
officiers ; les officiers de tout grade , des commandans supérieurs
ont été les meneurs , les instigateurs de la révolte.
Lord Minto s'en est affligé et indigné pour l'honneur du
nom anglais . Dans ces circonstances le gouverneur-général
a classé les coupables suivant la gravité du délit . Une cour
martiale prononcera sur le sort de ceux qui ont le malheur
davoir obtenu la première place dans cette fatale distribution;
d'autres ont la faculté d'être mis en jugement , ou
d'être renvoyés du service ; les autres , dont la soumission
a été pleine et entière , sont complétement amnistiés . Ainsi
a fini cette crise qui , par la nature même des détails que
384 MERCURE DE FRANCE,
contiennent les rapports , prouve que la sédition se ligit à
des dispositions hostiles manifestées dans le pays contre ses
oppresseurs , et que l'Angleterre ne peut jamais se regarder
comme assuréé dans de telles possessions .
i
Elle le peut d'antant moins que la manie des expéditions
s'étant emparée des ministres , les troupes disponibles
anglaises ou à la solde du gouvernement , celles mêmes
qui seraient les plus nécessaires à sa défense , sont en
voyées çà et là , se perdent et se consument en tentatives
isoléés également malheureuses , n'obtiennent au-dehors
aucun avantage , ef laissent en danger leurs propres foyers ;
c'est ce que vient de sentir et d'exprimer avec énergie un
membre du parlement , lord Darnley', qui , le 6 , đăng là
chambre haute , apprenant que les ministres pensaient en
core à ordonner le départ des troupes régulières restées
dans l'île , a manifesté les craintes les plus vives , et a
obtenu de faire de ces justes alarmes l'objet d'une motion
spéciale.
Hparaît , en effet , que toutes les forces anglaises disponibles
, et tous les moyens qu'elles peuvent déployer , sont
destinés non pas à défendre Cadix au nom des Espagnols ,
et du prétendu parti qui les rallie , mais de s'en emparer
dans le cas où les habitans , effrayés des calamités de la
guerre , prendraient le ssaage parti de se soumettre au vainqueur
, de sauver leur commerce , leur industrie , leurs
Habitations et leurs propriétés .
1.
Des dépêches intéressantes du duc de Dalmatie donnent
une idée de la situation de nos affaires dans cette partic
demeurée settle le théâtre de la guerre , et qu'une fatale
obstination veut encore baigner du sang des deux partis.
Cadix , qui ne voudrait peut-être pas se défendre contre le
roi qui la pressé et la cerne , ne peut se défendre contre les
Anglais qui l'obligent à la résistance . Voici un extrait de
la dernière dépêche du duc de Dalmatie , datée de Grenade
le 17 mars .
19
« Les ennemis ont éprouvé des pertes sensibles devant Cadix , du
7 au 10 de ce mois ; quatre vaisseaux de ligne , des frégates , et plus
de cinquante autres bâtimens , hattus par la tempête , ont été jetés à
la côte , depuis l'embouchure du Guadalquivir jusqu'au fond de la
baie de Cadix au départ de l'officier qui a apporté cette dépêche , on
avait déja recueilli 600 Anglais naufragés , et beaucoup d'Espagnols ;
les Anglais avaient mis le feu à deux vaisseaux et à une frégate. Un
vaisseau anglais de 80 canons était renversé à la portée de nos postes
AVRIL 1810 . 385
M. le maréchal duc de Bellune en faisait retirer l'armement ; il faisuit
aussi recueillirles débris de ce fameux naufrage, dont les conséquences
pourront peut-être influer sur la soumission de Cadix, malgré la quartitéde
troupes qu'il y a dans cette ville et à l'ile de Léon.
> M. le maréchal duc de Bellune avait dirigé le général Latour-
Maubourg avec quatre bataillons et quelque cavalerie , dans les mon
tagnes entreRonda et le camp de Saint-Roch , pour ydétruire et dis
siperdenouveaux corps d'insurgés que les Anglais et quelques chefs
de révolte étaient parvenus à y former; le mauvais tems a aussi fait
suspendre cette opération ; maisà présent elle est reprise, et le général
Peiremont doit la seconder avec trois bataillons du grand-duché do
Varsovie et les Lanciers ; ainsi il est à espérer que dans peu de jours
laville de Ronda sera réoccupée , et les montagnes , jusqu'au camp
de Saint-Roch , une seconde fois pacifiées . "
› Il sera bien difficile de se préserver à l'avenir des intrigues des
agéns anglais dans ces montagnes , tant que le camp de Saint-Rochne
sera pas occupé , et les lignes rétablies ; S. M. catholique y aurait
porté momentanément la division du général Desolle , si cette division
'était employée et nécessaire pour garderla communicationdepuis la
Sierra Morena jusqu'à Grenade et Séville , et pour maintenir les nombreuses
populations desroyaumes de Jaen et de Cordoue , qui aujour
d'hui sont tourmentées par des milliers de soldats dispersés et de contrebandiers
qu'onn'a pu encore réunir, et qui se livrent au brigandage ;
enélève àplus de 30,000 le nombre de ces dispersés et des contrebandiers.
On s'occupe de réunir en corps tous les contrebandiers rassemblés
dans les montagnes de Ronda , et d'y rallier quelques milliers de soldats
espagnols; si cette opération réussit , le corps qu'on formera sera
chargé de garder cette partie de la frontière , et de rétablir le camp de
Saint-Roch en attendantque des troupes régulières espagnolespuissent
yêtre envoyées .
> La province de Malaga, qui s'étend depuis Marbella jusqu'au-delà
de Velez Malaga , montre les meilleures dispositions , et a assuré
S. M. catholique qu'au moyen des gardes civiques qu'on a organisées,
et de quelques bataillons et compagnies franches dont le roi a arrêté
la formation , elle maintiendrait la tranquillité intérieure, ferait obser
ver les lois et saurait se préserver de toute agression étrangère ; S. M.
accueillant la proposition des autorités et des principaux habitans , a
jugé la circonstance favorable pour les mettre à l'épreuve , etdes ordres
ont été donnés pour que les troupes impériales du 4e corps se retiras.
sent de Malaga sur Antequera , d'où elles seront employées à l'expé
386 MERCURE DE FRANCE ,
dition des montagnes de Ronda , et ensuite ramenées vers Grenade ,
pour servir à l'expédition de Murcie, qui ne peut plus se différer.
→ On sait que le général Blacke était en Murcie , où il formait de
nouveaux rassemblemens ; ce chef qu'on ne peut plus qualifier que de
brigand , est parvenu , par les menaces , les supplices et les incendies , à
exciter le peuple de ces montagnes à s'armer ; il avait fait déboucher
une colonne d'Alméria sur Adra , Torbiscon et Motril , qui a obligé
les Alpujaras à s'insurger ; le bataillon qui était à Motril a même dû se
retirer vers Velez-Malaga , mais le général Sébastiani a immédiatement
pris des dispositions pour détruire cette colonne ; le général Blair
a été dirigé par Lanjaron et Orgiva sur Motril , où les troupes impériales
sont rentrées . Les insurgés se sont sauvés à la débandade;
on leur a tué du monde et fait des prisonniers , parmi lesquels des
chefs , dont on a fait sur-le-champ justice : le général Godino est
parti de Guadix et se dirige par Ohanes sur Alméria, d'où , après avoir
soumis cette contrée , il reviendra à Guadix et à Baza. Il est à espérer
que ces diverses expéditions obtiendront de bons résultats , et assureront
de nouveaux l'entière soumission des Alpujaras .
D : > Pendant que Blacke faisait ces démonstrations dans les Alpujaras
et sur les bords de la mer , il excitait aussi les habitans des montagnes
qui séparent le royaume de Murcie de celui de Jaen à s'armer , et il
dirigeait leurs masses par Villanueva de l'Arzobispo et Cazorla , sur
Ubeda ; le général Dessolle , gouverneur-général des provinces de
Cordoue et de Jaen , en ayant été prévenu , a aussitôt dirigé sur Ubeda
1000 hommes d'infanterie et 100 dragons , sous le commandement du
chefde bataillon Graudner , du 55e régiment ; cette expédition , qui
fait honneur au chef de bataillon Graudner' , a déjoué les projets de
Blacke et préservé le revers sud des montagnes de la Sierra-Morena
de nouveaux malheurs .
» La plus grande tranquillité règne dans l'intérieur de l'Andalousie.
Dans toutes les villes la garde nationale est organisée et concourt au
maintien de la tranquillité publique ; mais ce qui vient d'être dit , et
la nécessité d'augmenter les moyens pour les opérations devant Cadix,
obligent à presser les mouvemens sur Murcie et Carthagène , et à suspendre
le siége de Badajos pour lequel on se préparait .
» M. le maréchal duc de Trévise a rendu compte , par ses rapports
des 3 , 5 et 6 de ce mois , du quartier-général de Zafra, que des rassemblemens
dirigés par des Anglais et des agens de la Romana , s'étant
formés à Xérès-de- los- Caballeros , il donna ordre au général Girard
d'y diriger une expédition; le colonel Musnier en fut chargé; ily
trouvaun millier d'hommes armés qui voulurent faire résistance ; il les
AVRIL 1810. 387
t
fit aussitôt attaquer , et ils furent dispersés ; onleur tuadu monde. Le
lendemain, les habitans de Xérès firent leur soumission au roi , et promirent
de résister , à l'avenir , aux coupables insinuations qu'on pourrait
leur faire . /
› Le roi est arrivé à Grenade ; S. M. a été reçue avec magnificence
et enthousiasme par plus de 150 mille habitans : elle a trouvé à Grenade
des élémens pour former plusieurs bataillons d'infanterie et
quelques escadrons de cavalerie . »
Le lendemain du jour , où serrant les noeuds d'une
alliance nouvelle qui doit avoir une si heureuse influence
sur les destinées de l'Europe , l'Empereur Napoléon est
devenu l'époux de l'archiduchesse Marie- Louise , tous les
corps de l'Etat ont été admis à l'honneur d'être présentés
à LL. MM.
L'Empereur et l'Impératrice étant sur leurs trônes , entourés
des princes et princesses de la famille impériale ,
des princes grands -dignitaires et des grands-officiers de la
couronne de France et d'Italie , ils ont reçu les hommages
et félicitations du sénat de France , du sénat d'Italie , du
conseil-d'état et du corps-législatif: ces corps ont harangué
LL. MM.; ils ont traversé la salle du Trône , et se sont
retirés par la galerie de Diane .
Ensuite les ministres , les cardinaux , les grands - officiers
de l'empire et de la légion d'honneur , la cour de
cassation , la cour des comptes , le conseil de l'université ,
les officiers de la maison de LL . MM. et de celles des
princes et princesses , les généraux de division , la cour
d'appel , les archevêques , les préfets , le clergé de Paris ,
la cour de justice criminelle , les généraux de brigade , les
évêques , les autorités de Paris , les maires des principales
villes de l'Empire , les colonels et les hommes présentés à
la cour , ont eu l'honneur de faire leurs révérences à
LL. MM.
Les dames du palais , les femmes des ministres et des
grands- officiers de l'Empire , celles des maisons des princes
et princesses , et toutes les autres dames présentées , ont été
admises à faire leurs révérences .
J Les corps qui ont harangué LL. MM. ont été introduits
par le grand-maître des cérémonies , et présentés à LL. MM.
par les grands-dignitaires que ces présentations concernent.
Les autres corps et toutes les personnes qui ont fait leurs
révérences à LL. MM. ont été présentés à l'Empereur par
388 MERCURE DE FRANCE ,
legrand-chambellan , et à l'Impératrice par la dame d'honneur.
Tous les princes et princesses et les grands-officiers qui
entouraient le trône étaient debout .
En s'adressant à l'Impératrice , le sénat de France a dit :
<M<adame , ces cris d'allégressa qui ont partout accompagné les pas
deV. M. , ce concert de bénédictions qui retentit encore de Vienne
jusqu'à Paris , sont l'expression fidèle des sentimens du Peuple. Le
Sénat vient offrir à V. M. des hommages non moins empressés , ni
moins sincères .
> Lacouronne impériale qui brille sur votre front , cette autre couronne
de grâce et de vertus qui tempère et qui adoucit l'éclat de la
première , attirent vers vous les coeurs de trente millions de Français,
qui mettent leur joie et leur orgueil à vous saluer du nom de leur
souveraine. Ces Français que vous avez adoptés , à qui vous venez ,
par laplus sainte des promesses , de vouer les sentimens d'une tendre
mère (1) , vous les trouverez dignes de vos bontés. Vous chérirez de
plus en plus ce peuple bon et sensible , toujours pressé du besoin
d'aimer ceux qui le gouvernent , et de placer l'affection et l'honneur à
côté de l'obéissance et du dévouement..
›Ces sentimens que nous sommes si heureux d'exprimer à Vos
Majestés , sont sous la garantie du ciel , comme le serment sacré qui
vientd'unir àjamais les grandes et belles destinées de Napoléon et de
Marie-Louise. >
Le sénat d'Italie a exprimé les mêmes sentimens : on a
remarqué l'idée heureuse qui termine sa harangue ; en
priantle ciel qu'il accorde à Napoléon une longue suite de
descendans dignes de lui , il présente à l'Impératrice Marie-
Louise l'illustre exemple de son immortelle aïeule Marie-
Thérèse , qui fut fille , épouse et mère féconde de souverains
.
L'Empereur a répondu aux députations des sénats de
France et d'Italie , et du corps-législatif.
« Moi et l'Impératrice , a dit S. M. au sénat de France ,
nous méritons les sentimens que vous nous exprimez par
lamour que nous portons à nos peuples . Le bien de la
France est notre premier besoin. »
En accueillant l'hommage du sénat d'Italie S. M. a
ajouté : «Aussitôt que cela sera possible , moi et l'Impéra
trice , nous voulons aller dans nos bonnes villes deMilan ,
(1) Réponse de S. M. au Sénat , du 4 mars 1810.
AVRIL 1810 . 389
=
de Venise et de Bologne , donner de nouveaux gages de
notre amour à nos peuples d'Italie . "
«Messieurs les députés des départemens au corps-législatif
, les voeux que vous faites pour nous , nous sont
fort agréables. Vous allez bientôt retourner dans vos dépar
temens; dites-leur que l'Impératrice , bonne mère de ce
grand peuple ,partage tous nos sentimens pour lui. Nous
et elle ne pouvons goûter de félicité qu'autant que nous
sommes assurés de l'amour de la France. "
Mercredi il y a eu conseil de ministres présidé par l'Empereur.
LL. MM. se sont rendues le soir à Saint-Cloud.
Elles sont parties le jeudi pour Compiègne , où la cour doit
passer tout le mois. Les fêtes du mariage occuperont le
mois de mai.
PARIS... هيآ
On annonce que la cour d'Autriche a envoyé à la cour
deFrance et mis à la disposition de S. M. dix grandes
décorations de son ordre.
On croit que l'organisation judiciaire ne tardera pas
à être définitivement arrêtée. Le corps-législatifdoit recevoir
incessamment un projet de loi à eet egard.
-Une partie de la comédie française a reçu l'ordre de
se rendre à Compiègne .
-Le public se porte en foule au Muséum pouryadmirer
ladistribution nouvelle de la belle galerie des tableaux ,
et les ornemens déposés momentanément dans la chapelle
qui a servi au mariage de LL. MM.
-On croit que le petit arc-de-triomphe du pont-tournant
pourra être exécuté en marbre , et recevoir un nom
qui rappelle sa glorieuse destination .
ANNONCES .
Bulletin de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale,
publié avec l'approbation de S. E. le ministre de l'Intérieur. Huitième
année. Un vol. in-4º de 420 pages , orné d'un grand nombre de
planches gravées en taille-douce. Prix , 9 fr , et 12 fr . franc de port.
Chez Mme Huzard, imprimeur-libraire , rue de l'Eperon-Saint-Andrédes-
Arcs , nº 7.
Ontrouve à la même adresse la collection complète du Bulletin,
390 MERCURE DE FRANCE ,
1
formant 7 vol. in-4º , avec planches . Prix , 54 fr . , et 65 fr. 75 ca
franc de port. Chaque volume se vendséparément 9 fr. , à l'exception
des rer , 2me et 6me , qui coûtent 6 fr . à Paris .
1 Les arts sont cultivés en France avec tant de succès qu'un ouvrage
spécialement consacré à annoncer les découvertes utiles dues au génie
de nos artistes et les conquêtes qu'ils font chaque jour sur l'industrie
étrangère , ne peut qu'être très- favorablement accueilli du public.
Aussi avons nous vu avec plaisir que les premiers volumes de cet ouvrage
, vraiment classique , avaient obtenu le suffrage de tous ceux
qui s'intéressent à la prospérité nationale .
La Société d'encouragement sous la direction de laquelle le Bulletin
est publié , ne cesse de rendre les plus grands services à notre industrie
, soit en décernant des prix et des récompenses aux fabricans qui
se distinguent par la perfection de leurs produits , ou par la création
de quelque art nouveau; soit en offrant à leur émulation des sujets
dignes de réveiller leur activité et leur génie. Placée entre le Gouvernement
et les artistes , elle contribue à répandre les bienfaits del'un
et,à récompenser le mérite des autres . Ses jugemens , dictés par la
plus sévère impartialité et fondés sur des expériences exactes , servent
à diriger l'opinion publique, et à déraciner des préjugés funestes aux
progrès des arts . En un mot , cette société composée d'hommes dont
les lumières et les talens sont justement appréciés , marche vers son
but d'unpas assuré , et dans aucun pays ses vues de bien public ne
sauraient être mieux reconnues .
Nous avons lu avec un vif intérêt le volume que nous annonçons ,
et nous avons remarqué avec satisfaction qu'il renferme une foule de
notices et de découvertes importantes .
Les planches qui l'accompagnent ne laissent rien à désirer tant sous
le rapport de la correction du dessin que sous celui de la perfection
de la gravure. Il y en a plusieurs d'une très-grande dimension , exécutées
avec beaucoup de soin.
Atlas élémentaire, ou Nouvelle méthode d'enseignement , par le
moyen de laquelle on peut apprendre la géographie dans un court
espace de tems ; à l'usage des Colleges , Maisons d'éducation et des
personnes qui veulent apprendre promptement cette science. Un vol .
grand in-80 cartonné , avec deux planches et huit cartes , imprimées
sur grand-raisin collé , et coloriées en plein. Prix , 4 fr . 50 cent. , et
5 fr . franc de port. Chez Mme Ve Hocquart , libraire , rue de l'Eperon ,
n° 6.
CetAtlas est précédé d'un Traité élémentaire de Géographie , dont
la précision et l'exactitude ne doivent rien laisser à désirer ; la mé
AVRIL 1810 .
391
7
1
1
t
L
1
thode qu'on y a suivie est celle qu'ont adoptée les meilleurs géc
graphes ; il présente sur l'état politique actuel des nations les renseignemens
les plus modernes . Il offre toutes les connaissances nécessaires
pour faire usage des cartes .
L'ouvrage renferme en outre une planche contenant divers objets
relatifs à la géographie mathématique et un tableau figuratif présentant
tous les accidens physiques de la terre , tels que les mers , golfes ,
détroits , caps , îles , etc. ) 1
Les cartes , exécutées avec une précision rare , offrent les pays ,
leurs capitales et principales villes , les mers , golfes , grands fleuves , etc. ,
sans les noms qui les distinguent; c'est à l'élève à les nommer ( après
qu'il aura puisé dans le Précis géographique les connaissances préliminaires
) . Il en examine la position , en cherche l'étendue en longitude
et latitude ; quelles sont les contrées qui les avoisinent ; eafin , il ,
est obligée de s'instruire sur la situation exacte d'un pays , d'une ville ,
d'une mer , pour leur assigner leurs vrais noms et les indiquer sur la
carte . Après avoir cherché sur la mappemonde les grandes portions
du globe et les divers noms du vaste Océan qui les entoure , sur les
cartes générales , désigner les divers pays , leurs capitales , villes principales,
il possera aux cartes de France : dans l'une il aura à désigner
les départemens et leurs chefs-lieux , et dans l'autre les provinces
anciennes et leurs capitales ; dans toutes les deux il pourra nommer
les fleuves et grandes rivières qui arrosent cette contrée .
Une table explicative , se rapportant par les chiffres à toutes les
parties de la carte , était nécessaire , aussi termine-t - elle cet ouvrage';
mais les élèves ne doivent y avoir recours que pour s'assurer s'ils ont
effectivement assigné à ces parties les noms qui leur conviennent ; elle
est d'ailleurs placée de manière qu'elle peut être facilement ôtée , et
soustraite à leurs regards .
:
Dans les deux cartes de France les numéros distinctifs des départemens
sont disposés de manière que les plus élevésennombre indiquent
les départemens et les provinces les plus riches en population , et
vice versa .
Tablettes biographiques des Ecrivains français morts et vivans ,
depuis la renaissance des lettres jusqu'à ce jour. Première partie-
Ecrivains morts . - Le lieu , l'époque de leur naissance et de leur mort,
*legenre dans lequel ils se sont distingués , leurs productions marquantes,
et les éditions recherchées de leurs ouvrages . Seconde partie . - Ecrivains
vivans en 1810. Le lieu , l'époque de leur naissance , leurs
productions remarquables , soit dans les lettres , soit dans les sciences ,
soit dans les arts . Seconde édition , revue , corrigée , et considérable392
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
ment augmentée. Par N. A. G. D. B. Les deux parties en un volume
in-8 . Prix , 6 fr . , et 7 fr . 50 cent. franc de port. Au Grand Buffon ,
Librairie de A. G. Debray , rue Saint-Honoré , barrière des Sergens,
vis -à-vis la rue du Coq , nº 168 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire,
rueHautefeuille , nº 23 . :
Aux Rédacteurs du Mercure
S.M.
Nous renons de recevoir leProspectus d'un établissement qui s'est
formé à Cassel , à l'effet de se charger de la gestion des biens que S. M
adistribués en Westphalie et enHanovre.
Comme cet établissement paraît réunir toutes les garanties qu'on
peutoffrirà MM. les titulaires , nous nous empressons de faire connaitre
son existence et ses principales conditions .
1°. Il se charge de la gestion des biens et de la perception des revenus
moyennant un droit de commission de quatre pour cent sur les
⚫revenus , lequel sera prélevé , dit le Prospectus , pour toutes dépenses
généralement quelconques d'administration et de perception .
Ilya , comme on voit , économie pour MM. les titulaires 'sous ce
premier rapport ; car l'administration des domaines et les autres établissemens
retiennent cinq pour cent.
2°. Il offre de payer par anticipation les revenus moyennant l'escompte
légal de six pour cent , l'année , pour le tems que dureront ses
avances.
3°. Il s'engage à payer les revenus soit à Cassel , sur traites des propriétaires
, soit à Paris et dans toute la France , par l'entremise de
MM. Perrégaux , Laffitte , et compe , banquiers à Paris , rue du
Mont-Blanc , nog .
L'établissement se chargera aussi des ventes des biens de MM. les
titulaires , ordonnées par le décret du 3 mars 1810 .
L'exécution de ces conditions avantageuses autant que commodes
pourMM. les titulaires , ainsique les opérations des gérans , sont garanties
par un cautionnement en immeubles de plus de six millions ,
fourni par M. le comte de Hardenberg , conseiller-d'état , grand veneurde
la couronne de Westphalie , grand-croix de l'Ordre royal
des Deux-Siciles , et par M. de Malsbourg , conseiller-d'état , direoteur-
général de la caisse d'amortissement, et liquidateur-général de la
dettepublique du royaume de Westphalie .
19 Deux copies authentiques des actes de cautionnement sont déposées
chez MM. Sentier et Bertrand , notaires à Paris , où chaquetitulaire
peut enprendre connaissance.
Lesgérans , qui sont les chefs de deux maisons de banque et decommerce
avantageusement connues à Cassel, offrent d'ailleurs par euxmêmes
, et par leur fortune , une garantie très -satisfaisante .
C'est dans le Prospectus même qu'il convient de prendre connaitsance
des autresconditions quinous ont paru combinées , engénéral ,
dans l'intérêt et pour la sûreté de MM. les titulaires. Il se distribue à
Paris,chezM. Fournel , ancien négociant ( rue du Mail , nº 6 ) , dont
l'établissement a fait choix pour être son seul délégué dans la capitale,
sous le rapport administratif.
M. Fournel donnera à MM. les titulaires tous les renseignement
qu'ils pourront désirer .
T
MM
E DE LA
SEIN
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLVI . Samedi 14Avril 1810 .
POÉSIE.
ODE A L'HYMEN .
Descendecælo , et dic , age, tibia
Regina longum , Calliope , melos.
HORACE , ode IV , livre III. )
Olyre , trop long-tems muette ,
Qui dormis suspendue à des myrtes sacrés ,
Lyre , réveille-toi ! seconde d'un poëte
Les chants par l'Hymen inspirés .
Père fécondde la nature ,
Mille coeurs amoureux attendent ses leçons :
Tout rit , les cieux , les eaux , Zéphyre et la verdure ,
Alaplusbelle des saisons.L
Cédons aux flèches que nous lance
:
Amour , le dieu des dieux , Amour , le roi des rois 1 .
Il embrase , il ravit ..... Muse , sors du silence !
Ases feux ranimons nos voix.
Long-tems ladiscorde étrangère
T'effraya de l'horreur des combats renaissans :
Cc
(
394
MERCURE DE FRANCE ,
Quel cygne put jamais , sous les coups du tonnerre ,
Faire entendre de doux accens ?
J'ai vu , sur des débris assise ,
Clio , gravant les faits en ses tables d'airain ,
Elle-même pâlir de crainte et de surprise
Aux traits sanglans de son burin .
Elle consacre en ses annales
Les ligues de la haine , et ses folles erreurs ,
Et tant de fausses paix , trèves non moins fatales
Que les belliqueuses fureurs . Γ
Elle peint l'aigle , en ces tempêtes ,
Qui , vengeant l'olivier menacé de périr ,
Pour sauver de l'État les premières conquêtes ,
Est forcéde tout conquérir.
SoudainMnemosyne (1) immortelle
De Clio , qu'elle aborde , interrompt les travaux :
« N'attriste plus la terre ; écoute , lui dit-elle ,
» Et transmets des fastes nouveaux.
> Cesse enfin , Muse de l'histoire ,
→De noircir tes tableaux de lugubres couleurs ,
> Quand de l'humanité , si chère à ta mémoire ,
> Un dieu répare les malheurs .
» Ce dieu , c'est le tendre Hyménée ,
> Paré des attributs de Flore et du printems ;
> Et la paix , cette fois , par sa main ramenée ,
» Sourit à des jours éclatans.
→ Ce que n'ont pu Mars et Minerve
1
> Par ces coups étonnans qui t'ont fait tressaillir,
• Hymen , Hymen propice aux Germains qu'il conserve ,
» Sans armes saura l'accomplir.
> Il n'appelle pas sur ses traces
> L'étendard du carnage , et la peur, et la mort :
> Une Vierge timide , etl'Amour , et les Gráces ,
> Le suivent en vainqueur du sort.
:
(1 ) Déesse de la mémoire.
AVRIL 1810.
395
> Ces deux mères échevelées
> Que tu vis , par le fer , se déchirer les flanos ,
> Et dont se menaçaient , en troupes rassemblées ,
> Tous les innombrables enfans ;
• L'une et l'autre plus pacifique ,
→ L'une et l'autre abjurant de périlleux exploits ,
› La noble Germanie et la Gaule héroïque
> Deviennent soeurs , comme autrefois .
> Ainsi , dans l'antique Italie ,
> Des frères s'embrassaient désarmés par Vénus
> Quand s'unit aux Sabins , fléchi par Hersilie ,
> Le peuple du fier Romulus.
ه ب
८
> Succédez , flambeaux d'Hyménée ,
• Aux torches de la guerre embrasant les remparts :
> La fille du Danube est l'épouse donnée
> A l'indomtable fils de Mars .
> Toi , retiens de pudiques larmes ,
• Fille illustre , au moment des adieux paternels !
> Lien des nations , tes noeuds auront des charmes ;
> Crois-en nos hymnes solennels .
> Consacrons , par notre génie ,
> L'heureux lit nuptial , monument de la paix ,
> Dont l'olive et la palme , en signe d'harmonie ,
> Ont couronné l'auguste dais .
» Phébus , éclaire nos trophées ;
> Du feu de tes rayons allume nos lambris :
> Éternise ce jour par le luth des Orphées
1
> Et sous le pinceau des Zeuxis .
» Flore , couvre de tes guirlandes
14
* Le front de nos cités , nos temples , nos jardins ;
> Et , de la douce Paix décorant les offrandes ,
> Sème de roses nos chemins .
مج
> Banquets parfumés d'ambroisie ,
> Que dans vos coupes d'or soit versé le nectar ;
> Et que Bellone oisive , aimable Poésie ,
→ Te laisse dételer son char !
T
4
C
Cc 2
396 MERCURE DE FRANCE ,
7
4 >> Soldats , nos vivantes barrières ,
» Rivalisez au loin la splendeur du soleil ;
> Ajoutez à ce jour , ô phalanges guerrières ,
> Votre étincelant appareil.
८
» Aux étoiles de l'empyrée
A
→ Lançons les jets brillans que Vulcain a produits.
> Que mille astres nouveaux , sous la voûte azurée ,
> Enflamment le palais des nuits.
• Tel , pour ce Thébain intrépide
→ Qui vint des bords du Nil au rocher de Calpé (2)
> Par les noces d'Hébé , doux prix du grand Alcide ,
> Le vaste Olympe fut frappé.
» Déjà mariés aux Naïades ,
› Les fleuves en tributs prodiguent les trésors (3).
• Qué Cérès soit féconde ; et qu'au gré des Pléiades ,
» Le commerce ouvre tous les ports! >
Clio répond à ce langage :
«Mère du souvenir.je reprends monburin
•Etd'un repos futur j'annonce le présage
: > Inscrit au livre du destin. »
Ainsi se parlaient ces déesses.
Calliope ! il est tems : sois prompte à célébren
Cejour qui voitdu Styx les filles vengeresses
Aux enfers à jamais rentrer.
Chante un triomphe dont s'honore
L'Hercule à qui les rois ont besoin de s'unir :
Les vers qu'a modulés une corde sonore
Passent au dernier avenir.
Oui , tes ailes , ô Renommée ,
Du souffle d'Apollon reçoivent un appui ;
Et le rhythme , propice à ta voix enflammée ,
Dans les cieux te porte avec lui.
Z
८
:
:
Par NÉPOMUCÈNE-LOUIS LEMERCIER ,
mise enmusique par CHERUBINI.
(2) Lescolonnes d'Hercule...
(3) L'établissement des canaux.
AVRIL 1810 . 307
: LE CHOIX D'ALCIDE.
Du bruit de ses faits glorieux
Alcide avait rempli la terre ;
Mais quand son bras victorieux
Lançait les foudres de la guerre ,
L'avenir assiégeait son coeur ;
Au milieu des jeux et des fêtes ,
Alcide oubliait ses conquêtes ,
Et pour prix de la gloire aspirait au bonheur.
Soudain une voix éclatante
Part du sein d'un nuage , et s'adresse au Héros :
« Suspends le cours de tes travaux ,
८
८९ » Les Dieux ont rempli ton attente ; ....
> Les portes de l'Olympe à tes yeux vont s'ouvrir :
> De t'offrir une jeune Epouse
> Chaque Divinité jalouse ,
» A tes regards va découvrir
> Tout ce qui peut charmer et plaire ,
> Esprit , talens , graces , beauté ;
> Et c'est du choix que tu vas faire
> Que dépend ta félicité . »
Alcide incline vers la terre
Un front noble et religieux ;
L'aimable reine de Cythère ,
८
Avec toute sa cour , vient s'offrir à ses yeux.
« Accepte , lui dit la Déesse ,
> L'épouse qu'à tes voeux destina ma tendresse :
> Brillante des plus doux attraits ,
• Elle sait toucher et séduire ;
> Apollon prit soin de l'instruire ,
>> Et l'Amour lui donna ses traits . »
Déja le Héros s'abandonne
Au trouble soudain qu'il ressent ,
Quand sur un char resplendissant
Paraît la terrible Bellone .
t
:
Ca Les compagnons de Mars , dociles à sa voix ,
D'untriple rang d'airain entourent l'immortelle ; ..
L'agile Renommée obéit à ses lois , .....
EtlaVictoire est avec elle .
L..
5
«
398 MERCURE DE FRANCE ,
Le regard enflammé , s'adressant au Héros :
« Fuis , lui dit-elle , fuis un indigne repos .
› Veux-tu , foulant aux pieds et l'honneur et la gloire ,
> Etre infidèle à la Victoire ?
Seule elle t'a guidé dans tes vastes travaux ;
> Tu dois à ses faveurs l'éclat qui t'environne;
» Sur ton front elle-même a posé sa couronne ,
•Et tu pourrais , ingrat , profanant mes lauriers ,
> Y mêler aujourd'hui les myrtes de Cythère !
> Ah ! réprime une ardeur à la gloire étrangère :
> La Victoire t'appelle au milieu des guerriers ;
> Rejoins ton amante fidèle ,
> Elle a tout fait pour toi ; tu dois vivre pour elle. >
Vénus à ce discours oppose un front serein.
1
« Malgré ta superbe arrogance ,
> Penses-tu , répond-elle avec un froid dédain ,
> Qu'entre nous Alcide balance ?
> Il se rit de ton vain courroux :
> Brûlant de remporter des triomphes plus doux ,
» Déjà vers moi son coeur s'élance.
> Oui ! rends hommage à ma puissance ;
» Je suis reine de tes sujets :
» Pour moi Mars désarmé soupire ,
» Et l'Amour d'un seul de ses traits
> Souvent ébranla ton Empire. »
Entre la Gloire et la Beauté
Alcide incertain délibère ,
Quand paraît avec majesté
Minerve au front doux et sévère :
Près d'elle s'avance à pas lents
Une Vierge au regard céleste ;
La Pudeur d'un voile modeste
Couvre ses attraits innocens .
Des fleurs composent sa parure ,
Le chêne et l'olivier décorent son bandeau ,
Et sur l'éclat de la nature
Répandent un éclat nouveau.
•Alcide , voici la compagne
> Qui doit embellir tes destins ;
> L'Espérance la suit, et la Paix l'accompagne.
• Les Dieux ont remis en ses mains
› Et le bonheur d'Alcide et celui des humains.
AVRIL 1810. 399
› Déjàdans sa modeste et tendre impatience ,
> Elle s'éloigne sans retour
→ Des lieux amis de son enfance ,
• Et de l'auguste Père objet deson amour.
› Elle est mon élève chérie ;
•Et dans sa nouvelle patrie ,
» Au milieu de l'éclat des cours ,
> Mes premières leçons la guideront toujours . >
Ainsi parla Minerve. Ace noble langage
Le coeur d'Alcide est entraîné ;
La Sagesse a fixé ses voeux et son hommage ,
Et le vainqueur des rois lui-même est enchainé.
Bientôt de toute part éclate l'allégresse ,
La paix renaît soudain au céleste séjour ;
Un tel choix satisfait l'une et l'autre Déesse :
On voit la Victoire et l'Amour
Se réunir à la. Sagesse ,
Etles Graces former sa cour.
ETIENNE.
ENIGME .
D'un petit ver on me donna le nom.
Est-il vrai que je le sois ?-Non .
Mortels , ne prenez pas le change :
Par les vers vous êtes rongés ;
Mais moi , bien loin que je vous mange ,
C'est vous-mêmes qui me mangez .
S........
LOGOGRIPHE .
Souvent nécessaire aux repas ,
Ce n'est qu'à table qu'on me vante ;
Je ne suis qu'une arme innocente ,
Inutile dans les combats .
Jamais , de sang humain ternie ,
Au criminel je ne servis ;
Je ne perce mes ennemis ,
Que lorsqu'ils ont perdu la vie.
400. MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
Si ce portrait , ami lecteur,
Ne suffit pas pour me connaître
Tupeuxdécomposer mon être ,
Et tu verras ce qu'un acteur
Souvent ne met pas dans sa tête ;
L'endroit qui , loin de la tempête ,
Reçoit les pâles matelots ;
Un lieu que battent les fléaux ;
Un élément , une rivière ;
Un terrain que baignent les eaux ;
Unsynonyme de colère ,
Et la redoutable barrière
Que le crime ne peut franchir ;
Unhomme qui , pour s'enrichir ,
Reste plongé dans la misère ;
Le jeu que , devant Ilion ,
Inventa le prudent Ulysse ,
Et l'inévitable sillon ,
Que sur le vieux front de Clarisse
Traça la dure main du Tems ;
L'objet des voeux les plus ardens
Des humains , sur-tout de l'avare ;
Le fleuve qui traverse Tours ;
Cequi si mal soutint Icare ,
Et rend inconstans les amours.
:
८
T
:
GUY.
CHARADE. ۱
MON premier , de Cérès est le brûlant palais ;
Onchante mon second ; mon tout de la vieillesse
Prévoit l'approche , et butinant sans cesse ,
Sous terre , de l'hiver sait braver tous les traits .
GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Ourse.
Celui du Logogriphe est Manche ( mer ) , et manche ( d'habit )
dans lequel on trouve : mâche , manne , ame , an
Celui de la Charade est Merveille.
200
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE , suivies de quelques Essais , par
M. G. de LEVIS . Seconde édition , augmentée d'un
supplément. - A Paris , chez Xhrouet , imprimeur ,
rue des Moineaux , nº 16 ; et chez Déterville , libraire ,
rue Hautefeuille , nº 8 .
(DEUXIÈME EXTRAIT. )
Le coup-d'oeil que nous avons jeté sur les moralistes
anciens et modernes nous a fait voir sous combien de
formes différentes ils ont traité la morale : tous ontdonné
des préceptes , mais non pas dans le même style; les uns
paraissent n'avoir voulu être que des législateurs , les
autres que des orateurs . Les plus heureux , sans doute ,
sont ceux qui ont le mieux soumis ou le mieux dirigé
les différentes passions en leur parlant différens langages ,
en employant tour-à-tour le ton majestueux de la loi ,
Jes démonstrations exactes de la logique , le langage
persuasif de l'éloquence. Ce n'est pas trop de tous les
dons et de tous les talens de l'esprit pour diriger l'homme
au bonheur en répandant une forte lumière sur les
grandes routes et sur les petits sentiers de la vie.
M. de Levis n'a point aspiré à cette variété de formes
et de styles ; et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il a donné
la préférence à la forme qu'il juge lui-même la moins
favorable .
Non-seulement chaque espèce d'écrit , mais chaque
écrivain en prose a sa rhétorique ; M. de Levis nous
expose la sienne , et il faut d'abord l'entendre sur ses
principes de goût.
Il en est , dit M. de Levis , de laforme des livres comme
de la physionomie des personnes ; l'impression que l'une
et l'autre produisent estfavorable ou fâcheuse indépendamment
du mérite des individus ou des ouvrages .
402 MERCURE DE FRANCE ,
)
La physionomie ne prévient pas INDÉPENDAMMENT du
caractère et du mérite ; elle prévient , parce qu'elle est
ou parce qu'on la croit l'expression du mérite et du
caractère ; elle l'est souvent ; la forme d'un livre ne
l'est jamais ; des inepties peuvent très-bien revêtir les
formes des maximes , et d'insipides discours celles de
l'éloquence .
M. de Levis ajoute : Laforme sententieuse est , peutêtre
, celle de toutes qui dispose le moins favorablement
le lecteur , soit qu'elle inquiète son amour-propre , parce
qu'il craint que des reproches ne soient cachés sous des
préceptes , soit que la détermination trop commune de ne
pas profiter des conseils du moraliste porte à le quereller .
:
La forme des sentences et des maximes fait moins
craindre les reproches directs que les formes d'une discussion
éloquente et passionnée ; même hors des Provinciales
et dans les pensées les plus généralisées , les
formes du style de Pascal devaient faire trembler les
Jésuites.Personne ne se crut attaqué par les maximes de
La Rochefoucauld; et tout le monde , dans les caractères
de La Bruyère , crut voir une partie de la cour et de la
ville . C'était , je le sais, une manière de calomnier, à-lafois
, le livre , l'auteur , et les personnes qu'on disait reconnaître
: mais ce sont les traits et les passions du style,
etnonpas un style sententieux, qui font naître de pareils
soupçons , qui les accréditent , qui les font passer avec
l'ouvrage jusqu'à la dernière postérité. Toutefois un
seul caractère , alors qu'il est bien tracé , représente
cent personnages , et par conséquent n'attaque personne.
On se sauve dans la foule et on s'y cache : le trait le
mieux acéré , dans ce genre , n'est enfoncé que dans la
conscience ; et ses blessures sont salutaires . En un mot ,
ceux qui méritent en secret le plus de reproches restent
trop aisément tranquilles quand la lumière , même la plus
vive , se répand également sur tous : mais quand la foudre
gronde , beaucoup de têtes coupables s'inclinent et
tremblent.
Elle n'est pas très-commune, la détermination de ne pas
profiter des conseils du moraliste ; ce qui est très-commun,
\
AVRIL 1810 403
L
c'est de prendre la détermination d'en profiter et de ne
pas la suivre.
Video meliora , proboque , deteriora sequor.
Ce vers d'Ovide est aussi une MAXIME ; et la conscience
d'Ovide nous a révélé l'état le plus général de la conscience
du genre humain.
C'est donc avec peine , dit M. de Levis , queje me suis
décidéàprésenter mes idées de cettemanière (en maximes) ,
MAIS JE N'AI PU ÉVITER UN INCONVENIENT QUI TENAIT A LA
NATURE DU SUJET. Il n'est pas aisé de comprendre comment
il est impossible d'éviter la forme DES SENTENCES en
écrivant sur la morale : Socrate en parlait en forme de
doutes , ce qui est bien différent ; et d'autres ont pris
toutes les formes pour faire pénétrer la raison dans tous
les esprits et la vertu dans toutes les ames .
En effet, ( je copie toujours M. de Levis ) dans une
matière PRESQUE ÉPUISÉE , tout traité , toute dissertation ne
peut être qu'une compilation FASTIDIEUSE . :
D'abord , à moins que les choses compilées ne soient
fastidieuses elles-mêmes , il n'est pas absolument impossible
d'éviter d'être fastidieux dans une compilation ;
celui qui a rassemblé et réuni heureusement des pensées
ingénieuses , vraies et belles , a toujours quelques émanations
de ces esprits célestes auxquels il s'est frotté ;
même l'abbé Trublet attache en compilant Fontenelle ;
et si La Beaumelle avait rapproché plusieurs pensées de
Cicéron de celles de Sénèque , il aurait fait sortir des
lumières nouvelles de ces rapprochemens ; il était un
peu plus propre à ce travail qu'à refaire la Henriade.
Enunmot, un sot compile sottement ; mais rien n'empêche
un homme d'esprit de compiler avec esprit .
Comment peut-on être si sûr qu'une matière , et une
matière, sur-tout, comme la science de l'homme , EST PRESQUE
ÉPUISÉE ? M. de Levis n'est pas fait pour ignorer
qu'il apparaît de tems en tems dans le monde des esprits
qui voient encore où les autres ne voient plus . La Bruyère
a très-bonne grace de commencer par ces mots , Tour
EST DIT , son ouvrage rempli de tant de choses neuves et
dites d'une manière si nouvelle ; mais tout n'est pas dit ,
404 MERCURE DE FRANCE ,
même un siècle après La Bruyère , quoique ce siècle
ait eu plus d'un esprit aussi créateur que le sien. D'ailleurs
, si la matière n'est que PRESQUE épuisée , qui déterminera
le plus ou le moins d'étendue de ce PRESQUE que
M. de Levis laisse très-indéterminé ? Vous verrez que
chacun le renfermera dans les bornes de son esprit;
mais les bornes de nos esprits ne sont ni celles de la
morale ni celles du génie.
Ce qui peut rester de neuf à dire , quelque peu que
ce soit , on ne découvre pas non plus pourquoi on ne
pourrait pas , on ne devrait pas même le dire autrement
qu'en maximes. En tout genre , ce sont les grands
traits , les premiers traits , ces traits visibles et frappans
pour tout le monde qui revêtent le plus naturellement et
le plus facilement les formes DES SENTENCES ; les traits
fugitifs , au contraire , qui se sont dérobés et cachés
long-tems, ont besoin de plus de détails et de plus de
liaisons pour être bien saisis par l'auteur , et pour être
rendus très-sensibles aux lecteurs . Or , pour fixer des
nuances légères , la forme d'un discours suivi , qui lie les
idées , est préférable à celle des maximes qui les séparent .
Les sept sages de la Grèce mirent la morale en sentences
. Socrate qui vint long-tems après , et qui voulait
ajouter aux lois connues de la morale les motifs sacrés
sur lesquels elles sont fondées , prit d'autres tournures
et d'autres formes; il confondit les doutes impies sur la
vertu , il redressa les notions fausses , par un tissu d'interrogations
adroites , par une suite de ces questions
très-bien liées et très-bien faites , qui , comme l'a dit si
bien Bacon , sont la moitié de la science : DIMIDIUM
SCIENTIÆ .
:
Le mieux , je le répète , et cela n'est pas impossible au
talent et à l'amour de l'humanité , c'est de n'exclure
aucune forme ; c'est de les varier sans cesse , puisque
la variété est comme unrajeunissement ; c'est de réserver
la sentence pour ce qui est évident par le seul énoncé;
d'employer l'analyse lorsqu'il faut chercher et découvrir;
de s'élever à l'éloquence lorsqu'il faut attendrir les ames
dures et échauffer les ames froides . Je parle là des mer
veilles du talent , mais nous en avons sous les yeux : ct
AVRIL 1810. 405
ces merveilles , depuis deux siècles , ne sont plus parmi
nous des miracles. い
Ce même Bacon , que je viens de citer , avait une
opinion précisément opposée à celle de M. de Levis sur
lamanière de traiter les sujets neufs et les sujets épuisés.
Dans les sujets neufs , c'est-à-dire , dans ceux où il n'y
apas encore un assez grand nombre de ces notions précises
et bien déterminées , de ces vérités universellement
convenues , et qui semblent tendre les unes vers les autres
par une sorte d'attraction morale , Bacon désirait qu'un
écrivain préférât la forme des pensées détachées , des
aphorismes ; gardez-vous , disait- il , d'en vouloir faire
des traités ; cesont des pierres , ou même des marbres ,
mais vous n'en avez pas assez pour construire et pour
bâtir. Dans les sujets , au contraire , où de longues observations
et de longs travaux ont déjà accumulé les
notions bien démêlées et suffisamment vérifiées, Baconappelait
le génie et les plans des architectes : il voulait que
les matériaux fussent posés sur les matériaux , les assises
sur les assises , et que les doctrines de la philosophie
eussent, comme les édifices , leurs bases , leur corps et
leur faîte. N'en sommes-nous pas là pour la morale? et
n'est-il pas tems, enfin , que ce temple divinait ses fondemens
dans les entrailles de la terre et ses hautes tours
dans les cieux ? 3
M. de Levis insiste : Voudra-t-on se borner, ajoute-t-il ,
àtraiter quelque branche particulière de la science des
moeurs ? On éprouvera des difficultés également insurmontables
. Comment faire un traité sur l'amitié après
Cicérone? iro
Comment ? .... hélas ! je ne puis pas répondre , moi ,
àcette question : mais La Fontaine et Voltaire, qui ont
sibienparlé de l'amitié en vers touchans et sublimes , sans
rien prendre à Cicéron ; mais Montaigne , qui a fait sur
Famitié un chapitre qu'on sait par coeur , comme les vers
de Voltaire et de La Fontaine , un chapitre aussi bien lie
dans ses parties , aussi lumineux que le traité du philosopheromain
; d'autres écrivains encore avaient répondu
à la question de M. de Levis long-tems avant qu'il l'eût
faite.
406 MERCURE DE FRANCE ,
Je n'ai aucune disposition naturelle niacquise à surfaire
le mérite des solitaires de Port-Royal et des écrivains de
leur école ; mais dans cette école ont pris naissance des
ouvrages de morale qui , dans le dix-septième siècle , ont
été admirés des esprits les plus éclairés , et ont fait le
charme des esprits les plus délicats. Ce sont bien des
traités , et par le nombre des parties qui divisent et embrassent
toute la science , et par l'ordonnance qui met
toutes les parties où elles doivent être. J'ajouterai que
leur morale , quoiqu'essentiellement religieuse , se fondait
beaucoup sur la nature des passions et sur les principes
de la raison humaine, Ils connaissaient les passions
auxquelles ils ne se livraient pas , beaucoup mieux que
ceux qu'elles tourmentent : ils fuyaient le monde , mais
le monde allait se confesser à leurs pieds ou dans leurs
conversations ; et où le coeur humain a-t-il pu laisser
tomber mieux tous ses voiles que dans ces aveux faits à
Dieu dans l'oreille d'un prêtre , dont la mission étaitde
pardonner à tous les égaremens avoués et abjurés ? Quel
échange de lumières et de consolations entre le prêtre
éclairé par les aveux du pénitent , et le pénitent ramené
au bonheur et à la vertu par la voix du prêtre ! Je ne
parle pas des abus ; qui ne les connaît pas ? et dans ce
genre , les moindres abus étaient des forfaits : mais quel
est l'homme qui a une conscience , et qui n'a pas désiré
quelquefois qu'il y eût aussi pour la simple morale de
ces confessions qui rendent le calme et la pureté aux
ames qui n'ont pas toujours été contentes d'elles-mêmes?
Les initiations commençaient par des confessions ; et
dans Athènes , Socrate , toujours interrogeant les ames ,
ettoujours en obtenant desréponses vraies , fut , en quelque
sorte , le confesseur de toute, la république : les
Essais de Montagne , sont ses confessions ; elles semblent
être très-souvent celles de tous ceux qui les lisent . Quelle
lumière elles ont jetés sur le coeur humain et sur la morale
! Si M. de Levis a bien lu les ouvrages de Port-
Royal , il peut , sans doute , y trouver beaucoup à
reprendre ; mais est-ce à de tels hommes qu'il aurait
adressé ces paroles , comment ferez-vous un traité de
morale après Cicéron ? Leur jansénisme , espèce de stoïAVRIL
1810. 407
cisme chrétien , était au moins très -propre à former des
Marc-Aurèle pour les trônes chrétiens de l'Europe .
Je me suis arrêté long-tems à l'examen des vues qui
ont dirigé M. de Levis dans le choix des formes qu'il a
données à son livre et à son style , parce que j'ai cru y
découvrir , mieux que dans son style même , la nature
et les habitudes de son esprit. M. de Levis a beaucoup
d'esprit , sans doute ; mais il vise toujours à la singularité
; et ce n'est pas le moyen d'arriver souvent à la
vérité ; car, quoique la vérité ne soit , dans aucun genre ,
très-commune , on ne la trouve guère , pourtant , que
dans l'ordre commun des idées . Ce qui fait même quelle
vous frappe vivement , lorsqu'elle est dégagée des choses
connues et communes entre lesquelles elle était cachée ,
c'est qu'on croit l'avoir entrevue et qu'on s'étonne de ne
l'avoir pas vue .
La subtilité est une sagacité égarée dans ce qui n'est
pas ; la sagacité est une subtilité qui pénètre à ce qui
est; c'est le même instrument , mais iln'est pas employé
de lamême manière et sur les mêmes choses .
Nous trouverons facilement , dans M. de Levis luimême
, des exemples de son mauvais et de sonbon emploi.
C'est quelquefois le désir très-naturel , mais très-dangereux,
d'être piquant dans son style qui rend l'idée de M. de
Levis très-peu juste . S'il eût dit , par exemple , qu'une
mauvaise raison est , quelquefois , la plus propre à persuader
un esprit faux , ce n'eût pas été trop la peine d'en
faire une maxime ; mais il s'exprime autrement , et il a
l'air de vous faire part d'une découverte .
Voici la maxime : Il y a tant d'esprits faux , qu'il n'y
a point de mauvaises raisons : dites-les donc aussi ; car
c'est peut-être la plus faible qui persuadera .
1 °. Il est tout simple que ce qui est faux convienne à
un esprit faux : 2º le succès absout bien les hommes ,
mais non pas les raisons . Une raison mauvaise est toujours
mauvaise ; elle l'est même plus lorsqu'elle persuade
que lorsqu'elle ne persuade pas ; car alors elle est mauvaise
et elle fait du mal. 3º Une raison mauvaise est
autre chose qu'une raison faible. Celle qui est mauvaise ,
408 MERCURE DE FRANCE ,
appartient toujours au faux et à l'erreur ; celle qui est
faible peut appartenir à la raison et à la vérité , mais dans le
moindre degré de force . C'est un conseil du goût , par
exemple , d'aller , dans le raisonnement , du faible au
fort , mais on n'a jamais conseillé d'aller du mauvais
au bon , et du faux au vrai. פפמ
( 11
M. de Levis dit ailleurs : Le tems est comme l'argent,
n'en perdez pas , vous en aurez aussez . J'en aurai assez
si j'en avais assez avant d'être exposé à en perdre , mais
pas autrement. J'aime mieux la maxime adressée par
| Mume de Sévigné à Mme de Grignan : MA FILLE , IL N'Y A
RIEN QUI RUINE COMME DE N'AVOIR PAS D'ARGENT.
?
Il y a des maximes plus importantes dont la vérité
peut être contestée à M. de Levis , et doit lui être contestée.
En traçant de portrait de l'homme vertueux , M. de
Levis dit : Il aime son pays et ne craint pas d'exposer
courageusement ses jours pour sa défense ; mais il aime
encore plus. son père , son fils , safemme, son ami , car
ses compatriotes sont moins que ses proches , etc. , etc.
,
Dans la vertu , il ne s'agit pas toujours de ses affections
; il s'agit de ses devoirs , et le devoir ordonne
souvent de sacrifier ce qu'on aime le plus à ce qươn
aime moins . Il ne s'agit pas de savoir si vos compatriotes
, même tous ensemble , SONT MOINS que vos proches
; le salut de personne ne doit vous être aussi sacré
que le salut de la patrie. Voilà la loi proclamée au nom
de la vertu dans toutes les sociétés de la terre ; et la
nature a partout fléchi , ou s'est partout fortifiée et élevée
sous cette sainte loi sociale . Elle a souvent été violée
jamais abrogée. Voulez-vous voir la première maxime de
l'un de ces empereurs romains qui ont été dans les camps
deshéros , etsur le trône les modèles les plus parfaitsdela
vertu? La voici : Je préfère ma famille à moi , ma patrie
àma famille, et le genre humain à ma patrie. Ce sont là
les places et les rangs de ces augustes sacrifices dont
l'idée seule porte je ne sais quel saint frémissement au
fond des ames. C'est dans le même ordre que Fénélon
avait gravé ces hautes vertus dans le coeur de ce duc de
Bourgogne
AVRIL 1816. : 409
Bourgogne qui aurait porté aussi la m
le trône.c
même maxi
EPTDESHIMA
SEINE
J'ai peine à concevoir , je l'avoue , comme dans
les mêmes lignes , s , un homme aussi instruit que M. de
Levis a pu mêler et confondre ensemble los bandits
révolutionnaires , prescrivant la dénonciation des pères
des amis ; et le premier des Brutus , faisantexécuter
contre ses enfans coupables le jugement prononcé par
les lois de la patrie ; et Lycurgue donnant à Sparte des
rois et des lois qui n'ont dû être imités nulle part , mais
qui , durant cinq à six siècles , ont été admirés de toute
l'antiquité . N'a-t- on pas assez répété que dérober était
une espèce de jeu , d'exercice militaire , et non pas un
vol là où il n'y avait pas de propriété ; que l'amour était
sans pudeur , mais non sans innocence , là où les noeuds de
l'hymen et de la maternité consacraient une femme à la
patrie et non à un seul homme ? Pourquoi jeter encore
au devant de la faible raison humaine des embarras qui
ont été si bien démélés et des scandales qui se sont heureusement
évanouis ?
M. de Levis attribue une grande et terrible influence
à la crainte : La crainte , dit-il , prend l'homme au berceau
et l'accompagne jusqu'au cercueil ; et il ajoute :
Pour comble de misère , lorsque dans la vieillesse il lui
reste si peu de tems à vivre qu'il ne vaut presque plus la
peine de s'en occuper , un avenir mille fois plus terrible
que les maux présens et passés se présenté à son imagination
effrayée ; il tremble devant l'éternité. Nous croyons
que M. de Levis attribue ici à l'homme ce qu'il a pu
observer dans quelques hommes de sa connaissance.
Cette terreur de l'éternité a été assez répandue enEurope
par le christianisme , ou plutôt par ses prédicateurs ;
elle est presque inconnue en Asie et en Afrique , à
ceux qui adorent l'Eternel suivant le culte de Mahomet.
En occident , dit M. Brown , c'est la vie qui est plus
douce ; en Orient , c'est la mort. J'ai vu mourir beaucoup
d'orientaux et tous sans crainte de la mort et de
la vie immortelle , sans regret de cette vie. En Europe
même , beaucoup d'ames soumettent cette terreur les
unes par la raison , les autres par la foi. M. de Buffon
Dd
410 MERCURE DE FRANCE ,
disait à quatre-vingts ans : Jai bien rêvé à la mort ,
je ne m'en inquiète pas du tout , je ne pense qu'à mes
ouvrages . Mme de Maintenon considérait le passage de
cette vie à l'autre comme le passage d'un beau salon
deVersailles à un autre salon plus beau encore : et cette
assurance était bien religieuse ; c'était la confiance en
Dieu. C'est ce même sentiment qui inspirait à un poëte ,
prêt à toucher aux bornes de la vie , ce beau vers :
A
Je vois sans m'alarmer l'éternité paraître .
Une belle et assez ancienne maxime est celle-ci :
la pensée de la mort nous trompe , car elle nous fait oublierde
vivre. En voici une autre qui est de M. de Levis ,
et qui est différente :
Le passé est soldÉ , le présent vous échappe , songez à
l'avenir.
Depuis que les hommes ont eu assez d'intelligence pour
faire une division des portions de la durée et du tems ,
les uns ont voulu qu'on s'occupât du passé , les autres
du présent , les autres de l'avenir : et chacun a mis son
opinion en maximes ou en vers , en chansons ou en
sermons .
Que veulent dire ces mots , le passé est SOLDÉ ? que le
passé est passé ? Le passé n'est point toujours passé est
un paradoxe où il y a plus de vérité et sur-tout plus
d'utilité .
Ces mots veulent-ils dire qu'on a fait , en quelque
sorte , le compte du passé , qu'on a mis , comme en
addition et en soustraction , tout ce qui peut y être et
tout ce qu'on en peut tirer , qu'on en a quittance , et
qu'il n'y faut plus songer ? La maxime est une erreur et
l'une des plus dangereuses .
Le présent vous échappe . Non , il ne m'échappe point ,
s'il me laisse le souvenir d'une vraie jouissance , d'une
vérité , d'une bonne action. Et qu'est-ce qui n'échappe
pas ? Tout ce qui n'est pas éternel échappe : et l'avenir à
cet égard sera bientôt présent et passé.
Songez à l'avenir. Dieu seul peut voir l'avenir dans
l'avenir ; l'homme ne peut l'entrevoir que dans le présent
et dans le passé. C'est donc au présent et au passé qu'il
AVRIL 1810 . 411
doit beaucoup songer pour semer les biens que l'avenir
peut voir éclore. Voyez ce que devient la maxіте !
2
Une bonne théorie de l'homme a dû être bien difficile
à créer , et depuis qu'elle existe , il n'est pas très-commun
de savoir où elle se trouve : on veut tout lire et on confond
tout .
Le tems est une suite contiguë et continue de sensations
et d'idées , dans laquelle chaque idée et chaque
sensation distincte est un instant , et dans laquelle tous
les instans sont liés les uns aux autres ; le sommeil profond
et toute suspension des pensées semble interrompre
la SUITE : mais votre mémoire , celle des autres , les phé
nomènes périodiques de la nature , et ces instrumens ,
mesures du tems , auxquelles les sciences ont donné tant
de précision , renouent LA SUITE Où elle avait été coupée ,
et , jusqu'à un certain point , remplissent les intervalles .
Dans cette suite d'instans , ceux qui sont écoulés sont les
plus précieux et pour chaque homme et pour le genre
humain ; car c'est là que les hommes ont laissé des traces
et des portraits d'eux-mêmes ; c'est là qu'ils peuvent
s'étudier et se connaître ; c'est là qu'est l'expérience ,
unique source de nos lumières . Le tems peut m'entraîner,
dit Montaigne , mais c'est à reculon . C'est précisément
la position d'un homme qui regarde toujours le présent
et le passe ; et , cette expression si originale de Montaigne
, cette image si vive est une haute leçon pour
l'esprit humain.
On peut croire que lorsque l'expérience a été consultée
et les lumières qu'elle nous donne recueillies , tout
est dit , et qu'il ne faut plus songer au passé ; non , tout
n'est pas dit ; les lumières de l'expérience ne sont jamais
très-vives , elles ne le sont jamais assez que lorsqu'on
les voit dans leur source même . Elles pâlissent , elles se
perdent , si on ne les ramène pas , si on ne les reprend
pas très-souvent à cette source. D'ailleurs , quel homme ,
quel peuple , quel siècle a pu croire avoir tiré du passé
et de l'expérience tout ce qu'on peut en tirer de leçons
et de découvertes ? Où et à qui le passé a-t-il jamais
rendu tous ses comptes ? Un long cours de siècles s'étaient
écoulés depuis leur évanouissement , avant que les siècles
Dd2
412 MERCURE DE FRANCE ,
1
:
de Rome , république et empire , eussent été sollés par
Machiavel , par Bossuet , et sur-tout par Montesquieu
etcroit-on qu'il n'y ait pas à découvrir encore dans ces
siècles ?
Soldé ou non soldé , le passé ne doit jamais être perdu
de vue. Le passé doit faire avec le présent et le présent
avec l'avenir une chaîne continue le long de laquelle les
secousses et les étincelles électriques de la conscience et
du génie passent avec rapidité . Dans les mathématiques ,
dans les sciences physiques et morales , dans les théories
des talens du goût et de l'imagination, dans ce que les
arts , enfin , ont de plus sublime , et les sciences de plus
transcendant , LES SERIES sont ce qui répand te plus de
lumières .
C'est donc en réunissant , en concentrant les trois
portions de la durée par la mémoire , par le sentiment
actuel et par la prévoyance , que le moi d'un être si
passager que l'homme deviendra plus profond et plus
étendu , sa raison plus forte et plus sûre , ses vertus plus
constantes et plus universelles . C'est alors qu'un être
d'une vie si fugitive sera pourtant comme une image de
cet être éternel qui , par son éternité même , embrasse
le passé , le présent et l'avenir . URDAINS .
(La suite au numéro prochain . )
OEUVRES DE VENANCE , publiées par M. AUGUSTE DE LABOUÏSSE
. A Paris , chez Delaunay, libraire , au Palais-
Royal , galeries de bois , nº 243 .
Tous ceux qui aiment les vers se souviennent de co
capucin nommé le P. Venance , qui , peu d'années
avant la révolution , se fit connaître par quelques poésies
légères dont le ton spirituel et galant contrastait si for
avec sa robe. Tous les beaux esprits de la province
s'évertuèrent alors pour orner , comme ils disaient , le
capuchon de S. François des myrtes de Cythère et des
lauriers du Permesse ; Venance , appelé par eux le Père
Tibulle , ne fut point en reste de complimens , et les
oisifs s'amusèrent quelque tems de cet innocent com
AVRIL 1810 . 413
merce de louanges , qui ne pouvait déplaire qu'auxmembres
de l'ordre séraphique. On eût dit que le capucinpoëte
, en montrant de l'esprit , violait le plus saint de
ses voeux : ses supérieurs , jaloux d'une gloire qui semblait
effacer l'éclat de leurs dignités , l'en punirent par
des mortifications et des exils ; ils lui donnaient les corvées
les plus dures , l'envoyaient dans les capucinières
les plus tristes et les plus sauvages. Si les bons Pères
avaient eu une maison à Tomes en Sarmatie , on ne peut
douter qu'à l'exemple d'Auguste , ils n'eussent relégué
dans cette terre barbare le capucin vraiment indigne
qui osait marcher sur les traces de ce païen d'Ovide .
Au nombre de ses pérsécuteurs , était ce vil Chabot qui
a figuré si affreusement dans les crimes révolutionnaires
. Venance trouva des protecteurs . On s'adressa
pour lui faire obtenir sa sécularisation , au cardinal de
Bernis , qui devait naturellement prendre quelque intérêt
àun jeune religieux persécuté pour des vers , lui que la
poésie galante avait écarté des plus chétifs bénéfices ,
avant qu'elle le fît parvenir au ministère et au cardinalat
. La révolution arriva ; le P. Venance , redevenu
Dougados , en embrassa les principes avec toute la ferveur
d'un captif qui voit briser ses fers et démolir sa
prison . Une princesse polonaise voulut l'emmener dans
son pays avec mille éçus d'appointemens ; il la suivit
jusqu'à Nice , où il la quitta pour rentrer en France.
Successivement professeur d'éloquence à Perpignan ,
etadjudant-général à l'armée des Pyrénées orientales , il
fut arrêté en 1793 , amené à Paris devant le tribunal
révolutionnaire , et conduit à l'échafaud , pour avoir
plaidé la cause de l'humanité et sauvé quelques députés
proscrits , du parti qu'on appelait girondin ; il avait alors
trente ans . On présume qu'il fut sur-tout victime de la
haine jalouse que Chabot nourrissait contre lui ; ainsi
ce malheureux jeune homme aurait payé de sa tête le
crime d'avoir fait autrefois quelques jolis vers , vantés
dans quelques sociétés et loués dans quelques journaux .
Pour procurer un peu de soulagement à la mère de
Dougados , qui est âgée , infirme et pauvre , M. Labouïsse
a imaginé de recueillir ses poésies et de les
414 MERCURE DE FRANCE ,
publier. Il a d'abord fait un appel à tous ceux qui pouvaient
avoir entre les mains des vers du poëte- capucin ;
les porte-feuilles se sont ouverts avec empressement
pour contribuer à une bonne oeuvre . Aujourd'hui l'éditeur
s'adresse aux coeurs et aux bourses ; il faut croire
qu'ils ne resteront pas fermés . Faire un acte peu coûteux
de bienfaisance , en acquérant un petit volume de
vers dont l'agrément réel est encore relevé par une singularité
piquante , celle de l'ancienne profession du
poëte , est une bonne fortune què ne négligeront sûrement
pas les amis des lettres qui doivent être , qui sont
tous aussi les amis de l'humanité . J'ose leur promettre
une double jouissance ; et pour leur donner un avantgoûtde
celle qui est réservée à leur esprit , je vais leur
mettre sous les yeux un aperçu rapide des poésies du
P. Venance.
La pièce la plus connue et la plus considérable est
celle qui a pour titre la Quête du Blé : elle est en prose
et en vers , à la manière du voyage de Chapelle et de
Bachaumont . L'éditeur rapporte les pièces d'un procès
bizarre dont elle fut l'objet. En 1808 , un M. de Ferrière
réclama dans le Moniteur la propriété de la Quête
du Blé. Selon lui , le P. Venance n'était qu'un personnage
supposé ; il était , à toute force , possible qu'il eût
existé un capucin de ce nom ; mais certainement l'ouvrage
n'était pas de lui . M. de Labouïsse écrasa ce M. de
Ferrière sous un amas de preuves , d'où résultait incontestablement
l'existence d'un capucin nommé Venance ,
auteur de la Quête et de beaucoup d'autres vers . M. de
Ferrière ne se tint pas pour battu ; il revendiqua toujours
l'ouvrage ; mais , peu d'accord avec lui-même , il avoua
dans sa réplique que le P. Venance avait résidé au couvent
de Notre-Dame d'Orient , non loin de Vabres où
lui-même faisait alors ses études : ayant , disait-il , entendu
parler beaucoup de ce capucin dans son collége ,
il lui était venu en fantaisie de décrire l'une de ses tournées
dans un poëme dont le héros avait bientôt passé
pour être l'auteur. L'éditeur fit ressortir victorieusement
la contradiction , et il resta démontré que M. de Ferrière ,
le moins scrupuleux de tous les pirates littéraires , avait
AVRIL 1810 . 415
-
voulu s'approprier les vers du seul capucin , peut-être ,
qui jamais en eût composé , du moins sur des sujets
profanes.
Après avoir arraché l'ouvrage aux mains du ravisseur ,
il restait encore à réparer les nombreuses défectuosités
qui le déshonoraient. La Quête n'avait jamais été imprimée
par les soins ni avec l'aveu de l'auteur ; les copies
qu'il en avait données à diverses époques différaient entr'elles
, et en se multipliant , elles s'étaient chargées d'un
grand nombre de fautes . Il fallait donc les conférer avec
autant de goût au moins que d'attention , et établir un
texte que Venance lui-même eût dû avouer pour le meilleur
. M. Labouïsse a rempli cette tâche avec une exactitude
religieuse : il a eu soin de reporter à la suite de
l'ouvrage les variantes qui lui ont paru mériter d'être
conservées , et il a enrichi l'ouvrage même de notes assez
nombreuses , où l'on est un peu surpris de trouver de
longs passages tirés des écrits de M. de Bonald : prendre
enmain les graves argumens d'un moraliste chrétien
pour foudroyer les petites saillies philosophiques d'un
capucin en belle humeur , c'est étaler à contre-tems son
zèle pour les bons principes et employer de l'artillerie
pour démolir un château de cartes .
C'est dans l'automne de 1786 que le P. Venance fit
cette quête dont il a décrit les incidens : la Rouergue en
était le théâtre .
Chaque individu séraphique ,
Docile aux voeux que nous faisons ,
S'en va , perché sur sa bourrique ,
Quêter du grain et des affronts .
Venance était donc monté sur un âne . Il avait à ses
côtés un bonhomme nommé Bertrand ; à cela près qu'il
voyageait à pied , Bertrand était le vrai Sancho Pança de
cet autre Don Quichotte ; comme Sancho , il avait quitté
sa femme pour chercher les aventures ; il en trouvait
quelquefois d'assez lamentables , ettous les gîtes n'étaient
pas également bons . Le quêteur et son compagnon furent
hébergés dans plus d'un château : le capucin mangeait
avec les maîtres ; mais ici on lui faisait un accueil
416 MERCURE DE FRANCE ,
aimable , et là une réception dédaigneuse ; le bel esprit ,
le persiffleur en titre des environs lui décochait de plates
épigrammes , aussi anciennes que l'ordre de S. François ,
et tout en mangeant , le malin quêteur riait dans sa barbe
de l'impertinente fatuité du personnage. On est vraiment
surpris de la finesse avec laquelle ce jeune homme , sorti
de l'asyle plus que modeste de la maison paternelle pour
entrer dans l'humble obscurité d'un couvent de capucins
, savait observer et peindre les manières plus ou
moins ridicules d'un monde déjà bien relevé pour lui.
On en va juger par quelques traits . « M. de Saint-Mau-
>> rice , dit-il , est un de ces aimables paresseux qu'on
>> aime avant de s'en douter. Son sang-froid est original
>> et plaisant à-la-fois .
Il disait à Climène , en termes modérés :
Vous êtes belle comme un ange ;
Je vous aime , vous m'adorez ,
Comme on dirait : Votre pouf se dérange.
Il peint ailleurs une société où l'on se proposait de
jouer la comédie , et où l'on délibérait sur le choix des
pièces .
4
:
Le sensible Racine était trop gigantesque , ..
Le fier Corneille un peu trop langoureux ;
Le sombre Crébillon leur paraissait grotesque ,
Et Voltaire trop doucereux .
Cependant ce dernier avait bien quelque chose
Qui militait en sa faveur :
C'est que dans son théâtre en prose
Il plaisait à la fois à l'esprit comme au coeur.
Ainsi , tous se donnant une libre carrière ,
Jugeaient très- sensément , dans un grand apparat ,
Le mollefacetum du style de Lemierre ,
Et le grandioso des grands vers de Dorat .
On se décida pour les Battus paient l'amende. Un curé
fit à notre capucin exactement la même réception que le
rat retiré du monde aux députés de Ratopolis . On se
ruait en cuisine chez lui , et d'appétissantes vapeurs trahissaient
les préparatifs d'un grand repas. Le quêteur
K AVRIL 1810 .
417
a
F
frappe à la porte ; on n'ouvre pas , il redouble , le curé
et sa gouvernante délibèrent ; enfin le curé ,
Trapu , ventru , joufflu , chapeau rond sur la tête ,
Seprésente à ses yeux d'un air maussade et bête ,
et le congédie en lui disant : Que le ciel vous assiste !
Si le P. Venance savait saisir et peindre les ridicules
qui s'offraient à lui , on va voir que les agrémens les plus
fins , les grâces les plus déliées d'une jolie femme n'échappaient
pas davantage à sa pénétration : il n'est pas
commun , même parmi les gens du monde les plus habiles
à juger et à définir la beauté , de rendre l'impression
qu'elle produit sur l'ame et sur les sens , avec l'ingénieuse
délicatesse qui respire dans ce passage : « Mlle So-
>>phie me retraça , aimable vicomtesse , votre air noble ,
>> votre démarche aisée et imposante . Ornée , comme
>> vous , des charmes de la figure , elley joint votre finesse
>>d'esprit et votre aimable douceur .>>>
De sa bouche vermeille un sourire ingénu
Pour toujours a fixé le plaisir sur ses traces ;
Elle donne à l'Amour la voix de la Vertu ,
A la Vertu la démarche des Grâces .
Après la Quête du Blé , le morceau le plus important
du recueil est une élégie , intitulée P'Ennui , qui , en
1788 , concourut pour le prix des Jeux Floraux. L'éditeur
, sur la foi de plusieurs autres personnes , prétend
que cette pièce aurait obtenu le prix qu'elle méritait , si
l'on n'y eût pas trouvé des idées trop hardies pour un
capucin. Il me semble que les juges devaient connaître
seulement du mérite poétique de l'ouvrage , et nullement
du caractère des idées relativement à la profession de
l'auteur; il suffisait que ces idées ne fussent pas de nature
à scandaliser le public et à exciter l'animadversion
du gouvernement : le reste était une affaire de discipline
conventuelle qui n'avait rien de commun avec les bienséances
académiques . Ne faut-il pas supposer que les
chefs de l'ordre séraphique intriguèrent auprès des mattres
en la science gaie , pour causer une humiliation au
jeune moine qui enfreignait son voeu d'humilité en aspi
rant à la gloire littéraire , et qui , sur-tout , choisissant
418 MERCURE DE FRANCE ,
Pennui pour sujet de ses vers , semblait vouloir exhaler
et inspirer aux autres le dégoût de la vie monastique ?
Quoi qu'il en soit , l'élégie fit une grande sensation dans
le monde ; quatre ou cinq académies de province s'empressèrent
d'inscrire sur leur liste le poëte qu'une autre
académie venait de sacrifier à d'injustes considérations ,
et , pour comble de gloire , la Gazette de France , que
charitablement on avait priée de déchirer l'ouvrage , en
fit un magnifique éloge. Il ne fut bruit que du capucin
qui avait de l'esprit et qui faisait des vers ; et , en vérité ,
tous les autres capucins durent être peu flattés du ton
de surprise avec lequel on vantait ce phénomène . On
peut croire que leurjalousie n'en fut pas diminuée : aussi
est-ce de ce moment que datent les plus vives persécutions
que le P. Venance ait essuyées de la part de son
ordre. Il n'en dévint lui-même que plus ardent à les
mériter , c'est-à-dire , à composer des vers . On porte à
près de quatre cents le nombre des pièces échappées à
sa muse facile : beaucoup furent insérées sans nom d'auteur
dans les recueils périodiques , où il est devenu impossible
de les distinguer des autres pièces anonymes .
Celles que M. Labouïsse a recueillies sont presque toutes
authentiques : elles ont d'ailleurs le même caractère
peu de variété dans les idées et de poésie dans le style ,
mais une mélancolie douce et une négligence qui n'est
pas sans charmes . AUGER.
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS .
TROISIÈME PARTIE .- Suite et fin du Cahier à mon Père.
Le pasteur Buchman avait lu jusque-là , non sans s'interrompre
souvent ; il passa le cahier à son ami Halder et
couvrit de sa main son visage inondé de larmes . Halder
recommença ainsi :
Ernest aurait voulu fuir aux extrémités de la terre , et
vivre au milieu des sauvages ; je comprenais etje partageais
ce désir , et cependant , quoique je fusse bien décidé à ne
revoir ni mes parens , ni Pauline , mon coeur frémissait à
,
AVRIL 1810 . 419
C
!
:
l'idée de mettre les mers entre nous , et de renoncer à
savoir même s'ils existaient encore . Cependant je cédai au
désir de mon ami , et nous gagnâmes un port de mer, avec
l'espoir d'y trouver un vaisseau prêt à faire voile vers
quelque contrée éloignée. Il s'en trouva un , en effet , qui
allait aux grandes Indes ; mais nous n'avions ni l'un ni
l'autre assez d'argent pour payer notre traversée comme
simples passagers , et l'équipage étant complet , nous ne
pûmes y trouver de service dans aucun genre , n'ayant aucunes
recommandations .Vouscomprenez que notre premier
soin avait été de changer nos noms ; Ernest prit celui de
Thom Leider , et moi celui de Wilhelm Râcher. Forcés de
renoncer à notre projet maritime et ne sachant quelle détermination
prendre , nous errions tristement sur le rivage
en disant beaucoup de mal , et des hommes et de la vie ,
et regardant avec douleur le bâtiment qui s'éloignait du
port , lorsque nous fûmes abordés par un homme en surtout
d'uniforme , avec un grand sabre traînant; sa taille était
haute et vigoureuse , ses traits prononcés . Vous regrettez ,
nous dit-il , de n'avoir pu trouver du service sur mer ;
» croyez-moi , celui de la terre ferme vaut mieux ; il est plus
» facile de se défendre des hommes que des requins . " Je
secouai la tête . Les uns valent bien les autres , murmura
Ernest ; et à tout prendre , je crois que les requins valent
mieux .
Vous n'aimez pas trop vos frères les humains , jeune
homme , à ce qu'il paraît. Voulez-vous leur faire la guerre
et trouver l'occasion d'en diminuer le nombre? Je vous en
offre les moyens ; prenez du service dans mon corps ; mon
capitaine , brave comme son épée , vous paiera bien ; et si
vous êtes de bonne volonté , s'il est content de vous , vous
- ferez bientôt votre chemin. Nous vîmes que nous avions à
faire à un recruteur; il nous nomma le régiment où il servait
, et nous dit que , puisque nous avions tant d'envie de
nous embarquer , il y avait toute apparence que ce régiment
serait du nombre de ceux qu'on devait envoyer en Amérique.
Ce fut ce qui nous décida à accepter ; Ernest voyait
déjà en perspective les montagnes bleues et la vie sauvage;
et moi je voyais une mort prochaine peut-être , plus glorieuse
que le suicide .
D'après notre demande , le recruteur nous paya notre
engagement , nous donna la cocarde , inscrivit nos noms ,
et nous dit que nous irions incessamment rejoindre le
corps dans un quartier, qu'il nous désigna , assez éloigné
420 MERCURE DE FRANCE ,
1
demon pays natal pour ne pas craindre d'être reconnu.
Nous le vîmes peu pendant les deux jours qui précédèrent
notre départ , il était fort occupé ; ilamena encore quelques
recrues , et nous dit que nous en trouverions d'autres sur
la route. Nous partîmes nos havresacs sur le dos , un sabre
en bandoulière et un fusil sur l'épaule; notre sergent nous
avait fourni ces armes . « Il est très-possible , nous avait-il
dit, que nous trouvions à nous en servir sur la route ; elle
est infectée de brigands déguisés en maréchaussées , et si
nous étions attaqués , j'espère que nous saurons nous défendre.
Nous fûmes joints sur le chemin par plusieurs
individus de sa connaissance , auxquels il nous présentait
comme de nouveaux camarades; leurs mines oubasses ou
farouches , et leurs propos plus que grossiers , nous révoltaient,
mais nous devions savoir qu'en prenant le métier
de soldat , nous ne vivrions pas avec des gens doux et
polis , et nous nous promîmes , hors du service , de vivre
très-peu avec eux , et de nous suffire l'un à l'autre . Déjà
nous commençâmes à ne point nous lier de propos et à
marcher ensemble , tantôt en avant , tantôt en arrière de
notre petite troupe , qui allait fort à la débandade , par
petits pelotons de trois ou quatre hommes au plus .
Comme notre sergent l'avait craint , sur la lisière d'un
bois où nous allions entrer , nous aperçûmes quelques
hommes à cheval qui avaient l'air de nous observer et de
vouloir nous attaquer. Le sergent nous fit faire halte .
Voilà , dit-il , ou je me trompe fort , les brigands dont on
m'a parlé ; peut-être sont-ils en plus grand nombre que
pous , je pense qu'il vaut mieux les éviter. Tournant
rapidement à gauche , il nous fit descendre un ravin qui
tournait la forêt , et qui était presqu'impraticable ; lorsque
nous fûmes au bas , nous remontames un chemin étroit
ettortueuxqui nous ramena dans la forêt , mais du côté
opposé à celui où nous avions vu les prétendus brigands .
Ne croyez-vous pas , dis-je au sergent , qu'il y aurait eu
moins de risques à courir en restant sur la grande route ,
qu'en nous enfonçant dans un bois épais , retraite ordinaire
de ceux que vous voulez éviter ? Il fronça le sourcil.
-As-tu peur , me dit-il en mettant la main sur son sabre ?
je t'en guérirai bientôt; point de poltron parmi nous.-
Voyons lequel de nous deux l'est le plus , lui répondis-je
en sortant le mien du fourreau , et m'avançant d'un air si
déterminé que je le fis reculer. Bien , camarade , me dit-il
enmetendantla main , c'est ainsi que je te veux; ikrit,
AVRIL 1810 . 421
םי
I
et nous continuâmes notre étrange route au milieu d'une
forêt inextricable , où nous bivaquions toutes les nuits :
le sergent nous avait fait prendre des provisions de vin et
de pain audernier gîte , et nous disait que nous touchions
au terme de notre voyage.
Cependant nous ne sortions point de cette immense
forêt , et nous n'apercevions aucune trace de demeure
habitée ; au-devant de nous un massif blanc , que j'avais
pris de loin pour un village , ne nous offrait plus qu'un
amas de ruines tellement dégradées , qu'on pouvait à peine
connaître que c'étaient celles d'un ancien monastère; cepen
dant il y avait encore quelques pans de murs , avec des
espèces de petites fenêtres de cellules qui l'indiquaient.
Anotre grande surprise , dès que nous fûmes àuneportée
de fusil des restes de cet édifice qui paraissait inhabitable ,
nous aperçûmes à ces fenêtres une quantité d'hommes ; le
sergent poussa un espèce de cri ; onlui réponditde même,
etdans l'instant une foule d'individus diversement habillés ,
sortirent des ruines de tous côtés , et nous entourèrent avec
des cris de joie.
Nous comprîmes à l'instant même dans quel piége nous
étions tombés , et dans quel affreux service nous étions
enrôlés , mais nous ne pûmes nous exprimer notre pensée
que par un regard rapide . Le prétendu sergent dit quelques
mots dans une langue inconnue , qui nous parut ressembler
à de l'hébreu : aussitôt la troupe se forma en pelotons
autour de nous, et l'onnous fit passer sous une arcade
à moitié rompue , et de là sous une voûte , qui nous conduisit
dans un grand espace , qui formait sans doute autrefois
la cour de l'édifice ; il était obstrué de pierres et de
débris , au milieu desquels on voyait un singulier mélange
de meubles de toute espèce , de caisses , de paquets , de
voitures , de chariots , de chevaux attachés à des piquets ,
de vaches , de moutons , d'armes , tout cela pêle-mêle avec
des hommes , si on peut donner ce nom aux êtres extraordinaires
qui se présentaient à nous , et àquelques femmes ,
les unes vieilles et hideuses , d'autres assez jolies , mais
défigurées par leur étrange costume . Au milieu de tout
cela s'avançait un homme d'une taille très-haute , et qui
n'étaitpassans noblesse;son teint brun , ses sourcils noirs
et rapprochés , deux moustaches épaisses , lui donnaient
un aspect terrible. Son costume était une veste serrée de
peau de buffle, lacée avec des cordons d'argent, des pantalons
de même , une large ceinture rouge , dans laquelle
422 MERCURE DE FRANCE ,
étaient deux paires de pistolets , un couteau etun poignard ,
à son côté un sabre avec une poignée énorme , et il tenait à
la main un de ces bâtons à tête de massue , qui renferment
une épée. Mon capitaine , dit notre conducteur en nous
présentant , voici deux jeunes gens sans aveu et de bonne
volonté que je vous amène ; ils ne savaient pas , il est vrai ,
qu'ils entraient au service du brave capitaine Orlando ,
mais ils détestent tellement le genre humain , et sur-tout
les barons et les juges , qu'ils ne seront pas fâchés de leur
fairegrendre gorge ; n'est-il pas vrai , camarades ? Il parla
ensuitedans sonjargon en me désignant particulièrement.
J'avais frémi en entendant nommer le capitaine Orlando
; c'était le chef trop bien connu d'une bande de brigands
qui ravageaient non-seulement cette partie de l'Allemagne
, mais aussi les cercles de haute et basse Saxe et
de Westphalie , et toutes les contrées adjacentes ; l'immense
forêt de Hartz passait pour être un de leurs repaires
les plus dangereux; elletouchait à l'une de ses extrémités au
village de Waldorf , où le père de Pauline était pasteur ,
et ce voisinage l'avait souvent alarmé . Suivant toute apparence
, nous étions actuellement au milieu de cette forêt
où nous étions entrés par le côté opposé .
Orlando nous regarda fixement , puis se tournant vers
celui qui nous avait amenés : <<Rodolphe , lui dit-il avec
un ton courroucé , je vous avais défendu d'employer jamais
la ruse pour amener des recrues ; j'ai ce moyen en horreur.
Offrez à des malheureux sans asile et à qui vous
croirez du courage , une retraite et la protection du capitaine
Orlando . Si vous êtes forcé de combattre , amenezmoi
vivans ceux qui vous résistent ; mais point de ruses ,
pointde mensonges : vous serez quatre jours aux arrêts
pour m'avoir désobéi. Rodolphe s'éloigna sans murmurer ,
et il entra sous les ruines , suivi de quelques autres. Messieurs
, nous dit ensuite le capitaine,je suis d'autant plus
fâché que mon lieutenant vous en ait imposé sur votre destination
, qu'il n'y a plus à présent moyen d'en revenir; une
fois entré ici , on n'en ressort plus qu'avec nous . Cest à
vous de voir si vous voulez y être de bonne grâce et y
prendre de l'emploi , ou bieny rester prisonniers . Je voulus
répondre , il éleva la voix : « Qu'on mène ces messieurs
au souterrain . Vous vous déciderez à loisir , ajouta-t- il. "
A l'instant. même nous fûmes entourés , désarmés ; contraints
de céder à la force , et menés à travers les ruines
dans des souterrains très-profonds et assez vastes , quá
1 AVRIL 1810. 423
A
+
1
:
étaient la partie la mieux conservée de cet édifice : une
lampe suspendue à la voûte y répandait une lumière sombre
; ils étaient partagés en différentes cellules ; on nous fit
entrerdans l'une , et on nous y enferma..
Dès
Lorsqu'on nous eut laissés seuls , notre premier soin fut
d'examiner si la fuite était possible , et lorsque nous fûmes
convaincus qu'elle ne l'était pas , de chercher ensemble ce
qu'il y aurait à faire pour nous tirer de cette situation.
Nous avions retrouvé toute l'énergie que l'injustice et
l'abattement qui en est la suite naturelle , nous avaient ôtée.
En quittant Jéna , nous détestions également les hommes
et la vie ; actuellement nous aurions voulu pouvoir rendre
àces mêmes hommes le service d'anéantir les scélérats qui
voulaient nous associer à eux pour leur nuire ; mais que
pouvions-nous faire au milieu d'une horde aussi nombreuse,
aussi féroce , et sans armes ? Moins consciencieux
que le capitaine Orlando , nous résolûmes de feindre , puisqu'il
ne nous restait aucun autre moyen d'échapper.
qu'on nous croirait décidés à nous enrôler dans la troupe ,
on nous rendrait sans doute nos armes ; on nous ferait
sortir pour quelque expédition , et nous étions sûrs alors
de retrouver notre liberté . Quelque répugnance que nous
eussions pour cette ressource , elle était la seule , et il fallut
bien l'adopter. Nous concertions encore nos réponses et
notre conduite , lorsque quatre hommes armés entrèrent
dans notre souterrain , et nous dirent que le capitaine
Orlando nous demandait ; nous les suivîmes , et nous fûmes
introduits dans un cabinet voûté , seule pièce qui fût restée
entièredans le corps du bâtiment ; on y voyait encore des
peintures grossières sur les murs et au plafond. Une table
couverte de très-beau linge et de vaisselle plate , était servie
de mets bien apprêtés; il n'y avait que trois couverts :
Orlando écrivait à l'un des bouts de llaatable. Il se leva ,
nous dit de nous asseoir et de dîner avec lui ; il s'assit luimême
devant l'un des couverts , après avoir posé un pistolet
de chaque côté et son sabre sur ses genoux.
•Nous parlerons plus en liberté le verre en main , nous
» dit-il. Si vous avez été trompés à quelques égards , il faut
> vous en dédommager à d'autres . Votre table sera meil-
>>leure que le pain de munition et la gamelle des soldats ,
que vous alliez chercher , et ce vin vous ouvrira le coeur. »
Ilremplit deuxgobelets d'argent de vin de Tokaii,, et ensuite
de quelquesautres très-renommés , que nous aurions
:
424 MERCURE DE FRANCE ;
trouvés délicieux , si nous avions pu nous faire illusion sur
la manière dont ils avaient été acquis .
Pendant le repas , le capitaine nous entretint fort agréablement
, et nous sonda sur plusieurs sujets , que nous
aurions cru lui être étrangers , tels que lamorale , l'humanité
et même la religion ; il avait beaucoup d'esprit naturel
et assez d'instructio,n J'ai su fort peu de choses de son
histoire , mais je ne doute pas que ce ne soit un jeune
homme bienné et bien élevé , que des passions , et peutêtre
aussi des injustices, ont conduit dans cet abîme.
« J'ai enhorreur , nous disait-il , cette inégalité des for
tunes , qui fait tant de malheureux et si peu d'heureux ;
car l'abondance excessive de l'or n'empêche pas les autres
> malheurs de la vie de vous atteindre , etdonne souvent
n plus de soucis que de jouissances; etl'excès de la pauvreté
, au contraire , dénature toute l'existence , empêche
» de jouir de rien , éloigne ou détruit le bonheur. J'étais
pauvre , j'aimais une fille riche , son père ne voulut pas
me ladonner, il la força d'épouser unhomme aussi riche
⚫ qu'elle; elle en mourut de chagrin, et je jurai sur sa
tombe guerre éternelle aux richesses.n
Ernest soupira profondément : il y avait là quelques rapports
avec son histoire , qui devaient nous émouvoir tous
les deux; nous nous regardâmes tristement..
Je parie , dit Orlando en posant rudement son verre sur
latable, que vous avez aussi à vous plaindre des riches et
des puissans de la terre , et que Rodolphe a bien deviné.
Joignez-vous à nous pour les dépouiller, pour les punir de
leurdureté , de leurs injustices , de leurs iniquités , de leur
avarice, de leur libertinage ! Soyezcomme nousles vengeurs
des opprimés , et la terreur des oppresseurs.....
: Je ne vous répéterai pas , mon père, tout ce singulier
entretien, dans lequel ce chefde brigands mit un art infini
et un espritprofond, quoique sophistique , à nous persua
der que la profession n'avait rien d'immoral , ni de contraire
aux lois de l'honneur; il prétendait que la société
entière offrait un brigandage cent fois plus dangereux ,
parce qu'onn'étaitpas sur ses gardes ; et en cela nous étions
assez disposés à penser comme lui. L'ingratitude , la calomnie
, la perfidie , la prévarication , tous ces vices si
communsdansle monde , n'y font-ils pas plus de mal que
nous , disait-il ? on en est atteint tous les jours , à toutes
les heures ; on rencontre des brigands armés peut-être une
fois dans la vie , et le vol d'une partie de votre bien peut-il
être
AVRIL 1810. 425
13
Z
t
Z
;
EPT
DE LASE
être comparé à celui de votre réputation , de votre hon,
neur , ou de la possession d'un coeur qu'on vous enlèv
jamais ? Et les brigands soudoyés pardes rois ou des pos
ces , dont vous vouliez faire partie, la cause qu'ils detendent
au prix de leur sang et de celui de l'ennemi , esteller
toujours fondée sur l'équité ?
,
5.
Quoique décidés à feindre d'entrer dans ses vues , nascen
ne pouvions nous empêcher de réfuter ses dangereux prin
cipes, avecplus de force même que la prudence ne lepermettait;
mais il ne s'en fächait point du tout , et redoublait
de zèle et de sophismes pour nous convaincre. Il y avait
dans ses opinions et dans soname un tel mélange de vices
et de vertus , de raison et d'incohérence , de justice exacte
et de rapines , de sensibilité et de férocité , qu'il aurait été
impossible de le définir; quelquefois il révoltait ; l'instant
d'aprèson était tenté de l'admirer : le seul point surlequel il
ne variait jamais était sa haine contre les riches , et cependant
son extrême répugnance pour le meurtre. « Ce n'est
jamais , dit-il , que pour défendre ma propre vie que j'attaque
celle de quelque invidu; et encore pour l'éviter , j'ai
couru souvent de grands dangers . A cet égard je suis
très -mal secondé ,tous les gens qui sont sous mes ordres
aiment à répandre le sang , et à faire souffrir mille tortures
àceux qu'ils dépouillent ; ma présence seule peut les conte
nir , car ils savent qu'au premier attentat de cette espèce
dont je serais le témoin , je lâcherais mon pistolet à la tête
dubourreau: mais dès que je suis absent ils se dédommagent
amplement de cette contrainte , et tourmentent leurs victimes.
Mes chefs en sous-ordre sont les plus cruels , et
c'est pourquoi sur-tout je voudrais vous persuader de prendre
leur place. Votre physionomie , où la sensibilité s'unit
au courage , me persuade que vous êtes ce qu'il me faut .
Vous avez à vous plaindre des hommes , vous vous vengerez
d'eux , en leur otant des biens dont ils font un indigne
usage ; mais vous les aimerez malgré leurs torts , et vous ne
permettrez pas qu'on leur ôte la vie. Je dois faire un long
voyage , et je redoutais à l'avance tout le mal qui se ferait
enmonabsence ; mais , si vous acceptez mes propositions ,
je pars tranquille , et les voici. Il se leva , fut prendre dans
une caisse une Sainte-Bible , et la posa sur la table . « Vous
me jurerez , dit-il , sur ce saint livre , auquel vous croyez
sans doute , et moi aussi , tout chef de brigands queje suis ,
de ne pas abandonner cette forêt ni la troupe jusqu'à ce que
je revienne; de la conduire dans les expéditions projetées , Ee
426 MERCURE DE FRANCE ,
:
dontjevous remettrai les projets quej'ailà, et de veiller à ce
qu'ilne secommette ni meurtre ni cruauté;car, voyez-vous ,
mes amis, je crois qu'il n'y a que cela qui damne , parce
que c'estle seul mal sans remède : l'enfer n'est que pour
Les meurtriers et les cruels , et moi qui ne suis ni l'un ni
I'autre , j'espère encore aller en paradis à côté du bon brigand,
et avec vous deux , si vous êtes fidèles à votre serment.
De mon côté , je vous promets de vous investir de
tout mon pouvoir , et lorsque j'aurai prononcé , tout se
soumettra , vous n'entendrez pas même un murmure .-
Pensez-y, vous êtes libre de refuser , mais vous resterez
dans le souterrain , vous y serez renfermés tout le tems de
mon absence , et peut-être toute votre vie.Vous serez responsables
devant Dieu de tout le mal que vous auriez pu
prévenir , car , je vous l'ai dit, je ne connais personne dans
ma troupe à qui j'ose me fier sur ce point , quand je n'y
suis pas moi-même. Je vous donne un quart-d'heure pour
vous décider. Il sortit , ferma la porte à triple tour , y posa
une forte garde et nous laissa réfléchir .
Jusqu'à quel point un serment exigé de cette manière ,
et fait à un tel homme, quoique dans les formes les plus
saintes , pouvait-il nous engager ? C'est ce que nous renvoyâmes
à examiner dans un autre moment , mais je vous
avoue, mon père , que dans celui-là , nous ne balançâmes
pas à le prononcer; sans doute il eût été plus plus beau d'y
résister et de tout souffrir plutôt que de porter un seul instant,
même en apparence , l'odieux titre de chefs de brigands
. S'il n'avait êté question que de mourir, peut-être en
aurions-nous trouvé le courage; mais passernotre jeunesse,
si ce n'est toute notre vie, dans une indigne captivité , en
butte aux traitemens d'hommes si méchans et si cruels que
leur chef même en était révolté ; une telle résolution était
je le crois au-dessus de l'humanité . Et s'il était vrai qu'il
nous fût possible d'empêcher des meurtres , d'épargner des
souffrances , nous était-il permis de balancer et d'attacher
un si grand prix à cet honneur sévère que les juges de Jéna
nous avaient déjà enlevé? Ces pensées parcouraient rapidement
notre esprit ; nous gardions le silence , car aucun de
nous deux n'osait articuler son consentement. Un mouvementporta
mes regards sur la feuille qu'Orlando écrivait
au moment de notre arrivée ;c'était cette liste de leurs
projets de brigandage , dont il nous avait parlé , et à la
tête des maisons qu'ils voulaient piller , était la cure de
Waldorf, du père de ma Pauline. Diou , m'écriai-je ! jo
AVRIL 1810 .
427
1
!
!
C
:
puis les sauver,je le puis etje balanceraisun instant!» Mon
ami ne pouvait avoir d'autres sentimens que les miens; il
n'y eut plus aucune hésitation , et lorsqu'Orlando rentra ,
nous lui dîmes , avant même qu'il nous le demandat , que
nous étions décidés pour lui . J'y mets , lui dis-je , une
seule condition: Je pris la liste fatale, et posant le doigt sur
le nomde Waldorf,-Le pasteur de ce village m'intéresse
au plus haut degré ; je demande que sa demeure soit à
jamais respectée ; je déclare qu'au lieu de l'attaquer ,
je la défendrai au péril de ma vie . J'exige la même réserve
à perpétuité , pour le village et la cure de Rupelbrouck ,
près ,quoiqu'ils ne soient pas sur cette liste; mais
je demande qu'ils n'y soient jamais inscrits. Si je puis y
compter,je m'enrôle avec vous , ainsi que mon ami.
deC***
Orlando parut saisi à- la-fois d'un mouvement de surprise
et de joie. J'entends , nous dit-il , et prenant une
plume, il traça le nomde Waldorf, et il écrivit au bas quelques
lignes. Vous pouvez être tranquilles , l'Allemagne entière
serait détruite avant ces deux villages , tant que vous
nous serez fidèles ; lisez : Les villages et presbytères de
Waldorf et de Rupelbrouk seront à l'abri de toute invasion
quelconque de matroupe , et défendus par nous s'ils étaient
ménacés de quelque danger , tant que les individus qu'ils
intéressent serontdes nôtres ; mais , en casde trahison ou de
désertion de leurpart , les deux habitations ci-dessus mentionnées
seront à l'instant dévastées et incendiées.n
Signé , ORLANDO , chefsuprême des brigands
de laforêt de Hartz .
42
Nous venions ainsi de nous donnernous-mêmes en otage :
mais , mon père , qu'eussiez-vous fait à ma place ? Déjà je
m'étais condamné à ne plus vous revoir , déjà j'avais abandonné
votre nom et navré votre coeur; déjà j'avais renoncé
à Pauline.... Ah ! que du moins tant d'infortunes et tant
de honte servent à sauver ceux qui me sont si chers ! Que
Wilhelm Racher périsse ignoré, fût-ce sur l'échafaud, et que
les Buchman et lleess HHaallddeer soient à jamais en sûreté !
Orlando procéda ensuite à la cérémonie du serment avec
beaucoup de solennité; il nous fit passer dans un lieu plus
vaste , où tous les principauxde la troupe se rassemblèrent :
tout indiquait que cette pièce était jadis l'église du monastère
. Surune immense pierre qui paraissait avoir été l'autel,
on plaça le livre saint entre deux flambeaux on nous fit
poser les mains dessus et prononcer tour-à-tour dans les
E2
428 MERCURE DE FRANCE ,
termes les plus forts , l'engagement de ne point abandonner
la troupe jusqu'au retour d'Orlando, et de la conduire dans
les expéditions : il fut proclamé que la sûreté des villages de
Waldorfet de Rupelbrouk reposaient sur notre fidélité à cet
engagement, et le jour même où il serait rompu, ces villages
-entiers, àcommencer par les presbytères , seraient livrés aux
flammes . Orlando harangua ensuite sa troupe, et lui ditavec
une voix de tonnerre , qu'étant prêt à la quitter pour une
expédition importante , il nommait à sa place pour chef
suprême, investi des mêmes pouvoirs que lui , ayant droit
de vie et de mort sur le premier rebelle , Wilhelm Râcher ,
et pour son premier lieutenant , Thomas Leider, ici présens;
ensuite il ordonna à tous ses gens de venir nous prêter serment
d'obéissance . Sans doute il m'est douloureux , ditil
en finissant , d'être obligé de choisir des étrangers pour
vous commander et pour arrêter vos cruautés ; mais j'en
appelle à votre conscience , qu'elle vous dise s'il est un
seul d'entre vous qui le mérite? "
Pas un murmure , pas une réclamation ne se fit entendre ;
toute la troupe passa en revue devant nous , et nous reconnut
pour leurs chefs . On leur livra ensuite un tonnelet
de vin , qu'ils burent à notre santé et à leurs succès. Le
reste de lajournée et les suivantes furent employées à nous
donner quelques détails nécessaires , à nous recommander
d'apprendre le langage de la bande : c'est unmélange d'hébreu
et de sclavon , et à nous montrer le trésor , les magasins
d'armes , d'habillemens , de provisions , et les diffé
rentes entrées , sorties et lieux secrets des ruines qui servaient
de retraite . « Je vous livre tous mes secrets , nous
ditOrlando; si jamais vous en abusez , la vengeance sera
terrible . On nous lut ensuite les règles et les statuts de
l'association . Il est inoui que des hommes dont l'existence
reposę sur l'anéantissement de toutes les lois sociales
et morales , ayent entr'eux des principes de justice et d'équité
si sévères , qu'aucun législateur n'oserait se lleess permettre;
la moindre fraude , la plus légère infraction aux
lois ou désobéissance au chef, est à l'instant punie de mort,
sans autre procédure. Aucun potentat , si l'on en excepte
peut-être quelques tyrans de l'Asie , ne possède un pouvoir
plus illimité que le chef suprême de cette horde ; jamais on
n'appelle de ses volontés , jamais on ne les enfreint ; il est
sans exemple qu'il y ait eu de révolte ouverte , et toute
trahison cachée est à l'instant découverte et punie. Mais le
Chef est soumis auxmêmes lois générales , et s'il essayait
AVRIL 1810 . 429
F
}
de s'y soustraire , s'il se réservait la moindre partie du butin
au-delà de ce qui lui est dévolu , s'il livrait aux tribunaux
l'un des siens , s'il attentait à leurs femmes , à leurs
maîtresses , son délit une fois prouvé , tous ont le droit
de se faire justice et de lui ôter la vie . Lorsqu'on est appelé,
nous dit Orlando , à conduire des gens sans moeurs et sans
principes , il fallait établir ce despotisme sévère , sans quoi
un chef ne l'aurait pas été un jour entier. Au moment où
l'on avait fait quelque prise , elle était conduite aux ruines ,
etpartagée,sur-le-champ,entre toute la troupe sans distinctión
de rang ; le chef seul avait une double part; le quart de la
somme était versé dans le trésor qui ne s'ouvrait que dans
les cas urgens , et qui me parut considérable . Après nous
avoir donné toutes ces explications , Orlando prépara son
départ; il se fit précéder et suivre par la moitié de la troupe ,
consistanten deux cents hommes , divisés en petits pelotons ;
il nous en laissa autant , qu'il harangua encore avant de les
quitter , et leur signifia qu'il regarderait et punirait comme
fait à lui-même , toute désobéissance envers nous ; il me
remit le sabre de commandant. Waldorfet Rupelbrouk ,
me dit-il , songez que leur sort dépend de vous...... " Ici
commence la fatale époque de ma vie où je fus entraîné ,
comme vous venezdele lire , par une fatalité sans exemple ;
mais s'il est vrai que j'aye été l'instrument choisi par la
providence pour sauver vos jours et ceux de mes parens
adoptifs , j'ai peine , je vous l'avoue , à me reprocher ce
j'ai fait . Ce n'est pas seulement la vie de tout ce quej'aimais ,
que j'ai épargnée en acceptant cet odieux poste. Vous fré
miriez au récit des cruautés exercées par les chefs subalternes
à qui Orlando aurait été forcé de laisser le commandement,
si nous l'avions refusé ; c'était uniquement dans
l'espoir de trouver quelqu'un dans ses principes et à qui
il pût se fier , qu'il avait envoyé Rodophe chercher des recrues.
Sa troupe était alors assez forte pour se passer
d'hommes ; mais il lui manquait un chefpour le remplacer,
et il pensait qu'il lui serait plus aisé d'en trouver un avec
ses principes d'humanité dans la société , que parmi les
siens . Je frissonne en pensant que si le ciel ne nous eût
pas conduits là , vraisemblablement vous n'existeriez plus ,
et vos demeures et celles des bons paysans qui vous nomment
aussi leur père , seraient un monceau de cendres .
Sans doute à la tête de ma troupe j'ai répandu la terreus
dans bien des familles innocentes , et je les ai privées pour
un tems d'une partie des biens qu'elles possédaient, mais
que
1
430 MERCURE DE FRANCE ,
1
pas un seul individu n'a souffert la moindre insulte ;
autant que je l'ai pu , leurs propriétés foncières ont été
respectées , et toujours le lendemain des partages , ils ont
reçu , soit par une voie secrète , soit par quelqu'autre
moyen , la part d'Ernest et la mienne , dont nous ne nous
réservions que le stricte nécessaire .
J'ose vous conjurer de me dispenser d'entrer dans le
détail odieux des vexations que j'ai commises ou laissé
commettre : il me serait plus doux de vous parler du mal
que j'ai empêché , que de celui que j'ai été contraint de
faire ; à force de douceur , de fermeté et de courage intrépide
dans les occasions dangereuses , j'étais parvenu à
me faire aimer et craindre de ma troupe ; aucun n'outrepassa
mes ordres , et d'un seul mot j'arrêtais leur férocité.
Plusieurs fois nous fûmes obligés de repousser la force
armée qui venait nous poursuivre , et ce fut tonjours avec
succès ; je sentais trop bien que si je périssais , il n'y avait
plus de sûreté pour vous , pour ne pas défendre ma vie
avec courage , et j'en inspirais à ma troupe.
Près d'une année se passa ainsi. Orlando revint visiter
les ruines , et pour la première fois également content du
butinet de la manière dont il avait été conquis , il nous en
témoigna sa satisfaction. Je voulus alors lui persuader de
se contenter de la fortune qu'il avait acquise et de cesser
unmétier aussi vil et aussi dangereux . Je le voudrais , me
répondit-il, mais que ferais-je d'une troupe accoutumée à ce
genre de vie , et qui n'étant plus guidée par des chefs tels
que vous et moi, s'abandonnerait à toute sa férocité ? Je
dois, en réparation au genre humain pour tout le mal que
je lui ai fait , d'empêcher le mal beaucoup plus grand qui
résulterait de ma retraite . Je ne vous répondrais alors , ajouta-
t-il , ni de Waldorf ni de Rupelbrouck . "
Pendant le peu de temps qu'il resta aux ruines , il ne
voulut pas reprendre le commandement en chef; il me le
laissa et se contenta de diriger quelques expéditions . Il eut
l'avis qu'une caisse militaire , assez faiblement escortée ,
passait dans un village à quelques lieues de la forêt . On
résolut de s'en emparer , et ony envoya un détachement de
notre troupe commandé par Ernest; ils réussirent et nous
amenèrent leur proie. Elle nous coûtait cher : Ernest , mon
cher et braveErnest était resté au pouvoir de l'ennemi ; il
avait été entouré , et tous les efforts pour le délivrer avaient
été inutiles : mais à leur tour nos gens s'étaient emparés
dans l'auberge du village , de la femme du commandant ,
AVRIL 1810. 431
1
!
1
1
,
de sa soeur , et de son fils âgé de trois ans , et ils les amer
naient aux ruines , dans l'espoir qu'on pourrait s'en servir
comme d'otages pour retrouverErnest on Thomas Leider.
A la douleur bien profonde que me causait la perte de
mon ami , se joignit la plus tendre compassion pour les
prisonnières . Deux femmes jeunes et délicates avaient été
forcées de faire dix ou douze lieues à pied avec les brigands
, ayant sur leur bras un enfant qu'elles portaient
tour-à-lour , n'ayant jamais voulu le céder à aucun des
brigands , dont le costume et les moustaches faisaient une
peur horrible à cette pauvre petite créature . Elles étaient ,
comme on le comprend , harassées de fatigue , et cependant
la terreur soutenait leur courage et les empêchait de
succomber à la lassitude ou au sommeil. Cette terreur fut à
son comble lorsqu'elles entrèrent dans la cour des ruines
et qu'elles se virent entourées d'une foule d'hommes bizarrement
vêtus . A ce spectacle , leurs forces les abandonnèrent,
leurs genoux plièrent ; elles allaient tomber, si
Orlando et moi ne les avions pas soutenues et placées sur
un bano; l'enfant dormait profondément sur le sein de sa
mère , celle-ci cachait son visage sur l'épaule de sa soeur ,
et toutes les deux sanglotaient aavyec désespoir. La nuitapprochait
, nous cherchâmes à les rassurer , à leur persuader
d'entrer dans un lieu plus abrité ; elles regardèrent autour
d'elles , et l'aspect de ces affreuses ruines et de ceux qui
les habitaient , redoublait leur douleur eett les faisaitpersister
à rester où elles étaient, plutôt que d'entrer sous ces
horribles voûtes à demi-brisées . Dans l'instant de leur rapide
regard ,j'avais reconnu dans l'une de ces dames une jeune
personne amie intime de Pauline Halder ; la campagne
qu'elle habitait était près d'Jéna , et je l'avais vue quelquefois
pendant les premières années de mon séjour à l'université
. Sa soeur avait épousé un officier du régiment de***;
elles allaient le joindre à sa garnison , et lui mener son enfant
, lorsque leur malheur les fit tomber entre les mains
de nos gens .
Sans la prise d'Ernest , elles en auraient été quittes pour
la perte de leurs effets . Dans tous les cas leur malheur me
les aurait rendues respectables ; mais combien l'amie de
Pauline me devenait encore plus intéressante ! Au risque
d'en être aussi reconnu , je leur parlai doucement ; je leur
jurai si positivement qu'elles seraient respectées , que je les
décidai enfin à venir prendre quelque repos et quelques
alimens , mais non pas à me confier l'enfant, dont la
432 MERCURE DE FRANCE ,
mère ne voulut jamais se dessaisir . Il était d'une beauté
frappante, et l'amour maternel a quelque chosede si auguste,
de si touchant , que les plus féroces de nos gens eurent
l'air saisis de respect , et ne se permirent pas même un
regard qui pût alarmer cette tendre et malheureuse mère.
Il n'en fut pas de même de Clara , c'était le nom de sa
soeur, l'amie de ma Pauline ; elle avait une charmante
figure , et ses larmes et son effroi animaient encore une
physionomie parée de toute la fleur de la jeunesse . J'enten
dais avec inquiétude la grossière admiration de tous nos
gens , et je voyais sur-tout avec une peine extrême les
regards enflammés du capitaine Orlando; la passion des
femmes était son côté faible , et lorsqu'elles étaient jeunes
et jolies , il se les réservait ordinairement pour sa part du
butin. Il forçacelles-ci de se mettre à table, et malgré leurs
instantes prières , il sépara les deux soeurs , s'assit à côté
de la tremblante Clara, et lui tint à demi-voix mille propos
tendres et galans , auxquels elle ne répondait que par
ses larmes . J'étais placé près de Julie , c'était le nom de
la femme du colonel : ses regards inquiets allaient de sa
soeur à son enfant ; il lui fut impossible de manger un morceau
, mais le petit garçon qui se réveilla , mangea-avec
avidité ce que je lui présentais , et se familiarisa si bien
avec moi , que sa mère prit à son tour un peu plus de confiance
, et ne me cacha pas ses craintes mortelles de l'impression
que sa soeur paraissait avoir fait sur le chef : « Au
nomde l'humanité, me dit-elle , protégez-nous ; obtenez que
nous ne soyons point séparées. Clara était trop loin de
moi pour me parler, mais elle me regardait sans cesse, et ce
regard m'embarraissait , parce que je tremblais d'être reconnu
d'elle. Je fis mon possible pour rassurer Julie , je
lui jurai que je perdrais la vie avant qu'il leur fût fait
la moindre insulte ; je promis qu'elle resterait avec sa
soeur ,et que je veillerais moi-même à leur porte. Dans ce
moment , soit par hasard, soit que l'enfant qui paraissait
avoir une intelligence au-dessus de son âge , comprit
que je consolais sa mère , il se jeta dans mes bras , pressa
mon visage de ses deux petites mains , et m'appela son
bonami: j'en ſus attendri jusqu'aux larmes , et je lui rendis
ses caresses . L'innocence vous donne le titre d'ami ,
me dit la mère , méritez-le . Mon parti était pris , je me
levai de table , et m'approchant du capitaine qui avait saisi
de force lamain de Clara , à demi-évanouie de terreur:
«Capitaine , lui dis-je , venez , laissons ces dames prendre
AVRIL 181o 433
1
!
t
1
1
quelques instans de repos . » On avait servi le souper
dans le cabinet voûté où se trouvait le lit de camp d'Orlando
: "C'est ici ma chambre , merépondit-il vivement , je
l'offre à mademoiselle ; tu peux conduire sa soeur et l'enfant
dans la tienne , si tu veux. Al'instant mêmeje tirai de son
fourreau mon sabre de commandant , etje le levai au-dessus
de ma tête ; c'était la manière dont on intimait les ordres
irrévocables . " Orlando , lui dis -je d'une voix ferme , vous
oubliez que je suis ici le seul maître : obéissez à votre chef ;
je vous ordonne de sortir à l'instant de cette chambre , et
de respecter l'innocence . " Orlando pâlit de rage , et je
lisais dans son regard son désir ardent de me résister ; mais
il dut voir dans le mien que j'étais décidé et qu'il y allait
de sa vie. Ceux qui avaient été de l'expédition mangeaient
avec nous . Obéissance au chef Wilhelm , s'écrièrent- ils
tous ensemble ; le même cri fut répété par ceux qui étaient
restés en dehors , et enfin par Orlando lui-même , qui
laissa la main de Clara et me suivit hors du cabinet . Soyez
tranquilles , dis-je en sortant aux prisonnières , cette porte
ne s'ouvrira plus . Je la fermai à double tour ; je gardai la
clé , j'établis au-devant une garde , etje suivis Orlando qui
se promenait dans la cour , avec une extrême agitation et
prononçait quelques mots d'une voix étouffée . Demain ,
demain , disait-il , .... je serai le seul chef ici .... Il faut
qu'elle soit à moi .... il le faut.... dussé-je ..... Malheur à
qui osera me résister ! ... » Ces mots entrecoupés et suivis
d'un silence plus effrayant encore , me firent frémir. Que
je compris bien alors à quel point la violence de ses passions
avait pu l'égarer , et jusqu'où elles pouvaient l'enstraîner
! mais résolu de sauver à tout prix l'amie de Pauline
, je sentis aussi que je n'avais pas un seul instant à
perdre , et je me décidai à ramener les deux soeurs , cette
nuit même , à l'auberge où on les avait enlevées , et à y
traiter de la rançon d'Ernest : j'étais encore chef suprême
et tout devait m'obéir ; le lendemain , peut-être , il ne
serJaeitprelnutsrtaiemdsa.ns les ruines , et je fus à la porte du cabinet
; avant de l'ouvrir, j'avertis les prisonnières que c'était
l'ami du petit Auguste ( nom de l'enfant ) , qui voulait
leur parler. Après beaucoup d'hésitation , après m'avoir
fait répéter que j'étais seul et sans intention hostile , j'entendis
un grand bruit ; je compris que les infortunées n'osant
se fier à ma parole , avaient traîné contre la porte , qui
s'ouvrait en dedans, lelit , la table et tous les meubles de la
434 MERCURE DE FRANCE ,
1
avec
chambre : faible ressource , qui pouvait au plus les garantir
quelques minutes . Le bruit cessa, et j'entrai . O mon père ,
quel spectacle! ces deux femmes à genoux , un couteau à
lamain!Dans notre trouble onavait laissé sur la table ceux
du souper , elles s'en étaient emparées et paraissaient décidées
à s'ôter la vie à la moindre entreprise : l'enfant était
endormi sur le lit, et la tranquillité de son sommeil , les
belles couleurs de ses joues , offraient un singulier contraste
avec le trouble et la pâleur mortelle de sa mère et de sa
tante. Elles me regardèrent avec effroi , et parurent se rassurer
en me voyant seul . Pourquoi revenez-vous , me dit
Julie? Si c'est avec des intentions coupables , commencez
par tuer cet enfant ; je n'en ai pas le courage , et résolue à
mourir , je veuxqu'ilmeure aussi , pluttôott quederester
⚫vous. En disant cela tous ses traits avaient une expression
d'égarement et de douleur que je ne puis rendre. Je suis
bien malheureux et bien puni , lui dis-je , si je n'ai pu vous
inspirer quelque confiance. Votre enfant ne m'aura pas en
vain appelé son ami; je viens pour vous sauver et vous
rendre à votre époux ; il n'y a pas un moment à perdre.
Elles me regardèrent avec inquiétude , comme craignant
quelque piége. Fiez-vous à moi , leur dis-je encore,
je ne suis ni méchant ni trompeur. Et cependant vous êtes
leur chef, me dit Julie? Clarame regardait toujours ; votre
physionomie me rassure , dit-elle ,vous ressemblez si étonnamment
à quelqu'un que j'aimais beaucoup , que je suis
tentéede croire..... Mais non , cela n'est pas possible ; le
chefdes brigands de la forêt ne peut pas être Frédérich
Buchman..... Ce n'est pas ainsi qu'ils vous ont nommé .
Je ne sais ce que vous voulez dire , lui répondis-je , en
cherchant à cacher mon trouble , ni de qui vous me parlez;
mais nous perdons un tems précieux. Venez , partons ;
quelques heures encore et je ne pourrai plus vous sauver.
Julie prit son enfant dans ses bras et l'enveloppa dans
unde ses vêtemens . Pendant ce tems-là j'écrivis à Orlando
ces deux lignes , que je laissai sur la table .
"J'emmène les prisonnières : j'épargne un crime et un
>>remords de plus au vaillant Orlando. Demain , j'en fais
> le serment , il me reverra , et pourra me remercier ou me
> punir. »
Je fis passer mes deux compagnes par une issue secrète
des ruines qui n'était connue que de moi seul et d'Ernest ;
nous l'avions découverte depuis peu , et je ne l'avais pas
encore montrée à Orlando. Je craignis que les forces
AVRIL 1810. 435
épuisées des deux femmes ne leur permissent pas de faire
encore une fois à pied le long trajet qu'elles avaient déjà
fait si péniblement, etje n'avais pas osé faire atteler une
chaise , dont le bruit nous aurait décélé . Mais que ne peuvent
la crainte et l'espoir ? elles me rassurèrent et se mirent
en route avec courage. J'avais pris avec moi un homme
dont j'étais sûr , qui me servait de domestique ; elles consentirent
à lui remettre l'enfant et à s'appuyer sur moi.
Julie avait repris sa tranquillité et sa confiance , elle m'ex
primait sa reconnaissance et sa joie d'être bientôt réunie
àun époux adoré ; je la partageais , mais nonpas aupoint
d'oublier mon cher Ernest. Arrivés à l'auberge , d'où on
les avait enlevées et qui n'était qu'à deux à trois lieues du
bourg où le mari de Julie avait son quartier, et où l'on
devait avoir conduit Ernest , je proposai que Julie y allât
seule avec mon domestique , et les personnes qu'elle voudrait
prendre au village pour l'escorter , et qu'elle me laissat
son fils et sa soeur pour otages d'Ernest; lorsqu'elle aurait
obtenu la liberté de mon ami , il viendrait me joindre dans
cette auberge , et je remettrais mes prisonniers à son
conducteur.
J'avais plusieurs motifs pour cet arrangement , anquel
jetins avec force ,malgré les supplications de Julie , de ne
pas la séparer de son fils et de sa soeur , et de les accompagner
chez son mari , qui me rendrait mon ami au moment
même ; ou plutôt , me disait-elle avec feu , vous resterez
tous les deux avec nous , vous abandonnerez votre
horrible demeure de la forêt; vous êtes sidigne,M.Wilhelm,
de devenir un honnête homme !-Oh ! combien j'étais de
moitié dans ce désir ! mais je m'étais engagé par serment à
retourner auprès d'Orlando , et j'étais trop sûr que si je ne
revenais pas , il se vengerait sur vous de ma désertion et
de l'enlèvement de Clara. Je résistai donc à leurs touchantes
prières , et voici quels étaient mes autres motifs,
En allant moi-même avec elles , je courais le double risque
ou d'être reconnu comme Frédérich Buchman , ou d'être
arrêté comme Wilhelm Râcher , et retenu avec Ernest ;
j'étais sûr au contraire que l'officier me le rendrait pour
son fils et sabelle- soeur , et la suite prouva que je ne m'étais
pas trompé. Je désirais de plus d''êêttrree sseeuull quelquesheures
avec Clara; j'exigeai donc le départ de Julie , il fallut
bien céder. Je lui procurai une chaise de poste , dans
laquelle Ernest devait revenir : elle embrassa mille fuis son
fils, le posa sur les genoux de sa soeur , et ne pouvait s'en
1
436 MERCURE DE FRANCE ,
arracher; je la mis presque de force dans la cchhaaiissee,, etje
rentrai auprès de Clara . Ne me laisserez-vous pas seule
me dit-elle ? cet enfant et moi nous avons besoin de repos .
Le petit garçon dormait sur un sopha où elle était assise,
je me plaçai à côté d'elle . Pourquoi me renvoyer , Clara ?
Vous disiez queje ressemble à quelqu'un que vous aimiez ,
à Frédérich Buchman , n'est-ce pas ? Je ne sais si mon
regard , ou mon son de voix plus radouci , me trahirent;
elle jeta un cri : Dieu , mon Dieu ! s'écria-t-elle , c'est lui ,
c'est bien lui ! vous êtes Frédérich Buchman .... Oh ! ma
pauvre Pauline ! voilà donc celui que tu as tant aimé , et
qui te coûte la vie , un chef de brigands ! ... ô Dieu !
Je tombai à ses pieds dans un état d'anéantissement et
de désespoir; suffoqué par mes sanglots , à peine pouvaisje
parler : Clara , m'écriai-je enfin , ayez pitié de celui que
vous appeliez autrefois votre ami , et qui vient de vous
prouver qu'il ne l'a pas oublié ; accablez le coupable Fritz ,
parlez-lui de sa Pauline toujours adorée . Je lui coûte la vie ,
dites-vous ? répétez-le encore , et que je meure à vos pieds
de honte et de douleur.
Clara était très -émue , son premier mouvement avait été
de me repousser ; mais j'étais son sauveur , et si malheureux
! La reconnaissance et la pitié l'emportèrent; ses larmes
coulèrent aussi en abondance , elle me tendit la main pour
me relever et me fit asseoir près d'elle : Malheureux Fritz ,
me dit-elle , nous l'avons perdue pour jamais ! elle existe
encore , mais ce n'est plus qu'une ombre , qui va s'évanouir
d'un instant à l'autre ; peut-être qu'au moment où je
vous parle , son ame s'est déjà envolée dans sa véritable
patrie . Je l'ai quittée , il y a quinze jours , son médecin
l'avait abandonnée ; elle prit un éternel congé de moi , et
il lui tardait d'expirer. Que fais-je plus long- tems ,
me disait- elle , dans un monde où Fritz m'a délaissée ,
» où il m'a été infidèle ? » Et je vous l'avoue , Monsieur, me
dit Clara avec un ton sévère , celui de tous vos égaremens
que je vous pardonne le moins , est cette intrigue
cachée avec Louise Werner ! Vous , vous ! l'amant , l'époux
de Pauline ! Non , c'est aussi trop odieux.
:
Je vous épargne , mon père , ainsi qu'aux Halder , s'ils
lisent cet écrit ,la suite d'un entretien qui déchirerait votre
coeur. J'appris tout ce que mon angélique Pauline avait
souffert et caché , et certainement elle fut bien vengée.
Mon désespoir ne connaissait aucune borne ; il fut au point
que Clara me dit, pour me calmer, que peut-être elle s'était
AVRIL 1810 . 437
trop alarmée , et qu'à l'âge de Pauline il y avait toujours
des ressources . Alors je passai à l'excès contraire , je la vis
rendue à la vie et à ses parens. Je n'ose plus , disais-je ,
prétendre à la revoir , mais qu'elle sache du moins que
jamais je ne lui fus infidèle , et si mon affreuse destinée
lui est connue , qu'elle sache aussi comment je fus entraîné
par l'espoir de la garantir du danger; que du moins je
n'emporte pas au tombeau la haine et le mépris de Pauline.
Clara me le promit d'autant plus volontiers , qu'elle
s'accusa de lui avoir appris ma prétendue intrigue avec.
Louise Werner. Trompée par les apparences et par mon
jugement , elle m'avait cru coupable , et elle avait voulu
détacher de moi son amie. Je n'y ai pas réussi , me ditelle
, et déjà plus d'une fois je me suis reproché ce zèle
indiscret , qui l'a peut-être conduite au tombeau . Nous
pleurions encore , quand la chaise de poste revint ; Ernest
était dedans etfutbientôtdans mes bras ; ilm'apportait ce
billet du mari de Julie . « Je manque peut-être à mes devoirs
de citoyen et d'officier , en relâchant Thomas Leider ,
et en ne m'emparant pas de Wilhelm Racher ; mais je
>>remplis ceux d'époux et de père , qui me sont plus sacrés
> encore , en montrant ma reconnaissance au sauveur de
» ma femme , de mon fils et de ma soeur. Je lui renvoie son
> ami ; puissent-ils tous les deux faire à l'avenir un meil-
>>leur usage de leur liberté , de leur vie , de leur courage ,
» et des vertus avec lesquelles ils pourraient honorer tout
> autre état ! "
7
Ernest était accompagné d'un bas-officier , à qui je remis
Clara et l'enfant ; la première me jura d'écrire le soir même
àPauline et de me garder un secret absolu , et nous nous
séparâmes . Je repartis à l'instant même avec Ernest , à qui
je confiai mon projet ; je voulais faire un détour de quelques
lieues , traverser Waldorf et tâcher de revoir ma Pauline
, de me justifier , oudu moins d'apprendre de ses nouvelles
. Nous allâmes très-vîte , notre profession nous avait
donné l'habitude des courses rapides ; nous tournâmes la
forêt , et nous arrivâmes le soir à neuf heures à Waldorf.
Déjà de loin nous fûmes frappés d'une clarté qui paraissait
du côté de l'église et de la cure; elle fit palpiter mon coeur :
Dieu ! dis-je à mon ami , le cruel Orlando s'est-il déjà
vengé ? et la crainte doubla notre course. En approchant,
cette crainte changea de nature , et devint plus forte encore
; ce n'était point un incendie , mais un convoi funebre,
et c'était celui de ma Pauline . Je vis , Dieu ! quel
:
438 MERCURE DE FRANCE ,
4
t
spectacle de douleur ! son cercueil , précédé et suivi de
flambeaux , porté par huit jeunes filles vêtues de blanc . Il
était couronné de fleurs , touchante emblème de sa virginité
: son père , que j'appelais si souvent lemien, le conduisait;
ses cheveux blancs flottaient sur ses épaules ;
son visage était caché en entier sous un chapeau entouré
d'un long crêpe , et j'entendis les sanglots de son coeur paternel
. Je les entendis et jeperdis connaissance dans lesbras
d'Ernest . Quand je revins à moi , tout avait disparu , tout était
replongé dans l'obscurité ;j'étais à demi couché contre lapoitrinedemon
ami, sur les degrésdu cimetière;je soulevais la
tête , et je regardais autour de moi : il me semblait sortird'un
songe affreux. Viens , ami infortuné, meditErnest , viens , tu
n'as plus rien à chercher ici ; celle que tu aimais n'est plus
qu'une froide poussière , et son ame habite avec celle de
ma Louise un séjour plus heureux. Je m'arrachai de ses
bras , j'entrai dans le cimetière ; la terre fraîchement remuée,
les fleurs dont elle était couverte , me firent reconnaître
la fosse où on venait de déposer ma bien-aimée.
Oh ! mon père , j'étais sans doute bien coupable , car le
ciel rejeta mes voeux , et le meurtrier de Pauline n'osa pas
même fouler la terre qui la renfermait .
Ernest m'entraîna loin de ce lieu de douleur; nous entrâmes
dans la forêt; il me conduisit , car je marchais sans
m'en apercevoir. Le lendemain dans lamatinée nous arrivâmes
aux ruines . Orlando était dans la courr , et donnait
à la troupe l'ordre de marcher sur Waldorfet Rupelbrouk ;
lorsque je parus, il s'attendait si peu à me voir , et fut si
effrayé de mon changement , qu'il recula de deux pas.
Orlando , lui dis-je , je viens réclamer ton serment et la
sûreté de Waldorf et de Rupelbrouk; je te la demande
même , après la mort que j'attends de ta main et que je
désire; venge-toi sur moi , mais épargne ces demeures
chéries. Thomas Leider ne t'a point offensé : le voilà , je
te le ramène ; il te sera fidèle , et remplira les conditions
du serment. Je tirai mon sabre et le lui présentai par
La poignée : Frappe , lui dis-je endécouvrant ma poitrine;
plus vite ce coeur aura cessé de battre , et plus je t'aurai
d'obligation.
Orlando ne prit point le sabre , il détourna la tête , et le
croiriez-vous , mon père ? les yeux du farouche Orlando
-furent humectés de larmes : « Tu m'as enlevé,Clara , me
dit-il , mais tu me ramènesThomas Leider , et tu as l'air
AVRIL 1810. 439
1
1
1
1
1
plus malheureux que moi. Quet'est-il arrivé? parle : as-tu
perdu aussi celle que tu aimais ? » :
,
« Celle qu'il aimait depuis son enfance , s'écria Ernest ! »
Ily eut un moment de silence , après lequel Orlando vint
m'embrasser. « Soyons unis par le malheur , me dit-il , et
guerre éternelle aux heureux. Il révoqua ses ordres
renouvella la sûreté des deux villages qui îm'intéressaient ,
et me proclama de nouveau commandant en chef et son
égal. Ernest ou Thomas Leider , sous le titre d'aide-decamp
, devait remplacer celui de nous deux qui succomberait
on qui serait occupé ailleurs ; je l'ai su dans la suite :
toutes les facultés de mon amem'avaient abandonné , et plus
d'un an et demi de ma vie s'effacèrent complètement de ma
mémoire. J'ai su parErnest, qui ne me quittait que lorsqu'ily
étaitforcé, etqui était alors remplacé par Orlando, quej'étais
ondans un état de délire effrayant, pendant lequel je parcourais
la forêt en appelant Pauline à grands cris , ou dans
un abattement qui ressemblait à la mort. Ces deux infatigables
amis , carilfaut bien aussi donner cetitre à Orlando, ne
s'en remirent à personne du soin de me garder , et
s'y consacrèrent tour- à - tour ; l'un des deux couchait
toujours dans ma chambre au péril de sa vie; car cent
fois, dans mes accès de fureur , j'ai failli à la leur ôter , et
jamais ils n'ont voulu permettre que je fusse lié ni mal-
-traitépendant cet état de démence. C'est sans doute à
ce traitement doux et à leurs soins soutenus , que je dus
le retour de ma raison : elle me revint tout-à-coup , mais
je fus long-tems à me rappeler la série de mes malheurs .
Enfin , je les retrouvai tous , et avec eux une noire mélancolie
et un désir ardent de mourir , et cependant frappé
de terreur sur mon avenir, je ne voulais pas ajouter à mes
crimes celui de m'ôter moi-même la vie : mais j'aurais
voulu la perdre , ou dans une rencontre ou même sur l'échafaud;
j'y voyais une sorte d'expiation qui plaisait à ma
douleur. Dès que mes forces furent revenues , je demandai
avec instance d'être à la tête des expéditions les plus dangereuses
, et j'y montrais un courage sauvage (si je puis me
servirde cette expression) qui imposait à matroupe. Plus je
cherchais la mort, et plus elle semblait me fuir. Les gouver-
( nemens de qui dépendait la forêt , prirent des mesures trèsactives
contre nous; nous fûmes attaqués , repoussés , mais
jamais complètement vaincus , et je ne fus pas même blessé
dansces rencontres .Souventj'eus l'idée d'aller m'accusermoimême,
mais je connaissais trop bien l'injustice des hommes
1
440 MERCURE DE FRANCE ,
mes compour
mé fier à ce moyen ; je voulais la mort et non pas les
tourmens : la torture était en usage dans les tribunaux , les
cruels me l'auraient appliquééee pour connaître
plices , et rien au monde ne m'aurait fait trahir Orlando.
Je renonçai donc à cette idée, et je défendis les miens ainsi
que moi avec un courage intrépide , toujours secondé par
Ernest qui ne me quittait point. Nous étions tous les deux
tourmentés d'un désir qui était devenu notre unique but :
-c'était de nous venger du baron de Léneck revenu de ses
-voyages , et dont les terres n'étaient pas très-éloignées ,
d'enlever au pasteur Werner la fille de Louise ; j'avaisjuré à
sa mère mourante de ne pas l'abandonner ; je voulais tenir
ma promesse , et puisque Pauline n'existait plus , la donner
àClara et à Julie; toutes les deux m'avaient dit en mequittant
, qu'elles voudraient trouver l'occasion de m'obliger ,
et j'étais sûr qu'elles recevraient ma fille adoptive.
. Pleins de ce projet, nous partîmes Ernest et moi déguisés
en marchands forains , pour prendre quelques informations
sur le baron et sur l'enfant . Nous arrivâmes à la terre où
habitait le premier ; nous n'avions encore aucun plan arrêté
, mais nous voulions d'abord nous introduire dans le
château pour examiner les moyens d'y revenir en force ,
set nous étions déjà dans l'avenue , lorsque nous vîmes arriver
une femme jeune , élégante , menant une petite fille
par la main; elle s'approche et demande ce que nous voulons
, et au même instant les noms de Clara et de Frédérich
sont prononcés : c'était Clara , depuis six mois femme
du baron de Léneck. « Clara , m'écriai-je , est-il possible ?
Vous la femme du baron de Léneck ! dites, Clara, êtes-vous
heureuse ? est-il l'époux de votre choix ? »
J'ai lieu de croire que je le serai , nous dit-elle ; le baron
ca eu une jeunesse orageuse , mais la raison a repris son
-empire , et il veut bien me dire que c'est l'amour qui l'a
ramené . Voilà , dit-elle en montrant la petite fille , un
moyende bonheur et d'union entre nous . Regardez cette
-enfant , Frédérich , c'est celle de la malheureuse Louise ,
c'est la cause innocente de votre malheur ; ne voulez-vous
epas lui pardonner ? Je la pris dans mes bras , je me rappe-
-lai le moment où je l'emportai ainsi de la chaumière , et je
-la pressai contre mon coeur. Ernest , encore plus ému que
moi , la prit ensuite et la couvrit de baisers et de larmes .
D'après notre entretien à*** , me dit la baronne de Léneck,
je savais quel était son père , et lorsqu'il m'offrit son coeur
et samain, je n'acceptai l'un etl'autre , qu'à condition qu'il
reconnaîtrait
AVRIL 1810. 441
1
1
3
en ron
DERE
DE
LA
Farcen
reconnaîtrait son enfant et que nous le prendrions avec
nous ; c'était son ardent désir ; il m'avoua ses torts et ses
remords . Le vieux pasteur Werner ne vivait plus , la pauvre
petite était restée avec une vieille servante ; nous la fimes
venir , je l'ai adoptée et je l'aime tendrement , car je chéris
son père. Souvent il déplore le mal qu'il vous a fait ; il
ignore entièrement votre sort , et je ..... Elle s'arrêta
gissant .... je .... j'espère qu'il est changé , dit- elle , sans ser
lever les yeux..... Nous gardames le silence : qu'eussionsnous
osé dire , avec les intentions qui nous avaient conduts
dans sa demeure ? elles étaient bien anéanties , en
de Clara et de la petite Louise . Tout était pardonné
baron de Léneck ; mais on comprend que nous ne voulûmes
pas le voir , et nous exigeâmes de sa femme de ne
pas lui parler de nous ; elle prononça le mot de Pauline ,
en me serrant la main , mais elle vit combien ce seul
mot m'affectait , elle n'ajouta rien ; nous la quittâmes avec
des voeux pour son bonheur, et bien décidés à ne pas le troubler
. Nous étions contens de laisser entre ses mains l'enfant
que nous voulions lui donner, mais Ernest avait revu cet.enfant
avec une émotion si pénible , qu'il regretait presque
d'abandonner ses sermens de vengeance contre celui qui
lui avait ôté Louise . Combien nous fîmes de réflexions
amères sur les singulières dispositions du sort ! le baron de
Léneck considéré , adoré , était le plus heureux des
hommes avec la charmante Clara ; et Louise et Pauline ,
dont il était le vrai meurtrier , n'existaient plus ; et nous
les victimes de sa duplicité , nous étions les plus infortunés
des êtres , plongés dans le malheur et dans le déshoneur
, qu'il avait attirés sur nous . Nous aurions dû , sans
doute , puiser dans cette injustice apparente , des leçons
salutaires , y voir la nécessité du repentir et la certitude
d'une autre vie ; mais il n'était pas encore venu, le tems du
repentir ; c'était à vous, mon père, qu'il était réservé ; nous
n'y puisâmes que de nouveaux motifs d'aigreur contre notre
destinée , et de haine contre les hommes .
Nous revînmes aux ruines dans ces dispositions . Or
lando venait d'y ramener sa troupe long-tems dispersée ;
ce fut sans doute pendant notre absence que M. Halder
avait changé de demeure ; je l'ignorais et le croyais encore
en sûreté à Waldorf. A notre arrivée , nous trouvames
nos gens occupés du projet de s'emparer du coffrefort
d'un vieux ministre avare , qui depuis long-tems occupaitune
cure plus éloignée : déjà plus d'une fois on avait
Ff
く
442 MERCURE DE FRANCE ,
1
۱
formé ce projet , et toujours je l'avais détourné ; ce village
était d'ailleurs situé dans un pays très-ouvert , très -peuplé,
et l'attaque et la retraite n'étaient pas sans danger. Ce fut
ce qui me décida à demander de la conduire , d'autant que
je voulais m'assurer qu'il ne s'y commettraitaucune cruauté,
et que le vieillard en serait quitte pour nous donner un peu
de son or. Je partis à la tête de quelques hommes résolus ,
je pris peu de monde pour ne pas répandre l'alarme ,etje
demandai , comme à l'ordinaire , d'entrer le premieret
d'entrer seul..... Mon père , vous savez le reste , et de quel
coup de foudre je fus frappé , lorsqu'en m'approchant de
ce lit je reconnus votre chevelure blanche et bouclée , et
que le livre de cantiques que je vous avais donné , me
confirma que j'étais près de mon père. O dieu ! ce livre
encore ouvert à ces lignes où je priais le ciel pour votre
repos ! Encore une fois j'osai jeter les yeux sur ce lit;
je vis votre bras soulever la couverture et votre regard effrayé
se tourner sur moi ; l'épée la plus acérée m'aurait
faitmoins de mal. Il fallait mourir de honte à vos pieds ,
ou vous fuir , et tâcher d'effacer ma vie criminelle ; je pris
ce dernier parti , j'emmenai mes gens en les menaçantd'un
grand danger ; je leur dis que la chambre était occupée
parplusieurs hommes et beaucoup d'arrnes , qu'il paraissait
qu'on était sur ses gardes ; je les ramenai à la forêt,
où j'avais laissé Orlando et Thomas Leider; là , je remis
au premier son sabre de commandant , et je lui dis queje
le quittais pour jamais . Je connaissais assez la noblesse et
la sensibilité de son coeur , pour ne pas lui cacher les motifs
de ma résolution; je lui dis comment j'avais trouvé mon
père , et le changement qui s'était opéré en moi à cettevue;
je luimontrai le livre , il lut mes vers , et je le vis encore
attendri : " Partez , dit-il , je ne vous retiens pas et je vous
comprends.- Ah ! si j'avais encore un père ! Mais le malheureux
Orlando n'a plus rien , il faut qu'il subisse sa destinée
et qu'il perde encore ses amis. Il m'offrit autant
d'or que j'en voudrais ; nous n'acceptâmes que ce qu'il
nous fallait pour exécuter notre plan , et la liberté d'une
cinquantaine de nos camarades qui s'étaient attachés à
nous et voulurent partager notre destinée . Je ne rougis pas
de vous avouer , mon père , que mon coeur se serra en me
séparant pour jamais d'un homme que je ne pouvais m'empêcher
d'aimer , tout en déplorant ses erreurs et ses égaremens
. Quelle gloire cet homme eût acquise en suivant la
carrière de l'honneur ! mais il était trop tard pour y renAVRIL
1810 . 443
2
ما
3
'
コ
trer; il avait l'habitude de sa vie errante , indépendante ,
et n'aurait pu se soumettre à aucun des freins de la société.
En nous séparant , il me jura encore que jamais i Rupelbrouk
, ni la nouvelle demeure des Halder ne seraient
attaquées , et je me fie à sa parole .
,
Mon premier soin fut de vous écrire pour vous deman
der votre bénédiction , sans laquelle je ne pouvais rien entreprendre
. Vous me l'accordâtes . Ernest porta ma lettre
ef fut chercher la réponse . Plein de courage et d'espoir ,
j'engageai encore une cinquantaine d'hommes à nous suivre
, et à la tête de ce petit corps , sous le nom du capitaineRaulaun
, je fus offrir mes services au général dé G***
qui allait entrer en campagne ; Ernest était mon premier
lieutenant , et tous deux résolus à mourir , ou à nous couvrir
de gloire . Nous fûmes acceptés , et dès la première
campagne , le succès couronna nos efforts , ma troupe fut
surnommée le corps intrépide ; une foule de braves voulurent
en être , et dès la seconde année , j'obtins pour récompense
le titre de colonel , et la permissionde leverun
régiment qui porterait mon nom. Les gazettes vous ont apprismavaleur
et celle de mes braves soldats, etquand vous
lirez ceci , vous saurez que j'ai encore connude bonheur en
recouvrant votre estime et la mienne ; c'est le seul auquel
j'ose prétendre , c'est ce seul but qui anima mon courage , et
c'est à vous , mon père , que je dois mes succès : mes
connaissances en mathématiques m'ont été très -utiles
dans ma carrière militaire . Je consacre à cette carrière le
reste de ma vie , et je ne croirai ma conduite précédente
effacée , que lorsque je l'aurai expiée au champ de l'honneur
en mourant pour ma patrie , et en répandant quelque
gloire sur votre nom et sur vos vieux jours .
Depuis long-tems l'aurore avait paru , et les deux familles
lisaient encore ce touchant écrit , souvent interrompu par
leurs larmes . Lorsqu'il fut fini , les deux pasteurs laissèrent
leurs épouses prendre quelque repos , et s'acheminèrent
vers la ville et sur la place d'armes . Au moment où ils
yentrèrent , une consigne leur demanda leurs noms , et
sur leur réponse , ils furent conduits sur une estrade un peu
'élevée au-devant du régiment. M. Halder eut l'indicible
plaisir de voir son héros à la tête de son corps , qui manoeuvra
très-habilement , commandé par le major Ernest
Schmitt à cheval , qui avait très-bonne grâce ; mais il le cédait
au colonel , un des plus beaux guerriers qu'il fût possible
Ff2
444 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 18
de voir. Après l'exercice , il vint joindre son père et son
ami sur l'estrade. A peine y était-il , que tous ses soldats
s'écrièrent à-la-fois : " Vive notre brave colonel Frédérich
Buchman dit Raulaun ! Vive son père et sa mère qui l'ont
mis au monde ! Vive son ami le pasteur Halder ! Vive !
vive ! Et puisse le lecteur ajouter , vive le rédacteur de
leur histoire !
1
Comme le colonel Buchman l'avait espéré , il mourut au
champ d'honneur , un boulet lui cassa la tête ; son inconsolable
ami, le lieutenant colonel Schmitt , détacha le portrait
de Pauline qui reposait sur son coeur , et l'apporta a
M. Halder. Son père ne lui survécut pas long-tems , et c'est
de sa mère, la bonne Marie , que j'ai su ces intéressans évé
MULLER , pasteur actuel de la
cure de Rupelbrouk. (1)
IS . DE MONTOLIEU.
nemens . stab
fu
4
(1) Les deux premières parties de cette nouvelle , ainsi que la première
partie de l'Aveugle, ou du Récit de Henri de P** , à vingt-cing
ans, insérée dans le 3me No de février , sont imitées très-librement
d'un auteur allemand , nommé Starcke . Il a fait paraître en 1798
quatre petitsvolumes , intitulés , Gemahlde aus dem hauslichen leben,
Tableaux de la vie domestique. Ces petits contes sont plutôt des
esquisses ou des situations que des narrations : l'intérêt est ou nul,
ou très-léger ; mais cet auteur est remarquable par le naturel et la
simplicité . Des scènes détachées de la vie domestique sont rendues
avec une grande vérité , et peuvent servir de canevas , qu'on peut
étendre et broder à son gré pour en augmenter l'intérêt. C'est ce que
j'ai tâché de faire de ces deux esquisses très-courtes dans l'original ,
et sans aucun développement. Celle des deux pasteurs , intitulée Der
Besuch , divisée en deux morceaux , est tout-à-fait incomplète , et ne
présente que la situation du fils du pasteur devenu brigand et ensuite
colonel , sans en expliquer les motifs . J'ai créé en entier la 3me partie
intitulée, Le Cahier de Frédérich , le personnage de Pauline , et tout
ce qui y est relatif. Je compte également faire une suite à l'Aveugle ,
qui n'existe pas dans l'allemand , mais j'ai cru devoir avertir à quelle
source j'avais puisé l'idée première. Si lo lecteur est satisfait des
détails , il doit lui être bien égal que cette idée sorte de l'imagination
de Christophe Starcke , ou de celle d'Isabelle de Montolicu,
TAR
!
!
1
1
POLITIQUE.
LES papiers anglais contiennent une lettre fort singulière
qu'un pseudonyme adresse au très-honorable Richard
Rider, secrétaire-d'état pour le département de l'intérieur .
Elle est relative à la grande affluence des étrangers dans le
royaume l'auteur annonce avoir observé les dernières
révolutions , connaître les différens personnages qui ont
figuré sur le continent et en Angleterre ; il croit devoir
s'effrayer de la grande quantité de Français modernes qui
infestent la métropole . Cette épithète de Français modernes
veut être expliquée ; l'auteur l'emploie pour qu'on ne l'accuse
pas d'insulter au malheur des émigrés : ce n'est pas
que , parmi les émigrés , il n'en trouve beaucoup qui , selon
lui , ont quitté le chemin de l'honneur , puisqu'ils sont devenus
les satellites de l'usurpateur du trône français ; cette
observation a l'avantage de ne laisser rien à désirer pour
bien connaître les Français auxquels le pseudonyme décla: e
laguerre. Il est bien évident qu'il ne parle que de ceux qui
font profession d'attachement au gouvernement de leur
pays , d'obéissance à ses lois , de fidélité à leur souverain :
et dès-lors on ne sera pas étonné que dans sa haine contre
nous , il invoque l'autorité de M. Pitt , et le fameux alien
bill , par lequel l'Angleterre a , la première , porté atteinte
à ces institutions libérales et de droit commun , qui sembleraient
, même quand les nations sont en guerre , devoir
être reconnues par les individus . M. Pitt ne voulait point
de Français en Angleterre ; le pseudonyme n'en veut pas
davantage aujourd'hui. Il croit leur présence défavorable
au commerce et à l'industrie du pays ; il les regarde comme
des espions qui viennent épier en Angleterre , non les
causes de discrédit , mais les sources de richesses , connaître
par quels canaux les productions manufacturées ou
les denrées coloniales s'écoulent , et par des avis secrets
les faire surprendre et capturer à leur arrivée dans les ports
de Hollande et de France .
Telle est , dit l'auteur , la politique de notre ennemi relativement
au commerce ; mais ses vues se bornent-elles à
ces considérations ? Non , certes , les papiers publics le-
(
446 MERCURE DE FRANCE ,
tiennent parfaitement au courant des mesures dir gouvernement
, des expéditions , des marches et contre-marches
des régimens , des différences d'opinion dans le parlement
et dans le cabinet ; mais ces renseignemens ne lui suffisent
pas encore , et ces soi-disant négocians sont sans doute
destinés à vérifier ses rapports , à lui donner l'état des sentimens
ainsi que de l'opinion du public , à vanter aux indifférens
et aux mécontens les avantages d'une paix avec
lui , et aux fanatiques au moins la tolérance de leur religion
, s'il mettait le pied sur notre sol. Jetez , Monsieur ,
fes yeux sur l'Irlande ; voyez l'attitude que les catholiques
ont prise dans ce pays , et jugez si l'on peut croire que la
France y soit étrangère ; considérez la situation du continent;
avez-vous l'espoirde voir les affaires d'Espagne et de
Portugal se terminer selon vos voeux ? Il est sans doute
bien affaibli ! La soumission de ces alliés , les seuls qui
nous restent , augmentera les ressources de notre ennemi ,
et son attention, divisée jusqu'à présent par la multiplicite
des objets sur le continent , se dirigera entiérement vers
nous . Avec quelle adresse n'a-t-il pas préparé la chute de
ses ennemis ! Avec quel empressement ne devons-nous
donc pas profiter de cette terrible leçon , tandis qu'il en
est tems encore ! Renonçons à cette générosité et à celle
franchise du caractère anglais , tant que nous aurons à
lutter contre les intrigues de cet archidémon , et chassons
ses sujets de notre sein , de peur qu'ils ne nous piquent
quand ils seront réchauffés . Un des principaux objets de
notre alien bill était d'empêcher les étrangers d'aborder sur
nos côtes . A- t- on rempli ce but ? Soumettez à un examen
rigoureux tous ces colporteurs , petits marchands italiens ,
soi-disant fripiers , marchands voyageurs , etc. , qui viennent
en Angleterre . Ne laissez pas au parlement à examiner
si les lois et les proclamations du souverain , fondées sur
l'alien bill , ont été violées , mais apportez vous -même au
mal le rensède nécessaire . Vous en avez trop les moyens
pour douter du succès , etc. etc. etc. etc.
Ainsi raisonne une haine aveugle et furieuse , plus forte
encore chez le parti anglais qui s'y livre , que l'intérêt de
l'Etat , de son commerce et de son industrie : ces violens
ennemis de la France frémissent sans doute à la nouvelle
de l'arrivée d'un parlementaire , ils éclateraient à celle d'une
ouverture de négociations ; car enfin , dans ce cas , ce serait
bien avec des Français qu'il faudrait traiter , et avec les
Français les plus fidélement attachés à cet archidémon ;
AVRIL 1810 . -442
qui a été leur ange de salut et leur génie libérateur : cette
idée doit révolter le pseudonyme , et lui faire répéter le cri
de guerre éternelle que proféra le ministre dont il invoque
lapolitique.
Cependant ce langage n'est en Angleterre que celui d'un
parti; on le croit nombreux , parce qu'il s'agite , parle et
écrit beaucoup; mais il en est un bien plus puissant ; c'est
celui des Anglais assez éclairés sur les vrais intérêts de la
patrie pour ne les pas croire incompatibles avec ceux de
l'humanité , inconciliables avec les intérêts des autres peuples
. Ces Anglais sont las de porter partout le titre que
leur a mérité leur système d'oppression et d'envahissement
; ils voient sainement et calculent avec justesse leur
position ; ils sentent bien que l'état actuel est contre nature,
que les efforts que l'Angleterre fait pour le soutenir ,
altèrent sa constitution et corrompent toutes les sources
de sa prospérité , que son commerce actuel n'existe plus
avec l'Europe que lorsqu'il s'avilit , qu'il n'y a plus de
négocians anglais , mais des contrebandiers armés contre
la vaste ligne de douanes dont est ceint le continent. Cet
état d'isolement et de proscription , cet anathème lancé
contre leur pavillon les afflige , parce qu'ils en reconnaissent
intérieurement et la justice et les résultats : ils préféreraient
à cet état de resserrement et de prohibition une
lutte libre et loyale , digne de deux grandes nations , une
noble émulation dans l'industrie et le commerce de chacune
d'elles , un mutuel échange de leurs produits : aussi soupirent-
ils après la paix , aussi le moindre bruit qui pourrait
en être l'indice est- il accueilli avec un empressement et
une faveur inexprimables .
Ce n'est qu'à cette disposition ,, sans doute , qu'il faut
attribuer la nouvelle répandue en Angleterre et de la sur
le continent , de l'arrivée d'un officier français chargé de
dépêches pour le gouvernement. Cet officier a sur-lechamp
été transformé , par le plein-pouvoir des journaux ,
enlapersonne du grand maréchal du palais de France , duc
de Frioul. Le Morning Chronicle l'a affirmé positivement
et en toute confiance ; le Courrier a paru moins disposé à
croire la nouvelle , mais il a parlé de l'existence de deu x
lettres , l'une du ministre des relations extérieures de
France , adressée au secrétaire -d'état pour le département
des affaires étrangères , l'autre de la main même de l'Empereur
Napoléon au roi d'Angleterre . Le Courrier avait
sans doute lu cette dernière , car il en citait les principaux
1
448 MERCURE DE FRANCE ,
1
termes . L'Empereur français a dû y dire : « Que la paix du
» continent étant désormais fondée sur des bases inébran-
➡ lables , grâces à l'heureuse union qu'il a contractée avec
» une archiduchesse d'Autriche , il n'y a plus aucune raison
> qui doive engager l'Angleterre à continuer la guerre ;
» qu'il espère donc que son frère le roi d'Angleterre s'unira
à lui pour donner la paix au monde , et mériter
> ainsi les bénédictions des générations présentes et fu-
» tures . "
Telles sont les expressions que le Courrier de Londres
prête à l'Empereur Napoléon . Les bureaux , à cet égard ,
n'ont point gardé un silence ministériel . Ils ont déclaré que
les dépêches arrivées à Douvres n'étaient point relatives à
des propositions de paix , et qu'il n'y était question que
d'un échange de prisonniers ; mais l'opinion publique avait
accueilli le premier bruit avec transport : il y avait eu une
hausse de fonds , et il a été bien démontré qu'au lieu de
vouloir bannir tous les Français qui peuvent être à Londres ,
comme le veut absolument le pseudonymę cité plus haut ,
Londres toute entière voudrait bien voir arriver dans ses
murs des Français revêtus du plus noble caractère et de la
plus heureuse mission.
Quoi qu'il en soit de ces bruits et de leur véritable valeur
, le gouvernement anglais a pris récemment une mesure
très-remarquable sur le commerce du Levant. LeMoniteurlarapporte
dans ses principales dispositions , et cette
✓ publication a singulièrement éveillé l'attention du commerce
, ainsi que l'annonce des ventes considérables ouvertes
à Venise . Le volci :
Les Anglais ont publié à Janina , et dans tous les ports
de Turquie, un avis aux négocians , parlequel ils lenrannoncent
que le pavillon ottoman pourra librement naviguer
» et se rendredans les ports de France , d'Italie , de Naples
» ou d'Illyrie , en payant aux agens de la Grande-Bretagne
» un droit de 20 pour 100. Leurs expéditions , à cette con-
" dition , pourront être faites en Turquie : la seule quit-
» tance de 20 pour 100 leur tiendra lieu de passeport pour
l'aller et le retour. „
En vertu de cette décision de l'amirauté de Londres ,
plusieurs bâtimens ottomans se disposent à faire voile pour
Livourne , Naples , Barlette , Ancône , Venise , Trieste et
Fiume .
Au surplus , ce désir de la paix, ce besoin de renouer des
relations libres , que nous peignons comme vivement senti
AVRIL 1810 449
P
T
1
1
en Angleterre , se manifeste d'autant plus , qu'on est plus
inquiet à Londres sur la véritable situation des affaires de
l'Inde , sur les dispositions réelles de l'armée , sur celles
desEtats soumis , et bien plus encore sur les projets des
deux grandes puissances qui peuvent attaquer dans cette
contrée , et saper les fondemens de la puissance anglaise.
Voici ce qu'on lit dans une des feuilles les plus accréditées .
Les nouvelles du Continent confirment ce que nous
avons dit de la bonne intelligence qui subsiste entre la
Russie et la France : elles ont toutes deux les yeux fixés
sur l'Inde ... Leur projet favori est d'ouvrir une libre communication
avec cette riche péninsule , source féconde de
notre prospérité..... Le succès de cette grande entreprise
dépend absolument de leur mutuelle coopération ..... La
Russie y gagnerait sans doute plus que la France par la
facilité et le rapprochement des communications ; mais
quand la France n'y trouverait d'autre avantage que d'abattre
notre puissance , ce serait déjà une immense fortune
pour elle .... Nous sommes persuadés que cette importante
expédition sera tentée ; et sans être trop crédule , on peut
être convaincu que l'Inde est prête à se joindre à une puissance
quelconque qui entrerait dans la péninsule comme
ennemie de la Grande-Bretagne .... On n'a point reçu de
nouvelles officielles des mouvemens des Marattes ; mais il
est évident que l'Inde n'attend que le moment favorable
pour secouer le joug de l'Europe , etc. , etc.
Les mêmes papiers publics ajoutent aux notions que
nous en avons eues , des détails qui s'y rapportent et les
confirment , sur l'attaque de la Sierra-Morena par les
Français , et leur marche rapide sur Cadix. Ces détails
sont donnés dans un rapport du général Roche au ministère
.
L'armée espagnole , dit-il , avait , le 12 janvier , sa pcsition
dans la Sierra-Morena , dans une ligne depuis Morteson
jusqu'an Puasto et Lano , dont la distance est d'environ
15 lieues de France . Le fameux défilé de Pera-Peros
se trouvait au milieu de la ligne. Les Espagnols n'avaient
pour garnir cette grande étendue de terrain que 22,000
hommes , dont 5000 étaient détachés vers la mine de Vif
Argent , près d'Almaden-de-Azoga , pour empêcher que
l'aile gauche de l'armée espagnole ne fût enveloppée , et
que les communications des Espagnols avec Cordoue ne
fussent coupées .
>>Le 20janvier , les Français attaquèrent, à huit heures du
450 MERCURE DE FRANCE ,
matin , avec une armée de 60,000 hommes , sur tous les
points à la fois , la position espagnole , et l'emportèrent
en deux heures de tems . Le colonel Roche se trouvait
alors près du général en chefà Puerto-del-Rey , et se sauva ,
à la faveur de la nuit , à Jaen. L'armée espagnole fut entiérement
défaite et dispersée . Tous les magasins d'armes ,
de vivres et d'habillement tombèrent entre les mains de
l'ennemi à Carolina . Trois différentes divisions de l'armée
française chassèrent devant elles les Espagnols . Le roi
Joseph était avec le corps d'armée commandé par Soult et
Victor , qui pénétra par Almaden-de-Azoga , et cerna l'aile
gauche. Mortier se porta , par Monteson , sur Bacza-de-
Abeda. Le corps du centre fit un mouvement en avant par
Puerto-del-Rey , et cerna le défilé de Pera-Peros . Ces trois
divisions se réunirent ensuite à peu de distance de la ville
de Cordoue , qui fut occupée sans qu'il fût tiré un coup de
canon. Arizaga qui commandait l'armée espagnole à la
bataille d'Occana, et avait déjà laissé détruire une armée
espagnole , commandait encore ce jour-là , quoiqu'il eût
déjà perdu entiérement la confiance de l'armée . Le colonel
Roche quitta Jaen le 22 janvier , et se rendit à Grenade ,
qui fut occupée le 28 par un corps, ennemi de 10,000
hommes. Le colonel se réfugia alors à Malaga , place devant
laquelle il parut , le 6 février , un corps de 6000hommes
qui en prit possession. L'ennemi y trouva 8000 pipes
de vin. Tous ces corps séparés se sont mis en marche après
cette expédition , pour aller renforcer l'armée française devant
Cadix. "
Mais une lettre de Cadix en date du 13 mars , encore
citée dans les papiers anglais , donne des détails plus
récens sur la ville et son état de défense . :
"Depuis quatrejours , y est-il dit , nous sommes occupés
àbrûler les vaisseaux échoués sur la côte ; deux compagnies
du4 infanterie ont été prises par l'ennemi et envoyées
à Madrid . Tout est excessivement cher à Cadix ;
on ne trouve au marché ni boeuf ni mouton, à quelque prix
que ce soit : une volaille coûte un dollar ; les troupes n'ont
pour toute ration que du biscuit et des légumes. Nousattendons
des vivres d'Angleterre. Gibraltar a une garnison
composée de deux régimens portugais , 5000 Anglais , d'un
gros détachement d'artillerie anglaise ; le général Graham
la commande , l'amiral Villaviciosa commande la flotte . Les
batteries avancées des Français font un feu continuel sur
les nôtres , etc. , etc..
:
MOZAVRIL 1810 451
T
7-
2
-?
i
1
f
Les lettresde Lisbonne annoncent que cette capitale se
croit encore à l'abri de l'invasion française pour quelque
tems; cependant on embarque toujours le gros bagage de
l'armée anglaise , comme pour préparer sa retraite.
Dans ces circonstances, les Anglais justement inquiets
de l'effet que pourrait produire dans les colonies de l'Amérique
méridionale le bruit de la marche des Français en
Andalousie , ont intercepté toute communication de l'Espagne
avec le Mexique et le Brésil . Ces colonies sont divisées
un parti veut être fidèle à la mère patrie quel que
soit le souverain,qui y occupe le trône , un antre veut l'in
dépendance; dans ces deux partis , on cherche vainement
eelui qui la sacrifiérait aux intérêts de l'Angleterre . Aussi
le gouvernement observe-t- il dans ces contrées la marche
des factions et des événemens avec un soin assidu.
La campagne paraît prête à se rouvrir sur les bords du
Danube. Les Russes ont reçu des renforts considérables ;
les Serviens se grossissent chaque jour d'un grand nombre
de déserteurs , et combinent leurs opérations avec l'armée
russe qui va presser de nouveau Silistria. On croit que déjà
des engagemens sérieux ont eu lieu; on ajoute qu'à Constantinople
, à la suite d'un vaste incendie qui a consumé
un faubourg , une discussion violente a éclaté entre les jar
nissaires et les restes des seimens , que le sang a coulé ,
mais , qu'à la nouvelle du danger de Silistria , et de
l'approche des Russes , les deux partis s'étaient réunis et
avaient demandé que dans ce pressant danger de l'empire,
leGrand-Seigneur se mît à la tête de son armée . Son premier
soin devra être de faire cesser les désordres qui ont
éclaté sur les frontières de la Bosnie et de la Croatie
turque. Les barbares de ces contrées , habitués à faire surla
Croatie autrichienne des incursions fréquentes et à y exercerdes
ravages , ont paru ignorer que ces contrées fussent
aujourd'hui occupées et défendues par des Français ; ils
l'ont appris du côté de Carlstadt , où des troupes croates et
françaises les ont attendus , et repoussés vivement sur leur
territoire .
T Le gouvernement bavarois s'occupe aved activité de recueillir
les fruits de la dernière campagne , où il a si glorieusement
concouru à l'exécution des plans du protecteur
glorieux de la Confédération. Les provinces qui lui sont
acquises ont passé sous sa domination ; Bareuth , Ratisbonne,
le pays de Saltzbourg ont été remis à des plénipotentiaires
. Le Tyrol , entiérement pacifié , exécute avec dé452
DE FRANCE , T MERCURE
vouement les lois générales ; celle de la conscription y a
été ponctuellement obéie; les jeunes conscrits tyroliens
sont arrivés à Munich , où des ordres paternels des attendaient
pour qu'il fût pourvu à tous leurs besoins , et qu'on
les traitât avec beaucoup de douceur et de ménagement .
Le roi a donné des témoignages solennels de sa satisfaction
au général français , comte d'Ellon , commandant les troupes
bavaroises en Tyrol , et à un assez grand nombre d'of
ficiers en les revêtant de ses ordres . Le mariage du prince
héréditaire avec la princesse de Saxe Hildbourghausen aura
lieu dans quelques mois , et resserrera d'autant plus les
liens des deux maisons confédérées . Les relations amicales
s'étant rétablies entre le grand duché de Bade et l'Autriche
, le séquestre mis en Autriche sur les paiemens dus à
des habitans du grand duché , à quelque titre que ce soit ,
est levé sans restriction et avec effet rétroactif. Par un effet
nonmoinsheureux de la paix et de l'alliance qui en a été la
suite , les mesures ont été prises en Autriche pour assurer
le paiement en Belgique des intérêts de l'ancienne dette
autrichienne. Cette disposition a produit la plus vive sensation
dans le pays. moz 19
Le royaume de Hollande a revu son roi. La santé du
monarque et l'état des affaires lui ont permis de retourner
dans sa capitale , ou il doit être arrivé au moment où nous
écrivons . L'époque du mariage de l'Empereur avait été à
Amsterdam l'objet de réjouissances solennelles ; les Hollandais
ont semblé voir dans cette heureuse alliance une
sorte de gage et de garantie de leur existence politique ; ils
y ont aussi vu une nouvelle preuve de la nécessité absolue
où ils sont de se conformer strictement et avec une entière
franchise au système continental. Un nouveau traité lie le
royaume de Hollande à l'Empire français . L'armée de Brabant
a été dissoute le 5 avril ; une armée de vingt-cinq
mille français et hollandais sera chargée de la défense des
oôtes , et appuiera les lignes des douanes . Tout le territoire
qui était occupé par l'armée de Brabant est cédé à laFrance.
Le duc de Reggio est revenu à Anvers avec son état-major .
AVienne , le départ de l'impératrice des Français a fait
succéder un profond repos aux agitations des fêtes brillantes
qui ont signalé des adieux si solennels . On peint
l'Empereur sous les traits qui caractérisent le monarque
vertueux et le père tendre . Il éprouve , écrit-on de Vienne,
une vive satisfaction à voir sa fille , assise sur le premier
trône du monde , lui garantir l'affection du peupleFrançais
AVRIL 1810, 453
+
}
et l'amitié de son auguste gendre ; mais il était impossible
qu'au moment de se séparer de sa fille chérie , son coeurne
souffrît pas beaucoup . On se distrait à Vienne de l'émotion
qu'a causée ce départ , en suivant l'Impératrice sur sa
route: on la voit accueillie avec le plus profond respect à
Munich , à Stutgard , à Carlsruhe , excitant aux limites de
l'empire tout l'enthousiasme français ; on croit assister à sa
première entrevue avec son auguste époux ; on la voit
jouir du coup-d'oeil imposant que lui offre la capitale , lui
apportant toute entière ses voeux et ses hommages ; on
assiste aux solennités de son mariage , aux fêtes brillantes
qui le signalent. Tous les jours des nouvelles de l'Impératrice
sont remises à son père , et bientôt la cour et le
public en ont connaissance avec une célérité égale à la
vivacité de l'intérêt qu'elles excitent . On ne peut que désirer
qu'une telle correspondance soit aussi suivie qu'elle
est intéressante. Plus elle sera de nature à satisfaire les
voeux d'un souverain qui a su concilier son amour pour sa
fille et son affection pour son peuple , plus elle peindra
l'impératrice des Français heureuse des sentimens unanimes
dont elle est l'objet , et plus elle aura d'intérêt ,
d'exactitude et de fidélité .
Dans cette circonstance , l'empereur d'Autriche a mis à
la disposition de celui des Français plusieurs grandscroix
des ordres de Saint-Etienne de Hongrie et de Saint-
Léopold. Dimanche dernier , S. M. a paru à la messe
revêtue de l'ordre de Saint-Etienne . Elle en a décoré le
prince Eugène , le prince de Neufchâtel , le prince archichancelier
, les maréchaux princes d'Esling et d'Eckmull .
Le grand ordre de Léopold a été donné au prince de Bénévent,
au duc de Cadore, ministre des relations extérieures ;
au ducd'Otrante , ministre de la police générale ; au duc
de Frioul; au comte de Montesquiou , grand maréchal et
grand chambellan du palais. Le comte de la Borde est
commandeur de Saint-Etienne; la plupart des officiers de
l'ambassade extraordinaire ont reçu la croix de chevalier de
Saint-Léopold.
Le Moniteur a publié une relation très-détaillée de la
fête du 2 avril : nous y apprenons qu'au discours de M. le
préfet de la Seine , l'Impératrice a bien voulu répondre :
J'aime la ville de Paris , parce que je connais tout l'atta -
> chement que ses habitans portent à l'Empereur. " De
telles expressions sont le trait le plus caractéristique de la
fête; elles renferment tout ce qui était désiré , tout ce qui
454 MERCURE DE FRANCE ,
était senti . Le Moniteur regrette de n'avoir pu peindre tout
ce que cette fête a eu de brillant et de majestueux à-la-fois ;
en parlant de la cour réunie , il avoue ne pouvoir donner
une juste idée du coup-d'oeil qu'elle a offert au banquet
impérial.
La plume ou le pinceau , dit-il , ne peuvent décrire
que faiblement cet ordre majestueux , cette régularité admirable
, ce feu des diamans , cet éclat'd'une illumination
brillante , cette richesse des costumes , mais sur-tout cette
noble aisance , cette grâce indéfinissable et cette élégance
parfaite qui , de tout tems , ont caractérisé la cour de
France. Réunie toute entière autour du banquet impérial,
sous les yeux du souverain , de son auguste épouse et de
sa famille, dans un len que les arts semblaient avoir
décoré par enchantement , cette cour brillait d'un éclat
pour lequel les expressions poétiques elles-mêmes ne présenteraient
pas le caractère de l'exagération.
" aété La grande solennité du mariage de LL LL. MM.
remarquable au plus haut degré par la pompe et la majesté
de la cérémonie , la magnificence du cortégé , les efforts
que tous les arts ont faits à l'envi pour célébrer cette mémorable
époque , et les spectacles ravissans que leur réunion
a su enfanter : elle a eu un caractère distinctifplus
précieux encore et plus digne de son objet ; c'est la touchante
unanimité des voeux qu'elle a fait naître , et des
sentimens dont elle a développé l'énergique et franche
expression ; c'est l'ensemble de toutes les volontés et de
toutes les facultés qu'elles a présentées réunies ; c'est l'esprit
national qu'elle a développé sous son véritable jour ;
c'est l'enthousiasme français qu'elle a excité dans toute sa
pureté.
,
>>Cependant , dit la relation en finissant , cette fête magnifique
n'est en quelque sorte que le prélude de celles auxquelles
le mois de mai paraît devoir être consacré : des
spectacles
et variés se préparent : l'Hôtel-de-
Ville, leChamp-de-Mars , l'Ecole Militaire les Tuileries
, les Champs-Elysées , doivent en être successivement
le théâtre ; le génie des artistes a reçu une împulsion salutaire
; on croit qu'on renouvellera d'anciens jeux devenus
célèbres : on parle de tournois , de carrousels et de nouveaux
exercices plus adaptés aux habitudes modernes .
Déjà, sur tous les points , on remarqué le commencement
des préparatifs nécessaires pour qu'une succession non
interrompue de grands spectacles , signale , aux yeux des
AVRIL 1810 . 455
nombreux étrangers et des nationaux accourus de toutes
parts , l'enthousiasme public , la magnificence de cette
grande capitale , et la munificence vraiment impériale qui
présidera à cet heureux développement de toutes les productions
du génie , de tous les moyens , de toutes les
facultés et de tous les talens .
A
P
L
F
م
PARIS.
5
IL y a eu conseil des ministres à Compiègne. S. M. a
chassé le cerf plusieurs fois . Le théâtre français a donné
de très-belles représentations ; Talma a paru dans le Cid ,
Oreste , Britannicuss;; Mille Duchesnois a joué Phèdre. Laïs
et Nourrit ont chanté devant LL. MM.
- On annonce un voyage de LL. MM. à Saint-Quentin
, dont elles visiteront le canal , et à Anvers , où le port
et les chantiers leur offriront aussi un coup-d'oeil intéressant.
On croit que l'Impératrice yjouira du spectacle d'un
vaisseau lancé à l'eau. On dit que la cour sera de retour
vers le 20 de ce mois .
- L'époque du mariage a été célébrée en Allemagne
comme dans toute la France par de très-belles fêtes . La
ville de Lyon a voté une médaille en commémoration de ce
grand événement .
Le bruit se répand qu'il y a eu à Londres des troubles
sérieux , dont une décision de la chambre des communes
contre sir Francis Burdett a été la cause ou le
prétexte .
- La mort de M. Naigeon avait laissé une place vacante
au sein de la 2ª classe de l'Institut . Dans sa séance de mercredi
, cette classe a élu M. Louis-Népomucène Lemercier ,
auteur d'Agamemnon , d'Ophis , de Plaute , de Christophe-
Colomb , des poëmes d'Alexandre et d'Homère , et d'un
grand nombre d'autres ouvrages . Les candidats qui ont eu
le plus de voix après lui , sont MM. Noël , conseiller ordinaire
de l'Université impériale , et Parseval Grand-Maison ,
auteur des Amours épiques .
ANNONCES .
Description des maladies de la peau observées à l'hôpital Saint-
Louis , et exposition des meilleures méthodes suivies pour leur traite-
1
456 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
ment; par J. L. Alibert , médecin de cet hôpital et du LycéeNapoléon
, membre de la Société de l'Ecole et de celle de Médecine de
Paris , de l'Académie royale de Madrid , de l'Académie des Sciences
de Turin , du collége royal de Médecine de Stockholm , etc. , etc .;
avec figures coloriées . Septième livraison . Prix , 50 fr . Chez Charles
Barrois , libraire , place du Carrousel , nº 26.
Description de l'Arc de Triomphe de l'Etoile , et des bas- reliefs dont
ee monument est décoré . Les gravures et les notes explicatives ont été
données par M. Lafitte , peintre d'histoire , ancien pensionnaire de
l'Ecole de Rome, auteur des bas-reliefs . Prix, avec le frontispice . 75 с.;
avec les dix planches . 3 fr.; pap . vélin , 5 fr . Chez l'Auteur , rue de
Tournon n° 2 ; H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 , faubourg Saint-
Germain ; Debray , libraire , rue Saint-Honoré , nº 168 , vis -à-vis
celle du Coq ; et chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n°23.
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Chez Lenormant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres-Saint-Germain-
l'Auxerrois , nº 17.
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Les Prônes nouveaux enforme d'Homélies , ou Explication courte et
familière de l'Évangile de tous les dimanches de l'année ; par M. l'abbé
Reyre, ancien prédicateur. Deux vol . in -12. Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50c.
franc de port. Chez H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 ; et chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Petit Carême enforme d'Homélies , ou Explication courte et familière
de l'Evangile de tous les jours de Carême , faisant suite aux
Prônes nouveaux en forme d'Homélies , etc. , à l'usage des fidèles qui
ne sont pas à portée d'entendre la parole de Dieu ; par le même auteur.
Deuxvol. in-12. Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50 c. franc de port. Chez les
mêmes.
Epître à Laharpe; par M. Félix de Saint-Géniés. Brochure in-8°.
Prix , 40 c. , et 45 c. franc de port . Chez Patris et compagnie , imprimeurs
-libraires , quai Napoléon , au coin de la rue de la Colombe ,
nº 4; et chez les principaux libraires du Palais-Royal.
--Le dix-neuvième siècle ; par M. Lombard de Langres . In-80 . Prix ,
1 fr . , et 1 fr . 20 c. franc de port. Papier vélin , I fr . 80 c . , et 2 fr.
franc de port. Chez Fr. Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10 ;
et chez tous les marchands de nouveautés , au Palais -Royal.
TABLE
DE LA
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLVII . - Samedi 21 Avril 181ο .
POÉSIE .
CANTATE pour le concert public exécuté aux Tuileries le 2 avril ,jour
de la célébration du mariage de S. M. L'EMPEREUR NAPOLÉON et
de S. A. I. et R. l'archiduchesse MARIE- LOUISE .
Paroles de M. Arnault, musique de M. Méhul, membres de l'Institut.
LES FEMMES .
Odoux printems , descends des cieux ,
Dans tout l'éclat de ta parure.
Consolateur de la Nature ,
Viens ajouter encore aux charmes de ces lieux ;
Parfume ces bosquets , et sous nos pas joyeux
Déroule tes tapis de fleurs et de verdure .
LES HOMMES.
Ne crains pas aujourd'hui d'exaucer nos désirs :
Ce n'est plus la voix de Bellone
Qui te presse à grands cris d'abréger ses loisirs ;
Ce clairon qui sonne ,
Cebronze qui tonne ,
C'est le signal des jeux , c'est la voix des plaisirs .
LES FEMMES .
Mars lui-même a cédé la Terre
Gg
458 MERCURE DE FRANCE ;
Au seul Dieu que la paix ne puisse désarmer.
Sous un cielplus serein , vois tout se ranimer ,
:
Tout s'attendrir , tout s'enflammer :
Sur le chêne , sous la bruyère.
Vois , cédant au besoin d'aimer ,
L'aigle altière elle-même oublier son tonnerre .
LES HOMMES .
Mêlés aux citoyens , vois ces nombreux guerriers ,
Sous des myrtes nouveaux cachant leurs vieux lauriers ,
Pour la première fois , oublier les conquêtes ;
Vois le Français , vois le Germain
Se tendre noblement la main
Et s'inviter aux mêmes fêtes .
CHEUR .
Entends la voix qui retentit
Des rives du Danube aux rives de la Seine ;
Entends la voix qui garantit
Un long règne au bonheur que ce grand jour amène.
CHOEUR GÉNÉRAL .
Dieu de paix ! Dieu témoin du serment solennel
Qui couronne notre espérance ,
Rattache par ce noeud d'un amour éternel
Les destins de l'Autriche aux destins de la France.
Ce noeud qui joint la force à la bonté ,
Ladouceur au pouvoir, les grâces au courage ,
Ce noeud qui joint la gloire à la beauté ,
Grand Dieu , de ta faveur déjà nous offre un gage ;
Bénis , pour nos fils et pour nous ,
Le voeu qu'un couple auguste à tes autels profère.
En jurant leur bonheur , deux illustres époux
Ont juré celui de la Terre.
Que ce bonheur s'étende à la postérité!
O NAPOLÉON ! Ô LOUISE !
Que votre règne s'éternise
Sans cesse rajeuni par la fécondité !
De votre auguste amour , terme de tant d'orages ,
Ce vaste Empire attend ses rois :
Que votre hymen , dont ils tiendront leurs droits ,
Soit un bienfait pour tous les âges !
:
1
AVRIL 1810. 459
LA VISION DU VIEILLARD
DANS LA NUIT DU 12 DÉCEMBRE 1791.
STANCES.
:
COMME , au pressentiment des soudaines tempêtes ,
La foudre encor repose au-dessus de nos têtes ,
Mais de feux précurseurs le ciel est embrasé ;
Unnoir frissonnement gonfle la plaine humide ,
Etle vanneau timide
Secache au fond du nid dans les algues creusé :
Tels les jours orageux s'annonçaient à la France.
Cependant, sur les monts que baigne la Durance ,
Près des lieux où Pétrarque a soupiré ses vers ,
Habitait ( les coteaux que l'olivier décore
S'en souviennent encore ) ,
UnPontife blanchi par quatre-vingts hivers.
:
Les honneurs , la puissance, avaient orné sa vie;
Mais à leur vanité , du repentir suivie ,
Solitaire , il disait un éternel adieu ;
Etcontent de parer , sous le chaume rustique ,
Son autel domestique ,
Détrompé des humains , il s'élançait vers Dieu.
F
:
«Entends , Dieu de bonté , ma douleur gémissante ;
> Veille sur un grand peuple , et que ta main puissante
> Détourne les fléaux dont il est menacé :
> Le ciseau , le burin , les pages de l'histoire ,
• Tout répète sa gloire ;
> Du rang des nations serait-il effacé ? »
Ainsi montait aux cieux la nocturne prière ,
Quandle temple s'ébranle ; un faisceau de lumière
Eclipse de l'autel les flambeaux pâlissans ,
Et , de la profondeur du sacré tabernacle ,
Unprophétique oracle
Porte au prêtre étonné ces célestes accens :
!
< Vieillard , de longs malheurs désoleront la terre ;
» Mais , clément dans la paix , terrible dans la guerre ,
Un homme apparaitra , par ma main suscité :
Gg2
460 MERCURE DE FRANCE ;
1
> J'imprime sur son front le sceau de ma puissance;
La Force et la Constance ,
>> Ministres assidus , marchent à son côté.
» L'Aurore à l'Occiden racontera sa gloire ;
» Les siècles périront ; mais non pas sa mémoire;
» Les rois même avoûront qu'il doit régner sur eux :
» Son nompénétrera jusques en ces rivages
» Désolés et sauvages ,
> Où du soleil jamais n'ont pénétré les feux.
> Quand de ses propres mains ton pays se déchire ,
» Le géant fait trois pas et la discorde expire ;
> De la nuit du chaos tout est créé par lui ;
› Du ciel vois redescendre , à sa voix protectrice,
> Les lois et la justice ,
>>Et la religion leur immortel appui.
> Devant son trône , un jour , levant leur maintimide ,
> Trente peuples , couverts de sa puissante égide ,
> S'écriront : Par toi seul nous sommes triomphans ;
> Éternise le cours de nos destins prospères ,
> Et , bienfaiteur des pères ,
» Sois à jamais aussi bienfaiteur des enfans.
> Fais retentir nos bords des chants de l'hyménée ;
> Que d'une auguste épouse , en tes bras amenée ,
> Sortent les héritiers d'un sceptre glorieux ;
» Que le léopard tremble et rugisse à leur vue ,
:
> Tandis que dans la nue
> S'enfonce avec fierté l'aigle victorieux.
> Le Héros entendra leur prière plaintive ;
» La foudre dans ses mains reposera captive
• Des rives de la Seine aux plaines de Memphis :
» L'Hymen lui sourira ; de sa couche féconde
> Naîtra la paix du monde ,
> Et la fille des rois lui donnera des fils .
> Le Seigneur ne fait point une vaine promesse .
» Au moment où je parle , un concert d'allégresse
» Sur les bords du Danube a retenti soudain ;
> De grâces , de vertus LOUISE couronnée .
> Naît, et sa destinée
> Est promise au vainqueur du Tibre et du Jourdain.
AVRIL 18ιο. 461
La voix se tait. Alors, par un nouveau miracle ,
Sur le disque de feu jailli du tabernacle ,
Une invisible mai grava : NAPOLÉON.
Le saint vieillard s'incline , et , dans le sanctuaire ,
Sa voix octogénaire
Chantajusqu'au matin l'hymne de Siméon.
E. AIGNAN.
STANCES sur le Mariage de S. M. NAPOLÉON-LE-GRAND aveo
l'Archiduchesse MARIE-LOUISE.
Le printems renaît , l'air s'épure ;
Flore projette ses moissons ,
Et sur un trône de verdure
Elle sourit à ses boutons .
Zéphyr a chassé les orages ,
Sombres enfans des noirs hivers ,
Et des hôtes de nos booages
L'aurore éveille les concerts.
Ainsi , notre reine en silence
Déjà médite ses bienfaits ,
Et sur le trône de la France
Elle sourit à ses sujets .
:
Aux cris horribles de la guerre
Succèdent les hymnes touchans;
L'amour vient consoler la terre ,
L'hymen vient inspirer nos chants .
O Louise ! auguste princesse ,
Amourduplus grand de nos rois !
Soyez fière de sa tendresse ,
Soyez heureuse de son choix.
Vous que si haut il a placée
Pour votre gloire et son bonheur ,
Vous occupez dans sa pensée
Le rang qu'il tient dans notre coeur .
Contemplez sur votre passage
Les flots de son peuple nombreux :
Il vous confond dans sonhommage ,
Il vous réunit dans ses voeux.
こ
را
462 MERCURE DE FRANCE ;
La foule inonde les portiques
De nos temples religieux ;
Vos noms unis dans ses cantiques
Vont frapper la voûte des cieux.
7
๕Dieu ! dit la France prosternée ,
> Exauce ton peuple chéri ,
> Féconde l'auguste hyménée
> Que tes ministres ont bénî.
> Que du Danube et de la Seine
> Les flots amis coulent en paix ,
> Par une indissoluble chaîne
> Unis monarques et sujets.
> Comble d'heureuses destinées
> Celui qui me créa des lois ;
> Egale ses belles années
> Aux jours heureux que je lui dois;
> Et fais qu'une reine chérie ,
:
> Grâce à cet hymen fortuné
31.
,
> Rende au sauveur de ma patriei
> Tout le bonheur qu'il m'a donné!!
1
B. DE ROUGEMONT.
VERS adressés à leurs Majestés Impériales et Royales , le jour
deleurmariage.
A L'EMPEREUR .
Héros , dont le génie enchaîna la victoire ,
Eteignit la discorde et fit tomber nos fers ;
Qui de l'art de régner avez porté la gloire
Plus loin que tous les rois qu'admire l'univers !
Au grand Napoléon , parmi les Dieux qu'on aime ,
Le seul hymen avait différé sa faveur ;
Mais il cède à nos voeux , et son pouvoir suprême
De votre Empire immense a comblé le bonheur.
Sire , de vos sujets émotions profondes !
Ils viennent vous offrir leurs respects , leur amour ,
Et bénissent le ciel qui promet , en ee jour ,
Des princes aux Français , et lapaix aux deux mondes.
AVRIL 1810.1 463
A LIMPÉRATRICE.
1.
Lorsqu'un illustre choix vous peignit à la France
Telle que l'Eternel se plut à vous former ,
Le grand peuple , enivré de joie et d'espérance ,
Sentit jusqu'à quel point il saurait vous aimer ;
Apeine il vous a vue , et déjà , sur vos traces ,
De l'esprit , des talens , des vertus et des grâces ,
Célébrant , à l'envi , l'accord majestueux ,
Il rend grâce au héros , dont le vaste génie
Met , par l'auguste hymen qu'il voue à la patrie ,
Un terme à notre crainte , et le comble à nos voeux...
7
AMALRIC , chefde la tre division
de la grande chancellerie de la Légion d'honneur.
ENIGME.
Je suis un petit pain et sans mie et sans croûte ;
J'entre à sec au palais , je n'en sors que mouillé ;
Je sers à mettre le scellé ,
Je pars en poste , je fais route ,
J'arrive sain et sauf et sans m'être lassé ;
Apeine on me reçoit que me voilà brisé ,
Et c'est-là tout le bon office ,
Que l'on accorde à mon service.
S ........
LOGOGRIPHE. :
QUELQU'OBSCUR qu'en lui-même on répute mon nom ,
Je jouis aujourd'hui d'un assez grand renom .
Avec l'aide d'un bon génie ,
Clio , Terpsichore et Thalie ,
Du coin du feu m'ont fait voler
Auplus haut rang où mortel puisse aller.
Aussi chaque amateur , épris de mon mérite ,
S'empresse-t- il de me rendre visite ;
厂
Et pour m'entendre et pour me voir
On voit tout Paris se mouvoir.
464 MERCURE DE FRANCE ,
Lecteur, si tu me décomposes ,
Dans mes dix pieds on voit , entr'autres choses ,
Unmétal qu'on prise en tout lieu ;
Le séjour des saints et de Dieu ;
Un fleuve qui tout fertilise
Au pays qu'il parcourt ; ce qu'on brûle à l'Eglise ;
Un animal majestueux ,
Moins féroce que courageux;
Un lieu qu'habite l'insulaire ;
Unepieuse solitaire ; ...
Lorsqu'on abu le vin , ce qui reste au tonneau ;
Lamatière qui sert , soit à tisser un voile ,
Soit à tisser la fine toile ,
Dont un douillet couvre sa peau ;
Le titre de celui dont je devins la femme;
De la société ce qu'on peut nommer l'ame;
Un humide séjour ;
Une figure faite au tour ;
Ce qui tient deux objets ensemble;..
Unoiseau riche en plume auquel un sot ressemble ;
Pour les étés un léger vêtement ;
Un côté d'où nous vient le vent ;
De l'oiseau nouveau né l'asyle tutélaire,
Denos deux yeux la demi-paire ;
Uncoffret pour les diamans;
Aumoins quatre départemens ;
L'espace qu'on parcourt jusques àperdre haleine ;
Le pays d'outre-mer d'où nous vient l'indienne .
J'enferme encore un Empereur romain,
Crapuleux , injuste , inhumain ;
Unsigne avant-coureur de la décrépitude;
Ce qu'à porter un mari trouve rudę ,
Quand de plaire à sa femme il se fait un devoir;
Le repas de midi qu'on ne fait plus qu'au soir ;
Ce que produit un champ qu'on laisse sans culture ;
Unterme qui se prend parfois pour une injure;
Un cadeau de quelque valeur ;
Ce qu'au tribunal un voleur
Cherche à faire ; ce qu'à l'enfance
Un maître doit apprendre ; un banquet où la danse
Ne vient jamais qu'après la panse;
Ce que l'amante à son amant
AVRIL 1810 . 465
Doit dire jusques à l'instant
Qu'elle a dit oui ; ee qu'au théâtre
Ondistribue à chaque acteur ;
Unbrave du tems d'Henri- quatre ;
Le nom que l'on donne au vaurien ;
Et puis encor ... quoi , lecteur ? .. rien.
S ........
CHARADE .
CHEZ ton fils marié tu trouves mon premier
Qui peut être pour lui bon ou mauvais dernier.
Dieu veuille àjamais te garder
Que ton fils , à son tour , devienne mon entier !
$........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Vermicel.
Celui du Logogriphe est Lardoire, dans lequel on trouve : rôle,
rade , aire , air , Doire , île , ire, loi , ladre, ois , ride, or , Loire, aile.
Celui de la Charade est Four-mi .
SCIENCES ET ARTS.
ATLAS ÉLÉMENTAIRE , ou Nouvelle méthode d'enseignement,
par le moyen de laquelle on peut apprendre la géographie
dans un court espace de tems , à l'usage des
colléges , maisons d'éducation , et des personnes qui
veulent apprendre promptement cette science ; avec
deux planches et huit cartes . A Paris , chez Mme veuve
Hocquart , libraire , rue de l'Epéron , nº 6. ( 1810. )
QUAND on considère le nombre et la variété des expédiens
imaginés par les auteurs et par les libraires pour
capter l'attention et l'argent du public , on ne peut s'empêcher
d'en être émerveillé . Quelquefois on annonce un
ouvrage nouveau ; il traite de tel ou tel sujet déterminé ;
il est profond , lumineux , méthodique ; en un mot , il
est parfait , il est indispensable à tous ceux qui s'occu
pent spécialement de la même matière : vous l'achetez ;
ce n'est qu'une mauvaise compilation. Un livre a paru
depuis long-tems ; il ne se vend point ; on n'en parle
même pas ; on ne se souvient plus qu'il existe. L'occasion
est excellente pour réveiller le public et le tirer de cette
léthargie mortelle. On change seulement la première
page et la dernière , la fin et le frontispice. Sur celui- ci
on met nouvelle édition : ce sera , si vous voulez , la seconde
ou la troisième ;"au besoin vous pourrez dire la
quatrième ; personne ne pourra se procurer un exemplaire
des précédentes pour vous contredire . On annonce
le nouveau livre ainsi rajeuni ; les gens s'étonnent
de son succès ; ils veulent le connaître : volontiers
ils se reprocheraient d'avoir laissé passer les éditions
précédentes . Quand ils sont désabusés, le livre est vendu .
Voulez-vous un autre genre de spéculation ? Voici un
homme qui fait de petits livres avec de grands auteurs ;
il les découpe , les taille , les recoud , les rajuste à sa
manière ; il mettra tout le génie du plus grand philosoS.
+
F
B
1
F
1
1
1
MERCURE DE FRANCE, AVRIL 1810. 467
phe dans un in-18 , et il assure que vous n'y perdez rien
d'important : mais , par compensation , il y en a d'autres
qui font de gros livres avec de tout petits ouvrages ; its
les impriment en grands caractères , avec des notes , des
variantes , des commentaires , des imitations . Une petite
pièce fugitive qui se serait noyée dans l'océan des almanachs
, prend ainsi une masse qui l'empêche de se perdre
; c'est un volume. Enfin , il n'est rien dont on ne
s'avise pour exciter l'appétit du public. C'est un art qui
a ses combinaisons , ses hasards , ses ruses , ses stratagêmes
comme la guerre. Il y faut beaucoup de tact , d'expérience
et de connaissance des hommes pour pressentir
ce qui plaira , ce qui ne plaira pas , ce qui attirera la
vogue , ce qui n'aura aucun débit ; pour prévoir et saisir
les occasions favorables ; car tel livre ne valait rien
l'année dernière qui se vend aujourd'hui , et tel autre se
vendait alors , qui aujourd'hui ne vaut plus rien. Le
tableau de ces spéculations , le détail de celles qui ont
réussi ou manqué , formerait une sorte de thermomètre
moral , dont les indications pourraient bien ne pas être
inutiles à l'histoire littéraire de chaque siècle.
Mais , dira- t- on , quand le nombre des mauvais ouvrages
qui s'impriment serait encore plus grand qu'il ne
l'est aujourd'hui , pourvu qu'il en paraisse aussi de tems
en tems quelques-uns de bons , qu'importe que les autres ...
ne vaillent rien ? Les mauvais ont aussi leur utilité. Cela
a fait vivre l'auteur , le libraire , le relieur , l'imprimeur ,
le fabricant de papier , le chiffonnier , le marchandd'encre
, et une foule d'ouvriers de toute espèce. Vous vous
êtes ennuyé ; soit , mais grace à votre ennui tous ces gens
ont pu subsister et élever leur famille . Ce livre qui vous
a déplu retournera bientôt sous le pilon de la papeterie.
Quand il aura été bien lavé , broyé , et réduit en pâte ,
les sottises dont on l'avait rempli auront disparu ; on en
fera de nouveau papier blanc sur lequel on pourra écrire
les plus belles choses du monde , et de là résultera une
nouvelle circulation de travail et d'argent . Il ne faut donc
pas tant se déchaîner contre les mauvais auteurs , quand
d'ailleurs leurs écrits n'ont rien de dangereux . Fort bien ;
mais , si par hasard un de ces auteurs obtenait un pri468
* MERCURE DE FRANCE ,
1
vilége qui obligeât tout le monde à le lire , ne serait-ce
pas une faveur très-nuisible , et ne serait-il pas juste de
s'y opposer avec toute l'autorité de la raison ? Or , voilà
précisémentoù tendenttous ces compilateurs de méchans
livres à l'usage de la jeunesse , ces prétendus inventeurs
deméthodes abrégées pour tout apprendre , qui ignorent
eux-mêmes les premières notions de ce qu'ils veulent
enseigner. Et s'ils ne parviennent pas toujours ,
comme ils s'en flattaient , à s'introduire dans les écoles
publiques , leur influence bornée à une seule maison
d'éducation , ou même au cercle étroit de quelques écoliers
, est encore assez funeste. Pour moi , quand je rencontre
de pareils livres , je ne puis m'empêcher de songer
que peut-être un pauvre père de famille sera obligé de
se priver du nécessaire pour les donner à ses enfans ; et
je crois faire une bonne action en en faisant justice.
Ces réflexions s'appliquent parfaitement à l'atlas soidisant
élémentaire qui fait le sujet de cet article. Si l'on
encroitune longue annonce , insérée à la fin de l'avant
dernier N° du Mercure , dans ce journal même où l'on
s'efforce d'être juste , vrai et impartial , cet Atlas élémentaire
serait un petit chef-d'oeuvre. Il est , dit- on ,
précédé d'un traité élémentaire de géographie , dont la
précision et l'exactitude ne doivent rien laisser à désirer;
ilprésente sur l'état politique actuel des nations les renseignemens
les plus modernes ; les cartes sont construites
avec une précision rare . On va voir jusqu'à quel point ces
annonces sont véritables (1) .
(1) On ne peut attribuer à aucun des rédacteurs du Mercure les
petites phrases apologétiques qui suivent quelquefois le titre des livres
nouveaux dans notre article Annonces. Dans cet article on ne fait
autre chose que copier les annonces de livres , telles que les publient
les libraires dans leurs catalogues . Ces mêmes ouvrages sont ensuite
examinés et jugés par les rédacteurs . C'est à leurs extraits seuls que
le public doit accorder sa confiance.
Au reste , nous supprimons le plus souvent , dans les annonces des
livres nouveaux , ces avertissemens des libraires qui ont intérêt à
prôner d'avance les ouvrages qu'ils publient. C'est par inadvertance
que l'on a imprimé , dans son entier , à la fin du No du 7 avril , l'annonce
de l'atlas dont on rend compte dans cet article.
(Note du directeur du Mercure. )
AVRIL 1810 . 469
T
-
1
}
Je commence par les cartes; c'est ce qu'il y a de plus
curieux . On y trouve d'abord trois figures , celle de la
sphère armillaire , et deux autres représentant des
cercles, divisées en bandes transversales ; l'une pour
montrer l'effet des zones ou climats , l'autre pour montrer
les effets de l'obliquité de l'écliptique. Au haut de
la planche on lit : Géographie mathématique , voilà
en quoi elle consiste. Dans une planche en regard on
a la géographie physique ; celle-ci est expliquée par
un dessin où l'on a figuré des continens , des mers ,
des îles , des promontoires , des caps , des dunes , des
marais , des rivières , des étangs , des canaux , des
archipels , des montagnes , le tout de fantaisie et d'imagination
: il y a jusqu'à des écueils et des sources.
Pour de la proportion entre les parties , on sent qu'elle
n'était pas nécessaire , aussi n'y en a-t-il pas du tout,
On y voit des jetées plus grandes que des bras de
mer , des canaux énormes , qui n'ont coûté d'autre peine
que de mettre un peu de couleur verte entre deux lignes
droites parallèles ; enfin ce qui complète la beauté de ce
tableau , quoique la terre et les mers y soient représentées
à vue d'oiseau , comme sur un plan , les montagnes et les
écueils y sont peints de profil , ce qui fait beaucoup
mieux sentir leur prodigieuse élévation .
Pour les cartes géographiques , qui, suivant l'annonce,
sont construites avec une précision rare , j'avoue en effet
qu'on ne peut leur reprocher aucune erreur topographique
; car il n'y a pas une seule ville qui y soit marquée
, pas un seul état dont l'intérieur soit détaillé; leurs
contours seuls sont indiqués . On y reconnaît de même
les divers continens par des configurations analogues à
celles qu'on a coutume de leur donner dans les cartes
géographiques véritables : le tout divisé en carreaux par
des cercles de longitude et de latitude et peint de rouge ,
verd , bleu , jaune , forme une enluminure à-peu-près
pareille à un papier marbré. Voilà comment sont faites
ces cartes construites avec une précision rare .
L'idée de l'auteur a été que les élèves indiquassent euxmêmes
la place des villes et de tous les autres détails ,
d'après leur longitude et la latitude supposées connues.
470 MERCURE DE FRANCE ,
Cela serait possible si l'élève avait eu long-tems sous les
yeux de bonnes cartes où ces détails fussent bien indiqués .
Alors , en les lui faisant souvent copier et dessiner , les
contours des pays et la situation des lieux se graveraient
dans sa mémoire , et il finirait par les disposer trèsexactement.
Cela se peut faire encore avec des cartes
découpées en morceaux mobiles dont la configuration
aide la mémoire de l'enfant et lui sert pour retrouver
leur position. Mais remplir la tête d'un pauvre enfant
de longitudes et de latitudes exprimées en nombres ,
en nombres qui n'ont aucun rapport les uns avec les
autres , et lui faire apprendre ainsi par coeur le tableau
des positions géographiques , c'est un excellent moyen
de le rendre imbécile pour sa vie , ou au moins de lui
faire abhorrer une étude si ennuyeuse et si stérile .
Ce qu'il y a de particulier, c'est que l'auteur, malgré
la simplicité de ses cartes , a encore trouvé le secret d'y
faire beaucoup d'erreurs et des erreurs que l'on ne croirait
jamais possibles dans un livre imprimé. Par exemple,
dans la mappemonde , l'exactitude l'a porté à joindre à
la Nouvelle - Hollande la Terre de Vandiemen , et à
supprimer le détroit de Bass , et les îles qui s'y trouvent.
Le cap Comorin est placé au moins à trois degrés de
latitude de sa position véritable , et dans l'Europe , l'Estramadure
s'est trouvée amincie entre le Tage et le Mondégo
, de manière à former une presqu'île bien marquée.
En Asie , l'île de Bornéo se trouve coupée en deux par
un détroit de nouvelle espèce découvert par l'auteur , ou
bien, comme le nom ne nous gêne pas dans nos suppositions
, peut-être l'une de ces divisions est-elle une des
petites îles voisines de Bornéo ; mais alors elles se trouvent
furieusement agrandies , et Bornéo elle-même est bien
écornée. En général , les îles ont été maltraitées . L'auteur
n'indique pas le moindre vestige des îles aleutiennes ,
au moyen desquelles on croit que les Américains et les
Asiatiques communiquent dans le tems des glaces . Les
marins qui iront aux Indes chercheront en vain à relacher
aux îles Laquedives . Plus loin la Nouvelle Guinée
leur offrira des côtes toutes différentes de celles qu'ils y
ont vues jusqu'à présent , et s'ils voulaient naviguer dans
AVRIL 1810 . 47
l'archipel du Japon , ils seraient absolument perdus . On
les prévient aussi de ne pas faire leur point sur les
nouvelles cartes , car elles sont construites sur un genre
de projection qui pourrait les embarrasser . Les pays
situés près de l'équateur , sont tracés d'après la projection
de Mercator. Les méridiens et les parallèles y
sont rectilignes , mais à partir du Tropique les méridiens
convergent subitement vers le pôle d'une manière tout-àfait
extraordinaire. Cette révolution imprévue produit ,
dans les extrémités orientales de l'Asie , une nouvelle
terre sous forme de parallélogramme qui remplace le
pays des Tchuktchi et des Kamschatdales .
La meilleure carte est celle de l'Afrique. Comme on
n'a presque point de données positives sur l'intérieur de
cette partie du monde , elle est presque toute peinte
d'une seule couleur. Cependant des gens minutieux
pourront critiquer la position du lac Maravi , jeté au
hasard sur ce grand continent à 5 ou 6 degrés de longitude
du lieu où on le croit placé . L'océan Atlantique méridional
, que l'on pourrait appeler le désert des eaux ,
est encore privé d'un de ses oasis . L'île Saint-Hélène a
entiérement disparu ; et c'est avec peine que nous annonçons
cette nouvelle aux navigateurs. L'Amérique a de
même éprouvé quelques pertes . Elle a perdu toutes les
montagnes situées dans sa partie septentrionale . Le haut
plateau du Mexique n'existe plus , les Bermudes, et
beaucoup d'autres îles ont éprouvé le même sort .
J'ai dit que ces cartes ressemblaient à du papier marbré;
cela est sur-tout vrai pour la carte de France ,,
divisée en départemens : mais ici , l'auteur jaloux de
remplacer partout des idées par des nombres , s'est avisé
d'une invention qui est véritablement un trait de génie . Il
adonné à chaque département un numéro pour exprimer
la force de la population ; et les nombres les plus considérables
indiquent les départemens les plus peuplés . De
sorte que l'élève n'a pas besoin , par exemple , de savoir
que le département du Rhône renferme un grand nombre
de fabriques de soieries et d'autres produits de toute
espèce ; il lui suffit de savoir qu'il est numéroté 109 ,
et il en a ainsi la plus juste idée. On sent que dans
472 MERCURE DE FRANCE ,
1
une évaluation aussi délicate , on peut bien pardonner
quelque inexactitude; par exemple , le département du
Liamone, qui contient 60,000 habitans , a reçu de l'auteur
le numéro 1 , quoique l'île d'Elbe , qui forme
aussi un département , ne renferme que 12,000 individus.
Il est vrai que l'auteur peut alléguer en sa faveur
une sorte de justification ; c'est qu'il a entiérement
oublié l'île d'Elbe , ainsi que la plus grande partie
des départemens italiens , quoique l'ouvrage soit daté
de 1810. L'auteur a donné le n° 2 au département des
Basses-Alpes , et ici il est plus difficile de l'excuser , car
en ouvrant seulement l'annuaire du Bureau des longitudes
, on y trouve le département des Basses-Alpes
placé par son rang alphabétique immédiatement entre
deux autres qui lui sont inférieurs en population , et à
l'un desquels , par conséquent , le n° 2 devrait , de préférence
, appartenir.
Je n'ai pas parlé d'une espèce de longue chenille qui
s'étend sur une partie de la carte de France , et dont on
retrouve des analogues dans quelques cartes de cet atlas.
A force d'y penser , je crois être certain que ces insectes
indiquent des chaînes de montagnes , et peut-être qu'en
les désignant de cette manière l'auteur a encore eu pour
but d'exercer la mémoire de ses élèves , comme il l'a fait
ailleurs par des chiffres et des numéros .
Je crois qu'il est inutile de pousser plus loin l'examen
de cet atlas élémentaire ; en voilà assez pour montrer
combien il est peu digne des éloges qu'il a usurpés dans
l'annonce. On conçoit difficilement qu'il y ait des auteurs
capables de composer de si mauvais ouvrages . On
conçoit encore moins comment il se trouve des libraires
qui les impriment ; mais ce que l'on ne conçoit pas du
tout , c'est que l'on parvienne à les faire annoncer avec
éloge dans des journaux destinés à maintenir les principes
de la raison et du goût. BIOT.
1
1.
LITTÉRATURE
1
1
1
!
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
de leurant
et de la dorinDE LA SE DES DIVERS SYSTÈMES D'ÉCONOMIE POLITIQUE ,
convéniens , de leurs avantages ,
plus favorable aux progrès de la richesse de nations
par M. CH. GANILH , avocat , ex-tribun .
in-8 : Chez Xhrouet , rue des Moineau
:
Deuxvol.
16
5.
n
It est incontestable que la science qu'on appelée
peut-être improprement , Economie politique , approche
plus qu'elle n'a jamais fait d'être entièrement éclaircie
On commence du moins à entrevoir qu'il peut s'y rencontrer
des principes sûrs , et que de ces principes découlent
nécessairement telles ou telles conséquences . On
sait , par exemple , qu'une nation riche et une nation
pauvre different beaucoup entr'elles ; que plusieurs
étaient pauvres qui sont devenues riches , et que d'autres
se sont appauvries ; que ces effets ont été souvent indépendans
de la fertilité du sol . On a recherché avec succès
quels pouvaient être les moyens par lesquels on obtenait
ces richesses si désirables , et quelles causes pouvaient
les détruire. On a trouvé que l'industrie , appliquée, soit
à la culture des terres , soit aux manufactures , soit au
commerce , contribuait à les accroître . On a recherché
quels étaient les procédés que suivait l'industrie , et l'on
est arrivé à entrevoir l'usage dont étaient les capitaux et
lesmonnaies ..
A Procédant ainsi , on a peu-à-peu élagué les idées systématiques
; on n'a admis que des faits constans , bien
analogues à ce que nous voyons , à ce que pratiquent
tous les jours les négocians , les administrateurs de la
fortune publique ; on est parvenu à établir quelques
bases solides , et à ne plus disputer que sur quelques
définitions et sur quelques conséquences. Il est même
très-probable que les révolutions politiques et commerciales
qui ont signalé la fin du dix-huitième siècle et le
Hh
EINE
474 MERCURE DE FRANCE,
commencement du dix- neuvième , de nouveaux Etats
créés , de- nouvelles cultures , de nouvelles routes ouvertes
au commerce , des routes anciennes fermées , la
civilisation gagnant du terrain dans les deux Amériques,
une cinquième partie du monde ( la Nouvelle-Hollande ,
ou Austrasie ) découverte et se peuplant par des colonies ,
il est probable , dis-je , que tous ces événemens , fournissant
de nouvelles données , des expériences rares , et
des rapprochemens curieux , avanceront beaucoup les
progrès de cette science long-tems problématique , et
désormais bien reconnue , de l'Economie politique.
Le but de M. Ganilh , dans l'ouvrage que j'ai sous les
yeux , a été de faire la revue de l'état où elle est maintenant
parvenue , soit pour constater ses progrès évidens ,
soit pour rendre plus faciles ses succès probables . Il a lu
les principaux ouvrages écrits sur ce sujet , et sur chaque
point il donne les opinions , sinon de tous , au moins de
plusieurs de ceux qui en ont écrit ; de Quesnay et de ses
sectateurs , de l'anglais Steuart , sur-tout du célèbre
Adam Smith , et après-lui de M. Germain Garnier , de
M. Say , dont le Traité d'économie politique est l'ouvrage
le plus complet que nous ayons sur cette matière ,
et de quelques autres moins connus ( je suis surpris qu'il
ne cite point le livre très -estimable de M. Simonde , sur
la richesse commerciale ) . Souvent M. Ganilh éclaircit ,
en les rapprochant, les opinions de ces divers écrivains ;
quelquefois aussi , je suis forcé de l'avouer , il les rend
confuses l'une par l'autre . En effet , lorsqu'une assertion
est mise en avant par un homme tel que Smith , par
exemple , et qu'il l'a fait précéder des définitions les
plus scrupuleuses , et l'a fait suivre des développemens
les plus étendus , si elle est crûment présentée et accolée
à d'autres assertions légérement avancées par des
écrivains peu instruits ou animés par des motifs personnels
, l'une perd ce qui la rend intelligible et solide , et
l'autre ce qui la montrerait futile et dépourvue de fondement.
Elles troublent l'esprit du lecteur de bonne-foi ,
qui , en achetant un livre d'économie politique , cherche
des faits , des explications et des raisonnemens solides ,
de l'instruction enfin.
AVRIL 1810 . 475
م ل
Que serait-ce si M. Ganilh , qui a peut-être eu tort de
traiter cette science comme un procès dont il aurait été
te rapporteur , n'avait pas toujours parfaitement saisi le
sens et la valeur des raisons apportées par les divers
avocats ? Or on ne peut disconvenir que , soit par la
faute des traductions qu'il a consultées , soit à cause de
la rapidité de son travail , il n'ait commis à cet égard
quelques erreurs . Par exemple , lorsqu'il dit (1) que
Smith a distingué trois sortes de capitaux : 1º celui qu'on
réserve à la consommation immédiate et qui se compose
de vivres , d'habits , de meubles , de maisons de campagne
et de tous les objets d'agrément ; 2° celui qu'il
appelle le capital fixe , et qui se compose des machines ,
des instrumens qui abrègent et facilitent le travail , des
bâtimens utiles , de l'amélioration des terres , et des
talens dont est pourvu chacun des membres de la société ;
3º celui qu'il appelle le capital circulant et qui se compose
de toutes les provisions de matières brutes ou manufacturées
, des métaux monnayés , etc .; il est évident,
dis-je , pour tous ceux qui connaissent l'Economie politique
, que M. Ganilh présente bien l'idée de Smith
relativement à ces deux dernières sortes de capitaux ,
que Smith subdivise même en plusieurs autres , mais
qu'il se trompe sur ce qu'il range dans la première division.
Smith savait trop bien ce qu'on entend en anglais ,
comme en français , et ce que les négocians de tous les
pays entendent par un capital , pour donner ce nom
aux produits qui sont destinés à la consommation d'agrément
, et qui sont précisément distraits de ceux qu'on
destine à usage de capitaux , c'est-à-dire , des valeurs
qu'on amasse soit pour les faire valoir par soi-même
soit pour les prêter à d'autres , et qui , dans tous les cas ,
doivent servir à la reproduction . M. Ganilh paraît avoir
confondu dans Smith le mot Stock , qui veut dire la
masse générale des produits d'une nation ou d'un particulier
, le fonds, dans lequel on puise et les consommations
annuelles et ce qu'on ajoute à ses capitaux , et
le mot capital , mot consacré à désigner cette portion
(1) Tome I , page 275.
,
Hh2
476 MERCURE DE FRANCE ,
des produits qu'on réserve pour mettre en activité une
industrie quelconque (2) .
M. Ganilh décide nettement , contre Smith , que tous
les peuples ont le plus grand intérêt à préférer le commerce
étranger au commerce intérieur. Cependant Smith donne
de fort bonnes raisons pour prouver que les profits du
commerce de l'intérieur à l'intérieur , pris en masse , sont
plus considérables que les profits faits sur le commerce
étranger , que les affaires commencées et terminées plus
promptement, répètent ces profits plus souvent , etc. etc.
et peut-être que si M. Ganilh avait quelques connaissances
commerciales de plus , il sentirait combien Smith
a raison. Il se défierait du moins beaucoup plus de son
opinion , lorsqu'elle est en opposition avec celle d'un'
écrivain aussi judicieux , aussi profondément instruit ,
qui avait vu , connu et apprécié tous les hommes célèbres
de son tems enAngleterre et en France , qui , avant
d'écrire sur l'économie politique , l'avait professée pendant
treize ans à Glascow , et qui doit être considéré
comme le père de cette science , puisque le premier il l'a
fait rentrer dans le domaine des idées positives .
Ce n'est pas dans un extrait que l'on peut combattre
la doctrine de M. Ganilh sur ce point , doctrine que je
crois heureusement très-fausse; je ferai seulement remarquer
en passant que ces questions-là ne sont pas si
oiseuses , et qu'il n'est pas si inutile de les approfondir
que beaucoup de gens voudraient le faire croire : c'est
ce principe soutenu par Davenant , par Forbonnais , et
autres antagonistes surannés du système suranné des
Economistes , qui a causé la plupart des guerres du
siècle passé , et qui inspire maintenant encore au gouvernement
anglais des prétentions injustes pour obteni
des avantages imaginaires .
Si M. Ganilh , malgré les excellentes choses qu'on
trouve dans son livre , s'est quelquefois trompé en attaquant
des écrivains recommandables , il ne s'est pas
moins trompé dans d'autres occasions en défendant les
principes de quelques autres auteurs . Il paraît avoir une
(2) Richesse des Nations , liv . II , chap. I.
AVRIL 1810 . 477
a
:
5:
:
i
3
1.
1
prédilection particulière pour le comte de Lauderdale
qui a publié , il y a peu d'années , des Recherches sur la
nature et l'origine de la richesse publique , dont il a paru
une traduction en France , il y a deux ans ; or , je suis
fâché de le dire , M. de Lauderdale a prouvé dans cet
ouvrage que les procédés de l'industrie et du négoce
lui étaient absolument étrangers , et quoiqu'on soit un
lord , il me semble qu'on doit au moins les connaître
avant d'écrire sur l'économie politique , autrement on
court le risque de faire souvent sourire le plus mince
manufacturier. Le comte de Lauderdale , disciple de
notre contrôleur-général Calonne , en économie , prétend
que l'accumulation des capitaux , ce nerf de toute
industrie , est très- funeste à l'accroissement de la richesse,
et que les caisses d'amortissement qui servent à éteindre
les charges des gouvernemens , et à rendre des capitaux
à l'industrie , sont des inventions diaboliques. Je ne dis
pas que M. Ganilh , dont le livre est celui d'un écrivain
éclairéet animé de l'amour du bien public , adopte toutes
ses conséquences , mais il adopte quelques-unes des
prémisses qui y mènent.
Si quelques parties de l'ouvrage de M. Ganilh sont
susceptibles d'être critiquées , il en est beaucoup d'autres
qu'on pourrait citer avec éloge ; j'en aurais donné
pour preuve son morceau sur les banques , s'il n'avait
pas été trop étendu pour trouver place ici. Il prouve aussi
très-bien que la corruption et la fin déplorable de quelques
nations de l'antiquité , qu'on a attribuées à leurs
richesses excessives , ne doivent être imputées qu'à la
concentration de ces mêmes richesses dans un petit nombre
de mains qui n'en pouvaient faire qu'un usage
funeste , tandis que le système économique des nations
modernes qui permet aux plus riches de placer leurs
capitaux d'une manière favorable à l'industrie et à la
production , met ces nations à l'abri des mêmes excès et
des mêmes malheurs .
!
Mais après que j'aurais indiqué de nombreux morceaux
dignes d'ètre loués dans le livre de M. Ganilh , je
ne pourrais éviter d'en blâmer le plan. Ce n'était pas sur
les systèmes en économie politique qu'il fallait écrire ;
478 MERCURE DE FRANCE ,
c'était sur l'économie politique elle-même. Que nous
importe ce que Child , Steuart , Quesnay , Gagliani et
d'autres peuvent avoir pensé sur telle et telle matière ?
Nous voulons savoir ce qui est et non ce qu'on a supposé.
Il faut donc toujours partir des faits et des raisonnemens ,
et jamais des opinions . Si l'on se borne à copier les définitions
que tels ou tels ont données de la nature des
richesses , des monnaies ; si l'on cite une critique de
l'un , une observation de tel autre sur le commerce ou
la consommation , sans développer le plus souvent leurs
motifs et leurs raisonnemens , on ne met pas le lecteur à
même de les apprécier , on n'augmente réellement pas la
masse de ses connaissances . Et lorsque par hasard , en
rapportant isolément l'opinion d'un auteur , on laisse
apercevoir qu'on a entiérement négligé ou méconnu la
valeur et l'importance de ses preuves , alors le lecteur
attentif peut supposer que vous avez fait un livre en
consultant la table des matières des autres livres . Je ne
demande pas à un écrivain moderne l'extrait de ses lectures
, je lui en demande le résultat ; qu'il me fasse grace
de ses études , et me présente seulement ce qui vaut la
peine d'être étudié . Reproduire les essais , les tâtonnemens
, les doctrines abandonnées , quelquefois les nonsens
des premiers qui ont écrit sur une matière quelconque
, ce n'est pas l'éclaircir , c'est la replonger dans
les nuages dont il faudrait au contraire la retirer.
Qui ne voit d'ailleurs que faire consister l'économie
politique dans l'histoire des opinions , c'est en refaire
une science d'adeptes , c'est la replacer sous le joug de
l'autorité , c'est-à-dire , rétablir ce qu'on a eu tant de
peine à détruire , et ce qui nuit si essentiellement aux
progrès de toutes les connaissances humaines , qu'on
n'avance jamais efficacement qu'en partant de la nature
des choses ?
Je soumets ces réflexions à l'auteur lui-même , qui est
trop éclairé pour ne pas les apprécier , et à l'activité
aux louables intentions de qui je me plais à rendre la
justice qui leur est due . S. F. D. C.
:
AVRIL 1810. 479
1
1
1
:
ESSAI HISTORIQUE SUR LA PUISSANCE TEMPORELLE DES PAPES ,
sur l'abus qu'ils ont fait de leur ministère spirituel ,
et sur les guerres qu'ils ont déclarées aux souverains ,
spécialement à ceux qui avaient la prépondérance en
Italie : ouvrage traduit de l'espagnol . -A Paris , chez
Lenormant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
- 1810 .
( DEUXIÈME EXTRAIT. )
Le dixième siècle s'ouvre par frente années de scandales
, qui , dans les âges précédens , étaient encore
inconnus à Rome. Trois femmes patriciennes, Théodora
, une seconde Théodora sa fille , et Marosie son
autre fille , y disposent tour-à-tour du pontificat . La
première fit élire Sergius III , qui fut depuis l'amant de
Marosie. Trois ans après la mort de Sergius , grace aux
intrigues de la seconde , on élut son amant Jean X , qui
fut d'ailleurs un pontife habile , un assez bon guerrier
même , et le vainqueur des Sarrasins . Après quatorze
ans de règne , il périt en prison , détrôné par Marosie ,
qui lui donna pour successeurs , d'abord deux de ses
favoris , Léon VI , Etienne VII , et enfin son propre fils
Jean XI , qu'elle avait eu du pape Sergius III , et non
d'aucun de ses trois maris . Albéric , autre fils de Ma--
rosie , mais légitime , ou passant pour tel , sans ôter le
pontificat à Jean XI , lui enleva l'autorité , qu'il exerça
lui-même en qualité de patrice. Il choisissait et gouver
nait les papes , redevenus de simples évêques de Rome.
<<Hors de la ville , dit l'auteur , ces papes ne possédaient
>>que des propriétés territoriales ; encore les avaient-ils
>>>inféodées pour en tirex parti. Une noblesse armée
>> s'était élevée dans leurs domaines , qui déjà n'étaient
>> plus leurs Etats , ou qui même ne l'avaient jamais été .
>>>On ignorait , dans ces tems barbares , l'art d'adminis-
>> trer au loin , l'art d'établir sur de grandes surfaces un
>>système énergique de centralité , de subordination , de
>> correspondance. Cet art ne s'est perfectionné que dans
>> nos tems modernes; et son absence , au moyen âge ,
480 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> fut peut- être l'une des principales causes de l'établis-
>> sement et des progrès de l'anarchie féodale .>>>
A cet aperçu rapide , et qui décèle si bien un esprit
exercé aux théories de l'art social , succèdent quelques
traits non moins heureux sur la situation où se trouvait
alors l'empire . A proprement parler, l'empereur d'Occident
avait disparu; s'abstenant de ce titre dans ses diplômes
, Henri l'oiseleur ne se nommait plus que l'avoué,
P'avocat des Romains ; tandis qu'Albéric indépendant ,
convoquait périodiquement ses concitoyens en assemblées
nationales , et gouvernait Rome sous des formes républicaines.
Mais les talens ne sont point héréditaires : Albéric
mourut , ne léguant que du pouvoir à son fils Octavien .
Celui-ci , jeune et mal habile , crut s'affermir en joignant
à l'autorité civile la dignité pontificale : c'était encore
trop peu pour sa faiblesse : intimidé par Bérenger , roi
d'Italie, ileutbesoin d'élire un empereur; ettout changea :
il acquit un protecteur; mais il se donna un maître : car
cet empereur fut Othon-le-Grand.
Prompt à secourir Jean XII , Othon dépose Bérenger
et Adalbert fils de ce prince , s'adjuge à lui-même l'Italie ,
reçoit l'hommage du pontife , dont il reconnaît l'autorité;
il paraît même l'étendre , mais il se réserve la souveraineté
de Rome et de son territoire , fait revivre dans toute
sa force le droit de confirmer l'élection des papes , et y
ajoute le droit de les déposer. Jean XII se ligue avec
Adalbert , son ancien ennemi , pour résister àun protecteur
si redoutable. Admonesté par l'empereur , comme
un enfant indocile et même un peu libertin , il se révolte
ouvertement ; mais il est vaincu : réfugié à Capoue , ily
lance une excommunication contre les évêques qui éliraient
un nouveau pape ; et ce nouveau pape n'en est
pas moins élu , sous le nom de Léon VIII , par un concile
qu'avait convoqué l'empereur. Des émeutes excitées
clans Rome y font rentrer Jean XII , qui se venge par
des proscriptions , et qui périt assassiné. Benoît V, élu
par les Romains , est bientôt forcé de rendre hommage
à Léon VIII ; mais tous deux meurent dans l'année : les
commissaires d'Othon font élire Jean XIII ; il est bientôt
chassé de Rome : Othon ly ramène en triomphe , et se
AVRIL 1810 . 481
T
1
1
souille lui-même , en autorisant des vengeances pontificales.
Au reste , ce prince reconquit en peu d'années
toute la puissance envahie par les papes , dans cette
espèce d'interrègne qu'avaient prolongé jusqu'à lui durant
plus d'un siècle les différens héritiers de Charlemagne.
Il voulait même faire de l'Europe chrétienne une
vaste république , en être le chefsuprême , en commander
les armées , en convoquer les conciles , en choisir les
pontifes , en créer les rois. Dans ces vues , qu'il ne put
réaliser , contraint de ménager les prélats allemands , il
leur accorda des droits régaliens ; et , pour affaiblir les
papes , il renforça le clergé qui déjà n'était que trop fort.
Le tableau général que présente ici l'auteur est tracé
avec un rare talent .
« Le clergé , tant séculier que régulier , acquérait ,
>> dans la plupart des contrées européennes , une puis-
> sance formidable , qui l'aurait été davantage encore , si
» déjà quelques symptômes de rivalité entre ces deux
>> clergés n'eussent entravé leur commun agrandisse-
>>>ment. Les couvens se multipliaient de jour en jour , et
>>s'enrichissaient presque sans mesure . On attendait fort
>> prochainement la fin du monde ; le terme des mille
>> années de l'église allait expirer ; et les donations à
>> l'église , spécialement aux monastères , passaient pour
>> la garantie la plus sûre contre la damnation éternelle.
»Du sein des cloîtres s'élevaient d'imposans personnages
>>devant qui s'abaissaient les trônes de la terre. Dunstan
>> s'élance de l'abbaye de Glaston pour gouverner la
>> Grande-Bretagne , sévir contre les reines , et mettre les
> rois en pénitence . Othon-le-Grand était , à cette épo-
» que , le seul prince chrétien qui dominât pleinement
>>l'autorité ecclésiastique ; et s'il restait chez quelques
>> peuples des idées ou des habitudes d'indépendance
>> civile , c'était encore parmi les Romains , au centre
>> même de la chrétienté . »
Dès-lors on entrevit en effet les premiers germes de
ces deux factions si connues depuis sous les noms de
Guelfes et de Gibelins : mais la liberté de Rome était le
principal objet du parti qui semblait tenir aux pontifes .
Bientôt le consul Crescentius , fils de Jean X et de la se
482 MERCURE DE FRANCE ,
conde Théodora , conçut la pensée de rétablir l'ancienne
république . Pour secouer le joug des deux Othon , qui
tinrent successivement de leurs mains débiles le sceptre
qu'avait su porter Othon-le-Grand , il crut devoir reconnaître
de, nouveau la souveraineté lointaine des empereurs
grecs . Après avoir exilé le pape Jean XV , qu'il ne
rappela qu'en le soumettant à l'autorité populaire , assiégé
lui-même dans le môle Adrien par Othon III , il crut
aux promesses de l'empereur , et périt victime de la perfidie.
Il eut des projets trop au-dessus d'un siècle où
s'étaient encore épaissies les vastes ténèbres du moyen
âge . Au reste , si , comme on vient de le voir, le clergé ,
dont l'ignorance était moins profonde que celle des peuples
, accrut dans ce siècle et son ascendant et ses
richesses , on a vu aussi que le pontificat suprême y fut
scandaleux , sans éclat et sans force. Othon-le-Grand
l'avait comprimé ; Hugues Capet ne daigna pas l'apercevoir
, lorsqu'il détrôna la race carlovingienne . « Hugues
>> ne s'adressa point à Jean XV, comme jadis Pepin à
>> Zacharie ; et le bonheur de ne point devoir son élé-
» vation au Saint- Siége , fut sans doute l'une des causes
>> de l'affermissement de Hugues , de la longue durée de
>> sa dynastie , et de la propagation des maximes d'indé-
>> pendance qui ont distingué et honoré l'église galli-
>>cane. >> Hincmar , archevêque de Reims , avait proclamé
ces maximes dès l'âge précédent. Dans celui-ci , un autre
archevêque de Reims , Gerbert , les soutint avec une
énergie au moins égale. Il devint pape sous le nom de
Silvestre II , et le pape fut infidèle aux principes du
prélat ; exemple souvent imité par ses successeurs . Ce
fut lui qui força Robert , roi de France , excommunié
par Grégoire V , de renvoyer Berthe sa parente , qu'il
avait épousée sans dispense . Ce faible héritier de Hugues
Capet devint l'esclave d'un pouvoir que son père n'avait
pas même employé comme auxiliaire .
Durant la première moitié de l'onzième siècle , la papauté
fut encore plus avilie qu'elle ne l'avait été durant
presque tout le dixième , et dans ce long abaissement ,
on n'aurait pu deviner à quelle hauteur elle allait bientôt
s'élever . Les efforts d'un second Crescentius , pour reconAVRIL
1810. 483
E
12
quérir la liberté romaine , furent momentanés et stériles .
Benoît VIII , et Jean XIX , son successeur , quoiqu'il
fût son frère , accusés tous deux par l'histoire d'avoir
acheté le pontificat , qui dès-lors était à l'encan , se soutinrent
tour-à- tour , grâce à la protection des empereurs
Henri de Bavière et Conrad le Salique. Mais l'empereur
Henri III exerça dans Rome une autorité supérieure encore
à celle de ses prédécesseurs , à celle même d'Othonle-
Grand. On vit trois papes à-la-fois : Benoît IX , extrêmement
jeune , mais déjà célèbre par ses vols et par
ses débauches ; Silvestre III , élu pour son argent , suivant
la mode établie ; et Grégoire VI , à qui Benoît IX
vendit la papauté , du moins en partie ; car lui-même en
garda sapart . Après des excommunications mutuelles , qui
ne pouvaient effrayer des gens du métier , les triumvirs
sacrés firent sans doute quelque transaction à l'amiabłe :
car tous trois demeuraient à Rome; Benoît au palais de
Latran , Silvestre au Vatican , Grégoire à Sainte-Marie-
Majeure , chacun dans son palais , et , selon Voltaire ,
chacun avec sa maîtresse. Cette farce ne pouvait durer :
malgré son extrême ridicule, elle indignait les gens
sérieux. Ce fut donc sans aucun obstacle qu'Henri III ,
passant en Italie , destitua d'un seul coup trois papes
italiens . Nulle réclamation ne s'éleva non plus lorsqu'en
moins de quatre années il fit élire trois papes allemands ;
un Suidger , évêque de Bamberg , un Poppon , évêque
deBrixen, et enfin son propre cousin , Brunon , qui prit
le nom de Leon IX , et mit un terme aux scènes burlesques
dont Rome avait été vingt ans le théâtre .
: Ici apparaît cet Hildebrand , si célèbre dans les annales
ecclésiastiques , remarquable sous six pontifes avant
d'être pontife lui-même , et toujours plus imposant de
règne en règne ; pareil à ces statues colossales que l'on
aperçoit dans le lointain , et qui semblent grandir à mesure
qu'on s'en approche. Ecouté par Léon IX , accueilli
par Victor II , à peine est-il cardinal , et c'est lui qui déjà
gouverne l'église : lui qui , sous Etienne IX , rend désormais
le mariage incompatible avec le sacerdocè , et fait
excommunier comme hérétiques les prêtres qui n'abandonneraient
pas à l'instant leurs épouses : lui qui , sous
1
۱
)
484 MERCURE DE FRANCE ,
Nicolas II , excluant de l'élection des papes le clergé , la
noblesse et le peuple , y admet les seuls cardinaux évêques
, à la charge de s'adjoindre ensuite les cardinaux
clercs , d'obtenir le consentement des fidèles , et de plus
celui du futur empereur Henri, dont le droit , attaché
depuis Charlemagne à la couronne impériale , se trouve
métamorphosé tout-à-coup en un privilége individuel ,
accordé par le siége apostolique. C'est encore Hildebrand
qui , sous le même pape , faisant défendre à tout ecclésiastique
de recevoir d'un laïque aucun bénéfice , même
gratuit , commence la longue querelle des investitures ;
lui qui , érigeant le pontife en dispensateur des couronnes
, fonde le royaume de Naples en faveur de Robert
Guiscard , devenu vassal du Saint-Siége. Après avoir
exercé toute la puissance durant le pontificat d'Alexandre
II , Hildebrand lui succède enfin , sous le nom de
Grégoire VII : et si l'on demande pourquoi cet homme;
avide d'empire , fut si lent à ceindre la tiare , l'auteur a
tropbien éclairci ce point pour ne pas le laisser répondre .
« C'était à l'agrandissement illimité de la puissance
> pontificale , bien plus qu'à son élévation personnelle,
>> que l'entraînaient ses opinions et son caractère. On ne
>> remarque dans sa conduite aucun de ces ménagemens
>> que l'intérêt privé conseille : elle a toute la roideur
>> d'un système inflexible dont il n'est jamais permis de
>> compromettre l'intégrité par des concessions ou des
>> complaisances. Son zèle qui n'est pas seulement actif,
>> mais audacieux , opiniâtre, Inconsidéré , lui vient d'une
*>> persuasion incurable. Hildebrand aurait été le martyr
>> de la théocratie , si les circonstances l'eussent exigé;
> et il ne s'en fallut guère. Comme tous les enthousiastes
>> rigides , il se crut désintéressé , et fut sans remords le
>> fléau du monde. Sans doute que les intérêts sont le
> mobile des actions humaines : mais le triomphe d'une
>> opinion est aussi un intérêt ; et sacrifier à celui-là
>> tous les autres , c'est , dans chaque siècle , la destinée
>>de quelques hommes. Il en est qui , attentifs à ne
>> rien troubler autour d'eux , ne compromettent que
>>> leurs propres jouissances; ceux-là sont d'autant plus
>> excusables que c'est peut- être à la vérité qu'ils offrent
AVRIL 1810. 485
7
na.
tac
ex
:
2-
5
0
d
» un si pur et si modeste sacrifice. D'autres , comme
>> Hildebrand , pensent acquérir , par les privations
>>qu'ils s'imposent , le droit d'ébranler et de tourmenter
>> les peuples ; et leurs sombres erreurs coûtent des dé
>>> sastres à la terre . >>
Par l'ascendant de Grégoire VII , Mathilde , comtesse
de Toscane , fit au Saint-Siége une donation des Etats
qu'elle possédait en Italie. C'est le seul acte de ce genre
qui porte un caractère d'authenticité , quoique beau
coup d'empereurs , et même beaucoup d'historiens ,
n'ayent pas voulu l'admettre comme authentique. Mathilde
, qui détestait l'empereur Henri IV, aida constamment
Grégoire VII à le combattre , et s'associa sans réserve
aux destinées du pontife. On a cru voir en elle une
pénitente séduite par son directeur ; mais , selon toutes
les apparences , ce n'était qu'une dévote subjuguée.
Grégoire avait des moeurs austères. Du fond du cloître il
n'avait porté sur le trône pontifical qu'une arrogance inflexible
, et le rêve de la monarchie universelle. Il le
réalisa autant qu'il lui fut possible. Peu content d'avoir
réduit l'empereur à des soumissions ignominieuses , il
voulut encore qu'elles fussent inutiles. Osant le déclarer
déchu de l'empire , il fit élire à sa place Rodolphe , duc
de Souabe , qui , presqu'aussitôt , fut vaincu par Henri
IV , et périt dans le combat , sous la main de Godefroi
de Bouillon . Grégoire excommunie l'empereur après la
victoire . Henri prend Rome d'assaut ; Grégoire l'excommunie
dans le môle Adrien ; et délivré , conduit à Salerne
durant une absence du vainqueur , il y meurt en
l'excommuniant. Il avait insulté tous les souverains de
^ l'Europe; I empereur grec , auquelilordonnait d'abdiquer;
le roi de Pologne , qu'il prétendait déposer ; le roi de
Hongrie , dont il lui plaisait d'appeler le royaume une
propriété de l'église ; le duc de Bohème , dont il exigeait
et recevait un tribut de cent marcs d'argent ; et jusqu'au
roi de France , Philippe premier , qu'il voulait
rendre aussi son tributaire. Un jour il invita Guillaumele-
Conquérant à lui prêter hommage , et à lui payer le
denier de Saint-Pierre, subside autrefois supporté par la
dévotion complaisante des rois anglais. Guillaume lui
486 MERCURE DE FRANCE ;
fit observer qu'il ne fallait pas demander à-la-fois l'hommage
et l'aumône , et refusa l'un , sans accorder l'autre .
Celui qui avait conquis le trône de Harold n'était pas de
ces princes qui se laissent imposer des lois par un
prêtre .
Après Victor III , qui ne fit que passer sur le siége
pontifical , Urbain II , pape français , adopta les principes
et les haines d'Hildebrand. Il arma Conrad contre
son père Henri IV. Il excommunia le roi de France ,
Philippe premier , qui avait répudié Berthe , pour
épouser Bertrade de Montfort. Philippe l'avait enlevée à
son mari le comte d'Anjou , fait étrange , sans doute ;
mais , ce qui l'est bien davantage , l'excommunication
fut lancée dans cette même ville de Clermont où le pape
obtenait un asyle , et dans ce même concile où fut prêchée
la première croisade. Telle était la puissance de
Rome à la fin de l'onzième siècle; et Rome la devait à
Grégoire VII . A lui remontait encore l'idée de ces émigrations
armées , qui dépeuplèrent l'Europe en ravageant
la Syrie et l'Egypte . Il avait exhorté l'empereur
Henri IV à prendre la croix pour combattre les infidèles ,
et leur arracher le tombeau du Christ : mais l'empereur
ne jugea point à propos d'aller conquérir un sépulcre ,
afin de laisser à l'ambitieux pontife le loisir de se rendre
maître et de l'empire et du monde chrétien .
Paschal II , au siècle suivant , continua de persécuter
l'empereur Henri IV, qui mourut dans la misère , détrôné
, vaincu par son fils , dont Rome encourageait
l'audace parricide. Mais ce même fils , devenu l'empereur
Henri V , se fit redouter du Saint-Siége , et punit
long-tems le pontife qui s'était rendu son complice.
Entre les papes qui , depuis Gélase , se succédèrent rapidement
durant trente années , on doit remarquer
Calixte II , qui termina la querelle des investitures ; et
sur-tout Eugène III , moins célèbre pour avoir déterminé
, conjointement avec Saint-Bernard , une croisade
fort malheureuse , que pour avoir approuvé cette compilation
canonique , aujourd'hui nommée le décret de
Gratien , mais jadis intitulée d'une manière plus naïve
et plus piquante , Concorde des canons discordans .
AVRIL 1810. 487
1
15
1
Adrien IV , né dans un village anglais , et fils d'un mendiant
, après avoir été , non sans peine , admis dans un
monastère , de moine qu'il était devint pape , et porta
sur le trône pontifical , avec la rudesse du cloître , toute
la rustique insolence d'un parvenu. Il éprouva quelques
disgraces . Guillaume-le- Mauvais , roi de Sicile , ne
recevant de lui que le titre de seigneur , prit le parti de
lui faire la guerre. Le pape , forcé de capituler dans
Bénévent , sacrifia les Siciliens qu'il avait soulevés contre
leur prince . « Guillaume de Tyr l'en a blâme , ajoute
>> l'auteur , mais , selon Baronius , il ne faut que l'en
>>plaindre; car il manquait des moyens de rester fidèle
» à ses engagemens ; et il était si peu libre , qu'il fut
>> contraint de reconnaître , par un acte authentique ,
» qu'il jouissait d'une liberté parfaite . » L'empereur Frédéric
Barberousse ménagea d'abord ce pontife : il ne
dédaigna ni la complaisance humiliante de conduire sa
haquenée par la bride , ni la complaisance plus repréhensible
de lui livrer Arnauld de Brescia , qui voulait ,
à la fois , réformer l'état et l'église , et que le pape fit
brûler vif. Mais si Frédéric tenait médiocrement à la
vie d'un homme , il tenait beaucoup à l'empire : il se
brouilla donc avec le pape qui voulait le lui disputer.
Adrien commençait à soulever les villes Lombardes
contre le joug impérial , quand il fut surpris par une
mort précipitée ; mais il mourut du moins à la manière
des papes de ce tems-là : il eut le plaisir , en expirant ,
d'excommunier un empereur.
Le pape Alexandre III fut un adversaire plus digne de
Frédéric ; et , quelque bien fait que soit l'ouvrage dont
nous présentons l'analyse , peut être désirerait-on d'y
trouver moins de réserve à l'égard de ce pontife célèbre .
Il eut raison contre des monarques , et protégea les droits
des peuples . Ce qu'il y a de plus remarquable dans son
règne , ce n'est pas sa querelle avec Henri II , roi d'Angleterre
, au sujet de Thomas Beket , archevêque de Cantorbéry
. En cette occasion toutefois , Alexandre mérite
encore des éloges , non pour avoir canonisé un prélat
brouillon , mais pour avoir contraint un roi puissant et
criminel à faire amende honorable d'un assassinat , qu'il
1
1
488 MERCURE DE FRANCE ;
avait au moins indiqué . Alexandre s'est honoré sur
tout par une conduite ferme et sage , durant ses longs
démêlés avec Frédéric. Poursuivi , persécuté , chassé de
l'Italie par cet empereur , il ne le déposa point , comme
Grégoire VII avait déposé deux fois Henri IV. Forcé
de chercher un asyle en France , il y dirigea de loin les
efforts courageux de la ligue lombarde ; et ce fut de son
nom que les Milanais fugitifs appelèrent la cité qu'ils
bâtirent , quand Frédéric eut détruit Milan. Temporiseur
habile , laissant le vainqueur user sa fortune , après
dix-huit ans de guerre il sut négocier à propos , conclut
une paix avantageuse , vit s'humilier devant lui ce même
empereur qui lui avait opposé quatre anti-papes , et ,
faisant à Rome une entrée solennelle , y passa glorieusement
les quatre dernières années d'un pontificat dont
la mémoire est restée chère à l'Italie . M. C.
OEUVRES DRAMATIQUES ET LITTÉRAIRES ; par M. DESALES;
membre de l'Institut de France .-Six volumes in-8° .
- A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
Ce livre , publié l'année dernière , n'est venu que depuis
peu entre nos mains. En attendant que nous en
puissions rendre un compte détaillé , comme nous espérons
le faire incessamment , nous croyons devoir donner
ici un simple aperçu de ce qu'il contient. Les trois premiers
volumes renferment une histoire raisonnée de la
Tragédie , et six pièces de théâtre de différens genres .
Le quatrième et le cinquième sont remplis par Tige de
myrte et Bouton de rose , histoire orientale , censée traduite
d'un manuscrit arabe. Dans le sixième , on retrouve
, avec des changemens et des améliorations , les
vies littéraires de La Fontaine , de Bailly , du général
Montalembert et de Forbonais , déjà imprimées , soit à
part , soit dans les mémoires de l'Institut (Classe des
sciences morales et politiques ) , et un Essai sur la na
ture et les élémens de l'Eloge , lu à la Classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'Institut , et dont il a été
parlé
AVRIL 1810 .
#
d
1
2
10
LA
parlé dans unRapport sur les travaux de outle classe
Cette collection d'écrits divers forme une suite nécessaire
aux autres ouvrages de M. Desales , tels que las Philo
sophie de la nature ; 'Histoire complète da Adigun
ou l'Histoire des hommes , dont l'auteur annonce une
refonte presque entière ; la Philosophie de bonheur;
Homère et Orphée, etc. On connaît les sentimens modérés
de l'auteur , et l'on pourrait en juger par cette phrase
qui termine sa préface générale ; il parle des jugemens
que l'on pourrait porter sur les historiens anciens et
modernes , dans un nouveau Répertoire historique , et
dans d'autres écrits de ce genre : « Malheureusement ,
dit-il , la plupart de ces ouvrages entraîneraient une
critique contemporaine qui n'est ni dans mes principes ,
ni dans mon caractère. Pollion disait : Je ne sais point
écrire contre qui sait proscrire ; et moi je dis : Je ne
sais point proscrire celui que la nature m'a donné pour
frère dans l'art d'écrire . Je dors encore plus tranquille
avec mon axiôme , qui n'exclut pas le courage , qu'avec
celui de Pollion. »
Preussens æltere geschichte ; von AUGUST VON KOTZEBUE,
mitgliede der Kæniglich-Preussischen Akademie der
Wissenschaften , etc.
HISTOIRE ANCIENNE DE LA PRUSSE ; par AUG. DE KOTZEBUE ,
membre de l'Académie royale des sciences de Prusse .
Quatre volumes in-8°. -A Riga , chez Charles-Jean
Godefroi Hartmann .
(TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE. )
L'HOMME ne change pas de peau comme le serpent , et
c'est en vain qu'il change d'habit , on le reconnaît toujours
sous son nouveau costume : la physionomie de
Kotzebue poëte et romancier nous est trop familière
pour que nous ne la cherchions pas dans Kotzebue historien
; nous l'y retrouverons un peu embellie par un
talent supérieur à ce que nous aurions pu présumer ;
mais empreinte dans les opinions , dans les jugemens ,
SEINE
Ii
490 MERCURE DE FRANCE ,
dans le style même , et certes , la physionomie de Kotzebue
ne ressemble guère à celle de Clio .
,
En faisant des drames , des mélodrames et des romans ,
on peut avoir appris à raconter et à peindre , et cet art
peut servir ensuite quand on écrit l'histoire : mais ces
travaux n'apprennent pas à penser , et dans la route de
l'historien le philosophe doit précéder le peintre.
Quand je dis philosophe , j'embrasse sous ce nom toutes
les qualités d'un esprit profond et sage ; la sagacité qui ,
après avoir remonté à la source des actions et des choses ,
pénètre jusqu'à leurs derniers résultats ; la justesse qui
éclaire sur leur véritable valeur ; cette indépendance ,
non-seulement de caractère , mais de pensée, qui s'élève
au-dessus des opinions du moment , des goûts du siècle ,
profite des lumières acquises par ses devanciers , et ne
sacrifie, pas aux erreurs de ses contemporains ; enfin ,
cette étendue qui rassemble , lie , subordonne des faits
isolés , et qui' , sans porter atteinte à la liberté de l'homme ,
saisit , autant que le permet notre faible vue , le vaste
plan qui règle l'univers . Lorsque ces qualités ont rendu
l'écrivain maître de son sujet , lorsqu'elles l'ont mis en
état de bien connaître et de bien juger ; lorsque , nouveau
Cadmus , il a semé et vu croître lui-même les hommes
qui doivent bientôt agir , alors commencent ses
devoirs de peintre ; qu'il s'applique alors à nous transporter
au milieu de leurs complots , de leurs passions ,
de leurs combats ; qu'il les fasse revivre , qu'il nous
fasse vivre avec eux ; s'il n'en a pas le talent , il sera froid
et nous resterons froids nous-mêmes , mais il pourra
être utile encore , tandis que , s'il a négligé ses premiers
devoirs , il sera superficiel , peut-être même plein d'erreurs
, ce qui nuira d'abord à notre instruction , et tốt
ou tard à sa renommée .
Celle de Kotzebue a cet écueil à redouter : il ne pense
ni avec assez de profondeur , ni avec assez de justesse
pour être un bon historien. Ce n'est pas qu'il n'ait des
idées philosophiques ; il les exagère , au contraire : mais
cette exagération même fait voir qu'elles ne sont pas à
lui , qu'il ne se les est pas appropriées , qu'il les a reçues
de ses contemporains avec tous les écarts , toutes les
1
+ 491 10 AVRIL 1810.
2
+
:
i
1
ty
(
fausses applications qui si souvent les accompagnent et
les gâtent. Il vante la liberté , non parce qu'il a médité
sur ses avantages , sur les moyens de l'acquérir , de la
conserver , mais parce qu'il est assez généralement
reconnu aujourd'hui que la liberté est une bonne chose,
et parce qu'il se serait fait huer par le public éclairé de sa
patrie s'il eût écrit dans un autre sens : il prêche la
tolérance , mais comme on pouvait la prêcher il y a
cinquante ans , lorsque sa nécessité n'était pas encore
bien établie ; il tonne contre les papes , contre le régime
féodal , contre les conversions à main armée , comme
il aurait pu le faire au quinzième siècle , sans songer
qu'aujourd'hui le tems de tonner est passé , que celui de
juger est venu , et qu'il ne s'agit plus que d'examiner
impartialement les institutions , les personnages , co
qu'ils étaient et ce qu'ils ont amené : il semble se plaire
à remettre debout les vieux préjugés , les anciens maux ,
pour les injurier et les combattre . Qu'il attaque avec
véhémence les vices , les erreurs de notre tems ; à la
bonneheure , c'est montrer un bon esprit et du courage;
mais que sert de déclamer contre des morts auxquels
nous ne ressemblons plus ? Personne ne chérit plus que
moi la justice historique ; personne n'éprouve plus de
plaisir en la voyant arriver après des siècles , rouvrir les
tombeaux et flétrir par d'équitables arrêts les usurpateurs
de l'estime et de la gloire : mais alors elle n'a
plus besoin qu'on les accuse et que l'on plaide contre
eux devant elle ; le tems l'a éclairée ; ses lumières lui
suffisent ; elle se contente de dévoiler et de prononcer ;
le calme doit présider à ses jugemens ; elle s'abaisse
quand elle y renonce. :
Ceux qui la font déroger ainsi à sa propre dignité ,
ont ordinairement un but secret qu'ils désirent atteindre,
et cedésir leur fait oublier ce qu'ils doivent au ministère
dont ils sont chargés . J'ai cru d'abord que tel était le
cas de Kotzebue ; la lecture des deux premiers volumes
de son ouvrage m'avait fait penser qu'une attaque contre
le christianisme était sa véritablé et son unique intention.
J'ai été désabusé par le reste : Kotzebue n'a point eu
d'intention suivie : il a sur chaque chose des opinions
Ii 2
492.. MERCURE DE FRANCE ,
,
ou plutôt des préventions auxquelles il se livre quand
l'occasion s'en présente , et qui , souvent peu d'accord
entre elles , ressemblent , même quand elles sont justes
et fondées , à des préjugés que l'auteur a reçus de son
siècle , et à travers lesquels il voit et juge les faits . Rien
n'est plus funeste que de prêter ainsi à des vérités importantes
et lumineuses cet air d'opiniâtreté et d'aveuglement
qui ne devrait appartenir qu'à l'erreur . Je me
crois peu ami de la superstition et de l'oppression , mais
l'acharnement avec lequel Kotzebue parle sans cesse des
convertisseurs et des oppresseurs , en méconnaissant
leurs grandes qualités et les résultats heureux produits
par leur despotisme même , m'aurait presque rendu leur
partisan , si mes opinions à ce sujet avaient pu dépendre
d'un livre. L'ordre Teutonique établit en Prusse le despotisme
féodal à l'aide du despotisme militaire ondevine
aisément quels maux durent s'en suivre : mais il
yétablit en même tems le christianisme et la civilisation,
et je vois au bout d'un siècle et demi des bourgeois
éclairés , des paysans actifs , connaître leurs droits , les
entreprendre et en soutenir avec succès la défense ;
tandis qu'auparavant , libres , maîtres du pays , vaillans
et supérieurs en nombre , ils n'avaient pu repousser des
conquérans qu'ils ont maintenant la force de chasser.
Aquelles causes attribuer une révolution si étrange ? II
valait la peine de les chercher , de les développer : Kotzebue
les eût trouvées dans les principes , dans la religion
même de ces conquérans ambitieux qui , en montrant
par quels moyens on peut vaincre , devaient tôt ou tard
apprendre à leurs sujets par quels moyens on peut résister
. Il eût pu alors , en rendant aux individus une justice
sévère , conserver aux choses leur véritable aspect ,
ne pas leur imputer les crimes des hommes , et concilier
dans sa narration l'équité d'un juge avec le calme d'un
observateur .
Mais une pareille tâche était au-dessus de ses forces ;
aussi s'est-il jeté à corps perdu en sens contraire et parlà
dans de singulières absurdités . Il a cru qu'un ami de
la tolérance, en voyant l'ambition et la cruauté s'allier au
zèle religieux , devait nécessairement s'élever contre des
::
AVRIL 1810 . 493
コ
1
1
a
idées qui avaient prêté un si beau masque à de si hideux
projets , et il s'est fait l'ennemi du christianisme au point
de regreter qu'il ait remplacé en Prusse l'idolâtrie . C'est
après avoir tracé le tableau le plus affreux de cette idolâtrie
et de ses moeurs , c'est après avoir parlé de victimes
humaines , de prisonniers de guerre toujours brûlés solennellement
en l'honneur des dieux , de mariages faits
par enlèvement et par violence , de fêtes où le profane
indiscret était massacré à l'instant et où , à son défaut ,
le malheureux rencontré le premier , subissait le même
sort ; c'est après avoir peint un sexe entier réduit à l'état
le plus avilissant et le plus misérable , qu'il s'écrie
«Quel dommage que la douce civilisation n'ait pas épar-
>> gné la foi de ce peuple et emprunté le nom de ses
>> dieux ! » ( T. I , p. 126) Peut- être y a-t- il dans tout
cela plus qu'une absurde inconséquence ; peut-être une
détestable licence morale , philosophique et littéraire,
est-elle la source de cette haine pour une croyance qui
assigne un terme à l'orgueil de la raison, des bornes
aux désirs , une route à la volonté et des lois à la conduite.
Mais je ne veux pas entrer dans de pareils détails;
je me bornerai àà fairee observer que c'est une grande
erreur aux historiens de ne pas distinguer les vices et
les maux qui naissent des passions des hommes , de ceux
qui naissent de leurs moeurs. Les passions s'éteignent ,
soit lorsqu'elles sont satisfaites , soit lorsque celui qui en
était possédé n'a plus les moyens de les satisfaire ; le
mal qu'elles ont produit passe avec elles , et les vices
qu'elles ont donnés avec celui qu'ils déshonoraient ;
mais les moeurs sont permanentes et ne cessent d'exercer
leur influence qu'au moment où une révolution vient les
changer . L'ambition , l'avidité, la soif du pouvoir étaient
des passions dans le coeur des chevaliers teutoniques ;
l'ordre perdit son empire , et ses sujets n'en sentirent plus
le poids . La férocité ,la superstition , l'ignorance faisaient
les moeurs des Prussiens ; elles avaient régné pendant des
siècles , et elles auraient continué de régner si une religion
plus amie de l'humanité et des lumières n'était venue
les bannir . Ce qui importe , c'est de placer l'homme
dans la route de la vertu et d'ouvrir ses yeux à la vérité :
494 MERCURE DE FRANCE ,
le meilleur sol est stérile tant qu'on n'y sème pointdebon
grain; la plus mauvaise terre peut conserver quelques
épis de froment , s'ils y ont été une fois déposés . Je suis
loin de penser que de telles considérations pussent arrêter
la condamnation des chevaliers coupables , mais elles
devaient empêcher leur historien de regreter l'ancien
état des Prussiens barbares .
Avec plus de profondeur dans les vues et moins d'animosité
contre le christianisme , il eût évité de pareils
écarts , mais la profondeur et la modération ne sont pas
les mérités de Kotzebue après les avoir cherchées vainementdans
l'ensemble de son ouvrage , on ne les rencontre
pas mieux dans les détails . A-t-il des portraits à
tracer? il ne les compose point de traits du caractère ,
devinés avec sagacité , rapprochés avec art, mais seulement
du tableau des actions resserréés en un court espace.
Au premier coup- d'oeil cette manière a quelque
chose de brillant et d'animé qui séduit ; on découvre
bientôt combien elle est superficielle ; on s'aperçoit
qu'un tel portrait n'est que le résumé des faits qu'on a
déjà vus , qu'il n'apprend rien , n'explique rien et ne
reproduit que la vie du héros , non sa physionomie.
Que dit à Pesprit ce portrait du duc de Pomeranie Swantopolk
? L'historien abandonne à regret ce héros du
>>moyen âge , qui , devançant son siècle , sutien secouer
les préjugés, fut constant dans ses amitiés , redouta-
>>ble dans sa colère , plein de prudence dans ses plans et
et de vigueur dans leur exécution ,pieux et compatis-
>> sant, Clément dans sa justice , magnanime dans sa
>>>clémence, brave sur le champ de bataille, inébran-
>>lable au milieu des revers ; c'était un souverain plein
d'énergie dont l'approche fit trembler l'ordre pendant
>>douze ans ; qui , sans l'hydre toujours renaissante des
>>Croisades , eût semé l'épouvante dans les plaines de la
>>> Prusse ; que les chevaliers et les prètres haïssaient et
>>calomniaient , parce qu'il ne leur ressemblait pas ,
>> qu'ils accusèrent de leurs propres fautes , et qui , plus
>>qu'aucun autre prince de ce siècle , mériterait un
>> monument glorieux . »
Ce n'est là qu'un récit rapide et non le tableau d'un
1
م
AVRIL 1810.
495
100
20
6
1'
caractère : les lecteurs feront la même remarque sur
Herrmann de Salza , Winrich de Kniprode , etc. Il en
arrive que tous les héros de Kotzebue se ressemblent ;
il a unmoule pour les héros vertueux et un moule pour
les héros coupables : sauf les différences de situation ,
ce sont les mêmes vices et les mêmes vertus . Rien ne
décèle en lui ce coup-d'oeil pénétrant qui devine et reproduit
les traits particuliers de chaque caractère : Herrmann
de Salza , Winrich de Kniprode , Conrad de Jungingen
, Conrad de Erlichshausen , ont la même physionomie
: seulement quand l'un d'eux a aimé la paix , nous
apprenons qu'il était pacifique , mais que , s'il eût voulu ,
il auraît su faire la guerre : quand un autre a fait la
guerre , l'historien nous dit qu'il était grand capitaine ,
mais qu'au fond du coeur il aimait la paix .
dit
Son impartialité n'est guère plus sûre que sa profondeur.
A-t- il à parler des cruautés des Prussiens idolatres
? il passe rapidement et comme au travers d'une
fournaise , Les chrétiens ont-ils commis quelque acte de
barbarie ? il s'y arrête avec une complaisance pénible
pour l'ame attristée du lecteur . Des Prussiens invités par
l'intendant Wolradt , tentèrent de l'assassiner pendantle
repas; ils avaient éteint les flambeaux et cherchaient à
le percer de leurs épées ; il leur échappa en se cachant
sous la table ; les gardes entrèrent; les Prussiens se remettant
promptement à leur place , niaient leur dessein
el accusaient l'un d'entr'eux qui s'était enfui. « Quel
>> châtiment mérite-t-il ?» demanda l'intendant courroucé.
« D'être brûlé vif » , répondirent-ils unanimement . Wolradt
sortit et fit mettre le feu à la salle où ils furent tous
consumés . Kotzebue s'élève avec raison contre cette
vengeance atroce , mais , à la page précédente , il a rapporté
sans indignation , sans réflexion , la mort de huit
chevaliers prisonniers , brûlés vifs par les Prussiens en
l'honneur des dieux. Faut-il donc voir les moeurs barbares
d'une nation entière , qui célèbre une fête , avec
plus d'indifférence que la cruauté d'un individu qui se
venge?
Je pourrais multiplier ces exemples , mais c'est assez
parlerde la philosophie et des principes de l'auteur; je
496 MERCURE DE FRANCE ,
dois dire un mot de sa manière historique : c'est ici le
beau côté. Kotzebue déploie dans cet ouvrage un grand
talent comme écrivain; son style est clair , animé ; sa
narration brillante , rapide , et pleine de ces traits heureux
qui placent le lecteur au milieu des personnages et
des événemens : il sait répandre de l'intérêt sur les détails
les plus secs et sur les époques les plus ingrates ;
son imagination vive et féconde fertilise les déserts de
l'histoire , et lorsqu'elle s'empare d'un fait important ,
elle le présente et le développe avec vérité et avec verve.
Le récit de la bataille de Tanneberg (tom. III , pag . 96)
est un morceau vraiment remarquable ; plusieurs autres
ne le sont pas moins. Des réflexions rarement neuves ,
mais presque toujours exprimées avec une chaleur qui
cache leur âge , et revêtues quelquefois d'images pittoresques
, rompent l'uniformité de la narration ; des gradations
bien observées éclairent la marche des faits et
la rendent facile à suivre; enfin une concision énergique
ajoute souvent à la vivacité des tableaux .
4 A côté de ces avantages se trouvent des défauts que
le nom seul de l'auteur doit faire pressentir : son style
n'a ni gravité , ni tenue ; une ironie prolongée , indigne
de la majesté de l'histoire , y revient sans cesse.
Ce n'est pas une ironie d'indignation: elle n'a pas même
cette légèreté qui , sans la rendre moins indécente , la
fait oublier plus vite ; elle est lourde et déplacée; elle
s'allie quelquefois à des détails de cruauté qui ne sont
pas même puisés dans les faits , et qui n'ont d'autre but
que de rendre odieux , par des images affreuses , ces
chrétiens que déteste l'auteur ( voy. tom. I, pag. 124) .
Des comparaisons trop poétiques , ou qui du moins ont
trop la prétention de l'être , des expressions de mauvais
goût se rencontrent fréquemment dans un style qui porte
le cachet d'une licence d'esprit inconciliable avec la
sagesse et la dignité que doit conserver l'historien .
A tout prendre , l'Histoire ancienne de la Prusse est
un ouvrage,très-intéressant , instructif de son propre
fonds , et écrit d'une manière attachante . Ce qui ajoute
un grand prix à sa publication , même pour ceux qui le
jugeraient encore plus sévérement que je ne l'ai fait , ce
AVRIL 1810 . 497
!
2
B5
E
P
t
sont les notes et les pièces justificatives qui accompagnent
chaque volume. J'ai déjà dit quels immenses et
précieux matériaux Kotzebue avait eus à sa disposition :
ses notes en contiennent des extraits ; il a rapporté textuellement
plusieurs actes , plusieurs traités qui jettent
un nouveau jour sur l'histoire , l'esprit et les moeurs de
ce moyen âge , berceau de nos idées , de nos institutions
et de notre existence politique , époque trop peu étudiée
encore , et qu'il faut connaître à fond , si l'on veut écrire
d'une manière philosophique , neuve et vraie l'histoire
des tems modernes... יי
Un homme de lettres , déjà avantageusement connu ,
prépare une traduction de l'ouvrage de Kotzebue ; il l'a
fait annoncer dans plusieurs journaux ; elle est sans
doute bien avancée ; je ne doute pas qu'elle ne soit reçue
avec un vif intérêt. GUIZOT.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Académie impériale de musique . L'opéra
d'Abel est , en général , un ouvrage estimable ; la fable en est
conçue avec hardiesse , et les moyens d'exécution sont pris
avec art dans ceux que l'opéra met à la dispositiondupoëte;
mais Adam venait à peine de succomber qu'un nouveau
tableau de cette première famille des humains nous a été
offert : encore Adam et Eve , encore Abel et Caïn , encore
une apothéose . Toutes deux ont étalé d'étonnantes merveilles
; cependant elles étaient trop rapprochées : elles
ont fait beaucoup d'honneur à l'imagination du décorateur
; mais la première avait trop bien soutenu Adam ,
pour que la seconde servît aussi bien Abel. Plus de tems
devait s'écouler entre ces deux représentations d'ouvrages
trop analogues . Les auteurs d'Abel ont ici montré moins
d'habileté à calculer leur succès que de talent à les mériter ;
mais en toutes choses le tems et le lieu sont beaucoup .
M. Hoffmann est l'auteur du poëme d'Abel. On lui a
reproché une combinaison dramatique qui consacre tout.
son second acte au tableau des conjurations infernales . Le
musicien , s'il eût bien connu les limites de son art , se
498 MERCURE DE FRANCE ,
!
fût recusé pour cet acte ; en effet , s'ily est inégal etpeu
soutenu , il est accusé de faiblesse ; s'il y est constamment
énergique et vigoureux , il est accusé d'exagération par un
public qui n'a pas la force d'entendre ce que le musicien a
eu la force de composer. L'écueil était trop dangereux ,
M. Kreutzer ne l'a pas évité , et il ne l'a pas heureusement
franchi. Son premier acte avait de l'élégance et de la fraîcheur;
le troisième , des morceaux écrits d'une manière
dramatique ; mais le second acte a détruit le souvenir et
l'effet de tout le reste.
*Quoi qu'il en soit du destin futur de cet ouvrage , notre
muse lyrique a quitté ses habits de deuil. Après avoir
rendu de religieux hommages à la cendre de nos premiers
pères , elle a abandonné les enfers armés contre eux , et
les cieux ouverts pour leur divine apothéose ; elle a fait
entendre de nouveau les chants de triomphe et d'hyménée
qui doivent accompagner les fêtes magnifiques dont l'Europe
, représentée par ses plus illustres personnages , vient
être le témoin et l'admiratrice dans la belle capitale du
grandEmpire.
LeTriomphe de Trajan vient d'étaler une pompe toute
nouvelle , et de ramener Rome entière au sein de Paris ;
c'est elle , c'est la magnificence de ses monumens , c'est la
splendeur de ses arts , c'est la mâle attitude de ses guerriers,
c'est son peuple immense honorant la victoire d'un chef
glorieux, ce sont les jeux de la paix qui chez ce peuple
belliqueux sont encore l'image de la guerre : la fidélité de
ces grands tableaux , leur disposition savante , les contrastes
habiles qui les font valoir mutuellement , les souvenirs attachés
àla grandeur du sujet , les rapprochemens qu'il fait
naître , et sur-tout cette occasion brillante qu'il donne aux
spectateurs d'exprimer par d'heureuses allusions leurs sentimens
les plus chers , tout concourt à fixer le sort de ce bel
ouvrage.
Certes , dans sa nouveauté , le Triomphe de Trajan a
brillé d'un grand éclat , mais il lui était réservé d'en répandre
encore un plus vif aujourd'hui. Les auteurs ont été
assez heureux pour pouvoir ajouter à leur ouvrage un degré
d'intérêt de plus , en rattachant aux idées de la gloire militaire
de Trajan celle dubonheur que son hyménée promet
aux Romains : M. Esménard a saisi cette occasion d'enrichir
son poëme d'une foule de beaux vers qui ont été
entendus avec un vif enthousiasme. Ceux qu'on va lire
sont du nombre de ceux qui ont été remarqués dans la
JOMALAVRIL 18fo 499
a
!
[
2
すこ
}
nouveauté , mais ils produisent toujours tant d'effet , qu'on
nous pardonnera de les reproduire ici. Plotine les adresse
au peuple qui vient lui exprimer sa reconnaissance pourles
bienfaits qu'il reçoit de son empereur.
50
७.
Romains , c'est à César qu'il faut en rendre grâce;
Je n'ai rien fait pour vous que lui prêterma voix :
ARome , à l'univers que son génie embrasse .
J'apporte des bienfaits quand j'annonce ses lois.
De nouvelles faveurs , dans sa ville chérie ,
Signalent aujourd'hui son retour glorieux ;
Sous ses drapeaux victorieux ,
Tous ceux de qui le sang coula pour la patrie ,
En recevront le prix jusque dans leurs neveux.
Riches de leur noble mémoire
1192 Leurs fils pourront marcher sur leurs pas triomphans.
Il sontadoptés par la gloire :
César les nomme ses enfans.
34
1
6.1010
A
Le Triomphe de Trajan est un hommage noblement
rendu aux vertus qui sont les dignes compagnes d'une
grande puissance , à l'héroïsme et à la clémence. Sous ce
règne , il ne sera pas pour les Français un ouvrage de circonstance
, mais un ouvrage national ; après lui avoir as
signé ce grand caractère , il faut ajouter l'énumération
de ses titres à l'estime des amis des arts. Le poëme
conserve une élévation de style constamment digne du su
jet ; la musiqueoffre des morceaux d'effets et une marche
dramatique bien entendue , sur-tout depuis que la partition
a reçu quelques distributions nouvelles ; l'illusion de la
perspective théâtrale , la richesse des décorations et la
pompe des accessoires ont été portés au plus haut dégré ,
le spectacle offre dans un cadre étroit , qui semble agrandi
parle crayon du chorégraphe , tout le mouvement de l'en
thousiasme populaire , se mêlant à la majesté d'une entrée
triomphale ; les rôles sont distribués avec un rare bonheur;
les acteurs s'y surpassent, tandis qu'on y voit rivaliser de
force et d'élégance le nombreux essaim de danseurs que le
tems semble respecter à l'Opéra , ou que l'art y sait multiplier:
aussi est-ce aux représentations de Trajan que les
étrangers conviennent aavveecc lleeplus de facilité de la supériorité
de notre grand théâtre lyrique sur tous ceux de
l'Europe.
:
Cet avantage n'est pas sans prix , car ces étrangers ont
DIDL. C
GESIT
500 MERCURE DE FRANCE ,
conçu , il faut l'avouer , contre notre opéra français, des
préjugés difficiles à détruire ; notre système de tragédielyrique
ne leur convient pas . La déclamation chantée , qui
en est la base , ne leur paraît être ni de la musique , ni de
la déclamation . L'acteur ne leur semble ni parler , ni chanter
; ils n'entendent le plus souvent que des cris , des sons
inarticulés que les efforts de l'orchestre achèvent de rendre
inintelligibles . Habitués au charme soutenu , à la mélodie
enchanteresse , aux formes périodiques de l'école d'Italie ,
ou à la variété piquante du genre allemand demi- sérieux ,
ils consentent difficilement à supporter la langueur , l'uniformité
, la monotonie qu'ils reprochent à notre musique
tragique . Le génie de Gluck seul peut trouver grace devant
eux; il est à une telle hauteur qu'il ne peut perdre ses
droits; il fut créateur , et à ce titre il commande le respect
à ceux mêmes qui préfèrent un autre système que le sien .
Il les émeut , il les entraîne par la grandeur des idées , la
force des images , la rapidité du style , la variété et la hardiesse
des motifs , et par cet art admirable qui sait embrasser
, lier , et faire valoir l'une par l'autre toutes les
parties de ses grandes compositions ..
Ehbien! les amateurs ultramontains , dont le goût délicat
et l'oreille sévère ont tant d'exigeance , ces harmonistes
de Germanie pleins des beautés originales d'Haydn
et de Mozart peuvent être réconciliés bientôt avec notre
opéra , sous les auspices de Gluck et d'un de ses chefsd'oeuvre
: la danse a le privilége de les ravir ; Armide va
les enchanter ; sa voluptueuse féerie va exercer sur eux
toute la puissance de ses charmes ; elle va les toucher de
sa baguette vraiment magique , et comme à Renaud leur
donner des liens aimables dont aucun cri de guerre ne
viendra les arrachers
ו
De beaux ballets se préparent aussi ; Persée et Andromède
paraîtront bientôt , et sous peu les Bayadères nous
sontpromises . Consacrées au culte des arts et de la volupté,
l'opéra semble un temple exprès élevé pour elles : elles
doivent , dit- on , y plaire et y intéresser tour-a-tour ; quelques
larmes seront répandues au milieu de leurs jeux
brillans et de leurs luttes séduisantes ; l'art peut profiterde
tels contrastes ; ils favorisent sur-tout le musicien. Le style,
de celui des Bayadères est déjà, cité comme remarquable
par son élégance et sa pureté ; on connaît le nom du poëte
et ses précédens succès.
650 70
1
AVRIL 1810. 501
→
४-
→
F
Théâtrede l'Impératrice.-Encore une partie de chasse,
ou Un tableau d'histoire , comédie en un acte et en vers de
MM. Joseph Pain et Dumersan .
Francheville , vieux chevalier , après avoir servi son
prince , consacre son repos à l'éducation d'Eugénie sa fille.
Félix , jeune peintre , aime Eugénie , et Francheville consent
à la lui donner si Félix parvient , par un tableau d'histoire
, à se rendre digne de sa main. Le jeune peintre , pour
méditer à loisir sur le choix de son sujet , s'est retiré dans
la chaumière de Catherine , bonne vieille paysanne. François
premier , chassant dans les environs , reconnaît ces
lieux où il a passé une partie de son enfance , et pour jouir
des doux souvenirs qu'ils lui retracent , il quitte sa suite et
vient seul visiter cette chaumière , où tant de fois il est
venu prendre de champêtres repas : il reconnaît Catherine ,
et après avoir causé quelque tems avec elle , sans se découvrir,
il lui laisse une bourse pleine d'or. La bonne
paysanne reconnaît l'image de son roi sur l'une des pièces ,
et touchée de sa bonté autant que de sa munificence , elle
tombe à ses genoux. Félix , que le hasard amène en ce
moment, frappé de cette situation touchante , se décide à
en faire le sujet de son tableau , et dessine sur-le-champ
une esquisse qui lui vaut la main d'Eugénie..in
L'anecdote qui a fourni le fonds de cette petite comédie
est trop récente , et peint trop vivement la bonté d'un grand
monarque , pour qu'il soit nécessaire de la rappeler à nos
lecteurs. Ces traits touchans se gravent aussi profondément
dans la mémoire du coeur , que les grandes actions dans
les fastes de la gloire .
Cette comédie offre une situation touchante , un dialogue
souvent naturel et des vers heureux ; mais elle doit
sur-tout son succès au choix du sujet, plus heureux encore.
Les sentimens d'amour et de reconnaissance qui y sont
exprimés ont été vivement applaudispar un public qui les
partage .
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation de
la Vieillesse de Piron , vaudeville en un acte de MM.
Bouilly et Pain .
Annette , nièce de Piron , est unie secrètement à Armand
jeune musicien ; Piron , qui craint que sa nièce ne le
néglige pour son mari , saisit un prétexte d'éloignerArmand
de chez lui , et pour punir Annette de sa dissimulation
, il feint de vouloir la marier à Pannard. Cependant
502 MERCURE DE FRANCE ,
1
Armand s'introduit chez Piron , sous le nom et le costume
deBourguignon , vieux domestique ; Piron s'amuse quel
que tems de la frayeur des deux jeunes gens , et finit par
consentir à leur mariage , à condition qu'Annette ne le quittera
jamais.
puye
,
La seconde représentation de ce vaudeville a été plus
applaudie que la première; les auteurs ont fait des coupures
de rendre l'action plus rapide et le public
leur a tenu compte de leur docilité ; plusieurs spectateurs
ontblamé quelques réparties unpeu vives peut-être , mais
ils auraient pu se rappeler que Piron sacrifiait souvent la
décence au désir de montrer tout son esprit. Nous féliciterons
les auteurs surle choix qu'ils ont faitdes airs , ils sont
presque tous du tems de Piron et en plaisent davantage.
Théâtre de la Gaieté. Qui l'emportera du mélodrame
ou de la pantomime ? Telle est l'importante question qui
occupe en cemoment les habitués du boulevard. La pantomime
rappelle les droits incontestables qu'elle a à la
priorité , la faveur dont elle a joui de tout tems , et surtout
l'immense avantage de changer l'auditeur en spectateur
, et de lui épargner un dialogue rarement naturel et
trop souvent mal écrit. Le mélodrame fier de ses succès
récens et nombreux , et du nom des auteurs qui n'ont pas
dédaigné de s'abaisser jusqu'à ce genre subalterne , soutient
jusqu'ici avec avantage une lutte dont il espère sortir vainqueur,
grâces à son tragique bourgeois , à son style emphatique
, et au goût de la multitude pour les événemens
invraisemblables . Ce qui peut rendre la lutte incertaine ,
c'est que M. Cuvelier , l'un des plus fermes appuis du mélodrame
, revient de tems en tems à la pantomime qu'il
illustra tant de fois . Elle lui devait déjà la Fille Hussard ,
Gérard de Nevers ; elle lui doit plus récemment Walter le
Cruel et laMain de Fer, ou l'Epouse criminelle dont nous
avons à rendre compte .
Le duc de Spalatro en Dalmatie a perdu la main
droite dans un combat ; pour la remplacer , un artiste habile
a fabriqué une main de fer. Régilde , épouse du duc,
a tenté de le faire assassiner et répand le bruit de sa mort;
elle forme le projet d'épouserStéphano, jeune neveu de son
mari; mais Stéphano aime Angelina , fille de Bonelli ,
écuyer du duc de Spalatro . Bonelli revient et annonce que
łe duc, échappé aux assassins stipendiés par Régilde , va
reparaître ; Régilde , qui veut épouser Stéphano, fait périr
AVRIL 1810.. 503
1
1
!
!
le duc , et Bonelli est arrêté. Au second acte, dés songes
terribles avertissent Régilde de sa fin prochaine ; elle n'en
poursuit pas moins ses projets d'hymen avec Stéphano , qui
rejette sa proposition; la duchesse le fait enfermer dans
un cachot , d'où un vieux serviteur parvient à le tirer.
Régilde , qui veut se venger d'Angelina , la fait aussi conduire
dans une prison , et ordonne qu'on lui brûle les
yeux avec un fer ardent ; mais Bonelli son père a eu l'adresse
de s'échapper , il prend les habits d'un affidé de la
duchesse , saisit Angelina ,et se faisant reconnaître d'elle ,
il feint de lui passer le fer brûlant sur les yeux, les couvre
d'un bandeau et la chasse de la prison. Sur ces entrefaites,
Stéphano, à la tête d'une troupe d'amis dévoués , attaque le
château où Régilde s'est réfugiée ; il✓pénètre l'épéeàla
main; les soldats dela duchesse sont désarmés , etRégilde
entraînée par le spectre du duc , disparaît au milieu des
1 flammes .
:
Telle est l'analyse de cette pantomime. M. Cuvelier a
choisi ces deux vers pour épigraphe :
Il est done des forfaits
Que le courroux des dieux ne pardonne jamais .
:
M. Cuvelier s'est trompé en les attribuant à Racine ; ils
sont de Voltaire , et c'est Sémiramis qui les prononce au
cinquième acte de la tragédie de ce nom.
LaMain de Fer à l'heureux privilége de faire , en termes
de coulisse , chambrée complète; elle est d'ailleurs assez
intéressante et assez bien conduite , pour nous faire penser
que si la pantomime doit enfin l'emporter surle mélodrame,
la victoire sera due en partie à ce dernier oeuvre de M. Cuvelier.
CONSERVATOIRE IMPÉRIAL DE MUSIQUE.
20
Les exercices du Conservatoire sont toujours à une heure
commode , à un jour de liberté , un objet d'intérêt , de
curiosité et d'amusement . La salle n'est jamais assez grande
pour la foule qui s'y presse : nous indiquerons rapidement
les morceaux qui , dans les derniers exercices , ont été le
plus distingués . A côté des symphonies d'Haydn , Méhul
et Bethoven se sont soutenus , ont été applaudis ; c'est
beaucoup dire . Un choeur d'Eriphile de Sacchini a été mal
exécuté ; on en accuserait vainement les chefs de l'établissement
, les répétitions avaient été parfaites; le défaut
504 MERCURE DE FRANCE ,
d'ensemble pourrait être excusé par la disposition de
l'orchestre , dont le premier violon n'est aperçu d'aucun
choriste. De beaux morceaux d'ensemble de la Lodoiska
de Chérubini ont été reconnus avec une vive satisfaction ;
on a fait répéter un trio très-piquant de l'Auberge de
Bagnères de M. Catel ; mais le morceau qui a obtenu
la palme et produit la plus profonde impression , est un
choeur de l'Idoménée de Mozart , dont la couleur grave ,
le ton large et soutenu ,le pathétique et l'harmonie sévère
ont été l'objet de l'admiration unanime. On voit que la
direction s'attache , sans prédilection , et avec impartialité ,
à faire briller successivement toutes les écoles au milieu
desquelles celle de France tient un rang si distingué. Cette
impartialité est si louable qu'on a cru devoir la contester;
mais on oubliait qu'elle était aussi évidente que celle du
critique l'est peu : l'accusation tombe d'elle-même à la
lecture du programme. Quant au reproche d'un certain
échange d'adulation et de condescendance entre les maîtres
et les élèves du Conservatoire , on peut le laisser apprécier
sur l'intention , à ceux qui ont quelqu'idée de l'enseignement
public , et qui savent quels effets peuvent avoir
de telles insinuations sur l'esprit des élèves , leur discipline
et leurs progrès .
Lettre à M. Thurot sur une opinion qu'il attribue à l'auteur
du Rapport fait à la Classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France , et sur quelques points
de différence entre la France et l'Allemagne .
( Voyez le No 445 du Mercure , 27 janvier 1810 , page 221 et suiv. )
Je vous dois des remercimens , Monsieur, pour l'indulgence avec
laquelle vous avez traité mon Rapport à l'Institut (1 ) . Vous avez fait
voir enmême tems , dans le compte que vous en avez rendu , combien
votre esprit est libre de tous ces petits préjugés nationaux qui s'opposent
à la propagation des vraies lumières , et combien il sait s'élever jusqu'à
cette hauteur cosmopolite à laquelle tant de barrières artificielles
(1) Ce Rapport a été rendu public sous ce titre : Coup-d'oeil sur
l'état actuel de la littérature ancienne et de l'histoire en Allemagne,
par Charles Villers . Amsterdam , au Bureau des Arts , etc. , et à
Paris , chez MM. Treuttel et Wurtz , libraires , rue de Lille , nº 17 .
disparaissent ,
AVRIL 1810 .
DEPT
DE
LA disparaissent, et d'où l'on apprend à juger en homme toutes les choses
humaines .
5.
Permettez-moi cependant, Monsieur, de réclamer contre unelégère
erreur qui vous a échappé en m'associant aux partisans d'une opinion
que je ne partage en aucune manière ; celle qui attribue à l'influence
des différens climats la diversité qu'on remarque dans le caractère ,
dans les facultés morales et intellectuelles des nations . A Dieu ne
plaise que je ravale ainsi l'homme au rang d'une simple machine , qui
dépend en entier des influences extérieures , du degré de chaud ou de
froid! Personne , j'ose le dire , n'est plus éloigné que moi de ce matérialisme
grossier , qui a eu en France ses bruyans et superficiels
apôtres dans la dernière moitié du siècle qui vient de s'écouler. Je me
suis déclaré assez hautement contre cette doctrine dans mon exposé
de la Philosophie de Kant ( 1801 ) , et dans quelques autres écrits ,
sansdoute oubliés . Mais il m'importe singulièrement de m'inscrire de
rechefcontre cette opinion quin'est pas la mienne , et de ne pas passer
pour unde ses adhérens aux yeux des lecteurs attentifs que peut avoir
cejournal .
J'ai posé , comme fait , et comme fait indubitable, qu'il existe dans
la nature , dans l'esprit , dans les dispositions originaires de la nation
française , ou de la race Gallique en général , et celles de la raco
Germanique, une différence très-marquée , d'où résultentdeux modes
d'existence , ou deux caractères nationaux parfaitement opposés . J'ai
ajouté que les Alpes et le Rhin séparaient la demeure de ces deux
races , dont l'une habitait à l'ouest , et l'autre à l'est de cette barrière .
Mais il ne m'est pas venudans l'esprit de vouloir faire entendre par-là ,
que la différence dans le caractère des deux nations résulte de la différence
des climats sous lesquels elles vivent . J'ai indiqué géographiqu
mentles contrées respectives qu'elles occupent , mais seulementcomme
un fait , et non pas comme une cause. Une différence sensible de climatn'existe
pas même entre ces deux contrées . L'île de France et la
Souabe, laBourgogne et la Suisse sont situées sous la même latitude,
*et Paris n'est guères plus méridional que Francfort. J'avouerai avec
vous , monsieur , que des extrêmes de température , aussi opposés
que l'Espagne et la Laponie , par exemple , peuvent influer sur les
habitudes et sur l'organisation'extérieure des peuples , de telle sorte
-qu'il en résulte entre eux des nuances marquées et des dissemblances ,
sur-tout dans le physique. Mais c'est de toute autre chose qu'il est ici
⚫question , et même en accordant que le climat pourrait être l'un des
⚫élémens de la variété qui se remarque dans les divisions de l'espèce
chumaine, cet élément serait ici presqu'identique , et par conséquent
Kk
1
MERCURE DE FRANCE ,
devrait disparaitre dans la comparaison à établir entre l'Allemagne et
laFrance. Ce n'est donc pas du climat que j'ai pu vouloir parler.
Eten effet, il est assez d'autres causes de la différence extrême qui
şeremarqueentre les hommes; causes qui sont inhérentes à leur propre
pature , et qu'il ne fautpas aller chercher hors d'eux , ni dans l'aspect
du ciel, nidans le sol qu'ils habitent. Ne voyons-nous pas de ces contrastes
entre deux frères qui ont sucé le même lait , habité toujours les
mêmes lieux? Or, tout comme l'individualité de la nature humaine se
prononced'une manière opposée dans deux frères , dans deux compatriotes
, dont l'un peut être unhomme bouillant , emporté , enclin aux
plaisirsdes sens , l'autre unhomme calme , réservé, et n'ayant d'ardeur
quepourles jouissances de l'esprit : de même, dis-je , cette individualité
diverse de la nature humaine peut aussi se prononcer de deux
manièrestrès-différentes dans la masse de deux nations , ou de deux
races diverses . Cette différence originaire une fois établie , la dissemblance
des lois , des idiômes , des religions , des idées et institutions de
touteespèce,contribue à la renforcer toujours davantage; les chemins
que parcourent ces deux races , en avançant dans la civilisation ,
deviennent de plus enplus divergens; et enfin elles arrivent chacune
àunautre mode d'existence morale , à un autre caractère , à un autre
aspect et à un autre plan du système entier de la vie,
Voilà ce qui est arrivé aux Allemands et aux Français , ou àla race
Gallique et à la raceGermanique. Ces deux races forment aujourd'hui
sur le sol de l'Europe deux mondes , dont l'aspect moral diffère à un
très-haut point, deux mondes que la capricieuse nature a voulu faire
voisins après les avoir destinés à être antipodes . Chacun de ces deux
mondes a sa nuance caractéristique, ses idées particulières , ses goûts ,
sa mesure pour apprécier la vie , sa manière de sentir et de voir , sa
littérature , qui en est l'expression. Iln'est pas aisé d'expliquer à fond
d'où ce phénomène procède ; mais àcoup sûr le climat y estpourbien
peude chose. Cependant le contraste des deux nations existe. C'est
une véritéde fait, une vérité constante , et que je ne cesserai de répéter.
jusqu'à ce qu'elle soit reconnue et qu'elle ait généralement cours. Je
vois assez combienpeu l'on s'entend etl'on s'apprécie réciproquement.
Rienn'est plus naturel , partant de points tout opposés et ne tendant
point auxmêmes buts ; il devient pourtant tous les jours plus nécessaire
de's'entendre. Le premier pas à faire pour y parvenir, est de reconnaitreque
l'ondiffere , et de s'assurer sur quels points. Je pense qu'une
aussi importante recherche n'est pas indigne d'occuper les esprits supé
rieurs des deux grandes nations qui se trouvent aujourd'hui plus rapprochées
et plus confondues que jamais ,par tant d'événemens qui se
AVRIL 1810. 2 > 507
1
passent sous nos yeux, etpar la nouvelle organisation politique qui se
prépare pour l'Europe .
Agréez , Monsieur , l'assurance de mon estime et de ma consideration
, VILLERS , correspondant de l'Institut , etc.
1er mars 1810
M. Villers ne veut pas qu'on le soupçonne de matérialisme , et je
n'ai jamais eu l'intention d'en accuser ni lui , ni personne; ainsiil faut
qu'il ait mal saisi ma pensée , comme il parait que j'ai mal compris la
sienne: c'estun accident malheureusement trop commun même entre
les gens qui sont de la meilleure foi , et qui ne peut , sans doute , altérer
en rien les sentimens d'estime réciproque qu'ils se doivent. J'ignore
quels sont les écrivains que M.Villers a voulu désigner en les appelant
de bruyans et superficiels apôtres d'un matérialisme grossier ; mais je
dois croire qu'il n'a pas moins d'aversion pour les déclamateurs hypocrites
qu'on a vus de nos jours outrager la mémoire des hommes de
génie qui ont illustré la France dans le dix-huitième siècle , que pour
les sophistesdont il réprouve ladoctrine erronée. Il serait bien tems ,
comme le dit l'auteur de cette lettre , que l'on songeât à s'entendre sur
les points qui méritent le plus de fixer l'attentiondes hommes capables
depenser et de raisonner , dans quelque pays qu'ils soient. On a ,
pourparvenirà ce butimportant , plus de science et de sagacité peutêtre
qu'il n'en faut; mais quand aura-t-on toute la modération et tonte
l'impartialité qui seraient nécessaires ? THUROT .
E
1
1
Kk 2
TAPIL
POLITIQUE.
Un événement tout-à-fait inattendu et très-remarquable,
vient d'agiter la capitale de l'Angleterre ; et il est à ce point
important , qu'il serait difficile à la sagesse la mieux éclairée
par l'expérience , d'en calculer tous les résultats possibles
. Au nom de la constitution la loi a été méconnue
nue ;
au nom des droits du peuple un membre des Communes
a désobéi à sa chambre; au nom du respect dû à la représentation
nationale , des protestations ont été adressées par
-un représentant à ses électeurs ; une sédition a eu lieu; des
excès très -graves ont été commis ; l'autorité publique a été
compromise , le sang a coulé . Voici sur cet événement les
principaux détails qui peuvent intéresser le lecteur .
:
Sir Francis Burdet est le héros de cette tragique aventure
: placé depuis quelques années sur le théâtre politique,
après une élection où son parti s'est livré à toute l'exagération
qui caractérise en Angleterre cette époque de licence
et de désordre , il s'estmontré constamment l'antagoniste
le plus déterminé du ministère : orateur populaire
, tribun exalté , saisissant avec art toutes les occasions
de développer un fervent amour pour les droits de la cité ,
une profonde haine pour les usurpations du pouvoir , il a
rapidement acquis cet ascendant qui par-tout est le partage
redoutable et fugitif des idoles que crée et brise à
son gré la multitude. Profitant de cet ascendant, et de
celui que lui donne son immense fortune , ses 800 mille
livres de rente , qui par-tout , mais en Angleterre sur-tout,
sont d'un grand poids dans la balance de la considération ,
il n'a pas craint de soutenir avec le gouvernement une
lutte dont on ne peut prévoir l'issue .
Un M. John Gales Jones ayant imprimé on ne sait quel
libelle contre M. Yorck , la chambre des communes a
envoyé le pamphlétaire à Newgate . Sir Francis s'est empressé
de faire une motion pour obtenir la mise en liberté
de l'écrivain; sa motion a été rejetée . Jusqu'ici l'on ne voit
que l'exercice le plus légal du droit le plus sacré , et les
droits d'un pétitionnaire appuyés par l'éloquence d'un représentant
: mais bientôt la chose va changer de face.
N
1
1
:
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.509
Sir Francis adresse à ses commettans ( les francs tenanciers
etbourgeois de Westminster) une protestation contre
la conduite de la chambre : tous les termes de cette lettre
vraiment extraordinaire devraient être rapportés , ils sont
curieux et historiques , mais nous sommes forcés d'abréger.
Sir Francis Burdett pose pour principe cette question :
<<Notre liberté sera-t-elle assurée par les lois de nos pères ?
sera-t-elle à la discrétion d'une partie des pairs du royaume
réunispardes moyens qu'iln'estpas nécessaire de décrire ?»
Si l'on admet , ajoute-t-il , le principe d'après lequel la
chambre vient d'agir, personnene peut avoir la certitude de
n'être pas enlevé de chez soi à l'improviste . M. Jones doit
donc être défendu dans sa liberté , ou celle transmise à
l'Angleterre et acquise au prix de tant de sang , est perdue .
Le paragraphe suivant doit être transcrit littéralement.
« Le principe que nous soutenons dans ce moment, mes
compatriotes , estle même principe que le peuple anglaisa
soutenu dans les tems les plus reculés , et qui la conduit
aux glorieux succès consignés dansla grande chartre de nos
droits et de nos libertés , et dans divers autres statuts subséquens
presqu'aussi importans que le premier . C'est le
même grand principe qui fut encore attaqué par Charles Ier
dans la mesure de son impôt sur le tonnage (ship-money ) ;
ce qui fournit encore au peuple anglais et à une chambre
des communes non corrompue , l'occasion de renouveler la
contestation ; contestation qui se termina par l'emprisonnement,
le jugement, la condamnation et l'exécution de ce roi
mal conseillé. C'est le même principe qui fut si audacieuse
ment violé par son fils Jacques II, pour laquelle violation
il fut forcé d'échapper par la fuite àla juste indignation du
peuple , qui , non-sculement le dépouilla de la couronne ,
mais en exclut encore sa postérité . Dans toutes ces contestations
, nos ancêtres ne montrèrent pas moins de sagesse
et de prévoyance que de courage , de force et de persévé
rance; car qu'on parle tant qu'on voudra de nos droits , de
nos libertés , de nos franchises , priviléges et immunités ; à
quoi servent toutes ces choses ensemble ou séparément, si
onpeut se saisir de nos personnes par la seule volonté oule
seul commandement d'un homme ou de plusieurs , nous
mettre en prison et nous y retenir , durant leur bon
plaisir?
» Mais j'espère encore , ajoute M. Burdett , que ce ne
pas notre sort. Nos ancêtres surent sera faire bonne conte
510 MERCURE DE FRANCE ,
nance , et la prérogative cacha sa tête hideuse. Ils mirent
en pièces son glaive lourd ettranchant ; et nous , leurs descendans
, craindrons-nous d'entrer en lice contre un privilége
indéfini , qui usurpe le pouvoir d'une prérogative?
» Onme dira peut-être qu'il n'est guères à craindre que
cepouvoir soit très-souvent exercé. On peut excuser de la
même manière l'exercice de tout pouvoir quelconque . Je ne
suppose pas que MM. de la chambre des communes veuillentenvoyer
en prison auçun individu parmi vous , qui ne
leur aura pas déplu . M. Yorck n'a fait sa motion d'envoyer
M. Jones en prison , qu'après que celui-ci lui adéplu. Mais,
ce n'est pas faire un grand éloge d'une constitution que de
dire qu'elle ne permet pas qu'on emprisonne un homme , à
moins qu'il n'ait fait quelque chose qui déplaise aux personnes
investies de l'autorité . Il serait difficile , je crois , de
trouver quelqu'un dans le monde , quelque despote qu'ilfût,
qui ne se contentât pas du pouvoir d'envoyer en prison,
selon son bonplaisir , quiconque oserait faire quelque chose
qui lui déplût . D'ailleurs, quand on me ditqu'il n'est guère
à craindre que Messieurs de la chambre des communes
exercent souvent ce pouvoir , je ne peux m'empêcher d'obs
server que , quoique les exemples en soient rares , les effets
en seront naturellement grands et généraux. Dans ce moment,
il est vrai , nous ne voyons qu'un seul homme mis
enprison pour avoir déplu à ces Messieurs ; mais le sort
de ce seulhomme ( par l'effet naturel de toutes les punitions
) en empêchera d'autres d'exprimer leur opinion surla
conduite de ceux qui ont eu le pouvoir de le punir. Outre
qu'il est dans la nature de tout pouvoir , et sur-tout d'un
pouvoir usurpé et indéfini , de s'accroître à mesure qu'il
avance en âge , et puisque la grande chartre et la loi du pays
n'ontpas suffi pour protéger M. Jones , puisque nous l'avons
va envoyer en prisonpour avoir représenté la conduite d'un
de ses membres comme un outrage à l'opinion publique ,
qu'est-ce qui nous garantit , à moins qu'on ne renonce à ce
pouvoir d'emprisonner, que nous ne verrons pas d'autres
personnes envoyées en prison pour avoir énoncé leur opinion
sur les bourgs abandonnés , Rotten Boroughs , surles
hommes en place et les pensionnaires qui siégent dans la
chambre ; ou , en un mot , pour avoir fait quelque déclaration
, donné quelqu'opinion , avancé quelque fait; ou manifesté
quelque sentiment , soit par écrit , soit de vive voix ,
ou par geste , qui ait pu déplaire à quelqu'un des Messieurs
assemblés dans la chapelle de Saint-Etienne? etc. , etc. » 1
AVRIL 1810. 511
e
2
21
3
1
ト
3
Cette lettre est suivie , comme M. Burdett l'annonce, d'un
long exposédes argumens employés par sir Francis dans la
chambre des communes , à l'appui de sa motion , pour
mettre en liberté M. Jones .
Il y a lieu de croire que si cette lettre eût été la substance
d'un discours à la chambre , le parlement n'y eût vu que
l'exercice d'un droit légitime et le développement d'un
système d'opposition légalement suivi ; mais , en envisa
geant cette doctrine comme l'objet d'une protestation
adressée aux électeurs , la chambre a vu dans la conduite
de l'orateur un mépris de ses droits , une infraction à ses
priviléges ; et une discussion très-vive s'est ouverte dans
son sein.
Cette discussion avait excité au plus haut degré la curiosité
publique. Dès le matin les tribunes avaient été assiégées,
et les avenues de la chambre étaient garnies d'une
multitude innombrable : tous les constables étaient sur
pied, prévoyant du désordre ; les gardes à cheval étaient
prêts à marcher à la première réquisition.
Les débats ont duré jusqu'à sept heures du matin ; une
décision de la chambre , prise à la majorité de 190 voix
contre 152, a prononcé l'envoi de M. Burdett à la Tour.
C'était le 6 de ce mois.
Peu de tems après l'arrêté de la chambre , l'orateur
signe le warrant pour l'emprisonnement , et le fait porter
par un sergent d'armes : le warrant est signifié , l'honorable
baronnet répond qu'il n'obéira pas . Le sergent d'armes
déclare qu'au besoin il appellera le secours de la
force; M. Burdett nie la validité du warrant , et déclare
qu'il repoussera la force par la force. Le sergent d'armes
se retire. Dans la journée , M. Burdett reçoit un grand
nombre de visites. La populace rassemblée salue à grands
cris ses amis à leur entrée et à leur sortie de son hôtel .
Cependant le bruit de la décision de la chambre s'était
répandu , l'impression fut vive et rapide. Deux rassem
blemens considérables se forment , l'un à la Tour , l'autre
devant l'hôtel de sir Burdeit ; un grand nombre d'homines
du peuple arbórent des rubans bleus , et la devise Burdett
pour toujours . 1
יע
L'avis suivant est affiché dans tout Westminster.
Burdett . - Westminster .
«Une pétition est présentée à la signature pour la réunion
des électeurs de la cité de Westminster , afin de
512 MERCURE DE FRANCE ,
délibérer sur les mesures à prendre , vu que la chambre
des communes vient de nous priverdel'uunndenosrepré
sentans , "
Bientôt des particuliers et des officiers aux gardes sont
attaqués , insultés , forcés de descendre de voiture ou de
cheval , et de saluer l'hôtel de Burdett , de mêler leurs
cris à ceux de la foule attroupée. Dans différens quartiers
les maisons de quelques personnages qui avaient opiné
contre sir Francis sont attaquées; en un instant toutes les
fenêtres en sont détruites . Le soir , quelques habitans illuminent
; la populace demande à l'instant , et force à une
illumination générale , en signe d'approbation de la conduite
du baronnet , et d'adhésion à son parti. Pendant ce
tems le sergent d'armes , accompagné de tous les employés
subalternes de la chambre des communes , faisait à
sirBurdett une seconde sommation toute aussi inutile que
la première peu après , sir Burdett paraît à son balcon ,
ses amis y paraissent avec lui ; ils sont salués par de trèsvives
acclamations , tous les chapeaux sont en l'air , et
Burdett pour toujours est le cri de ralliement général .
Le 7 , à midi , sir Burdett n'avait point encore obéi. Le
gouvernement fait avancer des troupes de ligne et de la
milice , ayant le soin de ne pas faire paraître de troupes
allemandes ; la loi sur les attroupemens est lue devant
l'hôtel Burdett; lord Moira , gouverneur de la Tour, se
rend à son poste , ety prend les mesures nécessaires : enfin
deux cents hommes des gardes à pied arrivent devant
l'hôtel . Ils sont à l'instant couverts de boue , on leur jette
des pierres , la cavalerie est obligée de charger , et de distribuer
des coups de plat de sabre : les volontaires prennent
les armes. Une troisième sommation à M. Burdett a
le même résultat que les deux premières .
Vers le soir , le caractère de l'émeute devient plus grave :
la cavalerie est attaquée à coups de pistolet , elle riposte ,
et il y a des blessés de part et d'autre. La nuit se passe en
observation . Le 8 , la journée se passe à-peu-près de la
même manière ; dans un grand nombre de rues, des excès,
des attaques partielles , des rencontres , des coups de sabre
et de pistolet , point de morts , quelques blessés .
Le lundi matin, le peuple parutencore plus animé ; mais
sur les dix heures , avant que la foule fût aussi nombreuse
qu'elle l'était après-midi , le sergent aux armes , accompagné
d'une vingtaine de constables , entra chez M. Burdett
en enfonçant une porte. Après quelques protestations.
:
AVRIL 1810. 513
1
i
T
1
1
a
1
را
F
il cèdeà la force , et est mis dans une voiture à quatre che
vaux, qui prend aussitôt la route de la Tour , escortée par
plusieurs escadrons de cavalerie. Le peuple , instruit de
cet enlévement , se porte versla Tour : les boutiques étaient
fermées ; mais les précautions étaient si bien prises , qu'il
aurait été impossible de tenter la moindre chose pour la
délivrance du prisonnier. Les remparts de la Tour étaient
couverts d'artillerie et d'infanterie , et les gardes à pieds;
étaient en bataille devant la porte. Sir Francis Burdett
ayant été reçu par lord Moira, et les portes ayant été fer
mées , les gardes ont repris la route de leurs casernes .-
En passantprès de la cité , le peuple a attaqué la dernière:
compagnie des gardes à cheval à coups de pierres . Les gardes
ont fait feu avec leurs pistolets , et dissipé le peuple. Un
homme a été tué , et quelques-uns blessés dangereusement.
Beaucoup ont reçu de légères blessures .
Ceci a été la dernière scène de cette émente qui a duré
troisjours , et qui avait paru prendre un caractère alarmant.
Vingt-cinq mille hommes avaient été réunis àLondres , eti
on attendait encore des troupes .
1
Le lendemain , la tranquillité était parfaitement rétablie
Une lettre de sir F. Burdett à l'Orateur a occasionné de:
grands débats à la chambre ; à la fin il a été résolu unanimement
que cette lettre est une infraction des priviléges
de la chambre ; mais que sir F. Burdett étant déjà à la
Tour, lachambrejugeait inutile de s'occuper plus long-tems.
de cette lettre lesios
Le roi a publié une proclamation , par laquelle 500 liv.
sterling de récompense sont promises à celui qui fera arrêter
un des hommes qui ont tiré sur les fidèles sujets de
S. M. , exécutant les ordres des officiers de police. 103
Toute réflexion sur de tels événemens paraît inutile ; ils
parlent d'eux-mêmes; ils désignent assez quelle est enAngleterre
l'anxiété des ministres , et quels sont les moyens
avec lesquels on soutient l'opposition qui l'attaque . L'opi
nion se partage sur les suites de cette affaire ; des per
sonnes qui connaissent bien l'Angleterre , pensent qu'elle
n'en aura aucune autre , et qu'elle n'accroîtra point l'influence
de sir Burdett; d'autres , lisant l'avenir dans l'histoire
du passé , rapprochent les événemens , citent ceux
dontnous avons été témoins , leur naissance , leur progrès ,
leur marche rapide , et présagent que l'Angleterre est à la
veille de commotions sérieuses .
Pourprix des maux qu'elle a suscités à la France , des
514 MERCURE DE FRANCE ,
troubles qu'elle y a entretenus , du sang qu'elle ya fait
couler à grands flots , nous ne désirerons pas que , comme
nous, elle reçoive les terribles leçons de l'anarchie ; échappés
à ses fureurs , respirant sous l'égide tutélaire des lois ,
et la protection d'un gouvernement réparateur , nous n'avons
pas la pensée d'invoquer contre nos ennemis ce démon
des discordes civiles qui nous a déchirés ; nous
avons , pour les combattre , des armes plus nobles et des
moyens plus sûrs: mais il est permis d'espérer que ces
événemens mêmes ne seront pas une leçon perdue pour
le gouvernement anglais ; qu'alarmé sur sa propre existence
, ayant à veiller sur ses plus chers intérêts , à maintenir,
au sein de l'Angleterre agitée, la tranquillité et l'exécution
des lois , il ne trouvera pas qu'il ait trop de force
poury parvenir , et que pour être en paix avec lui-même,
il renoncera au désastreux système de troubler l'Europe, et
d'y porter les germes de la rébellion , des discordes civiles ,
etd'une guerre qui ne peut plus avoit de prétexte ni de
but. Quelques bruits favorables à cette espérance se sont
répandus ; l'Allemagne est imbue de la nouvelle que M. de
Metternich doit passer à Londres avec une mission pacifique;
on parle d'un cartel d'échanges ouvert entre les deux
nations ; mais rien à cet égard ne peut être affirmé : un
profond secret doit envelopper , si elles existent , ces mesures
préliminaires , et dans l'expression même de nos
voeux , il convient de respecter ce mystère politique.
Le Moniteur a publié , d'après les papiers anglais , un
assez grand nombre de pièces relatives à la campagne
d'Espagne et de Portugal , pendant l'été de 1809. Cette
correspondance est étendue et curieuse , quoiqu'elle porte
sur des événemens déjà loin de nous ; elle a sur-tout cela
d'important qu'elle donne , par l'exposé de la conduite des
généraux espagnols etdes autorités , la clé du mécontentement
des généraux anglais qui perce à chaque ligne , et
du dégoût qu'éprouvent les troupes à se soutenir dans
ume pareille expédition. L'armée espagnole , écrit sir Wellesley
, a tout en abondance , et nous , nous mourons de
faim. Nous n'avons pas le quart des provisions nécessaires ;
nos soldats blessés meurent dans les hôpitaux , faute des
premiers secours . Tous les fléaux nous attaquent sous le
feu même de l'ennemi , etc. , etc. Tels sont les auspices
sous lesquels existait dès cette époque l'alliance des Anglais
et des rebelles ; on ne peut raisonnablement pas croire,
après de tels aveux consignés dans la correspondance des
AVRIL 1810. 515
F
1
premiers , que leur coopération soit bien puissante et leurs
secours bien empressés ; aussi n'apprend-on de leur part
aucun mouvement , tandis que l'armée française poursuit
de jour en jour les dispositions qui doivent la mettre en
mesure d'attaquer Cadix , et d'achever l'occupation du
midi de la péninsule.... .ا
Vienne continue à recueillir les fruits de la paix et de
l'alliance qui l'a scellée. La confiance dans le gouverne
■ ment , le crédit du papier monnaie se rétablissent à-la-
- fois . On y attend de Paris , dit- on , des nouvelles im-
-portantes , et les dépêches de M. Metternich sont l'objet
du plus vif empressement : rien cependant ne transpire
sur leur contenu; on ne manifeste que l'intérêt avec lequel
elles sont attendues . L'attention sur cet objet est
peu distraite par les mouvemens combinés des Russes
et des Serviens : les espérances de paix paraissent évanouies
de ce côté , et l'on s'attend à des événemens importans; le
prince Bagration a établi son quartier-général à Bucharest :
il médite une attaque générale ; le Grand-Seigneur s'est ,
dit-on, mis à la tête de son armée . Cependant les dépenses
du trésor sont diminuées par le licenciement d'un grand
nombre de troupes ; les régimens frontières retournent dans
leurs foyers ; la diète hongroise ne s'assemblera pas cette
1-
année. 3
Les affaires relatives aux échanges et prises de possession
des territoires cédés , occupent exclusivement les rois
et princes de la confédération ; on croit que sous peu toutes
les opérations seront terminées , et que l'on pourra avoir
une idée exacte et des notions positives de la démarcation
de chaque état. 6
,
Les levées réciproques de séquestre continuent à s'effec
tuer , et pour que tout prenne un caractère d'union , de
paix etde sécurité , la fameuse Abeille de M. Kotzebue ,
défendue en Russie , saisie à Berlin , a été proscrite dans
toutle Nord ; son auteur va , dit-on , porter en Angleterre
sa malheureuse fécondité pour les drames et pour les pamphlets.
Il se propose d'y rédiger un journal impartial.
Dans une aussi louable intention , on se demande quel
besoin il avait de se rendre à Londres . Pour écrire sous la
dictée de la raison et de l'impartialité , il pouvait fort bien
rester chez lui . 12
¿La cour est toujours à Compiègne : on avait parlé d'un
voyage à Saint-Quentin et même à Anvers ; ce voyage n'a
point encore eu lieu. Dimanche dernier, il y a eu après la
1
516 MERCURE DE FRANCE ,
messe une présentation diplomatique. Les ambassadeurs
d'Autriche , de Suède , de Prusse ont présenté un grand
nombre d'étrangers de distinction: S. M. a reçu dans son
cabinet , en audience particulière , le maréchal Kalkreuth ,
chargé par S. M. prussienne de lui présenter une lettre de
félicitation , M. le comte Zamoiski , M. d'Affry , et trois
députés chargés de la même mission de la part de la Saxe ,
de la Suisse et des villes anséatiques . S. M. a aussi reçu
la prestation de serment d'un certain nombre d'officiers
supérieurs .
• Tout confirme dans l'idée que la cour sera de retour
pour le mois de mai , et que ce mois sera consacré aux
fêtes les plus brillantes . Le concours immense d'étrangers
qui étaient arrivés pour la cérémonie du mariage s'accroît
chaque jour. Des extrémités de l'Europe des personnages
qualifiés ou de riches particuliers affluent dans la capitale.
Tous les arts s'empressent et rivalisent pour offrir dans
cette grande époque les spectacles les plus variés et les
plus pompeux. L'Hôtel-de-Ville fait des préparatifs qui
seront au-dessus même de ceux de la fête du couronnement.
Al'Ecole-Militaire se prépare encore, sous les ordres
de M. le maréchal duc d'Istrie , une fête que la Garde impériale
offre à LL. MM. , et qui surpassera en magnificence
celle donnée en 1806. Un carrousel doit en rehausser
L'éclat . Depuis Louis XIV on n'avait pas été témoin d'un
tel spectacle;le lieu destiné à celui-ci permet de lui donner
Leplus beau développement , et de défier en quelque sorte
le nombre des spectateurs qui jouiront commodément et
sans presse de ce coup-d'oeil nouveau pour eux.
On porte aussi à un nombre très-considérable celui des
personnes qui pourront être admises aux fêtes intérieures
de l'Ecole-Militaire et de l'Hôtel-de- Ville , qui, graces à
l'agrandissement du local par des constructions nouvelles ,
ycirculeront avec facilité , et pourront y jouir de la présence
de LL. MM. Le banquet de l'Ecole-Militaire doit
réunir , dit-on , quinze cents femmes . Le récit d'une telle
fête aura quelque chose de fabuleux : aussi le désir d'en
être témoin occupe-t-il déjà tous les esprits .
Le désir de célébrer une aussi solennelle époque a ainsi
donné l'éveil à tous les talens qui peuventyconcourir.
Les artistes ont saisi leur pinceau , les musiciens ont invoqué
la lyre , et parmi ceux de nos poëtes , dont des succès
brillans ont fait distinguer le nom , on a vu un louable
empressement , une honorable rivalité : parmi les pièces
AVRIL 1810 . 517
T
1
1
1
devers que la circonstance a fait naître , on en compte
un assez grand nombre qui lui survivront , et qui , après
avoir été Pexpression d'un sentiment public , deviendront
le domaine de la littérature . :
On a remarqué la coupe lyrique et les vers heureux de
la Cantate dont M. Arnaud a partagé le succès avec son
célèbre confrère M. Méhul; la couleur antique et l'élégante
pureté de la versification des Adieux de Vienne , par M.
Tissot; l'éclat des images et la hardiesse du style dans
l'Ode de M. Le Mercier ; le ton dramatique et la noble correction
de celle de M. Esménard , sur-tout la manière éminemment
poétique dont il a revêtu dans ses dernières
strophes l'image la plus délicate de la plus élégante poésie;
l'Allégorie ingénieuse et versifiée avec une grâce facile , de
M. Etienne ; l'Hymne de Mme Dufrénoy , où le talent d'une
femme se fait reconnaitre à l'inspiration et à la délicatesse
naïve de l'expression. Une foule d'autres mériteraient d'être
nommés : il faudrait ajouter les auteurs dramatiques quí
ont animé la scène par des tableaux pleins de fraîcheur et
des à-propos piquans ; tels que MM. Radet , Barré , Desfontaines
, Pain, Bouilli , Chazet , Dupaty , Sewrin. Il
faudrait nommer aussi les dépositaires aimables de la
gaieté française , les successeurs modernes des Collé et des
Pannard, rimant des refreins légers et puisant dans le feu de
leurs réunions joyeuses le même fond d'idées que nos
poëtes dans leur enthousiasme lyrique . Nos départemens
nesont pas étrangers à ce mouvement de l'esprit national;
partout des fêtes ingénieuses ont eu lieu ou se préparent;
l'imagination et le talent y paient aussi leur tribut : les
moyens diffèrent, les talens sont inégaux, les formes , les
idiomes même varient; mais c'est une expression différente
pourun même sentiment : les Français , les peuples
associés à leur destinée , leurs dignes alliés sont en ce
moinent réunis à une immense fête de famille ; là tous les
hommages sont purs; là tous les tributs sont accueillis
avec indulgence .
?
1
1
1
1
1
PARIS . :
i
S. M. la reine de Hollande a rejoint , dans ses Etats , le
roi son époux. Tous deux ont été accueillis , en Hollande
avec les témoignages de la plus vive satisfaction . 1
518 MERCURE DE FRANCE ;
-S. M. le roi de Naples est reparti pour se rendre dans
sa capitale.
-S. M. a nommé commandant de l'ordre de la Couronne
de Fer S. Ex. M. le duc de Bassano , ministre secrétaire
d'Etat.
- Le nouveau département formé du territoire cédé par
la Hollande , portera la dénomination de département des
Bouches du Rhin. Il aura trois sous-préfectures .
-L'académie de Turin a tenu une séance solennelle
dans laquelle des thèses brillantes ont été soutenues ; M.
Cuvier , conseiller titulaire de l'Université , y a été entendu.
-On donne pour certain l'arrivée d'un parlementaire à
Morlaix , pour un échange de prisonniers .
-On assure que S. M. a nommé aux places de censeurs
, créées par le décret sur la Librairie , MM. Daunou ,
archiviste de l'Empire ; Desrenaudes , inspecteur de l'Université
; Esménard , auteur du poëme de la Navigation ;
La Cretelle , auteur du Précis de l'Histoire de France;
Lémontey , homme de lettres , auteur de divers ouvrages
philosophiques et moraux; La Salle , référendaire à la cour
des comptes ; Sauvo , rédacteur principal du Moniteur;
Schiaffino , membre du conseil des prises. MM. La Cretelle
, Esménard et Lémontey étaient précédemment membres
du bureau de la presse établi près le ministre de la
police générale.
-M. Veyrat , inspecteur-général de la police de Paris,
exerçait depuis long-tems cet emploi : il vient d'obtenir
l'honorable avantage d'y être confirmé par un décret de
l'Empereur.
-M. Le Monnier , peintre d'histoire , est nommé directeur
de la manufacture des Gobelins .
-M. Célérier , qui a restauré avec tant d'habileté et de
goût labelle porte Saint-Denis , est chargé du même travail
à la porte Saint-Martin .
-Les travaux pour l'obélisque du Pont-Neuf vont être
incessamment en activité...
-On avait annoncé pour cette semaine de très-beaux
concerts spirituels : ils n'ont pas eu lieu. La promenade de
Longchamp s'annonçait comme devant être très-brillante:
le tems l'a contrariée les deux derniers jours .
AVRIL 181ο. 519
:
N
+
ANNONCES .
LaPartheneide, poëme de M. J. Baggesen, traduit de l'allemand.
Avec cette épigraphe , tirée de Pétrarque:
Ma pur si aspre vie nè si selvagge
Cercar non sà , ch'amor non venga sempre, eta.
AParis, chez Treuttelet Wurtz , rue de Lille , nº 17 ; et à Amsterdam
, au Bureau des Arts et d'Industrie .
Ce poëme nous a paru , d'après une lecture rapide , réunir des qua
lités rares , le naturel et l'originalité , la richesse des descriptions et la
vérité des sentimens . Son auteur , M. Baggesen , est Danois , et professeur
de belles-lettres à l'Université de Copenhague. Déjà illustré
dans son pays , quoique fort jeune , par beaucoup de poésies en langue
danoise , il ne l'est pas moins en Allemagne par sa Parthénéïde et par
deux recueils de poésies allemandes. Nous le croyons actuellement à
Paris . La traduction de son poëme , dont cette circonstance garantit
la fidélité , est écrite avec l'élégante liberté d'un ouvrage original. Elle
est précédée de réflexions préliminaires , qui ont un grand mérite ,
celui d'inviter à réfléchir : c'est un morceau de plus de cent pages,,
quiprouvedansle traducteurle talent de pensercomme celui d'écrire.
Nous nepouvons en ce moment qu'annoncer ce petit volume , que
nous croyons digne d'une attention particulière , et dont nous ne tarderons
pas à donner un extrait . Il est orné d'une jolie gravure , représentant
une partie des Hautes-Alpes , près des Glaciers , où se passe
P'action du poëme .
Bibliographie agronomique , ou Dictionnaire raisonné des ouvrages
sur l'économie rurale et domestique et sur l'art vétérinaire; suivie de
Notices biographiques sur les auteurs, et d'une table alphabétique des
différentes parties de l'art agricole , avec indicationdes Nos qui renvoient
soit à l'ouvrage , soit à l'auteur; par un des collaborateurs du
Cours complet d'Agriculture-Pratique. Un vol. in-8º de 500 pages ,
grandejustification. Prix , 6 fr . , et7 fr. 50 c. francdeport. ChezD. Colas ,
imprimeur-libraire , rue du Vieux- Colombier , nº26 , faubourg St.-
Germain; et chez Déterville , libraire , rue Hautefeuille , nº 8. 4
La Judith française , ou Edmond et Clotilde; par J. E. Paccard.
Deux vol. in-12 , avec figure. Prix , 3 fr. , et 4fr. franc deport. Chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23; et au cabinet
littéraire , rue de Grenelle-Saint-Honoré , nº 28.
520 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810 .
1
Théâtre du second ordre , ou Recueil des tragédies , comédies et
drames restés au Théâtre-Français ; pour faire suite aux éditions stéréotypes
de Pierre et de Thomas Corneille , de Racine , Molière ,
Regnard, Crébillon et Voltaire ; avec des notices sur chaque auteur ,
la liste de leurs pièces , et la date des premières représentations . Quarante
vol . in-18. Prix , 72 fr. , et 86 fr. franc de port.
১
Les quatrederniers volumes de cette collection viennentde paraître.
Le 16e volume des comédies en vers , contenant : le Philinte de
Molière , de Fabre d'Eglantine ; l'Intrigue Epistolaire et les Précepteurs
, du même .
17e et dernier volume , contenant : le Conciliateur, de Demoustier ;
les Femmes , du même ; la Jeune Hôtesse , de Carbon Flins ; le
Retourdu Mari , de Ségur.
Drames , premier volume , contenant : le Père de Famille , de
Diderot ; Béverley , de Saurin; le Philosophe sans le savoir , de
Sedaine.
Second et dernier volume , contenant : Eugénie, de Beaumarchais ;
la Mère Coupable , du même ; l'Honnete Criminel , de Fenouillot de
Falbaire.
La collection est complète et se compose de trente tragédies , de
soixante-quatre comédies en vers , de cinquante- quatre en prose , et
de six drames .
Chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue de Seine , nº 12 ;
*Ant. Aug. Renouard , rue Saint-André-des-Arcs , no 55 ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
On trouve aux mêmes adresses le Théâtre du premier ordre , composédes
comédies et tragédies de Pierre et de Thomas Corneille , de
Racine , Molière , Regnard, Crébillon et Voltaire . Vingt-sept volumes
in-18. Prix , 38 fr . , et 51 fr . frane de port. Le Théâtre du premier et
dusecond ordre , 110 fr . , et 137 fr . franc de port.
Les Enfans du vieux Château ; ouvrage proposé pan souscription,
et spécialement destiné à l'amusement et à l'éducation de lajeunesse ;
dédié à S. A. I. et R. la princesse Zénaïde, infante d'Espagne.
Deuxième livraison-Le prix de chaque livraisonde deux volumes
estde 3 fr . , et 3 fr. fr. 50 cent. franc deport.
On souscrit à Paris , chez Renard , libraire , rues de Caumartin ,
nº 12 , et de l'Université , nº 5 ; et chez Delaunay , libraire au
Palais-Royal , galeries de bois .
Les Dangers de la Frivolité. Deux vol. Prix, 4 fr., et 5 fr . frame
de port. Chez L. Mongie , libraire , Palais -Royal, galeries de bois ,
1º 208 ; et Renard , rue Caumartin , nº 12.
DE LA SEN
MOO
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLVIII. - Samedi 28 Avril 1810 .
POÉSIE .
ODE A NAPOLÉON - LE-GRAND.
Cuncta supercilio moventis . HOR.
TRIOMPHANT du haut de son trône ,
Plutoninsultait à nos pleurs ;
L'impitoyable Tisiphone
Soufflait sa rage dans les coeurs ;
Ardens à dépeupler la terre , :A
Les monstres guidés par Mégère
S'enivraient du sang des mortels;
Pour couvrir la vertu timide ,
Minerve n'avait plus d'égide ;
Thémis ne trouvait plus d'autels .
:
Partout , la Discorde effrénée ,
Enproie à son affreux transport ,
De ses suppôts environnée ,
Proclamait ses arrêts de mort :
La Fureur , l'Envie et la Haine
Exilaient des bords de la Seine
Les Plaisirs , les Amours , lesArts ;
L'Olympe tonne! un Dieu s'avance; I <
LI
522
MERCURE DE FRANCE ;
د
La Gloire le suit ; l'Espérance
Renaît sous les drapeaux de Mars .
Envain à sa grandeur croissante ,
Tous les Monarques réunis
Opposent leur force impuissante ;
De leur audace ils sont punis .
Il combat : de l'Europe entière ,
Ason aspect, sur lapoussière ,
Les soldats tombent renversés ;
Ainsi les Titans par la foudre
Disparaissent réduits en poudre
Sous lesmonts qu'ils ont entassés.
L
1
Dans ta course un fier insulaire
Espérant t'arrêter encor ,
Pour te combattre offre un salaire ,
Etcontre toi prodiguel'or.
Aton bras rien n'est impossible :
Toujours grand , toujours invincible ,
D'Albion tu trompes l'espoir ;
Ates triomphes loin de nuire ,
L'or prodigué pour le détruire
Sert à raffermir ton pouvoir.
Que vois-je?quel est ce prodige
Quicharme mes yeux étonnés ?
Est-ce Mars vainqueur qui s'afflige
Des lauriers qu'il a moissonnés ?
Admirant sa bonté sublime ,
Du Dieu terrible et magnanime ,
Pallas tient le fer suspendu;
Présentant l'olive chérie ,
La Déesse nomme MARIE :
Lemonde au bonheur est rendu
Mais quelle splendeur étonnante
Tout-à-coup éblouit mes yeux ?
L'éclair brille ; une voix tonnante
Ebranle la voûte des cieux .
«Moncher fils! dépose ta lance;
::
4
:
:
:
i
» Thémis veut que dans sa balance
> Tupèses le sortdes humains;
>Enmonnom gouvernela terre; o
:
AVRIL 1810. 523
» Je t'ai confié mon tonnerre ,
> Qu'il ne sorte plus de tes mains.
• L'épouse que je te reserve
> Va d'un fils embellir ta cour
> Issu de Mars et de Minerve,
> De l'univers il est l'amour.
> Ainsi que toi , clément etjuste ,
> Il obtient le titre d'Auguste;
» Il est l'émule de Titus :
> Sur son trône il est ton image ,
>De son père il a le courage ,
De sa mère il a les vertus . »
Soulevant sa tête sur l'onde ,
Neptune au présage applaudit.
L'aigle soudain annonce au monde
Ceque Jupiteraprédit;
Cet aigle qui , de gloire avide ,
Asoutenu son vol rapide
De l'Eridan au Niémen ;
Aujourd'hui consolant la terrë ,
Au lieu des foudres de la guerre ,
Porte les flambeauxde l'Hymen.
4
3
100
とて
Auxvoeux du Dieu prompt ase rendre,
Fier de hâter cette union ,
Soudain du moderne Alexandre
Part le nouvel Ephestion.
Applaudissez , Autriche ! France!
Déjà guidé par l'Espérance ,
L'Amour exauce vos souhaits ;
Déjà , de myrte couronnée , i
MARIE , au temple d'Hyménée ,
Dumondevientjurer la paix.
Déjà , du plus lointainrivage
L'habitant heureux , attendri ,
En foule accourt sur son passage
Contempler le couple chéri .
Dans les airs quel fatal augure !
Lanue , attristant la nature ,
D'un crêpe noir couvre les cieux ;
Tu parais ! .... Tout change à tavue;
:
Lla
(
524 MERCURE DE FRANCE ;
L'astre du jour perçant la nue
Brille sur sonchar radieux.
En toi le monde entier révère
LeHéros pacifica eur ;
En toi l'orphelin voit un père ;
L'innocent trouve un protecteur.
Unissant Phébus et Bellone ,
Ta main également couronne
Le front du savant , du guerrier ;
Par toi Sophocle , Praxitèle ,
Socrate , Orphée , Alcide , Apelle ,
Sont parés du même laurier.
T
C
:
Ates lois le prêtre docile
Rouvre son temple abandonné , L
La Piété bénit l'asile
Que la Discorde a profané.
Sur les autels le feu s'allume ;
Nos voeux , avec l'encens qui fume,
Montent vers le Dieu créateur ;
Al'envi ton peuple fidèle ,
Dans un roi , des rois le modèle ,
Célèbre un Dieu libérateur.
Par toi les Nymphes de la Seine
Reposent sur un lit de fleurs ;
L'amant de Daphné leur ramène
Les plaisirs , les jeux , les neuf soeurs.
Déjà l'antique Germanie ,
Par tes soins à la France unie ,
Amis son espoir en tes mains :
Sujets du père et de la fille
Vous n'êtes plus qu'une famille
Que chérissent deux souverains.
Partout les laboureurs tranquilles
Reprennent gaîment leurs travaux ;
Les arts fleurissent dans les villes;
L'abondance est dans les hameaux.
Les haines meurent étouffées ;
Pour toi s'élèvent des trophées
Garans de l'immortalité ;
Le peuple sous tes lois respire;
:
A
i
i
1
525
AVRIL 1810 .
L'univers bénit ton empire ,
En chantant sa félicité.
Ton génie , au sein de la gloire
Prenant son vol audacieux ,
Sur les ailes de la Victoire
S'élève et plane dans les cieux.
Le Danube , le Tage , l'Ebre ,
Vont , proclamant ton nom célèbre ,
Effrayer les tyrans des mers ;
Des empires ton bras dispose ;
Ta main , où le globe repose ,
Tient les destins de l'univers .
Par DELRIEU , auteur d'Artaxerce.
Dialogue sur le mariage de S. M. I. et R. NAPOLÉON , Empereur des
Français , Roi d'Italie , Protecteur de la Confédération du Rhin ,
et de S. A. Impériale MARIE- LOUISE , Archiduchesse d'Autriche.
L'AIGLE ET LA COLOMBE .
LA COLOMBE .
POURQUOI presser ton vol aussi prompt que l'orage ,
Roi des airs ? et pour quel message
Du maître du tonnerre as-tu quitté la cous?
L'AIGLE.
Envoyé par la Gloire , interprète d'Amour ,
Je vole vers l'Ister , et porte un doux hommage
A L'ENFANT CHÉRI DE CÉSAR.
Mais de Vénus , toi-même , aimable messagère ,
Vers quel séjour fuis-tu de ton aile légère ?
Chère à Vénus , quels soins t'éloignent de son char ?
LA COLOMBE .
De Paphos un momentj'ai quitté les bocages ;
Je vole vers la Seine , et dans la cour de Mars
Du bonheur , de l'amour je vais porter les gages.
L'AIGLE.
Quels objets frappent mes regards ?
L'or sur ton front en étoile étincelle !
Dis ,pour quelle fête nouvelle
Du Héros de la France as-tu pris les couleurs ?
:
1
526 MERCURE DE FRANCE ;
LA COLOMBE.
Eh quoi ! ta serre désarmée
Adéposé la foudre , et se charge de fleurs !
Qu'annonce un tel présage à la terre charmée ?
L'AIGLE.
Prince , législateur . guerrier
NAPOLÉON , aux yeux de l'Europe alarmée ,
Veut de la douce paix affermir l'olivier .
LA COLOMBE.
Du Français , du Germain , un auguste hyménée
Termine les débats sanglans.
De saints noeuds , de tendres sermens
Des deux peuples amis fixent la destinée.
Du pur sang de Rodolphe illustre rejeton ,
Par ses seules vertus digne d'une couronne ,
LOUISE appartenait au grand NAPOLÉON.
Leur destin s'accomplit; et sur le même trône ,
Français,heureux Français , s'unit à vos regards
La rase d'un héros , la race des Césars.
T
D'AIGLE
Ainsi près du Pouvoir s'assied la Bienfaisance.
Les Grâces , les Vertus embrassent la Valeur ,
Et laBeauté devient la récompense
Et du Génie et de l'Honneur.
LA COLOMBE.
NAPOLÉON , suivant son immense carrière ,
Dans son rapide élan échappe à tous les yeux :
Naguère encor son pied touchait la terre;
On le cherche ; il est dans les cieux . A
L'AIGLE.
Le Fils aîné de la victoire
M'envoie à la Fille des rois
D'un peuple , ambitieux de servir sous ses lois ,
Porter et l'amour , et la gloire.
Adieu ,je pars.
LA COLOMBE
Etmoi , messagère de paix ,
Jevole présenter à l'Alcide français ,
AcePeuplehéros , sapremière famille ,
:
r
1 )
2
T
Des Germains , de leur Père et de sa noble Fille
La foi, les voeux et les sermens.
AVRIL 1810 , 527
L'AIGLE.
Arrête! ... Du Danube aux rives de la Seine
Vois les Rois saluer leur jeune Souveraine.
Des Peuples enivrés n'entends-tu pas les chants ?
LA COLOMBE.
Vois la Nymphe de la Tamise
r
CISTENCA
Du Soleil de la paix , suppliante et soumise ,
Epier le premier rayon.
L'AIGLE.
Ex
220
Partout d'un feu plus doux la Terre se colore;
Etle vieil Océan , las de ses fers, imploreto
L'étoile de LOUISE et de NAPOLÉON.
fo
r
L.G. C. ionT
ENIGME.
ن
QUOIQUE mobile , on peut compter. A
Surmon retour que rien ne saurait arrêter no
Chez certainpeuple à la tristesse en proie ,
Je ramène avec moi l'abondance et la joie :
J'arrive en la saison des fleurs ,
J'ai pour me précéder quarante ambassadeurs ,
Amaigres corps , à faces blêmes
Lesquels sont précédés eux-mêmes,
Par trois hérauts qu'animent la gaîté ,
La déraison , et l'insobriété.
3
.........
LOGOGRIPHE.
TA SUR douze pieds , toujours à l'enfance odieux , oh ohof
Dema vaste épaisseur j'épouvante les yeux ;
Je suis utile aux arts , je sers à l'ignorance ,
Et consulté sur tout,en tous lieux respecté , ٠٢٠
Des savans rassemblés , d'un corps fameux en France ,
Je porte les travaux à l'immortalité.
Pour me connaître mieux , décompose mon être t
९ Cinqpieds te donneront la déesse des bois ;
Cinq un ambassadeur , trois unjeu , quatre un poids,
Quatre un département , trois d'un peuple le maître ,
528 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
L
Cinq le siége d'un roi , quatre un volcan fameux;
Sept te présenteront un habitant des cieux ,
Quatre un viscère , et six l'amante d'Hippolyte ;
Quatre un frère cruel , six un point cardinal ,
Quatre ce qu'en tout tems a reçu le mérite ,
Quatre un recueil de lois , six un poison fatal ,
Sixun légume ,quatre unpays de l'Asie ,
Et six son habitant ; cinq un fruit d'Italie ,
Huit un précepte , trois un utile animal ,
Six une plante. six une certaine étoffe ,
Quatre une couleur , cinq un fameux philosophe ,
Cinq et cinq deux métaux , cinq une dent de fer
Trois un élément , cinq un meuble de l'hiver ,
Cinq un froid auteur , six l'auteur d'Iphigénie ,
Cinq un décret, et cinq une espèce de sel ;
Quatre ce que ne peut éviter un mortel ;
Enfin j'offre Dinant , Ancone , Croatie ,
Nice , Roanne, Caen , Niort , Oder , Renti ,
Don,Dacieet Candie , et le Caire et Nanci.
4
A
7
:1
T
2
19
GU
५.
227 CHARADE .
On répugne à voir mon premier ,
Il est fort dangereux quand il est solitaire
Le cuisinier , de mon entier
Aquelquefois besoin d'extraire
Mon dernier .
3
11.
958
NAR..... , département de l'Aude.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Pain à cacheter.
Celui du Logogriphe est Cendrillon dans lequel on trouve : or,
ciet , Nil , cire , lion , île , none, lie , tin, roi , toi, onde, rond, lien ,
oie , linon , nord , nid, oeil , écrin , Indre , Loire , Nord , Orne , lice ,
Inde , Néron , ride , corne, diner , ronce, drille , don, nier, live , noge,
non, rôle, Crillon , drôle , rien .
Celui de la Charade estBrûlot
SCIENCES ET ARTS.
NOTICE HISTORIQUE SUR M. CAVENDISH.
a
:
LES sciences viennent de faire une grande perte dans la
personne de M. Cavendish , membre de la Société royale
de Londres , l'un des associés étrangers de l'Institut de
France , mort à Londres au commencement du mois dernier.
Nous avons pensé que nos lecteurs verraient avec
plaisir quelques détails sur la vie et les découvertes de cet
homme célèbre .
M. Cavendish était issu d'une des premières familles
d'Angleterre . Second fils du duc de Devonshire , il n'eut
pendant sa
Pendant
jeunesse que le sort réservé en Angleterre aux
branches cadettes , c'est-à-dire, une fortune très-médiocre :
mais son goût pour les sciences et sa modération la lui
faisant trouver suffisante , il négligea tous les moyens d'en
acquérir une plus considérable en s'avançant dans les emplois
auxquels sa naissance aurait pu le porter. Aussi ses
parens , voyant qu'il n'était bon à rien , le traitèrent avec
indifférence etss'éloignèrent peu-à-peu de lui.
Il se dédommagea en se livrant tout entier à ces sciences
qu'il aimait tant, et bientôt ses découvertes lui attirèrent ,
en suivant ses goûts , plus de célébrité et de considération
personnelle qu'il n'aurait pu espérer d'en acquérir en les
contrariant. M. Cavendish est un des savans qui ont le
plus contribué aux progrès de la chimie moderne. Les
Mémoires qu'il a publiés sont peu nombreux , mais ils ont
tous un caractère d'invention , de finesse , d'exactitude et
de fidélité , qui doit les faire regarder comme des modèles
dans l'art des expériences . C'est luiqui , le premier , analysa
les propriétés particulières du gaz hydrogène , et assigna
les caractères qui distinguent ce gaz de l'air atmosphérique.
C'est à lui que l'on doit la fameuse découverte de la
composition de l'eau . Schéele avait déjà reconnu qu'en
mêlant ensemble un volume quelconque de gaz oxigène et
un volume double de gaz hydrogène , le mélange brûlait
avec explosion sans laisser aucun résidu visible. M. Cavendish
répéta cette curieuse expérience , mais avec la
530 MERCURE DE FRANCE ,
-
précision qui le caractérisait. Il enferma les deux gaz dans
des vaisseaux de verre bien secs , afin de ne pas laisser
échapper le résidu de leur combustion , et il trouva que ce
résidu était de l'eau , dont la quantité égale en poids
celui des deux gaz employés . M. Lavoisier répéta depuis
cette expérience sur des volumes de gaz plus considérables ,
et confirma pleinement les résultats de M. Cavendish . De
son côté , M. Monge , à Mézières , avait aussi obtenu des
résultats pareils sans connaître ceux du savant Anglais ;
mais celui-ci paraît incontestablement avoir l'antériorité de
la publication. On voit ici à quoi tiennent les découvertes.
Si Schéele se fût avisé de brûler les deux gaz dans un
vase fermé , il eût trouvé la composition de l'eau , et par
le seul défaut d'une pareille précaution cette brillante découverte
lui a échappé. Après cela , il y a bien quelque
raison de recommander l'exactitude .
Voici un autre exemple du même genre , et non moins
frappant. Priestley ayant fait passer une suite d'étincelles
électriques à travers un certain volume d'air atmosphérique
s'aperçut que ce volume diminuait. Il versa dans le
tube qui contenait cet air un peu de teinture de tournesol
qui est naturellement bleue , et il s'aperçut qu'elle devenait
rouge. Il en conclut que dans cette opération il se formait
un acide , car c'est une propriété des acides de rougir les
infusions végétales de couleur bleue. Mais Priestley n'alla
pas plus loin. Cependant on pouvait se demander : D'où
venait cet acide ? Se formait-il aux dépens de la masse
d'air renfermée dans le tube ? Etait-ce un des principes de
cetair qui se combinait avec l'électricité , ou changeait-il
de nature ? ou bien les deux principes s'unissaient-ils par
l'effet de l'électricité , de manière à composer un nouvel
être? C'était en cela que consistait réellement le point
capital du phénomène. Ce point capital , M. Cavendish le
saisit , et il dut encore cette découverte à son esprit d'exactitude
autant qu'à sa sagacité . Il enferma dans le tube avec
l'air unedissolution de potasse caustique destinée à absorber
l'acide à mesure qu'il se formerait. Il vit ainsi que cet
acide était celui que l'on connaît sous le nom d'acide nitrique.
Ensuite il analysa l'air resté dans le tube après l'expérience
, et il vit qu'il avait perdu de l'oxigène et de l'azote
, en quantité égale au poids d'acide qui s'était formé.
Il était donc clair que celui-ci résultait de la combinaison
des deux principes de l'air atmosphérique dans des proportions
faciles à déterminer , et qui se trouvèrent être
シ
AVRIL 1810. 531
30
E
ال
deux mesures de gaz azote contre quatre mesures et trois
quarts de gaz oxigène . En effet , en composant exprès un
mélange d'azote et d'oxigène bien pur , suivant ces proportions
précises , et tirant au travers une suite d'étincelles
électriques , M. Cavendish trouva que le mélange
disparaissait en totalité : ce qui acheva de confirmer sa
découverte. Il s'empressa de l'annoncer à M. Berthollet ,
qui , par le même courier , lui envoya en réponse la compositionde
l'ammoniaque qu'il venait de découvrir. Genre
de correspondance auquel peu de personnes pourraient
prendre part.
Celui qui parvenait à de tels résultats parde pareilles voies
ne pouvait pas être seulement un grand chimiste; il fallait
qu'il fût encore un excellent physicien. AussiM. Cavendish
s'est-il également distingué dans la physique , où il a porté
le même esprit de précision . En 1776 , il fut chargé , par la
Société royale , de faire un rapport sur les instrumens de
météorologie qui servent aux observations journalières que
cette compagniefait imprimerdansses Mémoires . Lecompte
qu'il en rendit , aussi bien que les instructions qu'il donna
sur ce sujet , sont des modèles de soin et d'exactitude . La
connaissance des mathématiques est sans doute une des
causes qui ont contribué à lui faire mettre tant de rigueur
dans ses recherches , en même tems qu'elles lui servaient
pour pousser ces recherches plus avant; car M. Cavendish
était bon géomètre , et l'on a de lui , dans les Transactions
philosophiques , un Mémoire sur la théorie mathématique
de l'électricité , qui contient des applications de l'analyse
infinitesimale . Il a fait encore une application de ces connaissances
à une question de physique très-importante ,
c'est la détermination de la densité moyenne de notre
globe , Il y parvint en rendant sensible l'attraction exercée
sur un petit disque de cuivre parune grosse boule de métal.
L'appareil qu'il employa dans cette expérience est absolument
le même qui avait été inventé par un de nos
compatriotes , M. Coulomb , pour mesurer les plus petites
forces; mais M. Coulomb n'avait pas songé à en faire
cette application. Le procédé consiste à suspendre de
longues aiguilles par leur centre à un fil métallique vertical,
de manière qu'elles se tiennent en équilibre . Alors pour
faire tourner l'aiguille , il faut tordre un peu le fil demétal,
et cette torsionproduit une résistance d'autant plus grande
que l'on a plus dérangé l'aiguille de la position où elle se
tenait naturellement ; ainsi , en supposant que l'on con
532 MERCURE DE FRANCE ,
naisse la force nécessaire pour faire tourner l'aiguille d'un
tour entier , on conçoit qu'il ne faudra que la dixième , la
centième ou la millième partie de cette force pour faire
tourner l'aiguille d'un dixième , d'un centième ou d'un
millième de tour. Ce moyen d'apprécier de très-petites
forces étant connu , M. Cavendish a suspendu par son
centre une barre bien droite , terminée à ses deux extrémités
par deux petites plaques de métal ; et après que la barre
se futmise en équilibre , il fit descendre verticalement le fil
avec tout l'appareil qu'il portait. Ce mouvement amenait
chacune des extrémités de la barre près d'une grosse boule
métallique, placée latéralement. Si l'attraction de ces boules
eût été nulle , la barre serait restée dans sa position primitixe
d'équilibre; mais les boules , en attirant les petites
plaques , la détournaient de cette position. Aussi la barre
se mettait-elle à osciller comme une lame d'acier devant
un aimant , ou comme un pendule devant le globe de la
terre . En mesurant l'étendue de ces oscillations et leur
durée , on a tout ce qu'il faut pour les comparer à celles
que produit la pesanteur terrestre sur les pendules de longueur
déterminée . On peut donc comparer l'attraction de
la boule de métal à celle de la terre , et en conclure d'après
le volume de ces deux boules leurs densités respectives.
M. Cavendish trouva par ce procédé que la densité moyenne
de notre globe devait être cinq fois et un tiers aussi
grande que celle de l'eau . Ce résultat diffère extrêmement
peu de celui que l'on avait déduit auparavant des observafions
faites en Corse , par M. Maskeline , sur la déviation
latérale du fil à plomb occasionnée par l'attraction des
montagnes .
Voilà quels ont été les travaux les plus importants de M.
Cavendish . On conçoit que de si belles et de si importantes
recherches peuvent bien occuper une vie entière et la rendre
honorable indépendamment des hasards de la fortune . Cependant,
comme on aime à connaître toutes les particularités
qui concernent les hommes célèbres , il faut bien raconter
aussi que vers l'âge de quarante ans , M. Cavendish avait
éprouvé un événement qui aurait pu mettre la philosophie
et la modération à bout, dans une ame où elles n'auraient
pas été si bien enracinées . Un de ses oncles qui avait été général
outre mer , étant revenu de ses courses , trouva mauvais
que sa famille l'eût autant négligé , et pour l'en dédommager
, il le fit , en mourant , héritier de toute sa fortune
qui se montait à plus de cent mille écus de rente ; desorte
AVRIL 1810. 533
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13
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15
on
que M. Cavendish se trouva de beaucoup le plus riche de
tous les savans , et probablement aussi le plus savantde tous
les riches. Alors ses parens reconnaissant son mérite , voulurent
se rapprocher de lui , mais il ne changea nullement
son genre de vie ni ses liaisons . C'était et ce fut toujours le
simple M. Cavendish. Il était d'une simplicité vraiment
originale dans sa mise et dans ses manières .Rien ne lui était
plus à charge que les domestiques et le tracas d'une maison ;
aussi toutallait chez lui par des lois presque aussi constantes
que les mouvemens des corps célestes : touty était réglé d'avance
par des formules si exactes qu'il n'avait jamais besoin
de s'en occuper. Ses domestiques étaient comme des automates
, et sa maison comme une montre qui n'aurait jamais
besoin d'être remontée . Ses habillemens ne changeaient
jamais de forme ni de couleur ni de matière . Constamment
habillé de drap gris , on savait d'avance par l'almanach ,
quand il fallait lui faire un habit neuf , de quelle étoffe et
de quelle couleur il fallait le faire ; ou si par hasard
oubliait l'époque de cette mutation , il n'avait besoin pour
Ia rappeler que de proférer ce seul mot le tailleur. Tout le
reste de sa manière de vivre n'était ni plus compliqué ,
ni plus dispendieux. Cet homme qui dépensait si peu pour
lui-même était d'une générosité vraiment royale pour les
sciences ou par la bienfaisance secrète . Il avait formé une
bibliothèque immense et parfaitement choisie qui était au
service des savans et de toutes les personnes curieuses
d'acquérir de l'instruction . Il avait fait faire pour cela des
cartes d'entrée tout imprimées , les unes portant la simple
permission de travailler sur les livres , d'autres de les emporter
chez soi , suivant l'objet et les personnes ; mais
afin de n'être pas dérangé par les lecteurs, il avait placé
sa bibliothèque à deux lieues de sa résidence , dans le
quartier où elle pouvait être le plus utile aux savans . Il y
envoyait chercher les livres dont il avait besoin ; il en délivrait
un reçu , et les rendait ensuite avec la plus grande
exactitude. Noble et admirable désintéressement qui allait
jusqu'à le rendre scrupuleux à partager un bienfait public
dont lui-même était l'auteur .
Avec cette simplicité et cette bonté de caractère , M.
Cavendish ne s'était jamais marié ; quelques chagrins qu'il
avait éprouvés autrefois dans ses projets d'établissement ,
l'avaient détourné pour toujours du mariage. Il était d'une
morale austère , religieux à la manière de Newton et de
Locke . Il est mort à l'âge de 77 ans d'une maladie de
L
534 MERCURE DE FRANCE, AVRIL 1810 .
+
vessie , à laquelle on prétend que les médecins auraient pu
apporter des remèdes , s'ils eussent été consultés à tems ,
et il paraît que son extrême réserve a séule été un obstacle
à ce que son honorable vieillesse fût plus long- tems
prolongée . On conçoit aisément qu'un homme si modéré
dans ses désirs ne pouvait pas , malgré le bien qu'il faisait ,
dépenser trois cent mille livres de rente ; aussi cette
grande fortune s'est-elle considérablement accrue pendant
le tems qu'il la possédait. Sa succession s'élève à douze
cent mille livres sterlings , environ trente millions de notre
monnaie. Il en a disposé en faveur de plusieurs parens
éloignés , et a fait un legs de quatre cent mille francs à son
meilleur ami le chevalier Blayden , membre de la Société
royale de Londres , bien digne par ses qualités personnelles
d'avoir été l'ami de M. Cavendish . Il est sans exemple
qu'un savant soit mort en laissant une fortune si considérable
; Newton , Leibnitz sont morts riches tous deux , mais
incomparablement moins : cela suffit toutefois pour prouver
que le génie et la modération ne sont pas incompatibles
avec la fortune , comme d'autres exemples , beaucoup plus
nombreux, tendraient à le faire penser.
BIOT.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
GÊNES SAUVÉE , ou le Passage du mont Saint-Bernard,
poëme en quatre chants , avec des notes historiques ,
par C. M. MORIN. - Un volume in-8°. Paris , chez
Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34.
«COMMENT aurions-nous encore des poëtes , disaitune
>> femme spirituelle et sensible ? Nous n'avons plus ni
>> religion , ni amour. » Il est certain que Racine et Voltaire
lui-même n'auraient point trouvé , dans une philosophie
incrédule , l'inspiration de ces immortelles tragédies
dont les vers se gravent si profondément dans
tous les coeurs passionnés . Je sais que telle production
moderne , à qui son heureuse médiocrité garantit les
éloges de tous les journaux , rappelle , au gré de certains
critiques , le style de ces grands poëtes : mais apparemment
que nos aristarques bénévoles ne font consister le
style que dans l'arrangement harmonieux des mots , et
ne se doutent pas que l'expression poétique vient toujours
de l'ame ou de l'imagination . L'art et le goût peuvent
apprendre à flatter l'oreille; la nature seule donne
letalent , comme elle donne les passions . Je ne crois pas
Pas
cependant que les sentimens tendres et religieux soient
lesseuls qui fassent parler les muses ; elles ont cédé
souvent à d'autres inspirations : et si la femme que j'ai
citée tout-à-l'heure disait encore aujourd'hui , plus
d'amour , plus de religion , par conséquent plus de
poëtes , je n'hésiterais pas à lui répondre : il nous reste
une patrie .
En effet , les anciens voulaient que la poésie fût consacrée
à célébrer la mémoire des héros , et que les beaux
vers transmissent à la postérité le souvenir des belles
actions : les peuples modernes lui ont conservé cenoble
privilége; et peut-être l'eût-elle exercéplus fréquemment
1
*
a
536 MERCURE DE FRANCE;
parmi nous , sans la préférence exclusive que nous donnons
aux poëmes dramatiques . Plus on étudie le caractère
du théâtre français , plus on reconnaît que l'ingé-
⚫ nieuse sévérité de ses lois en écartera long-tems beaucoup
d'événemens et de personnages mémorables de notre
histoire : il est trop rare que l'ordre et la nature des faits
s'accordent avec les convenances rigoureuses de la
scène , et les juges éclairés défendront toujours de sacrifier
des vérités constantes à des illusions passagères .
C'est dans les siècles ou dans les climats éloignés que
nos grands maîtres ont choisi les sujets et les héros de
leurs plus beaux ouvrages , persuadés sans doute qu'il
est presqu'impossible de fonder la fable d'un drame sur
des époques historiques , dont les moindres détails sont
universellement connus : il existe un petit nombre d'exem
ples contraires , qui fortifient cette observation au lieu
de l'affaiblir ; car les poëtes qui nous les fournissent ,
n'ont obtenu que des succès équivoques , avec des
talens très-distingués . Assurément il ne faut pas désespérer
du génie ; il pourra faire des essais plus heureux;
mais il n'en sera pas moins vrai que les hommes les plus
illustres et les événemens les plus glorieux de l'histoire
nationale ne sont point de nature à être mis sur la scène ;
et que sans contester les droits de la tragédie , ( dont
j'avoue très-volontiers la supériorité sur toute espèce de
composition poétique , à l'exception de l'épopée) , l'esprit
public devrait accorder d'honorables faveurs au
genre qui peut consacrer les souvenirs les plus chers à
la patrie. Si Boileau n'avait pas été placé par l'estime de
ses contemporains et par l'opinion de Louis XIV sur la
même ligne que Racine , peut-être n'aurions-nous ni
l'épître sur le passage du Rhin , ni ce charmant épisode
de la Mollesse (dans le Lutrin ) , qui renferme l'éloge le
plus délicat et le plus ingénieux du monarque qu'on a
le plus souvent et le mieux loué.
Plus l'époque actuelle est pour les Français une époque
de puissance et de gloire , plus il appartenait à celui
qui leur a fait de si hautes destinées , d'encourager tous
les talens dignes de la célébrer. Déjà la peinture s'est
éminemment distinguée dans ce noble concours : la
poésie
AVRIL 1810 .
534 DE LA S
:
T
10
ラ
5.
poesie ne montre pas moins de zèle , et l'institution d'un
prix décennal pour les poëmes dont les sujets seront
pris dans nos annales , a fait éclore un assez grand
nombre d'ouvrages intéressans , du moins par leur objet cen
Il serait cependant inutile de dissimuler que la plupart
de ces productions portent le cachet d'une présomption
insensée ou d'une incurable médiocrité. Rien n'est plus
étrange que la bruyante témérité d'un écrivain qui , sans
aucune connaissance de l'art , sans goût , sans verve , et
presque sans études , choisit pour son coup d'essai les
plus grands événemens de notre âge , pour son héros
leplus grand capitaine de tous les âges, etrime, en douze
mois , douze mille vers déplorables , qu'il appelle un
poëme épique. Mais le malheur inévitable d'une si folle
entreprise est une leçon utile même pour le talent ; il
lui rappelle tous les dangers d'une orgueilleuse précipitation;
il le préserve de la séduction puissante qu'exerce
presque toujours l'intérêt d'un sujet vaste et d'un nom
révéré ; il lui apprend à ne pas recevoir sans examen les
conseils d'une critique dédaigneuse , qui , portant dans
les arts d'imagination l'esprit d'analyse qu'il faut laisser
aux sciences , classe les poëmes comme les plantes , par
espèces et par familles , n'accorde qu'à l'épopée le droit
de raconter les travaux des grands hommes , et rejettant
toute composition poétique dont le plan n'est pas
servilement conçu d'après les principes qu'il lui plaît
d'établir , nous a peut-être valu tant de froides et ridicules
copies des modèles immortels qu'elle ne cesse de
recommander. On n'est que trop porté à méconnaître la
nature de ses forces et le genre de son talent. Souvenons
nous qu'il a fallu trente siècles pour produire cinq ou
six poëmes épiques dignes d'être comptés : réservons
l'admiration la plus vive pour ceux qui , dans cette carrière
ambitieuse , ajouteront quelque chose aux trésors
de Calliope , car ils auront reçu de la nature ce qu'Horace
appelle mens divinior atque os magna sonaturum : mais
ne refusons point d'écouter des chants plus timides ,
inspirés par l'amour de la patrie , sous prétexte qu'Homère
et Pindare ont chanté sur un ton plus sublime et
sur un mode différent.
Mm
538 MERCURE DE FRANCE ,
Je n'examinerai donc pas de quel genre est le poëme
que M. Morin publie sous le titre de Gênes sauvée ,
ou le Passage du mont Saint-Bernard. Avec un petit étalage
d'érudition classique , il serait facile de prouver
que si cette action est épique par son importance , l'ouvrage
ne l'est point par son étendue , quoique beaucoup
plus long que les petits poëmes destinés à célébrer un
seul fait isolé , tels que celui de Voltaire sur la bataille
de Fontenoi. J'observe en passant que les nomenclateurs
poétiques devraient classer parmi ceux-ci le fameux
Passage du Rhin de Boileau , qui , par le sujet comme
par le style , appartient au genre du poëme héroïque
plutôt qu'à celui de l'épître . Je prouverais ensuite , avec
la même supériorité de raisonnement , que M. Morin
n'a pas fait , non plus , un poëme didactique , attendu
qu'on n'enseigne pas en vers alexandrins l'art de faire
des prodiges de valeur et des miracles de génie. Autre
découverte bien utile ! je montrerais que l'ouvrage n'est
point historique , car la fiction s'y mêle de tems en tems;
et qu'heureusement pour lui , une action très-vive le
sauve de ce malheureux genre descriptif , dont les modèles
mêmes n'offrent , comme on sait , qu'une suite
monotone de tableaux sans mouvement et sans intérêt ,
témoin les Saisons , de Saint-Lambert , et l'Imagination ,
de Delille. Je conclurais de tout cela que le poëme de
M. Morin n'étant d'aucun genre déterminé , doit être
nécessairement une production froidement bizarre ou
noblement insipide; et je n'aurais pas l'air de me douter ,
en rendant ce bel arrêt , qu'il y a souvent plus de fautes
et d'ennui dans une dissertation littéraire de quelques
pages , et dans tel acte d'une tragédie très-régulière , que
dans tel gros poëme qui n'est pourtant ni épique , ni
didactique , ni descriptif, comme les Métamorphoses
d'Ovide .
Malheureusement ces lumineuses découvertes qui ont
illustré pendant près de trois semaines les aristarques de
boudoir et la littérature des journaux , ces principes féconds
jadis négligés par Boileau comme par Horace ,
inconnus depuis à Laharpe comme à Quintilien , ne
suffisent déjà plus pour faire la réputation d'un critique ,
:
AVRIL 1810. ! 539
1
et pour l'élever au-dessus des auteurs qu'il immole à la
finessede son goût et à l'autorité de sa raison. Les lecteurs
contractent la détestable habitude d'exiger qu'on
leur prouve qu'un poëme est mauvais par lui-même , et
non par le genre auquel il appartient. Cette nouvelle
disposition des esprits sera favorable à plus d'un ouvrage,
et celui de M. Morin , en particulier , doit y gagner
beaucoup.
Le plan en est très-simple , peut-être même un peu
trop simple. L'auteur , en choisissant pour sujet de ses
chants une époque mémorable et récente , a craint sans
doute d'altérer l'authenticité des faits par des mensonges
ingénieux ; sa première conception est d'une raison
sévère , mais peu favorable à la poésie : un précis historiquedes
événemens , mis à la tête de l'ouvrage , semble
avoir été souvent consulté pour la division des quatre
chants . C'est un défaut qu'il était difficile d'éviter d'après
le choix du sujet , mais qui n'en est pas moins condamné
par le législateur du Parnasse . - Loin , dit-il , ces
poëtes craintifs ,
Qui chantant d'un héros les progrès éclatans ,
Maigres historiens suivront l'ordre des tems .
Ilsn'osentunmoment perdre un sujet de vue ;
Pour prendre Dôle , il faut que Lille soit rendue ,
Et que leurvers exact , ainsi que Mézerai ,
Ait déjà fait tomber les remparts de Courtrai.
Apollon de son feu leur fut toujours avare .
A
1
"
に
Ce n'est pourtant pas ce feu qui vient de l'ame , et qui
se nourrit de tous les sentimens généreux , qui manque à
l'auteur de Gênes sauvée : si l'enthousiasme de la gloire
et de la patrie , en lui désignant ses héros et son sujet ,
n'apu jeter plus de mouvement et de rapidité dans l'ensemble
et la marche de son poëme , il en a du moins
animé tous les détails : les descriptions de combats ,
quoique parfois embarrassées de trop de circonstances
historiques , y sont pleines d'intérêt et de chaleur. La
bataille de Zurich , l'entrée triomphante du général
Masséna dans Gênes après en avoir éloigné les ennemis
le combat singulier du jeune Adémar contre un Génois
Mm 2
540 MERCURE DE FRANCE ,
infidèle à son pays , le passage du mont Saint-Bernard ,
lebombardement de la ville assiégée , sont les morceaux
où l'auteur m'a paru le plus heureusement inspiré par
cette ardeur patriotique qui lui a donné l'idée de son ouvrage.
Aucun obstacle , aucune objection n'a pu l'affaiblir;
elle a résisté aux observations littéraires les moins
encourageantes . Quand Voltaire , dans la double ivresse
d'un grand succès et d'un jeune talent , alla consulter le
présidentde Malezieux sur le projet de la Henriade , cet
homme qui joignait une littérature immense à une belle
imagination , n'hésita pas à lui dire : « Vous entrepre
> nez un ouvrage qui n'est point fait pour notre nation :
>>les Français n'ont pas la tête épique. » Il ajouta :
«Quand vous écririez aussi bien que MM. Racine et
>> Despréaux , ce sera beaucoup si on vous lit.>>>
paroles , dit M. Morin , m'ont étrangement frappé. J'y
trouve toute autre chose qu'une opinion littéraire .
-Ces
«En quoi ! poursuit-il , M. de Malezieux affirme que les
Français n'ont pas la tête épique , et que tout ce que
l'on pourrait obtenir d'eux , serait de leur faire supporter
la lecture d'un poëme écrit d'un style divin ! Ah ! si
la vérité toute entière était échappée à M. de Malezieux ,
il aurait dit : « Les Français n'ont pas le coeur épique ;
>> car c'est avec le coeur , c'est avec le sentiment qu'on
>> doit lire un poëme national. » Il aurait pu ajouter :
<<Ils apprécieront , sans doute , les beautés du style , les
>> difficultés vaincues d'un pareil travail ; mais ils ne
>> comprendront pas cet amour brûlant de la patrie ,
>> cet enthousiasme de la gloire nationale et cette éléva-
» tion de sentimens , qui doivent s'exhaler de chaque vers ,
>> dans des ouvrages de cette nature.>>>
>> Encore une fois , M. de Malezieux a-t-il ditla vérité?
Loin de moi la pensée de m'ériger en censeur trop se
vère : cependant laissons parler les faits ; ils en diront
assez .
;
>> Quel genre de littérature a été cultivé en France ?
Quels noms ont rempli les pages de nos meilleurs
poëtes ? Quelles moeurs , quelles opinions , quelle forme
de gouvernement , étaient exclusivement livrées aux premières
études de la jeunesse , et se retrouvaient encore
AVRIL 1810 . 541
C
1-
offertes à l'admiration de l'âge mûr ? Depuis un siècle les
noms les plus illustres de nos ancêtres ou de nos contemporains
étaient-ils souvent sur nos lèvres , dans nos
cours et dans nos livres ? L'enfance bégayait-elle les noms
révérés de Saint-Louis , de Louis XII et du bonHenri ?
Se rappelait- on avec un respect religieux les Bayard ,
les L'Hôpital , les Sully , les Turenne , les Condé , les
Catinat ? La mémoire de ces grands princes , de ces
grands hommes , rattachait-elle nos pensées à la monarchie
qu'ils avaient honorée , défendue , agrandie ?
Je ne sais : mais il me semble que nous connaissions bien
mieux et qu'on nous parlait bien davantage du dévouement
de ce Romain qui s'introduisit furtivement dans la
tante d'un roi ppoouurr le poignarder , et qui , confus de sa
méprise , livra sa main aux flammes en présence du monarque
qu'il avait manqué. Nous apprenions par coeur
les histoires de Caton et de Brutus , et mille autres choses
très -belles sans doute chez le peuple romain , mais fort
éloignées des moeurs et des opinions que nous devions
avoir , dans la forme de notre gouvernement. Néanmoins
on les offrait sans cesse à notre admiration : le pinceau ,
le burin , la poésie , les reproduisaient par-tout sous nos
yeux. Est-il donc étonnant que le sentiment de notre
propre gloire s'affaiblît dans nos ames , et le coeur des
Français ne devait-il pas être la dupe de leur esprit ? ....
M. de Malezieux aurait donc eu raison.
>>Que doit être la poésie dans un Etat , continue
M. Morin ? Elle sera , et je dois m'exprimer ainsi , le
livre classique de la patrie , de sa gloire , de son honneur :
cette définition est essentiellement juste , appliquée à la
poésie héroïque en France. En effet , parmi nous
la religion s'occupant exclusivement des rapports de
l'homme avec le ciel , il faut , après cette divine institution
, une institution tout humaine qui achève de former
le citoyen ,
>>Mais qui apporte aujourd'hui quelque intérêt à lire
des vers ? Qui voudrait seulement jeter les yeux sur un
poëme qui s'annoncerait avec la prétention d'être national?
etc. , etc. »
6 J'aime à croire qu'ici M. Morin se trompe , et qu'il
542 MERCURE DE FRANCE ,
aura lui-même assez de lecteurs pour avouer l'injustice
de ce dernier pressentiment. Il a de quoi les intéresser ,
et par la forme et par le fonds de son ouvrage : les
bornes de cet extrait m'empêchant de multiplier les citations
, je prends au hasard quelques vers du quatrième
chant qui suffiront pour donner une idée de son stylepoétique.
L'auteur décrit les honneurs funéraires rendus aux
guerriers qui ont péri dans ce siége mémorable.
C
La nuit couvrait les cieux de ses voiles funèbres ;
Et déjà , s'agitant au milieu des ténèbres ,
Un peuple recueilli s'avance lentement
Vers les lieux où s'élève un simple monument ,
2.Témoin silencieux d'irréparables pertes .
Descendas de leurs monts , de ceshauteurs désertes ,
Des groupes de guerriers , sortis des légions ,
2002 Autour du monument pressaient leurs bataillons.
20.Le crêpe en longs replis voile chaque bannière ;
Les mousquets renversés traînent dans la poussière ;
Et le tambour , bruyant au milieu des combats ,
Caché sous le linceul , retenant ses éclats ,
Laisse échapper un son dont la lente mesure
Revient à coups égaux et sourdement murmure :
ton L'airain plaintifdes morts , balancé dans les airs. ,
Porte sa voix lugubre au rivage des mers .
L'aurore , qui toujours se lève radieuse ,
Laisse errer de la nuit l'ombre mystérieuse ;
Respectant de ce jour la pompe et les douleurs ,
Elle amortit ses feux dans de sombres vapeurs .
Religieux apprêts ! on écoute en silence :
1
Les coeurs sont pénétrés ; le chant sacré commence....
:
On peut , sans doute , faire beaucoup d'objections très
raisonnables contre des poemes dont les sujets sont si
près de nous : si M. de Malezieux n'avait pas tort en
assurant que les Français n'ont pas la tête épique , il aurait
pu dire , avec encore plus de vérité , que les gens
qu'on rencontre dans son salon n'ont point ànos yeux les
proportions de l'Epopée . On doit sur-tout s'indigner de
voir déchirer les plus belles pages de notre histoire pour
composerde leurs lambeaux des poëmes qui surpassent
enridicule et le Childebrand , et le Charlemagne , et le
AVRIL 1810. 543
Moïse, de Saint-Amand , et le Saint-Louis ,du père Le
Moyne. Le satirique Boileau ne manquerait pas de s'écrier
en cette occasion :
Déjà le mauvais sens reprenant ses esprits
Songe à nous redonner des poëmes épiques ,
S'empare des discours mêmes académiques :
Perrin a de ses vers obtenu le pardon ,
Et la scène française est en proie à Pradon.
Mais il n'en est pas moins certain (et Boileau lui-même
l'atteste) queles mauvais vers étaient aussicommuns dans
le plus beau siècle de notre littérature que dans celui-ci :
ce sont les bons qui sont plus rares dans le nôtre , d'abord
parce que les beautés de l'artne sont point infinies , comme
l'observe très-bien l'oncle du Métromane ; ensuite , parce
que les hommes supérieurs ne se montrent qu'à des époques
éloignées; enfin , parce qu'en parût-il aujourd'hui ,
certains critiques à la feuille qui se sont arrogé ledroit de
former le goût du public , trouvent à-la-fois plus plaisant
et plus ulile de flétrir les talens que de les honorer. Au
reste , le poëme de M. Morin , sans être excellent ,
mérite d'être réuni à quelques autres productions estimables
, qui prouvent qu'on sait encore célébrer sans
ridicule les grands hommes contemporains , et les événemens
mémorables dont nous sommes témoins .
ESMENARD .
10
i
15
ELÉGIES ET POÉSIES DIVERSES , par Mme VICTOIRE BABOIS.
A Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois . 4
Je cherche quelquefois où vous trouvez si précisément
tout ce qu'ilfaut penser et dire ; c'est en vérité dansvotre
coeur , c'est lui qui ne manque jamais , et quoi que vous
ayez voulu dire autrefois à la louange de l'esprit qui veut
contrefaire le coeur , l'esprit manque , il se trompe , il
bronche à tout moment : ses allures ne sont point égales ,
et les gens éclairés par le coeurn'y sauraient être trompés .
Cette phrase de Mme de Sévigné nous révèle le seeret
de la médiocrité de beaucoup d'ouvrages , ainsi que le
544 MERCURE DE FRANCE ,
secret du beau talent de Mme Victoire Babois. Chacune
de ses élégies sur la mort de sa fille , porte l'empreinte
de la douleur la plus vraie , et par conséquent la plus
touchante . Aucune expression ambitieuse , ou hasardée ,
ne dépare la peinture noble et simple de ses légitimes
regrets . On la croit sans peine alors qu'elle dit : Je laissai
couler mes vers avec mes pleurs . Leur harmonie mélancolique
pourrait se comparer à celle du doux murmure
d'un ruisseau . Mme Babois semble n'avoir eu d'autre
travail à faire que de descendre dans son ame , et d'en
épancher les sentimens. On éprouve une tristesse délicieuse
à l'entendre répéter plusieurs fois la même plainte.
On s'associe à son malheur , on répond à ses gémissemens
par des soupirs. Mme Babois n'est ni Sapho , ni
Corinne , ni Deshoulières . Elle est elle . Ses richesses sont
ses larmes . Ce n'est qu'après avoir pleuré long-tems
avecla mère malheureuse , qu'on songe à payer un tribut
d'admiration au poëte heureux. Cet éloge sera aisément
justifié par une citation .
Un feu sombre et mourant m'anime et medévore:
-129 Telle en un lieu funèbre on voit errer encore
L'incertaine lueur d'un lugubre flambeau ,
Qui lentement pâlit et meurt sur un tombeau..
» Avec effort déjà je cherche ma pensée;
Jeme surprends moi-même immobile , et glacée ,
> Etouffant avec peine un sanglot douloureux :
> J'ai perdu jusqu'aux pleurs , seul bien des malheureux.
Il est tems que sur moi la tombe se refermei
٤.١ t>.Etle comble des maux amène enfin leurterme. ίτε
> Il approche : la paix va rentrer dans mon coeur; 11
>.Je sens que tout finit , oui , tout , jusqu'au malheur,
Empire de la mort ,vaste et profond abyme ,
Oùtombe également l'innocence et le crime ,
De ton immensité la ténébreusé horreur
> N'a rien qui désormais puisse étonner mon coeur.
> Ma fille est dans ton sein : ah ! c'est trop lui survivre !
J'ai vécu pour l'aimer , et je meurs pour la suivre . »
Le style des sept premières élégies de Mme Babois ,
nous paraît être généralement aussi pur que le senti
AVRIL 1810 . 545
3
4
ment qu'elles expriment , et les légères négligences
qu'on pourrait l'inviter à corriger , contribuent peut-être
à y répandre plus de naturel et d'abandon , premier
charme de ce genre de poésie.
Dans les élégies diverses qui se trouvent à la suite
des élégies maternelles , celle intitulée Aline est remarquable
, et par le plan , et par l'exécution. On y trouve
le tableau le plus enchanteur de l'amour filial . Nous ne
nous serions pas refusé au plaisir d'en transcrire plusieurs
passages , si elle n'eût paru en entier il y a environ
dix-huit mois dans un des numéros de ce journal. Nous
nous en dédommagerons en citant quelques vers pris
dans une élégie adressée au rossignol .
:
Ton secret c'est d'aimer , de chanter la tendresse :
> Son accent que ta voix nous répète sans cesse ,
> Sans nous lasser jamais , est toujours écouté.
> Pour mieux l'entendre , on voit la timide beauté
> Avec plus de lenteur traverser le bocage ;
>>Et le printems annonce à peine encor ses dons ,
> Qu'au milieu des forêts , sans attendre l'ombrage ,
> Nous sommes attirés par tes douces chansons .
> Aussi long-tems qu'il règne , et que dans nos vallons
> Ta voix enchante le feuillage
> Tu nous plais et nous t'écoutons;
> Tu nous plais dans tes derniers sons ,
> Et le printems d'après tu nous plais davantage.>>
Ce chant n'a-t-il point toute la douceur et toute la
grace de celui du rossignol lui-même ?
La mort de cet oiseau a fourni à Mme Babois une
seconde élégie , dont la première partie est digne d'être
placée auprès des vers de Catulle sur le moineau de
Lesbie . Nous allons mettre nos lecteurs à même d'en
juger.
«Dans ta cage légère , où mes soins assidus
> Apportaient l'abondance et tous les dons de Flore ,
>>Mon oeil en vain te cherche encore ;
» Je n'embellirai plus son mobile rempart ,
> Ce filet où mes mains enfermant avec art
•Sousde flexibles noeuds ton aile fugitive ,
:
546 MERCURE DE FRANCE ,
■Dans leseindu bonheur la retenait captive.
→C'est là qu'un feuillage nouveau ,
> Paré de sa fleur odorante ,
>> Doucement incliné se courbait en berceau ;
✔ Là , tu chantais sur un rameau ,
> Tu reposais couché sur la mousse naissante;
→ Là , malgré les hivers . tu trouvais , tous les jours ,
> Une onde plus limpide , un bocage plus sombre ,
→ Denos bois ta patrie , et la fraîcheur et l'ombre ,
> Et leprintems et les amours .
» Qu'un sort si doux fut peu durable !
› J'ai vu s'éteindre sous mes yeux
> Le chantre le plus pur , le plus harmonieux ,
> Et des oiseaux le plus aimable.
>> Tout pour qui sait aimer , oui, tout devient malheur,
> Et celui qui porte un coeur tendre ,
> Porte une source de douleur
: > Sans cesse prête à se répandre. »
1
Mme Babois eût été bien inspirée en terminant là ce
morceau , dont la fin est traînante et défectueuse .
Ce recueil renferme aussi des poésies diverses , parmi
lesquelles sont deux morceaux charmans ; le Laurier
rose , et les vers sur le tableau d'Attala au tombeau par
M. Girodet ; mais nous avons été fachés d'y voir les
vers sur les moutons , et plusieurs chansons où Mme Babois
, qui a tant de charmes dans les pleurs , est restée si
loin d'elle-même , que nous avons été tentés de lui appliquer
ce vers :
> Qui pleure comme vous , ne devrait jamais rire . »
G.
;
Sur quelques Ouvrages nouveaux où il est traité de l'Education
desfilles,
L'ÉDUCATION de la jeunesse intéresse trop vivement
toutes les classes de la société , et occupe la vie presque
entière d'un trop grand nombre de personnes , pour qu'on
puisse s'étonner de la multitude de livres que chaque
année voit éclore sur un pareil sujet. En ceci,sans doute,
AVRIL 1810. 547
1
il
comme dans tout le reste , le mauvais ou le médiocre
l'emporte infiniment sur le bon ; mais parmi la foule de
ceux qui consacrent leurs veilles à ce genre de travaux ,
s'il n'y a que très-peu de personnes qui parviennent à se
distinguer par des succès véritablement remarquables ,
p'y en a presque point aussi qui ne soient animés d'un
zèle sincère , et dont les intentions ne soient pures . Cette
seule réflexion doit suffire , ce me semble , pour désarmer
la rigueur de la critique : le respect dû à la vérité , veut
qu'elle soit franche , sévère même , sur un objet aussi important
, mais l'équité veut qu'elle ne soit ni dure ni offensante
envers ceux dont l'unique tort est de n'avoir pas
réussi à faire tout le bien qu'ils avaient désiré ou espéré
de faire . Tel est l'esprit dans lequel j'ai cru devoir examiner
les trois ouvrages dont je vais parler , et qui tous
trois traitent du même sujet.
Le premier est intitulé : Conseils d'un père et d'une
Mère à leurs enfans , sur l'éducation de leurs filles (1 ) .
La doctrine en est saine et les idées en sont pleines de
justesse et souvent de sagacité . L'auteur ne se flatte point
de présenter des vues neuves sur le sujet qu'il traite , ni
d'enseigner des vérités inconnues jusqu'à lui ; il n'a aspiré
qu'à rassembler et à rapprocher , en les dégageant des erreurs
qui les accompagnent quelquefois , les vérités trouvées
et développées par les hommes de génie et les écrivains
supérieurs qui ont déjà parcouru avec éclat cette intéressante
carrière.
:
Le principe fondamental sur lequel repose tout l'ouvrage
est que le caractère de l'homme bien organisé n'est
que le produit de ses premières habitudes , et que ses vices
ou ses vertus sont dus à son éducation , c'est-à-dire , à
l'influence de ses semblables sur son enfance et sur sa
jeunesse. Il faut convenir qu'en effet ceux qui attribuent en
grande partie nos talens , nos qualités bonnes ou mauvaises
à ce qu'ils appellent la nature , se sont trop rarement rendu
compte de l'idée précise que l'on doit attacher à ce mot ,
et qu'on ne peut absolument en attacher aucune à celui
d'éducation , si l'on refuse d'embrasser avec l'auteur
de cet écrit , l'idée consolante qu'une fatalité aveugle ne
(1) Un vol . in-12 , avec cette épigraphe , tirée de l'ouvrage même ,
Faites le bonheur de votrefamille , et vous travaillerez au vôtre . Chea
Déterville , libraire , rue Hautefeuille , nº 8. - 1810.
1
548 MERCURE DE FRANCE ,
>>rend pas l'homme bon ou mauvais ; qu'il dépend de lui
» d'être vertueux et heureux , ou , pour mieux dire , que sa
» bonne ou sa mauvaise destinée est presque toujours le
> résultat nécessaire de la conduite de ceux qui le diris
> gèrent dans son enfance et dans sa jeunesse ; qu'enfin ,
dès que nous commençons à sentir , à nous rappeler
> le passé et à en faire la comparaison avec le présent ,
» nous commençons aussi à nous former des habitudes
> dont l'influence nous dirigera , ou même nous asservira
>>plus ou moins dans la suite . »
Mais , en adoptant cette partie de la doctrine d'Helvétius,
l'auteur a soin d'y mettre les restrictions convenables :
► Nous ne prétendons pas , dit-il , qu'on peut pousser les
n succès de l'éducation jusqu'à donner à tous les carac-
>>tères des nuances égales et uniformes... Tant de hasards,
» de chocs , d'événemens imprévus se rencontrent dans le
» cours de la vie , qu'il serait fou de dire qu'on peut tout
>> prévoir et tout maîtriser. >> ינ
Cet ouvrage, destiné spécialement à présenter aux parens
les vues qui peuvent les diriger dans l'éducation de leurs
enfans , traite plus endétail de celle des filles , parce que
ce sont elles que l'on élève plus communément dans la
maison paternelle, au lieu que l'usage et des motifs , à quelques
égards impérieux, veulent que les garçons soient d'assez
bonne heure envoyés dans les pensions ou autres
établissemens d'éducation publique. D'ailleurs , dans
tout ce qui regarde les soins et la surveillance dontle
premier âge doit être l'objet , les mêmes observations ,
les mêmes pratiques de conduite , peuvent , à quelques
petites modifications près , s'appliquer également aux en
fans de l'un et de l'autre sexe.
L'auteur a cru devoir présenter d'abord avec quelqu'éten
due les motifs qui donnent une très-haute importance à
l'éducation des femmes, et développer les inconvéniens de
celle qu'elles reçoivent trop ordinairement : tout ce qu'il
dit à ce sujet ne paraîtra peut-être commun ou rebattu ,
qu'à ceux qui ne savent pas combien les idées raisonnables
et saines ont besoindd''être présentées souventet
redites de mille manières , pour devenir en effet com
munes , et combien il est à désirer qu'elles le deviennent.
On accusera peut- être aussi d'exagération le tablean qu'il
fait des inconvéniens que présentent la plupart des pensionnats
où l'on élève les jeunes demoiselles ; mais il fau
drait démontrer que ces inconvéniens sont particuliers ă
AVRIL 1810 . 549
1
1
ce
quelques établissemens de ce genre , qui font exception
entre tous les autres ; au lieu que malheureusement
sont , au contraire , ceux où l'éducation est raisonnable et
sensée qui font exception. Mais en avouant une vérité aussi
triste , n'oublions pas que les préjugés , ou les idées fausses
du plus grand nombre des parens , sur un objet aussi important,
mettent , en quelque sorte, les instituteurs et institutrices
dans la nécessité de les tromper , comme ils veulent
absolument qu'on les trompe.
Sous ce rapport encore l'ouvrage que j'annonce peut être
fort utile en indiquant le véritable but qu'on doit se-proposer
dans l'éducation des filles , les qualités essentielles
qu'on doit aspirer à leur faire acquérir , et les moyens les
plus naturels et les plus sûrs de parvenir à ce but. Les
conseils que donne l'auteur ont le mérite d'être également
praticables pour toutes les conditions , ou plutôt de l'être
sur-tout pour les familles qui composent la classe moyenne
de la société , c'est-à-dire , celles où les habitudes de raison
et demodération sont le plus nécessaires , et où heureusement
aussi elles peuventle plus facilement s'introduire ,
quand elles n'y existent pas . Il serait inutile , au reste ,
d'entrer ici dans le détail des vues et des préceptes que
contientunlivre très-court par lui-même. Onn'apprendrait
rien de nouveau à ceux qui ont eu occasion de réfléchir sur
ce sujet , et qui ont lu les meilleurs ouvrages qui en traitent.
L'auteur des Conseils , etc. a suy puiser les vérités
les plus utiles , et l'on voit par la manière dont il les reproduit
, que la méditation et l'expérience les lui ont rendues
propres.
Je dois pourtant l'avouer , si le fonds et la plupart des
détails de cet ouvrage me paraissent tout-à-fait dignes
d'éloges , la forme m'en a paru moins heureuse , et j'avais
été d'abord prévenu défavorablement par le ton un peu
trop dogmatique qui y règne dès le début. Dans tout le
cours du livre , le père et la mère parlent toujours ensemble
à leurs filles , ce qui donne au style une tournure trop uniforme
et quelquefois pénible : d'ailleurs on apeine à se
prêter à cette supposition de deux personnes pensant ,
parlant , observant , écrivant toujours à-la-fois et en commun
, et l'idée qu'ils ont eue d'écrire chacun alternativement
une page du manuscrit qu'ils ont remis , disent-ils ,
à leurs filles , sera peut-être trouvée un peu puérile. On
est peut-être aussi choqué involontairement de la sorte
d'affectation que l'auteur , ou les auteurs , mettent à se
550 MERCURE DE FRANCE ,
citer eux-mêmes pour modèles dans presque toutes les
circonstances importantes , et de l'admiration un peu trop
naïve qu'ils témoignent pour leurs propres succès ; en sorte
que plusieurs fois leur langage est en contradiction avec la
modeste simplicité qui est visiblement dans leur intention.
Mais ces défauts , si réellement on peut leur donner ce
nom, et si ce n'est pas moi qui ai tort de juger ainsi ,
n'empêchent pas que le livre ne soit , comme je l'ai dit ,
fort utile et fort estimable , et l'on ne saurait trop exciter
l'auteur , ou les auteurs , à publier la seconde et la troisième
parties de ses Conseils , où ils annoncent qu'ils
traiteront de ce qui est relatif à l'instruction, de l'adolescence
et de tout ce qui tient au développement des passions. Ce
complément ne peut qu'être extrêmement intéressant , soit
qu'ils jugent à propos de le produire sous la même forme ,
ou qu'ils trouvent convenable de la modifier un peu.
Les Promenades instructives et morales de madamede
Maintenon avec deux demoiselles élèves de Saint- Cyr (2) ,
ouvrage qui n'est pas , comme le précédent , destiné aux
parens ou aux institutrices , mais aux jeunes personnes
elles-mêmes , auraient peut-être offert beaucoup d'agrément
et d'intérêt , si le cadre avait été rempli avec assez
dejugement et de talent. Mme de Maintenon , douée d'un
esprit éminemment juste , éclairé et délicat , d'une raison
exercée et murie par l'observation profonde des hommes
et du monde , placée par la fortune dans des circonstances
aussi extraordinaires que variées , où toutes les passions
qui peuvent agiter le coeur humain s'étaient manifestées à
elle soustoutes les formes qu'elles peuvent prendre , d'autant
moins susceptible de s'en laisser imposer par celles
des autres qu'elle avait su asservir les siennes propres à
un système de conduite calculé et suivi avec autant d'habileté
que de persévérance ; M. de Maintenon enfin , qui
avait fait de l'éducation des femmes l'objet particulier de
ses réflexions , était sans doute un digne interprête des plus
sages et des plus intéressans préceptes que l'on pût donner
sur ce sujet; les mettre dans sa bouche , était déguiser sous
l'attrait d'une fiction qui avait un degré de vraisemblance
suffisante , ce que l'exposition toute simple des mêmes
vérités pouvait avoir d'aride et de languissant. Malheureu-
(2) Unvol. in-12. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 13.
1809... ::
AVRIL 1810 . 55
a
-
K
r
1
1
sement , l'auteur n'a su saisir ni les opinions , ni les sentimens
, ni sur-tout le langage qu'il convenait de prêter à
cette femme célèbre , et il est impossible de se montrer
plus qu'il ne l'a fait au dessous d'une pareille tâche .
En effet , quel homme un peu instruit , je ne dis pas de
tous les détails qui regardent Mme de Maintenon , mais
seulement de la manière de penser générale à cette époque
au sujet de la religion , croira que cette dame si célèbre par
sa dévotion aurait pu dire à de jeunes personnes qu'elle se
chargeait d'instruire et de diriger , « je désirerais que vous
» ne formassiez vos opinions , en matière de religion , que
▸ sur l'Ecriture-Sainte. Vous embrasserez celles que vous
> trouverez clairement révélées ?, Comment l'auteur a-t-il
pu ignorer assez complètementtout ce qui concerneM de
Maintenon elle-même , et le genre d'esprit du monde et des
sociétés où elle a vécu , pouroserlui prêter lejargon ridicule
d'unehéroïne de roman moderne ? Eveillezici , mes chères
> filles , toute votre sensibilité. L'amitié , le sentiment , les
> plus douces affections de l'ame , vont dorénavant être
➤ l'objet de nos entretiens ; c'est pourquoi vous me voyez
> aujourd'hui chercherles lieux les plus solitaires de ce parc ,
→ leurs épais ombrages, etc., etc. Ily a encore des gazons
émaillés de mille paquerettes , des accens doux et prolongés
du rossignol, des ruisseaux , de lamélancolie , ce serait
faire injure au jugement du lecteur que d'insister davantage
sur l'inconvenance d'un pareil langage.
Mais ce qui est encore plus inconcevable que tout
le reste , c'est l'étrange théorie que l'auteur prête àM de
Maintenon au sujet des liaisons du coeur entre les deux
sexes . S'il arrive à une jeune fille de ne pouvoir résister
au désir de faire confidence de son secret à quelqu'un ,
le choix de la personne qui doit en être dépositaire exige ,
suivant lui , la plus grande circonspection : et d'abord
si c'est une amie à qui l'on s'adresse , « il faut bien
> prendre garde que ce ne soit pas une personne engagée
> dans les liens du mariage , sur-toutsile plus parfait accord
› règne entre elle etson époux. Ce sont les propres paroles
de l'auteur : et veut-on savoir pourquoi il recommande
cette précaution ? il va nous le dire : C'est qu'ils estdes
momens dans cet état où l'on n'est pas assez sur ses gardes ,
> et dans lesquels votre amie , quoique la plus digne et la
> plus estimable desfemmes, peut laisser échapperquelques
> mots que , dans d'autres instans , et à tout autre qu'à son
> mari , elle aurait été incapable de se permettre . Et le
552 MERCURE DE FRANCE ,
résultat de toutes ces belles réflexions c'est que peut-être
neferait-on pas simal de donner auxhommes la préférence
pour de pareilles confidences . Ne voilà-t-il pas des jeunes
personnes bien endoctrinées?
Je ne m'arrêterai point à relever les fautes de langage ,
les expressions triviales ou inconvenantes qui se rencontrent
presque à chaque page dans ce livre. J'en ai dit assez
pour qu'on puisse l'apprécier à sa juste valeur; et quoique
l'éditeur prétende qu'il est non-seulement utile mais nécessaire
aux jeunes personnes , etc. je suis très-persuadé
qu'il n'y apointde parens sensés qui ne doivent s'empresser
de l'écarterdes mainsde leurs filles, àmoins qu'ils ne soient
bien sûrs qu'elles auront assez de raison pour voir combien
il en est dépourvu .
Les Discours surl'éducation des femmes , etc. (3) , dont
ilme reste à parler , ont été prononcés , comme nous l'apprend
l'auteur lui-même , devant une assemblée nombreuse
et brillante , qui a daigné les approuver , et ces
suffrages lui font espérer ceux de ses lecteurs. Il est
fâcheux qu'un professeur de littérature et de botanique
médicale ( ce sont les titres que prend l'auteur) , livré
depuis long-tems à l'enseignement , ne sache pas encore
que les éloges donnés à l'orateur dans une distribution de
prix sont une politesse d'usage , qui ne tire nullement à
conséquence ; et, puisqu'il fautdire ici ce que j'en pense ,
les applaudissemens que lui ont procurés son Discours
pour l'examen du mois de mars , et son Discours de clóture,
prouvent uniquement l'indulgence de l'assemblée qui
les entendait. Il me semble , en effet , qu'on eût été fort
excusable de ne pas goûter beaucoup des phrases telles
que celle-ci : " Vos Demoiselles , Messieurs , ne craignons
> point de le dire , ont reçu trop d'éloges , pour qu'il soit
> nécessaire de rappeler , à leur louange, que l'année est
» trop peu avancée pour que nous avons pu approfondir
> nos matières , et que les rigueurs de la saison , dont nous
>>sortons à peine , ne s'opposaient pas peu à leurs progrès .
En voyant l'auteur , dans ce même Discours du mois de
mars , citer parmi les femmes célèbres Jeanne d'Arc , d'Or-
:
(3) Discours sur l'éducation des femmes , et Plan d'éducationpour
unejeuneprincesse , etc. Brochure in-12 de 112pages .A Paris , chez
Lebel et Guitel , libraires , rue des Prêtres-St-Germain-l'Auxerrois,
n° 27.- 1810.
léans ,
AVRIL 1810 . 553
1
!
1
!
:
e
E
léans , j'ai craint un moment qu'il ne se fût imaginé que
notre illustre héroïne , si connue sous le nom de Pucelle
d'Orléans , était née dans cette ville qu'elle arrache
mains des Anglais ;
et si l'on peut pardonner une par LA
SEINE
erreur au professeur de botanique , il faut avoselle
serait inexcusable dans le professeur de littéreure m
je me suis sûrement trompé ; c'est peut-être une faute
d'impression , ou peut-être l'orateur s'est -il at scrupulo
de prononcer le véritable surnom de Jeanne d'Arenovant
son auditoire .
Je ne m'arrêterai point à examiner le Discours de coture
, ni la note qu'une princesse étrangère a demandée
au professeur , pour l'éducation de sa Demoiselle; je rendrai
volontiers justice au zèle et aux bonnes intentions de l'écri
vain ; il paraît avoir voulu suivre plus particulièrementdans
ce dernier écrit la doctrine et les opinions de Condillac , et
certes c'était choisir un fort bon guide , mais il n'a pas
assez pris soin de démêler ses propres idées sur le sujet
qu'il voulait traiter ; il n'a saisi que très-imparfaitement
les vues du philosophe sur l'autorité duquel il s'appuie, et
entout je crois qu'il aurait mieux fait de mûrir davantage
les écrits qui composent ce petit volume , avant que de les
livrer à l'impression . THUROT.
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.
Die Wahlverwandtschaften , ein roman von Goethe.
Les Affinités électives , roman de Goethe. Deux vol.
petit in-8°.-A Tubingue , chez Cotta , et se vend à
Paris , chez F. Schoell , libraire , rue des Fossés
Saint-Germain-l'Auxerrois . Prix , 13 fr . 50 c.
Je m'étais proposé de rendre un compte détaillé de ce
nouvel ouvrage d'un auteur célèbre , avantqu'il parût traduit
en français , mais à peine en avais-je achevé la lecture ,
qu'une première traduction fut mise en vente , et une
seconde la suivit de près. Il est done aujourd'hui entre les
mains de tout le monde , et je renfermerai par conséquent
cet article dans les bornes qui sont prescrites aux analyses
des romans français .
Edouard et Charlotte , époux encore jeunes , riches et
bien unis , s'étaient retirés à la campagne . Tous deux
Nn
554 MERCURE DE FRANCE ,
1
avaient des talens ; le désir d'embellir leur retraite leur
fournissait de l'occupation , et quoique dans un pays où le
voisinage leur offrait peu de société , ils se suffirent assez
long-tems l'un à l'autre . Cependant Edouard avait un ami,
un capitaine sans emploi et sans fortune , dont le sort n'était
rien moins qu'heureux. L'envie de l'adoucir , et le besoin
de mettre un peu de variété dans son existence , engagèrent
Edouard à l'appeler auprès de lui. Charlotte s'y opposa
d'abord ; elle craignait l'intervention d'un tiers entre son
époux et elle ; cette raison l'avait empêchée jusqu'alors
d'appeler elle-même au château sa nièce Ottilie , qui annonçantles
dispositions les plus heureuses , mais née ave
un caractère singulier , était méconnue et malheureuse
dans sa pension . Edouard insista ; Charlotte se rendit ; le
capitaine arriva , et bientôt Edouard obtint que l'on ferait
aussi venir Ottilie . Si tu crains , dit-il à Charlotte , que
mon ami ne te prive souvent de ma société , tu en trouveras
le dédommagement dans celle de ta pupille .
• Cette manière de voir était peut-être assez plausible , et
cependant l'événement la démentit. Les deux époux , il est
vrai , se refroidirent , se négligèrent ; mais ce que perdit la
tendresse conjugale tourna au profit de l'amour et non de
l'amitié. Ce ne fut point du capitaine , ce fut d'Ottilie
qu'Edouard s'occupa ; le capitaine , de son côté , porta
toutes ses affections vers Charlotte ; Charlotte prit du goût
pour lui , et l'on vit s'allumer , à la fois , deux amours
adultères . Les sentimens de chaque époux ne furent même
pas long-tems un secret pour l'autre : mais Edouard et le
capitaine gardèrent beaucoup plus long-tems celui de leur
amour envers celles qui en étaient l'objet.
Les choses en étaient là lorsqu'une suite bizarre de circonstances
, trop longues à décrire , conduisirent , à minuit
, Edouard à la chambre de Charlotte . Un ami venait
de rappeler à son imagination les charmes de sa femme ;
Ottilie et Charlotte s'y confondirent pour un moment. Il
frappe , on ouvre ; et soit obéissance de la part de Charlotte
, qui était toute occupée du capitaine , soit qu'il
s'opérât à l'instant dans son imagination une confusion
d'idées semblable à celle qui venait d'avoir lieu dans celle
d'Edouard , les deux époux se trouvèrent transportés aux
premières nuits de leur hyménée . ,
Quelque tems après cet incident singulier , des événe
mens encore plus compliqués et plus bizarres amenèrent
enfin , dans le même jour , la déclaration d'Edouard à
AVRIL 1810 . 555
A
Ottilie , et celle du capitaine à Charlotte . Un tel pas franchi,
une séparation pouvait seule sauver la vertu de nos héros
et de nos héroïnes . Le capitaine s'exécuta de bonne grâce
et partit sut-le-champ. Charlotte voulut éloigner sa pupille
, mais Edouard s'y opposa ; il préféra de s'éloigner
lui-même , et laissa en partant une lettre où il menaçait
Charlotte de se mettre à la poursuite d'Ottilie si on l'exilait
du château .
Edouard , en effet , était loin de renoncer à Ottilie en
s'en séparant. Son caractère était absolu , ses passions impétueuses
, et il avait formé un projet qui n'étonnera pas
médiocrement nos lecteurs . Habitant l'Allemagne protestante
, où le divorce est permis , il voulait en profiter pour
épouser Ottilie. Il se proposait de dédommager Charlotte
en l'unissant au capitaine qu'elle aimait ; et ce qu'il y a
de plus singulier encore , la naïve , la sensible Ottilie
n'avait rien trouvé dans cet arrangement que d'extrêmement
naturel .
Apeine arrivé dans sa nouvelle retraite , Edouard envoya
à Charlotte un ami commun , pour lui faire ses propositions
, mais cet ami qui ne s'était chargé qu'à regret
d'un pareil message , en fut heureusement dispensé. Charlotte
lui déclara qu'elle était grosse ; ce mot lui ferma la
bouche et dut aussi la fermer å Edouard . Acette nouvelle
inattendue il renonça , du moins pour le moment , à ses
projets ;; et n'espérant plus de bonheur dans la vie , il se
rendit à l'armée pour chercher la mort dans les combats .
Pendant son absence , Charlotte accoucha d'un garçon
qui, au lieu de ressembler à ses parens , offrait tous les traits
du capitaine avec les yeux d'Ottilie . A cet événement près ,
l'intervalle de l'absence d'Edouard se passa fort paisiblement
, mais il n'en occupe pas moins un bon tiers de l'ouvrage
, l'auteur l'ayant rempli de digressions , d'épisodes
et d'intermèdes que ses lecteurs trouveront peut-être assez
inutiles , mais qui entraient dans son plan comme on le
verra bientôt .
La guerre étant finie , Edouard revint dans sa retraite et
reprit ses anciens projets. Ayant perdu l'espoir de se faire
tuer , il revint avec plus d'ardeur au projet de rendre sa vie
heureuse , et cette fois ce fut le capitaine lui-même qu'il
chargea de ses propositions . Va , lui dit-il , persuade
Charlotte ; tu la recevras ensuite de ma main , et je recevrai
Ottilie de la tienne. Le capitaine partit ; Edouard se rapprocha
du château pour avoir plutôt sa réponse : mais il
Nn 2
1
556 MERCURE DE FRANCE ;
n'eut pas la patience de l'attendre; et tandis que son ami
cherchait en vain Charlotte qui était en visite chez des voisins
, il entra lui-même dans son parc et ne tarda pas à
rencontrer Ottilie qui lisait au bord d'un étang , ayant le
fils de Charlotte et d'Edouard auprès d'elle. La vue d'Ot-/
tilie le transporta de joie ; la vue de l'enfant lui fit une autre
impression. Quoique tout prêt à céder sa femme au capitaine
, il fut blessé de reconnaître dans son fils le portrait
de son ami. Ottilie voulut le calmer en lui montrant que
la petite créature lui ressemblait à elle-même , mais alors
sontrouble augmenta; il ne vit plus dans cet enfant que le
fruit d'un double adultère , il s'en confessa très-humblement
, très-clairement à Ottilie , et conclut .... que son
divorce avec Charlotte était plus nécessaire que jamais .
Cependant la nuit s'approchait , il fallut qu'Edouard
reprît le cheminde l'auberge de village , qui était le lieu du
rendez-vous ; il fallait aussi qu'Ottilie retournât au château
avec l'enfant . Elle avait l'étang à traverser , et s'embarqua
dansune frêle nacelle. Emue , troublée, préoccupée comme
elle devait l'être , elle laissa tomber l'enfant dans l'eau , l'en
retira ensuite avec assez d'adresse , mais l'en retira déjà
mort. Charlotte , à son retour , fut instruite de cette triste
nouvelle; et bientôt elle se trouva entre le corps de son fils
enveloppédans un berceau , Ottilie à ses genoux et comme
endormie , et le capitaine qui n'hésita pas à lui communiquer
les propositions de son époux. Charlotte ne lui
opposa plus de résistance . La mortdeson fils, l'opiniâtreté
d'Edouard , la déterminèrent : elle consentit au divorce.
Le capitaine parla pour lui-même , elle ne l'encouragea,
ni ne le repoussa , et le médiateur alla retrouver son ami ,
persuadé que sa mission était heureusement remplie.
Mais , dès qu'il fut sorti , Ottilie se releva ; elle n'avait
pointdormi comme on le croyait. Dans un état léthargique
qui la privait du mouvement etde la parole , elle n'en avait
pas moins entendu toute la conversation . Eclairée enfin
sur la nature des projets d'Edouard , elle les vit sous leur
véritable jour et en eut horreur. Elle déclara avec autant
de calme que de fermeté, qu'elle ne l'épouserait jamais , et
menaça Charlotte de se noyer dans le même étang où son
fils venait de trouver la mort , si elle consentait au divorce .
De ce moment les événemens s'accumulent ; l'inébranlable
résolution d'Ottilie les précipite avec rapidité vers le
dénouement. Elle s'était promis de ne plus parler à
Edouard. Dans un voyage qu'elle veut faire à sa pension ,
AVRIL 1810. 557
1
1
des circonstances singulières le rapprochent d'elle: frappée
de sa persévérance à la poursuivre, elle renonce à l'éviter ;
elle consent à retourner avec lui auprès de Charlotte , mais
en faisant le voeu tacite de ne plus parler à qui que ce soit ,
et de ne plus prendre que les alimens nécessaires pour ne
pas mourir. Ainsi le capitaine et Charlotte , Edouard et
Ottilie , se tronvent réunis au château. Ottilie observe
exactement son double voeu. Ses amis respectent celui du
silence ; elle leur cache celui d'abstinence , en se faisant
servir chez elle , et en persuadant à une jeune fille qui lui
était depuis long-tems dévouée ,de consommer les alimens
qu'on lui apportait. Sa vie s'éteignait peu à peu dans cette
austère pénitence. Cependant elle parut renaître un peu à
l'approche de la fête d'Edouard . Elle se prépara même une
parure complète pour y paraître avec éclat ; mais la veille
de ce jour désiré , le hasard l'amena dans le salon aumoment
où un ami de la maison déclamait contre l'adultère ;
elle pâlit , se sentit frappée , n'eut que le tems de regagner
sa chambre et rendit le dernier soupir. Edouard lui-même,
la suivit de près; il mourut de regret de l'avoir perdue. On
nedit pas ceque devinrent ensuite son épouse et son ami.
Telle est la fable principale de cet ouvrage extraordinaire
; et l'analyse en serait complète sans les digressions
et les épisodes dont nous avons déjà parlé . Pour concevoir
commentces nombreux accessoires ont pu entrer dans le
plan de l'auteur , il faut se rappeler que M. Goethe et
l'école dont il est le chef, professent une doctrine tou te
nouvelle en littérature. Ils n'y voient rien de grand et
de beau que la poésie : tout chez eux doit être poétique
et lorsqu'ils vous donnent un ouvrage sous le titre modeste
de roman, vous pouvez être sûrs qu'ils se sont
flattés intérieurement de vous gratifier d'une épopée.
Or, on ne connaît point d'épopée sans épisodes ; on
s'accorde généralement à vouloir y trouver du merveilleux;
et comme on convient encore qu'Homère et Virgile
savaient tout ce qu'on savait de leur tems , les épiques
allemands veulent aussi faire preuve de science .
Voilà , si je ne me trompe , le secretde la nouvelle composition
de M. Goethe. Je ne déciderai point si l'idée en
est heureuse , mais on peut , je crois , avancer hardiment
que l'exécution ne l'est pas. Un de ses principaux épisodes
netient nullement au plan de son ouvrage. C'est letableau ,
d'ailleurs très-bien fait, de toutes les inconséquences , de
toutes les étourderies d'une jeune et riche héritière , d'un
558 MERCURE DE FRANCE ,
véritable enfant gâté , qui , suivie d'une foule d'adorateurs ,
traverse comme un tourbillon la retraite paisible où vivaient
Charlotte et Ottilie pendant l'absence d'Edouard . Deux
autres personnages y paraissent moins inutilement : ce sont
un baron et une comtesse qui s'aiment depuis long-tems ,
mais qui , mariés tous deux , n'auraient pu se réunir que
par un double divorce . L'un des deux l'avait obtenu , mais
l'époux de l'autre étant inflexible , ils attendaient patiemment
sa mort , et se consolaient en voyageant ensemble.
Leurs discours et leur morale, en harmonie avec leur conduite
, contribuent à rendre les projets d'Edouard moins
singuliers aux yeux d'Ottilie ; ils entrent d'ailleurs pour
quelque chose dans la marche des événemens ; il est seulement
fâcheux que des deux caractères n'offrent rien d'aimable
ni d'estimable , car ce sont sur-tout les personnages
de ce genre qui manquent dans notre roman.
Il serait peut-être juste de placer parmi les personnages
épisodiques un instituteur de jeunes demoiselles qui est
devenu amoureux d'Ottilie à sa pension , et un architecte
à qui elle n'est rien moins qu'indifférente . Cependant l'auteur
semble plutôt les avoir imaginés pour développer la
partie savante de son poëme. L'instituteur fait de graves
observations sur le caractère des jeunes filles , et disserte
savamment sur l'éducation . L'architecte fait bien mieux
encore : il raisonne sur son métier , il bâtit , il peint , il
décore ; il nous apprend que lorsqu'un amateur nous fait
voir une collection d'estampes et de dessins originaux , il
faut prendre chaque feuille soigneusement avec les deux
mains de peur que le papier ne se froisse et ne se casse .
Il aide l'enfant gâté , dont nous parlions tout-à-l'heure , à
représenter avec des personnages vivans des tableaux
connus des grands maîtres , tels que le Bélisaire de Vandyck
, l'Esther et l'Assuérus du Poussin ; et comme Ottilie
n'y était point admise , il monte exprès pour elle une
représentation de la Nuit du Corrège où elle figure la mère
du Sauveur. Le capitaine , de son côté , ne se montre pas
moins expert dans la science des jardins anglais , dans l'art
d'embellir les paysages . Edouard et lui sont au courant
des découvertes de la chimie , et nous donnent , en effet ,
une très-belle dissertation chimique sans laquelle il serait
impossible de comprendre le titre du roman. Une seule
chose prouve encore plus évidemment à quel point l'auteur
tenait à se montrer au niveau des lumières de son
siècle , c'est qu'il a doué son héroïne de la faculté merveil
AVRIL 1810 . 559
leuse des Bleton et des Campetti , et lui a fait répéter avec
le plus grand succès les expériences de Ritter sur les oscillations
du pendule .
Ceci nous conduit naturellement à parler du merveilleux
de ce poëme en prose , merveilleux dont M. Goethe nous
avait déjà donné l'avant-goût dans Hermann et Dorothée ,
poëme en vers. Il est fondé sur une opinion très-raisonnable
en elle-même , savoir que le merveilleux déjà
connu , celui qui consiste dans l'emploi des puissances
surnaturelles , ne peut plus être en usage aujourd'hui , surout
lorsqu'on place son action à l'époque actuelle. En cela
nous sommes d'accord avec lui; mais au lieu d'en conclure
vec nous qu'il faut bannir le merveilleux des ouvrages de
genre , M. Goethe , qui voulait absolument en avoir , en
cherché dans les limites mêmes de la nature , dans ceux
ses phénomènes qui sont reconnus , mais non expliés
, ou dans les faits singuliers dont on ne peut deviner
causes. Ainsi l'amour d'Ottilie et d'Edouard qu'il pout
faire naître tout simplement , il l'a fondé sur la symhie
physique la plus étrange . Les deux amans sont sujets
migraine , l'un du côté gauche , et l'autre du côté droit ;
lie, en copiant un acte de la main d'Edouard, finit par
ier involontairement son écriture au point que lui
me eût pu s'y méprendre ; et c'est-là ce qui motive sa
deration. Edouard est confirmé dans ses projets par des
rans du même genre. La date d'une plantation qu'il a
fal, se trouve être celle de la naissance d'Ottilie ; un
velmarqué par hasard de leur chiffre est jeté en l'air
poêtre brisé , et cependant ne se brise pas ; mais aussi
ce me verre cassé dans la suite par inadvertance, détermilla
mort d'Edouard. Nous passerons sous silence
d'ates circonstances non moins merveilleuses
qu'one peut tout citer , et que la préférence est due à trop
justétre à celles qui accompagnèrent la mort d'Ottilie ou
plutson enterrement. Nanny, cette jeune fille qui s'était
chars de manger pour elle lorsqu'elle se laissait mourir
de fa , est bourrelée de remords en voyant passer le
convede sa maîtresse. Dans son désespoir , elle se jette
d'un anier dans la rue ; on la croit morte ou du moins
estrope; mais à peine a-t-elle touché le corps d'Ottilie
qu'elle relève sur ses pieds , prête à courir et àjouer à
lafosste, comme le petit enfantdu Médecin malgré lui.
Un teliracle répandu dans le pays y fit passer à bon droit
, parce
1
1
560 MERCURE DE FRANCE ,
Ottilie pour une sainte ; la foi s'accrut ; on accourut à son
tombeau de toutes parts , et les miracles se multiplièrent.
Les miracles ! me direz-vous ; est-ce donc de bonne foi
queM. Goethe les raconte ? Est-ce qu'il y croit ?-Non
vraiment , et c'est là le mal , sous le rapport poétique. C'es
précisément parce qu'il n'ose les affirmer et les donne
pourargentcomptant , qu'ils ne produisent pas l'effet qu'
désire. Son récit ne peut ni persuader ni attendrir; il
prouve que la orédulité des gens du pays d'Ottilie ,
mème que les expériences du pendule ne prouvent q
sa propre crédulité , et les migraines sympathiques ,
rapport fortuit d'organisation qui aurait fort bien pu exis
sans produire des passions mutuelles , quoique M. Goe
veuille en faire la base d'une sorte de fatalité physi
substituée à la fatalité surnaturelle des anciens . Mai
est le vice de ce prétendu merveilleux naturel que
nommerions plutôt merveilleux bâtard. Si la raisonst
l'expliquer , l'imagination n'en est point émue ; s'il ne at
s'expliquer , on refuse d'y croire , et si par malheur l'aur
y croyait lui-même , ce serait le ridicule qu'on en vait
naître , c'est-à-dire , l'antipode du merveilleux.
On vient de voir de quels matériaux M. Goetheest --
servi , de quelles ressources il a usé pour grossir l'ensble
de cet ouvrage. Nous en avons exposé les défauts littéres.
Nos lecteurs en jugeront eux-mêmes la moralité. Cerqui
l'exousent , supposent que le but principal de l'auteu été
demontrer dequelles funestes conséquences peut êtr'admission
d'un tiers entre deux êtres bien unis ; ils aitent
que tout en peignant deux amours adultères , il a âmé
vivement ce crime et a professé le plus grand respepour
le mariage. Il est vrai qu'un de ses personnages dlame
plus d'une fois sur ce sujet. Il estvrai encore qu'Edard et
même Ottilie , malgré ses remords et sa péniteng sont
sévérement punis. Ce qui nous afflige, c'est qu'on avoulu
fixer l'intérêt sur cet Edouard qui, loin d'éprouver as son
caractère les changemens avantageux qu'y produit ouvent
l'amour , la plus généreuse des passions , devient ar cette
passion même égoïste , dur, inhumain. Ce qui nos afflige
encore, c'est la corruption effrontée du baron et dea com
tesse; c'est le manque absolu de délicatesse danscertains
détails , et sur-tout dans la conception et l'exéction du
double adultère commis moralement par les det époux.
Au reste, ce sont là de ces choses qu'un critiqu ne doit
point préjuger ; il ne peut que rendre l'impressio qu'il en
AVRIL 1810 . 561
/
a reçue , et en appeler à celle qu'en recevront à leur tour
ses lecteurs . Il est d'autres détails sur lesquels il peut prononcer
avec plus de confiance ; ceux qui tiennent au style ,
au talent de peindre , à celui d'observer. Sous ce rapport ,
les Affinités électives , quoique bien inférieures au Wer
ther , et même au Willhelm Meister du même auteur ,
sont encoreun ouvrage très-remarquable. Le style est d'une
correction , d'une pureté extrêmement rares , et toujours
aussi clair que le sujet le permet. Le dialogue est bien
coupé. Les tableaux de moeurs sont aussi vrais que piquans .
Les réflexions ont souvent autant de profondeur que de
justesse. Les descriptions seraient parfaites si l'auteur , qui
semble s'y complaire , ne se perdait souvent dans l'immensité
des détails .
On assure que les Affinités électives ont obtenu enAllemagne
un succès prodigieux. Nous avons quelque peine à
le croire , malgré les avantages que nous venons de leur
accorder. Il y a en Allemagne trop de gens éclairés pour
que cet ouvrage n'ait pas été apprécié ce qu'il vaut sous le
rapport littéraire. Le sentiment moraly est trop délicat
chez les gens bien élevés , pour que les détails qui nous
choquent n'y aient pas excité le même dégoût. Si l'on
appelle un succès prodigieux les éloges de certains journaux
et une vente rapide , nous ne serons plus étonnés . Le
nom seul de M. Goethe en impose à la plupart des critiques;
ce nom ferait vendre des ouvrages bien inférieurs
oud'un genre bien moins attrayant.
Mais si la haute réputation de M. Goethe lui a rendu en
Allemagne un si bon service, elle lui en a procuré en
France de très-mauvais . On a fait de son ouvrage deux
traductions à-la-fois (1) , et dès que la concurrence a été
mutuellement connue , on n'a plus visé des deux côtés qu'à
faire au plus vite , ce qui équivaut pour ainsi dire à faire
au plus mal. On peut juger du résultat pour un ouvrage
(1) Les Affinités électives , roman de Goethe , auteur de Werther
, etc .. traduit de l'allemand . Trois vol . in-12 . Prix , 6 fr. Chez
S. C. l'Huillier , libraire , rue Saint-Jacques , nº 55 ( sans nom de traducteur)
16 :
Ottilie, ou le Pouvoir de la Sympathie , traduit de l'allemand de
Goethe, auteurdeWerther, d'HerrmannetDorothée, ete. Par M.Bre
ton. Deux vol. in-12. Prix, 4fr. Chez la veuve Lepetit , libraire,
rue Pavéc-Saint-André-des-Aros ,na..
562 MERCURE DE FRANCE ,
avec une
dont le mérite principal est dans le style . Il est cependant
de notre dévoir de dire qu'on n'a pas été également
coupable des deux côtés . L'un des traducteurs , M. Breton,
paraît avoir ignoré assez long-tems la concurrence . Il a
travaillé d'abord avec beaucoup de soin : ce qui le prouve,
c'est qu'il avait le projet de refondre l'ouvrage plutôt que de
le traduire , qu'il amême eu le tems d'en élaguer beaucoup
de superfluités . On voit qu'il ne s'est pressé que vers la
fin de son travail et qu'il n'a abandonné qu'à regret son
projet de refonte : son style d'ailleurs est assez correct'; ses
contre-sens sont en petit nombre . Son rival , au contraire ,
ou ses rivaux (car il prétend et semble prouver qu'il en
avait plusieurs ) , ont traduit , du commencement jusqu'à
la fin,
précipitation inexcusable . Aussi estt--iillbien
rare qu'ils entendent leur auteur ; ils donnent les lettres d'un
homme pour celles d'une femme : ils prennent à chaque instant
eux pour vous , et vous pour eux. On ferait de leurs
contre-sens et de leurs qui-proquos une liste aussi nombreuse
que plaisante. On conçoit , au reste , très-facilement
qu'en procédant de cette manière , ils n'ont pas dû songer à
refondre l'ouvrage qu'ils traduisaient. Ils ont bien mutilé
par-ci par-là quelques phrases de leur auteur , mais ils ont
essayé de nous les donner toutes; ils n'avaient pas le tems
de choisir. Cette conduite scrupuleuse sera, je le sais ,
du goûtde bien des gens. Ily a des lecteurs qui veulent
qu'on traduise tout , qui seraient fachés qu'on leur fit
grâce des plus ennuyeuses longueurs , des défauts les
plus choquans d'un ouvrage célèbre . Ils ne lisent rien, pas
même un roman , pour s'amuser , mais pourjuger ou pour
s'instruire . Je ne les chicanerai point sur leur goût ; je
leur dirai seulement que pour l'ouvrage dont il est question
, ils ne gagneraient rien à préférer la traduction la
plus complète , mais de beaucoup la plus inexacte, si
non de trouver tous les défauts de l'auteur grossis de
ceux des traducteurs , et toutes ses beautés anéanties.
Quant à ceux qui ne lisent les romans même étrangers ,
que pour leur plaisir , ou qui du moins s'en rapportant ,
pour les juger , à ceux quiles ont lus dans la langue originale
, se contentent de trouver dans la préface lecompte
rendu des sacrifices qu'on a faits à leur goût et de l'ennui
qu'on leur a sauvé , sans doute ils ne balanceront pas
dans le choix qu'ils auront à faire. C'est dans la traduction
de M. Breton qu'ils liront le roman de M. Goethe;
si l'ouvrage leur paraît meilleur qu'il ne l'est réellement
AVRIL 1810 . 563
dans son ensemble , ils seront dédommagés par-là de ce
qu'ils doivent nécessairement perdre des beautés de détail ;
et de plus ils trouveront dans la préface et dans les remarques
, des notions intéressantes non seulement sur
cet ouvrage , mais sur d'autres productions de M. Goëthe.
M. Breton les juge en général fort bien ; il n'est même pas
trop indulgent pour celui qu'il vient de traduire ; on peut
dire seulement qu'il s'est laissé un peu trop éblouir de son
prétendu succès . Nous avons déjà montré ce qu'il faut en
croire . EnAllemagne, le nom de l'auteur ne pourra le soutenir
long-tems contre ses défauts ; en France , où ce nom
est moins imposant , où d'ailleurs l'ouvrage perd dans la
traduction ses plus grands avantages , ce sera beaucoup s'il
s'élève dans sa nouveauté au-dessus de la foule des romans
ordinaires pour s'y replonger presqu'aussitôt . Triste résultat
des veilles d'un homme de génie ! Mais qui ne sait que
le génie s'y expose toutes les fois qu'il veut se frayer des
routes nouvelles sans consulter la raison , la délicatesse
et le goût ? VANDERBOURG .
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS .
:
C'est le 23de ce mois qu'ont été mariés les soixante militaires
dotés par l'Empereur. On cite à cette occasion un
fait qui nous a été confirmé par des personne,s dignes
de foi. Le magistrat chargé de recueillir les demandes des
militaires retirés qui se croyaient appelés à jouir des
bienfaits de S. M., reçut une lettre conçue à-peu-près
en ces termes :
Monseigneur , je suis jeune encore , j'ai fait six campagnes
et reçu cinq blessures ; je désire me marier , maisje
n'ai pas faitdecchhoix : si votre Excellence veut bien m'indiquer
quelqu'un à qui je puisse convenir , elle peut disposer
de moi.
L
1
Je suis avec respect , etc. BRUNAULT.
Nous ne répondons point que le nom qu'on nous a cité ,
soit exactement celui que nous indiquons ici : quoi qu'il en
soit , la pétition fut accueillie favorablement; sur l'exposé
des titres du pétitionnaire , une jeune personne accepta sa
564 MERCURE DE FRANCE ,
main; les prétendus furent mis en présence; maisune circonstance
imprévue ne permet pas d'espérer que le mariage
s'achève : l'auteur de la lettre est.... une femme .
-N'en déplaise à la mauvaise humeur , ou plutôt à la
mauvaise foi de certaines gens , les sciences , les lettres et
les arts ne sont pas en France dans un état aussi désespéré
qu'on voudrait le faire croire; on peut encore citer un
assez bon nombre de savans , d'artistes , et même quelques
littérateurs du premier ordre , et nous ne serions pas surpris
que quelqu'un essayât de prouver , qu'en plus d'un
genre , nous avons acquis sur les deux siècles précédens ,
et sur les autres nations , une supériorité incontestable .
Est-il , en effet , bien déraisonnable de penser que les
sciences exactes ont fait de nos jours de véritables progrès ,
que les arts mécaniques ont été perfectionnés , que notre
école de peinture est la première de l'Europe , et que
notre Conservatoire de musique est au premier rang
des établissemens de ce genre? Mais , pour ne parler aujourd'hui
que de cette dernière institution , ne doit-on pas
s'étonner qu'elle ait réalisé en si peu de tems les espérances
qu'il était permis d'en concevoir ? En examinant de quelle
méthode on s'est servi pour arriver à de si grands et de si
prompts résultats , peut-être parviendrait-on à convaincre
les plus obstinés qu'en toute espèce d'éducation on peut
avec succès s'écarter des vieilles routines .
-Le public a joui pendant quelque tems de la superbe
collection de tableaux recueillie par M. Lebrun , dans ses
voyages en Italie, en Espagne , et dans les départemens
méridionaux de la France. Ces richesses ont été exposées
pendant quelques mois aux yeux des connaisseurs qui ,
tout en admirant les chefs-d'oeuvre de plusieurs grands
maîtres , les ont fort aisément distingués de quelques ouvrages
médiocres que le catalogue semblait vouloir faire
passer à l'abri des noms illustres du Corrège et de Claude
Lorrain . Quoi qu'il en soit , il est au moins très-difficile
qu'aucun particulier puisse réunir une suite de tableaux
aussi rares et aussi précieux. L'époque du mariage de
l'Empereur était sans doute la plus favorable qu'on pût
choisir pour la vente d'une pareille collection , aussi
tous les objets vraiment remarquables ont-ils été poussés
à un prix où ces mêmes tableaux ne s'étaient pas encore
élévés. M. le prince Yousupow a payé quarante mille
francs un petit nombre de morceaux achevés .
Les deux Téniers , dont l'un représente Jésus-Christ
AVRIL 1810. 565
2
1
couronné d'épines (par des Juifs en costumeflamand et la
pipe à la bouche ) , et l'autre une distribution de pain à des
pauvres , ont été vendus , le premier , 25,000 fr. , et le second
à-peu-près la moitié de cette somme; le beau Van-
Dick a été payé 18,000 fr. Un tableau de Carle Dujardin ,
l'un des meilleurs de ce grand maître , mais où l'on a
reconnu quelques repeints , avait été acheté avant la vente.
L'affluence des amateurs et le prix où se sont élevés les
tableaux d'un mérite réel , prouvent que le goût des arts se
ranime et que les talens , si puissamment protégés par le
chefde lanation, sont encore sûrs de trouver chez lesgrands
l'appui et les encouragemens dont ils ont besoin.
- La foule s'est portée au Louvre pour admirer les
travaux de la chapelle et de la galerie , dont l'entrée est
fermée depuis le 23 , et l'affluence a été telle qu'on était
forcé de s'arrêter long-tems dans la salle des pas perdus
pratiquée sous les guichets . La décoration de cette salle
n'est pas indigne d'arrêter quelques momens les regards
des connaisseurs ; elle se compose d'anciennes tentures
des Gobelins , lesquelles représentent les principaux événemens
du siècle de Louis XIV , exécutés d'après les
tableaux de Vander-Meulen , et dont les originaux sont
encore en partie conservés dans cet établissement. Ces tapisseries
qui remontent à-peu-près au tems de la fondation
de cette manufacture impériale , servent de points de comparaison
pour apprécier les progrès qu'a faits ce genre
d'industrie sous le double rapport de l'exécution , de la
beauté et de la fermeté des couleurs. Ces premiers ouvrages
exécutés partie en laine et partie en soie , n'offrent
plus aujourd'hui que des teintes décolorées ,et contrastent
d'une manière frappante avec le beau travail moderne ,
auquel il ne manque qu'un cadre pour soutenir la comparaison
avec les meilleurs tableaux. Quelques-unes de ces
tentures représentant des arabesques , ont été exécutées sur
les dessins de Le Brun , et celles qui remontent à une
époque plus reculée , sont du genre des tapisseries que les
Italiens appellent Arassi, du nom de l'endroit où elles
ont été fabriquées originairement : Rubens en a fourni les
sujets.
-Le mouvement imprimé aux beaux arts se manifeste
chaque jour par quelque création nouvelle. On a mis à
découvert , depuis quelques semaines , les six statues qui
décorent le péristyle extérieur de la façade du Palais du
Corps-Législatif : ce sont les statues de Minerve et de
DIAL. UNIV,
GENT
566 MERCURE DE FRANCE ,
Thémis , celles de Sully , du chancelier l'Hôpital , du chancelier
d'Aguesseau et de Colbert . Nous reviendrons sur
ces ouvrages de l'art auquel il appartient particulièrement
d'animer les monumens d'architecture .
-Nos dames , après avoir emprunté aux reines Médicis
une partie de leur ajustement , se livrent aujourd'hui à
quelques-unes de leurs habitudes . On sait que la mère de
Charles IX avait fait venir à sa cour un fameux astronome
dont les avis et les prédictions n'ont peut-être pas médiocrement
influé sur la conduite de cette reine superstitieuse.
Cet usage s'introduisit à la cour de Henri IV , et Marie de
Médicis se fesait tirer les cartes au moins une fois par mois ,
par l'intrigante et malheureuse Galigaï . De nos jours , Fabre
d'Eglantine a cru faire justice sur la scène de ce misérable
ridicule , et n'a fait que le mettre à la mode . Il existe
à Paris une moderne Sibylle dont la réputation et les
moyens d'existence sont uniquement fondés sur la crédulité
puérile des femmes de la meilleure société , et sur la
curiosité de quelques personnes qui veulent , ainsi que nous,
connaître au juste ce qu'il faut de sottise et d'impudence
pour établir un pareil impôt dans une grande ville , au
commencement du dix-neuvième siècle . Ce n'est ni dans la
forêt deDodone , ni sous les voûtes mystérieuses d'un temple
qu'habite la pythonisse : c'est au milieu de Paris , dans la rue
de Tournon,à l'enseigne énigmatique duBureau de Correspondance
générale.Lelecteurva s'effrayer et croire sans doute
que cette correspondance s'entretient avec Satan , Moloch ,
Asmodée ou Belphegor : qu'il se rassure; la sorcière parisienne
ne correspond qu'avec les dames , avec les hommes
qui poussent la galanterie jusqu'à imiter ce faible , et aussi
avec les cochers , les laquais , les femmes -de-chambre , etc.
qui veulent singer leurs maîtres , et qui , comme tous les
singes de manies , vont beaucoup plus loin que les originaux.
Il n'est pas aussi aisé qu'on pourrait le croire
d'être admis en sa présence : d'abord vingt équipages
plus brillans les uns que les autres obstruent les avenues
du temple , et puis il faut savoir à qui l'on parle , et
toute magicienne que l'on est , il est plus sûr d'avoir
quelques heures devant soi pour se reconnaître. Ce n'est
donc , pour l'ordinaire , qu'à votre seconde visite que vous
obtenez les honneurs de la séance ; un laquais vous introduit
dans un salon richement décoré , et à l'heure précise
du rendez-vous l'enchanteresse paraît , et le charme commence
. Quel moment ! le passé, le présent , l'avenir vont
AVRIL 1810 ... 567
T
T
1
être mis à-la-fois sous vos yeux , au moyen d'un simple
jeu de cartes , et voilà comme les plus grands effets naissent
pour l'ordinaire des plus petites causes. Il est vrai de
dire cependant que ces cartes sont beaucoup plus grandes
que les autres , et tarotées en forme d'hiéroglyphes . La
magicienne les mêle , en se recueillant d'une manière trèsédifiante
, et les assemble selon les savantes combinaisons
de l'Etteilla : puis après , vous apprenez, quand les agens
secrets ont bien fait leur métier , que vous êtes jeune ou
vieux , marié ou garçon , que vous avez eu une jeunesse
orageuse , etc.; mais à tout prendre , comme le passé n'importe
guère , on glisse là-dessus assez légèrement. Pour
l'avenir , c'est autre chose : on ne vous cache rien , surout
quand vous demandez le grandjeu qui coûte un louis.
Nous nous étions contentés du petit , et que voulez-vous
savoir pour six francs ? Aussi avons-nous appris , que nous
ne tarderions pas à nous marier , que nous aurions des
enfans , que nous pourrions , bien ne pas les élever tous ,
que nous éprouverions des pertes cruelles , mais que nous
ferions unefortune immense ; et lorsque nous avons fait
observer à la dame que ses prophéties , à la dernière près ,
étaient toutes réalisées depuis plus de dix ans , elle s'est
rejetée sur les erreurs du petit jeu , qui n'était pas fort
sur l'avenir. Nous n'avons pourtant pas jugé à propos d'en
apprendre pour le moment davantage , et après avoirmédité
sur cette prédiction et sur la formule favorite de la
prophétesse , vous entendez bien vous concevez bien ,
nous sommes sortis convaincus , comme Aly , que les
esprits dont on nous fait peur sont les meilleures gens du
monde.
,
-Si le mois d'avril n'a pas été très-fécond en nouveautés
dramatiques , celui qui va suivre en verra naître plusieurs :
on en répète deux à l'Opéra-comique ; les Troubadours ,
en un acte , dont les paroles et la musique sont de deux
auteurs très-estimés , et une pièce en trois actes qui se
recommande également par le nom du poëte et du compositeur.
Le Vaudeville prépare l'Auberge dans les nues ou
le Chemin de la gloire , où l'on parodie en masse , à ce
qu'on assure , toutes les pièces jouées depuis un an avec
quelque succès sur les grands théâtres : de compte fait, les
auteurs y distribuent deux cent vingt-trois coups de patte
ou de pied , presque tous mortels; c'est le Samson du Vaudeville
, armé , comme dans l'Ecriture , et déchaîné contre
Ies Philistins tragiques , comiques et lyriques. Les Ré
568 MERCURE DE FRANCE ,
:
iouissances parisiennes vont succéder aux Réjouissances
autrichiennes sur le théâtre des Variétés .
-Un accident dontles suites pouvaientêtre beaucoup plus
funestes , amis dans le plus grand danger un ouvrier atta
ché au service de l'Opéra , le jourde la première représen
tationde la reprise de Trajan. Au moment d'un change
ment de décoration , cet ouvrier employé dans les ceintres
aété saisi dans une manoeuvre , et roulé par le col surun
des tambours. Au moment où l'on s'en est aperçu , il ne
donnait plus aucun signe d'existence. Les remèdes de l'art,
promptement et habilement appliqués , l'ont rappelé à la
vie , et il a dû se trouver heureux d'en être quitte pour la
fracture d'un bras , dont il sera promptement rétabli,
MODES.-Voltaire appelait la promenade le premier des
plaisirs insipides; celle de Longchamp serait incontestablement
lapremière de ce genre, si la vanité, pour certaines
gens , n'était pas une source dejouissances très-vives, et
qu'on pût leur.contester celles qu'ils goûtent à faire parade,
aux yeux de la foule ébahie , d'un bel attelage , d'une brillante
voiture , ou d'une coiffure nouvellement sortie des
magasins ddeelLeroi: quoiqu'ilen soit, un usage quialimente
le luxe et la curiosité n'est pas précisément un mal dans
une grande ville. Le tems, cette année, n'a pas été d'accord
avec les préparatifs que l'on avait faits pour Longchamp.
Les étrangers affluent à Paris , et l'on comptait sur trois
journées brillantes . La première était d'un heureux présage;
un assez grandnombre de voitures , beaucoup de chevaux
de selle , une foule de promeneurs dans les contre-allées
des Champs -Elysées , promettaient pour le jeudi (jour par
excellence ) la plus nombreuse et la plus brillante réunion.
Malheureusement la pluie a déjoué en partie ces espérances
et n'a permis qu'àunpetit nombre d'amateurs déterminés
de se trouver au rendez-vous. Parmi les équipages on en a
remarqué plusieurs à sixetà quatre chevaux,dont lefonds
était jonquille avec de légers filets noirs, et le train amaranthe
rechampé d'or. La plupart des calèches étaient ou
vert olive ou américain. Les housses des siéges ont gagné ,
cette année , un rang de frange.
Leprintems ramène assez périodiquement la mode des
touffes violettes sur des chapeaux de paille : cette parure a
Longchamp était de bon goût : une capotte toute entière
de rubans lapis on feuille-morte était debonton; uneespèce
de comette anglaise en percale bouidonnée en tulle était de
bon
11
AVRIL 1810 . 569
S
1
1
1
1
1
1
2
bongenre. Les schals les plus à la mode ne ressemblent
pas mal , pour le dessin , à ces vieux tapis que l'on ne chave plus que dans les garde-meubles.Heureusement
schals sont fort et , il n'estpermis qu'à un petit
de femmes de s'enlaidir à si grands frais.
28DE LA
SE
nombre
Un jeune homme comme il faut , court le matin en habit
carmelite mélangé , à collet de croisé de soie noire , le gilet
chamois , et le pantalon d'écurie gris de fer. Nous sommes
honteuxde convenir que nous ne devons , cette année , aux
promenades de Longchamp, qu'un pouce deplus aux revers
du gilet , et un pouce de moins à la longueur de l'habit.
1
Y.
SPECTACLES.- Opéra-Buffa.-Depuis le fameux concert
on Mmes Festa et Barelli devaient paraître ensemble et
donner le piquant spectacle d'une lutte entre deux talens
supérieurs et différens , lutte qui n'a pu avoir lieu , comme
on sait, une division très-prononcée s'est établie parmi
les amateurs ; les uns ont refusé de croire à la maladie
subite de Mme Festa et ont accusé l'administration , Barelli
, sa femme , tout le monde; les autres ont accusé
Mme Festa de peu de complaisance et de zèle pour les intérêts
de l'orchestre qui donnait le concert à son profit. Làdessus
, grands débats , discussions interminables au parterre
, querelles , factions ; encore un degré de vivacité et
de fanatisme , et dans cette guerre passablement bouf
fonne , les couleurs des deux partis étaient arborées en
faveur des deux rivales ; mais on peut le dire ici , Numero
Deus impare gaudet. Une troisième cantatrice en venant
se placer au milieu de Mmes Festa et Barilli , va probablement
tout réunir et tout concilier; elle aura pour elle un
très-grand parti ; celui des neutres , des bénévoles amateurs
qui n'ont pas la folie d'être exclusifs , et jouissent des
talens divers au lieu de disputer sur leur prééminence .
L'Opéra- Buffa avait besoin de l'arrivée de Mime Correa :
Mme Barelli ne peut paraître de quelque tems , Mme Festa
seule ne peut varier le répertoire ; Mme Correa vient de
l'enrichir d'un ouvrage qui a plu généralement. C'est le
Vedosa Capriciosa de Guglielmi; l'intrigue en est naturelle
, amusante , et même assez comique ; le dialogue est
quelquefois plaisant; la pièce est bien jouée. La musique
estdu tems où les compositeurs donnaient à la partie instrumentale
beaucoup moins qu'aujourd'hui, et à la partie
00
570 MERCURE DE FRANCE ,
chantante beaucoup plus. Je ne doute pas que parmi les
professeurs un grand nombre ne reprochent à cette composition
un peu de nudité ; mais la nudité n'est un défaut
que lorsque les formes ne sont pas belles : ici elles sont
régulières et gracieuses : l'ensemble de la composition a
de l'harmonie et de la douceur. Les idées premières ont
plus d'élégance que de verve , plus de charme que de vigueur
: on trouve la finale faible , mais il y a un quatuor ,
un sextuor au second acte , plusieurs duos et des airs du
meilleur style . Tout est à la scène et à la situation . Il y a
de la variété et de la vérité .
La nature, qui a beaucoup fait pour M Correa, a poussé
un peu trop loin ses faveurs; mais l'extrême embonpoint
de cette aimable cantatrice ne lui ôte rien de sa grace , et
même de sa légèreté ; elle est vive , sa physionomie est
animée ; elle joue avec intelligence , avec esprit . C'est ce
que nos Français ont d'abord remarqué; ils ont ensuite
reconnu une voix belle , sur-tout dans le medium et les
tons graves , et une très-bonne méthode de chant : ils ont
à regret noté quelques fautes graves qu'un début et une
indisposition visible leur ont fait excuser. Ces fautes ont
été moins sensibles à la seconde représentation ; mais on
ne peut encore accorder à Me Correa , sans restriction
toute la facilité , toute la correction , et toute la pureté
d'exécution nécessaires dans une cantatrice de première
ligne . Quoi qu'il en soit , elle a obtenu un succès très-brillant
et très-décidé : vienne un Tenore d'un vrai talent , et
la troupe sera pour le nombre et la force des sujets en état
desoutenir la comparaison avec ce que nous avons entendu
de mieux.
-
SOCIÉTÉS SAVANTES .
belles-lettres de Mâcon .
un compte rendu de ses travaux pendant la dernière
année . L'ordre et l'élégance qui règnent dans la rédaction
de cet ouvrage , font l'éloge de M. le docteur Cortambert ,
secrétaire-perpétuel de l'Académie .
Société des sciences , arts et
Cette Société vient de publier
,
Il a mis au premier rang des travaux ceux qui ont rapport
à l'agriculture , et parmi ceux-là un ouvrage de M. de
Vincent , dans lequel cet habile agriculteur paraît avoir
déposé les utiles résultats de l'observation et de l'expérience.
Après avoir parlé des rapprochemens très-ingénieux que
AVRIL 1810 . 571
M. Cortambert cadet établit entre l'agriculture et la médecine
, par l'analogie du règne végétal avec le règne animal ,
le secrétaire cite avec intérêt une dissertation sur le lait
considéré comme cause des maladies desfemmes en cou
che. L'auteurde cette dissertation s'est proposé de détruire
une opinion regardée par lui comme un préjugé d'autant
plus dangereux qu'il est ancien et très-accrédité : c'estl'opinion
qui attribué aux déviations du lait , non-seulement
les maladies dont les femmes sont atteintes pendant la
durée de leurs couches , mais encore celles dont elles sont
attaquées par la suite. Appuyé de l'anatomie et de la
chimie , il démontre que les seins sont les seuls organes
qui secrètent le lait et le contiennent; que ce liquide ne
peut former de dépôts si ce n'est dans les mamelles mêmes;
et au lieu des remèdes ridicules ou dangereux que l'usage
a commandés pour les prétendues maladies de lait , il présente
des vues de traitement conformes à sa doctrine .
M. de Cortambert passe en revue plusieurs rapports sur
des inventions ou des procédés utiles à l'humanité , tels
que l'application de secours aux noyés , la construction
d'un lit pour les malades , etc.
Un Mémoire de M. Dedrée sur un nouveau genre de
liquéfaction ignée a paru mériter l'attention de l'Académie .
Ce naturaliste , héritier des manuscrits de Dolomieux , et
qui paraît avoir hérité aussi de ses vastes connaissances en
minéralogie , a fait d'utiles expériences sur la nature des
laves que l'on a nommées depuis lithoïdes .
On a écouté avec intérêt plusieurs rapports très-lumineux
sur d'autres mémoires qui traitent de diverses parties
de la physique.
Les travaux de l'académie de Mâcon prouvent que ses
membres ne sont pas plus étrangers aux belles -lettres
qu'aux profondes spéculations des sciences . M. Roujoux ,
sonprésident , a cherché , dans un discours élégant et sage,
à développer cette idée féconde en vérités : que les académies
, sans obtenir une part égale de gloire , peuvent
toutes aspirer à être utiles. « Jamais , a-t-il dit , les réu-
> nions littéraires ne furent plus multipliées en France ;
>>jamais aussi les moeurs ne furent plus douces , l'amour
>> des sciences plus actif. Jamais de plus grandes concep-
» tions , de plus vastes entreprises , de plus surprenans tra-
> vaux n'illustrèrent un siècle .......... "
« Si vous n'avez pas , ajoute l'orateur , comme l'Insti-
> tut , l'éclat des succès brillans , vous prenez , comme lui,
002
572 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810 .
» le soin des succès utiles , et vous pouvez suspendre
> tribut de vos méditations à toutes lesbranches des science
et des arts . "
L'académie avait proposé un prix pour le meilleur éloge
deDombey , l'un de ses compatriotes les plus distingués .
Elle n'a eu qu'à se félicer du zèle et du talent des orateurs
qui ont répondu à son appel ; mais elle a éprouvé le regret
de ne pouvoir connaître le vainqueur qu'elle a couronné
dans ce concours .
Un Traité du style épistolaire , de M. Doria; des Considérations
sur le langage , par M. Delarnaud ; des Pensées
sur les poésies de M. Detille , dont l'auteur est M. de
Précy , ont paru mériter l'intérêt des littérateurs .
Le compte des travaux de l'académie est terminé par
une Notice sur l'abbé Sigorgne , un des membres de la
Société. C'est au secrétaire perpétuel M. de Cortambert ,
qu'elle avait réservé l'honneur de payer un tribut à la mémoire
de ce littérateur estimable; et il s'en est acquitté
avecune éloquente simplicité , etune pureté de style qu'on
trouve rarement loin du centre commun des arts et du
1
goût.
TAPL
A
POLITIQUE.
LES nouvelles du Nord paraissent désormais devoir intéresser
le commerce plutôt que la politique . La Russie ,
la Suède , le Danemarck , la Prusse ne s'occupent que des
moyens de concourir à l'exécution du vaste système qui
doit isoler entiérement les Anglais du reste de l'Europe ,
les tenir bloqués dans leur île , et les atteindre dans leurs
plus chers intérêts , qu'ils soient colons , manufacturiers ,
entreposeurs ou colporteurs des produits de leur sol, de
ceux de leur industrie ou de ceux des colonies . La Russie
a donné les ordres les plus sévères pour que ses mesures
prohibitives fussent observées avec rigueur. La Prusse n'a
ouvert que deux de ses ports au commerce , afin que la
surveillance des agens français fût plus facile et plus sûre :
sur toutes les côtes de la Baltique , on n'admet les Suédois
qu'avec des certificats d'origine , et s'ils portent des denrées
coloniales , ils doivent exhiber des visa des consuls français
. La ligne des douaniers s'est de beaucoup augmentée
vers les bords de l'Elbe , et si , comme on l'assure , une
flotte anglaise commandée par l'amiral Saumarez , et composée
de sept à huit vaisseaux de ligne , pénètre bientôt
dans la Baltique , ce ne pourra être pour seconder des
opérations commerciales . Peut-être les exploits incendiaires
de Copenhague sont- ils l'objet des nouvelles instructions
de l'amiral , mais sur tous les points on est préparé
à la défense , et les Anglais ne trouveront même pas
l'occasion de recommencer une expédition qui , à leurs.
propres yeux , a couvert leurs armes d'une tache ineffaçable.
d.
Les relations sont toujours de plus en plus amicales
entre les cours du Nord et celle de France. La gazette de
Pétersbourg s'est expliquée dans les termes de la plus parfaite
union en publiant l'importante nouvelle du mariage
de Sa Majesté : elle y a vu une garantie nouvelle du repos
de l'Europe, et un moyen sûr de resserrer les liens qui unissent
désormais les trois cours impériales . La Prusse a ,
dit-on , obtenu quelques délais pour le reste de ses contributions
, etn'en a profité que pour prendre des mesures
574 MERCURE DE FRANCE ;
qui garantissent au nouveau terme donné l'exact acquittement
de cette dette.
En rentrant dans ses Etats , le roi de Hollande , accueilli
par les témoignages du respectueux attachement que lui
porte la nation toute entière , a eu pour premier soin de
délier de leur serment de fidélité ses sujets des pays cédés
à la France par le nouveau traité conclu avec l'Empereur .
La Hollande perd , par cette cession , de trois à quatre cent
mille habitans et des places importantes. Dejustes indemnités
lui sont , dit-on , assurées sur d'autres points de la
frontière . Le roi a reçu les hommages de son conseil d'état
et du corps législatif; le monarque a répondu aux expressions
de l'amour et de la fidélité de son peuple , qu'il éprouvait
un vif plaisir en se voyant au milieu de sa capitale ,
qu'ily avait réuni toute sa famille pour resserrer d'autant
plus les liens qui l'attachent à la brave et fidèle nation
hollandaise , qu'il comptait sur la coopération des premiers
corps de l'Etat pour rétablir les affaires publiques , et pour
remplir les conditions du dernier traité . S. M. a terminé
en disant que tout sujet de plainte de la part de la France
était écarté, qu'il attendait tout de l'appui de son auguste
frère l'Empereur des Français , pourvu toutefois que l'on
ne donnât pas de nouveau sujet de mécontentement .
En vertudu traité dont il s'agit , et qui est l'objet d'un
sénatus- consulte qui va être incessamment publié , les
troupes françaises ont occupé tous les points de la côte du
pays cédé entre Meuse et Rhin . Ce pays étendra les limites
du département des Deux-Nethes , qui devient ainsi l'un
des plus considérables de l'Empire , et qui à la paix doit
avoir pour capitale l'une des places les plus fortes , et peutêtre
la ville de commerce la plus florissante de l'univers .
Le nouveau département portera le nom de département
des Bouches-du-Rhin : on annonce commmee appelé à
préfecture M. le baron Fremin - Beaumont , membre du
corps-législatif.
19
sa
et for-
La Hollande revenant ainsi à des principes sévères sur
l'exécution des mesures de prohibition , les Anséatiques se
trouvant aussi dans l'impossibilité de les enfreindre ,
cées de suivre le mouvement général imprimé à tout le
Nord , tanddiiss qu'au Midi il n'est pas un point qui ouvre
auxAnglais l'Allemagne ou PItalie , il est impossible que
le but qui est l'objet de ce vaste système , ne soit pas
atteint sous peu , et que les Anglais ne demandent pas enfin
eux-mêmes à sortir de cet état de paralysie dont ils sont
AVRIL 1810 . 575 :
1
frappés et dont les suites vont leur être si funestes . Le
maréchal duc de Reggio commande en chef toutes les
troupes destinées à assurer l'exécution des mesures prises
contre leur commerce , c'est-à-dire , contre leurs prétentions
exclusives et la domination arbitraire de leur pavillon
.
On reconnaît déjà que toutes les mers ont cessé d'être
leurs tributaires ; ils ne peuvent , quels que soient leurs
forces et leurs nombreux bâtimens , les occuper toutes ; il
est bien démontré que leur prétendu blocus sur une telle
étendue de côtes , n'a jamais pu être que fictif. Ils bloquent
si peu l'Adriatique , que Corfou est sans aucune
espèce d'inquiétude , que Fiume , Trieste , Venise , Ancône
, Rimini font encore un assez grand commerce , et
reçoivent une foule de bâtimens grecs , turcs ou italiens
chargés de marchandises .
Mais si l'inquiétude n'est ni à Corfou ni à Trieste , s'il a
suffi de quelques régimens croates désormais armés pour
la France , pour repousser sur leur ligne les bandes turques
qui avaient insulté les provinces illyriennes , l'alarme
est en Sicile ; les Anglais y portent des secours ; ils y portent
, sur-tout , dit-on , à la famille réfugiée , l'assurance
d'une retraite et d'un asyle , les uns disent à Malte ,
d'autres en Angleterre même. On croit que l'arrivée du
roi doit être le signal d'un grand événement : des troupes
ont marché vers Naples ; un grand nombre d'officiersgénéraux
distingués ont reçu cette destination nouvelle .
L'île manque d'approvisionnemens et d'artillerie : les Anglais
se plaignent de l'ineptie des habitans et de leur inaptitude
auservice militaire ; les habitans, de leur côté , accusentl'intempérance
et l'arrogance de leurs hôtes ; c'est comme
par-tout. On attend en Sicile des renforts venant de Portugal
, mais ce point peut-il être dégarni? les Anglais
commettront-ils cette faute ? ne savent-ils pas déjà quelles
luttes terribles ils vont avoir à soutenir ? C'est le maréchal
Massena qu'ils vont avoir en tête cet illustre chef dont le
nom rappelle tant de souvenirs , qu'on le répète avec enthousiasme,
quoique depuis , ceux de Rivoli et d'Esling aient
été à-la-fois pour lui des titres d'honneur et de gloire , est
parti pour l'Espagne avec un grand commmandement. II
doit réunir sous ses ordres tous les corps qui étaient destinés
à délivrer le Portugal de la présence des Anglais ; il
se rend directement à Valladolid. Son armée se composera
des corps du duc d'Abrantès , du maréchal duc d'El
576 MERCURE DE FRANCE ,
chingen , et du général Regnier ; on croit pouvoir assigner
le commencement des opérations aux premiers jours de
mai.
Voici sur les forces des Anglais opposées au maréchal
Massena les renseignemens les plus authentiques. Le
général Crunsford à une division de 7000 hommes à Pinnel
; lord Vellington en commande une autre de même
force à Visea ; deux autres sont sur le Tage , près d'Abrantès
, et sur la Guadiana , près de Badajos . Force totale ,
à-peu-près 25,000 hommes . Il y a à Lisbonne et à Coimbre
4 à 5000 détachés : 2000 portugais sont à Almeida
sous des officiers supérieurs anglais ; Beresford commande
25,000 portugais , qui paraissent dans l'intention de passer
au Brésil au premier échec. Des bâtimens sont toujours
tenus prêts à Lisbonne pour l'embarquement de l'armée
anglaise.
Les opérations sur le Portugal seconderont puissamment
celles du roi devant Cadix. Les dernières nouvelles parlent
d'une sortie de l'île de Léon qui a été funeste aux
assiégés . Dans cette sortie les Anglais et les Espagnols ne
paraissent pas avoir marché d'intelligence ni combattu
avec vigueur. Ils sont rentrés avec perte . A Cadix , la difficulté
de la situation se fait sentir de plus en plus , les
vivres deviennent rares et renchérissent . Voici sur Cadix ,
en date du 30 mars , les notions les plus récentes que
donnent les papiers anglais .
1
"Les Français ont leur quartier-général à Chielana, située
àquatremilles environ au sud des ports évacués de l'île de
Léon. Ils sont en possession de toutes les villes et de
toutes les places qui environnent la baie Rota, Port-Royal ,
Port-Sainte-Marie , où ils se fortifient beaucoup .
" Le généralGraham vient de prendre le commandement
de l'armée anglaise. Le duc d'Albuquerque a quitté celui
de l'armée espagnole; il sera remplacé par legénéralBlacke;
et en attendant son arrivée , l'armée est sous les ordres du
général Castaneos , D'Albuquerqueva en Angleterre comme
ambassadeur. L'harmonie est parfaitement rétablie entre la
régence et notre junte. Cette dernière est chargée de l'administration
des finances , ce qui a causé une satisfaction
générale.
" Les Français sont ici dans l'inaction , leur attention
étant détournée par les insurrections qui se sont élevées
dans tous les districts montagneux , et qui ont intercepté
plusieurs de leurs détachemens,
AVRIL 1810. 577
» Il vient d'arriver de nouveaux transports avec 2400
hommes de troupes anglaises . Nous avons actuellement iei
douze vaisseaux de ligne anglais , dont plusieurs à trois
ponts . "
Les papiers anglais nous entretiennent beaucoup plus
longuement des troubles de Piccadilly , et , à cet égard ,
ils épuisent les détails . En substance , M. Burdett est à la
tour. Il était chez lui , au milieu de sa famille , quand le
sergent d'armes est venu l'arrêter , au sein même de
ses foyers . Il a fait résistance ; il a déclaré qu'il allait
appeler le secours du schérif ; on lui a répondu que le
schérif était absent ; sir Francis a alors déclaré qu'on ne le
prendrait que par force ; la force en effet a été employée ,
et il a été traîné au milieu d'une haie de soldats jusque
dans une voiture qui l'attendait . A sa sortie aucun mouvement
n'a été fait pour sa délivrance. Un corps de cavalerie
l'escorța à la tour.
Dans la question de résistance, dit le Times , sir Francis
était sûr de succomber : c'est sa résistance qui a nécessité
l'exécution violente du warrant : cette résistance a été le
signal d'une émeute , le sang a coulé ; la résistance est donc
blamable . Ensupposant que sir Francis eût réussi et qu'un
mouvement populaire l'eût sauvé , la question du droit
était toujours la même , il en est d'autant plus coupable
aux yeux de la loi ; il avait tout à perdre et rien à gagner
en se rendant l'objet d'une sédition : il lui était honorable
de triompher au milieu de la chambre avec les armes de la
loi; mais sa conduite n'a pas d'excuse , et il est intéressant
de savoir quelles suites aura cette affaire , autant qu'il est
difficile de le présumer.
On lit aussi, dans le Sun , le paragraphe suivant :
... On a reçu hier la nouvelle de l'arrivée de M. Ма-
kensie à Morlaix , où il doit négocier un cartel d'échange
pour les prisonniers. M. Makensie est un gentleman dont
on vante beaucoup les talens , et qui a visité toutes les
cours de l'Europe ; nous espérons que sa mission sera
accompagnée de quelqu'heureux résultat.n
Nous l'espérons aussi , et ce voeu de notre part a du
moins le mérite de la sincérité ; mais les Anglais ne publient
pas ainsi le nom et les qualités de tous leurs missionnaires
;il en est qu'ils chargent de bien singulières négociations
, et de cartels bien étranges; il en est qu'ils revêtent
de pouvoirs bien respectables , pour des actes bien
attentatoires aux droits des gouvernemens. Il en est qui ne
578 MERCURE DE FRANCE ,
sontque desagens de discordes , des boute-feux politiques,
de malheureux mercenaires qui , pour un peu d'or , cal
culent froidement l'embrasement et la ruine d'un pays ,
et toutes les horreurs d'une longue guerre civile .
C'est ce que vient de tenter , à Valançay , un prétendu
baron de Kolli , au moment où il a été surpris occupé
des moyens d'enlever et de conduire en Espagne le prince
Ferdinand.
Voici l'historique des faits , tels qu'ils résultent des rapports
officiels et des pièces consignées au Moniteur.
Les princes de la maison d'Espagne , réunis àValançay,
jouissaient de la plus parfaite tranquillité , et ne manifestaient
que les sentimens du plus entier dévouement à
l'Empereur , et du plus sincère désir de voir se terminer
la guerre d'Espagne : l'époque du mariage de S. M. , sur
la demande même de ces princes , avait été célébrée à
Valançay avec toute la solennité possible ; une cérémonie
religieuse et ensuite une très-belle fête avaient réuni
tout ce que la province offre d'habitans distingués ; un
concert , un bal , un feu d'artifice avaient été les principaux
élémens de la fête , où la plus grande harmonie
ett lajoie plus vive avaient régné parmi les princes qui
l'avaient désirée , les habitans et les militaires .
Ala même époque un émissaire anglais s'introduit dans
le château; il est porteurde lettres du roi Georges au prince
Ferdinand , signée du roi , contre-signée Welesley. Cette
lettre écrite en latin, a pour objet d'accréditer auprès de la
personne du prince , le baron de Kolli , qui pour pièce de
crédence doit présenter aussi une lettre du roi Charles IV ,
au roi d'Angleterre , écrite en 1802.
la
Le but du missionnaire ainsi accrédité était de favoriser
l'évasion du prince ; mais ce dernier a été fidèle aux sentimens
qu'il avait constamment manifestés. Il a senti , il a
apprécié sa position ; l'expérience des événemens qui ont
eudieu , lui amontré de quel côté étaient les ennemis de
son pays , et en quel monarque il devait chercher un père
et trouver un protecteur. Ces sentimens de prudence et de
sagesse l'animaient sans doute quand , de son propre
mouvement, il a écrit la lettre suivante au gouverneur de
Valançay:
Monsieur le gouverneur , un inconnu vient de s'introduire en ce
palais , sous le prétexte de faire des ouvrages au tour , et il a de suite
osé faire à M. d'Amezaga, notre premier écuyer et intendant-général,
۱
:
AVRIL 1810. 579
la proposition de m'enlever de Valançay , de me remettre des lettres
dont il est porteur, enfin de conduire à sa fin le projet et le plan de
cette entreprise affreuse.
Notre honneur, notre repos , labonne opinion due ànos principes,
tout était singulié ement compromis , si M. d'Amezaga n'eût pas été
à la tête de notre maison , et n'eût pas fait , en cette circonstance
périlleuse , une nouvelle preuve de sa fidélité , de son attachement,
inviolable pour S. M. l'Empereur et Roi et pour moi. Cet officier qui
acommencé , Monsieur , par vous informer , au moment même , de
l'entreprise dont il s'agit , m'en a donné connaissance immédiatement
après.
J'ai voulu , Monsieur , vous faire savoir moi-même que je suis informé
de cette affaire , et manifesteritérativement, dans cette occasion .
mes sentimens de fidélité inviolable pour l'Empereur Napoléon , et
l'horreurque m'inspire ce projet infernal , dont je désire que les auteurs
et les complices soient punis comme ils le méritent.
Agréez , Monsieur , les sentimens d'estime de votre affectionné.
Signé, le prince FERDINAND .
M.legouverneurBerthemy, en se rendant chezle prince ,
aeu l'honneur de recevoir de sa bouche la confirmation
des sentimens exprimés dans sa lettre. Le prince était extrêmement
agité : « Les Anglais , s'écriait- il , ont fait bien
dumal à la nation espagnole; sous mon nom, ils font
couler le sang. Le ministère , trompé lui-même sur ma
situation , me fait proposer de m'évader ; il m'a adressé.
> un individu qui , sous prétexte de me vendre des objets.
d'art , devait me remettre un message du roi d'Angleterre.
n
En relatant cet entretien à S. Exc. le ministre de la police,
le gouverneur de Valançay annonce l'arrestation de l'émissaire
, ett'il ajoute :
4.Je crois , Monseigneur , devoir profiter de cette circonstance
pour répéter à V. Exc. ce que j'ai déjà eu l'honneur
de lui marquer. Le prince Ferdinand est animé du meilleur
esprit, il sent profondément que S. M. l'Empereur est son
seul appui et sonmmeilleur protecteur. Uneprofonde reconnaissance
, le désir et l'espoir d'être déclaré fils adoptif de
S. M. l'Empereur : tels sont les sentimens qui remplissent
le coeur de S. A. , et c'est dans de pareilles circonstances et
au milieu même des fêtes brillantes par lesquelles le prince
célébrait le mariage de LL. MM. , et réunissait dans des
banquets au château de Valançay tout ce que la province a
2
580 MERCURE DE FRANCE ,
de plus distingué , que le baron de Kolli est venu apporter
ses funestes et ridicules messages . Rien n'était assurément
plus facile à prévoir que l'accueil qui lui a été fait. »
M. de Berthemy adresse en même tems au ministre
les papiers , faux passe-ports , lettres , tir bres , cachets
saisis sur Kolli , les lettres de crédit du roi Georges , celle
qui doit servir à Kolli de pièce de crédence , la lettre écrite
de la main du roi au prince pour le déterminer à fuir , à
se rendre en Espagne , à y ranimer son parti , et à seconder
łajunte qui agit en son nom ; M. de Berthemy justifie
aussi les termes les plus remarquables de son rapport en
envoyant au ministre la lettre ci-jointe que venait de lui
écrire le prince.
Valançay , le 4 avril 1810 .
Monsieur , désirant conférer avec vous sur divers objets qui m'occupent
dès long-tems , je vous prie de venir à trois heures après-midi,
chez M. d'Amezaga , notre premier écuyer.
Ce qui m'occupe maintenant est pour moi du plus grand intérêt.
Mon premier désir est de devenir le fils adoptif de S. M. l'Empereur
notre auguste souverain. Je me crois digne de cette adoption quiserait
véritablement le bonheur de ma vie , par mon amour et mon attachement
parfaits pour la personne sacrée de S. M. , comme par ma soumission
et mon obéissance entière à ses intentions et à ses ordres . Je
désire en outre bien ardemment sortir de Valançay , parce que cette
résidence quin'a rien que de triste pour nous , ne nous convient d'ailleurs
sous aucun rapport.
J'aime à me confier dans la grandeur des procédés , dans la bonté
généreuse de S. M. I. et R. , et à croire que mes voeux les plus ardens
seront bientôt remplis .
Agréez , etc. Signé, FERDINAND.
Kolli a été sur-le- champ transféré à Paris ; il y a subi
un interrogatoire dans lequel il a reconnu tous les objets
saisis , avoué sa mission et son projet. Le prince devait
être conduit , s'il y eût consenti , à la baie de Quiberon;
là une station anglaise l'attendait et devait le conduire à
Gibraltar.
Kolli est à Vincennes . Une si ridicule tentative ne
distraira pas un moment l'opinion de l'objet qui la fixe
toute entière , des espérances auxquelles elle se livre , des
grandes solennités qui se préparent. S. M. a momentanément
quitté le séjour de Compiègne avec son auguste
:
AVRIL 1810. - 58
épouse ; il va la rendre témoin de ce que peut le génie
français dirigé par le génie d'un grand homme.
:
Les voûtes souterraines du canal de Saint- Quentin sont
aussi une sorte d'arc-de-triomphe sous lequel LL. MM.
passeront en visitant ces pays , au sein desquels d'immenses
travaux ont déjà porté au plus haut degré la prospérité
qui naît du commerce et de l'industrie . LL. MM. vivifieront
partout d'un coup-d'oeil tous ces établissemens utiles
et laborieux , dont la Picardie et la Flandre sont couverts ;
elles se rendront à Anvers , que l'art secondant la nature
appelle à des destinées si brillantes , à Anvers créée , comme
la ville d'Alexandre , pour être l'entrepôt des richesses de
toutes les parties du monde , auxquelles son immense commerce
doit bientôt se rattacher. De grands et intéressans
spectacles les y attendent; à leur retour leur capitale leur
enprépare d'autres. Les préparatifs se continuent partout
avec la plus grande activité . L'Hôtel-de-Ville et l'Ecole-
Militaire sont devenus des palais absolument nouveaux ,
dont la riche enceinte a été triplée par le secours de l'art .
Les fêtes du Champ-de-Mars sur-tout doivent être aussi
imposantes que magnifiques. Le concours des étrangers
va croissant : tous pourront être arrivés à tems . On présume
que le retour de LL. MM. de leur voyage en Flandre
aura lieu vers le 15 mai .
Aumomentde son départ , l'Empereur venait de rendre
un décret qui déclarait la session du corps législatif terminée
; les orateurs du gouvernement ont porté la parole
à la dernière séance ; M. le comte Regnault-de-Saint-Jeand'Angely
a tracé un tableau éloquent et animé des travaux
uțiles et multipliés qui ont occupé cette longue et importante
session . S. M. a daigné élever plusieurs membresde
ce corps à ladignité de baron , et en a décoré vingt-six de
la croixde la Légion d'honneur.
PARIS .
LL. MM. sont parties de Compiègne le 27 au matin.
LL. Exc. le ministre secrétaire-d'Etat et celui des relations
extérieures accompagnent l'Empereur. Le ministre
de la marine , celui de l'intérieur , et M. Malouet , ancien
(
préfet maritime d'Anvers , ont reçu ordre de se rendre
dans cette ville .
- L'empereur d'Autriche a reçu de celui des Français
582 MERCURE DE FRANCE ,
sept cordons de la Légion d'honneur : il en a accepté un ,
en a donné un autre à l'archiduc Charles . La destination
des cinq autres est encore inconnue. Il a permis de porter
cet ordre à MM. de Metternich et de Schazenberg qui l'ont
reçu à Paris .
-Le prince de Lichtenstein est du nombre des grands
seigneurs autrichiens arrivés à Paris .
-Le généralBaraguay-d'Hilliers a quitté le commandement
du Tyrol méridional , dont la cession au royaume
d'Italie donne à ce dernier une augmentation de population
de trois cent mille ames. On croit que cet officier
général , ainsi que le général Grenier , ont l'armée de
Naples pour nouvelle destination.
La direction de la librairie , confiée àM. le conseillerd'état
Portalis , est en pleine activité ; son organisation
paraît déterminée. La nomination des censeurs a été publiée
officiellement ; ils ont reçu le titre de censeurs impériaux
; on présume que leur nombre sera augmenté.
- Les journaux annoncent que 800 ouvriers sont déjà
occupés à la restauration de Versailles. Les travaux de
l'arc de triomphe vont être repris incessamment . ni
-Le roi de Naples a donné des gratifications aux acteurs
de l'opéra-comique qui ont joué à Compiègne. MmeGonthier
, entr'autres , a reçu mille écus. On a joné Maison à
vendre , Adolphe et Clara , le Prisonnier , Félix , le Roiet
le Fermier. Le nombre de choristes et de figurans nécessaires
n'a pas permis de jouer Cendrillon. La comédie
française a donné des représentations pendant les derniers
jours du voyage. :
Martin , qui a chanté à Compiègne , va reparaître à
Paris dans le rôle brillant et fait pour lui de Cimarosa. On
annonce deux débuts au même théâtre dans l'emploi des
jeunes rôles.
:
ANNONCES .
Mémoires de l'Académie Celtique, ou Mémoires d'Antiquités celtiques
, gauloises et françaises , publiés par l'Académie Celtique , et
dédiés à Sa Majesté l'Impératrice Joséphine .
No IIe du tomeV etde la deuxième souscription , XIVe de la collection
, avec deux planches , faisant les 23 et 24 .
Ces mémoires paraissent par cahiers d'environ 150 pages in-8° ,
AVRIL 1810. 583
ornés de gravures , formant par an , 4 vol. de 500pages chacun , terminés
par des tables des mémoires , des auteurs , des matières et des
étymologies.
Chaque souscription est de 12 cahiers , ou de 4 vol in-8° , et doit
commencer avec le premier ou le treizième cahier. Le prix de chacune
est de 25 fr . pour Paris , de 32 fr. franc de port par la poste,
jusqu'à la frontière. Le port se paie double pour les pays au-delà de
la frontière .
Ceux qui n'auront pas souscrit avant le 1er juin 1810 , pour la première
et la seconde collections de 12 numéros , ou de 4vol, chacune ,
payeront , passé ce terme , 30 fr . au lieu de 25 fr . , et 37 fr. au lieu do
32 fr. chaque collection.
On souscrit à Paris , chez Alexandre Johanneau , directeur du
bureau général d'abonnement , au Musée des Monumens français , rue
des Petits-Augustins ;et chez tous les libraires et directeurs des postes
de France et de l'étranger .- Il faut avoir soin d'affranchir les lettres
etle portde l'argent .
Les mémoires à insérer , les livres à annoncer , les lettres , et géné
ralement tout ce que l'on voudra faire parvenir à l'Académie celtique ,
devront être envoyés , francs de port , à M. Eloi Johanneau , secrétaire
perpétuel de l'Académie , au même Musée.
Morceaux choisis de Fénélon, ou Recueil de ce qu'il y a de meilleur
sur le rapport du style et de la morale. Un vol. in-12 orné d'une jolie
figure . Chez Bélin fils , libraire , quai des Augustins , nº 55.
Peu d'auteurs contiennent autant d'excellens passages que Fénélon ,
et comme il n'a composé ses écrits que dans l'intention de porter les
hommes à la vertu , toutes ses réflexions ont un caractère d'utilité qui
les rend aussi propres à former le coeur qu'à éclairerl'esprit.L'élégante
simplicité du style , eny ajoutant ce charme qui les fait lire avec tant
plaisir , en fait également des modèles que la jeunesse ne peut consulter
qu'avec fruit. Sous ce double rapport , Fouvrage que nous annonçons
doit être recherché des jeunes gens qui ont besoindebonnes legtures
etdes personnes qui en font leurs délices .
Fables d'Esope. Un vol . in- 18 , avec soixante-seize sujets gravés en
taille-douce , avec soin. Prix , br. , I fr. 50 c. , et 2 fr. franc de port.
Chez le même libraire .
La France sous ses rois ; essai historique sur les causes qui ontpréparé
et consommé la chute des trois premières dynasties ; par A. Η.
Dampmartin. Cinq vol . in-8°. Prix , 30 fr . , et 38 fr . franc de port.A
Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres-Saint-
:
584 MERCURE DE FRANCE ,
Germain-l'Auxerrois , nº 17 ; et à Lyon , chez Mme J. Buynand ,
néeBruyset , libraire. :
Choix des Poésies du marquis de Pezai , Saint-Péravi et la Condamine,
précédé d'une notice historique sur chacun de ces auteurs. Un
vol. in-18. Prix, 1 fr . 80 c. , et 2 fr. 25 c. franc de port. Chez Capelle
et Renand , libraires -commissionnaires , rue J.-J. Roussseau , nº 6.
* Il est des hommes qui , jaloux des suffrages de l'avenir , impatiens
d'arracher leur nom à l'oubli des tems , se livrent au travail avec une
ardeur infatigable , cherchent à se distinguer dans tous les genres ,
aspirent à tous les succès . Telle a été la noble ambition de M. de
Pezai : tour-à-tour grand militaire , poëte charmant, historien élégant
et fidèle , il a paré son front d'une triple couronne. Sa Rosière de
Salenci, son charmant poëme de Zélis au bain; Alcibiade à Glycère ;
l'épître d'Ovide à Julie; l'épître àla maîtressequej'aurai; celle adressée
à Colardeau ; à mon ami ; àDorat, à Eglé, sur les injures ;la lettre de
Vénus à Paris , après le jugement de la pomme ; l'Homme sensible
dans la Capitale, et une foule d'autres jolies pièces , sont des titres à
l'immortalité.
Avecmoins de titres à la gloire , Saint-Péravi , qui se montre tourà-
tour dans ses ouvrages homme instruit , philosophe aimable , poëte
gracieux , économiste sage et politique habile , a droit à la célébrité :
lacharmante idylle de Philène et Laure; les épîtres au chevalier de
Bertin , à Léonard, et sur-tout celle sur la Consomption , les Stances
sur la vie , sur une infidélité; la Parodie de la romance de Lucrèce ,
quantité d'odes anacreontiques , et de jolis couplets sauveront de l'oubli
le nom de leur auteur.
La Condamine , de l'académie française , composé son modeste
bagage de peu d'épîtres , d'odes et de stances, mais de contes charmans
dignes de figurer, nous dirons presque à côté de quelques- uns de Piron
Lou de Grécourt.
1
Choix des Poésies de Barthe, de Masson ( de Morvilliers ) , et de
Carbon de Flins , avec des notices historiques sur ces trois auteurs.
Un vol. in-18. Prix, I fr. 80 c. , et 2 fr . 25 c. franc de port.- Papier
vélin, cartonné par Bradel , 4 fr .; le port aux frais des acquéreurs.
Chez Capelle et Renand , libraires-commissionnaires , rue J.-J.
Rousseau , nº 6.
Les trois poëtes dont MM. Capelle et Renand viennent de recueillir
lespoésies fugitives , ont laissé d'heureux souvenirs dans la république
des lettres . On relit toujours avec plaisir l'Epitre à un amant trahi ,
celle à mon médecin , celle sur l'amitié des femmes, celle sur l'enjoue,
ment, celle sur le cou, la lettre de l'abbé de Rance et divers fragmens
tirés
AVRIL 1810 . 585
tirés du poëme de l'Art d'aimer , par Barthe. Qui n'aime à se rappeler
l'Epitre à une femme de quarante ans , celle adressée à une jeune
veuve , quelques odes anacreontiques , et une foule de jolis contes ,
par M. Masson ( de Morvilliers ) ? On ne rencontre pas avec moins
satisfactiondans ce volume l'Amour au Parnasse , le chant d'une joine
fille d'Ecosse , traduit d'Ossian , et plusieurs épîtres , élégies et madri
gaux que M. Carbon de Flins avait placés successivement dans divers
recueils périodiques , et que depuis long-tems on désirait de vaig rassemblés.
On remarque sur-tout dans ce volume plusieurs fragmens
dupoëme d'Ismaël , auquel une mort trop prompte n'a pas permis à
M. Carbon de Flins de porter la dernière main.
Choix des Poésies de Barthe , de Masson ( de Morvilliers ) , et de
Carbon de Flins , avec des notices historiques sur ces trois auteurs .
Unvol . in- 18. Prix , I fr . 80 cent. , et 2 fr. 25 cent. franc de port .
Papier vélin , cartonné par Bradel , 4 fr . Le port aux frais des acquéreurs
. Chez Capelle et Renand, libraires-commissionnaires , rue J. J.
Rousseau , nº 6 .
Les trois poëtes dont MM. Capelle et Renand viennent de recueillir
les poésies fugitives , ont laissé d'heureux souvenirs dans la république
des lettres. On relit toujours avec plaisir l'Epître à un amant trahi ,
celle àmon médecin , celle sur l'amitié des femmes , celle sur l'enjouement,
celle sur le cou , la lettre de l'abbé de Rancé et divers fragmens
tirés du poème de l'art d'aimer , par Barthe . Qui n'aime à se
rappeler l'Epitre à une femme de quarante ans , celle adressée à une
jeune veuve, quelques odes anacreontiques , et une foule de jolis contes ,
par M. Masson ( de Morvilliers )? On ne rencontre pas avec moins
de satisfaction dans ce volume l'Amour au Parnasse , le chant d'une
jeune fille d'Ecosse , traduit d'Ossian , et plusieurs épîtres , élégies et
madrigaux que M. Carbon de Flins avait placés successivement dans
divers recueils périodiques , et que depuis long-tems on désirait de voir
*rassemblés . On remarque sur-tout dans ce volume plusieurs fragmens
du poëme d'Ismaël , auquel une mort trop prompte n'a pas permis à
M. Carbon de Flins de porter la dernière main.
1.
La Grotte de Westbury , ou Mathilde et Valcourt , roman traduit
de l'anglais , par Mme Cereuville , traducteur de Baron de Fleming ,
Walter de Montbarey. Deux vol . in-12. Prix , 4 fr . , et 5 fr. 25 c.
'franc de port. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 12 ; et
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Remarques sur les âges d'or , d'argent , d'airain , defer , des anciens
poëtes , précédées de recherches sur la découverte et l'invention des
Pp
586 MERCURE DE FRANCE ,
métaux; par Géraud Graulhié . Un vol . in-89. Prix , 1 fr . 80 c. , et
2 fr. 20 c. franc de port. Chez G. Dufour et comp. , libraires , rue des
Mathurins-Saint-Jacques , nº 7.
De la musique dans les Eglises , considérée dans ses rapports avec
Pobjet des cérémonies religieuses , par M. G. M. Raymond, directeur
du collège de Chambéri , conservateur du Musée de la ville , professeur
, membre de plusieurs sociétés savantes et littéraires . Mémoire
inséré dans le Magasin Encyclopédique du mois d'août 1809. Prix , 60
cent. , et 75 cent. franc de port . A Chambéri , chez Puthod , libraire ,
rue Saint-Dominique.
Voyages de Kang-hi , ou Nouvelles lettres Chinoises ; par M. de
Levis . Deux vol. in-12 , avec des tableaux . Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50 c .
franc de port. Chez Pierre Didot l'aîné , rue du Pont- de-Lodi , nº 6 ;
Renouard , rue Saint-André-des -Arcs , no 55 ; C. Barrois , place du
Carrousel ; et Petit , Palais-Royal , galeries de bois .
On trouve aux mêmes adresses la troisième édition , format in-18 ,
Des Maximes , du même auteur .
Tableau littéraire du dix-huitième siècle , ou Essai sur les grands
écrivains de ce siècle , et les progrès de l'esprit humain en France ,
suivi de l'Eloge de La Bruyère ; ouvrages qui ont remporté les prix
d'Eloquence décernés par la Classe de la langue et de la littérature
françaises de l'Institut , dans sa séance du 4 avril 1810 ; avec des
notes et des dissertations ; par Marie J. J. Victorin Fabre. Un vol.
in-8° . Prix , 5 fr . , et 6 fr . francs de port. - Chez Michaud frères ,
rue des Bons-Enfans , nº 34 ; et chez Delaunay , libraire au Palais-
Royal.
On trouve , chez les mêmes libraires , les ouvrages suivans du
même auteur :
1º. Opuscules en vers et en prose , contenant unDiscours en vers
sur l'indépendance de l'homme de lettres ; un Essai sur l'amour et sur
son influence morale , etc. etc. Brochure in-8° . Prix , 1 fr . 80 c. , et
2 fr . 15 c . franc de port.
2° . Discours en vers sur les voyages , couronné par l'Institut en
1807. In -80 . Prix , 60 c . , et 70 c. franc de port.
30. Eloge de Pierre Corneille , couronné par l'Institut en 1808.
Seconde édition , suivie de notes revues et augmentées . In-8°. Prix ,
2 fr . , et 2 fr . 40 c. franc de port .
4° . La mort de Henri quatre , poëme , couronné par l'Académie du
Gard en 1809 , suivi de notes historiques . Brochure in-8°. Prix ,
1 fr. 25 c. , et 1 fr. 50 c. franc de port.
AVRIL 1810 . 587
CiceroneParisien , ou l'Indicateur , en faveur des Habitans , et de
ceux qui fréquentent la capitale , soit pour leurs affaires , soit pour
leurs plaisirs . Par N. A. G. D. B. Seconde édition , mise dans un nouvel
ordre , par A. C. Un vol . in-18 . Prix , a fr . , et 2 fr. 75 centimes
franc de port. Un plande Paris , avec les embellissemens qui s'opèrent
en cemoment, ou qui sontordonnés , joint à l'ouvrage , 3 fr. , et 3 fr .
25 cent. franc de port. Au Grand Buffon , librairie de A. G. Debray,
rue Saint-Honoré , barrière des Sergens , vis-à-vis la rue du Coq ,
n° 168 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Manuel de Santé et d'Economie domestique , ou Exposé des découvertes
nouvelles , telles que sont les moyens de prévenir les effets du
méphitisme , de désinfecter l'air, de purifier les eaux corrompues , de
revivifier une partie des alimens , etc. , etc. Par Auguste, Caron.
Seconde édition . Un vol . in-12. Prix , 2 fr. 50 cent. , et 3 fr. 25 cent.
franc de port. Chez les mêmes libraires .
Contes en vers, de Félix Nogaret , auteur de l'Aristenète Français .
Cinquième édition , revue , corrigée , et considérablement augmentée .
Deux vol . in-18. Prix , 4 fr . , et 5 fr. franc de port. Chez les mêmes
libraires .
Discours sur la Guerre considérée dans ses rapports avec la civilisation
, et dans les relations qui existent entre la France et l'Espagne ;
prononcé après le chant du Te Deum , ordonné par S. M. I. et R. ,
pour les victoires remportées par ses troupes en Espagne , ainsi que
leur entrée dans la ville de Madrid ; par M. Pierre Dejoux . président
du Consistoire de la Loire- Inférieure et de la Vendée , membre de
plusieurs Sociétés savantes et de l'académie celtique séante à Paris .
In-8°. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr. 75 c. franc de port. Chez C. Bretin,
libraire , à la Librairie protestante , rue St. - Thomas du Louvre ,
no 30.
2、
Second discours sur la guerre , ou Te Deum d'Enzersdorf et de
Wagram , prononcé le 30 de Juillet , dans le temple de l'Eglise réformée
, consistoriale , de Nantes ; par le même . In-8° , surbeau
papier. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr. 65 c. franc de port. Chez le même.
Essai sur l'Emploi du tems , ou Méthode pour bien ordonner l'emploi
de tous ses instans , premier moyen d'être heureux ; par Marc
Antoine Jullien , membre de la légion-d'honneur et de plusieurs
sociétés savantes . Seconde édition . Un vol. in-8º de 350 pages . Prix
5 fr . , et 6 fr . 25 c . franc de port. Chez Firmin Didot , imprimeurlibraire
, rue Thionville , nº 10 .
On trouve , chez le même libraire , l'Essai général d'Education
,
588 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810 .
1
physique, morale et intellectuelle, suivi d'un plan d'éducation pratique
pour l'enfance , l'adolescence et la jeunesse . Par le même auteur. Un
vol. in-4º, avec tableau. Prix , broché , 13 fr . 50 c . , et 15 fr . 50 c.
franc de port.
Histoire de France pendant le dix-huitième siècle , par Charles
Lacretelle , professeur d'histoire à l'Université impériale ; tomes I ,
II , III. Seconde édition , revue par l'Auteur. Trois vol. in-8º de plus
de 1200 pages , imprimé sur papier carré fin d'Auvergne. Prix ,
15 fr . brochés , et 18 fr. 75 c. franc de port. Le tome IV paraitra en
mai prochain , et le Ve et dernier suivra de près . Chez F. Buisson ,
libraire , rue Gilles -Coeur , no 10 .
Vocabulaire portatif d'Agriculture , d'économie rurale et domestique
, demédecine de l'homme et des animaux , de botanique , de chimie,
de chasse , de pêche , et des autres sciences ou arts qui ont rapport
à la culture des terres et à l'économie ; dans lequel se trouve l'explicationclaire
et précise de tous les termes qui ne sont pas d'un
usage ordinaire , et qui sont employés dans les livres modernes d'agriculture
et dans d'autres livres . Ouvrage utile aux cultivateurs , aux
habitans de la campagne , et à tous ceux qui n'ont pas fait une étude
particulière des sciences et arts . Par MM. Sonnini , Veillard et Chevalier
, collaborateurs du Nouveau Cours complet ou Dictionnaire universel
d'agriculture pratique de l'abbé Rozier . Un vol. in-8º imprimé
sur caractères de petit-romain, très -grand format. Prix , broché
6 fr. , et 7 fr . 50 c. franc de port. Chez le même.
,
Des Melons et de leurs variétés , considérés dans leur histoire , leur
physiologie , leur culture naturelle et artificielle , leurs divers usages
, etc. etc .; par M. Louis Dubois , bibliothécaire- conservateur des
dépôts littéraires et scientifiques de la ville d'Alençon ; rédacteur du
Journal de l'Orne ; membre de plusieurs Académies de Paris , et de
plusieurs Sociétés savantes et agronomiques des départemens ; l'un
des auteurs du Cours complet d'Agriculture , en 6 vol. in-8º, etc. eto.
In-12. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr . 80 c. franc de port. Chez D. Colas,
imprimeur-libraire , rue du Vieux-Colombier , nº 26 ; et chez Lenormant
, libraire , rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois . (1810 .) -
GRAVURES .- Portrait de Marie- Louise , archiduchesse d'Autriche,
Impératrice des Français et reine d'Italie . Estampe de sept pouces de
haut sur cinq de large. Prix , en noir , I fr. 20 c. , en couleur , 2 ft.
40 c. Chez Janet, graveur , rue du Pont-de- Lodi , nº 1 ; et chez Marținet
, libraire , rue du Coq-Saint-Honoré.
Ce portrait est dans un médaillon , tenu par l'aigle impérial , au
milieu d'une Gloire,
TABLE ...
DU TOME QUARANTE - UNIÈME.
m
:
POESIE .
Aun amant ; par Mme Dufresnoy. Page3
Prologue du retour d'un Croisé.
L'Amour prisonnier.-Pastorale ; par M. Aug. de Labouïsse
Le Corbeau et le Sansonnet. - Fable ; par M. Ginguené.
Strophes traduites de l'Epithalame de Manlius et de Junie ; par
M. Denesle .
Traduction de Martial ; par M. de Kérivalant .
Morceau détaché d'un poëme sur les Arts ; par M. Parseval.
Le Laurier et la Rose.
5
65
70
129
134
193
197
Les Adieux de Vienne à l'Impératrice Marie-Louise ; par M.
Tissot. 257
A S. M. l'Empereur sur son mariage ; par M. Kérivalant. 260
Denuptiis Napoleonis magni ; par M. Louis Verdure . 260
Le tombeau du Rossignol.-Elégie ; par M. Manuel. ibid.
Napoléon-le-Grand.- Ode ; par M. Esménard. T 329
Epithalame pour le mariage de S. M. Napoléon-le-Grand ; par
Mme Dufresnoy. 334
Impromptu fait pendant les réjouissances du 2 avril 1810 ; par
M. de Labouïsse . 337
Ode à l'Hymen ; par M. Le Mercier. 393
Le choix d'Alcide ; par M. Etienne. 397
Cantate pour le concert public exécuté aux Tuileries le 2 avril ;
par M. Arnault. 457
La Vision du Vieillard dans la nuit du 12 décembre 1791. -
Stances ; par M. E. Aignan. 459
Stances sur le mariage de S. M.; par M. de Rougemont. 461
Vers adressés à LL. MM. II. le jour de leur mariage ; par M.
Amalric,
Σ
462a
590
TABLE DES MATIÈRES .
Ode à Napoléon-le-Grand ; par M. Delrieu .
L'Aigle et la Colombe.-Dialogue sur le mariage de S. M. I.
521
et R.; par M. L. G. C. 525
Enigmes ,
Logogriphes.
Charades.
8,72 , 134 , 197 , 262 , 337 , 399,463,527
8,72 , 135 , 197 , 262 , 338,399,463,527
9,73,136 , 198 , 262 , 338 , 400 , 465 , 528
SCIENCES ET ARTS .
Sur quelques applications des Sciences aux Arts ; par M. Frédéric
Cuvier . 10
Précis de laGéographie universelle ; par M. Malte-Brun. (Extrait.
) 74
A
Plantes de la France , décrites par M. Jaume Saint-Hilaire .
(Extrait . )
80
Nouveau Cours complet d'Agriculture. (Extrait .) 137
Sur la composition chimique des substances végétales ; par
M. Biot . 199
L'Art de multiplier les Grains ; par M. François de Neufchâteau.
(Extrait. ) 263
Nouveau Bulletin des Sciences ; par la Société philomathique.
(Extrait) 339
Atlas élémentaire. ( Extrait. ) 466
Notice historique sur M. Cavendish ; par M. Biot. 529
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
Vie de Michel-Ange Buonarotti ; par Rich. Duppa. ( Extrait. )
.19,83
Les Martyrs ; par M. de Châteaubriand. ( Extrait. ) 32
La Maison des Champs , poëme par M. Campenon . 43
Tableau littéraire de la France au dix - huitième siècle ; par Eusèbe
Salverte. ( Extrait ) 97
L'Art de dîner en ville; poëme . ( Extrait. ) 107
Madame de Maintenon , peinte par elle-même . ( Extrait. ) 141
Histoire ancienne de la Prusse; par Aug. Kotzebue. ( Extrait . )
150,351 , 489
Littérature allemande .-Anecdotes sur Frédéric-le-Grand. 159
TABLE DES MATIÈRES.
591
Les deux Visites , les deux Pasteurs et les deux Nuits; par Mme
Isabelle de Montolieu . 164 , 226 , 291 , 361 , 418
De l'Esprit des Religions ; par Alex. Dumesnil. ( Extrait. ) 206
Almanach des Muses pour 1810. ( Extrait . ) 216
Maximes et Réflexions ; par M. de Levis . ( Extrait . ) 250 , 401
Essai historique sur la puissance temporelle des Papes. (Extrait. )
279,479
Sur deux traductions nouvelles en vers latins ; par M. Petit- 1
Radel. 343
OEuvres de Venance . ( Extrait. ) 412
Des divers systèmes d'économie ; par M. Ganilh . ( Extrait. ) 473
OEuvres dramatiques et littéraires ; par M. de Sales. ( Notice. )
Gênes sauvée ; par C. M. Morin . ( Extrait . )
488
535
Elégies et Poésies diverses ; par Mme Victoire Babois . (Extrait .) 543
Sur quelques ouvrages nouveaux ; par M. Thurot. 546
Littérature étrangère . Les Affinités électives , roman de M.
Goethe. ( Extrait . ) 553
1
Chronique de Paris .
VARIÉTÉS.
113,237,369,563
SPECTACLES . -Académie impériale de Musique. - Lamort
d'Abel .
497
Théâtre Français . - Brunehaut. 48
Opéra- Comique. - Cendrillon . 55
M. Desbosquets . 118
Théâtre de l'Impératrice. - Le retour d'un Croisé . 242
Les Indiens 310
Encore une partie de Chasse. 5or
Opéra Buffa . 569
Théâtre du Vaudeville . - Le Cachemire . 177
La Robe et les Bottes . 242
Le Congé ou la Veille des Noces . 243
Le Meunier et le Chansonnier . 376
La Vieillesse de Piron . 501
Théâtre des Variétés . Une Soirée de Carnaval. 178
Les Réjouissances autrichiennes .
312
Théâtre de la Gaieté.-La Main de Fer. 502
Conservatoire de Musique. 179,503
BOBL UNIV
GENT
592 TABLE DES MATIÈRES .
SOCIÉTÉS LITTÉRAIRES. Institut de France .
Société des sciences et arts de Mâcon.
Lettres aux Rédacteurs.
POLITIQUE.
371
570
182, 379, 504
Evénemens historiques. 57 , 119, 184,245,314,382, 445. , 508, 573
Paris. 189 , 255 , 322 , 389 , 445 , 509 , 581
ANNONCES.
Livres nouveaux. 63 , 191 , 256, 324 , 389 , 455 , 519,582
٤٠
Fin de la Table du tome quarante-unième.
DE
DERS
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
en
TOME QUARANTE-UNIÈME.
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, Nº 23 , acquéreur du fonds deM. Buisson et
de celui de Mme Ve Desaint.
1810. BIBL. UNIV,
GEMT
1972B:-
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
L
TABLE
DAL
www
M
MERCURE
DE FRANCE .
6
1
i,
2
N° CCCCL . - Samedi 3 Mars 1810.
POESIE .
A UN AMANT.
ABJUREZ l'agréable erreur
201
LETE
DE
CO
*
SOCI
Qui près de moi toujours malgré moi vous attire
De l'amour abusé j'ai connu le martyre ,
Etjehais de l'amour jusques à son bonheur.
Vous êtes jeune , aimable et tendre ;
Onse plait à vous voir , on aime à vous entendre T
Vous m'entourer de soins flatteurs :
Vous avez des regards célestes; :
613
Mais de semblables soins m'ont été si funestes !.
De semblables regards ont été si trompeurs ! ..
Non , non , n'espérez pas qu'à vos voeux je réponde ;
Je sais trop qu'il n'est plus de fidèles amans .
L'amantquime blessa d'une atteinte profonde
M'apprit à douter des sermens.
Sur son front comme sur le vôtre ,
Brillait une douce candeur.
1
19
:
Nous avions mêmes goûts , même esprit , même coeur ;
L'undésirait toujours ee que désirait l'autre ;
Nous brûlions de la même ardeur.
Qui n'eût , hélas ! pensé que c'était pour la vie?
1
4
t
Az
AME
RCE
MERCURE DE FRANCE ,
Quin'eût envié nos amours?
1 4
Unsoir ilme quitta , d'une voix attendrie
Ilme jura qu'il m'aimai pour toujours :
Lelendemainje fus trahie.
MimeDUFRENOY.
N. B. Lehasard ayant fait tomber entre mes mains le Chansonnier
desGrâces, j'en ai parcouru la table , et j'ai été surprise de voir que
j'y figurais pour trois Romances , dont le titre de deux m'était inconnu.
J'ai vu que l'une d'elles était tirée d'une Nouvelle de moi ,
impriméedans un des Mercures de France du mois de septembredernier
, et que l'éditeur du Chansonnier des Grâces , qui n'est pas toujours
un copiste correct , mais qui ade l'imagination , s'était amusé à
me faire présent du titre , le Perfide chéri , titre qu'assurément je
n'aurais pas eu l'esprit de trouver. J'ai été curieuse de savoir s'il
s'était borné à me faire ce simple présent, etje me suis bientôt convaincue
que sa générosité avait été poussée plus loin, ainsi qu'onle
verrapar la Romance qu'il a intitulée Mme D.... à un amant , etque
je transcrirai plus bas. On y retrouve,à la vérité , les idées de
l'Elégie ci-dessus , insérée page 20de l'Almanach des Muses 1809 ;
mais les vers ensont tellement tronqués , queje n'aurais pu reconnaître
qu'ils m'appartenaient , si je n'avais vumonnom à la table, et
àla fin de laRomance un D... etuny. Cette réticence dans la signature
, et le petit changement apporté dans le titre , m'ont fait soupponner
que le bienveillant éditeur avait eu l'intention de prêter plus
de charmes à saRomance en luidonnant plus que le prestige de ia
vérité.
:
Tout poëte peut feindre , et c'est son privilége.
)
Je n'ai point le bonheur de me croire poëte , peut-être m'essayerai-
je en vain toute ma vie à mériter ce nom; mais j'ai constamment
aimé la poésie , et ne me trouvant pas laforce nécessaire pour
arriver à de hautes conceptions , je me suis exercée à peindre en
miniature ce que de beaux génies ont peint en grand. L'amour a
souvent été le sujet de mes petits tableaux; s'il est dangereux de le
sentir , il est doux d'y rêver , et j'ai cru qu'il m'était permis de parler
en vers d'un sentiment dont plusieurs femmes ont avant moi parlé
enprose avec succès . Si je réclame contre l'éditeur qui s'est donné la
peinedeme le faire exprimer à sa manière , c'est qu'un motajouté ou
retranché dans ces sortes de sujets , expose àdes désagrémens plus
cruels que les blessures faites à l'amour propre , et contre lesquels
uncoeurpurn'estpas toujours un bouclier suffisant
MARS 181ο. 5
Romance insérée dans le ChansonnierdesGrâces (p.232).
T
ti:s
Mme D A UN AMANT.
AIR: Te bien aimer, ô ma chère Zélie.
G
17
}
AUPRÈS de moi si l'amour vous attire ,
Abandonnezune agréable erreur ;
D'un Dieu cruel je connais le martyre;
Jehais ses lois , etmême son bonheur.
Oui ,j'enconviens , vos regards sont célestes;
Vous m'entourez de mille soins flatteurs ;
Mais de telasoins m'ont été si funestes!
Pareils regards ont été si trompeurs!
N'espérez pas qu'à vos voeux je réponde ;
Je ne crois plus aux fidèles amans ;
En meblessant d'un atteinte profonde ,
Hylas m'apprit à douter des sermens.
Lai:
Ah! surson front , ainsi que sur le vôtre ,
Jevisbriller laplus douce candeur;
L'undésirait ce que désirait l'autre;
Chacun de nous brûlait de même ardeur.
eta li samaICO 20
Unsoir, hélas ! d'une voix attendrie ,
Il me jura qu'il m'aimerait toujours.....
Lelendemain, par lui je fus trahie.
Pourrais-je encor me fier aux amours?
.....
t
;
い
ILD-
こ
7
Mme D ...Y.
f
راک
PROLOGUE
DU RETOUR D'UN CROISÉ (1).
1.
UN ACTEUR, après avoir salué troisfois. y
MESSIEURS, dans cet instant permettez à mon zèle ...
(Il s'arrête comme si lepublic murmurait. )
Nevous effrayez pas. Non, ce n'est presque rien:
L
(1) Un de nos meilleurs auteurs comiques adonné au théâtre de
Impératrice , sous le titre du Retour d'un Croisé, une petite pièce ,
très-ingénieuse. C'est une parodie de la plupart des mélodrames .
Voici le prologue qu'unacteur est venu réciter avant la pièce.
6 MERCURE DE FRANCE ,
Tous nosacteurs se portent bienh
Et s'habillent déjà pour la pièce nouvelle.
Mais je viens humblement de la part de l'auteur
Solliciter votre indulgence ;
Cet auteur est de Chartre , et de plus il commence.
Epris dès le berceau du talent enchanteur
De son compatriote ,, un ami de Thalie ,
Que lesort trop tôt nous ravit
Que vous connaissez tous , et dont l'aimable esprit
Renditaux amateurs la bonne comédie
Mais finissons sur ce sujete.LOSE BRO
Celui qui vous peignit la querelle des frères , ab
Qui traça le tableau des vieux célibataires
dom
De l'annonce n'est point l'objet.
C'estson compatriote , auteur du mélodrame
Que l'on va donner àl'instant
Qui veut vous apprendre comment
L'amour de ce beau genre est entré dans son ame.
εμόν οἱ των sup izdis 110ти пог тие !HA
Lejeune homme arrive à Parispasilinci ein ol
Brûlant d'entrer dans la carrière sa
Où s'illustra le grand Molièreuereb Ho
Mais jugez comme il est surpris !
Al'exemplede nos ancêtres, caled ,sice
Il veut admirer nos grands maîtresu omit
Il trouve leurs temples déserts , memohaalaI
Quel abandon ! dit-il , et quel est ce travers
Quoi ! le génie en France a perdu son empire ?
Un vieillard lui répond avec un malin rire :
« Monsieur veut voir du monde , à ce qu'il me paraît ,
Qu'il aille au boulevard.ny court, eneffet.
Il trouva d'amateurs une enceinte garnię ,
Et de petits héros en grande compagnie :
Quand il eut écouté la pièoé jusqu'au bout
Bon, du Français , dit-il , j'ai vu quel est le goût
Il aimait autrefois qu'un ouvrage tragique いい
Dans ses nobles fureurs peignît la passion
Que dans la comédie on trouvat du comique ,
OVSK
Et l'esprit joint à la raison :
La mode a tout changé ; bien loin que je l'eu blâme ,
Je décerne le prix au brillant mélodrameis
Il rénuit la majeste
1
داب
MARS 1810 7
1
Du pathétique à la gaîté ,
Et laforce de la pensée
Auxcharmes d'un beau style et de la vérité.
Je suis poëte aussi ! la route m'est tracée
Par le plus grand des modernes auteurs .
Formons une trame bien noire ,
Prenons dans quelque vieille histoire
Des paladins , grands ferrailleurs;
Ayons des enfans , des voleurs ,
Des ermites prédicateurs ,
Des geoliers que l'on fera boire:
Embellissons le tout de rochers , de créneaux ;
Et sisur quelques beaux chevaux
Je puis promener mes héros ,
16
:
Jecours à la fortune et peut-être à la gloire .
Sans suivre trop le plan qui vous est exposé
L'auteur a fait pour nous le Retour du Croísł.
Ilvient, il nous le lit , nous recevons l'ouvrage .
Or, messieurs , si ce genre est par nous adopté ,
Vous devez vous en prendre à la nécessité.
Loind'un public nombreux nous sommes sans courage.
१८
T
Nécessité contraint le sage ;
٦
On n'a pas toujours lemoyen
De demeurer homme de bien.
A Afind'éviterun naufrage
Dans le mélodrame nouveau ,
Nous avons vêtu nos actrices
De ce qu'aumagasin on avait de plus beau,
En clinquant magnifique , en brillant oripeau.
Vous verrez au fond des coulisses .....
Mais non ; je me tairai pour vous surprendre mieux.
Veuillez bien écouter: l'ouvrage est sérieux ,
Pathétique souvent , et même ténébreux.
Si le carnaval qui commence I
DO
Ne vous porte pas trop à prendre un ton joyeux ,
Notre succès n'est pas douteux.
Si l'auteur estplein d'innocence ,
Si dans la bouche des héros
Il abien placé la sentence ;
Si le tyran gesticule à propos ,
S'il adonné la raison à l'enfance ,
:
2
MERCURE DE FRANCE ,
son niais l'impertinence ,
L
Cegrandoeuvre doit être admis .
Messieurs , un mélodrame attire l'affluence;
De grâce , qu'il nous soit permis
De compter sur votre indulgence :
I
4
Oui , vous serez contents , j'en suis certain d'avance;
F
Etvous aurez la complaisance
D'en faire part à vos amis.
ENIGME .
INSENSÉ précurseur d'un tems de pénitence ,
C'est parles ris , et la table , et les jeux ,
Que l'on me voit , d'un air joyeux ,
Mepréparer au deuil , àl'abstinence.
Dans mes jours de gaîté le sexe féminin ,
Prenant l'habit , le ton d'un sexe libertin ,
Saitcomme lui danser , boire , chanter et rire .
Comme lui se permet de tout faire et tout dire.
:
4
06
Hélas ! si mes plaisirs sont vifs , ils sont bien courts !
Mon règne'n'est que de trois jours ;
r )
C'est le nec plus ultrà que l'usage me donne :
Ainsi ma vie est courte et bonne.
८
A
Toutpasse : unjour de plus s'est levé sur les tètes ,
Ilafané lesfleurs et terminé mesfêtes ;
Au temple un peu de cendre épandu sur lefront ,
Achangé mon tumulte en un calme profond. F
S.............
2
LOGOGRIPHE .
JEUNE ou vieux , m'a-t-on dit , c'est agir prudemment
Que de songer à faire un testament.
A
Rienn'est sûr ici bas , et tout change à toute heure ;
Plusieurs de mes pareils sont morts subitement :
Je n'en suis pas exempt ; or , avant que je meure .
Voulant régler le sort de mes propriétés ,
Je dicte ainsi mes volontés:
MARS 1810. 9
:
D'abord je legue à mon apothicaire
Quatredemes dix pieds , , autantà-monnotaire.
J'enabandonnedeux , ou bien trois aux joueurs;
Itemtrois auxfilous , item trois aux plaideurs ,
Item cinq aux soldats , item quatre aux chasseurs .
J'enoffre quatre à la vieille Isabelle;
J'enjette deux à mon Custos fidèle ;
4
A
J'en laisse trois pour nourrir les anons ,
Et oing pour les jeunes garçons ,
Sous la condition qu'ils voudront biens'yrendre;
Je leur endonne encor cinq autres pour apprendre.
On en portera cinq àmon pauvre curé ,
Qui dans ses oremus voudra bien me comprendre.
J'en donne trois à mon valet rusé :
Ceseraledernier qu'il voudra bien me prendre.
J'enveuxréserver quatre aux mathématiciens .
J'indique aux amateurs de lagéographie
Quatre villes de France; à ceux de la chimie
Jedonne quatre pieds , et trois aux musiciens.
Item, j'en veux donner .... hélas ! que vais-je faire!
Quoi! je n'ai que dix pieds , et chaque légataire .
Ouvrant montestament , aussitôt mon trépas ,
M'en pourra trouver cent ...... Ma volonté dernière
Entre mes héritiers causera des débats ;
S'ils suivent mes conseils , ils ne plaideront pas.
2
?
3
T
M**, de Sens.
CHARADE.
Monpremier apparaît un jour de la semaine;
Monsecond serencontre enun chapondu Maine :
Etmonentier se livre àplus d'une fredaine.
!
S
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Σ
1
Lemot de l'Enigme du dernier Numéro est Tonnerre(la foudre),
Tonnerre (vin) , Tonnerre ( ville ). 1
Celui du Logogriphe est Image, dans lequel on trouve , mage et
age.
Gelui de laCharade eat Fer-seau ( signe du Zodiaque ) .
;
SCIENCES ET ARTS.
SUR QUELQUES APPLICATIONS DES SCIENCES AUX ARTS.
P
IL est certain qu'il n'est pas moins difficile en ce monde
d'être juge équitable du mérite des choses , qu'il ne l'est
d'être juge impartial du mérite des hommes. Soit qu'on
fasse de quelques-unes des connaissances humaines l'objet
particulier de ses études , soit qu'on reste étranger à toutes,
on s'expose en les jugeant à dispenser la louange outre
mesure , ou à répandre injustement le blâme. Les sciences ,
par exemple , sont regardées par lles uns comme defrivoles
occupations , sans motifs raisonnables , sans fondemens
solides , qui , le plus souvent , ne conduisent qu'à des résultats
imaginaires , et ne laissent jamais dans l'esprit
que de vaines abstractions . D'autres , sans prononcer une
condamnation aussi rigoureuse et aussi générale , ne sont
guère plus équitables ; toute leur estime est attachée aux
sciences dont ils s'occupent , eett ss''iillss ne dédaignent point
celles qu'ils n'ont pas cultivées , ils sont du moins trèsréservés
dans la part de considération qu'ils leur accordent.
Comment , en effet , apprécierait-on le mérite des
choses dont on ne sent absolument point l'utilité , ou
dont on n'aperçoit qu'imparfaitement le but ? Si l'artisan
est insensible aux jouissances que donnent les beaux
arts , s'il considère la plupart des commodités de la
richesse comme des embarras , c'est que ses habitudes et
ses idées n'ont pu s'étendre au delà du cercle étroit des
opérations de son métier , et que ses désirs ont nécessairement
eu pour terme la possession des biens qui , chez
nous , sont indispensables à l'entretien de la vie. Comment
l'agriculteur apprécierait-il les délassemens de l'oisiveté,
lorsqu'il peut à peine goûter ceux du travail ? Les arts les
plus parfaits sont pour lui ceux qui procurent aux champs
les instrumens nécessaires à leur culture , et les conceptions
les plus utiles , celles dont le but est de simplifier et
d'alléger ses travaux. Mais les occupations de l'homme
que la culture attache à la terre , sont à leur tour , un
objet de mépris pour ce pâtre nomade qui ne met au
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. If
nombre des biens de la vie que le lait de ses troupeaux et
l'indépendance de ses déserts ; et que seraient cependant
les soins auxquels celui- ci est condamné , quelque légers
qu'ils soient , pour le Canadien qui trouve dans la possession
de son arc et de ses flèches tout ce qui est nécessaire
à son bonheur et à sa conservation ? et ce fier Américain ,
dont la poitrine est oppressée dans l'atmosphère de nos
habitations , qui ne respire un air assez libre qu'au milieu
des forêts , mais qui a besoin d'une tente pour s'abriter et
de fourrures pour se couvrir , ne paraîtrait-il pas lui-même
un être digne de pitié à ces sauvages de la terre deDiémen
qui , toujours nus , et sans autre abri que le creux des
rochers ou l'entrelacement de quelques branches , résistent
cependant aux intempéries du climat froid et malheureux
sous lequel ils habitent ? a
"
Nous aurions pu choisir nos exemples plus près de nous
etn'être pas moins vrais le monde , sous ce point de vue ,
offrirait en tous lieux les mêmes tableaux : nous trouverions
partout les hommes élevant des autels à leurs besoins ;
partout nous verrions la vanité faire servir à se parer jusqu'aux
haillons de la misère .
Sans doute l'objet des sciences n'est point d'être immédiatement
utile à nos besoins le chimiste ne peut se
faire teinturier ni forgeron ; le botaniste et le zoologiste ne
doivent pas plus dévenir laboureurs ou vétérinaires que le
minéralogiste ne doit être lapidaire ou mineur. Leur but
est de développer les lois générales de la nature hors desquelles
il n'existe rien . De celles -ci découlent nécessai
rement les règles particulières qui servent à la pratique des
arts , et c'est à l'artisan à en faire l'application selon le
caprice ou le besoin de ceux qui emploient les produits de
son industrie. Cependant les sciences ne se renferment pas
si rigoureusement dans les hautes régions qui leur sont assignées
, qu'elles ne descendent souvent aussi jusqu'aux arts
qui dépendent d'elles et en rappelant quelques-unes des
dernières découvertes faites par les savans dans ces arts , on
verra que les sciences sont loin d'être inutiles , du moins
dans le sens de ceux qui ne les regardent que comme de
frivoles occupations , ef ne leur demandent, si inconsidérément
, que de nouveaux procédésou de nouvelles
recettes. mod :
"Lorsque nous réfléchissons au besoin que nous avons du
feu , à son influence sur notre bonheur , aux effets qu'il
exerce sur la civilisation et sur l'accroissement de l'espèce
12 .7 1. MERCURE DE FRANCE ,
humaine, on est étonné des soins qu'a pris la nature pour
le soustraire à notre empire , tout en partageant , pour
ainsi dire , le monde entre la matière et lui ; et il serait
peut-être difficile d'accorder cet ordre de choses avec les
systèmes dans lesquels on considère l'homme comme la
fin de toute la création. Quand on pense ensuite au tems
qui a dû s'écouler avant qu'on soit parvenu à l'art de faire
le feu et à l'art plus difficile encore de le maîtriser et de
s'en servir , on s'explique sans peine le culte que des hommes
grossiers, mais reconnaissans, portaient à cet élément,
et les soins religieux et barbares qu'ils prenaient pour le
conserver : en effet , les moyens à l'aide desquels nous
parvenons à nous procurer du feu sont assez compliqués
pour qu'ils n'aient pu être découverts que par quelquesuns
de ces hasards peu communs ou les effets d'une longue
expérience.Le plus simple , et vraisemblablement le plus
ancien , est celui qui consiste à frotter vivement , l'un
contre l'autre , deux morceaux de bois secs . Du tems de
Pline il était encore en usage parmi les bergers ; mais nous
De le voyons pratiquer aujourd'hui que chez les peuples
sauvages. L'étincelle produite par le choc du briquet con,
tre le silex, est le moyen d'avoir du feu le plus généralement
répandu parmi nous aujourd'hui , et il est aussi très
anciennement connu. On regarde ce phénomène comme
analogue au précédent et comme l'effet d'un simple frotte,
ment; mais le fluide électrique qui se dégage au moment
où le métal frappe la pierre , contribue peut-être plus qu'on
ne le pense communément à dilater la petite parcelle d'a
cier qui se détache et à la rendre susceptible de brûler. Leş
anciens se procuraient aussi du feu en réunissant les rayons
solaires au foyer d'un miroir concave; depuis on en a obr
tenu en rassemblant ces rayons à l'aide d'une lentille de
verre , et dans ces derniers tems on a mis en usage plusieurs
substances qui ont la faculté de s'enflammer spontapément
à l'air , ou plusieurs combinaisons chimiques dans
lesquelles le feu se dégage ; mais la plupart de ces procédés
sont assez embarrassans pour qu'on ait désiré , dans
une foule de cas , d'en posséder un plus simple. Depuis
long-tems on avait reconnu qu'il se dégageait de la cha
leur des corps , et entr'autres de l'air , toutes les fois
qu'ils étaient comprimés et que cette chaleur pouvait s'éle
ver à un très haut degré . Il était par conséquent assez naturel
d'attendre de cet ordre de phénomène un moyen simple.
d'avoir du feu , et c'est aussi lui qui l'a offert : ily a quel
T
MARS 1810. 13
que tems on découvrit qu'il se dégageait assez de chaleur
de l'air comprimé dans une pompe à vent , pour allumer
un corps sec. Cette expérience qui restait ignorée , ayant
étérépétée et publiée par plusieurs savans , mais sur tout
parMM. Morelet Lebouvyer des Mortiers , a donné lieu
àla fabrication d'un petit instrument à l'aide duquel on
peut se procurer du feu de la manière la plus simple St
laplus commode ; un tube et un piston de quelques pouces
de longueur et de quelques lignes de diamètre , suffisent
pourcet effet : l'amadou se place dans un creu pratiqué à
lapartie inférieuredu piston , on enfonce vivement celuicidans
le tube , l'air se comprime , le feu se dégage , et en
retirant la piston , l'amadou se retire allumé.
Cette découverte est sans doute d'une utilité fort bornée
pour les arts; ce n'est, pour ainsi dire , qu'une opération
domestique; mais il ne serait point étonnant qu'on fit du
principe sur lequel elle est fondée une application plus
étendue , et que la chaleur dégagée par la compression de
l'air fût employée à satisfaire des besoins plus importans.
Après avoirparlé d'un nouveau procédé pour obtenirdu
feu , il n'est pas hors de propos de dire un mot sur une
nouvelle manière de le propager et de l'entretenir. Lorsqu'on
analyse les substances dont nous nous servonspour
nous éclairer ou pour nous chauffer , on obtient toujours
endernier résultat du charbon et des gaz dont plusieurs
ont la faculté de brûler , et qui produisent alors de la lumière
et de la chaleur : la flamme qui se dégage de nos
foyers, et cellede nos lampes , ne sont autre chose que ces
gaz àl'état de combustion. On conçoit actuellement qu'en
disposant, suivant un système bien entendu , des appareils
propres àdistribuer les gaz inflammables qui résultent des
combustibles que nous employons communement , ơn
parviendrait tout-à-la-fois à se chauffer et à s'éclairer de la
manière la plus simple et la plus économique.
T
Les premiers essais entrepris d'après ces principes ét
dans cet esprit paraissent avoir été faits par M. Murdoch
enAngleterre , et des expériences semblables ont eu lieu
peuaprès en France; mais les résultats qu'ont su en'tirer
les deux nations, n'ont pas à beaucoup près été les mêmes ,
et ils nous montrent d'une manière bien évidente la difference
qui existe entre le caractère de l'une et le caractère de
P'autre, sous le rapport de l'industrie . Le thermolampe
imaginépar M. Lebon ne fut pour nous qu'un simple objet
de curiosité; nous n'y trouvames même qu'un très-faible
1
14 MERCURE DE FRANCE ,
intérêt; nous n'y aperçûmes que ce qui frappait nos sens ;
une odeur désagréable , une lumière très-vive et du feu,
Une nation voisine qui l'emporte sur toutes les autres dans
les combinaisons qui ont pour but de s'enrichir , a multiplié
les essais de M. Murdoch , perfectionné ses procédés , et en
a fait la plus utile application. On y voit un assez grand
nombre de fabriques qui ne sont plus, éclairées qu'au
moyen des gaz ; des particuliers même ont adopté ce
genre de lumière , et ils y trouvent à-la-fois de l'économie
etde la salubrité. La lumière que répand une flamme de
gaz de la même grosseur que la flamme d'une bougie , est
aumoins trois fois plus forte que la lumière de celle-ci ; de
sorte qu'on cite une fabrique qui coûtait auparavant , pour
être éclairée , 70000 francs , et qui ne coûte plus aujourd'hui
qu'à-peu-près 15600 francs ; mais l'huile , la chandelle , la
bougie en brûlant produisent beaucoup de fumée , et sous
ce rapportsont nuisibles à la santé , tandis que le gaz n'en
laisse pas échapper la plus légère portion. Ces heureux
effets s'obtiennent en Angleterre par la distillation de la
houille. Les gaz sont d'abord lavés dans l'eau où ils se débarrassent
de ce qu'ils contiennent d'incombustible; de là
ils sont dirigés , à l'aide de conduits métalliques , dans les
divers lieux où la lumière est nécessaire ; un robinet qui
termine ces conduits s'ouvre pour laisser sortir le gaz qu'une
flamme légère allume, et lorsque lalumière n'eessttppllus nécessaire
, le robinet se ferme et le gaz est éteint. Nous tâcherons
sans doute de profiter un jour de cette utile invention
, mais vraisemblablement un peu tard , quoiqu'il soit
très-aisé de concevoir les avantages réels que les fabrications
retirent même des petites économies , et combien il serait
intéressant de profiter le plus tôt possible des expériences
constatées qui enseignent ces économies .
2
Il serait convenable actuellement de parler des appareils
ingénieux inventés dans ces derniers tems , pour
utiliser la chaleur ou la lumière qui se dégagent dans
la combustion , et des procédés au moyen desquels on
prépare quelques-unes des substances que nous mettons
en usage pour nous chauffer et pour nous éclairer . Nous
aurions encore à citer des noms honorablement connus
dans les sciences , et nous nous arrêterions particuliérement
à la cheminée parabolique qui a été imaginée par
M. Chénevix , et qui nous semble réunir , à un très-haut
degré , tous les avantages qu'on peut raisonnablement
espérer des constructions de ce genre ., Nous donnerions
MARS 1810. 15
1
ensuite ladescription d'un instrumentinventéparM. Brongniart
pour mesurer l'intensité du feu , et à ce sujet nous
rappellerions les belles expériences de M. Biot sur la propagation
de la chaleur dans une barre de fer , expériences
susceptibles d'applications heureuses pour tous les arts qui
font usage du feu , et qui ont besoin d'en mesurer l'action.
Mais cette marche méthodique qui nous conduirait de l'art
de faire le feu , d'en préparer les matériaux et de le diriger ,
auxarts qui l'emploient , nous écarterait peut-être du but
que nous devons nous proposer dans cet ouvrage. C'est
pourquoi nous passerons immédiatement à d'autres arts
d'une importance beaucoup plus faible relativement aux
sciences , mais qui sont d'un intérêt plus général.co
L'art de peindre en émail est aujourd'hui porté en
France à un très-haut degré de perfection. C'est de cet art
que la peinture sur porcelaine et la peinture sur verre dépendent.
On saitcombien les produits de lapremière sont
riches et variés , etl'on connaît les usages très-étendus qu'on
faisait autrefois de la seconde. Long-tems on a cru que les
procédés de cette dernière espèce de peinture étaient entiérement
perdus ; mais nous avons la preuve bien évidente
du contraire dans les heureux essais faits d'abord sous la
direction de M. Brongniart à Sèvres , et dans les beaux
tableaux peints ensuite sous la direction deM. Dill à Paris.
Les couleurs propres à la peinture en émail , quoiqu'assez
nombreuses , ne suffisaient cependant point encore au
besoin de cet art; les verts étaient pauvres et ne pouvaient
être employés dans tous les cas. Le peintre de porcelaine
sur-tout réclamait un fond de cette couleur ; le seul de cette
espèce qu'il possédât et qui eût quelque pureté s'obtenait
du cuivre ; mais comme il ne pouvait supporter une forte
action du feu , la dorure ne s'y appliquait jamais avec solidité.
Les fonds capables de résister à une grande chaleur, et
de soutenir, sans s'altérér , tous les degrés de feu nécessaire
à l'application de l'or et des autres couleurs se réduisaient
d'ailleurs à trois : le bleu , l'écaille , et le vert antique toujours
désagréable par sa teinte sombre et noirâtre . Il n'était
pas vraisemblable qu'on obtînt désormais le vert pur , brillant
et solide', dont on avait besoin , des matières vitrifiables
connues; la plupart avaient déjà été , sous ce rapport
, l'objet de nombreuses recherches ; on ne pouvait
donc guère l'attendre que d'une substance entiérement nouvelle.
En effet , M. Vauquelin ayant découvert le métal
auquel il a donné le nom de chrome , observa qu'en le
16 MERCURE DE FRANCE ,
combinant avec l'air il donnait une belle couleur verte , que
le feu ne changeait point , et qui pouvait s'unir aux verres
et les colorer sans éprouver d'altération. Mais ce métal
n'avait été trouvé que dans des substances très rares ou
d'un prix fort élevé , et il n'aurait conséquemment pas été
d'ungrand secours pourl'industrie, si M. Pontier ne l'avait
reconnu dans le département du Var , combiné avec le fer
et en assez grande abondance...
:
,
Ces deuxdécouvertes successives ne suffisaient cependant
point encore pour rendre le vert de chrome utile aux arts.
Il fallait trouver un procédé au moyen duquel on obtint
constamment cette couleur de la même nuance , reconnaître
la manière de l'appliquer et apprécier l'action du
feu sur elle . M. Brongniart entreprit ce travail , et après
des expériences nombreuses et variées , il parvint aux résultats
qu'il cherchait et compléta ainsi la découverte de
M. Vauquelin , du moins sous le rapport de l'emploi du
chromedans lapeinture en porcelaine. Depuis cette époque,
le vert de chrome est employé dans la plupart des manufactures,
de poterie fine , et on assure qu'il sert aussi
dans lafabrication des émaux et dans celle des pierres précieuses
artificielles . On voit qu'il était difficile de faire une
découverte dont l'utilité fût plus généralement sentie. Mais
le chrome n'a pas seulement donné à la peinture en émail
une couleur verte ; la peinture à l'huile lui doit un jaune
des plus purset des plus solides ; nous nous bornerons
présentement à indiquer ici cette dernière couleur ,asur
laquelle nous pourrons nous étendre davantage dans un
autre article ...
: L'industrie est encore redevable aux sciences,des procédés
au moyen desquels on fabrique depuis quelque
tems une substance assez précieuse par l'emploi que le
luxe en a toujours fait . Les turquoises , dont je veux
parler,sont, comme on sait,des substances opaques d'un
bleu plus ou moins verdâtre , et qui ont une dureté assez
grande pour être polies. On distingue les turquoises de
France des turquoises orientales , par les veines qui caractérisent
les premières ; les autres sont d'une nature plus
homogène; manaiiss cceelllleess qu'on trouve en, Europe , comme
celles qui viennent de Perse , ne sont que des os colorés
parune combinaison du fer avecl'acide que donne le phos-
-phore , ainsique l'a prouvéM. Bouillon-Lagrange. Quelques
circonstances particulières et le voisinage du fer ont donc
Ichangé
I MARS 1810.00 DE
SEINE changé la couleurdes os, et pour parvenir à opérer artifi
ciellement cette coloration , il ne s'agissait plus que de
reconnaître ces circonstances et d'étudier leur action . M
Sauviac s'est livré à ces recherches , et il est parvenus faire
des turquoises de toutes les nuances , et qui réunissent la
plupartdes qualités qui donnent du prix à ces substances
malheureusement une des principales est la rarete . oute
fois , il faut observer que les pierres précieuses qquu''ondevart
à l'art , n'avaient été jusqu'à présent qu'une faible imitation
de la nature : toutes consistaient dans des verres colorés .
Les turquoisès de M. Sauviac sont , au contraire , aussi naturelles
que les turquoises retirés du sein de la terre et procurées
par le hasard.
Mais une des découvertes les plus remarquables de la
chimie dans ces derniers tems, sous le rapport qui nous
occupe , est celle de l'acide benzoïque . Cette substance
est retirée du benjoin, espèce d'aromate qui , comme on
le sait, vient des Indes-Orientales. Il paraît que la plupart
des baumes produits par la végétation ,ont besoin,
pour se développer en certaine quantité , du soleil fécond
des régions équatoriales . Cependant nos végétaux ne sont
point entiérement dépourvus de ces matières précieuses , et
si nous ne les en retirons point, c'est à cause de la difficulté
des procédés et du peu de profit qui en résulterait ;
mais la nature elle-même s'est chargée de cette opération
pour l'acide benzoique , et elle la fait, sans contredit , de la
manière la plus économique : les animaux ruminans ont
reçu la faculté de séparer sans altération des herbes qu'ils
mangent , et de rejeter cet acide qui , sans doute , n'est
point propre à les nourrir. C'est en analysant l'urine de
ces animaux , que MM. Fourcroy et Vauquelin ont fait
cette importante découverte : bientôt les arts s'en sont
emparés et désormais c'est dans les égoûts de nos étables
qu'on viendra extraire un médicament qu'on croyait n'existerque
dans quelques-uns des végétaux aromatiques de ces
îles heureuses qu'une atinosphère embaumée annonce au
navigateur long-tems avant que son oeil les aperçoive.
Ilnous serait impossible , par la nature de l'ouvrage qui
doit contenir ces notes , de nous étendre suffisamment pour
faire l'énumeration , et à plus forte raison pour donner un
tableau détaillé , des applications qui ont été faites des
sciences aux arts , dans ces derniers tems. Les exemples
que nous venons de rapporter suffiront du moins pour
B
BIBL. UNIV,
GRNT
18 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
donner une idée des secours que nos besoins ont tirés de
la chimie ; car on observera que nous ne nous sommes
point astreints , quoique nous pussions le faire avec beaucoup
d'avantage , à citer particulièrement les hommes qui
ont illustré cette science : il est des noms qui commandent
tellement la confiance et le respect , qu'on ne peut s'en
servir à persuader que lorsqu'il n'est plus nécessaire d'employer
des raisons pour convaincre.
Nous pourrons revenir sur le même sujet , et traiter dans
le même sens , et sous le même point de vue , de la minéralogie
, de la botanique et de la zoologie.
FRÉDÉRIC CUVIER .
とい
201
T
;
20
C
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
The life of Michel Angelo , etc. Vie de Michel-Ange
Buonarroti , avec ses Poésies et ses lettres ; par Rich.
DUPPA , écuyer. Seconde édition.- Londres , 1807 .
Un vol. in-4° .
(PREMIER EXTRAIT.)
-E quel , che a par sculpe e colora ,
Michel , più chè mortale , Angel divino .
ARIOST. Orl. Fur. Cant. 33.
LES ouvrages de biographie paraissent avoir eu dans
ces derniers tems une grande vogueenAngleterre , etc'est
principalement à M. William Roscoe qu'est due cette
impulsion donnée aux travaux des littérateurs de son
pays . Ses vies de Laurent de Médicis et du pape LéonX,
par la multiplicité et l'étendue des recherches qu'il y a
jointes sur l'histoire des arts et de la littérature dans cette
brillante époque , ont inspiré un vif intérêt à toutes les
classes de lecteurs , et le succès mérité qu'ont obtenu
ces ouvrages , a engagé plusieurs écrivains distingués à
'entrer dans la même carrière . Parmi ceux- ci , nous connaissons
M. Shepherd , auteur d'une vie de François Poggio
Bracciolini , plus communément appelé en France
lePogge, dont nous donnerons peut-être quelques extraits
dans le Mercure ,et M. Richard Duppa , à qui
l'on doit la Vie de Michel-Ange , que nous entreprenons
ici de faire connaître . :
Déjà M. Roscoe , dans les deux ouvrages que nous
venons de citer , et qui tous deux ont eté traduits en
français , avait donné des détails assez étendus et assez
curieux sur la vie et sur les travaux de ce grand artiste ; ce
sera pour nous une raison de passer rapidement sur les
faits que l'on peut regarder comme suffisamment connus,
et de nous attacher plus particulièrement à ceux que
l'écrivain, dont nous analysons l'ouvrage , doit à ses
Ba
20 MERCURE DE FRANCE
propres recherches. Le fonds en est pris dans deux essaís
de biographie publiés avant la mort de Michel-Ange ,
par deux de ses amis et de ses élèves , Condivi et Vasari .
<<En profitant des matériaux fournis par ces deux bio-
>>> graphes , dit l'écrivain anglais , je n'ai voulu m'en
>> rapporter qu'à mon propre jugement sur les travaux
>>de Michel-Ange. On peut avec les mêmes données se
>> former des opinions non moins authentiques et plus
» impartiales que celles des contemporains eux-mêmes ;
» mais je n'ai omis aucun fait , aucune anecdote qui mé-
>> ritassent quelque confiance. Outre ces auteurs , j'ai
>>consulté tous les écrivains de cette époque qui me sem-
>>blaient pouvoir jeter quelque lumière sur mon sujet ,
>>et qui m'ont servi en effet à relever plusieurs méprises
>>de Vasari et de Condivi , et à augmenter la sommedes
» faits recueillis par eux. J'ai aussi ajouté , pour rendre
>>>l'intelligence du texte plus facile , les dessins au trait
>> de tous les ouvrages un peu importans de cet artiste ,
>> aussi étonnant comme peintre , que comme sculpteur
>> et comme architecte . Enfin , ses poésies et ses lettres
>> font également partie de ce volume . >>
On voit que l'intention de l'auteur a été d'élever à la
gloire de ce grand homme un monument honorable ,
et si l'on ne trouve pas toujours dans son ouvrage la
dignité du style et la force des pensées d'accord avec l'intérêt
et l'élévation du sujet , on doit au moins lui savoir
gré du soin qu'il a pris de recueillir tous les faits importans
, de la critique judicieuse qu'il a portée dans leur
examen, de l'ordre lumineux dans lequel il les adisposés,
enles rattachant, toutes les fois que cela pouvait être utile,
aux événemens politiques de cette période remarquable
de l'histoire moderne , et sur-tout on doit priser en lui
un respect constant , et un sentiment vrai des principęs
de la saine raison et du goût , comme nous aurons occasion
de le faire voir dans la suite de cette analyse.
• Michel-Ange naquit au château de Caprese , en Toscane,
le 6 mars 1474 , etdescendait de la noble et illustre
famille des comtes de Canossa (1). Son père , Lodovico
(1) Béatrix, soeur de Henri II , avait été donnée en mariage au
MARS 1810 . 2.1
1
di Leonardo Buonarroti Simone , était alors podestà , ou
gouverneur de Caprese et Chiusi (l'ancien Clusium, capitale
des états de Porsenna au tems des Tarquins ) . La
folie de l'astrologie judiciaire était alors en vogue dans
toute l'Europe , et l'on prétend que l'astrologue qui fut
consulté au moment de la naissance de Michel-Ange ,
ayant observé que les planètes de Mars , de Vénus et de
Jupiter étaient en conjonction , n'hésita pas à prédire
que l'enfant serait doué d'un génie extraordinaire et
obtiendrait les succès les plus étonnans dans les arts qui
charment les sens , tels que la peinture , la sculpture ,
etc. Si cette prédiction eut véritablement lieu , on dut
se la rappeler avec admiration , au moment où les talens
de l'enfant commencèrent à jeter quelqu'éclat , et oublier
que l'astrologue avait fait les mêmes prédictions pour
cent autres enfans dont jamais personne n'entendit parlerdepuis
.
Les circonstances les plus insignifiantes prennent un
léger degréd'intérêt, lorsqu'elles sont relatives àun grand
homme, et l'on saisit , avec un empressement dont il est
impossible de se rendre compte , les faits les plus minutieux
qui paraissent avoir quelque analogie avec ce
qu'il a été dans la suite de sa vie. Michel-Ange fut
confié en naissant à la femme d'un maçon , fille d'un
homme de la même profession, et notre grand artiste
disait quelquefois , en plaisantant , qu'il n'était pas étonnant
qu'il prît tant de plaisir à manier le ciseau , puisque
c'était le premier outil qu'il eût vu et touché chez sa
nourrice.
Ilcommença fort jeune l'étude du dessin , et son premier
essai enpeinture fut la copie coloriée d'une gravure
comte Boniface de Canossa , alors seigneur de Mantoue. De ce mariage
naquit la comtesse Mathilde, femme d'une sagesse et d'une piété
exemplaire , qui , après la mort de Godefroy son mari , continua de
posséder en Italie , outre Montoue , Parme et Reggio , cette partie de
la Toscane appelée le patrimoine de Saint-Pierre . En l'an 1250 , un
membre distingué de cette famille , A. M. Simone , alla s'établir à
Florence , et y fut immédiatement fait citoyen de la République , et
élevé aux plus importantes magistratures . C'est de lui que descendait
MichelAnge. (Ascanio Condivi , vita di Michel Agnolo. §. I, II et III.)
22 MERCURE DE FRANCE ,
qui représentait les tentations de Saint-Antoine : il s'atta
cha sur-tout à étudier , d'après nature , les formes et les
couleurs des divers objets qui entraient dans cette composition.
Ce fut à-peu près vers le même tems que voulant
s'assurer s'il avait copié une tête qu'on lui avait
prêtée avec assez d'exactitude pour tromper le propriétaire
lui-même , il lui rendit sa copie au lieu du tableau
original . Il avait eu soin auparavant d'exposer son
ouvrage à la fumée , pour lui donner un air de vétusté
qui aidât à l'erreur. Cette petite supercherie ne fut connue
en effet , que lorsqu'il l'eut racontée à un de ses camarades.
C'était vers l'an 1487 ; Michel-Ange n'avait
guère que treize à quatorze ans .
Cependant , son père vit d'abord avec assez de chagrin
le goût passionné de cet enfant pour la peinture
et pour les arts du dessin : il n'envisageait pas sans
douleur l'idée que l'héritier de l'illustre famille des SimoneBuonarroti
n'occuperait dans la société qu'un rang
fort inférieur à celui auquel sa naissance semblait l'appeler.
Le bon messer Lodovico ne savait pas qu'un génie
supérieur est une dignité plus éminente qu'aucune
de celles que les sociétés politiques ont créées . Celles- ci
sont l'oeuvre des conventions humaines , l'autre est l'oeuvre
de la nature , grand et durable , en quelque sorte , comme
elle . Michel-Ange parvenu au comble de son art ét illus
tré par cent chefs-d'oeuvre immortels , ne pouvait-il pas
bien dire : sans moi , la postérité saurait-elle qu'il exista
des comtes de Canossa ? C'est qu'en effet le bon ordre
des sociétés veut que les personnes élévées en dignité
ōbtiennent des respects et des hommages pendant leur
vie, mais l'ordre de la nature veut qu'ils soient oubliés
promptement après leur mort , lorsque , dépourvus de
tout mérite personnel , ils n'ont pas laissé de traces durables
de leur existence . Au reste , les scrupules du père
de Michel-Ange ne tinrent pas long-tems contre la passion
plus forte de son fils , et il le plaça lui-même sous la
direction de Domenico Ghirlandajo (2) , le plus habile
peintre qui fût alors à Florence .
(2) Son véritable nom étaitDomenico di Tommaso di Currado di
MARS 181 . 23
Cet homme ne tarda pas à reconnaître les talens éminens
dont son élève était doué , mais loin de ressenti
pour lui cet intérêt qu'inspire aux ames généreuses e
vraiment embrasées de l'amour des arts , un génie dont
les premières lueurs commencent à se manifester , il n'éprouvaqu'une
étroite et basse jalousie , et il porta, dit-on,
cette faiblesse au point de refuser à son jeune élève les
secours et les conseils qui auraient pu hater ses progrès .
Mais iln'étaitpas en son pouvoir d'arrêter l'essor deMichel-
Ange; déjà il savait recevoir les leçons d'un maître bien
supérieur au Ghirlandajo , et dès l'âge de quinze ans il
montra dans deux circonstances remarquables combien
il était destiné à surpasser celui qui s'était chargé de
l'instruire . Voyant un jour un de ses camarades copier ,
d'après un dessin du maître , un portrait de femme , il
prend la plume et trace sur le dessin même des contours
qui laissent apercevoir les défauts du trait original, tant
sous le rapport de la correction que sous celui de la
noblesse et de l'élégance du style . Vasari , entre les
mains duquel ce dessin tomba dans la suite , raconte
qu'il le montra , en 1550 , à Michel-Ange , qui éprouva
quelque plaisir à le revoir , et ajouta avec une modestie
bienrare : «jepossédais cettepartie de l'art, à cette époque
>>de ma jeunesse bien mieux que je ne fais aujourd'hui
>> que je suis vieux. » Dans une autre occasion il donna
une preuve signalée de son étonnante facilité à copier
tous les objets qu'il avait sous les yeux. Domenico était
chargéd'orner de peintures l'église de Santa Maria Novella
Gordi. Il naquit à Florence en 1451 et mourut en 1495. Le surnom
de Ghirlandajo lui fut donné à cause de l'habitude qu'il avait d'orner
de guirlandes de fleurs les têtes d'enfans qu'il peignait dans ses
tableaux. Il avait un talent très-distingué et une réputation égale à
son mérite. Sixte IV le fit venir à Rome où il concourut avec Luca
Signorelli , Pierre Pérugin , et d'autres artistes alors célébres , à orner
lachapelle que ce pontife avait fait construire dans le Vatican, connue
sous le nom de chapelle Sixtine. Il fut le premier qui eut assez de bon
goût pour rejeter l'emploi des ornemens d'or et d'argent dans la peinture
, et pour sentir qu'ils nuisaient essentiellement à l'harmonie des
couleurs.
4
24 MERCURE DE FRANCE;
(
àFlorence : unjour qu'il fut forcé de s'absenter, Michel-
Ange profita du tems de son absence pour exécuter un
dessin où étaient représentés les échafauds , les élèves
occupés à peindre , et en un mot tous les détails qu'offrait
cette scène vaste et animée , avec tant d'art et de correction,
que Domenico lui-même , à son retour, en fut frappé
d'étonnement , et fut contraint d'avouer que c'était plutôt
là l'ouvrage d'un maître consommé dans son art , que
celui d'un élève .
Un talent aussi prodigieux ne pouvait plus être mûri
et perfectionné que par l'étude des chefs-d'oeuvre de
l'art antique : heureusement c'était vers cette époque
(1489 et 1490) que Laurent de Médicis venait de former
dans les jardins de Saint-Marc une précieuse collection
des débris de l'ancienne sculpture échappés aux ravages
du tems , et il la destinait à servir d'école aux artistes de
sa patrie. On sait qu'ayant demandé au Ghirlandajo
quelques -uns de ses élèves pour les faire travailler dans
ses jardins , Michel-Ange fut un de ceux sur lesquels
tomba le choix , qu'il ne tarda pas à captiver l'amitié de
cet illustre citoyen et que bientôt après il fut admis à sa
table et logé dans son palais . Cette circonstance fut ,
pour ainsi dire , une nouvelle ère dans la vie de ce
grand artiste ; c'est alors que ses liaisons et ses rapports
habituels avec les savans et les littérateurs illustres
qui composaient la société de Laurent de Médicis ,
ou qui vivaient dans sa maison , et particulièrement
avec le célèbre Politien , ouvrirent à Michel-Ange une
nouvelle source d'instruction et de connaissances en tout
genre , qui agrandirent ses vues et ses conceptions , et
secondèrent dans la suite merveilleusement son génie.
Tous ces faits sont consignés dans la Vie de Laurent
par M. Roscoe , et nous ne croyons pas devoir nous y
arrêter non plus que sur les événemens qui suivirent la
mort de cet illustre protecteur des arts , arrivée en 1492 .
et sur la courte et désastreuse administration de son fils
Pierre de Médicis , qui se montra si peu digne de suc
céder à un aussi grand homme.
Lorsqu'en 1494 les Médicis et leurs partisans furent
obligés de sortir de Florence , Michel-Ange se retira à
AMARS 1810. 25
Bologne , où il fut accueilli avec beaucoup d'empressement
etde distinction par un des plus illustres citoyens
de cette ville , nommé Aldovrandi ; il y exécuta une
statue de Saint-Pétrone , et retourna à Florence après
unand'absence: il avait alors vingt-un ans . C'est à cette
époque de sa vie que se rapporte l'anecdote si connue
d'une statue de l'Amour endormi , qu'il venait de terminer
et qu'il fit enterrer aux environs de Rome , dans
un endroit où l'on faisait des fouilles pour y trouver
quelques restes de l'art antique. Cette statue fut trouvée,
eneffet , et fut singulièrement admirée . On la vendit au
cardinal de Saint-George (3) pour la somme de 200
ducats . Le cardinal fut néanmoins bientôt informé que
cette statue qu'il avait achetée comme antique était l'ouvrage
d'un sculpteur de Florence , et il envoya aussitôt
dans cette ville une des personnes attachées à sa maison ,
pour y prendre tous les renseignemens possibles à cet
égard , et s'assurer de la vérité. A peine fut-on informé
que Michel Ange était le véritable auteur de ce bel ouvrage
, qu'il reçut de toutes parts les éloges les plus ..
flatteurs , et qu'on l'engagea vivement à se rendre à
Rome , comme le seul théâtre où ses talens pussent
trouver à se produire d'une manière digne de lui . On
lui fit même espérer qu'il serait accueilli avec faveur par
le cardinal de Saint-George ; mais ce cardinal conser
vant toujours un dépit secret de l'aventure qui avait mortifié
sa vanité , rendit à l'artiste son ouvrage , et ayant
fait arrêter celui qui le lui avait vendu , l'obligea à restituer
la somme qu'il avait reçue.
Pendant son séjour à Rome , Michel-Ange exécuta ,
(3) C'était le même cardinal Jérôme Riario , qui avait été envoyé
par le pape Sixte IV son oncle à Florence , pour y diriger la fameuse
conspiration des Pazzi . Laurent de Médicis , qu'on avait voulu faire
périr , échappa heureusement au fer des assassins ; mais Julien , son
frère , tomba percé de coups . Cet affreux complot dont les auteurs
étaient le pape lui-même , le cardinal Riario son neveu , l'archevêque
dePise etplusieurs autres ecclésiastiques , s'exécuta dans l'église un
dimanche , à la grand'messe , et au moment de la consécration.
Voyez la Vie de Laurent de Médicis, T. I, p. 21x et suiv.
26 MERCURE DE FRANCE ,
en 1498 , à l'âge de 24 ans , un groupe en marbre , qui
représente la Vierge tenant le Christ mort sur ses genoux
; ce groupe remarquable par la perfection du travail
, et connu sous le nom de la pietà , orne aujourd'hui
une chapelle de l'église de Saint-Pierre sous l'invocation
de la Vergine Maria della febbre (la Vierge
Marie de la fièvre. ) ,
* Après de longues et funestes dissentions la république
de Florence avait enfin recouvré sa tranquillité
sous l'administration sage et ferme de Pierre Soderini ,
élu , en 1502 , gonfalonier perpétuel ; (le nom de gonfalonier
, ou porte-étendard , était celui de la première
magistrature de cette république ). Les amis de Michel-
Ange l'engagèrent avec beaucoup d'instances à revenir
dans sa patrie , l'assurant que le nouvel administrateur ,
connu par son goût pour les arts , par la noblesse et l'élé
vatión de ses sentimens , ne manquerait pas d'accueillir
un homme pour le talent duquel il avait déjà la plus
haute estime . En effet , l'artiste , aussitôt après son retour
, fut chargé de tirer parti d'un très-beau, bloc de
marbre qui avait déjà été ébauché autrefois par un sculpteur
, mais avec si peu d'adresse ou d'intelligence qu'il
semblait désormais impossible d'en faire aucun usage.
Michel-Ange en fit une statue colossale de David , universellement
admirée , et qui fut placée dans une des
plus belles places publiques de Florence . Il exécuta aussi
vers cette époque divers ouvrages en bronze , entr'autres
un groupe de Goliath vaincu par David. Enfin , c'est
vers ce tems ( 1503 ) que , sur l'invitation de Soderini ,
ce grand homme traita concurremment avec le célèbre
Léonard de Vinci le sujet de la bataille de Pise gagnée
par les Florentins sur les Pisans . « Telle était , dit Vasari ,
>> la supériorité de ce dessin sur tout ce qu'on avait vu
>>jusqu'alors , que quelques-uns l'ont regardé comme
>> un oeuvre d'une perfection absolue , qui a fait le dé-
>> sespoir de ceux qui ont voulu l'imiter , ou même en
>> approcher ; et lorsqu'ensuite il fut exposé dans le palais
>>des papes pour l'honneur de Michel-Ange et la gloire
>>de l'art , il devint , pendant plusieurs années , l'objet
>> constant de l'admiration des étrangers et des nationaux,
NOTAMARS 1810. 27
› qui en étudiant ce chef-d'oeuvre , et en dessinantd'après
» lui , sont devenus des artistes du premier ordre .>>
Cependant le moment approchait où Michel-Ange
allait déployer son génie dans une carrière , en quelque
sorte , toute nouvelle ; le cardinal Julien de la Rovère
venait d'être élu pape sous le nom de Jules II , homme
d'un caractère violent et emporté , plus fait pour com
mander à des soldats que pour être le chef d'une religion
qui ne prêche que la paix , la charité et l'abnégation
de soi-même : il avait pourtant un goût très-vif pour les
arts et pour la magnificence ; il tenait pour maxime que
P'instruction donne du ressort et de l'élévation aux ames
dans les classes inférieures de la société , imprime à la
noblesse un plus grand caractère de dignité , et est pour
les souverains le plus précieux joyau de leur couronne.
Il s'empressa d'appeler Michel-Ange àRome , et pendant
les dix années que dura son règne , il lui fit faire plus
de choses et de plus grandes choses que tous les autres
souverains , sous le règne desquels ce grand artiste aparcouru
sa longue et honorable carrière .
Le pontife le chargea d'abord de faire les dessins
d'un monument destiné à lui servir de mausolée , et
Michel-Ange s'en étant occupé sur-le-champ , donna à
ses plans tantdemagnificence et de grandeur que l'orgueil
du pape en fut singulièrement flatté ; il demanda combien
coûterait l'exécution d'un pareil projet , et l'artiste
ayant répondu que la dépense pourrait bien s'élever à
cent mille couronnes : « Vous pouvez , répartit le Saint-
>>Père , y employer jusqu'au double de cette somme,
et sur-le-champ il donna à San-Gallo , son architecte ,
l'ordre de s'occuper des moyens d'exécuter le plan proposé
. « Ceux qui sont disposés à voir les plus grands
>>événemens dans de très-petites causes , dit à ce sujet
>>> l'auteur dont nous tirons tous ces faits , pourront très-
>> bien trouver qu'en cette occasion Michel-Ange donna ,
>> sans s'en douter , la première impulsion au grand
>> oeuvre de la réformation. En effet , ajoute-t- il , San-
> Gallo proposa à cette occasion de joindre au mausolée
>>projetté une église qui , par la beauté et l'élégance du
› style , répondît à la magnificence du mausolée , ou de
28 MERCURE DE FRANCE ;
>> rebâtir sur un nouveau plan l'église de Saint-Pierre qui
>> était ancienne et dégradée , et ce fut là l'origine de ce
>> vaste et superbe édifice qu'on mit cent cinquante ans
>> à achever , et qui est aujourd'hui le plus magnifique
>> ornement du monde chrétien. Mais pour suivre cette
>>grande entreprise , on se trouva au dépourvu d'argent ,
>>>et pour subvenir aux besoins du trésor , on vendit des
>> indulgences : un moine de Wirtemberg osa opposer
>> son autorité à celle de l'église , et de là vint cette grande
>> révolution qui ébranla jusque dans ses fondemens la
>> religion catholique dans le tems même où on lui, éle-
>> vait le plus beau monument dont on eût encore eu
>>> l'idée .>>>
Toute cette période, sans contredit la plus brillante
de la vie de Michel-Ange , ses travaux pour le mausolée
de Jules II , son départ subit de Rome , pour quelques,
mécontentemens qu'il eut de se voir négligé du pape et
exclu de sa présence , la manière dont il rentra en grâce
auprès du pontife à Bologne , où celui-ci venait d'entrer
en conquérant , ses travaux pour la chapelle Sixtine que
le Saint-Père fit décorer avec tant de magnificence et
consacra à la mémoire de Sixte IV son oncle ; tous ces
détails , dis-je , sont assez généralement connus , et se
retrouvent dans l'histoire de la vie et du pontificat de
Léon X par M. Roscoe (4) . Le volume que nous avons
sous lesyeux contient un plus grand nombre de particularités
moins importantes , et une description trèsétendue
des sujets peints par Michel-Ange dans le plafond
de la chapelle Sixtine .
Ce grand ouvrage fut terminé vers la fin de l'année
1512 , dans l'espace de vingt mois , et le pape officia
solennellement dans la Chapelle , le jour de la Toussaint
de la même année. Il avait pressé la conclusion de ces
travaux avec cette impétuosité de caractère qu'il mettait
dans tout ce qu'il désirait , et qui était encore augmentée
par le sentiment de sa vieillesse , et la réflexion qu'il
n'avait pas de tems à perdre . Il fit ôter l'échafaud avant
que l'artiste eût retouché à son gré toutes les parties de
(4) Tome IV, page 241 et suiv. de la traduction française.
MARS 1810. 29
son ouvrage , et dans la suite il n'y eut plus moyen d'y
revenir. Cependant il lui semblait qu'il manquait encore
àtout cet ensemble de beautés un degré d'éclat et de
magnificence que la richesse de la matière aurait pu lui
donner , et il se proposaitde faire dorer une partie des
ornemens de la chapelle ; l'artiste osa s'opposer à ce
projet : « Saint-Père , dit-il au pontife , dans ces siècles
>>>d'innocence on ne portait ni or ni argent , et les per-
>>sonnages que j'ai représentés n'étaient ni riches , ni
>> avides de richesses; c'étaient de saints hommes pour
>> qui l'or était un objet de mépris . » Au reste , Jules II
mourut peu de mois après ( 21 février 1513 ) , et le cardinal
Jean de Médicis , si connu sous le nom de LéonX,
lui succéda dans la chaire de S. Pierre.
Les talens de Michel-Ange restèrent inutiles pendant
toute la durée de ce règne ; Léon n'employa ce grand
artiste qu'à faire exploiter les carrières des montagnes de
Pietra Santa , où il s'était persuadé faussement qu'on
trouverait du marbre aussi précieux que celui de Carrare
, et à diriger les travaux d'une route qui conduirait
deces carrières à la mer. Peut-être néanmoins trouverat-
onles réflexions que fait l'auteur anglais à ce sujet, un
peu trop chagrines .
<<Huit ans et quelques mois , dit-il , sont un espace
>>de tems bien peu considérable , pour tout ce que la
>>renommée attribue à ce pape. Un peu de bien , fait
>>par celui qui peut faire beaucoup de mal , est ordinai-
>>rement fort exagéré par les craintes ou par les espé-
->rances des contemporains , et c'est sans doute à cette
>magiequi environne toujours le pouvoir suprême qu'il
→faut attribuer , en grande partie , les éloges prodigués
à Léon X , et les nombreux panégyriques , soit en
>>prose , soit envers , dans lesquels on s'est plu à exalter
>>des événemens qui auraient jeté bien peu d'éclat sur
->les destinées obscures d'un homme privé. » Il est pourtant
vrai de dire que c'était sur-tout aux Médicis , et spécialement
à Laurent , père de Léon X , et à Côme son
bisaïeul, que l'Italie dut en grande partie le degré de supériorité
où les arts et la littérature parvinrent dans tout
le cours du quinzième siècle ; et si , comme on doit
1
30 MERCURE DE FRANCE ,
l'avouer, cette période pouvait légitimément être appelée
le siècle des Médicis , certes , ni les contemporains , ni la
postérité nepeuvent être accusés d'injustice pour l'avoir
caractérisé par le nom du premier souverain qu'il y ait eu
dans cette illustre famille , de l'héritier immédiat des deux
plus grands hommes qu'elle eût produits , et qui lui
même , après tout , était loin de se montrer indigne de
recueillir un si noble heritage. En effet , s'il négligea
Michel-Ange , il eut pour Raphaël un attachement qui
ne faisait pas moins d'honneur à son coeur , que l'admi
ration sentie , qu'il montra pour les productions de ce
peintre sublime , n'en faisait à son goût et à son dis
cernement ; et l'on sait avec quelle généreuse munifi
cence il encouragea tous les genres de littérature .
Adrien VI , cardinal de Tortose , succéda à Léon X,
mort le 1er décembre de l'année 1521. Il n'eut que les
vertus de son état , et fut généralement regardé comme
unhomme sans talens , sans caractère et tout-à-fait indigne
de la place qu'il occupait ; tant les hommes sont
conséquens dans leurs jugemens . Au reste , son règne
ne dura que vingt mois , et le cardinal Julien de Médicis
lui succéda sous le nom de Clément VII. Les affaires
importantes dans lesquelles il se trouva engagé , ne lui
laissèrent pas le loisir de s'occuper des arts . Michel-
Ange demeura donc à Florence , continuant ses travaux
d'architecture et de sculpture , pour la bibliothèque et
l'église de St. - Laurent, et pour la chapelle de cette même
église , destinée à servir de sépulture aux Médicis.
Enfin, en 1529 , les Florentins informés du traité conclu
à Barcelonne , entre le pape Clément VII , et l'empe
reur Charles V, traité qui assurait à la famille de Médi
cis la souveraineté de l'état de Florence , dans la personne
d'Alexandre de Médicis , petit-neveu du pontife ,
résolurent de faire les derniers efforts pour défendre leur
liberté. Ils commencèrent par fortifier leur ville et réclamèrent
les talens de leur illustre compatriote , qui fut
chargé de suivre les travaux des fortifications , comme
architecte et comme ingénieur. Ferrare passait alors
pour la ville d'Italie la mieux défendue , et où les ouvrages
de ce genre avaient été ordonnés avec le plus
MARS 1810 31
d'art et d'habileté. Michel-Ange désirant de profiter des
lumières qu'il pourrait recueillir dans cette ville sur l'objet
important qui l'occupait , se hâta donc de se rendre
à Ferrare ; il y fut accueilli par le duc Alphonse d'Este,
avec tous les égards et toute la distinction qu'un homme
de génie pouvait attendre d'un prince si digne de l'apprécier.
Le duc lui fit communiquer avec la plus grande
complaisance tous les plans , tous les renseignemens
qu'il pouvait désirer , et lorsqu'il fut sur le point de
partir , ce seigneur lui dit en plaisantant: « vous êtes
>>>mon prisonnier , et je ne vous laisserai point aller que
>>vous ne me donniez l'espoir d'avoir de votre main
>>quelqu'ouvrage de peinture ou de sculpture. » Une
pareille demande avait quelque chose de trop flatteur
pourque l'artiste ne s'empressât pas d'y satisfaire
aussitôt après son retour à Florence , malgré les occu
pations pénibles auxquelles il s'était voué , il commença,
pour le duc , un tableau de Léda , qu'il ne put achever
que long-tems après . Ce tableau fut dans la suite apporté
en France et acquis par François Ier.
et
2
Malgré les efforts de Michel-Ange et de ses généreux
compatriotes , la ville , assiégée par les troupes de l'Empereur
, fut forcée de se rendre le 9 août 1530. « Telle
>>fut la fin de la république de Florence , après trois
>>siècles d'agitations etde fortunes diverses ; cependant,
>>ajoute notre auteur , au milieu des guerres civiles ,
>>des calamités intérieures et extérieures de toute espèce ,
» le génie ne cessa point d'y briller du plus grand éclat ,
>> et , quelle que soit la cause de ce phénomène , nos
>>tems modernes doivent plus de lumières à cette répu-
> blique , renfermée dans un territoire si borné , qu'à tous
>>les états de l'Europe qui contribuèrent à sa ruine.>>
THUROT.
D
Π
((
32 MERCURE DE FRANCE ,,
LESMARTYRS OU LE TRIOMPHE DE LA RELIGION CHRÉTIENNE,
précédé d'un Examen avec des Remarques sur chaque
livre et des Fragmens du Voyage de l'Auteuren Grèce
et àJérusalem; par M. DE CHATEAUBRIANT.- Troisième
édition.-Trois vol. in-8°. A Paris , chez Lenormant,
imprimeur-libraire ; à Lyon , chez Ballanche , père et
fils , libraires.c
A la première apparition des Martyrs , les hommes
éclairés , dont la voix ne tarde point à s'élever au -dessus
des clameursde tous les partis , furent également frappés
et de l'imperfection de l'ouvrage et du rare talent de l'auteur.
Cette impression , devenue à-peu-près universelle ,
ne sera point affaiblie par la troisième édition qui vient ,
au bout de quelques mois , confirmer le succès éclatant
des deux premières . Toujours des éloges unanimes se
mêleront aux remarques plus ou moins sévères que
feront naître le genre , le caractère , la conduite de l'ouvrage;
et la critique elle-même (j'aime à le croire pour
l'honneur des lettres) ne quittera plus , enparlantdes
Martyrs , ce ton grave , bienveillant et persuadé , qui
l'élève presque à la hauteur du talent , sans lui rien ôter
de la franchise de ses opinions et de l'autorité de ses
jugemens. "
M. de Châteaubriant lui témoigne assez de déférence
pour avoir droit d'en attendre beaucoup d'égards , indépendamment
de ceux que réclament en sa faveur l'élévationde
son caractère personnel et la réunion des suffrages
les plus distingués . Il a d'abord fait disparaître de
cette nouvelle édition tout ce qui avait alarmé les consciences
timorées . Dans le troisième livre , les discours
des puissances divines sont retranchés . Seulement ,
comme ces discours contenaient l'exposition complète
du sujet et les motifs du récit d'Eudore : « Il a fallu , dit
» M. de Châteaubriant , en conserver la substance . М.
>>de Laharpe , dans son chant du Ciel ( 1 ) , avait commis
(1) LaReligion Vengée, poëme inédit , que ce grand critique , enlevé
aux lettres par une mort trop prompte , n'a pas eu le tems de
terminer.
1
>> la
MARS 1810. 33
Ý
>>la même faute que moi , et faisait parler Dieu , à
>>l'exemple du Tasse et de Milton , d'après l'autorité de
>> l'Ecriture : on lui fit remarquer que ces discours étaient
>>trop longs , et qu'on ne saurait jamais prêter
à Dieuuns DE
LAS
>> langage digne de lui. Il changea son plan, et parame
>>>heureuse idée , il mit ce qu'il voulait dire dans la bou-
>>che du prophète Isaïe. Debout , au milieu des saints
» et des anges , le fils d'Amos lit dans le livre de lavie
» les destins de la terre . Je n'ai pu m'approprier cette belle
>>fiction ; j'ai eu recours à un autre moyen que l'on
>> jugera. >>
« Dans ce même livre, continue M. de Châteaubriant,
>> Cymodocée n'est plus demandée comme une victime
>> immédiate , mais elle est annoncée comme une vic-
>>>time secondaire , qui doit augmenter le mérite du sa-
>>crifice d'Eudore. Les passages de l'Apocalypse qui
>>avaient servi de prétexte à quelques plaisanteries , ont
>> disparu : tout ce qui pouvait blesser la doctrine ou le
>> dogme , dans le purgatoire , l'enfer et le ciel , a été
>> scrupuleusement effacé. Je ne m'en suis pas rapporté
>> là-dessus à mes lumières , je me suis soumis à la cen-
›› sure de quelques savans ecclésiastiques .>>>
1
>
C'est ainsi que l'auteur a répondu aux objections,
morales et religieuses faites contre son ouvrage. Je ne
puis que répéter à cet égard ce que j'avais dit dans mes
premières observations sur la théologie des Martyrs . II.
ne m'appartient pas d'approuver ni de combattre une
austérité de principes , fondée sur des lumières qui
n'ont point éclairé ma faiblesse . J'aime à regarder comme
orthodoxe tout ce qui peut inspirer l'amour et le respect
de la religion , et je laisse à des mains plus fermes
et plus savantes que les miennes le soin de poser les
limites entre les droits de l'antique Sorbonne et les priviléges
éternels du Parnasse. Toutefois , si le poëme des
Martyrs était jamais banni d'une bibliothèque chrétienne,
ilme semble qu'on ne pourrait se dispenser de traiter
l'auteur comme Platon voulait qu'on traitât les poëtes
dans sa république imaginaire . Il ne les faisait conduire
aux portes de la cité qu'après avoir répandu sur eux des
parfums précieux et les avoir couronnés de fleurs .
C
1
1
34 MERCURE DE FRANCE ,
Les objections littéraires contre le plan des Martyrs
et contre la première conception de l'ouvrage , peuvent
être discutées par un plus grand nombre de critiques et
sont à la portée de tous les lecteurs instruits . J'avais cru
devoir examiner si le héros choisi par M. de Châteaubriant
convenait à l'Epopée , si l'importance de l'action
répondait à la grandeur du sujet , et si le résultat était
dignedesmoyens . De tous les poëmes épiques consacrés
par l'épreuve du tems et l'admiration des hommes, je n'en
connais aucun, disais -je, dontle héros soit unpersonnage
d'invention . Achille , Ulysse , Agamennon , n'étaient pas
pour les Grecs , comme pour nous , des demi-dieux dont
le berceau , la vie et la mort sont environnés de fables .
Homère avait renfermé dans l'Iliade et dans l'Odyssée
l'histoire et la religion de sa patrie. Les Romains aimaient
à reconnaître dans l'Enéide les héros fondateurs de leur
Empire et l'origine antique de la maison des Césars . Chez
les nations modernes qui se glorifient d'avoir agrandi le
domaine de l'Epopée , les plus hardis génies ne se sont
point écartés de l'exemple des anciens. Le Tasse , dont
l'imagination féconde créaitsi facilement des personnages
pleins de noblesse et de grace , leur a donné pour chef
un guerrier dont la mémoire était chère à tous les peuples
chrétiens . L'Arioste lui-même, toujours environné des
prestiges de la féerie , toujours égaré volontairement
dans un dédale de fables comiques et d'aventures romanesques
; l'Arioste qui s'est placé , pour ainsi dire , dans
un monde imaginaire , n'apoint osséépermettre à l'épopée
d'y choisir des héros inconnus : il a pris pour les siens
Roland et Charlemagne . Vasco de Gama , dans la
Lusiade ; Henri IV , dans le Poëme des Français , appartiennent
encore plus à l'histoire : et Satan , ou le Premier
Homme , ( car on s'est demandé plusieurs fois lequel des
deux est le héros de Milton ) sont liés l'un et l'autre aux
premières idées , aux premières connaissances religieuses
detous les chrétiens . Aussi tous ces personnages arrivent
avec majesté sur la scène de l'Epopée . Armés de gloire
et de puissance , dès qu'ils paraissent , ils s'emparent de
l'imagination et la préparent à des prodiges . On est disposé
à croire qu'un pouvoir surnaturel préside à la desMARS
1810. 35
tincéde ces êtres , qui sont à nos yeux d'une nature privilégiée.
Tous leurs intérêts , toutes leurs entreprises nous
semblent dignes d'une intervention céleste : on se rappelle
involontairement le précepte d'Horace ;
Nec deus intersit nisi dignus vindice nodus :
et le nom seul du héros fonde le merveilleux du pоёте.
H n'en est pas ainsi d'Eudore et de Cymodocée. A ces
observations et à ces exemples , M. de Châteaubriant ,
soutenu par l'autorité d'Aristote et d'Horace , mais ap
pliquant au poëme épique les règles qu'ils ont dictées
pour la tragédie, répond que les personnages d'invention
sont plus favorables à l'Epopée que des noms trop éclas
tans et trop historiquement connus . Il assuré ensuite que
les personnages épiques doivent être regardés presque
tous comme des créations du poëte ; et mettant cette opinion
sous la protection des plus grands exemples , il
prétend qu'Eumée dans l'Odyssée , et Renaud dans la
Jérusalem, sont des personnages d'invention. Il me
semble que cette réponse ne satisfait nullement la cri
tique , et j'ose dire qu'ici , M. de Châteaubriant ne cherche
qu'à éluder l'objection qu'il fallait combattre. 13
D'abord il doit paraître fort singulier qu'entre tous les
héros de l'Odyssée , Ulysse , Télémaque , Nestor , Ménélas
, etc. , M. de Châteaubriant choisisse Eumée pour
prouver qu'un personnage d'invention peut jouer un
rôle important dans un poëme épique . Et qui en doute ?
Qui jamais a contésté cette vérité? Mais cet Eumée qui
fournit à Homère un épisode touchant et parfaitement
lié à l'action , est-il le héros de l'Odyssée ? est-ce pour lui
que les Dieux interviennent? est-ce pour le rendre à son
épouse et à sa patrie que l'épopée a mis enmouvement
toutes les puissances de l'Olympe ? «Si quelque poëte ,
>> dit M. de Châteaubriant , chantait aujourd'hui le fidèle
> serviteur d'Ulysse , pourrait on dire que ce poëte n'au-
>> rait pas créé son héros? » On pourrait dire du moins ,
et l'on prouverait , je crois , facilement , que ce poëte
aurait mal choisi le héros de son poëme : on pourrait
même ajouter qu'il n'a pas créé son héros , car Eumée
comme Télémaque, (quoique bienmoins queTélémaque)
,
C2
36 MERCURE DE FRANCE ,
,
est environnéde traditions épiques : Homère , en lui donnant
part à l'action d'un poëme célèbre a consacré son
origine ; le nom d'Eumée réveillerait d'abord tous les
souvenirs poétiques de l'Odyssée ; et malheureusement
lenom d'Eudore ne se lie , dans la mémoire de personne ,
aux grands événemens qu'il raconte et dont il est le
héros . "
L'exemple de Renaud , dans la Jérusalem , ne me
paraît pas plus heureusement choisi. Les historiens des
Croisades nomment dix comtes ou chevaliers Renaud ,
plus ou moins distingués par leur noblesse et par leurs
exploits , mais aucun , dit M. de Châteaubriant , n'était
de la maison d'Este.Eh qu'importe ! le Tasse emploie ici ,
pour tennoblir son jeune guerrier , l'heureux artifice
imité par l'auteur des Martyrs , qui faitdescendre Eudore
de Philopoemen et de Phocion : avec cette différence
néanmoins , que les ancêtres d'Eudore ne sont pour nous
que les objets d'une froide admiration , telle que nous
Faccordons à tous les grands hommes de l'antiquité ;
tandis qu'en Italie , à la cour de Ferrare , dans le palais
de cette maison d'Este qui protégeait avec tant d'éclat les
arts et les lettres , le Renaud du Tasse , par son origine
poétique, devenait un titre de l'orgueil national et l'objet
du plus vif intérêt. Aussi le poëte a-t-il grand soin de
s'arrêter sur tous les détails de cette illustre origine : il
n'oublie rien de ce qui peut donner un caractère historique
au héros créé par son imagination . J'avais désiré
que M. de Châteaubriant fît la même chose pour Eudore,
qui n'a point d'ailleurs les avantages de Renaud : il n'a
point dédaigné cette idée , dans les changemens utiles
qu'a subis son ouvrage. Mais ce n'est point assez , je
crois , pour faire d'un personnage , inconnu d'ailleurs ,
le héros d'un poëme épique . M. de Châteaubriant répond
qu'Argant , Clorinde , Herminie , Armide sur-tout ,
ne sont pas plus historiques qu'Eudore. Sans doute : eh !
qui jamais a prétendu que tous les personnages épisodiques
d'un poëme devaient appartenir à l'histoire ? J'ai
dit que le personnage principal , le héros de l'épopée ,
'devait être tel , qu'en entrant dans la carrière , il s'emparât
de l'imagination par un grand nom ou par de grands
1
AMARS 1810 . 37
souvenirs ; etquoi qu'une érudition déplacée pût objecter
contr'eux , c'est ainsi que s'annoncent Achille , Ulysse ,
Enée , Télémaque lui-même , et sur-tout Godefroy.-
M. de Châteaubriant dit qu'on trouve dans les historiens
des Croisades six Godefridis et neuf Godefridi . Mais ce
serait une subtilité peu digne de lui , d'en conclure que
Godefroy de Bouillon n'était pas un personnage trèsconnu
, quand le Tasse le choisit pour le héros de sa
Jérusalem ; car je ne crois pas manquer de candeur , en
le regardant comme le véritable héros de cet immortel
poëme. Renaud , j'en conviens , ressemble beaucoup à
Achille par son caractère et par son indomtable valeur ;
et rien ne donne peut-être une plus haute idée du génie
d'Homère , que d'avoir vu l'action d'un poëme épique
dans l'inaction de sonhéros : le Tasse s'est emparé de cette
conception sublime en la modifiant avec art. Achille ,
dans l'Iliade , est un monarque indépendant , maître
d'une flotte et d'une armée , qui peut , à son gré , servir ,
braver ou combattre le chef de la Grèce , et les dieux
attachent à sa tête divine les destinées d'Ilion . Renaud ,
dans la Jérusalem , n'est qu'un simple volontaire , d'une
naissance illustre , mais qui ne l'exempte point de la loi
commune. Il n'a pas un seul homme à opposer à Godefroy
, qui peut le punir et l'exiler du camp. Guelfe , son
oncle, qui commande quelques troupes dans l'armée
des croisés , soumis lui-même à l'autorité du grand capitaine
, ne peut donner à son neveu que l'exemple de
l'obéissance et du respect enfin Renaud n'influe sur le
sort de Jérusalem que par l'ascendant de son courage ,
qui l'élève au-dessus de tous ceux qui marchent ses
égaux , sans le rendre moins dépendant de la sagesse et
des ordres de Godefroy. Celui-ci reste donc le véritable
héros du poëme, et remplit d'ailleurs toutes les conditions
que peut exiger ce titre glorieux ; grande naissance
, grande renommée , souvenirs immortels dans
l'histoire ; grandes actions , grandes qualités , prudence ,
valeur , modestie , piété , tout ce que la haute poésie
doit célébrer , et la vertu qui est encore au-dessus des
louanges du génie. Le Tasse n'a donc pas inventé son
héros ; mais , dans le vaste champ de l'épopée , il a fait
38 MERCURE DE FRANCE ,
mouvoir autour de lui , tantôt des personnages historiques
, tels que le vieux comte de Toulouse , l'ermite
Pierre , Soliman , Tancrède , et quelques autres; tantôt
des personnages inventés , comme Argant , Clorinde
Herminie , Armide , et , si l'on veut , Renaud lui-même ,
tous si ingénieusement et si fortement liés à l'action , que
sans eux , comme l'observe M. de Châteaubriant , le
poëme n'existerait plus , ou du moins aurait été conçu
différemment . C'est le chef-d'oeuvre du talent dans la
création des épisodes ; mais ce mérite n'a rien de commun
avec la théorie de l'auteur des Martyrs sur le choix
du principal personnage. Je dois même observer que
M. de Châteaubriant a fait ici tout le contraire du Tasse;
car , au lieu de choisir un héros capable , comme je l'ai
dit , de soutenir la majesté de l'épopée , et d'environner
ce personnage, connu de personnages inventés pour embellir
et varier les détails de l'action , son imagination
brillante a commencé par créer un héros fabuleux, et
bientôt après , sa mémoire féconde l'entoure de personnages
historiques , tels que Dioclétien , Constantin ,
Galérius , Hiéroclès , Augustin , Jérôme , etc. qui rappelant
au lecteur les vérités immuables de l'histoire ,
affaiblissent nécessairement Fillusion que le poëte produit
, et réclament pour des hommes éternellement célè
bres cegrandtriomphe du christianisme , donton attribue
si faussement la gloire à un martyr inconnu.blo
Je crains done que , malgré les exemples , ou plutôt à
cause même des exemples cités par M. de Châteaubriant,
les objections contre le choix de son héros ne subsistent
dans toute leur force; et je persiste à croire qu'Eudore
ne devait pas être le premier personnage d'un poëme
intitulé : Le Triomphe de la Religion chrétienne. Mais je
ne prétends point , pour cela, que des personnages d'invention
ne soient pas convenablement placés dans les
épisodes les plus étroitement liés à l'action principale ,
tel , par exemple , que celui d'Armide dans la Jérusalem
délivrée . J'ai dit , au contraire , dans mon premier extrait ,
qu'Eudoreet Cymodocée , trop inconnus pour supporter
le fardeau majestueux de l'épopée , n'en seraient pas
moins très-bien placés , excellens même dans un épisode;
MARS 1810 . 39
et le beau talent de l'auteur des Martyrs aurait pu concevoir
cet épisode de manière à le rendre aussi nécessaire
à l'action du poëme , qu'il est en lui-même ingénieux
, dramatique et touchant.
Je n'ai pas prétendu davantage que Constantin dût
être lehéros d'une épopée M. de Châteaubriant fait , à
cet égard, des observations pleines de goût et de sagesse .
J'avais dit , comme lui , avec moins de développement ,
mais en termes exprès , « que le caractère de Constantin
>>ne convenait point à l'épopée ; que l'histoire l'accusait
» d'un grand crime ; et que les crimes de l'ambition
>>n'étaient pas au nombre de ceux que le sentiment peut
>>pardonner au héros d'un poëme épique. >> D'ailleurs ,
ce n'était point sous le rapport des caractères et du choix
d'un principal personnage que j'avais parlé de Constantin
, mais seulement à cause de l'importance de l'action
, qui , dans les Martyrs , me paraissait au dessous de
la grandeur du sujet. Or , il me paraît toujours incontestable
que , d'après le but de l'ouvrage et lamajesté du
merveilleux employé par le poëte , Constantin déposant
à-la-fois ses lauriers et son diadème sur les autels du
Christ , encore fumans du sang des martyrs , offrait au
génie une action plus vaste , plus imposante , plus
épique , que la sainte résignation et l'inaltérable fermeté
d'Eudore dans les tourmens . Je vois bien triompher l'esprit
du christianisme , sa douceur , sa patience , son
courage, sa vertu divine , dans le caractère du généreux
confesseur et dans sa mort glorieuse : mais le triomphe
temporel de la religion chrétienne , celui que l'ouvrage
m'annonce , celui que chante le poëte , en s'écriant ,
les Dieux s'en vont , me paraît encore appartenir à la
victoire de Constantin. Voilà ce que j'avais dit , sans
prétendre toutefois que celui qui ordonna le supplice de
son fils et de son épouse fût un personnage épique . Et
M. de Châteaubriant a senti que cette observation n'était
pas sans fondement , puisqu'il a cru devoir ajouter àla
fin de son ouvrage , après ces mots , les Dieux s'en pont ,
une page où sont rapidement accumulés tous les événemens
qui décidèrent en effet le triomphe de la religion
chrétienne . Galérius meurt ; Constantin arrive à Rome;
40 MERCURE DE FRANCE,
il venge les martyrs ; il reçoit la dignité d'Auguste sur la
tombe d'Eudore ; et le christianisme est proclamé la
religion du monde romain . Reste à savoir si ce grand
résultat , qui devait, ce me semble , appartenir au développement
d'une action publique , est suffisamment préparé
par les scènes d'une action privée, comme celle des
martyrs .
Après avoir ainsi renouvelé sans détour les objections
auxquelles M. de Châteaubriant ne me paraît pas avoir
victorieusement répondu , dans l'examen qui précède la
nouvelle édition de son ouvrage , je me plais à reconnaître
qu'il a pleinement détruit , dans mon esprit , les
doutes que j'avais élevés sur la longueur du récit d'Eudore,
et sur sa liaison avec l'action du poëme. Eh !
doit-on rougir d'avouer qu'une opinion très-impartiale
sans doute , mais formée sur une lecture rapide , et
souvent exprimée avec la même précipitation , peut
renfermer de graves erreurs , quand un écrivain du plus
rare talent reconnaît lui-même celles qui lui sont échappées
dans un ouvrage qui , pendant tant d'années , a
occupé toutes les forces de sa pensée et toute l'activité
de son imagination ? J'avais dit , en rendant compte des
Martyrs , que le récit d'Eudore en était l'épisode le plus
important , et la partie de l'ouvrage où le talent se
montre avec le plus de vigueur et de flexibilité. J'avais
admiré l'extrême variété de tout ce qui caractérise la
peinture des champs paisibles de la Grèce , et celle de la
capitale de l'univers , opposée à la description des forêts
de la Germanie et de l'Armorique. Ce récit , disais -je ,
remplità-peu-près la moitié du poëme. Cette observation
pourrait n'être pas une critique : cependant le récit
d'Ulysse et celui de son fils , qui occupent aussi beaucoup
de place , paraissent beaucoup plus courts . N'estce
point parce que l'un et l'autre font partie de l'action
et forment , en effet , le commencement de l'Odyssée et
dư Télémaque , tandis que le récit d'Eudore ne tient que
par des fils légers à l'action des Martyrs ?-M. de Châteaubriant
répond , avec raison , que le récit de l'Odyssée
n'a point de rapport à la catastrophe ; que celui du
Télémaque est magnifique ; mais que tous les person
MARS 1810 . 41
1
nages de ce récit , excepté Narbal qu'on revoit un moment
, disparaissent sans retour : que dans celui des
Martyrs , au contraire , on trouve d'abord la peinture
des caractères qu'il sera essentiel de connaître dans le
développement de l'action ; le tableau du christianisme
dans toute la terre , au moment d'une persécution qui
va frapper tous les chrétiens ; l'excommunication d'Eudorequi
fait prendre à l'action le tour qu'elle doit prendre ,
et la grande faute qui sert à ramener le héros dans le sein
de l'église ; faute qui répandant sur le fils de Lasthénés
l'éclat de la pénitence , attire sur lui le regard des chrétiens
et le fait choisir pour défenseur de l'église . On y
trouve encore le commencement de la rivalité d'Eudore
et d'Hiéroclès , et l'annonce des victoires de Galérius sur
les Parthes ; victoires qui achèvent de rendre ce prince
maître absolu de l'esprit de Dioclétien , et préparent
ainsi l'abdication qui amène la persécution. On y trouve
enfin, dans la vision de Saint-Paul ermite , la prédiction
du martyre d'Eudore et du triomphe complet de la religion.
« Ajoutons , dit M. de Châteaubriant , que ce récit
>> a encore l'avantage de faire naître l'amour de Cymo-
>> docée , d'inspirer à cette jeune païenne les premières
>> pensées du christianisme , et de concourir ainsi , par
>> un double moyen , au but de l'action. Il ne vient done
>>pas là sans raison , pour satisfaire la curiosité d'un
>> personnage , comme la plupart des récits épiques .<>>>
Tout cela est juste . M. de Châteaubriant a soin d'indiquer
aussi , dans les notes qui suivent chaque livre , les
passagés nombreux qui rattachent plus ou moins le récit.
à l'action. Ce n'est pas que l'auteur ne s'abandonne
peut-être un peu trop souvent dans le cours de ce récit à
la fécondité de son talent descriptif , et qu'il fût impossible
d'y trouver des morceaux brillans de style et d'imagination
, dont la perte ne nuirait pas à l'ensemble et à
la marche de l'ouvrage : mais il est souverainement injuste
de reprocher à un écrivain le caractère particulier
de son génie , quand ce génie est , d'ailleurs , plein de
gráce , d'éclat et d'originalité. Le récit d'Eudore pouvait
être plus court , et lié à l'action par d'autres moyens :
mais il suffit que ceux que l'auteur a préférés soient
42 MERCURE DE FRANCE ,
bons , que la longueur disparaisse sous les beautés accumulées
, et qu'un intérêt plus vif soit remplacé par un
intérêt plus varié. Je reconnais donc volontiers que mes
doutes étaient peu fondés , et qu'en les présentant avec
une juste méfiance , j'ai fourni à M. de Châteaubriant
l'occasion de prouver qu'il a pleinement raison.
Il l'a bien davantage encore quand il se plaint , avec une
noble sensibilité , des injures , des pamphlets , des parodies
, des épigrammes , des plaisanteries en prose et en
vers , qui semblent attendre parmi nous tout écrivain coupable
d'un talent au-dessus du vulgaire et d'un succès qui
résiste aux efforts combinés de l'envie et de la médiocrité .
Quelhommede lettres , ayant quelqu'élévation et quelque
noblesse dans le caractère , ne gémit point de ces haines
furieuses qui passant des factions politiques dans les
discussions littéraires , environnent d'alarmes la solitude
du génie , et corrompent les plus aimables productions
de l'esprit ! Serait-il vrai que cette horrible dégradation
de la littérature fût particulière à notre patrie , à l'époque
même où d'autres genres de gloire l'élèvent si haut dans
l'histoire des nations ? M. de Châteaubriant , qui a beaucoup
voyagé , paraît avoir acquis cette triste conviction :
<< Quelle idée doivent prendre de nous les étrangers ,
>> dit- il , en lisant ces critiques moitié furibondes , moi-
>> tié bouffonnes , d'où la décence , l'urbanité , la bonne
>> foi sont bannies ; ces jugemens où l'on n'aperçoit que
>> la haine , l'envie , l'esprit de parti , et mille petites
>> passions honteuses ?En Italie , en Angleterre , ce n'est
>> pas ainsi qu'on accueille un ouvrage on l'examine
>> avec soin, même avec rigueur, mais toujours avec gra-
» vité. S'il renferme quelque talent , on en fait un titre
>> d'honneur pour la patrie. EnFrance , on dirait qu'un
>> succès littéraire est une calamité pour tous ceux qui se
>> mêlent d'écrire ....... Dans aucun tems , dans aucun
>> pays , un homme qui aurait consacré huit années de
>> sa vie à un long ouvrage ; qui, pour le rendre moins
>> imparfait , eût entrepris des voyages lointains , dissipé
>>>le fruit de ses premières études , quitté sa famille , ex-
>>posé sa vie ; dans aucun tems , dis-je , dans aucunpays ,
>> cet homme n'eût été jugé avec une légèreté si déplora
MARS 1810 . 43
>>ble. Je n'ai jamais senti le besoinde fortune qu'au-
>>jourd'hui: avec quelle satisfaction je laisserais le champ
>>de bataille à ceux qui s'y distinguent par tant de hauts
>>faits pour l'honneur des muses et l'encouragement des
>>talens ! non que je renonçasse aux lettres , seule con-
>>solation de la vie mais personne ne serait plus ap-
>>pelé , de mon vivant , à me citer à son tribunal pour
>> un ouvrage nouveau . »
Ce voeu de l'auteur des Martyrs a été formé plus d'une
fois en silence ; plusieurs écrivains distingués doiventretrouver
, dans cette plainte éloquente , l'expression de
leur propre douleur et de leurs sentimens secrets. C'est
leur offrir sans doute une noble consolation que de leur
dire , en vers harmonieux, qu'Homère et Milton ne furent
grands qu'après leur mort , et de comparer leur destinée
à celle du Tasse et du Camoëns . Je regrette de ne pouvoir
adoucir la fin de cet article , en citant des strophes
touchantes , où ces consolations viennentd'être adressées
à M. de Châteaubriant (1) . Mais on avouera qu'il faut
une ardente passion de la gloire pour préférer ce stérile
et tardif dédommagement au repos de la vie et au bonheur
de l'obscurité . ESMENARD .
LA MAISON DES CHAMPS , poëme par M. CAMPENON .
Seconde édition , revue , corrigée et augmentée de
quelques poésies .
Au milieud'un cercle nombreux et brillant, une femme ,
jeune , à l'air simple et modeste , fixe vos regards . Ges
heureux dehors yous préviennent en sa faveur , et vous
prenez un secret plaisir à l'examiner. Un goût délicat
préside à sa parure ; la grace accompagne ses moindres
mouvemens ; ses manières sont aimables ; son ame ingénue
se peint dans ses yeux. Combien de moyens de
plaire ! pour accroître la séduction , une voix mélodieuse
se fait entendre et donne l'accent du sentiment
aux plus simples paroles . Vous êtes ému , touché ; vous
(1) Ces strophes ont été insérées dans le Mercure du 3 février.
44 MERCURE DE FRANCE ,
quittez avec peine l'intéressant objet de votre attention .
Vous en gardez un doux souvenir . Le rencontrez -vous
quelque tems après ? la grace et le naturel , qui ne changent
pas comme les ornemens factices , obtiennent un
nouveau suffrage , avoué par le coeur et par la raison .
Telles sont à-peu-près les deux impressions que m'ont
faite la première et la seconde lectures du poëme de
M. Campenon . Sans doute ce poëme n'est pas sans défauts;
je persiste même à penser qu'un excès de crainte
ou de modestie a trompé l'auteur et mutilé sa composition.
Des censeurs sévères lui reprocheront quelques
vers faibles , et même un peu de monotonie. D'autres
demanderont plus de verve , plus d'élévation et de couleur;
mais tous aimeront l'ouvrage , pourquoi ? parce
qu'il est vrai , parce que M. Campenon semble toujours
parler du coeur. En lisant ses vers on sent qu'il a le goût
de la campagne. Il visite avec joie la ferme et les troupeaux
; il rêve avec délices dans le bois ou dans le verger;
une fleur l'attire par son brillant coloris ; il se plaît à en
respirer le parfum ; sur la fin du jour , il admire les dernières
clartés de l'horizon ; ces simples jouissances réveillent
chez lui tous les sentimens tendres , ou toutes
les idées poétiques , et le rendent le plus heureux des
hommes . De tels plaisirs paraissent insipides et froids à
beaucoup de personnes , mais d'autres y trouvent un
charme inexprimable ; c'est ce charme qu'éprouvaient
Virgile , Tibulle et La Fontaine , c'est lui qui a inspiré
les vers délicieux dans lesquels ces poëtes divins ont
célébré les champs et le facile bonheur qu'on y peut
trouver .
Si M. Campenon n'eût fait que des descriptions vagues
de la campagne, les lecteurs ennuyés auraient rejeté son
livre avec dédain; mais ils se sont laissés tous entraîner
par des peintures naïves et pleines de vérité , ou par une
morale aimable et douce , comme celle qui respire dans
les vers suivans :
Je ne vois point autour de vos châteaux
S'étendre au loin vos domaines superbes ;
Un pâtre seul peut garder vos troupeaux ;
Un jour suffit à moissonner vos gerbes ;
>
1
3
MARS 1810 . 45
...
:
C'én est assez . Dieu mit sous votre main
Deux grands trésors : l'ordre et l'économie ;
Onles augmente eny puisant sans fin.
Voilà les biens où le sage se fie .
Il sait qu'aux champs soi-même il faut tout voir ,
Que chaque jour , chaque matin , chaque heure
Donne une tâche et prescrit un devoir ,
Que le tems fuit , que son emploi demeure ,
Et que les jeux , les fêtes , le repos ,
Pour mieux nous plaire , ont besoin de travaux.
Ilyalà , ceme semble , quelque chose de Tibulle .
Mais pour voir l'auteur dans toute la pureté , dans
toute la grace de son talent , il faut l'entendre célébrer
l'Helvétie et payer un tribut d'admiration et d'amour au
chantre d'Abel :
Tu les connus ces rians paysages ,
Toi dont les chants aussi purs que ton coeur
De la Limmal charmaient les bords sauvages !
C'est vers ces lacs , c'est sur leurs doux rivages ,
Que tu chantais l'amant navigateur ,
Qui le premier , vers une île étrangère ,
S'ouvrit sur l'onde un chemin téméraire .
Plus loin ces rocs de vieux sapins couverts
Prêtaient leur ombre à ta mélancolie ,
Quand , sous les coups du fratricide impie ,
Le juste Abel expirait dans tes vers .
Mais c'est sur-tout vers ces molles prairies ,
Au fond des bois , sur le bord des ruisseaux
Que s'égaraient tes vagues rêveries ;
Là , tu disais les fastes des hameaux ,
Et les aveux des naïves bergères ,
Et du Chalet les moeurs hopitalières ,
Et ce beau ciel , ce beau climat toujours
Cher à l'idylle et propice aux amours .
En avouant tout le mérite de la première édition de cet
ouvrage , la critique y avait relevé plusieurs taches .
M. Campenon, dont la bonne-foi égale la modestie , s'est
efforcé de corriger les fautes qui avaient pu lui échapper ,
et , ce qui annonce beaucoup de goût et de flexibilité ,
toutes ses corrections sont heureuses ; mais les preuves
46 MERCURE DE FRANCE ,
de talent qu'un auteur a données deviennent la mesure
de la sévérité de l'opinion publique envers lui : je crains
qu'elle n'accuse M. Campenon d'avoir encore oublié de
passer la lime du travail dans quelques endroits .
Le vers de dix syllabes moins pompeux que l'alexandrin
, se prêtant davantage à tous les tons, dégénère facilement
en prose rimée , si l'on n'a pas soin de le relever
par la grâce des tours ou par le choix de l'expression et
des images . Peut-être aussi tout le morceau où l'auteur
peint les délassemens du sage n'est point assez judicieux ,
et ne tient pas assez au fonds du sujet .
Après ces remarques , bien sévères sans doute , pour
un talent aussi aimable , je me plais à citer à l'auteur
lui-même , comme un modèle de grâce et d'élégance ,
la charmante description du jeune oiseau qui veut quitter
le nid paternel et prendre sa volée : ....
Vous jugez bien que cette vigilance ,
Ces soins touchans , cet amour généreux ,
Du faible oiseau hâtent l'adolescence.
Il croît , et même , Icare audacieux,
Il veut déjà , dans son vol téméraire ,
Franchir l'espace et s'élever aux cieux.
Plus d'une fois l'adresse de sa mère
Sut différer ce projet dangereux ;
Plus d'une fois des périls du voyage
Elle effraya son imprudent courage.
Ruse inutile ! il a pris son essor ;
Impatient , hors du nid il s'élance ,
Il vole.... il tombe.... et s'élevant encor ,
Il vole enfin avec plus d'assurance .
La mère , hélas ! gémissant en silence
Sur le départ du jeune voyageur ,
Le suit de l'oeil avec inquiétude ,
Aumoindre choc sent palpiter son coeur ;
Et, le plaignant de son ingratitude ,
Va, tout le jour , seule avec sa douleur ,
Au nid désert pleurer sa solitude.
Ce dernier trait rappelle la touchante expression de
Virgile :
Amissos queriturfætus.
MARS 1810 . 47
M. Campenon nous donne aujourd'hui quelques pièces
nouvelles et dignes du poëme qu'elles accompagnent .
Celle intitulée les Elysées offre des détails très-agréables
. M. de Parny a traité le même sujet avec son talent
accoutumé . On le reconnaîtrait sans peine aux vers
suivans qui ont une grâce particulière :
Mais je voudrais y voir un maître que j'adore ,
L'amour qui donne seul un charme à nos désirs ,
L'amour qui donne seul de la grâce aux plaisirs .
Pour le rendre parfait , j'y conduirais encore
La tranquille et pure amitié ,
Et d'un coeur trop sensible elle aurait la moitié .
Asyled'une paix profonde ,
Ce lieu serait alors le plus beau des séjours ;
Et ce paradis des amours ,
Auprès d'Eléonore on le trouve en ce monde.
r
Laplus considérable des additions qui enrichissent cette
seconde édition , est un voyage de Grenoble à Chambéri.
L'auteur suit encore ici une route frayée par des
hommes justement célèbres ; son ouvrage rappelle nécessairement
les leurs , mais ce souvenir dangereux n'ôte
rien au plaisir que l'on éprouve en parcourant avec M.
Campenon les lieux que visite sa muse. Un badinage
aimable , une prose élégante et fleurie , des vers faciles
et heureux , un ton de mélancolie répandu sur tout l'ouvrage
, attachent le lecteur et lui ôtent même la pensée
des comparaisons . Ce n'est pas cependant qu'elles
fussent toujours à craindre pour M. Campenon : assurément
aucun des poëtes voyageurs qui nous ontamusés
par leur grâce et leur enjouement , n'auraient désavoué
plusieurs traits de leur jeune imitateur. En effet, peut- on
peindre avec une sensibilité plus vraie la douleur maternelle
au moment du départ de l'un de ces enfans que
chaque année voit quitter la Savoie pour Paris ?
Und'eux sur-tout , un d'eux à la fleur de son âge ,
Pour la première fois faisait ce long voyage :
Samère (à ce seul mot je sens couler des pleurs )
Sa mère le suivait , le coeur gros de douleurs ,
Et le reconduisait jusqu'au prochain village..
48 MERCURE DE FRANCE ,
४
C'est ce ruisseau qui doit les séparer.
Là , ses sanglots se livrent un passage.
Je la vis sur son fils attachant son visage ,
Le prendre dans ses bras , sur son sein le serrer ,
Et d'un cri qu'arrachait la douleur maternelle ,
५
Avant de quitter ce lieu ,
Se navrant à loisir de sa peine cruelle ,
Lui dire , hélas ! peut- être un éternel adieu .
L'enfant , trop jeune encor pour s'affliger comme elle ,
Essuyait une larme , et marchait en chantant.
D'autres , moins malheureux , emmenaient en partant..
Leur père , leur famille , une soeur , une amie.
Ceux-là du moins étaient joyeux ;
Ils ne regrettaient rien , ils avaient auprès d'eux
Tout ce qui peut donner quelque prix à la vie ;
Ils emportaient avec eux leur patrie .
Je regrette de ne pouvoir citer d'autres passages ,
et notamment une pièce adressée par M. Campenon à
son ami Desfaucherets ; elle est pleine de charme et d'élégance
; mais je suis forcé de me restreindre . On dit que
l'auteur , encouragé par l'accueil favorable qu'il a reçu ,
prépare un autre ouvrage ; il se présentera sous d'heureux
auspices , et si la muse de M. Campenon tient .
toutes les promesses qu'elle vient de faire au public , elle
peut compter sur un succès plus brillant encore que le
premier. Τ.
1
:
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Théâtre Français . - Brunehaut ou les
successeurs de Clovis , tragédie en cinq actes de M. Aignan .
La scène se passe à Auxerre , dans le palais de Thierri .
La première exposition (car cette tragédie en a plus d'une),
a lieu entre Clodomir , vieillard vertueux attaché à Brunehaut
, et un confident de Thierri qui se nomme , je crois ,
Warnachaire ; en voici les faits principaux. Brunehaut,
après avoir régné long-tems en Austrasie sous le nom de
son petit-fils Théodebert , a été bannie par ce prince impatient
du joug qu'elle lui avait imposé. Elle s'est réfugiée
chez
1
:
MARS 1810 .
DERE
DE
LA SEZ
chez Thierri , frère de Théodebert et roi de Bourgogne , et
l'a engagé à lever une armée en sa faveur. Théodebert s'est
lui-même approché d'Auxerre avec la sienne; mats, gu
moment où l'on allait en venir aux mains , Audoraire
fille de Théodebert , s'est précipitée entre les deux armées
et s'est jetée dans les bras de Brunehaut ; son père l'a sur
vie. Les deux frères se sont reconciliés et la paix vient
d'être conclue . Clodomir la croit solide , parce que son dévouement
sans bornes lui ferme les yeux sur les crimes et
lecaractère de la reine ; mais Warnachaire , qui la connaît
mieux , ne peut croire qu'elle laisse subsister un traité qui
lui ôte tout espoir de vengeance et la met dans la dépendancede
ses petits-fils .
Warnachaire ne se trompait pas . Après une scène d'apparat
, où Brunehaut , entourée des pricipaux chefs de la
nation et de l'armée , parle en reine de ses projets de gouvernement
, la seconde exposition commence entre Brunehaut
et son confident, dont on me pardonnera sans doute
d'avoir oublié le nom tudesque . Les intentions de la reine
ne sont rien moins que pacifiques. Nous apprenons d'elle
que Clotaire , fils de son ancienne ennemie Frédégonde, et
qui règne
L
Des remparts de Soissons aux rives de l'Yonne , ןיי
s'est aussi approché d'Auxerre avec une armée sans que
personne en sût rien. Brunehaut lui dépêche son confi
dent pour lui proposer une alliance en vertu de laquelle
elle l'introduira dans Auxerre , dont ses fidèles cohortes
gardent les portes , et lui livrera Audovaire et Thierri.f
Quant à Théodebert , elle en aura disposé d'une autre
manière , au moyen de quoi elle pourra partager avec
Clotaire l'héritage de Clovis. Le confident part , et Brunehaut
, demeurée seule , nous fait entendre que l'exécu
tion de son traité avec Clotaire dépendra d'un entretien
qu'elle veut avoir avec Thierri. : 1
Le second acte s'ouvre par une scène assez courte ...
entre Audovaire et sa confidente; la fille de Théodebert
aime déjà son oncle Thierri, mais un rêve qu'elle a fait l'in
quiète sur les intentions de sa bisaïeule , dont le caractere
en effet n'est pas très -encourageant. Thierri paraît ; il
déclare son' amour à sa nièce , lui offre son trône et sa
main , lui dit que Théodebert approuve cette alliance qui
affermira la paix. Audovaire en est fort touchée , mais elle
n'est point exempte des préjugés de son tems : elle craint
4.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
d'être excommuniée , si elle épouse son oncle. Thierri lui
représente que l'évêque d'Auxerre a promis de les bénir
aulieude les excommunier; et cette raison lève ses scrupules.
Il lui reste cependant des craintes au sujet de Brunehaut.
Thierri s'en indigne : mais enfin Audovaire lui
dit quelques mots si concluans qu'il commence à s'apercevoir
qu'en effet , son aïcule l'a tenu jusqu'à présent à
la lisière, et il promet à Audovaire de ne plus se laiser
mener. ہمل
Si cette conviction et cette résolution sont un peu subites
, aumoins est-il vrai de dire qu'elles ne pouvaient
venirplus à propos ; car, un moment après ,Brunehautdemande
à Thierrì l'entretien qu'elle avait annoncé à la fin
du premier acte . Il produit à notre avis la plus belle scène
de la tragédie. Brunehaut y parle en homme d'état; la
politique de Machiavel n'est ni plus audacieuse ni plus
profonde . Le partage des états de Clovis a fait le malheur
de la France; il ne lui faut qu'un seul roi. Thierri
veut-il l'être ? Il ne s'agit que de sacrifier Théodebert et
d'accabler ensuite Clotaire avec les forces réunies de l'Austrasie
et de laBourgogne. Brunehaut se chargera elle-même
d'apprendre à Thierri l'art de conquérir et de gouverner :
mais le jeune roi de Bourgogne a trop de vertu et de fierté
pour accepter de pareilles offres . En vain Brunehaut veut
lui persuader, que Théodebert vient de conclure avec Clotaire
untraité secret ; il ne peut le croire , puisqu'on lui
donne Audovaire : en vain elle l'effraie du sort qui le menace
et ne lui laissera que l'alternative du cloître ou de la
mort ; Thierri reste ferme, et lorsque la reine irritée le
somme de choisir entre son amitié et celle de Théodebert,
il n'hésite pas à se déclarer pour son frère. Brunehaut s'éloigne;
on vient annoncer à Thierri que Clotaire s'est
présenté aux portes de la ville et demande à lui parler.
Thierri ordonne de l'introduire , et le second acte finit .
:
Clotaire fait son entrée au commencement du troisième,
avec un suivant que nous n'osons appeler confident , car
nous doutons qu'il ait rien compris aux confidences de son
maître. Thierri paraît et ouvre une scène nouvelle qui a
mérité les applaudissemens du public. Non moins ambitieuxet
tout aussi peu scrupuleux que la reine , Clotaire
propose àThierri defaire la paix , pourvu qu'on lui livre
Brunehaut , mais Thierri ne veut trahir ni sa mère ni son
frère. Clotaire hésite un moment : Si je vous découvrais ,
dit-il à Thierri , tous les crimes de Brunehaut, accepteriez-
1
MARS 1810 . 51
vous mes offres ?-Jamais , répond Thierri; et Clotaire se
retire. Ses offres , au reste , venaient un peu tard. Tandis
qu'on préparait tout pour le mariage de Thierri et d'Audovaire
, Brunehaut a fait empoisonner Théodebert ; elle est
la première à nous l'apprendre dans une scène qui aurait
pu produire un grand effet , si cette reine était moins
odieuse. Clodomir vient la chercher pour aller à l'église':
elle balance ; son front s'obscurcit. Clodomir l'interroge :
alors elle récapitule les outrages qu'elle a reçus de Théodebertet
les preuves de fidélité que Clodomir lui a données .
Les détails de la misère qu'elle éprouvée , le généreux
dévouement de Clodomir ,
a
Qui demandait du pain d'une timide voix ,
Pour la mère , la fille et la veuve des rois ,
4
auraient sans doute fait couler des larmes , si Brunehaut
n'annonçait en même tems sa vengeance , et si le dévouement
de Clodomir ne perdait beaucoup de sa dignité par
la présence du monstre auquel il le témoigne. Il veut.cependant
courir au secours du prince , mais Brunehaut
ordonne aux gardes de l'arrêter parce qu'elle craint appa
remment que sa vengeance ne soit pas encore assurée;
car, un moment après , Warnachaire vient annoncer que
Théodebert est mourant , et aussitôt elle rend la liberté à
Clodomir. Clotaire reparaît alors , mais il y a encore plus
d'obscurité dans son dialogue avec Brunehaut que dans sa
première scène. On voit seulement qu'ils se donnent la
main en se séparant .
>
:
專
Nous voici au quatrième acte : on voit d'abord paraître
Audovaire mariée et couronnée , mais pleurant son père...
qui sans donte est déjà mort . En effet , Thierri vient bientôt
annoncer de quelle manière ; au milieu de ses souffrances ,
Théodebert a d'abord repoussé Thierri qu'il soupçonnait
d'en être l'auteur ; Thierri au désespoir a voulu se percer ....
de son épée , Théodebert a reconnu alors son innocence ,
et lui a fait les plus tendres adieux . Ce récit achevé , Clodomir
paraît et en fait un autre . Comme premier magistrat,
il allait interroger l'agent subalterne qui a présenté la coupe
empoisonnée à Theodebert , lorsque Brunehaut est survenue
et a poignardé ce misérable. Il y abien là
la faire soupçonner , mais le bon Clodomir n'en persiste
pas moins à la défendre . Elle vient elle-même , et d'abord
elle semble aussi vouloir éloigner les soupçons ; mais elle
ne peut long-tems dissimuler. Elle avoue son crime , elle
de qu
quot
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
de
s'en fait gloire , elle le représente comme le juste châtiment
d'un ingrat. Thierri et même Clodomir sont bien
obligés de la croire ; mais le premier est trop bon fils pour
faire arrêter sa mère ; il se contente Jlaabbannir ; et le
second se montre encore prêt à aller mendier pour elle .
Brunehaut n'est pas moins fidèle qu'eux au caractère qu'on
lui a donné, Elle déclare quec'estdans le camp de Clotaire
qu'elle se réfugie ; le bon Thierri la laisse paisiblement
sortir; le trop bon Clodomir l'accompagne ; et Thierri va
joindre son armée pour combattre Clotaire et Brunehaut .
Le cinquième acte est plus court que tous les autres et
contient encore plus de récits . Audovaire et sa confidente
écoutent le premier , fait par Warnachaire confident de
Thierri . C'est encore à elle que s'adresse le second , débité
par Thierri lui-même , et le troisième est adressé à Thierri
etAudovaire par le fidèle Clodomir. En les réunissant ,
nous trouvons que Thierri en sortant d'Auxerre est tombé
dans une embuscade où il a manqué périr , et qu'il n'a pu
arriver à son camp dont Clotaire avait fait occuper toutes
les avenues; c'est alors qu'il est rentré dans Auxerre par
la seule porte dont Warnachaire eût conservé la possession;
et c'est dans ce moment où sa position paraît désespérée
que Clodomir vient raconter comment Clotaire
a proclamé la paix et licencié son armée , après avoir
fait mourir..... Brunehaut. Il commence même à entrer
dans les détails de son supplice , mais Thierri l'arrête ; son
coeur souffre trop d'un pareil récit ; toujours excellent fils ,
ilveut qu'on aille demander à Clotaire le corps de sa mère ;
il ordonne qu'elle soit enterrée auprès de Théodebert , à
qui cependant il endemande pardon ; il déduit la morale
de la pièce , et la toile tombe.
t
L'analyse que notis venons d'en faire est déjà si longue
qu'il nous reste peu d'espace pour l'examiner , mais en
revanche elle est assez détaillée pour mettre nos lecteurs
en état de juger eux-mêmes. Ils auront remarqué , sans
notre secours , tous les vices de l'intrigue ; ils se seront
étonnés que ce Théodebert qui fait la paix , marie sa fille ,
et est empoisonné au troisième acte , ne paraisse pas dans
les deux premiers; que les autres personnages règlent leur
conduite sans s'inquiéter de lui , quoiqu'il soit à la tête
d'une armée , et qu'il ait montré du caractère en bannissant
Brunehaut . On n'aura pas été moins surpris de la
puissance de cette reine qui , après avoir mendié son pain
enAustrasie, se trouve plus maîtresse en Bourgogne que
٤٠٠
:
7
J
MARS 1810 . 53
:
A
Thierri lui-même , puisqu'elle peut le livrer au roi de Soissons
. On a déjà observé l'obscurité qui règne dans tout le
rôle de Clotaire , obscurité d'autant plus blamable qu'elle
rend le dénouement aussi imprévu que celui de Zelmire
par le poignard d'Anténor. Le public n'aime point à tout
deviner, mais il neveut pas non plus qu'un dénouement
tombedes nues. C'est un reproche fait à sa sagacité , ou un
aveu que l'auteur a trouvé commode de trancher le noeud
qu'il devait démêler avec adresse .
Undéfaut plus grand , c'est la nullité de l'action dramatique
. Beaucoup d'auteurs s'imaginent que des événemens
sont une action , et qu'il suffit de les placer à la suite
les uns des autres . S'il en était ainsi , une chronique serait
une histoire ou même un poëme épique , pourvu qu'on se
donnât la peine d'y joindre des fables et de la mettre en
vers . Il y a , en effet , beaucoup d'événemens historiques
dan's Brunehaut , mais tous sont en récit , et l'on n'y voit
ni cette lutte des passions , ni ce dialogue animé , nices
révolutions dans les intérêts et la situation des personnages
qui constituent le genre dramatique. Il n'y a réellement
que les deux scènes que nous avons indiquées : l'une entre
Brunehaut et Thierri , l'autre entre Thierri et Clotaire.
Tout le reste est en narrations. anca acidit
1 Ce n'est pas non plus par le mérite des caractères que
cet ouvrage peut se distinguer. Thierri seul nous intéresse;
il est généreux , magnanime , et ne pèche que par trop de
bonté. Audovaire est une jeune princesse comme ily en
a tant. Brunehaut fait horreur comme la Cléopâtre de Rodogune
, mais Cléopâtre ne confie ses secrets à personne ,
au lieu que Brunehaut avoue ses projets ou ses crimes ,
non-seulement à son confident , mais au vertueux Clodomir
et au roi même qui la juge . Ce qu'il y a de pis ,
c'est qu'on a voulu appeler notre pitié sur elle , sans doute
parce que Thierri et Audovaire n'étant en péril qu'un
moment , et Théodebert étant resté dans la coulisse , on a
cru qu'il ne fallait pas moins exciter la pitié pour un per+
sonnage de notre connaissance. Or , pour faire plaindre
Brunehaut , il fallait la rendre horriblement malheureuse
sa mort seule n'aurait pas suffi , et l'auteur a cruy suppléer
par les détails de son affreux supplice : détails rendus avee
beaucoup de talent , qui révolteraient les spectateurs , s'ils
pouvaient prendre le moindre intérêt à la victime, mais qui
ne peuvent leur inspirer celui qu'ils n'ont pas conçu ; car
qui pourrait être attendri des souffrances physiques d'un
54 MERCURE DE FRANCE ,
monstre ? Quant au personnage de Clodomir, on avu l'im
pression qu'il nous a laissée ; il a déjà trouvé des défenseurs;
on l'a comparé à Burrhus , à la fille d'Edipe. Il
ressemble davantage à ce noble Kent qui s'attache au roi
Lear dans la tragédie anglaise , mais Lear n'était qu'imprudentet
malheureux ; Brunehaut est empoisonneuse et
parricide ce n'est point aux filles dénaturées de Lear ,
àRegane et à Gonerille , que Shakespear aurait donné un
serviteur comme Kent .
Les moeurs et les traditions historiques sont suivies avec
beaucoup de fidélité dans la tragédie nouvelle . Elles ont
-fourni à l'auteur des tirades heureuses et de très - beaux vers
sur les défrichemens opérés par les moines , sur l'abolition
de ce tarif qui permettait à prix d'argent le rachat des
crimes, sur le sort des rois degradés et renfermés dans les
monastères ; il a vaincude nombreuses etgrandes difficultés
pour faire passer tous ces détails dans notre langue poétique .
Peut-être y a-t-il mis trop de complaisance , car il a un
peu violé l'ordre du tems . Le tableau de deux époux excommuniés
sur le trône et abandonnés de leurs sujets est
brillant de vérité et de poésie , mais c'est celui du roi
Robert et de Berthe sa première femme ; et nous doutons
que l'excommunication produisît déjà des effets aussi terribles
sous les premiers successeurs de Clovis .
Le véritable mérite de cet ouvrage est dans le style . Il
est noble , élevé , poétique ; on ne peut lui reprocher que
quelques vers emphatiques etquelques autres trop familiers.
Onyreconnaît l'auteurd'une traduction estimée de l'Iliade .
Ony retrouve un talent épique; mais le talent dramatique
ne s'y fait point remarquer. C'est pour cela sans doute que
le publiclatraité si sévérement à la première représentation
On n'y juge ordinairement que la conception, l'intrigue ,
les situations , l'intérêt d'une tragédie; c'est plus tard que
le style produit son effet, en faisant vivre les ouvrages qui ,
par l'invention , ont vaincu les premiers obstacles , en condamnant
à l'oubli ceux dont tout le mérite est dans l'invention.
Quoique des sifflets, dont l'indiscrétion avait percé dès
les premiers actes , aient attristé le dénouement , on est
cependant parvenu à faire nommer l'auteur. La pièce a été
fort bien jouée. Mlle Rancourtn'a eu qu'à calquer son rôle
deBrunehaut sur celui de Cléopâtre que l'auteur lui-même
avait imité. Lafond a mieux rendu le rôle de Thierri que
celui d'Antiochus avec lequelila aussi quelque ressemblance,
MARS 181o. 55 4
i
:
Saint-Prix a été noble et touchant dans le personnage de
Clodomir.
)
Théâtrede l'Opéra- Comique.-Cendrillon , opéra féerie
en trois actes , de M. Etienne , musique de M. Nicolo.
Nous avons été obligés de donner tant d'espace à Brunohaut
qu'il nous en reste fort peu pour Cendrillon, dont le
succès a été aussi complet que la réussite de Brunehaut est
encore douteuse; ce succès même nous en console. Des
détails peuvent être fort utiles sur un ouvrage que peu de
gens peut-être verront ; à quoi bon les multipher sur une
production qui sera vue de tout lemonde?Au reste , il nous
sera facile de donner en peu de mots à nos lecteurs une
idée du nouvel opéra de M. Etienne. Ils connaissent le
conte de Perrault et la jolie comédie de la Revanche; ils ont
lu dans notre N° du 29 octobre 1808 ls conte des Trois
Ceintures , parM. Adrien de S. C'est de ces trois élémens
que la nouvelle Cendrillon a été formée.
Ona empruntédel'ancien conte lasituationde Cendrillon
avec ses soeurs et son père , son voyage à la cour par le
moyen de la féerie etla petite pantoufle qui en fait le dénoue.
ment. Commedans laRevanche , on nous montre un prince
qui cache son rang afin de se faire aimer pour lui-même, et
l'est en effetd'une petite fille ingénue , mais qui voit d'ail
leurs tous les hommages se porter vers un de ses courtisans
que l'onprend pour lui . Enfin, comme dans les Trois Cein
tures,Cendrillon obtient par un acte d'humanité une protection
surnaturelle , reçoit un talisman qui luidonne toutes
les graces, tous les talens qu'elle n'a pas, et lutte ainsi avec
succès contre ses soeurs qui veulent obtenir la main du roi
par les charmes de leurs voix et de leur danse. Voilà les
ressemblances ; les différencessont encoreplus nombreuses,
mais ilest inutile de les indiquer; on sentbien qu'un homme
d'esprit mêle toujours beaucoupdusienà ce qu'il emprunte.
Quoi qu'il en soit , si M. Etienne n'a pas fait pour cet ouvrage
de grands frais d'imagination , si la gaîté qu'il y a
semée est quelquefois un peu triviale , s'il n'a pas mis dans
ses caractères une assez grande variété , il a supplée à ces
défauts parune action rapide , parbeaucoupde mouvement
et par la pompe du spectacle. Il a couru peut-être un
pentrop vite vers son but, qui paraît avoir été de donner à
Mhe Alexandrine St-Aubin l'occasion de déployer tout son
talent, toutes ses grâces , sans qu'on pût dire qu'elle ne faisait
que copier sa mère , mais cebut , il l'a trèsheureusement
56 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
e
atteint. Il est impossible de se figurer une Cendrillon plus
sensible et plus gaie, plus naïve et plus sémillante;jamais rôle
de ce genre n'a été rendu avec plus de grâces etde naturel.A
ce grand moyen de succès , M. Etienne en a joint un autre
qui n'était pas moins puissant: la réunion des talens de
Mme Duretet de Mlle Regnault , comme cantatrices . Aussi
tout Paris court à l'Opéra- Comique pour les entendre et
pour voir la gentille Cendrillon. On y courra sans doute
long-tems encore , et le plaisir qu'on y goûtera fera pardonner
à l'auteur des fautes qu'il n'a commises que par
trop de précipitation... "
3
Nous en dirons autant de M. Nicolo , auteur de la mu-
› sique. Il a aussi atteint son but principal en composant
pour ses deux cantatrices des airs et des duos propres à
faire briller leurs talens ; il a donné à Cendrillon une jolie
⚫romance qu'elle chante et joue à ravir. Mais, en se pressant
pour suivre M. Etienne , il a emprunté comme lui et plus
que lui , attendu que la pente des réminiscences est plus
glissante et plus rapide encore pour le musicien que pour
le poëte. L'ouvrage, au reste , n'en est pas moins agréable ;
il ne nuira point à la réputation des auteurs , s'il ne l'augmente
pas , et il augmentera très-certainement les recettes
de l'Opéra-Comique.
POLITIQUE.
5
Un événement sur lequel l'Europe avait depuis quelque
tems les yeux fixés , parce qu'elle y voyait ses destinées
attachées , qui , attendu avec impatience , n'excitait pas l'inquiétude
, mais tout ce qu'une sollicitude patriotique et
vraiment nationale peut éveiller de voeux et d'espérances ,
vientd'être solennellement proclamé. L'empereur Napoléon
, parmi les personnes illustres qui pouvaient dignement
prétendre à s'asseoir auprès de lui sur le trône de
France, vient de choisir la fille de son auguste allié l'empereur
d'Autriche , l'archi-duchesse Marie-Louise. Une
telle union scelle la paix du continent , resserre les noeuds
qui doivent confédérer les souverains contre leur ennemi
commun , l'Angleterre; elle rétablit une harmonie désirable
entre deux peuples faits pour s'aimer , et chez lesquels
une trop longue habitude de se combattre n'avait
laissé aucune trace d'inimitié réelle , mais seulement
fondé une estime réciproque et durable ; elle lie désormais
l'Allemagne entière à un unique et commun intérêt
; elle permet d'acquitter individuellement , et peutêtreparun
noble échange d'alliances et de procédés , ces
dettes nombreuses de la reconnaissance et de l'amitié que
les Français , toujours vainqueurs en Allemagne , ont contractés
envers les habitans bons , affectueux , hospitaliers ,
de ces riches contrées , où nos soldats ont toujours trouvé
des ennemis braves et généreux , jamais de traîtres , jamais
d'assassins consommant dans l'ombre de solitaires et faciles
vengeances . 1
L'Empereur a donné à son fidèle compagnon de guerre
laplus douce mission de la paix , celle de se rendre à
Vienne demander la main de sa future épouse , et de la
ramener au milieu des Etats confédérés , et des provinces
françaises jusqu'au lieu où l'auguste époux ira la recevoir.
Le prince de Neuchâtel est parti , il y a peu de jours , revêtu
à cette occasion du caractère d'ambassadeur extraordinaire,
accompagné d'un grand nombre d'aides-de-camp ,
et d'une suitenombreuse . M. le comte Alexandre Laborde
est secrétaire de cette heureuse ambassade. A
58 MERCURE DE FRANCE ,
1
L'Empereur a fait connaître au sénat la résolution qu'il
La prise. Voici les termes de son message qui a été com
muniqué parS. A. S. le prince archi-chancelier de l'Empire
au sénat extraordinairement assemblé en grand costume.
SÉNATEURS , nous avons fait partir pour Vienne , comme notre
ambassadeur extraordinaire , notre cousin le Prince de Neufchâtel ,
pour faire la demande de la main de l'archi-duchesse Marie-Louise .
fille de l'Empereur d'Autriche.
Nous ordonnons à notre Ministre des relations extérieures de vous
communiquer les articles de la convention de mariage entre nous et
⚫l'archi-duchesse Marie-Louise , laquelle a été conclue , signée et
ratifiée .
:
Nous avons voulu contribuer éminemment au bonheur de la présente
génération. Les ennemis du Continent ont fondé leur prospérité sur
ses dissensions et son déchirement. Ils ne pourront plus alimenter la
guerre, en nous supposantdes projets incompatibles avec les liens et
les devoirs de parenté que nous venons de contracter avec la maison
impériale régnante enAutriche.
Lesbrillantes qualités qui distinguent l'archi-duchesse Marie-Louise,
lui ont acquis l'amour des peuples de l'Autriche. Elles ont fixé nos
regards . Nos peuples aimeront cette princesse pour l'amourde nous .
jusqu'à ce que , témoins de toutes les vertus qui l'ont placée sihaut
dansnotre pensée , ils l'aiment pour elle-même.
Donné en notre palais des Tuileries , le 27 février 18ro .
Par l'Empereur,
1:
Signé , NAPOLÉON.
Le ministre secrétaire-d'Etat ,
Signé , H. B. duc DE BASSANGJ
1
i
Après la lecture de ce message , S. Exc . M. le duc de
Cadore , ministre des relations extérieures , a donné communication
au sénat des articles de la convention de mariage
contenant les dispositions d'usage .
Le sénat a nommé une commission chargée de rédiger
sun projet d'adresse à S. M. I. et R. , et s'est ajourné à samedi
suivant .
La commission est composée des comtes Garnier , Lacepède
, Laplace , Jaucourt , Cornet , Barthélemy, de Mérode ,
de Fontanes , et du duc de Valmy.
Tout se prépare à Vienne , à Munich , à Stuttgard , à
Strasbourg, à Paris , pour marquer l'époque solennelle du
passage et de l'arrivée de la future impératrice par les
fêtes les plus brillantes :les plus purs hommages lui seron't
MARS 181o. 59
a
1
S
1
a
rendus, car tous les voeux l'attendent, et déjà le désir si
noblement exprimé dans le message de S. M. est rempli.
Le roi de Bavière rejoint sa capitale en toute hâte , pour
y recevoir la fille de son voisin, désormais son ami , et
l'épouse future de son invincible protecteur. La reine de Naples
a pris aussi la route d'Allemagne , et doit , dit-on, s'arrêter
àà Strasbourg : l'Empereur a déjà formé la maison de
son épouse. Le premieraumônier est M. l'archevêque Ferdinand
de Rohan , ancien archevêque de Cambrai , attaché
à la précédente maison,
La dame d'honneur est Mme la maréchale veuve du
chesse de Montebello ; un tel choix a fait la plus vive et
la plus heureuse sensation on y a vu le témoignage le
plus éclatant de la reconnaissance du monarque pour
d'éminens services , et son inviolable attachement à ces
illustres noms modernes formés à la grande école degloire
qu'il préside . La dame d'atour est Mela comtesse de Luçay,
épousedu premierpréfet du palais. Le chevalierd'honneur
est le sénateur comte de Beauharnais ; le premier
écuyer, le prince Aldobrandini Borghèse .. 1.
Les dames du palais ont été nommées dans l'ordre suivant
: la duchesse de Bassano , la comtesse de Mortemart,
laduchesse de Rovigo , la comtesse de Montmorenci , la
comtesse de Talhouet , la comtesse de Lauriston , la comtesse
Duchâtel , la comtesse de Bouillé , la comtesse de
Montalivet , la comtesse de Perron , la comtesse Lascaris
de Vintimille, la comtesse Brignole , la comtesse Gentile ,
et la comtesse de Canisy. Dimanche , après la messe les
personnes composant la maison de l'impératrice ont été
présentées au serment , qu'elles ont prêté entre les mains
del'Empereur.
On présume que d'autres nominations paraîtront bientôt
et compléteront celles que nous venons de faire connaître .
La veille et la surveille de cette prestation de serment,
S. M., revenant de Rambouillet , avait reçu à six heures et
demidu soir un aide-de-camp de l'Empereur de Russie ,
M. de Czernichoff, porteur d'une lettre de son souverain. Il
n'a rien transpiré de cette communication : on annonce
cependant un événement qui pourrait en être la conséquence;
on assure que la Porte et la Russie sont en ce
moment occupées de négociation pour la paix , que l'ambassade
française a recouvré toute son infhience àConstantinople
, et que M. Adair n'en a pas attendu de plus
évidens résultats pour quitter son poste et retourner en
Angleterre.
60 MERCURE DE FRANCE ,
En attendant , il paraît que les troupes françaises en
Allemagne ont reçu l'ordre d'un mouvement général qui
les conduitsur tous lespoints des côtes du Nord , où il imported'exécuter
le système continental dans toute la rigueur
-qui seule peut lui assurer les résultats importans qu'on en
attend. Le roi de Naples est retourné dans ses Etats , où sa
réception a été signalée par toutes les démonstrations de
lajoie publique. Les bords de l'Elbe et du Weser sont
couverts de soldats français , ils sont aussi pressés sur les
bords de la Meuse au-delà de l'Escaut. Tout annonce
-que l'ancien électorat d'Hanovre devient partie du royaume
de Westphalie , et que la prise de possession va être déclarée
à Cassel. Le traité avec la Suède , publié et proclamé
àParis , fait connaître d'une manière officielle le destin de
la Pomeranie suédoise ; elle rentre sous la domination des
anciens alliés de la France , revenus aux idées d'une saine
-politique et de leurs véritables intérêts . De son côté , la
Suède adhère en toutes ses dispositions au système continental;
les Anglais n'ont plus sur la Baltique un port qui
leur soit ouvert , un fort dont l'artillerie ne les menace.
t
Dans ces circonstances , qui toutes se réunissent à consolider
et à garantir le maintien d'une solide paix , le gouvernement
paraît s'être occupé des affaires ecclésiastiques ,
et déjà quelques -uns de ses actes à cet égard sont connus .
Sur un rapport du ministre des cultes , relatif aux vicairesgénéraux
des évêques , l'Empereur a rendu un décret dont
voici les dispositions
15
9 61
4
Tout ecclésiastique qui , ayant pendant trois ans consécutifs rempli
les fonctions de vicaire-général , perdrait cette place , soit par suite
d'unchangement d'évêque , soit à raison de son âge ou de ses infirmités
, aura le premier canonicat vacant dans le chapitre du diocèse.
En attendant cette vacance , il continuera de siéger dans le cha
pitre avec le titre de chanoine honoraire .
Son tems de vicariat-général lui sera compté pour son rangdans le
chapitre.
Il recevra, jusqu'à l'époque de sa nominationde chanoine titulaire ,
un traitement annuel de 1500 fr .
Notre ministre des cultes est chargé de l'exécution du présent
décret.
Mais un acte d'une plus haute importance dans les matières
ecclésiastiques vient d'être publié ; le sénatus-consulte
✓ relatifà l'Etat romain , et au maintien des libertés de l'église
t
MARS 1810. 6
2
1
5
e
e
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es
e
a
3,
S.
te
a-
?
t
gallicane , n'avait sans doute pas besoin d'être justifié
par l'autorité qui va être citée ; mais cette autorité est :
grave; c'est une déclaration importante , signée en 1682 ,
par le clergé de France rassemblé : Bossuet en a été le rédacteur.
En voici la traduction :
<Plusieurs personnes s'efforcent de ruiner les décrets de l'Eglise
Gallicane et ses libertés , que nos ancêtres ont soutenues avec tantde
zèle , et de renverser leurs fondemens qui sont appuyés sur les saints
canons et surlatraditiondes Pères : d'autres , sous prétexte de les défendre,
ont la hardiesse de donner atteinte à la primauté de saint
Pierre, et des Pontifes romains ses successeurs , instituée par Jésus-
Christ; d'empêcher qu'on ne leur rende l'obéissance que toutle monde
leurdoit , et de diminuer la majesté du saint siége apostolique , qui
est respectable à toutes les nations où l'on enseigne la vraie foi de
l'Eglise , et qui conservent sonunité. Les hérétiques , de leur côté
mettenttout en oeuvre pour faire paraitre cette puissance, qui maintient
lapaix de l'Eglise , insupportable aux Rois et aux peuples , etils
se serventde cetartifice afin de séparer les ames simples de la Communion
de l'Eglise. Voulant donc remédier à ces inconvéniens, Nous ,
Archevêques et Evêques assemblés à Paris , par ordre du Roi , avec
les autres Ecclésiastiques députés , qui représentons l'Eglise Gallicane,
avons jugé convenable , après une mûre délibération , de faire les
réglemens et la déclaration qui suivent.
2
I. Que Saint-Pierre et ses successeurs , vicaires de Jésus-Christ ,
et que toute l'Eglise même , n'ont reçu de puissance de Dieu que sur
les choses spirituelles et qui concernent le salut , et non point sur les
choses temporelles et civiles ; Jésus-Christ nous apprenant lui-même
que son royaume n'est point de ce monde, et en un autre endroit qu'il
faut rendre àCésar cequi est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Et
qu'ainsi ce précepte de l'apôtre Saint-Paul ne peut être altéré cu
ébranlé : que toute personne soit soumise aux puissances supérieures ;
car iln'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et c'est lui qui
ordonne celles qui sont sur la terre. Celui donc qui s'oppose auxpuissanges
, résiste à l'ordre de Dieu. Nous déclarons , en conséquence ,
que les rois etles souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique
, par l'ordre deDieu , dans les choses temporelles ; qu'ils ne
peuvent être déposés directement ni indirectement par l'autorité des
chefs de l'Eglise ; que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission
et de l'obéissance qu'ils leur doivent , ou absous du serment
de fidélité ; et que cette doctrine , nécessaire pour la tranquillité.
publique et non moins avantageuse à l'Eglise qu''àà l'Etat , doit êêtre
e
e
630. MERCURE DE FRANCE ,
i
i
inviolablement suivie , comme conforme à la parole de Dieu , à la
traditiondes Saints-Pères et aux exemples des Saints .
T
> II. Que la plénitude de puissance que le saint-siége apostolique et
les successeurs de saint Pierre , vicaires de Jésus- Christ , ont sur les
choses spirituelles est telle que néanmoins les décrets du saint concile
coecuménique de Constance , contenus dans les sessions 4 et 5 ,
approuvés par le saint-siége apostolique , confirmés par la pratique de
toute l'Eglise et des pontifes romains , et observés religieusement dans
tous les tems par l'Eglise gallicane , demeurent dans leur force et
vertu , et que l'Eglise de France n'approuve pas l'opinion de ceux qui
donnent atteinte à ces décrets ou qui les affaiblissent en disant que
leur autorité n'est pas bien établie , qu'ils ne sontpoint approuvés , ou
qu'ils ne regardent que le tems du schisme .
• III. Qu'ainsi il faut régler l'usage de la puissance apostolique en
suivant les canons faits par l'esprit de Dieu , et consacrés par le respect
général de tout lemonde ; que les règles , les moeurs et les constitutions
reçues dans le royaume et dans l'Eglise gallicane , doivent
avoir leur force et vertu , et les usages de nos pères demeurer iné
branlables ; qu'il est même de la grandeur du saint-siége apostolique ,
que les lois et coutumes établies du consentement de ce siége respectable
etdesEglises , subsistent invariablement.
> IV. Que quoique le pape ait la principale part dans les questions
de foi , et que ses décrets regardent toutes les Eglises et chaque Eglise
enparticulier , sonjugement n'est pourtant pas irréformable , à moins
que le consentement de l'Eglise n'intervienne.
> Nous avons arrêté d'envoyer à toutes les Eglises de France etaux
évêques qui y président par l'autorité du Saint-Esprit , ces maximes
que nous avons reçues de nos pères , afin que nous disions tous la
même chose , que nous soyons tous dans les mêmes sentimens , et
que nous suivions tous la même doctrine. »
Louis XIV avait sanctionné cette déclaration par un édit
enregistré au parlement le 23 mars ; F'Empereur Napoléon ,
par son décret du 28 février , a déclaré l'édit loi générale
de l'Empire , et en a ordonné à ce titre la promulgation et
l'enregistrement dans toutes les cours , tribunaux , autorités
administratives et ecclésiastiques de France.
03
A
Un conseil d'évêques , composé du cardinal Maury et
des évêquesdeTours , de Verceil , d'Evreux , de Trèves
deNantes , réuni à Paris par ordre de S. M. , sous la présidence
du cardinal Fesch , a été consulté sur diverses
questions auxquelles il a répondu. La première était
celle-ci : S. M. ou ses ministres ont-ils porté atteinte au
!
:
1
>
>
2
MARS 1810. 63
concordat? La réponse a été qu'aucune atteinte n'a été
portée,mais le conseil a cru devoir proposer quelques
modifications qui ont été aussitôt converties en loi par un
décret impérial : elles consistent à statuer que les brefs de
la Pénitencerie pour le for intérieur , pourront être exécutés
sans aucune autre autorisation , que les ordres pourront
être donnés à des individus ayant moins de vingt-cinq
ans et moins de 300 livres de revenu .
La seconde question était celle-ci : L'état du clergé de
France est-il en général amélioré ou empiré depuis que le
Concordat est en vigueur?
Le conseil a répondu par le tableau rapide des actes
par lesquels l'Empereur a doté le clergé de France reconstitué
par ses ordres , l'établissement des succursales , les
bourses de séminaristes , l'exemption de la conscription ,
lapermission de porter l'habit ecclésiastique , les délibé
rations des conseils-généraux pour les frais du culte , la
restitutiond'une partie des biens perdus , l'érection du chapitre
de Saint-Denis , l'admission des ministres du culte
ausénat et au corps législatif, leur élévation aux titres de
comte et de baron , etc. etc. Le conseil termine par émettre
le voeu qui lui reste , dit-il , à former pour un plus
libre exercice du ministère. Cette seconde réponse n'a
encore donné lieu à aucune disposition nouvelle.
1
>
J
3
I
Au moment où nous terminons ces rapprochemens, des
nouvelles de l'armée d'Espagne arrivent. Le roi marche de
Séville sur Cadix. Son artillerie de siége est partie . Le général
Sébastiani , après un combat de cavalerie très-vif,
est entré dans Malaga , ville dont l'occupation était en ce
moment très-importante. Le maréchal duc de Trévise :
seconde ses mouvemens par de grandes reconnaissances
dirigées sur Badajoz et Mérida . On n'entend point parler
desAnglais. On ne doute pas de la prompte reddition de
Cadix.
ANNONCES .
Fanfan, ou la Découverte du Nouveau-Monde , poëme héroïcomique
, parAchille Léonnar. Prix , I fr. 25 cent. , et I fr . 50 cent.
franede port. Ghez Guillaume , imprimeur-libraire , rue delaHarpe ;
Arthus-Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez les
Marchands de Nouveautés , au Palais-Royal .
Ontrouve chez les mêmes libraires, les Essais surla Chasse, suivis
64 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810,
de Poésies Fugitives , parle même auteur. Prix, 1 fr. , et 1 fr. 25 cent.
francdeport.
Histoire élémentaire philosophique et politique de l'ancienneGrèce ,
depuis l'établissement des colonies , jusqu'à la réduction de la Grèce
enprovince romaine ; par demandes et réponses ; ouvrage composé
sur le plan des deux catéchismes historiques de Fleury , formant un
corps d'histoire , de morale et de politique ; avec une table chronologique
et un vocabulaire ; à l'usage de la jeunesse des deux sexes ; par
N. Foulon, l'un des officiers du Sénat-Conservateur. Deuxième édition,
avec cartes . Deux vol. in-8° . Prix , 8 fr. et 10 fr. frano deport. Chez
Germain Mathiot, libraire , quai des Augustins , nº 25, près la rue
Gilles-Coeur ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n°23.
Le Petit Charadiste ( IIIe Année ) , ou Recueil d'énigmes , logogripheset
charades composés par une foule d'amateurs de lacapitale
et de l'Empire, et à la solution desquels sont destinés ungrandnombre
deprix. Almanach des Edipes . Un vol. in-18 , bien imprimé , orné
d'un calendrier pour 1810. Prix , I fr. 50 cent. et 1 fr. 75 cent. frane
deport. Chez Le normant, imprimeur-libraire, rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 ; Delaunay , libraire , Palais-Royal , galerie
de bois ; et chez Pillet , imprimeur , rue Christine , nº 5 .
Latroisième année du Petit Charadiste contient , outre les productionsnouvellesde
l'année , les noms des Edipes qui ont obtenu les
prix attachés àla solution d'un grand nombre d'énigmes renfermées
dans le recueil de 1809.
Nota. Ilresteencore quelques exemplairesdesdeuxpremières années .
Prix, de chaque vol. , I fr. 20 cent. et 1 fr . 40 cent. franc de port.
Des Effets de la Religion de Mohammed pendant les trois premiers
siècles de safondation, sur l'esprit , les moeurs et le gouvernement des
peuples chez lesquels cette religion s'est établie; mémoire qui a remporté
le prix d'histoire et de littérature anciennes de l'Institut de France , le
7juillet 1809 ; par M. Oelsner. In-8°. Prix , 4 fr. , et 5 fr. francde
port; sur papier vélin , 6 fr. , et7 fr. franc de port. Chez F. Schell ,
rue des Fossés -Saint-Germain-l'Auxerrois, nº 29; etArthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Voyagedans les catacombes de Rome, par un membre de l'Acadé
mie de Cortone. In-80. Prix , 4 fr. , et5 fr. To cent. franc de port ;
papier vélin , 6 fr. , et 7 fr. 10 cent. franc de port. Chez les mêmes
libraires.
:
,
:
1
TABLE
DAA
!
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLI .- Samedi 10 Mars 1810.
POÉSIE.
L'AMOUR PRISONNIER ,
TRADUIT DE MÉTASTASE .
PASTORALE .
DIANE , L'AMOUR , NYMPHES DE DIANE.
DIANE.
POUR sortir de mes mains tu fais un vain effort:
Tu ne peux m'échapper.
L'AMOUR .
Quel est mon triste sort !
DIANE.
O Nymphes , approchez et contemplez ma proie
Quel prisonnier jamais dût causer tant de joie ?
L'Amour est pris .
L'AMOUR.
Hélas !
DIANE.
Apeine le sommeil
Avait fermé ses crédules paupières ,
J'accours, et mon triomphe éclaire son réveil. (
E
DE LA SE
5.
en
66 - MERCURE DE FRANCE ,
L'AMOUR.
N'accorderez -vous pas ma grâce à mes prières?
DIANE .
Tagrâce , Amour ! ... En obtient-on de toi ?
Amans infortunés , victimes sous sa loi
Des trahisons , des parjures , des haines ,
Votre tyran est enfin dans les chaînes .
Accourez , de vos maux vengez - vous sur l'Amour ,
Il vous a fait gémir , qu'il gémisse à son tour.
.
L'AMOUR .
Jeunes compagnes de Délie ,
Prenez pitié de mon tourment ,
Brisez la chaîne qui me lie ,
Et pour prix d'un bienfait si grand ,
Lepoison de la jalousie
N'infectera point votre vie :
L'Amour vous en fait le serment.
DIANE.
Ah! gardez-vous de croire à sapromesse !
Malheur à qui l'écoute : il y manque sans cesse .
En vain d'un air modeste et doux ,
Le perfide , à nos yeux , se pare :
Voulez-vous vivre en paix , de lui défiez -vous ;
Il devient le tyran des coeurs dont il s'empare .
L'AMOUR .
Si la Déesse des forêts
Ames pleurs se montre inflexible ,
Nymphes , au moins que mes regrets
Trouvent en vous un coeur sensible :
Un simple enfant , pour quelques jeux ,
Aces rigueurs doit-il s'attendre ?
Voyez les sillons que ces noeuds
Ont tracés sur ma peau si tendre .
Par pitié , pour prix de mes soins ,
Nymphes , relâchez-les au moins.
Qui , les prières , les caresses ,
Les soupirs , l'hommage et l'encens
Des coeurs dont je vous rends maîtresses ,
De l'Amour sont les doux présens .
Voyez quel est votre délire !
Si l'Amour languit dans les fers ,
J
MARS 1810
67
Avec lui finit votre empire ;
Si les peuples de l'univers
A mes lois deviennent rebelles ,
Aquoi sert la beauté ? que deviennent les belles ?
Ah ! si la beauté n'est plus rien ,
Qui vous dira : Je vous adore !
Qui voudra vous nommer encore
Et son espérance et son bien? )
DIANE . 2
Insensé ! crois-tu donc fléchir tes ennemies?
L'AMOUR.
Etsi jeles avais fléchies?
DIANE .
Vous l'avez entendu ? Vengez-moi , vengez-vous;
Brisez son arc , coupez ses ailes .....
Mais qui donc vous retient , mes compagnes fidèles?
Je l'abandonne à tout votre courroux.
L'AMOUR souriant.
Peut-être un reste d'indulgence ?
DIANE .
Que vois-je ! On se refuse à servir ma vengeance?
D'où viennent tout-à-coup cet air embarrassé ,.
Et ces fronts abattus , et ce regard baissé ?
L'AMOUR.
Peut-être ce sera l'effet de ma puissance !
DIANE .
Parlez : serait-il vrai ? Nymphes , vous rougissez :
Eclaircissez enfin ce coupable mystère. '
L'AMOUR .
Eh quoi ! rougir ; eh quoi ! se taire ,
N'est-ce pas l'éclaircir assez ?
: DIANE .
Quoi ! la prude Cloris , qui tous les jours censure
Le tems , les soins qu'Églé consacre à sa parure...
L'AMOUR.
Qu'y trouvez-vous de merveilleux ?
C'est sa rivale....
DIANE.
Ociel ! Et la modeste Irène ,
Qui des hommes partout fuit l'aspect odieux ,
Comme on fuit dans les bois un serpent venimeux !
E
68 MERCURE DE FRANCE ;
L'AMOUR.
C'estparles ordres de Philène.
DIANE.
Quoi! pas une de vous ne m'a gardé sa foi?
Pasune.
L'AMOUR.
DIANE.
Ociel ! cruelle intelligence !
Vous, osez me trahir et vous jouer de moi?
D'unpareil attentat je vais tirer vengeance.
L'AMOUR.
Bravez son couroux impuisant....
Si l'amour pouvait être un crime ,
Où trouver un coeur innocent?
Par moi tout naît et tout s'anime;
Dans les eaux, sur la terre , aux cieux ,
Soit qu'il végète ou qu'il respire ,
Tout être doit subir les lois de mon empire;
J'asservis les mortels et je commande aux Dieux :
Et Diane , cette Déesse
Fière de sa froide sagesse ,
Diane brûle de mes feux.
DIANE.
Amour , qu'oses-tu dire? Arrête , téméraire !
L'AMOUR.
La vérité.
:
DIANE.
Paix!
L'AMOUR.
Non: tu m'as trop insulté.
DIANE.
Je vais te mettre en liberté :
T'y voilà ; mais tais-toi .
L'AMOUR.
Je ne veux pas me taire.
Je dois punir ta fausseté.
De Lemnos l'antre solitaire ,
De tes feux amis du mystère ,
Ne sera pas le seul témoin ;
Moi-même je prendrai le soin
D'en instruire toute la terre :
On saura lenom du vainqueur
MARS 1810 . 69
Qui t'asu rendre moins farouche ,
Et que l'amour est dans ton coeur
Quand la sagesse est dans ta bouche..
DIANE.
Arrête,Amour! accorde-moi la paix .
Vois mes regrets , mes pleurs : je cède la victoire;
Je veux t'obéir désormais ,
Et mettre à te servir mon bonheur et ma gloire.
L'AMOUR .
I
Vois s'il peut être un Dieu plus doux:
Un seul mot soumis est capable
De faire cesser mon courroux .
Je ne puis punir un coupable
Lorsqu'il implore ma pitié :
Tu veux la paix ? A ta prière
)
J'accorde encor mon amitié.
Viens : de ma cour sois la première.
DIANE.
Moi, paraître à ta cour ! moi qui n'ai fréquenté
Quedes rochers déserts , que des forêts sauvages !
Moi qui ne connais point tes lois et tes usages !
Mes compagnes riraient de ma simplicité...
L'AMOUR.
Bannis cette injuste épouvante ,
L'Amour sera ton précepteur ;
Et si le nom de ma suivante
Pour toi n'est plus un déshonneur ,
Bientôt je te rendrai savante
Avaincre et captiver un cooeur ;
Bientôt tu sauras de ton guide
Comme il faut donner tour-à-tour ,
L'espérance à l'amour timide ,
La crainte au téméraire amour.
DIANE .
Commence donc , et compte sur mon zèle ;
Mes Nymphes à l'envi se pressent sur tes pas ,
Dévorent tes leçons .....
Je reviendrai.
L'AMOUR.
1
Un autre soin m'appelle :
70 MERCURE DE FRANCE ,
DIANE .
Non , non , tu ne partiras pas
Qu'auparavant ......
L'AMOUR.
Quoi ! malgré son envie
Osez-vous retenir l'Amour?
Prétendez-vous qu'en ce séjour
Pour vous il consume sa vie ?
N'ai-je donc à penser qu'à vous?
DIANE.
Qu'il parte ; il a raison. Apaise ton courroux ,
Et fais ce qui pourra te plaire ;
Pars , ou reste , ou reviens : sur-tout point de colère.
L'AMOUR.
Te voilà telle que je veux ,
Et ta docilité m'enchante .
DIANE .
Pour bien vivre avec toi je suivrai tous tes voeux.
Nymphes , qui de l'Amour bravez la loi puissante ,
Voulez-vous l'apaiser , vous l'apprendrez de moi :
Pour fléchir son couroux , que tout cède à sa loi.
L'AMOUR.
Je ne fais sentir ma vengeance
Qu'à la beauté qui se défend ;
L'Amour punit la résistance :
Iln'est jamais cruel pour un coeur qui se rend.
AUG . DE LABOUÏSSE.
LE CORBEAU ET LE SANSONNET,
FABLE .
un censeur bien gai , qui m'accuse de ne l'être pas.
Un triste Corbeau , dont l'esprit
Etait plus noir que son habit,
Fut , parmi les oiseaux , de l'état où l'on gruge
L'huître entre deux plaideurs ; en un mot , il fut juge ;
Non de procès pourtant , mais d'airs et de chansons ,
Juge des linots , des pinsons ,
Des semillantes alouettes.
MARS 1810 .
:
Sur les arbres et les buissons
Quand ils chantaient leurs amourettes ,
Le Corbeau , d'un air sérieux ,
Retournait le blanc de ses yeux ,
Et baillait à leurs chansonnettes .
Un jour qu'ils étaient en goguettes ,
Un Sansonnet très-bon enfant ,
Moitié grave , moitié plaisant ,
Se mit à raconter cinquante historiettes
Que pour leur plaire il avait faites .
Tantôt il faisait discourir
Les vents avec le doux zéphyr ,
Les coucous avec les fauvettes ;
Tantôt la rose et le jasmin ,
La précieuse sensitive ,
Et la violette naïve ,
Et le vieux pêcher du jardin ;
Puis le lion et le lapin ;
Puis les femelles emplumées
Tenant conseil sous les ramées ,
1
Et portant requête à Jupin ;
Certainehorloge détraquée ,
Par tous les passans attaquée ;
L'âne et le vieux cheval , le chien et les renards ,
L'alouette faisant la leçon aux bavards ,
Poëtes et chanteurs comparés aux grenouilles ,
Et les modestes jones se moquant des citrouilles .
Tout l'auditoire ailé , sur les branches assis ,
Riait et s'amusait de ces joyeux récits.
De tout amusement garanti par sa bile ,
Sur un if , le Corbeau demeurait immobile ;
Triste , comme le premier soir
Où son manteau blanc devint noir ,
Pour prix d'un message funeste ,
Lorsqu'il eut épié deux amans réunis ,
Et redit à l'Archer céleste
La douce erreur de Coronis ..
{ f
Ce conteur , disait-il , ne peut m'en faire accroire ,
J'ai de sa sombre humeur la preuve péremptoire:
72 MERCURE DE FRANCE ,
Vous avez beau rire aux éclats;?
Sansonnet n'est pas gai , puisque je ne ris pas.
Ace plaisant arrêť , au nez du pauvre sire
Le cercle entier pouffa de rire.
On fit , pour s'en moquer , un proverbe nouveau :
( Je veux le dédier à certain journaliste :)
Parlant de tel ou tel oiseau ,
Comme le Sansonnét , disait-on , il est triste ;
Il est gai comme le Corbeau.
GINGUENÉ.
ENIGME .
PLUS belle que l'Amour ,
Je n'avais pas un jour ,
Que je devins la femme de mon père ,
Qui m'avait tenu lieu de mère .
Peut-être que , pour expliquer ce cas ,
Il faudraît invoquer Hippocrate ou Cujas ;
Mais voici bien une autre chose
Qui ferait encor plus recourir à la glose :
Je n'avais pas encore un an ,
Que déjà j'avais un enfant .
Admire enfin , lecteur , toute ma destinée !
Comme un autre n'étant pas née ,
Anejamais mourir
J'étais prédestinée ,
Si j'avais su me contenir.
T
$.....
LOGOGRIPHE.
Tu peux avec la baguette magique
Qui dans mes bras enchaînait un héros ,
Trouver d'abord , deux notes de musique;
Puis un abri favorable aux vaisseaux ;
Ce feu sacré ,principe de la vie ,
Que l'Eternel déposa dans ton sein ;
Unnom bien doux qu'on donne à son amie;
MARS 1810. 73
6
Unélément, unmont , un verbe , un saint ;
Un aviron ,un grand de la Turquie ;
Cequ'unguerrier sans cesse a dans la main;
Certain objet qu'une fille désire
Et pour lequel , hélas ! souvent en vain ,
Son tendre coeur et palpite et soupire ! ....
Ce que l'on fait , quand un objet charmant
Soudain offert à notre ame ravie ,
Vient la frapper d'un grand étonnement ;
Ce que trop tôt la vieillesse ennemie
Sur notre front , un jour , viendra tracer :
Tristes sillons , que les ris , la folie
Dans nos vieux ans ne peuvent effacer !
Je t'offre enfin le tourment d'un poëte ;
Un être rare et bien cher à ton coeur ,
Qui de tes maux tendrement s'inquiète ,
Pleure avec toi , jouis de ton bonheur.
Α..... Η .....
CHARADE.
Monpremier est de figure sphérique ;
Monsecond rend un séjour aquatique;
Monentier est une oeuvre poétique.
S...... .........
و
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Carnaval.
Celui du Logogriphe est Adolescent , dans lequel on trouve, séné ,
code, as , dés , dol , sac , solde , lacs , dent , os , son , école , leçon ,
(tole , sol , cône , Caen , Laon , Salon , Dôle , dose , ton et cent .
Celui de la Charade est Mardi-Gras .
SCIENCES ET ARTS.
PRÉCIS DE LA GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description de
toutes les parties du monde sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe , précédée
de l'histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de la
Géographie mathématique , physique et politique , et
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques , synoptiques
et élémentaires , et d'une table alphabétique
des noms de lieux ; par M. MALTE-BRUN , tome Ier.
Histoire de la Géographie . - Paris , chez Buisson ,
rue Gilles-Coeur , nº 10 .
QUOIQUE cet ouvrage ne fasse que de paraître , nous
venons cependant un peu tard pour en rendre compte ;
presque tous les journaux en ont déjà parlé de la manière
la plus avantageuse . Un seul a osé troubler ce concert
d'éloges , et a excité les vives réclamations de l'auteur.
Pour nous qui sommes étrangers à toutes ces disputes ,
nous qui ne connaissons pas l'auteur , et que l'auteur ne
connaît point , nous avons voulu lire avec soin l'ouvrage
avant que d'en parler en bien ou en mal , et quelle que soit
l'opinion que nous devons émettre , quelque autorité
petite ou grande qu'on lui accorde , ce sera du moins
notre opinion dégagée de toute influence étrangère...
L'ouvrage que M. Malte-Brun vient de publier forme
le premier volume de son Précis de Géographie universelle.
Il renferme l'histoire de la géographie . Ce livre
nous a paru fort instructif , et , ce qui était plus difficile
peut-être , fort intéressant ; mais ce qui nous a sur-tout
frappés , c'est la saine critique autant que l'érudition qui
y règne . L'auteur ne s'est engagé indiscrétement dans
aucune hypothèse hasardeuse , il ne s'est point formé
d'avance un système pour y plier ensuite les faits , il a
suivi les faits eux-mêmes , et lorsqu'au défaut de preuves
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 75
positives il a été forcé de recourir à des probabilités , il
les a discutées avec beaucoup de réserve , sans en trop
presser les conséquences , et en les abandonnant dès
qu'elles tendent à devenir trop incertaines .
Au commencement de son ouvrage M. Malte-Brun
examine quel était l'état de la géographie aux époques
les plus reculées dont l'histoire a conservé le souvenir .
Il étudie sous ce point de vue Moïse et Homère , lesdeux
plus anciens auteurs dont les écrits soient arrivés jusqu'à
nous. Il y cherche tous les renseignemens , toutes les
indications qui fournissent quelques notions positives ,
et en résumant ces remarques isolées il offre une description
du monde d'alors , tel que les premiers Grecs
et les Hébreux le connaissaient ou se l'étaient figuré .
On sent qu'il ne s'agit point encore de latitudes , de longitudes
, ni de rien qui tienne à la géographie mathématique
, mais de notions générales telles qu'elles se peuvent
déduire des simples récits des voyageurs . Cependant la
connaissance de ces notions mêmes , la distinction de ce
qu'elles ont de réel d'avec ce qu'elles ont de fabuleux ,
tout cela forme un ensemble très-utile pour entendre les
écrits des anciens poëtes ou même des historiens , pour
entrer dans leurs idées et pour en séparer les vérités
d'avec les fables . :
Bientôt l'auteur passe au tems d'Hérodote. Ici la géographie
et l'histoire étendues par les voyages , et ramenées
à des notions plus précises , commencent à prendre
un caractère plus sévère. Le monde connu , le monde
réel s'agrandit par les observations , et les pays des fables
s'éloignent. Cependant le grand commerce des Phéniciens
leur donne le désir et la puissance d'étendre les
bornes de leurs excursions bien au-delà du détroit d'Hercule.
Ils paraissent connaître les côtes du nord de l'Eutope
. Les Carthaginois déjà puissans envoient une flotte
sous le commandement d'Hannon pour faire des découvertes
sur la côte occidentale de l'Afrique et y fonder
des colonies . Les guerres des Grecs , les expéditions
d'Alexandre étendent les connaissances géographiques
dans la Perse , dans l'Egypte et dans l'Inde. On trace
des cartes géographiques où les positions sont exprimées
75 MERCURE DE FRANCE,
par longitudes et latitudes . L'auteur analyse ici les re
cherches géographiques d'Erathostène ; celles d'Aristote ,
de Strabon , et de plusieurs autres auteurs grecs : il dise
cute les voyages de Pythéas , deMégasthènes , ddeeNéarque,
d'Eudoxus ; et de tous ces renseignemens judicieusement
comparés , il forme un tableau fidèle de l'état des
connaissances géographiques à l'origine de l'ère chrétienne.
Il trace les limites de ce qu'on savait bien , de ce
qu'on savait imparfaitement , de ce qu'on ignorait ; et en
même tems il indique d'une manière abrégée , mais distincte
et précise , le caractère propre de chaque peuple
et le degré de civilisation qu'il avait atteint .
Vers cette époque , les conquêtes de Rome ajoutèrent
beaucoup à ces connaissances . L'intérieur de la Gaule
etles provinces du nord de l'Europe furent mieux connus ;
mais Rome en se flattant de régner sur toute la terre était
bien éloignée même de connaître tout l'ancien continent ;
et ungrand nombre de peuples échappèrent à sa puissance
par leur obscurité . Ceux que les armes romaines
soumirent et dévastèrent comme les pauvres et courageux
Galédoniens , dont Tacite nous a laissé un tableau si
fier et si mâle, payèrent bien cher l'honneur d'avoir leur
nom dans l'histoire .
Ici l'auteur rassemble les renseignemens géographiques
que fournissent Pline et Tacite : il cherche déjà
dans leurs descriptions , dans les expressions qu'ils emploient
, dans les noms qu'ils donnent aux différens peuples
barbares , l'origine et la première trace des nations
qui composent aujourd'hui l'Europe civilisée . Les expéditions
lointaines des Romains sous les empereurs , les
itinéraires de leurs armées fournissent une foule de
données utiles pour compléter ces connaissances ; enfin
le tableau de cette époque se termine par l'exposé des
travaux géographiques de Marin de Tyr et de Ptolémée
d'Alexandrie , qui posent les premiers fondemens de la
géographie mathématique .
Le suprême pouvoir est comme un point d'équilibre ,
où il est moins difficile encore de parvenir que de rester.
Rome toute puissante va bientôt décroître . Ici l'auteur décrit
les migrations volontaires ou forcées des grandes na
MARS 1810 .
77
tions connues sous le nom de Huns , de Goths , d'Ostrogoths
, d'Hérules ; dont la première impulsion , partię
à-la-fois du centre de l'Asie et du nord de l'Europe , se
communiqua de proche en proche aux nations environnantes
, et de secousse en secousse finit par renverser le
colosse romain. Les guerres de ces différens peuples ,
si confuses , si fréquentes , composent un sombre tableau
de barbarie où chacun d'eux figure avec les traits particuliers
de son caractère , toujours mêlé de bravoure ,
d'ignorance et de férocité.
Au milieu de tant de troubles les sciences ne pouvaient
avoir d'asyle : elles allèrent fleurir chez les Arabes
. L'auteur extrait des écrits des géographes de
cette nation ce qui concerne leurs rapports avec le reste
du monde , sur-tout avec l'Afrique , l'Inde , et même la
Chine. Relativement à l'Europe , dont une partie était
déjà chrétienne , ils sont restés dans l'ignorance ; l'esprit
de leur religion leur prescrivait de lamépriser.
Lorsqu'après les guerres du moyen âge le pouvoir fut
fixé dans plusieurs centres ou royaumes particuliers ;
lorsqu'un nouvel état d'équilibre se fut ainsi établi par la
force des vainqueurs et la lassitude des esclaves ; les
peuples du nord qui bordent les côtes de l'Océan et de
la mer Baltique , trouvèrent plus facile d'étendre leurs
rapines sur mer que sur terre , et ils tournèrent leur
activité vers les expéditions maritimes . Ils découvrirent
dans ces voyages l'Islande et le Groenland. M. Malte-
Brun pense même qu'ils connurent aussi l'Amérique
septentrionale , qu'ils désignent sous le nom de Vinland;
et il expose les motifs qui le portent à avoir cette opinion.
Il examine ensuite les travaux des géographes du
moyen âge. Il expose les connaissances nouvelles données
sur la Chine et l'Inde par divers voyageurs , depuis
le douzième siècle jusqu'au quinzième. Il rend compte
des découvertes des Portugais en Afrique et en Asie.
Ici l'état de l'Europe étant fixé , ne présente plus que
des guerres intérieures ; mais point de ces bouleversemens
généraux , causés par des migrations funestes
que la tactique , partout perfectionnée , rend désormais
78 MERCURE DE FRANCE ;
impossibles. Colomb découvre l'Amérique , et les Euro
péens y établissent leur puissance. Comptant sur la
solidité de leurs vaisseaux , sur l'habileté de leurs manoeuvres
, et sur la boussole qui les guide , ils osent faire
le tour de la terre ; ils découvrent la Nouvelle-Hollande ,
les terres Océaniques , et les anciens nuages des fables
Homériques s'évanouissent devant les véritables merveilles
du monde civilisé .
Telle est la série des objets que M. Malte-Brun a
considérés . Nous avons déjà insisté sur la juste mesure
et la saine critique avec lesquelles il les a envisagés .
Son ouvrage , rempli de citations , permet de recourir à
chaque instant aux écrivains originaux , et sous ce rapport
il offrira des secours précieux à ceux qui , voulant
traiter quelques sujets particuliers , auraient besoin de
plus de secours que l'on n'en peut donner dans un pareil
ensemble.
Parmi nos compatriotes , ceux que l'auteur cite le
plus souvent sont D'Anville et M. Gosselin. Il s'est attaché
particulièrement à reconnaître ce qu'il doit aux travaux
de ce dernier. Nous ignorons ce que M. Malte-
Brun a pu emprunter aux géographes étrangers quant au
plan général et aux détails de son ouvrage ; mais il serait
très-injuste de lui en faire un reproche. Dans tout ouvrage
élémentaire l'important n'est pas de dire des choses
nouvelles , c'est de dire de bonnes choses ; et si elles
sont bonnes , il n'arrive que trop souvent qu'elles sont
nouvelles .
Le texte est accompagné de vingt-cinq cartes géographiques
, dressées par MM. Lapie et Poirson , sous la
direction de M. Malte-Brun. Ces deux ingénieurs-géographes
sont déjà avantageusement connus par beaucoup
d'autres publications . Les cartes qu'ils ont faites
pour ce nouvel Atlas sont très - soignées ; mais elles sont
construites sur une échelle excessivement petite , relativement
aux détails qu'elles renferment ; ce qui en rend
l'usage un peu difficile , quoique d'ailleurs elles soient
très -bien gravées . On areproché à la carte de l'Amérique
Méridionale quelques erreurs qu'il faudra faire disparaître
dans une seconde édition , si elles sont reconnues pour
MARS 1810.
79
telles . Du reste , il nous semble qu'il est difficille de rien
voir de plus parfait sous un pareil format.
?
- Quant au style de l'ouvrage , il est généralement ce
qu'il doit être ; non pas éloquent etfleuri comme on l'a
dit dans quelques journaux , ce qui serait une inconvenance
dans un traité de géographie ; mais il est clair ,
concis , et souvent rapide lorsque la marche des événemens
le permet. Cependant on y rencontre quelquefois
de légères incorrections . Par exemple , on ne dit point
des esprits bien nés , mais des esprits bien faits . L'épithéte
de bien né ne s'applique qu'à des personnes . On dit
des personnes bien nées . Dans la description d'Alexandrie
, où le style de l'auteur s'élève avec le sujet , il ne
faut pas dire , ce me semble , « Cette superbe ville dans
>>l'espace assez étroit de quatre heures de pourtour , »
et cette expression de pourtourrevientplusieurs fois dans
l'ouvrage. Le mot de tour suffit . En traçant la marche
des premiers navigateurs pour allerauGroenland , l'auteur
dit qu'ils évitaient une côte entourée de glaces et vue par
le nommé Gunbiorn : le nommé un tel , ne s'emploie
qu'en style de greffier . Ces petites incorrections seront
facilement corrigées dans une seconde édition , que la
bonté de l'ouvrage nécessitera sans doute bientôt. Il est
si difficile d'écrire purement en français , même quand on
est né en France , qu'un étranger ne doit pas s'étonner
de tomber quelquefois dans de petites fautes dont le
long usage peut seul garantir.
En voyant passer devant ses yeux cet amas de révolutions
et de guerres dont se composent les annales du
genre humain pendant quatre mille ans , une réflexion
se présente naturellement à l'esprit. Dans cette foule
de peuples alternativement vainqueurs et vaincus , il y
en a eu de très-puissans qui n'ont pas même laissé de
traces sur la terre . Semblables à des météores rapides ,
on ne sait ni d'où ils partent , ni où ils vont s'éteindre ;
ceux-là seuls ont laissé des souvenirs qui ont eu des
Homère ou des Virgile pour immortaliser leur langage ,
des Hérodote ou des Tacite pour transmettre leur histoire
, des grands hommes de toute espèce pour l'illustrer.
M. H. C. D.
1
80 MERCURE DE FRANCE ,
PLANTES DE LA FRANCE , décrites et peintes d'après
nature par M. JAUME SAINT-HILAIRE (1) .
CET ouvrage a paru par livraisons ; le succès qu'il a
constamment obtenu pendant cinq années consécutives ,
prouve l'intérêt et l'opinion avantageuse des personnes
qui souscrivirent dès les premières livraisons . Une collection
de 400 planches , gravées et imprimées avec le
plus grand soin , exigeait trop de frais d'exécution
pour être continuée et terminée , si les suffrages des botanistes
et des amateurs ne l'eussent soutenue jusqu'à sa
fin . Il serait à désirer que tous les ouvrages publiés par
souscription, eussent le même sort ; mais c'est ce que l'on
voit rarement. Lorsque les premières livraisons parurent,
notre Journal en rendit un compte avantageux ; actuellement
que l'ouvrage est terminé et que son succès a
justifié nos éloges , nous nous contenterons de faire connaître
l'objet que l'auteur s'est proposé , et le plan qu'il
a suivi dans son exécution : « Le goût généralement
répandu , dit- il , de connaître les plantes , diminue souvent
par les difficultés presque insurmontables que leur
nombre présente à la mémoire; on en compte plus de
vingt-cinq mille dans les jardins ou dans les herbiers de
l'Europe. On doit s'apercevoir qu'il n'est plus possible
de les connaître toutes ; la mémoire la plus heureuse ne
suffit plus pour conserver le nom et le caractère distinctif
de chaque espèce , comme dans le siècle de Tournefort
etde Linnæus ; et les ouvrages purement descriptifs sont
insuffisans , parce qu'en observant les plantes , on a eu
besoin de décrire des formes particulières , des organes
auparavant inconnus , et la pauvreté des langues modernes
a arrêté l'observateur . Il a fallu créer des mots
nouveaux , et la langue de la science est devenue une
(1 ) AParis , chez l'auteur , rue des Fossés-Saint-Victor , nº 19 .
Chaque exemplaire de quatre cents planches , et formant quatre
volumes , est du prix de 425 fr . sur papier Jésus , grand in-8° , et de
800 fr. sur papier vélin , format in-4°.
science
MARS 1810 . 81
OT
science elle-même d'autant plus épineuse , que , hérissée
de grec et de latin , elle est présentée à des gens du
monde que rebute tout appareil scientifique , ou à des
cultivateurs à qui il ne faut pas d'érudition; ceux même ont trouve JE LA SE
qui voulaient en faire leur amusement ,
dégoût et l'ennui dans la plus aimable des sciences;
sexe sur-tout , né pour les affections douces , et qui
trouve souvent parmi les fleurs sa plus belle parure a
craint avec raison de charger sa mémoire d'une foule de
mots barbares . J'ai pensé, en conséquence , qu'une colA
lection de figures coloriées des plantes de la France ,
ferait connaître aisément celles qui nous intéressent , et
que les figures , à leur tour , aideraient à se familiariser
avec le langage de la science..... » Et voici comment
l'auteur a exécuté son projet. On trouve d'abord le nom
français d'une plante , la famille , l'ordre et la classe de
Jussieu et de Linnæus dont elle fait partie , son nom
latin linnéen, et les noms qu'on lui donne vulgairement
en France. L'auteur fait ensuite la description de sa tige ,
de ses feuilles , de ses fleurs , etc. Il indique son lieu
natal ou originaire , et l'époque de sa floraison ; il ajoute
ensuite , sous le titre de dénomination , les noms que
la plante a reçus dans presque toutes les langues modernes
, telles que l'allemand , l'anglais , le russe , l'italien
, etc. Le troisième paragraphe est employé quelquefois
à des notes historiques et particulières. Dans le
quatrième , il fait connaître les usages auxquels elle est
employée dans la médecine , dans les arts , et sur-tout
dans la plantation des jardins , des parcs et des forêts .
Dans le cinquième et dernier paragraphe , l'auteur rapporte
les procédés les plus suivis pour sa culture. Duha
mel , Miller , Rozier , Thouin , Dumont-Courset , etc. ,
ont été consultés , comme on peut le voir dans cette cinquième
partie de l'ouvrage , et certes , l'auteur ne pouvait
puiser à de meilleures sources . Quoique possesseur
d'un jardin où il a fait de nombreuses expériences sur la
germination , et qui ont été le sujet de Mémoires lus et
approuvés par l'Institut , un botaniste n'est jamais assez
familier avec la culture des plantes , pour se dispenser de
consulter les maîtres en cette matière. L'auteur indique, 1. F
82 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
en conséquence , les sortes de terres , la situation , la température
, etc. , qui conviennent à chaque plante. Le
style est généralement simple , correct et élégant , autant
que les ouvrages de sciences le permettent. Les figures ,
qui accompagnent le texte , ont été faites par l'auteur
d'après des modèles vivans ; elles ont été gravées et imprimées
sous ses yeux. Quoique soignée dans toutes ses
parties , on ne peut pas mettre cette collection au nombre
des ouvrages de luxe ( reproche qu'on a fait avec assez
de fondement à plusieurs ouvrages modernes sur la botanique
) ; on ne doit pas la confondre non plus avec
beaucoup d'autres ouvrages où les figures , copiées souvent
avec infidélité dans les auteurs qu'on ne cite plus ,
offrent une réunion d'images inexactes et insuffisantes
pour la distinction des espèces . Sous les rapports typographiques
, cet ouvrage ne laisse rien à désirer ; il suffira
, pour justifier notre opinion , d'avertir qu'il sort des
presses de M. Didot l'aîné , rue du Pont-de-Lodi .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
The life of Michel Angelo , etc. Vie de Michel-Ange
Buonarroti , avec ses Poésies et ses lettres ; par Rich .
DUPPA , écuyer. Seconde édition. - Londres , 1807.
Un vol. in-4° .
(SECOND ET DERNIER EXTRAIT.)
MICHEL-ANGE avait défendu avec trop de zèle et de
dévouement sa malheureuse patrie , pour ne pas redouter
la vengeance des vainqueurs . Aussi , quoique l'une des
conditions auxquelles les Florentins avaient capitulé fût
l'amnistie que le pape promettait solennellement d'accorder
aux citoyens qui avaient été du parti contraire à sa
famille , tous ceux qui connaissaient le caractère également
cruel et perfide de Clément VII , s'empressèrent
de se dérober par la fuite aux fureurs dupontife. Michel-
Ange fut de ce nombre , et quelques perquisitions que
l'on fit dans sa maison , et dans tous les lieux où l'on
pouvait présumer qu'il se serait retiré , on ne parvint pas
àdécouvrir son asyle. Enfin , le pape écrivit lui-même
aux magistrats de Florence , et donna parune déclaration
publique les assurances les plus positives qu'il ne serait
rien fait à Michel-Ange , s'il consentait à sortir de sa
retraite , et à terminer les travaux de la Bibliothèque et
du mausolée des Médicis . L'artiste souscrivit à ces conditions
et se hâta de remplir la tâche qui lui était imposée ;
mais il n'éprouvait plus qu'un dégoût invincible pour ces
travaux et une aversion , bien légitime sans doute , pour
ceux qui les lui commandaient. Indépendamment des
tombeaux des ducs Julien (1) et Laurent de Médicis
(1) Une des figures qui décoraient le monument du duc Julien ,
représentait la Nuit endormie ; Jean Strozzi y mit cette inscription :
La notte , che tu vedi in si dolci atti
Dormir,fu da un Angelo scolpita ,
F2
84 MERCURE DE FRANCE ;
qu'il exécuta dans la nouvelle sacristie de l'église de
Saint-Laurent , il fit pour la même église une statue dela
Vierge , tenant le Chrriisstteennfant dans ses bras . Cemorceau
passe pour une de ses plus belles productions en sculpture
; della quale, dit Condivi , giudico esser meglio tacere
, che dirne poco .
Le cardinal Farnèse , doyen du sacré collège, avait
succédé à Clément VII ( mort au mois de septembre
1534 ) sous le nom de Paul III. Ce nouveau pontife n'avait
pas moins que ses prédécesseurs le goût du faste et
delamagnificence, et dès les premiers tems de son règne
il fit appeler Michel-Angepour lui commander des travaux
qu'il avait le projet de faire exécuter. L'artiste s'excusa
enalléguant des engagemens par écrit qui l'obligeaient à
satisfaire le duc d'Urbin neveu de Jules II , qui le pressait
de terminer le monument consacré à la mémoire de ce
pontife. « Quoi! s'écria le saint père avec colère , ce que
j'ai désiré de faire depuis trente ans , aujourd'hui que je
> suis pape , je ne pourrai en venir à bout ! .. Où est-il ce
>> contrat, que je le déchire? » Il semblait assez difficile de
résister à un homme aussi absolu dans ses volontés , et
Michel-Ange jaloux de son indépendance prit la résolution
de se retirerà Gênes . Le pontife, quifutapparemment
informé de son projet, vit bien qu'il fallait avoir recours à
In questo sasso ; e perche dorme , ha vita ;
Destala, se nol credi , e parleratti.
•Cette nuit que tu vois , dont le sommeil a des grâces si touchantes ,
>fut sculptée par un ange sur ce marbre ; elle dort , mais elle est
> pleine de vie. Réveille-la si tu ne le crois pas , et elle te parlera. >
Michel-Ange répondit par les vers suivans :
Grato m'è'l sonno , e più l'esser di sasso ,
Mentre che ' l danno e la vergogna dura :
Non veder , non sentir m' è grata ventura .
Però non mi destar , deh parla basso .
« Le sommeil m'est doux : il m'est plus doux encore de n'être
> qu'une pierre insensible dans ces tems de calamités et d'ignominie :
> ne point voir , ne point sentir , est un bonheur pour moi. Ainsi ,
> garde-toi de m'éveiller.... Ah ! parle bas . »
MARS 1810. 85
des moyens plus doux : il alla voir l'artiste , lui prodigua
les éloges et les caresses . Les cardinaux qui l'accompagnaient
se chargèrent de négocier avec le duc d'Urbin
les arrangemens qui pouvaient concilier ses désirs et ceux
du pape , et après avoir terminé la partie du monument
de Jules II (2) , qu'il devait encore exécuter, notre grand
artiste commença dans la chapelle Sixtine son tableau du
jugementdernier.
Tout ce qui concerne ce magnifique ouvrage est trop
connu et se trouve en trop d'endroits pour qu'il soit
nécessaire de nous y arrêter ici; nous dirons seulement
que Michel-Ange le termina au mois de décembre de l'an
1541 à l'age de 67 ans . C'est à-propos de ce tableau que
le trop fameux Arétin lui écrivait , il mondo ha molti rè ,
edha un solo Michel-Angelo . « Il y a beaucoup de rois
dans le monde , mais il n'y a qu'un seul Michel-Ange . >>>
Il peignit ensuite dans la chapelle Pauline, que l'on venait
de bâtir , la conversion de Saint-Paul , le crucifiement
de Saint-Pierre et divers autres tableaux. Ces derniers
ouvrages lui donnèrent beaucoup de fatigue , et il reconnut
avec douleur que ce genre de travail était désormais
trop pénible pour son âge avancé ; en conséquence il
pria sa sainteté de permettre que le plafond fût exécuté ,
d'après ses dessins , par Perino del Vaga. Mais ce projet
alors suspendu ne fut plus repris dans la suite .
Dans l'année 1546 , Michel-Ange fut nommé par le
pape architecte de la basilique de Saint-Pierre , à la place
d'Antoine de San-Gullo, qui venait de mourir. Il répugnait
à se charger d'un si grand fardeau : mais le pontife lui
(2) La figure de Moïse qui occupait le milieu de ce mausolée placé
dans l'église de San Pietro in vincolo ( Saint-Pierre aux liens ) , est
un des plus beaux ouvrages de Michel-Ange , et produisit la plus
grande sensation. Vasari raconte qu'on vit souvent les Juifs en grand
nombre se presser autour de cette admirable image de leur premier
législateur , et lui adresser leurs hommages . Le Musée Impérial possède
deux statues d'esclaves , qui avaient été destinées à orner le
même monument ; elles sont aussi d'une grande beauté , et c'est
après les avoir vues que Falconnet écrivit : « J'ai vu le Michel-Ange,
> il est effrayant !! ,»
86 MERCURE DE FRANCE ,
;
signifia ses ordres d'une manière qui ne souffrait ni refus ,
ni objections ; il accepta donc ce pénible emploi , mais à
condition qu'il ne recevrait pas d'appointemens , et que
cette clause serait stipulée expressément dans le bref de
sa nomination , attendu qu'il n'entreprenait cette tâche
que par unmotif de dévouement religieux ; que de plus
il aurait le pouvoir de remplacer par d'autres personnes
à son choix tous ceux qui se trouvaient sous ses ordres
et dont il aurait lieu d'être mécontent ; qu'enfin il lui
seraitpermis de faire aux plans et aux dessins de San-Gullo
tous les changemens ou suppressions qu'il jugerait convenables
, et d'y substituer ce qui lui paraîtrait plus simple
ou d'un meilleur style. Le breffut expédié conformément
à ces conventions.
Ce grand édifice , dont Jules II avait posé la première
pierre quarante ans auparavant ( 18 avril 1506 ) , n'était
pas encore fort avancé , quoiqu'on y eût consacré des
sommes immenses , dont la levée avait été le motif ou le
prétexte de ces exactions scandaleuses qui avaient soulevé
contre l'autorité des papes une partie de la chrétienté.
AuBramante qui en avait été le premier architecte , et qui
en avait donné le premier plan , avaient succédé Julien
de San-Gullo , puis le célèbre Raphaël d'Urbin , puis
Antoine de San-Gullo , neveu de Julien , que remplaçait
enfin Michel-Ange. A chacune de ces époques les plans
primitifs avaient été modifiés ou changés . Il paraît, par
une lettre de Michel-Ange que l'on a encore , qu'il avait
la plus haute estime pour les talens du Bramante , et qu'il
aurait adopté son plan avec de très -légers changemens ,
si la difficulté de se procurer l'argent nécessaire pour
l'exécution d'un projet aussi vaste , ne l'eût contraint d'en
résserrer les dimensions pour se conformer à la nécessité
des tems . Il fit donc un nouveau dessin original sur le
modèle d'une croix grecque , et sur une échelle moins
considérable que celle du plan primitif.
On se doute bien que l'envie ne vit pas sans une sorte
de fureur le haut degré de faveur et de crédit où ce grand
artiste était parvenu : il est même facile de deviner.
qu'avec un caractère ferme et une probité scrupuleuse
arrivant à une place où il se trouvait dans la nécessité de
MARS 1810 . 87
réformer une foule d'abus , il dut se faire un nombre
considérable d'ennemis , et c'est ce qui ne manqua pas
d'arriver ; mais il était résolu de tout supporter pour
conduire à sa fin le grand monument qui devait si essentiellement
contribuer à sa gloire , ou du moins pour le
laisser en mourant tellement avancé qu'il ne fût plus
possible de s'écarter de ses plans . Au reste , ses ennemis
se bornèrent à quelques intrigues sourdes et obscures
pendant le pontificat de Paul III , dans l'esprit duquel
ils le voyaient trop bien affermi .
Mais dès les premiers momens du règne de Jules III ,
successeur de Paul (3) , l'envie tenta un effort qu'elle
crut suffisant pour faire tomber tout le crédit de Michel-
Ange , et pour lui ôter la place d'architecte de Saint-
Pierre . Toute cette intrigue était conduite par les deux
cardinaux Salviati et Marcello Cervino. Il y eut une
accusation intentée en forme contre l'artiste , et le pape
le fit comparaître en présence de ses adversaires pour
répondre à leurs griefs . On prétendait qu'il avait rendu
l'église trop obscure en ne faisant que trois fenêtres pour
trois chapelles , dont les murailles commençaient à
s'élever ; et le pape l'invita à répondre à cette objection.
Là-dessus Michel-Ange commença par demander quels
étaient les députés de ses accusateurs . «C'est nous ,>> dit
aussitôt le cardinal Marcello , en se nommant , et montrant
le cardinal Salviati. «Eh bien ! reprit Michel-Ange ,
>> on doit placer trois autres fenêtres au-dessus de celles
>> que vous venez de désigner .- Vous ne nous en aviez
>>> pas prévenus , répliqua le cardinal . -Je ne suis point
>>obligé , reprit aussitôt le vieillard avec assez de cha-
(3) Paul III mourut au mois de novembre 1549 , après un règne de
quinze ans , qui fut signalé par trois événemens remarquables : la
bulle d'excommunication contre Henri VIII , roi d'Angleterre , datée
du30 août 1535 , l'établissement des jésuites en 1540 , et l'ouverture
du Concile de Trente en 1542. Paul III avait peut-être quelques
qualités estimables , mais il eut le tort impardonnable de dissimuler
et d'encourager même par sa faiblesse les turpitudes et les attentats
de son fils naturel Pierre-Louis Farnèse , l'un des plus odieux scélérats
dont l'histoire d'aucun pays fasse mention.
88 MERCURE DE FRANCE ,
>> leur , et je ne serai jamais dans le cas de rendre compte ,
>> ni à votre éminence , ni à aucune autre personne , de ce
>> que j'ai dessein de faire. Vos fonctions sont de fournir
> les fonds , de faire surveiller les voleurs , et deme laisser
› le soin de bâtir l'église de Saint-Pierre . Puis se tour-
>> nant vers le pape , Saint-Père , ajouta-t-il , vous voyez
>> ce que je gagne à tout ceci ; si de pareilles machi-
>> nations ne tournent pas au profit de mon salut , je perds
>> mon tems et ma peine. - Sois sans inquiétude , lui
>>dit le pape en lui frappant sur l'épaule , tu en seras
>> récompensédans cette vie et dans l'autre .>> Et là-dessus
il lui donna les assurances les plus positives de son estime
et de sa confiance .
En effet , Jules III fut , de tous les protecteurs de
Michel-Ange , celui qui lui montra le plus de véritable
affection , et qui avait le plus d'admiration pour ses
talens ; il le consultait sur tous les objets qui pouvaient
être de son ressort . Malheureusement ce pontife n'avait
pas une élévation d'ame qui répondît (4) à sa dignité ,
et l'artiste se tint toujours à son égard dans la mesure
propre à éloigner une familiarité qui n'est jamais sans
inconvénient avec les souverains d'un caractère peu
estimable . Jules III mourut en 1555 , et le cardinal Marcello
, qui était en quelque sorte l'ennemi personnel de
Michel-Ange , fut élu à la place de Jules ; mais il ne
vécut que peu de jours après son élection , et Paul IV
occupa alors la chaire de Saint-Pierre.
Ce nouveau pape n'y porta qu'un caractère sombre et
cruel , et une ambition non moins démésurée que les plus
avides de ses prédécesseurs. Il avait contribué à l'établissement
de l'inquisition à Rome sous le pontificat de
Paul III , et rempli les fonctions d'inquisiteur ; il se
(4) Asonavénement au trône pontifical , il donna un grand scandaleà
toute la chrétienté , en s'empressant d'élever au cardinalat et
decombler des biens de l'église unjeune garçon de seize ans , néde
parens obscurs , et qui n'avait été jusqu'alors qu'un domestique de sa
famille . Les catholiques jetèrent les hauts cris contre une pareille
indécence , et les luthériens , qui étaient alors dans toute la ferveur de
leurzèle antipapiste , ne manquèrent pas de s'en prévaloir...
MARS 1810 . 89
montra, pendant toute la durée de son pontificat, animé
de ce même esprit de fanatisme et d'intolérance ; il ne
s'occupa guère des travaux de l'église de Saint-Pierre ,
et dépensa des sommes considérables pour faire fortifier
Rome , et la mettre en état de résister aux troupes de
l'empereur . Il avaitmême voulu faire effacer les magnifiques
tableaux de la chapelle Sixtine ; et ce ne fut qu'avec
beaucoup de peine que les cardinaux qui avaient plus de
jugement et de goût que lui , parvinrent à le détourner
de ce projet suggéré par un esprit de bigoterie ridicule
et barbare . Il se contenta de faire couvrir les nudités
des figures par Daniel de Volterra , qui , à cause de cette
circonstance , fut surnommé il Braghettone. Il y a eu
peu de pontifes dont l'esprit et les habitudes fussent plus
opposées au caractère et aux sentimens des hommes qu'il
gouvernait. Aussi à sa mort , qui arriva au mois d'août
1559 , le peuple de Rome se livra-t-il aux excès d'une
joie tumultueuse qui ressemblait presque à une sédition .
Sous le règne de son successeur , Pie IV , les arts reprirent
en partie la faveur dont ils avaient joui sous les
règnes précédens . Michel-Ange fit , par l'ordre de ce
pape , les dessins d'une des portes de Rome appelée
Porta Pia , du nom même du pontife , et plusieurs autres
dessins pour les autres portes qu'on avait le projet de
faire bâtir ; deux ans après il fut encore chargé de présider
aux travaux que le pape fit exécuter pour changer
les bains de Dioclétien en une église sous le nom de
Santa Maria degli Angeli. Michel-Ange avait alors
quatre-vingt-sept ans ; ainsi on le vit sans cesse , avec
une activité dont il y a bien peu d'exemples , joindre
d'autres occupations aux travaux assidus qu'exigeait de
lui la construction du grand monument dont il était le
principal architecte ; car ce fut vers ce même tems qu'il
présenta le modèle du dôme de Saint-Pierre .
Cependant l'envie lui suscitait encore de nouveaux chagrins
à la fin de sa carrière , cinsi qu'on le voit par une
lettre de lui au cardinal de Carpi , datée du mois de septembre
1560. « On a dit à votre excellence , écrivait-il ,
>>que les travaux allaient extrêmement mal , et pourtant
>>je puis l'assurer qu'eu égard aux embarras et aux diffi-
1
ga MERCURE DE FRANCE ,
1
>> cultés de toute espèce dont nous sommes environnes ,
>>il est impossible de faire mieux.... Mais comme il peut
>>arriver que par l'intérêt que j'y prends et par l'effet
>>de ma vieillesse je me fasse illusion à moi-même , ce
» qui serait, contre mon intention , très -préjudiciable au
>> succès de cette grande entreprise , j'ai le projet de
>> supplier très-prochainement sa sainteté , et je supplie ,
>>par la présente , votre excellence de me délivrer enfin
>> de ce fardeau que j'ai supporté dix-sept ans par l'ordre
>> des papes , et sans aucun émolument , comme votre
>> excellence le sait . Dans cet espace de tems néanmoins
>> on a pu voir clairement combien les travaux ont été
>>avancés par mes soins ; mais encore une fois je prie
>> votre excellence de m'affranchir de cette peine , elle
>> ne saurait me rendre un plus grand service , etc .>>>
;
Ce ne fut pourtant que deux ans après que la cabale
de ses ennemis tenta un dernier effort pour dépouiller de
son emploi un grand homme dont l'unique tort était de
vivre trop long-tems au gré de ceux qui aspiraient à s'en
emparer; ceci se passait dans l'année 1562 , et le 17 de
février de l'an 1563 Michel-Ange mourut à l'âge de près
de quatre-vingt-neuf ans . Ainsi , dans tous les tems et
dans tous les pays , on a vu l'homme de génie contraint
de lutter , pour ainsi dire , jusqu'à sa dernière heure
contre la malveillance et les intrigues de la médiocrité
jalouse . Au reste , il laissa en mourant l'église de Saint-
Pierre à-peu-près au point où il avait désiré de l'avancer ,
et il ne restait plus qu'à asseoir et à construire le dôme
qui couronne ce majestueux édifice .
,
Il fut d'abord enterré à Rome dans l'église des Saints-
Apôtres , mais l'Académie de Florence supplia le grandduc
Gôme I , de s'entremettre auprès du pape afin que
les restes d'un homme qui faisait tant d'honneur à sa
patrie y fussent déposés , et la translation eut lieu . Tout
ce qu'il y avait à Florence d'hommes distingués par leurs
talens dans tous les genres de littérature et d'arts s'empressèrent
de contribuer à la magnificence des obsèques
qu'on lui fit , et le célèbre historien Benedetto Varchi
prononça , dans cette solennité , son éloge funèbre .
Michel-Ange ne fut pas seulement le premier sculp
1
MARS1810 .
gr
teur , et , avec Raphaël , le plus grand peintre des tems
modernes ; il prit aussi un rang distingué parmi les poëtes
de son tems , et il composa un assez grand nombre de
sonnets , de stances et autres petits poëmes qui furent ,
dans la suite , recueillis et publiés par son petit-neveu ,
appelé Michel-Ange le jeune , auteur lui-même de deux
poëmes d'ungenre fort singulier , ( la Fiera et la Tancia)
mais estimés comme des ouvrages où l'on trouve souvent
beaucoup d'esprit et de finesse , et classés par les littérateurs
italiens parmi les ouvrages qu'ils nomment testi di lingua,
c'est-à-dire , ouvrages faisant autorité dans la langue.
Quant à notre grand artiste , il imita plus particuliérement
dans ses poésiesle goût etla manière de Pétrarque , bien
qu'il eût une admiration profonde pour les poemes du
Dante , (5) son compatriote , dont le génie semble l'avoir
plusieurs fois inspiré dans la composition de ses tableaux .
<<La religion et l'amour , dit M. Duppa , composent le
>>fonds de la plupart de ses sonnets ; il a quelquefois
>> traité les sujets religieux avec beaucoup de succès ,
>>mais il estmonotone ou languissantdans les autres . Un
>>mélange bizarre de platonisme et de théologie méta-
>>physique y tient la place de sentimens plus vrais ;
>>c'était l'esprit de ce tems-là : mais on n'imagine point
>>une véritable passion, quand on ne l'a point ressentie ,
>> et on est bien sûr de glacer et d'ennuyer les autres en
>>leur peignant des sentimens dont on est soi-même peu
(5) Lorsque les Académiciens de Florence présentèrent à LéonX
une requête pour le prier de permettre que les restes du Dante fussent
transférés de Ravenne , où il était enseveli , dans sa ville natale où
ils voulaient lui ériger un monument , Michel-Ange se joignit à eux.
Io Michel-Agnolo , écrivait- il , schultore il medecimo a V. S. sup
plicho offerendo mi al divin poetafare la sepultura sua chon decente é
in loco on orevole di questa città. Cette démande ne fut pas accordée.
On ne saurait trop regretter la perte de l'exemplaire du Dante qui
avait appartenu à Michel-Ange : c'était un grand in- folio avec le
commentaire de Landino , sur'les marges duquel l'artiste avait dessiné,
à laplume , tous les sujets intéressans du poëme. Ce volume fut perdu
avec d'autres effets précieux , dans un navire qui périt eennallantde
Livourne à Civita-Vecchia.
92 MERCURE DE FRANCE ,
>> touché . >> Pour donner à nos lecteurs une idée du talent
poétique de Michel-Ange , nous citerons ici une petite
pièce de vers adressée à l'un de ses amis ( Luigi del Riccio ) ;
et qui nous a paru l'une des plus intéressantes du recueil :
Non sempre al mondo è si pregiato e caro
Quel che molti contenta ,
Che non sia alcun che senta
Quel ch'è lor dolce , a se erudo et amaro ,
Ma spesso al folle volgo al volgo ignaro
Convien ch' altri consenta ,
E mesto , rida dov'ei ride e gode ,
E pianga allor che più felice siede.
Io del mio duol quest' uno effetto ho caro ,
Ch' alcun di fuor non vede
Chi l'alma attrista , o i suoi desir non ode ,
Ne temo invidia , o pregio onore e lode
Del mondo cieco , che rompendo fede ,
Più giova , a chi più scarso esser ne vede ,
E vò per vie non calpestate e sole.
:
« Cequi plaît à la multitude n'est pas toujours si véri-
> tablement utile et précieux au monde , qu'il ne se ren-
>>contre des esprits qui n'y trouvent qu'amertume et
>> affliction : mais souvent onest contraint de se confor-
» mer à l'opinion du vulgaire ignorant et insensé , de
>> partager son rire et sa joie, quoiqu'on ait le coeuracca-
>> blé de tristesse; de paraître affligé , lorsqu'intérieure-
>> ment on éprouve un sentiment de bonheur . Pour moi ,
>>je tire au moins de ma mélancolie ce précieux avan-
>>tage qu'aucun oeil profane ne lit au fond de mon ame
» le sujet de sa tristesse , que personne n'entend ses voeux
» secrets . Ne craignant point l'envie , prisant peu les
>> honneurs et les éloges d'un monde aveugle , qui , tou-
>> joursprêtà trahir sa foi , prodigue ses faveurs aux coeurs
>> faux et perfides , je marche dans des sentiers non
>>frayés et solitaires>. >>
Comme ces poésies ont été rarement imprimées (6) et
(6) Le texte que nous avons sous les yeux , et qui fait partie de
l'ouvrage de M. Duppa , a été imprimé exactement d'après l'édition
MARS 1810 . 93
hese trouventpas communément , qu'il nous soit permis
deciter encore le sonnet suivant, à la louange du Dante :
Dal mondo scese a i ciechi abissi , e poi
Che l'uno e l'altro inferno vide , e a Dio ,
Scorto dal gran pensier , vivo salio ,
E ne diè in terra vero lume a noi ,
ءا
:
Stella d'alto valor co i raggi suoi
Gli occulti eterni a noi ciechi scoprio ,
E n'hebbe il premio al fin che 'l mondo ri
Dona sovente a i più pregiati eroi .
Di Dante mal fur l'opre conosciute ,
E'l bel desio da quel popolo ingrato ,
Che solo a giusti manca di salute :
Pur fuss' io tal ; ch' a simil sorte nato ,
Per l'aspro esilio suo con la virtute
Darei del mondo il più felice stato .
Il descendit de ce monde dans les sombres profon-
> deurs des abîmes , et après avoir contemplé l'un et
l'autre enfer , guidé par sa sublime pensée , il s'éleva
▸jusqu'au trône de Dieu , et sut nous en donner ici-
> bas une lumière véritable .
>>Astre sans prix , ses rayons dévoilèrent à nos yeux
> environnés de ténèbres les secrets de l'éternité , et il
> en obtint enfin la récompense qu'un monde coupable
>>reserve trop souvent aux héros les plus dignes de ses
>>hommages.
>>Ce peuple ingrat méconnut les services du Dante ,
originale donnée par le petit-neveu de Michel-Ange , avec ce titre :
Rime di Michel-Agnolo Buonarroti , racolte da Michel-Agnolo
suo nipote , in Firenze , appresso i Giunti , con licenza de' superiori.
M. DC. XXIII . En 1726 , Bottari donna à Florence une seconde
éditionde ces poésies en un volume in-12 , intitulé : Rime di Michel-
Agnolo Buonarroti il vecchio , con una lezione di Benedetto Varehi ,
edue di Mario Guiducci sopra di esse. M. Duppa avait déjà fait imprimer
ces mêmes poëmes dans la première édition de son ouvrage
(Londres , 1806 , un vol. in-4°. ) Les deux morceaux que nous citons
ici , sont sous les nos CXX et LXXII , et les vers rapportés dans la
première note de ce second extrait , sont sous le n° CXXIV.
94 MERCURE DE FRANCE ,
4
>>et les nobles voeux que formait son coeur ; car il n'y a
>> que l'homme vertueux qui ne puisse échapper à la
>>persécution .
» Oh ! puissé-je lui ressembler ! destiné à un sort
>> pareil au sien , je changerais avec joie le rang le plus
>> éclatant pour son dur exil et pour sa vertu . »
Tel est, en général , le caractère des poésies de Michel-
Ange; des pensées nobles et élevées , un style ferme et
approprié à ces pensées , mais qui n'a pas toujours cet
éclat , cette richesse et cette correction qui ne s'acquièrent
que par des études sérieuses , et par un long exercice
, même lorsque l'on est doué d'un grand talent ; or
il est évident qu'un artiste , dont la vie entière fut consacrée
à de si grands et si continuels travaux , ne put
donner aux lettres que quelques momens de loisir que
lui laissaient par intervalles ses autres occupations .
Ecrire des vers était alors pour lui un nouveau moyen
de répandre au dehors cette surabondance de dons précieux
que la nature lui avait si libéralement départis .
Au reste , si les productions de son génie dans les autres
arts commandent l'admiration , celles de son esprit en
littérature inspirent un sentiment de respect et d'amour
pour sa personne , lorsqu'on apprend par le témoignage
de ses contemporains que ces sentimens si purs et si
généreux , ces préceptes d'une raison si ferme et si
éclairééee qu'on rencontre dans ses écrits , dirigèrent en
effet sa conduite dans tout le cours de sa vie. On aime à
le voir s'écrier , dans quelques stances qu'il composa
sur les délices de la vie champêtre : « O aveuglement
>> de l'avarice ! esprits bas et rampans , qui abusez des
>> biens dela nature .... Dans votre insatiable fureur ,
> vous oubliez combien la vie est courte et combien peu
>>de chose suffit à nos besoins (7) ! >> lorsqu'on sait
(7) O avarizia cieca , o bassi ingegni ,
Che disusate il ben della natura.
Nè v'accorgete in insaziabil foco ,
Che'l tempo è breve , e'l necessario è poco .
Rime. N. CXXXI.
MARS 1810 . 95
NO
ent
des
el
qu'en effet jamais homme ne fut plus sobre et plus modéré
dans ses désirs , et que dans les tems où il se vit le
plus riche , il vécut toujours , disait-il lui-même , comme
s'il avait été pauvre . On aime à le voir s'attendrir sur la
mort de son vieux serviteur Urbino , devenu son ami
plutôt que son domestique , et dire à l'archevêque Louis
Beccadelli dans un sonnet qu'il lui adresse : « Je suis
>> toujours avec vous par la pensée , et je pleure cepen-
>>dant mon bon Urbino , qui , s'il vivait , serait peut-être
» ici près de moi . Tel était mon désir .... Sa mort néan-
>>moins m'avertit , et m'appelle vers un autre chemin ;
>> il m'attend dans le ciel pour y habiter avec lui. » (8)
Mais combien on est plus touché de la vérité de ces sentimens
lorsqu'on lit dans Vasari le trait suivant: « Mi-
>> chel-Ange , causant un jour avec ce fidèle serviteur ,
>> lui dit : Que deviendrais-tu , Urbino , si je venais à
>>mourir ?-Hélas , répondit-il , il faudrait bien que je
>> servisse un autre maître ? - Pauvre garçon , reprit
>>Michel-Ange , j'aurai soin que tu ne sois pas réduit à
>> cette triste nécessité; et sur-le-champ il lui fit présent
>>de deux mille écus . >>
Plein d'enthousiasme pourson art , ilsavait rendre une
justice franche et entière au mérite de ses devanciers et
de ses contemporains . Lorsqu'il vit pour la première fois
les bas-reliefs des portes de l'église de Saint-Jean à Florence
, exécutés par Laurent Ghiberti , il dit qu'ils
étaient dignes d'orner les portes du ciel. En voyant des
tableaux de Masaccio dans une autre église de la même
ville: « Ces personnages-là étaient vivans du tems de
>>Masaccio , s'écria-t-il . >> On lui montra un jour un ta
bleau de Jacques de Puntormo , qui n'avait alors que dixneuf
ans ; « si cejeune homme vit , dit-il , ets'il continue
(8) Perche pensando son sempre con voi ,
Epiango intanto del mio amato Urbino ,
Che vivo , or forse saria costà meco .
Cotal fu'l desir mio ; sua morte poi
Mi chiama e tira per altro cammino ,
Et ei m'aspetta in cielo , a albergar seco .
Rime. N. CXXII.
)
96 MERCURE DE FRANCE ,
à travailler ainsi , il portera son art jusqu'au ciel. »
L'anecdote suivante , rapportée par Vasari , fait voir aussi
combien il était indulgent même pour les artistes les
plus médiocres . Bugiardini , peintre sans aucun talent ,
avait entrepris de faire son portrait; après une séance de
deux heures , le peintre invite Michel-Ange à voir s'il a
saisi la ressemblance : « Comment , s'écrie celui-ci , vous
» avez placé un oeil au milieu de la tempe ?>>> Mais le pauvre
peintre, après avoir bienexaminé son ouvrageet lemodèle
qu'il avait sous les yeux , finit par déclarer qu'il voyait
la chose comme il l'avait rendue. «Eh bien! reprit
>>Michel-Ange avec beaucoup de sang-froid , continuez ;
>> c'est apparemment la faute de la nature. >>>
On peut juger par les faits de divers genres que nous
a fournis l'ouvrage anglais quenousvenons de parcourir,
avec quelle scrupuleuse attention M. Duppa a étudié son
sujet , et jusqu'à un certain point dans quel esprit il l'a
traité. Nous regrettons que les bornes de cet extrait ne
nous permettent pas de traduire , comme nous l'aurions
désiré , ses réflexions générales sur les arts du dessin et
les observations particulières sur les travaux de Michel-
Ange qui se trouventà la fin de l'ouvrage ; elles nous ont
paru , comme nous l'avons déjà dit , pleines de justesse ,
et dictées par un goût sûr et éclairé. Voici comment il
termine ces réflexions : « Ce n'est qu'en étudiant les ou-
>> vrages de Michel-Ange qu'on peutle connaître à fond.
>>Son génie était vaste et austère , quelquefois bizarre et
> capricieux : ce n'est pas toujours un modèle qu'il faille
>> suivre sans précaution ; mais on l'étudiera toujours avec
>>beaucoup deprofit. Ceux qui jusqu'à présent l'ont pris
>> pour guide , n'en ont guère saisi que ces traits saillans
» qui se prêtent à une imitation vague et peu fidèle ;
>>-leurs efforts malheureux n'ont abouti qu'à une sorte de
>>caricature grossière. L'originalité , lorsqu'elle n'a pas
>> sa source dans la nature , ou qu'elle n'est pas le résul-
>> tat du sentiment, peut éblouir pour un tems les yeux
>> du vulgaire ; mais ce qui ne ressemble à rien de ce qui
>> peut être vu ou entendu , mourra bientôt avec son au-
>>teur , quelque ingénieux que soient les moyens par
>> lesquels il tente d'égarer le goût du public. » C'estainsi
que
MARS 1810. 97
en DE LA
SEI
que M. Duppa développe l'épigraphe grecque qui accom
pagne le titre de son livre , et qui s'applique si bien
effet , au grand artiste dont il a écrit la vie : ΜΟΜΗΣΕΤAP
ΤΙΣΜΑΛΛΟΝ Η ΜΙΜΗΣΕΤΑΙ . « On parviendra plutôt àle
>> contrefaire qu'à l'imiter. a THUROT.
5 .
ren
TABLEAU LITTÉRAIRE DE LA FRANCE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE ;
parEUSEBESALVERTE .
Etjam nunc dicat ,jam nunc debentia dici
Pleraque differat , et præsens in tempus omittat.
HORAT . de Arte poet.
AParis , chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype,
rue de Seine , nº 12 .
Ce Discours , présenté l'année passée au quatrième
concours ouvertpour cet éternel Tableau de la littérature
française au dix-huitième siècle , a obtenu une mention
honorable. Leprixn'ayant point étédécerné , l'auteur pouvait
rentrer dans la carrière ; mais il en a été détourné par
des assurances de succès , un peu trop positives peutêtre
, données à l'un des concurrens par M. le secrétaire
perpétuel et ensuite par un membre fort distingué de la
classe. On disait de ce concurrent : « Son triomphe
<<pour être retardé , n'en sera que plus brillant et plus
>>pur , à moins toutefois qu'un concurrent plus habile ne
>> vienne lui disputer la palme qu'il aura été si près de
>> saisir : s'il est permis au public de le désirer , l'auteur
>>du Discours a peu de raison de le craindre. » Ces mots ,
que je mets en italique , M. Salverte les imprime en majuscules
; il les présente comme le motif et l'excuse du
parti qu'il a pris . Il faut convenir quela phrase , très- flatteuse
pour celui qui en était l'objet , était fortpeu encourageante
pour tous les autres , et qu'elle pouvait produire
deux effets également nuisibles à l'éclat même du con
cours , c'est-à -dire inspirer au vainqueur désignéune telle
confiance , que ses nouveaux efforts , dans une nouvelle
lutte , en fussent beaucoup moins soutenus , et en même
tems imprimer à ses émules un tel effroi de sa supério-
G
DIOL, UNNO
98 MERCURE DE FRANCE ,
rité , qu'ils ne crussent pouvoir échapper que par la fuite
àl'humiliation d'orner son triomphe. De ces deux dangers,
lepremier sans doute ne se sera point réalisé , mais
l'autre était presqu'inévitable . J'ignore combien de personnes
se sont retirées de la lice, ainsi que M. Salverte ;
mais je parierais bien que ce n'étaient pas les moins
dignes d'y rester. Je n'ose approuver ni blamer leur conduite.
Comment juger à quel point et par quels motifs il
était difficile que la palme fût disputée ( M. le secrétaire
perpétuel ne dit pas ruvie) à ce concurrent qui l'avait
déjà presque saisie ? Si pourtant cette difficulté était aussi
grande qu'on pouvait l'inférer des paroles d'un écrivain
aussi judicieux , aussi mesuré que l'est M. le secrétaire
perpétuel , doit-on condamner de jeunes écrivains qui ,
sans décliner la juridiction de l'Académie , sans en appeler
à un autre tribunal , se sont mis eux-mêmes hors de
cour et de procès , et se sont réduits à n'ambitionner que
les suffrages du public?
M. Salverte ne nous dit pas qu'il ait ajouté à l'étendue
de son Discours avantde le faire imprimer. Il forme près
de quatre cents pages in-8° : s'il avait cette longueur
lorsqu'il fut envoyé au concours , il était , par cela seul ,
impossible que le prix lui fût adjugé , puisqu'une des
conditions indispensables du concours académique est
que les ouvrages n'excèdent pas une heure de lecture , et
qu'à propos même du Tableau littéraire , M. le secrétaire
perpétuel a plusieurs fois rappelé les concurrens à
la stricte observation de cette loi. Ce n'est point un reproche
que je fais au Discours de M. Salverte , ce n'en
estpas unnonplus que j'adresse au sujet proposé . Beaucoup
de bons esprits ont pensé que ce sujet était de nature
à ne pouvoir être renfermé dans les bornes prescrites
, si, aux innombrables faits littéraires dont il semble
secomposer, onnesubstituait des masses unpeu confuses ,
accompagnées de quelques résultats plus tranchans que
lumineux , et si , par conséquent , on ne laissait indécise
pour la raison l'espèce de question qui sort nécessairement
du programme et de ses circonstances . Mais il ne
faut défier le talent derriieenn : espérons que l'orateur qui
ra êtrecouronné sera parvenu , pour ainsi dire , àrassemMARS
1810.
99
bler beaucoup de substance sous un petit volume , et
aura su allier la profondeur à la rapidité , lajustesse au
mouvement , la force à l'éclat , enfin , la richesse de la
pensée à la pompe de l'expression. Quant à M. Salverte ,
il avu dans le sujet d'un discours le sujet d'un livre ; il
n'a pu , d'après cela , s'assujétir aux rigoureuses lois de la
clepsydre académique , et dès-lors , renonçant à exercer
sur les oreilles d'un auditoire de curieux et de femmes
le charme des traits brillans et des phrases cadencées , il
acherché , dans le savoir , la méthode et la discussion ,
les moyens de plaire aux yeux du lecteur solitaire et instruit.
Il faut une autre manière dejugerpourunouvrage
composé dans d'autres vues. Le public a aussi ses prix
àdonner ; il ne me paraît pas impossible que M. Salverte
en obtienne un.
Si je ne voulais que louer M. Salverte , il me serait
facile de le faire ; pour cela, jen'aurais qu'à emprunter
les propres paroles dont M. le secrétaire perpétuel de
l'Académie s'est servi en parlant de son Discours : « on
y trouve , a-t-il dit, du mouvement , de la chaleur et
>> des morceaux bien écrits et bien pensés . » Quel suffrage
pourrait être aussi flatteur et mieux exprimé que
celui-là ? Mais M. Salverte est digne d'entendre des vérités
plus 'sévères. De quel écrivain dirait-on librement
sa façonde penser , si ce n'était de celui à quil'on ne peut,
quelques fautes qu'il commette , refuser beaucoup de
savoir , de raison, d'esprit , de talent et de bonne foi ?
M. Suard , s'exprimant sur les défauts du Discours deM.
Salverte , adit : « il est diffus ; la marche en est embarrassée
et ralentie par des préparations inutiles; le style
>> manque , en général , de précision , quelquefois même
>>>de correction. >>>Ces défauts n'ont pu être inutilement
reprochés à l'auteur; il a dû s'efforcer d'y remédier , et
il y a réussi en partie. L'incorrection , de tous les vices
du style le plus facile à reconnaître et à effacer , me semble
avoir entièrement disparu de l'ouvrage , ou du moins
n'y avoir laissé que des traces bien légères et en fort
petit nombre. Le manque de précision qui , dans unécrivain
, tient davantage à la nature de son esprit et à la
forme que les idées y prennent , ne pouvait pas être
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
6
aussi aisément réformé. La diction me paraît pêcher encore
par un entassement de circonstances et une profusionde
paroles qui lui ôtent un peu de sa fermeté , de
son élégance et même de sa clarté. Je ne me rends pas
trop bien compte de ce que M. le secrétaire perpétuel a
voulu dire par ces préparations inutiles qui , selon lui ,
embarrassent et ralentissent la marche du Discours . Dans
l'état actuel de l'ouvrage , les choses ne semblent pas préparées
de trop loin , ni trop gratuitement ; l'auteur arrive
assez droit à son objet et le suit sans digressions oiseuses
ou déplacées . Ce qui me paraîtrait un peu ressembler à
des préparations inutiles , ce sont certains préambules
de chapitres ou parties , dans lesquels M. Salverte se
livre à l'apostrophe , à l'exclamation , enfin aux mouvemens
convenus de l'éloquence , afin d'imprimer en quelques
endroits le sceau du genre oratoire à un écrit qui y
répugne , sinon par le sujet , du moins par l'étendue , par
la forme et sur-tout par l'esprit d'examen et de discussion
qui règne dans l'ensemble. Partout ailleurs que dans
ces exordes , le style est fort tempéré ; c'est celui de la
dissertation littéraire , quand il est soutenu , et que , sans
s'attacher à la critique de détail , il s'élève aux considérations
générales. Reste à examiner le plus sérieux , le
plus grave des reproches que le rapporteur de l'Académie
ait faits à M. Salverte, celui qui a pour objet la diffusion,
mot par lequel il faut entendre le défaut d'ordre et
deproportion.
Če serait une apologie indigne d'un écrivain tel que
M. Salverte , que d'alléguer l'excessive difficulté de
coordonner le nombre infini d'objets divers dont se
compose le dix-huitième siècle , sous le rapport littéraire
et philosophique. Deux méthodes seulement s'offraient
au choix des auteurs : l'ordre chronologique et l'ordre
des matières . De quelques formes brillantes que le talent
des orateurs pût revêtir un pareil sujet , il fallait toujours ,
pour classer les hommes et les écrits , adopter la succession
des tems ou la division des genres . L'ordre chronologique
semblait inadmissible , en ce qu'il devait intro-
▸duire un véritable désordre parmi les objets , et sans
*cesse obliger l'écrivain à des pas rétrogrades. La distri-
1
MARS 1810 JOT
:
butiondes matières , faite en raison de l'importance et de
l'analogie , paraissait préférable à tous égards ; et c'est
cette marche-là sans doute que la plupart des concurrens
auront suivie .. Elle avait pourtant , vu la solennité du
genre , un inconvénient assez"grave , celui d'être trop
facile , trop vulgaire , sur-tout trop didactique , et de
nécessiter un grand nombre de ces transitions factices et)
laborieuses qu'au moins' , dans un simple traité , l'on
peut remplacer par des numéros ou des titres de chapitres
. M. Salverte n'a pas désespéré de concilier deux
méthodes que tout autre aurait jugées inconciliables .
D'abord , il a considéré le dix-huitième siècle comme un
individu , etil a comparé aux différens âges de la vie humaine
les différentes périodes qui en ont formé la durée .
La première de ces périodes lui semble caractérisée par
limitation et l'innovation à la fois ; la seconde , par l'invention
; la troisième , par l'action réciproque que les
sciences et les lettres ont exercée les unes sur les autres.t
Cet aspect a quelque chose d'ingénieux et de philoso
phique qui séduit au premier coup-d'oeil ; mais malheureusement
l'inflexible vérité ne se plie pas toujours de
bonne grâce à ces brillans systèmes allégoriques : alors
on l'étend sur le lit de Procuste , on la violente , on la
mutile pour l'ajuster aux formes et aux proportions du
cadre qu'on s'est plu d'avance à dessiner . La littérature
entièred'unenation peut être assimilée à la vie del'homme,
parcequ'ellea comme elle son enfance, son adolescence,
sa maturité , sa vieillesse et sa décrépitude : mais cette
comparaison , juste quand on l'applique à l'ensemble ,
devient nécessairement fausse quand on la transporte à
l'une de ses parties . Où est , où peut être l'enfance littéraire
d'un siècle qui succède à celui de Bossuet , de Gorneille
, de Molière , de Lafontaine , de Racinel, etc.; et
qui , dans ses premières années , compte des hommes
tels queMassillon, J.-B. Rousseau , Fontenelle, Lamotte
et autres ? Vainement M. Salverte s'écrie : « Ne serait-on
>> pas fondé à croire que la division des siècles n'est pas
>> arbitraire ; qu'elle est tracée par le système de numéra-
>>tion des hommes, bien moins que par la main puis-
>>sante de la destinée; que le dix-huitième siècle enfin ,
102 MERCURE DE FRANCE ,
:
>> comme celui qui la précédé , était condamné àramper
» dans l'enfance avantd'atteindre la force de l'âgeviril ? ».
Non , on n'est point du tout fondé à le croire. La division :
séculaire n'interrompt nullement la transmission des fravaux
de la pensée et de l'imagination , non plus que la
succession des hommes de génie , d'esprit et de talent.
Ce qui caractérise l'enfance , c'est l'ignorance et la faiblesse
: comment seraient-elles le partage nécessaire des
héritiers d'un siècle de lumières et de force? Si , à la
suite d'un tel siècle et au commencement de l'autre ,
vous remarquez dans les esprits des symptômes d'affaiblissement
et de corruption , cherchez-en l'explication
dans la nature même des choses et des circonstances;
mais n'appelez point cela enfance, parce que l'épuisement
desgenres et des sujets , l'impuissance d'égaler ceux qui
s'en sont emparés les premiers , et la nécessité qui en
résulte d'abuser des moyens connus ou d'employer des
moyens extraordinaires , appartiennent à l'enfance beaucoup
moins qu'à la vieillesse . Ce qui a contribué sans
doute à tromper M. Salverte , c'est qu'à la naissance du
dix-huitième siècle , il a cru apercevoir dans beaucoup
d'écrivains cette tendance à l'imitation, qui est le propre
de l'enfance et son premier moyen d'éducation. Il est
vrai qu'on faisait , comme dans le siècle précédent, des
tragédies , des comédies , des opéras , des fables , des
odes, etc.; il est vrai encore que dans la tragédie , par
exemple , Campistron , Lagrange- Chancel , Duché et
autres , se portant pour disciples de Racine , l'imitaient
avec l'affectation et la faiblesse d'un enfant qui essaierait
de répéter les pas et les gestes dont un homme fait lui
donnerait l'exemple. Mais qu'en faut-il conclure? Quel
Campistron , Lagrange-Chancel et Duché manquaient de
génie. Voltaire, qui n'en manquait pas , donnait , vers le
même tems , son OEdipe , où il n'imitait personne , mais
où il surpassait Corneille. Bientôt après , il imita volontairement
Racine dans Artémire et dans Mariamne;
mais , dans la suite , il l'imita bien mieux , quoique sans
dessein marqué , lorsqu'il fit Zaïre et Mérope. Selon
M. Salverte , la seconde période du dix-huitième siècle
fut celle de Tinvention . Je ne suis pas encore bien frappé
MARS 1810
delajustessede cot aperçu . On a peut-être fait, dans le
secondtiers de ce siècle , des tragédies et des comédies
meilleures que dans le premier ; mais on n'a point inventé
de genres nouveaux , ni de nouvelles espèces dans des
genres anciens ; ceux-ci seulement ont été traités avec
plus de talent et de succès que précédemment , ce qui
tient encore au génie des hommes et point du tout à
l'époque où ils ont paru. Quant à la troisième période ,
que M. Salverte dit avoir été marquée par l'alliance des
sciences et des lettres , il me semble que , pour commencer,
elle n'avait point attendu que le siècle fût aux deux
tiers de sa révolution , et qu'elle date véritablement de
l'auteur des Mondes et des Eloges des Académiciens .
Au reste , cette troisième période , je l'appellerais plutôt
celle de laphilosophie ; et si je voulais absolument voir
de l'analogie entre elle et cet âge de la vie où la raison
succède à l'imagination , je ne renfermerais pas la quest
tion dans le dix-huitième siècle , mais je l'étendrais à
tous nos siècles littéraires , parce que cet esprit d'analyse
et de discussion , auquel nous sommes arrivés , résulte
de la marche de l'esprit humain pendant tous ces siècles,
etnon pendant le dix-huitième seulement.
Ilme reste à expliquer comment M. Salverte a pu allier
l'ordre des matières à celui des tems ; et c'est ici peut-être
que les inconvéniens de sa méthode se font le plus sentir.
Je prends pour exemple la première partie de l'ouvrage ,
cellequi est consacrée à cette première période du siècle ,
caractérisée par l'imitation . L'auteur y traite successivement
et graduellement de tous les genres dans lesquels .
des écrivains du commencement du siècle ont imité
faiblement ceux du siècle précédent; mais , lorsqu'un de
ces genres ne doit pas être traité dans la suite avec cette
supériorité qu'il appelle invention , il épuise tout de suite
da liste entiène des auteurs qui s'y sont exercés depuis
1700 jusqu'à nos jours . Ainsi , il nomme et juge tous les
fabulistes du siècle depuis Lamotte jusqu'à Florian ,
parce que dans l'intervalle aucun écrivain ne lui paraît
avoir mérité en ce genre le titre d'inventeur ; mais , à
propos des tragiques imitateurs , il ne cite point les premières
pièces de Voltaire , dont quelques-unes, par la
104 MERCURE DE FRANCE ;
date et même par le genre , pourraient appartenir à son
époque d'imitation , parce qu'il regarde Voltaire comme
un tragique inventeur , et qu'en cette qualité il le réserve
pour sa seconde partie . Le genre dramatico-lyrique étant,
selon M. Salverte , un de ceux qui en sont restés à l'imitation
pendant le dix-huitième siècle , Voltaire figure dans
la première partie , et pour la première fois , dans un
groupe formé de tous les faiseurs d'opéras depuis Fontenelle
jusqu'à M. Guillard. C'était sans doute un plan
malheureux que celui qui devait nous montrer Voltaire
auteur de Samson avant Voltaire auteur d'OEdipe et de
la Henriade. Y
Il est juste d'observer que la troisième et la quatrième
parties de l'ouvrage sont dans un ordre beaucoup plus
satisfaisant que les deux premières . L'auteur ayant traité
dans celles-ci à-peu-près de tous les genres qui sont du
ressort de l'imagination et de l'esprit , n'a plus guère à
s'occuper dans les autres que des genres où la science
et le raisonnement dominent. Les objets alors sont
moins nombreux et plus analogues . Si les écrivains sont
encore écartés entr'eux par l'époque de leur existence ,
du moins ils sont rapprochés par la nature de leurs travaux,
et ces espèces d'anachronismes systématiques qui
bouleversent le commencement de l'ouvrage , ne peuvent
plus en troubler beaucoup la fin. La troisième
partie s'ouvre par une histoire complète de la traduction;
l'auteur remarque ingénieusement que cet art , cultivé
avec peu de zèle et de succès durant le dix-septième
siècle , doit peut-être les heureux développemens qu'il
a reçus pendant le dix-huitième , à cette dispute des
anciens et des modernes qui en agita les premières années.
Je regrette qu'en parlant de l'abbé Gédoyn , à qui
il reproche justement l'inexactitude et la négligence de
sa traduction de Pausanias , il ne fasse point mentionde
sa traduction de Quintilien dont la bonté est généralement
reconnue , et que parmi les traducteurs de Cicéron
il ne cite point l'abbé Mongault, qui fit passer avec tant
de bonheur dans notre langue l'inappréciable recueil
des lettres à Atticus . Il parle plus loin des laborieux littérateurs
qui nous ont donné des traductions des deux
OMARS 1810. 105
comiques romains : il araison pour Térence , traduit
exactement par Mme Dacier , et ensuite plus élégamment
par Lemonnier; mais il n'existe d'autre traduction complètedePlaute,
que celles de Marolles , de Gueudeville
etdeLimiers , et franchement aucune des trois ne mérite
d'être mise en ligne de compte. Plus loin encore , au
sujet de la métaphysique et de la critique littéraires ,
l'auteur semble citer comme un ouvrage du dernier
siècle la Pratique du théâtre . Je ne connais sous ce titre
que l'ennuyeux livre de l'abbé d'Aubignac , lequel date
dumilieu du dix-septième siècle. Ou il a paru une nouvelle
Pratique du théâtre qui m'est inconnue , ou M. Salverte
, parlant de celle de l'abbé d'Aubignac , s'est exprimé
de manière à faire croire qu'il parlait d'une plus
récente : ce sont les deux seules suppositions permises
envers un homme d'un savoir aussi étendu et aussi positif
que M. Salverte. On ne rencontre assurément aucune
erreur de fait ni aucune obscurité dans le long passage
dela troisième partie , qui concerne les écrivains connus
sous le nom de philosophes. Il me paraît impossible de
mieux connaître leurs ouvrages et de les juger avec une
plus grande netteté d'opinion et de style. Cette franchise
vraie qui est toujours si commode et souvent plus adroite
que l'adresse même , qui est l'honneur de l'écrivain , qui
...donne de la considération à sa personne , du poids et du
charme à ses écrits , cette franchise qu'on tient de son
ame et que l'esprit ne sait pas imiter , éclate décemment
dans tout l'ouvrage de M. Salverte , et elle y devient
réellement du courage lorsqu'elle s'explique sur les philosophes
et ceux de leurs disciples qui ont brillé par
leurs talens et leurs malheurs dans les orages de notre
révolution. Quand l'auteur s'écrie : « Toi à qui j'ai voué
>> ma vie , ô vérité , reçois mon serment , » il ne fait pas
une apostrophe de commande ; il laisse échapper un
sentiment dont son coeur est rempli .
: Il faut que la franchise , dans ses plus grands excès,
ne puisse jamais nuire qu'à celui-même qui la professe;
elle doit toujours ménager les autres, sous peine de devenirde
l'impolitesse et de la brutalité. Celle de M. Salverte
n'est ni dure , ni farouche ; elle sait ce qu'on doit
106 MERCURE DE FRANCE ,
d'égards aux tems , aux lieux et aux personnes. Les juges
du concours faisaient eux-mêmes partie du sujet qu'ils
avaient proposé : presque tous appartiennent au dernier
siècle par des écrits plus ou moins nombreux , plus ou
moins remarquables ; et ces écrits , il en fallait parler ,
il les fallait apprécier. Le plus inflexible partisan de la
sincérité n'oserait exiger qu'en cette circonstance un
concurrent émît son opinion avec la même franchise
que le ferait un critique indépendant. M. Salverte a donc
loué tous ses juges , mais il y a mis de la mesure , de la
délicatesse , de la pudeur. Par ce moyen, il a singulière
ment adouci pour la modestie des Académiciens , s'il n'a
pu le lui épargner entièrement , le rude supplice que lui a
fait subir cinq années de suite cette continuelle explosion
de louanges obligées , dont chaque membre à son tour
était condamné à s'entendre faire et quelquefois à faire lui
même la lecture en présence de tous ses confrères . Maa
Salverte , qui croyait que M. Mercier , le fléau de Newton
, de Racine , de Boileau et de Raphaël , siégeait à
l'Académie , lui a consacré deux pages qui ne sont assu
rément pas remplies de fadeurs ; mais s'il n'a pas cru de
voir trahir la cause de la raison et du bon goût pour se
procurer un suffrage de plus , il a su du moins censurer
avecune noble politesse le littérateur hérésiarque , et intéresser
son caractère à ne point tirer vengeance des
reproches adressés à son esprit. «Cet auteur est un de
>>mes juges , dit-il en finissant : la liberté avec laquelle
>>je m'exprime, lui prouvera que , si je puis me tromper
>> sur le mérite de ses ouvrages , je ne me trompe pas sur
>> son impartialité .>>>
De tout ce que je viens de dire jusqu'ici , mon opinion
sur le livre de M. Salverte est très-facile à conclure . Ce
livre fait beaucoup d'honneur à son savoir, à son esprit ,
à sa raison et à son caractère : c'est le résultat d'une immense
lecture , élaboré par une saine et profonde réflexion.
Si une pensée plus simple et plus heureuse eût
présidé à l'arrangement des matériaux, ce serait un des
plus solides et des plus nobles monumens élevés à la
gloire littéraire et philosophique du dix-huitième siècle.
AUGERA
MARS 1810. 107
L'ART DE DINER EN VILLE , A L'USAGE DES GENS DE LETTRES .
Poëme en quatre chants.
٠١٠ Savant encemétier,si cher aux beaux-esprits .
Dont Montmaur autrefois fit leçon dans Paris .
BOILEAU , satire I
:
AParis , chez Colnct , libraire , quai Voltaire , au
coin de la rue du Bac ; et chez Delaunay , Palais
Royal , galeries de bois .
4
:
It manque à ce trop long petit ouvrage deux choses ,
plus essentielles que l'auteur sans doute ne l'imagine , la
nouveauté et la vérité . On s'est de tous les tems cru
permis de mordre sur les parasites , qui de leur côté
n'en perdaient pas un coup de dent ; mais , à force d'avoir
mordu , on n'a plus laissé à mordre : et de quoi peut-on
se flatter en ce genre après cette foule de comiques et de
satiriques , tant anciens que modernes, qui ont épuisé la
matière , et qui forcent à les répéter ou à ne rien dire?...
Mais au défaut du neuf il faudrait au moins du vrai ,
car il n'y a que le vrai qui puisse supporter de n'être pas
neuf. Or est-il bien vrai que les gens de lettres sans
exception ( car l'auteur n'en fait point) , soient tous des
gourmands , des parasites , des flatteurs , des miserables
, etc. , etc. ? nous espérons pour son honneur
qu'il n'en pense rien , puisqu'il pourrait à toute rigueur
avoir aussi la prétention d'ètre lui-même un homme de
lettres , d'autant qu'il y en a de plus d'une classe ; mais
nous supposons qu'il aura cru bonnement que cette
petite fiction pouvait lui être passée ou comme une
licence poétique, ou comme une gaieté de carnaval ;
peut-être même aura-t-il su qu'un homme d'esprit disait
quelque part :
Les sots sont ici bas pour nos menus plaisirs ;
et qu'en conséquence il aura conclu modestement que
les gens d'esprit devaient être pour les siens. Or, comme
il présume apparemment qu'entre les hommes d'esprit il
n'en trouvera jamais de meilleure composition que ces
bonnes gens de lettres , de sont ceux-là qu'il attaque , et
4
1
108. MERCURE DE FRANCE ,
Dieu sait avec quelles armes ! il en emprunte à tous les
anciens et à tous les modernes ; il en cherche dans les
lieux communs les plus communs , bien sûr de les ennoblir
en les destinant à un aussi noble emploi. On
croira , peut- être , que parmi tant d'innocentes victimes ,
leur agresseur inconnu en choisit une ou deux , tout au
plus , pour montrer ce qu'il sait faire ; non, il ne veut pas
que personne échappe : c'est l'armée entière des gens de
lettres qu'il rassemble au fondde sa pensée, et qu'ilforme,
pour ainsi dire , en colonne pleine , afin de la mitrailler
à son plaisir. Quelques moralistes un pen rigides pourraient
trouver à redire à l'intention , et c'est en vain
qu'on leur répondrait , en faveur de l'auteur , que les
coups ne portent point ; il espère sûrement bien le contraire
, et d'ailleurs , quelqu'éventée que soit la poudre ,
est-il permis de tirer sur le monde ? 11
Nous n'avons l'honneur de connaître le poëte en question
, ni de près , ni de loin , et nous aimons à supposer
que c'est ici la première explosion d'un très-jeune talent,
parce que la jeunesse sert à la fois d'excuse à l'audace et
à la faiblesse ; mais alors pourquoi notre jeune espiègle
n'a-t-il point consulté quelqu'ami en âge de
raison ? Ce galant homme , sans doute , n'aurait pas
manqué de lui dire : Méchant enfant , tu bats ta nourrice.
Ces gens de lettres que tu attaques sans distinction ,
sont tes premiers bienfaiteurs ; ils ont donné leurs soins
à tes jeunes années ; ils ont dirigé tes études ; ils ont
guidé , ils ont soutenu tes premiers pas dans la carrière
; car, sans leurs leçons , sans leurs conseils , on ne
parvient pas à faire des vers..... même comme les tiens .
Si tu ne leur dois pas davantage , crois-moi , ce n'est
point à eux qu'il fallait t'en prendre ; on ne passe point
la mesure du vase , on ne fait point tenir un fleuve dans
une cruche .
La cause est malheureusement si belle , qu'on rougirait
de la plaider, et que ce serait allumer de la bougie
pour montrer le soleil. Nous ne prétendons certainement
pas soutenir que les gens de lettres soient tous parfaits ;
le poëte en question prouve le contraire , et mieux peutêtre
qu'il ne s'en flatte. Mais le grand défaut qu'il leur
MARS 1810 .
rog
reproche , un défaut capital à ses yeux , et qu'il regarde
comme un vice... le croirait-on? c'est le défaut de fortune.
Hélas ! monsieur l'auteur , puissiez-vous les en
corriger tous !
............. Et eris mihi magnus Apollo.
Mais vous auriez de la peine , parce qu'il y en a plus
d'un chez qui ce malheureux défaut-là est volontaire , et
qui pensent , dans leur orgueil , avoir toujours mieux à
faire que de s'enrichir . Cependant ce défaut même dont
ils ne disconviennent point , notre accusateur trouve encore
moyen de l'exagérer. En effet, tout homme , tant
soit peu digne du nom d'homme de lettres , a dû nécessairement
recevoir une éducation tant soit peu soignée
. Or, comme dans ce bas monde on n'a rien pour
rien, et que toutes les cultures entraînent des frais ,
jusqu'à celle de l'esprit , cette éducation annonce d'ordinaire
qu'on ne sort pas des classes les plus indigentes ;
car il est probable que celui qui a eu de quoi étudier , doit
avoir à-peu-près de quoi vivre. Nous savons néanmoins
qu'on a vu des esprits appelés à la gloire en dépit de la
misère, et qui ont brisé par leurs propres forces les dures
entraves qui semblaient devoir à jamais les retenir : mais
de tels hommes sont plus riches que les riches , plus
nobles que les nobles; et ceux-là , certes , ne tomberont
pas plus dans la bassesse que des aigles dans la boue.
Au reste , quand il existerait encore dans les basses
classes de nos colléges des écoliers assez novices pour
s'amuser des antiques gentillesses dont cette nouveauté
fourmille , ils reconnaîtront en grandissant ,
que les auteurs ont de tout tems préféré leur cabinet
, leur grenier à la meilleure table. Les choses
parlent d'elles - mêmes , et rien que leurs portraits à
presque tous suffisent pour démentir leur accusateur.
Regardez Sénèque , le Dante , le Tasse , Pétrarque ,
Pope , Montesquieu , Barthélemy , et sur-tout Voltaire :
en bonne foi , sont-ce là des figures de parasites , des
faces de gloutons ? ne ressemblaient-ils pas plutôt à autant
de squelettes dont les ames étaient déjà passées dans
l'Elysée?
MERCURE DE FRANCE ,
N'importe , si nous en croyons M. ***, soit besoin ,
soit gourmandise , les gens de lettres n'ont de salut ,
n'ont de félicité qu'à la table des riches ; c'est là qu'il
aime à se les représenter comme autant de guerriers
scandinaves, assis après leur mort à l'éternel banquet
d'Odin , nageant dans la joie , et payés de leurs travaux
par une éternelle bombance. On dirait même que , tout
en feignant d'en vire , M. *** ne serait pas trop fàché
d'être de la partie : car il nous décrit cette chère merveilleuse,
cette longue suite de plats , ces sauces piquantes,
ces mets succulens , ces excellens morceaux , plutôt
en amateur qu'en censeur , etde manière à faire admirer
son appétit au moins autant que son goût .
Enfin , vous en reviendrons toujours à dire , comme
dans je ne sais quel opéra comique :
Demandez-moi pourquoi, pourquoi cette colère ,
et contre les gens de lettres , et contre les riches qui sont
ici également bien traités . Les uns sont une bande d'écornifleurs
, de flatteurs , de drôles ; les autres sont un
tas de faquins , de fripons , d'imbécilles . Quoi done !
M. *** est-ce que les pauvres riches auraient eu le malheur
de se passer de votre société et de ne pas vous faire
l'accueil que vous méritiez , peut-être même que vous
désiriez ? Ah ! sans doute , ils voient à présent ce que
c'est qu'un poëte irrité :
,
Genus irritabile vatum .
Ou bien est-ce que ces sottes gens d'esprit auraient eu
l'indiscrétion d'assiéger votre table ? Alors , vous ne pouviez
mieux vous y prendre pour vous en débarrasser ;
et, après le plat que vous leur servez , je doute qu'ils y
reviennent. Ou plutôt est-ce que vous ne pardonneriez
pas aux riches d'être plus riches que vous , et aux hommes
de lettres plus hommes de lettres ? Car il faut bien
qu'il y ait en vous je ne sais quelle maladie secrète , je ne
sais quelle humeur peccante , pour avoir tant de peine à
digérer les bons dîners que les uns donnent et que les
autres font.
Quant à nous , qui ne nous vantons pas d'être
assez hommes de lettres et encore moins assez ,
MARS 1810.
riches pour nous regarder comme personnellement intéressés
dans la querelle , nous allons de nouveau jeter un
coup-d'oeil sur l'ouvrage , sans humeur ni faveur , absque
irâ et studio , et nous faisant un point d'honneur d'être
justes , même envers qui ne le serait pas .
Nous pourrions nous dispenser de parler du plan ; car,
à vrai dire , il n'y en a point. Ce sont huit à neuf cents
vers appartenant en partie à messieurs tels et tels , et en
partie à l'écrivain , et disant tous à-peu-près la même
chose. On a eu l'heureuse idée de les partager en quatre
divisions à-peu-près égales pour leur donner un faux air
depoëme en quatre chants, sans trop s'embarrasser de
la coupe et des repos que les règles de l'art exigent en
pareil cas . Mais qu'est-ce que les règles de l'art pour qui
s'est mis autant au-dessus de celles de la bienséance ?
Cherchez un tailleur assez sot pourvous faireunhabit
à crédit , et puis cherchez un riche assez sot pour vous
offrir sa table ; flattez le tailleur , flattez le che, flattez
la dame , flattez les valets ; n'épargnez ni fadeurs , ni
mensonges , ni bassesses : voilà le précis de ce beau travail
, que l'entrepreneur a jugé à propos de couronner par
un éloge des Lettres champenoises et une insulte àl'Institut.
D'après le canevas , qui , pour la décence et les égards ,
n'est encore rien en comparaison de la broderie , il
paraît que M. *** désire au moins autant se faire des ennemis
que des amis; et, s'il poursuit, nous osons lui
prédire qu'il réussira . On dirait que son projet est de
détacher les riches des gens de lettres et les gens de lettres
des riches : c'est une grande entreprise , mais qui se borhera
peut-être à détacher les uns et les autres de lui .
Nous avons promis d'être justes , nous le serons , et
nous ne refuserons point à l'auteur de cette petite brochure
une versification assez facile,une gaiété assez sontenue
, une diction quelquefois assez élégante , une plaisanterie
quelquefois assez légère , et de tems en tems des
pensées ingénieuses qui seraient dignes de se trouver en
meilleure compagnie. Cette parodie de prologue , au
commencement du second chant , n'est point , à beaucoup
près , sans grâce ni sans esprit :
Omes amis ! fuyez , fuyez le mariage ;
MERCURE DE FRANCE ,
/
C'est un état fort triste et peu fait pour le sage..
Quels terribles secrets , que de soins , que d'ennuis ,
Sombre tyran des coeurs , il entraîne après lui !
A son joug odieux sachez donc vous soustraire ;
Laissez faire les sots , ils peupleront la terre.
:
Al'endroit où il est question d'imaginer une généalogie
pour Mondor, nous avons remarqué ce vers :
Pour prix de ses diners , donne-lui des aïeux.
1
Ceux-ci peuvent encore être cités . L'auteur conseille
d'attendre , pour hasarder les flatteries les plus absurdes ,
que le vin de Champagne ait commencé àcirculer :
Alors tu peux tout dire , alors tout est souffert ;
Tel doute à l'entremets , qui croit tout au dessert .
Mais sur-tout rien de plus gai que ce petit échantillon de
la littérature de Mondor , siégeant à sa table et discourant
au milieu de ses amis :
Messieurs , je vous l'ai déjà dit ,
,
CeVoltaire entre nous n'était pas sans esprit.
Je le voyais souvent et le trouvais aimable ;
Il m'a lu son Irène , elle est fort agréable :
Sa lettre à l'archevêque est un joli morceau
Jen'endisconviens pas ; je fais cas de Rousseau ,
SonEmile a du bon , et sa Mérope est belle ;
Mais pourquoi publier cette horrible Pucelle?
Je vous le dis encore , à tous nos grands auteurs
Je préfère Piron , il respecte les moeurs ;
८
Estimable écrivain ! sa Didon , ses Cantiques
Nepeuvent offenser les oreilles pudiques.
Hé, Messieurs , sans les moeurs , les moeurs du bonvieux tems,
Que deviendrait la bourse ? ......
C'est assez montrer notre impartialité à un auteur qui
semblait en dispenser ; nous allons faire plus, et lui prouver
notre intérêt. Abjurez la satire , lui dirions-nous si
nous leconnaissions : on ne saittrop si elleajamais euune
grande utilité ; mais son tems est passé , et d'ailleurs elle
est si rarement de bonne foi ! Si c'est la haine du vice ,
si c'est le zèledu bien qui vous anime , que pouvez-vous
espérer après Horace , Juvenat , Régnier , Boileau et
Tinapprochable Molière? Il n'est pas clair cependant qu'ils
alent
९ MARS 1816.M 113
aient beaucoup avancé le perfectionnement de la société:
mais , croyez-moi , ce qu'ils n'ont pas fait en ce genre
est infaisable , et prouve seulement que nous sommes incorrigibles
. Si au lieudece but sublime vous n'aspirez qu'à unpeu de gloire , sachez que celle qu'on attend de lameson LA
SETN
,
chanceté finit tôt ou tard par être bien chèrement payée
et qu'on se pique aux orties dont on fouette les autres.
Enfin , renoncez au genre burlesque dont on ne peut
attendre aucune renommée et même aucune estime:
cette parodie éternelle des beautés les plus consa
crées prouve qu'on ne les sent point assez ; elle
porte presque toujours avec elle une apparence de derision
plus ou moins indécente , et tient de la profanation
. C'est d'ailleurs l'annonce ordinaire d'un talent
faible ; j'ai pensé dire ici parasite , qui ne trouve en luimême
ni son appui , ni son aliment. On en rit , direzvous.
Oui ; mais souvent on rougit d'en rire. Il en est
comme de ces plaisans de profession à qui on trouve ,
dans la chambre , une habileté merveilleuse à rendre
les intonations , les gestes , le jeu de visage , la contenance
des plus célèbres acteurs ; mais transportez ces
mêmes histrions sur un véritable théâtre , le charme a
disparu , et vous les verrez , pour la plupart , d'une
faiblesse pitoyable ou risible . Pourquoi cela ? c'est que
singer n'est pas imifer , et que contrefaire n'est pas faire.
1223
BOUFFLERS .
A
19
ば
41.
raz
LS
MOTOVARIETESI
CHRONIQUE DE PARIS.
:
tros si ob
Amesure que l'on voit s'avancer le printems , on se livre
avec plus d'ardeur aux derniers plaisirs de l'hiver; les bals,
les concerts se multiplient au point que les amateurs les
plus ardens ont de la peine à faire face à tout; il estmême
assez difficile de concevoir comment y résistent quelquesunes
de ces dames qui depuis deux mois ne se couchent
guères ayant cinq heuresdu matin , et se montrentquelque
fois tropiiss bal's dans la même nuit. Il est assezprobable
que tant de fatigues délicieuses doivent altérer la fraîcheur
de leur teint , mais pour s'en assurer il faudrait les voir de
à
1
114 MERCURE DE FRANCE ,
jour, etc'est une faveur qui n'est pour l'instant réservée qu'à
leurs maris .-Au nombre des bals les plus brillans de la
saison , on cite avec un éloge particulier ceux qu'a donnés
S. Exc . l'ambassadeur d'Autriche ; toutes les délicatesses
du goût , toutes les recherches de l'élégance et du luxe ont
été prodiguées dans ces fêtes que l'on peut regarder comme
le prélude de celles qui se préparent.
C'est la dernière fois de cette année que nous aurons à
parler des bals etdes masques , on nous pardonnera donc
de nous arrêter un moment sur des portraits grotesques qui
doivent occuper une place dans le grand tableau de la capitale.
La double files des voitures de masques qui couvre
pendant les jours gras la longueur du boulevart ,se divise
le soir , et distribue cette foule de personnages comiques
dans les différentes réunions nocturnes de Paris : le Prado
la Redoute , Frascati , le Retiro , l'Ermitage et le Tivoli
d'hiver en attirent la plus grande partie , mais vers deux
heures tout va s'engouffrer pêle-mêle au bal de l'Opéra , et
c'estdans ce moment qu'il faut à l'homme le plus agile ,
d'après le calcul d'un habitué , une heure trente-trois miminutes
environ , pour arriver du vestibule au fond du
théâtre où se trouve placé l'orchestre.Après avoir visité le
temple et les chapelles du dieu du Carnaval , ceux qui
veulent avoir une idée complète du culte qu'on lui rend , ne
manquent guères de visiter le Grand Salon , dans la nuit
du Mardi-Gras. C'est là que les amateurs de cette grosse
gaieté , de cette ivresse du peuple qui plait tant à Figaro ,
peuvent venir observer la nature , non telle que l'a vue le
Guide ou Raphaël , mais telle que la représente Téniers et
Van Ostade. Au lieu de cette foule de dominos , dont le
premier aspect attriste par la monotonie , vous trouvez au
Grand Salon tous les genres de déguisement burlesquement
confondus ; le chiffonniery donne le bras à une dame
de la cour , et le grand-ture y jette le mouchoir à une ravaudeuse
: là , plus de gavote , de bolero , plus de contredanses
même , mais un branle immense , où tout le monde
est admis à figurer jusqu'au moment où le Vestris du lieu
se présente avec sa partenaire , pour danser lafricassée,
milien des acclamations d'une assemblée aussi bruyante
et presqu'aussi bien composée quele parterre de nos théâtres
unjour de première représentation .
au
-On vend à tous les coins des rues une petite brochure
intitulée , Journal du Carnaval , dont l'auteur doit être
l'homme le plus triste du monde à en juger par les efforts
qu'il fait pour paraître gai : dans ce journal du Carnaval
:
MARS 1810 115
qui pourra être de quelqu'utilité le jour des Cendres ,
on annonce plusieurs établissemens nouveaux , entr'autres
celui des Soirées économiques , amusantes etsentimentales ,
où plusieurs salles décorées avec magnificence seront destinées
à satisfaire les différens goûts de MM. les abonnés :
ceux qui pensent , avec je ne sais plus quelle petite fille
élevéedans un souterrain , que les yeux ne sont faits que
pour pleurer , assisteront à la lecture des Epreuves du sentiment
, ou d'un moderne opéra-comique ; on lira pour ceux
qui tiennent encore à rire , Mon oncle Thomas , et quelques
fragmens de telle ou telle tragédie à succès : on formera le
style des autres , en analysant les beautés de toute espèce
dont brillent la Pucelle de Chapelain et ... Il faut
laisser à la malignité le soin de suppléer à cette réticence.
Si l'on voulait se donner la peine de pénétrer les intentions
de l'auteur de ce pamphlet , peut- être découvrirait- on qu'il
a voulu fairela critique d'un établissement littéraire qui de
puis vingt ans répond à ses détracteurs , par des succès entourés
de quelques ridicules , qu'il était bien facile de rele
ver avec plus degaieté et d'esprit .
-Le théâtre Faydeau va nous donner , ce Carême , une
joliepièce de Carnaval.AprèsM.Des-Bosquets, nousverrons
éclore les Roses de M. Malesherbes ; ce magistrat célèbre
fait insensiblement son chemin sur la scène ; après avoir
fredonné des couplets de vaudeville , il va s'élever jusqu'à
l'ariette : espérons que nous l'entendrons un jour au théâtre
Français, parler enfin un langage digne de lui.us
4
-Le dernier concert de M. de la Marre , à la salle Olympique
, n'a pas eu moins de succès que les précédens : M.
Baillot, dans un concerto de viottv , a particulierement enlevé
tous les suffrages : on a entendu avecune extrême plaisir
une scène italienne chantée par Mlle Woarnier, jeune
élève du Conservatoire , et M. de la Marre a fait preuve
d'un admirable talent , dans l'exécution d'un bien mediocre
concerto .
2
-
2015
Mme Branchu , qu'une esquinancie tenait depuis
quelques semaines éloignée du théâtre dont elle est le principal
ornement , a voulu faire preuve de zèle en remontant
sur la scène avant que sa santé fût entièrement rétablie ; il
en est résulté pour cette excellente actrice une rechute
plus grave que la maladie même , dont on ne peut encore
assigner le terme , quoiqu'on ait cessé d'en craindre les
suites . Peut-être , en recherchant la cause des nombreuses
affections de gorge ou de poitrine dont les acteurs , et prin-
:
146 MERCURE DE FRANCE ,
cipalement ceux de l'Opéra , sont attaqués depuis quelques
années , la trouverait-on dans la suppression des poëles du
théâtre , qu'une surveillance , très-bien entendue d'ailleurs ,
acru devoir écarter du voisinage des décorations ; il n'en
pas moins vrai cependant, qu'une actrice , pour l'ordinaire
très-légèrement vêtue , chez laquelle une action vive , une
émotion violente , quoique feinte , vient de provoquer une
transpiration subite , et qui se trouve forcée , par la nature
de la situation dramatique où elle se trouve , de rester une
demi-heure en scène , dans une immobilité absolue , il n'e'n
est pas moins vrai , disons-nous , que dans ce cas l'atmosphère
glacée du théâtre peut avoir sur la santé des acteurs
une influence très-dangereuse . N'est-il aucun moyen de
concilier ensemble les précautions contre l'incendie et conla
péripneumome ? Cela vaudrait la peine d'v songer.
se
De Français né malin créale Vaudeville. Boileau se
servirait aujourd'hui d'une autre épithète pour qualifier
certains anfeurs qui donnent pour lés coryphées du
genre,Dentranffes malices répandues dans leur dernière
pièce , on nous dit qu'on voit en France des moulins au
Meu d'académies , des écuries au lieu d'opéras . Quel atticisme
!quel choix d'excellentes plaisanteries ! et qu'avec
de pareils titres on est bien en droit de briguer une place
dans les académies dont on parle !
La mante des paradoxes menace d'envahir notre litté-
Fafure, efpour peu que cela continue on en viendra bientôt.
à soutenir , comme le Damis de la comédie du Méchant,
que rien n'est vrał sur rien. Jusqu'ici l'on s'était imaginé
que la mythologie des Grecs était une source inépuisable
d'images riantes et gracieuses , que l'Amour et son bandeau
, Vénus et sa ceinture , les grâces , les nymphes et les
muses offraient à l'imagination une galerie de tableaux
enchanteurs , voilà qu'un auteur connu par beaucoup d'autres
romans , nous prouve en arabesques , que les Athéniens
étaient le peuple le plus mélancolique de la terre , et
que ses fables sont ce qu'il y a de plus triste au monde.
Nous avons tous été élevés dans la conviction que la
Chine était un pays civilisé de tenis immemorial ; on nous
assure aujourd'hui que llaa nnation chinoise ne remonte pas
au-delà du tems des Croisades OC® SB
11
Bacon , Montaigne , Locke , J. J. Bousseau , et autres
gens de cette espèce qui ont écrit sur l'éducation des enfans
, sont tous partis du principe qu'il fallait, autant que
possible; instruire l'enfance en l'amusant, et pour nous
servir despropres mots de l'auteur des Essais , enmieler les
>
MARS 1810.
bords du vase que l'instituteur lui présente. Ecoutez certains
docteurs du jour , cette méthode n'est bonne qu'à
propager l'ignorance et la sottise : avant de prendre aun
parti, informons-nous du procédé qu'on a suivi pour leur
éducation. Quoi qu'il en soit , les auteurs de toutes ces
belles découvertes auront bean faire , ils n'atteindront
jamais , dans ce genre , à la célébrité de Linguet qui fit
un livre pour prouver que Tibère était le meilleur des
hommes, etque le pain étaitle plus dangereux des poisons .
Autre découverte ! MM. Bourgogne et Lamégie , chỉ-
mistes-pharmaciens , las de fabriquer toutes ces drogues
au moyen desquelles on débarrasse un Etat du superfin de
sa population , emploient depuis six mois leurs alambics
et leurs cornues à l'analyse du café Moka . Ces habiles manipulateurs
sont parvenus à le préparer sous toutes les
formes ; cette graine arabique se trouve chez eux en quintessence,
en sirop , en pastilles , en tablettés , en extrait , en
pâte et même en bonbons , de sorte qu'un amateur peut ,
après son diner , trouver sa demi-tasse dans sa bonbonnière.
2
MODES. Pour robes de femmes la levantine est l'étoffe
la plus universellement adoptée ; on l'emploie en négligé ,
en demi-parure , et même en robe de bal. Le génie de
Leroi , engourdi depuis quelque tems , vient de se réveiller
avec plus d'éclat que jamais etnos élégantes compatriotes
jouiront bientôt des élucubrations de cet artiste célèbres
En attendant , les coiffures les plus nouvelles sont des diadêmes
de plumes à la mexicaine , ou des résilles très
serrés , formant une espèce de capotte lamée en or ou en
argent ; les fleurs ont reparu avec les premiers jours de
mars , non sur la tête , en guirlande , mais en touffes
pour garnitures de robe,- Les hommes ont quitté
les karricks , les redingottes , et même les spencers ; les
gilets de Cachemire , que nos fashionables du premier
ordre avaient abandonnés depuis long-tems , ont tout-à- fait
disparu . Le collet de l'habit baisse chaque jour de quelque
ligne , et le revers s'alonge dans la même proportion. La
culotte de peau est toujours de bon ton le matin , avec les
bottes à retroussis jaunes ; mais, écuyer ou non, les épés
rons sont de rigueur, La couleur des voitures les plus
nouvelles est citron-foncé ; plusieurs de celles quel Lop
achève pour les jours de Longchamp , seront de couleur
lilas et amarante , 2
A
Si l'on's on se plaint avec raison que la mode a trop souvent
118 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
de l'influence sur les choses sérieuses , on trouvera du
moins tout simple celle qu'elle exerce en ce moment sur
les jeux. La bouillotte est décidément réléguée dans les
provinces , c'est le quinze et le biribi qui la remplacent .
Le boston et le reversis , dont la tradition s'était conservée
tau Marais , se jouent depuis quelques mois dans les salons
les plus brillans de la Chaussée-d'Antin ; mais le jeu par
excellence , celui qu'on préfère à tout , c'est l'écarté : il a
cet avantage qu'onll''aapprend en un moment, qu'on lejoue
àdeux , et qu'il procure tout naturellement , au milieu de
la plus nombreuse compagnie , l'occasion d'un entretien
particulier. Y.
SPECTACLES .- Théâtrede l'Opéra-Comique.-M. Desbosquets
, opéra comique en un acte.
Parmi les nombreuses licences que donne le Carnaval ,
je ne crois pas que celle d'ennuyer soit comprise , et c'est
malheureusement de celle-là que l'auteurde M. Desbosquets
s'est le plus constamment prévalu . Il faut être juste cependant
; sa faute n'est point volontaire ; ses intentions étaient
bonnes ; il voulait nous amuser et ne s'est trompé que dans
le choix des moyens . Il a cru qu'il suffisait d'un incroyable
suranné , d'un valet niais , d'un revenant , d'une procession
de baillis précédés du serpent de la paroisse , pour
mettre le public en belle humeur , mais rien de tout cela
n'a opéré. L'intrigue était trop invraisemblable ; l'absence
de l'art et la précipitation du travail se faisaient trop remarquer
, et ces défauts n'étaient rachetés hi par le mérite du
dialogue , ni pardes couplets piquans . Le musicien ne s'est
montré ni plus plaisant ni plus original que le poëte . Le
public a cependant écouté leur composition avec cette indulgence
que le Mardi-Gras autorise : ou attendait à chaque
instant quelque scène bouffonne digne de récompenser la
patience que l'on avait eue. Mais à la chûte du rideau ,
cette attente n'ayant point été remplie , l'indulgence s'est
changée en rigueur. On a sifflé , et les amis , avec tout leur
zèle à demander les auteurs , ont bien obtenu que l'on
relevât la toile et qu'un acteur s'avançat jusqu'à la rampe
pour les nommer ; mais là leur influence s'est évanouie ,
et les sifflets ontpris le dessus avec une supériorité si grande
que l'acteur , sans avoir pu articuler une parole , s'en est
allé comme il était venu. Ainsi s'en ira M. Desbosquets
lui-même , dont il serait au moins inutile d'entretenir plus.
long-tems nos lecteurs .
こ
POLITIQUE.
PARIS.
Un manifeste donné à Saint-Pétersbourg a précédé la
publication d'un nouveau réglement sur la forme de l'administration
générale de l'Etat. Les règnes de Pierre-le-
Grand et de Catherine avaient donné lieu à des ordonnances
importantes ; mais les guerres que la Russie a eu à soutenir
, les révolutions politiques extérieures ont empêché
de coordonner ces statuts sur un plan général et uniqu
Cependant l'exemple des travaux de Napoléon au milieu
de ses glorieuses entreprises guerrières ne pouvait pas être
perdu : la Russie a dějà une première partie de son code
civil , l'autre suivra de près des réglemens, sur diverses
parties se préparent , manaiiss il était instant de régler l'organisation
du conseil même où la loi s'élabore . Tel est l'objet
d'une déclaration qui a paru le premier de cette année . En
même tems le travail des commissaires chargés de la
fixation des lignes de démarcation s'avance. Les Russes
ont pris une forteresse turque sur les bords de la Mer-
Noire : cet événement a quelqu'importance. Sur le Danube
on reste dans l'inaction , et on croit toujours à des
négociations sous la médiation de la France,
ABerlin les résultats présumés de la mission de M. de
Krusemarck à Paris ont produit le même effet. Les mesures
pour le blocus continental se renouvellent avec vigueur.
On croit que les trois places prussiennes occupées
par les Français ne seront pas occupées , et que Magdebourg
sera le quartier-général d'un corps nombreux français
et confédéré.
La convention de mariage entre S. M. I. l'Empereur
des Français et roi d'Italie , et S. A. I. l'archiduchesse
Marie-Louise , fille aînée de S. M. I. , a été signée le 7
février par les plénipotentiaires , le prince de Schwarzenberg
et le duc de Cadore , ministre des affaires étrangères
de France. L'échange des ratifications de cette convention
a eu lieu le 15 de ce mois , à Vienne , entre le comte de
Metternich-Winnebourg , ministre d'Etat et des affaires
étrangères , et le comte Otto de Mosloy , ambassadeur
de France .
120 MERCURE DE FRANCE
Des millions d'hommes , dit la Gazette de Vienne , bénissent
ces liens , qui leur font pressentir l'avenir le plus
heureux. Le prince de Neufchâtel , vice-connétable de
l'Empire français , doit arriver dans cette résidence vers le
commencement du mois prochain , pour faire la demande
solennelle .
S. M. I. a ordonné que cet événement , si important
pour les deux Empires , serait célébré avec une magnificence
conforme à la grandeur de la circonstance et aux sentimens
élevés du monarqué et du père le plus tendre .
Le prince Paul Esterhazy est parti pour recevoir l'ambassadeur
de France sur la frontière de la monarchie , et
le complimenter.
Les fêtes les plus brillantes se disposent à Vienne pour
la réception de l'ambassadeur de France. Le départ de
S. A. I. Marie-Louise paraît fixé au 8 de ce mois . Immédiatement
après les fêtes et cérémonies du mariage , le 4 ,
l'archiduchesse fera une renonciation authentique pour elle
et sa postérité à tous les Etats héréditaires d'Autriche :
le8, la tradition de la princesse aura lieu dans les formes
les plus solennelles : elle trouvera à Braunau un corps de
lagarde impériale française , les Dames du palais désignées
à cet effet par l'Empereur , et les autres personnes de sa
maison : elle sera accompagnée par Mme de Lazauski ,
jusqu'ici grande maîtresse de sa maison , et qui à Paris
doit prendre rang parmi les Dames du palais.
:
L'allégresse est au comble dans Vienne ; les fêtes publiques
et particulières s'y succèdent ; l'espérance et la confiance
renaissent à-la-fois . Les Français qui y sont demeurés
ne peuvent être étrangers aux témoignages de ces
sentimens du peuple de Vienne; ils ne sont plus seule
ment traités comme des hôtes , dont le propre est partout
de se faire bien recevoir , mais comme des amis , des alliés ,
dont les intérêts et les voeux doivent être désormais communs
aux deux nations . Le crédit , cette pierre de touche
de l'opinion , se rétablit d'une manière inespérée . L'amélioration
du cours dans toutes les villes d'Allemagne a été
dans une progression étonnante. Le papier d'Autriche y
est aujourd'hui demandé , après avoir été si long-tems
repoussé ; il semble qu'il soit revêtu d'une signature nouvelle
, dont l'immense crédit lui ait rendu, toute sa valeur .
Des mesures financières sont prises pour que cette amélioration
ne soit pas passagère , et pour que l'Etat en
recueille les fruits .
Il n'y a point de nouvelles de Cadix. Les feuilles an
1
COMARS 1810 . 121
:
glaises ne connaissent encore que l'entrée des Français à
Séville , et ils en firent à regret les plus funestes consé
quences : comme on se demande ce que font leurs soldats
sur la frontière du Portugal pendant que l'armée impériale
s'enfonce dans la péninsule , elles expliquent leur inaction
par l'activité et l'ensemble des dispositions françaises sur
un autre point.
e
: 1
« Les 8º et 9º corps français , dit le Traveller, étaient à
Burgos et à Valladolid ; ils se réunissent au 6º pour marcher
contre le Portugal . Ces corps réunis formeront au
moins 50,000 hommes , qui seront probablement sous les
ordres de Junot; les journaux précédens nous ayant appris
que le duc d'Abrantès était parti de Paris pour prendre le
commandement du 8 corps. Nous ne saurions espérer un
heureux résultat de la résistance de nos troupes , dont le
nombre est comparativement bien faible ; et quels secours
doit-on attendre des Portugais ?
Les nouvelles les plus récentes que nous ayons de
Cadix ne vont que jusqu'au 6 de ce mois. A cette époque ,
lacrainte des Français avait engagé um si grand nombre
de personues à se réfugier dans cette ville , qu'on s'est vu
obligéde fermer les portes à la foule des supplians ; et on
raconte , entr'autres , que vingt-sept religieuses d'un couventvoisin
ont prié en vain , pendant trois jours , de leur
permettre d'entrer dans laville. Beaucoup de ces nouveaux
arrivés ont été forcés par les autorités publiques de quitter
laville parmer ; ils ont fait voile pour Gibraltar , mais on
croit qu'on refusera de les admettre dans cette forteresse.
Les fortifications des châteaux de Sainte-Catherine , de
Malta-Gorda et de Saint-Louis ont été détruites le 31
janvier. On avait de grands soupçons contre plusieurs des
personnes revêtues de l'autorité à Cadix , et on les supposait
en connivence avec la junte : ces soupçons ont été
confirmés par la découverte d'une immense quantité d'habillemens
et d'autres fournitures qui avaient été envoyés
d'Angleterre pour le service de l'armée espagnole , et qui
sont restés entassés dans les magasins, tandis que les troupes
en avaient le plus pressant besoin
An surplus les Anglais jugent eux-mêmes avec une
grande sagacité , et expliquent avec une franchise assez
donable leur position en Espagne. Lear armée , disent-ils ,
s'est trop livrée au repos et àl'inactivité ;des maladies l'ont
ravagée : elle a fait unrouvement vers le Nord; la faim et
la soif l'y ont déterminée , plus que l'approche même de
l'ennemi. L'avant-garde , qui doit rencontrer les premiers
122 MERCURE DE FRANCE ,
!
corps du duc d'Abrantès , est à peine composée de sept à
huit mille hommes. La réserve est à Abrantes même : il
ya lieu d'espérer que dans sa retraite elle laissera au duc
dece nom au moins une garde d'honneur. Ce qu'il y a
de rassurant , c'est la multitude de transports répandus sur
la côte , toujours prêts à ramener en Angleterre et l'armée
et les alliés à sa solde : pour résister aux Français qui s'avancent,
ce serait le cas de brûler ses vaisseaux ; mais brûler
ses vaisseaux , appartient à une tactique peu usitée parmi
les généraux anglais .
En Catalogne une nouvelle diversion a été tentée , et de
nouveau le corps du maréchal Augereau a été inébranlable :
cemaréchal fait, de Gironne , en date du 23 février, le rapportde
lajournée de Wich, comme del'un des faits d'armes
en Catalogne qui fait le plus d'honneur aux troupes françaises
.Après la retraite de Blake , un nouveau général ( son
nom est Odamel ) , a réuni ses forces à Moya, 12 mille hommes
de troupes de ligne espagnoles et suisses , 1200 chevaux
étaient réunis sous ses ordres à des nuées de paysans et de
miquelets , et tous ses efforts étaient combinés pour anéantir
la division Souham, qui , sous cet habile et brave officier ,
a soutenu dans cette partie du théâtre de la guerre tant
de luttes inégales et glorieuses . L'attaque de l'ennemi a été
vive , tous ses efforts pour enfoncer la division ont été rendus
nuls par le feu de l'infanterie française ; sa tentative
pour déborder la division a été repousséepar une charge de
cavalerie audacieuse et décisive. Dans cette circonstance ,
le général Souham a reçu un coup de feu à la tempe ; il est
en danger de perdre l'oeil , mais sa blessure n'est pas mortelle
; malgré une blessure aussi douloureuse , cet officier
était à cheval à la tête de sa division une heure après
son pansement , et la commanda jusqu'à la fin de la journée.
Le général de brigade Augereau l'avait momentanément
remplacé avec une habileté et un sang-froid qui lui
ont mérité les éloges de l'illustre maréchal dont il a l'honneur
de porter le nom.
Cette journée est décisive pour l'armée de Catalogne ;
de long-tems l'ennemi ne sortira de ses montagnes pour
l'inquiéter. Il a eu près de 4000 hommes hors de combat,
et plus de 3000 prisonniers , déjà en route pour la France.
Les équipages , les ambulances , l'artillerie , les munitions
et 500 chevaux ont formé le butin du vainqueur. Les troupes
italiennes employées au blocus d'Ostalric , se sont aussi
distinguées dans cette journée , où elles ont reçu l'attaquo
de 5000 hommes. La division Verdier pendant ce tems ban
MARS 1810 . 123
layait la côte et faisait disparaître une junte insurrectionnelle
qui dirigeait ces mouvemens ...
LeMoniteurpublie , dans toute leur étendue , les pièces
relatives à l'expédition de l'Escaut , communiquées aux
deux chambres ; il annonce même les enquêtes et interrogatoires
. Les événemens principaux ont été trop long-tems
Pobjet de l'attention publique pour que les détails en doivent
trouver ici leur place; mais on ne saurait trop reconnaître
la prévoyance qui , dans une affaire de cette importance
, assure aux historiens des matériaux d'autant plus
précieux , que sur le vice du plan général , le mauvais choix
du tems et des lieux , les dissensions entre les chefs , l'insuffisance
des moyens , leur mauvaise direction , et les
pertes de toute nature éprouvées par l'escadre et l'armée,
les documens résultent des aveux mêmes de l'ennemi , et
des dépêches de ses généraux.
Cependant , parmi ces pièces , il en est une qui n'était
point connue , et qui , avouant le but réel de l'expédition ,
doit être ici consignée ; ce sont les instructions royales données
à lord Chatam ; ony lit :
<Ayant jugé convenable de vous nommer pour commander une
divisionconsidérable de nos armées que nous avons ordonné d'assembler
et de transporter sur l'Escaut , poury attaquer et détruire la force
navale et les établissemens que l'ennemi.accumule si rapidement dans
les eaux de cette rivière , dans l'ile de Walcheren et à Anvers : vous
aurez soin en conséquence , au reçu de ces instructions de notre part ,
devous rendre avec nos dites troupes à la destination ci-dessus mentionnée
, et d'y mettre à exécution les ordres suivans , en vous réunissant,
pour cet effet , avec le commandant de nos forces maritimes qui
vous accompagnent dans cette expéditions .
> Vous songerez que cette expédition combinée a pour but de
prendre ou de détruire les vaisseaux de l'ennemi , soit ceux qui sont
sur le chantier à Anvers et à Flessingue , ou ceux qui sont à flot dans
l'Escaut . La destruction des arsenaux et celle des chantiers à Anvers ,
Terneuse et Flessingue ; la conquête de l'ile de Valcheren et le soin
de rendre désormais, s'il est possible , l'Escaut impossible et impraticablepour
la navigation des vaisseaux de guerre, font partie également
de ce que vous avez à tenter.
› Si l'ennemi vous rendait impossible d'atteindre les buts ci-dessus
exprimés , en rassemblant des forces assez considérables pour rendre
la persévérance , dans l'exécution de ces projets , incompatible avec le
salut de l'armée; dans ce cas vous ferez les plus grands efforts , de
concert avec l'officier qui a le commandementde nos forces maritimes .
pour de ces différens points en exécuter autant que les circonstances
pourront vous le permettre , et aussitôt que vous aurez complété ces
services ou ce qui en est praticable , vous prendrez immédiatement les
mesures nécessaires pour rembarquer l'armée et la ramener enAngleterre
.
Ily a lieu de croire qu'après la publication d'instructions
124 MERCURE DE FRANCE ,
semblables, les Anglais n'auront plus le ridicule de parler
de diversion , de secours à l'Autriche , et du dessein de la
débarrasser d'une partie des forces françaises dont elle
était pressée . Les ministres et les journaux pourront à
cet égard établir telles suppositions qu'il leur plaira ; mais
les instructions restent. Elles soufpatentes; l'ennemi destructeur
de notre marine s'y montre à découvert et s'y
montre seul ; l'allié de l'Autriche n'y est absolument pour
rien. Au surplus , les journaux du nord parlent en ce moment
d'une nouvelle et fameuse expédition anglaise. Cette
fois il sera possible , peut-être , de leur demander sur quel
point ils prétendent faire diversion ...
14
Un acte impérial d'une haute importance , vient d'être
communiqué au sénatconvoqué à cet effet sous la présidence
du prince archichancelier de l'Empire : le prince Eugène ,
vice-roi d'Italie , prince de Venise , est élevé au titre de
grand-duc de Francfort ; les termes du message de S. M.
au sénat , font connaître les motifs de cette disposition politique
, et les conditions auxquelles elle doit s'accomplir.
« SÉNATEURS , les principes de l'Empire s'opposant à ce que le
sacerdoce soit réuni à aucune souveraineté temporelle , nous avons
→dû regarder comme non avenue la nomination que le Prince-Primat
avaitfaite du cardinal Fesch pour son successeur. Ce prélat , si dis-
› tingué par sa piété et par les vertus de son état , nous avaitd'ailleurs
> fait connaitre la répugnance qu'il avait à être distrait des soins etde
→ l'administration de ses diocèses . 19
> Nous avons aussi voulu reconnaître les grands services que le
→Prince-Primat nous a rendus , et les preuves multipliées que nous
avons reçues de son amitié . Nous avons ajouté à l'étendue de ses
> Etats , et nous les avons constitués sous le titre de grand duchéde
Francfort,Il en jouira jusqu'au moment marqué pour le terme d'une
> vie consacrée à faire le bien. 1
> Nous avons en même tems voulu ne laisser aucune incertitude
→sur le sortde ces peuples, et nous avons en conséquence cédé à notre
>>cher fils leprince Eugène-Napoléon tous nos droits sur le grand-
→duché de Francfort. Nous l'avons appelé à posséder héréditairement
cet Etat après le décès du Prince-Primat , et conformément à ce qui
> est établi dans les lettres d'investiture dont nous chargeons notre
cousin leprince archichancelier de vous donner connaissance..
Il a été doux pour notre coeur de saisir cette occasion de donner
un nouveau témoignage de notre estime et de notre tendre amitié à
un jeune prince dont nous avons dirigé les premiers pas dans la car-
→rière du gouvernement et des armes ; qui , au milieu de tant de cir-
> constances , ne nous a jamais donné aucun motifdu moindre mécon-
→tentement. Il nous a , au contraire ,secondé avec une prudence au-
➤ dessus de ce qu'on pouvait attendre de son âge, et dans ces derniers
tems , il a montré , à la tête de nos armées , autant de bravoure que
> de connaissance de l'art de la guerre . Il convenait de le fixer d'une
manière stable dans le haut rang où nous l'avons placé.
3
MARS 11810 . 125
›Elevé au grand-duché de Francfort . nos peuplesd'Italie ne seront
>pas pour cela privés de ses soins et de son administration ; notre
›confiance en lui sera constante , comme les sentimens qu'il nous
>porte. >
Donné en notre palais des Tuileries , le rer mars 1810.
D'autres actes ont été encore publiés . Le premier est un
longdécret relatif aux majorats et à l'institution des récom
penses héréditaires. Le siége des majorats devra être une
maison d'habitation de la valeur de deux années du reves
nu dumajorat. Les princes du sang et les princes grands
dignitaires pourront faire mettre sur les portes des maisons
d'habitation qu'ils occupent à Paris : Palais du prince de ....
Les princes de l'Empire et les ducs pourront faire placer :
Hôtel du prince de ........ Hôtel du duc de ..... Les comtes
et les barons pourront aussi faire placer : Hôtel du comte
ou du baron de ...... mais en vertu d'une autorisation spé
ciale , et pourvu que le revenu du majorat s'élève à
100,000 fr. Les ducs seuls pourront placer leurs armoiries
sur les faces extérieures des édifices et bâtimens composant
leurs hôtels . Le fils d'un titulaire de majorat portera le
fitre inférieur à celui de ce majorat. Les fils puînés des
titulaires porteront celui de chevalier. Les dues , comtes ou
barons dotés en pays étrangers par la munificence impériale
, devront aliener leur dotation dans l'espace de vingt
années au moins , afin de réacquérir des domaines dans
l'intérieur de l'Empire . L'Empereur se réserve d'accorder
le titre de chevalier de l'Empire à ceux de ses sujets qui
auront bien mérité de l'étaf efdutrône .
Sro
Un autre décret est relatif aux prisons d'Etat. Il en fixe
le nombre à six, détermine leur organisation , leur régime ,
leur surveillance , et tend à assurer aux détenus tous les
moyens de garantie et de justice qu'il leur est possible de
désirer. Le préambule du décret fait connaître les classes
des détenus auxquels il s'applique : il importe de le citer.
•Considérant qu'il est un certain nombre de nos sujets détenus dans
les prisons de l'Etat , sans qu'il soit convenable ni de les faire traduire
devant les tribunaux , ni de les faire mettre en liberté;
> Que plusieurs ont à différentes époques attentéà la sûretédel'Etat;
qu'ils seraient condamnés par les tribunaux àdes peines capitales , mais
quedes considérations supérieures s'opposent à ce qu'ils soient mis en
jugement ; น . SOH 0978
Que d'autres , après avoir figuré comme chefs de bandes dans les
guerres civiles , ont été repris de nouveau en flagrant délit , et que
des motifs d'intérêt général défendent également de les traduire devant
lestribunaux;
› Que plusieurs sont , ou des voleurs de diligences ou des hommes
126 MERCURE DE FRANCE ,
habitués au crime , que nos Cours n'ont pu condamner, quoiqu'elles
eussent la certitude de leur culpabilité , et dont elles ont reconnu que
l'élargissement serait contraire à l'intérêt et à la sûreté de la société ;
> Qu'un certain nombre ayant été employé par la police en pays
étranger, et lui ayant manqué de fidélité , ne peut être ni élargi, ni
traduit devant les tribunaux sans compromettre le salut de l'Etat ;--
> Enfin que quelques-uns appartenant aux différens pays réunis, sont
des hommes dangereux qui ne peuvent être mis en jugement , parce
que leurs délits sont ou politiques , ou antérieurs à laréunion , et qu'ils
nepourraient être mis en liberté sans compromettreles intérêtsde l'Etat;
> Considérant cependant qu'il est de notre justice de nous assurer
que ceux de nos sujets qui sont détenus dans des prisons d'Etat le sont
pour causes légitimes , en vue d'intérêt public et non par des considérations
et des passions privées ;
> Qu'il convient d'établir , pour l'examen de chaque affaire , des
formes légales et solennelles ;
> Et qu'en faisant procéder à cet examen , rendre les premières décisionsdans
un ccoonnsseeiillprivéet revoir de nouveau , chaque année , les
causes de la détention, pour reconnaitre si elle doit-être prolongée ,
nous pourvoirons également à la sûreté de l'Etat et à celle des
citoyens , etc. , etc. , etc. , etc.
Suivent les dispositions du décret qui ordonne toutes
les mesures nécessaires à la sûreté des détenus , leur garantit
aussi une existence honnête , un bon entretien , une
indemnité journalière ; outre cet entretien , leur assure
tous les moyens de faire entendre leurs réclamations , en
ordonnant spécialement la visite des prisons d'état par un
conseiller d'état , nommé à cet effet , au moins une fois
par an.
Dimanche dernier le sénat a été admis à l'honneur de
porter aux pieds du trône ses hommages et l'expression de
ses sentimens à l'occasion du mariage de S. M. On pense
que dans une séance secrète le corps législatif a arrêté qu'il
solliciterait la même faveur. 1
A la même audience S. M. a reçu des députations de
divers colléges électoraux ; rien n'est plus intéressant , rien
n'est plus propre à porter au sein des départemens l'espé
rance ou la consolation , ou une émulation toujours utile ,,
que ces audiences où le souverain daigne se mettre en
communication, et presqu'en contact avec ses peuples qui se
présentent à lui par l'organe de leurs principaux citoyens .
Aussi les réponses émanées du trône dans ces circonstances
, sont- elles écoutées avec une sollicitude respectueuse
, et confiées avec soin aux mémoires les plus fidèles :
les départemens les attendent avec l'intérêt le plus vif : souvent
elles sont pour eux des titres de gloire , ou des titres
àde nouveaux bienfaits .
MARS 1810 .
127
Cette fois l'Empereur a reçu les députations de l'Hérault
, de la Haute-Loire , de Montenotte .
Il a répondu à la première :
Ce que vous me dites , au nom de votre département ,
me fait plaisir : j'ai besoin de connaître le bien que mes
sujets éprouvent; je ressens vivementleurs moindres maux;
car ma véritable gloire , je l'ai placée dans le bonheur dé
la France. C
A la Haute-Loire :
Je vous remercie des sentimens que vous m'exprimez ;
si j'ai confiance dans maforce , c'est quej'en aidansl'amour
demes peuples.
Ala députation de Montenotte :
Le nom que porte votre département réveille dans mon
coeur bien des sentimens . Il me fait souvenir de tout ce
que je dois de reconnaissance aux vieilles bandes de ma
première armée d'Italie . Un bon nombre de ces intrépides
soldats sont morts aux champs d'Egypte et d'Allemagne ;
un plus grand nombre soutiennent encore l'honneur de
mes aigles , ou vivent dans leurs foyers couverts d'honorables
cicatrices. Qu'ils soient l'objet de la considération
etdes soins de leurs concitoyens , c'est le meilleur moyen
que mes peuples puissent choisir pour m'être agréables . Je
prends un intérêt spécial à votre département. J'ai vu avec
plaisir que les travaux que j'ai ordonnés pour l'amélioration
de votre port , et pour vous ouvrir des communications
avec le Piémont et la Provence , s'achèvent.
18
Le Prince-Primat est retourné dans ses Etats : il y a lieu
deprésumerqu'il sera de retour à Paris pour le mariage de
S. M. On compte aussi sur le retour des rois de Bavière ,
de.Westphalie , de Naples , et sur celui des princes et
princesses de la famille, en ce moment absens de Paris .
Au passage du roi de Bavière à Strasbourg , une fête magnifique
lui a étédonnée par le corps municipal.
- M. d'Alberg , neveu du Prince-Primat , a donné sa
démission de la place de ministre de Bade; il vient fixer
sa résidence en France .
-Le roi de Westphalie élève à Cassel une statue à son
auguste frère , fondateur et protecteur des royaumes confédérés
.
داد
52
-On donne pour certain que le cercle duTyrol , dit de
228. MERCURE DE FRANCE , MARS 1816 .
l'Adige, sera distrait du royaume de Bavière et réuni à
celui d'Italie .
-Le général Ordenner est nommé gouverneur du château
de Compiègne , oùl'on présume que l'Empereur va
se rendre.. dis
Les préparatifs pour les fêtes du mariage se pressent
avec la dernière activité , à l'arc-de-triomphe de l'Etoile ,
aux Champs-Elysées , aux Tuileries et au Luxembourg. 1
-Il y a eu hier , jeudi , cercle et spectacle à la cour dans
les petits appartemens; le spectacle se composait de l'opéracomique
le Roi et le Fermier.
-
2
Mercredi , la Comédie française a donné Nanine
suivie de Brunehaut; il est résulté de cette disposition accidentelle
que l'Empereur a assisté à llaa représentation entière
de Brunehaut , dont il n'avait pu voir deux jours auparavant
que le cinquième acte .
La
29
porte Saint-Denis est entièrement restaurée eett à
découvert : cette restauration importante exécutée avec
beaucoup de goût , et un respect senti pour les beautés de
l'art à quelqu'époque qu'elles appartiennent , est due à
Thabile architecte M. Célérier .
On a
:
19
ST
trouvé à Mont-de - Marsan de très-vieilles
chartes , sous les débris d'un château d'un des suzerains
du pays elles sont très -curieuses pour l'histoire de la
contrée ; l'une d'elles stipule au nom d'un vicomte de
Marsan,,comme souverain , les entières libertés de l'église
gallicane ; ces chartes seront dépouillées et publiées.s
-Une place vaque en ce moment parmi les quarante
de l'Académie française. Les principaux candidats sont
MM. Lemercier auteur d'Agamemnon, Alex, Duval ,
auteur du Tyran Domestique et du Chevalier d'industrie;
Saint-Ange , depuis long-tems sur les rangs comme tra
ducteur d'Ovide ; Noël , auteur de livres classiquesestimés ;
Parseval , auteur des Amours épiques ; Aignan , traducteur
de l'Iliade , auteur de Polyxene et de Brunehaut ; Lacretelle
, historien des derniers règnes et de la révolution.
F
3
AVIS. On annonce sous presse , pour paraitre incessamment,
VoyagePolitique et commercial aux Indes Orientales , aux tles Phi
lippines , à la Chine , avee des notions sur la Cochinchine et le Tonquin,
pendant les années 1863 , 1804 1805 1806 et 1807; par
M. Félix Renouard de Sainte-Croix , ancien officier de cavalerie au
service de France , et chargé par le gouverneur des iles Philippines de
la formation des troupes pour la défense de ces iles . Chez MM. Clament
frères , libraires éditeurs .
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLII . - Samedi 17 Mars 1810.
POESIE.
STROPHES , traduites de l'Epithalame de Manlius et de
Junie , dans Catulle.
DEPT
DE
LA
5.
cen
Tor qui , de sa famille
Conduis la jeune fille
A
Aux bras de son époux ,
Habitant d'Aonie ,
Hymen fils d'Uranie ,
Viens au milieu de nous .
1
Viens en habit de fête ,...
Des roses sur la tête
Et ton voile à la main ,
Accours d'un pied folâtre
Où brille sur l'albâtre
L'or de ton brodequin.
Dans ta danse légère
Frappe du pied la terre ,
Agite ton flambeau;
Que de ta.chevelure
L'or flotte à l'aventure
Sur ton riche manteau .
[
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
Plein d'un joyeux délire ,
Hymen , saisis la lyre
Et chante à haute voix ,
Car en ce jour Junie
AManlius unie
Subit tes douces lois .
Elle t'attend tremblante ,
Parée et ressemblante
A la belle Cypris ,
Quand de pudeur rougie
Du juge de Phrygie
Elle reçut le prix .
Tel un myrthe d'Asie
Exhale l'ambroisie ,
Et , blanchi de ses fleurs
Qui ne font que d'éclore ,
Brille aux feux de l'aurore
Tout baigné de ses pleurs.
Oui , laisse Aganippide
Verser l'onde l'impide
Lemurmure et le frais ;
Des grottes de Thespie
Descends , viens de Junie
Couronner les attraits .
Tout cède à ta puissance ,
Tout rit à ta présence ,
Odouce Déité;
Lavieillesse t'adore ,
Tremblante elle t'implore
Poursa postérité.
Lapudeur sans ceinture ,
Se voilant la figure ,
Telivre ses attraits ;
L'innocencenaïve
Vient , l'oreille attentive ,
Epier tes secrets .
Viens-tu serrer toi-même.
Le noud du diademe ?
MARS 1810. Сим 131
.
Des nouveaux souverains
Les trônes s'affermissent
Et les sceptres fleurissent
Dans leurs puissantes mains.
Qu'on ouvre le portique!
Une vierge pudique
S'avance à pas tremblans :
Voyez comme rayonnent
Les flambeaux que couronnent
Leurs feux étincelans !
Parais , nouvelle épouse ,
Dont la pudeurjalouse
Retarde encor les pas ;
Dissipe tes alarmes
Et cesse de tes larmes
D'arroser tes appas .
Des liquides demeures
D'où la troupe des Heures
Vient ouvrir l'Orient ,
Jamais fille plus belle
N'avu sortir pour elle
Unjour aussi riant.
Telle estune hyacinthe
Qu'Aurore même a peinte
De ses riches couleurs :
Sa tête purpurine
Avec grace domine
Tout un parterre en fleurs (1).
Elle vient : l'allégresse ,
Les cris , la folle ivresse
Signalent son essor :
(1 ) L'impériale, Fritillaria imperialis de Linné , ou , si l'on veut, le
lis martagon. Il y a dans l'originalAos hyacinthinus . Il paraît que les
anciens donnaient le nom d'hyacinthe à plusieurs espèces de liliacées ,
entre autres à celles dont les fleurs pendantes ont les segmens du périgone
réfléchis endehors. Note de l'Auteur . )
I a
132 MERCURE DE FRANCE,
Les torches rayonnantes
Elèvent triomphantes
Leur ch velure d'or.
:
Comme elle est belle , ornée
Du voile d'Hyménée !
Elle a séché ses pleurs ,
Les roses la couronnent ,
Les flambeaux l'environnent ,
Ses pieds foulent les fleurs .
1
Queles airs retentissent ,
Que nos chants applaudissent
Al'heureux Manlius :
Dans ce jour de délire
Accompagnons la lyre
Des grelots de Momus .
Vierge , il faut à l'enfance
Avec son innocence
Laisser les osselets :
Divinitéjalouse
L'Hymen ôte à l'épouse
De frivoles hochets.
Couple à qui la puissance
Au seinde l'opulence
Assure d'heureux jours;
Donnez à la tendresse
Tout ce que la jeunesse
Peut donner aux Amours .
Vierge, la porte s'ouvre
Et devant toi découvre.
Le trône nuptial :
La pourpre l'environne
Undôme le couronne
D'unmagique cristal .
१
Franchis , franchis sans crainte
Le seuil de cette enceinte
De tes pieds délicats ;
Etmollement repose
Sur ces coussins de rose
Tes pudiques appas .
MARS 1810. 133
Aton chevet assise
Que tamère t'instruise
Du secret des amours :
Prête, vierge craintive ,
Une oreille attentive
Ases graves discours .
Viens , rayonnant de joie ,
Saisir ta douce proie ,
Manlius , il est tems :
Voilà que dans ta couche ,
Le souris sur la bouche ,
Ton épouse t'attend.
Tel dans une corbeille
Sur la pourpre vermeille
Brille un lis , coloré
Du doux reflet des roses
A ses côtés écloses ,
Ou du pavot doré.
Ah ! si l'épouse est belle ,
L'époux est digne d'elle ,
J'en atteste les Dieux !
Il a leur mine altière ,
Et Vénus toute entière
Etincelle en ses yeux.
Epouse fortunée ,
Rends grâce à l'Hyménée ,
Que pouvait-il de plus ?
L'heureux Manlius t'aime,
Et toi , plus que toi-même
Tu chéris Manlius.
Que la fille de l'onde
D'un sourire féconde
Vos pudiques amours ,
Et qu'un sang dont l'histoire
Aime à citer la gloire
Se transmette toujours !
Que bientôt , ô Junie ,
L'espoir de la patrie
134 MERCURE DE FRANCE ;
Tendant , sur tes genoux ,
Ses petits bras de rose ,
De sa bouche mi-close ,
Sourie à ton époux.
QueRome entière voie
Dans des transports de joie
Renaitre un Torquatus :
Que semblable à son père ,
Quelques traits de sa mère
Soient aussi reconnus .
De l'épouse fidelle
La gloire maternelle
De son fils est l'honneur :
Ainsi sur Télémaque
De la reine d'Ithaque
Rejaillit la pudeur.
Puissent les destinées
Prolonger vos années
Etcombler tous vos voeux !
Puisse , couple si tendre ,
Votre bonheur s'étendre
Avos derniers neveux !
F. O. DENESLE.
TRADUCTION DE MARTIAL.
Tour inondé d'eau de senteur ,
Tu ris à nos dépens ; tu trouves fort étrange
Qu'on ne respire pas l'ambre et la fleur d'orange ;
Mieux vaut ne rien sentir qu'avoir si bonne odeur.
ENIGME .
Al'oiseau de certaine race
Nature me donna ;
Chez l'homme de certaine classe
Lamode m'amena.
KÉRIVALANT.
MARS 1810. 135
Al'oiseau je demeure
Constamment attaché ;
L'homme n'est pas de moi tellement entiché
Qu'il ne me quitte à certaine heure.
Je suis inhérent à l'oiseau
Je conserve sa nourriture ;
Je sers à l'homme de parure :
Quand il me porte , il croit être plus beau.
Naguères je perdis ma place ,
Je fus pour un tems exilé ;
Mais à la cour enfin je trouvai grace ,
Et bientôt j'y fus rappelé.
Admirez quel est mon bien-être !
J'ai tellement repris faveur ,
Que sans moi tel n'ose paraître
Dans le palais de l'Empereur .
:
$ ........
LOGOGRIPHE .
Un palais dédaigneux trouve en moi peu de charmes ;
Vil objet de rebut , je languis sans honneur :
Si le palais me fuit , je captive le coeur ,
Et sais de tous les yeux tirer de douces larmes .
Si pour me connaître , lecteur ,
Tu veux décomposer mon être ,
A tes yeux tu verras paraître
D'un animal le conducteur ;
Uu laps de tems ; certaine ville ,
Des plaideurs ordinaire asyle ;
Un lieu connu du laboureur ;
L'animal à la longue oreille ,
Un poisson que nourrit la mer ;
Unmétal composé du fer ,
Ce que produit l'active abeille ;
Un coffret précieux ; une arme , un élément ;
Une pierre blanchâtre , et le fer dont la dent
Enchaîne les vaisseaux et brave la tempête ;
Le frère dont le crime étonna l'univers ;
36 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
:
Certains départemens ; le sommet de la tête ;
Deuxmesures; enfin ce que valent ces vers .
GUY.I
CHARADE .
De są prison quand mon premier s'élance )
Avec fracas il roule , et tous les yeux ,
Suivant ses mouvemens par fois capricieux ,
Sont animés par l'espérance .
De son énorme masse en pressant mon dernier ,
Un sentencieux écuyer ,
Des débats redoutant la chance ,
Suivait l'illustre chevalier ,
Dont jadis la terrible lance
Fut fatale à plus d'un guerrier.
Entre tous les journaux , en France ,
Sans cesse on a vu mon entier .
GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Eve.
Celui du Logogriphe est Armide, dans lequel on trouve , re, mi ,
rade , ame , mie , mer , Ida , aimer , Remi , rame , Emir , arme , mari,
admire , ride , rime et ami.
Celui de la Charade est Rondeau.
T
T
1.
3
SCIENCES ET ARTS.
NOUVEAU COURS COMPLET D'AGRICULTURE THÉORIQUE ET
PRATIQUE , contenant la grande et la petite culture ,
l'économie rurale et domestique , la médecine vétérinaire
, etc. , ou Dictionnaire raisonné et universel
Agriculture . Ouvrage rédigé sur le plan de celui de
feu l'abbé ROZIER, duquel on a conservé tous les
articles dont la bonté a été prouvée par l'expérience ;
par les membres de la section d'Agriculture de l'Institut
de France , etc. , avec des figures en tailledouce.
- Tomes X , XI , XII , XIII et dernier . -
A Paris , chez Déterville , libraire et éditeur , rue
Hautefeuille , n° 8. - 1809 .
LES progrès que l'agriculture a faits en France , vers
la fin du dernier siècle , et sur-tout depuis notre révolution
, démontrent que les ouvrages d'économie rurale ,
publiés à ces deux époques , ont eu une grande influence
sur l'amélioration de la culture française ; et quoique la
grande majorité des fermiers ne lise pas , ou ne lise
que très-peu , il n'est cependant pas moins certain
qu'il se trouve quelques cultivateurs qui lisent avec fruit ,
et qu'un grand nombre d'amateurs et de propriétaires
puisent chaque jour dans les ouvrages d'agriculture des
lumières dont ils font eux-mêmes l'application , ou qu'ils
répandent insensiblement dans toutes les classes de la
société . Ces notions pénètrent ainsi jusqu'au fond de
nos campagnes les plus isolées , et tournent finalement
au profit des particuliers et de l'Etat . Ce n'est pas ici le
lieude développer les autres causes qui ont concouru
au perfectionnement de l'agriculture en France . Nous
voulons seulement faire sentir que l'auteur qui publie
un bon ouvrage d'économie rurale rend un service à sa
patrie , et qu'à ce titre Rozier s'est acquis la reconnais138
MERCURE DE FRANCE ,
sance et l'estime de tous les hommes qui savent apprécier
les choses utiles .
On sait que la mort a enlevé cet écrivain agronome
avant qu'il ait pu terminer son Dictionnairree., et l'on
regrette non-seulement que le corps d'ouvrage n'ait pas
été complété par son premier auteur , mais qu'il n'ait
pu en donner une nouvelle édition. Il aurait sans doute
élagué , corrigé et refondu plusieurs articles qui déparent
ce précieux ouvrage ; il aurait réparé les erreurs
inévitables dans un travail de si longue haleine , et profité
des découvertes et des pratiques les mieux constatées
. Les nouveaux éditeurs ont cherché à remplir la
tâche que se serait imposée Rozier . Ils viennent de terminer
leur travail en publiant les quatre derniers volumes ,
c'est-à-dire , les tomes X , XI , XII et XIII .
Nous croyons inutile de répéter ici les éloges mérités
que cette édition a obtenus de la plupart des journaux .
Nous nous contenterons d'exposer quelques réflexions
générales qui pourront être utiles aux progrès de l'art
agricole , et servir à ceux qui voudraient donner par la
suite une nouvelle édition de ce Cours d'Agriculture .
Les reproches qu'on peut faire généralement aux
livres sur l'économie rurale , soit en France , soit chez
l'étranger , c'est le défaut d'ordre , de méthode , surtout
de précision , et souvent même de jugement . La
première qualité qu'on exige dans un auteur , c'est de
savoir ordonner son sujet , d'en lier toutes les parties ,
d'en former un ensemble complet , et d'en présenter
successivement les détails , de manière que l'esprit du
lecteur puisse les saisir , les comprendre avec facilité et
en retirer l'instruction et les avantages qu'il recherche
dans une lecture didactique . Tout auteur qui livre ses
productions au public , a le désir d'être lu , et il doit
avoir aussi celui d'être utile en instruisant : mais il s'éloignera
toujours de ce double but , si ses idées sont
confuses , si ses raisonnemens ne sont pas bien enchaînés
, si ses observations sont déplacées , et si les faits
dont il s'appuie ne sont pas cohérens entr'eux; enfin ,
il dégoûtera le lecteur , lui rendra l'instruction pénible,
.
MARS 1810 . 139
et peut-être même lui inspirera de l'aversion pour l'étude
.
La précision est une qualité non moins essentielle ;
et malheureusement c'est celle qu'on néglige le plus . On
peut être clair avec précision , comme on peut rester
obscur en divaguant , en cousant des phrases insignifiantes
les unes aux autres . Celui qui veut écrire dans le
genre didactique sur un art ou sur les sciences pratiques
, doit avant tout être muni d'un grand nombre de
faits et d'observations propres à intéresser et à instruire
le lecteur. Souvent on se hâte de jouir et de se faire
une réputation , et l'on cherche plutôt à éblouir le public
qu'à l'éclairer : quelquefois on est pressé par les
besoins , et l'on n'ignore pas qu'il est aussi facile et
beaucoup plus prompt de les satisfaire avec du charlatanisme
qu'avec du savoir. Aussi les ouvrages écrits d'après
ces motifs sont vides de choses , ou ne sont qu'une
répétition inutile et mal digérée de ce qu'on sait depuis
long-tems . De là un si grand nombre d'ouvrages , de
brochures , de mémoires qui n'apprennent rien , et où
Yon découvre seulement la nudité des auteurs , cachée
sous un appareil pompeux , souvent très-pesant , de
mots et de phrases insignifiantes .
Quant au jugement , c'est une qualité de l'esprit beaucoup
plus rare qu'on ne le croit en général , et dont le
défaut vicie non-seulement toute espèce de production
scientifique ou littéraire , mais aussi les sentimens moraux
, et les rapports que la nature a établis entre les
hommes . Cicéron était pénétré de cette vérité , lorsqu'il
assignait le jugement comme base fondamentale de nos
écrits et de nos actions : Primum sapere . Un auteur dénué
de cette faculté , quelque mérite qu'il ait d'ailleurs , ressemble
assez aux oiseaux qui , parés d'un brillant plumage
, émettent des sons discordans .
L'ouvrage que nous annonçons ne doit pas être assimilé
à cette foule d'écrits dont le public est fatigué
chaque jour ; il mérite une place distinguée dans les
bibliothèques des agronomes , malgré les défauts qu'on
pourrait lui reprocher ; mais le tems lui donnera un
1
140 MERCURE DE FRANCE ;
plus haut degré de perfection . Les auteurs auraient sans
doute rendu un service encore plus éminent à l'économie
rurale , s'ils eussent évité des répétitions , si leur
siyle eût été dans quelques articles moins diffus et plus
soigné , et si toujours l'étendue de ces articles eût été
proportionnée à l'importance ou à l'intérêt de la matière .
Ils ont enrichi cette édition d'un grand nombre de faits
et de notions qui manquaient à l'ouvrage de Rozier ; ils
ont profité non-seulement des découvertes que l'agriculture
a faites en France jusqu'à l'époque présente ,
mais encore des nouvelles richesses acquises dans les
sciences naturelles , autant qu'elles avaient rapport à
leur sujet. On pourrait cependant leur reprocher d'avoir
négligé quelques faits anciens , bien constatés , pour en
donner de nouveaux moins certains , et d'avoir cité trop
fréquemment , par un motif de liaison ou de complaisance
, des cultivateurs peu profonds dans les matières
qu'ils ont traitées .
Un cours complet d'agriculture doit offrir au lecteur
l'état actuel et complet de la science . Il eût fallu consulter
tout ce qui a été vérifié par une longue expérience
, tant en France que chez les nations voisines .
Un médecin français qui voudrait écrire sur toutes les
parties de l'art qu'il professe , et qui ne connaîtrait pas
les découvertes faites chez les autres nations , ne pourrait
donner à son travail toute la perfection dont il est
susceptible . Mais l'agriculture n'est pas la seule science
qui éprouve des retards parmi nous , par suite de la
négligence apportée dans l'étude des langues étrangères .
Heureusement cette vérité commence à se faire sentir .
: On aurait aussi désiré que , conformément au plan
que s'était formé Rozier , et à la promesse qu'il avait
faite , les auteurs eussent terminé leur travail par un
discours sur la manière d'étudier l'agriculture par principes
, et d'après une méthode systématique. Ce plan
d'étude ( dit-il dans son Prospectus) servira de guide à
celui qui désirera sincérement s'instruire . Il sera supposé
ignorer entièrement ce que c'est que l'agriculture ; et le
faisant avancer pas à pas dans la carrière , il parviendra
MARS 1810 . 141
àfixer avec ordre etprécision ses connaissances sur toutes
les parties de cet objet intéressant ; de sorte que cet ou
vrage réunira te double avantage d'être en même tems , et
un livre élémentaire , et un Dictionnaire. Ce résumé synthétique
aurait remédié , jusqu'à un certain point , aux
vices et aux inconvéniens qui résultent, pour l'instruction,
d'un ordre simplement alphabétique . En effet , si une
exposition de principes et de faits sous forme de Dictionnaire
est utile aux personnes qui veulent se rappeler
des notions qu'elles ont déjà acquises , ou qui désirent
de connaître quelques détails particuliers dont elles peuvent
avoir besoin sur-le-champ , ce genre de classification
ne pourra jamais remplir le but de ceux qui cherchent
à approfondir une science ou un art , qui désirent
acquérir l'ensemble des élémens dont elle se compose .
Nous terminerons ces réflexions en ajoutant que le
douzième volume est presque entiérement rempli par
un traité intéressant sur la succession des cultures , traité
dans lequel l'habile praticien Yvart a rassemblé tous les
faits que lui ont fournis, sur cette partie importante de la
culture , sa propre expérience et celle des cultivateurs
lesplus renommés . On trouvera dans le treizième volume
une table des noms latins des plantes et des animaux
dont il est parlé dans le cours de l'ouvrage .
C. P. DE LASTEYRIE .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
MADAME DE MAINTENON , PEINTE PAR ELLE-MÊME ; avec
cetteépigraphe :
<<La voilà telle qu'elle était , et c'est elle-même
» qui vient i se montrer à vous. »
"
-Un yol . in-8° . Prix , 6 fr . , et 7 fr. franc de port.
-A Paris , chez Maradan , libraire , rue des Grands-
Augustins , nº 9.
UNE femme est l'auteur de cet ouvrage entrepris par
les motifs les plus nobles et les plus touchans : une vive
admiration pour les vertus de Mme de Maintenon , une
indignation non moins vive contre ses calomniateurs , et
l'honorable désir de faire son apologie , de dissiper les
préventions dont sa gloire est encore obscurcie , mais
sur-tout de la faire connaître aux personnes de son sexe
qui se complaisent àpénétrer dans l'intérieur d'une belle
ame, et de rassembler sous leurs yeux les traits d'un mo,
dèle si aimable et si digne d'être imité.
;
Les moyens d'arriver à ce but devaient naturellement
se trouver dans les sources où notre auteur avait puisé
ses sentimens pour son héroïne , dans le recueil de ses
lettres et le récit de ses entretiens familiers ; aussi en
a-t-elle fait un continuel usage. C'est toujours Mme de
Maintenon qu'elle met en scène ; c'est presque toujours
cette femme célèbre qui nous rend compte elle-même de
sa conduite , de ses sentimens , de ses projets ; d'autres
écrivains ne sont consultés que lorsque ses lettres manquent.
Les gens difficiles trouveront peut-être qu'il y a de
la partialité dans cet emploi presque exclusif d'un même
témoin dans sa propre cause : ils auraient raison , sans
doute , s'il s'agissait de discuter des faits sur lesquels les
historiens ne fussent pas d'accord; mais il n'est point ici .
question d'éclaircir des événemens historiques ; c'est un
caractère qu'il faut peindre; or , où peut-on mieux en
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 143
chercher la vérité que dans les lettres et les entretiens
de celle même que l'on veut juger , et que le duc de
Bourgogne appelait si justement unefemme vraie?
Il me semble , en effet , que cette vérité se fait partout
reconnaître dans le tableau qui nous est offert . Elle frappe
par son éclat toutes les fois qu'elle est avantageuse au
modèle , c'est-à-dire , presque toujours ; elle s'échappe
par éclairs lorsqu'elle est moins favorable , à l'insu peutêtre
de l'apologiste , mais en témoignage de sa candeur.
On doit présumer que pour tous ceux qui auront lu
cet ouvrage , il n'y aura qu'une opinion sur les riches
dons que Mme de Maintenon avait reçus de la nature ,
que personne ne lui contestera ses grandes et belles
qualités : la raison la plus solide , le jugement le plus
droit , une égale rectitude d'intentions , un esprit délicat,
un goût décidé pour le beau et l'honnête , un sentiment
exquis de tout ce qui tient à l'honneur , un caractère
élevé , et non moins calme que ferme. On reconnaîtra
que sa religion était éclairée , sa piété sincère , sa charité
ardente ; et mille preuves de son désintéressement , de
sa bienfaisance', de sa générosité , réfuteront les reproches
d'égoïsme qu'on a osé lui faire. Elle fut sensible
, sans doute , quoiqu'elle paraisse n'avoir point
connu les passions ; son ame était aimante , et si ses
affections furent plus nombreuses que passionnées , si sa
bienveillance fut plus tendre que courageuse , c'est que
la faculté d'aimer perdit chez elle en profondeur ce qu'elle
gagna en étendue , compensation que les bornes de notre
nature établissent toujours dans nos facultés . Mes amis
m'intéressent , dit-elle quelque part , mais mes pauvres
me touchent ; aveu d'où l'on peut conclure qu'elle était
plus capable d'affectionner un grand nombre d'objets
que d'en aimer quelques-uns avec énergie , et qui me
paraît être une des clefs de son caractère et de son
coeur.
On connaît assez tous les faits qui ont été allégués
jusqu'ici pour calomnier l'un et l'autre. Son apologiste ,
loin de les passer sous silence , les réfute par des preuves
solides toutes les fois que l'histoire en fournit , ou les
repousse par l'indignation à défaut de preuves. Il lui
44 MERCURE DE FRANCE ,
suffit souvent de trouver ces faits en contradiction avec
l'idée qu'elle s'est faite de son héroïne , pour les nier.
Voltaire lui-même , dans ses ouvrages historiques , s'est
servi plus d'une fois de ce moyen de réfutation. Il fait
honneur àà l'ame des écrivains qui l'emploient par conviction
, et sur ce point , l'auteur de Madame de Maintenon
ne laisse pas l'ombre même du doute ; mais on doit
avouer aussi qu'il n'exerce pas le même empire sur tous
les lecteurs , et qu'il est , par exemple , plusieurs faits
dans la vie de Mme de Maintenon sur lesquels il reste
des nuages , quand on n'a point lu son apologie dans le
même esprit qui l'a suggérée à l'auteur .
Le premier de ces faits auxquels il me paraît nécessaire
de nous arrêter , c'est la conduite de Mmede Maintenon
à l'égard des protestans lors de la révocation de
l'édit de Nantes . L'apologiste prouve très-bien qu'elle
ne les persécuta pas : elle montre , au contraire , que
lorsqu'une friste expérience eut prouvé à Louis XIV
qu'on l'avait trompé , Mume de Maintenon fut des premières
à pprrooppoosser des modifications à l'édit qui les opprimait.
Mais on est fâché que Fagon l'eût prévenue :
on l'est encore que son ardeur de convertir se soit portée
principalement sur sa famille , qu'elle ait employé jusqu'aux
lettres de cachet pour en rendre les membres
plus dignes des bienfaits du roi ; il semble que l'intérêt
de leur fortune , plus que celui de la vérité , animat
alors son zèle. On voudrait enfin , lorsque son apologiste
l'excuse du silence qu'elle a gardé sur l'oppression
de ses anciens frères , par l'obéissance que lui imposait
la condition d'épouse du roi , on voudrait , dis -je , n'avoir
pas rapproché les dates . L'édit de Nantes fut révoqué
le 22 octobre 1685 , selon le président Hénaut. Mmede
Maintenon épousa Louis XIV en janvier 1686 , selon
Voltaire .... De quelle immortelle gloire ne se fût-elle
pas couverte , si elle eût exposé , sacrifié même sa propre
élévation au devoir d'user de tout son ascendant pour
émpêcher će prince de persécuter une partie de son
peuple , en haine d'une religion qu'elle même avait professée
!
i
C'est toujours en alléguant cette même nécessité d'une
soumission
MARS 1810 . 145
1
soumission sans bornes de l'épouse de Louis XIV à son
époux , sur-tout en matière d'opinion religieuse , que
l'apologiste de Mme de Maintenon la justifie ou du
mons
l'excuse d'avoir abandonné Fénélon jusqu'à noser plást
SEIN
le nommer , d'avoir livré au roi le secret de Racine ,
enfuie au moment critique , au lieu de le sex
des'etreestainsi enfin qu'elle voudrait presqueluftau
un mérite de son exclamation au sujet du cardinal de
Noailles : voilà encore un ami qu'il faudra sacrifier
Dans toutes ces occasions , son apologiste nous repre
sente qu'une défense plus longue et plus courageuse
n'aurait paru à Louis XIV qu'une révolte contre son
autorité d'époux et de roi. Je suis très-porté à le croire ;
mais si la raison peut admettre une pareille excuse , si la
prudence est encore plus disposée à s'en contenter ,
nous portons tous en nous-mêmes un autre juge qui se
laisse gagner moins facilement ; à ses yeux les fautes de
ce genre sont toujours des fautes dont il ne peut absoudre;
et si l'on veut seulement qu'il les pardonne , ce doit
être par d'autres considérations. !
Après les avoir long-tems cherchées , après m'être
demandé pourquoi , malgré tous les efforts de son apologiste
, Mme de Maintenon dans ces circonstances se
montrait toujours à moi sous un jour douteux , j'ai cru
en trouver la raison dans la singularité , dans la fausseté
même de sa situation auprès de Louis XIV : épouse du
roi sans être reine , de cette bizarrerie découlent tous
ses torts .
Supposons en effet à sa place une véritable reine , une
princesse qui eût épousé Louis XIV par des convenances
de politique , et non pour l'avoir charmé par les agrémens
de sa personne et de son esprit. On aurait moins
attendu d'elle ; on n'eût pas été forcé de lui supposer
un grand ascendant sur l'esprit du roi : étrangère à la
Francejusqu'à son mariage , et née dans la pourpre , elle
n'aurait point connu d'amis qui , d'ailleurs étant ses
égaux , eussent à son intérêt les droits que Fénélon , le
cardinal de Noailles , et Racine même pouvaient prétendre
à celui de Mme de Maintenon. Eût-elle été protestante,
les protestans même n'auraient pu exiger d'elle
K
ল
146 MERCURE DE FRANCE ;
ce qu'ils attendirent de Françoise d'Aubigné ; car , en
plaidant trop vivement leur cause , une telle reine aurait
pu compromettre les intérêts politiques de sa maison.
Mais ce n'est pas tout : supposons à présent qu'elle se
fût elle-même prescrit des devoirs que ne lui imposait
point l'opinion publique , combien sa situation n'auraitelle
pas été plus favorable pour les remplir ! Ne devant
rien au roi , dont elle aurait été l'égale par sa naissance ,
rien ne l'aurait forcée à garder le silence et à délaisser
ses amis. Des refus eussent été sans conséquence pour
elle ; elle n'aurait eu à redouter ni l'abandon , ni l'exil ;
et ces mêmes raisons de politique qui l'auraient excusée
dans l'opinion publique si elle n'avait rien tenté , l'auraient
protégée auprès du roi si elle avait osé quelque
chose .
Il est maintenant aisé de déduire de ce qui précède
tous les désavantages de Mme de Maintenon. Comment
pouvait-elle résister à Louis XIV à qui elle devait tout ,
qui l'avait tirée d'un état voisin de l'indigence pour l'approcher
du trône en lui donnant la main? Quel asyle
aurait-elle eu contre sa colère ? et cependant quels droits
n'avaient pas sur elle des amis qu'elle avait connus dans
l'une et dans l'autre fortune , des Français dont elle avait
partagé la religion , et qui pouvaient exiger qu'à l'exemple
d'Esther elle se dévouât pour ses frères ! Les raisons
mêmes qui l'empêchaient d'avoir un grand ascendant sur
le monarque , et que nous venons d'indiquer , semblaient
aux yeux des opprimés devoir produire un effet contraire
. Ils devaient la croire toute puissante dans le coeur
d'un prince qui l'avait élevée si haut; ils lui supposaient
les droits d'une maîtresse , et elle n'avait pas même ceux
d'une femme , parce qu'elle devait trop à son époux. En
voilà sans doute assez pour expliquer , pour excuser
même sa conduite dans une pareille situation . Elle fut
conforme aux conseils de la prudence , aux règles ordinaires
de la vertu . Le malheur est que les hommes , trop
souvent injustes , attendent toujours des choses extraordinaires
d'un mérite et d'une situation extraordinaires .
C'est pour cela , sans doute , que Voltaire a dit , dans son
Siècle de Louis XIV, que Mme de Maintenon, avec toutes
:
1
MARS 1810 . 147
les qualités estimables qu'elle possédait , n'avait ni la
force , ni le courage , ni la grandeur d'esprit nécessaire
pour soutenir la gloire d'un Etat. (Tome II, pag . 270 ,
édition de Kehl, in-12 . ) Il ne les lui aurait point demandées
, si elle fût née sur le trône ; il a cru pouvoir
les exiger d'elle , parce qu'elle y avait été portée par son
mérite , et qu'elle n'avait pas craint de s'y asseoir ; ce
sonten quelque sorte ses propres vertus qu'il fait déposer
contre elle , sans songer que son élévation , comme le dit
très-bien son apologiste , lui fit perdre l'indépendance de
son ame , de son caractère et de son esprit (pag. 262.)
Cette manière de juger est si commune qu'il est à
craindre que l'auteur de Madame de Maintenon peinte
par elle-même n'ait trop présumé de l'influence de sa
propre conviction lorsqu'elle s'est flattée de lacommuniquer
toute entière à ses lecteurs . Peut-être aurait-elle
obtenu davantage pour l'épouse de Louis XIV, si elle ne
l'eût pas présentée comme une des créatures les plus
parfaites qui se soient montrés sur la terre ( p. 405 ) ; si
elle n'avait point rapproché son nom, dans la préface, de
ceux d'Aristide , de Socrate et des Antonins . L'admiration
, la vénération qu'elle nous demande ne s'accordent
guère qu'aux grands caractères , fussent- ils mêlés de faiblesse
, aux bienfaiteurs de la patrie et de l'humanité , à
ceux qui ont fait à ces intérêts sacrés de grands sacrifices
. Les bienfaits de Mme de Maintenon n'ont atteint
que ses parens , quelques amis et les pauvres. Ses sacrifices
furent très-douloureux sans doute , mais sa grandeur
en était le principe , son repos en était l'objet ; ses
amis en furent aussi les victimes , et tout l'intérêt se
porte sur eux. Il ne faut donc point s'étonner , si lorsque
l'éclat de sa fortune offusquait encore les yeux ,
lorsque les détails de la misère de tous les jours qui y
étaitjointe étaient moins connus , Mme de Maintenon a
été enviée , mal jugée , calomniée. Ces opinions fausses
etmalveillantes ont pu se propager long -tems , ne fût-ce
que par cette paresse d'esprit qui trouve plus commode
d'en adopter de toutes faites , que d'entrer dans un nouvel
examen. Le véritable service que son apologiste lui a
rendu , c'est d'avoir entrepris cet examenKetade l'avoir
え
148 MERCURE DE FRANCE ,
achevé , malgré son extrême bienveillance , avec une
bonne foi , une impartialité qui conservent à la vérité
tous ses droits . Il est impossible , après avoir lu cet ouvrage,
de ne pas sentir une haute estime pour les vertus
privées de Mime de Maintenon; et ceux qui se défendront
encore de l'aimer , ne pourront du moins s'empêcher
de la plaindre.
L'accord des opinions sera sans doute encore plus:
parfait en faveur de son apologiste. Le sentiment moral
le plus profond et la plus douce sensibilité brillent partout
dans son ouvrage , et les erreurs qu'il peut renfermer
viennent toutes d'un enthousiasme pour le bien ,
d'une répugnance invincible à croire le mal , qui sont
malheureusement trop rares . On voit que l'auteur est
devenue l'amie de Mme de Maintenon en lisant ses Entretiens
et ses Lettres , et il y a quelque chose de touchant
et d'honorable dans une telle amitié. L'ouvrage a un
autre mérite qui n'est guère plus commun; il tient plus
que le titre ne promet ; ce titre n'annonce qu'un simple
portrait , et l'ouvrage est un tableau d'histoire dont l'ordonnance
est aussi noble que simple , et les détails aussi
vrais qu'intéressans. On sera sur-tout agréablement surpris
d'y trouver l'histoire du quiétisme plus clairement
et plus sagement développée qu'elle ne l'avait été jusqu'ici
par les meilleurs historiens . Le style est ce qu'il
sera toujours quand le coeur conduira la plume , simple ,
naturel , abondant , animé souvent d'un noble enthousiasme
. On y trouve quelques répétitions , on y observe
quelques négligences ; légères taches qu'on n'est même
pas endroitd'attribuer toutes à l'auteur , car l'impression
esttrès-incorrecte (1) . En revanche , on rencontre souvent
de ces réflexions remarquables par leur finesse , que
fournit plus particulièrement aux femmes leur esprit
observateur. Nous n'en citerons qu'une seule'qu'a suggérée
à l'auteur le fidèle attachement de Mme de Maintenon
pour son frère . « Il y a, je crois , dit-elle , dans
(1) On lit page 62 , lig. 19 et 20 , trop d'influence pour trop peu
d'influence; pag. 164 , 1. 10 , le nuagede la vertu , au lieu de son
image , etc. , etc.
MARS 1810 . 149
l'amitié fraternelle quelque chose d'aussi indépendant
du mérite de son objet que dans la tendresse maternelle ;
elle en a presque tout le désintéressement. On peut l'affiger
, peut-être l'affaiblir , on ne peut jamaisl'anéantir.>>>
Il me semble qu'on ne peut méconnaître dans ce peu de
lignes une ame sensible jointe à un esprit délicat.
Nous aimerions à citer des morceaux plus étendus , et
qui prouvent que l'auteur a , quand il le faut , le talent
de peindre ; tels sont le tableau de la mort de Mille de
Fontanges , et celui de Fénélon montant en chaire pour
annoncer sa propre condamnation. Mais l'espace nous
manque , et il nous reste encore quelque chose à dire du
morceau qui sert d'introduction à l'ouvrage dont nous
venons de nous occuper .
L'auteur de cette introduction agardél'anonymecomme
celui de l'ouvrage , mais sa manière de penser et de s'exprimer
décèlent bientôt un esprit supérieur et une plume
exercée. On peut diviser ce petit écrit en deux parties .
L'une est en quelque sorte l'analyse ou , pour mieux dire,
un extrait de l'ouvrage qu'il précède ; et si l'on pouvait
s'emparer du bien d'autrui nous l'aurions volontiers insérée
dans le Mercure , à la place de l'article que l'on vient
de lire , en prenant soin toutefois , d'y ajouter , pour
l'auteur de l'ouvrage , des éloges que l'auteur de l'introduction
ne s'est pas cru permis de lui donner , et peutêtre
aussi en prévenant nos lecteurs de la parfaite conformité
des opinions de l'un et de l'autre. La seconde
partie , plus intéressante encore , est un développement
aussi vrai qu'ingénieux du talent de Mme de Maintenon
dans le genre épistolaire. On compare ses lettres à celles
de Mme de Sévigné ; on fait voir quelle couleur différente
durent leur donner les situations encore plus différentes
de celles qui les écrivaient ; et sans rien ôter au
mérite universellement reconnu des unes , on révèle celui
des autres qui n'avait point encore été apprécié. Ce parallèle
, qui nous paraît un chef-d'oeuvre de finesse et de
goût, est une véritable acquisition pour notre littérature .
Nous résumerons notre jugement sur cet ouvrage en
deux phrases prises de l'introduction . Aucun problème
historique n'a été éclairé de plus de témoignages recueillis
150 MERCURE DE FRANCE ,
avec soin , rapprochés avec impartialité , présentés avec
intérêt , que celui que l'auteur a voulu résoudre ; et soit
que l'on accède à son opinion, soit qu'on s'y refuse , on
ne pourra du moins lui contester le mérite de nous avoir
donné un ouvrage « où les principes comme les exemples
de la plus touchante morale , sont présentés avec un
ton de sincérité et un abandon de sensibilité qui annoncent
une âmeprofondément pénétrée du sentiment qu'elle
exprime. >> VANDERBOURG .
Preussens altere geschichte ; von AUGUST VON KOTZEBUE ,
mitgliede der Kæniglich Preustischen Akademie der
Wissenschaften , etc.
HISTOIRE ANCIENNE DE LA PRUSSE ; par AUG.DE KOTZEBUE ,
membre de l'Académie royale des sciences de Prusse .
Quatre volumes in-8 ° . -A Riga , chez Charles-Jean
Godefroi Hartmann .
1.
(PREMIER ARTICLE. )
PARune sage dispensation de la Providence , leTems,
qui sème dans le monde physique le changement et la
destruction , n'apporte dans le monde moral que justice
et que vérité : il mutile et renverse les monumens des
arts , mais il embellit les souvenirs de la vertu et rend
plus odieux ceux du crime : il met celui- ci dans tout son
jour en dissipant les illusions d'une fausse gloire et d'une
admiration usurpée ; il donne à celle-là tout son éclat
en détruisant les imputations de la calomnie et de la
haine : il détrompait les Athéniens sur les vices brillans
d'Alcibiade , et les éclairait sur les vertus méconnues de
Socrate ; il a désenchanté pour nous tel nom vanté jadis ,
et en a ennobli tel autre jugé long-tems moins glorieux.
C'est en nous apprenant à mieux apprécier le bien et
le mal , la réalité et les chimères , qu'il rend ordinairement
ses justes arrêts . Notre raison plus éclairée devient
le ministre de l'équité éternelle. Quelquefois il découvre
des faits ignorés , des témoins dont les coupables avaient
étouffé la voix et qu'il se charge de produire. Ilmet alors
A
MARS 1810. 151
lavérité dans tout son jour, et prouve l'inutilité des soins
que prend le vice pour se soustraire à la honte .
Une corporation sainte dans son origine , et forte d'abord
de sa seule sainteté , renonce à ses vertus dès qu'au
lieu de servir son pouvoir , elles lui défendent de l'étendre
: elle se livre à tous les crimes que peut faire
commettre la soif de l'autorité et de l'or . A la faveur
de ses panégyristes et du but de sa fondation , elle avait
échappé aux reproches qu'elle méritait : mais un orgueil
imprudent a conservé les archives , les actes publics
où sont consignées les preuves des crimes , et au bout
de plusieurs siècles ces vieux papiers , tirés de la poussière
par un simple écrivain , lui donnent le droit d'appeler
de nouveau au tribunal de la postérité un ordre
célèbre , et de prononcer sa condamnation .
C'est sur l'ordre Teutonique que tombe cette juste
sévérité , et c'est Kotzebue qui en est l'organe. Favorisé
par des circonstances heureuses , il a eu à sa disposition
les actes publics , les traités , les correspondances et
autres papiers de l'ordre , déposés dans les archives
secrètes de Kænigsberg. Une foule de matériaux non
*moins précieux , tirés des bibliothèques particulières ,
ont été mis entre ses mains . Muni de ces documens
authentiques , il s'est fait le juge et trop souvent l'accusateur
de ceux contre qui il avait à présenter tant de
griefs ignorés . La matière est assez intéressante et assez
neuve pour que je croie devoir en parler d'abord indépendamment
de l'ouvrage où elle est traitée . Les lecteurs
seront sans doute bien aises de voir le tableau des principaux
résultats qu'offrent les recherches de Kotzebue ,
et de connaître l'histoire avant d'apprendre quel est le
mérite de l'historien .
Ce ne sont pas les croisés conquérans qui ont déployé
en Palestine le plus grand courage. Lorsque le royaume
qu'ils y avaient fondé fut près de succomber sous les
coups des infidèles , lorsque les chrétiens se virent forcés
d'abandonner ces saints lieux , objet de leur vénération
et de leur amour , alors se développèrent ces rares vertus
, cette énergie , ce dévouement qui accompagnent et
honorent si souvent le malheur. La guerre n'offrait plus
152 MERCURE DE FRANCE ,
rien à gagner; il ne restait de place que pour des motifs
désintéressés ; on songeait moins à conserver la Judée
conquise qu'à défendre le saint sépulcre. Les brillans
combats qu'Homère a fait livrer autour du corps de
Patrocle , sont une bien faible image de ceux qu'ont
soutenus les chrétiens près du tombeau du Christ.:
Ses plus intrépides défenseurs furent les ordres de
chevalerie ; ces associations religieuses et guerrières
firent ce qui était alors au-dessus de la puissance
des monarques ; elles retardèrent la chute totale du
trône de Jérusalem , et ne s'en éloignèrent que lorsqu'elles
ne purent plus espérer d'en sauver les derniers débris .
Les chevaliers de l'ordre Teutonique ne furent ni les
moins pieux , ni les moins braves . Un croisé allemand
et sa femme avaient fondé un hôpital à Jérusalem pour y
recevoir les pélerins malades : d'autres chrétiens leur succédèrent
et prirent le nom de Frères de l'hôpital. Lorsque
les revers du christianisme les forcèrent d'abandonner
Jérusalem , ils prirent les armes pour le servir dans les
camps et devinrent guerriers sans renoncer à leurs premières
fonctions : on les nomma soldats de la Vierge ;
ils étaient à peine quarante , pauvres , mais oubliant
leur indigence pour soulager celle des pélerins plus pauvres
qu'eux. Le duc de Souabe , Frédéric , témoin de
leur valeur sous les murs de Saint-Jean-d'Acre , les prit
en amitié , les protégea, et en forma l'ordre Teutonique :
soumis à la règle la plus sévère , ils ne s'écartèrent pas ,
tant qu'ils restèrent en Palestine , du but de leur association
: leur premier chef , Henri Walpot de Passenheim
, acheta pour tout bien un coin de terre dont il fit
<<le temple de son Dieu , l'asile des pélèrins , la maison
>> des malades et son propre tombeau . >> Ses successeurs
suivirent son exemple ; Herrmann de Salza jeta , par ses
talens et par ses vertus , les bases de la grandeur de
l'ordre dont il fut le premier grand-maître . Le nombre
des chevaliers se porta sous lui à 2000. « Sage et vail-
>> lant , Herrmann faisait servir , selon l'occasion , sa
>> tête et son bras . En quittant l'épée , il ne dédaignait
>> pas de manier la plume ; il savait menacer et persua-
>> der; le pape et l'empereur lui étaient dévoués : lent et
:
1
MARS 1810 . 153
» réfléchi en méditant ses projets , prompt et hardi dans
>>leur exécution , prudent et adroit pour profiter de leurs
>> suites , il accrut la considération de l'ordre auprès des
>>grands et du peuple , des laïques et du clergé. » Il en
obtint les plus importans priviléges; le pape même mit
les chevaliers au-dessus de toute jurisdiction ecclésiastique
autre que la sienne; il les choisit pour ses gardes .
L'empereur Frédéric II les combla de faveurs , affranchit
leurs biens d'impôts . Lorsque les victoires des musulmans
les chassèrent de la terre sainte , ils trouvèrent
en Europe des domaines , de puissans protecteurs , de
nouveaux frères, et des espérances qui s'étendaient chaque
jour.
« Le malheur ne fait qu'abattre l'homme contre terre ;
>> la prospérité le plonge dans la fange . » Un ordre religieux
et guerrier pouvait conserver ses vertus tant qu'il
n'avait à faire qu'une guerre de religion : dès que ce but
eut cessé d'exister , sa pieuse institution ne fut plus que
le masque de son ambition guerrière. « Ne pense pas ,
>>disait-on au nouveau chevalier , goûter dans l'or-
>>dre une vie douce et tranquille : les jeûnes , les veilles,
>>>les combats , l'obéissance la rempliront tour-à-tour :
>> ton père , ta mère , ton frère , ta soeur, seront comme
>>morts pour toi ; ta propre volonté te deviendra étran-
>>gère ; l'ordre te sera tout ; il ne te promet que du pain ,
» de l'eau , un vêtement grossier , tu dois t'en contenter ;
>>tu auras part à ce que Dieu pourra lui donner un
>>>jour . » Ce détachement de tous les biens et de tous
les liens était nécessaire aux défenseurs de la Palestine ,
privés et séparés de tout : ce ne fut plus qu'une arme
dangereuse entre les mains des chevaliers revenus en
Europe et inactifs . Il fallait un but à tant de sacrifices ;
l'ambition le chercha, dès que la piété ne le fournitplus.
L'organisation rigide et exclusive qui avait prêté aux soldats
de la Vierge assez d'énérgie et d'union pour s'oublier
entièrement eux-mêmes en soutenant la cause de
la foi , donna à l'ordre Teutonique les moyens de faire
prospérer ses projets de despotisme et de conquête..
Un grand théâtre lui fut bientôt ouvert. La Prusse
refusait de recevoir le christianisme;ses habitans avaient
454 MERCURE DE FRANCE ,
massacré saint Adalbert , qui s'était montré , dans sa
mission , plus désireux du martyre que de la conversion
des païens . Christian , premier évêque de Prusse , obtint
d'abord plus de succès ; mais , impatient d'étendre
sa domination , il trouva les moyens de persuasion trop
lents , et eut recours à une croisade : le pape l'autorisa ;
de superstitieux aventuriers l'entreprirent ; les Prussiens
aigris la repoussèrent vaillamment ; les voies de douceur
se fermèrent sans retour . Christian appela l'ordre Teutonique;
Conrad , duc de Malovie , ambitieux par avidité ,
et incapable de défendre son propre territoire , implora
son secours . L'évêque , le duc et le pape assurèrent à
l'ordre la propriété de Dobryn , du pays de Culm et des
deux tiers de ce qu'il conquerrait sur les infidèles . C'était
promettre un royaume à des hommes naguère serviteurs
dans un hôpital . Le grand-maître , qui résidait à
Venise , accepta les offres . Herrmann Balke partit avec
plusieurs chevaliers ; Herrmann de Salza le nomma gouverneur
d'un pays qu'il avait à conquérir et à convertir.
Alors commença en Prusse cette lutte terrible dont
l'histoire offre plusieurs exemples , la lutte des passions
ambitieuses contre les moeurs barbares . Ces moines
guerriers , n'ayant de devoir à remplir qu'envers la corporation
dont ils étaient membres , étrangers à ces intérêts
qui inspirent une bienveillance universelle , parce
qu'ils reposent sur des relations communes à tous les
hommes , soumis à une discipline qui réglait tout , hors les
désirs , d'autant plus égoïstes qu'ils étaient plus strictement
tenus de tout oublier , peu accessibles à l'humanité , et
par leur organisation monastique et par leurs habitudes
guerrières , prouvèrent bientôt que la morale la plus
pure est sans effet quand une situation forcée , en contrariant
tous les sentimens de la nature , met en jeu toutes
les passions , et que la discipline la plus sévère n'est qu'une
chaîne quiles rend plus furieuses , parce que les principes
moraux sont sans pouvoir pour les contenir. Une nation
sauvage , n'ayant d'autre religion qu'une superstition
hideuse , d'autres lois que celles dont s'arrangeaient ses
besoins , d'autres vertus que celles qui peuvent exister
chezdeshommes qui ne connaissent pas l'idée du devoir;
MARS 1810. 155 : י
attachée à ses dieux , à cause de ses prêtres qui la gouvernaient
avec un despotisme absolu ; féroce sans
cruauté , parce que la férocité était dans ses moeurs ;
étrangère aux passions qui désirent et envahissent ,
parce qu'étant composée d'individus libres et égaux ,
elle ne pouvait avoir d'ambition nationale , mais capable
de sentir dans toute leur fureur les passions qui s'irritent
et se vengent , parce que des hommes également
menacés ou offensés peuvent se réunir pour se défendre
ou se venger : tel était l'adversaire que l'ordre Teutonique
se disposait à combattre . :
Il l'attaqua d'abord avec de faibles moyens : si les
différentes tribus de la Prusse s'étaient réunies contre
HerrmannBalk et ses chevaliers , elles les auraient écrasés
sans peine ; mais chacune d'elles se crut assez forte pour
résister à des ennemis si peu nombreux ; elles leur laissèrent
le tems de bâtir Thorn , Culm et Marienwerder ,
qui leur offraient dès-lors des retraites sûres ; et bientôt
dehardis croisés vinrent leur prêter de puissans secours :
le duc de Silésie , Henri le Barbu , et Swantopolk , duc
de Pomeranie , amenèrent 8000 soldats . Dans une bataille
sanglante la valeur de ce dernier sauva l'ordre de la honte
et du danger d'une défaite . Plusieurs tribus furent soumises
; de nouvelles forteresses s'élevèrent ; en peu de
tems Elbing devint une place importante .
Les vaincus furent traités pendant quelque tems avec
bienveillance ; le zèle religieux n'avait pas encore cédé
toute la place au despotisme de l'ambition : « Les princes
>>croisés , en s'éloignant , recommandaient la douceur
>> aux membres de l'ordre ; Herrmann Balk , héros pieux
>> et humain , y était disposé. Les chevaliers agissaient
>> non en maîtres , mais en pères , en frères : ils parcou-
>> raient le pays , s'adressaient particulièrement à la no-
>>>blesse prussienne , se montraient pleins de bonté , de
>> compassion , pour les grands et le peuple , les pauvres
>> et les riches ; ils ouvraient leurs hôpitaux aux Prus--
>> siens malades , rassemblaient ces sauvages vagabonds ,
>> leur assignaient des maisons , des terres , honoraient
>> sur-tout les nouveaux chrétiens ; ils les invitaient à
>> leur table , mangeaient et buvaient avec eux , pre156
MERCURE DE FRANCE ,
A
>>n>aientsoindes veuves , des orphelins , envoyaient en
>>Allemagne les enfans intelligens qui , bien instruits et
>>>parlant les deux langues , revenaient prêcher le chris-
>> tianime à leurs compatriotes surpris et touchés . » C'était
ainsi que l'on devait convertir, mais l'ordre Teutonique
'voulait régner , et les conquérans du treizième siècle ne
pouvaient régner qu'en faisant des esclaves .
Ils eurent bientôt recours à ce moyen ; leur puissance
s'était fort accrue : une corporation semblable ,celle des
Frères de l'Epée, s'était établie en Livonie , vers la fin du
douzième siècle : trop faibles pour conquérir et même
pour résister , ses chevaliers demandèrent à se réunir
avec les chevaliers Teutoniques ; Herrmann de Salza le
leur accorda , et l'ordre acquit en eux des membres
non moins expérimentés que vaillans. Il ne tarda pas à
cesser de dissimuler ses projets d'oppression ; l'évêque
Christian, qui l'avait appelé, lui devint odieux : sa clair
voyance pénétrait les plans des nouveaux seigneurs , et
son zèle , en convertissant les païens , les dérobait au
joug qu'avant cette conversion on ne rougissait pas de
leur imposer. Christian fut fait prisonnier par les infi
dèles ; l'ordre le laissa en prison : loin de favoriser les
missionnaires , il mit obstacle à leurs succès . Un converti
fut massacré pour avoir remis son fils comme ôtage de
sa foi entre les mains de l'évêque ; c'était s'y prendrede
bonneheure pour empêcher l'église de former un Etat
:
dans l'Etat .
Assujettis à des services chaque jour plus rudes , traités
en véritables serfs , les Prussiens se plaignirent de leur
sort au duc de Pomeranie Swantopolk , garant du traité
par lequel l'ordre leur avait assuré la conservation de
leur indépendance et de leurs biens . Après avoir tenté
vainement les moyens de conciliation , après avoir sans
succès envoyé des députés au pape pour lui recommander
et les nouveaux chrétiens et ceux qui devaient
apprendre à l'être ; ce généreux prince crut devoir aux
opprimés et à son serment , d'entreprendre leur défense :
on vit alors un ordre religieux faire la guerre à un prince
chrétien pour conserver le droit d'opprimer ceux qu'il
avait promis de convertir , et employer à cette guerre
MARS 1810. 157
impie ces mêmes croisés qu'il avait appelés à son secours
contre les infidèles .
La bravoure et l'habileté de Swantopolk sauvèrent ses
Etats et son honneur , mais ne purent délivrer du joug
ses malheureux alliés ; il fit la paix après de longs combats
, n'obtenant pour eux que de faibles droits sans
garantie. La puissance de l'ordre s'accroissait ; ses oppressions
la suivaient pas à pas : vainement les Prussiens
se flattaient d'y échapper en embrassant le christianisme .
Tous leshommes sans doute sont égaux et libres , disaient
les chevaliers , les idolâtres seuls méritent d'être esclaves ;
mais la liberté n'appartient qu'à ceux qui se convertissent
volontairement et par conviction; ceux que le glaive
seul fait entrer dans le sein de l'église ne sont pas dignes.
de cette faveur . 3
Dépouillés ainsi du droit le plus sacré aux yeux de
tous les Germains , de laliberté personnelle , lesPrussiens
se révoltèrent : une odieuse vexation de l'ordre fut l'étincelle
qui alluma ce vaste incendie. Les Lithuaniens
avaient fait une irruption dans la Courlande , et s'étaient
retirés emmenant les femmes et les enfans enchaînés; les
chevaliers volèrent à leur poursuite : les Courlandois
avides de vengeance se joignirent à eux ; ils atteignirent
bientôt les ravisseurs : « Que nos femmes et nos enfans
>> nous soient rendus , si nous parvenons à les délivrer ! >>>>
demandèrent les Courlandois avant le commencement de
l'action. « Les prisonniers appartiennent à celui qui s'en
empare , répondirent les chevaliers ; ils seront à nous s'ils
tombent dans nos mains. » C'était avoir presque autant
d'aveuglement que de barbarie; qu'importait alors aux
Courlandois la victoire de l'ordre? ne devenaient-ils pas
ses ennemis ? Ils se turent , mais pendant le combat ils se
joignirent aux Lithuaniens et taillèrent en pièces leurs
oppresseurs . Cent chevaliers et leur chef restèrent sur le
champ de bataille. i
La Prusse entière fut bientôten feu : les Samogitiens,
les Warmiens , les Pogésaniens , les Natanges , une foule
d'autres tribus se soulevèrent pour défendre leur liberté :
leurs chefs se signalèrent : Hercusmonte , Swayno , Scumand
ne le cédaient ni en constance ni en bravoure aux
158 MERCURE DE FRANCE ,
plus vaillans chevaliers , mais leurs forces manquaient de
centre , et celui qu'elles auraient pu avoir leur fut bientôt
enlevé. Aleps , grand-prêtre ( Kriwe ) des idolâtres , prévoyant
le triomphe de la croix , ou sincérement converti
àson culte , se fit chrétien : le chêne sacré ne rendit plus
d'oracles , les sacrifices cessèrent : la superstition , seul
point d'appui de l'ignorance , perdit ainsi le ministre et le
gardien de son pouvoir. Les Prussiens n'opposèrent plus
àla marche serrée et imperturbable de l'ordre que des
efforts divisés et successifs : leurs victoires ne servirent
qu'à rendre ensuite leurs chaînes plus pesantes : les chevaliers
, souvent réduits à des extrémités cruelles , souvent
contraints de se renfermer dans leurs forteresses , puisaient
dans leur union et dans les secours des princes
étrangers des moyens de succès toujours renaissans .
Après treize ans d'une guerre affréuse l'amour de la liberté
se vit presque entièrement vaincu par l'amour du pouvoir.
• La liberté chez les peuples barbares n'est que l'absence
de la gêne : c'est la liberté de l'individu , plutôt
que celle du citoyen : c'était aussi celle que regrettaient
les Prussiens sous le joug des chevaliers Teutoniques .
Ils la défendaient comme on défend un bien , non:
comme on remplit un devoir: aussi touve-t-on parmi
eux des traîtres , tandis que l'ordre n'en offre aucun.c
Un chevalier ne s'appartenait plus ; en abandonnant ses
drapeaux , il eût fait tort à l'ordre entier ; maître de sal
personne et de sa vie , on l'eût traité comme parjure à
sa foi . Un Prussien n'appartenait qu'à lui-même; c'était
à lui seul qu'il faisait tort en quittant sa tribu pour se
faire chrétien ; ses compatriotes) le regardaient comme)
un lâche , capable de renoncer à sa propre indépendance .
Ainsi le sentiment qui sert de base à la vertu , l'oubli de
soi-même , se développait secrètement et exerçait son
influence dans le parti des oppresseurs , à côté de
leur ambition conquérante , de leur égoïsme despotique
, tandis que la défaite et souvent la perfidie des
opprimés envers leurs frères , prouvaient que la cause
la plus juste , le courage le plus indomté , le mépris le
plus absolu de la vie ne fournissent pas à un peuple
MARS 1810. 159
barbare les moyens de résister à des hommes qui connaissent
l'idée du devoir , même quand ils en font l'application
la plus odieuse en l'alliant avec des projets criminels
. GUIZOT.
( La suite au Numéro prochain. )
LITTÉRATURE ALLEMANDE.
;
IL n'est point de particularités , si minutieuses qu'elles
soient , qui n'offrent quelqu'intérêt , lorsqu'elles se rattachent
à la vie d'un homme d'une célébrité universelle . En
lisant Plutarque et Suétone , par exemple , neleur savonsnous
pas un gré infini de nous avoir transmis une foule de
détails , qui nous font quelquefois mieux connaître leurs
personnages que le récit de ces actions d'éclat , où la similitude
des circonstances produit trop souvent une extrême
ressemblance entre les héros ?
Frédéric -le-Grand , objet de l'admiration de tous ses
contemporains , appartient déjà tout entier à l'histoire .
Elle ne négligera point , sans doute , de recueillir quelques
traits qui font partie de l'époque où ce prince , vivant sous
les lois d'un père absolu , n'était encore connu que par ses
malheurs et son goût pour l'étude. Ces détails viennent
d'être publiés à Berlin : ils se trouvent contenus dans des
lettres de M. de Munchow , fils de l'ancien président de la
régence de Custrin , qui habitait le château même où Frédéric
était détenu pendant que l'on instruisait son procès
(1 ) . : T
On a eu soin , en imprimant la relation allemande de
M. de Munchow , de respecter jusqu'à son orthographe
surannée . Ne pouvant pas , dans la traduction , me piquer
de cette fidélité scrupuleuse , je tâcherai , du moins , de
conserver à ce récit le ton de franchise et de simplicité qui
sied à un vieux militaire :
« Je suis probablement le seul homme sur la terre qui
ait été le témoin de tout ce qui s'est passé pendant que
notre grand Frédéric était en prison à Custrin. Je n'avais
(1) En 1730, Frédéric , âgé de dix-huit ans , rebuté par les rigueurs
du roi son père , tenta de quitter la Prusse . Il fut arrêté , et ne dut la
vie et la liberté qu'aux prières de la cour d'Autriche. Sonami , le
jeune Katt , eut la tête tranchée en sa présence.
160 MERCURE DE FRANCE ,
alors que sept ans , et aujourd'hui je suis bien vieux : ma
mémoire ne me dit plus rien sur beaucoup d'objets ; mais
tout ce qui a rapport à ce grand homme , à l'époque où il
n'était encore que prince royal , s'est si fortement gravé
dans mon esprit , que je n'en ai point perdu le souvenir
dans la pluspetite chose. D'ailleurs , ce n'est pas seulement
en prison que j'ai connu ce cher prince : lorsqu'il fut
retourné à Rémusberg , il me demanda trois fois à mon
père , qui ne voulait pas me laisser partir , parce qu'il
avait résolu de m'envoyer à l'université ; mais le prince
promit si bien qu'il me ferait étudier , qu'enfin il me fut
permis d'aller le rejoindre. Il me lut lui-même de gros
cahiers sur la métaphysique de Lock et deWolf, mais cela
ne dura que jusqu'à la mort de Frédéric-Guillaume Ir;
alors je fus nommé page du nouveau roi , avec le feldmaréchal
de Moellendorf , aujourd'hui vivant , mais il
n'était en rang qu'après moi . Au bout de trois ans , je fus
nommé lieutenant dans les gardes : mais il est tems que
je rende compte de ce qui est arrivé au château de Cusfrin.
Il ne tiendrait qu'à moi de raconter mille choses que
j'ai vues de mes yeux , ou que j'ai entendues de mes propres
oreilles , de la bouche de notre cher prince . Mais ... elles
ne sont pas toutes conformes à la grande idée qu'on se fait
de lui , et dont il était véritablement digne. Les plus grands
hommes dont parle l'histoire ont eu aussi leurs défauts ,
mais l'histoire ne nous a pas tout dit. Voici , par exemple ,
un trait dont je pourrais répondre :
* Lorsque le malheureux Katt fut exécuté , le général de
Loepel , gouverneur de Custrin , reçut , ainsi que mon
père , l'ordre de placer le prince royal à une fenêtre du
château , d'où il pût voir l'échafaud dressé pour son ami
sur le rempart même. Il fallut obéir : Katt fut amené
sous les croisées du prince ; on les ouvrit aussitôt , et Frédéric
cria de toute sa force : Pardonnez-moi , mon cher
Katt , je suis la cause de votre mort. Katt répondit : Pour
un prince comme vous , on meurt avec contentement (2) .
* Le visage du prince se couvrit d'une pâleur mortelle ;
le gouverneur l'éloigna de la fenêtre , et le fit asseoir dans
un fauteuil où il s'évanouit sur-le-champ .
L'ordre du roi portait qu'il serait fourni à manger au
(2) Ces paroles sont en français dans l'original .
prince
MARS 1810 . 161
prince son fils , par un traiteur auquel il serait,alloué
8 gros ( 1 liv. 4 s. ) par jour. Ma mère s'offrit à servir le
prisonnier , et prit les 8 gros ; mais , entre nous , je croisi
que le séjour du prince coûta
(60,000 liv. ) à mes parens (3).
plus de 15,000 xdeles LA
SEINE
*Deux sous-officiers étaient postés à la premiereporte
deux soldats à la seconde; et deux capitaines loges dans le
château , se relevaient, alternativement pour la garde de
jour et de nuit. Toutes les deux heures , l'officier ourrait
la porte pour savoir ce que le prince faisait ou demandait
Nulle autre personne n'avait accès auprès de luin
domestique était enfermé dans une chambre voisine.
,
: » Le prince trouvait le tems long ; il pria le capitaine de
permettre que l'un des enfans de mon père pût venir le
voir , ne fût-ce qu'une heure par jour , pour lui procurer
quelque distraction. Le choixtomba sur moi comme le
plus jeune. Jusqu'à cette époque l'on m'avait vêtu en espèce
d'heiduque: on me changea de costume tout-à-coup,
et l'on me mit un habit long avec de grandes poches . C'est
ainsi que je fus introduit chez le prince. Dès la première
fois qu'il me vit , il me glissa dans la poche un billet écrit
en français , dans lequel il demandait certains livres , puis
un couteau et une fourchette . Tout cela lui était défendu ,
ainsi que papier , plume et encre ; mais il paraît qu'il avait
déjà su se procurer ces derniers objets. J'ai bien compris
par la suite pourquoi l'on m'avait revêtu d'un habit à
grandes poches . Les officiers , touchés de l'attention du
prince àleur fournir du meilleur vin à discrétion , me laissaient
entrer tous les jours deux fois chez lui , sous prétexte
d'apprendre le français , dont S. A. R. me donnait
effectivement d'excellentes leçons .
"
» Le roi fut informé que mes parens s'étaient chargés de
la nourriture du princcee:: il en témoigna beaucoup d'humeur
, et confia ce soin au conseiller de cour Blockmann ,
qui envoyait régulièrement au gouverneur les trois petits
plats d'ordonnance pour le dîner de S. A. R.
La commission chargée d'instruire son procès s'assembla.
Le prince que l'on amenait à ses séances , parut d'abord
assez attentif : mais au bout de quelque tems , il
s'ennuya excessivement de toutes ces formalités , et pendant
que ses juges délibéraient , il s'amusait à composer
sur eux des satires en vers français . La commission rédi-
- (3) On peutprésumer qu'ily a ici un zéro de trop .
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
geaenfin ses conclusions , et cette pièce qui devait être
fort curieuse , fut déposée dans les archives ; mais tout a
été brûlé lors du bombardement de Custrin par les Russes
dans la guerre de sept ans .
Avant que le prince fût parvenu à se procurer.des
plumes et de l'encre , il avait eu la patience de tracer aa
crayon l'histoire de sa vie ; et ce fut moi qui , sans m'en
douter , portai dans mes poches ce cahier à mon père,
avec un billet où le prince lui recommandait de n'en faire
mention à qui que ce fût au monde , avant sa mort. Mon
père luitint si scrupuleusement parole , que nous ne fûmes
jamais instruits de cette particularité , tant qu'il vécut . Ces
précieux mémoires furent trouvés dans ses papiers :
le président de Birckholtz , qui avait épousé ma soeur , se
donna des peines infinies pour repasser avec de l'encre les
traits du crayon : mais la fatalité voulut encore que ce manuscrit
fût consumé avec tout son mobilier dans le bombardement
de la ville .
1
L'étroite captivité du prince royal au château ne
dura que six semaines environ . On lui assigna pour sa
demeure une assez belle maison dans la ville , où il eut
un cuisinier et des domestiques. Il venait presque tous les
jours au château passer quelques heures avec mon père ,
qui , pour le distraire , donnait assez fréquemment de petits
bals . Frédéric s'y montrait fort occupé d'une certaine
demoiselle Hill , fille du directeur des domaines , et douée
d'une beauté véritablement angélique .
■ Comme je vivais , en ce tems-là , dans la plus intime
familiarité du prince , je ne puis m'empêcher de rappeler
ici une habitude qu'il avait alors : un enfant , tel que je
l'étais , n'yvoyait que matière à rire ; mais j'ai appris depuis
à la regarder sous un aspect plus grave . Lorsqu'après sa
toilette , son valet-de-chambre lui présentait son café , il
ne manquait pas de s'écrier qu'il était trop chaud,ou trop
froid ; et, pour en convaincre le valet-de-chambre , il lui
enportait une cuillerée à la bouche . Si cet homme refusait
de l'ouvrir , il lui jetait le café à la figure , et n'en prenait
pas . Aujourd'huije regarde cette habitude comme ayant
été inspirée à ce cher prince par la providence : car n'estcepas
ainsi qu'il échappa au poison qui lui fut présenté à
Dresde ? Le refus opiniâtre que fit le traître de goûter le
café dévoila sa perfidie , et le contraignit même à en faire
l'aveu .
» J'aurais encore un grand nombre d'anecdotes à ra
MARS 1810 . 163
conter , relativement aux journées de Molwitz , Tzaslau ,
Strigau et Sorr , dans lesquelles j'ai combattu sous les yeux
du grand roi ; mais je remets ces détails à une autre
occasion . "
r
A ce récit de M. de Munchow sont jointes plusieurs
lettres de Katt , également inédites . Dans l'une , ce malheureux
jeune homme implore la clémence du roi; il lui
expose que le repentir et la reconnaissance feront de lui
un de ses meilleurs sujets , et il se compare à Manassès , à
Saül , et à David. Une autre de ces lettres est adressée à
son grand-père le feld-maréchal comte de Wartensleben ,
qui ne put fléchir la rigueur du monarque ; dans une troisième
, l'ami de Frédéric fait d'éternels adieux'à son père
et à sa mère. Ces lettres sont touchantes , mais elles ne
contiennent aucun fait particulier , concernant la fatale
aventure dont il mourait la victime .
La même semaine a vu paraître à Berlin deux lettres
non encore publiées sur la bataille de Molwitz (4) . L'une
est de Frédéric-le-Grand lui-même , et l'autre du prince
Léopold d'Anhalt-Dessau. Elles sont écrites toutes deux
le lendemain de cette action , remarquable en ce qu'elle
fut la première où fit son apprentissage ce grand capitaine ,
qui devait changer un jour le système militaire de l'Europe.
Dans un ouvrage écrit long-tems après (5) , il fit la
relation de la bataille de Molwitz , et la termina par les
mots suivans : Cette journée devint une des plus mémo-
>>rables de ce siècle , parce que deux petites armées y déci-
» dèrent du sort de la Silésie , et que les troupes du roi y
→ acquirent une réputation que le tems ni l'envie ne pourront
leur ravir . "
Le tableau exact des dispositions , et l'ordre de bataille
annexés à cette lettre , mettront les gens du métier à portée
de vérifier la fidélité des divers plans qui en ont été donnés .
Ils trouveront de plus , dans la lettre de Frédéric , des aveux
fort naïfs sur la contenance peu glorieuse que fit , à Molwitz
, cette cavalerie prussienne , qui avait acquis depuis
une si prodigieuse renommée , et la conserva jusqu'à
l'épreuve décisive d'Jéna (6) .
Dans un post-scriptum, le roi ne dédaigne pas de faire
(4) 10 avril 1741 .
(5) Histoire de mon tems , tom. I, chap. 3 .
(6) Frédéric , en parlant de ses cavaliers , les appelle nettement de
mauvais drôles . ( Schlechte kørls . )
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
l'observation qu'il n'a ni dormi ni mangé depuis deux
jours.
L'on ne peut entendre nommer cette bataille de Molwitz
sans se rappeler une lettre que Frédéric écrivit , la veille
même de cette journée , à son ami Jordan , qu'il appelait
quelquefois son maître en philosophie . Ce billet , digne de
Henri IV , est conçu en ces termes : Mon cher Jordan ,
nous allons nous battre demain . Tu connais le sort des
> armes : la vie des rois n'est pas plus respectée que celle
> des particuliers . Je ne sais ce que je deviendrai. Si ma
> destinée est finie , souviens-toi d'un ami qui t'aime tou-
> jours tendrement. Si le ciel prolonge mesjours , je t'é-
» crirai dès demain , et tu apprendras notre victoire. Adieu,
> cher ami; je t'aimerai jusqu'à la mort . (7) »
La lettre du prince d'Anhalt , adressée à son père , ne
contient que des détails particuliers sur les mouvemens et
les pertes de sa division. L. S.
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS .
PREMIÈRE VISITE.
Il existe une classe d'hommes , dont je fais partie , qui
sont très-peu connushors de leur sphère , et dans les pays
d'où la religion les exclut ; c'est les pasteurs de village des
églises protestantes . Lorsqu'ils sont ce qu'ils doivent être
(et malheur à ceux qui prennent cet état sans en remplir
les devoirs ! ) , il n'y a pas de citoyens plus utiles et plus respectables
. Au-dessus des paysans par leur éducation et
leurs connaissances , ils en sont rapprochés par la simpli
cité de leurs moeurs patriarchales , et par les doux liens
d'époux et de père ; ils sont à-la-fois le conseil , l'appui ,
la consolation du pauvre et du malheureux , et la terreur
du méchant; ils offrent dans l'intérieur de leur famille le
modèle des vertus qu'ils prêchent dans la chaire; respectés
comme des supérieurs , aimés comme des amis , le village
où ils résident peut devenir pour eux et par eux le séjour
dubonheur , et lorsque le malheur vient les visiter sous
leur humble toît (puisqu'ils sont époux et père , ils y sont
(7) OEuvres posthumes de Frédéric II, tomeVIII.
MARS 1810. 165
sujets comme tous les hommes ) , ils le reçoivent avec courage
, patience et résignation .
Tel était le pasteur Buchman , mon prédécesseur dans
cette cure. Depuis quarante ans , le chardon et la violette,
images de ses peines cruelles et de ses vertus ignorées ,
croissaient sur sa tombe; ses peines et ses vertus , et ses
éclairs de bonheur , tout était oublié ; tout resterait enseveli
avec lui sous ce tertre de gazon , si je ne voulais pas retracer
àmon souvenir deux journées mémorables de son innocente
vie. C'est de sa compagne fidèle que j'ai su ces
détails ; elle ne l'avait point quitté pendant qu'il a vécu ,
elle repose à présent à côté de lui : «Ne me séparez pas
» de mon mari , M. le pasteur , me dit-elle , quand je vins
>>prendre possession de la maison , où si long-tems ils
> avaient demeuré ensemble ; laissez-moi mourir près de
» sontombeau. Elle a passé quelques années avec moi , et
ellepaya mon amitié par sa confiance; je ne la trahirai pas :
cet écrit nesera vu qu'après ma mort , et ceux qu'il regarde
n'existeront plus .
Avant de faire le récit de lapremière de ces journées qui
curent une si grande influence sur la vie du pasteur
Buchman, je vais raconter brièvement les événemens qui
l'avaient précédée.
Buchman avait un ami de coeur qui se nommait Halder :
il était ainsi que lui pasteur de village ; ils avaient été ensemble
à l'université, habitant la même chambre et mangeant
à la même table ; ils furent consacrés le mêmejour ,
etnommés à deux cures de villages , distantes l'une de
l'autre d'une journée. Lorsqu'ils se séparèrent pour aller les
occuper, ils se promirent de ne jamais laisser passer une
semaine sans s'écrire , ni quinze jours sans se visiter , et
pendant seize années ils furent fidèles à cet engagement .
Tous les deux se marièrent , car une bonne ménagère est
le meuble le plus nécessaire dans un presbytère , et tous
deux étaient pères . Buchman n'eut qu'un fils ; Halder eut
plusieurs enfans qu'il perd en bas âge , il ne lui resta
qu'une fille , dont l'aimable figure et l'heureux naturel faisaient
la gloire et le bonheur de ses parens . Le jeune Frédérich
Buchman , de son côté , était l'orgueil et l'idole des
siens : sa taille était avantageuse , son maintien noble et
gracieux , ses traits mâles et réguliers , son caractère fier et
sensible. On obtenait tout de lui par le point d'honneur ,
mais la moindre apparence d'injustice le révoltait , et le
166 MERCURE DE FRANCE ,
mettait en fureur ; dans ces momens-là personne ne pouvait
le calmer que sa petite amie Paulíne Halder , plus
jeune que lui de trois ans . Elle conduisait à son gré ce jeune
lion, et le rendait plus doux qu'un agneau , dès qu'elle lui
disait avec sa voix enfantine , Fritz (1) , celan'est pas bien ;
je ne t'aimerai plus , situ te fâches ainsi . Deson côté Pauline
faisait tout ce que voulait sa mère , pourvu qu'on lui
promît de la mener chez M. Buchman.
Les deux familles voyaient avec plaisir cet accord secret
entre les coeurs de leurs enfans; les visites devinrent plus
fréquentes , et sous les yeux de leurs parens , Frédérich et
Pauline se témoignaient l'attachement le plus tendre. Quel
spectacle délicieux pour ces bons parens ,que celui de cet
amour si vif et si pur , dont les jeunes gens eux-mêmes
ignoraient le nom , mais qui s'augmentait chaque jour !
Combien nous serons heureux de leur bonheur ! disait
Buchman à son ami ; nous les marierons dès que Fritz sera
consacré .
Tu veux donc en faire un ministre ? lui disait Halder , il
n'en a guère la tournure , un uniforme lui siérait mieux
qu'une robe pastorale , et un hausse-col qu'un rabat . Halder
avait naturellement du goût pour le militaire ; l'amitié et
l'influence de Buchman avaient décidé sa vocatión ecclésiastique
: mais , après avoir prêché l'union et la paix , son plus
grand plaisir était de lire dans les gazettes des relations de
guerres et de combats . Buchman au contraire était convaincu
que , si le vrai bonheur existe sur la terre , c'est dans
cet état ignoré et tranquille , où les occasions de faire le
bien sont si fréquentes , où tout éloigne du mal et ramène
à la vertu , à la piété et à la simplicité du bonheur domestique
.- Oui , dit-il à son ami ,je veux que Fritz soit pasteur
de village , parce que je désire qu'il soit sage et heureux.
Nous n'avons que lui , nous ne pourrions pas nous
en séparer ; cet état le fixera près de nous . Il aune belle
figure : tant mieux , il ornera la chaire du Seigneur ; ne consacrerait-
on à son culte que le rebut des autres professions ?
Mon Fritz sera , s'il plaît à Dieu , un beau , un bon et un
heureux pasteur ; je parie que Pauline est de mon avis ?
Elle en convint en rougissant. Halder avoua lui-même qu'il
ne s'était jamais repenti de son choix , et le départ de Frédérich
pour l'université fut décidé . Il avait alors dix-neuf
(1 ) Diminutif familier du nom de Frédérich .
MARS 1810 . 167
...
ans , et Pauline seize ; ils devaient être séparés trois ans ,
excepté le tems des vacances que Frédérich viendrait passer
chez ses parens; tous comptaient sur ce dédommagement
pour supporter la séparation. Au bout des trois ans , il recevrait
les ordres et retrouverait sa Pauline , pour ne plus la
quitter de la vie .
Ces arrangemens pris en famille adoucirent le moment
des adieux. Fritz se sépara de tout ce qu'il aimait , plein
de douleur et d'espérance. Il serra Pauline contre son
coeur , lui mit au doigt un anneau d'or , couvrit de baisers
ses joues inondéeess de larmes et ses lèvres , qui ne pouvaient
pas même prononcer le mot d'adieu; ils ne se promirent
pas de s'aimer toujours , car il leur paraissait impossible
de changer. Fritz embrassa ses deux pères , ses deux mères;
il donnait déjà ce titre aux parens de Pauline , et partit
pour Jéna , où les deux pasteurs avaient aussi fait leurs
études .
Pendant deux années l'orgueil paternel de Buchman fut
en pleinejouissance : il recevait les nouvelles les plus satisfaisantes
de son fils ; des anciennes connaissances d'Jéna ,
auxquelles il l'avait adressé , lui mandaient que ses progrès
étaient étonnans , sur-tout dans les mathématiques , et
qu'il se faisait aimer et estimer. Il vint passer les vacances
chez son père , et sa présence confirma tous les éloges ;
les deux mères le trouvèrent grandi et embelli ; Buchman
lui trouva l'air plus doux et plus réfléchi ; Pauline dit qu'il
était toujours le même , et c'est ce qu'elle pouvait à son gré
diredeplus flatteur : lepasteeuurrHalder répéta qu'un haussecol
lui irait mieux qu'un rabat. Frédérich soupira d'abord ,
puis il sourit en regardant Pauline . Il aurait aussi préféré
le hausse-col et l'uniforme , mais posséder Pauline allait
avant tout , et l'état qui pouvait avancer ce bonheur était
celui pour lequel il avait le plus de goût ; il retourna donc
reprendre le cours de ses études .
Hélas ! il était passé le tems du bonheur ! Frédérich
avait conservé la même horreur pour l'injustice qu'il montrait
dans son enfance. Un étudiant en essuya une qui le
révolta ; il prit vivement son parti . L'agresseur du jeune
homme était titré , riche , et dépensait beaucoup d'argent;
ceux qui profitaient de sa bourse , et qu'il associait à ses
plaisirs , furent pour lui. Frédérich tint ferme pour son
protégé ; ils eurent pour eux les étudians , que le baron
dédaignait. Les esprits s'aigrirent , des disputes on en
vint aux injures , des injures aux voies de fait ; il y eut des
168 MERCURE DE FRANCE ,
:
rixes , des batailles , des émeutes; les tribunaux furent
obligés de s'en mêler , et , comme on le pense , le fils d'un
pauvre pasteur de village eut tort contre un riche baron .
Frédérich Buchman fut représenté comme le premier fauteur
de la querelle , comme le chef des insurgés ; on le
mit aux arrêts , et l'on crut ensuite lui faire grâce en le
renvoyant ignominieusement de l'Université . Le jeune
homme dont il avait si vivement embrassé le parti , fut
banni également , et tous les deux quittèrent Jéna la rage
dans le coeur . : :
Frédérich n'osa pas se présenter chez son père , et moins
encore chez celui de Pauline ; ce fut par des lettres de ses
amis d'Jéna , que M. Buchman apprit son malheur , mais
ces lettres étaient terribles ; plus on avait attendu de ce
jeune homme , et plus il était blâme ; on exagérait ses torts
pour n'avoir pas l'air de l'approuver; on se vanta de lui
avoir donné des conseils qu'il n'avait pas voulu suivre ; on
lui prêta les propos les plus menaçans contre les autorités ;
il aurait , disait-on , mis le feu aux quatre coins de la ville ,
plutôt que de céder , etla sentence de bannissement était
encore trop douce. Mais ce qui consterna le pasteur et sa
femme , c'est qu'il paraissait que ces torts étaient la suite
du plus grand de tous à leurs yeux , de celui qu'ils auraient
le moins attendu de l'amant de Pauline , la séduction
et l'enlèvement d'une jeune fille , et d'avoir cherché à
cacher les suites de cette séduction .
Qu'on juge de la consternation de ses parens: il leur fut
impossible cependant de croire leur fils aussi coupable ,
ils auraient été trop malheureux ! Marie , sur-tout , assurait
que c'était une calomnie , et qu'il était impossible qu'il
eût été infidèle à Pauline . -Ah ! si seulement ils avaient
pu le voir et savoir la vérité ; mais ils ne savaient où le
trouver. Quelques jours après la réception de cette lettre ,
un paysan du village dit au pasteur qu'il avait vu son fils
appuyé sur la barrière du jardin et regardant la maison ;
mais cet homme ne se doutant de rien , crut qu'il était retourné
chez ses parens. Ce ne fut que huitjours après que
le malheureux père apprit que son, fils avait été si près de
lui . Vers le même tems , Pauline reçut une lettre qui ne
contenait que ces lignes :
« Adieu , Pauline , oubliez le malheureux Fritz ; banni ,
chassé , déshonoré , Fritz n'est plus digne de vous ; vic
time de la plus affreuse injustice , ayant le monde et les
hommes en horreur , il va les fuir à jamais oubliez-le,
MARS 1810. 169
Pauline , et soyez heureuse ! Mais si jamais je vous fus
cher , aimez mes parens , soyez encore leur fille , et que
vos vertus les consolent d'avoir donné la vie au malheureux
Frédérich . " 11
Pauline heureuse ! heureuse sans Frédérich ! comment
a- t-il pu le supposer et l'écrire ? Elle fit des efforts surnaturels
pour surmonter sa douleur et conserver à ses parens
leur fille unique et chérie ; mais elle savait aussi de quoi
Frédérich était accusé , par une amie qu'elle avait à Jéna ,
et pouvait à peine en douter; elle l'avait caché à tout le
monde , et ses nuits se passaient dans les larmes . De leur
côté les Buchman ne lui montraient pas les lettres qu'ils
avaient reçues ; ainsi chacun d'eux croyait les autres moins
malheureux . Pauline leur donnait , pour les consoler , une
espérance qu'elle n'avait pas elle-même , et qu'elle ne désirait
pas d'avoir ; puisque Frédérich en avait aimé une
autre , il n'était , en effet , plus digne d'elle , et cependant
elle sentait qu'il lui était plus cherque jamais.
Les perquisitions que le pasteur avait faites et fait faire
de tous côtés , produisirent un soupçon vague qu'il s'était
embarqué sur un vaisseau allant aux Grandes-Indes ; ils
saisirent tous cette idée . Il nous écrira , disait la mère ; il
nous reviendra , ajoutait Pauline : le pasteur secouait tristement
la tête . Dans le fond de l'ame , ni Pauline , ni
M Buchman ne croyaient ce qu'elles disaient ; mais il y
a des mots qu'on a besoin de prononcer et d'entendre ,
lors même qu'ils ne persuadent pas .
Les jours, les semaines , les mois s'écoulaient sans que
rien confirmât ni ne détruisît leurs craintes ou leurs espérance
. Au bout d'une année ils eurent une autre douleur :
Pauline toujours plus affligée , et prenant toujours plus sur
elle , dépérissait à vue d'oeil ; mais elle cachait avec tant
de soins les souffrances de son ame , que ses parens l'a
crurent consolée. Frappés enfin de sa maigreur , de sa
faiblesse , ils s'inquiétèrent et ils exigèrent qu'elle prît un
médecin et des remèdes ; elle obéit , mais c'était trop tard ,
ils n'eurent aucun succès ; elle y gagna seulement d'engager
le médecin , homme honnête et sensible , de dire à
sa famille qu'elle avait une affection de poitrine trèsancienne
, qui devait nécessairement la conduire jeune au
tombeau. Comme ils avaient déjà perdu d'autres enfans ,
ils crurent à cette cause , mais ils n'en étaient pas moins
affligés de voir leur fille qui touchait à sa vingtième année ,
périr commeune fleur épanouie que l'orage a frappé .
170 MERCURE DE FRANCE ,
Pauline mourut doucement , sans prononcermême ce
nom chéri , qui n'était pas sorti un instant de sa pensée , et
contente de ne pas laisser à ses parens désolés l'idée que
Frédérich était la cause de sa mort . Ils ne se consolèrent
point , car peut-on se consoler de la perte d'un enfant ? ce
malheur, le plus poignant de tous , sembletellementopposé à
lanature , que la douleur qu'il produit doit durer toujours ;
mais persuadés que leur fille était plus heureuse , ils se
résignèrent , et le tems eut son effet accoutumé . Il n'efface
pas l'affliction , mais il apprend à la supporter et à s'en
distraire ; il nous rattache à ce qui nous reste , et l'absence
continuelle de l'objet qu'on a perdu affaiblit son image ;
elle se présente moins souvent et moins cruellement à la
pensée , et puisque Dieu a voulu que l'homme fût mortel
et sensible , il était de sa bonté qu'il en fût ainsi .
Lesdeux familles affligées se virent moins souvent , sans
que leur amitié fût le moins du monde altérée ; mais le chagrin
destructeur avait hâté leur vieillesse , et les avait rendus
plus casaniers . M. Halder ne pouvait supporterla demeure où
il avait vu périr sa fille ; ayant d'ailleurs d'autres motifs de
désirer de quitter sa cure , il avait obtenu celle d'un village
plus éloigné de trois lieues ; actuellement il y en avait quatorze
ou quinze entre les habitations des deux amis , et soit
par un obstacle , soit par un autre , il y avait près de deux
ans qu'on ne s'était visité . Les Buchman se faisaient moins
d'illusion sur la cause de la mort de Pauline . Persuadés
que Frédérich y avait une grande part , ils avaient redouté
de voir les parens de cette pauvre victime : cependant
M. Buchman ne put supporter plus long-tems cette absence .
« Marie , dit-il un matin à sa femme , je ne veux pas mourir
sans revoir Halder . L'hiver est beau , les chemins sont secs ,
les chevaux ne font rien à l'écurie , veux-tu que nous allions
les visiter dans leur nouvelle habitation ? »
M Buchmann'avaitjamais eu d'autres volontés que celles
de son mari ; d'ailleurs , pour son propre compte, elle n'était
pas fâchée de changer un peu ses idées , de revoir son amie
Halder, d'apprendre quelques détails sur la mort de Pauline
et de pleurer ensemble leurs enfans ; ce triste sujet de conversation
faisait tant de mal au pasteur qu'elle l'évitait , autant
qu'il lui était possible, quand ils étaient seuls; mais les
femmes éprouvent souvent le besoin de parler de ce quiles
occupe sans cesse .
Le lendemain long-tems avant le jour ils étaient prêts à
partir. Marie avait fermé le porte-manteau . - N'as-tu pas
MARS 1810 .
171
oublié ton livre ? dit-elle à son mari. Pour toute réponse il
le sortit de sa poche , le pressa sur ses lèvres et le recacha
en soupirant. Les yeux de Marie se mouillèrent , elle sortit
sous le prétexte de voir si on attelait. Ce livre était un présent
de leur fils perdu , et l'idée en était simple et touchantè ;
c'était un recueil de cantiques pour la fin de chaque journée;
il étaitproprement relié enmaroquiinn rouge,, lesquatre
coins étaientgarnis d'argent , et sur un médaillon aussi en
argent, était au-dessous du titre le nom de Frédérich, entouré
de pensées et de la petite fleur connue partout sous le nom
sentimental de ne m'oubliez pas ; il se fermait par deux
belles agrafes d'argent avec les chiffres de son père et de sa
mère. Sur la première page étaient écrits de la main de Frédérich
ces vers , dictés par son coeur bien plus quepar
esprit , mais qui, par cela même , leur faisaient plus deplaisir
que de la bonne poésie .
Bonsoir, mes bons parens : puisse un sommeil paisible
Répandre sur vos sens son calme et sa douceur !
Puisse un songe heureux et flatteur
Vous retracer un fils vertueux et sensible
Aqui tout deviendra possible
Pour assurer votre bonheur !
son
:
Tous les bons pères comprendront combien M. Buchman
fut touché lorsque son fils lui apporta ce livre à ses dernières.
vacances , et combien depuis son malheur l'émotion que lui
donnaient ces lignes était encore augmentée . Tous les soirs
lorsque le bon pasteur était au lit avec sa chère Marie , il
lui lisaitun cantique , puis le touchant bonsoir de leur enfant,
suivi d'une prière ardente et telle que le coeur d'un
père pouvait la dicter pour cet enfant dont ils ignoraient le
sort. "S'il vit encore , ô mon Dieu , préserve-le de malheur
» et de crimes , protége sa jeunesse , rends-le à la vertu . »
-Et à ses parens , ajoutait Marie .- Que la volonté de
Dieu soit faite , et non pas la nôtre , disait encore le vieillard.
Tous les deux pressaient sur leurs lèvres le nom de
leur Frédérich avant de s'endormir , et plus d'une fois son
pieux souhait fut excaucé ; un songe consolant le leur rendit
quelques instans digne de toute leur tendresse .
• Ils partirent; les chemins gelés étaient très-roulans , ils
arrivèrent le soir vers les six ou sept heures dans la cure que
Halder n'habitait que depuis peu. Ils n'étaientpas attendus,
et n'enfurent reçus qu'avecplus dejoie et avec cette cordialitéde
la véritable amitié .Aprèss'être tendrement embrassés
1
172 MERCURE DE FRANCE ,
en répandant des larmes mêlées de douleur et de plaisir ,
les deux vieux couples s'assirent autour d'un bon feu , auprès
duquel M. Halder fit servir une petite collation pour
réchauffer les voyageurs : quelques verres d'un bon vin
vieux , et quelques tasses de café , les ranimèrent. Après
une séparation de deux ans , la plus longue de leur vie , le
plaisir de se retrouver , absorba pendant quelques instans
toute autre idée; mais ils ne pouvaient pas prononcer un
seul mot qui ne les ramenât à leurdouleur et àleurs pensées
habituelles . De tems en tems , après une expression de joie ,
tous les quatre restaient en silence , la tête baissée, les yeux
humides de larmes , ayant sur les lèvres les noms chéris
qu'ils n'osaient prononcer: Au bout de quelques minutes ,
l'un des deux hommes disait un mot indifférent avec un
son de voix ému , et l'entretien recommençait , et finissait
de même .
Je te trouve un peu changé , dit une fois Halder à son
ami , as-tu été malade ?
Buchman .-C'est tout simple , et je puis te dire lamême
chose ; il y a si long-tems , cher Halder , que nous ne nous
sommes vus ! A notre âge deux années sont comme dix .
-
- Comment
Halder. Et deux années de .... Buchman lui serra la
main , les larmes ruisselaient déjà sur les joues de leurs
femmes ; il y eut un moment de silence .
trouves-tu ma nouvelle habitation ? reprit Halder en cherchant
à se remettre ; tu la verras demain en détail ; elle est
plus commode et plus spacieuse que la précédente .
Elle est seulement trop grande , dit Mme Halder avec
tristesse . Elle avait regretté la maison où si long-tems elle
fut l'heureuse mère de Pauline , et le cimetière où reposaient
tous ses enfans .
Tu as raison , ma femme , lui dit Halder , mais je suis
bien aise ce soir d'avoir une bonne chambre à offrir à mes
amis ; vous aurez celle de mon prédécesseur , ici au-dessus >
nous avons préféré d'occuper un cabinet près de cette
chambre , comme à l'autre cure.
Je suppose qu'il y a aussi une pièce de ce côté , dit
Buchman enmontrant une porte? Cette question si indifférente
en elle-même , ne le fut pas pour les Halder : elle
retraçait la distribution de leur précédente demeure où la
chambre de réunion était contiguë au cabinet qu'occupait
leur fille ; ce seul mot la leur rappela si vivement , que la
pauvre mère laissa enfin échapper le nom chéri de Pauline
au milieu de ses sanglots , répétés par son amie. Cette
MARS 1810. 173
explosiond'une douleur trop retenue les mit tous à l'aise
(si l'on peut s'exprimer ainsi ) , et fit cesser cette contrainte
plus pénible mille fois que ce qu'ils voulaient éviter.
Parlons de nos enfans , s'écria Halder , puisqu'ils sont
toujours présens à notre pensée; notre Pauline n'habite
plus la chambre vis-à-vis de la nôtre , mais elle vit dans
nos coeurs. Et toi , Buchman , toujours point de nouvelles
du malheureux fugitif?
Buchman.-Aucune : le ciel sait où il est maintenant ,
quelle terre étrangère recouvre sa dépouille mortelle , ou
quelle mer l'a englouti dans ses ondes orageuses. Si mon
fils vivait , s'il était libre , nous le saurions , car il nous
aimait . Halder , tu sais au moins où est le tombeau de ta
fille, tu sais quel séjour de bonheur cet ange habite : ah !
queje changerais volontiers de sort avec toi! tu as vu s'envoler
aux demeures célestes l'ame innocente et pure de ton
enfant; et moij'ignore si le mien n'existe pas quelque part ,
malheureux ou coupable , peut-être dans les fers , peutêtre.....
Les sanglots coupèrent sa voix , et sa pauvre compagne,
dans les bras de son amie, était suffoquée dans les
Jarmes.
Halder. Du moins il te reste l'espérance : nous ne reverrons
jamais ici-bas notre Pauline , et toi , d'un jour ,
d'un moment à l'autre , tu peux revoir ton Frédérich . Ah !
crois-en le coeur d'un père , la mort est le premier et le
plus complet des malheurs ! Non , Buchman , ton fils ne
peut être ni coupable, ni dans les fers ; il saurait , n'en
doute pas, secouer les chaînes du vice et celles de l'esclavage.
Te rappelles-tu l'énergie de son caractère , son courage
indomtable , sa noble fierté ? Fritz était né pour
commander, pour être partout le premier.
Buchman.-Dieu ! et c'est-là ce qui a causé sa perte;
dès son enfance , ce naturel violent me faisait trembler.
Te souviens-tu comme ta douce Pauline savait le calmer
par un mot , par un regard ? j'attendais tout de leur union.
Halder. Le ciel en a ordonné autrement . Fritz s'est
épargné du moins la douleur de voir mourir sa bien-aimée.
Notre Pauline , attaquée du même mal que ses frères et ses
soeurs , était destinée à ne pas leur survivre long-tems .
Son médecin nous l'assure , et nous n'en doutons pas .
-
Buchman et sa femme n'eurent garde de combattre cette
idée. L'heure du souper arriva , el ce repas de bien-venue
fit un instant diversion à leur triste entretien ; n'ayant
pas voulu s'arrêter en route , ils n'avaient presque rien
174 MERCURE DE FRANCE ,
1
mangé de la journée , et trouvèrent excellens les mets simples
, mais apprêtés suivant leur goût , que l'amitié leur
présentait. Après le souper on se resserra autour du foyer ,
et la conversation prit une autre tournure ; M. Halder raconta
àson ami les motifs qui l'avaient décidé à quitter sa
première cure. Tu sais , dit M. Halder , que le village touchait
à une forêt immense infestée de brigands , et ce dangereux
voisinage ne nous laissait pas un instant de repos.
Pendant plus de trois ans , nous ne nous étions jamais
couchés qu'avec la crainte de voir notre maison incendiée
ou d'être massacrés : Dieu nous en a préservés par une espèce
de miracle . La cure et l'église bordent la forêt , et nous
étions cent fois plus exposés que d'autres villages , qui
n'ont pas été aussi heureux que nous . Le gouvernement
s'en est occupé , on a envoyé des détachemens militaires ;
on est parvenu à diminuer cette bande et à l'éloigner , mais
nonpas à la détruire; ils reparaissent de tems en tems , et
répandent l'effroi dans les villages voisins de la forêt : ici
nous en sommes plus éloignés de trois lieues , le pays est
plus ouvert , et nous dormons tranquilles . Je suis persuadée
, dit Mm Halder douloureusement , que l'inquiétude
et l'insomnie , qui en étaient la suite , ont accéléré la mort
de ma Pauline .
On sait qu'il suffitde nommer le mot de voleur et de
brigand pour rappeler une foule d'histoires. Les deux vieillards
étaient en train d'en raconter à l'envi de plus effrayantes
les unes que les autres , lorsque l'horloge du
village sonna onze heures , et les avertit qu'il était tems d'aller
se reposer des fatigues de leur voyage . M. et Mm Halder
accompagnèrent leurs hôtes dans la chambre qui leur était
destinée ; elle était grande , un bon feu brillait dans la che
minée; et un immense lit antique appelait au repos les
voyageurs fatigués . Voilà , dit Halder , où mon devancier
et sa femme ont passé , pendant cinquante ans , bien des
nuits tranquilles ; puisse la vôtre être de même ! Il leur serra
la main, et les laissa .
, puis le
D'abord , M. Buchman , suivant sa coutume , approcha
une table du lit , posa sa lumière dessus , et lorsqu'ils
furent couchés , il lut à sa femme un
bonsoir de leur fils , puis fit sa prière ordinaire
vente encore : Marie put à peine l'entendre , elle était
excédée de fatigue et s'endormit bientôt; Buchman baisa le
nom de son fils , éteignit la lumière et s'endormit aussi tout
de suite. Après une heure ou deux d'un sommeil paisible,
MARS 1810 . 175
il fut réveillé par un bruit violent ; il crut d'abord que c'était
le tonnerre , et se mettant sur son séant , il prêta l'oreille .
Il entendit alors distinctement dans une antichambre attenante
, dont ils n'étaient séparés que par une simple cloison,
plusieurs voixd'hommes, et qquuelques mots prononcés
plus haut lui firent connaître l'affreux danger qui les menaçait.
C'était la bande des brigands de la forêt qui venaient
de forcer la fenêtre duvestibule. Il n'eut que le tems d'éveiller
sa femme , de lui dire de garder le plus profond silence ,
et de la cacher sous les couvertures , lorsque la porte de sa
chambre s'ouvrit , et qu'il vit entrer un grand homme de
l'aspect le plus effrayant. Il était enveloppé dans un manteau
noir , un grand chapeau rabattu sur les yeux , un demimasque
noir cachait le bas de son visage ; d'une main il
tenaitunelanterne sourde, etde l'autreun poignard. Lorsque
la porte s'ouvrit , M. Buchman entrevit plusieurs hommes
masqués dans l'antichambre ; le premier leur fit un geste
d'autorité pour les empêcher de le suivre , et refermant la
porte , il vint droit au lit , où par un mouvement machinal
le vieuxpasteur avait aussi caché sa tête sous la couverture ,
mais ses cheveuxblancs d'une beautéparticulière se laissaient
voir encore. Le brigand posa sa lanterne sur la table , et se
baissa surle lit, comme pour examiner s'ily avaitquelqu'un .
Le pasteur allait lui parler et tâcher d'obtenir grâce pour leur
vie , lorsqu'il sentit la main de cet homme soulever les
boucles argentées de sa chevelure , puis les laisser retomber
en poussant un cri douloureux. Le brigand voulut écarter
lacouverture, sur laquelle était encore le livre de cantiques ;
le vieillard s'endormait souvent ainsi le tenant dans ses
rméavienils. , et c'était alors le premier objet qu'il voyait à son 1
Dieu ! Dieu ! s'écriale brigand; il saisit lelivre , le pressa
sur son sein , le cacha sous son manteau , et sortit précipitamment
en répétant ces accens douloureux : partons , partons
, cria-t-il à ses camarades ; un instant de plus et nous
sommes perdus . Partons. Ils se hâtèrent de redescendre
l'échelle qui leur avait servi à monter , et tout retomba dans
l'obscurité et le silence .
Cette scène avait été si rapide qu'il n'est pas étonnant
qu'un vieillard , tiré de son premier sommeil de cette manière,
crut au premier instant avoir été tourmenté par un
songe horrible ; son front était baigné d'une sueur glacée ;
ses cheveux , sur lesquels il croyait encore sentir la main
du brigand , en étaient trempés. Dieu! que vient-il de se
176 MERCURE DE FRANCE ,
passer? s'écria-t-il en saisissant la main tremblante de sa
compagne , j'ai fait un songe affreux. Il m'a semblé voir
Fritz devant moi , entendre sa voix : ô mon Dieu , veuillez
que ce soit un songe !
C'était la voix de Fritz , s'écria Marie avec effort . Anéantie
par l'excès de l'effroi , à peine put-elle ajouter : l'oreille
d'une mère ne peut se tromper , c'était la voix de Fritz .
Mon Fritz a péri, et Dieu a permis que son ame vînt visiter
ses parens .
Plût au ciel qu'il eût péri , s'écria le père ! plût au cieł
que ce fût ce que tu penses ! Non , pauvre malheureuse
mère , ton fils n'a pas péri , et les morts ne sortent pas du
tombeau. Fritz , ô Dieu ! Fritz à la tête des brigands de la
forêt , était là pour nous assassiner sans nous connaître .
Puisque tu l'as entendu , Marie , ce n'était pointun songe,
c'est une affreuse vérité . Je me rappelle tout , à présent; il
m'a reconnu , le malheureux ! il a reconnu les cheveux
blancs de son père ; et le livre que je tenais de lui , il l'a
emporté : puisse , ô mon Dieu , le repentir pénétrer son
ame ! En attendant , taisons-nous , Marie , ce malheureux
fut notre fils . Il finissait à peine que M. Halder et sa femme
entrèrent avec de la lumière; le bruit avait été entendu ,
l'alarme s'était répandue , et les fenêtres ouvertes , l'échelle
quiy était encore , la confirmaient .
M. et MmeBuchman étaient trop émus pour nier d'avoir
rien entendu ; ils convinrent qu'un homme masqué était
entré dans la chambre , mais qu'il n'avait emporté que leur
livre de cantiques , dont la garniture en argent l'avait sans
doute tenté . Ily avait assez de quoi justifier leur émotion ,
sur-tout lorsque M. Halder trouva par terre , à côté du lit ,
le poignard que le brigand avait laissé échapper. Il n'avait
rien de remarquable. Tremblant cependant qu'il ne fit
reconnaître son fils , Buchman demanda de l'emporters
son village touchait à la ville capitale , où il ferait , dit-il,
faire des perquisitions . :
Cet événement abrégea beaucoup leur visite. Marie était
malade , elle,témoigna le désir de retourner chez elle.
Jusqu'à leur départ il ne fut plus question de Frédérich ,
mais beaucoup de l'excursion des brigands venus en force
pour emporter un livre. L'empreinte de leurs pas sur la
neige , fit juger qu'ils étaient au moins six. Ils en voulaient
sans doute à l'argent de mon prédécesseur , dit Halder ,
il passait pour être riche et avare ; comme il n'v a plus de
bureau dans cette chambre , il n'y avait à prendre que tơn
livre,
MARS 1810 .
1 177
livre, et sûrement quelque bruit les aura effrayés . Cette
fois encore , grâce au ciel , Dieu nous a gardés .
DE
et
Buchman ne pouvait supporter cet entretien ; ilpartit
revint chez lui avec sa triste compagne , regrettant amerement
tous les deux leur pénible incertitude sur le sortde
leur fils , et bien plus malheureux qu'avant cette visito
I. D. M 5.
cen
SEIN
E
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre du Vaudeville .-Le Cachemire,
vaudeville en un acte.
Les nouveautés se succèdent rapidement à ce théâtre , et
si l'on ne peut toujours féliciter l'administration sur le
choix des ouvrages mis à la scène , au moins doit-on convenirque
leur nombre fait infiniment d'honneur à la mémoire
et au zèle des acteurs . Aux Pêcheurs Danois a
succédé le Cachemire , vaudeville en un acte , dont le succès
ne sera pas plus brillant .
M. Furet , ancien procureur normand , a troqué son
nom contre celui de Grippenville; il se rend à Paris avec
son neveu. Les deux soeurs de M. Destival leur sont promises
; mais l'amour, ce petit dieu qui se rit des vains
projets des hommes , enflamme le coeur de nos deux bas
normands pour les appas de Mme Destival; l'instant est
favorable , car cette dernière est brouillée avec son mari.
M. de Grippenville a reçu autrefois une somme de six
mille francs qu'il était chargé de remettre à une certaine
Lisette , mais n'en ayant pas donné de reçu , il trouve
plus commode de nier le dépôt et de s'approprier la somme:
cette Lisette est femme-de-chambre de MmeDestival . Arlequin,
qui aime la soubrette, forme le projet de lui faire restituer
cequi lui est dû.
M. Destival , pour terminer toute contestation avec sa
femme , charge Lisette de mettre un Cachemire superbe
surla toilette de sa maîtresse . Arlequin , que MM.de Grippenville
oncle et neveu ont pris pour confident de leur
passion , leur persuade que le moyen le plus honnête de
déclarer leurs sentimens , est d'offrir un cadeau à MmeDes
tival ; il leur montre séparément le Cachemire offert par
lemari , reçoitde chacun d'eux mille écus qu'il prétend
être le prix du schall , et se charge de le faire agréer de
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
leur part; il porte les six mille francs à Lisette et le Cache
mire à Mme Destival qui , touchée d'une preuve aussi positive
de l'amour de son mari , se réconcilie avec lui , et
pardonne à Arlequin cette espiéglerie un peu forte , puisqu'elle
l'a compromise un moment. MM. de Grippenville
retournent dans le fond de leur province , où ils resteront
jusqu'à ce qu'il plaise à quelque auteur de faire revenir à
Paris ces modernes Pourceaugnacs .
On a déjà observé que le fond de cet ouvrage est entiérement
pris d'une ancienne comédie ; les couplets n'ont
rien de remarquable , et le dialogue ne rachète pas ces
défauts .
Théâtre des Variétés . - Une Soirée de Carnaval, folie
en un acte , par M. Sewrin .
7
La scène se passe pendant le Carnaval ; M.et Mm Robin
et Sophie leur fille vont au bal masqué . Pendant leur
absence M. de Boisfleury , natifde Bar-sur-Aube , qui vient
à Paris pour épouser Sophie , se présente chez M. Robin ;
ily est reçu par Futet et Rosine , valets de la maison qui ,
connaissant l'amour de leur jeune maîtresse pour M. de
Préval , forment le projet de la débarrasser de son ridicule
prétendu. Futet se déguise en femme , M. de Boisfleury
fui fait la cour , on le grise pendant le souper , et au retour
du bal la famille Robin le surprend aux pieds de Futet , et
pouvant à peine se tenir sur les siens : on se moque de
M. de Boisfleury , et Sophie épouse M. de Préval.
* Le fond de cet ouvrage n'est pas neuf, et n'a pas dût
coûter beaucoup à M. Sewrin ; mais les couplets sont gais
et bien tournés , et le travestissement de Brunet en jeune
Dame élégante aurait seul suffi pour faire le succès d'une
pièce de Carnaval .
3
L'Alcade de Molorido et le Faux Stanislas continuent
d'attirer la foule au théâtre de l'Odéon , et malgré l'intempérie
de la saison , la salle se trouve garnie toutes les fois
que l'on représente l'un de ces deux ouvrages . Closel , remis
de son indisposition , a repris le rôle du faux Stanislas . Le
succès de ces deux jolies comédies n'étonnerait que ceux
qui ne les auraient pas vu représenter , ou qui ne sauraient
pas qu'elles sont de MM. Picard et Alexandre Duval.
N. B. L'abondance des matières nous avait forcés de
différer des articles spectacles , qui sont déjà un peu anciens .
L'indisposition de l'un de nos collaborateurs nous oblige
MARS رم 1810. 179
å présent de remettre à un prochain numéro le compte
que nous avons à rendre du Retour du Croisé , parodie des
mélodrames , jouée avec succès à l'Odéon , et de deux nouveautés
du Vaudeville , la Robe et les Bottes , et le Congé.
: CONSERVATOIRE DE MUSIQUE.
'b
CONCERT.-Le Conservatoire a repris ses concerts , qu'il
atoujours la modestie et la prudence d'appeler des exercices;
cependant de tels élèves rassemblés ne connaissent
plus de maîtres , tant en particulier ils ont reçu de savantes
leçons de ces mêmes maîtres qu'on n'entend plus aujourd'hui
que trop rarement. Dimanche , 18 février , le premier
exercice a eu lieu , et dans l'enceinte trop étroite
qui leur est consacrée , se sont trouvés réunis long-tems
même avant l'ouverture des portes tous les anciens habitués;
aussi ces concerts , indépendamment de leur 'rare
mérite , ont un charme qui leur est particulier dans la
composition de l'auditoire ; presque toujours même place
et mêmes voisins , même manière d'écouter , de sentir
et d'entendre , ainsi que même méthode dans les exécu
tans : tout dans ce petit local semble en harmonie de goût
et d'affection. Le mouvement électrique n'a pas plus de
rapidité que la sensation communiquée à un tel auditoire
par un trait de génie musical , ou d'exécution parfaite . On
parle d'une salle nouvelle plus grande et plus commode ,
dont la construction s'achève : elle sera plus utile au Consérvatoire
sans doute , mais le souvenir de la petite ne se
perdra point ; c'est -là que les plus forts amateurs , les ministres
les plus éclairés et les plus illustres étrangers ont
pris une idée si haute et si juste du Conservatoire , et du
mode d'enseignement qui y est suivi.
L'exercice dont nous avons à parler était consacré à ho
norer la mémoire d'Haydn ; le temple était bien choisi , et
pour le culte dû à ce grand maître , le Conservatoire de
Paris sera toujours le véritable sanctuaire. On eût pensé
que la seule manière d'honorer Haydn était d'exécuter de sa
musique ; notre savant et ingénieux Chérubini a mieux fait,
il a rendu hommage à Haydn , en composant pour lui de la
musique digne de lui . Son chant sur la mort de cet illustre
compositeur , est l'une des plus belles productions en ce
genre , qu'il soit possible de citer. Le génie d'un grand
grand
musicien y respire sans doute , mais plus encore l'ame
d'un homme vivement ému , profondément pénétré de son
Ma
180 MERCURE DE FRANCE ;
sujet ,habile dans l'art de faire partager les émotions qu'il
éprouve , et de rendre fidélement les intentions du poëte.
,
Ledébut de cette composition est grave , touchant , mélancolique.
Il ya un vague , une rêverie , une sorte de désordre
d'idées auquel on se livre avec le même charme que
lemusicien : il vous dispose à l'attendrissement , bientôt
vous allez pleurer avec lui , et comme lui sortir de cet état
d'abattement et de douleur à l'idée que les noms des hommes
de génie ne sont pas seuls immortels , et que leur
âme l'est ainsi que leurs noms glorieux. Ici le chant et l'or
chestre développent a-la-fois une telle richesse dans une
gradation si imposante et dans un style à-la-fois si noble
et si élégant , qu'un ori général d'admiration s'est fait
entendre et qu'à la fin du morceau , l'auteur s'échappart
dumilieude l'orchestre où il s'était tenu caché , a été reconnu
avec enthousiasme , et salué par les acclamations
les plus vives. Ce moment a dû être biendoux pour lui; il
venait d'acquitter noblement la dette de l'amitié et de la
vénération qu'il portait à Haydn ; il est beau de réussir, en
rendant un tel hommage , à en mériter un jour d'aussi honorables.
M. Chérubini a droit d'y prétendre;son nom est
enEurope classé parmi les premiers de son art : sans doute
cette composition sera entendue de nouveau; sans doute
aussi le Conservatoire nous fera connaître cette belle messe
du même maître qui n'a été entendue jusqu'à ce moment ,
que par un petit nombre d'amateurs zélés et de bon goût.
Cette messe vient de paraître imprimée , et si nous nenous
hâtens , elle sera entendue en Allemagne avant de l'être
parmi nous , ce qui ne nous paraît pas très-honorable : le
Conservatoire doit donc faire en sorte que la réputation de
cette production passe de France en Allemagne , sauf à
revenir à Paris , après avoir reçu la sanction de l'opinion
dansun pays où ce genre de composition est si dignement
apprécié.
Nous ne terminerons pas sans dire un mot sur les espérances
qquuee donnentpourlechant les élèves pensionnaires:
on ne conçoit pas que , formé depuis si peu de tems , ce
pensionnat ait déjà produit des résultats si heureux , qu'en
moins de deux ans dejeunes élèves aient reçu les premiers
élémens des langues française , italienne et latine , ceux de
ladéclamation , et qu'ils soient devenus en musique , lecteurs
habites , sûrs de mesure et d'intonnation ; l'un d'eux
promet une magnifique basse-taille , un autre un tenore
très-agréable . Mme Boulanger fait mieux encore , elle tient
MARS 1810 . 181
tout ce qu'elle a promis , et ne paraît avoir besoin que de se
ménager et se garantir des efforts que lui dicte son zèle.
Nous croyons faire plaisir au lecteur en mettant sous
ses yeux les paroles du Chant en l'honneur d'Haydn. L'auteur
paraît vouloir garder l'anonyme; mais ony reconnaîtra
facilement la plume d'un écrivain exercé à cette sortede
composition.
Chantsur lamort d'HAYDN , membre honoraire du conser
vatoire impérial, exécuté qu premier exercice des élèves
du Conservatoire , le 18février 1810 .
1
PREMIER CORYPHÉE.
J
:
AMANS desnobles Soeurs , à ma douleur profonde
Mêlez de vos douleurs l'accord religieux ;
Sur les bords duDanube un chantre aimé des Dieux ,
Cecygnedont la gloire avait rempli le monde ,
Expire en murmurant des chants harmonieux.
DEUXIÈME CORYPHÉE.
Ases tendres accens , quoi ! la Parque ennemie
N'a point laissé tomber son barbare ciseau !
Odestindes mortels ! Talens , grâces , génie !
Tout se perd sans retour dans la nuit du tombeau.
1
VOIX DE FEMME.
4
Non, ce feu créateur , cette vive, étincelle
N'apu rester captive au seindes monuments ;
Comme son nom fameux , son ame est immortelle ,
L'un et l'autre est vainqueur de la mort et du tems
CHANT.
Chantre divin! ton ame, libre et fière ,
S'est exhalée en sons mélodieux ;
Ces chants si purs qui transportaient la terre
Vont se mêler aux cantiques des cieux.
Un favori des filles de Mémoire
Charma jadis le tyran des enfers:
Dans leurs palais les enfans de la gloire .
Pour t'écouter suspendront leurs concerts.
Chantre divin !etc. etc.
F
:
;
182 MERCURE DE FRANCE ;
に
La Classe de la langue et de la littérature françaises de
I'Institut , vient de terminer le jugementdes ouvrages d'éloquence
envoyés au concours . Le prix du Tableau littéraire
de la France au dix-huitième siècle , qui avait été remis
plusieurs fois , a été partagé entre deux discours , dont les
auteurs sont MM. Victorin-Fabre et Le Geay. Le prix de
l'Eloge de La Bruyère a été décerné , à l'unanimité et par
acclamation , à un discours dont l'auteur est M. Victorin-
Fabre qui , n'ayant pas encore vingt-cinq ans accomplis , a
remporté , dans l'espace de cinq années , cinq couronnes
au jugement de l'Académie française , deux de poésie et
trois d'éloquence .
f
Lettre à l'auteur del'article sur les Plantesde laFrance, etc.
inséré dans le Mercure du 10 mars .
PERMETTEZ-MOI , Monsieur , de vous adresser quelques
observations relatives aux plantes de la France de M. J.
Je ne suis , il est vrai , ni botaniste , ni savant , mais pour
cela je n'en aime pas moins la vérité . Je vous avoue que
votre article du Mercure dérange considérablement mes
idées d'amateur sur l'ouvrage dont il fait l'éloge ; je voudrais
vous croire , et je ne puis m'y résoudre : quelque
soumis qu'on soit , on n'aime guère à céder qu'à des autorités
légitimes , et dans les sciences on a encore l'habitude
d'exiger de bonnes raisons de ceux qui veulent nous convaincre
. C'est un usage , sans doute , qui , dans bien des
cas , est fâcheux ; mais il faut se soumettre au tems où l'on
vit et ne pas désespérer d'un meilleur avenir. Tout se simplifie
déjà singulièrement , bientôt on ne fera plus que des
éloges , et j'ai du plaisir à le penser ; vous pourrez alors
vous dédommager amplement , vous et M. J. , du petit
chagrin que je vais peut-être vous causer à tous deux
aujourd'hui . 2
Quoi que vous en disiez , je ne sais , en vérité , comment
découvrir le but que s'est proposé M. J. en publiant ses
Plantes de la France. Les quatre cents planches que cet
ouvrage renferme ne représentent que quelques-unes des
plantes bien connues qui croissent dans nos champs , et
que quelques-unes de celles , mieux connues encore
nous cultivons dans nos jardins ; on n'y trouve rien de
complet et rien de nouveau. C'est en vain qu'on voudrait
en faire usage dans des herborisations à la campagne ; sur
cinquante espèces de plantes qu'on chercherait à déterminer
, à peine trouverait-on dans ces planches la figure
, que
MARS 1810 ... 183
?
d'une seule ; et leur inutilité n'est pas moirs évidente dans
nos parterres . Qui a besoin d'avoir sous les yeux l'image
de la violette , de la pensée , de la tulipe ou du muguet,
pour reconnaître ces fleurs ? Ala vérité, on trouve dans cet
ouvrage , outre le nom vulgaire des plantes , celui qu'elles
portent chez les Allemands , chez les Russes , chez les
Arabes , etc. leurs propriétés médicinales et l'espèce de
terrain nécessaire à leur culture : mais n'avouerez-vous pas
avec moi que tout ce qui est relatif aux soins qu'exigent les
plantes pour prospérer , au sol qui convient à leur nature ,
est tellement abrégé dans l'ouvrage de M. J. qu'on pourrait
dire, sans injustice , qu'à cet égard il est très-inutile ?
Certainement tous les conseils qu'il donne sur la culture
de la mauve, par exemple , ne contribueront pas à en faire
éclore un brin de plus sur la surface entière de la France .
Croyez-vous en outre que les femmes , pour lesquelles
écrit principalement M. J. , mais auxquelles il ne par
viendra pas à plaire s'il n'a que des images à leur offrir ,
fassent un grand usage de ses peintures , trouvent des
charmes à savoir le nom que telle ou telle plante porte chez
les Chinois ou chez les Lapons ? et pensez -vous réellement
que ce sexe né pour les affections douces soit beaucoup
moins aimable s'il ignore que la digitale pourprée est un
diurétique , que le safran est un hématagogne , et la sauge
un sudorifique ? Est- il bien sûr d'ailleurs que les plantes
que représentent les dessins de M. J. soient faciles à reconnaître
d'après ces dessins ? Regardez-y bien , Monsieur ,
et dites-moi de bonne foi si cos fleurs composées , sans
parler des autres , sont dessinées avec le soin et l'exactitude
nécessaires , et s'il n'aurait pas beaucoup mieux valu
nous donner des copies d'après Van-Spendonck ou Redouté
, que de nous donner de semblables originaux ?
Telles sont les considérations auxquelles j'ai été conduit
en examinant l'ouvrage dont il est ici question. Vous
pensez bien , Monsieur , que je pourrais facilementm'étendre
davantage sur un sujet aussi riche , mais vous me pardonnerez
, sans doute , de m'en tenir à ces observations
générales. Je me contenterai , en terminant , de vous faire
part des résultats principaux auxquels je m'étais arrêté , et
dont vous avez singulièrement obscurci l'évidence : j'osais
conclure que l'ouvrage de M. J. était beaucoup trop superficiel
pour ceux qui savent la botanique , beaucoup trop
incomplet pour ceux qui se proposent d'étudier celte
science , et trop peu amusant pour ceux qui veulent s'en
faire un plaisir. Α. Β .
12
POLITIQUE.
L'EMPEREUR d'Autriche , au moment où il assure le repos
à ses états héréditaires par une alliance qui raffermit sa
maison , ne perd pas de vue les moyens qui doivent assurer
la prospérité de son règne , et rétablir l'ordre dans ses
finances . Par un édit relatif à ses billets de banque , il
vient de consacrer cette grande opération financière dont la
France a donné le salutaire exemple, et dont ses longs malheurs
ne lui ont pas permis de recueillir tous les bienfaits :
il a hypothéqué le papier-monnaie qui circule dans ses
états sur tous les biens territoriaux du clergé. Voici les
deux dispotions de cet édit qu'il importe de connaître :
<<Pour diminuer le nombre des billets de banque , il sera expédié
parune commission particulière des quittances ou billets d'amortissement.
Un tableau exact du nombre des billets de banque , dont la
valeur monte à environ 950 millions de florins , sera dressé et communiqué
à ladite commission. Les billets de banque seront retirés de
la circulation , et échangés contre des billets d'amortissement , peu-àpeu
, et de manière à ce que les engagemens contractés envers l'Etat
ou entre des particuliers , n'en souffrent aucun préjudice. Ainsi , les
billets de banque continueront toujours en attendant d'avoir cours ,
d'après leur valeur nominale , et d'être reçus dans toutes les caisses :
publiques pour tous les paiemens qui ne sont pas formellement
exceptés. 4
> N'ayant rien plus à coeur que d'atteindre promptement le but
désiré, et voulant par conséquent multiplier les hypothèques du fonds
d'amortissement pour le soulagement de nos sujets , nous avons résolu
d'hypothéquer ces fonds sur les biens territoriaux de tout le clergé.
Nous nous sommes déterminés à cette mesure d'après ce principe
généralement reconnu et suivi comme légitime dans plusieurs cas particuliers
, tant par nous que par nos prédécesseurs , de glorieusemé
moire , que les biens ecclésiastiques sont sujets aux dispositions que
l'Etat peut être dans le cas d'en faire , sous la réserve néanmoins du
devoir réciproquement imposé à l'Etat et sacré pour nous de pourvoir
aux frais du culte et à l'entretien de ses ministres , d'une manière conforme
à la dignité de la religion. Nous nous réservons de déterminer
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 185
endétail la manière dont la commission acquerra les hypothèques
dont nous venons de parler. Au milieu des inquiétudes pénibles que
nous a causées l'état actuel de nos finances , nous avons été tranquillisés
par l'idée que ces mesures procureront à l'Etat des ressources si
considérables en hypothèques , qu'elles suffiraient seules pour faire
convertir librement, tant ici que dans les provinces , les billets d'amortissement
en argent de convention , si ces hypothèques elles-mêmes
pouvaient être converties promptement en argent; mais elles sont trop
considérables , et l'argent est trop rare dans toute l'Europe par suite
de la guerre maritime si long-tems prolongée , et de la stagnationdu
commerce qui en résulte.
» Quelque célérité que l'on mette à la fabrication de ces billets.
comme elle demande un certain tems , àcause des moyens qui doivent
être artistement combinés pour en rendre la contrefaçon impossible ,
nous nous réservons de déterminer le moment où ils pourront être mis
en circulation , et reçus en paiement des contributions . »
L'apparition de cet édit a déjà produit les plus heureux
effets. Une lettre de Vienne donne à cet égard les notions
les plus satisfaisantes; notre cours , y est-il dit , s'améliore ,
non pas seulement de jour en jour, mais, on peut le dire ,
d'heure en heure. Les étrangers qui ont vu cette capitale
ily a trois mois , ne la reconnaîtraient plus ; nous sommes
aujourd'hui heureux du présent , plus heureux des espérances
que nous donne l'avenir. L'argent reparaît , le commerce
reprend son activité , et tout le monde bénit ici les
dispositions sages et prévoyantes qui mettent les domaines
du clergé sous la main du gouvernement , comme hypothèques
de la dette de l'état.
En Russie , le gouvernement a aussi rendu , sur les
finances , un ukase dont les dispositions sont très-remarquables
; en voici les principales :
«Les billets de banque sont déclarés dette nationale. Toutes les
tichesses territoriales de l'Empire doivent être considérées comme
Thypothèque des billets de banque. Le nombre de ces billets ne sera
plus augmenté. Ily aura dans tous les chefs-lieux de gouvernement .
des comptoirs pour échanger les grands billets contre des coupons de
1o et 5 roubles . Pour rembourser la dette nationale , il sera ouvert un
emprunt dont les conditions seront fixées par un décrét particulier.
Comme la cessation de l'émission des billets de banque fait diminuer
les ressources de la couronne , on a introduit dans toutes les branches
des dépenses l'économie la plus sévère ; les dépenses pour l'année cou-
2
186 MERCURE DE FRANCE ,
rante ont été réduites de plus de 20 millions , et le seront encore plus
parla suspension de plusieurs travaux et constructions . Cependant ,
pour subvenir aux dépenses nécessaires , le gouvernement se voit
obligé de prendre des mesures qui puissent ramener les impôts à la
même valeur réelle qu'ils présentaient avant le discrédit des billets de
banque . A cette fin , la capitation sera de 2 roubles par tête. En outre ,
chaque paysan contribuable paiera , outre les impôts fonciers déjà
subsistans , une taxeextraordinaire de 3 roubles dans les gouvernemens
depremière classe , 2 roubles et demi dans ceux de deuxième classe
et 2roubles dans ceux de troisième . Les bourgeois soumis à la capita
tion paieront 5 roubles . Les paysans ouvriers , ayant boutique dans
les villes , paieront de 25 à 100 roubles. L'impôt sur les capitaux de
commerce sera augmenté d'un demi pour cent. >
On apprend aussi de Russie que l'Empereur se dispose
à faire un voyage en Moldavie , et à visiter l'armée du
Danube , où les espérances de paix s'affaiblissent. On attend
à Pétersbourgle retour du général Bagration : le généralMuller
commande les renforts envoyés sur le Danube.
Cependant , sur toutes les côtes de la Courlande , de la
Livonie , de l'Estonie , de l'Ingrie et de la Finlande , le
blocus continental et la prohibition des marchandises anglaises
s'exécutent avec une grande sévérité . Les ordres
les plus précis ont été donnés , et des troupes nombreuses
en assurent l'exécution . La Prusse , le Danemarck et la
Suède ont aussi , sous ce rapporť , ajouté à la rigueur de
leurs ordonnances prohibitives .
- Le destin du Hanovre est fixé ; l'Angleterre n'y doit plus
prétendre , ce pays a cessé d'être le domaine héréditaire
du roi Georges ; il appartient désormais au roi de Westphalie
; ses commissaires vont en prendre possession , ils
sont arrivés à Hanovre le 22 février . C'est à dater du
premier mars qu'aura lieu la prise de possession. Le mrnistre
de France à Cassel , baron de Reinhard , commissaire
impérial nommé à cet effet , rémettra ledit pays , au
nom de l'Empereur son maître , aux commissaires westphaliens
. Les lois westphaliennes ne seront mises que
successivement à exécution ; les autorités françaises évacuent
le pays , à l'exception de l'administration des domaines
. M. Patje , ministre-d'état westphalien , est chargé
du gouvernement et de l'administration des affaires en
Hanovre.
On attendait un prompt retour du roi de Naples à Paris
; il paraît cependant que S. M. a quitté sa capitale
MARS 1810 . 187
L
pour visiter les provinces méridionales , notamment la Calabre
vers laquelle sa garde s'est mise en route : avant son
départ il a passé en revue quatorze mille hommes de
troupes françaises et napolitaines , que des corps en marche
de la haute Italie viennent renforcer . Plusieurs ministres
accompagneront S. M. pendant ce voyage .
AMilan , le prince vice-roi a communiqué en ces termes
au sénat italien la nouvelle du mariage de son auguste
père": "
: Sénateurs , une convention de mariage entre S. M. l'Empereur
et Roi et l'archiduchesse Marie - Louise a été conclue, signée , ratifiée.
Le prince deNeufchâtel est partie de Paris en qualitéd'ambassadeur
extraordinairede S. M. , pour se rendreà Vienne , et yfaire la demande
de lamain de l'archiduchesse .
>Nous nous empressons de vous donner communication de cet
important événement , persuadés que vous l'apprendrez avec un vif
sentimentde reconnaissance. En contractant le mariage que nous vous
annonçons , S. M. n'a pas eu seulement pour but d'assurer à ses peuples
de longues années de paix et de prospérité , mais aussi elle a voulu
ôter aux éternels ennemis du continent tout espoir et tout moyen de
rallumer le feu de la guerre . Des liens formés dans de telles vues
non-seulement ne peuvent être que très-heureux pour les sujets de
S. M. , mais il doivent l'être encore pour S. M. elle -même , et tel est
le voeu le plus ardent de notre coeur ; c'est aussi , nous en sommes cer
tains, le voeu du sénat et des peuples d'Italie 200 amind'h
109-110
Signé ,EUGENE-NAPOLÉON,
Onvoit que les événemens politiques dont nous avons
eu cette fois à rendre compte , sont en petit nombre : un
seul semble enchaîner la marche de tous les autres , enattendant
qu'il leur donne une direction positive et une fixité
désirable. Cet événement mémorable est le mariage de
S. M. , alliance heureuse où l'Europe trouve la garantie
de sa tranquillité , et la France celle de son bonheur.
Le prince de Neufchâtel est arrivé le 4 à Vienne ; le
lendemain il a fait dans cette capitale une entrée , non
plus sous l'aile de la victoire , et environné de l'appareil
des armés , mais sous les auspices de la paix , et aux acclamations
d'un peuple immense ,'réunissant dans ses voeux
les deux souverains dont l'alliance est si heureusement ci
mentée. Leprince a obtenu le même jour une audience de
l'Empereur et de son auguste épouse .
Des fêtes devaient occuper les jours suivans. Le jeudi 8,
:
188 MERCURE DE FRANCE ,
le prince a dû faire la demande solennelle de la main de
l'archi-duchesse Marie-Louise. La renonciation de la princesse
à tous les états héréditaires de sa famille a eu lieu le
9: le 11 , le mariage a dû être célébré par procuration ,
l'archiduc Charles porteur de celle de S. M. l'Empereur
Napoléon . Le 13 a dû être le jour du départ pour la
France.
L'impératrice Marie aura trouvé à Braunau la reine de
Naples et une suite nombreuse : sa dame d'honneur,
Mme la duchesse de Montebello , les dames du palais
désignées à cet effet par l'honorable distinction de S. M.;
son chevalier d'honneur le sénateur Beauharnais , son
écuyer le prince Aldobrandi Borghèse , et un grand nombre
d'officiers de sa maison. A Munich , à Stutgard , a
Carlsruhe , les souverains l'attendent pour saluer en elle
l'auguste compagne du protecteur de la confédération ,
etlespeuples commepour lui témoigner par leurs acclama
tions, combien d'années derepos et de sécurité ils lisent
désormais dans unlong et prospère avenir.Les corps français
et confédérés sont disposés sur la route , le voyage se
fera en quelque sorte entre deux haies de Français etd'Al-
Jemands désormais alliés et réunis. Il sera rapide , mais
marqué par d'éclatans hommages. Il est beau de traverser
ainsi tant de peuples dont on est le lien et l'amour , tant
deterritoires naguères désolés , aujourd'hui pacifiés et florissans
, d'être salué par tant d'aigles jadis rivales , aujourd'huidestinées
à suivre un vol égal contre l'ennemi commun:
untel partage semble le faîte de la plus haute fortune , et si
l'onendoit croire les sentimens exprimés dans toute l'Allemagne,
le sort ne pouvait l'assigner à une femme qui
en fût plus digne .
Les voeux des Allemands l'accompagnent; les nôtres
l'attendent , et elle aura , lors des magnifiques spectacles
qu'offrira son entrée dans la capitale , une juste idée de
cet enthousiasme français qui se réveille toutes les fois
qu'un événement national offre l'alliance intime et évidente
des intérêts du monarque et des intérêts de la patrie . Jamais
il n'aura été plus juste ; jamais aussi il n'aura été
plus vif: iill précède déjà l'heure où il lui sera permis d'éclater;
par-tout des travaux immenses , exécutés avec un
ensemble , une régularité et une célérité surprenante ,
sont l'objet de la curiosité publique etde l'empressement général;
une foule considérable est en permanence aux
Champs-Elysées , àl'arc de triomphe, dont les formes ficMARS
1810 . 189
tives s'élèvent dans une proportion gigantesque ; on suit
avec intérêt les progrès de ces travaux. Cependant, dans
l'intérieur de la ville , tous les arts dont le luxe compose
son éclat , ont reçu un mouvement rapide etune direction
unique : tout se prépare , tout s'apprête pour les
fêtes du mariage : Paris offre en ce moment, sous ce rap
port, un spectacle curieux, en attendant qu'il en offreun
d'une magnificence qu'on ne peut trouver que dans ses
murs .
La cérémonie civile du mariage de S. M. aura lieu à
Saint-Cloud ; il y aura dans le parc une fête de nuit charmante
; le parc et le jardin seront ouverts au public.
On croit que la cérémonie religieuse aura lieu dans le
grand salon situé à l'extrémité de la galerie du Musée Napoléon:
les augustes époux traverseraient ainsi , pour se
rendre à l'autel , un immense concours de personnes invitées
pour lesquelles des gradins se disposent ; des escaliers
sont préparés aux fenêtres de la galerie pour y péné
trer par le quai. Les fêtes du mariage paraissent devoir se
célébrer chez Madame , chez les reines de Hollande et de
Naples , chez S. A. I. la princesse Borghèse. La ville de
Paris et la garde impériale en donneront qui auront le
double caractère de fête intérieure et de fête populaire
celle de la garde sera donnée à l'Ecole militaire , où tous
les préparatifs se font pour que cette fête surpasse l'éclat
et l'élégance de celle que déjà M. le maréchal duc d'Istrie ý
adonnée...
A
"
PARIS.
S. M. a tenu mercredi un conseil des ministres ; elle a
été plusieurs fois à la chasse, et a visité les travaux ordonnés
àSaint-Cloud et dans d'autres lieux ; elle a aussi visité le
conservatoire des arts et métiers et différens autres établissemens
publics .
-Un seul trait fera juger avec quel empressement S. M.
accueille et cherche à propager les découvertes qui tendent
à nous affranchir, pour la consommation, du joug et du tri
but pavé aux étrangers . Le premier chefd'office de S. M.
lui a préparé des glaces avec du sirop de raisin envoyé à
S. M. par M. Parmentier. Elles étaient aussi parfaites que
si elles avaient été préparées avec le sucre le plus raffiné.
M. Parmentier a saisi cette occasion de développer dans
190
MERCURE DE FRANCE ,
une lettre les avantages de ce procédé qui était d'une
utilité reconnue pour l'économie domestique , et dont l'application
même à la consommation d'agrément vient d'être
reconnue . i
Ily a eujeudi spectacle dans les petits appartemens
des Tuileries : l'Opéra-Comique a donné les Deux Prisonniers
. S. M. a assisté à l'une des représentations de
Cendrillon ; sa présence y a excité les transports des spectateurs,
dont le nombre semble s'accroître à chaque représentation.
-La nouvelle du mariage de l'Empereur est parvenue
à Londres , où elle a fait sur les amis de la guerre une
sensation inexprimable.
1
On attend ces jours- ci à Paris LL. MM. le roi et la
reine de Westphalie : le prince Borghèse y est arrivé le 12
de ce mois .
1
:
-La cession de Ratisbonne à la Bavière , et d'un dédommagement
donné au Prince Primat sur un autre territoire
, la réunion du comté de Hanau au grand duché de
Francfort , le mariage de la princesse de Latour et Taxis
avec un des personnages les plus distingués de la cour de
France, sont des bruits accrédités en Allemagne.
-M. Laugier , parent et ami de M. de Fourcroy , a été
nommé , par décret du 17 février , le successeur de cet
illustre savant à la chaire de chimie au Muséum d'Histoire
naturelle . Cette place est une sorte d'héritage d'estime et
d'amitié que l'Institut de France et le Muséum se sont
réunis à reconnaître , et que Sa Majesté a bien voulu
confirmer.
- Tous les théâtres vont redoubler d'efforts pour rendre
leurs représentations dignes des spectateurs que va réunir
l'époque du mariage. Leur zèle paraît à cet égard avoir été
stimulé par l'autorité qui les dirige . Mlle Duchesnois rentre
samedi dans le rôle de Phèdre ; Talma , à l'abri d'une rechute
, rentre samedi prochain par le rôle de Manlius . On
s'occupe des Etats de Blois , de Mahomet II , et d'une comédie
intitulée les Deux Vieillards , attribuée à un de nos
auteurs comiques les plus distingués . A l'Opéra on prépare
la Mort d'Abel et un ballet d'Andromède et Persée . La
représentation au bénéfice de Monvel sera donnée incessamment.
Pinto est l'ouvrage offert à la curiosité publique .
- La nouvelle façade du corps législatif sera provisoi-
2
1
MARS 1810 .
191
rement découverte , et les statues au-devant de cette façade
seront en place pour les fêtes du mariage. On a commencé
la démolition des maisons , qui doit réunir les rues de
Seine et de Tournon.`
- Quelques journaux ont annoncé la prise de Cadix ,
mais rien encore d'officiel n'a été publié à cet égard .
ANNONCES .
L'homme de bonne compagnie, oul'Art de plaire en Société ; ouvrage
mis à la portée de tout le monde , et principalement des jeunes gens
de l'un et l'autre sexe , convenable également à tous les pères et mères
de famille , etc. , etc. Seconde édition . Un vol. in-12, fig. Prix , 2 fr.
50 cent. , et 3 fr . 50 cent. franc de port. Chez Leprieur , libraire , rue
des Noyers , nº 45 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Galerie des femmes vertueuses , ou Leçons de morale à l'usage des
demoiselles , par Mme de Renneville, auteur de Stanislas et des Lettres
d'Octavie , avec 16 planches gravées en taille-douce . Seconde édition .
Unvol . in-12. Prix , 3 fr . , et 4 fr . franc de port . Chez les mêmes .
Dissertation sur les propriétés du Sucre, dans laquelle on montre
que son usage est nuisible ; suivie d'un résumé de la question de la saignée,
dans lequel on fait voir que cette question est à la portée de tout
lemonde; par Jean Antoine Gasg , membre de l'ancienne faculté et
de l'ancienne Société d'agriculture et des arts de Montpellier , ci-devant
médecin d'un hôpital de la même ville. Prix , I fr . 25 cent. , et r fr.
50 cent . franc de port . Chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue
de Seine , nº 12 ; Gabon , libraire , place de l'Ecole de Médecine ; et
Cussac , au Palais-Royal , galerie vitrée , nº 231 .
t
Didérotiana , ou Recueil d'anecdotes , bons mots , plaisanteries ,
réflexions et pensées de Denis Diderot , suivi de quelques morceaux
inédits de ce célèbre encyclopédiste ; par Cousin d'Avalon. Chez
l'Editeur , quai Voltaire , entre la rue du Bac et celle de Beaune ; et
Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Les Quatre Napolitains , parR. Faucque , auteur d'Ambrosio , etc.
Deux vol. in-12 , fig . Prix , 3 fr . 60 cent . , et 4 fr . 60 cent. frane de
port . Chez Guillaume , imprimeur- libraire , rue de la Harpe , nº 94 ;
et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
192 MERCURE DE FRANCE , MARS 1816.
Madame deMaintenon , peinte par elle-même. Unvol. in-80. Prix ,
br. , 6 fr . , et 7 fr. franc de port. Chez Maradan , libraire , rue des
Grands-Augustins , nº9 .
Ottilie, ou le Pouvoir de la Sympathie; traduit de l'allemand de
Goethe , auteur de Werther, d'Hermann et Dorothée , etc .; parM.
Breton. Deux vol. in-12 , ornés de jolies figures. Prix , 4 fr. , et 5 fr .
franc de port. Chez Mme Ve Le Petit , libraire , rue Pavée-Saint-
André-des-Ares , No. 2.
Del'influencedesfemmes sur le goût dans la littérature et les beauxarts
pendant le dix-septième et le dix-huitième siècles; discours qui a
remporté le prix sur cette question proposéepar la société des sciences ,
lettres et artsde Mâcon en 1809 ; par J. J. Virey. Brochure in-8º de
68pages. Prix , I fr. 25c. , et 1 fr. 50 c. franc de port. Chez Déterville
, libraire , rue Hautefeuille , nº 8.
AMessieurs les Rédacteurs du Mercure de France.
J'ai eu l'honneur de lire à une séance de l'Athénée de Paris la
Quête, ouvrage extrêmement ingénieux de Venance, qui n'avait paru
jusqu'ici que par petits fragmens mutilés et tronqués . Ce poëte , qui
périt à l'âge de 30 ans sur l'échafaud révolutionnaire , laissa dans les
larmes et le malheur une mère âgée , infirme et misérable. C'est pour
soulager la vieillesse de cette infortunée , qu'après de nombreuses
recherches je livre au jour les OEuvres d'un écrivain qui a laissé de si
doux souvenirs poétiques. Le prix de chaque exemplaire est fixé à
1 fr. 80 cent. pour le vulgaire des acheteurs. Mais permettez -moi de
faire un appel, dans votre journal, aux coeurs sensibles et charitables ,
qui, parune plus grosse somme , désireraient contribuer au soulagement
de lamèrede Venance. Leur nom doit être inscritsur un registre
particulier, qui sera imprimé séparément dès qu'il sera rempli. Le
peuple anglais serait-il le seul qui sût se montrer généreux dans de
pareilles circonstances ? et la mode ne viendra-t-elle jamais parmi
nous de se rendre utiles et serviables ? Ce n'est pas seulement un joli
recueil de jolis opuscules que j'offre à la curiosité des amateurs, mais
encore une belle action à faire , et le bonheur de secourir à peu de
frais unebonne femme , qui descendra avec moins de douleur dans
satombe. AUG. DE LABOUÏSSE .
Ruedu Four- Saint - Honoré , nº 45 .
P. S. Il faut envoyer l'argent à mon adresse . Pendantmon absence
leportier inscrira les noms de ceux qui viendront présenter leur
tribut.
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLIII . - Samedi 24 Mars 1810 .
*POÉSIE.
Morceau détaché du CHANT DE LA PEINTURE , lequelfait
partie d'un Poëme surles Arts .
Onvous , qui , méditant de sublimes tableaux ,
Imitez les objets offerts à vos pinceaux ,
Vous m'étalez envainde fertiles campagnes ,
Des grottes , des forêts , des fleuves , des montagnes ;
De l'imitation le stérile pouvoir
Séduit en vain mes yeux , s'il ne sait m'émouvoir ,
S'il ne va dans mon coeur chercher d'autres ressources .
C'est là que du plaisir il faut trouver les sources ,
Exciter l'intérêt , et réveiller en moi
La joie , ou la douleur , ou l'espoir , ou l'effroi..
Il faut , de la nature éloquent interprête ,
Pour en être le peintre , en être le poëte ,
Dans la fable souvent chercher la fiction ,
Et marier au vrai sa douce illusion .
Voyez ces peupliers , ce sont des soeurs fidelles
Gardant de Phaeton les cendres fraternelles .
Les deux anciens tilleuls réunis sur ce mont ,
C'est la vieille Baucis , et son vieux Philémon.
Ce lautier , c'est Daphné; chère au Dieu qui l'adors ,
N
DE
5.
194 MERCURE DE FRANCE ,
)
Sous l'écorce vivante elle palpite encore ;
Ses bras tendus encore agitent leurs rameaux.
De la source écoutez les gémissantes eaux ;
C'est Biblis adorant son frère qu'elle accuse.
Pour éviter Alphée où s'enfuit Arethuse ?
Adonis , est- ce toi que m'offre cette fleur ?
Te voilà , Philomèle , apprends -moi ton malheur.
Le cygne harmonieux navigue encor sur l'onde,
Où , surprise par lui , Léda devint féconde ;
Il vient y méditer encor ses doux concerts.
Si j'égare mes pas dans les antres déserts ,
Des serpens , des lions les races inhumaines
M'offrent partout Cadmus , Atalante , Hippomène.
Est- il un lieu désert , un lieu si reculé ,
Que de ses fictions la fable n'ait peuplé?
Pourquoi donc lui ravir les droits qu'elle réclame?
Elle règne si bien sur l'esprit et sur l'ame !
Pouvez - vous dérober aux coteaux , aux guérets ,
Un souris de Bacchus , un regard de Cérès ,
Empêcher que Zéphyr aime et courtise Flore ,
Chasser la tendre Echo de sa roche sonore?
Ah! que des Visigoths les tristes successeurs
Proscrivent , sans pitié , tous les Dieux enchanteurs
Qu'honorèrent si bien la Grèce et l'Ausonie ;
Nous , croyons-en Delille ; en vers pleins d'harmonie ,
Il nous a dit , offrant ces Dieux à nos regards :
L'idolâtrie encore est le culte des arts .
Observons maintenant les doux tableaux qu'étale
Des rustiques réduits la scène pastorale ;
Voyons la métairie , où tant d'oiseaux divers
Invitent vos pinceaux et s'offrent à mes vers .
Là , le coq est orné de ce royal emblème
Qui sur son noble front éclate en diadème ;
Il marche , et d'un cou d'or fait rayonner l'orgueil .
O quel feu belliqueux est empreint dans son oeil !
Voyez , pour conquérir une Hélène emplumée,
Contre un de ses rivaux sa colère allumée :
Ils s'attaquent , leurs pieds s'entrechoquent , leurs flancs
Retentissent percés des éperons sanglans .
Plus loin , c'est du canard la race qui fourmille ,
Qui , sur l'étang bourbeux , barbottante famille ,
MARS 1810.1 195
S'assemble , et fait flotter son plumage d'azur.
Dans la fange auprès d'eux plonge le porc impur.
Plus loin, le cygne altier navigue avec noblesse ,
Courbede son grand col l'onduleuse souplesse ,
Et de ses pieds rameurs agite l'aviron.
Le paen, qui d'une aigrette enorgueillit son front ,
Qui fait crier sa voix affreuse et glapissante ,
De sa queue étalée en roue éblouissante
Développant l'azur , l'or et l'éclat vermeil ,
Oppose ses rayons aux rayons du soleil.
N'oubliez pas , non plus , le grison chargé d'herbes ,
Que nous avilissons par nos mépris superbes ,
Mais qui connaît son prix , qui , supportant ses maux ,
Voiture à la cité le tribut des hameaux ,
Et des choux savoureux , dont le doux poids l'arrête ,
Arrache quelque feuille en retournant sa tête .
Et la jeune laitière au teint vif et merveil ,
Ne pouvez-vous la peindre en son frais appareil ,
Tenant son pot au laitd'un bras passé dans l'anse ?
Des enfans du fermier montrez la turbulence ,
Les disputes , les jeux , le naïf enjouement.
Rien n'est à négliger dans ce tableau charmant .
Représentez la chèvre , au milieu de leur groupe ,
Martyr impatient de cette espiègle troupe ,
Et qui défend en vain sa faible liberté.
L'un , cavalier brillant , sur son dos est monté;
L'autre a saisi sa corne ; un troisième la presse ,
Et des coups d'un rameau corrige sa paresse .
Peignez tous ces enfans , sans grimace , sans fard ;
L'expression naïve est le comble de l'art .
Voulez-vous une scène à mon gré plus parfaite ?
Voyez ces villageois qu'assemble un jour de fête ,
Environner gaîment un immense festin ..
Apeine un doux nectar enlumine leur teint ,
Plus de secrets entr'eux ; c'est l'expression franche
De l'ame , qui , d'abord , se dilate et s'épanche .
Le vin coule à longs flots , on l'avale a longs traits ;
De l'ardente amitié lui seul fait tous les frais .
Acôté des garçons , les filles ingénues ,
Par les yeux surveillans un peu moins retenues ,
Laissent au tendre amour apprivoiser leurs coeurs ,
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Qui savourent le miel des propos séducteurs .
Mais la vive jeunesse abandonne le verre ,
Danse, et d'un pied pesant à grand bruit bat la terre,
Pour les représenter , ob que n'ais-je en mes mains
Le pinceau qu'échauffait la verve de Rubens !
L'un, qui tient sa danseuse , et d'un bras la soulève ,
Rougit d'un gros baiser des charmes pleins de sève .
Un autre , avec sa belle , exprès s'est laissé cheoir ;
Il a vu voltiger la robe et le mouchoir ;
Son audace en profite ; un rival , plein de rage ,
Le voit , pálit , se tait , dévore son outrage.
Mais la grand'chaîne en rond faittourner tous les pas ;
Tout part; onprend , on quitte , on croise tous les bras ;
Des ris des bonds joyeux la bruyante folie ,
Le baiser qui , partout, vole et se multiplie ,
Au hasard , à dessein , ravi , rendu , donné ,
Plus d'un larcin commis , aussitôt pardonné ,
Parlesplus chauds transports signalent cette orgie.
Voyez , dans leur ardente et grossière énergie ,
Ces rustres dévorer d'un regard enchanté
Leurs belles , regorgeant de forceet de santé.
Quel trésor de couleurs ! quelles riches études
De traits , d'expressions , de gestes , d'attitudes !
Voyez l'orchestre même , où , tels que des ballons ,
De gros ménétriers , gonflant tous leurs poumons ,
Sous leurs doigts font crier leur aigre cornemuse .
Aconter , cependant , la vieillesse s'amuse ,
Et, ne tarissant pas dans ses récits féconds ,
Tient toujours le banquet et vide les flacons ,
Avec eux , du hameau le curé respectable ,
Sans regarder les jeux , tient le haut de la table ,
N'entend pas , ne voit pas ce qu'il ne doit pas voir ,
Et laisse tout passer sans s'en apercevoir.
PARSEVAL.
MARS 1810. 197
LE LAURIER ET LA ROSE.
APOLOGUE ALLLÉGORIQUE.
LA France , devenue un temple de Victoire ,
Fleurissait sous l'abri d'un vaste et beau laurier ;
L'Amour , jaloux d'offrir son hommage à laGloire ,
Près de lui vint placer le plus joli rosier .
L'arbre majestueux , souriant à l'arbuste ,
Laissa parer de fleurs ses rameaux satisfaits .
Le temple de Victoire en devint un de paix :
L'arbrisseau s'embellit sous son appui robuste ;
Et tous deux , provignant leur race et leurs bienfaits,
Firent à l'univers bénir l'hymen auguste
DelaRosegermaine et du Laurier français .
:
ENIGME .
SANS être jamais en alarmes ,
Presque toujours je suis en larmes .
Je viens de l'Arabie ou du pays Moka ;
Parfois mâle , parfois femelle ,
Souvent , dans l'un ou l'autre cas ,
J'enivre , et trouble la cervelle .
Il n'est courtisan à la cour
Qui ne m'offre aux puissans du jour :
Pour se rendre les Dieux propices
On m'offre dans les sacrifices ;
Onm'offre , on me prodigue , et souvent pour des riens ,
Même aux académiciens .
S ........
LOGOGRIPHE ( EN MONORIME ) .
Sans me décomposer , lecteur , je suis un jeu ;
Etmême on mes dix pieds l'on trouve le mot jeu .
Retranche la moitié , je suis encore un jeu .
Otes-en six , je suis unautre jeu.
198 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
1
Choisis cinq de mes pieds , je sers à certain jeu ;
Enfin , réduit à trois ,je suis toujours un jeu .
PAR M. ** deSens.
१
CHARADE .
MON premier prend une triple figure ;
Mon second tient dans la nature
Un assez long espace ; et quant à mon entier ,
Apeine ocoupe- t-il un coin de mon dernier ;
Pourtant l'ambitieux aspire
Aprendre autour de lui l'empire .
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Jabot.
Celui du Logogriphe est Racine , dans lequel on trouve , ânier , an,
Caen , aire , âne , raie , acier, cire , écrin , arc, air, craie, ancre , Cain,
Ain , Aine , crâne , are , acre , et rien .
Celui de la Charade est Dé-bat .
SCIENCES ET ARTS .
SUR LA COMPOSITION CHIMIQUE DES
SUBSTANCES VÉGÉTALES.
Je me promenais dernièrement dans les serres du Jardin
des Plantes avec un des habiles botanistes attachés à ce
bel établissement . En me montrant cette multitude de
plantes venues de toutes les extrémités de la terre , il
me faisait admirer la variété infinie de leur port , de
leur forme , de leurs couleurs , de leur végétation ; il me
faisait remarquer les rapports naturels qui , rapprochant
quelquefois des individus nés sous les climats les plus
divers , annoncent qu'ils ne composent qu'une même
famille , et fournissent ainsi les élémens de cette ordonnance
générale , sur laquelle les botanistes règlent leurs
classifications . L'étendue et la beauté de ces considérations
intéressaient vivement mon esprit ;je me représentais tout
ce que la culture comparée d'un si grand nombre de végétaux
doit donner de connaissances sur le mystère de leur
organisation ; combien d'applications utiles elle peut
fournir à la médecine , à l'agriculture , au commerce et aux
arts . Alors je me rappelais que de ce même lieu , de ces
mêmes serres , étaient sortis , il y a près de cent ans , tous les
pieds de café qui peuplent aujourd'hui les Antilles et les
colonies européennes d'Amérique . Je songeais qu'avec du
tems et de la persévérance on pourrait naturaliser de même
la culture du thé de la Chine dans nos îles de la Méditerranée
; et me reportant à des services moins brillans , mais
non moins réels , je pensais à cette immense quantité de
graines d'arbres et de végétaux utiles que le Jardin des
Plantes a déjà répandues et répand encore tous les ans sur
le sol fertile de notre patrie . En réfléchissant à tous ces
bienfaits des sciences , à ces présents secrets et cachés
dont le vulgaire des hommes jouit sans connaître
sentir même la main qui les leur envoie , j'éprouvais un
sentiment de respect involontaire , pareil à celui que durent
éprouver autrefois les hommes errans et sauvages pour
,
sans
200 MERCURE DE FRANCE ,
ceux qui leur donnèrent les premiers principes de la civilisation.
Mais ce qui m'étonnait le plus , et ce dont nul autre
lieu sur la terre n'offrirait au même degré l'exemple ,
c'étaient les merveilles de la végétation elle-même , et ses
modifications infinies . Tantôt ce sont de grandes feuilles
larges et étalées comme dans les bananiers de l'Inde , ou
de petites feuilles finement découpées et dentées comme
dans les sensitives et les bruyères ; ici la tige est composées
de feuilles opposées circulairement par leurs bases ,comme
dans les rubiacées , ou arrangées et tournées en spirale
comme dans le Paudanus des tropiques ; tandis que , dans
d'autres familles , cette même tige forme un tronc ligneux ,
dur et compact , comme dans les grands arbres de nos forêts .
Tantôt la base de l'arbre se détruit , et la tige continue à
vivre presque sans communication avec la terre. Ou bien
encore dans certaines classes de végétaux , on entoure la
tige vivante d'une ceinture de terre ; elle y pousse des racines
, et l'art donne ainsi à l'arbre un nouveau pied. C'est le
pays des miracles et des métamorphoses . Ici des étamines
fécondantes se changent en pétales stériles ; là , les pétioles
qui portent les feuilles , recevant un accroissement extraordinaire
, se dilatent , s'étendent , et leur surface suffisant
désormais aux besoins de la plante , celle-ci cesse de
produire des feuilles ou n'en produit plus que des rudimens
imparfaits , comme pour montrer la place quelles
devaient occuper. Toutes les parties du végétal se transforment
ainsi les unes dans les autres avec une facilité
extrême ; les espèces greffées sur d'autres espèces sè
servent mutuellement de sol , et les sucs amers pompés
par un tronc sauvage s'adoucissent en s'élevant dans une
tige depuis long-tems cultivée . De jeunes pousses introduites
dans des vases de terre y deviennent des arbres
isolés du tronc principal qui les avait produits . D'autres
arbres arrachés du sein de la terre , et plantés dans une direction
renversée , s'accommodent à cette nouvelle situation .
Les branches deviennent racines , et les racines devenues
branches poussent des feuilles , des bourgeons et des fleurs .
Bien plus , une simple feuille , une feuille d'oranger plantée
par sa base , pousse aussi des racines ,des bourgeons , des
tiges , et devient un oranger à son tour . Le principe d'assimilation
qu'elle portaitdans son sein a suffi pour attirerles sucs
propres à son accroissement , et pour déterminer , dans les
molécules qui les composent , l'arrangement et les combi-
,
MARS 1810 . 201
naisons propres à l'espèce d'arbre qu'elle représentait.
Cette feuille eût-elle appartenu à une autre espèce , la force
d'assimilation eût produit d'autres effets , et les mêmes
principes se seraient arrangés et combinés diversement.
Toute cette variété infinie de plantes , d'arbres , de substances
diverses que la végétation produit , proviennent dans
leur origine d'un peu de terreau de bruyère. Ils naissent ,
vivent et se nourrissent aux dépens des principes qui y
sont renfermés. Il n'entre done dans la composition de
toutes ces merveilles , que de l'eau , de l'air , du charbon ,
de la chaleur; mais nous sommes obligés pour les produire
d'emprunter à la nature cette première impulsion de la vie ,
et, si j'ose ainsi m'exprimer , cette force de cristallisation
qui peut des mêmes élémens former un roseau ou un
chêne , suivant le moule où elle les fait s'assembler .
Ces réflexions nous conduisirent naturellement à parler
d'un très-beau travail sur la composition des substances végétales
et animales , qui vient d'être présenté à l'Institut
par deux de ses membres , MM. Thénard et Gay-Lussac .
Ceshabiles chimistes ont déterminé avec beaucoup d'exactitude
la nature et la proportion des principes qui composent
la plupart des produits immédiats de la végétation et de
l'animalisation; et ils sont ainsi parvenus à des résultats
très-importans .
Pourcomprendre ces résultats , et , ce qui n'est pas moins
curieux , pour comprendre les procédés qui ont servi à les
découvrir, il faut savoir qu'en distillant les substances végétales
, ou les décomposant d'une manière quelconque ,
on en retire plusieurs principes volatils , tels que de l'eau ,
des huiles , des essences , et un principe fixe , qui n'est que
du charbon mêlé à quelques parcelles extrêmement petites
de sels, de terre et de métaux. Mais les huiles et les essences
sont elles-mêmes composées de charbon , uni dans des proportions
diverses avec les gaz hydrogène et oxigène , qui sont
les principes constituans de l'eau . Ainsi , en dernière analyse,
on voit que tous les produits de la végétation peu
vent se convertir en eau , en charbon , et en air ; ce qui
n'est pas surprenant quand on considère les principes dont
les plantes se nourrissent , comme nous l'avons plus haut
remarqué.
Mais quelle est la proportion de ces principes dans les
diverses substances végétales , dans le sucre , les gommes ,
les résines ? Pour le savoir , nos deux chimistes ont imaginé
de convertir tous ces corps en gaz , et de mesurer dans cet
202 MERCURE DE FRANCE ,
,
état les proportions de leurs principes . Cette conversion
est évidemment possible , car l'eau composée de deux
substances aériformes peut se résoudre dans ses deux élémens
; et quant au charbon , il devient lui-même gazeux ,
quand on le combine avec le gaz oxigène , c'est-à-dire
quand on le brûle , ce qui forme l'acide carbonique. La
réduction en gaz une fois faite , on pouvait déterminer avec
une grande précision la nature de ces gaz et leurs proportions
par les procédés chimiques Ce genre d'analyse
devait être d'autant plus exact , que l'on mesure les gaz
par leurs volumes , en sorte qu'une légère erreur sur ce
volume n'en produirait qu'une presque infiniment petite
sur le poids des substances solides dont le végétales
composé .
connus .
Pour brûler complétement et en une seule fois la substance
végétale , MM. Thénard et Gay- Lussac la réduisent
en poudre très- fine , et la mêlent dans des proportions
connues avec un sel que M. Berthollet a découvert , et
que l'on nomme le muriate suroxigéné de potasse . Ce sel
a la propriété de contenir , comme son nom l'indique , une
très-grande surabondance d'oxigène , de ce principe essentiel
à la combustion , et en raison de cette abondance même ,
il le cède aux autres corps avec une extrême facilité . II
suffit pour cela de le mêler avec eux et de chauffer le mélange
; l'oxigène dilaté se développe en détonant et en
dégageant une vive lumière . Devenu libre , il se combine
avec les autres substances qui se trouvent exposées à son
action .
On sent que ce mode de combinaison brusque et rapide
avait besoin d'être modifié , pour que l'on pût opérer paisiblement
la combustion des substances , et en recueillir
les produits gazeux , sans craindre de briser à chaque instant
les appareils . Pour cela , nos chimistes ont imaginé
de réduire le mélange à analyser en une sorte de pâte , en
y ajoutant un peu d'eau ; ils en forment ensuite de petits
globules qu'ils dessèchent également jusqu'à une température
déterminée , et ils les projettent un à un dans l'appareil
où se fait la combustion. Cet appareil lui-même est
très -ingénieux , et mérite d'être connu. C'est un tube de
verre fort épais , fermé à la lampe par son extrémité inférieure
, et ouvert au contraire par son autre extrémité. A
celle-ci on adapte un petit entonnoir de cuivre , dans lequeł
on met les unes après les autres les petites boules dont on
veut faire l'analyse. Au fond de l'entonnoir est un robinet
2
MARS 1810. 203
parfaitement bien travaillé , et percé d'un petit frou dans
lequel la boule se loge; on tourne le robinet, et elle tombe
dans l'intérieurdu tube de verre , sans que cet intérieur ait
aucune communication avec le dehors . Or , le bas de ce
tube est chaufféjusqu'au rouge par une petite lampe àl'espritde-
vin placée au-dessous. Dès que le globule de mélange
éprouve cette température élevée , le muriate suroxigéné
qu'il contient détone , l'oxigène se dégage , et toute la
partie végétale et combustible est brûlée à l'instant avec
une lumière si éblouissante que l'oeil peut à peine la fixer .
Les gaz formés par cette combustion passent à travers un
petit tube adapté à l'appareil , et vont se rendre sous une
cloche remplie de mercure : pour qu'ils y arrivent déjà refroidis
, on asoind'entourer le petit entonnoir et le sommet
du tube avec un peu de glace. Lorsqu'un globule est brûlé ,
on en introduit un autre, qui éprouve un effet semblable ,
et en réitérant ces effets on parvient à convertir en gaz une
quantité donnée de substance végétale. On a d'abord
évalué par des opérations préalables en calcinant le
végétal , les petites parcelles de sels , de terres et de
substances métalliques qui échappent à la combustion ,
et qui forment une partie comme infiniment petite de la
substance végétale ; on analyse ensuite les gaz par les procédés
ordinaires , et comme on connaît très-exactement la
quantité d'oxigène que le muriate suroxigéné a pu introduire
dans les résultats , on en conclut la quantité d'oxigène
, d'hydrogène , de charbon et de terre qui composent
un poids donné de la substance végétale soumise à l'expérience.
On connaît donc ainsi la nature de ses principes
constituans et leurs proportions .
,
Cette méthode appliquée à un grand nombre de produits
de la végétation , tels que les huiles , les résines , les
acides végétaux , la fibre ligneuse , a présenté à MM. Thénard
et Gay-Lussac plusieurs lois fort singulières , et que
l'on était loin de soupçonner. Ainsi ils ont trouvé qu'une
substance végétale est toujours acide quand l'oxigène s'y
trouve , relativement à l'hydrogène , dans une plus grande
proportion que dans l'eau. Si l'hydrogène domine , la substance
végétale sera résineuse ou huileuse ou alcoholique .
Enfin, dans toutes les substances qui ne sont ni acides , ni
huileuses , comme le sucre , les gommes , la fibre ligneuse ,
la proportion de l'hydrogène à l'oxigène est exactement la
même que dans l'eau ; mais la proportion de charbon v
est variable; et cette variabilité , jointe sans doute à la di
204 MERCURE DE FRANCE ,
verse condensation de l'hydrogène et de l'oxigène , produit
toute la diversité absolue de ces substances , si différentes
d'ailleurs , relativement à nos organes , par leurs couleurs ,
leur saveur et leur action sur nous . On voit par çes résultats
que l'eau absorbée par les végétaux , se fixe toute entière
dans leur substance , et s'y incorpore en totalité , de
sorte que ses deux principes, l'oxigène et l'hydrogène, y entrent
à-la-fois , quoique peut-être ils y éprouvent un degré
de condensation différent de celui où ils se trouvent dans
l'eau liquide . Il paraît aussi que la nature chimique de la
fibre ligneuse est la même dans toutes les espèces de
bois , quoiqu'elle varie beaucoup par sa dureté, sa contexture
, et par les produits qui y sont mélangés . Il résulte
encorede cetravail beaucoup d'autres conséquences importantes
pour la chimie. Par exemple , l'acide acétique , c'està-
dire , l'acide du vinaigre où l'on soupçonnait un grand
excès d'oxigène , en contient fort peu , à peine trois ou
quatre centièmes au delà de ce qui est nécessaire pour composerde
l'eau ; et voilà pourquoi cet acide se forme si facilement
dans une infinité de circonstances. Voilà pourquoi
toutes les substances végétales , exposées à l'action de l'eau
et de l'air , développent si promptement cet acide par leur
fermentation . Ces nouveaux faits sont autant de traits de
lumière qui nous dévoilent bien des mystères que nous
ignorions.
MM. Thénard et Gay-Lussac ont aussi appliqué leur
appareil à l'analyse des substances animales qui ont tant
de rapports avec les précédentes ,par la manière dont elles
sont formées. Ici on trouve un nouveau principe qui n'entrait
pas dans la composition des végétaux ; c'est l'azote
qui combiné avec l'hydrogène , forme l'ammoniaque , suivant
une belle découverte de M. Berthollet. Nos deux ehimistes
ont trouvé que toutes les substances animales qui
ne sont point acides , comme l'albumine , la gélatine , la
fibre animale , peuvent se réduire en eau , en charbon et en
ammoniaque , avec quelques particules terreuses ou métalliques
; leurs variétés sont produites par les diverses proportionsde
ces trois substances . Sous ce rapport elles sont
analogues au sucre et aux gommes , dans le règne végétal .
Les acides animaux contiennent , outre les principes précédens
, un excès d'oxigène qui produit leur acidité , et les
huiles , les graisses animales contiennent un excès d'hydrogène.
Sans doute ces résultats , quelque importans qu'ils soient,
MARS 1810 . 205
ne suffisent point encore pour éclaircir complétement tous
les mystères de la végétation et de l'animalisation. Maintenant
que l'on connaît avec certitude la composition
totale des substances végétales et les conditions générales
auxquelles leur nature chimique est assujétie , il
reste à examiner par quelles influences et dans quel ordre
elles peuvent se transformer les unes dans les autres;
comment cette transformation se produit dans les végétaux
par l'action de la vie ; suivant quel ordre les substances
qu'ils contiennent , s'y développent successivement;
car les élémens d'un arbre résineux , par exemple ,
ne peuvent pas être les mêmes à l'instant où la résinen'y
estpoint formée encore et après l'époque où elle en a été
secrétée. Il faut donc désormais que l'analyse chimique
suive ainsi les progrès d'un même végétal , depuis sa germination
, jusqu'à la fructification parfaite; qu'elle détermine
, qu'elle mesure les principes qui y entrent ou qui
s'en exhalent aux diverses époques comprises entre ces termes
extrêmes , et qu'elle en conclue lanature des opérations
produites, à chacune de ces époques,par l'acte même
de la végétation. M. Vauquelin a entrepris , il y a deux
ans ,un travail de ce genre sur le marronnier d'Inde , à la
prière de M. Correa de Serra , bien digne par son talent ,
'autant que par l'aménité de son caractère , d'être associé
ànotre savant compatriote. Ce travail auquel il ne manque
plus que l'analyse de la germination, peut être terminé ce
printems : mais pour qu'il puisse avoir tout le degré d'utilité
qu'on en peut attendre , il faut enfairede semblables dans
des familles très-distinctes. La comparaison des résultats
qu'ils offriront , ne peut manquer de donner beaucoup de
lumières sur la physiologie des plantes. Βιοτ.
4
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
DE L'ESPRIT DES RELIGIONS , par ALEXIS DUMESNIL.-Un
vol . in-8 ° .-Chez Leblanc , abbaye St-Germain , nº 1 .
Il faut savoir douter où il faut , assurer où il faut ,
se soumettre où il faut. PASCAL..
LORSQU'UN heureux génie a ouvert une nouvelle route
dans la carrière littéraire ; que par un ouvrage neuf et
important il a étendu le champ de nos connaissances et
agrandi le domaine de nos pensées ; ou même lorsque ,
marchant dans des voies déjà connues et fréquentées , il
se contente de les orner , de les embellir de manière à se
faire extrêmement distinguer de tous ceux qui l'y avaient
précédé , tous ceux qui l'y suivront auront à subir avec
lui une comparaison presqu'inévitable et très-redoutable.
Son ouvrage deviendra un modèle , une sorte de type
auquel on rapportera toutes les productions du même
genre. Les hommes aiment , en effet , à juger par comparaison
. Il leur est plus naturel , plus commode , plus
facile de prononcer sur le mérite relatif d'un objet quelconque
, et plus particulièrement d'une production de
l'esprit , que sur son mérite absolu ; mais il est certains
genres où l'on peut encore moins se flatter d'éviter cette
fatale comparaison . On applaudit , à la vérité , au théâtre
des tragédies , des comédies qui ne ressemblent pas beaucoup
aux chefs-d'oeuvre de Corneille , de Racine , de Molière
, et heureusement pour les auteurs on juge leurs conceptions
dramatiques sans les comparer trop scrupuleusement
avec celles de nos grands maîtres . Si vous suivez
la carrière de l'éloquence et de la poésie , on ne vous opposera
pas aussitôt les grands noms deBossuet , de Racine
et de Boileau , et vous pourrez obtenir des succès quoique
vous ne ressembliez guères à ce grand orateur , à ces
grands poëtes . Mais faites-vous des fables , par exemple ?
il n'est point de lecteur , point de critique qui ne pense
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 207
d'abord à La Fontaine , ne vous condamne , même avant
de vous avoir lu , de vous être exposé à ce redoutable
parallèle , et ne vous condamne bien plus encore après
vous avoir lu . Tracez-vous des portraits et des caractères
, prétendez-vous dévoiler les secrets du coeur humain
par quelques observations générales énoncées en
forme de maximes et de sentences ? vous serez aussitôt
confronté à vos risques et périls avec La Bruyère , La
Rochefoucault , Montaigne , et peut- être quelques autres
moralistes encore . Enfin , et Ton sent que je néglige
beaucoup d'autres exemples , serait-il possible de feindre
unvoyageurimaginaire , critiquant les moeurs, les usages ,
les lois d'une contrée éloignée qu'on lui fait parcourir ,
les comparant avec les lois , lesusages et les moeurs de sa
propre patrie , et tirant de cette comparaison une satire,
enjouée et ingénieuse de la société à laquelle on le suppose
étranger, sans rappeler l'idée des Lettres Persannes,
et être jugé plus ou moins sévérement , suivant qu'on
approche plus ou moins de cet excellent modèle de finesse
et de plaisanterie?
M.Alexis Dumesnil n'échappera pas davantage à la comparaison
queprovoquent nécessairement le titre et le sujet
de son livre avec un autre ouvrage de Montesquieu , ouvrage
bien plus important , plus profond et plus célèbre
encore que les Lettres persannes . L'Esprit des Religions
ne peut manquer de reporter les souvenirs du lecteur sur
L'Esprit des Lois . Leplan, le but, l'objet des deux auteurs
se ressemblent en plusieurs points . Remontant l'un à
l'origine des religions , l'autre à celle des lois ; assignant
les ressemblances qu'ont eues dans les diverses contrées ,
et les institutions sacrées , et les institutions politiques ;
expliquant les causes de leurs changemens , de leurs variations
, de leurs altérations chez les différens peuples ;
examinant leurs rapports avec le gouvernement , et leur
influence sur la morale et la société , ils ont suivi deux
routes très-près l'une de l'autre et qui même doivent
quelquefois se confondre. La religion est , en effet , chez
tous les peuples la première des lois ; elle est l'appui , le
fondement , la sanction de toutes les autres . Elle a même
été chez quelques peuples la seule loi , réglant les rela208
MERCURE DE FRANCE ,
*
tions extérieures , la forme du gouvernement, les droits
et les devoirs des individus , les discussions particulières ,
tout , jusqu'aux bienséances sociales . Montesquieu n'a
donc pu se dispenser , dans ses considérations générales
sur les lois , de parler de la religion , et de la mêler souvent
à des objets auxquels elle se trouve si naturellement et
si intimement liée. D'un autre côté, et par une réciprocité
nécessaire , les lois reçoivent de nouvelles directions , de
nouveaux effets , un esprit particulier , de l'esprit des religions
. M. Dumesnil devait donc, dans ses vues générales
sur les institutions sacrées des peuples , parler de leurs
institutions politiques et de leurs réglemens civils ; il ne
pouvait toujours séparer deux objets dont l'action mutuelle
se fait sentir à chaque instant et ne doit jamais
échapper aux regards du philosophe et du législateur .
C'est ainsi que deux plénipotentiaires réglant les limites
dedeux empires limitrophes et qui se touchent par tous
les points , sont souvent obligés de passer de l'un dans
l'autre afin de mieux juger leurs droits respectifs .
C'est donc encore moins la ressemblance des titres que
celle des objets qui provoque une comparaison entre
M. Dumesnil et Montesquieu , et elle s'offre si naturellement
au critique que je ne puis tout-à-fait l'éviter ; mais
je ne veux en saisir que les traits par lesquels les deux
écrivains se ressemblent. Comme Montesquieu , M. Dumesnil
paraît avoir beaucoup médité sur son sujet ; il a ,
par de pénibles recherches , amassé de nombreux matériaux;
il déploie une grande érudition. L'auteur de L'Espritdes
Lois, se reportant , pour ainsi dire , à leur berceau ,
les suit dans leurs progrès chez les anciens peuples de
l'Orient , chez les Grecs et les Romains , dans leurs altérations
chez les peuples du moyen âge , et parcourant sans
s'égarer ce dédale inextricable de lois féodales , ripuaires ,
saliques , imaginées par les Lycurgues et les Solons des
Goths, des Ostrogoths , des Lombards, des Bourguignons ,
et par tous ces rois barbares , régissant des peuples barbares
par des codes barbares , il arrivejusqu'à nos jours ,
et dévoile à nos regards les causes et les effets de toutes
les législations anciennes et modernes . L'auteur de L'Esprit
des Religions voit pareillement naître dans l'Orient
une
MARS 1810 . :
209
une religion fondamentale et primitive , qui se répand
chez tous les peuples et dans toutes les contrées ; qui se
corromps insensiblement dans
DEPI
DE
I
5.
avaitpris naissance; se dénature deplus en plus à mesur
qu'elle s'éloigne davantage de son origine et de sa pre cen
mière patrie; se divise ainsi dans les plus monstrueux systêmes
et les plus bizarres religions ; conserve néanmoins
toujours chez les nations les plus sauvages , quelques
traits primitifs , quelques dogmes fondamentaux qui rapportent
toutes ces opinions diverses , ridicules ou barbares
, à une même et céleste origine ; et après tant d'altérations
qui l'avaient défigurée et rendue méconnaissable
, s'épure enfin par l'accomplissement des antiques
promesses , et se maintenant au milieu des plus rudes
contradictions , et malgré le fanatisme et la rage d'ennemis
acharnés , que ses bienfaits ne peuvent désarmer ,
donne à ceux qui lui restent fidèles leurs plus solides
vertus , leurs consolations les plus réelles , et leurs meilleures
espérances .
Dans les deux ouvrages , les conjectures et les raison
nemens sont appuyés sur des faits nombreux , et réciproquement
de la plupart des faits on tire de nombreuses
conséquences , et l'on peut remarquer commeun
trait de ressemblance de plus entre les deux auteurs, que
les conséquences ne sont pas toujours très-justes , ni les
faits toujours très-sûrs . On peut également reprocher à
l'un et à l'autrecette affectation de découper leur ouvrage
en petits chapitres qui tantôt traitant absolument la même
matière , comme l'indique souvent le titre , Continuation
du même sujet , ne devraient point être séparés ; et tantôt
n'ayant aucun rapport entr'eux , ne devraient point être
mis à la suite les uns des autres ; et cette affectation
est encore plus blamable dans M. Dumesnil , parce
qu'elle est une imitation . Ici , je crois , doit finir le parallèle
. Si l'on recherche , en effet , les idées neuves et
profondes , les résultats vastes et lumineux , cette multitude
de rapports que peut seul apercevoir le coup-d'oeil
du génie , cet art d'éclairer l'histoire de tous les tems et
de tous les lieux par les lois, et les lois par l'histoire , de
sorte que les principes et les faits se prêtent une lumière
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
mutuelle, les points de comparaison deviennent infiniment
moins sensibles entre les deux auteurs , et l'on
n'en trouve plus aucun dans le style des deux ouvrages
. Je ne ferai point cependant à M. Dumesnil un
reproche de n'avoir pas imité la manière de Montesquieu.
D'abord , en fait de style , chaque écrivain doit
avoir le sien propre , et il est rare que les imitations
soient heureuses ; on pardonnerait d'ailleurs volontiers
à M. Dumesnil , on louerait même dans un sujet
plus grave encore que L'Esprit des Lois , un style plus
grave que celui de Montesquieu , qui ne l'est pas même
toujours assez pour la matière qu'il traite ; un langage
moins sententieux, moins coupé, moins épigrammatique,
plus nombreux et plus périodique. On voit bien que M.
Dumesnil a tâché d'imprimer ces qualités à son style ;
mais l'effort s'y fait plus apercevoir que le succès . Ce n'est
pas qu'en plusieurs endroits la pensée n'y soit bien
exprimée , mais le plus souvent elle l'est sans noblesse ,
sans justesse , quelquefois même sans correction ; le tour
en est vague et pénible ; le style , en général , dépourvu
de couleur et d'imagination .
Je doisjustifier par quelques exemples ces accusations,
car il faut prouver que je ne les ai pas entassées au hasard
, ni jugé légérement un écrivain estimable , et un
livre qui malgré ses défauts présente le mérite des recherches
et de l'érudition , offre quelquefois de l'intérêt ,
prouve souvent le bon esprit de son auteur , et toujours
ses bonnes intentions . Si je voulais remonter jusqu'à la
création pour chicaner M. Dumesnil , je le reprendrais
d'avoir dit que l'homme fut créé libre et volontaire , parce
que ce mot volontaire n'a jamais dû être pris dans le sens
qu'il lui donne ici , et d'avoir prétendu que le premier
jourdu monde fut une nuit , parce que cela n'est pas
clair ni démontré. Mais je passerai tout de suite au déluge
, ou du moins àla dispersion des peuples , première
causedelavariationdanslesdogmes primitifs , etde l'idolâtrie
, comme l'observe très-bien M. Dumesnil, et je donnerai
quelques exemples de ces tours et de ces expressions
vagues , premierdéfautde son style : « Les hommes,
>>dit-il , devaient multiplier; la terre était leur patrie ,
MARS 1810 . 211
et d'un pôle à l'autre ils se répandirent par essaims
» nombreux. La postérité tournait encore ses regards
>> religieux vers son antique berceau , que déjà elle en
» ignorait les douceurs . >>> Il y a tout-à-la- fois , dans
cette phrase , vague de pensée et vague d'expression.
La postérité prise ainsi dans un sens absolu , désigne
les hommes qui viendront après nous , et non ceux
qui nous ont précédés de six mille ans , et c'est cependant
de ceux-ci que l'auteur veut parler ; il fallait
done dire : la postérité des premiers habitans de la terre.
Le reste de la phrase n'est ni très-clair , ni très-correct
, et n'a aucun rapport à l'altération des dogmes
primitifs . Enfin, dans le même chapitre , l'auteur attribue
cette altération à l'excès et au défaut d'amour de Dieu ;
voilà deux causes bien opposées ; la première a-t-elle
jamais existé? est-elle mème possible ? Dans le chapitre
suivant , il prouve que la différence des climats mit une
grandedifférence entre les divinités que les divers peuples
imaginèrent et adorèrent. « La Providence , dit-il ,
>> eut un aspect plus terrible chez les habitans d'une
>> contrée pauvre et stérile ; dans la misère et le délais-
>> sement affreux où ils se trouvaient , ils implorèrent
>>plus particulièrement un Dieu protecteur et miséricor-
>> dieux . >> Par quel renversement du sens ordinaire des
mots l'auteur confond-il une Providence d'un aspect terrible
avec un Dieu protecteur et miséricordieux ? Remarquons
aussi , en passant, que l'objet de ce premier livre
est d'établir l'influence du climat sur les divers systèmes
religieux , ainsi que l'indiquent , et ce que je viens
de citer , et les titres particuliers de divers chapitres , et
même le titre général du livre : Du Dogme originel; les
climats sont cause de ses variations. Et dans la troisième
partie de son ouvrage , M. Alexis Dumesnil emploie aussi
un livre entier à réfuter le sentiment de Montesquieu
sur l'influence du climat en matière de religion ; celane
meparaît pas extrêmement consequent.
Mais, avant de passer au fonddes choses et aux raisonnemens
de l'auteur , j'insisterai encore un peu sur
quelques défauts de son style. Dès les premières pages,
jetrouve un barbarisme choquant : « L'histoire des pre
0.2
219 MERCURE DE FRANCE ,
>>miers tems , dit-il , s'imprégnit du coloris national; >>
il fallait dire s'imprégna ; peut-être , au reste , l'auteur
avait-il écrit s'empreignit. Mais dans tous les cas la phrase
n'est pas très-bonne , ni l'expression très-heureuse ; souvent
celles de M. Dumesnil manquent de correction , de
noblesse , de justesse. « Les écritures des Juifs , dit-il ,
>> expliquent plus clairement la chute de l'homme; elles
>>rapportentcomment Satan s'approcha de sa compagne,
» sous le masque de lafourberie. >> On dirait que c'est de
sa propre compagne et non de celle de l'homme que
Satans'était approché ; le masque de la fourberie serait
un fort mauvais masque , Satan est trop rusé pour le
prendre : d'ailleurs pour lui ce n'en serait pas un. « II
› serait impossible , dit plus loin M. Dumesnil , de rap-
>> porter toutes les erreurs qui ont été manifestées rien
>> qu'à l'égarddes principaux mystères . » Rien qu'à l'égard
est peu français et peu noble. Ailleurs l'auteur veut
prouver , et prouve en effet , qu'ordinairement les peuples
vaincus adoptaient les divinités des peuples vainqueurs,
et qu'ils auraient fait adopter les leurs s'ils avaient
triomphe : « C'est Phistoire , ajoute-t-il , de la foi puni-
>> que et de la foi romaine , dont l'une n'obtint la préé-
>> minence sur l'autre que par le sort des armes . » Ces
mots , c'est l'histoire , sont pris ici dans un seus extrêmement
trivial . Ce défaut de noblesse dans les expressions
se retrouve quelquefois même dans les raisonnemens
de l'auteur , et l'explication qu'il donne des allégories .
Ainsi il argumente assez inutilement , à mon avis , contre
le miracle par lequel Mahomet prétendait avoir fait descendre
la lune dans sa manche , et il prouve ainsi la
fausseté du fait : <<Pour que la lune pût se cacher dans la
>> manche de Mahomet , il aurait fallu ou que sa robe
>> eût été aussi large' qu'un aabîme , ou que la lune elle-
>> même devînt aussi petite qu'une bonbonnière , Il est
certain que cela est démontré. Ailleurs M. Dumesnil
veut justifier la prohibition faite aux Juifs de manger de
la chair de cochon. Il remarque très-justement que c'est
une viande mal saine , sur-tout dans les climats chauds
del'orient , et que laquantité desel dont il faut la charger
estnuisible ; mais il ajoute : « Le sel a une vertu stimu-
SOR
MARS 1810. 213
>>lante , dont les Egyptiens ont donné une idée assez
>> énergique en feignant que Vénus était sortie de l'écume
>> saumâtre de la mer. >> Je crois qu'en inventant cette
charmante allégorie , les Egyptiens ou les Grecs n'avaient
pensé ni au sel , ni au cochon.
Il est aussi quelques raisonnemens de l'auteur dont on
pourrait contester la justesse et la solidité . Tel est , à
mon avis , celui-ci : « Pas une nation , pas un peuple qui
» n'ait immolé à la divinité un nombre prodigieux de
>> victimes humaines , et qui n'ait fait dépendre sa félicité
>> d'un sang aussi odieux. Ce serait une erreur de par-
>>tager l'opinion de quelques savans qui ont cru trouver
>>la source de ces détestables offrandes dans le sacrifice
>> que Dieu prescrivit à Abraham. Peut-être cette excuse
>> aurait-elle encore quelque vraisemblance , s'il ne s'agis-
>>>sait que des meurtres fréquens que les Africains exer-
>> çaient sur leurs enfans : mais Carthage n'était pas seule
>> coupable de ces abominations . Rome , la mère des peu-
>> ples , versait aussi leur sang sur les autels .>> J'adopte entiérement
l'opinion de l'auteur , et je pense bien comme
lui , que ce n'est pas le sacrifice prescrit à Abraham qui a
donné aux peuples barbares l'idée de leurs barbares
sacrifices ; mais je ne le prouverais pas comme M. Dumesnil
, car s'il admet que les Carthaginois tenaient cette
horrible coutume des Juifs , et la justifiaient par l'exemple
d'Abraham , comment prouverait-il que les Romains ne
la tenaient pas de la même source , et ne l'autorisaient
pas par le même exemple ? M. Dumesnil veut prouver
que les chrétiens de l'Orient et de l'Occident avaient
transporté dans la religion leurs anciennes moeurs , quelques-
unes de leurs anciennes coutumes , et même des
anciennes opinions religieuses adoptées dans leurs climats
avant l'établissement du christianisme ; après en
avoir rapporté divers exemples , « enfin , ajoute-t-il , les
>>peuples de l'Orient n'ayant jamais été réunis sous la
>> puissance d'un pontife suprême , ont formellement
>>refusé de se soumettre à celle du pape . » C'est établir
un mauvais raisonnement sur des faits inexacts . M. Dumesnil
ignore-t-il que les orientaux ont reconnu la jurisdiction
du souverain pontife pendant les huit premiers
214 MERCURE DE FRANCE;
siècles de l'Eglise , et voudrait-il nous persuader que
lorsqu'ils l'ont méconnue au neuvième , c'est parce qu'ils
se rappelaient leur antique indépendance , après l'avoir
oubliée plus de huit cents ans ? D'ailleurs les occidentaux
qui ont respecté et respectent encore cette jurisdiction ,
étaient-ils plus soumis que les peuples d'orient à un
pontiſe suprêmedans leurs anciennes religions païennes ,
druidique , scandinave, etc. ? Et comment M. Dumesnil
prouverait- il que les Romains , les Gaulois , les Germains
, les Cantabres , les Ibères et les autres peuples
de l'Europe étaient réunis dans la même communion et
sous l'autorité d'un même chef spirituel ? ...
M. Dumesnil veut aussi que la coutume de faire des
festins et des banquets dans les temples , ait été adoptée
par les peuples d'Occident à cause de leur penchant
à l'ivrognerie , et comme une suite de l'habitude où ils
étaient de boire dans leurs anciens temples , à la gloire
de leurs dieux et de leurs génies. Je croirais bien plutôt
que cet usage vient des chrétiens d'Orient qui dans
leurs basiliques célébrèrent les agapes , et comme les
occidentaux , souillèrent ces banquets religieux et fraternels
par des désordrés qui, dès le tems des apôtres , leur
attirèrent de vives reprimandes , et firent bientôt abolir .
cettecoutume.Engénéral, et c'est un reproche qu'on afait
aussi aMontesquieu, M. Dumesnil appuie trop souvent ses
principes et ses conséquences sur des faits peu sûrs , ou
tire de faits sûrs des conséquences qui ne sont pas toujours
très-rigoureuses . Je citerai encore un exemple de l'un
de cesdeux défauts. « On voit avec peine , dit-il , que les
>> malheureux Pariah qui ne peuvent entrer dans les pa-
>> godes , sont aussi exclus des églises ..... Le christia-
>> nisme ne devait point adopter ces distinctions absurdes
> du paganisme qui flétrissent un homme , non parce
>>qu'il est méchant et criminel , mais parce qu'il appar-
>> tient à un culte plutôt qu'à un autre. » Ces réflexions
sont en elles-mêmes pleines de sens , de justesse et d'une
saine philosophie ; mais elles sont ici appuyées sur une
opinion absolument fausse : les Pariah ne forment point
dans l'Inde une caste particulière et proscrite , comme
on le croit communément. Ecoutons un homme dont
MARS 1810. 215
1
l'autorité en pareille matière est irréfragable. M. Solvyns,
dans son exact et magnifique ouvrage sur les Hindous ,
s'exprime ainsi : « Le mot de pariah est une épithète
>> qui veut dire mauvais ; un brame qui ne vit point
>> conformément à son état , est un pariah braman ,
>>comme une mauvaise maison est une pariah gor, un
>> mauvais soulier un pariah jouter , ainsi du reste; il y
>> a donc des pariah dans toutes les castes , mais point
>>de caste de pariah . » Cette explication justifie parfaitement
les Indiens et les chrétiens. Je sais bien que l'opinion
adoptée par M. Dumesnil est fortement enraciné
chez les peuples d'Europe. M. Bernardin de St.-Pierre
n'avait pas peu contribué à l'établir parmi nous. Il suppose
, en effet , dans sa Chaumière indienne , qu'un Anglais
porté dans un palanquin par des naturels du pays ,
est assailli par un orage; il aperçoit une chaumière , et
croit y trouver un asyle . Il ordonne aux Indiens de l'y
porter; mais l'un d'eux hors d'haleine , s'écrie : n'approchons
pas d'ici , il y a un pariah. Aussitôt toute la
troupe répète avec effroi : un pariah ! un pariah ! .......
Qu'est-ce qu'un pariah , demande l'Anglais ? C'est, lui
répond un des porteurs , un Indien de caste si infâme ,
qu'on peut tuer si on en est seulement touché. Bientôt
après , le pariah racontant lui-même son histoire , s'exprime
ainsi : « Etant d'une caste réputée infâme dans mon
> pays , et ne pouvant être Indien , je me suis fait
>>>homme.... Repoussé par la société , je me suis réfu-
>>gié dans la nature. >> Tout cela est fort beau , mais
j'aime mieux m'en rapporter à M. Solvyns qui a demeuré
etobservé quinze ans dans l'Inde , qu'à M. Bernardin de
Saint-Pierre qui fait de fort belles phrases à Paris .
Voilàbeaucoup de critiques , et il serait possible d'en
faire encore ; mais assurémentje ne me serais pas donné
la peine d'en faire un aussi grand nombre, si l'ouvrage
ne m'avait pas paru intéressant et digne d'être examiné
avec toute l'attention dont je suis capable. Il est , comme
jel'ai déjà observé, plein de recherches savantes , et
annonce une érudition peu commune. L'auteur ydévetoppenon-
seulement des connaissances très-variées , mais
encore un fort bon esprit. S'il n'est pas toujours très216
MERCURE DE FRANCE ;
orthodoxe dans quelques-unes de ses explications , il
est constamment très-religieux dans tous ses sentimens ,
⚫et c'est beaucoup dans le siècle où nous vivons . C'est
le livre d'un très-honnête homme , souvent d'un bon
logicien , quelquefois d'un assez bon écrivain. Je n'ai
pointd'espace pour prouver par des citations mes éloges ,
comme j'ai tâché de prouver mes critiques . Heureusement
l'un n'est pas aussi nécessaire que l'autre. Le critique
en effet s'adresse au public et aux auteurs ; les auteurs
croient difficillement aux censures qu'on fait de
leurs ouvrages : il faut donc leur faire voir qu'on n'a point
hasardé légèrement ces censures , et marcher entouré d'un
cortége de preuves. Cela n'est pas aussi indispensable
pour les éloges ; les auteurs les adoptent facilement et
très-volontiers , et je crois former un voeu juste en désirant
que dans cette occasion le public ait sur ce point
les mêmes dispositions et la même confiance que montrent
généralement tous les auteurs . F.
ALMANACH DES MUSES POUR 1810.-A Paris , chez François
Louis , libraire , rue de Savoie , nº 6. Un volume
in- 18 , de l'imprimerie de Didot , orné d'une jolie
gravure et d'une vignette ...
Un critique pourrait s'effrayer à la vue de ces Recuells
où les noms des auteurs se comptent par douzaines .
Rendre justice à chacun serait assez longue besogne , si
lajustice que nous devons à ce qu'il est impossible de
lire n'était pas de n'en point parler. Or , cette sorte de
justice , non moins expéditive qu'impartiale , trouve
assez souvent son application dans tous les recueils de
ce genre pour rassurer le critique , et abréger beaucoup
son travail .
Ce qui doit encore abréger le nôtre , c'est que divers
morceaux de poésie insérés dans l'Almanach des Muses ,
l'avaient été précédemment dans la Revue ou dans le
Mercure , et qu'il ne nous reste rien à dire sur des pièces
déjà connues de la plupart de nos lecteurs .
A ce court mémoratif il est juste d'ajouter que , parmi
1
MARS 1810. 217
les ouvrages périodiques où l'on recueille les vers de
l'année , aucun ne renferme autant de poésies inédites
ou peu connues; et que, soit pour le choix , soit pour la
nouveauté , l'ancien Almanach des Muses est encore
le véritable , s'il est vrai que les Muses aient un Almanach
.
T
Dans un petit avertissement , l'éditeur se plaint que
denos jours la poésie légère est abandonnée , et il regrette
de n'avoir pu mettre dans son Recueil assez de pièces de
ce genre . Je trouverais , au contraire , qu'il y en a mis
encore trop . Lorsque Boileau voulait expliquer le succès
de ses poésies , ce n'est pas , disait-il , que leurs sons
agréables , nombreux ,
Soient toujours à l'oreille également heureux...
Mais , ajoutait- il avec cette justesse d'esprit et de goût
qui l'a fait nommer le poëte de la raison :
Ma pensée au grand jour toujours s'offre et s'expose ;
Et monvers , bien ou mal , dit toujours quelque chose
C'est par là quelquefois que ma rime surprend.
C'est-là ce que n'ont point Jonas et Childebrand ,
Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes ,
Montre , miroir d'amours , amitiés , amourettes ,
Dont le titre souvent est l'unique soutien ,
Et , qui parlant beaucoup , ne disent jamais rien (1) .
C'est-là , répéterai-je après ce grand maître , ce que
n'ont point tous ces vieux contes de Gascons et de Normands
, réparés à neuf; tous ces vieux bons mots satiriques
, rimés depuis deux cents ans dans tous les recueils
d'épigrammes ; et tous ces vieux madrigaux sur les
Grâces , Vénus et Flore ; et tous ces bouquets de lis et
de jasmins , et de roses ; et tous ces vieux impromptus
refaits à loisir , sur la danse de madame une telle , plus
légère que le zéphyr ; sur la voix de mademoiselle trois
étoiles , plus digne que Philomèle de figurer dans un
concert ; et telles fadeurs synonymes dont se plaisent à
nous régaler tant d'auteurs de poésies légères ;
Ignorant que ce vieux jargon ,
Relégué dans l'ombre des classes ,
(1) Epitre sur le vrai , à M. de Seygnelai .
218 MERCURE DE FRANCE ,
A
N'est plus aujourd'hui de saison
Chez la brillante fiction ,
Que les tendres lyres des Grâces
Semontent sur un autre ton
Et qu'enfin de la foule obscure
Qui rampe au marais d'Hélicon
Pour sauverses vers et sonnom,
Il faut être sans imposture
L'interprête de la nature ,
Et le peintre de la raison.
GRESSET. La Chartreuse .
Voilà sans doute d'excellens préceptes renfermés dans
d'excellens vers . Personne , dans l'épître légère , ne les
a suivis quelquefois avec plus de grâce que Gresset luimême
. Cependant Voltaire , qui s'y conformait avec
toute la supériorité et l'étendue de son esprit , trouve
que l'auteur de la Chartreuse s'en est trop souvent écarté.
Il se plaint de cette vicieuse abondance d'images recherchées
autant que de ces rimes redoublées , dont la moitié
au moins est inutile. C'est , ajoute-t-il , oe qui a fait
tomber enfin tant de petits poëmes , comme Verd-Verd ,
la Chartreuse , les Ombres , qui eurent la vogue pendant
quelque tems .
Omne supervacuum pleno de pectore manat (2) .
En convenant que cette critique , excessivement
rigoureuse , n'est cependant pas tout-à-fait dénuée de
fondement , il faut convenir aussi que l'illustre Aristarque
avait tort de s'en servir pour expliquer un fait
qui n'existe point. Loin que Verd-Verd ,la Chartreuse
et les Ombres soient tombés , comme il le prétend , ce
sont , au contraire , des ouvrages charmans , placés
pour toujours dans le petit nombre de vers que les gens
de goût se plaisent à relire ; des modèles consacrés par le
tems comme à-peu-près classiques , où la grâce et la
facilité font pardonner la surabondance , où brillent à
chaque instant des beautés si distinguées que bien des
défauts plus graves etplus répétés encore , ne pourraient
les faire oublier .
(2) Questions sur l'Encyclopédie , article Imagination.
(
MARS 1810.
دو
1
Malheureusement les disciples de Gresset (et il en a
euun grand nombre) en exagerant presque tous les défauts
de sa manière , ont cru reproduire ses beautés . La
littérature a été inondée plus que jamais de cesfrivoles
sornettes qui parlent beaucoup etne disent rien. Ce débordement
s'est sur-tout fait sentir dans les Almanachs des
Muses. On en retrouve des traces dans celui de cette
année. Toutefois parmi les épîtres , dixains , impromptus
, pièces fugitives de tout genre , qu'il renferme ,
quelques-unes pourront rester dans la mémoire des amis
des vers ; elles demandent grâce au lecteur pour celles
qu'il lira sans les retenir , ou qu'il parcourra sans les
lire. On doit savoir gré à l'éditeur de les avoir recueillies
, et de s'être attaché constamment à varier le choix
qu'il en a fait. On lui saura gré sur tout d'en avoir
imprimé quelques-unes qui lui appartiennent à un autre
titre que celui d'éditeur. On avouera même , sans peine ,
qu'on se rangerait de son avis lorsqu'il se plaint que son
Almanach renferme trop peu de poésies légères , si toutes
celles qu'il contient ressemblaient à celle-ci :
A MON PETIT BOIS.
Salut, petit Bois pleinde charmes,
Cher aux amis , cher aux Neuf-Soeurs ,
Où la nuit , les loups , les chasseurs
N'ontjamais porté les alarmes.
Salut, petit Bois où j'entends ,
Parmi tant d'oiseaux si contens ,
Des voix sans malheurs douloureuses ,
Sans bravodes roucoulemens ,
Sans paroles des airs charmans ,
Des Saphos par l'amour heureuses;
Voix tendres , voix mélodieuses ,
Avous , dans ce Bois , je m'unis ;
C'est le pays des bons ménages ;
Le plaisir est sous les feuillages,
Le bonheur est dans tous les nids .
Dis-moi , timide Tourterelle ,
Dis-moi , touchante Philomèle,
Si jamais , lanuit ou le jour ,
J'ai troublé ta plainte innocente ,
220 MERCURE DE FRANCE, 1
Tes feux , ta famille naissante ,
Et les échos de ton séjour?
Soit enhymen, soit en veuvage ,
Toujours en paix , sous cet ombrage ,
Tu vécus ou mourus d'amour.
Heureux qui possède en ce monde
Unjoli bois dans un vallon ,
Tout auprès , petit pavillon ,
Petite source assez féconde !...
De ceBois le Chel m'a fait don.
Quand sa feuille s'enfle et veut naître ,
J'assiste à ses progrès nouveaux;
Mon oeil est là sur ses rameaux ,
Qui l'attend et la voit paraître :
L'été , je lui dois mes berceaux ,
La plus douce odeur en automne,
Un abri contre l'aquilon ,
Quand je vais lisant Fénélon ;
Et l'hiver , chaque arbre me donne ,
Utile en toutes les saisons ,
Lorsque sous le toit des maisons
Unréseau d'argent partout brille ,
Et l'éclat dont mon feu pétille ,
Et la chaleur de mes tisons .
C'est-là , c'est dans cet Elysée ,
Frais à l'oeil , doux à la pensée ,
Cher au coeur , que j'aime à venir ,
Auprès d'un asyle modeste ,
Avec un ami qui me reste ,
Ou rêver , ou m'entretenir ,
En admirant un site agreste ,
Ou ce beau dôme bleu céleste ,
Palais d'un heureux avenir.
Bois pur , où rien ne m'importune,
Où des cours et de la fortune
J'ignore et la pompe et les fers ;
Où je me plais , où je m'égare ;
Où d'abord ma Muse s'empare
De la liberté des déserts ;
Où je vis avec l'innocence ,
Le sommeil et la douce aisance ,
Et l'oubli de cet univers ,
!
1
1
MARS 1810. 221
Loinde moi jetant dans les airs
Tous les orgueils de l'importance ,
Tous les songes de l'espérance
Et l'ennui de tous les travers ;
Oùpourmoi , maseule opulence ,
Ceque je sens , ce que je pense ,
Devient du plaisir et des vers .
Ole plus charmant Bois de France!
Que dedouceur dans tes concerts !
Quel entretien dans ton silence !
Quel secret dans ta confidence !
Quede fraîcheur sous tes couverts !
Ontrouve dans ce Recueil une autre pièce du même
genre et du même poëte , sur le Ruisseau de Dame-
Marie-les-Lis ; et une romance touchante , intitulée :
le Pont des Mères . Le tragique éloquent et sombre qui
nous effraya dans Macbeth , et nous arracha des pleurs
sur les infortunes d'Edipe , ne réussit pas moins à
exciter des émotions douces et tendres : dans quelque
genre qu'il écrive , il sait toujours se faire entendre au
coeur.
Je citerai encore , avant de terminer l'examen des
poésies fugitives , une épître de M. Ginguené à M. de
Parny , qui me paraît digne de tous deux; une fable du
même auteur , qui fait partie de son Recueil , dont on a
vu l'analyse dans l'un de nos derniers numéros (3) ; quelques
vaudevilles de M. de Jouy , etc. , et plusieurs
autres.
En passant aux poésies d'un genre plus élevé , je tombe
d'abord sur un morceau que je suis faché de trouver
dans ce Recueil , mais que son étendue et le nom de
l'auteur ne me permettent point de passer sous silence.
Je veux parler d'un fragment du poëme sur la Religion ,
auquel travaillait M. de Laharpe dans les dernières
années de sa vie. On se tromperait beaucoup si l'on
pensait y retrouver le talent de l'auteur de Mélanie, et le
goût dont l'auteur du Cours de littérature a souvent
donné des preuves incontestables . Style et composition ,
010
(3) Celui du 3 février 1810.
222 MERCURE DE FRANCE;
tout ici me paraît également vicieux. Je vais le prouver ,
quoiqu'à regret , par une analyse qu'il serait facile de
faire très-longue , mais que j'abrégerai , pour plusieurs
raisons , autant qu'il me sera possible.
L'ange exterminateur , l'angedes Anathêmes , ordonne
au prophète Isaïe de lire à haute voix dans le livre des
vengeances et de prophétiser contre la France. Le prophète
lit dans ce livre un long discours où le Seigneur le
prend pour juge entre les Français et lui. Le Seigneur ,
dans ce discours , après avoir rappelé le premier homme
et les tours de Babel , après avoir observé que l'orgueil
monte toujours ; après avoir dit que
:
Deses plus noirs venins le séducteur antique
Abreuve, dès long-tems ,la secte phrénétique
Qui parmi les mortels prétend exécuter
Cequ'envainparmi nous Satan osatentor , etc.
)
Après avoir gourmandé l'homme sur ce qu'il veut tout
savoir , ajoute :
A
4
19
Prophète , tu l'entends éclater en tous lieux,
Cedélire impuni qui blesse mon oreille
e
(Dit le Seigneur ) ; croit-on qu'à jamais je sommeille?
N'ai-je donc pas détruit Achab et Pharaon?
N'ai-je doncpas perdu Babylone et sonnom?
N'égalerai-je point le supplice à l'offense ?
La terre attend de moi l'exemple et la vengeance.
Moncourroux va sur euxse répandre en torrent ,
Ilbouillonned'un feu septfois plus dévorant ,
Tout ce peuple , enivré du vinde ma colère ,
Vaparler une langue auxhumains étrangères,
Un langageinouï , etc.
r
Sans les égards que mérite lenomde l'auteur, quoique
lui-même ait souvent mis peu d'égards dans la censure
de ses rivaux ou de ses maîtres , on serait tenté de faire
quelquefois au poëte l'application de ces dernières paroles
, et de croire qu'en parlant de cette langue aux humains
étrangère , il a voulu prêcher d'exemple , et n'a
pas mal réussi. Mais n'oublions pas que la versification
de Mélanie , de l'Ombre de Duclos , etc. , est généralement
pure , élégante et harmonieuse.
MARS 1810. 223
Parmi les traductions en assez grand nombre que renferme
cette année l'Almanach des Muses , celle de la description
des harpies , dans le troisième livre de l'Enéide,
parM. de la Tresne , mérite d'être distinguée . Ce passage
offrait au traducteur des difficultés effrayantes qu'il
a surmontées quelquefois avec honneur. Il est juste de
nommer aussi la traduction de l'églogue de Gallus , par
M. Pierre d'Orange . On y trouve généralement de la facilité
, quelquefois de l'élégance ; mais ceux qui se rappelleront
la grâce , le sentiment , le charme indicible de
l'original , ceux-là reprocheront sans doute à M. d'Orange
de s'être écarté de son modèle, et de n'avoir fait qu'une
imitation .
Une autre pièce du même poëte n'est pas moins digne
d'être remarquée : c'est un Récit en style épique de la
mort de Henri IV. On sait que l'Académie du Gard proposa
ce sujet , en 1807 , pour son concours de poésie ,
et que l'intérêt attaché au nom si cher du héros ,
Qui fut de ses sujets le vainqueur et le père ,
excita l'émulation d'un grand nombre d'écrivains . Un
critique habile a rendu compte dans ce Journal (4) du
poëme qui remporta le prix. J'ai sous les yeux , en ce
moment , le dernier volume des Mémoires de l'Académie
duGard; et je puis ainsi faire connaître à nos lecteurs ,
avec la pièce de M. d'Orange qui , quoiqu'elle n'ait rien
obtenu , est loin d'être sans mérite , celle de M. Mollevault
, correspondant de l'Institut , qui mérita l'accessit.
Je crois ne pouvoir faire mieux que de laisser parler ses
juges eux-mêmes
BD
« Un goût pur a présidé , disent-ils , au poëme de
M. Mollevault ; on y reconnaît un écrivain familiarisé
avec l'étude de ces anciens dont il a fait passer heureusement
dans notre langue une des plus aimables productions
. La douceur , l'élégance , le fini , les traits heureux
qu'on rencontre dans son ouvrage , dédommagent de ce
qui peut lui manquer en essor , en action et en grandes
images.
(4) N° du LO décembre 1809.
224 MERCURE DE FRANCE ,
>>La citation suivante justifiera cette opinion , et le
jugement de l'Académie.
>>Après avoir peint Henri IV tranquille sur le trône
qu'il avait été réduit à conquérir , et adoré du même
peuple qui l'avait si long-tems repoussé , le poëte dit :
d
C
Ainsi l'astre du jour plongé dans les orages
De ses flèches de feu disperse les nuages ,
Remonte en conquérant sur le trône des airs ;
Et la terre sourit au roi de l'univers .
1
Mais quel monstre vomi par l'enfer en furie
Dans un nouvel abîme a plongé la patrie?
L'horrible Fanatisme est ce monstre inhumain :
Il voit son sceptre affreux s'échapper de sa malu.
Bourbon a désarmé lesfoudres de l'Eglise ;
Le fierEspagnol baisse une tête soumise ;
L'Europe va s'unir par des noeuds fraternels ,
Etde ce Dieu barbare abolir les autels ..
Furieux contre un roi qui brise sa puissance ,
Il le voue au trépas , des enfers il s'élance ,
Et s'armant en secret d'un infâme couteau ,
De la Religion revêt le saint manteau .
Mais combien en ses traits cette vierge differe
Dumonstre qu'à sa place encense le vulgaire !
Elle est fille du ciel , il est fils des enfers ;
Elle instruit les mortels , il trompe l'univers ;
L'un dans son coeur féroce entretient la vengeance ;
L'autre n'y laisse accès qu'à la douce clémence ,
Il traîne à ses autels , elle y guide les coeurs ;
)
:
..
1
1
: ;
1
1
Et tandis qu'il poignarde , elle verse des pleurs.
A ce fragment de M. Mollevault j'opposerai le début
du récit de M. d'Orange , qui me paraît de beaucoup
préférable à tout le reste de la pièce .
:
71 C'était l'heure où la nuit ramenant le repos ,
Du sommeil sur nos yeux épanche les pavots ;
Bourbon se reposait des soins de la couronne;
Ildort : mais au sommeil à peine il s'abandonne ,
Oprodige soudain ! vers la couche des rois
S'avance à pas tardifs le spectre de Valois .
Despleurs mouillent ses yeux'; son front sans diadôme
Se
MARS 1810 . 225
DEM
DE
LA
SEV
Sepenche tristement vers le héros qu'il aime ,
Et d'une main sanglante il montre sur son sein
Les marques du poignard d'un perfide assassin,
Du Héros attentif trompant l'impatience ,
Le Fantôme long-tems garde un morne silice
Mais sa douleur éclate , et parmi les sanglots
Sa gémissante voix laisse échapper ces mots :
«Bourbon , réveille-toi ! quel Dieu propice aucrime
T'a versé le sommeil sur le bordd'un abmecen
«
Monarque confiant , tu dors ; tu ne vois pa
> S'approcher de ton coeur le fer et le trépas;
» Oui , le fer doit aussi finir ta destinée ;
» L'envie insidieuse à ta perte acharnée ,
» Préparant en secret le malheur des mortels ,
› Arme un bras parricide à l'ombre des autels .
> Va , presse ton départ et ta noble entreprise ;
» Cours délivrer la Flandre à l'Ibère soumise ; 2.
> Garde que la lenteur des vains retardemens
> De tes jours menacés n'abrége les momens ;
> L'assassin attentif n'a besoin que d'une heure ;
> Vois le trône qui tombe , et la France qui pleure ;
» Fuis au sein des combats ; aux poignards meurtriers
> Oppose un roi vainqueur qu'entourent ses guerriers ,
> Et préviens l'insensé qui croit , dans son délire ,
> Acheter par ta mort les palmes du martyre . »
Jusqu'ici je n'ai parlé d'aucune des femmes poëtes qui
ont enrichi ce Recueil. Ce n'est point un oubli , il serait
injuste ; mais je n'ai pas voulu séparer des rivales qui ,
dans des genres très -différens , méritent toutes des éloges .
Sans m'ingérer de fixer entre elles les rangs , et de montrer
des préférences , j'indiquerai seulement à la curiosité
des lecteurs , les Stances de Mme Constance de S. ,
une Elégie de Mme Dufresnoi , l'Imitation de l'Ode
d'Horace à Torquatus , par Mlle de Montferrier , et les
poésies qui portent les noms de mesdames Babois et
Desroches.
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS .
SECONDE VISITE .
L'HOMME est naturellement porté à l'espérance , et la
belle fable de la Boîte de Pandore renferme un grande
vérité. Dieu donna cette disposition à l'être qui par sa
nature , ses passions , ses vices ,et ses vertus même , devait
être si souvent malheureux. Comment supporterait-on
quelquefois le poids accablant du chagrin , si un sentiment
vague, placé au fond du coeur, ne venait pas nous dire que
le lendemain sera peut-être meilleur , et soutenir notre
courage? Le pasteur Halder avait raison lorsqu'il disait
que la mort est le plus complet des malheurs , puisque
c'est le seul sans remède ; et même encore alors , l'espérance
consolante ne vient-elle pas dire à l'affligé qui reste ,
qu'il est aussi mortel , et que le lendemain , peut-être , il
aura rejoint l'objet qu'il regrette ?
Certainement , au premier moment où le pasteur Buchman
eut reconnu son fils dans le chef des brigands , il se
crut , et il était en effet le plus infortuné des pères ; il eût
mille fois mieux aimé apprendre qu'il n'existait plus , et
c'était du fond de son coeur qu'il dit alors à sa femme :
plût au ciel qu'il eût péri ! Mais dès le lendemain ce sentiment
s'affaiblit , et au bout de deux jours il surprit dans
son ame une espèce de tranquillité , d'être sûr que son fils
existait encore , était près de lui , et pouvait être rendu à
la vertu. Le désir de consoler sa pauvre Marie , dont la
santé succombait sous le poids de la douleur et de la
crainte , lui fit trouver des motifs d'espérance , illusoires
peut-être , mais qui n'en firent pas moins d'impression sur
lui-même : « Qui sait , lui disait-il, qui sait si nous ne le
jugeons pas à tort ? les apparences sont contre lui , mais
devons-nous condamner notre fils sur des apparences ?
Ah ! du moins , en le supposant même aussi coupable qu'il
paraît l'être , pourquoi repousserions-nous l'espoir de sa
repentance ? Dieu l'a conduit près de nous pour frapper
son coeur et le ramener à la vertu. Te rappelles-tu , Marie ,
son accent si douloureux ? n'était-ce pas le cri du remords
et du repentir ? Dieu , ô Dieu ! dit-il ensuite en se saisissant
du livre , est-ce qu'un scélérat endurci dans le crime ,
MARS 1810. 1 227
se invoquer le nom de Dieu ? et ce saint livre même ,
u'il a emporté , Marie , après l'avoir pressé sur son coeur ,
'est-ce pas la preuve que , dès cet instant il détestait sa
ie criminelle , et jurait d'y renoncer ? »
«Il faut l'espérer ou mourir , disait la mère, mais il n'en
sera pas moins perdu pour nous ; je connais Fritz ,jamais ,
jamais il ne reviendra. Et puis , dit-elle en baissant la voix ,
ne peut-il pas être puni dans cette vie? Je n'ose penser au
sort qui l'attend peut-être. " Buchman aussi baissa la tête
en frémissant, il ne trouvait point de consolation contre
cette crainte. « Marie , dit-il après un instant de silence ,
douterais-tu de la bonté de Dieu ? Crois-tu qu'il veuille
nous éprouver au-delà de nos forces ? Espérons et soumettons-
nous. " Et tous les deux se sentirent plus tranquilles .
Le lendemain un inconnu vint sur le soir frapper à la
porte de la cure ; il remit à la fille qui les servait une lettre
à l'adresse du pasteur Buchman , et s'éloigna. L'adresse
étaitd'une écriture étrangère ; ils l'ouvrirent avec une grande
émotion , qui redoubla lorsqu'ils reconnurent celle de leur
filsdans lalettre dont voici le contenu ; elle n'était point
datée.
Guillaume Racher , autrefois Frédérich Buchman , qu
pasteurBuchman .
Vous qui m'avez fait le funeste présent de lavie, et que
je n'ose pas nommer mon père , avez-vous reconnu le
malheureux Frédérich ? Savez-vous que le monstre qui
s'approcha de votre lit , sous l'apparence d'un vil assassin ,
était celui que vous appeliez autrefois votre fils ? Le cri du
désespoir et du remords a-t-il frappé votre oreille et retenti
dans votre coeur ? Non , ce cri ne vous a point trompé; il
vous disait que dès cet instant terrible , mais salutaire , je
détestais mon affreuse vie , et je jurais d'y renoncer. Moins
coupable que vous ne devez le croire , je le suis trop encore
pour essayer même de me justifier. Je ne suis point
un meurtrier , mais j'ai consenti à le paraître ; jamais ce
poignard qui s'échappa de ma main à votre vue ne fut teint
desang. Mais j'ai causé la mort de Pauline , j'ai abandonné
mès parens , je répands sur eux la honte et la douleur , je
me suis associé à de vils scélérats ; j'ai porté la terreur dans
l'asyle de l'innocence . Ah ! pourrai-je jamais expier des
toris aussi affreux ? J'ai du moins le courage de l'essayer ,
et dans ce seul but , celui de supporter mon existence
détestée. Qui ! j'en fais le serment sur cette tête respec
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
table , dont l'aspect changea tout mon être , je réparet
tout , tout ce qui peut être réparé . Si je n'osai vous pro
senter un fils flétri par l'injustice des hommes , je l'os
bien moins à présent que je le suis par mes actions . Vou
ne me reverrez que lorsqueje pourrai reprendre avec orgue
votre nom , réclamer votre tendresse , vous rapporter 1
livre que je vous donnai dans mes jours d'innocencé et di
bonheur , ce livre où voire fils offrait au ciel des voeu
ardens pour votre repos .... Et ce fils .... Affreux contraste.
Pensée qui ne m'abandonnera jamais , et qui doit me faire
tenter l'impossible .
Je m'éloigne avec un ami , qui ne m'a pas quitté un
instant depuis que j'ai tout perdu . Peines , fautes , repentir
, nous avons tout partagé ; nous allons ensemble sur le
chemin de l'honneur. Mais puis-je y marcher , chargé de
la malédiction d'un père ? Daignez la retirer , si vous l'a
vez déjà prononcée ! né maudissez pas le fils de votre
compagne chérie ! ne maudissėzpas celui quePauline a tant
aimé ! Ministre d'un dieu tout bon , ne maudissez pas le
coupable repentant ! 11
Unmouvement spontané fit tomber à genoux le pasteur
et sa femme. Il éleva au ciel la lettre de son fils : « Dieu
clément , s'écria- t- il , accepte son repentir , couvre ses
erreurs , ramène au bercail la brebis égarée . Pauline , sois
encore son ange tutélaire . Ils se relevèrent, s'embrassèrent
et reprirentla lettre , qui contenait encore ce peu de lignes :
1.. Si ma prière est écoutée , daignez m'écrire ensemble :
Nous ne te haïssons pas , et nous prions pour toi . Cette
ligne sera mon égide , et je poursuivrai la bonne route
avec espérance et courage. Vous , la placerez sous la
pierre que nous appelions jadis le banc de Pauline , à
côté de la fontaine , sous le grand saule . Que cette place
chérie , où si souvent je fus assis près d'elle , soit encore
une fois pour moi , celle où je trouve consolation et bonheur
. "
,
:
T
Cette lettre fut un vrai baume pour le coeur des parens .
Le pasteur se hâta d'écrire : " Ta mère existe encore ,
» et puisqu'elle existe elle t'aime . Puisse le ciel te
>pardonner comine nous te pardonnons ! Frédérich , ton
>>>plus grand tort fut de te défier de nos coeurs paternels ;
tu nous as fait souffrir trois ans le tourment de l'incerti-
» tude parton silence. Depnis six jours , combien ne l'a-
*" vons-nous pas regreté ! O mon fils , ne fais pas descendre
avec douleur nos cheveux blancs dans le sépulA
MARS 1810. 220
:
> chre ; qu'ils apprennent de toi que tu mérites le pardon
qu'ils t'accordent , la bénédiction de Dieu qu'ils im-
> plorent pour leur fils . Puisse-t-il venir bientôt le jour
» où ils pourront te presser contre leur coeur déjà consolé
» par le baume de l'espérance ! Mon fils , oublie ta vie
passée, et pense sans cesse à celle où tu pourras retrouver
et ta Pauline et tes parens ... LI
FRANÇOIS et MARTE BUCHMAN.
Ce billet fut posé sous le banc de Pauline. Le pasteur
veilla long -tems à la fenêtre qui donnait sur la cour .
Vers le minuit , au clair de lune , un homme plus petit
que Fritz, vint soulever la pierre , fit un mouvement de
joie en trouvant le papier , et s'éloigna rapidement . Le bon
père aussi éprouvait presqu'un sentiment de joie ; on pourrait
au moins lui donner ce nom en le comparant à son
état des jours précédens. Dès le lendemain il composa
son sermon du dimanche suivant , sur ce texte : Ily a plus
de joie au ciel pour un pécheur qui se repent , que pour
quatre-vingt-dix-neufjustes qui n'ont pas besoin de repentance.
Le dimanche suivant , il prêcha sur l'évangile
dubon brigand et sur ces paroles : Je te le dis , tu seras
aujourd'hui avec moi en Paradis ; et jamais, il n'y eut
de sermoni plus éloquent et débité avec plus de sensibilité
etd'onction; car la véritable éloquence est celle qui part du
Trois années s'écoulèrent encore , pendant lesquelles ils
reçurent plusieurs lettres de leur fils , sans signature et
sans date ; elles arrivaient par la poste , et le timbre de l'adresse
leur aurait appris quelle contrée il habitait , si dans
la lettre même il ne leur avait pas toujours indiqué pour
lui répondre , la poste restante de quelque ville d'un côté
directement opposé ; il y joignait un nom étranger qui va
riait ainsi que les timbres : ainsi , ils n'avaient là-dessus
que des idées très -vagues . Mais les dispositions de leur
fils étaient toujours les mêmes , son repentir toujours plus
profond , son désir d'être digne de les revoir toujours plus
vif et plus tendre : Il avançait , disait-il , dans l'époque
» qu'il s'était fixée à lui-même pour cela , quoiqu'il ne pût
» pas encore assigner de terme positif. "
Quoique toujours très -affligés , Buchman et sa femme
l'étaient bien moins cruellement; chaque soir ils se disaient :
Voilà un jour d'écoulé , et peut-être Frédérich a fait quelque
bonne action qui le rapproche de nous . Ainsi graduel
230 MERCURE DE FRANCE ,
lement l'impression douloureuse s'affaiblissait , et l'espérance
augmentait. Mais lorsque les lettres devenaient plus
rares , lorsque quelques mois s'écoulaient sans en recevoir ,
la crainte alors reprenait le dessus , et ils se disaient tristement
l'un à l'autre : « Nous ne le reverrons jamais .
Depuis lanuit fatale qu'ils avaient passée chez les Halder ,
ils n'avaient pas revu cette famille . Buchman n'aurait pu
prendre sur lui d'y retourner . D'ailleurs la santé de Marie lut
long-tems dérangée , et celle deMme Halder ne s'étaitjamais
complètement remise depuis la perte de sa fille. Un autre
motif s'étaitjoint à ces obstacles. Buchman voulait cacher
même à son ami le secret de son fils . Accoutumé à penser
tout haut avec lui , il craignait de se trahir , ne fût-co
que par son trouble , lorsqu'il lui parlerait des brigands de
la forêt et de leur singulière invasion chez lui . Il avait
donc préféré laisser un peu oublier cette aventure avant
de se revoir , et il se contentait de lui écrire de tems en
tems .
Après un assez long silence de Frédérich , silence qui les
avaitalarmés , ils reçurent enfin une lettre plus tendre , plus
courte et plus triste que les précédentes : le port et le
timbre leur indiquèrent qu'il était très-éloigné d'eux ; mais
le contenu de la lettre leur fit encore plus de peine .
Je touchais , disait-il , au moment si désiré , où ma
tâche allait finir , on je pourrais tomber à vos pieds , en
>>vous disant : voici votre fils retrouvé ; mais ce bonheur
semble me fuir. Qui sait à présent si je vous reverrai ,
» si ma mort ne doit pas expier celle de Pauline , et vos
* larmes ? Du moins l'un de mes buts est atteint , car je
mourrai digne de vous . Si le ciel en ordonne ainsi , mon
ami vous portera votre livre de cantiques , et l'histoire de
nos malheurs , de nos fautes et de notre repentir , et vos
* regrets seront moins amers .
Les larmes coulèrent en abondance desyeux de la pauvre
Marie , pendant que son époux lisait une autre lettrevenue
par le même courrier : « Elle est de Halder , dit-il à sa
femme , après l'avoir finie. Ils veulent nous rendre notre
visite ; et s'annoncent pour la semaine prochaine , si nous
pouvons les recevoir. » Marie aurait préféré de rester seule ,
mais cette visite paraissait faire plaisir à son mari , etpourrait
le distraire de ses tristes pensées; il fut donc décidé
qu'on l'accepterait, et les préparatifs pour la réception de
son cher Halder firent déjà l'effet que Marie en espérait.
Pour éviter les confidences , il arrangeapour tous lesjours
MARS 1810 . 231
que ses amis lui destinaient , quelque chose qui pût les
amuser.
Ils arrivèrent au terme fixé , et furent reçus avec une
cordialité affectueuse. Buchman avait répondu à son amì :
« Viens , j'ai besoin de t'embrasser ; mais tâchons qu'au-
>cun souvenir funeste ne trouble cet instant de bonheur. "
Halder l'avait compris , et se promit de ne parler ni de
Frédérich , ni de Pauline . Le vieux pasteur et sa femme
étaient arrivés tard , on leur servit un excellent souper.
Après les premiers épanchemens du plaisir de se retrouver ,
M. Buchman raconta a son ami l'emploi qu'il avait déjà
faitde tont'le tems qu'ils avaient à passer ensemble . « Je
veux , dit- il , te faire connaître tout mon voisinage , à une
lieue à la ronde. Je vois péu mes voisins ; mais , quand je
pourrai leur parler de toi ,je les verrai davantage. » Et il lui
nomma les différentes familles chez qui il voulait le mener ,
ou qu'il avait invitées . Mais demain , dit-il en finissant ,
nous irons à la ville voir quelque chose tout-à-fait suivant
ton goût , et qui te fera plaisir.
ว
Halder. Quoi done , mon cher Buchman ?
Buchman. Le colonel Raulaun à la tête de son beau
régiment ; qu'en dis-tu ?
Halder. Est-il bien possible ? le colonel Raulaun ! tu
sais que c'est monhéros.
Buchman .-Qui , sans doute , je le sais , puisque tu
m'en parles dans toutes tes lettres ; aussi suis-je bien content
de te le faire voir . Il doit être arrivé ce soir même à
C***; il s'y repose un jour ou deux , et fera demain manoeuvrer
sa troupe sur la place d'armes .
Halder. J'en suis vraiment joyeux. Que t'ai-je dit ,
ma femme , quand cet aubergiste a raconté que le colonel
était en marche vers cette frontière ? Il serait très-possible ,
ai-je répondu , qu'il passat à C*** , pendant que nous
serons chez Buchman, et je verrai mon héros ! n'avais -je
pas bien deviné? et dès demain ! oh ! j'en suis ravi .
Buchman. On ne l'attendait pas aussitôt , il a fait des
marches forcées , et il doit être arrivé ce soir . J'ai vu , ce
matin , ses fourriers à la ville , à la grande surprise de tout
lemonde.
Halder. Ce sont là de ses tours : il apparaît alorsmême
qu'on le croit éloigné de cent lieues . Deux régimens comme
le sien, deux colonels comme lui , et la guerre serait
bientôt finie .
Buchman . -Tu en serais bien fâché , Halder , les ga232
MERCURE DE FRANCE ;
1
zettes ne t'amuseraient plus . Qu'asitu dit de son discours à
ses soldats , inséré dans la dernière ?
Halder. Je ne l'ai pas lue : elle n'était point encore
arrivée , quand je suis parti . J'en ai bien du regret, Que
disait- il done ? n L
Buchman, J'avais présumé que tu ne l'aurais pas lue ,
et je te l'ai gardée ; tu la liras apres souper : c'est que tu
vast'écrier maintenant plus haut encore : Le colonelRaulaun
est mon héros. Au reste , je le dis comme toi , mais
j''aa dmire autant son humanité qquue son courage , noble ,
juste,généreux il répare autant qu'il le ред
inévitables de la guerre. Ses soldats l'adorent autant que ses
héros;
ennemis le craignent,
ent , les maux
unconettibo
Halder. C'est lui : voilà mon Raulaunommoonn hen
un vrai lion sur le champ de bataille , etun agneau dès que
son sabre est rentré dans le fourreau Son intrépide activité
est inconcevable ! Que n'a - t-il pas fait depuis six mois ? Te
rappelles-tu , quand il prit ce fort seulement avec deux
cents hommes , et comment il se fit jour au travers de l'ennemi
, beaucoup plus nombreux ? Cela tenait du miracle.
Buchman. N'est-ce pas dans cette affaire où il a été
blessé ?
تس Halder, A-t-il été blessé ? mon Dieu , que je suis aise
de ne l'avoir pas su ! Où as-tu lu cela ?
lisotor Buchman. C'est sur cette,feuille ; tiens , mêmne.
Halder mit ses lunettes , et lut avec enthousiasme cet article
de la gazette....
« Le brave colonel Raulaun , ce fameux chef du régi-
» ment franc qui porte sonmom , avait été, blessé grievement
au bras, et dans le côté droit , à l'affaire glorieuse du fort
» de *** ; hier son chirurgien l'ayant déclaré hors de danger ,
il s'est fait ppoorrtteerr,sur,la place d'armes , où ses soldats
» étaient rassemblés , et leur a tenu le discours suivant :
n
" Courage , mes amis , mes braves compagnons , cou-
>>rage , nous combattrons encore ensemble , nous irons
» à la victoire : si nous succombions , nos derniers jours
auraient été utiles à la patrie , et nous ne péririons pas tout
entiers , car la gloire survit à la mort ; mais la mort a
» épargné votre chef, elle épargnera aussi ses braves frères
d'armes . Je ne croyais plus vous revoir , ni vous appeler
>> aux combats : et c'est ma voix qui vous dit encore:
Courage , braves compagnons c'est mon bras qui
>> vous conduira de nouveau à la victoire , et de la victoire
> au repos ; encore un peu de fatigues et de sueurs , et vous
> retournerez dans vos foyers , et vous retrouverez vos pa
MARS 1810.COM 233
nrensivos épouses , vos enfans , vos amantes . Elles récompenseront
vos exploits ; mais qu'elles aient aussi à
récompenser votre humanite . Portez la terreur dans les
rangs ennemis , mais compassion aux malheureux , se-
* cours auxblessés , protection aux faibles , justice à tous .
Respectez les femmes , car vous avez des mères , des
soeurs et des épouses ; ménagez l'agriculteur , car vous
l'avez été , ou vous le serez , et l'homme qui vous nourrit
→du travail de ses mains , est votre bienfaiteur. Si votre
métier vous oblige à porter la désolation et le carnage
» sur le territoire ennemi , consolez vos coeurs en apportant
» l'ordre et la tranquillité chez vos amis : ne faites que le
»mal quuee vous devez faire , ily en aura toujours assez , et
réparez-le quand vous en trouverez l'occasion . Que l'honnête
villageois etile bourgeois paisible ne tremblent pås
à votre approche défendez leurs propriétés : ils sont
assez malheureux d'être voisins du théâtre de la guerre ,
n'ajoutez pas à ce malheur par des vexations inutiles.
Omés braves compagnons , n'oubliez jamais que si vous
êtes des soldats , vous êtes aussi des hommes . " . ard
1. Bravo , bravo ! s'écria Halder en finissant , n'ai -je pas
raison de vous répőter que Raulatın est monahéros ? Je ne
suis pas fâché d'être ministre de paix , mais cependant il
doityavoir du plaisir à se battre sous untel chef; je ne sais
pas ce que je donnerais pour lui parler, pour lui dire: "Brave
homme, je voudrais que vous fussiez mon fils , mon frère,
ousmon ami ; vous êtes mon héros , et vous me feriez
presque aimer la guerre . " Mais il faudra se contenter de
de voir et de boire à sa santé . Ils remplirent leurs verres ,
art les choquèrent à lansanté du colonel Raulaun'; après
ahn avoir parlé encore quelque tems , ils se quittèrent pour
Taller dormir, et leurs dernière paroles furent : demain
nousde verronsan-
El tarhait au pasteur Buchman de se retrouver tête-à- tête
avec sa chère Marie , et de parler de leur Frédérich : Avaisjestórtslui
dit-il , quand j'assurais Halder que j'enviais son
sort; il est presque consolé. Les gazettes, et le colonel
Raulaumlui font oublier sa Pauline . Et nous , nous disons
encore, où est notre fils 2, Il existe , et ce n'est plus pour
nous . Le ciel sait si nous le reverrons jamais .
Inui-même paraît en douter , dit tristement Marię . Relismoi
sa léttre , je t'en priesen
Buchman ouvrit son bureau , la chercha ; ils la relurent
en versant des larmes. Et cependant le pasteur disait à
234 MERCURE DE FRANCE ,
Marie: Combien nous devons nous trouver heureux auprès
de cette nuit terrible que la visite des Halder me retrace ,
malgré tous mes efforts ! Dicu ! je crois encore entendre ....
Au même moment un coup violent à la porte d'entrée ,
les fit tressaillir , Marie jeta un cri d'effroi ; le pasteur
ouvrit en tremblant la fenêtre. Il y avait dans sa cour
trois hommes , et autant de chevaux démontés , que l'on
tenait en main. Un de ces hommes , d'une taille plus
haute , était enveloppé d'un grand manteau; il était trèsprès
de la porte, et c'était sans doute lui qui venait de
frapper.
Qui est là ? demanda le vieillard.
Le colonel Raulaun , répondit le grand homme.
Dieu ! c'est Fritz , c'est la voix de Fritz ! s'écrièrent à-lafoisBuchman
et Marie . Mère , c'est ton fils , c'est le mien ,
dit le pasteur ! Il courut avec la plus vive émotion ouvrir
la porte , et reçut son Frédérich dans ses bras . Marie avait
essayé de le suivre , elle était tombée sans force sur la première
marche de l'escalier ; son cher Fritz la prit dans ses
bras et la porta dans sa chambre ; l'ayant placée dans un
fauteuil , il se mit à ses pieds ...... Mais qui pourrait
peindre ce moment et les sentimens dont ils étaient tous
agités ? des mots entrecoupés , des phrases commencées
, des pleurs , des embrassemens remplirent les premiers
instans. Frédérich ayant jeté son manteau , laissa
voir un grandet bel uniforme de colonel , brodé en or ,
et son bras droit soutenu par une écharpe : J'ai été
blessé , leur dit-il , à l'attaque du fort de*** assez dangereusement
pour craindre de ne pas vous revoir ; c'est la
cause de mon long silence et d'une lettre bien triste que
vous avez dû recevoir. Un habile chirurgien, les soins de
mon ami , et sur-tout la bonté divine , m'ont rendu l'espoir
de vivre . " - " Cet écrit , dit-il à son père en lui remettant
un rouleau de papier , vous dira comment je fus entraîné
dans le crime , et comment je suis parvenu à l'effacer. Des
trésors m'ont passé par les mains , ils m'ont servi à retrouver
le plus précieux de tous , la paixde la conscience ,
et le retour de votre tendresse . J'ai rendu et bien au-delà
toutes les sommes que j'avais acquises pendant un tems
que je voudrais effacer de mon souvenir . Je n'avais gardé ,
en quittant la forêt , que le strict nécessaire ; tout le reste
fut abandonné à l'indigne troupe dont j'étais le chef, mais
je ne m'en suis pas moins cru obligé à cette restitution .
J'ai fait faire hier mon dernier paiement; aujourd'hui j'ose
MARS 1816. 235
vous rendre ce livre de cantiques , qui ne m'a pas quitte un
instant , je lui dois ma conversion , il doit vous être précieux.
Le père le pressa de ses lèvres , et puis le cacha
dans son sein , comme avait fait son fils lorsqu'il l'emporta .
Ils parlèrent enstuitė plus tranquillement. J'ai encore ,
dit Frédérich , un pardon à vous demander ; c'est d'avoir
risqué de troubler votre repos , en paraissant à une heure
aussi indue et sans vous en prévenir. Je tenais , j'ose vous
l'avouer , à recevoir mon pardon à la même heure .... Son
père lui posa la main sur la bouche , il la baisa tendrement
, et il continua. D'ailleurs , dit-il , mes momens
sont comptés , l'approche subite de l'ennemi sur nos
frontières , m'a obligé à marcher à grandes journées ,
même avant que ma blessure fût fermée. Je dois exercer
ma troupe demain matin , et repartir avant midi ; je n'avais
donc que cette nuit à vous donner. Puisse son souvenir
effacer celui de la nuit que je voudrais racheter de tout
mon sang ! pensez du moins que c'estde ce moment que
votre fils a recouvré et la raison et la vertu.Graces an ciel",
cette nuit-ci vous ne dormiez pas encore; était-ce un pressentiment
? ou par quel hasard n'étiez-vous pas encore
au lit ?
۲۱
- Mon fils , dit le pasteur en hesitant un peu , mes
vieux amis Halder sont ici , arrivés de ce soir : nous nous
sommes oubliés à table en parlant du colonel Raulaun , et
en buvant à sa santé. Dieu ! qui nous aurait dit ? ... Le
brave colonel Raulaun est mon héros , répète sans cesse
Halder . Me permets-tu de le lui présenter ?
Au moment où le nom de Halder fut prononcé,unvoile
de douleur se répandit sur le visage de Frédérich ; il le
cacha dans ses mains , et bientôt ses sanglots se firent
entendre. Allons , dit-il enfin , je dois tout souffrir et tout
expier ; les malheureux parens de Pauline ne peuvent et
ne doivent pas plus me pardonner que je ne me pardonne
àmoi-même. Ah Pauline ! Pauline !
Tu te juges avec beaucoup trop de rigueur , mon fils , lui
dit Marie; Pauline est morte d'un ancien mal de poitrine ,
sés parens me l'ont assuré , et ils en sont convaincus. Ils
ignorentd'ailleurs tout ce qui s'est passé .
Fritz éleva les yeux au ciel et parut faire une prière
mentale : pendant ce tems-là Buchman était passé chez
son ami, il le trouva levé et inquiet du bruit qu'il avait
entendu,
236 MERCURE DE FRANCE ;
.
C'est ton héros , Buchman. le colonel Raulaun , qui
demande à te voir. Just
Halder.- Quel conte ! .... Tu n'imagines pas que je
le croie.. 112D
Buchman.-Je te le jure : il sait comme tu l'aimes , et
il te le rend de tout son coeur. Viens donc , il t'attend dans
ma chambre . Halder suivit son ami en riant et sans croire
un mot de ce qu'il lui disait . Je laisse à juger de sa surprise
et de sa joie , quand il apprit que son héros , le colonel
Raulaun , et son cher Frédérich Buchman étaient le même ;
il ne pouvait en croire ses yeux , et demandait toujours
pourquoi il s'était caché si long-tems à sa famille et à ses
amis. Buchman l'excusait avec embarras , mais Frédérich
saisit la main de Halden , et la pressa sur son coeur, « Que
votre ami , dit-il , que le père de Pauline sache mes
odieux secrets ; j'ai besoin de son pardon , ainsi que du
» vôtre . Peut- être accordera-t - il au colonel Raulaun ce que
Frédérich n'oserait demander. Peut-être que la lecture
■ de ces papiers touchera son coeur. Oh ! que les parens de
» Pauline prononcent aussi mon pardon ! » Mme Halder
venait d'entrer , tous les deux le serrèrent dans leurs bras
et le bénirent
Permettez encore , dit Fritz , que je vous présente mon
bravemajor , mon cchheer Ernest , celui qui , depuis sept
ans , est compagnoninseparablNeon! je n'ai pas
2
sa
été aussi malheureux que je puisque
j'avais un tel ami . Il alla le chercher , et ramena un jeune
homme d'une figure agréable , que Buchman reconnut à
taille , pour celui qui vint prendre sa réponse sous le banc
de Pauline ; il l'embrassa comme un second fils , car le
sien l'aimait comme un frère,
19
Après une heure ou deux d'un entretien triste et doux ,
Ernest avertit le colonel qu'il était tems de partir: Jene
prends pas congé de vous , dit-il à ses deux pères . Après
quelques heures de repos , vous viendrez , j'espère , sur
la place d'armes ...... Mais ma Bonne mère ! Etle Thi
tendit les bras , leurs larmes se confondirent ; et Mme
Halder eut sa part de ses tendres adieux. Nous nous
reverrons , dit-il , si ce n'est pas ici bas , ce sera dans le
séjour de bonheur où Pauline nous attend. C'est là que
j'aspire , répondit Mme Halder en lui pressant la main,
Tu aimes donc encore ta Pauline , lui dit Halder ? eh
bien! reçois ce présent de son père, il t'était destiné. Pauline
devait être à toi , que son portrait soit ton égide. Et il lui
1
MARS 1810. 237 A
mit dans la main un boîte qui contenait le portrait de Pauline
en miniature . Fréderich le reçut à genoux. A présent
seulement , dit - il , je sens que Dieu m'a pardonné et que
tout est effacé . Il pressa le portrait de ses lèvres et le posa
sur son coeur. Une fois , dit-il , vous le retrouverez lorsque
ce coeur aura cessé de battre . Il s'arracha de cette chambre
avec effort , et bientôt on entendit le galop des chevaux
qui s'éloignaient. Personne de ceux qu'il laissait ne pou
vait penser au sommeil ; ils se rassemblèrent autour d'une
table , et lurent , non sans s'interrompre plus d'une fois ,
- la lecture du cahier qu'il leur avait remis , et qui contenait
ce qu'on verra dans la troisième partie . I. D. M.
3
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
C'EST déjà une fête pour cette ville que l'appareil brillant
de celles qui s'y préparent. A l'extrême promptitude avec
laquelle tout s'exécute , on pourrait croire qu'un magicien
présidé à ces travaux , et qu'il n'emploie tantde bras que
pour conserver une sorte de vraisemblance.
On a élevé en charpente , à la barrière de l'Etoile , le
modèle de l'arc de triomphe commencé en pierre sur cette
⚫ même place ; par ce moyen , on peut juger de l'effet de ce
monument , exactement figuré dans les mêmes proportions
qu'il doit avoir. Les bas-reliefs dont il est décoré sont
faits sur les dessins de M. Lafite , peintre d'histoire .
Un autre arc d'une plus petite dimension , placé au ponttournant
, est destiné à se lier avec la décoration illuminée
du château des Tuileries et de la grande allée , sur la longueur
de laquelle se prolonge une colonnade coupée de
distance en distance , par des arcs de triomphe . On peut
d'avance se figurer l'effet que produira l'ensemble des
illuminations liées par des arceaux jusqu'à la barrière des
Champs-Elysées , de manière à former de cette avenue
une immense galerie enflammée. Ce tableau magique sera
terminé par un feu d'artifice placé sur la plate-forme de la
barrière , et dont la composition est confié à M. Rugieri , si
avantageusement connu par ses talens pyrotechniques . La
place de la Concorde n'offrira pas un spectacle moins imposant;
d'un côté , le pont dessiné par des massifs d'illu
238 MERCURE DE FRANCE ,
mination , conduira la vue sur la façade du palais du
Corps-Législatif ; de l'autre , la brillante perspective de la
rue Impériale , à l'extrémité de laquelle se dessinera en
ligne de feu la façade du temple de la Gloire , telle que
nous la verrons dans quelques années. Mais ce que l'on
peut appeler une idée absolument neuve , c'est la construction
d'un temple de l'Hymen au sommet des tours de
Notre-Dame . Cette base solide restera dans l'obscurité,
tandis que le nouvel édifice figuré par des milliers de lampions
semblera suspendu dans les airs . Ce temple aérien
aurapour accessoires douze comètes enflammées , et un
grand nombre d'étoiles , qui brilleront au faite des monumens
les plus élevés de la capitale.De pareilles idées sont
presque des conceptions de génie , etde semblables fêtes
restent, ainsi que le héros qu'elles ont pour objet , sans
aucun point de comparaison dans l'histoire .
On croit que LL. MM. se rendront de Saint-Cloud aux
Tuileries par le bois de Boulogne , la route de Neuilli , et
la barrière de l'Etoile ; elles descendront de carosse sous le
vestibulemême du château dont on a rendu l'escalier praticable
aux voitures. Il paraît arrêté que la cour se rassemblera
dans le salon des maréchaux et passera en cortège
dans la grande galerie du Musée : on a disposé dans cette
pièce immense des gradins en amphithéâtre , où seront
assises huit mille personnes invitées à cette mémorable
cérémonie . C'est à travers cette haie brillante que s'avanceront
LL. MM. pour se rendre an sallon des tableaux ,
dans lequel on a consacré une chapelle où l'auguste
couple recevra la bénédiction nuptiale.LLeemaître-auteldécoré
en bas-reliefs de vermeil , exécutés sous la direction
de M. Biennais , orfévre de l'Empereur , les candelabres
le tabernacle , tous les vases et ornemens nécessaires au
service divin sont d'une magnificence extrême , et doivent
ensuite , à ce que l'on présume , être affectés à l'usage de la
chapelle Saint -Denis .
;
Si nous devons nous en rapporter , sur tous ces détails ,
à des bruits qui n'ont cependant rien d'officiel , les fêtes ne
succéderont pas immédiatement à la cérémonie du mariage;
LL. MIMM.. se rendront dès le lendemainà Compiègne
poury passer le mois d'avril ; les réjouissances commenceront
avec le mois de mai et rempliront toute sa durée .
Entre autres jeux , on se propose d'exécuter au Champ
de Mars un tournois , où deux cents paladins se dispu-
1
MARS 1810. 239
1
teront des prix d'autant plus glorieux à obtenir, qu'ils seront
décernés de la main même de l'Impératrice.
Dans l'un des deux grands parallélogrames des Champs-
Elysées , les écuyers du Cirque exécuteront leurs plus brillantes
manoeuvres , et dans l'autre se trouveront réunis
tous les jeux , tous les divertissemens dont se composent
les fêtes de Tivoli . On parle aussi d'un aérostat de la plus
grande dimension, qui portera jusqu'aux cieux les témoignages
de l'allégresse publique. Chaque jour offrira des
réjouissances nouvelles ,dontle programme publié la veille,
ne laissera point errer aux hasard la foule des spectateurs
avides de toutes les jouissances qu'on lui promet.
Si l'on veut se faire une idée de l'intérêt de la curiosité
qu'inspire le grand événement qui se prépare , il suffira
de savoir qu'il n'est pas une fenêtre , pas une lucarne ,
depuis la porte Maillot jusqu'à la place de la Concorde ,
qui ne soit louée cinq ou six louis au moins ; la plus petite
chambre de chez Doyen restaurateur au Bois de Boulogne ,
ayant vu sur la route que doit traverser le cortège , ne s'obtient
pas à moins de cinq ou six cents francs .-Il est aussi
question d'un magnifique divertissement auquel n'assisteront
que les personnes de la cour , et qui doit se donner
dans la salle de l'Opéra , celle des Tuileries se trouvant
transformée en salle de bal .
Les bornes de cet article ne nous permettent pas de parler
avec détails des préparatifs qui se font à Saint-Cloud
pour faire jouer les eaux d'une manière ingénieuse et nouvelle
, au reflet d'une prodigieuse quantité de verres de
couleur , des travaux qui s'exécutent à l'Ecole Militaire pour
la fête que prépare la garde impériale , et de beaucoup
d'autres dispositions dont nous rendrons compte dans notre
prochainN³ .
-La porte Saint-Denis , qu'un échafaudage immense
masquait depuis plus de trois ans , vient enfin d'être
découverte. Ce monument exécuté en 1672 , exigeait
des réparations considérables ; elles ont été confiées à
M. Célérier , au goût et au talent duquel cet ouvrage fait
le plus grand honneur. Cet arc triomphal , un des plus
beaux monumens du siècle de Louis XIV, a pour objet de
consacrer un fait d'armes qu'on admirera moins long-tems
que les monumens élevés à sa gloire par Blondeł et Despréaux.
Ces réparations exécutés par un artiste ordinaire
pouvaient entraîner deux inconvéniens , celui d'une bigarrure
désagréable , ou d'un regrattage qui eût endommagé
>
240 MERCURE DE FRANCE ,
le fini des bas-reliefs . M. Célérier a trouvé le moyen d'éviter
l'un et l'autre , en faisant passer une teinte grisâtre
sur les ouvrages, nouvellement exécutés , qui les met en
harmonie avec l'ensemble de cette admirable construction ..
Il a même poussé le soin jusqu'à faire brunir l'inscription
en bronze doré , qu'on a rétablie telle qu'elle était avant
que le vandalisme révolutionnaire l'eût fait disparaître.
- La plus grande activité règne sur tous les théâtres :
l'Académie impériale de Musique a donné hierla première
représentation de la Mort d'abel , et s'occupe de la reprise
de l'opéra de Trajan , auquel les auteurs ont fait quelques:
changemens. A cet ouvrage succédera le ballet de Persée
et Andromède , et l'on nous promet pour cette même
époque ( des fêtes ) , un opéra des Bayadères , dont on
attribue la musique, à l'auteur de Sémiramis .
L'Odéon prépare un petit acte intitulé : le Marché aux
Fleurs ; le Vaudeville embouche aussi son galoubet , et les
Variétés annoncent déjà les Réjouissances autrichiennes ,
où quatre des plus jolies actrices de ce théâtre disputeront
de grâces et de gentillesse pour obtenir une dot.s
,
-Deux ouvrages nouveaux occupent en de moment
l'attention publique , et sont un objet d'entretien dans tous
les salons . L'un ( dont on a rendu compte dans le dérnier
N° du Mercure ) est un Panegyrique de madame de
Maintenon , qui paraît devoir classer son auteur au nombre
des femmes, de lettres les plus distinguées dont la France!
s'honore . On ne sait , en lisant cet ouvrage , ce qu'on doit
admirer le plus , du talent qui l'a produit ou de la modestie
qui en a gardé si long-tems le secret.- Nous pourrions ,
en prenant l'inverse des mots,talent et modestie , nous
servir de la même phrase pour caractériser la seconde de
ces productions également accueillie du public , quoique
avec des démonstrations toutes différentes : nous voulons
parler de la premiere livraison d'une Encyclopédie de M. C.-
H. de Saint-Simon. Sans anticiper sur les réflexions que
pourra fournir cet,inconcevable ouvrage , à celui de nos
collaborateurs qui se chargera d'en rendre compte , nous
croyons devoir en extraire quelques phrases , propres à désopiler
le lecteur le plus hypocondriaque .
Les Saint-Simon descendent de Charlemagne ( comme
chacun sait ) , ils possédaient l'empire d'Occident , et ont
été réduits au royaume de France ( les pauvres gens .), puis
au comté de Vermandois , puis au duché-pairie , etc : aujourd'hui
, ils n'ont plus aucun rapport avec le trônetout
,
MARS 1810 .
LAS
Tout ce qui a étéfait, tout ce qui a été dit de plusgrands rand
a été fait, a été dit par des gentilshommesteninin
Socrate , Aristote , Démosthène , Cicéron , Virgile , Ma
homet, Christophe Colomb , Corneille , etc. , et sent pages
d'etc.)-Dans le malheur , il faut être fier jusqu'à Kar
rogance . ( Voilà ce qui s'appelle une maxime ! )-Charle
magne en personne a dit à M. deSaint-Simon , au palais
du Luxembourg , qu'il était , lui St-Simon , le plus grand
philosophe de la terre ; ( nous ne changeons pas la phrase
de l'auteur , nous l'abrégeons seulement. )-M. de Saint-
Simon ne considère Bacon que comme son précurseur ,
et n'envisage les idées de ce grand homme que comme
des aperçus dont son ouvrage offrira le développement ,
dans une conception philosophique qui enchaînera toutes
les connaissances humaines . Il ne demande pour cela.....
que le concours de tous les savans du globe. Si , comme
on l'assure , cette brochure est la suite d'une gageure
que l'auteur a faite de rassembler dans vingt-quatre pages
in-4º plus d'idées contradictoires , plus de propositions
absurdes , plus de prétentions extravagantes qu'on n'en
pourrait trouver dans le plus énorme volume , depuis l'invention
de l'imprimerie; nous pensons que M. C.-H. de
Saint-Simon peut s'emparer des enjeux.
MODES. Il est maintenant reçu de ne paraître dans les
cercles les plus brillans , qu'en demi-parure , ou plutôt en
négligé paré. Le claque bien simple , les souliers à cordons
, la culotte de casimir , le gillet de piqué blanc , et la
badine de néflier à tête de clou , sont les élémens de la toilettedesjeunes
gens du meilleur ton.
Le blanc et le vert , unis ou séparés , sont les deux
couleurs adoptées par les femmes : la pluche bouclée est la
garniture par excellence , mais il faut quelle soit employée
avec goût et discernement ; trois lignes de plus ou demoins
font une parure délicieuse ou détestable.- On ne porte
plus que des diamants , les pierres de couleurs sont abandonnées
aux bourgeoises . Règle générale pour la semaine :
toutes les étoffes ,les parures, les fleurs doivent avoir quelques
rapports avec les premiers attributsdu printems; les
plumes que l'on voit encore au spectacle ne flottent plus
guères que sur des têtes de province. Y.
SEINE
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
:
SPECTACLES . -Théâtre de l'Impératrice . - Le Retour
du Croisé , grand mélodrame en un petit acte .
Ily a long-tems que le Carnaval n'avait vu éclore une
nouveauté aussi spirituelle et aussi piquante que le Retour
du Croisé. Nous n'en donnerons cependant pas l'analyse :
parodie du genre mélodramatique, son intrigue ressemble
àcelle de tous les mélodrames , ou plutôt elle en rassemble
toutes les tragiques extravagances , toutes les niaises gaietés .
Rien n'y manque , ni tyran , ni victimes , ni ballets , mi
cachots , ni sur-tout le pompeux étalage de la sensiblerie
foraine . Mais ce n'est point en en donnant le récitque nous
pourrions amuser nos lecteurs , et leur faire sentir le mérite
de l'ouvrage ; il faudrait rapporter cent traits de dialogue
, centmots spirituels et plus plaisans les uns que les
autres , qui rendent sensible à chaque instant la parodie de
l'événement qui vient de se passer , et criblent d'autant de
coups la muse du mélodrame . Le succès de cette folle et
charmante plaisanterie n'a pourtant pas été complet à la
première représentation. Des champions du mélodrame
s'y sont opposés à bon escient; de bonnes ames y ont été
trompées ; elles ont cru de bonne foi que l'auteur avait
voulu partager la gloire de nos tragiques des boulevards ;
elles ont jugé l'ouvrage comme s'il eût été de la composition
de M. Guilbert-Pixérécourt , et sous ce point de vue
elles l'ont trouvé beaucoup trop gai et point assez pathéstique
. Il leur a semblé sur-tout que l'auteur n'avait pas su
tirer parti de son sujet. Dieu fasse paix à des juges aussi
candides ! Mais heureusement pour l'auteur il en a eu de
plus avisés aux représentations suivantes , et son succès a
été toujours en croissant. Nos lecteurs ne s'en étonneraient
pas s'il n'avait pas jugé à propos de garder l'anonyme .
Théâtre du Vaudeville . -La Robe et les Bottes , on
-¡Effet d'optique , folie-vaudeville en un acte de MM. Ger-
:sain et Dieulafoy.
Cettefolie a cela de commun avec beaucoup de pièces
sérieuses qui ne sont pas plus raisonnables , que l'intrigue
est absolument inutile et que la seconde scène pouvait
amener le dénouement . En effet , ce dénouement est
comme à l'ordinaire un mariage : la future qui se nomme
Henriette , dépend de Mme de la Poulardière sa tante et de
son oncle M. Dubreuil . La tante veut la donner à un personnage
ridicule qu'on nomme M. de Boiscourt ; l'oncle
MARS 1810. 243
4
Jui destine un jeune homme fort aimable nommé Florville .
L'oncle étant absent , c'est M. de Boiscourt qui triomphe ;
mais du moment que M. Dubreuil arrive avec l'intention
de donner tous ses biens à sa nièce , sous la condition qu'elle
épousera Florville , il n'aurait qu'à déclarer cette intention
pour que son protégé triomphât à son tour. Cela est si vrai
que c'est en effet par cette déclaration qu'il finit par forcer
la main à Mme de la Poulardière ; mais il est vrai aussi
que , s'il l'eût faite à son arrivée , la pièce finissait au commencement.
Les auteurs qui avaient d'autres vues , se sont
par conséquent bien gardés de suivre ainsi le grand chemin.
Ils font paraître Dubreuil déguisé en joueur de marionnettes,
au milieu d'une petite fête que Boiscourt donne
àMme de la Poulardière , dans une maison de campagne
qu'il possède à Lonjumeau. Dubreuil trouve moyen de disperser
les principaux acteurs qui y figurent , en mettant
l'un en présence de sa femme qu'il a abandonnée , et l'autre
sous la griffe de ses créanciers ; faute de mieux , le galant
Boiscourt permet alors à Dubreuil de faire entrer ses
marionnettes et son optique. Après quelques scènes dePolichinelle
, la pièce curieuse est mise en jeu. Boiscourt se
place le premier sous le rideau avec Henriette , mais il se
plaint de ne pas voir les curiosités que Dubreuil annonce ;
et celui-ci ordonne à son garçon de regarder dans la boîte
s'il n'y a riende dérangé . Boíscourt lui cède sa place auprès
d'Henriette. Au bout de quelques minutes , les assistans
s'ennuyent de nevoir sous le rideau que la robe d'Henriette
et les bottes du garçon ; ils en témoignent leur impatience ;
Dubreuil lève le rideau et l'on reconnaît que le prétendu
garçon, qui n'était autre que Florville, s'est enfui avec Henriette
à travers le parc du voisin. C'est alors que l'oncle
se découvre et dénoue l'intrigue par le moyen que nous
avons déjà indiqué.-De la gaieté , du mouvement, du spectacle
, voilà ce qui a soutenu cet ouvrage dont le fonds est
extrêmement léger. La malignité a pu aussi contribuer à
son succès , mais elle a été au moment d'y nuire , parce
qu'elle se montre quelquefois plutôt amère qu'ingénieuse.
Ce succès , au reste , n'est pas assez brillant pour flatter
beaucoup les auteurs des Pages du duc de Vendôme , et
les amateurs du Vaudeville sont en droit d'attendre qu'ils
leur donneront bientôt quelque chose de mieux.
Le Congé , ou la Veille des Noces , comédie-vaudeville
en un acte , de MM. Rougemont et Justin .
Nous venons de reprocher aux auteurs de la Robe et les
Q2
244 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
Bottes de n'avoir pas serré le noeud de leur pièce assez
fortement pour en rendre l'intrigue nécessaire : nous ferons
le reproche contraire aux auteurs du Congé; leur noeud
était si compliqué qu'ils n'ont pu le débrouiller avec facilité
et vraisemblance. Dans un château appartenant à
Mlle de Saint-Germain , vieille fille dont la nièce est fort
jolie, ils ont rassemblé un M. Desbruyères , sot et ridicule
campagnard, qui doit épouser cette nièce , et deuxjouvenceauxtrès-
aimables qui en deviennent amoureux. On est à
la Veille des Noces; Desbruyères met tout en usage pour
faire congédier ses dangereux rivaux, et ces deux rivaux ,
qui d'ailleurs sont amis , sont convenus eux-mêmes de
tout employer , non-seulement pour rester au château malgré
Desbruyères et lui enlever la main de sa prétendue ,
mais encore pour se la disputer mutuellement. Ajoutez à
cela que Mue de Saint-Germain s'imagine qu'elle a fait la
conquête de Melcour , que sa nièce Lucile est une ingénue
qui peut, par ses imprudences , contribuer encore àcompliquer
l'action , et vous conviendrez qu'avec tant d'intérêts
divers à faire marcher , les auteurs pouvaient tirer de leur
sujet une comédie en trois actes: mais aussi, cela posé, vous
devinerez de même qu'en le resserrant dans un sent , ils
ont dû le défigurer. En effet, ils ont entassé incidens sut
incidens , méprises sur méprises; ils ont couru au dénouementà
travers les invraisemblances , et ils n'y sont point
arrivés sans sifflets . Ce qu'ily ade pis , c'est que dansune
pièce d'intrigue , on a peu d'occasions de faire des couplets
, qu'il en faut cependant au vaudeville , et qu'on en
fuit avec des idées rebattues plutôt que de s'en passer :
aussi nous en a-t-on donné sur le zéphyr et sur les roses ,
et sur d'autres sujets non moins nouveaux. Malgré tous
ces défauts , la pièce n'est pas tombée. On y a reconnu
des intentions comiques ; on a remarqué des scènes qui
n'auraient eu besoin que d'être développées , pour produire
beaucoup d'effet . Ily a d'ailleurs trop de mouvement dans
l'ouvrage pour qu'il ennuie , et le public pense avec raison
que c'estlà le seul véritable crime qu'il ne puisse pardonner
aux auteurs .
9
POLITIQUE.
LES nouvelles de l'Espagne , officiellement publiées, ne
nous apprennent rien sur le sort de Cadix et les opérations
duRoi; on sait seulement que les troupes impériales res+
serrent de plus en plus le cordon qu'elles forment autour
de la place. S., M. , pendant son séjour à Port St -Marie ,
est allée avec M. le maréchal duc de Dalmatie, qui est aus
jourd'hui major-général de S. M. C. , le prince deNeufchâtel
ayant déployé le caractère de major-général de l'ari
mée,visiter le corps du maréchal duc de Bellune , les tra
vaux qui s'achèvent à Port-Royal , et ceux de Rota et de
St-Lucar.
Tout
le
l'esprit anglais , tout l'esprit de la rébellion semble
être renfermé dans la ville de Cadix , qui doit être sous le
joug affreux dont l'Andalousie est délivrée. Séville , Grenade,
d'autres villes encore ont fait une démarche qui les
honore , et qui prouve quels étaient leurs véritables sen
timens sous le gouvernement même de la Junte ; elles ont
supplié le Roi de leur permettre d'envoyer des députations
de leurs principaux citoyens à Gadix et dans l'île de Léon ,
pour y faire connaître et répandre la vérité sur la situation
des affaires , pour y ramener l'opinion , y détruire les prés
ventions que , par-tout où elle a paru, l'armée française a
détruites par sa conduite noble etgénéreuse,yopposer
tableaude l'état actuelde l'Andalousie à celui dans lequel
elle gémissait avant l'arrivée des Français , y parler enfin le
langage d'Espagnols amis de leur pays , et éclairés sur les
vrais motifs de l'Angleterre dans cette circonstance impor
tante. LeRoi touché de cette marque de dévouement à sa
personne , etde l'excellent esprit qui dictait une telle démar
che , l'a sur-le-champ autorisée ; il a ordonné les mesures
qui pouvaient en assurer l'exécution. Douzedéputés se sont
mis à bord d'un bâtiment , et ont arboré pavillon parle
mentaire ; mais les Anglais ont pressenti le motif d'une
telle visite , ils ont repoussé le bâtiment. Les députés ont
tenté la voie de terre , ce sont encore des Anglais qu'ils
ont trouvé leur formant l'issue ; ainsi des Espagnols portant
à leurs concitoyens les leçons de l'expérience et des
246 MERCURE DE FRANCE ,
conseils de paix , m'ont pu être entendus par eux , et ce sont
des étrangers , de prétendus alliés , qui se sont mis ici
entre les Espagnols soumis et les Espagnols qu'ils oppri
ment, pour que ces deux parties de la nation ne puissent
se réconcilier avec leur Roi , et éprouver les effets de son
indulgence et de sa protection. L'histoire recueillera ce
trait caractéristique dela résistance momentanéé de Cadix :
ce ne sontpoint les Espagnols , les négocians , les capitalistes
, les propriétaires qui prétendenty tenir contre l'armée
française ; ils l'appellent aucontraire de leurs voeux, comme
libératrice , comme sauve-garde contre les exactions et les
destructions qui signaleront peut-être le départ de leurs
étranges alliés.
A Londres , toutefois , on regarde comme désastreuses
les nouvelles reçues de la péninsule ; on y evalue à 60,000
hommes l'armée àla tête de laquelle le Roi Joseph oecupe
l'Andalousie ; on sait que tous les points de la côte sont
gardés par les Français . Toute extraction de vivres et de
provisions pour Cadix est impossible
Pour le Nord d'autres avis donnent les détails suivans :
les revers del'armée de Blacke après la prise de Gironne,
> ont fait retournerune partiedes insurgés dansleurs foyers .
» Les ouvrages de la place de Gironne sont augmentés et
naméliorés. Les habitans des contrées montagneuses qui
avoisinent la France sont désarmés . Le maréchal Auge-
> reau a transféré son quartier-général à Vich , et semble
vouloir se porter de-là vers la partie méridionale de la
» Catalogne , où il est à présumer qu'il n'éprouvera pas
>> beaucoup de résistance , sur-tout après les changemens
» qui viennent de s'opérer dans l'Espagneméridionale . Les
> opérations des troupes françaises se sont bornées à la
> jonction du corps d'armée d'Augereau aux forces stationnées
sur les frontières orientales de l'Aragon , qui occu-
> pent les environs de Lérida . Cette place a été fortifiée
> avec soin par des ingénieurs espagnols , et on serà obligé
> d'en faire le siége . On dit aussi que les insurgés ont mis
> en état de défense les places de Tarragone et de Tortose.
> On assure que nous avons dans la première de ces deux
⚫ villes quelques centaines d'Anglais , et dans son port plu-
> sieurs vaisseaux de guerre. On rencontre encore dans l'Ara-
▸ gonquelques bandes éparses d'insurgés qui parcourent le
> pays. Le corps d'armée qui s'est avancé vers les frontières
> du royaume de Valence , n'a encore rien entrepris contre la
> capitale de cette province ; selontoute apparence, on s'en
MARS 1810.0 247
tiendra à de simples démonstrations de ce côté-là , jus-
» qu'à ce que l'Espagne méridionale soit entièrement con-
» quise , et qu'un corps d'armée française puisse pénétrer
> par Murcie , et contribuerà la soumission de Valence. La
► franquillité est rétablie dans la Navarre . Le commandant
> français à Pampelune fait battre la campagne par de forts
>> partis. La Biscaye est tranquille. De nombreux renforts
> sont arrivés de France dans la Vieille-Castille .Des partis
» d'insurgés , qui jusqu'ici ont trouvé un asyle dans les
>montagnes , continuent à parcourir la Nouvelle-Castille ;
>mais leur nombre a beaucoup diminué par les fréquens
> engagemens qu'ils ont eus avec les Français. Ils agissent
sans aucun plan, et sonttraités en brigands par les troupes
françaises. Il n'y a encore eu aucune opération sérieuse
» dans l'Espagne occidentale , parce qu'on attend des renforts
pour pouvoir agir contre la Galice . L'expédition
> contre le Portugal ne peut plus être bien éloignée . Les
» corps des ducs d'Abrantès et d'Elchingen sont en mouvement.
:
On voit que cet ensemble de dispositions et de moyens
ne peut laisser aucun doute raisonnable sur la prompte et
heureuse issue d'une lutte dans laquelle les Anglais ne
figurent plus même comme auxiliaires, puisque le parti qu'ils
pretendaient servir n'existe plus véritablementen Espagne ,
etqu'ilne compte plus que quelques bandes isolées , quelques
chefs fugitifs , quelques factieux obstinés , un moment ralliés
surun point qu'ils ne peuvent songer sérieusement à
défendre ..
Au parlement , l'enquête sur l'expédition de Walcheren
se continue avec activité : on en connaîtra bientôt les
résultats . Il suit évidemment des volumineuses pièces
communiquées aux deux chambres , que les ministres et
les chefs de l'expédition étaient dans une ignorance complète
de l'état et de la force de la côte qu'ils allaient attaquer
, des moyens qui leur étaient nécessaires , soit poury
pénétrer , soit pour s'y maintenir , soit pour opérer une
sûre retraite , des pertes que leur assurait l'insalubrité du
climat , des remèdes propres à en diminuer les rapides
effets. Dans les interrogatoires , on reconnaît deux choses ;
la première, que la plupart des répondans ignorent complètement
ce sur quoi onles interroge;; la seconde , que ceux
qui ont acquis quelques notions
donnent, dans leurs réponses , sur les moyens que la France
a si rapidement déployés pour secourir Anvers , une idée
sur l'état des choses
248 MERCURE DE FRANCE ,
biendifférente sans doute de celle qu'avaient si impru
demment embrassée les ministres : ces derniers ont eu
déjà cinq fois la minorité dans différentes discussions ; ils
doivent redouter celle-ci . Le résultat de l'enquête déclarera
leur sort On annonce déjà que lord Chatam a donné
sa démission de la place de grand- maître de l'artillerie .
Un autre objet a concurremment occupé la chambre des
communes . M. Grattan a présenté une nouvelle pétition
des catholiques- d'Irlande; ils demandent toujours vainement
de jouir des bienfaits de la constitution , à n'être pas
soumis au gouvernement anglais pour être hors de laprotection
de sesllooiiss ;; ils forment une demande légitime pardes
voies légitimes : point d'inhabileté causée par la religion ,
point de nomination d'évêques par une autorité étrangère ;
voilà les principes actuellement poposés par leur défenseur:
La situation présente du pape fait envisager et aux catholiques
et aux ministres la nomination des évêques , et le
veto de S. M. à ces nominations sous un nouveau jour.
Le chancelier de l'échiquier a développé cette idée dans sa
réponse à M. Grattan. La pétition présentée a été mise sur
le bureau sans observations ultérieures .
Les nouvelles du Nord n'offrent aucune circonstance
qui mérite de fixer l'attention ; on ne publie à Pétersbourg
aucune note sur l'armée de Moldavie , le général
Kaminski y va remplacer le commandant en chef le prince
Bagration. Les troupes de retour des frontières suédoises ,
ont reçu d'honorables témoignages de la satisfaction de
l'Empereur , pour la haute bravoure qu'elles ont déployée.
Des états d'importation et d'exportation publiés donnent
l'idée d'un commerce assez actifdans la Baltique , fermée
entièrement au commerce anglais. En Gallicie , la mort
du prince Gallitzin a suspendu les opérations de la com
mission chargée de tracer la ligne de démarcation . La
flotte russe stationnée à Trieste et à Venise est cédée à la
France.
Quant aux affaires relatives à la circonscription de quelques
parties du territoire de la Confédération , on croit
qu'elles seront bientôt réglées par le Protecteur de la Confédération
, à la satisfaction des souverains qui la composent.
Salzbourg , l'Innwirtel , la partie cédée de la Haute-
Autriche jusqu'à la Traun et Ratisbonne sont incorporées
à laBavière . On croit que le grand-duché de Francfort se
composera de la ville et son territoire , de la principauté
d'Aaschaffenbourg , du comté de Hanau , de la principauté
१ MARS 1810. 249
+
E
5
de Fulde , et de la ville d'Erfurt. Cette belle part faite à la
Bavière , cette noble exécution de la parole impériale lorsque
, sur le champ de bataille d'Ekmull , Napoléon promit
aux drapeaux bavarois qui allaient le suivre ,de les rendre
plus puissans que jamais , rappelle une anecdote que la
circonstance rend très-piquante.
,
:
Dans la guerre de la succession d'Espagne , l'électeur
Maximilien de BBaavière passant par Nuremberg, écrivit
sur une vître avec le diamant de sa bague , le motNamur;
un gentilhomme s'étant permis de lui demander l'explicationde
cette sorte de voeu , l'électeur répondit que ces cinq
lettres ne signifiaient point Namur , mais Nuremberg,
Augsbourg , Memmingen , Ulmet Ratisbonne. En 1810 ,
un autre Maximilien est doté par l'Empereur Napoléon de
P'héritage que , vers 1710 , désirait réunir le premier. Les
Bavarois paraissent avoir fait ce rapprochement avec autant
d'intérêt que de reconnaissance.
Nous avons dit que le sort du Hanovre était fixé , qu'il
devenait possessioonn héréditaire dans ladynastie westphalienne
fondée par le roi Jérôme Napoléon.
Une proclamation royale a instruit les Hanovriens de
cettedispositionsolennellede l'Empereur. L'Empereurmon
auguste frère, dit le roi , m'a cédé tous ses droits sur votre
pays , et l'a réuni à mon royaume. Les députés me l'ont
remis , et j'en prends possession aujourd'hui. Votre état
était incertain, vous sentirez l'avantage d'être incorporés à
un Etat qui vous protégera à l'avenir contre toute attaque
de la part du continent et au premier signal d'une guerre
maritime. Le malheur passé doit vous faire chérir davan
tage la tranquillité présente et l'espoir d'un avenir plus
heureux, Votre caractère et vos sentimens sont connus;
je crois à votre loyauté. Vous ne tromperez ni votre renommée
ni ma confiance .
La prise de possession a été solennellement déclarée le
15 mars ; la remise a été faite , au nom de l'Empereur , par
M. le baron de Rheynard son ministre à Cassel. Une députation
du Hanovre a été le même jour présentée à S. M.
au palais d'état. Cette députation a offert au roi l'hommage
du respect et de la profonde soumission du pays , longtemps.
frappé par les effets de la guerre qui vient enfin de se
terminer.Depuis sept ans, le commerce ,l'agriculture, les fir
nances ont souffert . La régénération du pays était due au nom
illustre que porte S. M. La réponse paternelle de S. M. a
promis auxHanovriens que toute la sollicitude du cabinet
250 MERCURE DE FRANCE ,
de Cassel se porterait sur les besoins du Hanovre, comme
sur ceux de la Westphalie. Le traité qui vous unit à la
Westphalie , a dit le roi , vous rattache au continent dont
vous sembliez séparés ; il vous range sous l'abri du vaste
système qui tend à en assurer pourlong-temps le repos et la
félicité . Je crois à vos sermens ; chez un peuple éclairé et
ami de l'honneur , il ne peut y avoir de parjure .
Le prince vice-roi d'Italie a signalé sa courte apparition
à Milan , dont il est déjà de retour , par un coup-d'oeil rapide
sur toutes les parties de l'administration et particulié
rement sur celle des finances . Les impôts présens suffiront
pour 1810 , au royaume d'Italie , un message du prince.en
donne d'assurance au sénat italien . Voici dans quels termes
finit ce message important :
« En rapprochant ensuite dans votre pensée ce qu'était le royaume
d'Italie en1802 , et ccee qu'il est devenu depuis , vous ne rechercherez
pas sans étonnement comment ce royaume a pu demeurer pendant les
cinq dernières années étranger en quelque sorte aux troubles qui ont
agité l'Europe , et dont pourtant , par la nature même des choses , il
devait être le théâtre , et comment au milieu de ces mêmes troubles ,
etdansun si court espace de tems , il a été non-seulement créé , mais
successivement agrandi,et enfin organisé avec une telle sagesse que
déjà il développe les germes les plus féconds de vigueur et de prospérité.
co / mojus
Vous vous rappellerez enfin , Sénateurs , que dans le cours de six
ans , S. M. ne perdant jamais de vue son royaume d'Italie , s'est appliquée
non-seulement à étendre son territoire , mais à lui donner
toutes les institutions qui peuvent éterniser sa durée , et qui , en
augmentant son éclat intérieur, le placent au dehors au rang des Etats
de l'Europe le plus fortement et le plus heureusement constitués.
> Ces souvenirs , Sénateurs , exciteront dans vos amés de nouveaux
sentimens de reconnaissance , et ils garantiront la nation contre cette
foule de bruits que quelquefois la malveillance et plus souvent l'oisiveté
se plaisent à répandre.
Ainsi donc, respectant en silence quelques combinaisons nouvelles
quiécartent en ce moment de vous la Dalmatie et l'Istrie pour les rattacher
à des pays qui n'ont encore reçu ni destination ni organisationdéfinitives
, vous vous attacherez fortement à cette seule idée , que ce
ne sont pas les sujets de Napoléon qui sont accoutumés à perdre avee
lui , ou par lui , aucune portion de la puissance qu'il leur a donnée .
Heureux le royaume qui peut , comme le royaume d'Italie ,
α
1
7TOTAMARS 1810. 251
ন
5-
→
01
13
2.
réduire toute sapolitique à la confiance la plus absolue dans le génie
et dans l'amour de son fondateur ! »
"
Ces dernières expressions, dans quelle circonstance
plus mémorable et plus heureuse pourrions-nous mieux
les appliquer à la France , qu'au moment où nous touchons
?Encore peu de jours , et toutes les espérances qu'il a
fait concevoir seront réalisées . L'Empereur est parti pour
Compiègne ; iill vvaa rreecceevoir l'auguste fille de son allié
qui est déjà son épouse . On présume que la première entrevne
pourra avoir lieu à Compiègne le 28 du courant.
Nous nn''eesssayerons pont dédécrire , d'après les documens
officiels qui ont été publiés , la pompe et la magnificence
extraordinaire des fêtes qui ont signalé à Vienne le
mariage par procuration de l'Empereur Napoléon et de
l'archiduchesse Marie-Louise . Il suffirade dire que la cour,
labourgeoisie , llee peuple , l'armée ont donné à cette fête le
plus beau et le plus touchant caractère , par l'unanimité des
sentimens d'allegresse qu'ils ont fait éclater. Tout ce qu'il
est possible d'imaginer d'honneurs etde distinctions flatteuses
a été employé pour honorer la personne de S. M. dang
celle de l'ambassadeur extraordinaire, auquel, après tant-de
glorieuses missions , S. M. en avait donné une si douce
Le était le jour fixé pour la demande solennelle
A six heures du soir l'ambassadeur se rendit à la cour
engrande cérémonie; ily futreçu de la même manière que
le jour de l'audience. Arrivé auprès du trône de S. Mil
prononça un discours et demanda pour S. M. l'Empereur
Napoléon la main de S.AI. Parchiduchesse Marie-Louise.on
S. M. l'Empereur , en så qualité de chefsidet så maison
ayant fait une réponse , et le grand-chambellan ayant été
envoyé pour amener l'archiduchesse Marie-Louise , elle
entra accompagnée de la grande-maîtresse et du grand
maître de sa cour , et s'étant approchée de S. M. après une
profonde révérence , elle se plaça à gauche de l'Empereur ,
sur l'estrade . L'ambassadeur alors lui présenta la lettre et
le portrait de S. M. l'Empereur des Français . S. A. I. comme
majeure , ayant consenti formellement à la demande qui
venait de lui être faite , fit alors attacher le portrait sur son
sein .Ensuite l'ambassadeur , conduit par le commissairede
l'audience et précédé de toute sa suite , se rendit à l'audience
de S. M. l'Impératrice , puis à l'appartement préparé à
cet effet pour S. A. I. l'archiduc Charles , à qui l'ambassadeur
communiqua le désir de S. M. l'Empereur des Fran252
MERCURE DE FRANCE ,
çais , que S. A. I. voulût bien représenter sa personne lors
des solennités du mariage : après avoir présenté à S. A.Ι.
ses pleins-pouvoirs , il se retira à son hôtel , accompagné de
la même manière qu'auparavant. A sept heures du soir,
grande assemblée et gala à la cour , où l'ambassadeur et
M. le comte Otto se sont rendus en voitures à deux chevaux
.
On ne lira pas sans intérêt les discours prononcés dans
une circonstance aussi solennelle. Ils appartiennent à l'histoire
, et les termes en sont d'autant plus précieux à recueillir
qu'ils expriment tous les désirs réciproques decimenter
par une telle union la plus utile et la plus solennelle
alliance.
M. l'ambassadeur extraordinaire a porté la parole à
S. M. l'Empereur ,dans les termes suivans :
Sire, je viens au nom de l'Empereur mon maître vous demander
lamain de l'archiduchesse Marie-Louise , votre illustre fille.
Les éminentes qualités qui distinguent cette princesse ont assigné sa
place surungrand trône.
Elle y fera le bonheur d'un grand peuple et celui d'un grand+
homme.
۱۰
La politique de mon souverain s'est trouvée d'accord avec des
voeuxde son coeur.
Cetteuniondedeux puissantes familles , Sire , donnera àdeux na
tionsgénéreuses denouvelles assurancesde tranquillité et debonheur.
4
S. M. l'Empereur a répondu :
Je regarde la demande enmariage de ma fille commeun gage des
sentimens de l'Empereur des Français , que j'apprécie.
Mes voeux pour lebonheur des futurs époux ne sauraient être expri
més avec trop de vérité; il sera le mien. 4
Je trouverai dans l'amitié du prince que vous représentez de précieuxmotifs
de consolation de la séparation demon enfant chéri; nos
peuples y voient le gage assuré de leur bien-être mutuel.
J'accorde lamain de ma fille à l'Empereur des Français.
L'ambassadeur s'adressant à l'archiduchesse Marie-
Louise adit :
Madame , vos augustes parens ont rempli les voeux de l'Empereur
mon maître.
Des considérations politiques peuvent avoir influé sur la détermination
de nos deux souverains ; mais la première considération ,
MARS 1810 . 253
{
e'estcelledevotre bonheur; c'est sur-tout de votre coeur, Madame ,
que l'Empereur mon maître veut vous obtenir.
Ilsera beau de voir unis sur un grand trône , au génie de la puissance,
les attraits et les grâces qui la font chérir .
Cejour, Madame , sera heureux pour l'Empereur mon maître , si
V. A. I. m'ordonne de lui dire qu'elle partage les espérances , les
voeux et les sentimens de son coeur.
S. A. I. a répondu :
Lavolonté demon père a constamment été la mienne; monbonheurrestera
toujours le sien.
C'estdans cesprincipes que S. M. l'Empereur Napoléon ne peut
que trouver le gage des sentimens que je vouerai à mon époux , heureuse
si jepuis contribuer à sonbonheur et à celui d'une grande na
tion. Je donne , avec la permissionde monpère ,mon consentement
àmonunion avec l'Empereur Napoléon.
L'ambassadeur a porté la parole à S. M. l'impératrice
dans les termes suivans :
Madame , l'Empereur monmaître m'a spécialement chargé de témoigner
à V. M. I. tous les sentimens dont il est pénétré pourelle.
Il sentira bientôt toutes les obligations qu'il vons a pour les bons
exemples et les soins qu'a reçus de vous l'archiduchesse Marie-
Louise.
Elle ne pouvait pas apprendre d'un meilleur modèle à concilier la
majesté du trône avec l'amabilité et les grâces , qualités que V. M. I.
possède à unsi haut degré.
Voici la réponse de S. M.:
C'estdans le moment intéressant pour mon coeur où je fixe àjamais
ladestinée de ma fille chérie , que je suis enchantée de recevoir de
V. A. S. l'assurance des sentimens de S. M. l'Empereur et Roi ;
habituée en toute occasion à conformer mes voeux et mes idées à
ceux de S. M. l'Empereur mon bien-aimé époux , je me réunis à lui
dans sa confiance à atteindre le but qu'il se promet d'une si heureuse
union . ainsi que dans les voeux très-ardens qu'il forme pour le bonheur
futur et inaltérable de notre très-chère fille , qui dépendra désormais
uniquement de celui de S. M. l'Empereur et Roi. Vivement
touchée de l'opinion beaucoup trop favorable que S. M. l'Empereur
et Roi a conçue de moi , je ne saurais m'attribuer des mérites qui ne
sont dus qu'à l'excellent naturel de ma chère fille et à la douceurde
son caractère. Je réponds pour elle que son unique but estde con
1
254 MERCURE DE FRANCE ,
venir à S. M. l'Empereur et Roi , en se conciliant en même tems
l'amour de la nation française .
-Enfin l'ambassadeur s'adressant à S. A. I. l'archidue
Charles a dit :
Monseigneur , l'Empereur mon maître , ayant obtenu de l'Empereur
votre illustre frère la main de l'archiduchesse Marie- Louise , m'a
chargé d'exprimer à V. A. I. le prix qu'il met à ce qu'elle veuille
bien accepter sa procuration pour la cérémonie du mariage.
Si V. A. I. y donne son assentiment , j'ai l'honneur de lui présenter
la procuration de mon maître .
: Le prince a répondu ::
/
J'accepte avec plaisir , mon prince , la proposition que S. M.
l'Empereur des Français veut bien me transmettre par votre organe.
Egalement flatté par son choix , que pénétré du doux pressentiment
que cette alliance effacera jusqu'à l'arrière -pensée des dissentions politiques
, réparera les maux de la guerre , et préparera un avenir heureux
à deux nations qui sont faites pour s'estimer , et qui se rendent
une justice réciproque , je compte entre les momens les plus intéressans
de ma vie , celui où, en signe d'un rapprochement aussi franc que
loyal , je présenterai la main à Madame l'archiduchesse Louise , au
nom du grand Monarque qui vous a délégué , et je vous prie , mon
prince , d'être , vis-à- vis de la France entière , l'interprête des voeux
ardens que je forme , pour que les vertus de Madame l'archiduchesse
cimentent à jamais l'amitié de nos souverains et le bonheur de leurs
peuples!
Le II , la cérémonie du mariage a eu lieu dans l'église
des Augustins avec la plus grande solennité . L'Impératrice
qui menait par la main l'archiduchesse , à laquelle elle
avait donné la droite , l'a conduite au prie-dieu , et est
ensuite venue s'asseoir sur le trône à la gauche de l'Empereur.
Les archiducs étaient sur des prie-dieu ; l'ambassadeur
extraordinaire sur des prie-dieu égaux à ceux des
archiducs . L'archiduc Charles était placé à la gauche de
l'archiduchesse . Après la cérémonie du mariage , le Te
Deum a été chanté au bruit de l'artillerie . L'Impératrice
Marie a été reconduite dans ses appartemens par le prince
de Neufchâtel : placée sous son dais , et entourée de sa
cour , elle a reçu une lettre de S. M. l'Empereur Napoléon ;
elle a ensuite admis le prince de Neufchâtel à l'honneur de
lui baiser la main ; le comte de Lauriston , le comte Alex.
Delaborde , secrétaire de l'ambassade , et les cavaliers de
MARS 1810 . 255
が
l'ambassade lui ont été présentés ; ensuite M. le comte
Otto , ambassadeur à Vienne , puis les dames et les grands
de la cour. Au banquet l'impératrice Marie était sous un
dais entre l'Empereur et l'Impératrice . Les archiducs étaient
placés selon leur rang , le prince de Neufchátel immédiatement
après eux. Le soir , une illumination brillante a
donné encore plus d'éclat à l'allégresse publique .
Cette allégresse communiquée de proche en proche , et
éclatant partout sur le passage de S. M. , au sein des campagnes
rassurées , des camps paisibles , comme au milieu des
fêtes des capitales , va devenir aussi le partage de la capitale
du grand empire ; tout se prépare , tout s'empresse ; les
travaux avancent avec une rapidité qu'on a peine à croire.
Jamais spectacle plus majestueux n'aura été offert , que
celui de l'entrée par l'arc-de-triomphe de l'Etoile ; la magnificence
du lieu égale bien ici la solennité de la cérémonie
, et six cent mille ames répandues sur cette longue
et belle avenue , et la faisant retentir de leurs acclamations ,
en seront un digne ornement. Les illuminations seront
tout ce qu'il a été possible d'imaginer et d'exécuter . Au
milieu de ces préparatifs immenses , on remarque sur-tout
avec intérêt ceux qui tiennent aux précautions et à la sûreté
de cette innombrable masse de spectateurs , qui sera ellemême
un si beau spectacle , et qui n'aura aucun danger à
redouter.
:
PARIS .
L'EMPEREUR est à Compiègne depuis le 20 de ce mois :
le lendemain de son arrivée , il a reçu les autorités de la
ville , et visité le château et les environs .
- Le roi de Naples , le roi de Westphalie , la reine de
Hollande , S. A. I. la grande duchesse de Toscane , le
prince vice-roi et la princesse son épouse , le prince et la
princesse Borghèse , récemment arrivés à Paris , se sont
aussi rendus à Compiègne . Le ministre secrétaire-d'état
et celui des relations exterieures ont suivi S. M. A l'arrivée
de l'Impératrice le 28 , elle doit occuper le château; S. M.
occupera un des hôtels de la ville destiné au ministre
secrétaire -d'état.
-Le grand-duc de Wurtzbourg est arrivé à Paris ; on y
attend le retour du grand-duc de Francfort . On présume
"qu'après le passage de l'impératrice les souverains de la
256 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
Confédération se rendront de suite dans la capitale , pour
yassister aux fêtes du mariage .
-Le bruit public nomme M. Alquier à l'ambassade de
Stockholm , et M. Demoustier, ci-devant à Dresde, à celle
desEtats-Unis.
- Le baron de Dalberg , neveu du prince primat , devenu
grand-duc de Francfort , est élevé à la dignité de duc
de l'Empire avec une riche dotation sur la principauté de
Ratisbonne : la princesse de la Layen , nièce du grand-duc
deFrancfort , épouse M. Tascher de la Pagerie , qui reçoit
aussi de la Bavière une dotation considérable .
-On croit que le jour du mariage 6000 filles seront
dotées , et mariées à de braves militaires par la munificence
impériale.
-M. Simon , graveur du cabinet de S. M. et du conseil
du sceau des titres , s'occupe en ce moment des cachets
quidoivent offrir les armes de France et d'Autriche réunies.
- Les principaux sujets de la Comédie française par
tent le 24 pour Compiègne.
ANNONCES .
Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire , publiées
par M. Malte-Brun. Ve cahier de la troisième souscription, ou XXIX.
de lacollection. Ce cahier contient la gravure d'un monument de
Kiwik , avec les articles suivans : Voyage à l'ile de Socotora ; -
NouveauVoyage dans l'Arabie Heureuse ; -Tableau des moeurs , des
usages et de l'industrie des habitans du Voralberg; d'après M. Josepla
Rohrer , par le Rédacteur; -Description topographique dela Magnésie
, canton de la Grèce , traduite du grec moderne, par M. Depping ;
-Notice du monument de Kiwik , en Scanie;- Réponsede M. de
Guignes à M. Montucci ; et les articles du Bulletin. Chaque mois
depuis le rer septembre 1807 , il parait un cahier de cet ouvrage ,
accompagnéd'une estampe ou d'une Carte géographique, souvent coloriée.
La première et la deuxième souscriptions (formant 8volumes
in-8° avec 24 cartes et gravures ) sont complètes , et coûtent chacune
27 fr. pour Paris, et33 fr. frane de port. Les personnes qui souscrivent
enmême tems pour les Ire , ze et 3e souscriptions , payént la ire et
la 23 fr. demoins chacune. Le prix de l'abonnement pour la troisième
souscription est de 24 fr . pour Paris , pour 12 cahiers. Pour les départemens,
le prix est de 30 fr . pour 12 cahiers , rendus francs de port
par laposte. Enpapier vélin leprix est double. L'argentet la lettre
d'avis doivent être affranchis et adressés à Fr. Buisson, libraire-éditeur,
rue Gilles-Coeur , nº 10 , à Paris .
TA LA
SEINE
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLIV . - Samedi 31 Mars 1810 .
POÉSIE.
LES ADIEUX DE VIENNE A L'IMPERATRICE MARIE-LOUISE.
Γ
Au milieu des regrets d'une cour qui l'adore ,
La jeune souveraine , épouse et vierge encore ,
Tardait à prononcer les éternels adieux .
Elle s'avance enfin : sur son front radieux ,
Dubonheur d'un grand peuple éclate l'espérance ;
Ses yeux avec amour se tournent vers la France .
Dis-nous , superbe Ister , la joie et les transports
Que sa douce présence excita sur tes bords .
Il semble à tous les coeurs que du ciel descendue ,
La Paix , l'auguste Paix à leurs voeux soit rendue .
< O fidèle Germain , peuple cher à mon coeur,
> Que les Dieux , dit la Reine , aient soin de ton bonheur ! »
Tout bas elle ajoutait d'une voix attendrie :
.1:
<<Aurai-je aussi l'amour de mon autre patrie? >
En ce moment , son char , de myrtes couronné ,
Du peuple et des soldats s'avance environné ;
Triomphans autour d'elle , un choeur de jeunes filles ,
Un essaim de Guerriers , l'espoir de leurs familles ,
Semblables à ces choeurs que la riche Naxos
Ou la superbe Athène envoyaient à Délos ,
Célèbrent à l'envi , dans un chant d'hyménée ,
Par l'amour d'un héros la vertu couronnée ,
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Etdeux peuples unis de liens éternels ,
Et la Gloire à la Paix élevant des autels .
LES JEUNES FILLES .
Hymen , cruel hymen, tu ravis à son père ,
"Aux doux embrassemens de la plus tendre mère ,
La fille de nos Rois , l'ornement de leur cour ,
Etdes infortunés l'espérance et l'amour.
Mais pourquoi t'accuser ? Louise , nos délices ,
Abandonne ces lieux sous de brillans auspices ;
Elle a touché le coeur d'un roi victorieux ;
Le ciel , qui couronna ce prince glorieux',
Le ciel la réservait pour être l'espérance ,
Et le noeud fortuné d'une longue alliance .
Salut, nouvelle Esther , qui , dupieddes autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels .
Az
J
LES JEUNES GUERRIERS .
Quel sujet pour la lyre , o fils de l'harmonie !
L'époux apportera la gloire et le génie ,
Ses bienfaits répandus sur vingt peuples divers ,
Et le nom le plus grand qui soit dans l'univers .
Modèle de bonté , de tendresse et de graces ,
L'augusteet jeune épouse amène sur ses traces,
Le respect pour les Dieux , l'innocence des moeurs ,
Un charme inexprimable à gagner tous les coeurs
Et les chastes vertus d'une femme iminortelle
Pour qui voulut mourir tout un peuple fidelle (1) ..
Salut , nouvelle Esther , qui , du pied des autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels .
b.
LES JEUNES FILLES .
1
εί
Quand les frères d'Hélène , astres d'heureux présage ,
Se lèvent sur les flots menacés par l'orage ,
Bientôt la mer sourit, le ciel tranquille et pur
Reprend son vêtemenť de lumière et d'azur.
Ainsi le vif éclat dont brille votre aurore ?"
Dans nos coeurs , où l'espoir était timide encore ,
Fait renaître soudain l'allégresse et l'amour.
La paix chez les mortels médite son retour :
2
១ .
Et déjà , sur la foi de vos douces promesses ,
Répand du haut des cieux ses fécondes largesses.
(1 ) Ce vers rappelle le mémorable serment des Hongrois :
"« Mourons pour notre Roi Marie- Thérèse. »
MARS 1810 259
Salut , nouvelle Esther , qui , du pied des autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels.
LES JEUNES GUERRIERS.
T
- Espoir de l'univers , ce superbe byménéeю той лит
De l'Europe en un jour change ladestinée.
La France désormais , et ses peuples guerriers ,
Acouvert de la foudre à l'ombre des lauriers , T
Verront, avec amour , le Dieu de laVictoire
Dans les arts de la paix se couronner de gloire.
Cependant , ô Germains , un père vertueux
Ne va plus gouverner que des sujets heureux ;
Et, des prospérités de sa noble famille,
Il bénira les Dieux et son gendre et sa fille
Salut , nouvelle Esther , qui , du pieddes autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels.
LES JEUNES FILLES .
८
T
d
다 .
Hélas ! si la discorde , en malheurs trop féconde ,
Voulait troubler encore et déchirer le monde ,
Que la douce prière et la voix de l'amour
Des funestes combats préviennent le retour !
Aux regards attendris d'un époux et d'un père
Montrez , ange de paix , les larmes de la terre ;
Et tandis que Thémis , attentive à sa voix ,
Fera , sous un héros , régner les saintes lois ,
Vous , tendant au malheur une main protectrice ,
Vous serez la clémence auprès de la justice. A
Salut , nouvelle Esther , qui , du pied des autels Dua
Montez jusques au rang du premier des mortels.
LES JEUNES GUERRIERS. I
Suivez vos grands destins , ôjeune souveraine !
Achille vous attend aux rives de la Seine .
Ornement de sa cour et d'un noble repos ,
Allez charmer le coeur du prince et du héros
Qui veut vous couronner des rayons de sa gloire
Et montrer sa conquête aux fils de la victoire
Sur le char.du triomphe ils croiront voir la paixon 1
Pour obtenir l'amour de ces braves Français ef
18
aich
Qu'un sourire encourage et qu'un seul mot enflamme ,
Dans vos yeux éloquens laissez parler votre ame .
Adieu , nouvelle Esther , qui , du pied des autels ,
Montez jusques au rang du premier des mortels.
P. F. TISSOTA
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
A S. M. L'EMPEREUR
SUR SON MARIAGE AVEC L'ARCHIDUCHESSE MARIE- LOUISE.
Jouis, noble héros . de ta gloire immortelle!
Jouis des douceurs de la paix !
De tes conquêtes la plus belle
Est celle de Louise et du coeur des Français ,
KÉRIVALANT .
DE NUPTIIS NAPOLEONIS MAGNI
Ut bincæ decorent AQUILA nos Stemmate Francos,
Pullula Germanis advolat ecce plagis ; 02
Sit caput ergò duplex , quadruplex pandatur et ala ,
Sed cor unito pectore spiret idem;
Sic VIRTUS et AMOR socii tutamine longo D
r
Etdecus extendant Francigenis et opes . OV
Par LOUIS VERDURE , imprimeur ,
au Blanc,dép. de l'Indre.
LE TOMBEAU DU ROSSIGNOL.
۲
ÉLÉGIE.
Tu dors sous ce feuillage épais ,
Charme innocent des bois , sensible Philomèle!
Tu dors en cet asyle où le soir me rappelle ,
Tes célestes accords ont cessé pourjamais.. : داد
Hélas! tout renaît , tout respire ;
Leprintems , vainqueur des hivers ,
Sur un brillant nuage , à nos bords vient sourire
Etd'un souffle de vie animer l'univers . " G
Mais tu n'es plus l'amour de son heureux empire;
Mon oeil te cherche en vain sur ces rameaux déserts :
Seul j'unis mes accens aux soupirs du zéphyr , ..
Etmonluth'attristé fait seul gémir léstairs...
Fidèle aux déités rustiques ,
Ami du Dieu qui t'inspirait ,
J'ai , dans la paix des bois , sous des cyprès antiques ,
Elevéde ton sort le monument secret.
L'arbre cher à Phébus , de sa noble verdure
Avoilé cet asyle à mes yeux attendris ;
MARS 1810 . 261
1
Au sein de ces bosquets , sous ces berceaux fleuris ,
Tu ne crains plus du nord la tardive froidure ,
Tu ne vois plus le deuil des bords que tu chéris .
Ah! quand un plomb cruel borna tęs destinées ,
Le front chargé d'ennuis , l'oeil humide de pleurs ,
Deces tranquilles lieux les nymphes consternées
Firent , dans le vallon , retentir leurs douleurs.
« Il n'est plus ! il a fui nos rives fortunées !
» Pour honorer la soeur du plus brillant des Dieux ,
ر
> La nuit a soulevé ses voiles ;
> Et Phébé conduit dans les cieux
> Son char environné d'étoiles :
» Mais tous les feux épars sur l'horizon charmé
› Ne réveilleront plus le chantre inanimé. »
, Ainsi leur voix douce et plaintive ,
Dans l'ombre et le repos , prolongeait ses accens ;
Et le berger ému , d'une oreille attentive
Recueillait , sur les monts , ces concerts ravissans,
Tous les coeurs , Dieu du Pinde , à ton art obéissent :
Ces doux sons , ce beau ciel richement décoré,
Ce lac brillant miroir de l'espace azuré ,
Le torrent qui mugit , les forêts qui gémissent ;
Tout soumettait mes sens à ton pouvoir sacré ,
J'implorai ton secours , tes faveurs souveraines :
Heureux , disais -je , heureux qui , docile à tes lois ,
Des vains honneurs du monde a secoué les chaînes ,
Et confié sa vie au silence des bois !
De ces murs où s'exile une foule insensée
Il fuit les froids plaisirs et les froids habitans :
Sans regreter jamais ni prodiguer le tems ,
Seul il vit pour la muse à lui plaire empressée ;
Et plus ſière au désert , son active pensée
D'immortels entretiens remplit tous ses instans .
Son art du trépas même adoucit la souffrance :
Penché sur le gouffre éternel ,
D'une main courageuse embrassant l'Espérance ,
Il chante , en souriant , les délices du ciel .
Al'horreur du cercueil il sait mêler des charmes :
Du génie expirant le triomphe est plus beau;
Sur un destin vulgaire on peut verser des larmes ,
Mais lui voit l'avenir et brave le tombeau .
J.L.H. MANUEL, "
262 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810.
ENIGME.
Je suis un petit saucisson ,
Fait avec la poudre à canon.
Je suis sans bras , sans pieds , sans téte ;
Je brille dans un jour de fête ;
J'y fais quelque bruit ; mais mon sort
Est d'y trouver bientôt la mort.
L'indifférence dont cette mort est suivie ,
Me prouve assez le néant de la vie.
1
LOGOGRIPHE.
DANS mes six pieds , chez moi souvent
On pérore avec éloquence ;
Coupemonchef, je suis un vêtement
Consacré par la pénitence ;
Coupe encore mon chef, je suis un bâtiment
Qui dans l'été recèle l'abondance ;
Coupe encore mon chef, je suis un-mouvement
Qui conduit à la violence .
CHARADE.
SÉJOUR de l'abondance ,
Mon premier , de l'univers
Rassemble les trésors divers .
Mon second , des héros célébrait la vaillance
Et sur les romantiques bords
Où souffle en gémissant Borée ,
Tirait de sa harpe dorée
De sublimes accords .
Jadis mon tout , au milieu des alarmos ,
Aux guerriers ravissait le jour ;
S........
J. D. B.
Préférant aujourd'hui la paix aux tristes armes ,
Il habite de Dieu le tranquille séjour . GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Encens .
Celui du Logogriphe est Bouillotte , dans lequel on trouve , jet,
boule , loto , bille et oie .
Celui de la Charade est Angle-terra
SCIENCES ET ARTS.
L'ART DE MULTIPLIER LES GRAINs , ou Tableau des expériences
qui ont eu pour objet d'améliorer la culture
des plantes céréales , d'en choisir les espèces et d'en
augmenter le produit ; par M. FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU
, sénateur , comte de l'Empire , grand-officier de
la Légion d'honneur , titulaire de la sénatorerie de
Bruxelles , membre de l'Institut de France et des Sociétés
d'agriculture de Paris , de Berne , de Léipsick ,
de Florence , etc. Deux vol. in- 12 , chez MmeHuzard,
libraire , rue de l'Epéron ( Saint-André-des-Arcs ) ,
n° 7 .
Les habitans de nos campagnés sont presque toujours
tentés de rire quand on leur dit qu'il existe à Paris dés
savans qui , du fond de leur cabinet , en robe-de-chambre
et en bonnet de nuit , dictent des préceptes d'agriculture
, et se chargent d'enseigner à leurs concitoyens
la meilleure manière de tailler la vigne et d'ensemencer
la terre. Ils se persuadent que tout le mérite d'un Parisien
doit se réduire à étudier les modes , lire la feuille du
jour , assister au concert , et juger de la pièce nouvelle ;
leur teint fleuri et leurs mains blanches leur paraissent
très -peu propres aux exercices de la vie champêtre .
Il faut leur dire pourtant qu'un Parisien peut , comme
un autre , devenir un fort bon agriculteur , pourvu qu'il
soit capable d'observer , de réfléchir , et de braver quelquefois
l'inclémence des saisons . Un homme éclairé fera
faire , en quelques années , plus de progrès à l'agriculture
que tous les laboureurs qui n'ont pour guides que
la routine et l'habitude .
On a dit que les empires ne sauraient s'élever au bonheur
et à la gloire qu'autant qu'ils seraient gouvernés
par des rois philosophes ; on pourrait dire de même que
ご
264 MERCURE DE FRANCE ,
6
les arts ne sauraient prospérer et fleurir que quand ils
sont cultivés par des hommes instruits .
Que l'on rie , si l'on veut , des prétentions fastueuses ,
des promesses ridicules de quelques économistes du
dernier siècle qui , au moyen du produit net et de l'impôt
unique , prétendaient régénérer les Etats et nous créer
de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; mais au milieu
de leurs travers , que d'idées heureuses n'ont-ils pas proclamées
! que de préventions détruites , de préjugés effacés
, de méthodes améliorées , de conversions difficiles
opérées ! N'est-ce pas à leur zèle apostolique , à leurs
fréquentes prédications que nous devons l'amélioration
de nos terres , de nos troupeaux , de nos prairies , et la
culture de tant de productions exotiques que repoussaient
l'ignorance et le préjugé ? Que de résistances n'at-
il pas fallu vaincre pour domter les dédains de nos
riches , et amener sur leur table cette pomme-de-terre
jadis si méprisée , aujourd'hui accueillie et recherchée
de tout le monde !
Ce ne sont point des laboureurs , mais des savans , des
académiciens qui ont découvert le secret de la végétation
des plantes , l'action des fluides atmosphériques , et
toutes ces combinaisons mystérieuses que la nature semblait
avoir couvertes d'un voile impénétrable. C'est au
savant , à l'homme de lettres , devenu agriculteur , qu'il
est réservé de divulguer ces hautes connaissances et de
les rendre populaires .
Avant cette heureuse révolution , dans quel état était
T'agriculture ? quels fruits pouvait-elle porter sous ce ciel
de ténèbres et d'anarchie , où la gloire militaire était
tout , où les arts de la paix n'étaient rien? Quel honneur
pouvait-elle espérer quand la charrue et le hoyau étaient
aux yeux des nobles des objets vils et abjects , que le
sceptre de Cérès était abandonné à des mains serviles et
mercenaires , ce sceptre porté jadis si glorieusement par
les Curius et les Cincinnatus ?
Vouliez -vous d'ailleurs semer, planter , recueillir ,
quand les Huns , les Gépides , les Vandales parcouraient
les campagnes , le fer et la flamme à la main , incendiant
les maisons , égorgeant le berger et mangeant ses mou
MARS 1816 . 265
tons ? Vouliez-vous semer , planter et recueillir , quand
les pirates venus du Nord infestaient toute la France ,
pillaient les villes et brûlaient les villages ? Pouviez-vous
ensemencer votre champ et cultiver vos vignes , quand
vos voisins , entraînés par un zèle aveugle et religieux ,
quittaient leurs foyers , et couraient au-delà des mers
combattre les ennemis de la croix ? On ne laboura point
non plus , quand ces insulaires rivaux éternels de la
France , tentèrent de ravir à nos rois le sceptre des lis et
de faire asseoir les Lancastres sur le trône des Valois . Il
fallait, pour labourer paisiblement , que les fureurs de la
Ligue fussent calmées; il fallait que le ciel, réconcilié avec
la terre , nous donnât un monarque sensible et généreux
qui s'occupât du bonheur de son peuple , et ne dédaignât
pas d'abaisser sa pensée jusque sur l'humble asyle du
cultivateur , et de s'occuper de son frugal repas . Il fallait
un ministre sage économe , vertueux , qui sût habiter
les palais , sans mépriser les chaumières ; il fallait
enfin Henri IV et Sully .
A cette époque mémorable , la terre cessa d'être roturière
; le culte de Cérès reçut de nouveaux hommages ,
et personne ne rougit plus d'une profession que le premier
des hommes , le chef de toute noblesse avait exercé
dans les champs de l'Eden , au sortir de son séjour
fortuné. On vit même de simples cultivateurs manier alternativement
la charrue et la plume , et la France eut
ses Columelles et ses Varrons . Olivier de Serres et Bernard
Palissy attaquèrent courageusement les vieux préjugés
et les serviles institutions . La richesse du sol fut
mieux connue , les travaux du cultivateur mieux appréciés
, les bienfaits de la nature recueillis avec plus de
soins et de reconnaissance .
Ainsi se forma en France le goût de l'agriculture , et
si depuis il a paru se ralentir sous les dernières années
du règne de Louis XIV et les désastreuses combinaisons
du système de Law , avec quelle vigueur ne s'est-il
pas ranimé vers le milieu du siècle dernier ! Alors des
sociétés savantes se sont formées ; d'une extrémité de
TEurope à l'autre les paisibles amis de la nature et de ses
précieuses productions se sont entendus , et l'art de culliver
la terre s'est élevé à un haut degré de prospérité.
266 MERCURE DE FRANCE ,
Ce sont ces heureuses révolutions que M. François
de Neufchâteau a essayé de retracer dans son ouvrage .
Il n'aura point , pour animer ses images et vivifier ses récits
, la ressource de ces grands mouvemens politiques ,
de ces actions éclatantes , de ces triomphes brillans qui
frappent de terreur , d'étonnement ou d'admiration l'esprit
de la multitude ; mais il sera lu avec intérêt par tous
ceux qui savent apprécier les douceurs de la vie champêtre
et goûter le bonheur loin du tumulte des villes , du
faste des grandeurs , et des orages de la vie humaine.
Son but n'est point d'embrasser toute l'histoire de l'agriculture
; effrayée d'une si grande entreprise , sa modestie
s'est renfermée dans un cercle moins étendu . C'est aux
plantes céréales qu'il a borné ses recherches.
On a généralement cru que la nation la plus heureuse
serait celle qui recueillerait le plus de blé et de produits
agricoles . Avec eux que në se procure-t- on pas ? On a
remarqué aussi que, de toutes les plantes qui servent à la
nourriture de l'homme , il n'en est aucune qui se reproduise
avec une plus étonnante fécondité que le blé.
L'auteur en cite des exemples qui sembleraient fabuleux,
s'ils n'étaient aussi bien constatés .
En 1720 , un cultivateur anglais ayant semé dans son
jardin un grain d'orge , il en eut cent cinquante-quatre
épis qui contenaient trois mille trois cents grains. Il les
sema l'année suivante à trois pouces l'un de l'autre ; ils
produisirent un peu plus d'un boisseau , lequel ayant été
semé , produisit la troisième année quarante-cinq boisseaux
et un quart. Quelle prodigieuse et étonnante postérité
!
Dans l'automne de 1765 , Charles Miller , fils d'un
botaniste célèbre de ce nom , planta un seul grain de
froment dans le jardin des plantes de Cambridge . Au
printems suivant , il divisa les jets , les replanta , et obtint
de ce seul grain près de deux mille épis. L'espérance
d'obtenir une production encore plus grande , le détermina
à recommencer l'expérience le 2 juin 1766 ; il
sema quelques grains de froment rouge ordinaire. Le 8
août , il choisit une seule plante qui avait dix-huit jets
MARS 1810. 267
il replanta chaque jet séparément ; plusieurs tallèrent
encore ; il les sépara , les replanta de nouveau ; la totalité
de ces tiges repiquées monta , avant la mi-octobre ,
à soixante-sept . Elles furent très-vigoureuses pendant
l'hiver ; elles tallèrent pour la troisième fois , furent divisées
et transplantées. Depuis la mi-mars jusqu'au 1.2
avril , il y eut cinq cents plantes , qui ayant mûri donnèrent
vingt-un mille neuf épis , ou cinq cent soixanteseize
mille huit cent quarante grains , tous issus du
même père. Quelques tiges avaient jusqu'à cent épis , et
quelques-uns de ceux-ci avaient jusqu'à sept pouces de
longueur.
A l'imitation du jardinier anglais , M. Ekleben , intendant
des jardins de l'impératrice de Russie , faisait
voir , en 1772 , un tuyau de blé à trois cent soixanteseize
épis , dont les plus grands contenaient une centaine
de grains , et les plus petits une quarantaine. Cette plante
provenue d'un seul grain en avait donné vingt ou vingtcinq
mille .
Les Français ne voulurent pas rester en arrière ; c'était
l'abbé de Vallemont qui avait éveillé les esprits et
produit cette émulation générale. Un vigneron du Gatinois
, un avocat de Quimper , un laboureur de Castelnaudari
, obtinrent les mêmes prodiges et les publièrent
dans les papiers publics. M. François de Neufchâteau
lui-même a voulu , par sa propre expérience , vérifier
leurs récits , et malgré les nombreuses tribulations qu'il
a éprouvées , il est arrivé aux mêmes résultats .
Si d'un seul grain on pouvait obtenir ving-cinq mille
grains ; comme il est reconnu qu'un grain semé suivant
les procédés ordinaires n'en rapporte guères que cinq ou
six , déduction faite des pertes qu'occasionne la manière
de semer , il est évident qu'on pourrait recueillir en
Europe vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt quinze
fois plus de grains qu'on en recueille habituellement .
Les merveilles de la pierre philosophale n'ont rien de
comparable.
Le premier qui s'occupa sérieusement de l'examen de
ce problème fut le célèbre philosophe Wolf : au printems
de 1709, il mit deux grains d'avoine en terre , dans
268 MERCURE DE FRANCE ,
un jardin de Halle en Prusse; ils levèrent fort bien etne
donnèrent d'abord qu'un seul tuyau : mais au bout de
quelque tems , ils se chargèrent de nouvelles tiges et donnèrent
un nombre d'épis prodigieux. Ainsi l'expérience
répondit aux faits publiés précédemment. Mais d'où provenait
cette étonnante multiplication? Mallebranche et
l'abbé Vallemont avaient proposé , à ce sujet, diverses
théories qui ne satisfaisaient pas le philosophe prussien.
En examinant avec attention l'organisation des plantes
céréales , il reconnut que leurs tiges étaient vides ,
excepté dans les entre-noeuds qui sont remplis de moelle
etd'où partent toujours les feuilles . Iljugea que ces noeuds
étaient comme des bourses qui renfermaient des germes
complets de la plante . Pour vérifier cette conjecture , il
planta des grains très-avant dans la terre , il butta les
tuyaux qui en provinrent ; vit , peu de tems après , denouvelles
tiges se former , les coucha , les butta de nouveau ,
et le même phénomène se renouvela si constamment
qu'un seul grain en produisit six mille. Voilà donc un
des mystères de la végétation révélé. C'était beaucoup ,
mais il fallait appliquer cette découverte à la culture en
grand. Un propriétaire de la Luzace l'entreprit ; M. Trautmannchoisit
un terrain bien exposé , le fit labourer comme
un jardin , et pour ne point s'écarter des procédés de
Wolf , se décida à faire planter son blé comme on
plante les haricots . Il cultiva son champ avec soin, fit
arracher les mauvaisesherbes , et la richesse de sa récolte
surpassa ses espérances . Mais cette heureuse tentative
n'offrait encore qu'une bien faible ressource à la grande
culture. Il était évident que cette méthode exigeait trop
de tems , trop de bras , trop d'attention. Un gentilhomme
anglais essaya de satisfaire à tout. Il se nommait Jéthro
Tull ; il avait perdu une partie de sa fortune , et se flattait
de la rétablir en cultivant ses terres . Il connaissait la
theorie de Wolf , et sentait que la solution du problème
dépendait de l'amélioration des moyens. Il inventa une
charrue qui labourait , plantait et recouvrait les grains
tout-à-la fois . Il en construisit une autre pour nétoyer
les planches et extirper les mauvaises herbes , et obtint ,
eneffet , de belles et abondantes moissons . Dès-lors il se
MARS 1810. 269
1
1
a
1
e
regarda comme un nouveau Triptolème , publia ses
heureuses inventions , et promit incessamment le retour
de l'âge d'or. Ses expériences firent beaucoup de bruit;
Jethro Tull se ruina , mais les esprits sages profitèrent
de ses découvertes .
ةيلا
Ici M. François de Neufchâteau décrit successivement
les divers procédés qui furent tentés après Jethro Tull ;
il rappelle les travaux nombreux , les vues sages , utiles ,
étendues de Duhamel Dumonceau ; il n'oublie point
les théories du plantage et du repiquage , et rend hommage
aux lumières , au zèle et aux services de tous les
genres rendus par les comices agricoles . Il fait des
voeux pour leur rétablissement , et termine son ouvrage
par des aperçus intéressans sur les pépinières de grains
établies en quelques endroits pour ensemencer les terres.
Il loue beaucoup ce procédé dont il a tiré lui-même de
grands avantages. Il lé recommande aux cultivateurs et
leur promet des récoltes plus fécondes et plus belles .
L'amour du bien respire dans toutes les pages de son
livre. Les diverses théories sont exposées avec beaucoup
de clarté , les inconvéniens et les avantages balancés
avec beaucoup de justice. La prévention , l'engouement
et le préjugé ne s'y montrent jamais . C'est l'ouvrage d'un
sage ; la production d'un philanthrope éclairé , et si le
style était plus concis, les digressions moins nombreuses,
et les récits plus rapides , la critique la plus sévère
n'aurait que des éloges à donner à l'auteur.
SALGUES .
:
1
D
E
i
)
>
1
r
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE , suivies de quelques Essais , par
M. G. de LEVIS . Seconde édition , augmentée d'un
supplément. A Paris , chez Xhrouet , imprimeur ,
rue des Moineaux , nº 16 ; et chez Déterville , libraire ,
rue Hautefeuille , n° 8 ..
4
2
(PREMIER EXTRAIT.)
AVANT de parler de l'ouvrage que nous annonçons ,
nous jetterons un coup-d'oeil sur les écrivains devenus
modèles dans ce genre. Le sujet est immense ; nous serons
obligés de le resserrer dans ses rapports avec quelques
opinions de M. de Levis et avec la forme de son
livre.
Il a fallu bien des progrès pour définir la vertu , l'habitude
des actions utiles à la société ; et cette définition
si simple est pourtant la seule qui ait donné de la vertu
une notion exacte et étendue ; de cette notion naissent
aussi toutes celles de la morale ; et de la nature de la
morale on a déduit assez facilement deux manières d'en
parler aux hommes
La morale a ses lois ; elle s'est exprimée en MAXIMES ;
et un recueil de MAXIMES est une espèce de code .
La morale a dans les passions ou des ennemis qu'il
faut vaincre , ou des puissances qu'elle doit faire entrer
dans ses intérêts : elle a appelé à son secours les douces
invitations , les exhortations pathétiques , les foudres
du ciel et celles de l'éloquence .
La première de ces formes , la forme des maximes , est
celle que les moralistes paraissent avoir d'abord employée
avec le plus de succès .
Parmi les moralistes de l'antiquité celui , je l'avoue ,
qui m'a toujours le plus frappé par son génie , et même
par son style , c'est un juif et un roi. Il y a trois mille
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 .
271
ans régnait dans la Palestine ce Salomon qui , au milieu
des temples et d'un sérail , cultivait sa raison , et sur
un trône étudiait l'histoire des plantes et celle de
l'homme : il hérita du sceptre de David et non pas de sa
harpe ; le père parle toujours de Dieu et le fait presque
voir ; le fils cherche incessamment la nature et se plaint
presque toujours de ne pas la découvrir . Entre David ,
si souvent sublime , et Salomon , quelquefois très-éclairé ,
c'est- à-dire , entre un père et son fils , se montrent avec
éclat ces mêmes différences qui distinguent les siècles
de goût et d'imagination , et les siècles d'observations ,
d'analyse et de recherche,
Les plus hautes maximes de Salomon ont été commentées
par Bacon ; et c'est un bel incident de l'histoire
de la philosophie que cette association de deux génies si
éminens dans les mêmes vues morales .
Dans la Grèce la morale , quoique d'abord présentée
sous cette forme concise qui ressemble à un ordre absolu ,
fut bientôt soumise à tous les doutes et à tous les examens
: elle trouva des incrédules comme la religion ,
mais avec moins de dangers pour ceux qui fermaient les
yeux à son évidence , à sa beauté et à son utilité. Du
milieu de tous les doutes s'élévèrent des discussions qui
ne sont pas toujours assez précises , et des vertus qui sont
toujours sublimes . Dans les arts , les Grecs n'ont réalisé
le beau idéal que sur le marbre ; en morale , ils l'ont
réalisé dans le coeur humain et son empreinte est bien
plus divine dans l'ame d'Epaminondas que dans les traits
de l'Apollon du Belvedere. On peut être étonné que la
vie et la mort de Socrate n'aient pas fait naître une religion
de plus sur la terre , et on ne l'est pas du tout d'apprendre
que de pieux personnages ont été tentés d'invoquer
avec les noms des saints le nom de Socrate .
Devenue contentieuse dans la Grèce , la morale devait
l'être encore dans Rome : Platon avait été aussi éloquent
que Démosthène ; Cicéron fut à-la-fois le Démosthène
de Rome et son Platon : la renommée de Sénèque , comme
moraliste , a éclipsé et même effacé la renommée de
Sénèque comme orateur ; et Sénèque et Cicéron donnent
à la morale toutes les formes de style : ils définis272
MERCURE DE FRANCE ,
sent , ils discutent , ils se passionnent. Rien n'a été plus
facile que d'extraire de leurs ouvrages à tous les deux
des pensées assez grandes pour être détachées et imprimées
comme maximes : mais sous cette forme Cicéron
perd trop de ses avantages , et Sénèque ne perd guèré
que ses défauts . Dans les pensées ainsi séparées de
Cicéron , on reconnaît comme les pierres d'un édifice
déconstruit : dans celles de Sénèque chaque pensée ressemble
à un morceau de marbre de Paros qui n'a été
touché par le ciseau que pour recevoir tout son poli et
tout son éclat; ni l'un , ni l'autre, dans les formes de leur
style , n'ont servi de modèles à nos moralistes du siècle
de Louis XIVcool e ob १०.८
**Ce qu'on a imprimé de Pascal sous le titre de ses
Pensées n'était pas , comme on sait , destiné à paraître
sous cette forme ; c'étaient les matériaux d'un grand ouvrage
où les pensées devaient s'unir et se fondre dans des
discussions , où la religion chrétienne , qui ne paraissait
pas alors en grand péril , devait être défendue contre le
silence ou contre les conversations discrètes et indiscrètes
de quelques beaux esprits plus capables de se dérober
à son austérité que d'attaquer sa vérité . Aussi
voyez celles des pensées même de Pascal qui sont les
plus isolées des autres , les plus solitaires , pour ainsi
dire; vous y sentez je ne sais quelle passion , je ne sais
quel besoinde se mouvoir pour aller se ranger en ligne,
pour livrer un combat et obtenir un triomphe.
Dans La Rochefoucauld , au contraire , accusé d'avoir
trop mal pensé des hommes et de la nature humaine ,
tout est tranquille , tout est calme , tout est maxime .
Dans ces maximes qui sont , je crois , au nombre de cinq
cents à-peu-près , j'ai compté le nombre des interrogations
: il y en a une , et tout au plus deux. D'ailleurs ,
pas une seule exclamation , pas un seul mouvement , pas
une seule tournure pour ajouter quelqu'effet à l'effet du
seul énoncé .
Supposez un instant que le livre des Maximes ne vous
soit connu que par une traduction latine , par exemple ;
qu'on y ait omis trois phrases , celle où il est parlé de
M. de Turenne et de M. le Prince'; celle où il est question
1
MARS 1810.
DEPT
DE
LAS
2
cen
tion du salut ; et celles où on trouve le mot de venus
chrétiennes ; supposez que vous ignorez d'ailleurs cu,
quand etpar qui le livre a été écrit; il vous serait - 5.
possible de deviner dans quel siècle , dans quel pays
dans quelle religion l'auteur a vécu . Je doute que lemot
de religion et celui de Dieu même s'y trouvent une seule
fois , et l'auteur était relgieux . La dernière maxime a pour
objet la mort. C'est la seule qui soit une dissertation de
deux ou trois pages . La Rochefoucauld, très-brave de sa
personne , considère la mort sous toutes ses faces ; il la
trouve effrayante et horrible sous toutes; et de l'idée de
la mort sur laquelle il s'arrête tant , il ne passe pas à
l'idée de Dieu qui en paraît si voisine .
Un oeil ouvert sur la nature était l'un des emblèmes
sous lesquels les pyramides de l'Egypte représentaient la
Divinité . Le livre de La Rochefoucauld ne donne l'idée
que d un oeil ouvert sur le coeur humain.
On a beaucoup exagéré et même dénaturé sa manière
de voir lorsqu'on a tant répété qu'il ne croyait
à aucune vertu , qu'il rapportait toutes les actions de
l'homme à l'amour-propre . Il n'a voulu nier aucune des
vertus que l'homme peut avoir ; il a douté seulement des
motifs sublimes et héroïques que nous leur donnons
toujours ; il ne condamne pas dans l'amour-propre tous
les petits artifices qu'il y démêle ; et il fait sortir de
l'amour de soi les plus heureux conseils de la raison et
de la sagesse . Les femmes , l'esprit , et la gloire sont les
objets sur lesquels il revient le plus souvent dans ses
maximes ; il avait beaucoup vécu pour les femmes , il
est difficile d'avoir eu plus d'esprit , et la gloire qu'il a
obtenue est assez brillante . On ne voit pas pourquoi il
aurait été un observateur si chagrin . Cependant Jean-
Jacques , qui ne pouvait pas être aussi avare d'exclamations
que La Rochefoucauld , s'écrie : Jamais son triste
livre n'a inspiré une bonne action. Je répondrai à Jean-
Jacques , avec Voltaire , que le recueil des Maximes fut
un des ouvrages qui contribuèrent le plus dans la nation
'à former les esprits à la précision et à la justesse , c'està-
dire à la raison ; et que la raison , qui seule empêche
tant d'actions mauvaises , en fait naître beaucoup de
S
:
1
274 MERCURE DE FRANCE ,
bonnes . J'aime beaucoup ces ouvrages passionnés pour
la vertu , qui en inspirent soudainement l'amour alors
même que ce n'est que passagérement ; j'aime jusqu'aux
sermons éloquens sur l'aumône qui ouvrent les coeurs et
les bourses à la voix des pauvres ,sur laporte , au moins,
de temples : mais ces ouvrages qui influent sur la teneur
de l'esprit et du caractère d'une nation , qui portent au
bien , non par des mouvemens , mais par une marche
réglée et continue , je les estime davantage ; je crois leur
bienfaisance plus étendue (1 ) .
J'ai connu personnellement trois La Rochefoucauld ,
issus tous les trois de l'auteur des Maximes ; tous les
trois avaient puisé , comme dans leur succession , cet
amour de la vérité qui devient aisément le goût dominant
des ames qui le connaissent , et tous les trois cherchaient
, de prédilection , les vérités les plus utiles au
grand nombre. Cette influence , je le crois , ne s'est pas
renfermée dans une famille ; et un peuple éclairé doit
être regardé aussi , en quelque sorte , comme le descendant
des hommes qui ont répandu la lumière .
En passant de LaRochefoucauld à La Bruyère , la sur-
(1) Je ne dirai pas qu'on a calomnié le livre des Maximes et sou
auteur ; mais je dirai que l'auteur des Maximes n'a point calomnié
l'homme et qu'il l'a éclairé .
Rousseau , également doué du génie de la réflexion et de celui de
l'enthousiasme , ne pouvait pas beaucoup aimer les écrivains qui n'ont
que de la réflexion. C'est son goût qui a jugé la morale de La Rochefoucauld.
L'auteur de l'Héloïse et de l'Emile ne voulait jamais être
injuste ; mais il était très-passionné , et on lui avait donné de l'humeur.
Avec une ame très-sensible on a peur de ceux qui sont toujours
de sang froid ; et la peur est près de l'aversion .
Il ne serait pas difficile de démontrer que la morale de Jean-Jacquesa
, au fond , les mêmes bases que celles du duc de La Rochefoucauld
; et cette assertion ne paraitra un paradoxe qu'à ceux qui
ont lu superficiellement l'un et l'autre , qu'à ceux qui ont plus regardé
à leurs styles qu'à leurs principes. J'ai sous les yeux vingt maximes
de La Rochefoucauld , et vingt phrases de Rousseau , qui , sur les
points les plus contestés ,, disent , en termes peu différens , précisément
la même chose .
EGOÏSME , AMOUR PROPRE , AMOUR DE SOI , ces trois mots bien
MARS 1810o. 275
:
!
A
prise est extrême ; on croit passer d'une solitude assez
profonde dans un monde bruyant et tumultueux. Lorsqu'on
lit La Bruyère de suite , et lorsqu'on a assez d'imagination
pour recevoir toutes les impressions et tous les
mouvemens de la sienne , bientôt on cesse de se croire
seul et un livre à la main; on est transporté dans les
places publiques , dans les temples , dans les salons ,
dans les académies , dans la gallerie de Versailles : on
voit des personnages qui vont ,qui viennent, qui s'inter
rogent , qui se répondent ; on les reconnait à leur maintien
, à leur démarche , à leurs paroles , à leur silence;
tout est en action , et cette action met sous vos yeux ce
qui estleplus cachéau fonddes esprits etdes ames . Cen'est
pas unthéâtre qui représente le monde; c'est lemondeluimême.
LaRochefoucauld a dessiné l'homme ; LaBruyère
peint les hommes et les masques. LaRochefoucauld parle
souvent des femmes qui ont été jeunes et qui ne le sont
plus , qui ont aimé et qui aimeront toujours ; mais il ne
souffle pas le mot sur ces chapitres si délicats, alors des
dévotes et des dévots , des confesseurs et des directeurs .
éclaircis , et les idées qu'on y attache bien déterminées , il serait aisé
de réconcilier avec la vérité et avec La Rochefoucauld tous ceux qui
aiment à s'éclairer et non à quereller.
La religion n'a point approuvé l'amour désintéressé de Dieu ; la
morale n'approuverait pas seulement , elle admirerait , elle adorerait
les vertus entièrement désintéressées;mais la raison ne fonde rien sur
les prodiges même qu'elle peut croire ; en morale , comme en physique
, elle cherche les lois universelles dans les lois naturelles.
Lanature et l'amour de soi ont été assez bien absouts quand la philosophie
a rendu si visible la chaîne qui unit l'intérêt personnel à l'intérêtde
tous ; quand elle a si bien démontré que nos plus profondes ,
nos plus durables jouissances , nous les trouvons dans les sacrifices
de nous-mêmes à nos devoirs , et que celui qui meurt pour remplir
sesdevoirs est cent fois plus heureux que celui qui vit enles violant .
Non , ce n'est pas une chimère des ames tendres rêvant à la perfection ,
c'est une vérité d'expérience , que l'amour de soi doit s'oublier et qu'
s'immole , en effet , souvent, pour mieux jouir de lui-même ; et cette
apparente contradiction , cette espèce de mystère du coeur humain
est, à- la- fois , la loi la plus naturelle et la plus sociale .
' ik
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
La Bruyère entre en verve dès qu'il entre dans ces cha
pitres si difficiles ; et ses soupçons foudroient tous les
vices enménageant avec grâce toutes les faiblesses .
Toutes ces différences que j'ai dû remarquer pour
ce que j'ai à dire bientôt de l'ouvrage de M. de Levis ,
tiennent , sans doute , beaucoup à ce que M. de La Rochefoucauld
n'a voulu écrire que des maximes , et que
La Bruyère a voulu tracer des caractères ; mais je conjecture
qu'elles ont eu encore une source plus profonde
dans les différences de l'état et de la vie des deux écrivains.
Le duc de La Rochefoucauld était de la cour; il était
souvent sous le regard d'un monarque superbe dont la
présence ne permettait à l'esprit que les pensées les plus
circonspectes , et à la pensée que les expressions absolument
nécessaires . Pour honorer le trône , cette soumission
devait avoir elle-même les attributs de la grandeur,
et son ton , son langage. M. de La Rochefoucauld
aurait-il disserté pour démontrer une vérité ? ce n'était
pas un philosophe. Aurait-il cherché à persuader par
les mouvemens , par les tours et par les figures de l'éloquence?
il n'était pas un orateur. Il se trouvait avoir
beaucoup d'esprit et de vertu , il était grand seigneur , et
il écrivait des maximes .
La Bruyère , au contraire , dont on ignore le berceau
, et qui était à-peu-près comme le genrehumain ,
sans naissance , était placé à côté de la cour sans en être ;
iln'y figuraitpas , et il la voyait figurer. Il osait tout penser
, parce qu'il n'était obligé de rien dire : ses paroles ,
qu'il avait long-tems étouffées , quand elle sortaient , sortaient
en foule , en tumulte , en cris. Soumis de coeur à
toutes les autorités consacrées , comme Français , comme
chrétien et comme écrivain ; mais observant des guerres
sourdes entrel'Evangile etl'Eglise, entre les courtisansetle
peuple, entre lesanciens etles modernes, LaBruyère s'étaitdéclaré
hautement pour l'Evangile , pour le peuple, et
pour les anciens . Ces trois déclarations étaient trois
obligations impérieuses d'être éloquent, de passionner à
chaque instant son idée et son style.
Une remarque très-vraie , très-peu faite , et très•
MARS 1810 . 277
curieuse , c'est que parmi les écrivains du dix-huitième
siècle qui ont le plus visé à une certaine originalité hardie
, plusieurs semblent avoir pris dans La Bruyère leur
ton , leur accent , leurs tournures . Aussi La Bruyère
inspirait-il les haines les plus violentes ; mais qui aurait
conçu l'espérance de le perdre ? La Bruyère aurait été
défendu par Bossuet, par M. le Prince , par Louis XIV.
Le livre de Vauvenargue et les Considérations sur les
moeurs de Duclos , sont les deux seuls ouvrages du dixhuitième
siècle qu'il soit possible de mettre en regard
avec ces ouvrages du, dix-septième siècle dont nous
venons de parler ; mais ils ne leur ressemblent , ni ne
les égalent. Ce n'est pas le génie qui paraît avoir manqué
à Vauvenargue pour s'élever aux plus grandes vérités
et aux plus grandes beautés ; c'est une plus longue
vie. On trouve dans une partie de son livre un assez
grand nombre de maximes morales détachées ; mais il
est assez manifeste que ni la morale seule , ni la morale
traitée dans cette forme , ne devaient être l'objet de son
livre. Il se proposait d'embrasser , dans un plan beaucoup
plus vaste , la théorie des facultés de l'ame humaine ,
et de faire sortir de cette théorie les principes de tous
nos devoirs et les principes de tous nos arts : il voulait
être le Locke de la France , et rendre la vraie métaphysique
plus exacte et plus lumineuse encore , en y
portant l'intérêt attaché à nos passions et un style que
les passions , le goût et la morale élèvent sans effort
à l'éloquence. Les grandes pensées viennent du coeur,
est une maxime de Vauvenargue. Oui ,, sans doute ,
elles en viennent quand l'ame est pure et élevée ; telle
était l'ame de Vauvenargue ; et elle aurait donné à
son talent toutes les inspirations dont il avait besoin
pour exécuter un dessein si magnifique. Il ne voulait
pas peindre les hommes ; car leurs portraits les amusent
plus qu'ils ne les corrigent . Il croyait voir dans l'esprit
etdans le coeur humain des semences du bon et du beau
quenos institutions et nos opinions étouffent ; et il honorait
assez la nature humaine et son auteur , pour espérer
qu'elle ne serait pas vaine , l'entreprise d'exercer par
l'éloquence toute la puissance de la vérité. De telles
1100
1
278 MERCURE DE FRANCE ,
intentions et de telles conceptions étonneraient beaucoup
dans un jeune homine nourri dans les camps et
sous les armes , dans un jeune officier aux gardes , si on
ne se souvenait que jeune et vieux Socrate avait été soldat
, et soldat intrepidemented as :
L'esprit deDuclos ne s'élevaitppaas sihaut et ne voyait
pas si loin : mais , dans l'espace où il se renfermait , il
voyait très-juste . Il a été le premier à se rendre ce témoignage
, et il ne s'est pas flatté. Je ne connais pas de
Duclos une seule expression touchante , une seule pensée
qui pût faire un beau vers ; ce qui est souvent le caractère
de la belle prose ; mais j'en connais un grand
nombre où le sens le plus droit est rendu ingénieux
par des expressions serrées, piquantes ou tranchantes .
La Rochefoucauld a dit , il est plus aisé de connaître
Phomme en général , que de connaître un homme en particulier.
C'est entre ces deux connaissances que se sont
partagés les moralistes , et il n'y en a pas un , peut- être ,
qui les ait réunies toutes les deux au même degré . Duclos
a cela de particulier qu'il ne s'est occupé ni des
individus tels qu'on les voit et qu'on les entend dans la
société , ni'de l'homme , en général , tel qu'il se montre
dans les grands résultats de l'histoire et des voyages .
Dans ses considérations sur les moeurs , Duclos a peint
les conditions , les états , les professions plutôt que
T'homme et les hommes! Son ouvrage en a été peut-être
plus utile dans un moment et dans une ville. Mais c'est
l'espèce de tableaux dont les modèles changent et le
plus souvent , et le plus imperceptiblement , et le plus
indifféremment pour toutle monde. Les fermiers généraux
de Duclos n'étaient plus des Turcarets , et ils ne
sont pas non plus nos hommes de finance. Pour parler
de l'homme avec grandeur , il faut peindre Thomme en
général ; pour en parler avec chaleur et avec verve , il
faut avoir tels et tels hommes sous les yeux ; et c'est ce qui
explique très-bien pourquoi Duclos , toujours sensé et
agréable , n'a jamais écrit ni avec verve , ni avec grandeur.
0319
Chose singulière ! dans cet ouvrage sur les moeurs ,
Duclos avait oublié de parler des femmes. Lui-même en
279 ب
MARS 18107
!
parut,étonné quand on lui en eut fait l'observation ; et il
fit un autre ouvrage sur les moeurs où les femmes jouaient
le premier rôle : c'était , sans doute , réparer assez mal
son tort; car dans les ouvrages non plus que dans le
monde , ni les hommes ni les femmes , lorsqu'ils sont séparés,
ne peuvent être ce qu'ils doivent être . Une pareille
omission révèle beaucoup de secrets de l'esprit et du
style de Duclos ....
URDAINS .
ESSAI HISTORIQUE SUR LA PUISSANCE TEMPORELLE DES PAPES ,
sur l'abus qu'ils ont fait de leur ministère spirituel ,
et sur les guerres qu'ils ont déclarées aux souverains ,
spécialement à ceux qui avaient la prépondérance en
Italie : ouvrage traduit de l'espagnol.-AParis , chez
Lenormant , imprimeur-libraire, rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , n° 17. - 1810 .
(PREMIER EXTRAIT. )
::
L'OUVRAGE que nous annonçons fixera l'attention
publique , et par son objet , et par son mérite , et par
l'époque où il paraît. Douze chapitres le composent . Le
premier chapitre est consacré à des recherches sur l'origine
de la puissance temporelle des souverains pontifes.
Dans les dix chapitres suivans , l'auteur considère , siècle
par siècle , depuis, Charlemagne jusqu'à nos jours , la
marche progressive ou décroissante de cette puissance
long-tems redoutable aux rois et aux peuples , et qui , par
une extrême habileté , se faisait respecter encore , lors
même qu'on ne la craignait plus . Des considérations
générales remplissent le dernier chapitre. Elles offrent
la substance et le résultat de tout l'ensemble . Si l'on en
croit l'avis des éditeurs , le livre original est espagnol ; il
yaneufans qu'il existe; et cen'estici qu'une traduction.
Certes le traducteur français est un écrivain bien exercé ;
son style élégant , facile et libre n'est guères celui d'un
homme obligé de s'assujettir aux pensées d'autrui . L'on
doit aussi convenir que l'auteur espagnol avait une raisonfortavancée
pour un pays d'inquisition. Nos lecteurs
pourront en juger. Voici le début de cet ouvrage que
1
280 MERCURE DE FRANCE ,
nous allons examiner avec l'intérêt qu'appelle son extrême
importance , et qu'inspire son exécution littéraire.
« Quiconque a lu l'évangile , sait que Jésus-Christ
>> n'a fondé aucun pouvoir temporel , aucune souverai-
>> neté politique. Il déclare que son royaume n'est pas
>> de ce monde ; il avertit ses apôtres de ne point con-
>> fondre la mission qu'il leur donne avec la puissance
>> que les princes de la terre exercent . Saint-Pierre et ses
>> collègues sontenvoyés , nonpour gouverner, mais pour
>> instruire ; et l'autorité dont ils sont revêtus ne consiste
>> que dans les lumières et les bienfaits qu'ils ont à
>> répandre . Fidèles à se renfermer dans les bornes d'un
>> si saint apostolat , loin de s'ériger en rivaux du pouvoir
>> civil , ils en proclament au contraire l'indépendance et
>>> les droits sacrés : l'obéissance aux souverains est un
>> des premiers préceptes de leur morale religieuse. Résis-
>> ter aux gouvernemens , c'est , disent-ils , offenser l'or-
>> donnateur dumonde ; c'est s'armer contre Dieumême . »
Tels sont , en effet , les termes qu'emploient saint
Mathieu , saint Paul , Tertullien , saint Chrysostome ,
personnages dont les autorités sont peu récusables sur
ces matières . L'auteur rapporte leurs textes au bas des
pages; il cite encore des idées , des expressions semblables
, tirées d'écrivains du même ordre et du même
poids. « Chacun sait qu'avant Constantin , continue-t-il ,
>> les églises chrétiennes n'avaient été que des associations
>> particulières trop souvent proscrites et toujours étran-
>> gères au système politique. Les papes , en ces tems de
>> persécution et de terreur , n'aspiraientpoint assurément
>> à gouverner des provinces; ils n'eussent demandé qu'à
>>être impunément vertueux, et n'obtenaient, sur la terre,
✓ d'autre couronne que celle du martyre.>>>
On sait avec quelle adresse , ou plutôt avec quelle audace
, le saint-siége a tiré partie de la prétendue donation
de Constantin , pièce dont la fausseté , selon le religieux
mais sincère abbé Fleury , est plus universeltement reconnue
que celte des Décrétales d'Isidore. Ce fut à l'époque
dePepin que l'on produisit ce fantôme ridicule , mais
long-tems respecté , mais quelquefois effrayant , puisque
dansla ville de Strasbourg des malheureux furent brûlés,
MARS 1810. 281
i
R
F
e
faute d'y croire , et cela vers la fin du quinzième siècle ,
lorsque déjà vivait ce Luther qui devait si fort ébranler le
trône apostolique. L'acte porte tous les caractères d'une
fraude pieuse , et fourmille d'absurdités palpables . On
conçoit que l'auteur ne perd pas son tems à les réfuter :
il les rapporte en partie , et c'est une réfutation victorieuse
: il les rapporte , parce qu'elles peuvent donnerune
idée des moyens employés au huitième siècle pour établir
la puissance temporelle des papes . Ily trouve encore , et
nul aujourd'hui n'oserait contester la justesse de cette
observation , il ytrouve la mesure de l'ignorance publique
durant les siècles suivans , où cette étrange concession, révérée
par les peuples et même par des rois , contribuait , en
effet , au développementde la puissance politique du saintsiége.
« Mais , se hâte-t-il d'ajouter , il faut dire aussi
» qu'à la renaissance des lettres les premiers rayons de
>> lumière ont suffi pour dissiper un si vain prestige. Les
>> écrivains du seizième siècle , même ceux d'Italie , ont
parlé avec mépris de la donation de Constantin.
>> L'Arioste exprime énergiquement le discrédit où elle
>> est tombée , et la place au nombredes chimères qu'As-
>> tolphe rencontre dans la lune. >>
En traversant les cinq siècles écoulés depuis Constantin
jusqu'au couronnement de Charlemagne , l'auteur
voit l'Italie passer successivement sous la domination
dés conquérans du Nord , et des rois lombards , qui
reconnaissaient la souveraineté des Empereurs d'Orient
surRome et son territoire ; mais il n'y trouve aucune
trace de lapuissance pontificale : les papes au contraire
parlent et agissent toujours en sujets. Tantôt Martin
évêque ( c'est la qualification que se donne Martin premier,
) s'adresse à l'Empereur Constant son seigneur
sérénissime , et souhaite que la grâce d'en haut lui soumette
le col de toutes les nations : tantôt le pape Constantin,
mandé à la cour impériale par Justinien II , s'empresse
d'obéir : tantôt , lorsque Ravenne est prise par les
Lombards , Grégoire II , écrivant au duc de Venise , le
conjure de se joindre à l'Exarque , pourfaire rentrer la
ville deRavenne sous la domination impériale , « afin que
>> nouspuissions, ajoute-t-il, avec lesecours du Seigneur,
282 MERCURE DE FRANCE ,
>> rester inviolablement attachés au service de nos maîtres
» Léon et Constantin , grands Empereurs.>>>
Ce pape Grégoire II eut des vertus apostoliques ,
quoique les historiens byzantins ne lui en aient accordé
que l'apparence . On lui rend ici une éclatante justice,
ethau point même d'écarter les reproches d'ambition
souvent renouvelés contre lui. L'auteur ne dissimule
pourtant pas qu'à cette époque on voit commencer l'accroissementde
l'influence pontificale ; et c'est avec beaucoup
de sagacité qu'il en découvre les causes nombreuses .
Il signale le progrès des institutions ecclésiastiques ; les
trésors et les acquisitions territoriales du clergé ; ces
conciles fréquens dont les débats se mêlaient sans cesse
aux affaires politiques ; l'affaiblissementde l'Empire grec,
set le besoin qu'il avait des évêques de Rome pour soutenir
en Italie sa puissance devenue incertaine et vacillante
depuis les établissemens des Lombards ; le goût
ridicule des empereurs pour les subtilités de la controverse
; leur violence imprudente et la sagesse habile des
papes , contraste qui parut sur-tout frappant dans les
démêlés de Léon lisaurien et de Grégoire II , au sujet
des iconoclastes , et d'un surcroît d'impôts pour les peuples
d'Italie ; enfin Vattachement des Romains aux papes
qu'ils voyaient sans cesse , tandis que des empereurs
invisibles les oubliaient dans le palais de Constantinople ,
et ne songeaient pas à les protéger , même contre les
ennemis de l'Empire. « Délaissés par leurs maîtres , les
>> Romains dûrent s'attacher à leurs pontifes , alors presque
tous Romains , alors aussi presque tous recom-
>> mandables . Pères et défenseurs du peuple , média-
>> teurs entre les grands , chefs de la religion de l'empire ,
>> les papes réunissaient les divers moyens de crédit et
d'influence que donnent les richesses , les bienfaits ,
>> les vertus , et le sacerdoce suprême. Ils conciliaient ou
>> divisaient autour d'eux les princes de la terre ; et cette
>> puissance temporelle qu'ils ne possédaient point encore
, ils pouvaient , à leur gré , l'affermir ou l'affaiblir
>> entre les mains d'autrui .>>>
Lorsque Pepin-le-Bref eut détrôné la dynastie mérovingienne
, sa conscience , alarmée un moment , fut
MARS 1810 283
B
Z
M
ed
a
rassurée par le pape Zacharie. Etienne II , successeur
de ce pontife , redoutant pour Rome l'ambition d'Astolphe
, roi des Lombards , s'adresse à Constantin Copronyme
, et , sur l'invitation même du faible empereur ,
invoque le secours de Pepin, roi des Français. De là
cette donation de Pepin, dont Anastase , un siècle
après , a garanti l'authenticité , mais qui pourtant ne
paraît pas moins fabuleuse que la donation de Constantin.
S'il faut en croire et cet Anastase , et la foule des écrivains
qui l'ont copié , Charlemagne en 774 renouvela dans
Rome la donation de Pepin en faveur du pape Adrien
premier ; il y ajouta la Corse , la Sardaigne , la Sicile ,
Venise; générosité singulière , puisqu'il n'était ni propriétaire
, ni suzerain de ces contrées . Il ne fut promu à
l'empire que vingt-six ans plus tard : au tems où l'on veut
qu'il ait confirmé la donation de son père , il n'était pas
même roi d'Italie ; il n'exerçait à Rome que la fonctionde
patrice , dans cette informe république existante plutôt
qu'établie au huitième siècle , sous la souveraineté peu
active des empereurs d'Orient. Quant au pape Adrien ,
il n'avait garde d'agir en souverain de Rome; et Léon III
qui vint après lui , n'eut pas non plus cette hardiesse ,
quoiqu'il fût loin d'en manquer. Le passage suivant fait
voir sous un jour très-sensible l'aspect politique , et ,
pour ainsi dire , les situations respectives que présentait
Rome à cette époque:
be 15
<<< Léon III , succédant en 796 au pape Adrien , s'empressa
d'adresser à Charlemagne une lettre d'hommage ,
>> pareille à toutes celles que ce prince devait recevoir
>>de ses vassaux. Cependant il nous reste un monument
>> de la suprématie que l'empereur d'Orient conservait
>>>sur les Romains en 797 : c'est une mosaïque dont
>>> Léon III orna la salle du palais de Latran . On y voit
unprince couronné que les circonstances font reconnaître
pour Constantin V ; un autre prince sans cou-
>>ronneet unpape sont représentés àgenoux , et nommés
Charles et Léon par une inscription . L'empereur reçoit
un étendard de la main de Jésus-Christ; Charlemagne
>> en reçoit un autre de la main gauche de Saint- Pierre ,
» qui de ladroite donne un pallium au pape. Cette mo284
MERCURE DE FRANCE ,
» saïque est tout-à-la-fois Temblème de la primauté de
>> l'empereur , de la puissance du patrice , et des pré-
>> tentions du pontife . >> :
Les droits des empereurs d'Orient sur Rome furent
abolis en 800 , lorsqu'on vit l'empire d'Occident renouvelé
par l'élection de Charlemagne. Le peuplé et la
noblesse deRome firent cette élection ; Léon III y concourut
lui-même , et depuis reconnut toujours dans ses
actes publics l'autorité du nouveau chef de l'Empire .
Sans s'arrêter à l'opinion , selon nous fort exagérée , des
auteurs qui ne font commencer la souveraineté des papes
qu'à l'an 1355 , et ne lui reconnaissent pour base que la
renonciation formelle de l'empereur Charles IV aux possessions
du Saint-Siége , on peut affirmer du moins qu'il
n'en existe aucun vestige avant Louis-le-Débonnaire.
Mais , comme l'observe l'auteur , sans être souveraine ,
une puissance peut néanmoins être effective . Les papes
furent done puissans dès la fin du huitième siècle ; et,
grace à la protection de Charlemagne , désormais tranquilles
dans l'intérieur , ne craignant plus ni les incursions
des Lombards , ni l'oubli des empereurs grecs , ils
acquirent une autorité qui ploya sous la sienne , mais
qui fit ployer celle de son fils .
Quand on jette un coup-d'oeil sur l'histoire du neuvième
siècle , il est facile de voir que la puissance des
papes et du clergé s'y accrut avec la rapidité la plus audacieuse
, non-seulement en Italie , mais dans toutes les
contrées dont se composait l'Empire de Charlemagne.
Le vaste héritage de ce prince devint pour ses faibles
successeurs un fardeau qui les accabla. D'abord Paschal
premier , qui occupa sept ans la chaire pontificale , ensuite
Eugène II, son successeur immédiat , se firent
installer sans avoir obtenu ni demandé le consentement
de Louis -le-Débonnaire ; et cette négligence irrespectueuse
n'était qu'un prélude des humiliations qui l'attendaient
sous le pontificat de Grégoire IV . Ce pape
toutefois , à son avénement , attendit , pour se faire sacrer,
que l'empereur eût confirmé son élection. Des souvenirs
récens l'intimidaient. Lothaire , fils de Louis ,
n'avait point la pusillanimité de son père. Associé,par
MARS 1810...
T
25
:
말
E
pe
14
Pa
lui à l'Empire , il avait vu impatiemment la conduite du
pape Eugène ; et bientôt se rendant à Rome , il y avait
exercé avec vigueur toute l'autorité impériale. Mais
lorsque ce même Lothaire et les deux autres fils de Louis
se liguent contre ce malheureux prince ; lorsque Louis
convoque quatre conciles , dont la doctrine ne tend à
rien moins qu'à tout concentrer dans la puissance ecclésiastique
; lorsque , persécuté , vaincu par le moine Vala,
il relègue son épouse Judith au fond d'un cloître ; lorsque,
protégé par un autre moine , il la rappelle , indispose
ses plus plus fidèles amis , dépouille Lothaire du titre
d'empereur ; alors Grégoire n'est plus le même ; et
sa conduite aussi hardie qu'artificieuse est peinte
énergiquement par l'auteur dont nous analysons l'ouvrage
.
« Ce pape s'allie aux trois princes ; il vient en France
>>>avec Lothaire ; il y vient sans la permission de son
› souverain , ce que n'avait osé faire aucun des pon-
>>tifes ses devanciers . Au premier bruit de l'anathême
>>qu'il va lancer contre l'empereur , des prélats français
>>ont le courage de s'écrier que , si Grégoire est venu
» pour excommunier , il s'en retournera excommunié
> lui-même ; mais Agobard , évêque de Lyon , et plu
>> sieurs de ses collègues , soutiennent que c'est au pape
>> qu'il faut obéir . Grégoire , de son côté , adresse aux
>>partisans de Louis une lettre mémorable , où la puis-
>> sance séculière est , sans aucune sorte d'ambiguité ,
>>assujétie au Saint-Siège. Le terme defrère sent l'égalité,
>> dit-il aux prélats qui l'avaient appelé de ce nom.
>> Sachez que ma chaire est au-dessus du trône de Louis .
>>Cependant Lothaire et ses deux frères ont rassemblé
>> leurs troupes en Alsace; Grégoire est auprès d'eux ,
>> et ne les quitte que pour se rendre , en qualité de mé-
>>>diateur , dans le camp de Louis . On ne sait comment
>> fit le pape ; mais dans la nuit même où il prit congé
>> de l'empereur , les troupes de celui-ci se débandèrent;
>> la désertion décomposa son armée et doubla celle de
>> ses ennemis ; forcé de se livrer à ses fils , il est dé-
>> trône , de l'avis du pape , dit Fleury , et Grégoire s'en
>> retourne à Rome, très-affligé , selon le même histo
1
286 MERCURE DE FRANCE ,
>> rien , du triomphe des enfans dénaturés qu'il vient de
>> servir. La plaine où il avait négocié entre Strasbourg
>> et Bâle , s'appelle encore aujourd'hui le champ du
» Mensonge. »
L'empereur , condamné à une pénitence publique , se
confessant à genou devant des prélats , traíné de cloître en
cloître, se montra digne de tant d'opprobre , et non de la
pitié que ses malheurs inspirèrent à une grande partie des
Français . Sa réhabilitation fut la plus grande ignominie
qu'il eût endurée. En remontant sur le trône , il consacra
pard'inépuisables complaisancesl'autorité quil'en avait fait
descendre . Il était , de toute manière , fort accessible à la
crainte ; et , quoiqu'il eût étudié l'astronomie , une éclipse
le fit mourir de peur. Sa mort parut ralentir un moment ,
sinon l'audace du clergé , du moins les progrès du pouvoir
ecclésiastique. Les évêques d'Aix-la-Chapelle ne
réussirent point à dépouiller l'empereur Lothaire : le
pape Sergius II , installé sans le consentement de ce
prince ; fut obligé de l'accepter. Juridiquement interrogé
dans Rome , au sein d'une assemblée présidée parLouis ,
fils de Lothaire , il y prêta serment à l'empereur. Charles-
le-Chauve , en France , imita la fermeté dont Lothaire
lui donnait l'exemple ; il n'admit point les évêques
dans le parlement qu'il tint à Epernai : les usurpations
ecclésiastiques furent réformées: ony prit même quelques
mesures contre l'abus des excommunications . Mais
en cas pareil , la mesure proposée jadis par les prélats
restés fidèles à Louis-le-Débonnaire , c'est-à-dire l'excommunication
du pape , était la meilleure et la plus
sûre , par cela même qu'elle était la moins sérieuse.
Louis IV vint après Sergius ; Léon IV, à qui Voltaire ,
historien sijuste , a donné le nom de Grand, et qu'ici l'on
appelle avec raison lepontife le plus vénérable du neuvième
siècle. « Il fortifia Rome (ajoute l'auteur ) , bâtit le quar-
>> tier qui porta le nom de cité Léonine; et, sans songer
› à troubler les autres Etats , il travailla durant huit an-
>> nées à la prospérité de celui qu'il gouvernait. On ne
>> sauraitdonner les mêmes éloges à Nicolas premier , qui
>> occupa le siége de Saint-Pierre depuis 858 jusqu'en
867; mais il est l'homme de son siècle qui a le plus
,
MARS 1810. 287
i
>> agrandi l'autorité pontificale. >>>L'empereur Louis avait
fait élire ce pape , et s'abaissa lui-même en l'honorant
outre mesure. Il servit d'écuyer au pontife , mena son
cheval par la bride ; et, comme l'observe très-bien l'auteur
, de pareilles cérémonies ne pouvaient demeurer sans
conséquence. Les détails qui suivent nous semblent offrir
beaucoup de précislon et de clarté. « La puissance de
>> Charlemagne était alors divisée entre ses nombreux
>> descendans ; trois étaient fils de l'empereur Lothaire ;
>> savoir , Louis , héritier de l'empire ; Charles , roi de
>> Provence , et Lothaire , roi de Lorraine. Leurs oncles,
>> Louis et Charles , régnaient , l'un en Germanie , l'autre
>> en France , tandis que les fils de Pepin , roi d'Aqui-
>> tatne , déchus du trône de leur père , n'y remontaient
>>que pour en descendre encore. Tous ces princes ,
>>presqu'également dénués de lumières et d'énergie , déjà
>>si faibles par leur nombre , l'étaient encore plus par
>>>l>eurs discordes : chacun d'eux usait contre les autres
>>la plus grande partie de sa modique puissance ; il ne
>>tenait qu'à Nicolas de se déclarer leur maître, et il n'y
> manqua point......
Comment y aurait-il manqué , lorsque Louis-le-Germanique
encourageait l'archevêque de Sens , Vénilon , et
quelques autres prélats audacieux à déposer Charles-le-
Chauve ? lorsque Charles-le-Chauve se plaignait seulement
d'une irrégularité de formes , reconnaissait d'ailleurs
aux évêques le pouvoir de le déposer , armait à son
tour contre Louis cette même autorité usurpatrice à laquelle
ils auraient dû résister ensemble , et entendait
patiemment les pères du concile de Savounières s'engager
à rester unis pour corriger les rois , les grands et les
peuples ? lorsqu'enfin Lothaire , afin d'épouser Valdrade,
voulant répudier solennellement son épouse Theutberge,
la soumettait à un tribunal d'évêques , faisait rendre des
sentences contr'elle par les conciles d'Aix-la-Chapelle et
de Metz , et donnait au pape , qui , en qualité de pontife
souverain , annula ces arrêts ecclésiastiques , les apparences
d'un protecteur de la justice méconnue etde
la faiblesse opprimée ?
Nicolas, par le ministère du légat Arsène , enjoignit
238 MERCURE DE FRANCE ,
au roi Lothaire de reprendre sa première épouse , et fit
enlever Valdrade qu'il appelait une courtisane. Arsène
devait la conduire à Rome; elle trouva moyen de s'échapper.
Le Saint-Père , qui voulait la convertir, ne put
que l'excommunier; c'est toujours quelque chose ; mais
le changement des intérêts changeait les affections de
Rome , et en cela même sa politique restait invariable.
il ne faut donc pas s'étonner qu'Adrien II , successeur
de Nicolas , ait absous Valdrade , et protégé Lothaire
soumis. Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique ,
oncles de Lothaire , voulaient profiter de sa disgrace et
partager ses Etats. Rome s'alarmait de leur ambition :
Lothaire promettait de ne plus revoir Valdrade , et jurait
qu'il avait rompu tout commerce avec elle depuis qu'elle
était excommuniée. Il mourut bientôt , et cette mort
soudaine fut regardée , selon les préjugés du tems ,
comme la punition de son parjure . Ses oncles consommèrent
le partage . Adrien , les chargeant d'anathemes ,
adjugea les états de Lothaire à l'empereur Louis . Les
droits de l'empereur étaient réels ; ils avaient pour base
des traités : mais ni ces droits , ni ces, traités n'étaient
sous la garantie du pape ; et , en Germanie comme en
France , ses anathemes furent impuissans. Ici l'auteur
donne en substance la lettre énergique et digne d'un siècle
plus éclairé , qu'écrivit au pape un prélat français . Tout
le passage est remarquable . Hincmar , archevêque de
>> Reims , lui répondit au nom de la nation entière , qu'un
>> évêque de Rome n'était point le dispensateur des cou-
>> ronnes de l'Europe ; que jamais la France ne recevrait
>>>ses maîtres de la main d'un pape ; que des anathêmes
>> lancés contre toute raison et pour des motifs purement
>>>politiques n'alarmaient point un roi de France ; qu'a-
>> vant Nicolas , les papes n'avaient écrit aux princes
>> français que des lettres respectueuses ; qu'en un mot ,
>> tout en révérant le ministère spirituel du pontife ro-
>>main , on saurait résister efficacement à ses entreprises,
>> toutes les fois qu'il voudrait être pape et roi tout en-
>>>s>e>mble. »
Dans le même tems , un autre Hincmar , évêque de
Laon , et neveu de l'archevêque de Reims , s'était déclaré
pour
MARS 1810 . 289
L
3
pourCarloman, révolté contre son père Charles-le-Chauve.
Adrien , dans sa colère , donnantun exemple trop souvent
suivi par ses successeurs , encourage le fils rebelle :
mais la fermeté du monarque abat l'audace du pontife
qui devient mal habile autant que timide. En adressant
au roi de France une lettre humble et repentante, ilhe
demande instamment qu'elle reste secrète ; ce quietan
le plus sûr moyen d'en faire sentir l'importance , et de
lui assurer la publicité qu'elle a subie .
ELA
Après lui , Jean VIII , inquiété par les Sarrasins qun.
ravageaient l'Italie , ménagea d'abord les princes chréen
tiens , et laissa même l'empereur Basile replacer surle
siége de Constantinople le patriarche Photius qu'avait
destitué Nicolas premier. Mais quand la mort de l'Empereur
Louis laissavaquerl'empire d'Occident, Louis le germanique
etCharles -le-Chauve se le disputaient. Jean VIII ,
profitantdes circonstances , etse plaçant lui-mêmecomme
arbitre entre lesdeuxfrères , favorisa le plus fortau préjudice
de l'aîné. Il fit empereurunroi de France ; mais il eut
le plaisir de s'en vanter avec emphase, et l'adresse de lui
faire acheter par des trésors et des complaisances de tout
genre cette couronne impériale , qui bientôt redevenue
vacante, laissa de nouveau le pontife arbitre entre de
nouveaux concurrens . « Cette fois , dit l'auteur , Jean
>> se contenta de la promettre , afin de la tenir à plus haut
>>prix : durant trois années il n'y eut pas d'empereur
» d'occident : aucun de ceux qui convoitaient ce titre ,
>> n'était assez fort pour le conquérir sans l'intervention
de la cour de Rome. » Il fallut enfin se décider ; et le
fils de Louis -le-Germanique , Charles-le-Gros , depuis
roi de France , fut choisi par l'évêque de Rome , qui ,
moins d'un siècle après la fondation du nouvel Empire ,
était parvenu à fixer en souverain la destinée des petitsenfans
de Charlemagne .
Les neuf papes qui ont occupé la chaire de Saint-
Pierre , durant les dix-huit dernières années du neuvième
siècle , tiennent peu d'espace en cet essai historique
, et n'ont rien fait d'assez remarquable pour entrer
dans une analyse où nous voudrions en vain tout placer.
T
SE
290 MERCURE DE FRANCE ;
Une seule observation nous semble essentielle . Le pape
Formose , en quatre ans , couronna deux empereurs : le
serment d'obéissance que les Romains leur prêtèrent ,
sauf les droits du seigneur Formose , en constatant la
souveraineté du chef de l'Empire , prouve cependant que
les papes jouissaient déjà d'une autorité bien distincte :
on pouvait dans les chancelleries disputer long-tems sur
le droit; mais ils régnaient par lefait, et c'est toujours
ainsi que l'on règne . L'habile et judicieux auteur a nettement
indiqué la source de ce rapide agrandissement.
« On a dû reconnaître , dit-il , dans le partage des Etats
>> de Charlemagne entre les fils de Louis-le-Débonnaire ,
>> et dans les sous -divisions ultérieures de ces mêmes
>>Etats , la principale cause de l'avilissement du pouvoir
>>civil , et de la métamorphose du ministère pontifical en
>> une redoutable puissance . » Si la suprématie des empereurs
était souvent avouée par les pontifes , souvent
aussi , car il faut bien le dire , la suprématie des pontifes
était consacrée par la dévotion des empereurs , ou implorée
par l'ambition des prétendans à l'Empire . Il existait
une cour de Rome ; et , dans les siècles qui vont
suivre , nous la verrons , fidèle à son système , étendre
son influence politique par son influence sacrée , prendre
une part toujours plus active aux débats sanglans de
l'Europe , diviser les princes pour les gouverner , irriter
ou caresser leurs passions , et tour-à-tour audacieuse
et souple , dominatrice par choix , obéissante par nécessité
, servile même si les tems l'exigent , garder la
constante habitude de se montrer forte contre les faibles
, mais d'être faible contre les forts .
M. J. C.
MARS 1810 .
291
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS.
TROISIÈME PARTIE . - Le Cahier à mon Père.
CET écrit sera pour vous seul , ô le meilleur des pères !
a ne contiendra que la plus stricte vérité ; vous ne le
recevrez que lorsque j'aurai recouvré et votre estime
et votre tendresse , ou lorsque je n'existerai plus ; ainsi
je ne puis avoir aucun intérêt à vous tromper , à vous
paraître moins coupable . C'est-là sur-tout ce qui m'a décidé
à retarder ce qui vous paraîtra peut être une justification;
mais peut-il se justifier le fils élévé par vous , qui
devait marcher sur vos traces et vous remplacer dans vos
saintes fonctions ? Peut-il se justifier , l'enfant chéri de la
meilleure et de la plus sage des mères , qui lui donnait
l'exemple de toutes les vertus ? Peut-il se justifier , l'ami ,
l'amant , l'époux de Pauline ? Non , il se déteste lui-même ,
etson égatement ne peut admettre aucune excuse : mais
sans doute il était destiné , au prix même de la vertu et des
larmes qu'il vous a coûtées , à sauver ceux pour qui il aurait
donné mille vies , et à qui il sacrifia bien plus que
sa vie.
Je vais donc commencer ma confession : laissez-moi
reposer encore quelques instans mon ame sur ces jours
d'innocence , de bonheur , oùj'avais deux mères , une amie ,
et dans ma conscience le doux sentiment d'être digne de
leur tendresse . Ce fut avec tous ces biens si précieux que
je revins à Jéna après més secondes vacances ; fier d'être
votre fils , d'être l'époux destiné à Pauline , et peut- être de
quelques succès dans mes études , je me croyais au-dessus
de la pupart des étudians , si non par le frivole avantage
de la naissance, du moins par ceux du bonheur, des talens,
et (je le dis à présent avec honte , bien plus qu'avec orgueil
) par ma bonne conduite. Uniquement occupé de
Pauline , ne trouvant de plaisir que dans ses lettres et les
vôtres , j'avais peu de mérite à fuir ceux où mes camarades
auraient voulu m'entraîner . L'égide la plus sûre contre le
libertinage , est un sentiment vrai et l'occupation ; j'avais
ces deux ressources , j'adorais Pauline , et j'aimais avec
ardeur l'étude , sur-tout celle de la géométrie et des mathématiques
. Ges sciences exactes convenaient sans doute à la
T2
292
MERCURE DE FRANCE ,
de
rectitudede mon caractère , à une antipathie née avecmoi,
j'ose le dire,, pour tout ce qui s'écartait de la droite ligne
dela justiceet
la vérité. Dieu ! qui m'aurait dit alors ....
Mais poursuivons mon récit. Je n'avais formé aucune
liaison intime à l'université ; cependant le jeune baron de
Leneck m'avait fait tant de prévenances , il rechercha si vivement
mon amitié , que je n'avais pu me refuser entièrement
à ses avances. Il était riche , dépensait beaucoup
d'argent , il me fit mille offres de services ; je me borhai
à emprunter de lui quelques livres et quelques instrumens
de mathématiques. Je me refusai à être de ses
dîners quidevenaientsouvent des orgies , et des parties qu'il
donnait fréquemment; mais nous faisions souvent ensembledes
promenades à cheval ;j'étais passionné pour cet exercice,
et le baron avait d'excellens chevaux dont je profitais
avec plaisir.
Dans une de nos promenades qu'il dirigeaità son gré ,
nous traversâmes un joli village , qui se nommait Lubelin;
la cure et l'église étaient situés sur une éminence ,
d'où l'on devait avoir une vue superbe. Le baron me proposa
d'y monter ; le sentier quiy conduisait était si rapide
quenousfümes obligés de mettre pied à terreet de menernos
chevaux par la bride. Nous fimes le tour du cimetière , qui
entourait l'église; nous admirâmes le paysage , et pour en
jouir mieux encore , nous entrâmes dans la cour de la
cure d'où nos regards , me dit le baron, embrasseraient un
horizonplus vaste. Une jeune fille de 16 à 17 ans était assise
sur lemur qui l'entourait; elle lisait avec tant d'attention ,
qu'elle ne nous vit point entrer , et nous étions près d'elle
lorsqu'elle leva la tête , parut surprise , et nous demanda,
avec une voix émue , ce que nous désirions.-Voir un
aspectenchanteur,répondit lebaron, en la fixantavec desyeux
qui m'auraient fait bien de la peine , si cette jeune fille
cût été ma Pauline ; mais il suffisait qu'elle fût de son
sexe , de son âge , et ,
ce que je présumai , fille du
pasteur , pour m'intéresser. Elle était jolie , mais remarquable
sur-tout par son air d'innocence et de candeur. Les
regards ardens du baron l'embarrassaient visiblement ; elle
rougissait et détournaitles siens. Je lui dis quelque chose sur
labelle position de la cure, pour la remettredeson trouble, et
prenant le baron sous le bras, je voulus l'emmener; mais il
s'obstina à rester et à tenir à cette jeune innocente mille
propos galans qu'elle n'encourageait pas même parun sourire:
aucontraire elle avait l'air très-peiné et regardait sans
à
MARS 181σ . 293
cesse laporte dela maison. Une fois ou deux , elle voulut
même nous quitter , mais le baron la retenait par une question
, ou en prenant sa main qu'il pressaitdans les sienies .
Voyant que je ne pouvais le faire partir, je demandai à
lajeunepersonne si nous pourrions voir le pasteur que je
supposais être son père ? Elle merépondit que je ne me trompaispas.
Etmoi aussi , lui dis-je,je suis fils de pasteur , et
jecompte l'être moi-même ; j'honore et je respecte cet état
par-dessus tous les autres .
Vous avez bien raison, monsieur , répliqua-t-elle : je suis
fâchée que mon père ne soit pas ici ; il est allé visiter des
malades dans un hameau voisin , et ne reviendra que bien
tard.
Et sa fille fera de son côté une bonne oeuvre , dit le baron
enattachant son cheval à un des arbres de la cour : elle
donnera l'hospitalité à deux voyageurs fatigués , qui lui demandent
une heure ou deux de repos auprès d'elle , et un
peu d'eau , de lait ou de vin , car j'ai une soifexcessive. Je
sentais toute l'inconvenance de cette demande ; la jeune
fille la sentit aussi ; elle courut à l'angle de la cour , ott
coulait unejolie fontaine. Sur la colonne étaient deux vases
en buis , elle les rinça , les remplit d'eau fraîche, et nous
les apporta avec grâce , en nous demandant excuse de n'avoirrienautrechose
à nousoffrir dans l'absence de son père :
il fallut bien les boire et la remercier , ce.que le baron
voulut faire un peu trop vivement. Effrayée , elle s'échappa
avec la légèreté d'une biche , entra dans la maison ,
et nous l'entendîmes tourner la clé en dedans. Le baron
voulut cacher sa mauvaise humeur sous des plaisanteries ;
it assura quee,, s'il avait été seul, elle aurait été moins revèche.
Mais je n'en suis pas la dupe, disait-il , le charmant
petit oiseau sortira bientôt de sa cage , et je vais tendre
tous mes gluaux pour m'en saisir , etc. Alors que je
sus la jeune fille en sûreté , je ris avec lui de ses folies,
convaincu qu'il n'y penserait plus le lendemain. Il attendit
quelques instans ; enfin ne voyant rien reparaître , il remonta
son cheval , et consentit à repartir. En revenant ,
il m'avoua que ce n'était point le hasard qui l'avait conduit
; qu'il avait déja rencontré sur son cchheemmiin Louise Werner,
dont il savait très-bien le nom , et que la tête lui tournait
de sa petite mine ingénue. Depuis quelques semaines
ilguétait l'occasion de lui parler , elle lui échappait toujours ;
mais il était piqué au jeu et décidé à tout entreprendre pour
Pupprivoiser. J'ai pensé, ajoutait-il, que comme fils de
294 MERCURE DE FRANCE,
pasteur et avec ta réputation de sagesse , on se défierait
moins de toi , que tu pourrais pénétrer dans la forteresse
et m'y procurer des intelligences . " Je repoussai cette idée
avec indignation ; je fis parler la morale , lajustice , l'humanité
, et tout ce que je pus imaginer pour le détourner
de cet odieux projet. Il m'écouta én riant, et me dit que je
prêchais à merveille , mais qu'il me conseillait de garder
mes sermons pour la chaire, qu'ils ne le persuaderaient
point , et qu'il saurait se passer de mes exhortations et de
mon secours. En effet , depuis ce jour il ne me proposa
plus de l'accompagner dans ses promenadeset cessa deme
rechercher. Je fus remplacé dans ses affections par un
jeune étudiant , qu'il jugea devoir être moins sévère . C'était
mon cher Ernest avec quije n'avais alors aucune relation ;
je savais seulement que c'était un jeune homme intéressant
par ses moeurs et sa situation . Son père , qui se nommait
Schmitt , avait été un riche négociant d'une ville voisine de
Jéna: il fit mal ses affaires , essuya des faillites , et mourut
de chagrin en laissant un fils unique et orphelin ,
même de sa mère. On put à peine sauver d'une brillante
forttine de quoi éleverle jeune Ernest , qu'on envoya à l'université
pour le mettre en état d'obtenir une place ... Naturellement
timide et craignant les occasions de dépense , il
ne s'était lié avec aucun étudiant et vivait très-retiré.
Tout - à- coup le baron de Leneck le rechercha , lui fit
toutes sortes d'avances auxquelles Ernest n'osa pas se refu
ser , quoiqu'il m'ait assuré depuis qu'il n'avait jamais aimé
le baron; mais il se laissa entraîner . Ils devinrent inséparables
: Ernest dînait tous les jours chez son nouvel ami ,
et tous les après-dîners , je les voyais prendre ensemble la
route du village où demeurait Louise . Je n'avais , je vous
le jure , aucun regret de ne plus être de cces promenades ,
dont le but était si opposé à mes principes ,mais ma conscience
était loin d'être tranquille ; je connaissais les vils
desseins du baron sur cette intéressante jeune fille , et je
le laissai les poursuivre sans chercher à la sauver , sans en
avertir son père . Si c'eût été ma Pauline qui eût couru un
tel danger , quelles obligations n'aurais-je pas à celui qui
eût veillé sur elle et prévenu sa ruine ? et notre premier
devoir n'est-il pas de faire pour autrui ce que nous voudrions
qu'on fit pour nous ? Si j'avais une soeur dans cette
position , ne devrais-je pas la protéger? Et Louise me
semblait être ma soeur. Ainsi que moi , fille d'un pasteur de
village , si jeune ! si peu heureuse ! Je m'étais informé de
teb
1
MARS 1810: 295
son père , on me l'avait dépeint comme un homme assez
borné , très -dur et très-avare ; il était veuf depuis un an et
vivait seul avec sa fille , qu'il négligeait , et une vieille servante
sur laquelle il se reposait du soin de la garder, et qu'il
était si facile de gagner. - Je frémis de tous les dangers
dont Louise était entourée , et puisque le hasard m'en avait
instruit , je me crus obligé de la protéger.-Mais comment
m'y prendre ? Ce père , tel qu'on me l'a dépeint , voudra-til
m'entendre ? et s'il partage mes craintes , n'usera-t-il pas
avec sa fille d'une rigueur que j'aurais voulu lui épargner ?
Ce n'est pas dans un écrit destiné à l'aveu de mes torts que
je veux cacher que la fausse honte de trahir l'espèce de
confiance du baron , et de passer à ses yeux pour un délateur
, me retenait aussi .S'il allait penser que c'est une basse
vengeance de sa froideur actuelle ? Et ces raisonnemens
⚫captieux, et les difficultés m'arrêtèrent , pendant quelques
jours , de faire aucune démarche : cependant l'image de
cette douce et jeune fille , victime peut-être du libertinage ,
me poursuivait sans cesse. Je fus trois ou quatre fois , à
différentes reprises , me promener autour de lacure , j'entrai
même dans la cour ; j'aurais voulu voir Louise , lui
parler avec amitié , obtenir sa confiance ; je ne la rencontrai
point. Deux fois je trouvai auprès de la fontaine la
fille qui la servait ; j'essayai de l'aborder , elle était trèsrébarbative
; et lorsque je lui dis que je désirais parler
un instant à sa jeune maîtresse , un refus sec et grossier
me fit juger qu'elle m'accusait moi-même de ce que je voulais
prévenir : mais cela ne me rassura point sur les entreprises
du baron, qui avaitdes moyens d'obtenir ce qu'on me
refusait. Je le nommai à cette fille ; je lui dis que nous
étions venus ensemble dans cette cour , et qu'il était mon
ami . Elle secoua la tête d'un air de défiance , en me disant
qu'elle ne m'avait jamais vu avec lui .- Vous le voyez
donc quelquefois ?-Qu'est-ce que cela vous fait? me ditelle,
vvous êtes bien curieux, Elle s'en alla , et je fus confirmédans
mes craintes .
Le lendemain je me décidai à y retourner , à frapper
tout uniment à la porte du presbytère , et demander à voir
le pasteur ; non que je fusse encore résolu à lui parler de
sa fille , mais j'aurais appris à le connaître , et peut- être
aurais -je trouvé le moment de voir Louise , ou de lui
donner une lettre , que je tins prête à tout hasard. Cette
tentative ne me réussit pas mieux que les précédentes :
-l'impitoyable duègne vint me dire que le pasteur était
296 MERCURE DE FRANCE,
occupé et ne pouvait me recevoir ; elle ajouta obligeamment
: quoique vous soyez très -joli garçon , M. l'étudiant ,
il n'y a rien à faire ici pour vous . » Je partis tristement .
et presque résolu d'abandonner à la providence le sort
d'une personne intéressante , il est vrai , mais qui m'était
si peu connue. Cette fille qui me voulait si peu de bien ,
était ou une duègne incorruptible , ou dans les intérêts du
baron ;; peut- être que Louise , déjà séduite , n'avait plus
besoinde mon secours ; mais s'il en était tems encore......
Tout en réfléchissant à ce que je devais faire , je me
trouvai devant l'auberge du village; j'avais soif , j'étais
fatigué de ma course , j'entrai pour me reposer en buvant
une bouteille de bière ; j'étais à peine assis que le galop
bien connu des chevaux anglais du baron me tira dema
rêverie ; je m'approchai de la fenêtre , elle était ouverte;
je me plaçai derrière le rideau , de manière à voir sans être
vu. Bientôt deux cavaliers passèrent ; c'était Oreste et
Pilade , comme on appelait alors le baron et son cher
Ernest . Ma patience est à bout , disait le baron , mais
> aujourd'hui je saurai à quoi m'en tenir; je suis sûr de
> Louise , c'est l'essentiel , et.... » Ils avaient passé , je
n'entendis plus rien. Je les vis descendre de cheval , et
monter, en causant , la rampe qui conduisait à la cure .
Qui sont ces messieurs , dis-je à l'aubergiste qui était
devant la maison avec sa femme ?- "Deux étudians de
Jéna ; vous devez les connaître . Celui qu'on appelle le
baron , en veut à la fille de notre pasteur , qui est jolie.
comme tous les anges du paradis . Presque tous les jours:
ils viennent ici : le baron va faire sa cour chez le ministre ,.
et l'autre revient ici l'attendre avec les chevaux; on comprend
de reste ce que cela veut dire . Moi je vends ma ,
bière , mon vin , mon foin et mon avoine , et je trouve que
tout va très-bien. "
Non pas moi , dit l'honnête femme , je trouve que tout.
vatrès-mal. Cette demoiselle Louise , sage comme l'enfant
qui vient de naître , qui ne quittait jamais sa mère ! Que
dirait-elle la pauvre dame, qui couvait sa Louise comme
son trésor ? Ah ! ne me parlez pas d'une fille sans mère ,
et si près d'une Université . J'espère bien vivre jusqu'à ce
que les miennes soient mariées .... Qui m'aurait dit eela
deMlle Louise?
-Que veuxx--ttuu , ma femme, un baron tout galonné ,
cela donne dans l'oeil d'une jeune fille , on n'en voit pas ,
tous les jours.
1
MARS 18το.
297
-Ah ! c'est-là ce qui me chagrine : si dumoins c'était
l'autre. Mais le voilà qui revient tout seul, ah ! mon dien ,
mon dieu ! L'hôte s'avança pour prendre les chevaux;
Ernest n'ouvrit pas la bouche , il entra au jardin . C'est
toujours ainsi , continua la femme; il reste là au jardin à
révasser une heure ou deux jusqu'à ce que l'amoureux
revienne . Pardi , il doit bien s'ennuyer celui-là , aussi ne
dit-il mot à personne. En effet , je le voyais se promener
les bras croisés et la tête baissée. Je me décidai tout
de suite à le joindre , et à tâcher de réveiller dans son
coeur les sentimens d'honneur , que son aimable physionomie
annonçait. Avant sa liaison intime avec le baron ,
j'avais solivent entendu faire son éloge , et j'avais eu le
désirde rechercher son amitié ; mais il était peu commu-:
nicatif, et je me bornais à lui parler avec intérêt quand je le
rencontrais . Depuis quelque tems j'entendais dire qu'il
négligeait ses études , et que son noble et riche ami l'entraînait
dans un goût de dissipation , qui n'allait pas à son
état: mais le rôle qu'il jouait dans cette occasion me paraissaitbien
pire encore. J'en étais fâché presque autant
pour lui que pour la jeune fille; son extérieur me plaisait,
et je trouvais un double motif pour lui parler. J'entrai
donc dans le jardin , qui était assez vaste; il se prome->
nait , et ne m'aperçut que lorsque je fus tout près de lui .
Je le saluai ; il leva la tête ,et me rendit à peine mon salut
il n'avait point l'air de la surprise , mais sa physionomie
avait une expression mêlée de colère et d'inquiétude.
Où avez-vous donc laissé le baron, lui demandai-je pour
nouer l'entretien ? Vous étiez ensemble il n'y a qu'un instant;
(il fronça le sourcil.) D'où est-ce que vous nous
avez vus ? me demanda-t-il à son tour..
--De la fenêtre de l'auberge , je vous ai vu monter ensemble
au presbytère; le baron y est-il resté ? Il hésita un
instant et devenait toujours plus sombre; enfin il me dit
avecun son de voix altéré : Rien ne m'oblige à répondre à
des questions qui me surprendraient tout au moins , si je
n'en savais pas le motif. Oni , Monsieur , mon ami le
baronde Leneck est resté oùvous n'avez pas été reçu , où
j'espère que vous ne le serez jamais.
Vous me connaissez , mon père , et vous comprendrez
tout ce que cette réponse me fit éprouver; mais accoutumé
àmedéfier de moi-même lorsque je me sentais irrité , et
àdonner quelques minutes à la réflexion , je me contins ét
je le fixai en silence; quelque chose au fond de mon coeur
1
4
298 MERCURE DE FRANCE ,
:
me disait que ce pauvre jeune homme était abuse.
M. Schmitt , lui dis-je enfin , écoutez-moi ; voulez -vous
me donner une explication simple et franche de ce que
vous venez de me dire ? et je vous en donnerai une à mon
tour de ma conduite entière , etdu motifde la visite que j'ai
essayé de faire ; cette explication, je crois, vous satisfera pleinement
; je ne vous cacherai pas même que c'est dans ce but
que je suis venu vous rejoindre . Jusqu'à ce moment , Ernest ,
j'ai eu très-bonne opinion de vous: je pourrais à présent
en avoir au contraire une bien mauvaise , et vous jugeant
sur les apparences , vous croire le vil complaisant du jeune
libertin que vous nommez votre ami ; mais je résiste à ces
apparences , et je ne veux croire que vous seul . Vous de
même , Ernest , résistez aux suggestions qu'on emploie
pour vous prévenir contre moi , et soyez sûr que mon seul
but est d'être le sauveur de la vertu et le défenseur de
l'innocence .
Je mis sans doute un tel accent de vérité dans ces paroles
, qu'il en fut ébranlé ; sa physionomie prit une autre
expression . « Eh bien ! me dit-il , je vais m'expliquer franchement
; répondez-moi de même . Vous aimez Louise
Werner , et vous êtes venu ici plusieurs fois avec l'intention
de lui parler. "
,
-Rien n'est plus vrai , lui dis-je , cet espoir seul m'a
conduit ici , etje n'en rougis pas : je n'aime point Louise
car j'aime de toutes les facultés de mon ame Pauline Halder
mafiancée , et jamais je n'aimerai qu'elle . Je n'ai vu Louise
qu'une seule fois , mais elle m'intéresse , etje voudrais , s'il
en esttems encore , la sauver du plus grand des dangers .
-La sauver ! Louise ! .... De quel danger , Frédérich ?
au nom du ciel expliquez-vous . Elle n'en court aucun , je
vous assure. Mon seul but, mon seul désir , est de la rendre
la plus heureuse des femmes . 4
Et pour cela vous la laissez tous les jours avec celui
qui a juré sa perte ? Il pâlit comme la mort , et fut forcé de
s'appuyer contre un treillage ; à peine put-il articuler d'une
voix tremblante : " Dieu ! quel voile vous venez de lever !
.... achevez au nom du ciel ; sur quoi supposez-vous .... "
Je ne suppose rien , lui dis-je en le soutenant et le faisant
asseoir sur un banc : tâchez de vous calmer , et vous
saurez tout. Pauvre Ernest , dès ce moment vous êtes justifié
, et je ne puis plus que vous plaindre. Alors je lui
racontai, sans rien omettre, ma dernière promenade avec le
baron. Il m'écouta en silence , la main sur les yeux. « PerMARS
1810.
299
i
1
!
5
t
fide! s'écria-t-il lorsque j'eus fini , comme tu te jouais de
ma crédulité !
Il me raconta ensuite que , depuis trois ans , il aimait
éperdument Louise ; Mm Werner avait connu et protégé
son amour; en expirant elle mit la main de sa fille dans
celle d'Ernest , et mourut en les bénissant ; mais depuis sa
mort le vieux pasteur , qui ne le trouvait pas assez riche et
qui voulait marier sa fille à un vieux bailli qui la prenait
sans dot , avait cherché querelle à Ernest , lui avait déclaré.
qu'il rompait à jamais tout projetd'union entre lui et sa fille;
il lui avait et défendu l'entrée de sa maison , et à Louise de le
revoir. Comment obéir à un ordre aussi tyrannique lors- .
qu'on a donné son coeur ? Ils trouvèrent le moyen de s'écrire
et même de se voir quelquefois. Mais , soit que le père le
soupçonnât , ou le craignît , il était devenu plus sévère ; il.
ne permit plus à Louise de sortir de l'enceinte de la cour ,
et il ne fut plus possible au pauvre Ernest de la rencontrer..
Il était au désespoir lorsque le bbaaron , instruit sans doute
par la femme de service , qu'il avait gagnée , rechercha son:
amitié , lui proposa des promenades à cheval.-Dès la
première , il le mena comme par hasard dans le village del
Louise , et , comme il avait fait avec moi , il lui proposa de
monter à l'église et au presbytere pourjouir de la vue.Ernest
ému à l'excès aurait donné sa vie pour oser y aller , mais il
craignitde rencontrer le vieux pasteur , ou d'alarmer Louise ;
il refusa donc d'y monter , et confia à son nouvel ami , qui
le, pressait , les motifs de son refus . Le baron n'insista
pas, parut touché de son malheur, et lui dit qu'il s'occu
perait des moyens de l'adoucir ; puisque le presbytère vous !
est défendu , lui dit-il , n'y paraissez pas , je tâcherai d'yl
pénétrer seul , et mon amitié pour vous me rendra inventif..
Donnez-moi seulement un passe-port auprès de votre jeune
amie , et tout nous deviendra facile . Je me charge d'abord
de votre correspondance , je m'insinuerai auprès du père ;
je parlerai de vous comme de mon meilleur ami , et puisqu'il
'il aime l'argent et qu'il lui en faut , il ne vous manquera
pas . Voulez-vous diriger mes terres , vous serez le plus riche
intendant de l'Allemagne ? Voulez-vous être bailli comme
votre rival ? vous le serez avec des revenus bien plus considérables
. Voulez-vous être pasteur ? je vous offre un excellent
bénéfice à ma nomination . Nous réussirons , soyez
en sûr; il s'agit seulement d'entrer , de parler , de persuader,
et je m'en charge , heureux de faire le bonheur
d'un ami . Ernest , ignorant qu'il eût déjà vu Louise , fut.
300 MERCURE DE FRANCE ,
sans défiance ; il livra son coeur à l'espoir, et se dévoua a
celui qui le lui rendait. " Je tombai presque à ses pieds ,
me dit-il , et je nommai mille fois mon bienfaiteur celui
qui voulait m'ôter bien plus que lavie.
Dès le lendemain il avait écrit à son amie une lettre passionnée
comme son coeur; il la priait d'avoir une entière
confiance en celui qui la lui remettrait , et de chercher un
moyen de l'introduire auprès de son père. Ildonna cette
lettre au baron , l'accompagna jusqu'au village , et attendit
dans l'auberge, ou dans les environs , le succès de la négociation.
Pendant quelques jours leurs courses répétées furent
inutiles , le baron revenait sans avoir pu pénétrer auprès
de cetie Louise , qu'il était , disait-il , fort curieux de connaître.
Ernest ne cessait de la lui dépeindre de manière à
ne pouvoir s'y tromper. Enfin une fois il parvint à son but,
gagna l'Argus , la vieille Marthe , et par son moyen il avait
vuuninstantLouise, etluiremitla lettre d'Ernest qu'elleavait
reçue avec destransports dejoie ; elle devait préparerpour le
surlendemain sa réponse et l'esprit de son père pour recevoir
le baron , mais elle lui demandait en grace de ne rien
hasarder lui-même , et de bien se garder de paraître.
Ce surlendemain et bien d'autres encore se passérent
sans aucun succès ; souvent le baron , après une heure ou
deux d'attente inutile , revenait sans avoir pu seulement
entrevoir Louise ; d'autres fois il l'avait vue , mais sans pouvoir
lui parler ; quelquefois plus heureux, ilavait passé
quelques minutes avec elle , uniquement employées à parler
de son Ernest : celui-ci ne se lassait pas d'écrire , Louise
lui répondait de tems en tems, et ces billets lui rendaient
la vie. Elle attendait tout , lui disait-elle , de l'excellent
ami que la providence leur avait donné , et d'un jour à
l'autre elle espérait qu'il pourrait parler à son père. Aujourd'hui
, me dit Schmitt en finissant son récit , aujourd'hui
même était le jour fixé pour cette entrevue ? Comme
Louise devait se trouver dans la cour pourluidonner accès,
jen'ai pu résister d'essayeraumoins de l'entrevoir, etpour
la première fois j'ai accompagné le baron jusqu'à l'entrée ;
nous n'avons trouvé que Marthe ; Louise, retenue par son
père, n'avait pu venir elle-même : mais ce dernier atten
dait le baron , qui s'était fait annoncer comme voulant emprunter
de l'argent à gros intérêts. J'allais le laisser lorsque
Marthe nous dit en riant , que l'amoureux était encore)
revenu.-Frédérich Buchman ,dit le baron ? il a le diable
atu corps . Ernest , prenez-y garde , vous avez là un rival
MARS 1810 . 301
1
1
-
-
dangereux , rien ne le rebute.- Cette fois il a demandé
aussi à parler au père , en se nommant par son nom , Frédérich
Buchman , nous dit Marthe ; c'est cela même. Elle
nous conta comment elle vous avait renvoyé ; je ne pouvais
donc douter que ce ne fût bien vous-même , et j'en ai été
convaincu en vous frouvant ici ..
Il m'avait fait ce récit très-rapidement et d'une voix trèsémue;
il garda quelques instans le silence, abîmé dans ses
pensées , et se promenant avec vivacité. Tout-à-coup il
s'arrêta devant moi : " Non , Frédérich , non , vous n'êtes
point un imposteur , je le sens là , et je le vois là , me
dit-il , en posant une main sur son coeur , et un doigt sur
mon front : mais cet indigne Leneck Encore quelques
instans , et l'un de nous deux n'existera plus.... Mais
Louise , & Dieu , Louise ! -Il se promena vivement ,
se rassit, se releva ; la couleur de son teint variait, à chaque
minute , de la paleur de la mort au rouge le plus foncé ; sa
respiration devenait precipitée; il y avait une telle contraction
dans tous ses traits , un tel égarement dans son
regard , que j'en fus effrayé. Je pris sa main , elle était
brûlante; je fis ce que je pus pour le calmer , il ne m'écoutaitplus,
De moment en momentson agitation augmentait
, et devint enfin un vrai délire... Quelquefois il me
prenait pour le baron , et voulait se jeter sur moi avec
fureur; ou bien il croyait voir Louise , l'accablait de reproches
, et réclamait ses sermens; d'autres fois il me reconnaissait
, et se précipitant dans mes bras, m'appelant son
unique ami , il me conjurait de sauver sa Louise. Dans un
moment un peu plus tranquille , je parvins à le conduire
vers la maison; j'appelai l'aubergiste , et je lui dis l'embarras
où je me trouvais avec ce jeune homme , qui venait
d'être saisi par un accès de fièvre chaude. Nous le fimes
entrer dans une salle basse sa frénésie recommença
bientôt; mais dans le plus fort de ses accès ilne répoussait
pas mes soins et me nommait toujours son, sauveur , son
unique ami. Il fallait prendre un parti ; l'aubergiste avaitun mauvais
cabriolet, mais pas dechevaux je me décidai , malgré
ma répugnance , à me servirde celui qu'Ernest avait monté
et qui appartenait au baron. J'écrivis mon nom sur une
carte , que je laissai à l'aubergiste en lechargeant d'expliquer
au baron ce qu'étaient devenus son cheval et son
ami , et j'emmenai avec beaucoup de peine ce dernier, qui
était dansun étataffreux; mais dumoins cet accès soudain
302 MERCURE DE FRANCE ;
54
prévenait , pour le moment peut-être , un plus grand malheur:
je n'aurais pu l'empêcher d'attaquer Leneck avec
furie , et le sang froid du baron aurait pu être funeste
à mon ami ; car mon coeur donnait déjà ce titre au pauvre
Ernest , si cruellement abusé .
Nous arrivâmes a Jéna , je conduisis mon malade dans
ma chambre , et je me hâtai de faire venir un médecin qui
le déclara atteint d'une fièvre chaude de la plus mauvaise
espèce . Plusieurs saignées abondantes calmèrent son transport
, mais le mirent dans un état de faiblesse excessive .
Il aurait été mal soigné dans son logement , son état exigeait
une surveillance continuelle ; je le gardai chez moi
et je fis mettre un second lit dans ma chambre . Vous pouvez
vous rappeler , mon père , que je vous écrivis alors que
je soignais un ami malade sans entrer dans aucun détail ;
à présent je n'en dois omettre aucun , puisque c'est ce qui
m'entraîna dans l'abîme ! ... Je vais cependant les abréger
autant qu'il me sera possible .
,
,
7.
,
Dansles momens lucides du pauvre Ernest , et ils étaient
courts et rares , il n'était occupé que de Louise ; je fus
obligé , pour le calmer , de lui en imposer , de lui dire que
je savais que le baron , rebuté par elle , avait cessé ses
poursuites . Hélas ! j'avais lieu de croire au contraire
qu'elles étaient toujours plus ardentes ; il laissait à peine
passer un jour sans aller au presbytère , et j'avoue que
regardant Louise comme perdue à jamais pour Ernest ,
j'avais abandonné l'espoir de la sauver , et j'attendais avec
impatience le retour de la raison de mon ami pour le détacher
peu-à-peu de cette infidèle .
:
Aubout de quelque tems cependant , à ma grande surprise
, un jeune paysan de Lubelin vint à-peu-près tous .
les jours s'informer de la santé de M. Ernest Schmitt , et
dès qu'il apprit qu'il était mieux , il apporta des billets de
Louise à son adresse : ils lui faisaient tant de plaisir et
tant de bien , que je n'avais pas la force de les lui soustraire.
J'en étais moins contentque lui ; le sentiment qu'ils
exprimaient , quoique très -passionné , n'avait rien de naturel
: ils paraissaient dictés par une imagination romanesque
plutôt que par un coeur vraiment touché . Je me
promettais bien de le lui faire remarquer lorsqu'il serait
en état de m'entendre , mais il en était loin encore ; ilavait
presque tous les jours des accès de délire , que la lecture
seule de ces lettres pouvait calmer. Il n'avait plus le
moindre doute sur sa Louise ; elle ne lui en témoignait
MARS 1810 . 303
م
5
t
P
non plus aucun , et ne cessait de lui répéter qu'elle comptait
sur ses promesses , et qu'elle attendait tout de lui ;
d'ailleurs elle ne parlait plus du tout du baron ; mais elle
lui disait que son père ne serait pas toujours inflexible.
Cette lueur d'espoir ranimait Ernest , et le rendait à
la vie . Il répondait , et ses lettres se ressentaient , sans
doute , du désordre de son esprit et de la violence de sa
passion . Quelquefois , lorsque sa faiblesse l'empêchait
d'écrire , il me dictait ses billets , et j'en profitais pour
encourager son amie à lui rester fidèle ; pour lui donner
tous les conseils de la véritable amitié . Ernest n'avait plus
aucun soupçon , et moi je commençais à revenir des
miens et à croire que j'ava's jugé trop légèrement ceite
jeune fille , qu'elle avait , ainsi que je l'avais supposé ,
repoussé les voeux du baron; dans cette idée , je croyais
devoir encourager les espérances d'Ernest plutôt que de
les détruire. Que de fois nous avons anticipé , par la
pensée , sur le bonheur qui nous attendait dans nos cures
de villages , avec nos deux charmantes épouses ! Il voulait
aussi être pasteur , et notre amitié et notre vie auraient été
le modèle de la vôtre et celle de votre cher Halder . Douce
illusion ! rêves enchanteurs ! dont tout nous promettait
la réalité , qu'êtes -vous devenus ?
:
Mes soins étaient récompensés ; la santé d'Ernest se
remettait peu-à-peu ; la fièvre l'avait quitté depuis quelque
tems , mais il était très -faible encore. Le médecin pensa
que quelques promenades , soit à cheval , soit en phaéton ,
pourraient le fortifier. Dès la première , il me demanda
d'aller à Lubelin ; nous nous arrêtames à l'auberge , et de-là
nous envoyâmes un enfant demander la vieille Marthe :
elle vint aussitôt , et parut surprise de nous voir. Ernest
était si ému qu'il pouvait à peine prononcer le nom de
Louise ; ce fut moi qui demandai à Marthe si elle ne pourrait
pas venir un instant à l'entrée de la cour. Impossible ,
nous dit-elle , elle est auprès de son père , qui est un peu
malade ; mais vous la verrezbientôt, je crois, autant que vous
de voudrez. Ce peu de mots mit Ernest au comble de la
joie ; il donna à cette fille tout ce qu'il avait d'argent sur lui ,
et c'était bien plus qu'il ne pouvait donner. Toute la soirée
ilmeparla de son bonheur, qui s'approchait sans doute .
Vous la verrez bientôt autant que vous le voudrez , lui
avait dit Marthe . J'interprêtai comme lui cette phrase , mais
majoie n'était pas complète : un soupçon vague , et qui ne
fut que trop tôtvérifié ,pesait sur mon coeur. Le lendemain
304 MERCURE DE FRANCE ,
àpeine étions -nous levés , qu'on apporta une grosse lettre à
l'adresse d'Ernest Schmitt, de chez le pasteurWerner . Il la
prit avec unegrande émotion . " Dieu ! c'est de son père ,
medit-il, ilconsent sans doute à monbonheur. Son visage
rayonnait de joie en rompant le cachet; elle en contenait
une petite de Louise , ce qui le confirma dans son idée ; il
lapressade ses lèvres , et les lut ensuite rapidement. Je le
regardai, et à l'expression du bonheur je vis succéder celle
dudésespoir et de la rage. Il pressa violemment les deux
lettres dans ses mains , et me les présenta en me disant ce
seul mot , lis . Je les pris et il sortit rapidement : je lus
etje pouvais à peine en croire mes yeux. Voici cette lettre,
qui me frappa trop pour l'avoir oubliée .
Lubelin , ce ***.
Vous êtes un scélérat , M. Ernest Schmitt ! il y a long-
> tems que je m'en doutais , et j'en ai pour mon malheur
la conviction . Vous avez abusé de la faiblesse d'une mère
> pour inspirer à sa fille encore enfant un amour coupable,
> et vous en avez profité pour lui faire oublier tous ses
> devoirs. Malgré mes défenses positives et réitérées ,
> Louise vous a vu , et victime de vos séductions elle a été
> perdue. La malheureuse vient de m'avouer sa faiblesse ,
» l'état qui en est la suite , et vous nomme le père de l'enfant
qu'elle porte. Vous êtes le dernier des gendres que
» j'aurais voulu choisir, puisque vous n'avez ni fortune ni
> moeurs : mais vous avez un ami généreux , que vous ne
» méritez guères , qui veut au moins suppléer à votre for-
> tune et vous donner une place avantageuse ; et autant
» que je puis en juger par les lettres insensées qu'on vient
de me faire lire , vous avez assez d'amour pour ne pas
balancer à réparer vos torts , et à rendre l'honneur à mon
indigne fille. Conduisez-vous à l'avenir de manière à me
> faire oublier les premiers . Soyez plus reconnaissant que
» vous ne l'avez été pour votre généreux bienfaiteur , M. le
» baron de Leneck , que vous avez si lâchement abandonné
» pour un autre qui ne vaut pas mieux que vous ; etpeut-être
, à ces conditions je consentirai à vous regarder comme
» un fils. En attendant, je suis un père très-malheureux ,
très-offensé , et qui regrette que son âge et son état ne lui
> permettent pas de vous demander une autre réparation
>>qui serait plus de son goût. "
MICHEL WERNER, pasteur de Lubelin .
Je frémis d'indignation , et passai à la lettre de Louise :
elle
MARS 1810 .
SEINE
!
;
J
1
1
1
1
1
۱۰
i
!
DE
elle était singulière , embarrassée , et ne s'est pas gravée
dans ma mémoire . Elle rappelait à Ernest et sor amour
et ses promesses tant de fois répétées . Son honneur sa
vie , le sort d'une créature innocente , tout dépendantde
lui. Elle ne pouvait croire qu'il voulût abandonner aude
sespoir celle qu'il avait tant aimée . « Ernest , lui doitelle
en finissant , soyez pour moi ce quevous promites apar
» mère mourante ,un ami , un appui , un époux , et nous
> pourrons encore être heureux ; car le coeur de Louise est
> à vous seul , et l'étude de sa vie sera de réparer une faute
» qu'elle ne peut se pardonner. "
,
Je jetai avec horreur ces deux lettres , et je m'aperçus
seulement alors qu'Ernest n'était plus là , et qu'en sortant
il avait pris mon épée qui pendait au mur ; la sienne était
restée chez lui. Je compris où je le trouverais , et je volai
chez le baron . En traversant une promenade derrière sa
maison , j'entendis quelque bruit , et tournant un angle ,
je vis ce que j'avais craint , mon pauvre Ernest si faible
encore des suites de sa longue maladie , qu'à peine pouvait-
il soulever l'arme avec laquelle il combattait contre un
homme vigoureux , et renommé pour son adresse dans l'art
de l'escrime . La rage soutenait Ernest , mais cette vigueur
factice ne pouvait durer qu'un instant ; son bras commençait
déjà à faiblir , et j'eus bien peu de peine à me saisir
de son épée avant même qu'il m'eût aperçu , à l'écarter et
àprendre sa place. Vous auriez trop peu de mérite
dis-je au baron , à triompher d'un convalescent qui peut
àpeine se soutenir ; vous avez tant d'autres moyens de lui
ôter la vie ! avec moi le combat sera plus égal . Soit ,
dit-il , je vous en veux bien plus qu'à lui. Et nous nous
attaquâmes avec furie. Ernest , désarmé et forcé d'être
témoin du combat , était au désespoir, mais il ne fit pas un
seul pas pour se rapprocher , que lorsqu'il vit chanceler le
baron en s'écriant : Vous êtes vengés , je meurs . Il vola à
lui et le soutint dans ses bras , tandis qu'avec mon mouchoir
je tâchais d'arrêter le sang. Mon épée avait donné
dans le côté droit au dessus des côtes . Nous le portâmes
dans son hôtel , qui n'était qu'à deux pas. Après l'avoir
remis à son valet de chambre , je courus chercher un chirurgien
, et j'eus la satisfaction de lui entendre dire que la
blessure ne serait pas mortelle. Sans doute il ne méritait
pas de vivre , mais je n'aurais pas voulu avoir sa mort à me
reprocher.
-
Voilà , mon père , l'histoire exacte de cette affaire avec le
V
306 MERCURE DE FRANCE,
,
baron de Leneck , qui fut représentée à-peu-près comme
un assassinat ; nous fumes accusés d'être venus ensemble
et tous les deux armés pour attaquer le baron , et dès le
même jour on nous mit aux arrêts dans deux chambres sé
parées : on n'avait , il est vrai , trouvé sur la place que mon
épée , mais l'autre pouvait avoir été emportée, Nous fûmes
interrogés par les autorités , et malgré tout ce que nous
pûmes dire , on s'obstina à nous croire coupables . Je demandai
que nous fussions confrontés avec le baron , dès
qu'il serait en état de parler ; on ne pouvait nous le refiuser;
nous devions y être conduits l'un après l'autre : j'y
fus le premier, comme étant celui qui l'avait blessé . Soit
que l'aspect de la mort eût amené quelque repentir , soit
que l'accent calme et ferme de la vérité lui en imposât, il
confirma toutes nos allégations , et raconta l'affaire exactement
comme nous . Ernest fut ensuite introduit ; Leneck
voulut lui parler sans témoins , et n'eut pas honte de le
presser lui-même d'accepter la main de Louise et ses bienfaits
. Ernest repoussa cet outrage avec mépris , et accabla
Le baron de reproches bien mérités . Celui-ci en convint ,
et poussa ensuite la bassesse et la fausseté jusqu'à nier
cet entretien , dont Ernest n'avait point de preuves . Le
même jour, le baron étant hors de danger , et ses dépositions
m'ayant été favorables , je ſus mis en liberté; mais
Ernest resta aux arrêts comme ayant été l'agresseur , et
comme étant le séducteur de la jeune Louise Werner ,
dont la honte était ébruitée , soit par cette affaire , soit par
son père qui avait formé des plaintes juridiques contre Ernest
Schmitt , et demandé qu'il fût contraint à l'épouser ,
Une foule de lettres d'Ernest furent produites enjustice ,
la plupart de celles que le baron avait été chargé de remettre
, et les billets qu'il avait écrits dans le délire de la
fièvre; toutes témoignaient de l'amour le plus violent , et
dans quelques-unes , il parlait de son bonheur en termes
si passionnés , qu'elles pouvaient être interprêtées comme
on le voulait, par des gens prévenues . Mais moi , moi
qui depuis six mois ne l'avais pas quitté un seul instant ,
moi qui connaissais si bien le véritable séducteur , devaisje
laisser accuser mon ami sans le défendre ? sans affirmer
, à qui voulait l'entendre , qu'il était la victime de la
plus horrible perfidie et d'une injustice sans exemple ? Les
partisans du baron (et les riches en ont toujours ) repoussaient
mes assertions . Ceux qui connaissaient son caractère
et ses moeurs , les confirmaient et je ne puis vous
Y
MARS 1810. 307
dire combien de querelles , de rixes , de combats même
furent la suite de cette affaire , sur laquelle les esprits s'aigrirent
toujours plus : Jéna fut absolument divisé en deux
factions , où personne ne voulait céder , et moi si sûr d'avoir
raison ,bien moins encore . Mon pauvre Ernest , toujours
détenu , était le plus malheureuxdes hommes. Cette Louise
tant idolatrée , devenue l'objet du mépris général , était
pour lui une pensée presqu'aussi cruelle que celle de sa
perfidie. En vain je l'assurai qu'elle excitait plus de pitié
que de blâme , je ne pouvais le consoler , car alors de mépris
retombait sur l'amant qui l'abandonnait. Cent fois je
le vis sur le point de consentir à l'épouser , et de rendre
ainsi l'honneur à sa Louise ; mais pouvait-il lui rendre sa
confiance si indignement trompée , et recevoir du séducteur
de sa femme , du père de l'enfant qui porterait son
-nom , le prix de sa honte ? Le baron affectant de se montrer
généreux , disait hautement qu'en faveur de l'amitié
qu'il avait ene pour Ernest , de celle qu'il avait encore pour
Louise , il donnerait une place lucrative ou une pension
au jeune homme dont il avait eu le tout d'être le confident.
L'avare pasteur exaltait sa générosité ; et l'injurié Ernest
passait pour le plus ingrat des hommes en s'y refusant et
en accusant son bienfaiteur. J'avais plusieurs fois inutilement
tenté de voir Louise , soit à la prière d'Ernest , soit
pour essayer dele justifier; elle était malade et gardée à
vue. Marthe même ne paraissait plus , et c'était par la
femme de l'aubergiste , qui aimait et plaignait Louise , que
je savais la rigueur avec laquelle elle était traitée. J'en gémissais
et n'imaginais aucun moyen de pénétrer auprès
d'elle , lorsqu'un soir que je sortais de la chambre d'arrêt
d'Ernest, je fus abordé par une femme du peuple que je reconnus
à l'instant ; c'était Marthe : Est-ce que je ne me
trompe pas , me dit-elle, êtes-vous M. Frédéric Buchman?"
Sur ma réponse affirmative , elle saisit mon bras et m'entraînant
avec elle , venez , venez , oh ! par pitié venez ,
nous n'avons pas un instant à perdre ; elle veut vous
voir avant que d'expirer . " Un frisson parcourut mes
veines . « Elle , qui ! ..... 6 dieu ! Louise ? Louise
me répondit-elle; pauvre enfant ! elle va mourir. Si jeune
et si malheureuse ! ah oui ! sans doute il vaut mieux qu'elle
quitte ce monde. Mais puisse-t-il périr aussi dans les tourmens
celui qui l'a conduite au tombeau! J'étais beaucoup
trop ému pour lui faire aucune question , et d'ailleurs elle
me faisait marcher trop vite. Nous étions sortis de la ville ;
-
,
Va
203 MERCURE DE FRANCE ,
àcent pas de la porte , elle prit un sentier détourné , qui
nous conduisit à une chaumière. C'est ici , me dit-elle.-
J'entre.-Oh ! mon père, mon père , quel spectacle de douleur
! Cette jeune Louise que j'avais vue un seul instant ,
fraîche et pure comme un bouton de rose , Louise à peine
dans sa 18me année , environnée des ombres de la mort ,
en ayant déjà la pâleur , couchée sur un lit de paille ! un
vieillard à barbe blanche qui paraissait octogénaire , était
assis à côté d'elle sur une chaise de bois , et tenait dans
ses bras un enfant nouveau né , sur lequel sa mère attachait
encore ses regards mourans . Marthe me fit signe de
⚫ ne pas avancer , et s'approchant du lit : Voici M. Buchman
, dit-elle à sa maîtresse . Ses joues se colorèrent faiblement
, et ses yeux se tournèrent vers moi. Je m'approchai ,
et par unmouvement involontaire , je me trouvai à genoux
à côté de ce lit de mort et devant cette malheureuse victime.
Je ne pensai plus du tout à sa faute , je ne voyais
que l'expiation , et Louise expirante n'était plus Louise
coupable. J'avais pris sa main que je pressais de mes lèvres .
Elle fit un faible effort pour me relever. « C'est moi , me
dit-elle avec peine , qui devrais être aux pieds de l'ami
d'Ernest » Ce peu de mots épuisa ses forces , elle laissa
retomber sa tête , sa légère rougeur se dissipa , et je crus
qu'elle avait cessé d'exister. Marthe avait apporté de la ville
descordiaux , des eaux spiritueuses; elle luifrottales tempes,
les bras , et bientôt sa respiration nous fit connaître qu'elle
vivait encore. Si seulement ma femme était là, dit le vieillard,
elle pourrait l'aider ; mais elle est allée chercher_un
ministre , pour accompagner cette pauvre âme en paradis ,
et un médecin pour voir s'il n'y a plus de ressources .
Marthe leva les yeux au ciel . J'appris que ce vieillard presqu'impotent
était son père ; ilne pouvaaiitt faire autre chose
que de tenir l'enfant qu'il réchauffait contre son sein , et
contre ses joues ridées. Je ne puis vous exprimer combien
ce contraste , et cependant ce rapport de la fin et du commencement
de la vie avait quelque chose desolennel et de
profondément triste .
Cependant Louise avait repris sa connaissance ; ses lèvres
pâles balbutiaient quelques mots si bas que je fus obligé de
m'asseoir sur son lit , et de pencher ma tête sur elle pour
l'entendre . « Ami de mon Ernest , disait- elle , prononcez
de sa part mon pardon ; il le confirmera quand il saura que
sa Louise n'est plus , et qu'elle a payé de sa vie une faute
aussi grande. Ma chère Marthe , je ne puis parler , vous
MARS 1810 . 3c9
1
ト
}
L
1
:
5
savez tout , racontez à M. Buchman les malheurs de la
coupable Louise . » En vain je voulus m'opposer pour le
moment à cette cruelle confession; Louise l'exigea , il fallut
s'y soumettre. Marthe s'assit à côté du lit , et me fit une
histoire longue et diffuse des infames moyens que le baron
de Leneck avait employés pour séduire Lonise. Une fois
introduit comme l'ami d'Ernest , il mit tout en usage pour
égarerunejeune fille sans défiance , dont l'innocence même
augmentait le danger .-Marthe dans son récit glissa légèrement
sur ses propres torts à elle , mais il me parut positif
que gagnée par l'or du baron , ou par l'espoir qu'il épouserait
Louise , elle lui avait facilité tous les moyens de la
voir seule , et qu'il en avait indignement abusé . Louise
résista long-tems , parce qu'elle aimait Ernest , et sa résistance
enflamma toujours plus son séducteur ; mais elle ne
voyait plus Ernest , et voyait tous les jours pendant des
heures entières un homme passionnément amoureux , dont
la figure était belle , l'esprit insinuant , et qui s'était fait
une étude particulière de ce genre de triomphes . Louise
fut entraînée par degrés sans s'en douter , et ne sentit la
grandeur de sa faute que lorsqu'elle fut irréparable . Qui
est la femme qui osera jeter la pierre contre elle ? Sa chute
fut le premier de ses torts et le plus excusable , mais il est
trop vrai qu'une faute en entraîne millllee, et qquu''uunnee femme
quí a cédé n'est plus qu'une esclave soumise aux volontés
de son maître. Louise n'aimait pas le baron , mais elle le
craignait , et n'osait plus lui résister : ce fut lui qui dicta
tous ces billets perfides à Ernest ; il lui persuada que ce
jeune homme l'aimait au point de tout lui pardonner , et
d'être encore heureux de l'épouser , et il exigea d'elle de
le nommer à son père comme celui de son enfant . La
réponse fière et noble d'Ernest , son duel avec le baron ,
et enfin son arrestation , furent autant de coups de poignard
pour elle ; elle sentit toute sa faute , le remords le
plus cruel tortura son coeur , et ne pouvant obtenir ni de
sonpère,ni de son séducteur, de se rétracter et de justifier
Ernest , elle résolut de le faire elle-même , et de se prés
senter aux juges. Marthe, depuis long-tems repentante de
sa confiance dans le baron , consentit à l'aider , en joignant
son témoignage à celui de sa maîtresse . Elles partirent
du presbytère un matin , pendant que M. Werner était à
l'église , mais Louise avait sans doute mal calculé , elle
fut saisie en chemin des plus violentes douleurs ; Marthe
n'eut que le tems de la conduire chez son père , où , après
Σ
MERCURE DE FRANCE ,
T
deux jours de souffrances inouïes , elle mit au monde une
fille , et sentit qu'elle-même n'avait plus long-tems à vivre =
elle se rappela de moi , de mon amitié pour Ernest , et
voulut me voir avant que d'expirer. Pendant le récit de
Marthe , elle avait repris sa petite des bras du vieillard ;
elle la remit dans les miens , et rassemblant le peu de
forces qui lui restaient encore : Généreux ami , me
» dit-elle , s'il est vrai que vous m'ayez pardonné , pro-
> tégez cette innocente créature; désavouée par celui qui
lui donna le jour , rejetée par celui que j'ai indignement
trahi , il ne lui reste plus que vous. Au nom
» de l'humanité , ne refusez pas le legs d'une mère expirante.
Promettez-moi d'être son père. Qui aurait pu
résister à une prière aussi touchante , et repousser le dernier
voeu d'une mère ? Je pressai contre mon coeur l'enfant
endormi dans mes bras , et prenant une des mains de la
mourante , je m'écriai : 4:Oui , Louise , oui , j'accepte ton
présent , our je suis le père de ton enfant , et je ne l'abandonnerai
jamais ! J'achevais à peine qu'un cri de Marthe
et le mot de malheureuse , prononcé par une voix de tonnerre
, me firent lever les yeux. Deux hommes vêtus de
noir étaient à la porte . « Plus doucement , vous la tuerez ,
disait l'un d'eux à l'autre en l'empêchant d'avancer.
Hélas ! c'en était fait ! la vie de l'infortunée ne tenait plus
qu'à un fil , il fut rompu par cette émotion violente et soudaine
; elle murmura faiblement : Mon père ! & mon père !
et ses yeux se fermèrent à jamais.
Da suite au Numéro prochain. )
mod of 097
९
VARIÉTÉS.
Did singhio
2009
SPECTACLES Théâtre de l'Impératrice . Première
représentation des Indiens , comédie en quatre actes et en
prose , au chénéfice deMme Molé. Ader-Bar , Nabab
de Mysore , détrôné par ses propres parens , se réfugie en
France avec sa fille Nellyet Mussa-Feri , le seul de ses
serviteurs qui lui soit resté fidèle ; il débarque à Bordeaux ;
la maison qu'il habite appartient à M. Schmidt , dont la famille
est: composée de sa femme et de trois enfans.. Mme
Schmidt, fière de sa naissance distinguće, ne s'occupe qu'à
MARS 1810 . 311
L
visiter la noblesse du voisinage. Robert fils aîné de M.
Schmidt voyage sur mer , Samuel son second fils ne songe
qu'aux moyens de faire fortune, et le bon M. Schmidt, que
la goutte retient dans son fauteuil , n'a d'autre société que
sa fille Lydie , qui travaille auprès de son père , lui lit les
journaux et passe même les nuits à broder des manchettes
pour lui procurer du chocolat ; nous observerons que ce
dévouement filial n'est pas trop nécessaire , M. Schmidt
n'étant in moins qu'indigent .
Ader-Bar, touché des vertus de Lydie , forme le projet
de l'épouser , et pour mettre son projet à exécution , il s'y
prend d'une manière tont-a-fait étrangère , ou, si l'on veut,
tout-à-fait étrange; car, au lieu de s'adresser à M. et à Mme
Schmidt, c'est à Lydie elle-même qu'il fait les premières
propositions : Lydie aime un jeune marin qui voyage avec
son frère Robert ; mais , dans l'espérance d'enrichir sa famille
, elle se sacrifie , accepte la main d'Ader-Bar , reçoit
même de lui une bague très-brillante , et se trouve ainsi
fiancée sans même en avoir fait part à ses parens . Il est
difficile d'excuser un tel oubli des convenances dans une
demoiselle aussi sage que Lvdie , et je ne pense pas que ce
soit ainsi que les filles se marient à Bordeaux.
Cependant Robert revient de ses voyages ,toujours accompagné
de Nazir l'amant de Lydie . Nazir, au désespoir
de trouver sa maîtresse infidelle , veut se rembarquer, mais
le momentdes Teconnaissances arrive ; Ader-Bar retrouve
dans Robert le capitaine de vaisseau qui l'a sauvé , et dans
Nazir son propre fils ; on sent qu'après de pareilles découvertes,
Nazir épouse Lydie ; et Nelly qui ne répond pas
à l'amour interesse de Samuel , est unie à Robert. C'est
ainsi , je crois , que se termine l'ouvrage , je n'oserais
pourtant pas l'affirmer , car, dès le commencement du troisième
acte , le public a témoigné son mécontentement
d'une manière si bruyante , qu'il est alors devenu impossible
d'entendre un seul mot de dialogue , et que cette comédie
s'est changée en pantomime ; je soupçonne même
qu'au milieu du tumulte les acteurs ont retranché la fin du
troisième acte , etpresque tout le quatrième , pour passer au
denouement. Malgré ce sacrifice , les Indiens , il faut bien
enfin le dire , ont été complètement sifflés . Au moment où
les acteurs allaient commencer la Bonne Mère , jolie comédie
deFlorian , qui terminait le spectacle , quelques curieux
out cependant témoigné le désir de connaître l'auteur des
312 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
2
Indiens , et Mme Molé a nommé , d'une façon assez cava
lière , M. Kotzebue , un Allemand.
:
Nous conseillons à ceux qui veulent absolument transporter
les comédies allemandes sur nos théâtres de faire à
l'avenir de meilleurs choix. M. Kotzebue est loin de jouir
dans son pays de la réputation que l'on avait essayé de lui
faire dans celui-ci ses3 ouvrages ont pour nous un grand
inconvénient , c'est de n'offrir le plus souvent qu'une imitation
faite sans goût d'ouvrages représentés àParis . L'Allemagne
compte plusieurs auteurs dont les comédies sont
infiniment préférables aux siennes , et les personnes qui
s'obstinent å les traduire , rendent un mauvais service à la
littérature allemande en ne la faisant connaître que par son
côté le plus faible . Quelle idée les étrangers auraient-ils de
l'état du théâtre en France , si on ne traduisait pour eux
que les mélodrames des boulevards ?
2
On a le même jour remis à ce théâtre le Malin Bonhomme
ou les Tuteurs vengés , comédie en un acte et en vers de
M. Alexandre Duval : ce joli ouvrage a pour but moral de
venger les tuteurs de comédie , trop souvent immolés aux
intrigues des amoureux et des Frontins . Il est trop connu
pour que nous en donnions ici l'analyse : le succès qu'il a
obtenu aux premières représentations vient d'être pleinement
confirmé .
nes.
Théâtre des Variétés . - Les Réjouissances autrichien-
Le théâtre des Variétés a gagné tous les autres de
vitesse ; il est le premier qui se soit rendu l'organe des
sentimens du public, en célébrant l'arrivée de l'Impératrice
Marie-Louise . Les Réjouissances autrichiennes , dont on
nous a montré le tableau , sont l'avant- coureur de celles qui
attendent en France notre auguste souveraine . L'amour des
Autrichiens n'est ni plus grand ni mieux senti que celui
qu'elle a le droit d'attendre de ses nouveaux sujets , et les
regrets des Allemands , en se séparant d'elle , lui sont un
sûr garant de l'amour des Français.
.
La petite pièce de M. Sewrin réunit au charme de quel
ques scènes villageoises fort touchantes des détails gais et
spirituels . L'auteur s'est abstenu dans ses couplets de jeux
de mots et de calembourgs , ce qui leur donne une grâce
naïve qui convenait à la circonstance . La pièce a été montée
avec beaucoup de soin par l'administration , et tout le
monde y remarque avec plaisir la piquante réunion des
MARS 1810 . 313
C
quatre plus jolies actrices de ce théâtre qui semblent encore
embellies par le costume autrichien. Parmi les couplets
qui ont été redemandés d'une voix unanime , nous citerons
le suivant, qui est chanté par un meunier.
Le Français et l'Autrichien ,
L'un à l'autre nécessaire ,
Sont unis par un lien
Durable autant que sincère :
Tant qu'ils n'étaient que voisins
Monmoulin ne tournait guère ;
Les voilà plus que cousins , an
Legrain
Vient au moulin.
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POLITIQUE.
LES nouvelles de Londres relatives aux affaires d'Espagne
, continuent à exprimer la sollicitude de la nation ,
et ses alarmes sur l'issue d'une campagne qui peut liri être
aussi funeste que celle de l'Escaut. Les avis répandus sont
contradictoires ; les uns annoncent la retraite de l'armée
sur Lisbonne ; les autres portent qu'elle marche en avant à
la rencontre du duc d'Abrantès ; 2000 hommes des gardes
doivent même s'être embarqués pour le Portugal.Au surplus
, voici sur la situation de Cadix les détails qui paraissent
les plus authentiques .
« Il y a à Cadix 15 ou 18 mille hommes de troupes . Sa
population se montait , au 14 du mois dernier , à près de
130 mille ames . Dans le port et dans les magasins , il y avait
pour 35 jours de vivres pour les habitans , et pour plus de
trois mois de subsistances pour la garnison. Les régimens
anglais et portugais de Lisbonne étaient non-seulement
arrivés , mais encore les 1200 hommes qui avaient été
envoyés de Gibraltar pour occuper Ceuta .
» On a conjecturé que, quelque considérable que soit la
population de Cadix , elle pouvait recevoir de la côte de
Barbarie des provisions en abondance . Ceux qui hasardent
cette opinion ne connaissent pas exactement l'état des choses
sur la côte d'Afrique , ni les empêchemens qui ont si fréquemment
interrompu l'arrivée des produits de ce pays fertile.
L'Empeur de Maroc est maintenant , par quelquesmotifs
qu'on n'explique pas , très -indisposé contre les chrétiens
ses voisins , et il pent entraver beaucoup les relations commerciales
qui deviennent nécessaires dans la circonstance
particulière où se trouve le port de Cadix.
» Les mouvemens de l'ennemi ont été faits dans cette province
avec cette activité nationale qui le caractérise . Il a
parcouru , sans rencontrer la moindre opposition , toute la
province d'Andalousie , et a envoyé un parlementaire dans
l'île de Léón pour demander la reddition de Cadix . La plus
grande partie des villes entre Cadix et les frontières n'étant
pas forſifiées , l'ennemi n'a eu qu'à passer les défilés , et
MERCURE DE FRANCE , MARS 1810. 315
marcher sur Cordoue , Séville et Xérès , et enfin sur le
port Sainte-Marie , qui forme un des angles de la baie .
Les habitans de Cadix font maintenant de grands efforts
pour achever la seconde ligne des fortifications . Les Fran
çais sont en possession de tous les environs d'où Cadix
tirait ses provisions fraîches ; sans doute, les quartiers d'hiver
doivent y être très -agréables ..
Il paraît que les Andalousiens défendront Cadix Pen
dant deux ou trois mois, et qu'après ( en considérant les
privations auxquelles ils seront exposés ) , ils remettront
cette ville au pouvoir de l'ennemi , àmoins que les Anglais
n'y jettent , comme ils ont été suppliés de le faire , un renfort
de 10 ou 15,000 hommes . "
On prétend que dans les derniers débats du Parlement ,
lorsqu'il s'agit de savoir si l'Angleterre prendrait à sa solde
30,000 hommes de troupes portugaises , M. Parceval laissa
entrevoir que , dans la situation actuelle des affaires , il
existerait encore quelques moyens de faire revivre une
coalition contre la France. Il parla avec exagération des
derniers efforts faits par l'Autriche , et ne parut pas éloigné
de croire que des efforts pareils pourraient être tentés
denouveau. L'orateur n'a point précisé cette idée
bet
,qui a
été relevée avec chaleur par M. Whithbread comme une de
ces, spéculations politiques dont on a mille fois bercé le
peuple anglais, dont il est tems qu'il soit désabusé.
L'orateur a regardé la dernière tentative de l'Autriche
comme mal combinée ; en effet , quelque courage , quelque
constance qu'elle ait déployé , quoique ses troupes se soient
glorieusement conduites , on a vu les résultats de la campagne.
Où était le vainqueur quand il a consenti à la paix ?
qui gouvernait dans la capitale ? quelles provinces res
taient à la monarchie ? Désormais , qui pourrait tenter une
nouvelle entreprise ? On cherche vainement le conseil au
sein dinquel pourrait naître une telle idée. Cette idée en
effet n'a pas paru faire une profonde impression sur la
chambre elle ajécouté avec bien plus d'intérêt la proposition,
du lord Holland , tendant à faire mettre sous les
yeux de la chambre les pièces relatives aux propositions
faites par le gouvernement français pour un échange de
prisonniers . Dansle mêêmmee mmoommeenntt un courrier autrichien
apportait à Londres la notification officielle du mariage de
l'archiduchesse Marie-Louise avec l'Empereur des Français
, ce qui a donné un crédit singulier aux conjectures
de M. Parceval , et donné une haute idée de son talent
A
316 MERCURE DE FRANCE ,
pour lire dans la pensée des souverains et le secret des ca
binets . On ajoute que par le même courrier l'Autriche
offre sa médiation pour rétablir la paix entre la France
et l'Angleterre . Rien de positif à cet égard , non plus qu'à
l'égard d'un cartel d'échange , dont un bruit assez accrédité
annonce cependant l'existence .
Quoi qu'il en soit , des bruits de paix maritime ont
couru dans le Nord; car le gouvernement danois , rigide
observateur du système continental et des mesures prohibitivesdu
commerce anglais , craignantque ce bruit n'apportât
quelque retardement dans l'exécution strictement nécessaire
de ces mesures , a publié officiellement que riend'authentique
n'existait encore relativement à cette paix , et
quedès-lors toutes les ordonnances existantes , récemment
réitérées en Prusse , en Suède et en Russie , devaient être
fidèlement observées .
.1
Une autre note officielle plus importante , et qui vient à
l'appui des conjectures de M. Parceval tout aussi heureusement
que la nouvelle du mariage de S. M. , a été consi
gnée dans la gazette de la coouurr de Pétersbourg : la voici;
elle porte avec elle le rappel des faits, son texte et son
commentaire . L'article est de Grodno , 1er février ; il est
ainsi conçu :
4 On attend dans nos provinces frontières le retour des
troupes russes qui , dans la dernière guerre d'Autriche , se
sont trouvées en Gallicie . Elles reviennent dans l'intérieur
de l'Empire occuper leur quartier d'hiver. C'est pour cela
que l'on est ici fort surpris que quelques gazettes aient annoncé
, sur la rubrique de Breslaw , ce retour des troupes
dans l'intérieur de nos frontières , comme s'il eût été question
d'un mouvement au-delà des frontières , et de l'occupation
du Niémen; ce serait exactement comme si le retour
de ces troupes de Finlande après la conclusion de la
paix , était annoncé comme étant une démonstration de
guerre. Il serait sur-tout à désirer que MM. les rédacteure
des gazettes étrangères (on pourrait ajouter MM. les orateurs
du parlement ) fussent aussi pacifiques que la Russie
l'est en effet. » ".
Aucune autre nouvelle politique ne'mérite en ce moment
de fixer l'attention; elle se reporte de toutes parts et
toute entière sur le grand événement dont nous allons être
les témoins. C'est ici que le poëte semble s'être écrié :
عور ارف ار
Jue
1706 7
Rois,soyez attentifs ; Terre
prête l'oreille.
1
MARS 1810 . 317
Pendant que la ville de Paris signale cette grande épcque
par l'immensité de ses préparatifs , que sur tous les
points de cette vaste cité il semble qu'une fête soit disposée,
que les artistes rivalisent d'efforts , que les poëtes
accordent leur lyre , que les théâtres secondaires multiplient
les productions de circonstances , et que des compositions
d'un ordre supérieur se préparent sur nos grandes
scènes , l'Empereur du fond de son cabinet entend les
accens de la reconnaissance publique , et en provoque de
nouveau l'expression par des décrets qui sont autant de
bienfaits éclatans .
Ason ordre un nombre considérable de détenus , dont
le défaut de moyens prolongeait la captivité , vont être
rendus à leurs travaux , à leurs familles , à l'existence .
Tous les individus détenus pour délits forestiers , sans
-préjudice aux droits des parties civiles , sont aussi mis en
liberté . Parmi les débiteurs de l'Etat , le ministre ferá connaître
à S. M. quels sont ceux qui auraient des droits à
une décharge , et à quelles conditions, en faveur de quelles
circonstances leur élargissement pourrait être prononcé :
une dette sacrée , mais trop souvent inaquittable , est remise
au malheureux père de famille qui n'a pu remplir sa
promesse envers la nourrice de son enfant.
Une amnistie , dont les dispositions sont très-étendues ,
s'applique aux déserteurs condamnés ou non dont la désertiona
eu lieu avant le 1er janvier 1806; ceux-là ont grace
-pleine et entière. Les individus dont la désertion est postérieure
au 1er janvier 1806 sont aussi amnistiés , mais
tenus de rentrer dans leurs corps . Rémission entière et
absolue est accordée à tous réfractaires des classes antérieures
à 1806. Ceux des classes suivantes sont également
amnistiés , mais à la condition de servir . Les chasseurs des
montagnes , les canonniers garde-côtes , la garde municipale
de Paris , les compagnies de réserve , sont les corps
sur lesquels seront dirigés tous les militaires profitant des
bienfaits de l'amnistie . D'un autre côté , les militaires fidèles
, retirés dans leurs foyers , obtiennent une marque de la
munificence impériale digne de leurs services : six mille d'entr'eux
recevront une femme et une dot ; elle sera de 1200 fr .
pour Paris , de 600 fr. dans le reste de l'Empire : soixante
mariages auront lieu le 22 avril à Paris , dix dans 51 villes
principales , cinq dans 54 autres villes moins considérables ,
deux dans toutes les autres villes , une dans chaque justice
de paix. Les maires et juges-de-paix , pères et tuteurs de la
318 MERCURE DE FRANCE ,
famille communalé , éliront les époux dignes des bienfaits
de S. M..
C'est sous de tels auspices , qu'escorté des bénédictions
publiques , semblait s'avancer le cortége qui a conduit
'Imperatrice Marie vers son auguste époux.
Elle a quitté le 13 la capitale des états héréditaires auxquels
elle venait de renoncer solennellement en contractant
son alliance avec l'Empereur des Français ; mais en quittant
Vienne et le peuple qui la comblait de bénédictions , se
pressait par-tout sur son passage , et semblait , dans de
touchant adieu , lui demander un souvenir et lui recommander
ses destinées , l'Impératrice ne se séparait que
d'une partie de sa famille ; ses augustes parens devaient
voir encore leur fille chérie ; ils l'ont accompagné dans le
plus grand incognito jusqu'à Enns . C'est à Braunau qu'a
eu lieu l'importante cérémonie de la remise de l'archiduchesse
aux commissaires français ; on en lira avec intérêt
les principaux détails . 1
S. M. l'Impératrice était arrivée à Ried le 15 ; elle en
partit le 16 à huit heures du matin , et arriva vers les onze
heures à Altheim où elle s'arrêta pour quitter ses habits de
voyage. Elle en repartit unehheeuurree après , suivie de tout
son cortége , et arriva à deuxheures au lieu destiné pour sa
réception.
Près du village de Saint-Pierre et à une lieue au-delà de
Braunau , on avait construit une barraque , divisée en trois
grandes salles , ayant deux entrées , l'une du côté de Braunau
, l'autre du côté d'Altheim...
:
Aune heure et demie ,, S. A. le prince de Neufchâtel
et toutes les personnes faisant partie du cortége destiné à
accompagner S. M. l'Impératrice, se rendirent dans la première
salle; les hommes en grand costume, les femmes
en habit decour. Vers les deux heures , l'Impératrice arriva
avec tout son cortége , et descendit dans le sallon du côté
d'Altheim. Après s'être reposée un moment , S. M. fut introduite
par le maître des cérémonies autrichien dans la
grande salle . Elle se plaça sur le fauteuil qui lui avait été
préparé. Autour d'elle se rangèrent les dames et chambellans
de la suite. La grande-maîtresse et le grand-maître
occupèrent les premières places à côté del'estrade . Le prince
de Trauttmansdorff , nommé commissaire pour faire la
remise , se mit en avant près de la table , et , derrière lui ,
le conseiller aulique Hudelitz faisant le service de secrétaire
de la remise . The fond et les deux côtés de la salle étaient
MARS 1810 .. 319
L
4
2
1
1
occupés par douze gardés nobles hongrois , et autantde
gardes allemands sous les armes et en grand-uniforme .
Sitôt que tout fut ainsi disposé , le maître des cérémonies
autrichien le baron de Lohr frappa à la porte de la salle où
étaient le prince de Neufchâtel et la cour française de S. M. ,
et avertit M. le comte de Seyssel , maître des cérémonies
français . Celui- ci introduisit alors le prince de Neufchâtel,
commissaire de S. M. l'Empereur des Français , qui entra
suivi de M. le comtede Laborde, faisant l'office de secrétaire
de la remise . Après eux , entrèrent égalementMme la duchesse
de Montebello , dame d'honneur ; M. le comte de
Beauharnais , chevalier d'honneur , et toutes les dames et
cavaliers envoyés, au-devant de l'impératrice , lesquels(se
rangèrent dans le fond de la salle vis-à-vis du cortége autrichien.
Leprince de Neuchâtel s'avança alors vers S.M.,
et lui exposa , en peu de mots , le sujet qui les avait rassem
blésdans ce lieu . Immédiatement après , les deux commissaires
se complimentèrent mutuellement , et passèrent
àla table où se trouvaient les actes de remise et de réception.
M. le conseiller Hudelitz lut , à haute voix , le pouvoir
du prince Trauttmansdorff et le sien. M. le comte de Laborde
lutégalement celui du prince de Neufchâtel et le sien.
Les secrétaires remirent les pièces aux deux commissaires
qui les échangèrent. On passa ensuite à l'acte de remise ,
qui fut lu par le conseiller Hudelitz , et celui de réception
par M. de Laborde. Les deux commissaires et leurs secrétaires
respectifs signèrent les deux actes ety apposèrent le
sceau de leurs armes , après quoi ils en firent l'échange .
Sitôt ces formalités remplies, le prince de Trauttmansdorff,
commissaire de S. M. l'empereur d'Autriche , s'avança en
s'inclinant vers S. M. l'Impératrice , et lui demanda la permission
de lui baiser lamain en prenant congé d'elle . S. M.
la lui accorda ainsi qu'à tous les cavaliers et dames de son
cortége qui l'avaient accompagnée depuis Vienne. Chacun
alors, suivant son rang , s'approcha de S. M. , et lui baisa la
main avec cette émotion que doit produire le dernier adieu
d'une princesse chérie. Il est difficile de se représenter une
cérémonie plus noble et plus touchante . S. M. ne put retenir
ses larmes à ces dernières marques de respect et d'attachement
des vieux serviteurs de sa maison , et les Français
témoins de cette scène partageaient l'attendrissement
général.
Lorsque tout le cortége eut repris ses places , le commissaire
autrichien présenta la main à l'Impératrice pour
320 MERCURE DE FRANCE ,
descendre de l'estrade et la conduire jusqu'au commissaire
français , qui prit alors la main de S. M. , et s'avança vers
lacour française. Il lui nomma les différentes personnes
qui la composaient. Dans ce moment , la porte de la première
salles'ouvrit , et la reine de Naples , quiy était arrivée
pendant la cérémonie , s'avança vers l'Impératrice , qui
l'embrassa avec tendresse , et s'entretint quelque tems avec
elle . On annonça alors l'archiduc Antoine , que l'empereur
d'Autriche envoyait à S. M. la reine de Naples pour
la complimenter , et qui devait revenir immédiatement lui
donner des nouvelles de l'Impératrice . Après que la reine
l'eut accueilli et remercié , les deux princesses montèrent
en voiture , et suivies du prince de Neufchâtel et de leur
cortége , se rendirent à la ville de Braunau. Des deux côtés
de la route , les troupes étaient rangées en bataille , et des
salves d'artillerie se faisaient entendre de toutes parts . Le
-prince de Neufchâtel fit proposer , de la part de l'Empereur
, aux dames et cavaliers qui avaient fait partie du cor
tége de S. M. , de venir à Braunau passer la journée , et
prendre part aux réjouissances qui y seraient faites . Les
mêmes invitations leur furent renouvelées de la part de
S. M. l'Impératrice . Arrivée à Braunau , et après s'être reposée
, l'Impératrice dîna avec la reine , et admit au serment
les personnes de sa nouvelle cour. Elle reçut ensuite
les autorités de la ville , les généraux commandant les troupes
; et le soir , elle se montra encore aux personnes qui
l'avaient accompagnée depuis Vienne , pour leur faire un
dernier adieu . S. M. partit le lendemain de bonne heure
pour Munich , avec S. M. la reine de Naples , et toute sa
cour.
Nous n'entrerons pas dans le détail des fêtes qui ont partout
accompagné S. M. sur son passage : à Munich , à
Stuttgard , à Carlsruhe , les souverains et les peuples ont
rivalisé d'empressement et de zèle . Jamais hommages ne
furent plus unanimes et reçus avec plus de grâce et de
sensibilité. C'est le 22 que S. M. a mis le pied sur le territoire
français . Cette journée sera célèbre dans les Annales
de Strasbourg : l'Alsace , écrivait M. de Marnésia
préfet , au ministre des relations extérieures , n'a jamais
vu un plus beau jour ; elle était presqu'entière dans l'enceinte
de la ville de Strasbourg ; l'enthousiasme , l'allégresse
des habitans , la manière ingénieuse dont , en suivant
les coutumes locales , ils ont su fêter leur souveraine ,
paraissent avoir fait une vive impression sur son esprit . Elle a
,
eu
MARS 1810 . 321
eudès ce
:
et l'es ce moment une idée de prit français ; elle en a été procfeoqnud'éesmtelnetctaroauccthèéree , et les DEPT DE
jeux de nos bons Alsaciens l'ont tellement intéressée
qu'elle a votilu en être long-tems le témoin ; on la pressait
de se retirer ; on craignait l'impression d'un air trop
elle s'y refusa: Comment , dit-elle , ce que je vois avec
de plaisir , pourrait-il me faire quelque mal ?
S. M. a continue sa route le 24 , en trouvant par-tout
sur son passage , non plús des Alsaciens , mais le même
peuple, les mêmes acclamations , les mêmes hommages ,
les mêmes voeux ; elle semble être venue de Vienne sous une
seule voûte d'arcs de triomphe et de fleurs .
Voici sur l'arrivée de S. M. à Compiègne les détails
officiels qui ont été publiés , et qui rectifient les idées sur
une foule de versions différentes qui avaient couru .
L'arrivée de S. M. l'Impératrice à Compiègne avait été
annoncée pour le 27. Le département de l'Aisne avait fait
dresser des arcs -de-triomphe , et disposer un très-beau
local dans le lien qui avait été désigné pour l'entrevue de
LL. MM. II . et RR.
Ce jour même , vers midi , l'Empereur étant à la promenade
dans le parc du château , reçut une lettre de l'Impératrice
, qui lui annonçait que le matin elle partait de
Vitri pour Soissons . S. M. monta aussitôt dans une calèche
avec le roi de Naples , et partit incognito et sans suite .
L'Empereur avait déjà fait quinze lieues lorsqu'il rencontra
le cortége de l'Impératrice . Il s'approcha de la voiture
de S. M. sans être reconnu ; mais l'écuyer qui n'était
pás prévenu de ses intentions , ouvrit la portière , et baissa
le marche-pied en criant : L'Empereur ! S. M. ne put con.
server son incognito , et monta dans la voiture où étaient
l'Impératrice et la reine de Naples . Etant arrivé à Soissons
d'assez bonne heure , l'Empereur fit continuer le voyage
jusqu'à Compiègne .
Peu de tems après le départ de l'Empereur , le bruit
s'était répandu , dans la ville , que l'Impératrice pourrait
arriver le soir même . On fit aussitôt tous les préparatifs
pour la recevoir ; on disposa les illuminations ; on ornales
arcs-de-triomphe , et tous les citoyens se portèrent en foule
au-devant de S. M. et dans les galeries du château dont
on leur permit l'accès .
Aneuf heures du soir , le cánon annonça l'arrivée de
LL. MM. , et l'on vit le cortége traverser les avenues à la
lueur des flambeaux .
:
1
a
322 MERCURE DE FRANCE,
Les princes et les princesses de la famille impériale qui
attendaient LL. MM. à la descente de la voiture , furent
présentés , par l'Empereur , à S. M. l'Impératrice , qui fut
conduite à ses appartemens précédée par toute la cour. Les
diverses autorités du pays étaient réunies dans la galerie ,
où un groupe de jeunes demoiselles offrit à l'Impératrice
un compliment et des fleurs .
Le 28 , à une heure , les officiers et les dames de S. M.
l'impératrice , qui ne l'avaient pas accompagnée dans son
voyage , ont eu l'honneur de lui être présentés etde prêtér
serment entre ses mains .
Les deux colonels-généraux de la garde et les grandsofficiers
de la couronne de France et de celle d'Italie ont
été présentés en même tems .
Après les sermens , ont été présentés à S. M.: le duc de
Cadore , ministre des relations extérieures ; le duc de Bassano
, ministre secrétaire-d'état ; le duc de Conegliano ,
maréchal de l'Empire ; les femmes des grands- officiers et
des colonels-généraux de la garde ; toutes les dames et tous
les officiers qui avaient été nommés pour le voyage de
Compiègne.
Le soir , il y a eu concert dans les grands appartemens ,
et toute la ville a été de nouveau illuminée .
LL. MM. ont passé à Compiègne la journée du jeudi 29.
Le lendemain , 30, elles se sont mises en route pour Saint-
Cloud. Les autorités départementales de la Seine ont été
les attendre à Stains , limite du département , accompagnées
d'un nombreux cortége .
La journée de samedi sera à Saint-Cloud consacrée au
repos . Dimanche la cérémonie du mariage civil aura lieu
dans la chapelle du palais ; lundi sera le jour solennel consacré
à l'entrée de LL. MM. dans la capitale , à la bénédiction
nuptiale , et aux réjouissances publiques. On croit
que dès le lendemain toute la cour retournera à Compiègne
, et que les fêtes du mariage occuperont tout le mois
de mai.
PARIS .
Le sénat s'est extraordinairement assemblé le 28 , et a
nommé une députation chargée d'aller porter à S. M. l'Impératrice
l'hommage de son respect et de ses voeux.
-Le programme des solennités qui auront lieu dimanche
et lundi n'a point encore été publié; mais une ordonnance
MARS 1810 323
depolice en annonce l'existence , sans en donner les dispositions
; cette ordonnance très-étendue et très - détaillée ,
est une sorte de difficulté vaincue très -remarquable ; il est
impossible de porter plus loin les soins et la prévoyance ,
pourqu'au milieu du mouvement spontané d'une population
immense , au moins doublée par l'affluence des étrangers
et des voisins , le moindre accident ne vienne pas
troubler l'allégresse publique .
- S. M. a , dit-on , signalé l'époque de son mariage par
une distribution de croix de la légion d'honneur dans les
divers ministères , et dans les grandes administrations .
-On annonce comme prochain le mariage de M. le
général Arrighi , duc de Padoue , commandant une division
de cuirassiers français , avec la princesse de La Tour et
Taxis . On croit fixée à Francfort la résidence du grand duc .
-
Les maires des trente-six bonnes villes impériales
seront à Paris et assisteront aux fêtes du mariage auxquelles
ils ont été appelés ; un grand nombre de préfets et de généraux
ont aussi obtenu des congés pour assister à ces
solennités ; elles ont attiré de l'étranger , et des départemens
les plus reculés de la France , un nombre immense
de curieux. Les hôtels garnis de la capitale sont encombrés
. Le prix de certains objets de nécessité dans la circonstance
, celui des voitures ou de leur loyer par exemple ,
est élevé dans une proportion incroyable. Un très -grand
mouvement est imprimé au commerce et à la consommation
; on évalue à une somme très -considérable l'augmentation
dans les produits de l'octroi .
-
Rien n'égale la magnificence des appartemens des
Tuileries , et rien ne peut donner une idée de celle de
la grande galerie du Musée que doit traverser le cortége
pour se rendre à l'autel. Les places pour les spectateurs y
seront commodes et égales , les entrées et les dégagemens
faciles , et une libre circulation assurée .
,
- De tous les travaux qui ont été exécutés avec tant de
promptitude pour le jour des cérémonies du mariage , le
plus important et le plus extraordinaire est sans contredit
l'arc de triomphe de l'Etoile . En moins de vingt-cinq jours
ce monument a été élevé en charpente et revêtu des peintures
qui le décorent , quoiqu'il présente une superficie
de plus de 60,000 pieds , ayant 133 pieds de haut sur 138
de large et 68 de profondeur.
On ne peut donner ici de plus amples détails sur cette
grande masse ; mais on renvoie au livret qui se vend depuis
1
324 MERCURE DE FRANCE ,
hier chez tous les marchands de nouveautés et sur la
route des Champs-Elysées . Ilest publié par M. Lafitte ,
auteur des bas-reliefs dont le monument est orné . On y
trouvera des planches très-bien gravées et des descriptions
très -détaillées .
-Il y a dimanche soirspectacle à Saint- Cloud. Talma ,
qui a reparu dans Manlius avec tant d'éclat , y doit jouer
Achille d'Iphigénie en Aulide .
- On attend avec impatience le moment où paraîtront
les productions de quelques poëtes justement distingués ,
etqui se sont rendus , dans cette circonstance , les interprètes
des sentimens de toute la France : on parle de plusieurs
odes , de cantates et d'allégories . Les chansonniers
*ont pour eux l'avantage de la facilité du genre et celui du
nombre ; déjà des refrains ayant toute la gaieté nationale ,
et tout l'à-propos du moment , courent de bouche en bouche .
On croit qu'aux fêtes de mai , ily aura un carrousel ,
dont toutes les personnes de la cour feront partie. On
nomme un artiste plein de talent et de goût pour ordonnateur
et directeur des préparatifs .
-
-La Classe de littérature française de l'Institut tiendra,
le 4 avril prochain , sa séance publique annuelle.
Σ
ANNONCES .
Dictionnaire universel de biographie , ancienne et moderne , ou Histoire
, par ordre alphabétique , de la vie publique et privée de tous
Ies hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits , leurs actions ,
leurs talens leurs vertus ou leurs crimes . Ouvrage entièrement neuf,
rédigé parмl м. Amar-Durivier , Amaury-Duval , Auger , Barante ,
Barbier , Beauchamp , Bergasse , Beuchot , Bexon , Biot , Boissonade ,
Botta, Castellan , Chaussier , Choiseul-d'Aillecourt, Clavier , Constant
de Rebecque , Correa de Serra , Cuvier , Delambre , Desportes ,
Duméril , Durdent , Dussault , Esménard , Feletz , Fiévée , Fortia
d'Urban . Gallais , Ginguené , Grosier , Guizot , Jourdain , Laborde
( de ) , Lacroix , Lally- Tolendal , Landon , Langlès , Lasalle , Lebreton
, Malte-Brun , Mersan , Michaud , Millin , Mutin , Noël , Pardessus
, Peignot , Petit-Thouars ( du ) , Ponce , Quatremer , Renaudière
(de la ) , Salabéry , Sismondi , Stapfer , Suard , Vital-Roux, et autres
gens de lettres et savans .
L'ouvrage sera composé de 18 vol . in-8º , imprimés à deux colonnes
surpapier carré fin , en caractères petit- romain , absolument neuf.
MARS 1810. 325
Il y aura quelques exemplaires sur papier vélin grand-raisin , et
d'autres sur grand-raisin d'écriture , avee de grandes marges pour
notes et additions manuscrites .
Le prix pour les souscripteurs est de 6 fr. le volume sur papier carré
fin ; de 9 fr . sur papier grand- raisin ; et de 18 fr. sur grand-raisin
vélin , broché en carton .
La souscription sera fermée le 1er mai 1810 , et alors le prix sera
augmenté de I fr . par volume sur papier carré , de 3 fr . sur papier
grand- raisin d'écriture , et de 6 fr. sur papier vélin .
On souscrit chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons -Enfans , nº 34 , et chez tous les principaux libraires de l'Europe
.
Extrait du Prospectus . - L'histoire et la Biographie ont toutes
deux pour objet de retracer les actions et les travaux des hommes
célèbres ; mais elles y procèdent d'une manière différente et même
opposée . L'histoire , dans ses tableaux peints à grands traits , déroule
la série et l'enchaînement des faits de tout genre , et ce n'est pour ainsi
dire qu'accessoirement qu'elle y attache le nom et le caractère des
personnages . La Biographie , au contraire , dans ses portraits finis et
détaillés , présente séparément les personnages eux - mêmes , et les entoure
des événemens qui tiennent à eux par un rapport immédiat .
Dans un ouvrage de ce genre , le vrai moyen sans doute de parvenir
à un résultat satisfaisant était de diviser l'ensemble des connaissances
humaines en un grand nombre de parties distinctes , et de confier
chacune d'elles à un écrivain qui en eût fait l'objet spécial de ses
études. Telle a été la première pensée , tel a été le premier soin des
éditeurs de la Biographie universelle . Paris , plus que jamais lacapitale
des sciences , des lettres et des arts , Paris seul pouvait leur offrir une
réunion semblable de collaborateurs ; et c'est à Paris seulement que
ceux-ci pouvaient remplir parfaitement une tâche pour laquelle le
jugement , l'esprit et le savoir sont des moyens insuffisans . Dans quelle
autre ville de la France trouver ces milliers d'ouvrages manuscrits et
imprimés , anciens et modernes , nationaux et étrangers , ces communications
verbales , et cette tradition d'anecdotes de tout genre qui
fournissent à la science des faits ses plus précieux matériaux ?
Il est un point sur lequel tous les auteurs de la Biographie se sont
entendus sans avoir été obligés d'en convenir entre eux , c'est la précision
dans les choses et la concision dans le style. L'espace était bien
précieux dans un ouvrage qui aurait pu , sans diffusion et sans inutilités
, être porté au double de son étendue , et où l'on n'a cependant pas
voulu renfermer moins de choses , que s'il était en effet deux fois aussi
326 MERCURE DE FRANCE ,
volumineux. Pour résoudre ce problème , on a dû respecter les faits ,
mais se commander des sacrifices sur la manière de les exprimer , de
même que sur le nombre et la forme des réflexions .
La Bibliographie , cette partie si essentielle de la science littéraire ,
a été l'objet d'une attention toute particulière. Les articles , déjà faits
soigneusement sous ce rapport, ont été revisés par plusieurs personnes ,
remplies de zèle et d'instruction , qui se sont livrées à des recherches
pénibles et sans nombre , afin de parvenir à indiquer exactement tous
les ouvrages dignes de mention , ainsi que les meilleurs éditions de ces
ouvrages . L'Histoire politique qui se trouve nécessairement liée à la
viedes monarques , des hommes d'état et des guerriers , et qui compose
ce qu'on pourrait nommer la partie publique de leur biographie ;
l'Histoire politique a été rédigée de manière à former un corps complet
dont toutes les parties pussent au besoin se répondre et se rattacher
entre elles . Des renvois signalent le rapport que l'identité des
événemens établit entre les divers articles ; et ainsi l'enchaînement de
ces renvois met le lecteurà même de parcourir , de suite et sans beaucoup
de peine , toute l'histoire d'une époque ou d'une période intéressante
.
Toutefois , portant le désir de plaire au public jusqu'à vouloir
obvier , autant du moins qu'il est possible , à un inconvénient dont
nous sommes peu frappés , nous avons résolu de placer à la fin du
Dictionnaire une suite de Tables méthodiques , dont chacune comprend
les noms des personnages qui se sont rendus célèbres dans l'histoire
d'une nation , ou d'une science , ou d'un art . Par exemple , la
série des princes et des hommes d'état et de guerre de la France formera
une sorte de tableau synoptique de notre histoire ; et la liste des
peintres mettra , en quelque manière , sous les yeux l'ensemble de
l'histoire de la peinture dans tous les pays et dans tous les siècles . Il
en sera de même pour toutes les branches de la littérature , des arts
et de l'histoire politique .
Souvenirs historiques , ou Coup - d'oeil sur les monarchies de l'Europe
, et sur les causes de leur grandeur ou de leur décadence. In-8° .
Prix , 2 fr . 50 c. , et 3 fr . 15 c . franc de port. Chez D. Colas , imprimeur-
libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 , faubourg Saint-Germain
; et chez Lenormant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
Mémoire sur le cirier ou arbre à cire , considéré sous le rapport de
ses propriétés , de ses usages et de sa culture ; par Arsenne Thiébautde-
Berneaud. Prix , 50 c. , et 60 c. franc de port. Chez D. Colas ,
imprimeur-libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 , faubourg
Saint-Germain.
MARS1810 . 327
Choix des Poésies de l'abbé de Lattaignant , chanoine de Reims ,
précédé d'une notice historique sur cet auteur . Un vol . in- 18 . Prix ,
I fr . 80 c. , et 2 fr . 25 c. franc de port. Chez Capelle et Renand ,
libraires -commissionnaires , rue J. -J.-Rousseau , nº 6 .
L'abbé de Lattaignant , dont plusieurs personnes connaissent avantageusement
le nom sans connaître les oeuvres , imprimées en 5 vol .
in - 12 , porta dans le monde un goût formé par d'excellentes études ,
un amour décidé pour les lettres et pour le plaisir , un esprit enjoué ,
délicat et sans prétention , un caractère doux et complaisant , mais
franc et ami de la liberté.
L'abbé de Lattaignant , pourvu d'un canonicat qui lui donnait un
rang dans le monde , s'y faisait remarquer par sa gaité . Amant de la
bonne chère , et la recherchant , il faisait les délices d'un repas par sa
facilité à improviser des couplets , quelquefois médiocres , mais tou-
_ jours flatteurs pour les convives.
Ce franc épicurien a lancé dans le monde une foule de chansons ,
d'épitres et de madrigaux. Touces ces pièces ne sont pas également
bonnes ; et le choix qu'on en vient de faire eût été sans doute avoué
par lui , comme il doit l'être des gens de goût , habitués à préférer la
qualité à la quantité .
Tarifs ou comptes faits de l'Escompte à quatre par cent par an ou à
quatre douzièmes ou un tiers pourcent par mois, depuis unfranc jusqu'à
un million , et depuis un jusqu'à 365 jours pouvant servir pour tous
les taux d'escompte possibles , et pour quelque somme que ce soit .
Ouvrage utile à MM. les banquiers , agens de change , négocians ,
marchands , cominerçans , agens d'affaires , et principalement à toutes
les personnes qui ne sont pas très-versées dans les calculs de l'escompte
, ou auxquelles la multiplicité de leurs affaires ne permet pas
de les faire par les règles ordinaires de l'arithmětique . Dédié à M. le
comte Jaubert, conseiller d'Etat , gouverneur de la Banque de France ;
par J.-A. Noiret , employé à ladite banque. Un vol. in-12 . Prix ,
I fr . , et I fr . 20 c . franc de port. Chez l'Auteur , rue Neuve- Saint-
Eustache , n ° 46 ; Audotet Compage , successeurs d'Onfroy , libr .
rue Saint- Jacques , nº 5 , au coin de celle des Noyers ; l'Huillier
libraire , rue Saint-Jacques , nº 35 ; Delaunay , libraire , au Palais-
Royal , galeries de bois , nº 243 .
,
,
Essai de Géométrie analytique appliquée aux courbes et aux surfaces.
du second ordre ; par J. B. Biot , membre de l'Institut de France .
Quatrième édition . Chez Klostermann fils , libraire , rue du Jardinet ,
nº 13 .
Almanach des Protestans de l'Empirefrançais , pour l'an de graee
1810 , contenant 1º L'organisation des églises consistoriales et orato
1
:
328 MERCURE DE FRANCE , MARS 1810 ..
riales , avec la nomenclature de leurs pasteurs et de leurs anciens.
2º Les Annales protestantes , ou Mémorial des événemens les plus
remarquables arrivés dans les Eglises protestantes de l'Empire français
, dans le cours de l'année révolue . 3º La vie de Martin Luther ,
traduite du latin de Mélanchton , avec des notes , par M. Charles
Villers . 4º Des mélanges ou variétés relatives au protestantisme .
Rédigé et mis en ordre par M. A. M. D. G.; orné du portrait de
Luther. Troisième année . Prix , broché , 3 fr . et 3 fr . 60 cent . franc
de port . A Paris , à la librairie protestante , chez C. Bretin , rue
Saint-Thomas- du-Louvre , nº 30 .
Consultations de Médecine , ouvrage posthume de P. J. Barthez ,
médecin consultant de S. M. l'Empereur et Roi , ancien chancelier de
l'Université de Montpellier , etc.; publié par J. Lordat , docteur en
médecine , héritier des manuscrits de l'auteur. Deux volumes in- 8° .
Prix , 9 fr . , et 12 fr . franc de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-
libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34 ; et chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Mathilde ou Mémoires tirés de l'histoire des Croisades , par Mme
Cottin . Deuxième édition , revue et corrigée. Quatre volumes in-12 .
Prix , 9.fr. , et 12 fr . franc de port. Chez les mêmes .
Code des droits de timbre , d'enregistrement , de greffe et d'hypothèque
, ou Recueil méthodique des lois , des décrets impériaux , etc.
sur ces matières , et des avis du conseil-d'état rendus en interprétation
; avec tout ce qui peut le plus sûrement les expliquer et en
diriger l'application ; savoir : 10. la solution , soit par LL. EE. les
ministres des finances et de la justice , soit par la régie de l'enregistrement
, soit par la cour de cassation de toutes les questions importantes
, au nombre de plus de quatre cents , nées de l'application de
ces mêmes lois , décrets et avis ; 2º des notes de concordance entre les
diverses dispositions de ces lois , décrets et avis , et les changemens ,
modifications ou interprétations survenus ; 3º une Table chronologique
; enfin , une table alphabétique raisonnée et très-étendue des matières
, au moyen de laquelle cet ouvrage présente à-la- fois la commodité
d'un Dictionnaire et l'autorité d'un code , où les lois ; actes , etc.
se trouvent conservés dans toute leur intégrité littérale . A l'usage des
receveurs et employés de la régie de l'enregistrement , des juges , avocats
, notaires , avoués , arbitres , greffiers , huissiers et autres officiers
publics . Un très -gros vol . in-8 ° . Prix , 8 fr . A Paris , aux Archives
du droit Français , chez Clament frères , libraires- éditeurs , rue de
l'Echelle , nº 3 , au Carrousel.
DE LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLV.- Samedi 7 Avril 1810 .
POÉSIE .
NAPOLEON - LE - GRAND.
ODE.
:
4
LA France préparaitles fêtes de la gloire;
Paris de son HÉROS célébrait le retour ;
Paris ne répétait que des chants de victoire
Et des hymnes d'amour.
Tout-à-coup il entend vingt cités souveraines ,
Vingt peuples dont un homme a fondé le repos ,
Jaloux de nos destins , sur des rives lointaines ,
Appeler le HÉROS .
•Tel que le Dieu du jour , dans sa marche féconde ,
→ S'éloignant tour-à-tour de ses douze palais ,
> Sur ses coursiers de feu , jusqu'aux bornes duMonde
> Va porter ses bienfaits :
:
→ Tel , disent- ils , celui dont la présence auguste
» Rend la vie et la force à tant d'Etats divers ,
Législateur guerrier , conquérant toujours juste ,
Se doit à l'univers .
MERCURE DE FRANCE,
1 .
> De son règne éclatant l'aurore fortunée
• N'a point aux nations promis unvain appui ;
> De l'Empire français la limite étonnée
> Recule devant lui.
> Le Tibre aux flots dorés (1 ) , et l'Eridan rapide ,
> Obéissent aux lois du GRAND NAPOLÉON ;
>>Des bords glacés de l'Elbe aux colonnes d'Alcide ,
» Tout révère son nom.
> A l'Arabe inconstant qui désole leur rive ,
> L'Oronte et le Jourdain racontent ses travaux ;
> L'Egypte ensanglantée et la Grèce captive
> Implorent ses drapeaux .
> De l'aurore au couchant , déserts par son absence ,
> Qu'il vienne ranimer les peuples abattus !
> Que le Monde soumis soit plein de sa présence ,
> Comme de ses vertus ! »
Aces nobles accens qui montent vers le trône ,
La reine des cités a connu la frayeur :
Son front majestueux sous sa riche couronne
Laisse voir sa douleur.
Incertaine , et livrée au transport qui la guide ,
Elle porte ses pas au séjour du HÉROS :
Il paraît , elle approche , et d'une voix timide
Fait entendre ces mots :
..
<<Au second des Césars , quand sa main politique
» Allait fixer l'Empire aux rives d'Ilion' ,
> Rome opposa ses Dieux , et d'un oracle antique
> L'heureuse illusion (2) .
> Prince ! un oracle obscur , un fabuleux présage ,
> N'auraient point rassuré la ville des Français ;
» Son titre est votre amour , et ses droits sont l'ouvrage
> De vos propres bienfaits .
> Ici , vos jeunes mains de la belle Ausonie
> Ont , pour premier trophée , assemblé les trésors ;
(1 ) Vidimusflavum Tiberim , etc. HORACE .
(2) C'est le sujet d'une des plus belles odes d'Horace.
AVRIL 1810. 33
• Des tributs immortels , enfant de son génie,
> Ont enrichi nos bords.
> Le ciseau créateur , la toile qui respire , ..........
> De modèles sans nombre ont peuplé nos remparts
» Vous y réunissez les pompes de l'Empire. 位
> Aux prodiges des Arts.
: こ
) :
Ces portiques , ees ponts , garans de votre histoire,
> Ces temples de l'Etat , des Lois et de la Paix ,
> Ces travaux , dont chacun rappelle une victoire, <
> Ou promet des bienfaits (3) ;
→ Tout , jusqu'aux monumens d'une gloire étrangère,
→ S'achève et s'agrandit , paré de votre nom ;
> Nous n'accuserons plus du Louvre solitaire .
> Lehonteuxabandon.
> Riche de vos faveurs et des tributs du Monde ,
→La Seine avec orgueil s'avance vers les mers;
»Des rivages nouveaux , affermis sur son onde ,
› S'élèvent dans les airs (4) .
→ Par vous , le Luxe même, utile à la Patrie ,
> Des arts de nos rivaux à jamais l'affranchit ;
> Et prodigue soutien de l'avare Industrie 12
> L'épuise et l'enrichit.
• Oui , Paris vous devra la grandeur immortelle
> Qu'un oracle trompeur annonçait aux Romains ; «
> Il s'accomplit pour nous , et la ville éternelle Itin
> Va sortir de vos mains .
• Si, par tant de bienfaits dont il goûte les charmes ,
> Paris reconnaissant ne peut vous retenir ,
> Ah! souffrez qu'il invoque, en ses vives alarmes
» Unplus grand souvenir.
%
» C'est ici qu'assemblés sous les plus doux auspices ,
› Ces Français généreux , si chers à votre coeur
A
८
:
(3) Arcs de triomphe , ponts d'Austerlitz et d'léna , temple de la
Gloire , palais du Corps-Législatif , etc. , etc.
(4) Nouveaux quais sur la Seine. <
۱
!
Y 2
332 MERCURE DE FRANCE ,
> Vinrent de votre règne adorer les prémices ,
>> Et fonder leur bonheur.
>>De leurs nobles sermens sacré dépositaire ,
> Un pacte solennel en ces lieux fut formé;
> Ici , du titre saint de MONARQUE et de PÈRE
» Nous vous avons nommé (5).
• Qu'ici donc à jamais la France vous contemple !
> Que sespeuples nombreux , unis dans ce séjour ,
> Pour vous, pour vos enfans , y reçoivent l'exemple
: > Du zèle et de l'amour ! »
CÉSAR entend les voeux de sa ville chérie :
< Lève-toi , lui dit-il , noble Fille des Rois ;
>Maparole , en tout tems , fidèle à la patrie ,
» A confirmé tes droits.
» Je veillais sur ton sort , lorsqu'aux plages du More
> La Guerre , au coeur d'airain , portait mes étendards;
➡ Sur toi , des bords du Nil et des champs de l'Aurore ,
> Je fixais mes regards (6).
> Enfin d'un triple noeud Bellone est enchaînée ;
> Ne crains plus mon absence et des périls nouveaux;
> Sur l'autel de la paix , ma main de l'Hyménée
Allume les flambeaux.
J'amène dans tes murs une JEUNE IMMORTELLE
* Que le Ciel a promise au bonheur des Français ;
> Ils l'aimaient pour moi seul , ilsl'aimeront pour elle (7)
> En voyantses attraits.
»De ce trône superbe où mon amour la place ,
Sa facile bonté sourit aux malheureux ;
> Unmélange touchant de grandeur et de grace
> Lui soumet tous les voeux
> Les Peuples , le Sénat , les Fils de la Victoire ,
> Attendaient cet hymen qui va tout réunir;
» Il s'achève ; et ce jour d'éternelle mémoire
> Répond de l'avenir . »
HORACE. (5) Hic ames dici Pater atque Princeps .
(6) Paroles de S. M. l'Empereur aux Maires de Paris .
(7) Message de S. M. I. et R. au Sénat.
AVRIL 1810 . 333
ces mots , couronnant son auguste conquête,
Il marche vers Paris , tout brillant de bonheur.
France, enorgueillis -toi ! prends des habits de fête;
Chante l'Hymen vainqueur.
Hymen! fils de la Paix ! bienfaiteur de la terre !
Hymen , descends des Cieux pour le plus grand des Rois!
Celui qui commandait aux fureurs de la guerre
Obéit à tes lois.
Hymen, presse les pas de laVIERGE timide
Qui franchit avec lui le seuil mystérieux ;
Sur son front innocent si la pudeur réside ,
L'amour brille en ses yeux.
Docile à tes leçons , que son ame attendrie
S'abandonne sans crainte aux transports les plus doux!
Que bientôt , dans ses bras , l'espoir de la Patrie
Sourie à son ÉPOUX.
Hymen , entends ces cris,eesvoeux , ees chants d'ivresse,
Ce bronze triomphant qui tonne dans les airs !
Pourfixer lesDestins , c'est à toi que s'adresse
La voix de l'Univers .
Où suis-je ? De la nuit qui déchire les voiles?
Son ombre a disparu dans des torrens de feux:
Quelle immense clarté fait pâlir les étoiles
Dans la voûte des Cieux !
Est-ce un astre nouveau dontla terre charmée,
Même avant son aurore , encense les autels ?
Est-ce lui que la foudre et la nuit enflammée
Annoncent aux mortels?
Roi de Rome et du Monde ! héritier de l'Empire ,
Déjà , dans l'avenir , les Nymphes d'Hélicon ,
Que LOUISE chérit , que sa présence inspire ,
Ont salué ton nom.
Rappelle-leur un jour les grâces de tamère ,
Les modestes bienfaits que répandent ses mains;
Rappelle-leur sur-tout la gloire de ton père ,
Et ses yastes desseins .
334 MERCURE DE FRANCE ,
Qu'attachée à tes pas , l'avide Renommée ,
Dont il a fatigué l'infatigable voix ....
Ne cesse de frapper la Tamise alarmée
Du bruit de tes exploits !
Ainsi , NAPOLÉON , par un noeud tutélaire ,
Enchaîne à ses travaux le sort capricieux :
Ainsi de ses lauriers l'ombrage héréditaire
Couvrira nos neveux. :
ONuit , espoir du Monde , achève ta carrière !
Dérobe à l'oeil du jour tes mystères sacrés !
Féconde dans ton sein les siècles de lumière
Qui nous sont préparés !
Et vous , Muses , chantez sur vos lyres fidèles :
Hymen s'est couronné des roses de l'Amour;
Il triomphe , et déjà les voûtes éternelles
Brillent des feux du jour.
J. ESMÉNARD .
ÉPITHALAME
Pour le mariage de Sa Majesté NAPOLÉON-LE-GRAND , Empereur
des Français , Roi d'Italie , Protecteur de la Confédération du Rhin,
Médiateur de la Suisse , avec son Altesse Impériale l'Archiduchesse
MARIE- LOUISE , d'Autriche .
COURONNE-TOI de myrte et de roses nouvelles ,
Sors des bocages d'Hélicon ,
Muse dont l'Amour même a consacré le nom
Viens , du vaillant fils de Junon
Les Dieux ont ordonné les noces immortelles..
Jamais encore un si beau jour
N'a brillé sur la France à la paix ramenée.
Muse , redis le chant d'amour ,
Redis le chant de l'hyménée .
Quel spectacle imposant attire mes regards !
Quelle pompe le Louvre étale !
Pour en jouir , des lieux franchissant l'intervalle ,
Vingtpeuples ont quitté leurs champs et leurs remparts :
Tous , à l'envi , veulent de Mars
Suivre la marche triomphale.
AVRIL 1810 . 335
Leurs applaudissemens couvrent le bruit des chars ;
• Leupivresse n'a point d'égale.
Paris , d'un monde entier devenu le séjour ,
1,
Célèbre en choeur cette journée.
Muse , redis le chant d'amour ,
Redis le chant de l'hyménée.
1
1
1 A
Gage de nos heureux destins ,
Espoir de l'univers , comme de ma patrie ;
Vierge , qu'un demi- dieu pour compagne a choisie ,
Souris à tes honneurs divins .
De tes aïeux la foule illustre
09
Bénit , des champs Elysiens ,
La fête solennelle et les chastes liens
Dont son antique éclat reçoit un nouveau lustre.
Avance , les autels d'offrandes sont couverts .
Le vainqueur généreux , qu'admire l'univers
Du temple a franchi les portiques .
Entends les célestes cantiques :
Vois l'encens parfumer les airs :
De tous les voeux environnée ,..
Avance , vierge fortunée ;
Que l'allégresse de ta cour
Dévoile à tes regards ta haute destinée.
C'en est fait ; aux autels LOUISE est amenée .
Le serment de l'hymen l'engage sans retour.
Muse , redis le chant d'amour,
Redis le chant de l'hyménée...
Epouse de NAPOLÉON ,
V
I
Fig .
CAPP
A
Sur le trône superbe où son coeur t'a placée
Pratique ces vertus dont l'aimable renom
Avait sur toi d'avance arrêté sa pensée ;
Des peuples dont il est le vainqueur et l'appui ,
Sois la bienfaitrice éclairée .
7-33 .
Ils confondent en toi l'amour qu'ils ont pour lui ,
Tu seras désormais pour toi-même adorée.
Mais l'airain retentit au loin .
La porte du temple se rouvre ;
Junon , de ton hymen invisible témoin ,
Junon déjà t'appelle au Louvre ,
Où le Dieu des banquets te prépare un festin.
336 MERCURE DE FRANCE ,
:
Viens y charmer les yeux d'une immense assemblée .
Etvous qui présidiez aux noces de Pélée ,
Parques , maîtresses du destin ,
Auxnoces de LOUISE apparaissez soudain.
Elles ont des enfers franchi tous les obstacles ;
Je les vois , ces trois soeurs; leurs doigts sur leurs fuseaux ,
Devos jours en filant déroulent les miracles .
Et leurs voix charmant leurs travaux ,
Aux choeurs de l'hyménée unissent leurs oracles.
:
éDélices des Français , guerrier législateur ,
• Dont le vaste génie et l'ame grande et ferme
➤ Font chérir aux mortels les lois de leur vainqueur ,
Ton bonheur n'aura point de terme :
>Diane , en ta faveur , précipitant son cours ,
:
Va conduire en tes bras ta charmante conquête :
› Que ta majestueuse tête
> Repose mollement sur le sein dès amours .
> Ta compagne , à l'honneur , ton idole chérie ,
► Pour l'embellir encor , va disputer ta vie.
→ De ton sang glorieux , éternisant le cours ,
→ Naîtront d'elle et de toi , des héros etdes grâces
3.2.
>*Qui sauront vaincre et plaire ,en marchant sur vos traces ,
>>Et nous , avec lenteur, nous filons vos beaux jours. »
Les trois soeurs,ont parlé ; la voûte conjugale
Sous son ombre reçoit les illustres amans :
Tous deux ont entrevu la couche nuptiale.
Momens chers et sacrés Imystérieux momens !
Aux bras de son époux la vierge est enchainée.
Retirez-vous , témoins de cet auguste jour ;
Laissez , dans le sein de l'amour ,
Laissez s'accomplir l'hyménée.
Σ
ParMme DUFRENOY.
:
AVRIL 1810. 337
Impromptu fait au sein des réjouissances de la belle soirée du 2 agril A
1810.
L'ÉTOILE du bonheur luit au plus haut des cieux ,
L'éclat le plus brillant se répand sur la terr'e ;
De cette belle nuit protége le mystère ,
Amour ! un fils d'Achille est promis à nos voeux.
AUG . DE LABOUÏSSE .
ENIGME .
Şı l'éducation peut me faire danser ,
Malheur peut-être à qui voudrait valser
Avecmoi ! Je pourrais , soit fureur , soit tendresse ,
L'étouffer dans mes bras à force de caresse,
Qu de férocité. Je suis également
Acraindredans le calme ou dans l'emportement.
Lorsqu'on m'aperçoit , on recule ;
Ce n'est pas queje sois beaucoup plus ridicule
Que tant d'autres , et j'en connais
Qui sont encor dix fois plus laids .
Chaqué figure a son mérite ,
Et pourtant 'c'est moi que l'on cite
• Comme un modèle de laideur ,
Comme un être qui fait horreur.
Désigne- t-on quelqu'un qui ne soit pas affable ,
Qui soit bourru , jaloux , qui soit inabordable ,
Onle met en comparaison
Avec moi-même , onlui donne mon nom.
Je ne m'offense pas , au reste , d'une injure ;
On la profère , je l'endure ,
Mais je ne souffre pas que l'on vende ma peau
Que l'on ne m'ait ayant couché sur le carrean.
$........
L
338 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
1
Je suis un terrible élément :
Ne va pas t'écrier : J'y suis , c'est l'Océan.
Ce ne l'est pas , lecteur . Utile à tout le monde ,
Les grands seigneurs et les goujats ,
Les matelots et les soldats ,
Sur la terre ainsi que sur l'onde
Chaquematinn ,, me présentent le bras.
J'ai six pieds ; leur combinaison ,
Faite d'une ou d'autre façon ,
Dans cinq t'offrent une herbe fade
Qu'enhiver on mange en salade . "
4
4
Quatre te donneront ce mets délicieux "
Que Dieu dans le désert dispensait aux Hébreux. "
Trois te présenteront cette chose animée
... i
Qui brille en toi ; puis deux , la valeur d'une année.
$...
19
I
CHARADE.
4
1.
Mon premier est un abime profond,
Dont le navigateur sonde parfois le fond.
Dans un sens mon second n'est que l'expectative
Oud'un événement , ..
Ou d'un avénement..
}
:
Monentier , s'il est vrai , veut l'oreille attentive
Du curieux; s'il ne l'est pas ,
Iln'estplus , ditBoileau , qu'un objet sans appas.
$.......
50
Mots de PENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigmė du dernier Numéro est Fusée .
Celui du Logogriphe est Chaire , dans lequel on trouve : haire .
aire et ire .
Celui de la Charade est Halle-barde..
SCIENCES ET ARTS.
NOUVEAU BULLETIN DES SCIENCES , par la Société Philomathique
de Paris , 1810 .
Un zélé partisan de la puissance et de l'utilité des
journaux , prétendait dernièrement que si Montesquieu
lui-même revenait au monde avec les livres de l'Esprit
des Lois , ou de la Décadence de Rome , et qu'il les
publiât aujourd'hui pour la première fois , sans les faire
annoncer ni prôner dans aucun journal , ces ouvrages ,
avec tout leur mérite , pourraient bien rester enfouis
dans la boutique du libraire qui les aurait imprimés . Les
journaux , disait-il , sont , pour une foule de gens , le répertoire
universel des connaissances politiques , scientifiques
et littéraires . Ils y trouvent chaque matin l'annonce,
de quelque nouveauté bonne ou mauvaise , avec
l'opinion qu'ils en doivent prendre , et les raisons qu'ils
doivent avoir pour la soutenir : pourquoi voulez-vous
qu'ils se donnent la peine de chercher ailleurs ? chaque
journal est , pour l'esprit de ses abonnés , ce que
les directeurs étaient autrefois pour leurs consciences .
Aussi , depuis que cette heureuse institution a reçu tout
le développement dont elle était susceptible , on ne lit
presque plus que des journaux , ou par le conseil des
journaux. Les journaux sont devenus une denrée de
première nécessité comme le café ou le tabac , et il n'est
pas moins difficile d'y renoncer quand on en a pris l'habitude.
Que les auteurs n'espèrent donc pas se soustraire
à cette autorité ; mais plutôt qu'ils cherchent à se la
rendre favorable : c'est le seul moyen d'arriver jusqu'au
public.
১
Sans être tout-à-fait de cette opinion et sur-tout
sans en admettre les conséquences , il faut avouer qu'elle
est vraie en grande partie . On pourrait citer beaucoup
d'exemples qui l'appuient; mais celui dont je vais parler ,
340 MERCURE DE FRANCE ,
quoique particulier et de peu d'importance , en offrira
unepreuve sensible .
Il existe à Paris , depuis vingt-deux ans , une société
qui , sous le nom de Société Philomathique , s'occupe des
sciences physiques et mathématiques. Elle est composée
de cinquante membres , la plupart membres de l'Institut
ou destinés à le devenir.
Dans ses assemblées qui ont lieu une fois par semaine,
on donne l'extrait des divers journaux de sciences ; on
rend compte de ce qui s'est fait dans les séances des
autres sociétés savantes ; enfin on lit des mémoires sur
les diverses parties des sciences , et on en discute les
résultats. Ces communications entre des personnes qui
s'occupent de sciences diverses , sont utiles à tous ceux
qui y participent. Elles étendent leurs connaissances ,
les généralisent , et souvent les discussions amicales
qu'elles amènent ont eu l'influence la plus avantageuse
sur des travaux importans , qui devaient ensuite être
présentés sur un plus grand théâtre , ou paraître au
grand jour de l'impression. On sent que de pareilles
réunions n'ayant pour but que l'utilité , ne sont accompagnées
d'aucun éclat extérieur. Aussi la Société Phílomathique
n'ayant ni séances publiques , ni discours ,
`ni vers ,ni musique , est une des sociétés les plus utiles
et les moins connues de Paris . Cela est tout simple , et
l'objet de ceux qui la composent n'est pas non plus de
faire beaucoup de bruit.
Mais comme ils sentaient fort bien les avantages de
leur réunion , ils ont voulu en étendre les résultats ,
et sur-tout en faire jouir leurs correspondans qui sont
nombreux, et non pas seulement bornés à la France ,
mais répartis dans tous les pays du monde où les sciences
*sont cultivées . En conséquence , la Société Philomathique
entreprit de publier tous les mois , sous le titre
de Bulletin des Sciences , une ou deux feuilles d'impression
contenant l'exposé des découvertes importantes ,
l'analyse des théories fondées sur l'expérience et le cal-
'cul , l'annonce des inventions dans les arts , et même
les extraits des ouvrages de sciences qui méritent une
attention particulière ; extraits exempts d'éloges et de
AVRIL 1810. 341
コ
blame , dans lesquels on se borne à indiquer ce que les
ouvrages contiennent de neuf et d'important. La rédaction
du Bulletin des Sciences est confiée, par la Société
Philomathique, à une commission prise parmi ses membres
, et dans le nombre des auteurs qui ont pris part
à cette utile publication depuis son origine , on compte
MM. Cuvier , Lacroix , Haüy , Brongnart , Sylvestre ,
Duméril , Géoffroi , Decandolle , Coquebert , Montbret
, Descotils , Poisson , Thénard , et beaucoup
d'autres noms distingués . Comme les motifs qui ont fait
publier ce Bulletin sont fort éloignés de toute idée de
spéculation ou d'intérêt pécuniaire , on l'envoie gratuitement
aux correspondans de la Société , et on l'a mis ,
pour le public , au prix le plus modique qui put couvrir
les dépenses nécessaires pour l'impression (1) .
C'est sur-tout aux personnes qui cultivent les sciences
loin de la capitale , que ces feuilles peuvent être utiles ,
et celui qui écrit cet article a eu l'occasion de l'éprouver
par sa propre expérience , pendant plusieurs années . En
effet , quoi de plus avantageux , de plus désirable , pour
celui qui se livre aux sciences , que d'être averti exactement
et promptement de tout ce qui se fait de neuf ; de
trouver en quelques pages la substance des mémoires les
plus importans , avec l'indication précise des points
qui doivent le plus attirer son attention ; de sorte qu'avec
cette lecture il se trouve au courant de tout ? Qui ne
croirait d'après cela que le Bulletin des Sciences doit être
undes ouvrages les plus recherchés ? eh bien ! la vérité
estque , depuis quinze années qu'il existe , il n'a eu que
très-peu de souscripteurs . Je pense même que parmi les
personnes qui liront cette annonce , il y en a un grand
nombrequi apprennent l'existence de ce recueil pour la
première fois . Cependant il serait possible que , sans le
savoir, elles en eussent lu quelques articles dans d'autres
journaux ; par exemple , dans le Magasin Encyclopé-
(1) Leprix de la souscription est de 13 fr. pour Paris , et de 14 fr .
pour les départemens ; les Etats situés hors du territoire français
payent le port double . On souscrit à Paris chez J. Klostermann
fils , rue du Jardinet , nº 13 , quartier Saint-André-des-Arcs .
342 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
dique , qui faisait ordinairement au Bulletin l'honneur
de le copier tout au long , sans en jamais rien dire et
même sans jamais le citer. Comment aurait-il pu percer
l'obscurité où le condamnait un pareil silence ? Il est vrai
qu'iln'en était ainsiqu'en France, et son sortétaitbeaucoup
plus brillant ailleurs . Tous les journaux de sciences
en Allemagne et en Angleterre , le traduisaient dans
leur langue ; ils le citaient toujours exactement , et ils
avaient même soin de conserver au bas de chaque article
la lettre initiale de l'auteur .
Des circonstances que l'on soupçonnera facilement
d'après ce que je viens de dire , avaient interrompu la
publication du Bulletin des Sciences depuis le mois d'octobre
1809. On vient de la reprendre , et le premier soin
des nouveauxrédacteurs sera deremplir cette lacune. Tous
les numéros nécessaires pour cela vont paraître ensemble
et incessamment ; de sorte que la collection sera ainsi
complétée , et les numéros de l'année courante paraîtront
régulièrement à leur tour. Il est à désirer que les amis
des sciences favorisent cette entreprise qui , je le répète,
n'a d'autre principe que l'amour des sciences et le désir
d'être utile à ceux qui en font leur étude. On publie tous
les jours , par spéculation , de gros livres que l'on
annonce pompeusement comme les archives des inventions
et des découvertes , comme des dépôts complets qui
dispensent de toute autre collection. La vérité est que l'on
n'y trouve rien de précis , rien de fidèle , rien que l'on
puisse consulter ou dont on puisse tirer parti pour son
travail . Ce sont ordinairement des extraits de journaux
de toute espèce , faits par des hommes étrangers aux
sciences , qui s'imaginent avoir donné l'extrait d'un mémoire
quand ils en ont copié et tronqué le commencement
et la fin. Je ne sais si ces recueils se vendent
et s'achètent ; cela est probable , puisqu'on ne craint pas
de les imprimer ; mais on peut assurer que le Bulletin
desSciences , composé d'extraits précis et fidèles , rédigés
par des hommes profondément instruits dans les matières
sur lesquelles ils se mêlent d'écrire , a quelque avantage
sur ces informes compilations .
Вот.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
Sur deux traductions nouvelles en vers latins , l'une des
hymnes de Callimaque ( 1 ) , et l'autre du roman pastoral
de Longus (2) ; par M. PETIT-RADEL , docteurrégent
de l'ancienne faculté , et professeur aux écoles
de médecine de Paris .
11
C'EST un talent devenu assez rare de nos jours et dans
notre pays que celui d'écrire en vers latins , et ce talent
tient si étroitement à la culture des bonnes et solides
études , qu'il faut toujours savoir gré à ceux qui l'exercent
, malgré l'espèce de défaveur où il semble tombé
aujourd'hui , et le peu d'encouragement qu'il reçoit d
public. M. Petit-Radel s'est déjà fait une réputation par
sa facilité en ce genre , et les deux nouveaux ouvrages
qu'il a publiés depuis deux ans sont propres à la confirmer.
On lui a pourtant reproché un défaut quí tient à
l'excès même de cette facilité ; son expression n'est pas
toujours nette et correcte , il mélange un peu trop les
mots et les tournures propres à des genres de style et de
composition différens , et ce défaut , il faut bien l'avouer
, se retrouve encore dans les nouvelles productions
que l'on annonce ici .
On peut applaudir d'abord au choix que l'auteur a fait
des hymnes de Callimaque pour en faire l'objet de son tra-
(1 ) Hymnes de Callimaque le Cyrénéen , traduits du grec , en vers
latins de même mesure que ceux de l'original , avec la version française
, le texte et des notes ; par M. Petit-Radel. Un vol. in-8°. A
Paris , chez H. Agasse , imprimeur-libraire , rue des Poitevins ,
nº 6. (1808. )
(2) Longi sophistæ pastoralia Lesbiaca , sive de amoribus Daphnidis
et Chloes poema erotico-poimenicon , è textu græco in latinum numeris
heroicis reductum ; cui accedit metaphrasis cujus verba genuinis
auctoris verbis consonant . Operam utrique navavit P. Petit-Radel ,
doctor regens , etc. Parisiis , apud H. Agasse , etc. Un volume in-80.
(1809.)
1
344 MERCURE DE FRANCE,
vail; c'est peut-être un des poëtes grecs dont il serait le
plus utile d'occuper quelquefois les jeunes gens dans le
coursde leurs études ; non, sans doute , à cause de la supériorité
de son mérite sous le double rapport du style
et des idées; il est en ce sens très-inférieur aux écrivains
des beaux siècles de la littérature grecque , et même
àThéocrite , dont il était à-peu-près contemporain ; mais
la lecture du petit nombre de poésies qui nous restent
de cet auteur peut singulièrement servir à perfectionner
de jeunes étudians dans la connaissance de la langue
grecque , et l'érudition peu commune qu'il affecte même
de répandre dans ses écrits , exigeant , de la part des
professeurs qui l'interpréteraient , de grands développemens
sur tous les points de la mythologie et de la science
de l'antiquité , ce serait encore pour leurs auditeurs une
source abondante d'instruction agréable et variée.
La littérature grecque , à l'époque où florissait Callimaque
(vers la 130me olympiade , environ 235 ans avant
l'ère vulgaire) , venait de subir une révolution dont l'influence
fut singulierement remarquable : parmi les longues
guerres qui suivirent la mort d'Alexandre , au milieu
des déchiremens que produisit l'ambition des généraux
qui se disputèrent les débris de son vaste empire , l'esprit
humain avait perdu en partie ce ressort et cette énergie
sans lesquels rien de véritablement grand ne peut se produire
dans les lettres et dans les arts ; un grand nombre
d'institutions favorables au développement du génie et
des talens avaient été anéanties ; et lorsque Ptolémée fils
de Lagus , parvenü à se rendre souverain indépendant
de l'Egypte , conçut la noble pensée d'y ouvrir un asyle
à tout ce qu'il y avait encore de sciences et de ltimières
dans la Grèce et dans l'Asie , ce n'étaient plus que des
débris de leur splendeur antique qu'il pouvait recueillir ;
la force des circonstances avait contraint le génie
d'abaisser son essor ; les idées , les sentimens , tout avait
déjà pris une direction mmooiinnss franche et moins généreuse
(3).
(3) « Donne-nous la vertu et la richesse . La richesse sans la
vertu, ne sait pas rendre l'homme heureux , ni la vertu , sans la
1
AVRIL 1810. 345
LA
SEINE
Acettepremière cause de dégradation qui avait frappé
les lettres et les arts , pour ainsi dire , dans leur sokkiiatal
s'en joignit une autre dont ils ne tardèrent pas ressenti
les effets , du moment où ils eurent été transplants en
Egypte. Des communications plus fréquentes of play
immédiates avec les peuples de l'Orient , firent bientot
perdre aux Grecs le goût de cette simplicité précieuse
source de la grace et du sublime dans tous les genres.
Ils y substituèrent trop souvent l'exagération et rem
phase qui de tout tems ont caractérisé le génie oriental.
Une circonstance singulière et nouvelle , qui servit
sans doute éminemment au progrès des connaissances
positives et au développement de la raison humaine ,
contribua cependant encore à donner aux esprits une
direction qui , sous d'autres rapports , avait bien aussi
quelques inconvéniens : l'immense collection de livres
de toute espèce , et en différentes langues , recueillis par
les premiers souverains de l'Egypte , inspira aux lettrés
qui se trouvaient réunis à Alexandrie , le goût des recherches
et de l'érudition ; et ce goût s'accrut , comme il
arrive presque toujours , à mesure qu'on avait plus de
moyens de le satisfaire , au point de devenir une passion
qui s'attachait souvent aux plus frivoles objets . Les questions
les plus minutieuses de grammaire et d'antiquité
occupèrent presque tous les esprits , et ces sciences furent
tellement en vogue , qu'il n'y eut presque pas un
→ richesse ; donne-nous donc la vertu et la richesse . C'est par cette
pensée ignoble et puérile que Callimaque finit son hymne à Jupiter,
et son langage est , comme on voit , de niveau avec ses idées. Combien
sont différens les sentimens qu'exprimait presque à la même
époque , et aussi dans un hymne à Jupiter , le philosophe Cléanthe
qui n'avait point quittéAthènes , où il professait les sévères maximes
duPortique !
Grand Dieu , père du jour et maître du tonnerre ,
Du crime et de l'erreur daigne purger la terre ;
Affranchis la raison du joug de ses tyrans ;
Parle , laisse entrevoir aux nortels ignorans
Dos éternelles lois le plan sage et sublime.
(Trad. de Bougainville.)
Z
346 MERCURE DE FRANCE ;
:
poëte , un astronome , un géomètre , etc. , qui ne les eût
cultivées avec soin , en même tems que l'art ou la science
auxquels il s'était plus particulièrement consacré (4).
De là l'érudition qui se montre souvent avec affectation
dans les écrits des poëtes de cette époque , et particuliérement
dans les hymnes de Callimaque. Son style est
en général élégant et soigné , il a même quelquefois de
la grâce et une sorte de naïveté : mais il s'élève rarement;
il manque presque partout de chaleur et de vie ;
enunmot , comme l'a très-bien dit Ovide , il brille plus
par l'art que par le génie.
Battiades semper toto cantabitur orbe.
Quamvis ingenio non valet , arte valet.
En vain quelques savans , et entr'autres notre célèbre
Henri Etienne , ont prétendu en appeler de ce jugement
porté par un poëte bien plus qu'eux en état de prononcer
sur une pareille question. Et il faut bien remarquer encore
que ce n'est pas des hymnes du poëte de Cyrène
qu'Ovide parle dans les vers que je viens de citer , mais
de ses élégies et de ses poésies érotiques , qui devaient
avoir un plus haut degré de mérite , puisque Catulle
n'avait pas dédaigné d'en traduire ou d'en imiter une
apparemment des plus parfaites , celle où le poëte célèbre
la chevelure de Bérénice mise au rang des constellations
. Malheureusement il ne nous reste que cette imitation
ou traduction de Catulle. Le tems a également
détruit une foule d'autres ouvrages de Callimaque en
prose et en vers . Un poëme considérable intitulé les
Causes , où l'auteur célébrait apparemment l'origine des
fables des nations , des villes , etc.; un autre dont le
titre était Hécalê , nom d'une femme qui , suivant les
fables , avait donné l'hospitalité à Thésée lorsqu'il revint
de l'île de Crète , etc.; il ne nous reste que six de ses
hymnes , une soixantaine d'épigrammes , et des fragmens
recueillis par divers savans .
(4) On peut voir une dissertation très -curieuse sur le génie du siècle
des Ptolémées , par le célèbre M. Heyne , dans le premier volume de
ses Opuscula academica , pag. 85 et suiv.
AVRIL 1810 . 347
Ce sont les hymnes seulement que M. Petit-Radel a
fait imprimer à la fin du volume qui contient sa traduction
en vers latins ; il y a joint une version en prose
française , imprimée en regard de la traduction latine ,
et environ vingt pages de remarques destinées à donner
quelques notions mythologiques et géographiques , que
l'éditeur a jugé nécessaires . Mais je crains que , dans cet
arrangement , il n'ait pris l'accessoire pour le principal ,
et n'ait ainsi ôté à son livre une grande partie de l'utilité
qu'il aurait pu avoir.
Dans l'état présent de lalittérature ancienne en France ,
il serait fort à désirer que ceux qui , comme M. Petit-
Radel , ont le louable projet d'attirer l'intérêt et l'attention
sur quelque ouvrage estimable de l'antiquité , y
missent l'application nécessaire pour en rendre la lecture
à-la-fois aussi facile et aussi instructive qu'il estpossible .
Or, on conviendra qu'ici , par exemple , l'objet principal
ne devait pas être la version latine , mais le texte grec de
Callimaque.
Je crois donc que l'éditeur , si son goût ou d'autres
occupations plus importantes l'éloignaient d'entreprendre
un travail plus approfondi sur cet auteur , aurait
dû s'attacher à en donner le texte au moins avec
toute la correction qu'il pouvait obtenir de la comparaison
des deux ou trois éditions les plus récentes et
reconnues pour les meilleures (celles d'Ernesti , de Bandini
et de Brunck ) ; il aurait pu même joindre au texte
grec un extrait judicieux des savans commentaires de
Spanheim , Ernesti , Ruhnken , Valckenaër , etc. et
rejeter à la fin du volume sa traduction en vers latins :
alors il aurait fait un livre extrêmement important pour le
progrès des lettres dans nos écoles , et d'un autre côté
il se serait épargné la peine de faire une traduction française
, qui était à-peu-près inutile , après celle que nous
devons au savant M. Laporte Dutheil .
Car , il faut l'avouer , le style de cette nouvelle version
est souvent inégal et incorrect ; il pèche fréquemment
contre la noblesse et la propriété de l'expression. Quelques
exemples suffiront pour prouver ce que j'avance. Dans
Z2
348 MERCURE DE FRANCE ,
l'hymne ( à Jupiter ) on lit : « Ainsi bien soigné tu acquis
>> cette force de corps qui t'est particulière , etc. » - « Tu
>> versas sur chacun (des rois ) l'opulence que l'or amène
» à sa suite , mais avec cejugement qui ne pouvait blesser
>> personne . » « Quel est celui qui voulant chanter
>> dignement tes exploits , ne se serait point désisté de
>>son entreprise ? Il n'en fut et n'en sera jamais aucun . »
Toutes ces phrases manquent évidemment d'élégance et
de correction .
-
Dans plusieurs endroits aussi cette traduction manque
de fidélité : ainsi , en lisant dans le même hymne à Jupiter
la phrase suivante : « Un lait bienfaisant remplit aussitôt
>> pour toi les mamelles de la chèvre Amalthée ; de tems
» à autre tu goûtas aussi les dons savoureux de l'abeille
>> Panacris .>> On serait tenté de croire que Callimaque a
voulu parler d'une abeille , nommée Panacris , chargée
de nourrir Jupiter de son miel , comme la chèvre Amalthée
le nourrissait de son lait ; tandis que dans le texte
grec le mot Panacris est une épithète , qui sert à désigner
les abeilles en général , comme parcourant les sommités
des montagnes , des collines , ou même des fleurs , pour
y faire leur butin. Ailleurs , dans l'hymne à Diane ,
M. Petit-Radel s'exprime ainsi : « Tu découvres sur les
>> coteaux du Parrhasius une troupe de biches , chose
>> d'autant plus étonnante , que naguère elles prenaient
>> plaisir à brouter l'herbe fraîche sur les bords du gra-
>> veleux Anaurus . >> Mais ici il paraît n'avoir pas bien
compris le sens des mots grecs ( μέγα τι χρέος ) qu'il rend
par ceux-ci , chose d'autant plus étonnante , etc. , et qui
ne sont qu'une expression emphatique destinée à marquer
la beauté et la grandeur extraordinaires de ces
biches que rencontre Diane .
Ce n'est pas ici le lieu de s'arrêter beaucoup sur les
vers latinsdu traducteur ; quoique meilleurs , peut-être , à
quelques égards , que sa prosefrançaise , ils ne sont pourtant
pas exempts de la plupart des défauts que je viens de
remarquer . Je ne pourrais d'ailleurs que confirmer par
des exemples de détail l'opinion que j'ai énoncée au commencement
de cet extrait , et ce genre de discussions
AVRIL 1810 . 3.49
n'intéresse que bien peu de lecteurs (5). Par la même
raison je ne dirai que peu de chose de la traduction
nouvelle en vers latins et en prose latine que le même
auteur nous a donnée de Longus . Car il faudrait revenir
sur les mêmes observations , faire remarquer les mêmes
inconvéniens ou les mêmes défauts que j'ai cru apercevoir
dans la manière de l'écrivain ; ce qui est au moins inutile .
Je dirai seulement que j''aaii vu avec regret , et tous les
amateurs de la littérature grecque partageront sans doute
ce sentiment , que l'éditeur n'ait pas eu l'idée de donner
le texte grec deLongus avec sa traduction ; il paraît n'avoir
pas eu connaissance de l'excellente édition qu'en a donnée
le savant M. Schæfer à Léipsick en 1803 , et des corrections
nombreuses que cet habile homme a faites tant dans
le texte grec que dans la traductionlatine . Si M. Petit-Radet
avait connu le travail du professeur allemand , il se serait
sans doute dispensé de refaire la version en prose de
son auteur ; il n'aurait pas cru devoir manquer l'occasion
de joindre à sa version métrique un texte beaucoup plus
épuré que celui de feu M. Villoison , le meilleur que
nous eussions jusqu'ici ; il aurait pu même joindre à
son édition les notes très-courtes et très-instructives qui
accompagnent celle de Léipsick ; il aurait rendu ainsi un
véritable service aux amis de la langue grecque , et assuré
le débit de son livre .
Ce n'est pas que , dans la disette où l'on est en France
(5) En général , M. Petit-Radel m'a paru ne se pas assez défier de
sa facilité à écrire en latin , d'où il résulte qu'il emploie souvent des
expressions hasardées , et des tournures trop rapprochées du français ;
comme dans ce vers :
Neglexêre pecus tutis educere septis .
Quelquefois aussi il ne dit pas ce qu'il veut dire : par exemple , dans
l'hymne à Jupiter , radice revulsus Funiculus cecidit , me semblerait
absolument inintelligible pour qui ne saurait pas d'ailleurs ce que le
poëte veut exprimer. J'ai cru remarquer aussi dans la prose latine
de l'auteur quelques traces d'affectation. Il me semble , par exemple ,
qu'une métaphore aussi peu naturelle que celle - ci : Unde tractahs
eadem arma cycnus mantuanus genus expolivit , etc. serait blamable
dans quelque langue que ce fût .
350 MERCURE DE FRANCE ,
de livres grecs , je ne préférasse de voir donner , dans
cette langue, quelqu'autre ouvrage plus intéressant et plus
utile que les amours de Daphnis et Chloé. On ne doit
guère songer au superflu que quand on a le nécessaire ;
et , jusqu'à ce que nous en soyions à ce point , je crois
qu'en publiant des ouvrages grecs ou latins , on devra
toujours avoir en vue l'intérêt et l'utilité de la jeunesse
qui fréquente les écoles . Or , le livre dont je parle ici ne
peut pas sans danger être mis dans les mains des jeunes
gens . Voici le jugement sévère , mais parfaitement juste ,
à mon avis , qu'en porte M. Coray : « On trouve dans Lon-
>>gus un style clair et facile , la justesse de l'expression
>>unie au goût attique , et des périodes brillantes et bien
>> arrondies ; mais il manque souvent de sens et de juge-
>> ment , ce qui est un défaut essentiel . D'ailleurs , on est
>> rebuté par les obscénités qu'on rencontre dans son ou-
>> vrage ; et , avec tout son atticisme , il n'est , dans beau-
>>coup d'endroits , qu'un sophiste fort ennuyeux (6) . »
Que si l'on opposait à ce sentiment d'un savant respectable
les opinions contraires de quelques autres hommes
aussi fort recommandables , il suffirait , pour décider la
question sous le rapport où je la considère ici , du
témoignage de Longus lui-même , qui s'exprime ainsi à
la fin du petit avant-propos dans lequel il expose le sujet
de son livre. « Le compte , dit-il , en sera plaisant et
>> agréable à plusieurs manières de gens , en ce qu'il
» pourra servir à guérir le malade , consoler le dolent ,
>> remettre en mémoire de ses amours celui qui aura
>> autrefois été amoureux , et instruire celui qui ne l'aura
>> encore point été. » ( Trad. d'Amiot. )
On doit se tenir pour averti , après cet aveu naïf de
l'auteur ; et il est bien évident que ce n'est pas à de trèsjeunes
lecteurs qu'un pareil ouvrage peut convenir,
THUROT.
(6) Voyez la lettre à M. Basili qui est au commencement du premier
volume de l'édition grecque d'Héliodore par M. Coray.
AVRIL 1810 . 351
Preussens altere geschichte ; von AUGUST VON KOTZEBUE ,
mitgliede der Kæniglich Preustischen Akademie der
Wissenschaften , etc.
HISTOIRE ANCIENNE DE LA PRUSSE ; par AUG. DE KOTZEBUE ,
membre de l'Académie royale des sciences de Prusse .
Quatre volumes in-8° . -A Riga , chez Charles-Jean
Godefroi Hartmann .
(SECOND ARTICLE. )
C'ÉTAIT une situation périlleuse et difficile que celle
d'un corps peu nombreux , placé au milieu d'ennemis
qu'il venait de vaincre , entouré d'ennemis qu'il voulait
subjuguer. Sans le secours des belliqueux aventuriers
accourus au seul mot de Croisade , l'ordre Teutonique
n'eût sans doute ni étendu , ni conservé ses conquêtes.
Ces secours précaires et passagers ne faisaient cependant
pas sa principale force ; elle reposait en lui-même , dans
la rigidité de son organisation aristocratique , dans les
talens supérieurs de ses chefs . On ne saurait se défendre
d'un sentiment d'admiration en voyant une foule de
grands hommes se succéder dans la place de grandmaître
, et faire marcher sans relâche leur ordre vers
cette élévation qu'il pouvait ambitionner , mais à laquelle
il ne devait pas espérer d'atteindre. L'histoire n'offre
aucun exemple qui prouve mieux combien le mérite d'un
individu peut être indépendant de celui du corps auquel
il appartient , et à quel point l'organisation de ce corps
lui-même , sa tendance et sa marche sont plus importantes
que le caractère de son chef. Rome a eu ses
Catons , ses Fabricius , ses Camille , et cependant Rome
a fait le malheur du monde. L'ordre Teutonique asservissait
, écrasait la Prusse , et cependant Godefroi de
Hohenlohe , Winrich de Kniprode , Conrad de Zungingen
, Conrad de Erlichshausen , étaient des hommes
vertueux et des héros. Ce n'est pas d'après les conséquences
générales de leurs actions qu'il faut juger les
individus; tel peut déployer dans une mauvaise route un
352 MERCURE DE FRANCE ,
grand et beau caractère ; mais les résultats sont la mesure
de la bonté des institutions , et les institutions sont les
véritables souverains qui assurent ou détruisent à la
longue le bonheur et la moralité des peuples .
Les institutions de l'ordre Teutonique étaient monastiques
et guerrières ; elles devaient donc être funestes et
à ses sujets et à ses voisins : les premiers le sentaient
déjà , les seconds ne tardèrent pas à s'en apercevoir : les
grands-maîtres les plus vertueux passèrent leur vie à soulager
les uns et à subjuguer les autres .
La Lithuanie fut le théâtre de la plus sanglante et de
la plus longue des guerres que l'ordre se plut d'abord à
engager , et se vit ensuite forcé de soutenir. Répandus
dans toute l'Europe , souverains en Prusse et dans la
plupart des principautés adjacentes , respectés au dehors ,
craints au dedans , puissans , riches et oisifs , les chevaliers
au lieu de jouir en paix de leur pouvoir , de leurs
loisirs et de leur opulence , regardaient avec un oeil
d'envie le vaste duché dont l'étendue excitait et dont
l'idolatrie promettait de masquer leur ambition. Après
plusieurs essais de conquêtes alternativement suspendus
et repris , souvent désastreux et toujours inutiles , commença
en 1352 cette lutte au sein de laquelle devaient se
former deux princes destinés à porter un jour les premiers
coups à cet ordre dont leurs pères s'étaient vus les
prisonniers . Winrich de Kniprode était grand-maître ;
Olgerd et Kyristut régnaient en Lithuanie. Kniprode
avait , dans le caractère , tout ce qu'un homme peut
avoir de belles qualités et de bonnes dispositions ; il fut ,
dans sa conduite , tout ce que permettaient sa situation
et les tems . Né au quatorzième siècle , il fit la guerre
pour convertir ; chevalier Teutonique , il travailla à
'étendre le pouvoir de son ordre par des conquêtes : mais
il fut loyal envers les ennemis qu'il voulait soumettre ,
et humain envers les païens . Il assiégeait la forteresse
de Kauen' ; le prince Kyristut , qu'il avait fait deux fois
prisonnier , craignant l'issue du siége , se rendit au camp
de Kniprode pour ouvrir des propositions de paix ; le
grand-maître les rejeta .-<<Si j'étais dans la place , dit
Kyristut , elle ne serait jamais prise . >>-<< Entrez-y
AVRIL 1810 . 353
>>répondit Winrich , prenez autant de soldats que vous
>> voudrez , je me fais fort de vous offrir encore une fois
>>un logement à Marienbourg. >> - << Seigneur , reprit
>> Kyristut , pensez-y bien ; je suis libre ; je resterai libre
» ou je mourrai : vous vous fiez sur vos retranchemens .>>>
-<< Je les raserai , répartit foidement Winrich . »
se séparèrent .
- Ils
Après une bataille , les vainqueurs massacrèrent cruellement
leurs prisonniers que Schindekopf , maréchal de
l'ordre , avait promis d'épargner ; désespéré de voir ainsi
sa parole violée , le général demanda le châtiment des
coupables ; leur nombre le rendait impossible. Schindekopf
quitta le commandement ; le grand-maître l'engagea
à le reprendre ; mais voulant flétrir du moins ceux
qu'il ne pouvait punir , il dit : « Celui qui oublie que
>>les païens sont aussi des hommes , celui qui , pareil à
>>une bête féroce , a soif de sang , celui-là déshonore la
>> croix sainte. Le remords , comme un fer embrasé ,
» doit dévorer son ame. Songez à l'avenir. Vous à qui
>> est confié , sur cette terre , l'honneur de l'ordre et de
>>la chrétienté , songez que je serai appelé un jour à
>>>rendre pour vous un compte redoutable . >>>
De pareils traits semés dans l'histoire ne consolent
pas des malheurs d'un peuple , mais ils empêchent que
la nature humaine ne devienne un objet d'aversion et de
mépris : je les ai cités pour montrer quelles idées se
développaient au sein du despotisme , de l'oppression et
des désastres de la guerre : c'est parmi les chevaliers
qu'on les rencontre , non chez les sauvages lithuaniens
que le degré de leur civilisation rendait toujours courageux
, l'état de leurs moeurs toujours cruels , et le besoin
sans cesse perfides . Olgerd et Kyristut se voyaient- ils
vivement pressés ? Ils promettaient de se faire chrétiens ,
et l'ordre , de force ou de gré , s'arrêtait au milieu de
ses victoires ; à peine avait-il retiré ses soldats que les
princes retournaient aux armes et à l'idolâtrie . La mort
d'Olgerd ne changea point la face des affaires ; son fils
Jagellon lui succéda , et ce jeune homme, qui devait être
un jour l'effroi de l'ordre et la tige d'une grande dynastie ,
commença par trahir sa famille et son pays , en s'alliant
354 MERCURE DE FRANCE ,
avec les chevaliers teutoniques par un traité secret ; il
s'engagea à former avec son oncle Kyristut une alliance
feinte qui devait rendre facile pour l'ordre la défaite d'un
ennemi dont le traître et le vainqueur se promettaient
réciproquement de partager les dépouilles : la honte de
Jagellon fut le seul résultat de ce traité ; fait prisonnier
par Kyristut instruit à tems , il dut la vie aux sollicitations
de son cousin Witold qui fléchit le courroux de
sonpère .
Avec les deux noms de Jagellon et de Witold s'ouvre
une longue suite de guerres , de crimes , de perfidies ,
de grandes actions où l'ordre Teutonique , tour-à-tour
allié des deux princes , et les ayant enfin tous deux pour
ennemis , devait montrer que le courage seul préserve
souvent d'une chute et suffit toujours pour l'honorer.
Louis , roi de Pologne et de Hongrie , était mort sans
enfans mâles ; à la main de sa fille Hedwige était attachée
la couronne ; plusieurs concurrens se disputaient l'une
pour avoir l'autre ; la princesse aimait Guilhaume d'Autriche
; la diète de Pologne voulut Jagellon pour roi;
Hedwige se vit forcée de l'épouser . Les artifices dugrandduc
de Lithuanie lui avaient frayé le chemin du trône ;
sa belle figure , dit-on , lui ouvrit bientôt celui du coeur
de la princesse ; la Pologne acquit en luiun mauvais
monarque , l'ordre un voisin que sa nouvelle puissance
rendait plus dangereux. Perfide moins par besoin que
par caractère , ambitieux plutôt par avidité que par désir
de gloire et de grandeur , incapable de former un plan
vaste , mais habile à profiter des petits moyens , prévoyant
par lâcheté , moins prudent qu'adroit , et moins
adroit que traître , Jagellon parvint à la puissance en
promettant tout à ceux qu'il avait besoin de gagner , en
enlevant tout à ceux qu'il avait une fois vaincus . Il
n'avait point de courage , et redoutait autant celui des
amis qui le servaient que celui des ennemis qu'il devait
combattre ; méfiant au sein de la paix , tremblant au
milieu de la guerre , il violait l'une dès qu'il y voyait le
moindre avantage , et aurait voulu finir l'autre dès qu'elle
lui inspirait la moindre crainte : étranger à tous les liens
de la morale , ouvert à tous les scrupules de la supersAVRIL
1810 . 355
f
1
1
tition , il s'empressait également de commettre un crime
etde s'en faire absoudre ; il avait peur de la honte , non
qu'il craignît le remords , mais parce qu'une mauvaise
réputation a toujours quelque chose d'effrayant pour une
ame lache . La fortune le servit heureusement ; il en
profita pour s'agrandir en tout , excepté dans l'opinion ,
qu'il ne sut pas même éblouir : il voulut faire la guerre
à l'ordre dont il enviait la puissance , mais qu'il ne croyait
pas aussi puissant que lui ; il le battit et trembla dès
qu'il vit les chevaliers demeurer fermes dans le malheur ,
parce qu'il se sentit moins ferme qu'eux. Il aimait mieux
corrompre que vaincre , et croyait avoir tout gagné
quand il avait corrompu quelques hommes sans foi ;
souverain d'un grand royaume , souvent victorieux dans
les conseils et dans les camps , il régna jusqu'à l'âge de
quatre-vingt-six ans , moins redouté de ses ennemis que
méprisé de ses sujets .
Il dut presque tous ses succès contre l'ordre à son
cousin Witold , resté grand-duc de Lithuanie lorsque
Jagellon monta sur le trône de Pologne . Witold était
un véritable chef de barbares , dissimulé dans l'occasion ,
franc et généreux quand rien ne lui rendait la dissimulation
nécessaire , honorant dans les autres le courage
qu'il avait lui-même , ambitieux mais sans bassesse ,
- capable de changer , au besoin , d'amis et d'ennemis , de
foi et d'armée , mais n'ajoutant pas le déshonneur de la
lâcheté à la honte du crime . D'abord allié de l'ordre , il
l'abandonna bientôt et le combattit avec acharnement
dès qu'il crut pouvoir se fier à son cousin : le désir de
rendre son duché indépendant de la Pologne et de se
faire déclarer roi de Lithuanie , le ramena dans la suite
vers les chevaliers dont il espérait de puissans secours ;
il les avait ménagés dans les négociations qui avaient
( suivi les victoires ; il s'unit étroitement avec eux lorsque
la vieillesse , en ralentissant son ardeur guerrière , tourna
toutes ses pensées vers une ambition plus tranquille ;
mais les grands de Pologne ne voulurent jamais permettre
la séparation de la Lithuanie ; Witold était trop vieux
pour entreprendre de conquérir ce qu'on lui refusait ; il
356 MERCURE DE FRANCE ;
mourut avec la réputation d'un brave guerrier, et le regret
de n'avoir eu que le titre de grand-duc .
Sa valeur et la perfidie de Jagellon avaient porté à
l'ordre les coups les plus funestes : tant que le sage et vertueux
Conrad de Jungingen fut grand-maître , il sut ,
sans compromettre son honneur , éloigner l'orage dont
la Pologne et la Lithuanie menaçaient la Prusse : nouveau
Fabius , il contint l'humeur belliqueuse des chevaliers et
dédaigna leurs insultes : on l'appelait dame abbesse ; on
écrivait sur le mur de sa chambre : « Tu aurais dû être
>> moine ou nonne. » Il se contenta de répondre : << Si
» mes frères ne voulaient suivre que leurs désirs , pour-
>> quoim'ont-ils choisi pour grand-maître ? Ils demandent
➤ la guerre avec la Pologne ; qu'ils prennent garde à ne
>> pas être un jour les esclaves des Polonais . >>
Son successeur , Ulrich de Jungingen , n'était pas si
modéré, et Jagellon désirait la guerre encore plus que les
chevaliers ; il saisit , pour la déclarer , les plus frivoles
prétextes . L'ordre la repoussa d'abord avec plus de sagesse
que les dispositions de ses membres ne devaient le faire
présumer; mais le roi la voulait , il fallut la faire ; la cause
de l'ordre était juste ; il la perdit , malgré la plus vigoureuse
défense , à la bataille de Tanneberg où 180000
hommes rangés sous les drapeaux polonais , servis par le
hasard , par des méprises et par des vengeances , taillèrent
en pièces ou mirent en déroute 83000 combattans
que l'ordre leur avait opposés : le grand-maître fut tué
dans l'action : le chevalier qui portait l'enseigne de Culm ,
fait prisonnier , demanda à revoir encore sa bannière et
tomba mort en l'embrassant .
C'est avec un vif sentiment de plaisir qu'au milieu d'un
grand désastre général , on voit tout-à-coup un seul
homme, par la seule force de son ame et de son caractère
, s'élancer hors de l'abyme où il a été entraîné , saisir
d'une main vigoureuse ceux qui y sont tombés avec lui
et les en retirer malgré les efforts d'un ennemi victorieux :
ce triomphe du courage sur la puissance a quelque chose
de merveilleux et de consolant qui étonne et soulage le
cpeur : Henri de Plauen en a laissé un exemple . Tout
fuyait ou pliait devant Jagellon; les forteresses se ren
AVRIL 1810 . 357
daient sans résistance ; l'ordre n'était pas aime ; le roi de
Pologne était craint . Le salut des chevaliers dépendait
de celui de Marienbourg ; Henri de Plauen s'y jeta , résolu
- de sauver cette place ou d'y mourir : le siége durait déjà
depuis plusieurs semaines ; aucun secours n'arrivait aux
assiégés ; Henri se crut obligé de demander la paix ; il se
rendit au camp du monarque , offrit des cessions considérables
; elles furent refusées . - « Est- ce votre dernier
> mot? demanda-t-il. » Oui fut toute la réponse qu'il
obtint . <<Eh bien ! dit-il ; j'étais venu plein de con-
>>fiance , ne doutant pas que le roi accepterait des pro-
>>positions aussi équitables ; je m'en retourne plein de
>> confiance , dans l'espoir que mon humilité aura apaisé
>>> la colère de Dieu : je ne sortirai plus de Marienbourg . >>>
>
Il en devait sortir libre ; le gouverneur de Livonie
amena des secours qui relevèrent le courage des assiégés ;
Jagellon , rebuté par la longueur du siége et par les pertes
qu'il essuyait , leur offrit la paix aux mêmes conditions
où il l'avait refusée : Henri de Plauen la refusa à son
tour. « J'ai changé d'avis , répondit-il au héraut d'armes ,'
» j'ai engagé ma vie pour le salut de Marienbourg .>> Au
bout de huit semaines le roi abandonna son entreprise ;
sa retraite eut l'air d'une fuite : les chevaliers se réunirent,
remportèrent plusieurs avantages : Henri de Plauen fut
salué grand-maître au sein des remparts qu'il avait si bien
défendus . La paix de Thorn vint bientôt ( en 1411 ) suspendre
les mauxdont menaçait encore la guerre etdonner
aux chevaliers le tems de réparer ceux qu'elle avait faits :
elle fut honorable pour eux et peu avantageuse pour la
Pologne , mais l'ordre avait tout à redouter et la Pologne
tout à attendre d'un avenir que n'enchaînent jamais les
traités . L'ingratitude des chevaliers envers Henri de
Plauen sembla présager et justifier d'avance leurs disgraces
: on l'accusa de despotisme; peut-être se crut-il
trop de droits sur ceux qu'il avait sauvés : on le déposa ;
ses plaintes retentirent inutilement dans toute l'Europe ;
il mourut oublié à Lochstedt .
Des guerres , des suspensions d'armes , des sentences
prononcées tantôt par l'Empereur , tantôt par le pape ,
tantôt par les conciles, remplirentla vie des deux grands
358 MERCURE DE FRANCE ,
maîtres qui le suivirent , Michel Kuchmeister de Sternberg
et Paul Bellizer de Russdorf. La Pologne obtint
plus de la faiblesse de ce dernier que des victoires
remportées sur ses prédécesseurs : Paul de Russdorf
aimait la paix et oubliait que pour la conserver il faut la
rendre honorable; la mort de Jagellon l'assura seule à la
Prusse; son fils Uladislas conclut avec Paul , en 1436 ,
un traité connu sous le nom de paix éternelle qui laissa
enfin à l'ordre le tems de respirer. S'il avait été gouverné
par un grand-maître habile , il aurait pu en profiter avec
avantage ; mais Paul , qui avait acheté si cher la paix au
dehors , ne sut pas la maintenir au dedans : la dissention
se mit entre les chevaliers . Eberhard de Sansheim , gouverneur
de l'ordre en Allemagne, refusa d'obéir aux ordres
du grand-maître et de signer le traité qu'il avait conclu :
le gouverneur de Livonie suivit son exemple; le faible
Paul, incapable de commander , voulut plaider ; maisles
foudres du Vatican n'effrayèrent pas les rebelles . Au sein
de l'ordre régnaient la corruption , les haines , l'avidité ,
lemépris des choses saintes , divines et humaines ; la discorde
alla au point que le grand-maître se vit un jour
forcé de fuir de l'assemblée des Frères qui tiraient leurs
épées et de se réfugier à Dantzick .
C'étaitdans cette villeet dans plusieurs autres que s'étaient
réfugiés aussi l'amour de l'ordre , le sentiment de la dignité
de l'homme et le besoin de se soustraire à l'oppression:
tandis que la décadence morale des chevaliers amenait
leur décadence politique , l'industrie , l'activité , la sagesse
des bourgeois préparaient leur délivrance : en travaillant
ils s'étaient enrichis ; en s'enrichissant ils s'étaient
éclairés ; ils avaient appris à connaître ce qui leur
était dû , à rougirde la manière dont ils étaient traités ,
à sentir ce qu'ils pouvaient faire . L'ordre voulait encore
écraser ceux qu'il n'avait plus la force de contenir : les
bourgeois se rapprochaient , se ralliaient , prévoyaient ce
qu'ils avaient à craindre et ne le craignaient plus . Bientôt
le mouvement devint général : les habitans des campagnes
se rendaient dans les villes : « Ceux qui ne se
>> connaissaient pas , cherchaient à se deviner ; ceux qui
>>se connaissaient se parlaient avec franchise; l'ami
AVRIL 1810. 359
:
2
▸murmurait sans réserve en présence de son ami ; le
>> nombre des confédérés croissait chaquejour. L'homme
>>hardi se mettait en avant ; l'homme timide le suivait ;
>>le sage voulait parvenir à la considération ; le vaillant à
>>la gloire ; l'homme 'sans moyens prétendait sortir de
>>sa nullité ; le riche espérait de conserver ses richesses ,
>>le pauvre d'en acquérir ; tous se promettaient qu'un
>>nouvel état serait plus heureux . » L'incendie éclata
d'abord dans Culm; il gagna bientôt tout le pays . Paul
de Russdorff avait rétabli le grand conseil national longtems
exclu de toute participation aux affaires ; les villes
y avaient leurs députés qui , en voyant de près et le gouvernement
et les gouvernans , apprenaient chaque jour à
mieux connaître ce qu'il fallait faire et les moyens d'y
réussir. Au sein de ces circonstances , favorables parce
qu'elles rendaient l'énergie nécessaire , se forma la ligue
prussienne , dont le but était clairement exprimé dans ces
paroles des confédérés : « Notre volonté et notre serment
>> sont que tout sujet s'acquitte avec fidélité de ce qu'il doit
>> à son seigneur ; celui-ci en revanche doit laisser intacts
>> nos droits et nos franchises , abolir les anciennes char-
>> ges, n'en pas établir de nouvelles . S'il y a oppression ,
> nous nous en plaindrons au grand-maître ; s'il n'y
>> remédie pas , l'opprimé en référera à la grande cour
>>de justice nationale ; si elle ne vient pas à son secours ,
>>nous nous rallierons pour résister à l'oppresseur . >>
Ondevine sans peine de quel oeil l'ordre dut voir cette
barrière opposée à son despotisme , à son injustice et à
son avidité : la ligue était dirigée par un de ces hommes
supérieurs qui se forment au besoin et se trouvent tout
naturellement au niveau de ce qu'ils ont à faire ; Hans de
Baysen servait la liberté sans violer la justice ; il
contint les prétentions exagérées des confédérés avec la
même énergie qu'il mettait à les défendre . Paul de Russdorff
avait souvent favorise la ligue , parce qu'elle lui
prêtait un appui contre des frères remuans ; son successeur
, le grand Conrad de Erlichshausen , prévit qu'elle
amènerait la chute de l'ordre et tentaplusieurs fois de l'anéantir
; mais il reconnut bientôt l'inutilité de ses efforts ,
et sage même dans sa conduite avec des sujets ennemis ,
360 MERCURE DE FRANCE ,
il espérait peut-être éteindre leur vigilance et leur éner
gie en ne leur donnant aucune occasion de les exercer, et
détruire ainsi par l'inertie une confédération que la force
ne pouvait entamer : il mourut trop tôt pour atteindre à
ce but. Louis de Erlichshausen prit une autre route ; la
ligue prussienne reconnut bientôt qu'elle avait en lui un
ennemi juré ; il l'attaqua en tous sens et l'appela enfin à
soutenir ses droits devant un tribunal : les confédérés auraient
bien voulu éviter cette lutte ; des sujets en guerre
avec leur souverain ne devaient pas s'attendre à trouver
dans un autre souverain un juge équitable : cependant
rejeter la proposition du grand maître , c'était paraître
douter de la bonté de la cause ; la ligue le sentit et se
décida enfin à prendre pourjuge l'empereur Frédéric .
L'affaire fut plaidée à Vienne avec une grande solennité
; mais les hommes gâtent souvent les meilleures
raisons , et la conduite des députés de la ligue ne fut pas
toujours en harmonie avec la justice de leur cause.
L'ordre triompha ; la ligue reçut l'ordre de se dissoudre ;
l'empereur lui-même ne s'attendait pas à être obéi ; un
corps puissant ne pouvait volontairement rentrer dans
l'oppression et se soumettre à la vengeance ; les chevaliers
ne craignaient pas de laisser percer leur colère , et
le traitement qu'ils préparaient aux rebelles condamnés .
Les confédérés prirent bientôt une résolution violente ; ils
réclamèrent le secours de Casimir , roi de Pologne , et
se donnèrent à lui en stipulant le maintien de leurs priviléges
. Engagée dans une nouvelle lutte avec l'ordre
Teutonique , la Pologne ne la poussa pas avec plus de
vigueur , mais l'ordre était déchu , déconsidéré ; Henri
de Plauen n'était plus grand-maître ; la ligue fit les plus
grands sacrifices ; Casimir parut plusieurs fois disposé à
l'abandonner si elle avait voulu se soumettre , mais les
confédérés furent inébranlables , et malgré plusieurs
défaites , malgré la désertion de plusieurs villes qui , par,
lassitude ou par crainte , ouvrirent leurs portes à leurs
anciens oppresseurs , malgré l'affreuse dévastation de la
contrée , malgré des dissentions intestines , ils soutinrent
leur entreprise , forcèrent le roi de Pologne à la soutenir
avec eux , et réduisirent enfin l'ordre à accepter un traité
qui
AVRIL 1810. 361
qui
membrestE LA
SEIN
le rendait vassal de la Pologne , ne lui laissait qu'une
portionde la Prusse , et de la ligue sous la dominafatiisoaintdpeasCsaesritmoiurs. lReésduitasun
domaine si borné , l'ordre n'eut bientôt en Prusse quun
existence peu brillante : un mot injurieux fut la dernière
vengeance qu'il tira de ses anciens sujets. Le commans.
deur Henri Reuss passait à Elbing ; le peuple se rasen
sembla pour le voir; le bruit courait qu'il avait perdun
oeil dans le cours de la guerre : il s'avança devant
porte de son auberge , et s'écria : « Regardez-moi bien ,
>> sujets infidèles ! c'est moi qui suis encore ici , au grand
>> contentement des honnêtes gens et au grand regret des
>> coquins qui ne peuvent nous chasser tout-à-fait. Je
>> vous dis que lorsque Christ viendra au jour du juge-
>> ment , Hans et Gabriel de Baysen porteront la ban-
>> nière des traîtres . >>>
:
Cet éclat ne prouvait que la colère du commandeur.
C'est ici que Kotzebue a terminé son ouvrage ; j'en ai
esquissé rapidement le contenu; dans un dernier article
jedirai ce que je pense du livre. GUIZOT,
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS.
TROISIÈME PARTIE. - Suite du Cahier à mon Père.
PERMETTEZ , mes chers parens , que je m'arrête quelques
instans ayant de m'enfoncer plus avant dans le dédale d'iniquités
et d'injustices qui dénaturèrent votre fils et le conduisirent
à l'oubli de tous ses devoirs . Ah ! sans doute , je
ne cherche pas à affaiblir des torts qui me font horreur !
Mais n'est-il pas plus coupable qu'un brigand féroce , celui
qui désunit par ses lâches artifices deux coeurs unis par
l'amour ; qui séduit et corrompt l'innocence ; qui fait des
plus doux sentimens que le ciel ait accordés à la nature
humaine , des moyens de honte et de douleur ; qui flétrit
le coeur faible et sensible qu'il a égaré , souille de son haleine
empoisonnée la vie de l'infortunée dont il s'est fait
aimer; lui fait boire à longs traits la coupe amère du mal--
heur; la conduit à la mort , et voue à l'opprobre l'être
innocent à qui il donna l'existence? et quand il joint à ces
Aa
362 MERCURE DE FRANCE ,
3
crimes la perfidie , la trahison , l'odieuse calomnie ? Oh !
mon père , le brigand le plus cruel (et tous ne le sont pas )
ne peut ôter que l'argent et la vie , il laisse au moins l'hơnneur
et l'innocence à ses victimes . Le brigand partage au
moins le danger qu'il fait courir ; mais le vil libertin n'attaque
que des êtres faibles et sans défense , et son repentir
inutile ne peut leur rendre la vie et l'honneur.
La scène qui suivit la mort de Louise fut si affreuse ,
et j'étais tellement ému , que je m'en souviens à peine.
M. Werner , dont la physionomie dure répondait à l'idée
que je m'en étais faite , accablait Marthe de reproches ;
le médecin , qui me parut un honnête homme , cherchait à
l'adoucir , à ramener sa sensibilité sur la perte de sa fille.
«Elle a assez expié sa faute , lui disait-il en l'entraînant
ne
,
vers le lit. M. le pasteur , bénissez le corps inanimé de
>votre enfant; elle ne peut plus vous entendre , mais que le
-> pardon de son père accompagne son ame au ciel. J'étais
resté dans la même attitude assis sur ce lit de mort , l'enfant
reposant sur un de mes bras , ma main tenant encore
la mainglacée de Louise ; le pasteur regardait en silence
sa fille expirée . Voyez , continua le médecin , voilà son
enfant qui la remplacera dans votre coeur ; elle est dans les
bras de son père , vous l'avez entendu , il vient de l'avouer
et dejurer qu'il
l'abandonnerait jamais. Répétez-le
Monsieur, vous devez celle consolation au père de votre
victime . M. Werner me fixait avec surprise : la chambre
était très-obscure , les mots qu'il avait entendus en entrant
lui persuadèrent que c'était Ernest; il paraissait altéré de
trouver un inconnu . Qui êtes-vous ? me demanda-t -il
enfin. Un honnête homme , dis-je en me levant , qui
n'est point le séducteur de cette infortunée , mais qui fut
ce qu'il put pour la sauver.
Je
ne suis pas
le père de cet enfant , mais je suis son protecteur ; j'ai juré
à sa mère mourante de ne pas l'abandonner , et je tiendrai
ma parole . D'ailleurs je nn''aaii aucun motif de vous cacher
monnom; je me nomme Frédérich Buchman , étudiant à
Jéna . Je sortis avec ma petite charge dans mes bras , sans
savoir encore ce que j'en ferais , mmaaiis bien décidé à ne pas
la laisser au pèrree inhumain qui regardait de sang-froid le
cadavre inanimé de sa fille unique. Je cherchai des yeux
Marthe , que j'aurais voulu consulter; effrayée des menaces
du pasteur , elle s'était cachée , ainsi que sa vieille mère ;
iln'y aavvaaiitt plus danslachambre que le vieillard, presqu'en
son'
-
ami, et fit
enfance
1
AVRIL 1810 . 363
1
م
B
La nuit était obscure , et le tems froid et pluvieux; j'enveloppai
l'enfant dans mon manteau aussi bien qu'il me
fut possible , etje me hâtai de rentrer dans la ville pour le
mettre à l'abri et lui procurer des secours . La femme chez
qui je logeais , était bonne et compatissante ; ce fut à elle
queje le remis , sans trop m'embarrasser de ses soupçons .
Je lui dis bien que c'était un dépôt qui ne m'appartenait
pas. Elle sourit , me dit que ce qu'il y avait de plus sûr ,.
c'est que c'était une créature du bon Dieu , qu'il ne fallait
pas laisser périr ; et l'ayant couchée dans son lit pour la
réchauffer , elle sortit pour lui chercher une nourrice .
Resté seul , je réfléchis sur ma position , sur ce que
j'avais à faire . M'était-il permis de disposer du sort d'un
'enfant , dont le vrai père , riche et puissant , pouvait lui
-en faire un bien meilleur ? N'était-il pas de mon devoir
d'essayer au moins de le lui assurer ? Je commençai plusieurs
lettres , sans être content d'aucune ; j'étais ou trop
fier pour le toucher , ou trop doux pour sa conscience et la
mienne. J'en étais à mon cinquième ou sixième essai ,
quand mon hôtesse rentra avec une femme , qui consentait
à nourrir l'enfant chez elle. Je lui promis le prix qu'elle
demandait; je lui payai les trois premiers mois d'avance ,
ainsi qu'elle l'exigea. Elle emporta l'enfant , qui tranquille
jusqu'alors , commençait à pleurer , et je me retirai dans
ma chambre pour achever ma pénible lettre à un homme
que je méprisais , et dont j'attendais bien peu de choses .
Cette occupation , et l'image de la pauvre Louise , et la
'cruelle tâche d'apprendre sa mort à Ernest , éloignèrent le
sommeil ; j'entendis assez de mouvement dans la maison :
le mari de mon hôtesse était boulanger et cuisait souvent
son pain dans la nuit; je n'en cherchai pas d'autre cause ,
et m'en occupai peu . Cependant sur le matin croyant entendre
des gémissemens ,je descendis , et je trouvai encore
une scène de mort , moins touchante que la première ,
mais qui me fit aussi beaucoup de peine. La boulangère ,
que j'avais laissée la veille en bon état , avait été frappée
d'une attaque soudaine d'apoplexie etvenaitdd''expirer.Elle
n'avait point d'enfant , et son mari, plus jeune qu'elle , la
pleurait pour la forme dans le premier moment; mais moi
je regrettais sincérement une femme dont je n'avais qu'à
me louer : sa mort d'ailleurs me jetait dans un singulier
embarras . J'avais négligé la veille de lui demander le nom
de la nourrice , à qui nous avions remis l'enfant de Louise :
le mari ne put medonner aucun renseignement ; occupé
1
Aa 2
)
1
364 MERCURE DE FRANCE ,
de son four , il n'avait vu ni l'enfant ni la nourrice , et ne
savait pas de quoi je lui parlais : je pensais ensuite que
cette femme reviendrait bientôt elle-même donner des nouvelles
de son nourriçon. Je remontai chez moi , et fatigué
de tant d'émotions diverses , j'essayai de trouver un peu
de sommeil, et je me couchai. Je dormais encore vers les
huit ou neuf heures du matin , lorsque je fus réveillé par
un coup violent à ma porte ; je vais ouvrir, et je vois deux
exempts de l'académie qui venaient m'arrêter de la part
du gouvernement . Extrêmement surpris , je demande ce
qui peut m'attirer ce traitement. On me répond durement
que je dois le savoir , que ce n'est pas leur affaire , et qu'ils
exécutent les ordres qu'ils ont reçus .
-
Je suppose , dis-je , que je dois être confronté avec
Ernest Schmitt . Point de réponse. Pendant que jem'habillai
, on mit les scellés sur mon bureau et on empaqueta
sous cachet les papiers épars sur ma table ; c'étaientmes divers
essais et commencemens de lettres au baron de Léneck .
Quand je fus habillé , nous descendîmes ; une voiture était
à ma porte ; nous y entrâmes , et à ma grande surprise ,
⚫elle s'arrêta non point, comme je l'avais cru, devant la maison
d'arrêt des étudians , où était encore Ernest , mais dans
les prisons de la ville , où je fus enfermé dans une petite
chambre grillée , et sans autres meubles qu'un mauvais lít
de sangles , une chaise et une table. Je fus suivant l'usage
fouillé et dépouillé de tout ce que j'avais dans mes poches ,
puis on me laissa réfléchir tristement à mon sort .
Au bout de quelques heures , on vint me chercher , et je
fus conduit devant mes juges . Après les questions d'usage ,
on me lut mon acte d'accusation , au nom de Michel
Werner pasteur de l'église de Lubelin ; il portait « que
- j'avais favorisé l'évasion de sa fille de la maison paternelle
, comme l'indiquait le témoignage de plusieurs
>>paysans , qui m'avaient vu roder dans le village et autour
>>de l'église les jours précédens et la veille même de cette
fuite ; que pour plus grande preuve, lui-même m'avait
» trouvé dans une chaumière écartée , où sans doute je
l'avais conduite , assis près d'elle sur le lit où elle venait
d'expirer , tenant dans mes bras son enfant nouveau-né ,
dont j'avais avoué être le père , et que j'avais emporté de
>> ladite chaumière, sans qu'on sût ce qu'il était devenu. Le
n médecin avait signé comme témoin , etc. etc. etc. »
Onme demanda ce que j'avais à répondre : je convins
de la véritér des faits énoncés , à la complicité de la fuite
SEA
AVRIL 1810. 365
1
1
1
près, que j'avais ignorée , etje fis le récit que vous venez de
lire.
Quels étaient , me demande-t-on , mes preuves et mes
témoins ?
Je n'en avais d'autres que Marthe et sa famille , dont
j'ignorais même le nom , et je ne pouvais guère indiquer
précisément la chaumière , où je n'avais été que la nuit.
Mes réponses parurept vagues , incomplettes et peu satisfaisantes
.
Après ce premier interrogatoire , je fus renvoyé dans ma
prison. Dans un second je fus sommé de reproduire l'enfant
quej'avais enlevé , ou de dire où il était : c'était ce que je
craignais , car il me fut impossible de répondre . J'alléguai
la mort subite de mon hôtesse , et mon ignorance du nom
de la nourrice; je suppliai qu'on fit des perquisitions pour
la découvrir ; je donnai son signalement aussi bien que je
le pus , l'ayant assez peu regardée. Au bout de quelques
jours , on medit que tout était inutile , qu'on n'avait rien
découvert , et que mon affaire prenait une tournure criminelle
, que j'étais accusé de la mortde la mère , et de la dis
parutionde l'enfant; et en effet je fus resserré plus étroitement.
Je demandai qu'on entendît Marthe et ses parens ;
la première était, me dit-on, au service de M. Werner, chez
qui elle était rentrée , et ne pouvait témoigner contre son
maître : les deux vieillards ne savaient rien; ils déclarèrent
que le père de l'enfant était venu chez euxune heure avant
la mort de la pauvre malade , et qu'il avait adouci ses derniers
momens. Du moins leur témoignage , qui ne varia
jamais , semblait prouver que j'étais innocent de la fuite et
de la mort de Louise; mais je restais chargé en entier de
l'accusation de paternité , et d'avoir enlevé et fait disparaître ..
l'enfant. Pour dernière ressource je demandai à parler au
baron : je me rappelai que , lors de l'affaire du duel , la
vérité lui avait imposé , et lui avait fait rectifier les accusations;
j'espérai cette fois encore toucher son coeur. On
me répondit que les fragmens de lettres , de styles différens
, trouvés chez moi , indiquaient si positivement un
dessein formé de l'impliquer dans une affaire , dont il était
complétement innocent , qu'il ne me serait pas permis de
luiparler, quand même la chose serait possible , mais qu'elle
ne l'était plus , vu qu'il avait quitté Jéna dès que sablessure
lui avaitpermis de partir , et qu'on ignorait où il était actuellement.
J'avais déjà cent fois demandé de voir mon cher
Ernestans qu'on eût même daigné me répondre : j'insistan
:
3
366 MERCURE DE FRANCE ,
encore, et je demandai du moins , qu'il fût interrogé sur
ses anciennes relations avec Louise Werner . Jugez de ma
surprise et de ma douleur , quand j'appris alors , que gardé
assez négligemment, depuis que l'accusation portait sur
moi , il avait rompu ses arrêts et s'était échappé sans qu'on
sût ce qu'il était devenu . O Dieu ! m'écriai -je , Ernest ,
l'ingrat Ernest m'abandonne , ce dernier malheur m'était
réservé ! Oh , comme alors j'avais l'humanité entière en horreur
! comme je méprisais et les faux jugemens , et les
fausses amitiés ! Mais celle de mon bon Ernest revint bientôt
consoler mon coeur.
J'étais un jour en présence de mes juges , las d'entendre
taxer de fausseté la vérité la plus pure , détestant jusqu'à la
vertu même , qui m'avait plongé dans cet abyme , désirant
de perdre la vie puisque j'avais perdu l'honneur; j'étais
décidé à ne plus rien faire pour la sauver, je gardai le
silence le plus obstiné aux questions qu'on me répétait
encore. Enfin , fatigué de les entendre , je m'écriai , j'a-
„ vouetout , faites de moi ce que vous voudrez ; » lorsqu'à
la porte de la salle du jugement on entendit une voix qui
m'était bien connue , qui demandait d'entrer, et les cris d'un
enfant .... C'était lui , c'était Ernest suivi de la nourrice ,
queje reconnus à l'instant même. Ernest prit l'enfant dans
ses bras , et s'avançant devant les juges : « La voilà , s'écriat-
il , la fille de la malheureuse Louise Werner et la mienne !
Qui ne saitcombienj'ai long-tems aimé Louise ? Get enfant
m'appartient , je le déclare et je rougis de l'avoir désavoué
un instant; une erreur funeste, m'égarait : grâces te soient
rendues , ami trop généreux , qui m'as conservé ce qui me
reste de Louise , et qui as failli d'en être la victime je l'ai
retrouvée ma fille , etje viens à-la-fois justifier Frédérich et
Louise. Elle est morte innocente , car elle était mon épouse,
sa mère me l'avait donnée ; une injuste jalousie m'a égaré ,
j'aidouté d'elle un instant , etj'en suis trop puni ; elle n'existe
plus , et combien Frédérich n'a-t-il pas souffert pour moi ,
qui suis le vrai coupable ! Il était animé d'un tel feu en
prononçant ces paroles , il regardait l'enfant de Louise avec
tant de tendresse , que j'étais sur le point de le croire , moi
qui savais si bien ce qui en était; comment les juges en
auraient-ils doute? Ils dirent cependant qu'il fallait constater
que ce n'était point un enfant supposé ; en conséquence
la nourrice et lui furent mis en sûreté ; Ernest
obtint d'être dans la même chambre que moi. Il me raconta
qu'instruit de la cause de ma détention ,,avait
AVRIL 1810. 362
résolu de ne prendre aucun repos qu'il n'eût retrouvé
cette nourrice inconnue et cet enfant qui l'intéressait alors
doublement . Après avoir parcouru vainement toutes les
maisons du peuple à Jéna , il avait fait des perquisitions
dans tous les environs , ne laissant pas une demeure sans
la visiter et sans prendre des renseignemens . Enfin anmoment
, où il commençait à désespérer du succès , il découvrit
ce qu'il cherchait dans un petit hameau situé à deux
ou trois lieues de Jéna. Cette paysanne très-pauvre , était
venue à la ville chercher un enfant à nourrir ; elle avait
parhasard acheté du pain en arrivant chez mon hôtesse ,
et lui avait dit son désir et sa demeure ; celle-ci s'en était
rappelée quand je lui remis mon enfant ; elle alla la chercher;
la paysanne , contente d'avoir remplit son but , l'emporta
dans son village , où elle attendait que les trois mois
ussent écoulés avant de revenir . Elle consentit à suivre
Ernest , qui s'était décidé à adopter l'enfant de sa Louise ,
malgré l'horreur qu'il avait pour le père . Je le confirmai
dans cette idée en lui racontant la scène si touchante de la
mort de Louise. Mais combien sa rage augmenta contre
celui qui l'avait conduite au tombeau ! s'il eût encore été
à Jéna , rien n'aurait pu prévenir un second duel plus
meurtrier que le premier , et mille fois il répétale serment ,
que si jamais il le rencontrait , il vengerait sur lui le déshonneur
et la mort de Louise.
)
LT
Quand ces transports étaient un peu calmés , heureux de
nous être retrouvés , nous formions encore des plans de
bonheur pour notre avenir : « Je jouirai du tien , me disait
Ernest, puisque je nn''eenn puis plus espérer. L'enfant de
Louise , ta fille adoptive , t'attachera encore à la vie , lui
répondis -je ; Pauline l'élevera , et l'enfant élevé par Pau--
line , n'aura plus rien qui te rétrace son père .- Insensés!
après tant d'injustices , nous esions encore nous reposer
sur notre innocence et parler de bonheur ! fatale présomption
dont nous fûmes trop tôt punis ! 1
De jour en jour nous attendions notre liberté et notre
justification complète , et toujours elle était retardée . Enfin,
notre jugement fut prononcé , et je frémis encore de ce
qu'il nous fit éprouver. O dieu ! pourquoi des hommes ontils
le tyrannique pouvoir de flétrir l'innocent , de déshonorer
leurs frères ? Pourquoi existe-t-il d'autres juges que
Dieu lui-même et la conscience ? Appelés devant des
juges iniques ou égarés , il nous fallut entendre « qu'Ernest
> Schmitt et Frédérich Buchman , perturbateurs du repos
368 MERCURE DE FRANCE ,
K
public, calomniateurs , duellistes , convaincus, d'avoir été
la cause , si ce n'est l'instrument de la mort prématurée
» d'une jeune fille victime de leurs séductions , et Frédérich
> Buchman plus coupable encore , ayant cherché à soustraire
l'enfant de cette infortunée , ils auraient dû être
condamnés tous les deux , comme complices , à perdre la
» vie , mais qu'en faveur de leur jeunesse , de leur déten-
» tion, et de ce que ledit enfant avait été retrouvé , on bor-
>>nait leur punition au bannissement éternel de l'université
> de Jéna et de son territoire , sous peine de mort s'ils y
> reparaissaient ; on nous condamnait à être rayés ignomi-
> nieusement de la matricule de l'université , et conduits
>> sous sûre garde au-delà des frontières . L'enfant , dont
» on n'avait pu découvrir lequel des deux était le père ,
» était adjugé à son grand-père le pasteur Werner , à sa
réquisition , pour remplacer la fille chérie , que les deux
> libertins ci-dessus nommés lui avaient enlevée .
Mon père ! c'est votre fils , c'est l'époux de Pauline , c'est
le jeune homme qui n'avait à se reprocher que trop de
vertu peut-être , c'est lui que des hommes ont osé traiter
ainsi ! L'indignation lia notre langue , qu'eussions-nous
dit? on voulait nous perdre , et on n'y a que trop réussi.
La sentence fut éxécutée à la rigueur; en vain Ernest se
déclara le père de l'enfant , et le demanda; en vain je réclamai
mes droits de tuteur , donnés par une mère mourante;
tout fut inutile. Nous avons présumé que l'avare
pasteur , instruit par Marthe , du véritable père , avait espéré
que ce serait un moyen de tirer de l'argent de lui. II
nous fallut partir sans revoir cet enfant qui nous avait coûté
si cher , et auquel nous nous intéressions tant tous les deux ;
nous partîmes au désespoir. Ernest n'avait point de parens
etplus d'amante. Mais moi , ô Dieu ! devenu indignede
tout ce que j'aimais au monde , déchu de toutes mes espé-
`rances , irais-je leur présenter ce fils , cet époux déshonoré
par une sentence , injuste il est vrai , mais qui n'en a pas
moins été prononcée ? Non , dis-je à mon ami , toi seul
me restes , toi qui connais mon innocence, toi victime aussi
dujugement des hommes; fuyons-les à jamais ces hommes
injustes et cruels; fuyons des parens que je ferais rougir ,
l'amante à qui je n'ose plus offrir ma main ni mon nom ,
et soyons tout l'un pour l'autre .
Ernest pensait comme moi, un sombre désespoir s'était
emparé de notre ame. Cet ami m'accompagna jusqu'aux
lieux chéris de ma naissance , queje voulais revoir encore
AVRIL 1810. 369
T
1
1
5
F
une fois . Appuyé sur la barrière de votre jardin ,j'osai encore
invoquer le ciel pour vous , et vous envoyer de cette
place un éternel adieu; car je voulais vous fuir et mourir
de ma douleur. Je vis aussi de loin la demeure de ma
Pauline , je lui écrivis pour la dernière fois ; et n'ayant plus
rienàperdre , plus rien à désirer ,je m'éloignai avec Ernest
des lieuuxx ooùù je laissais des êtres si chéris et simalheureux.
Je me suis trop étendu peut-être sur les circonstances
qui m'ont entraîné pas à pas dans l'abyme. Mais j'avais
besoinde tout révéler , quelque cruels que soient ces souvenirs
.-Il est écoulé ce tems , orageux sans doute , mais
bienmoins que celui qui va le suivre ; il faut que je recueille
toutes mes forces pour me le retracer. Mon père , rassemblez
aussi les vôtres pour me lire ; alors , du moins , votre
fils n'existera plus , ou sera digne de vous .
(La suite au numéro prochain . )
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
t
Nos lecteurs des départemens , qui n'ont pu jouir du
magnifique spectacle dont nous venons d'être témoins , auraientde
justes reproches à nous faire si nous leur laissions..
ignorer quelque chose des fêtes qui ont eu lieu lundi pour
lemariage de S. M. Dans la peinture de ces réjouissances ,
objet actuel de l'entretien de tout Paris , dont le récit étonnera
l'Europe , et qui tiendront un jour dans l'histoire une
place si remarquable , nous n'aurons pas à nous défendre
contre la tentation des hyperboles ; tout ce que nous pouvons
dire ne donnera jamais qu'une faible idée de ce que
nous avons vu . :
Levraipeut quelquefois n'être pas vraisemblable.
La veille était d'un funeste présage pour le jour qui
devait suivre; il avait plu toute la nuit , et l'on avait tout.
lieu de craindre que les préparatifs immenses qui depuis
six semaines occupaient des milliers de bras , ne fussent ,
si non tout-à- fait inutiles , du moins perdus en partie pour
l'effetprodigieux qu'on devait en attendre : mais lesmenacesdu
tems qui ne s'étaient point dissipées avec l'aurore , n'ar
retèrent personne ; on se souvint des deux vers de Virgile
L
370 MERCURE DE FRANCE ,
qu'on retrouva le soir sur un transparent dans la rue de
Verneuil :
Nocte pluit totá , redeunt spectacula mane :
Divisum imperium cum Jove Cæsar habet.
Au moment précis où LL. MM. sont parties de Saint-
Cloud , les brouillards ont disparu , le ciel s'est éclairci , et le
soleil pendant le reste du jour s'est montré dans tout son
éclat . Le cortége (le plus brillant peut-être dont aucun
souverain se soit jamais glorifié ) a traversé le bois de
Boulogne , la route de Neuilli , les Champs-Elysées et les
Tuileries , au milieu d'une double haie de troupes et d'une
population innombrable à laquelle un espace de deux lieues
pouvait à peine suffire . La marche était ouverte de la manière
la plus brillante par le beau corps des lanciers polonais,
les chasseurs à cheval et les dragons de la garde .
Les hérauts d'armes suivaient cette première partie du cortége.
Trente voitures parfaitement semblables , attelées de
six chevaux , conduisaient les personnes de la cour attachées
au service de LL. MM. , les ministres et les grands dignitaires
. Ces voitures sont d'un goût élégant; le fond est
un sablé d'or relevé par des dessins en camées ; les portières
sont décorées des armes de l'Empire . Ces carosses
étaient suivis de six autres plus riches , destinés aux
rois , reines et princes de la famille impériale. Ils étaient
attelés de six chevaux gris pomelé et précédaient une voiture
vide et d'une rare magnificence , c'était la voiture de S. M.
l'Impératrice : tous les regards se portaient impatiemment
sur celle qui venait ensuite , et dans laquelle se trouvaient
l'Empereur et son auguste compagne. Ce char de triomphe
(car on ne peut se servir de mots vulgaires pour peindre
des objets d'une si grande magnificence ) , était attelé de
huit chevaux isabelle , qui furent si admirés dans le cortége
du couronnement . De chaque côté des valets de pied tenaient
en main les rènes d'or ; une foule de jeunes pages étaient
comme suspendus en groupe sur toutes les parties extérieures
de la voiture , qu'environnaient à cheval tous les
grands officiers du palaís . L'Empereur occupait la droite ,
et l'Impératrice, assise à sa gauche , répondait aux acclamations
dupeuplepar un sourire plein degrâce , où se peignaient
à-la-fois la bonté et l'émotion de son ame. Un grand
nombre de voitures de suite marchait après celle de LL.
MM., et le cortége était fermé par les grenadiers à cheval
et la gendarmerie d'élite .Arrivées sous l'arc de triomphe de
AVRIL 1810 . 376
!
【
a
l'Etoile , LL. MM. ont été complimentées par M. le comte -
de l'Empire préfet de la Seine , et saluées de cent coups de
canon à leur entrée dans Paris . Elles étaient attendues
dans la grande galerie du Louvre , par huit mille personnes
dontladisposition , sur quatre files de banquettes parallèles ,
offrait le coup-d'oeil le plus gracieux et le plus imposant.
Les embellissemens nouvellement faits à cette immense
galerie du Muséum , ajoutaient beaucoup à la magnificence
de ce spectacle. La galerie est actuellement divisée en sept
salles par des colonnes en avant-corps posées sur des
stylobates et soutenant des arcs doubleaux ; de petites,
grilles d'environ un mètre de haut , en bronze doré , d'un
goût aussi délicat qu'élégant , forment les différentes divisions
de la galerie sans en interrompre la continuité. De
distanceendistance on aplacé , sans nuire à l'effet et à l'arrangement
des tableaux, de petites colonnes d'albâtre , dejaspe
et de porphyre qui supportent des vases étrusques , et des
cippes sur lesquels sont rangés les bustes en marbre des
plus grands artistes , à côté de leurs chefs-d'oeuvre . De
riches tapis de pied régnaient dans toute la longueur de la
galerie , et des orchestres placés aux deux bouts , ont annoncé
par de brillantes fanfares l'approche de LL. MM .
Leur marche , au milieu du plus nombreux et du plus
éblouissant cortége , à travers la double haie des femmes
les plus richement parées , pour ainsi dire , en présence des
héros de tous les siècles dont la peinture consacre en ce
lieu les images , composait un spectacle aussi difficile à
imaginer qu'à décrire. Les reines de Hollande et de Westphalie
, la grande duchesse de Toscane et la princesse,
Borghèse portaient le manteau de S. M. l'Impératrice dont
le front rayonnait de grâce , de jeunesse et de bonheur,
sous l'éclat du plus magnifique diadème et de la plus riche
couronne. L'auguste couple, accompagné à chaque pas par
les acclamations de l'assemblée , est entré vers deux heures ,
dans le vaste salon consacré aux expositions publiques et
que l'on avait transformé en une chapelle dont voici les
dispositions les plus remarquables .
Deux rangs de tribunes régnaient autour ; les premières
élevées à dix pieds au dessus du parquet , et portées sur un
lambris de brèche violette , étaient ornées de draperies de
soie bleu de ciel à franges d'or. Des tapisseries desGobelins
représentant des sujets sacrés , exécutés sur les dessins,
de Coypel et Jouvenet , ornaient les travées supérieures .
Lesautres ornemens étaient en gros de Naples cramoisi ,
ו
)
372 MERCURE DE FRANCE ,
,
aubrodés
en or et décorés des chiffres enlacés de Napoléon et
de Marie-Louise. L'autel adossé à la galerie d'Apollon était
en marbre vert antique , dans lequel on avait incrusté un
grand bas -relief de bronze doré , représentant l'adoration
des Mages . Au-dessus du tabernacle s'élevait une haute et
superbe croix de vermeil soutenue par des Séraphins , et six
candelabres de même métal dont les ciselures représentent
les douze apôtres . Ces objets d'orfévrerie , dont on ne peut
trop louer le travail admirable , ont été , comme nous l'avons
déjà dit , exécutés par M. Biennais , sur les dessins
de M. Auguste , ancien orfèvre de la couronne. Du ceintre
vitré de la chapelle descendait un dais magnifique
dessous duquel étaient placés les prie-dieu et les deux fauteuils
destinés à LL. MM. Le parquet et les marches de
l'autel étaient couverts d'un tapis de velours pourpre relevé
par des crépines d'or. Les tribunes étaient occupées par
les députations du sénat et du cors- législatif , par les ambassadeurs
, les ministres étrangers et les personnes les
plus considérables de la cour. Un grand nombre de prélats
, parmi lesquels se trouvaient douze cardinaux , ont
assisté à cette mémorable cérémonie dans laquelle officiait
S. E. le cardinal Fesch .Après la bénédiction nuptiale, LL.
MM. se sont rendues de nouveau aux voeux d'une foule
empressée de jouir de leur présence. Du balcon des
Tuileries , S. M. l'Empereur a paru présenter à son peuple
sa jeune épouse accueillie par les cris mille fois répétés
de Vive Marie-Louise ! Vive Napoléon ! La garde impériale
a défilé pendant une demi-heure devant LL. MM.
en les saluant des plus vives acclamations .
S'il est impossible de rien imaginer de plus imposant ,
de plus majestueux que la cérémonie nuptiale dont nous
avons essayé de donner une idée , il ne l'est ppaass moins de
se figurer l'éclat , la variété , le charme des réjouissances
qui l'ont suivie , et dont les Champs-Elysées étaient le
principal théâtre . Dans le carré Marigny, les écuyers Franconi
exécutaient leurs jeux et leurs pantomimes équestres ;
l'intrépide danseuse Forioso voltigeait sur une corde à plus
de 80 pieds d'élévation . De l'autre côté on voyaitles tours de
force et de souplesse du sieur Saqui , les fantoccinis et les
ombres chinoises de Séraphin , le risible grimacier du
café des Aveugles , et le fameux escamoteur Préjean. Là
des mâts de Cocagne , ici des dragons d'artifice , de tous
côtés des bascules , des jeux de bague , des orchestres destinés
à la danse , attiraient tour- à-tour et divisaient la foule
AVRIL 1810 . 373
immense des spectateurs , qui jouissait non-seulement sans
danger , mais même sans embarras , de tous les plaisirs
qu'une sage prévoyance avait su lui prodiguer .
Aces amusemens divers qui se sont prolongés jusqu'à
la nuit , ont succédé des illuminations dont l'éclat et l'ensemble
tenaient du prodige. Le point de vue auquel on avait
rapporté leur effet principal , était évidemment la place de
la Concorde. En se plaçant au point central , on apercevait
d'un côté le palais du Corps législatif , dont la façade
représentait le temple de l'Hymen , figuré par douze colonnes
d'ordre corinthien. Sur le fronton transparent on
voyait le génie de l'Europe unissant ensemble l'Empereur
et l'archiduchesse , et deux autres figures qui supportaient
les armes de France et d'Autriche. Ce temple avait pour
avenue quatre-vingts colonnes enflammées , liées entr'elles
par des guirlandes en verres de couleuret surmontéesd'étoiles
. A chaque extrémité du pont sur lequel portaient ces
colonnes , quatre obéliqués de quatre-vingts pieds de haut
formaient des massifs de lampions d'un effet colossal . En
regard du temple de l'Hymen , sur le boulevard , on avait
figuré le temple de la Gloire , dont on regrettait qu'un bâtiment
intermédiaire , destiné à être démoli , cachât une
des colonnes . Entre ces deux temples , sur la place même ,
on ne pouvait se lasser d'admirer le garde -meuble et l'hôtel
de la marine . Chacune des colonnes de ces deux bâtimens
était surmontée d'une étoile , et avait pour ornemens accessoires
des ancres , des chiffres et des couronnes : sur les
frontons , de vastes transparens représentaient la Seine
et le Danube réunissant leurs eaux. Cette illumination était
d'un tel éclat , les lampions en si grand nombre et tellement
rapprochés , qu'on eût dit deux palais d'or massif
incrustés de pierres précieuses . La placé entière de la
Concorde était encadrée par un cercle d'orangers figurés
dans leur caisse . A la droite et à la gauche de ce tableau
magique , on découvrait l'arc-de-triomphe du pont-tournant
en verres de couleur , l'élégante illumination du chateau
des Tuileries , l'allée de portiques qui régnait autour
du jardin , enfin la grande allée des Champs-Élysées surchargée
de guirlandes et de pyramides .
Un grand nombre de décorations d'édifices publics et
d'hôtels particuliers méritaient aussi de fixer l'attention ;
le palais du sénat conservateur , le Panthéon , le palais de
l'Institut , l'hôtel du ministre de la guerre , ceux des ministres
de la police et des relations extérieures , la Sama-
4
V
374 MERCURE DE FRANCE ,
1
ritaine , la Monnaie , le palais de la Légion d'honneur ,
la Banque de France , la Fontaine des Innocens , l'hôtel
de l'ambassadeur de Russie et les bains Vigier , mériteraient
chacun une description particulière que nous sommes
forcés de nous interdire .
Nous avons donné à l'idée de l'illumination des tours
de Notre-Dame , des éloges que nous sommes obligés de
refuser à son exécution. Les préparatifs n'étaient pas terminés
. Peut-être , aussi , pour avoir trop sacrifié aux détails
, aurait-on perdu presqu'entiérement l'effet de l'ensemble
qui ne pouvait , à une si grande hauteur , résulter
que de la combinaison des masses. Au surplus , l'on croit
qu'on en jouira aux fêtes du mois de mai. Nous ne dirons
rien nonplus du feu d'artifice : le talent connu de M. Ruggieri
doit faire supposer que le mauvais tems de la veille
en a empêché l'entière exécution .
- Les treize médailles présentées dans la chapelle à
S. M. l'Impératrice , après la cérémonie nuptiale , ont été
frappées à cette occasion et gravées par MM. Andrieux ,
Galle et Jouannin. Elles représentent , d'un côté , les têtes
de l'Empereur et de l'Impératrice , et au revers la figure
entière de LL. MM. en costume héroïque et se donnant
la main auprès d'un autel. Ces médailles paraissent imitées
des médailles antiques que l'on frappait au mariage
des Empereurs romains . Les mêmes sujets ont été répétés
sur des médailles d'or et d'argent de la dimension d'un
centime , que des hérauts d'armes ont jetées sur les places
publiques de la capitale le lendemain des cérémonies .
- On voit chaque jour paraître chez les marchands
d'estampes de nouveaux portraits de l'Impératrice Marie-
Louise . Dans cette foule de gravures qui , si l'on en croit
leurs auteurs , ont toutes été faites sur des originaux dessinés
d'après nature , et dont le moindre défaut est de
n'offrir aucune ressemblance , on doit cependant distinguer
celle que M. Desnoyers a exécutée d'après un portrait
en miniature ; elle a le mérite d'une figure ajustée avec
goût , dont la grâce et l'air de douceur rappellent , sinon
les traits , du moins le caractère de la physionomie originale.
MODES .-La cour est en ce moment le régulateur suprême
de la mode, Les manteaux ont conservé la même
forme et ne diffèrent que par la couleur. Les plus brillans
que l'on ait remarqués lundi dernier dans la galerie étaient
bleude ciel , vert américain , ou immortelle. (Les modistes
AVRIL 1810 . 375
-
ont donné ce dernier nom à la couleur amaranthe un peu
claire . ) Les robes courtes le sont beaucoup et laissent voir
pardevant le tiers de la jambe , mais elles ne sont de mise
que dans les salons sans étiquettes . Les toques lamées et
brodées se soutiennent. Les peignes en diamans et en
perles sont remplacés, dans les coiffures en cheveux, par des
guirlandes de fleurs printanières presque toujours de deux
espèces mariées ensemble. Les plumes qui ont reparu
dans cette dernière quinzaine , s'avancent sur le front , et
les diamans se reculent vers le sommet de la tête . Les
femmes qui n'ont pas encore de diamans peuvent se pré-
-senter avec un ajustement de palmier pétrifié. Les brodequins
sont d'un élégant usage en négligé , mais ils exigent
un chapeau de paille avec un noeud d'écharpe à franges .
Les hommes ont abandonné le passe-poil dans les
habits parés . Le velours bleu de ciel cannelé est de trèsbon
ton , sur-tout s'il est enrichi d'une légère broderie en
paillettes . Les boucles de souliers d'or ou d'argent se portent
sur l'extrémité de l'orteil . Un soulier couvert n'est
reçu nulle part . Y.
SPECTACLLEESS..-Représentations gratuites du dimanche
1* avril. -Nous avons rendu compte , dans notre dernier
numéro , des Réjouissances autrichiennes , jolie pièce de
circonstances par laquelle le Théâtre des Variétés avait
ouvert la carrière des hommages que tous les théâtres de
la capitale se préparaient de concert à rendre au mariage
de S. M. l'Empereur etRoi. Peu de jours après , des pièces
du même genre furent jouées , en effet , au théâtre de la
Gaieté, à celui de l'Ambigu- Comique , et le Théâtre de
l'Impératrice donnale Marché aux Fleurs. Les grands théâtres
et le Vaudeville s'étaient réservés pour la représentation
gratuite qui a eu lieu le dimanche 1 avril . Aux Français
, une scène nouvelle ajoutée à une pièce connue , par
MM. Bouilly et Jos . Pain, leur a fournil'occasion de faire
entendre en vers très -agréables l'expression des sentimens
de la nation. On y a chanté aussi des couplets des mêmes
auteurs , que nous voudrions rapporter tous dans cette
feuille , mais la nécessité de ne pas négliger ceux des autres
théâtres nous oblige de nous borner au dernier :
Paris, pressé de voir sa reine ,
Accusait le moindre retard ;
Et Vienne yoyait avec peine
376 MERCURE DE FRANCE ,
:
८
S'avancer l'heure du départ.
Paris disait : ah ! qu'elle vienne !
Vienne l'arrêtait par ses cris .
Tout Paris voulait être à Vienne ;
Vienne voudrait être à Paris .
Pendant que ces couplets étaient applaudis au Théâtre
Français , par un peuple transporté dejoie , on en chantait
à l'Opéra-Comique qui n'étaient pas moins bien accueillis .
L'auteur , M. Desaugiers , les avait insérés dans le Déserteur,
pièce d'autant mieux choisie pour la circonstance ,
que l'amnistie accordée aux déserteurs et aux conscrits réfractaires
, est un des bienfaits par lesquels S. M. I. et R.
a daigné signaler les fêtes de son auguste hymen. Nous citerons
celui qui nous a paru joindre le plus d'énergie à la
la plus grande précision :
Soldats , qui loin de vos drapeaux
Cherchez un coupable repos ,
Par-tout la mort vous environne ;
Déjà l'espoir vous abandonne ,
La loi prononce votre arrêt ,
C'est fait de vous ! .... César paraît ,
Il peut vous perdre ... il vous pardonne.
Les aimables chansonniers du Vaudeville ne s'étaient
point bornés à des scènes ajoutées ; la facilité de leur genre
et de leur talent promettait une pièce nouvelle , et ils ont
rempli l'attente du public par un joli vaudeville en unacte,
le Meunier et le Chansonnier, dont voici la courte analyse:
Robert , meunier bavarois , et Nanci sa fille ont sauvé la
vie , dans la dernière campagne , à Francoeur , grenadier
français : une inclination mutuelle s'est développée entre
lui et Nanci , mais son régiment est appelé ailleurs et il est
obligé de suivre ses drapeaux. Farineck , garde-moulin de
Robert , aime aussi l'aimable meunière ; il profite de l'absence
de Francoeur pour lui persuader qu'il est infidèle , et
suppose une lettre dans laquelle on annonce même qu'il
s'est marié à Madrid. Sur ces entrefaites une troupe de
maraudeurs arrive dans le village et s'apprête à le mettre à
contribution , mais un détachement français qui survient
les force à la retraite ; ce détachement est commandé par
Francoeur, qui revient plus amoureux que jamais ; sa justification
est facile ; Robert consent à l'unir à Nanci , et le
départ des maraudeurs permet de célébrer le mariage de
Napoléon
O AVRIL 1810. 377
SEINE
1
!
}
1
8
1
Dive LA
Napoléon et de Marie-Louise , par une fête que leur présence
avait suspendue . C'est dans ce divertissement que
les auteurs ont placé des couplets qui tous ont été
ment applaudis . Celui que nous allons citer a été demande
avec autant d'empressement à la troisième représentation
qu'à la première .
AIR : De la Sentinelle .
De deux pays divisés trop long-tems
Les écussons ici sont joints ensemble ;
Tous deux brillans et de gloire éclatans ,
Sous l'olivier , le myrte les rassemble
En dépit du jaloux Anglais .
Par les noeuds les plus respectables ,
Et sous l'égide de la paix ,
Deux grands Etats sont pour jamais ,
Qui pourjamais , inséparables .
5.
cen
Les auteurs de cette pièce ingénieuse sont MM. Barré ,
Radetet Desfontaines .
INSTITUT DE FRANCE
La séance publique de l'Institut de France , tenue le
bavril par la classe de la langue et de la littérature française
, sous la présidence de M. le comte Daru , a été bril-
Jante par l'affluence des spectateurs , par la présence de
plusieurs étrangers de distinction , et par les objets mêmes
dont le public,a joui.
: L'éloquence seule en a fait les honneurs . La distribution
de deux prix , et la lecture de plusieurs morceaux des trois
discours qui les ont obtenus , l'ont occupée toute entière . Le
sujetde l'un des prix , remis pour la troisième fois , était le
Tableau littéraire du dix-huitième siècle . M. Jay et M.
Victorin Fabre l'ont partagé . M. le secrétaire perpétuel a
annoncé dans son rapport que S. E. le Ministre de l'intérieur
, instruit du regret qu'avait la classe de ne pouvoir
-donner que la moitié dela valeur du prix à chacun des
deux concurrens qui lui avaient paru également dignes du
prix entier , y a généreusement suppléé , en versant de ses
fonds dans la caisse de l'Institut la somme de 1500 fr .
M. le comte Garat , sénateur , a lu environ les deux tiers
dudiscours de M. Jay , réduit de manière à présenter l'ensemble
de l'ouvrage . Plusieurs endroits ont été fort ap-
вь
378 MERCURE DE FRANCE ,
plaudis. M. le comte Regnault de Saint-Jean d'Angely a
lu ensuite trois fragmens du discours de M. Victorin Fabre ,
l'un sur Voltaire , l'autre sur Montesquieu , le troisième
contenant le résumé du discours entier. Ils ont aussi reçu
de vifs applaudissemens . On a pu entrevoir, dans les deux
ouvrages , deux plans et deux mérites tout-à-fait différens .
C'est cette différence qui a sans doute comme forcé la
classe à partager ses suffrages . La lecture des deux discours
imprimés nous apprendra au juste en quoi ils se
sont balancés , comment ce qui manquait à l'un relativement
à l'autre , a été compensé dans le premier par des
beautés que le second n'avait pas. Ces comparaisons que les
juges ont faites , le public instruit aime à les faire à son
tour. Elles contribuent à former le goût , en même tems
qu'elles consolident et sanctionnent , en quelque sorte , la
gloire des ouvrages couronnés .
L'autre prix d'éloquence , qui était celui de cette année,
avait pour sujet l'Eloge de La Bruyère . C'est encore M.
Victorin Fabre qui l'a remporté . M. le secrétaire perpétuel
n'apu se défendre , dans son rapport , d'appeler , au nom
de la classe , l'attention du public sur cette rapide accumulation
de couronnes académiques , obtenues en peu
d'années , tant en prose qu'en vers, par un jeune homme
de vingt-quatre ans . M. le comte François de Neuchâteau ,
sénateur , n'a lu qu'un peu plus de la moitié de ce discours,
qui devait être lu tout entier. L'heure a sonné ; la classe ,
rigide observatrice des réglemens , a levé la séance . Le
plaisir que faisait cette lecture a laissé des regrets . Elle
avait été fréquemment interrompue par des applaudissemens
aussi vifs qu'unanimes . En effet , à en juger par ce
qu'on a entendu , cet éloge réunit toutes les beautés que le
sujet pouvait promettre , et beaucoup d'autres qu'on n'y
soupçonnait pas , et dont le jeune orateur a pour ainsi dire
fait la découverte , en l'observant de plus près et l'approfondissant
davantage . Ce qu'il avait sí bien vu , il l'a exécuté
avec le talent le plus rare et le plus consommé , sachant
prendre au besoin tous les tons et employer tous les
styles , se revêtant avec tant d'art des formes variées de l'esprit
de La Bruyère , que dans plusieurs endroits où il ne
semble que le citer , il y ajoute , il s'amalgame , il s'identifie
avec lui , et même dans ces additions il paraît La Bruyère
encore .
La Poésie , moins heureuse que l'Eloquence , a vu pour
la troisième fois remettre son prix à l'année prochaine , sur
AVRIL 1810 . 379
le süjet des Embellissemens de Paris. La classe a proposé
pour sujet d'un autre prix de poésie , qui sera celui de
l'année même , la Mort de Rotrou , auteur de Venceslas .
Rotrou était à quarante-un ans , dans tout l'éclat de ses
succès dramatiques , surpassé par le seul Corneille , auquel
il rendit toujours justice , et qui en retour , quoique plus
âgé que lui , l'appelait encore son maître . Il était maire
de la ville de Dreux sa patrie. Une épidémie pestilentielle
s'y déclare , et la ravage ; on veut l'engager à fuir , il refuse:
d'autres même prétendent qu'il était alors à Paris , et qu'il
partit dès qu'il apprit le danger de ses concitoyens , regardant
comme un devoir sacré de leur porter secours ou de
périr avec eux. Apeine arrivé , il fut atteint de la maladie
et mourut peu de jours après. Assurément , ce sujet est
fort beau. Il est honorable pour les lettres ; il ne parle pas
moins à l'ame qu'à l'imagination , et pour être bien traité ,
il exige autant de vraie sensibilité que de talent.
Le sujet du prix d'éloquence proposé pour l'année 1812 ,
est l'Eloge de Montaigne , sujet plus riche encore que celui
de cette année , et qui , selon toute apparence , appellera
plusde concurrens .
Iz est tellement difficile de parler de soi d'une manière
convenable , que je n'aurais jamais entrepris de défendre
rEsprit des religions , contre plusieurs objections qui m'ont
été faites dans le Mercure de France , par monsieur F. , si
je ne devais à monsieur F. lui-même , et au public , qui
abienvoulu accueillir avec indulgence mon ouvrage , une
entière justification sur des faits dont la vérité est incontestable.
Un reproche assez grave que me fait d'abord monsieurF.
est d'avoir commencé par établir l'influence du climat sur
les divers systèmes religieux , et d'avoir ensuite réfuté le
sentiment de Montesquieu sur cette même influence . La
religion se divise en histoire dogmatique et en morale :
Montesquieu soumet ces deux parties bien distinctes à l'influence
du climat. Suis-je donc en défaut pour avoir montré
l'impression du génie des peuples , des lieux et des
tems sur la narration dogmatique , et pour avoir fait un
corps à part de la morale , toujours une et invariable ?
Fallait-il aussi soumettre la morale aux degrés de latitude ,
ou fermer les yeux sur cette prodigieuse bigarrure de systèmes
religieux ? Fallait-il nécessairement admettre en totalité
l'influence du climat , ou la nier généralement ?
Bb 2
380 MERCURE DE FRANCE ,
Je m'impose silence sur un point de discussion qui tient
à des rapprochemens entre l'autorité démésurée de quelques
papes et celle du pontife suprème des druïdes . Ceci
est conjectural , et est lié comme simple fait à un système
entier. Si monsieur F. , dont je respecte la sagesse et
les lumières , croit qu'à cet égard j'aye tort , je passe de
bon coeur condamnation ; et je ne me mettrai point en
peine de chercher des preuves , qui , rapportées ici et séparées
du corps de l'ouvrage , pourraient être prises dans
un sens absolument contraire à mes principes.
- Maintenant il s'agit de savoir s'il existe vraiment une
caste de Parias . Monsieur F. s'est déclaré pour M. Solvyns
qui nie l'existence de cette caste , et il me fait d'une
manière indirecte le reproche d'avoir suivi l'opinion de
M. Bernardin de Saint-Pierre. Je serais coupable , même
en ayant raison , si je n'avais à produire qu'une autorité
à laquelle une verve délicieuse et un charme unique font
volontiers pardonner de ne s'être pas toujours astreinte à
des démonstrations rigoureuses . Mais , outre que l'on pour
rait faire voir que le raisonnement de M. Solvyns a par
lui-même plus de subtilité que de force réelle , il est bon
de faire connaître les sources où j'ai puisé ; elles justifient
complètement le conte gracieux et philosophique de La
Chaumière indienne , ainsi que quelques réflexions que
monsieurF. a eul'indulgence de louer dans mon ouvrage.
J'opposerai donc à un voyageur estimable , tel que M. Solvyns
, un voyageur qui depuis long-tems jouit d'une hante
considération. Voici de quelle manière M. Anquetil du
Perron s'exprime à l'égard de la caste des Parias dans la
relation de son voyage aux Indes. «Elle n'est ainsi avilie ,
dit-il , que parce qu'on suppose qu'elle a tué des vaches
après la défense qui en avait été faite. Si un Brame ou un
Nair ( noble indien ) , se rencontrant avec un Paria , en
était touché , il pourrait le tuer impunément. Les Parias
ne peuvent entrer dans les Bazars , ni dans les Pagodes ;
ils sont rejetés comme des êtres immondes. » M. Anquetil
apassé plusieurs années dans l'Inde ; comme M. Solvyns ,
il ena rapporté un monumentde science. Je pourrais encore
citer le voyage aux Indes orientales de J. H. Grose ,
traduit de l'anglais par Hernandez , et qui atteste les mêmes
faits. Mais je veux tout d'un coup opposer une atitorité
irréfragable ; c'est le propre Code des lois des Gentous ,
traduit par M. Halhed sous les auspices de M. Hastings .
Il fait connaître d'abord la division des Indiens en quatre
AVRIL 1810 . 381
grandes castes , dont la dernière est celle du Sooder : et
quand même il n'y aurait que cette caste des Sooders ,
nous voyons déjà combien elle est avilie. Si un Sooder
apprend par coeur les Bedes du Shaster , il est mis à mort ;
s'il lit le Poorau , on lui verse dans la bouche de l'huile
amère chaude. Mais le code des Gentous nous apprend
ensuite , que de ces quatre castes principales , il en est
sorti des castes bâtardes que l'on doit fair comme immondes
; et les Parias sont précisément , de toutes ces
castes bâtardes , celle pour laquelle on a le plus d'horreur.
On observerait d'ailleurs à M. F. , que le Paria auquel on
administre la communion hors de l'église , ne peut en ce
moment même être considéré comme Paria ou méchant
suivant l'étymologie de M. Solvyns .
健
Je prie aussi monsieur F. de faire attention , en passant ,
que je n'ai jamais eu le dessein de réfuter sérieusement le
miracle de Mahomet , et que cette bonbonnière qui le
scandalise n'est qu'une plaisanterie , qui , au fond , sert
àmontrer à des hommes assez insensés pour se prévaloir
de la fausseté des miracles de Mahomet contre ceux de
J. C. , qu'il y a cette différence entre miracles , que ceux
de Mahomet ne sont même pas en la puissance de Dieu .
Ce que j'aurais pu prouver par tout autre chose , si la
suite des matières ne m'eût conduit nécessairement au
miracle du prophète arabe. J'aurais également démontré
une impossibilité réelle en miracles , par l'exemple d'un
bâton que Dieu ne peut sans doute empêcher d'avoir deux
bouts. ALEXIS DUMESNIL.
T
TAR LU
POLITIQUE.
La gazette de Pétersbourg continue à donner un démenti
formel à quelques feuilles allemandes qui avaient répandu
ebruit d'une défaite de l'armée russe en Moldavie. Il est
étonnant , dit le journaliste russe , que de tels bruits aient
pu s'accréditer. Ismaïl a baissé son front devant nos armes;
Brailow et d'autres places se sont rendues à l'approche de
nos légions ; si dans ces brillans succès , toutes les circonstances
( on ne s'explique point ici sur la nature de ces
circonstances ) , eussent répondu au courage de nos guer
riers et aux efforts du gouvernement , cette guerre serait
depuis long-tems terminée.
La police russe soutient une bien autre guerre contre
M. Kotzebue . Cet infatigable écrivain compose , on ne
sait où , une Abeille qui certes ne se nourrit pas de fleurs ,
et ne distille pas du miel : ce journal se ressent , dans sa
rédaction , de l'esprit d'exagération auquel l'imagination
féconde de l'auteur ne lui ajamais permis de mettre des
bornes , soit qu'il parle de lui pour faire son éloge , soit
qu'il parle des autres pour les déchirer. Son porte-feuille
dramatique et sentimental commençant à s'épuiser , il a
rouvert son porte-feuille politique , et parle quelquefois
des plus graves objets , traite les questions les plus hautes ,
etjuge la conduite des plus grands personnages avec cette
déplorable légèreté empreinte dans ses risibles arrêts contre
notre trop hospitalière capitale. Quoi qu'il en soit , l'Abeille
de M. Kotzebue ne voltige point en Russie; les ailes lui
sont coupées dans ce pays , et il est plus que vraisemblable
que sa ruche serait anéantie , si on savait où elle s'est
établie.
Les nouvelles de Trieste , de Corfou et de l'Adriatique
en général sont très -satisfaisantes pour le commerce : les
Anglais ne paraissent plus dans la partie septentrionale ,
et la communication avec les côtes d'Italie est entiérement
libre. On prend néanmoins toujours les précautions nécessaires
contre les corsaires anglais et siciliens qui se
hasardent dans ces parages . La garnison de Corfou est
dans l'état le plus respectable. Toute tentative des Anglais
MERCURE DE FRANCE, AVRIL 1810. 383
est impossible, ils n'ont point assez de troupes de débarquement.
Le commandant en Sicile ne peut dégarnir l'île
qui est confiée à sa défense. Quant aux provinces illyriennes
, elles jouissent d'une parfaite tranquillité , et s'organisent
sous le gouvernement du duc de Raguse , qui
d'abord les a débarrassées du papier-monnaie que l'Autriche
y avait fait circuler. Cette opération a momentanément
influé sur le change de Vienne , mais non d'une
manière très -sensible . Le commerce , en rétablissant ses
relations entre toutes ces contrées naguères occupées par
des corps armés les uns contre les autres , y reporte l'abondance
, l'industrie et la richesse . De la Turquie à Vienne ,
de Vienne dans toute l'Allemagne , en France et en Italie
arrivent en grande quantité les cotons du Levant , qui alimentent
uncommerce très-considérable et très - avantageux
par les échanges qu'il assure aux produits européens . A
Constantinople , quelques troubles ont eu lieu , des juifs
ont été punis d'un attentat insensé contre des jannissaires ,
le calme s'est rétabli par la sévérité . Les subsistances deviennent
un peu plus abondantes. Les consuls français
ont dans tout le Levant rejoint les résidences dont les troubles
intérieurs les avaient éloignés .
Le gouvernement anglais a reçu des nouvelles de l'Inde
qui lui annoncent que la sédition de l'armée a été étouffée ;
mais, en lisant les ordres du jour de lord Minto , gouverneur
dans l'Inde , la nature des reproches qu'il adresse à
une partie de l'armée , et le nombre d'officiers traduits à
une cour martiale , il est aisé de voir quel danger courait
dans ces établissemens éloignés le gouvernement de la
Grande-Bretagne ; il a été à deux doigts de sa perte . Les
armes ont été tournées contre les magistrats et contre les
chefs; des forteresses ont été enlevées par ceux préposés à
leurs gardes ; des troupes ont été séduites par leurs propres
officiers ; les officiers de tout grade , des commandans supérieurs
ont été les meneurs , les instigateurs de la révolte.
Lord Minto s'en est affligé et indigné pour l'honneur du
nom anglais . Dans ces circonstances le gouverneur-général
a classé les coupables suivant la gravité du délit . Une cour
martiale prononcera sur le sort de ceux qui ont le malheur
davoir obtenu la première place dans cette fatale distribution;
d'autres ont la faculté d'être mis en jugement , ou
d'être renvoyés du service ; les autres , dont la soumission
a été pleine et entière , sont complétement amnistiés . Ainsi
a fini cette crise qui , par la nature même des détails que
384 MERCURE DE FRANCE,
contiennent les rapports , prouve que la sédition se ligit à
des dispositions hostiles manifestées dans le pays contre ses
oppresseurs , et que l'Angleterre ne peut jamais se regarder
comme assuréé dans de telles possessions .
i
Elle le peut d'antant moins que la manie des expéditions
s'étant emparée des ministres , les troupes disponibles
anglaises ou à la solde du gouvernement , celles mêmes
qui seraient les plus nécessaires à sa défense , sont en
voyées çà et là , se perdent et se consument en tentatives
isoléés également malheureuses , n'obtiennent au-dehors
aucun avantage , ef laissent en danger leurs propres foyers ;
c'est ce que vient de sentir et d'exprimer avec énergie un
membre du parlement , lord Darnley', qui , le 6 , đăng là
chambre haute , apprenant que les ministres pensaient en
core à ordonner le départ des troupes régulières restées
dans l'île , a manifesté les craintes les plus vives , et a
obtenu de faire de ces justes alarmes l'objet d'une motion
spéciale.
Hparaît , en effet , que toutes les forces anglaises disponibles
, et tous les moyens qu'elles peuvent déployer , sont
destinés non pas à défendre Cadix au nom des Espagnols ,
et du prétendu parti qui les rallie , mais de s'en emparer
dans le cas où les habitans , effrayés des calamités de la
guerre , prendraient le ssaage parti de se soumettre au vainqueur
, de sauver leur commerce , leur industrie , leurs
Habitations et leurs propriétés .
1.
Des dépêches intéressantes du duc de Dalmatie donnent
une idée de la situation de nos affaires dans cette partic
demeurée settle le théâtre de la guerre , et qu'une fatale
obstination veut encore baigner du sang des deux partis.
Cadix , qui ne voudrait peut-être pas se défendre contre le
roi qui la pressé et la cerne , ne peut se défendre contre les
Anglais qui l'obligent à la résistance . Voici un extrait de
la dernière dépêche du duc de Dalmatie , datée de Grenade
le 17 mars .
19
« Les ennemis ont éprouvé des pertes sensibles devant Cadix , du
7 au 10 de ce mois ; quatre vaisseaux de ligne , des frégates , et plus
de cinquante autres bâtimens , hattus par la tempête , ont été jetés à
la côte , depuis l'embouchure du Guadalquivir jusqu'au fond de la
baie de Cadix au départ de l'officier qui a apporté cette dépêche , on
avait déja recueilli 600 Anglais naufragés , et beaucoup d'Espagnols ;
les Anglais avaient mis le feu à deux vaisseaux et à une frégate. Un
vaisseau anglais de 80 canons était renversé à la portée de nos postes
AVRIL 1810 . 385
M. le maréchal duc de Bellune en faisait retirer l'armement ; il faisuit
aussi recueillirles débris de ce fameux naufrage, dont les conséquences
pourront peut-être influer sur la soumission de Cadix, malgré la quartitéde
troupes qu'il y a dans cette ville et à l'ile de Léon.
> M. le maréchal duc de Bellune avait dirigé le général Latour-
Maubourg avec quatre bataillons et quelque cavalerie , dans les mon
tagnes entreRonda et le camp de Saint-Roch , pour ydétruire et dis
siperdenouveaux corps d'insurgés que les Anglais et quelques chefs
de révolte étaient parvenus à y former; le mauvais tems a aussi fait
suspendre cette opération ; maisà présent elle est reprise, et le général
Peiremont doit la seconder avec trois bataillons du grand-duché do
Varsovie et les Lanciers ; ainsi il est à espérer que dans peu de jours
laville de Ronda sera réoccupée , et les montagnes , jusqu'au camp
de Saint-Roch , une seconde fois pacifiées . "
› Il sera bien difficile de se préserver à l'avenir des intrigues des
agéns anglais dans ces montagnes , tant que le camp de Saint-Rochne
sera pas occupé , et les lignes rétablies ; S. M. catholique y aurait
porté momentanément la division du général Desolle , si cette division
'était employée et nécessaire pour garderla communicationdepuis la
Sierra Morena jusqu'à Grenade et Séville , et pour maintenir les nombreuses
populations desroyaumes de Jaen et de Cordoue , qui aujour
d'hui sont tourmentées par des milliers de soldats dispersés et de contrebandiers
qu'onn'a pu encore réunir, et qui se livrent au brigandage ;
enélève àplus de 30,000 le nombre de ces dispersés et des contrebandiers.
On s'occupe de réunir en corps tous les contrebandiers rassemblés
dans les montagnes de Ronda , et d'y rallier quelques milliers de soldats
espagnols; si cette opération réussit , le corps qu'on formera sera
chargé de garder cette partie de la frontière , et de rétablir le camp de
Saint-Roch en attendantque des troupes régulières espagnolespuissent
yêtre envoyées .
> La province de Malaga, qui s'étend depuis Marbella jusqu'au-delà
de Velez Malaga , montre les meilleures dispositions , et a assuré
S. M. catholique qu'au moyen des gardes civiques qu'on a organisées,
et de quelques bataillons et compagnies franches dont le roi a arrêté
la formation , elle maintiendrait la tranquillité intérieure, ferait obser
ver les lois et saurait se préserver de toute agression étrangère ; S. M.
accueillant la proposition des autorités et des principaux habitans , a
jugé la circonstance favorable pour les mettre à l'épreuve , etdes ordres
ont été donnés pour que les troupes impériales du 4e corps se retiras.
sent de Malaga sur Antequera , d'où elles seront employées à l'expé
386 MERCURE DE FRANCE ,
dition des montagnes de Ronda , et ensuite ramenées vers Grenade ,
pour servir à l'expédition de Murcie, qui ne peut plus se différer.
→ On sait que le général Blacke était en Murcie , où il formait de
nouveaux rassemblemens ; ce chef qu'on ne peut plus qualifier que de
brigand , est parvenu , par les menaces , les supplices et les incendies , à
exciter le peuple de ces montagnes à s'armer ; il avait fait déboucher
une colonne d'Alméria sur Adra , Torbiscon et Motril , qui a obligé
les Alpujaras à s'insurger ; le bataillon qui était à Motril a même dû se
retirer vers Velez-Malaga , mais le général Sébastiani a immédiatement
pris des dispositions pour détruire cette colonne ; le général Blair
a été dirigé par Lanjaron et Orgiva sur Motril , où les troupes impériales
sont rentrées . Les insurgés se sont sauvés à la débandade;
on leur a tué du monde et fait des prisonniers , parmi lesquels des
chefs , dont on a fait sur-le-champ justice : le général Godino est
parti de Guadix et se dirige par Ohanes sur Alméria, d'où , après avoir
soumis cette contrée , il reviendra à Guadix et à Baza. Il est à espérer
que ces diverses expéditions obtiendront de bons résultats , et assureront
de nouveaux l'entière soumission des Alpujaras .
D : > Pendant que Blacke faisait ces démonstrations dans les Alpujaras
et sur les bords de la mer , il excitait aussi les habitans des montagnes
qui séparent le royaume de Murcie de celui de Jaen à s'armer , et il
dirigeait leurs masses par Villanueva de l'Arzobispo et Cazorla , sur
Ubeda ; le général Dessolle , gouverneur-général des provinces de
Cordoue et de Jaen , en ayant été prévenu , a aussitôt dirigé sur Ubeda
1000 hommes d'infanterie et 100 dragons , sous le commandement du
chefde bataillon Graudner , du 55e régiment ; cette expédition , qui
fait honneur au chef de bataillon Graudner' , a déjoué les projets de
Blacke et préservé le revers sud des montagnes de la Sierra-Morena
de nouveaux malheurs .
» La plus grande tranquillité règne dans l'intérieur de l'Andalousie.
Dans toutes les villes la garde nationale est organisée et concourt au
maintien de la tranquillité publique ; mais ce qui vient d'être dit , et
la nécessité d'augmenter les moyens pour les opérations devant Cadix,
obligent à presser les mouvemens sur Murcie et Carthagène , et à suspendre
le siége de Badajos pour lequel on se préparait .
» M. le maréchal duc de Trévise a rendu compte , par ses rapports
des 3 , 5 et 6 de ce mois , du quartier-général de Zafra, que des rassemblemens
dirigés par des Anglais et des agens de la Romana , s'étant
formés à Xérès-de- los- Caballeros , il donna ordre au général Girard
d'y diriger une expédition; le colonel Musnier en fut chargé; ily
trouvaun millier d'hommes armés qui voulurent faire résistance ; il les
AVRIL 1810. 387
t
fit aussitôt attaquer , et ils furent dispersés ; onleur tuadu monde. Le
lendemain, les habitans de Xérès firent leur soumission au roi , et promirent
de résister , à l'avenir , aux coupables insinuations qu'on pourrait
leur faire . /
› Le roi est arrivé à Grenade ; S. M. a été reçue avec magnificence
et enthousiasme par plus de 150 mille habitans : elle a trouvé à Grenade
des élémens pour former plusieurs bataillons d'infanterie et
quelques escadrons de cavalerie . »
Le lendemain du jour , où serrant les noeuds d'une
alliance nouvelle qui doit avoir une si heureuse influence
sur les destinées de l'Europe , l'Empereur Napoléon est
devenu l'époux de l'archiduchesse Marie- Louise , tous les
corps de l'Etat ont été admis à l'honneur d'être présentés
à LL. MM.
L'Empereur et l'Impératrice étant sur leurs trônes , entourés
des princes et princesses de la famille impériale ,
des princes grands -dignitaires et des grands-officiers de la
couronne de France et d'Italie , ils ont reçu les hommages
et félicitations du sénat de France , du sénat d'Italie , du
conseil-d'état et du corps-législatif: ces corps ont harangué
LL. MM.; ils ont traversé la salle du Trône , et se sont
retirés par la galerie de Diane .
Ensuite les ministres , les cardinaux , les grands - officiers
de l'empire et de la légion d'honneur , la cour de
cassation , la cour des comptes , le conseil de l'université ,
les officiers de la maison de LL . MM. et de celles des
princes et princesses , les généraux de division , la cour
d'appel , les archevêques , les préfets , le clergé de Paris ,
la cour de justice criminelle , les généraux de brigade , les
évêques , les autorités de Paris , les maires des principales
villes de l'Empire , les colonels et les hommes présentés à
la cour , ont eu l'honneur de faire leurs révérences à
LL. MM.
Les dames du palais , les femmes des ministres et des
grands- officiers de l'Empire , celles des maisons des princes
et princesses , et toutes les autres dames présentées , ont été
admises à faire leurs révérences .
J Les corps qui ont harangué LL. MM. ont été introduits
par le grand-maître des cérémonies , et présentés à LL. MM.
par les grands-dignitaires que ces présentations concernent.
Les autres corps et toutes les personnes qui ont fait leurs
révérences à LL. MM. ont été présentés à l'Empereur par
388 MERCURE DE FRANCE ,
legrand-chambellan , et à l'Impératrice par la dame d'honneur.
Tous les princes et princesses et les grands-officiers qui
entouraient le trône étaient debout .
En s'adressant à l'Impératrice , le sénat de France a dit :
<M<adame , ces cris d'allégressa qui ont partout accompagné les pas
deV. M. , ce concert de bénédictions qui retentit encore de Vienne
jusqu'à Paris , sont l'expression fidèle des sentimens du Peuple. Le
Sénat vient offrir à V. M. des hommages non moins empressés , ni
moins sincères .
> Lacouronne impériale qui brille sur votre front , cette autre couronne
de grâce et de vertus qui tempère et qui adoucit l'éclat de la
première , attirent vers vous les coeurs de trente millions de Français,
qui mettent leur joie et leur orgueil à vous saluer du nom de leur
souveraine. Ces Français que vous avez adoptés , à qui vous venez ,
par laplus sainte des promesses , de vouer les sentimens d'une tendre
mère (1) , vous les trouverez dignes de vos bontés. Vous chérirez de
plus en plus ce peuple bon et sensible , toujours pressé du besoin
d'aimer ceux qui le gouvernent , et de placer l'affection et l'honneur à
côté de l'obéissance et du dévouement..
›Ces sentimens que nous sommes si heureux d'exprimer à Vos
Majestés , sont sous la garantie du ciel , comme le serment sacré qui
vientd'unir àjamais les grandes et belles destinées de Napoléon et de
Marie-Louise. >
Le sénat d'Italie a exprimé les mêmes sentimens : on a
remarqué l'idée heureuse qui termine sa harangue ; en
priantle ciel qu'il accorde à Napoléon une longue suite de
descendans dignes de lui , il présente à l'Impératrice Marie-
Louise l'illustre exemple de son immortelle aïeule Marie-
Thérèse , qui fut fille , épouse et mère féconde de souverains
.
L'Empereur a répondu aux députations des sénats de
France et d'Italie , et du corps-législatif.
« Moi et l'Impératrice , a dit S. M. au sénat de France ,
nous méritons les sentimens que vous nous exprimez par
lamour que nous portons à nos peuples . Le bien de la
France est notre premier besoin. »
En accueillant l'hommage du sénat d'Italie S. M. a
ajouté : «Aussitôt que cela sera possible , moi et l'Impéra
trice , nous voulons aller dans nos bonnes villes deMilan ,
(1) Réponse de S. M. au Sénat , du 4 mars 1810.
AVRIL 1810 . 389
=
de Venise et de Bologne , donner de nouveaux gages de
notre amour à nos peuples d'Italie . "
«Messieurs les députés des départemens au corps-législatif
, les voeux que vous faites pour nous , nous sont
fort agréables. Vous allez bientôt retourner dans vos dépar
temens; dites-leur que l'Impératrice , bonne mère de ce
grand peuple ,partage tous nos sentimens pour lui. Nous
et elle ne pouvons goûter de félicité qu'autant que nous
sommes assurés de l'amour de la France. "
Mercredi il y a eu conseil de ministres présidé par l'Empereur.
LL. MM. se sont rendues le soir à Saint-Cloud.
Elles sont parties le jeudi pour Compiègne , où la cour doit
passer tout le mois. Les fêtes du mariage occuperont le
mois de mai.
PARIS... هيآ
On annonce que la cour d'Autriche a envoyé à la cour
deFrance et mis à la disposition de S. M. dix grandes
décorations de son ordre.
On croit que l'organisation judiciaire ne tardera pas
à être définitivement arrêtée. Le corps-législatifdoit recevoir
incessamment un projet de loi à eet egard.
-Une partie de la comédie française a reçu l'ordre de
se rendre à Compiègne .
-Le public se porte en foule au Muséum pouryadmirer
ladistribution nouvelle de la belle galerie des tableaux ,
et les ornemens déposés momentanément dans la chapelle
qui a servi au mariage de LL. MM.
-On croit que le petit arc-de-triomphe du pont-tournant
pourra être exécuté en marbre , et recevoir un nom
qui rappelle sa glorieuse destination .
ANNONCES .
Bulletin de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale,
publié avec l'approbation de S. E. le ministre de l'Intérieur. Huitième
année. Un vol. in-4º de 420 pages , orné d'un grand nombre de
planches gravées en taille-douce. Prix , 9 fr , et 12 fr . franc de port.
Chez Mme Huzard, imprimeur-libraire , rue de l'Eperon-Saint-Andrédes-
Arcs , nº 7.
Ontrouve à la même adresse la collection complète du Bulletin,
390 MERCURE DE FRANCE ,
1
formant 7 vol. in-4º , avec planches . Prix , 54 fr . , et 65 fr. 75 ca
franc de port. Chaque volume se vendséparément 9 fr. , à l'exception
des rer , 2me et 6me , qui coûtent 6 fr . à Paris .
1 Les arts sont cultivés en France avec tant de succès qu'un ouvrage
spécialement consacré à annoncer les découvertes utiles dues au génie
de nos artistes et les conquêtes qu'ils font chaque jour sur l'industrie
étrangère , ne peut qu'être très- favorablement accueilli du public.
Aussi avons nous vu avec plaisir que les premiers volumes de cet ouvrage
, vraiment classique , avaient obtenu le suffrage de tous ceux
qui s'intéressent à la prospérité nationale .
La Société d'encouragement sous la direction de laquelle le Bulletin
est publié , ne cesse de rendre les plus grands services à notre industrie
, soit en décernant des prix et des récompenses aux fabricans qui
se distinguent par la perfection de leurs produits , ou par la création
de quelque art nouveau; soit en offrant à leur émulation des sujets
dignes de réveiller leur activité et leur génie. Placée entre le Gouvernement
et les artistes , elle contribue à répandre les bienfaits del'un
et,à récompenser le mérite des autres . Ses jugemens , dictés par la
plus sévère impartialité et fondés sur des expériences exactes , servent
à diriger l'opinion publique, et à déraciner des préjugés funestes aux
progrès des arts . En un mot , cette société composée d'hommes dont
les lumières et les talens sont justement appréciés , marche vers son
but d'unpas assuré , et dans aucun pays ses vues de bien public ne
sauraient être mieux reconnues .
Nous avons lu avec un vif intérêt le volume que nous annonçons ,
et nous avons remarqué avec satisfaction qu'il renferme une foule de
notices et de découvertes importantes .
Les planches qui l'accompagnent ne laissent rien à désirer tant sous
le rapport de la correction du dessin que sous celui de la perfection
de la gravure. Il y en a plusieurs d'une très-grande dimension , exécutées
avec beaucoup de soin.
Atlas élémentaire, ou Nouvelle méthode d'enseignement , par le
moyen de laquelle on peut apprendre la géographie dans un court
espace de tems ; à l'usage des Colleges , Maisons d'éducation et des
personnes qui veulent apprendre promptement cette science. Un vol .
grand in-80 cartonné , avec deux planches et huit cartes , imprimées
sur grand-raisin collé , et coloriées en plein. Prix , 4 fr . 50 cent. , et
5 fr . franc de port. Chez Mme Ve Hocquart , libraire , rue de l'Eperon ,
n° 6.
CetAtlas est précédé d'un Traité élémentaire de Géographie , dont
la précision et l'exactitude ne doivent rien laisser à désirer ; la mé
AVRIL 1810 .
391
7
1
1
t
L
1
thode qu'on y a suivie est celle qu'ont adoptée les meilleurs géc
graphes ; il présente sur l'état politique actuel des nations les renseignemens
les plus modernes . Il offre toutes les connaissances nécessaires
pour faire usage des cartes .
L'ouvrage renferme en outre une planche contenant divers objets
relatifs à la géographie mathématique et un tableau figuratif présentant
tous les accidens physiques de la terre , tels que les mers , golfes ,
détroits , caps , îles , etc. ) 1
Les cartes , exécutées avec une précision rare , offrent les pays ,
leurs capitales et principales villes , les mers , golfes , grands fleuves , etc. ,
sans les noms qui les distinguent; c'est à l'élève à les nommer ( après
qu'il aura puisé dans le Précis géographique les connaissances préliminaires
) . Il en examine la position , en cherche l'étendue en longitude
et latitude ; quelles sont les contrées qui les avoisinent ; eafin , il ,
est obligée de s'instruire sur la situation exacte d'un pays , d'une ville ,
d'une mer , pour leur assigner leurs vrais noms et les indiquer sur la
carte . Après avoir cherché sur la mappemonde les grandes portions
du globe et les divers noms du vaste Océan qui les entoure , sur les
cartes générales , désigner les divers pays , leurs capitales , villes principales,
il possera aux cartes de France : dans l'une il aura à désigner
les départemens et leurs chefs-lieux , et dans l'autre les provinces
anciennes et leurs capitales ; dans toutes les deux il pourra nommer
les fleuves et grandes rivières qui arrosent cette contrée .
Une table explicative , se rapportant par les chiffres à toutes les
parties de la carte , était nécessaire , aussi termine-t - elle cet ouvrage';
mais les élèves ne doivent y avoir recours que pour s'assurer s'ils ont
effectivement assigné à ces parties les noms qui leur conviennent ; elle
est d'ailleurs placée de manière qu'elle peut être facilement ôtée , et
soustraite à leurs regards .
:
Dans les deux cartes de France les numéros distinctifs des départemens
sont disposés de manière que les plus élevésennombre indiquent
les départemens et les provinces les plus riches en population , et
vice versa .
Tablettes biographiques des Ecrivains français morts et vivans ,
depuis la renaissance des lettres jusqu'à ce jour. Première partie-
Ecrivains morts . - Le lieu , l'époque de leur naissance et de leur mort,
*legenre dans lequel ils se sont distingués , leurs productions marquantes,
et les éditions recherchées de leurs ouvrages . Seconde partie . - Ecrivains
vivans en 1810. Le lieu , l'époque de leur naissance , leurs
productions remarquables , soit dans les lettres , soit dans les sciences ,
soit dans les arts . Seconde édition , revue , corrigée , et considérable392
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
ment augmentée. Par N. A. G. D. B. Les deux parties en un volume
in-8 . Prix , 6 fr . , et 7 fr . 50 cent. franc de port. Au Grand Buffon ,
Librairie de A. G. Debray , rue Saint-Honoré , barrière des Sergens,
vis -à-vis la rue du Coq , nº 168 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire,
rueHautefeuille , nº 23 . :
Aux Rédacteurs du Mercure
S.M.
Nous renons de recevoir leProspectus d'un établissement qui s'est
formé à Cassel , à l'effet de se charger de la gestion des biens que S. M
adistribués en Westphalie et enHanovre.
Comme cet établissement paraît réunir toutes les garanties qu'on
peutoffrirà MM. les titulaires , nous nous empressons de faire connaitre
son existence et ses principales conditions .
1°. Il se charge de la gestion des biens et de la perception des revenus
moyennant un droit de commission de quatre pour cent sur les
⚫revenus , lequel sera prélevé , dit le Prospectus , pour toutes dépenses
généralement quelconques d'administration et de perception .
Ilya , comme on voit , économie pour MM. les titulaires 'sous ce
premier rapport ; car l'administration des domaines et les autres établissemens
retiennent cinq pour cent.
2°. Il offre de payer par anticipation les revenus moyennant l'escompte
légal de six pour cent , l'année , pour le tems que dureront ses
avances.
3°. Il s'engage à payer les revenus soit à Cassel , sur traites des propriétaires
, soit à Paris et dans toute la France , par l'entremise de
MM. Perrégaux , Laffitte , et compe , banquiers à Paris , rue du
Mont-Blanc , nog .
L'établissement se chargera aussi des ventes des biens de MM. les
titulaires , ordonnées par le décret du 3 mars 1810 .
L'exécution de ces conditions avantageuses autant que commodes
pourMM. les titulaires , ainsique les opérations des gérans , sont garanties
par un cautionnement en immeubles de plus de six millions ,
fourni par M. le comte de Hardenberg , conseiller-d'état , grand veneurde
la couronne de Westphalie , grand-croix de l'Ordre royal
des Deux-Siciles , et par M. de Malsbourg , conseiller-d'état , direoteur-
général de la caisse d'amortissement, et liquidateur-général de la
dettepublique du royaume de Westphalie .
19 Deux copies authentiques des actes de cautionnement sont déposées
chez MM. Sentier et Bertrand , notaires à Paris , où chaquetitulaire
peut enprendre connaissance.
Lesgérans , qui sont les chefs de deux maisons de banque et decommerce
avantageusement connues à Cassel, offrent d'ailleurs par euxmêmes
, et par leur fortune , une garantie très -satisfaisante .
C'est dans le Prospectus même qu'il convient de prendre connaitsance
des autresconditions quinous ont paru combinées , engénéral ,
dans l'intérêt et pour la sûreté de MM. les titulaires. Il se distribue à
Paris,chezM. Fournel , ancien négociant ( rue du Mail , nº 6 ) , dont
l'établissement a fait choix pour être son seul délégué dans la capitale,
sous le rapport administratif.
M. Fournel donnera à MM. les titulaires tous les renseignement
qu'ils pourront désirer .
T
MM
E DE LA
SEIN
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLVI . Samedi 14Avril 1810 .
POÉSIE.
ODE A L'HYMEN .
Descendecælo , et dic , age, tibia
Regina longum , Calliope , melos.
HORACE , ode IV , livre III. )
Olyre , trop long-tems muette ,
Qui dormis suspendue à des myrtes sacrés ,
Lyre , réveille-toi ! seconde d'un poëte
Les chants par l'Hymen inspirés .
Père fécondde la nature ,
Mille coeurs amoureux attendent ses leçons :
Tout rit , les cieux , les eaux , Zéphyre et la verdure ,
Alaplusbelle des saisons.L
Cédons aux flèches que nous lance
:
Amour , le dieu des dieux , Amour , le roi des rois 1 .
Il embrase , il ravit ..... Muse , sors du silence !
Ases feux ranimons nos voix.
Long-tems ladiscorde étrangère
T'effraya de l'horreur des combats renaissans :
Cc
(
394
MERCURE DE FRANCE ,
Quel cygne put jamais , sous les coups du tonnerre ,
Faire entendre de doux accens ?
J'ai vu , sur des débris assise ,
Clio , gravant les faits en ses tables d'airain ,
Elle-même pâlir de crainte et de surprise
Aux traits sanglans de son burin .
Elle consacre en ses annales
Les ligues de la haine , et ses folles erreurs ,
Et tant de fausses paix , trèves non moins fatales
Que les belliqueuses fureurs . Γ
Elle peint l'aigle , en ces tempêtes ,
Qui , vengeant l'olivier menacé de périr ,
Pour sauver de l'État les premières conquêtes ,
Est forcéde tout conquérir.
SoudainMnemosyne (1) immortelle
De Clio , qu'elle aborde , interrompt les travaux :
« N'attriste plus la terre ; écoute , lui dit-elle ,
» Et transmets des fastes nouveaux.
> Cesse enfin , Muse de l'histoire ,
→De noircir tes tableaux de lugubres couleurs ,
> Quand de l'humanité , si chère à ta mémoire ,
> Un dieu répare les malheurs .
» Ce dieu , c'est le tendre Hyménée ,
> Paré des attributs de Flore et du printems ;
> Et la paix , cette fois , par sa main ramenée ,
» Sourit à des jours éclatans.
→ Ce que n'ont pu Mars et Minerve
1
> Par ces coups étonnans qui t'ont fait tressaillir,
• Hymen , Hymen propice aux Germains qu'il conserve ,
» Sans armes saura l'accomplir.
> Il n'appelle pas sur ses traces
> L'étendard du carnage , et la peur, et la mort :
> Une Vierge timide , etl'Amour , et les Gráces ,
> Le suivent en vainqueur du sort.
:
(1 ) Déesse de la mémoire.
AVRIL 1810.
395
> Ces deux mères échevelées
> Que tu vis , par le fer , se déchirer les flanos ,
> Et dont se menaçaient , en troupes rassemblées ,
> Tous les innombrables enfans ;
• L'une et l'autre plus pacifique ,
→ L'une et l'autre abjurant de périlleux exploits ,
› La noble Germanie et la Gaule héroïque
> Deviennent soeurs , comme autrefois .
> Ainsi , dans l'antique Italie ,
> Des frères s'embrassaient désarmés par Vénus
> Quand s'unit aux Sabins , fléchi par Hersilie ,
> Le peuple du fier Romulus.
ه ب
८
> Succédez , flambeaux d'Hyménée ,
• Aux torches de la guerre embrasant les remparts :
> La fille du Danube est l'épouse donnée
> A l'indomtable fils de Mars .
> Toi , retiens de pudiques larmes ,
• Fille illustre , au moment des adieux paternels !
> Lien des nations , tes noeuds auront des charmes ;
> Crois-en nos hymnes solennels .
> Consacrons , par notre génie ,
> L'heureux lit nuptial , monument de la paix ,
> Dont l'olive et la palme , en signe d'harmonie ,
> Ont couronné l'auguste dais .
» Phébus , éclaire nos trophées ;
> Du feu de tes rayons allume nos lambris :
> Éternise ce jour par le luth des Orphées
1
> Et sous le pinceau des Zeuxis .
» Flore , couvre de tes guirlandes
14
* Le front de nos cités , nos temples , nos jardins ;
> Et , de la douce Paix décorant les offrandes ,
> Sème de roses nos chemins .
مج
> Banquets parfumés d'ambroisie ,
> Que dans vos coupes d'or soit versé le nectar ;
> Et que Bellone oisive , aimable Poésie ,
→ Te laisse dételer son char !
T
4
C
Cc 2
396 MERCURE DE FRANCE ,
7
4 >> Soldats , nos vivantes barrières ,
» Rivalisez au loin la splendeur du soleil ;
> Ajoutez à ce jour , ô phalanges guerrières ,
> Votre étincelant appareil.
८
» Aux étoiles de l'empyrée
A
→ Lançons les jets brillans que Vulcain a produits.
> Que mille astres nouveaux , sous la voûte azurée ,
> Enflamment le palais des nuits.
• Tel , pour ce Thébain intrépide
→ Qui vint des bords du Nil au rocher de Calpé (2)
> Par les noces d'Hébé , doux prix du grand Alcide ,
> Le vaste Olympe fut frappé.
» Déjà mariés aux Naïades ,
› Les fleuves en tributs prodiguent les trésors (3).
• Qué Cérès soit féconde ; et qu'au gré des Pléiades ,
» Le commerce ouvre tous les ports! >
Clio répond à ce langage :
«Mère du souvenir.je reprends monburin
•Etd'un repos futur j'annonce le présage
: > Inscrit au livre du destin. »
Ainsi se parlaient ces déesses.
Calliope ! il est tems : sois prompte à célébren
Cejour qui voitdu Styx les filles vengeresses
Aux enfers à jamais rentrer.
Chante un triomphe dont s'honore
L'Hercule à qui les rois ont besoin de s'unir :
Les vers qu'a modulés une corde sonore
Passent au dernier avenir.
Oui , tes ailes , ô Renommée ,
Du souffle d'Apollon reçoivent un appui ;
Et le rhythme , propice à ta voix enflammée ,
Dans les cieux te porte avec lui.
Z
८
:
:
Par NÉPOMUCÈNE-LOUIS LEMERCIER ,
mise enmusique par CHERUBINI.
(2) Lescolonnes d'Hercule...
(3) L'établissement des canaux.
AVRIL 1810 . 307
: LE CHOIX D'ALCIDE.
Du bruit de ses faits glorieux
Alcide avait rempli la terre ;
Mais quand son bras victorieux
Lançait les foudres de la guerre ,
L'avenir assiégeait son coeur ;
Au milieu des jeux et des fêtes ,
Alcide oubliait ses conquêtes ,
Et pour prix de la gloire aspirait au bonheur.
Soudain une voix éclatante
Part du sein d'un nuage , et s'adresse au Héros :
« Suspends le cours de tes travaux ,
८
८९ » Les Dieux ont rempli ton attente ; ....
> Les portes de l'Olympe à tes yeux vont s'ouvrir :
> De t'offrir une jeune Epouse
> Chaque Divinité jalouse ,
» A tes regards va découvrir
> Tout ce qui peut charmer et plaire ,
> Esprit , talens , graces , beauté ;
> Et c'est du choix que tu vas faire
> Que dépend ta félicité . »
Alcide incline vers la terre
Un front noble et religieux ;
L'aimable reine de Cythère ,
८
Avec toute sa cour , vient s'offrir à ses yeux.
« Accepte , lui dit la Déesse ,
> L'épouse qu'à tes voeux destina ma tendresse :
> Brillante des plus doux attraits ,
• Elle sait toucher et séduire ;
> Apollon prit soin de l'instruire ,
>> Et l'Amour lui donna ses traits . »
Déja le Héros s'abandonne
Au trouble soudain qu'il ressent ,
Quand sur un char resplendissant
Paraît la terrible Bellone .
t
:
Ca Les compagnons de Mars , dociles à sa voix ,
D'untriple rang d'airain entourent l'immortelle ; ..
L'agile Renommée obéit à ses lois , .....
EtlaVictoire est avec elle .
L..
5
«
398 MERCURE DE FRANCE ,
Le regard enflammé , s'adressant au Héros :
« Fuis , lui dit-elle , fuis un indigne repos .
› Veux-tu , foulant aux pieds et l'honneur et la gloire ,
> Etre infidèle à la Victoire ?
Seule elle t'a guidé dans tes vastes travaux ;
> Tu dois à ses faveurs l'éclat qui t'environne;
» Sur ton front elle-même a posé sa couronne ,
•Et tu pourrais , ingrat , profanant mes lauriers ,
> Y mêler aujourd'hui les myrtes de Cythère !
> Ah ! réprime une ardeur à la gloire étrangère :
> La Victoire t'appelle au milieu des guerriers ;
> Rejoins ton amante fidèle ,
> Elle a tout fait pour toi ; tu dois vivre pour elle. >
Vénus à ce discours oppose un front serein.
1
« Malgré ta superbe arrogance ,
> Penses-tu , répond-elle avec un froid dédain ,
> Qu'entre nous Alcide balance ?
> Il se rit de ton vain courroux :
> Brûlant de remporter des triomphes plus doux ,
» Déjà vers moi son coeur s'élance.
> Oui ! rends hommage à ma puissance ;
» Je suis reine de tes sujets :
» Pour moi Mars désarmé soupire ,
» Et l'Amour d'un seul de ses traits
> Souvent ébranla ton Empire. »
Entre la Gloire et la Beauté
Alcide incertain délibère ,
Quand paraît avec majesté
Minerve au front doux et sévère :
Près d'elle s'avance à pas lents
Une Vierge au regard céleste ;
La Pudeur d'un voile modeste
Couvre ses attraits innocens .
Des fleurs composent sa parure ,
Le chêne et l'olivier décorent son bandeau ,
Et sur l'éclat de la nature
Répandent un éclat nouveau.
•Alcide , voici la compagne
> Qui doit embellir tes destins ;
> L'Espérance la suit, et la Paix l'accompagne.
• Les Dieux ont remis en ses mains
› Et le bonheur d'Alcide et celui des humains.
AVRIL 1810. 399
› Déjàdans sa modeste et tendre impatience ,
> Elle s'éloigne sans retour
→ Des lieux amis de son enfance ,
• Et de l'auguste Père objet deson amour.
› Elle est mon élève chérie ;
•Et dans sa nouvelle patrie ,
» Au milieu de l'éclat des cours ,
> Mes premières leçons la guideront toujours . >
Ainsi parla Minerve. Ace noble langage
Le coeur d'Alcide est entraîné ;
La Sagesse a fixé ses voeux et son hommage ,
Et le vainqueur des rois lui-même est enchainé.
Bientôt de toute part éclate l'allégresse ,
La paix renaît soudain au céleste séjour ;
Un tel choix satisfait l'une et l'autre Déesse :
On voit la Victoire et l'Amour
Se réunir à la. Sagesse ,
Etles Graces former sa cour.
ETIENNE.
ENIGME .
D'un petit ver on me donna le nom.
Est-il vrai que je le sois ?-Non .
Mortels , ne prenez pas le change :
Par les vers vous êtes rongés ;
Mais moi , bien loin que je vous mange ,
C'est vous-mêmes qui me mangez .
S........
LOGOGRIPHE .
Souvent nécessaire aux repas ,
Ce n'est qu'à table qu'on me vante ;
Je ne suis qu'une arme innocente ,
Inutile dans les combats .
Jamais , de sang humain ternie ,
Au criminel je ne servis ;
Je ne perce mes ennemis ,
Que lorsqu'ils ont perdu la vie.
400. MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
Si ce portrait , ami lecteur,
Ne suffit pas pour me connaître
Tupeuxdécomposer mon être ,
Et tu verras ce qu'un acteur
Souvent ne met pas dans sa tête ;
L'endroit qui , loin de la tempête ,
Reçoit les pâles matelots ;
Un lieu que battent les fléaux ;
Un élément , une rivière ;
Un terrain que baignent les eaux ;
Unsynonyme de colère ,
Et la redoutable barrière
Que le crime ne peut franchir ;
Unhomme qui , pour s'enrichir ,
Reste plongé dans la misère ;
Le jeu que , devant Ilion ,
Inventa le prudent Ulysse ,
Et l'inévitable sillon ,
Que sur le vieux front de Clarisse
Traça la dure main du Tems ;
L'objet des voeux les plus ardens
Des humains , sur-tout de l'avare ;
Le fleuve qui traverse Tours ;
Cequi si mal soutint Icare ,
Et rend inconstans les amours.
:
८
T
:
GUY.
CHARADE. ۱
MON premier , de Cérès est le brûlant palais ;
Onchante mon second ; mon tout de la vieillesse
Prévoit l'approche , et butinant sans cesse ,
Sous terre , de l'hiver sait braver tous les traits .
GUY.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Ourse.
Celui du Logogriphe est Manche ( mer ) , et manche ( d'habit )
dans lequel on trouve : mâche , manne , ame , an
Celui de la Charade est Merveille.
200
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE , suivies de quelques Essais , par
M. G. de LEVIS . Seconde édition , augmentée d'un
supplément. - A Paris , chez Xhrouet , imprimeur ,
rue des Moineaux , nº 16 ; et chez Déterville , libraire ,
rue Hautefeuille , nº 8 .
(DEUXIÈME EXTRAIT. )
Le coup-d'oeil que nous avons jeté sur les moralistes
anciens et modernes nous a fait voir sous combien de
formes différentes ils ont traité la morale : tous ontdonné
des préceptes , mais non pas dans le même style; les uns
paraissent n'avoir voulu être que des législateurs , les
autres que des orateurs . Les plus heureux , sans doute ,
sont ceux qui ont le mieux soumis ou le mieux dirigé
les différentes passions en leur parlant différens langages ,
en employant tour-à-tour le ton majestueux de la loi ,
Jes démonstrations exactes de la logique , le langage
persuasif de l'éloquence. Ce n'est pas trop de tous les
dons et de tous les talens de l'esprit pour diriger l'homme
au bonheur en répandant une forte lumière sur les
grandes routes et sur les petits sentiers de la vie.
M. de Levis n'a point aspiré à cette variété de formes
et de styles ; et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il a donné
la préférence à la forme qu'il juge lui-même la moins
favorable .
Non-seulement chaque espèce d'écrit , mais chaque
écrivain en prose a sa rhétorique ; M. de Levis nous
expose la sienne , et il faut d'abord l'entendre sur ses
principes de goût.
Il en est , dit M. de Levis , de laforme des livres comme
de la physionomie des personnes ; l'impression que l'une
et l'autre produisent estfavorable ou fâcheuse indépendamment
du mérite des individus ou des ouvrages .
402 MERCURE DE FRANCE ,
)
La physionomie ne prévient pas INDÉPENDAMMENT du
caractère et du mérite ; elle prévient , parce qu'elle est
ou parce qu'on la croit l'expression du mérite et du
caractère ; elle l'est souvent ; la forme d'un livre ne
l'est jamais ; des inepties peuvent très-bien revêtir les
formes des maximes , et d'insipides discours celles de
l'éloquence .
M. de Levis ajoute : Laforme sententieuse est , peutêtre
, celle de toutes qui dispose le moins favorablement
le lecteur , soit qu'elle inquiète son amour-propre , parce
qu'il craint que des reproches ne soient cachés sous des
préceptes , soit que la détermination trop commune de ne
pas profiter des conseils du moraliste porte à le quereller .
:
La forme des sentences et des maximes fait moins
craindre les reproches directs que les formes d'une discussion
éloquente et passionnée ; même hors des Provinciales
et dans les pensées les plus généralisées , les
formes du style de Pascal devaient faire trembler les
Jésuites.Personne ne se crut attaqué par les maximes de
La Rochefoucauld; et tout le monde , dans les caractères
de La Bruyère , crut voir une partie de la cour et de la
ville . C'était , je le sais, une manière de calomnier, à-lafois
, le livre , l'auteur , et les personnes qu'on disait reconnaître
: mais ce sont les traits et les passions du style,
etnonpas un style sententieux, qui font naître de pareils
soupçons , qui les accréditent , qui les font passer avec
l'ouvrage jusqu'à la dernière postérité. Toutefois un
seul caractère , alors qu'il est bien tracé , représente
cent personnages , et par conséquent n'attaque personne.
On se sauve dans la foule et on s'y cache : le trait le
mieux acéré , dans ce genre , n'est enfoncé que dans la
conscience ; et ses blessures sont salutaires . En un mot ,
ceux qui méritent en secret le plus de reproches restent
trop aisément tranquilles quand la lumière , même la plus
vive , se répand également sur tous : mais quand la foudre
gronde , beaucoup de têtes coupables s'inclinent et
tremblent.
Elle n'est pas très-commune, la détermination de ne pas
profiter des conseils du moraliste ; ce qui est très-commun,
\
AVRIL 1810 403
L
c'est de prendre la détermination d'en profiter et de ne
pas la suivre.
Video meliora , proboque , deteriora sequor.
Ce vers d'Ovide est aussi une MAXIME ; et la conscience
d'Ovide nous a révélé l'état le plus général de la conscience
du genre humain.
C'est donc avec peine , dit M. de Levis , queje me suis
décidéàprésenter mes idées de cettemanière (en maximes) ,
MAIS JE N'AI PU ÉVITER UN INCONVENIENT QUI TENAIT A LA
NATURE DU SUJET. Il n'est pas aisé de comprendre comment
il est impossible d'éviter la forme DES SENTENCES en
écrivant sur la morale : Socrate en parlait en forme de
doutes , ce qui est bien différent ; et d'autres ont pris
toutes les formes pour faire pénétrer la raison dans tous
les esprits et la vertu dans toutes les ames .
En effet, ( je copie toujours M. de Levis ) dans une
matière PRESQUE ÉPUISÉE , tout traité , toute dissertation ne
peut être qu'une compilation FASTIDIEUSE . :
D'abord , à moins que les choses compilées ne soient
fastidieuses elles-mêmes , il n'est pas absolument impossible
d'éviter d'être fastidieux dans une compilation ;
celui qui a rassemblé et réuni heureusement des pensées
ingénieuses , vraies et belles , a toujours quelques émanations
de ces esprits célestes auxquels il s'est frotté ;
même l'abbé Trublet attache en compilant Fontenelle ;
et si La Beaumelle avait rapproché plusieurs pensées de
Cicéron de celles de Sénèque , il aurait fait sortir des
lumières nouvelles de ces rapprochemens ; il était un
peu plus propre à ce travail qu'à refaire la Henriade.
Enunmot, un sot compile sottement ; mais rien n'empêche
un homme d'esprit de compiler avec esprit .
Comment peut-on être si sûr qu'une matière , et une
matière, sur-tout, comme la science de l'homme , EST PRESQUE
ÉPUISÉE ? M. de Levis n'est pas fait pour ignorer
qu'il apparaît de tems en tems dans le monde des esprits
qui voient encore où les autres ne voient plus . La Bruyère
a très-bonne grace de commencer par ces mots , Tour
EST DIT , son ouvrage rempli de tant de choses neuves et
dites d'une manière si nouvelle ; mais tout n'est pas dit ,
404 MERCURE DE FRANCE ,
même un siècle après La Bruyère , quoique ce siècle
ait eu plus d'un esprit aussi créateur que le sien. D'ailleurs
, si la matière n'est que PRESQUE épuisée , qui déterminera
le plus ou le moins d'étendue de ce PRESQUE que
M. de Levis laisse très-indéterminé ? Vous verrez que
chacun le renfermera dans les bornes de son esprit;
mais les bornes de nos esprits ne sont ni celles de la
morale ni celles du génie.
Ce qui peut rester de neuf à dire , quelque peu que
ce soit , on ne découvre pas non plus pourquoi on ne
pourrait pas , on ne devrait pas même le dire autrement
qu'en maximes. En tout genre , ce sont les grands
traits , les premiers traits , ces traits visibles et frappans
pour tout le monde qui revêtent le plus naturellement et
le plus facilement les formes DES SENTENCES ; les traits
fugitifs , au contraire , qui se sont dérobés et cachés
long-tems, ont besoin de plus de détails et de plus de
liaisons pour être bien saisis par l'auteur , et pour être
rendus très-sensibles aux lecteurs . Or , pour fixer des
nuances légères , la forme d'un discours suivi , qui lie les
idées , est préférable à celle des maximes qui les séparent .
Les sept sages de la Grèce mirent la morale en sentences
. Socrate qui vint long-tems après , et qui voulait
ajouter aux lois connues de la morale les motifs sacrés
sur lesquels elles sont fondées , prit d'autres tournures
et d'autres formes; il confondit les doutes impies sur la
vertu , il redressa les notions fausses , par un tissu d'interrogations
adroites , par une suite de ces questions
très-bien liées et très-bien faites , qui , comme l'a dit si
bien Bacon , sont la moitié de la science : DIMIDIUM
SCIENTIÆ .
:
Le mieux , je le répète , et cela n'est pas impossible au
talent et à l'amour de l'humanité , c'est de n'exclure
aucune forme ; c'est de les varier sans cesse , puisque
la variété est comme unrajeunissement ; c'est de réserver
la sentence pour ce qui est évident par le seul énoncé;
d'employer l'analyse lorsqu'il faut chercher et découvrir;
de s'élever à l'éloquence lorsqu'il faut attendrir les ames
dures et échauffer les ames froides . Je parle là des mer
veilles du talent , mais nous en avons sous les yeux : ct
AVRIL 1810. 405
ces merveilles , depuis deux siècles , ne sont plus parmi
nous des miracles. い
Ce même Bacon , que je viens de citer , avait une
opinion précisément opposée à celle de M. de Levis sur
lamanière de traiter les sujets neufs et les sujets épuisés.
Dans les sujets neufs , c'est-à-dire , dans ceux où il n'y
apas encore un assez grand nombre de ces notions précises
et bien déterminées , de ces vérités universellement
convenues , et qui semblent tendre les unes vers les autres
par une sorte d'attraction morale , Bacon désirait qu'un
écrivain préférât la forme des pensées détachées , des
aphorismes ; gardez-vous , disait- il , d'en vouloir faire
des traités ; cesont des pierres , ou même des marbres ,
mais vous n'en avez pas assez pour construire et pour
bâtir. Dans les sujets , au contraire , où de longues observations
et de longs travaux ont déjà accumulé les
notions bien démêlées et suffisamment vérifiées, Baconappelait
le génie et les plans des architectes : il voulait que
les matériaux fussent posés sur les matériaux , les assises
sur les assises , et que les doctrines de la philosophie
eussent, comme les édifices , leurs bases , leur corps et
leur faîte. N'en sommes-nous pas là pour la morale? et
n'est-il pas tems, enfin , que ce temple divinait ses fondemens
dans les entrailles de la terre et ses hautes tours
dans les cieux ? 3
M. de Levis insiste : Voudra-t-on se borner, ajoute-t-il ,
àtraiter quelque branche particulière de la science des
moeurs ? On éprouvera des difficultés également insurmontables
. Comment faire un traité sur l'amitié après
Cicérone? iro
Comment ? .... hélas ! je ne puis pas répondre , moi ,
àcette question : mais La Fontaine et Voltaire, qui ont
sibienparlé de l'amitié en vers touchans et sublimes , sans
rien prendre à Cicéron ; mais Montaigne , qui a fait sur
Famitié un chapitre qu'on sait par coeur , comme les vers
de Voltaire et de La Fontaine , un chapitre aussi bien lie
dans ses parties , aussi lumineux que le traité du philosopheromain
; d'autres écrivains encore avaient répondu
à la question de M. de Levis long-tems avant qu'il l'eût
faite.
406 MERCURE DE FRANCE ,
Je n'ai aucune disposition naturelle niacquise à surfaire
le mérite des solitaires de Port-Royal et des écrivains de
leur école ; mais dans cette école ont pris naissance des
ouvrages de morale qui , dans le dix-septième siècle , ont
été admirés des esprits les plus éclairés , et ont fait le
charme des esprits les plus délicats. Ce sont bien des
traités , et par le nombre des parties qui divisent et embrassent
toute la science , et par l'ordonnance qui met
toutes les parties où elles doivent être. J'ajouterai que
leur morale , quoiqu'essentiellement religieuse , se fondait
beaucoup sur la nature des passions et sur les principes
de la raison humaine, Ils connaissaient les passions
auxquelles ils ne se livraient pas , beaucoup mieux que
ceux qu'elles tourmentent : ils fuyaient le monde , mais
le monde allait se confesser à leurs pieds ou dans leurs
conversations ; et où le coeur humain a-t-il pu laisser
tomber mieux tous ses voiles que dans ces aveux faits à
Dieu dans l'oreille d'un prêtre , dont la mission étaitde
pardonner à tous les égaremens avoués et abjurés ? Quel
échange de lumières et de consolations entre le prêtre
éclairé par les aveux du pénitent , et le pénitent ramené
au bonheur et à la vertu par la voix du prêtre ! Je ne
parle pas des abus ; qui ne les connaît pas ? et dans ce
genre , les moindres abus étaient des forfaits : mais quel
est l'homme qui a une conscience , et qui n'a pas désiré
quelquefois qu'il y eût aussi pour la simple morale de
ces confessions qui rendent le calme et la pureté aux
ames qui n'ont pas toujours été contentes d'elles-mêmes?
Les initiations commençaient par des confessions ; et
dans Athènes , Socrate , toujours interrogeant les ames ,
ettoujours en obtenant desréponses vraies , fut , en quelque
sorte , le confesseur de toute, la république : les
Essais de Montagne , sont ses confessions ; elles semblent
être très-souvent celles de tous ceux qui les lisent . Quelle
lumière elles ont jetés sur le coeur humain et sur la morale
! Si M. de Levis a bien lu les ouvrages de Port-
Royal , il peut , sans doute , y trouver beaucoup à
reprendre ; mais est-ce à de tels hommes qu'il aurait
adressé ces paroles , comment ferez-vous un traité de
morale après Cicéron ? Leur jansénisme , espèce de stoïAVRIL
1810. 407
cisme chrétien , était au moins très -propre à former des
Marc-Aurèle pour les trônes chrétiens de l'Europe .
Je me suis arrêté long-tems à l'examen des vues qui
ont dirigé M. de Levis dans le choix des formes qu'il a
données à son livre et à son style , parce que j'ai cru y
découvrir , mieux que dans son style même , la nature
et les habitudes de son esprit. M. de Levis a beaucoup
d'esprit , sans doute ; mais il vise toujours à la singularité
; et ce n'est pas le moyen d'arriver souvent à la
vérité ; car, quoique la vérité ne soit , dans aucun genre ,
très-commune , on ne la trouve guère , pourtant , que
dans l'ordre commun des idées . Ce qui fait même quelle
vous frappe vivement , lorsqu'elle est dégagée des choses
connues et communes entre lesquelles elle était cachée ,
c'est qu'on croit l'avoir entrevue et qu'on s'étonne de ne
l'avoir pas vue .
La subtilité est une sagacité égarée dans ce qui n'est
pas ; la sagacité est une subtilité qui pénètre à ce qui
est; c'est le même instrument , mais iln'est pas employé
de lamême manière et sur les mêmes choses .
Nous trouverons facilement , dans M. de Levis luimême
, des exemples de son mauvais et de sonbon emploi.
C'est quelquefois le désir très-naturel , mais très-dangereux,
d'être piquant dans son style qui rend l'idée de M. de
Levis très-peu juste . S'il eût dit , par exemple , qu'une
mauvaise raison est , quelquefois , la plus propre à persuader
un esprit faux , ce n'eût pas été trop la peine d'en
faire une maxime ; mais il s'exprime autrement , et il a
l'air de vous faire part d'une découverte .
Voici la maxime : Il y a tant d'esprits faux , qu'il n'y
a point de mauvaises raisons : dites-les donc aussi ; car
c'est peut-être la plus faible qui persuadera .
1 °. Il est tout simple que ce qui est faux convienne à
un esprit faux : 2º le succès absout bien les hommes ,
mais non pas les raisons . Une raison mauvaise est toujours
mauvaise ; elle l'est même plus lorsqu'elle persuade
que lorsqu'elle ne persuade pas ; car alors elle est mauvaise
et elle fait du mal. 3º Une raison mauvaise est
autre chose qu'une raison faible. Celle qui est mauvaise ,
408 MERCURE DE FRANCE ,
appartient toujours au faux et à l'erreur ; celle qui est
faible peut appartenir à la raison et à la vérité , mais dans le
moindre degré de force . C'est un conseil du goût , par
exemple , d'aller , dans le raisonnement , du faible au
fort , mais on n'a jamais conseillé d'aller du mauvais
au bon , et du faux au vrai. פפמ
( 11
M. de Levis dit ailleurs : Le tems est comme l'argent,
n'en perdez pas , vous en aurez aussez . J'en aurai assez
si j'en avais assez avant d'être exposé à en perdre , mais
pas autrement. J'aime mieux la maxime adressée par
| Mume de Sévigné à Mme de Grignan : MA FILLE , IL N'Y A
RIEN QUI RUINE COMME DE N'AVOIR PAS D'ARGENT.
?
Il y a des maximes plus importantes dont la vérité
peut être contestée à M. de Levis , et doit lui être contestée.
En traçant de portrait de l'homme vertueux , M. de
Levis dit : Il aime son pays et ne craint pas d'exposer
courageusement ses jours pour sa défense ; mais il aime
encore plus. son père , son fils , safemme, son ami , car
ses compatriotes sont moins que ses proches , etc. , etc.
,
Dans la vertu , il ne s'agit pas toujours de ses affections
; il s'agit de ses devoirs , et le devoir ordonne
souvent de sacrifier ce qu'on aime le plus à ce qươn
aime moins . Il ne s'agit pas de savoir si vos compatriotes
, même tous ensemble , SONT MOINS que vos proches
; le salut de personne ne doit vous être aussi sacré
que le salut de la patrie. Voilà la loi proclamée au nom
de la vertu dans toutes les sociétés de la terre ; et la
nature a partout fléchi , ou s'est partout fortifiée et élevée
sous cette sainte loi sociale . Elle a souvent été violée
jamais abrogée. Voulez-vous voir la première maxime de
l'un de ces empereurs romains qui ont été dans les camps
deshéros , etsur le trône les modèles les plus parfaitsdela
vertu? La voici : Je préfère ma famille à moi , ma patrie
àma famille, et le genre humain à ma patrie. Ce sont là
les places et les rangs de ces augustes sacrifices dont
l'idée seule porte je ne sais quel saint frémissement au
fond des ames. C'est dans le même ordre que Fénélon
avait gravé ces hautes vertus dans le coeur de ce duc de
Bourgogne
AVRIL 1816. : 409
Bourgogne qui aurait porté aussi la m
le trône.c
même maxi
EPTDESHIMA
SEINE
J'ai peine à concevoir , je l'avoue , comme dans
les mêmes lignes , s , un homme aussi instruit que M. de
Levis a pu mêler et confondre ensemble los bandits
révolutionnaires , prescrivant la dénonciation des pères
des amis ; et le premier des Brutus , faisantexécuter
contre ses enfans coupables le jugement prononcé par
les lois de la patrie ; et Lycurgue donnant à Sparte des
rois et des lois qui n'ont dû être imités nulle part , mais
qui , durant cinq à six siècles , ont été admirés de toute
l'antiquité . N'a-t- on pas assez répété que dérober était
une espèce de jeu , d'exercice militaire , et non pas un
vol là où il n'y avait pas de propriété ; que l'amour était
sans pudeur , mais non sans innocence , là où les noeuds de
l'hymen et de la maternité consacraient une femme à la
patrie et non à un seul homme ? Pourquoi jeter encore
au devant de la faible raison humaine des embarras qui
ont été si bien démélés et des scandales qui se sont heureusement
évanouis ?
M. de Levis attribue une grande et terrible influence
à la crainte : La crainte , dit-il , prend l'homme au berceau
et l'accompagne jusqu'au cercueil ; et il ajoute :
Pour comble de misère , lorsque dans la vieillesse il lui
reste si peu de tems à vivre qu'il ne vaut presque plus la
peine de s'en occuper , un avenir mille fois plus terrible
que les maux présens et passés se présenté à son imagination
effrayée ; il tremble devant l'éternité. Nous croyons
que M. de Levis attribue ici à l'homme ce qu'il a pu
observer dans quelques hommes de sa connaissance.
Cette terreur de l'éternité a été assez répandue enEurope
par le christianisme , ou plutôt par ses prédicateurs ;
elle est presque inconnue en Asie et en Afrique , à
ceux qui adorent l'Eternel suivant le culte de Mahomet.
En occident , dit M. Brown , c'est la vie qui est plus
douce ; en Orient , c'est la mort. J'ai vu mourir beaucoup
d'orientaux et tous sans crainte de la mort et de
la vie immortelle , sans regret de cette vie. En Europe
même , beaucoup d'ames soumettent cette terreur les
unes par la raison , les autres par la foi. M. de Buffon
Dd
410 MERCURE DE FRANCE ,
disait à quatre-vingts ans : Jai bien rêvé à la mort ,
je ne m'en inquiète pas du tout , je ne pense qu'à mes
ouvrages . Mme de Maintenon considérait le passage de
cette vie à l'autre comme le passage d'un beau salon
deVersailles à un autre salon plus beau encore : et cette
assurance était bien religieuse ; c'était la confiance en
Dieu. C'est ce même sentiment qui inspirait à un poëte ,
prêt à toucher aux bornes de la vie , ce beau vers :
A
Je vois sans m'alarmer l'éternité paraître .
Une belle et assez ancienne maxime est celle-ci :
la pensée de la mort nous trompe , car elle nous fait oublierde
vivre. En voici une autre qui est de M. de Levis ,
et qui est différente :
Le passé est soldÉ , le présent vous échappe , songez à
l'avenir.
Depuis que les hommes ont eu assez d'intelligence pour
faire une division des portions de la durée et du tems ,
les uns ont voulu qu'on s'occupât du passé , les autres
du présent , les autres de l'avenir : et chacun a mis son
opinion en maximes ou en vers , en chansons ou en
sermons .
Que veulent dire ces mots , le passé est SOLDÉ ? que le
passé est passé ? Le passé n'est point toujours passé est
un paradoxe où il y a plus de vérité et sur-tout plus
d'utilité .
Ces mots veulent-ils dire qu'on a fait , en quelque
sorte , le compte du passé , qu'on a mis , comme en
addition et en soustraction , tout ce qui peut y être et
tout ce qu'on en peut tirer , qu'on en a quittance , et
qu'il n'y faut plus songer ? La maxime est une erreur et
l'une des plus dangereuses .
Le présent vous échappe . Non , il ne m'échappe point ,
s'il me laisse le souvenir d'une vraie jouissance , d'une
vérité , d'une bonne action. Et qu'est-ce qui n'échappe
pas ? Tout ce qui n'est pas éternel échappe : et l'avenir à
cet égard sera bientôt présent et passé.
Songez à l'avenir. Dieu seul peut voir l'avenir dans
l'avenir ; l'homme ne peut l'entrevoir que dans le présent
et dans le passé. C'est donc au présent et au passé qu'il
AVRIL 1810 . 411
doit beaucoup songer pour semer les biens que l'avenir
peut voir éclore. Voyez ce que devient la maxіте !
2
Une bonne théorie de l'homme a dû être bien difficile
à créer , et depuis qu'elle existe , il n'est pas très-commun
de savoir où elle se trouve : on veut tout lire et on confond
tout .
Le tems est une suite contiguë et continue de sensations
et d'idées , dans laquelle chaque idée et chaque
sensation distincte est un instant , et dans laquelle tous
les instans sont liés les uns aux autres ; le sommeil profond
et toute suspension des pensées semble interrompre
la SUITE : mais votre mémoire , celle des autres , les phé
nomènes périodiques de la nature , et ces instrumens ,
mesures du tems , auxquelles les sciences ont donné tant
de précision , renouent LA SUITE Où elle avait été coupée ,
et , jusqu'à un certain point , remplissent les intervalles .
Dans cette suite d'instans , ceux qui sont écoulés sont les
plus précieux et pour chaque homme et pour le genre
humain ; car c'est là que les hommes ont laissé des traces
et des portraits d'eux-mêmes ; c'est là qu'ils peuvent
s'étudier et se connaître ; c'est là qu'est l'expérience ,
unique source de nos lumières . Le tems peut m'entraîner,
dit Montaigne , mais c'est à reculon . C'est précisément
la position d'un homme qui regarde toujours le présent
et le passe ; et , cette expression si originale de Montaigne
, cette image si vive est une haute leçon pour
l'esprit humain.
On peut croire que lorsque l'expérience a été consultée
et les lumières qu'elle nous donne recueillies , tout
est dit , et qu'il ne faut plus songer au passé ; non , tout
n'est pas dit ; les lumières de l'expérience ne sont jamais
très-vives , elles ne le sont jamais assez que lorsqu'on
les voit dans leur source même . Elles pâlissent , elles se
perdent , si on ne les ramène pas , si on ne les reprend
pas très-souvent à cette source. D'ailleurs , quel homme ,
quel peuple , quel siècle a pu croire avoir tiré du passé
et de l'expérience tout ce qu'on peut en tirer de leçons
et de découvertes ? Où et à qui le passé a-t-il jamais
rendu tous ses comptes ? Un long cours de siècles s'étaient
écoulés depuis leur évanouissement , avant que les siècles
Dd2
412 MERCURE DE FRANCE ,
1
:
de Rome , république et empire , eussent été sollés par
Machiavel , par Bossuet , et sur-tout par Montesquieu
etcroit-on qu'il n'y ait pas à découvrir encore dans ces
siècles ?
Soldé ou non soldé , le passé ne doit jamais être perdu
de vue. Le passé doit faire avec le présent et le présent
avec l'avenir une chaîne continue le long de laquelle les
secousses et les étincelles électriques de la conscience et
du génie passent avec rapidité . Dans les mathématiques ,
dans les sciences physiques et morales , dans les théories
des talens du goût et de l'imagination, dans ce que les
arts , enfin , ont de plus sublime , et les sciences de plus
transcendant , LES SERIES sont ce qui répand te plus de
lumières .
C'est donc en réunissant , en concentrant les trois
portions de la durée par la mémoire , par le sentiment
actuel et par la prévoyance , que le moi d'un être si
passager que l'homme deviendra plus profond et plus
étendu , sa raison plus forte et plus sûre , ses vertus plus
constantes et plus universelles . C'est alors qu'un être
d'une vie si fugitive sera pourtant comme une image de
cet être éternel qui , par son éternité même , embrasse
le passé , le présent et l'avenir . URDAINS .
(La suite au numéro prochain . )
OEUVRES DE VENANCE , publiées par M. AUGUSTE DE LABOUÏSSE
. A Paris , chez Delaunay, libraire , au Palais-
Royal , galeries de bois , nº 243 .
Tous ceux qui aiment les vers se souviennent de co
capucin nommé le P. Venance , qui , peu d'années
avant la révolution , se fit connaître par quelques poésies
légères dont le ton spirituel et galant contrastait si for
avec sa robe. Tous les beaux esprits de la province
s'évertuèrent alors pour orner , comme ils disaient , le
capuchon de S. François des myrtes de Cythère et des
lauriers du Permesse ; Venance , appelé par eux le Père
Tibulle , ne fut point en reste de complimens , et les
oisifs s'amusèrent quelque tems de cet innocent com
AVRIL 1810 . 413
merce de louanges , qui ne pouvait déplaire qu'auxmembres
de l'ordre séraphique. On eût dit que le capucinpoëte
, en montrant de l'esprit , violait le plus saint de
ses voeux : ses supérieurs , jaloux d'une gloire qui semblait
effacer l'éclat de leurs dignités , l'en punirent par
des mortifications et des exils ; ils lui donnaient les corvées
les plus dures , l'envoyaient dans les capucinières
les plus tristes et les plus sauvages. Si les bons Pères
avaient eu une maison à Tomes en Sarmatie , on ne peut
douter qu'à l'exemple d'Auguste , ils n'eussent relégué
dans cette terre barbare le capucin vraiment indigne
qui osait marcher sur les traces de ce païen d'Ovide .
Au nombre de ses pérsécuteurs , était ce vil Chabot qui
a figuré si affreusement dans les crimes révolutionnaires
. Venance trouva des protecteurs . On s'adressa
pour lui faire obtenir sa sécularisation , au cardinal de
Bernis , qui devait naturellement prendre quelque intérêt
àun jeune religieux persécuté pour des vers , lui que la
poésie galante avait écarté des plus chétifs bénéfices ,
avant qu'elle le fît parvenir au ministère et au cardinalat
. La révolution arriva ; le P. Venance , redevenu
Dougados , en embrassa les principes avec toute la ferveur
d'un captif qui voit briser ses fers et démolir sa
prison . Une princesse polonaise voulut l'emmener dans
son pays avec mille éçus d'appointemens ; il la suivit
jusqu'à Nice , où il la quitta pour rentrer en France.
Successivement professeur d'éloquence à Perpignan ,
etadjudant-général à l'armée des Pyrénées orientales , il
fut arrêté en 1793 , amené à Paris devant le tribunal
révolutionnaire , et conduit à l'échafaud , pour avoir
plaidé la cause de l'humanité et sauvé quelques députés
proscrits , du parti qu'on appelait girondin ; il avait alors
trente ans . On présume qu'il fut sur-tout victime de la
haine jalouse que Chabot nourrissait contre lui ; ainsi
ce malheureux jeune homme aurait payé de sa tête le
crime d'avoir fait autrefois quelques jolis vers , vantés
dans quelques sociétés et loués dans quelques journaux .
Pour procurer un peu de soulagement à la mère de
Dougados , qui est âgée , infirme et pauvre , M. Labouïsse
a imaginé de recueillir ses poésies et de les
414 MERCURE DE FRANCE ,
publier. Il a d'abord fait un appel à tous ceux qui pouvaient
avoir entre les mains des vers du poëte- capucin ;
les porte-feuilles se sont ouverts avec empressement
pour contribuer à une bonne oeuvre . Aujourd'hui l'éditeur
s'adresse aux coeurs et aux bourses ; il faut croire
qu'ils ne resteront pas fermés . Faire un acte peu coûteux
de bienfaisance , en acquérant un petit volume de
vers dont l'agrément réel est encore relevé par une singularité
piquante , celle de l'ancienne profession du
poëte , est une bonne fortune què ne négligeront sûrement
pas les amis des lettres qui doivent être , qui sont
tous aussi les amis de l'humanité . J'ose leur promettre
une double jouissance ; et pour leur donner un avantgoûtde
celle qui est réservée à leur esprit , je vais leur
mettre sous les yeux un aperçu rapide des poésies du
P. Venance.
La pièce la plus connue et la plus considérable est
celle qui a pour titre la Quête du Blé : elle est en prose
et en vers , à la manière du voyage de Chapelle et de
Bachaumont . L'éditeur rapporte les pièces d'un procès
bizarre dont elle fut l'objet. En 1808 , un M. de Ferrière
réclama dans le Moniteur la propriété de la Quête
du Blé. Selon lui , le P. Venance n'était qu'un personnage
supposé ; il était , à toute force , possible qu'il eût
existé un capucin de ce nom ; mais certainement l'ouvrage
n'était pas de lui . M. de Labouïsse écrasa ce M. de
Ferrière sous un amas de preuves , d'où résultait incontestablement
l'existence d'un capucin nommé Venance ,
auteur de la Quête et de beaucoup d'autres vers . M. de
Ferrière ne se tint pas pour battu ; il revendiqua toujours
l'ouvrage ; mais , peu d'accord avec lui-même , il avoua
dans sa réplique que le P. Venance avait résidé au couvent
de Notre-Dame d'Orient , non loin de Vabres où
lui-même faisait alors ses études : ayant , disait-il , entendu
parler beaucoup de ce capucin dans son collége ,
il lui était venu en fantaisie de décrire l'une de ses tournées
dans un poëme dont le héros avait bientôt passé
pour être l'auteur. L'éditeur fit ressortir victorieusement
la contradiction , et il resta démontré que M. de Ferrière ,
le moins scrupuleux de tous les pirates littéraires , avait
AVRIL 1810 . 415
-
voulu s'approprier les vers du seul capucin , peut-être ,
qui jamais en eût composé , du moins sur des sujets
profanes.
Après avoir arraché l'ouvrage aux mains du ravisseur ,
il restait encore à réparer les nombreuses défectuosités
qui le déshonoraient. La Quête n'avait jamais été imprimée
par les soins ni avec l'aveu de l'auteur ; les copies
qu'il en avait données à diverses époques différaient entr'elles
, et en se multipliant , elles s'étaient chargées d'un
grand nombre de fautes . Il fallait donc les conférer avec
autant de goût au moins que d'attention , et établir un
texte que Venance lui-même eût dû avouer pour le meilleur
. M. Labouïsse a rempli cette tâche avec une exactitude
religieuse : il a eu soin de reporter à la suite de
l'ouvrage les variantes qui lui ont paru mériter d'être
conservées , et il a enrichi l'ouvrage même de notes assez
nombreuses , où l'on est un peu surpris de trouver de
longs passages tirés des écrits de M. de Bonald : prendre
enmain les graves argumens d'un moraliste chrétien
pour foudroyer les petites saillies philosophiques d'un
capucin en belle humeur , c'est étaler à contre-tems son
zèle pour les bons principes et employer de l'artillerie
pour démolir un château de cartes .
C'est dans l'automne de 1786 que le P. Venance fit
cette quête dont il a décrit les incidens : la Rouergue en
était le théâtre .
Chaque individu séraphique ,
Docile aux voeux que nous faisons ,
S'en va , perché sur sa bourrique ,
Quêter du grain et des affronts .
Venance était donc monté sur un âne . Il avait à ses
côtés un bonhomme nommé Bertrand ; à cela près qu'il
voyageait à pied , Bertrand était le vrai Sancho Pança de
cet autre Don Quichotte ; comme Sancho , il avait quitté
sa femme pour chercher les aventures ; il en trouvait
quelquefois d'assez lamentables , ettous les gîtes n'étaient
pas également bons . Le quêteur et son compagnon furent
hébergés dans plus d'un château : le capucin mangeait
avec les maîtres ; mais ici on lui faisait un accueil
416 MERCURE DE FRANCE ,
aimable , et là une réception dédaigneuse ; le bel esprit ,
le persiffleur en titre des environs lui décochait de plates
épigrammes , aussi anciennes que l'ordre de S. François ,
et tout en mangeant , le malin quêteur riait dans sa barbe
de l'impertinente fatuité du personnage. On est vraiment
surpris de la finesse avec laquelle ce jeune homme , sorti
de l'asyle plus que modeste de la maison paternelle pour
entrer dans l'humble obscurité d'un couvent de capucins
, savait observer et peindre les manières plus ou
moins ridicules d'un monde déjà bien relevé pour lui.
On en va juger par quelques traits . « M. de Saint-Mau-
>> rice , dit-il , est un de ces aimables paresseux qu'on
>> aime avant de s'en douter. Son sang-froid est original
>> et plaisant à-la-fois .
Il disait à Climène , en termes modérés :
Vous êtes belle comme un ange ;
Je vous aime , vous m'adorez ,
Comme on dirait : Votre pouf se dérange.
Il peint ailleurs une société où l'on se proposait de
jouer la comédie , et où l'on délibérait sur le choix des
pièces .
4
:
Le sensible Racine était trop gigantesque , ..
Le fier Corneille un peu trop langoureux ;
Le sombre Crébillon leur paraissait grotesque ,
Et Voltaire trop doucereux .
Cependant ce dernier avait bien quelque chose
Qui militait en sa faveur :
C'est que dans son théâtre en prose
Il plaisait à la fois à l'esprit comme au coeur.
Ainsi , tous se donnant une libre carrière ,
Jugeaient très- sensément , dans un grand apparat ,
Le mollefacetum du style de Lemierre ,
Et le grandioso des grands vers de Dorat .
On se décida pour les Battus paient l'amende. Un curé
fit à notre capucin exactement la même réception que le
rat retiré du monde aux députés de Ratopolis . On se
ruait en cuisine chez lui , et d'appétissantes vapeurs trahissaient
les préparatifs d'un grand repas. Le quêteur
K AVRIL 1810 .
417
a
F
frappe à la porte ; on n'ouvre pas , il redouble , le curé
et sa gouvernante délibèrent ; enfin le curé ,
Trapu , ventru , joufflu , chapeau rond sur la tête ,
Seprésente à ses yeux d'un air maussade et bête ,
et le congédie en lui disant : Que le ciel vous assiste !
Si le P. Venance savait saisir et peindre les ridicules
qui s'offraient à lui , on va voir que les agrémens les plus
fins , les grâces les plus déliées d'une jolie femme n'échappaient
pas davantage à sa pénétration : il n'est pas
commun , même parmi les gens du monde les plus habiles
à juger et à définir la beauté , de rendre l'impression
qu'elle produit sur l'ame et sur les sens , avec l'ingénieuse
délicatesse qui respire dans ce passage : « Mlle So-
>>phie me retraça , aimable vicomtesse , votre air noble ,
>> votre démarche aisée et imposante . Ornée , comme
>> vous , des charmes de la figure , elley joint votre finesse
>>d'esprit et votre aimable douceur .>>>
De sa bouche vermeille un sourire ingénu
Pour toujours a fixé le plaisir sur ses traces ;
Elle donne à l'Amour la voix de la Vertu ,
A la Vertu la démarche des Grâces .
Après la Quête du Blé , le morceau le plus important
du recueil est une élégie , intitulée P'Ennui , qui , en
1788 , concourut pour le prix des Jeux Floraux. L'éditeur
, sur la foi de plusieurs autres personnes , prétend
que cette pièce aurait obtenu le prix qu'elle méritait , si
l'on n'y eût pas trouvé des idées trop hardies pour un
capucin. Il me semble que les juges devaient connaître
seulement du mérite poétique de l'ouvrage , et nullement
du caractère des idées relativement à la profession de
l'auteur; il suffisait que ces idées ne fussent pas de nature
à scandaliser le public et à exciter l'animadversion
du gouvernement : le reste était une affaire de discipline
conventuelle qui n'avait rien de commun avec les bienséances
académiques . Ne faut-il pas supposer que les
chefs de l'ordre séraphique intriguèrent auprès des mattres
en la science gaie , pour causer une humiliation au
jeune moine qui enfreignait son voeu d'humilité en aspi
rant à la gloire littéraire , et qui , sur-tout , choisissant
418 MERCURE DE FRANCE ,
Pennui pour sujet de ses vers , semblait vouloir exhaler
et inspirer aux autres le dégoût de la vie monastique ?
Quoi qu'il en soit , l'élégie fit une grande sensation dans
le monde ; quatre ou cinq académies de province s'empressèrent
d'inscrire sur leur liste le poëte qu'une autre
académie venait de sacrifier à d'injustes considérations ,
et , pour comble de gloire , la Gazette de France , que
charitablement on avait priée de déchirer l'ouvrage , en
fit un magnifique éloge. Il ne fut bruit que du capucin
qui avait de l'esprit et qui faisait des vers ; et , en vérité ,
tous les autres capucins durent être peu flattés du ton
de surprise avec lequel on vantait ce phénomène . On
peut croire que leurjalousie n'en fut pas diminuée : aussi
est-ce de ce moment que datent les plus vives persécutions
que le P. Venance ait essuyées de la part de son
ordre. Il n'en dévint lui-même que plus ardent à les
mériter , c'est-à-dire , à composer des vers . On porte à
près de quatre cents le nombre des pièces échappées à
sa muse facile : beaucoup furent insérées sans nom d'auteur
dans les recueils périodiques , où il est devenu impossible
de les distinguer des autres pièces anonymes .
Celles que M. Labouïsse a recueillies sont presque toutes
authentiques : elles ont d'ailleurs le même caractère
peu de variété dans les idées et de poésie dans le style ,
mais une mélancolie douce et une négligence qui n'est
pas sans charmes . AUGER.
LES DEUX VISITES , LES DEUX PASTEURS
ET LES DEUX NUITS .
TROISIÈME PARTIE .- Suite et fin du Cahier à mon Père.
Le pasteur Buchman avait lu jusque-là , non sans s'interrompre
souvent ; il passa le cahier à son ami Halder et
couvrit de sa main son visage inondé de larmes . Halder
recommença ainsi :
Ernest aurait voulu fuir aux extrémités de la terre , et
vivre au milieu des sauvages ; je comprenais etje partageais
ce désir , et cependant , quoique je fusse bien décidé à ne
revoir ni mes parens , ni Pauline , mon coeur frémissait à
,
AVRIL 1810 . 419
C
!
:
l'idée de mettre les mers entre nous , et de renoncer à
savoir même s'ils existaient encore . Cependant je cédai au
désir de mon ami , et nous gagnâmes un port de mer, avec
l'espoir d'y trouver un vaisseau prêt à faire voile vers
quelque contrée éloignée. Il s'en trouva un , en effet , qui
allait aux grandes Indes ; mais nous n'avions ni l'un ni
l'autre assez d'argent pour payer notre traversée comme
simples passagers , et l'équipage étant complet , nous ne
pûmes y trouver de service dans aucun genre , n'ayant aucunes
recommandations .Vouscomprenez que notre premier
soin avait été de changer nos noms ; Ernest prit celui de
Thom Leider , et moi celui de Wilhelm Râcher. Forcés de
renoncer à notre projet maritime et ne sachant quelle détermination
prendre , nous errions tristement sur le rivage
en disant beaucoup de mal , et des hommes et de la vie ,
et regardant avec douleur le bâtiment qui s'éloignait du
port , lorsque nous fûmes abordés par un homme en surtout
d'uniforme , avec un grand sabre traînant; sa taille était
haute et vigoureuse , ses traits prononcés . Vous regrettez ,
nous dit-il , de n'avoir pu trouver du service sur mer ;
» croyez-moi , celui de la terre ferme vaut mieux ; il est plus
» facile de se défendre des hommes que des requins . " Je
secouai la tête . Les uns valent bien les autres , murmura
Ernest ; et à tout prendre , je crois que les requins valent
mieux .
Vous n'aimez pas trop vos frères les humains , jeune
homme , à ce qu'il paraît. Voulez-vous leur faire la guerre
et trouver l'occasion d'en diminuer le nombre? Je vous en
offre les moyens ; prenez du service dans mon corps ; mon
capitaine , brave comme son épée , vous paiera bien ; et si
vous êtes de bonne volonté , s'il est content de vous , vous
- ferez bientôt votre chemin. Nous vîmes que nous avions à
faire à un recruteur; il nous nomma le régiment où il servait
, et nous dit que , puisque nous avions tant d'envie de
nous embarquer , il y avait toute apparence que ce régiment
serait du nombre de ceux qu'on devait envoyer en Amérique.
Ce fut ce qui nous décida à accepter ; Ernest voyait
déjà en perspective les montagnes bleues et la vie sauvage;
et moi je voyais une mort prochaine peut-être , plus glorieuse
que le suicide .
D'après notre demande , le recruteur nous paya notre
engagement , nous donna la cocarde , inscrivit nos noms ,
et nous dit que nous irions incessamment rejoindre le
corps dans un quartier, qu'il nous désigna , assez éloigné
420 MERCURE DE FRANCE ,
1
demon pays natal pour ne pas craindre d'être reconnu.
Nous le vîmes peu pendant les deux jours qui précédèrent
notre départ , il était fort occupé ; ilamena encore quelques
recrues , et nous dit que nous en trouverions d'autres sur
la route. Nous partîmes nos havresacs sur le dos , un sabre
en bandoulière et un fusil sur l'épaule; notre sergent nous
avait fourni ces armes . « Il est très-possible , nous avait-il
dit, que nous trouvions à nous en servir sur la route ; elle
est infectée de brigands déguisés en maréchaussées , et si
nous étions attaqués , j'espère que nous saurons nous défendre.
Nous fûmes joints sur le chemin par plusieurs
individus de sa connaissance , auxquels il nous présentait
comme de nouveaux camarades; leurs mines oubasses ou
farouches , et leurs propos plus que grossiers , nous révoltaient,
mais nous devions savoir qu'en prenant le métier
de soldat , nous ne vivrions pas avec des gens doux et
polis , et nous nous promîmes , hors du service , de vivre
très-peu avec eux , et de nous suffire l'un à l'autre . Déjà
nous commençâmes à ne point nous lier de propos et à
marcher ensemble , tantôt en avant , tantôt en arrière de
notre petite troupe , qui allait fort à la débandade , par
petits pelotons de trois ou quatre hommes au plus .
Comme notre sergent l'avait craint , sur la lisière d'un
bois où nous allions entrer , nous aperçûmes quelques
hommes à cheval qui avaient l'air de nous observer et de
vouloir nous attaquer. Le sergent nous fit faire halte .
Voilà , dit-il , ou je me trompe fort , les brigands dont on
m'a parlé ; peut-être sont-ils en plus grand nombre que
pous , je pense qu'il vaut mieux les éviter. Tournant
rapidement à gauche , il nous fit descendre un ravin qui
tournait la forêt , et qui était presqu'impraticable ; lorsque
nous fûmes au bas , nous remontames un chemin étroit
ettortueuxqui nous ramena dans la forêt , mais du côté
opposé à celui où nous avions vu les prétendus brigands .
Ne croyez-vous pas , dis-je au sergent , qu'il y aurait eu
moins de risques à courir en restant sur la grande route ,
qu'en nous enfonçant dans un bois épais , retraite ordinaire
de ceux que vous voulez éviter ? Il fronça le sourcil.
-As-tu peur , me dit-il en mettant la main sur son sabre ?
je t'en guérirai bientôt; point de poltron parmi nous.-
Voyons lequel de nous deux l'est le plus , lui répondis-je
en sortant le mien du fourreau , et m'avançant d'un air si
déterminé que je le fis reculer. Bien , camarade , me dit-il
enmetendantla main , c'est ainsi que je te veux; ikrit,
AVRIL 1810 . 421
םי
I
et nous continuâmes notre étrange route au milieu d'une
forêt inextricable , où nous bivaquions toutes les nuits :
le sergent nous avait fait prendre des provisions de vin et
de pain audernier gîte , et nous disait que nous touchions
au terme de notre voyage.
Cependant nous ne sortions point de cette immense
forêt , et nous n'apercevions aucune trace de demeure
habitée ; au-devant de nous un massif blanc , que j'avais
pris de loin pour un village , ne nous offrait plus qu'un
amas de ruines tellement dégradées , qu'on pouvait à peine
connaître que c'étaient celles d'un ancien monastère; cepen
dant il y avait encore quelques pans de murs , avec des
espèces de petites fenêtres de cellules qui l'indiquaient.
Anotre grande surprise , dès que nous fûmes àuneportée
de fusil des restes de cet édifice qui paraissait inhabitable ,
nous aperçûmes à ces fenêtres une quantité d'hommes ; le
sergent poussa un espèce de cri ; onlui réponditde même,
etdans l'instant une foule d'individus diversement habillés ,
sortirent des ruines de tous côtés , et nous entourèrent avec
des cris de joie.
Nous comprîmes à l'instant même dans quel piége nous
étions tombés , et dans quel affreux service nous étions
enrôlés , mais nous ne pûmes nous exprimer notre pensée
que par un regard rapide . Le prétendu sergent dit quelques
mots dans une langue inconnue , qui nous parut ressembler
à de l'hébreu : aussitôt la troupe se forma en pelotons
autour de nous, et l'onnous fit passer sous une arcade
à moitié rompue , et de là sous une voûte , qui nous conduisit
dans un grand espace , qui formait sans doute autrefois
la cour de l'édifice ; il était obstrué de pierres et de
débris , au milieu desquels on voyait un singulier mélange
de meubles de toute espèce , de caisses , de paquets , de
voitures , de chariots , de chevaux attachés à des piquets ,
de vaches , de moutons , d'armes , tout cela pêle-mêle avec
des hommes , si on peut donner ce nom aux êtres extraordinaires
qui se présentaient à nous , et àquelques femmes ,
les unes vieilles et hideuses , d'autres assez jolies , mais
défigurées par leur étrange costume . Au milieu de tout
cela s'avançait un homme d'une taille très-haute , et qui
n'étaitpassans noblesse;son teint brun , ses sourcils noirs
et rapprochés , deux moustaches épaisses , lui donnaient
un aspect terrible. Son costume était une veste serrée de
peau de buffle, lacée avec des cordons d'argent, des pantalons
de même , une large ceinture rouge , dans laquelle
422 MERCURE DE FRANCE ,
étaient deux paires de pistolets , un couteau etun poignard ,
à son côté un sabre avec une poignée énorme , et il tenait à
la main un de ces bâtons à tête de massue , qui renferment
une épée. Mon capitaine , dit notre conducteur en nous
présentant , voici deux jeunes gens sans aveu et de bonne
volonté que je vous amène ; ils ne savaient pas , il est vrai ,
qu'ils entraient au service du brave capitaine Orlando ,
mais ils détestent tellement le genre humain , et sur-tout
les barons et les juges , qu'ils ne seront pas fâchés de leur
fairegrendre gorge ; n'est-il pas vrai , camarades ? Il parla
ensuitedans sonjargon en me désignant particulièrement.
J'avais frémi en entendant nommer le capitaine Orlando
; c'était le chef trop bien connu d'une bande de brigands
qui ravageaient non-seulement cette partie de l'Allemagne
, mais aussi les cercles de haute et basse Saxe et
de Westphalie , et toutes les contrées adjacentes ; l'immense
forêt de Hartz passait pour être un de leurs repaires
les plus dangereux; elletouchait à l'une de ses extrémités au
village de Waldorf , où le père de Pauline était pasteur ,
et ce voisinage l'avait souvent alarmé . Suivant toute apparence
, nous étions actuellement au milieu de cette forêt
où nous étions entrés par le côté opposé .
Orlando nous regarda fixement , puis se tournant vers
celui qui nous avait amenés : <<Rodolphe , lui dit-il avec
un ton courroucé , je vous avais défendu d'employer jamais
la ruse pour amener des recrues ; j'ai ce moyen en horreur.
Offrez à des malheureux sans asile et à qui vous
croirez du courage , une retraite et la protection du capitaine
Orlando . Si vous êtes forcé de combattre , amenezmoi
vivans ceux qui vous résistent ; mais point de ruses ,
pointde mensonges : vous serez quatre jours aux arrêts
pour m'avoir désobéi. Rodolphe s'éloigna sans murmurer ,
et il entra sous les ruines , suivi de quelques autres. Messieurs
, nous dit ensuite le capitaine,je suis d'autant plus
fâché que mon lieutenant vous en ait imposé sur votre destination
, qu'il n'y a plus à présent moyen d'en revenir; une
fois entré ici , on n'en ressort plus qu'avec nous . Cest à
vous de voir si vous voulez y être de bonne grâce et y
prendre de l'emploi , ou bieny rester prisonniers . Je voulus
répondre , il éleva la voix : « Qu'on mène ces messieurs
au souterrain . Vous vous déciderez à loisir , ajouta-t- il. "
A l'instant. même nous fûmes entourés , désarmés ; contraints
de céder à la force , et menés à travers les ruines
dans des souterrains très-profonds et assez vastes , quá
1 AVRIL 1810. 423
A
+
1
:
étaient la partie la mieux conservée de cet édifice : une
lampe suspendue à la voûte y répandait une lumière sombre
; ils étaient partagés en différentes cellules ; on nous fit
entrerdans l'une , et on nous y enferma..
Dès
Lorsqu'on nous eut laissés seuls , notre premier soin fut
d'examiner si la fuite était possible , et lorsque nous fûmes
convaincus qu'elle ne l'était pas , de chercher ensemble ce
qu'il y aurait à faire pour nous tirer de cette situation.
Nous avions retrouvé toute l'énergie que l'injustice et
l'abattement qui en est la suite naturelle , nous avaient ôtée.
En quittant Jéna , nous détestions également les hommes
et la vie ; actuellement nous aurions voulu pouvoir rendre
àces mêmes hommes le service d'anéantir les scélérats qui
voulaient nous associer à eux pour leur nuire ; mais que
pouvions-nous faire au milieu d'une horde aussi nombreuse,
aussi féroce , et sans armes ? Moins consciencieux
que le capitaine Orlando , nous résolûmes de feindre , puisqu'il
ne nous restait aucun autre moyen d'échapper.
qu'on nous croirait décidés à nous enrôler dans la troupe ,
on nous rendrait sans doute nos armes ; on nous ferait
sortir pour quelque expédition , et nous étions sûrs alors
de retrouver notre liberté . Quelque répugnance que nous
eussions pour cette ressource , elle était la seule , et il fallut
bien l'adopter. Nous concertions encore nos réponses et
notre conduite , lorsque quatre hommes armés entrèrent
dans notre souterrain , et nous dirent que le capitaine
Orlando nous demandait ; nous les suivîmes , et nous fûmes
introduits dans un cabinet voûté , seule pièce qui fût restée
entièredans le corps du bâtiment ; on y voyait encore des
peintures grossières sur les murs et au plafond. Une table
couverte de très-beau linge et de vaisselle plate , était servie
de mets bien apprêtés; il n'y avait que trois couverts :
Orlando écrivait à l'un des bouts de llaatable. Il se leva ,
nous dit de nous asseoir et de dîner avec lui ; il s'assit luimême
devant l'un des couverts , après avoir posé un pistolet
de chaque côté et son sabre sur ses genoux.
•Nous parlerons plus en liberté le verre en main , nous
» dit-il. Si vous avez été trompés à quelques égards , il faut
> vous en dédommager à d'autres . Votre table sera meil-
>>leure que le pain de munition et la gamelle des soldats ,
que vous alliez chercher , et ce vin vous ouvrira le coeur. »
Ilremplit deuxgobelets d'argent de vin de Tokaii,, et ensuite
de quelquesautres très-renommés , que nous aurions
:
424 MERCURE DE FRANCE ;
trouvés délicieux , si nous avions pu nous faire illusion sur
la manière dont ils avaient été acquis .
Pendant le repas , le capitaine nous entretint fort agréablement
, et nous sonda sur plusieurs sujets , que nous
aurions cru lui être étrangers , tels que lamorale , l'humanité
et même la religion ; il avait beaucoup d'esprit naturel
et assez d'instructio,n J'ai su fort peu de choses de son
histoire , mais je ne doute pas que ce ne soit un jeune
homme bienné et bien élevé , que des passions , et peutêtre
aussi des injustices, ont conduit dans cet abîme.
« J'ai enhorreur , nous disait-il , cette inégalité des for
tunes , qui fait tant de malheureux et si peu d'heureux ;
car l'abondance excessive de l'or n'empêche pas les autres
> malheurs de la vie de vous atteindre , etdonne souvent
n plus de soucis que de jouissances; etl'excès de la pauvreté
, au contraire , dénature toute l'existence , empêche
» de jouir de rien , éloigne ou détruit le bonheur. J'étais
pauvre , j'aimais une fille riche , son père ne voulut pas
me ladonner, il la força d'épouser unhomme aussi riche
⚫ qu'elle; elle en mourut de chagrin, et je jurai sur sa
tombe guerre éternelle aux richesses.n
Ernest soupira profondément : il y avait là quelques rapports
avec son histoire , qui devaient nous émouvoir tous
les deux; nous nous regardâmes tristement..
Je parie , dit Orlando en posant rudement son verre sur
latable, que vous avez aussi à vous plaindre des riches et
des puissans de la terre , et que Rodolphe a bien deviné.
Joignez-vous à nous pour les dépouiller, pour les punir de
leurdureté , de leurs injustices , de leurs iniquités , de leur
avarice, de leur libertinage ! Soyezcomme nousles vengeurs
des opprimés , et la terreur des oppresseurs.....
: Je ne vous répéterai pas , mon père, tout ce singulier
entretien, dans lequel ce chefde brigands mit un art infini
et un espritprofond, quoique sophistique , à nous persua
der que la profession n'avait rien d'immoral , ni de contraire
aux lois de l'honneur; il prétendait que la société
entière offrait un brigandage cent fois plus dangereux ,
parce qu'onn'étaitpas sur ses gardes ; et en cela nous étions
assez disposés à penser comme lui. L'ingratitude , la calomnie
, la perfidie , la prévarication , tous ces vices si
communsdansle monde , n'y font-ils pas plus de mal que
nous , disait-il ? on en est atteint tous les jours , à toutes
les heures ; on rencontre des brigands armés peut-être une
fois dans la vie , et le vol d'une partie de votre bien peut-il
être
AVRIL 1810. 425
13
Z
t
Z
;
EPT
DE LASE
être comparé à celui de votre réputation , de votre hon,
neur , ou de la possession d'un coeur qu'on vous enlèv
jamais ? Et les brigands soudoyés pardes rois ou des pos
ces , dont vous vouliez faire partie, la cause qu'ils detendent
au prix de leur sang et de celui de l'ennemi , esteller
toujours fondée sur l'équité ?
,
5.
Quoique décidés à feindre d'entrer dans ses vues , nascen
ne pouvions nous empêcher de réfuter ses dangereux prin
cipes, avecplus de force même que la prudence ne lepermettait;
mais il ne s'en fächait point du tout , et redoublait
de zèle et de sophismes pour nous convaincre. Il y avait
dans ses opinions et dans soname un tel mélange de vices
et de vertus , de raison et d'incohérence , de justice exacte
et de rapines , de sensibilité et de férocité , qu'il aurait été
impossible de le définir; quelquefois il révoltait ; l'instant
d'aprèson était tenté de l'admirer : le seul point surlequel il
ne variait jamais était sa haine contre les riches , et cependant
son extrême répugnance pour le meurtre. « Ce n'est
jamais , dit-il , que pour défendre ma propre vie que j'attaque
celle de quelque invidu; et encore pour l'éviter , j'ai
couru souvent de grands dangers . A cet égard je suis
très -mal secondé ,tous les gens qui sont sous mes ordres
aiment à répandre le sang , et à faire souffrir mille tortures
àceux qu'ils dépouillent ; ma présence seule peut les conte
nir , car ils savent qu'au premier attentat de cette espèce
dont je serais le témoin , je lâcherais mon pistolet à la tête
dubourreau: mais dès que je suis absent ils se dédommagent
amplement de cette contrainte , et tourmentent leurs victimes.
Mes chefs en sous-ordre sont les plus cruels , et
c'est pourquoi sur-tout je voudrais vous persuader de prendre
leur place. Votre physionomie , où la sensibilité s'unit
au courage , me persuade que vous êtes ce qu'il me faut .
Vous avez à vous plaindre des hommes , vous vous vengerez
d'eux , en leur otant des biens dont ils font un indigne
usage ; mais vous les aimerez malgré leurs torts , et vous ne
permettrez pas qu'on leur ôte la vie. Je dois faire un long
voyage , et je redoutais à l'avance tout le mal qui se ferait
enmonabsence ; mais , si vous acceptez mes propositions ,
je pars tranquille , et les voici. Il se leva , fut prendre dans
une caisse une Sainte-Bible , et la posa sur la table . « Vous
me jurerez , dit-il , sur ce saint livre , auquel vous croyez
sans doute , et moi aussi , tout chef de brigands queje suis ,
de ne pas abandonner cette forêt ni la troupe jusqu'à ce que
je revienne; de la conduire dans les expéditions projetées , Ee
426 MERCURE DE FRANCE ,
:
dontjevous remettrai les projets quej'ailà, et de veiller à ce
qu'ilne secommette ni meurtre ni cruauté;car, voyez-vous ,
mes amis, je crois qu'il n'y a que cela qui damne , parce
que c'estle seul mal sans remède : l'enfer n'est que pour
Les meurtriers et les cruels , et moi qui ne suis ni l'un ni
I'autre , j'espère encore aller en paradis à côté du bon brigand,
et avec vous deux , si vous êtes fidèles à votre serment.
De mon côté , je vous promets de vous investir de
tout mon pouvoir , et lorsque j'aurai prononcé , tout se
soumettra , vous n'entendrez pas même un murmure .-
Pensez-y, vous êtes libre de refuser , mais vous resterez
dans le souterrain , vous y serez renfermés tout le tems de
mon absence , et peut-être toute votre vie.Vous serez responsables
devant Dieu de tout le mal que vous auriez pu
prévenir , car , je vous l'ai dit, je ne connais personne dans
ma troupe à qui j'ose me fier sur ce point , quand je n'y
suis pas moi-même. Je vous donne un quart-d'heure pour
vous décider. Il sortit , ferma la porte à triple tour , y posa
une forte garde et nous laissa réfléchir .
Jusqu'à quel point un serment exigé de cette manière ,
et fait à un tel homme, quoique dans les formes les plus
saintes , pouvait-il nous engager ? C'est ce que nous renvoyâmes
à examiner dans un autre moment , mais je vous
avoue, mon père , que dans celui-là , nous ne balançâmes
pas à le prononcer; sans doute il eût été plus plus beau d'y
résister et de tout souffrir plutôt que de porter un seul instant,
même en apparence , l'odieux titre de chefs de brigands
. S'il n'avait êté question que de mourir, peut-être en
aurions-nous trouvé le courage; mais passernotre jeunesse,
si ce n'est toute notre vie, dans une indigne captivité , en
butte aux traitemens d'hommes si méchans et si cruels que
leur chef même en était révolté ; une telle résolution était
je le crois au-dessus de l'humanité . Et s'il était vrai qu'il
nous fût possible d'empêcher des meurtres , d'épargner des
souffrances , nous était-il permis de balancer et d'attacher
un si grand prix à cet honneur sévère que les juges de Jéna
nous avaient déjà enlevé? Ces pensées parcouraient rapidement
notre esprit ; nous gardions le silence , car aucun de
nous deux n'osait articuler son consentement. Un mouvementporta
mes regards sur la feuille qu'Orlando écrivait
au moment de notre arrivée ;c'était cette liste de leurs
projets de brigandage , dont il nous avait parlé , et à la
tête des maisons qu'ils voulaient piller , était la cure de
Waldorf, du père de ma Pauline. Diou , m'écriai-je ! jo
AVRIL 1810 .
427
1
!
!
C
:
puis les sauver,je le puis etje balanceraisun instant!» Mon
ami ne pouvait avoir d'autres sentimens que les miens; il
n'y eut plus aucune hésitation , et lorsqu'Orlando rentra ,
nous lui dîmes , avant même qu'il nous le demandat , que
nous étions décidés pour lui . J'y mets , lui dis-je , une
seule condition: Je pris la liste fatale, et posant le doigt sur
le nomde Waldorf,-Le pasteur de ce village m'intéresse
au plus haut degré ; je demande que sa demeure soit à
jamais respectée ; je déclare qu'au lieu de l'attaquer ,
je la défendrai au péril de ma vie . J'exige la même réserve
à perpétuité , pour le village et la cure de Rupelbrouck ,
près ,quoiqu'ils ne soient pas sur cette liste; mais
je demande qu'ils n'y soient jamais inscrits. Si je puis y
compter,je m'enrôle avec vous , ainsi que mon ami.
deC***
Orlando parut saisi à- la-fois d'un mouvement de surprise
et de joie. J'entends , nous dit-il , et prenant une
plume, il traça le nomde Waldorf, et il écrivit au bas quelques
lignes. Vous pouvez être tranquilles , l'Allemagne entière
serait détruite avant ces deux villages , tant que vous
nous serez fidèles ; lisez : Les villages et presbytères de
Waldorf et de Rupelbrouk seront à l'abri de toute invasion
quelconque de matroupe , et défendus par nous s'ils étaient
ménacés de quelque danger , tant que les individus qu'ils
intéressent serontdes nôtres ; mais , en casde trahison ou de
désertion de leurpart , les deux habitations ci-dessus mentionnées
seront à l'instant dévastées et incendiées.n
Signé , ORLANDO , chefsuprême des brigands
de laforêt de Hartz .
42
Nous venions ainsi de nous donnernous-mêmes en otage :
mais , mon père , qu'eussiez-vous fait à ma place ? Déjà je
m'étais condamné à ne plus vous revoir , déjà j'avais abandonné
votre nom et navré votre coeur; déjà j'avais renoncé
à Pauline.... Ah ! que du moins tant d'infortunes et tant
de honte servent à sauver ceux qui me sont si chers ! Que
Wilhelm Racher périsse ignoré, fût-ce sur l'échafaud, et que
les Buchman et lleess HHaallddeer soient à jamais en sûreté !
Orlando procéda ensuite à la cérémonie du serment avec
beaucoup de solennité; il nous fit passer dans un lieu plus
vaste , où tous les principauxde la troupe se rassemblèrent :
tout indiquait que cette pièce était jadis l'église du monastère
. Surune immense pierre qui paraissait avoir été l'autel,
on plaça le livre saint entre deux flambeaux on nous fit
poser les mains dessus et prononcer tour-à-tour dans les
E2
428 MERCURE DE FRANCE ,
termes les plus forts , l'engagement de ne point abandonner
la troupe jusqu'au retour d'Orlando, et de la conduire dans
les expéditions : il fut proclamé que la sûreté des villages de
Waldorfet de Rupelbrouk reposaient sur notre fidélité à cet
engagement, et le jour même où il serait rompu, ces villages
-entiers, àcommencer par les presbytères , seraient livrés aux
flammes . Orlando harangua ensuite sa troupe, et lui ditavec
une voix de tonnerre , qu'étant prêt à la quitter pour une
expédition importante , il nommait à sa place pour chef
suprême, investi des mêmes pouvoirs que lui , ayant droit
de vie et de mort sur le premier rebelle , Wilhelm Râcher ,
et pour son premier lieutenant , Thomas Leider, ici présens;
ensuite il ordonna à tous ses gens de venir nous prêter serment
d'obéissance . Sans doute il m'est douloureux , ditil
en finissant , d'être obligé de choisir des étrangers pour
vous commander et pour arrêter vos cruautés ; mais j'en
appelle à votre conscience , qu'elle vous dise s'il est un
seul d'entre vous qui le mérite? "
Pas un murmure , pas une réclamation ne se fit entendre ;
toute la troupe passa en revue devant nous , et nous reconnut
pour leurs chefs . On leur livra ensuite un tonnelet
de vin , qu'ils burent à notre santé et à leurs succès. Le
reste de lajournée et les suivantes furent employées à nous
donner quelques détails nécessaires , à nous recommander
d'apprendre le langage de la bande : c'est unmélange d'hébreu
et de sclavon , et à nous montrer le trésor , les magasins
d'armes , d'habillemens , de provisions , et les diffé
rentes entrées , sorties et lieux secrets des ruines qui servaient
de retraite . « Je vous livre tous mes secrets , nous
ditOrlando; si jamais vous en abusez , la vengeance sera
terrible . On nous lut ensuite les règles et les statuts de
l'association . Il est inoui que des hommes dont l'existence
reposę sur l'anéantissement de toutes les lois sociales
et morales , ayent entr'eux des principes de justice et d'équité
si sévères , qu'aucun législateur n'oserait se lleess permettre;
la moindre fraude , la plus légère infraction aux
lois ou désobéissance au chef, est à l'instant punie de mort,
sans autre procédure. Aucun potentat , si l'on en excepte
peut-être quelques tyrans de l'Asie , ne possède un pouvoir
plus illimité que le chef suprême de cette horde ; jamais on
n'appelle de ses volontés , jamais on ne les enfreint ; il est
sans exemple qu'il y ait eu de révolte ouverte , et toute
trahison cachée est à l'instant découverte et punie. Mais le
Chef est soumis auxmêmes lois générales , et s'il essayait
AVRIL 1810 . 429
F
}
de s'y soustraire , s'il se réservait la moindre partie du butin
au-delà de ce qui lui est dévolu , s'il livrait aux tribunaux
l'un des siens , s'il attentait à leurs femmes , à leurs
maîtresses , son délit une fois prouvé , tous ont le droit
de se faire justice et de lui ôter la vie . Lorsqu'on est appelé,
nous dit Orlando , à conduire des gens sans moeurs et sans
principes , il fallait établir ce despotisme sévère , sans quoi
un chef ne l'aurait pas été un jour entier. Au moment où
l'on avait fait quelque prise , elle était conduite aux ruines ,
etpartagée,sur-le-champ,entre toute la troupe sans distinctión
de rang ; le chef seul avait une double part; le quart de la
somme était versé dans le trésor qui ne s'ouvrait que dans
les cas urgens , et qui me parut considérable . Après nous
avoir donné toutes ces explications , Orlando prépara son
départ; il se fit précéder et suivre par la moitié de la troupe ,
consistanten deux cents hommes , divisés en petits pelotons ;
il nous en laissa autant , qu'il harangua encore avant de les
quitter , et leur signifia qu'il regarderait et punirait comme
fait à lui-même , toute désobéissance envers nous ; il me
remit le sabre de commandant. Waldorfet Rupelbrouk ,
me dit-il , songez que leur sort dépend de vous...... " Ici
commence la fatale époque de ma vie où je fus entraîné ,
comme vous venezdele lire , par une fatalité sans exemple ;
mais s'il est vrai que j'aye été l'instrument choisi par la
providence pour sauver vos jours et ceux de mes parens
adoptifs , j'ai peine , je vous l'avoue , à me reprocher ce
j'ai fait . Ce n'est pas seulement la vie de tout ce quej'aimais ,
que j'ai épargnée en acceptant cet odieux poste. Vous fré
miriez au récit des cruautés exercées par les chefs subalternes
à qui Orlando aurait été forcé de laisser le commandement,
si nous l'avions refusé ; c'était uniquement dans
l'espoir de trouver quelqu'un dans ses principes et à qui
il pût se fier , qu'il avait envoyé Rodophe chercher des recrues.
Sa troupe était alors assez forte pour se passer
d'hommes ; mais il lui manquait un chefpour le remplacer,
et il pensait qu'il lui serait plus aisé d'en trouver un avec
ses principes d'humanité dans la société , que parmi les
siens . Je frissonne en pensant que si le ciel ne nous eût
pas conduits là , vraisemblablement vous n'existeriez plus ,
et vos demeures et celles des bons paysans qui vous nomment
aussi leur père , seraient un monceau de cendres .
Sans doute à la tête de ma troupe j'ai répandu la terreus
dans bien des familles innocentes , et je les ai privées pour
un tems d'une partie des biens qu'elles possédaient, mais
que
1
430 MERCURE DE FRANCE ,
1
pas un seul individu n'a souffert la moindre insulte ;
autant que je l'ai pu , leurs propriétés foncières ont été
respectées , et toujours le lendemain des partages , ils ont
reçu , soit par une voie secrète , soit par quelqu'autre
moyen , la part d'Ernest et la mienne , dont nous ne nous
réservions que le stricte nécessaire .
J'ose vous conjurer de me dispenser d'entrer dans le
détail odieux des vexations que j'ai commises ou laissé
commettre : il me serait plus doux de vous parler du mal
que j'ai empêché , que de celui que j'ai été contraint de
faire ; à force de douceur , de fermeté et de courage intrépide
dans les occasions dangereuses , j'étais parvenu à
me faire aimer et craindre de ma troupe ; aucun n'outrepassa
mes ordres , et d'un seul mot j'arrêtais leur férocité.
Plusieurs fois nous fûmes obligés de repousser la force
armée qui venait nous poursuivre , et ce fut tonjours avec
succès ; je sentais trop bien que si je périssais , il n'y avait
plus de sûreté pour vous , pour ne pas défendre ma vie
avec courage , et j'en inspirais à ma troupe.
Près d'une année se passa ainsi. Orlando revint visiter
les ruines , et pour la première fois également content du
butinet de la manière dont il avait été conquis , il nous en
témoigna sa satisfaction. Je voulus alors lui persuader de
se contenter de la fortune qu'il avait acquise et de cesser
unmétier aussi vil et aussi dangereux . Je le voudrais , me
répondit-il, mais que ferais-je d'une troupe accoutumée à ce
genre de vie , et qui n'étant plus guidée par des chefs tels
que vous et moi, s'abandonnerait à toute sa férocité ? Je
dois, en réparation au genre humain pour tout le mal que
je lui ai fait , d'empêcher le mal beaucoup plus grand qui
résulterait de ma retraite . Je ne vous répondrais alors , ajouta-
t-il , ni de Waldorf ni de Rupelbrouck . "
Pendant le peu de temps qu'il resta aux ruines , il ne
voulut pas reprendre le commandement en chef; il me le
laissa et se contenta de diriger quelques expéditions . Il eut
l'avis qu'une caisse militaire , assez faiblement escortée ,
passait dans un village à quelques lieues de la forêt . On
résolut de s'en emparer , et ony envoya un détachement de
notre troupe commandé par Ernest; ils réussirent et nous
amenèrent leur proie. Elle nous coûtait cher : Ernest , mon
cher et braveErnest était resté au pouvoir de l'ennemi ; il
avait été entouré , et tous les efforts pour le délivrer avaient
été inutiles : mais à leur tour nos gens s'étaient emparés
dans l'auberge du village , de la femme du commandant ,
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1
!
1
1
,
de sa soeur , et de son fils âgé de trois ans , et ils les amer
naient aux ruines , dans l'espoir qu'on pourrait s'en servir
comme d'otages pour retrouverErnest on Thomas Leider.
A la douleur bien profonde que me causait la perte de
mon ami , se joignit la plus tendre compassion pour les
prisonnières . Deux femmes jeunes et délicates avaient été
forcées de faire dix ou douze lieues à pied avec les brigands
, ayant sur leur bras un enfant qu'elles portaient
tour-à-lour , n'ayant jamais voulu le céder à aucun des
brigands , dont le costume et les moustaches faisaient une
peur horrible à cette pauvre petite créature . Elles étaient ,
comme on le comprend , harassées de fatigue , et cependant
la terreur soutenait leur courage et les empêchait de
succomber à la lassitude ou au sommeil. Cette terreur fut à
son comble lorsqu'elles entrèrent dans la cour des ruines
et qu'elles se virent entourées d'une foule d'hommes bizarrement
vêtus . A ce spectacle , leurs forces les abandonnèrent,
leurs genoux plièrent ; elles allaient tomber, si
Orlando et moi ne les avions pas soutenues et placées sur
un bano; l'enfant dormait profondément sur le sein de sa
mère , celle-ci cachait son visage sur l'épaule de sa soeur ,
et toutes les deux sanglotaient aavyec désespoir. La nuitapprochait
, nous cherchâmes à les rassurer , à leur persuader
d'entrer dans un lieu plus abrité ; elles regardèrent autour
d'elles , et l'aspect de ces affreuses ruines et de ceux qui
les habitaient , redoublait leur douleur eett les faisaitpersister
à rester où elles étaient, plutôt que d'entrer sous ces
horribles voûtes à demi-brisées . Dans l'instant de leur rapide
regard ,j'avais reconnu dans l'une de ces dames une jeune
personne amie intime de Pauline Halder ; la campagne
qu'elle habitait était près d'Jéna , et je l'avais vue quelquefois
pendant les premières années de mon séjour à l'université
. Sa soeur avait épousé un officier du régiment de***;
elles allaient le joindre à sa garnison , et lui mener son enfant
, lorsque leur malheur les fit tomber entre les mains
de nos gens .
Sans la prise d'Ernest , elles en auraient été quittes pour
la perte de leurs effets . Dans tous les cas leur malheur me
les aurait rendues respectables ; mais combien l'amie de
Pauline me devenait encore plus intéressante ! Au risque
d'en être aussi reconnu , je leur parlai doucement ; je leur
jurai si positivement qu'elles seraient respectées , que je les
décidai enfin à venir prendre quelque repos et quelques
alimens , mais non pas à me confier l'enfant, dont la
432 MERCURE DE FRANCE ,
mère ne voulut jamais se dessaisir . Il était d'une beauté
frappante, et l'amour maternel a quelque chosede si auguste,
de si touchant , que les plus féroces de nos gens eurent
l'air saisis de respect , et ne se permirent pas même un
regard qui pût alarmer cette tendre et malheureuse mère.
Il n'en fut pas de même de Clara , c'était le nom de sa
soeur, l'amie de ma Pauline ; elle avait une charmante
figure , et ses larmes et son effroi animaient encore une
physionomie parée de toute la fleur de la jeunesse . J'enten
dais avec inquiétude la grossière admiration de tous nos
gens , et je voyais sur-tout avec une peine extrême les
regards enflammés du capitaine Orlando; la passion des
femmes était son côté faible , et lorsqu'elles étaient jeunes
et jolies , il se les réservait ordinairement pour sa part du
butin. Il forçacelles-ci de se mettre à table, et malgré leurs
instantes prières , il sépara les deux soeurs , s'assit à côté
de la tremblante Clara, et lui tint à demi-voix mille propos
tendres et galans , auxquels elle ne répondait que par
ses larmes . J'étais placé près de Julie , c'était le nom de
la femme du colonel : ses regards inquiets allaient de sa
soeur à son enfant ; il lui fut impossible de manger un morceau
, mais le petit garçon qui se réveilla , mangea-avec
avidité ce que je lui présentais , et se familiarisa si bien
avec moi , que sa mère prit à son tour un peu plus de confiance
, et ne me cacha pas ses craintes mortelles de l'impression
que sa soeur paraissait avoir fait sur le chef : « Au
nomde l'humanité, me dit-elle , protégez-nous ; obtenez que
nous ne soyons point séparées. Clara était trop loin de
moi pour me parler, mais elle me regardait sans cesse, et ce
regard m'embarraissait , parce que je tremblais d'être reconnu
d'elle. Je fis mon possible pour rassurer Julie , je
lui jurai que je perdrais la vie avant qu'il leur fût fait
la moindre insulte ; je promis qu'elle resterait avec sa
soeur ,et que je veillerais moi-même à leur porte. Dans ce
moment , soit par hasard, soit que l'enfant qui paraissait
avoir une intelligence au-dessus de son âge , comprit
que je consolais sa mère , il se jeta dans mes bras , pressa
mon visage de ses deux petites mains , et m'appela son
bonami: j'en ſus attendri jusqu'aux larmes , et je lui rendis
ses caresses . L'innocence vous donne le titre d'ami ,
me dit la mère , méritez-le . Mon parti était pris , je me
levai de table , et m'approchant du capitaine qui avait saisi
de force lamain de Clara , à demi-évanouie de terreur:
«Capitaine , lui dis-je , venez , laissons ces dames prendre
AVRIL 181o 433
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!
t
1
1
quelques instans de repos . » On avait servi le souper
dans le cabinet voûté où se trouvait le lit de camp d'Orlando
: "C'est ici ma chambre , merépondit-il vivement , je
l'offre à mademoiselle ; tu peux conduire sa soeur et l'enfant
dans la tienne , si tu veux. Al'instant mêmeje tirai de son
fourreau mon sabre de commandant , etje le levai au-dessus
de ma tête ; c'était la manière dont on intimait les ordres
irrévocables . " Orlando , lui dis -je d'une voix ferme , vous
oubliez que je suis ici le seul maître : obéissez à votre chef ;
je vous ordonne de sortir à l'instant de cette chambre , et
de respecter l'innocence . " Orlando pâlit de rage , et je
lisais dans son regard son désir ardent de me résister ; mais
il dut voir dans le mien que j'étais décidé et qu'il y allait
de sa vie. Ceux qui avaient été de l'expédition mangeaient
avec nous . Obéissance au chef Wilhelm , s'écrièrent- ils
tous ensemble ; le même cri fut répété par ceux qui étaient
restés en dehors , et enfin par Orlando lui-même , qui
laissa la main de Clara et me suivit hors du cabinet . Soyez
tranquilles , dis-je en sortant aux prisonnières , cette porte
ne s'ouvrira plus . Je la fermai à double tour ; je gardai la
clé , j'établis au-devant une garde , etje suivis Orlando qui
se promenait dans la cour , avec une extrême agitation et
prononçait quelques mots d'une voix étouffée . Demain ,
demain , disait-il , .... je serai le seul chef ici .... Il faut
qu'elle soit à moi .... il le faut.... dussé-je ..... Malheur à
qui osera me résister ! ... » Ces mots entrecoupés et suivis
d'un silence plus effrayant encore , me firent frémir. Que
je compris bien alors à quel point la violence de ses passions
avait pu l'égarer , et jusqu'où elles pouvaient l'enstraîner
! mais résolu de sauver à tout prix l'amie de Pauline
, je sentis aussi que je n'avais pas un seul instant à
perdre , et je me décidai à ramener les deux soeurs , cette
nuit même , à l'auberge où on les avait enlevées , et à y
traiter de la rançon d'Ernest : j'étais encore chef suprême
et tout devait m'obéir ; le lendemain , peut-être , il ne
serJaeitprelnutsrtaiemdsa.ns les ruines , et je fus à la porte du cabinet
; avant de l'ouvrir, j'avertis les prisonnières que c'était
l'ami du petit Auguste ( nom de l'enfant ) , qui voulait
leur parler. Après beaucoup d'hésitation , après m'avoir
fait répéter que j'étais seul et sans intention hostile , j'entendis
un grand bruit ; je compris que les infortunées n'osant
se fier à ma parole , avaient traîné contre la porte , qui
s'ouvrait en dedans, lelit , la table et tous les meubles de la
434 MERCURE DE FRANCE ,
1
avec
chambre : faible ressource , qui pouvait au plus les garantir
quelques minutes . Le bruit cessa, et j'entrai . O mon père ,
quel spectacle! ces deux femmes à genoux , un couteau à
lamain!Dans notre trouble onavait laissé sur la table ceux
du souper , elles s'en étaient emparées et paraissaient décidées
à s'ôter la vie à la moindre entreprise : l'enfant était
endormi sur le lit, et la tranquillité de son sommeil , les
belles couleurs de ses joues , offraient un singulier contraste
avec le trouble et la pâleur mortelle de sa mère et de sa
tante. Elles me regardèrent avec effroi , et parurent se rassurer
en me voyant seul . Pourquoi revenez-vous , me dit
Julie? Si c'est avec des intentions coupables , commencez
par tuer cet enfant ; je n'en ai pas le courage , et résolue à
mourir , je veuxqu'ilmeure aussi , pluttôott quederester
⚫vous. En disant cela tous ses traits avaient une expression
d'égarement et de douleur que je ne puis rendre. Je suis
bien malheureux et bien puni , lui dis-je , si je n'ai pu vous
inspirer quelque confiance. Votre enfant ne m'aura pas en
vain appelé son ami; je viens pour vous sauver et vous
rendre à votre époux ; il n'y a pas un moment à perdre.
Elles me regardèrent avec inquiétude , comme craignant
quelque piége. Fiez-vous à moi , leur dis-je encore,
je ne suis ni méchant ni trompeur. Et cependant vous êtes
leur chef, me dit Julie? Clarame regardait toujours ; votre
physionomie me rassure , dit-elle ,vous ressemblez si étonnamment
à quelqu'un que j'aimais beaucoup , que je suis
tentéede croire..... Mais non , cela n'est pas possible ; le
chefdes brigands de la forêt ne peut pas être Frédérich
Buchman..... Ce n'est pas ainsi qu'ils vous ont nommé .
Je ne sais ce que vous voulez dire , lui répondis-je , en
cherchant à cacher mon trouble , ni de qui vous me parlez;
mais nous perdons un tems précieux. Venez , partons ;
quelques heures encore et je ne pourrai plus vous sauver.
Julie prit son enfant dans ses bras et l'enveloppa dans
unde ses vêtemens . Pendant ce tems-là j'écrivis à Orlando
ces deux lignes , que je laissai sur la table .
"J'emmène les prisonnières : j'épargne un crime et un
>>remords de plus au vaillant Orlando. Demain , j'en fais
> le serment , il me reverra , et pourra me remercier ou me
> punir. »
Je fis passer mes deux compagnes par une issue secrète
des ruines qui n'était connue que de moi seul et d'Ernest ;
nous l'avions découverte depuis peu , et je ne l'avais pas
encore montrée à Orlando. Je craignis que les forces
AVRIL 1810. 435
épuisées des deux femmes ne leur permissent pas de faire
encore une fois à pied le long trajet qu'elles avaient déjà
fait si péniblement, etje n'avais pas osé faire atteler une
chaise , dont le bruit nous aurait décélé . Mais que ne peuvent
la crainte et l'espoir ? elles me rassurèrent et se mirent
en route avec courage. J'avais pris avec moi un homme
dont j'étais sûr , qui me servait de domestique ; elles consentirent
à lui remettre l'enfant et à s'appuyer sur moi.
Julie avait repris sa tranquillité et sa confiance , elle m'ex
primait sa reconnaissance et sa joie d'être bientôt réunie
àun époux adoré ; je la partageais , mais nonpas aupoint
d'oublier mon cher Ernest. Arrivés à l'auberge , d'où on
les avait enlevées et qui n'était qu'à deux à trois lieues du
bourg où le mari de Julie avait son quartier, et où l'on
devait avoir conduit Ernest , je proposai que Julie y allât
seule avec mon domestique , et les personnes qu'elle voudrait
prendre au village pour l'escorter , et qu'elle me laissat
son fils et sa soeur pour otages d'Ernest; lorsqu'elle aurait
obtenu la liberté de mon ami , il viendrait me joindre dans
cette auberge , et je remettrais mes prisonniers à son
conducteur.
J'avais plusieurs motifs pour cet arrangement , anquel
jetins avec force ,malgré les supplications de Julie , de ne
pas la séparer de son fils et de sa soeur , et de les accompagner
chez son mari , qui me rendrait mon ami au moment
même ; ou plutôt , me disait-elle avec feu , vous resterez
tous les deux avec nous , vous abandonnerez votre
horrible demeure de la forêt; vous êtes sidigne,M.Wilhelm,
de devenir un honnête homme !-Oh ! combien j'étais de
moitié dans ce désir ! mais je m'étais engagé par serment à
retourner auprès d'Orlando , et j'étais trop sûr que si je ne
revenais pas , il se vengerait sur vous de ma désertion et
de l'enlèvement de Clara. Je résistai donc à leurs touchantes
prières , et voici quels étaient mes autres motifs,
En allant moi-même avec elles , je courais le double risque
ou d'être reconnu comme Frédérich Buchman , ou d'être
arrêté comme Wilhelm Râcher , et retenu avec Ernest ;
j'étais sûr au contraire que l'officier me le rendrait pour
son fils et sabelle- soeur , et la suite prouva que je ne m'étais
pas trompé. Je désirais de plus d''êêttrree sseeuull quelquesheures
avec Clara; j'exigeai donc le départ de Julie , il fallut
bien céder. Je lui procurai une chaise de poste , dans
laquelle Ernest devait revenir : elle embrassa mille fuis son
fils, le posa sur les genoux de sa soeur , et ne pouvait s'en
1
436 MERCURE DE FRANCE ,
arracher; je la mis presque de force dans la cchhaaiissee,, etje
rentrai auprès de Clara . Ne me laisserez-vous pas seule
me dit-elle ? cet enfant et moi nous avons besoin de repos .
Le petit garçon dormait sur un sopha où elle était assise,
je me plaçai à côté d'elle . Pourquoi me renvoyer , Clara ?
Vous disiez queje ressemble à quelqu'un que vous aimiez ,
à Frédérich Buchman , n'est-ce pas ? Je ne sais si mon
regard , ou mon son de voix plus radouci , me trahirent;
elle jeta un cri : Dieu , mon Dieu ! s'écria-t-elle , c'est lui ,
c'est bien lui ! vous êtes Frédérich Buchman .... Oh ! ma
pauvre Pauline ! voilà donc celui que tu as tant aimé , et
qui te coûte la vie , un chef de brigands ! ... ô Dieu !
Je tombai à ses pieds dans un état d'anéantissement et
de désespoir; suffoqué par mes sanglots , à peine pouvaisje
parler : Clara , m'écriai-je enfin , ayez pitié de celui que
vous appeliez autrefois votre ami , et qui vient de vous
prouver qu'il ne l'a pas oublié ; accablez le coupable Fritz ,
parlez-lui de sa Pauline toujours adorée . Je lui coûte la vie ,
dites-vous ? répétez-le encore , et que je meure à vos pieds
de honte et de douleur.
Clara était très -émue , son premier mouvement avait été
de me repousser ; mais j'étais son sauveur , et si malheureux
! La reconnaissance et la pitié l'emportèrent; ses larmes
coulèrent aussi en abondance , elle me tendit la main pour
me relever et me fit asseoir près d'elle : Malheureux Fritz ,
me dit-elle , nous l'avons perdue pour jamais ! elle existe
encore , mais ce n'est plus qu'une ombre , qui va s'évanouir
d'un instant à l'autre ; peut-être qu'au moment où je
vous parle , son ame s'est déjà envolée dans sa véritable
patrie . Je l'ai quittée , il y a quinze jours , son médecin
l'avait abandonnée ; elle prit un éternel congé de moi , et
il lui tardait d'expirer. Que fais-je plus long- tems ,
me disait- elle , dans un monde où Fritz m'a délaissée ,
» où il m'a été infidèle ? » Et je vous l'avoue , Monsieur, me
dit Clara avec un ton sévère , celui de tous vos égaremens
que je vous pardonne le moins , est cette intrigue
cachée avec Louise Werner ! Vous , vous ! l'amant , l'époux
de Pauline ! Non , c'est aussi trop odieux.
:
Je vous épargne , mon père , ainsi qu'aux Halder , s'ils
lisent cet écrit ,la suite d'un entretien qui déchirerait votre
coeur. J'appris tout ce que mon angélique Pauline avait
souffert et caché , et certainement elle fut bien vengée.
Mon désespoir ne connaissait aucune borne ; il fut au point
que Clara me dit, pour me calmer, que peut-être elle s'était
AVRIL 1810 . 437
trop alarmée , et qu'à l'âge de Pauline il y avait toujours
des ressources . Alors je passai à l'excès contraire , je la vis
rendue à la vie et à ses parens. Je n'ose plus , disais-je ,
prétendre à la revoir , mais qu'elle sache du moins que
jamais je ne lui fus infidèle , et si mon affreuse destinée
lui est connue , qu'elle sache aussi comment je fus entraîné
par l'espoir de la garantir du danger; que du moins je
n'emporte pas au tombeau la haine et le mépris de Pauline.
Clara me le promit d'autant plus volontiers , qu'elle
s'accusa de lui avoir appris ma prétendue intrigue avec.
Louise Werner. Trompée par les apparences et par mon
jugement , elle m'avait cru coupable , et elle avait voulu
détacher de moi son amie. Je n'y ai pas réussi , me ditelle
, et déjà plus d'une fois je me suis reproché ce zèle
indiscret , qui l'a peut-être conduite au tombeau . Nous
pleurions encore , quand la chaise de poste revint ; Ernest
était dedans etfutbientôtdans mes bras ; ilm'apportait ce
billet du mari de Julie . « Je manque peut-être à mes devoirs
de citoyen et d'officier , en relâchant Thomas Leider ,
et en ne m'emparant pas de Wilhelm Racher ; mais je
>>remplis ceux d'époux et de père , qui me sont plus sacrés
> encore , en montrant ma reconnaissance au sauveur de
» ma femme , de mon fils et de ma soeur. Je lui renvoie son
> ami ; puissent-ils tous les deux faire à l'avenir un meil-
>>leur usage de leur liberté , de leur vie , de leur courage ,
» et des vertus avec lesquelles ils pourraient honorer tout
> autre état ! "
7
Ernest était accompagné d'un bas-officier , à qui je remis
Clara et l'enfant ; la première me jura d'écrire le soir même
àPauline et de me garder un secret absolu , et nous nous
séparâmes . Je repartis à l'instant même avec Ernest , à qui
je confiai mon projet ; je voulais faire un détour de quelques
lieues , traverser Waldorf et tâcher de revoir ma Pauline
, de me justifier , oudu moins d'apprendre de ses nouvelles
. Nous allâmes très-vîte , notre profession nous avait
donné l'habitude des courses rapides ; nous tournâmes la
forêt , et nous arrivâmes le soir à neuf heures à Waldorf.
Déjà de loin nous fûmes frappés d'une clarté qui paraissait
du côté de l'église et de la cure; elle fit palpiter mon coeur :
Dieu ! dis-je à mon ami , le cruel Orlando s'est-il déjà
vengé ? et la crainte doubla notre course. En approchant,
cette crainte changea de nature , et devint plus forte encore
; ce n'était point un incendie , mais un convoi funebre,
et c'était celui de ma Pauline . Je vis , Dieu ! quel
:
438 MERCURE DE FRANCE ,
4
t
spectacle de douleur ! son cercueil , précédé et suivi de
flambeaux , porté par huit jeunes filles vêtues de blanc . Il
était couronné de fleurs , touchante emblème de sa virginité
: son père , que j'appelais si souvent lemien, le conduisait;
ses cheveux blancs flottaient sur ses épaules ;
son visage était caché en entier sous un chapeau entouré
d'un long crêpe , et j'entendis les sanglots de son coeur paternel
. Je les entendis et jeperdis connaissance dans lesbras
d'Ernest . Quand je revins à moi , tout avait disparu , tout était
replongé dans l'obscurité ;j'étais à demi couché contre lapoitrinedemon
ami, sur les degrésdu cimetière;je soulevais la
tête , et je regardais autour de moi : il me semblait sortird'un
songe affreux. Viens , ami infortuné, meditErnest , viens , tu
n'as plus rien à chercher ici ; celle que tu aimais n'est plus
qu'une froide poussière , et son ame habite avec celle de
ma Louise un séjour plus heureux. Je m'arrachai de ses
bras , j'entrai dans le cimetière ; la terre fraîchement remuée,
les fleurs dont elle était couverte , me firent reconnaître
la fosse où on venait de déposer ma bien-aimée.
Oh ! mon père , j'étais sans doute bien coupable , car le
ciel rejeta mes voeux , et le meurtrier de Pauline n'osa pas
même fouler la terre qui la renfermait .
Ernest m'entraîna loin de ce lieu de douleur; nous entrâmes
dans la forêt; il me conduisit , car je marchais sans
m'en apercevoir. Le lendemain dans lamatinée nous arrivâmes
aux ruines . Orlando était dans la courr , et donnait
à la troupe l'ordre de marcher sur Waldorfet Rupelbrouk ;
lorsque je parus, il s'attendait si peu à me voir , et fut si
effrayé de mon changement , qu'il recula de deux pas.
Orlando , lui dis-je , je viens réclamer ton serment et la
sûreté de Waldorf et de Rupelbrouk; je te la demande
même , après la mort que j'attends de ta main et que je
désire; venge-toi sur moi , mais épargne ces demeures
chéries. Thomas Leider ne t'a point offensé : le voilà , je
te le ramène ; il te sera fidèle , et remplira les conditions
du serment. Je tirai mon sabre et le lui présentai par
La poignée : Frappe , lui dis-je endécouvrant ma poitrine;
plus vite ce coeur aura cessé de battre , et plus je t'aurai
d'obligation.
Orlando ne prit point le sabre , il détourna la tête , et le
croiriez-vous , mon père ? les yeux du farouche Orlando
-furent humectés de larmes : « Tu m'as enlevé,Clara , me
dit-il , mais tu me ramènesThomas Leider , et tu as l'air
AVRIL 1810. 439
1
1
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1
1
plus malheureux que moi. Quet'est-il arrivé? parle : as-tu
perdu aussi celle que tu aimais ? » :
,
« Celle qu'il aimait depuis son enfance , s'écria Ernest ! »
Ily eut un moment de silence , après lequel Orlando vint
m'embrasser. « Soyons unis par le malheur , me dit-il , et
guerre éternelle aux heureux. Il révoqua ses ordres
renouvella la sûreté des deux villages qui îm'intéressaient ,
et me proclama de nouveau commandant en chef et son
égal. Ernest ou Thomas Leider , sous le titre d'aide-decamp
, devait remplacer celui de nous deux qui succomberait
on qui serait occupé ailleurs ; je l'ai su dans la suite :
toutes les facultés de mon amem'avaient abandonné , et plus
d'un an et demi de ma vie s'effacèrent complètement de ma
mémoire. J'ai su parErnest, qui ne me quittait que lorsqu'ily
étaitforcé, etqui était alors remplacé par Orlando, quej'étais
ondans un état de délire effrayant, pendant lequel je parcourais
la forêt en appelant Pauline à grands cris , ou dans
un abattement qui ressemblait à la mort. Ces deux infatigables
amis , carilfaut bien aussi donner cetitre à Orlando, ne
s'en remirent à personne du soin de me garder , et
s'y consacrèrent tour- à - tour ; l'un des deux couchait
toujours dans ma chambre au péril de sa vie; car cent
fois, dans mes accès de fureur , j'ai failli à la leur ôter , et
jamais ils n'ont voulu permettre que je fusse lié ni mal-
-traitépendant cet état de démence. C'est sans doute à
ce traitement doux et à leurs soins soutenus , que je dus
le retour de ma raison : elle me revint tout-à-coup , mais
je fus long-tems à me rappeler la série de mes malheurs .
Enfin , je les retrouvai tous , et avec eux une noire mélancolie
et un désir ardent de mourir , et cependant frappé
de terreur sur mon avenir, je ne voulais pas ajouter à mes
crimes celui de m'ôter moi-même la vie : mais j'aurais
voulu la perdre , ou dans une rencontre ou même sur l'échafaud;
j'y voyais une sorte d'expiation qui plaisait à ma
douleur. Dès que mes forces furent revenues , je demandai
avec instance d'être à la tête des expéditions les plus dangereuses
, et j'y montrais un courage sauvage (si je puis me
servirde cette expression) qui imposait à matroupe. Plus je
cherchais la mort, et plus elle semblait me fuir. Les gouver-
( nemens de qui dépendait la forêt , prirent des mesures trèsactives
contre nous; nous fûmes attaqués , repoussés , mais
jamais complètement vaincus , et je ne fus pas même blessé
dansces rencontres .Souventj'eus l'idée d'aller m'accusermoimême,
mais je connaissais trop bien l'injustice des hommes
1
440 MERCURE DE FRANCE ,
mes compour
mé fier à ce moyen ; je voulais la mort et non pas les
tourmens : la torture était en usage dans les tribunaux , les
cruels me l'auraient appliquééee pour connaître
plices , et rien au monde ne m'aurait fait trahir Orlando.
Je renonçai donc à cette idée, et je défendis les miens ainsi
que moi avec un courage intrépide , toujours secondé par
Ernest qui ne me quittait point. Nous étions tous les deux
tourmentés d'un désir qui était devenu notre unique but :
-c'était de nous venger du baron de Léneck revenu de ses
-voyages , et dont les terres n'étaient pas très-éloignées ,
d'enlever au pasteur Werner la fille de Louise ; j'avaisjuré à
sa mère mourante de ne pas l'abandonner ; je voulais tenir
ma promesse , et puisque Pauline n'existait plus , la donner
àClara et à Julie; toutes les deux m'avaient dit en mequittant
, qu'elles voudraient trouver l'occasion de m'obliger ,
et j'étais sûr qu'elles recevraient ma fille adoptive.
. Pleins de ce projet, nous partîmes Ernest et moi déguisés
en marchands forains , pour prendre quelques informations
sur le baron et sur l'enfant . Nous arrivâmes à la terre où
habitait le premier ; nous n'avions encore aucun plan arrêté
, mais nous voulions d'abord nous introduire dans le
château pour examiner les moyens d'y revenir en force ,
set nous étions déjà dans l'avenue , lorsque nous vîmes arriver
une femme jeune , élégante , menant une petite fille
par la main; elle s'approche et demande ce que nous voulons
, et au même instant les noms de Clara et de Frédérich
sont prononcés : c'était Clara , depuis six mois femme
du baron de Léneck. « Clara , m'écriai-je , est-il possible ?
Vous la femme du baron de Léneck ! dites, Clara, êtes-vous
heureuse ? est-il l'époux de votre choix ? »
J'ai lieu de croire que je le serai , nous dit-elle ; le baron
ca eu une jeunesse orageuse , mais la raison a repris son
-empire , et il veut bien me dire que c'est l'amour qui l'a
ramené . Voilà , dit-elle en montrant la petite fille , un
moyende bonheur et d'union entre nous . Regardez cette
-enfant , Frédérich , c'est celle de la malheureuse Louise ,
c'est la cause innocente de votre malheur ; ne voulez-vous
epas lui pardonner ? Je la pris dans mes bras , je me rappe-
-lai le moment où je l'emportai ainsi de la chaumière , et je
-la pressai contre mon coeur. Ernest , encore plus ému que
moi , la prit ensuite et la couvrit de baisers et de larmes .
D'après notre entretien à*** , me dit la baronne de Léneck,
je savais quel était son père , et lorsqu'il m'offrit son coeur
et samain, je n'acceptai l'un etl'autre , qu'à condition qu'il
reconnaîtrait
AVRIL 1810. 441
1
1
3
en ron
DERE
DE
LA
Farcen
reconnaîtrait son enfant et que nous le prendrions avec
nous ; c'était son ardent désir ; il m'avoua ses torts et ses
remords . Le vieux pasteur Werner ne vivait plus , la pauvre
petite était restée avec une vieille servante ; nous la fimes
venir , je l'ai adoptée et je l'aime tendrement , car je chéris
son père. Souvent il déplore le mal qu'il vous a fait ; il
ignore entièrement votre sort , et je ..... Elle s'arrêta
gissant .... je .... j'espère qu'il est changé , dit- elle , sans ser
lever les yeux..... Nous gardames le silence : qu'eussionsnous
osé dire , avec les intentions qui nous avaient conduts
dans sa demeure ? elles étaient bien anéanties , en
de Clara et de la petite Louise . Tout était pardonné
baron de Léneck ; mais on comprend que nous ne voulûmes
pas le voir , et nous exigeâmes de sa femme de ne
pas lui parler de nous ; elle prononça le mot de Pauline ,
en me serrant la main , mais elle vit combien ce seul
mot m'affectait , elle n'ajouta rien ; nous la quittâmes avec
des voeux pour son bonheur, et bien décidés à ne pas le troubler
. Nous étions contens de laisser entre ses mains l'enfant
que nous voulions lui donner, mais Ernest avait revu cet.enfant
avec une émotion si pénible , qu'il regretait presque
d'abandonner ses sermens de vengeance contre celui qui
lui avait ôté Louise . Combien nous fîmes de réflexions
amères sur les singulières dispositions du sort ! le baron de
Léneck considéré , adoré , était le plus heureux des
hommes avec la charmante Clara ; et Louise et Pauline ,
dont il était le vrai meurtrier , n'existaient plus ; et nous
les victimes de sa duplicité , nous étions les plus infortunés
des êtres , plongés dans le malheur et dans le déshoneur
, qu'il avait attirés sur nous . Nous aurions dû , sans
doute , puiser dans cette injustice apparente , des leçons
salutaires , y voir la nécessité du repentir et la certitude
d'une autre vie ; mais il n'était pas encore venu, le tems du
repentir ; c'était à vous, mon père, qu'il était réservé ; nous
n'y puisâmes que de nouveaux motifs d'aigreur contre notre
destinée , et de haine contre les hommes .
Nous revînmes aux ruines dans ces dispositions . Or
lando venait d'y ramener sa troupe long-tems dispersée ;
ce fut sans doute pendant notre absence que M. Halder
avait changé de demeure ; je l'ignorais et le croyais encore
en sûreté à Waldorf. A notre arrivée , nous trouvames
nos gens occupés du projet de s'emparer du coffrefort
d'un vieux ministre avare , qui depuis long-tems occupaitune
cure plus éloignée : déjà plus d'une fois on avait
Ff
く
442 MERCURE DE FRANCE ,
1
۱
formé ce projet , et toujours je l'avais détourné ; ce village
était d'ailleurs situé dans un pays très-ouvert , très -peuplé,
et l'attaque et la retraite n'étaient pas sans danger. Ce fut
ce qui me décida à demander de la conduire , d'autant que
je voulais m'assurer qu'il ne s'y commettraitaucune cruauté,
et que le vieillard en serait quitte pour nous donner un peu
de son or. Je partis à la tête de quelques hommes résolus ,
je pris peu de monde pour ne pas répandre l'alarme ,etje
demandai , comme à l'ordinaire , d'entrer le premieret
d'entrer seul..... Mon père , vous savez le reste , et de quel
coup de foudre je fus frappé , lorsqu'en m'approchant de
ce lit je reconnus votre chevelure blanche et bouclée , et
que le livre de cantiques que je vous avais donné , me
confirma que j'étais près de mon père. O dieu ! ce livre
encore ouvert à ces lignes où je priais le ciel pour votre
repos ! Encore une fois j'osai jeter les yeux sur ce lit;
je vis votre bras soulever la couverture et votre regard effrayé
se tourner sur moi ; l'épée la plus acérée m'aurait
faitmoins de mal. Il fallait mourir de honte à vos pieds ,
ou vous fuir , et tâcher d'effacer ma vie criminelle ; je pris
ce dernier parti , j'emmenai mes gens en les menaçantd'un
grand danger ; je leur dis que la chambre était occupée
parplusieurs hommes et beaucoup d'arrnes , qu'il paraissait
qu'on était sur ses gardes ; je les ramenai à la forêt,
où j'avais laissé Orlando et Thomas Leider; là , je remis
au premier son sabre de commandant , et je lui dis queje
le quittais pour jamais . Je connaissais assez la noblesse et
la sensibilité de son coeur , pour ne pas lui cacher les motifs
de ma résolution; je lui dis comment j'avais trouvé mon
père , et le changement qui s'était opéré en moi à cettevue;
je luimontrai le livre , il lut mes vers , et je le vis encore
attendri : " Partez , dit-il , je ne vous retiens pas et je vous
comprends.- Ah ! si j'avais encore un père ! Mais le malheureux
Orlando n'a plus rien , il faut qu'il subisse sa destinée
et qu'il perde encore ses amis. Il m'offrit autant
d'or que j'en voudrais ; nous n'acceptâmes que ce qu'il
nous fallait pour exécuter notre plan , et la liberté d'une
cinquantaine de nos camarades qui s'étaient attachés à
nous et voulurent partager notre destinée . Je ne rougis pas
de vous avouer , mon père , que mon coeur se serra en me
séparant pour jamais d'un homme que je ne pouvais m'empêcher
d'aimer , tout en déplorant ses erreurs et ses égaremens
. Quelle gloire cet homme eût acquise en suivant la
carrière de l'honneur ! mais il était trop tard pour y renAVRIL
1810 . 443
2
ما
3
'
コ
trer; il avait l'habitude de sa vie errante , indépendante ,
et n'aurait pu se soumettre à aucun des freins de la société.
En nous séparant , il me jura encore que jamais i Rupelbrouk
, ni la nouvelle demeure des Halder ne seraient
attaquées , et je me fie à sa parole .
,
Mon premier soin fut de vous écrire pour vous deman
der votre bénédiction , sans laquelle je ne pouvais rien entreprendre
. Vous me l'accordâtes . Ernest porta ma lettre
ef fut chercher la réponse . Plein de courage et d'espoir ,
j'engageai encore une cinquantaine d'hommes à nous suivre
, et à la tête de ce petit corps , sous le nom du capitaineRaulaun
, je fus offrir mes services au général dé G***
qui allait entrer en campagne ; Ernest était mon premier
lieutenant , et tous deux résolus à mourir , ou à nous couvrir
de gloire . Nous fûmes acceptés , et dès la première
campagne , le succès couronna nos efforts , ma troupe fut
surnommée le corps intrépide ; une foule de braves voulurent
en être , et dès la seconde année , j'obtins pour récompense
le titre de colonel , et la permissionde leverun
régiment qui porterait mon nom. Les gazettes vous ont apprismavaleur
et celle de mes braves soldats, etquand vous
lirez ceci , vous saurez que j'ai encore connude bonheur en
recouvrant votre estime et la mienne ; c'est le seul auquel
j'ose prétendre , c'est ce seul but qui anima mon courage , et
c'est à vous , mon père , que je dois mes succès : mes
connaissances en mathématiques m'ont été très -utiles
dans ma carrière militaire . Je consacre à cette carrière le
reste de ma vie , et je ne croirai ma conduite précédente
effacée , que lorsque je l'aurai expiée au champ de l'honneur
en mourant pour ma patrie , et en répandant quelque
gloire sur votre nom et sur vos vieux jours .
Depuis long-tems l'aurore avait paru , et les deux familles
lisaient encore ce touchant écrit , souvent interrompu par
leurs larmes . Lorsqu'il fut fini , les deux pasteurs laissèrent
leurs épouses prendre quelque repos , et s'acheminèrent
vers la ville et sur la place d'armes . Au moment où ils
yentrèrent , une consigne leur demanda leurs noms , et
sur leur réponse , ils furent conduits sur une estrade un peu
'élevée au-devant du régiment. M. Halder eut l'indicible
plaisir de voir son héros à la tête de son corps , qui manoeuvra
très-habilement , commandé par le major Ernest
Schmitt à cheval , qui avait très-bonne grâce ; mais il le cédait
au colonel , un des plus beaux guerriers qu'il fût possible
Ff2
444 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 18
de voir. Après l'exercice , il vint joindre son père et son
ami sur l'estrade. A peine y était-il , que tous ses soldats
s'écrièrent à-la-fois : " Vive notre brave colonel Frédérich
Buchman dit Raulaun ! Vive son père et sa mère qui l'ont
mis au monde ! Vive son ami le pasteur Halder ! Vive !
vive ! Et puisse le lecteur ajouter , vive le rédacteur de
leur histoire !
1
Comme le colonel Buchman l'avait espéré , il mourut au
champ d'honneur , un boulet lui cassa la tête ; son inconsolable
ami, le lieutenant colonel Schmitt , détacha le portrait
de Pauline qui reposait sur son coeur , et l'apporta a
M. Halder. Son père ne lui survécut pas long-tems , et c'est
de sa mère, la bonne Marie , que j'ai su ces intéressans évé
MULLER , pasteur actuel de la
cure de Rupelbrouk. (1)
IS . DE MONTOLIEU.
nemens . stab
fu
4
(1) Les deux premières parties de cette nouvelle , ainsi que la première
partie de l'Aveugle, ou du Récit de Henri de P** , à vingt-cing
ans, insérée dans le 3me No de février , sont imitées très-librement
d'un auteur allemand , nommé Starcke . Il a fait paraître en 1798
quatre petitsvolumes , intitulés , Gemahlde aus dem hauslichen leben,
Tableaux de la vie domestique. Ces petits contes sont plutôt des
esquisses ou des situations que des narrations : l'intérêt est ou nul,
ou très-léger ; mais cet auteur est remarquable par le naturel et la
simplicité . Des scènes détachées de la vie domestique sont rendues
avec une grande vérité , et peuvent servir de canevas , qu'on peut
étendre et broder à son gré pour en augmenter l'intérêt. C'est ce que
j'ai tâché de faire de ces deux esquisses très-courtes dans l'original ,
et sans aucun développement. Celle des deux pasteurs , intitulée Der
Besuch , divisée en deux morceaux , est tout-à-fait incomplète , et ne
présente que la situation du fils du pasteur devenu brigand et ensuite
colonel , sans en expliquer les motifs . J'ai créé en entier la 3me partie
intitulée, Le Cahier de Frédérich , le personnage de Pauline , et tout
ce qui y est relatif. Je compte également faire une suite à l'Aveugle ,
qui n'existe pas dans l'allemand , mais j'ai cru devoir avertir à quelle
source j'avais puisé l'idée première. Si lo lecteur est satisfait des
détails , il doit lui être bien égal que cette idée sorte de l'imagination
de Christophe Starcke , ou de celle d'Isabelle de Montolicu,
TAR
!
!
1
1
POLITIQUE.
LES papiers anglais contiennent une lettre fort singulière
qu'un pseudonyme adresse au très-honorable Richard
Rider, secrétaire-d'état pour le département de l'intérieur .
Elle est relative à la grande affluence des étrangers dans le
royaume l'auteur annonce avoir observé les dernières
révolutions , connaître les différens personnages qui ont
figuré sur le continent et en Angleterre ; il croit devoir
s'effrayer de la grande quantité de Français modernes qui
infestent la métropole . Cette épithète de Français modernes
veut être expliquée ; l'auteur l'emploie pour qu'on ne l'accuse
pas d'insulter au malheur des émigrés : ce n'est pas
que , parmi les émigrés , il n'en trouve beaucoup qui , selon
lui , ont quitté le chemin de l'honneur , puisqu'ils sont devenus
les satellites de l'usurpateur du trône français ; cette
observation a l'avantage de ne laisser rien à désirer pour
bien connaître les Français auxquels le pseudonyme décla: e
laguerre. Il est bien évident qu'il ne parle que de ceux qui
font profession d'attachement au gouvernement de leur
pays , d'obéissance à ses lois , de fidélité à leur souverain :
et dès-lors on ne sera pas étonné que dans sa haine contre
nous , il invoque l'autorité de M. Pitt , et le fameux alien
bill , par lequel l'Angleterre a , la première , porté atteinte
à ces institutions libérales et de droit commun , qui sembleraient
, même quand les nations sont en guerre , devoir
être reconnues par les individus . M. Pitt ne voulait point
de Français en Angleterre ; le pseudonyme n'en veut pas
davantage aujourd'hui. Il croit leur présence défavorable
au commerce et à l'industrie du pays ; il les regarde comme
des espions qui viennent épier en Angleterre , non les
causes de discrédit , mais les sources de richesses , connaître
par quels canaux les productions manufacturées ou
les denrées coloniales s'écoulent , et par des avis secrets
les faire surprendre et capturer à leur arrivée dans les ports
de Hollande et de France .
Telle est , dit l'auteur , la politique de notre ennemi relativement
au commerce ; mais ses vues se bornent-elles à
ces considérations ? Non , certes , les papiers publics le-
(
446 MERCURE DE FRANCE ,
tiennent parfaitement au courant des mesures dir gouvernement
, des expéditions , des marches et contre-marches
des régimens , des différences d'opinion dans le parlement
et dans le cabinet ; mais ces renseignemens ne lui suffisent
pas encore , et ces soi-disant négocians sont sans doute
destinés à vérifier ses rapports , à lui donner l'état des sentimens
ainsi que de l'opinion du public , à vanter aux indifférens
et aux mécontens les avantages d'une paix avec
lui , et aux fanatiques au moins la tolérance de leur religion
, s'il mettait le pied sur notre sol. Jetez , Monsieur ,
fes yeux sur l'Irlande ; voyez l'attitude que les catholiques
ont prise dans ce pays , et jugez si l'on peut croire que la
France y soit étrangère ; considérez la situation du continent;
avez-vous l'espoirde voir les affaires d'Espagne et de
Portugal se terminer selon vos voeux ? Il est sans doute
bien affaibli ! La soumission de ces alliés , les seuls qui
nous restent , augmentera les ressources de notre ennemi ,
et son attention, divisée jusqu'à présent par la multiplicite
des objets sur le continent , se dirigera entiérement vers
nous . Avec quelle adresse n'a-t-il pas préparé la chute de
ses ennemis ! Avec quel empressement ne devons-nous
donc pas profiter de cette terrible leçon , tandis qu'il en
est tems encore ! Renonçons à cette générosité et à celle
franchise du caractère anglais , tant que nous aurons à
lutter contre les intrigues de cet archidémon , et chassons
ses sujets de notre sein , de peur qu'ils ne nous piquent
quand ils seront réchauffés . Un des principaux objets de
notre alien bill était d'empêcher les étrangers d'aborder sur
nos côtes . A- t- on rempli ce but ? Soumettez à un examen
rigoureux tous ces colporteurs , petits marchands italiens ,
soi-disant fripiers , marchands voyageurs , etc. , qui viennent
en Angleterre . Ne laissez pas au parlement à examiner
si les lois et les proclamations du souverain , fondées sur
l'alien bill , ont été violées , mais apportez vous -même au
mal le rensède nécessaire . Vous en avez trop les moyens
pour douter du succès , etc. etc. etc. etc.
Ainsi raisonne une haine aveugle et furieuse , plus forte
encore chez le parti anglais qui s'y livre , que l'intérêt de
l'Etat , de son commerce et de son industrie : ces violens
ennemis de la France frémissent sans doute à la nouvelle
de l'arrivée d'un parlementaire , ils éclateraient à celle d'une
ouverture de négociations ; car enfin , dans ce cas , ce serait
bien avec des Français qu'il faudrait traiter , et avec les
Français les plus fidélement attachés à cet archidémon ;
AVRIL 1810 . -442
qui a été leur ange de salut et leur génie libérateur : cette
idée doit révolter le pseudonyme , et lui faire répéter le cri
de guerre éternelle que proféra le ministre dont il invoque
lapolitique.
Cependant ce langage n'est en Angleterre que celui d'un
parti; on le croit nombreux , parce qu'il s'agite , parle et
écrit beaucoup; mais il en est un bien plus puissant ; c'est
celui des Anglais assez éclairés sur les vrais intérêts de la
patrie pour ne les pas croire incompatibles avec ceux de
l'humanité , inconciliables avec les intérêts des autres peuples
. Ces Anglais sont las de porter partout le titre que
leur a mérité leur système d'oppression et d'envahissement
; ils voient sainement et calculent avec justesse leur
position ; ils sentent bien que l'état actuel est contre nature,
que les efforts que l'Angleterre fait pour le soutenir ,
altèrent sa constitution et corrompent toutes les sources
de sa prospérité , que son commerce actuel n'existe plus
avec l'Europe que lorsqu'il s'avilit , qu'il n'y a plus de
négocians anglais , mais des contrebandiers armés contre
la vaste ligne de douanes dont est ceint le continent. Cet
état d'isolement et de proscription , cet anathème lancé
contre leur pavillon les afflige , parce qu'ils en reconnaissent
intérieurement et la justice et les résultats : ils préféreraient
à cet état de resserrement et de prohibition une
lutte libre et loyale , digne de deux grandes nations , une
noble émulation dans l'industrie et le commerce de chacune
d'elles , un mutuel échange de leurs produits : aussi soupirent-
ils après la paix , aussi le moindre bruit qui pourrait
en être l'indice est- il accueilli avec un empressement et
une faveur inexprimables .
Ce n'est qu'à cette disposition ,, sans doute , qu'il faut
attribuer la nouvelle répandue en Angleterre et de la sur
le continent , de l'arrivée d'un officier français chargé de
dépêches pour le gouvernement. Cet officier a sur-lechamp
été transformé , par le plein-pouvoir des journaux ,
enlapersonne du grand maréchal du palais de France , duc
de Frioul. Le Morning Chronicle l'a affirmé positivement
et en toute confiance ; le Courrier a paru moins disposé à
croire la nouvelle , mais il a parlé de l'existence de deu x
lettres , l'une du ministre des relations extérieures de
France , adressée au secrétaire -d'état pour le département
des affaires étrangères , l'autre de la main même de l'Empereur
Napoléon au roi d'Angleterre . Le Courrier avait
sans doute lu cette dernière , car il en citait les principaux
1
448 MERCURE DE FRANCE ,
1
termes . L'Empereur français a dû y dire : « Que la paix du
» continent étant désormais fondée sur des bases inébran-
➡ lables , grâces à l'heureuse union qu'il a contractée avec
» une archiduchesse d'Autriche , il n'y a plus aucune raison
> qui doive engager l'Angleterre à continuer la guerre ;
» qu'il espère donc que son frère le roi d'Angleterre s'unira
à lui pour donner la paix au monde , et mériter
> ainsi les bénédictions des générations présentes et fu-
» tures . "
Telles sont les expressions que le Courrier de Londres
prête à l'Empereur Napoléon . Les bureaux , à cet égard ,
n'ont point gardé un silence ministériel . Ils ont déclaré que
les dépêches arrivées à Douvres n'étaient point relatives à
des propositions de paix , et qu'il n'y était question que
d'un échange de prisonniers ; mais l'opinion publique avait
accueilli le premier bruit avec transport : il y avait eu une
hausse de fonds , et il a été bien démontré qu'au lieu de
vouloir bannir tous les Français qui peuvent être à Londres ,
comme le veut absolument le pseudonymę cité plus haut ,
Londres toute entière voudrait bien voir arriver dans ses
murs des Français revêtus du plus noble caractère et de la
plus heureuse mission.
Quoi qu'il en soit de ces bruits et de leur véritable valeur
, le gouvernement anglais a pris récemment une mesure
très-remarquable sur le commerce du Levant. LeMoniteurlarapporte
dans ses principales dispositions , et cette
✓ publication a singulièrement éveillé l'attention du commerce
, ainsi que l'annonce des ventes considérables ouvertes
à Venise . Le volci :
Les Anglais ont publié à Janina , et dans tous les ports
de Turquie, un avis aux négocians , parlequel ils lenrannoncent
que le pavillon ottoman pourra librement naviguer
» et se rendredans les ports de France , d'Italie , de Naples
» ou d'Illyrie , en payant aux agens de la Grande-Bretagne
» un droit de 20 pour 100. Leurs expéditions , à cette con-
" dition , pourront être faites en Turquie : la seule quit-
» tance de 20 pour 100 leur tiendra lieu de passeport pour
l'aller et le retour. „
En vertu de cette décision de l'amirauté de Londres ,
plusieurs bâtimens ottomans se disposent à faire voile pour
Livourne , Naples , Barlette , Ancône , Venise , Trieste et
Fiume .
Au surplus , ce désir de la paix, ce besoin de renouer des
relations libres , que nous peignons comme vivement senti
AVRIL 1810 449
P
T
1
1
en Angleterre , se manifeste d'autant plus , qu'on est plus
inquiet à Londres sur la véritable situation des affaires de
l'Inde , sur les dispositions réelles de l'armée , sur celles
desEtats soumis , et bien plus encore sur les projets des
deux grandes puissances qui peuvent attaquer dans cette
contrée , et saper les fondemens de la puissance anglaise.
Voici ce qu'on lit dans une des feuilles les plus accréditées .
Les nouvelles du Continent confirment ce que nous
avons dit de la bonne intelligence qui subsiste entre la
Russie et la France : elles ont toutes deux les yeux fixés
sur l'Inde ... Leur projet favori est d'ouvrir une libre communication
avec cette riche péninsule , source féconde de
notre prospérité..... Le succès de cette grande entreprise
dépend absolument de leur mutuelle coopération ..... La
Russie y gagnerait sans doute plus que la France par la
facilité et le rapprochement des communications ; mais
quand la France n'y trouverait d'autre avantage que d'abattre
notre puissance , ce serait déjà une immense fortune
pour elle .... Nous sommes persuadés que cette importante
expédition sera tentée ; et sans être trop crédule , on peut
être convaincu que l'Inde est prête à se joindre à une puissance
quelconque qui entrerait dans la péninsule comme
ennemie de la Grande-Bretagne .... On n'a point reçu de
nouvelles officielles des mouvemens des Marattes ; mais il
est évident que l'Inde n'attend que le moment favorable
pour secouer le joug de l'Europe , etc. , etc.
Les mêmes papiers publics ajoutent aux notions que
nous en avons eues , des détails qui s'y rapportent et les
confirment , sur l'attaque de la Sierra-Morena par les
Français , et leur marche rapide sur Cadix. Ces détails
sont donnés dans un rapport du général Roche au ministère
.
L'armée espagnole , dit-il , avait , le 12 janvier , sa pcsition
dans la Sierra-Morena , dans une ligne depuis Morteson
jusqu'an Puasto et Lano , dont la distance est d'environ
15 lieues de France . Le fameux défilé de Pera-Peros
se trouvait au milieu de la ligne. Les Espagnols n'avaient
pour garnir cette grande étendue de terrain que 22,000
hommes , dont 5000 étaient détachés vers la mine de Vif
Argent , près d'Almaden-de-Azoga , pour empêcher que
l'aile gauche de l'armée espagnole ne fût enveloppée , et
que les communications des Espagnols avec Cordoue ne
fussent coupées .
>>Le 20janvier , les Français attaquèrent, à huit heures du
450 MERCURE DE FRANCE ,
matin , avec une armée de 60,000 hommes , sur tous les
points à la fois , la position espagnole , et l'emportèrent
en deux heures de tems . Le colonel Roche se trouvait
alors près du général en chefà Puerto-del-Rey , et se sauva ,
à la faveur de la nuit , à Jaen. L'armée espagnole fut entiérement
défaite et dispersée . Tous les magasins d'armes ,
de vivres et d'habillement tombèrent entre les mains de
l'ennemi à Carolina . Trois différentes divisions de l'armée
française chassèrent devant elles les Espagnols . Le roi
Joseph était avec le corps d'armée commandé par Soult et
Victor , qui pénétra par Almaden-de-Azoga , et cerna l'aile
gauche. Mortier se porta , par Monteson , sur Bacza-de-
Abeda. Le corps du centre fit un mouvement en avant par
Puerto-del-Rey , et cerna le défilé de Pera-Peros . Ces trois
divisions se réunirent ensuite à peu de distance de la ville
de Cordoue , qui fut occupée sans qu'il fût tiré un coup de
canon. Arizaga qui commandait l'armée espagnole à la
bataille d'Occana, et avait déjà laissé détruire une armée
espagnole , commandait encore ce jour-là , quoiqu'il eût
déjà perdu entiérement la confiance de l'armée . Le colonel
Roche quitta Jaen le 22 janvier , et se rendit à Grenade ,
qui fut occupée le 28 par un corps, ennemi de 10,000
hommes. Le colonel se réfugia alors à Malaga , place devant
laquelle il parut , le 6 février , un corps de 6000hommes
qui en prit possession. L'ennemi y trouva 8000 pipes
de vin. Tous ces corps séparés se sont mis en marche après
cette expédition , pour aller renforcer l'armée française devant
Cadix. "
Mais une lettre de Cadix en date du 13 mars , encore
citée dans les papiers anglais , donne des détails plus
récens sur la ville et son état de défense . :
"Depuis quatrejours , y est-il dit , nous sommes occupés
àbrûler les vaisseaux échoués sur la côte ; deux compagnies
du4 infanterie ont été prises par l'ennemi et envoyées
à Madrid . Tout est excessivement cher à Cadix ;
on ne trouve au marché ni boeuf ni mouton, à quelque prix
que ce soit : une volaille coûte un dollar ; les troupes n'ont
pour toute ration que du biscuit et des légumes. Nousattendons
des vivres d'Angleterre. Gibraltar a une garnison
composée de deux régimens portugais , 5000 Anglais , d'un
gros détachement d'artillerie anglaise ; le général Graham
la commande , l'amiral Villaviciosa commande la flotte . Les
batteries avancées des Français font un feu continuel sur
les nôtres , etc. , etc..
:
MOZAVRIL 1810 451
T
7-
2
-?
i
1
f
Les lettresde Lisbonne annoncent que cette capitale se
croit encore à l'abri de l'invasion française pour quelque
tems; cependant on embarque toujours le gros bagage de
l'armée anglaise , comme pour préparer sa retraite.
Dans ces circonstances, les Anglais justement inquiets
de l'effet que pourrait produire dans les colonies de l'Amérique
méridionale le bruit de la marche des Français en
Andalousie , ont intercepté toute communication de l'Espagne
avec le Mexique et le Brésil . Ces colonies sont divisées
un parti veut être fidèle à la mère patrie quel que
soit le souverain,qui y occupe le trône , un antre veut l'in
dépendance; dans ces deux partis , on cherche vainement
eelui qui la sacrifiérait aux intérêts de l'Angleterre . Aussi
le gouvernement observe-t- il dans ces contrées la marche
des factions et des événemens avec un soin assidu.
La campagne paraît prête à se rouvrir sur les bords du
Danube. Les Russes ont reçu des renforts considérables ;
les Serviens se grossissent chaque jour d'un grand nombre
de déserteurs , et combinent leurs opérations avec l'armée
russe qui va presser de nouveau Silistria. On croit que déjà
des engagemens sérieux ont eu lieu; on ajoute qu'à Constantinople
, à la suite d'un vaste incendie qui a consumé
un faubourg , une discussion violente a éclaté entre les jar
nissaires et les restes des seimens , que le sang a coulé ,
mais , qu'à la nouvelle du danger de Silistria , et de
l'approche des Russes , les deux partis s'étaient réunis et
avaient demandé que dans ce pressant danger de l'empire,
leGrand-Seigneur se mît à la tête de son armée . Son premier
soin devra être de faire cesser les désordres qui ont
éclaté sur les frontières de la Bosnie et de la Croatie
turque. Les barbares de ces contrées , habitués à faire surla
Croatie autrichienne des incursions fréquentes et à y exercerdes
ravages , ont paru ignorer que ces contrées fussent
aujourd'hui occupées et défendues par des Français ; ils
l'ont appris du côté de Carlstadt , où des troupes croates et
françaises les ont attendus , et repoussés vivement sur leur
territoire .
T Le gouvernement bavarois s'occupe aved activité de recueillir
les fruits de la dernière campagne , où il a si glorieusement
concouru à l'exécution des plans du protecteur
glorieux de la Confédération. Les provinces qui lui sont
acquises ont passé sous sa domination ; Bareuth , Ratisbonne,
le pays de Saltzbourg ont été remis à des plénipotentiaires
. Le Tyrol , entiérement pacifié , exécute avec dé452
DE FRANCE , T MERCURE
vouement les lois générales ; celle de la conscription y a
été ponctuellement obéie; les jeunes conscrits tyroliens
sont arrivés à Munich , où des ordres paternels des attendaient
pour qu'il fût pourvu à tous leurs besoins , et qu'on
les traitât avec beaucoup de douceur et de ménagement .
Le roi a donné des témoignages solennels de sa satisfaction
au général français , comte d'Ellon , commandant les troupes
bavaroises en Tyrol , et à un assez grand nombre d'of
ficiers en les revêtant de ses ordres . Le mariage du prince
héréditaire avec la princesse de Saxe Hildbourghausen aura
lieu dans quelques mois , et resserrera d'autant plus les
liens des deux maisons confédérées . Les relations amicales
s'étant rétablies entre le grand duché de Bade et l'Autriche
, le séquestre mis en Autriche sur les paiemens dus à
des habitans du grand duché , à quelque titre que ce soit ,
est levé sans restriction et avec effet rétroactif. Par un effet
nonmoinsheureux de la paix et de l'alliance qui en a été la
suite , les mesures ont été prises en Autriche pour assurer
le paiement en Belgique des intérêts de l'ancienne dette
autrichienne. Cette disposition a produit la plus vive sensation
dans le pays. moz 19
Le royaume de Hollande a revu son roi. La santé du
monarque et l'état des affaires lui ont permis de retourner
dans sa capitale , ou il doit être arrivé au moment où nous
écrivons . L'époque du mariage de l'Empereur avait été à
Amsterdam l'objet de réjouissances solennelles ; les Hollandais
ont semblé voir dans cette heureuse alliance une
sorte de gage et de garantie de leur existence politique ; ils
y ont aussi vu une nouvelle preuve de la nécessité absolue
où ils sont de se conformer strictement et avec une entière
franchise au système continental. Un nouveau traité lie le
royaume de Hollande à l'Empire français . L'armée de Brabant
a été dissoute le 5 avril ; une armée de vingt-cinq
mille français et hollandais sera chargée de la défense des
oôtes , et appuiera les lignes des douanes . Tout le territoire
qui était occupé par l'armée de Brabant est cédé à laFrance.
Le duc de Reggio est revenu à Anvers avec son état-major .
AVienne , le départ de l'impératrice des Français a fait
succéder un profond repos aux agitations des fêtes brillantes
qui ont signalé des adieux si solennels . On peint
l'Empereur sous les traits qui caractérisent le monarque
vertueux et le père tendre . Il éprouve , écrit-on de Vienne,
une vive satisfaction à voir sa fille , assise sur le premier
trône du monde , lui garantir l'affection du peupleFrançais
AVRIL 1810, 453
+
}
et l'amitié de son auguste gendre ; mais il était impossible
qu'au moment de se séparer de sa fille chérie , son coeurne
souffrît pas beaucoup . On se distrait à Vienne de l'émotion
qu'a causée ce départ , en suivant l'Impératrice sur sa
route: on la voit accueillie avec le plus profond respect à
Munich , à Stutgard , à Carlsruhe , excitant aux limites de
l'empire tout l'enthousiasme français ; on croit assister à sa
première entrevue avec son auguste époux ; on la voit
jouir du coup-d'oeil imposant que lui offre la capitale , lui
apportant toute entière ses voeux et ses hommages ; on
assiste aux solennités de son mariage , aux fêtes brillantes
qui le signalent. Tous les jours des nouvelles de l'Impératrice
sont remises à son père , et bientôt la cour et le
public en ont connaissance avec une célérité égale à la
vivacité de l'intérêt qu'elles excitent . On ne peut que désirer
qu'une telle correspondance soit aussi suivie qu'elle
est intéressante. Plus elle sera de nature à satisfaire les
voeux d'un souverain qui a su concilier son amour pour sa
fille et son affection pour son peuple , plus elle peindra
l'impératrice des Français heureuse des sentimens unanimes
dont elle est l'objet , et plus elle aura d'intérêt ,
d'exactitude et de fidélité .
Dans cette circonstance , l'empereur d'Autriche a mis à
la disposition de celui des Français plusieurs grandscroix
des ordres de Saint-Etienne de Hongrie et de Saint-
Léopold. Dimanche dernier , S. M. a paru à la messe
revêtue de l'ordre de Saint-Etienne . Elle en a décoré le
prince Eugène , le prince de Neufchâtel , le prince archichancelier
, les maréchaux princes d'Esling et d'Eckmull .
Le grand ordre de Léopold a été donné au prince de Bénévent,
au duc de Cadore, ministre des relations extérieures ;
au ducd'Otrante , ministre de la police générale ; au duc
de Frioul; au comte de Montesquiou , grand maréchal et
grand chambellan du palais. Le comte de la Borde est
commandeur de Saint-Etienne; la plupart des officiers de
l'ambassade extraordinaire ont reçu la croix de chevalier de
Saint-Léopold.
Le Moniteur a publié une relation très-détaillée de la
fête du 2 avril : nous y apprenons qu'au discours de M. le
préfet de la Seine , l'Impératrice a bien voulu répondre :
J'aime la ville de Paris , parce que je connais tout l'atta -
> chement que ses habitans portent à l'Empereur. " De
telles expressions sont le trait le plus caractéristique de la
fête; elles renferment tout ce qui était désiré , tout ce qui
454 MERCURE DE FRANCE ,
était senti . Le Moniteur regrette de n'avoir pu peindre tout
ce que cette fête a eu de brillant et de majestueux à-la-fois ;
en parlant de la cour réunie , il avoue ne pouvoir donner
une juste idée du coup-d'oeil qu'elle a offert au banquet
impérial.
La plume ou le pinceau , dit-il , ne peuvent décrire
que faiblement cet ordre majestueux , cette régularité admirable
, ce feu des diamans , cet éclat'd'une illumination
brillante , cette richesse des costumes , mais sur-tout cette
noble aisance , cette grâce indéfinissable et cette élégance
parfaite qui , de tout tems , ont caractérisé la cour de
France. Réunie toute entière autour du banquet impérial,
sous les yeux du souverain , de son auguste épouse et de
sa famille, dans un len que les arts semblaient avoir
décoré par enchantement , cette cour brillait d'un éclat
pour lequel les expressions poétiques elles-mêmes ne présenteraient
pas le caractère de l'exagération.
" aété La grande solennité du mariage de LL LL. MM.
remarquable au plus haut degré par la pompe et la majesté
de la cérémonie , la magnificence du cortégé , les efforts
que tous les arts ont faits à l'envi pour célébrer cette mémorable
époque , et les spectacles ravissans que leur réunion
a su enfanter : elle a eu un caractère distinctifplus
précieux encore et plus digne de son objet ; c'est la touchante
unanimité des voeux qu'elle a fait naître , et des
sentimens dont elle a développé l'énergique et franche
expression ; c'est l'ensemble de toutes les volontés et de
toutes les facultés qu'elles a présentées réunies ; c'est l'esprit
national qu'elle a développé sous son véritable jour ;
c'est l'enthousiasme français qu'elle a excité dans toute sa
pureté.
,
>>Cependant , dit la relation en finissant , cette fête magnifique
n'est en quelque sorte que le prélude de celles auxquelles
le mois de mai paraît devoir être consacré : des
spectacles
et variés se préparent : l'Hôtel-de-
Ville, leChamp-de-Mars , l'Ecole Militaire les Tuileries
, les Champs-Elysées , doivent en être successivement
le théâtre ; le génie des artistes a reçu une împulsion salutaire
; on croit qu'on renouvellera d'anciens jeux devenus
célèbres : on parle de tournois , de carrousels et de nouveaux
exercices plus adaptés aux habitudes modernes .
Déjà, sur tous les points , on remarqué le commencement
des préparatifs nécessaires pour qu'une succession non
interrompue de grands spectacles , signale , aux yeux des
AVRIL 1810 . 455
nombreux étrangers et des nationaux accourus de toutes
parts , l'enthousiasme public , la magnificence de cette
grande capitale , et la munificence vraiment impériale qui
présidera à cet heureux développement de toutes les productions
du génie , de tous les moyens , de toutes les
facultés et de tous les talens .
A
P
L
F
م
PARIS.
5
IL y a eu conseil des ministres à Compiègne. S. M. a
chassé le cerf plusieurs fois . Le théâtre français a donné
de très-belles représentations ; Talma a paru dans le Cid ,
Oreste , Britannicuss;; Mille Duchesnois a joué Phèdre. Laïs
et Nourrit ont chanté devant LL. MM.
- On annonce un voyage de LL. MM. à Saint-Quentin
, dont elles visiteront le canal , et à Anvers , où le port
et les chantiers leur offriront aussi un coup-d'oeil intéressant.
On croit que l'Impératrice yjouira du spectacle d'un
vaisseau lancé à l'eau. On dit que la cour sera de retour
vers le 20 de ce mois .
- L'époque du mariage a été célébrée en Allemagne
comme dans toute la France par de très-belles fêtes . La
ville de Lyon a voté une médaille en commémoration de ce
grand événement .
Le bruit se répand qu'il y a eu à Londres des troubles
sérieux , dont une décision de la chambre des communes
contre sir Francis Burdett a été la cause ou le
prétexte .
- La mort de M. Naigeon avait laissé une place vacante
au sein de la 2ª classe de l'Institut . Dans sa séance de mercredi
, cette classe a élu M. Louis-Népomucène Lemercier ,
auteur d'Agamemnon , d'Ophis , de Plaute , de Christophe-
Colomb , des poëmes d'Alexandre et d'Homère , et d'un
grand nombre d'autres ouvrages . Les candidats qui ont eu
le plus de voix après lui , sont MM. Noël , conseiller ordinaire
de l'Université impériale , et Parseval Grand-Maison ,
auteur des Amours épiques .
ANNONCES .
Description des maladies de la peau observées à l'hôpital Saint-
Louis , et exposition des meilleures méthodes suivies pour leur traite-
1
456 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
ment; par J. L. Alibert , médecin de cet hôpital et du LycéeNapoléon
, membre de la Société de l'Ecole et de celle de Médecine de
Paris , de l'Académie royale de Madrid , de l'Académie des Sciences
de Turin , du collége royal de Médecine de Stockholm , etc. , etc .;
avec figures coloriées . Septième livraison . Prix , 50 fr . Chez Charles
Barrois , libraire , place du Carrousel , nº 26.
Description de l'Arc de Triomphe de l'Etoile , et des bas- reliefs dont
ee monument est décoré . Les gravures et les notes explicatives ont été
données par M. Lafitte , peintre d'histoire , ancien pensionnaire de
l'Ecole de Rome, auteur des bas-reliefs . Prix, avec le frontispice . 75 с.;
avec les dix planches . 3 fr.; pap . vélin , 5 fr . Chez l'Auteur , rue de
Tournon n° 2 ; H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 , faubourg Saint-
Germain ; Debray , libraire , rue Saint-Honoré , nº 168 , vis -à-vis
celle du Coq ; et chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n°23.
,
-- Elégies et Poésies diverses , par Mme Victoire Babois . Prix , 2 fr .
Chez Lenormant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres-Saint-Germain-
l'Auxerrois , nº 17.
:
Les Prônes nouveaux enforme d'Homélies , ou Explication courte et
familière de l'Évangile de tous les dimanches de l'année ; par M. l'abbé
Reyre, ancien prédicateur. Deux vol . in -12. Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50c.
franc de port. Chez H. Nicolle , rue de Seine , nº 12 ; et chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Petit Carême enforme d'Homélies , ou Explication courte et familière
de l'Evangile de tous les jours de Carême , faisant suite aux
Prônes nouveaux en forme d'Homélies , etc. , à l'usage des fidèles qui
ne sont pas à portée d'entendre la parole de Dieu ; par le même auteur.
Deuxvol. in-12. Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50 c. franc de port. Chez les
mêmes.
Epître à Laharpe; par M. Félix de Saint-Géniés. Brochure in-8°.
Prix , 40 c. , et 45 c. franc de port . Chez Patris et compagnie , imprimeurs
-libraires , quai Napoléon , au coin de la rue de la Colombe ,
nº 4; et chez les principaux libraires du Palais-Royal.
--Le dix-neuvième siècle ; par M. Lombard de Langres . In-80 . Prix ,
1 fr . , et 1 fr . 20 c. franc de port. Papier vélin , I fr . 80 c . , et 2 fr.
franc de port. Chez Fr. Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10 ;
et chez tous les marchands de nouveautés , au Palais -Royal.
TABLE
DE LA
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLVII . - Samedi 21 Avril 181ο .
POÉSIE .
CANTATE pour le concert public exécuté aux Tuileries le 2 avril ,jour
de la célébration du mariage de S. M. L'EMPEREUR NAPOLÉON et
de S. A. I. et R. l'archiduchesse MARIE- LOUISE .
Paroles de M. Arnault, musique de M. Méhul, membres de l'Institut.
LES FEMMES .
Odoux printems , descends des cieux ,
Dans tout l'éclat de ta parure.
Consolateur de la Nature ,
Viens ajouter encore aux charmes de ces lieux ;
Parfume ces bosquets , et sous nos pas joyeux
Déroule tes tapis de fleurs et de verdure .
LES HOMMES.
Ne crains pas aujourd'hui d'exaucer nos désirs :
Ce n'est plus la voix de Bellone
Qui te presse à grands cris d'abréger ses loisirs ;
Ce clairon qui sonne ,
Cebronze qui tonne ,
C'est le signal des jeux , c'est la voix des plaisirs .
LES FEMMES .
Mars lui-même a cédé la Terre
Gg
458 MERCURE DE FRANCE ;
Au seul Dieu que la paix ne puisse désarmer.
Sous un cielplus serein , vois tout se ranimer ,
:
Tout s'attendrir , tout s'enflammer :
Sur le chêne , sous la bruyère.
Vois , cédant au besoin d'aimer ,
L'aigle altière elle-même oublier son tonnerre .
LES HOMMES .
Mêlés aux citoyens , vois ces nombreux guerriers ,
Sous des myrtes nouveaux cachant leurs vieux lauriers ,
Pour la première fois , oublier les conquêtes ;
Vois le Français , vois le Germain
Se tendre noblement la main
Et s'inviter aux mêmes fêtes .
CHEUR .
Entends la voix qui retentit
Des rives du Danube aux rives de la Seine ;
Entends la voix qui garantit
Un long règne au bonheur que ce grand jour amène.
CHOEUR GÉNÉRAL .
Dieu de paix ! Dieu témoin du serment solennel
Qui couronne notre espérance ,
Rattache par ce noeud d'un amour éternel
Les destins de l'Autriche aux destins de la France.
Ce noeud qui joint la force à la bonté ,
Ladouceur au pouvoir, les grâces au courage ,
Ce noeud qui joint la gloire à la beauté ,
Grand Dieu , de ta faveur déjà nous offre un gage ;
Bénis , pour nos fils et pour nous ,
Le voeu qu'un couple auguste à tes autels profère.
En jurant leur bonheur , deux illustres époux
Ont juré celui de la Terre.
Que ce bonheur s'étende à la postérité!
O NAPOLÉON ! Ô LOUISE !
Que votre règne s'éternise
Sans cesse rajeuni par la fécondité !
De votre auguste amour , terme de tant d'orages ,
Ce vaste Empire attend ses rois :
Que votre hymen , dont ils tiendront leurs droits ,
Soit un bienfait pour tous les âges !
:
1
AVRIL 1810. 459
LA VISION DU VIEILLARD
DANS LA NUIT DU 12 DÉCEMBRE 1791.
STANCES.
:
COMME , au pressentiment des soudaines tempêtes ,
La foudre encor repose au-dessus de nos têtes ,
Mais de feux précurseurs le ciel est embrasé ;
Unnoir frissonnement gonfle la plaine humide ,
Etle vanneau timide
Secache au fond du nid dans les algues creusé :
Tels les jours orageux s'annonçaient à la France.
Cependant, sur les monts que baigne la Durance ,
Près des lieux où Pétrarque a soupiré ses vers ,
Habitait ( les coteaux que l'olivier décore
S'en souviennent encore ) ,
UnPontife blanchi par quatre-vingts hivers.
:
Les honneurs , la puissance, avaient orné sa vie;
Mais à leur vanité , du repentir suivie ,
Solitaire , il disait un éternel adieu ;
Etcontent de parer , sous le chaume rustique ,
Son autel domestique ,
Détrompé des humains , il s'élançait vers Dieu.
F
:
«Entends , Dieu de bonté , ma douleur gémissante ;
> Veille sur un grand peuple , et que ta main puissante
> Détourne les fléaux dont il est menacé :
> Le ciseau , le burin , les pages de l'histoire ,
• Tout répète sa gloire ;
> Du rang des nations serait-il effacé ? »
Ainsi montait aux cieux la nocturne prière ,
Quandle temple s'ébranle ; un faisceau de lumière
Eclipse de l'autel les flambeaux pâlissans ,
Et , de la profondeur du sacré tabernacle ,
Unprophétique oracle
Porte au prêtre étonné ces célestes accens :
!
< Vieillard , de longs malheurs désoleront la terre ;
» Mais , clément dans la paix , terrible dans la guerre ,
Un homme apparaitra , par ma main suscité :
Gg2
460 MERCURE DE FRANCE ;
1
> J'imprime sur son front le sceau de ma puissance;
La Force et la Constance ,
>> Ministres assidus , marchent à son côté.
» L'Aurore à l'Occiden racontera sa gloire ;
» Les siècles périront ; mais non pas sa mémoire;
» Les rois même avoûront qu'il doit régner sur eux :
» Son nompénétrera jusques en ces rivages
» Désolés et sauvages ,
> Où du soleil jamais n'ont pénétré les feux.
> Quand de ses propres mains ton pays se déchire ,
» Le géant fait trois pas et la discorde expire ;
> De la nuit du chaos tout est créé par lui ;
› Du ciel vois redescendre , à sa voix protectrice,
> Les lois et la justice ,
>>Et la religion leur immortel appui.
> Devant son trône , un jour , levant leur maintimide ,
> Trente peuples , couverts de sa puissante égide ,
> S'écriront : Par toi seul nous sommes triomphans ;
> Éternise le cours de nos destins prospères ,
> Et , bienfaiteur des pères ,
» Sois à jamais aussi bienfaiteur des enfans.
> Fais retentir nos bords des chants de l'hyménée ;
> Que d'une auguste épouse , en tes bras amenée ,
> Sortent les héritiers d'un sceptre glorieux ;
» Que le léopard tremble et rugisse à leur vue ,
:
> Tandis que dans la nue
> S'enfonce avec fierté l'aigle victorieux.
> Le Héros entendra leur prière plaintive ;
» La foudre dans ses mains reposera captive
• Des rives de la Seine aux plaines de Memphis :
» L'Hymen lui sourira ; de sa couche féconde
> Naîtra la paix du monde ,
> Et la fille des rois lui donnera des fils .
> Le Seigneur ne fait point une vaine promesse .
» Au moment où je parle , un concert d'allégresse
» Sur les bords du Danube a retenti soudain ;
> De grâces , de vertus LOUISE couronnée .
> Naît, et sa destinée
> Est promise au vainqueur du Tibre et du Jourdain.
AVRIL 18ιο. 461
La voix se tait. Alors, par un nouveau miracle ,
Sur le disque de feu jailli du tabernacle ,
Une invisible mai grava : NAPOLÉON.
Le saint vieillard s'incline , et , dans le sanctuaire ,
Sa voix octogénaire
Chantajusqu'au matin l'hymne de Siméon.
E. AIGNAN.
STANCES sur le Mariage de S. M. NAPOLÉON-LE-GRAND aveo
l'Archiduchesse MARIE-LOUISE.
Le printems renaît , l'air s'épure ;
Flore projette ses moissons ,
Et sur un trône de verdure
Elle sourit à ses boutons .
Zéphyr a chassé les orages ,
Sombres enfans des noirs hivers ,
Et des hôtes de nos booages
L'aurore éveille les concerts.
Ainsi , notre reine en silence
Déjà médite ses bienfaits ,
Et sur le trône de la France
Elle sourit à ses sujets .
:
Aux cris horribles de la guerre
Succèdent les hymnes touchans;
L'amour vient consoler la terre ,
L'hymen vient inspirer nos chants .
O Louise ! auguste princesse ,
Amourduplus grand de nos rois !
Soyez fière de sa tendresse ,
Soyez heureuse de son choix.
Vous que si haut il a placée
Pour votre gloire et son bonheur ,
Vous occupez dans sa pensée
Le rang qu'il tient dans notre coeur .
Contemplez sur votre passage
Les flots de son peuple nombreux :
Il vous confond dans sonhommage ,
Il vous réunit dans ses voeux.
こ
را
462 MERCURE DE FRANCE ;
La foule inonde les portiques
De nos temples religieux ;
Vos noms unis dans ses cantiques
Vont frapper la voûte des cieux.
7
๕Dieu ! dit la France prosternée ,
> Exauce ton peuple chéri ,
> Féconde l'auguste hyménée
> Que tes ministres ont bénî.
> Que du Danube et de la Seine
> Les flots amis coulent en paix ,
> Par une indissoluble chaîne
> Unis monarques et sujets.
> Comble d'heureuses destinées
> Celui qui me créa des lois ;
> Egale ses belles années
> Aux jours heureux que je lui dois;
> Et fais qu'une reine chérie ,
:
> Grâce à cet hymen fortuné
31.
,
> Rende au sauveur de ma patriei
> Tout le bonheur qu'il m'a donné!!
1
B. DE ROUGEMONT.
VERS adressés à leurs Majestés Impériales et Royales , le jour
deleurmariage.
A L'EMPEREUR .
Héros , dont le génie enchaîna la victoire ,
Eteignit la discorde et fit tomber nos fers ;
Qui de l'art de régner avez porté la gloire
Plus loin que tous les rois qu'admire l'univers !
Au grand Napoléon , parmi les Dieux qu'on aime ,
Le seul hymen avait différé sa faveur ;
Mais il cède à nos voeux , et son pouvoir suprême
De votre Empire immense a comblé le bonheur.
Sire , de vos sujets émotions profondes !
Ils viennent vous offrir leurs respects , leur amour ,
Et bénissent le ciel qui promet , en ee jour ,
Des princes aux Français , et lapaix aux deux mondes.
AVRIL 1810.1 463
A LIMPÉRATRICE.
1.
Lorsqu'un illustre choix vous peignit à la France
Telle que l'Eternel se plut à vous former ,
Le grand peuple , enivré de joie et d'espérance ,
Sentit jusqu'à quel point il saurait vous aimer ;
Apeine il vous a vue , et déjà , sur vos traces ,
De l'esprit , des talens , des vertus et des grâces ,
Célébrant , à l'envi , l'accord majestueux ,
Il rend grâce au héros , dont le vaste génie
Met , par l'auguste hymen qu'il voue à la patrie ,
Un terme à notre crainte , et le comble à nos voeux...
7
AMALRIC , chefde la tre division
de la grande chancellerie de la Légion d'honneur.
ENIGME.
Je suis un petit pain et sans mie et sans croûte ;
J'entre à sec au palais , je n'en sors que mouillé ;
Je sers à mettre le scellé ,
Je pars en poste , je fais route ,
J'arrive sain et sauf et sans m'être lassé ;
Apeine on me reçoit que me voilà brisé ,
Et c'est-là tout le bon office ,
Que l'on accorde à mon service.
S ........
LOGOGRIPHE. :
QUELQU'OBSCUR qu'en lui-même on répute mon nom ,
Je jouis aujourd'hui d'un assez grand renom .
Avec l'aide d'un bon génie ,
Clio , Terpsichore et Thalie ,
Du coin du feu m'ont fait voler
Auplus haut rang où mortel puisse aller.
Aussi chaque amateur , épris de mon mérite ,
S'empresse-t- il de me rendre visite ;
厂
Et pour m'entendre et pour me voir
On voit tout Paris se mouvoir.
464 MERCURE DE FRANCE ,
Lecteur, si tu me décomposes ,
Dans mes dix pieds on voit , entr'autres choses ,
Unmétal qu'on prise en tout lieu ;
Le séjour des saints et de Dieu ;
Un fleuve qui tout fertilise
Au pays qu'il parcourt ; ce qu'on brûle à l'Eglise ;
Un animal majestueux ,
Moins féroce que courageux;
Un lieu qu'habite l'insulaire ;
Unepieuse solitaire ; ...
Lorsqu'on abu le vin , ce qui reste au tonneau ;
Lamatière qui sert , soit à tisser un voile ,
Soit à tisser la fine toile ,
Dont un douillet couvre sa peau ;
Le titre de celui dont je devins la femme;
De la société ce qu'on peut nommer l'ame;
Un humide séjour ;
Une figure faite au tour ;
Ce qui tient deux objets ensemble;..
Unoiseau riche en plume auquel un sot ressemble ;
Pour les étés un léger vêtement ;
Un côté d'où nous vient le vent ;
De l'oiseau nouveau né l'asyle tutélaire,
Denos deux yeux la demi-paire ;
Uncoffret pour les diamans;
Aumoins quatre départemens ;
L'espace qu'on parcourt jusques àperdre haleine ;
Le pays d'outre-mer d'où nous vient l'indienne .
J'enferme encore un Empereur romain,
Crapuleux , injuste , inhumain ;
Unsigne avant-coureur de la décrépitude;
Ce qu'à porter un mari trouve rudę ,
Quand de plaire à sa femme il se fait un devoir;
Le repas de midi qu'on ne fait plus qu'au soir ;
Ce que produit un champ qu'on laisse sans culture ;
Unterme qui se prend parfois pour une injure;
Un cadeau de quelque valeur ;
Ce qu'au tribunal un voleur
Cherche à faire ; ce qu'à l'enfance
Un maître doit apprendre ; un banquet où la danse
Ne vient jamais qu'après la panse;
Ce que l'amante à son amant
AVRIL 1810 . 465
Doit dire jusques à l'instant
Qu'elle a dit oui ; ee qu'au théâtre
Ondistribue à chaque acteur ;
Unbrave du tems d'Henri- quatre ;
Le nom que l'on donne au vaurien ;
Et puis encor ... quoi , lecteur ? .. rien.
S ........
CHARADE .
CHEZ ton fils marié tu trouves mon premier
Qui peut être pour lui bon ou mauvais dernier.
Dieu veuille àjamais te garder
Que ton fils , à son tour , devienne mon entier !
$........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Vermicel.
Celui du Logogriphe est Lardoire, dans lequel on trouve : rôle,
rade , aire , air , Doire , île , ire, loi , ladre, ois , ride, or , Loire, aile.
Celui de la Charade est Four-mi .
SCIENCES ET ARTS.
ATLAS ÉLÉMENTAIRE , ou Nouvelle méthode d'enseignement,
par le moyen de laquelle on peut apprendre la géographie
dans un court espace de tems , à l'usage des
colléges , maisons d'éducation , et des personnes qui
veulent apprendre promptement cette science ; avec
deux planches et huit cartes . A Paris , chez Mme veuve
Hocquart , libraire , rue de l'Epéron , nº 6. ( 1810. )
QUAND on considère le nombre et la variété des expédiens
imaginés par les auteurs et par les libraires pour
capter l'attention et l'argent du public , on ne peut s'empêcher
d'en être émerveillé . Quelquefois on annonce un
ouvrage nouveau ; il traite de tel ou tel sujet déterminé ;
il est profond , lumineux , méthodique ; en un mot , il
est parfait , il est indispensable à tous ceux qui s'occu
pent spécialement de la même matière : vous l'achetez ;
ce n'est qu'une mauvaise compilation. Un livre a paru
depuis long-tems ; il ne se vend point ; on n'en parle
même pas ; on ne se souvient plus qu'il existe. L'occasion
est excellente pour réveiller le public et le tirer de cette
léthargie mortelle. On change seulement la première
page et la dernière , la fin et le frontispice. Sur celui- ci
on met nouvelle édition : ce sera , si vous voulez , la seconde
ou la troisième ;"au besoin vous pourrez dire la
quatrième ; personne ne pourra se procurer un exemplaire
des précédentes pour vous contredire . On annonce
le nouveau livre ainsi rajeuni ; les gens s'étonnent
de son succès ; ils veulent le connaître : volontiers
ils se reprocheraient d'avoir laissé passer les éditions
précédentes . Quand ils sont désabusés, le livre est vendu .
Voulez-vous un autre genre de spéculation ? Voici un
homme qui fait de petits livres avec de grands auteurs ;
il les découpe , les taille , les recoud , les rajuste à sa
manière ; il mettra tout le génie du plus grand philosoS.
+
F
B
1
F
1
1
1
MERCURE DE FRANCE, AVRIL 1810. 467
phe dans un in-18 , et il assure que vous n'y perdez rien
d'important : mais , par compensation , il y en a d'autres
qui font de gros livres avec de tout petits ouvrages ; its
les impriment en grands caractères , avec des notes , des
variantes , des commentaires , des imitations . Une petite
pièce fugitive qui se serait noyée dans l'océan des almanachs
, prend ainsi une masse qui l'empêche de se perdre
; c'est un volume. Enfin , il n'est rien dont on ne
s'avise pour exciter l'appétit du public. C'est un art qui
a ses combinaisons , ses hasards , ses ruses , ses stratagêmes
comme la guerre. Il y faut beaucoup de tact , d'expérience
et de connaissance des hommes pour pressentir
ce qui plaira , ce qui ne plaira pas , ce qui attirera la
vogue , ce qui n'aura aucun débit ; pour prévoir et saisir
les occasions favorables ; car tel livre ne valait rien
l'année dernière qui se vend aujourd'hui , et tel autre se
vendait alors , qui aujourd'hui ne vaut plus rien. Le
tableau de ces spéculations , le détail de celles qui ont
réussi ou manqué , formerait une sorte de thermomètre
moral , dont les indications pourraient bien ne pas être
inutiles à l'histoire littéraire de chaque siècle.
Mais , dira- t- on , quand le nombre des mauvais ouvrages
qui s'impriment serait encore plus grand qu'il ne
l'est aujourd'hui , pourvu qu'il en paraisse aussi de tems
en tems quelques-uns de bons , qu'importe que les autres ...
ne vaillent rien ? Les mauvais ont aussi leur utilité. Cela
a fait vivre l'auteur , le libraire , le relieur , l'imprimeur ,
le fabricant de papier , le chiffonnier , le marchandd'encre
, et une foule d'ouvriers de toute espèce. Vous vous
êtes ennuyé ; soit , mais grace à votre ennui tous ces gens
ont pu subsister et élever leur famille . Ce livre qui vous
a déplu retournera bientôt sous le pilon de la papeterie.
Quand il aura été bien lavé , broyé , et réduit en pâte ,
les sottises dont on l'avait rempli auront disparu ; on en
fera de nouveau papier blanc sur lequel on pourra écrire
les plus belles choses du monde , et de là résultera une
nouvelle circulation de travail et d'argent . Il ne faut donc
pas tant se déchaîner contre les mauvais auteurs , quand
d'ailleurs leurs écrits n'ont rien de dangereux . Fort bien ;
mais , si par hasard un de ces auteurs obtenait un pri468
* MERCURE DE FRANCE ,
1
vilége qui obligeât tout le monde à le lire , ne serait-ce
pas une faveur très-nuisible , et ne serait-il pas juste de
s'y opposer avec toute l'autorité de la raison ? Or , voilà
précisémentoù tendenttous ces compilateurs de méchans
livres à l'usage de la jeunesse , ces prétendus inventeurs
deméthodes abrégées pour tout apprendre , qui ignorent
eux-mêmes les premières notions de ce qu'ils veulent
enseigner. Et s'ils ne parviennent pas toujours ,
comme ils s'en flattaient , à s'introduire dans les écoles
publiques , leur influence bornée à une seule maison
d'éducation , ou même au cercle étroit de quelques écoliers
, est encore assez funeste. Pour moi , quand je rencontre
de pareils livres , je ne puis m'empêcher de songer
que peut-être un pauvre père de famille sera obligé de
se priver du nécessaire pour les donner à ses enfans ; et
je crois faire une bonne action en en faisant justice.
Ces réflexions s'appliquent parfaitement à l'atlas soidisant
élémentaire qui fait le sujet de cet article. Si l'on
encroitune longue annonce , insérée à la fin de l'avant
dernier N° du Mercure , dans ce journal même où l'on
s'efforce d'être juste , vrai et impartial , cet Atlas élémentaire
serait un petit chef-d'oeuvre. Il est , dit- on ,
précédé d'un traité élémentaire de géographie , dont la
précision et l'exactitude ne doivent rien laisser à désirer;
ilprésente sur l'état politique actuel des nations les renseignemens
les plus modernes ; les cartes sont construites
avec une précision rare . On va voir jusqu'à quel point ces
annonces sont véritables (1) .
(1) On ne peut attribuer à aucun des rédacteurs du Mercure les
petites phrases apologétiques qui suivent quelquefois le titre des livres
nouveaux dans notre article Annonces. Dans cet article on ne fait
autre chose que copier les annonces de livres , telles que les publient
les libraires dans leurs catalogues . Ces mêmes ouvrages sont ensuite
examinés et jugés par les rédacteurs . C'est à leurs extraits seuls que
le public doit accorder sa confiance.
Au reste , nous supprimons le plus souvent , dans les annonces des
livres nouveaux , ces avertissemens des libraires qui ont intérêt à
prôner d'avance les ouvrages qu'ils publient. C'est par inadvertance
que l'on a imprimé , dans son entier , à la fin du No du 7 avril , l'annonce
de l'atlas dont on rend compte dans cet article.
(Note du directeur du Mercure. )
AVRIL 1810 . 469
T
-
1
}
Je commence par les cartes; c'est ce qu'il y a de plus
curieux . On y trouve d'abord trois figures , celle de la
sphère armillaire , et deux autres représentant des
cercles, divisées en bandes transversales ; l'une pour
montrer l'effet des zones ou climats , l'autre pour montrer
les effets de l'obliquité de l'écliptique. Au haut de
la planche on lit : Géographie mathématique , voilà
en quoi elle consiste. Dans une planche en regard on
a la géographie physique ; celle-ci est expliquée par
un dessin où l'on a figuré des continens , des mers ,
des îles , des promontoires , des caps , des dunes , des
marais , des rivières , des étangs , des canaux , des
archipels , des montagnes , le tout de fantaisie et d'imagination
: il y a jusqu'à des écueils et des sources.
Pour de la proportion entre les parties , on sent qu'elle
n'était pas nécessaire , aussi n'y en a-t-il pas du tout,
On y voit des jetées plus grandes que des bras de
mer , des canaux énormes , qui n'ont coûté d'autre peine
que de mettre un peu de couleur verte entre deux lignes
droites parallèles ; enfin ce qui complète la beauté de ce
tableau , quoique la terre et les mers y soient représentées
à vue d'oiseau , comme sur un plan , les montagnes et les
écueils y sont peints de profil , ce qui fait beaucoup
mieux sentir leur prodigieuse élévation .
Pour les cartes géographiques , qui, suivant l'annonce,
sont construites avec une précision rare , j'avoue en effet
qu'on ne peut leur reprocher aucune erreur topographique
; car il n'y a pas une seule ville qui y soit marquée
, pas un seul état dont l'intérieur soit détaillé; leurs
contours seuls sont indiqués . On y reconnaît de même
les divers continens par des configurations analogues à
celles qu'on a coutume de leur donner dans les cartes
géographiques véritables : le tout divisé en carreaux par
des cercles de longitude et de latitude et peint de rouge ,
verd , bleu , jaune , forme une enluminure à-peu-près
pareille à un papier marbré. Voilà comment sont faites
ces cartes construites avec une précision rare .
L'idée de l'auteur a été que les élèves indiquassent euxmêmes
la place des villes et de tous les autres détails ,
d'après leur longitude et la latitude supposées connues.
470 MERCURE DE FRANCE ,
Cela serait possible si l'élève avait eu long-tems sous les
yeux de bonnes cartes où ces détails fussent bien indiqués .
Alors , en les lui faisant souvent copier et dessiner , les
contours des pays et la situation des lieux se graveraient
dans sa mémoire , et il finirait par les disposer trèsexactement.
Cela se peut faire encore avec des cartes
découpées en morceaux mobiles dont la configuration
aide la mémoire de l'enfant et lui sert pour retrouver
leur position. Mais remplir la tête d'un pauvre enfant
de longitudes et de latitudes exprimées en nombres ,
en nombres qui n'ont aucun rapport les uns avec les
autres , et lui faire apprendre ainsi par coeur le tableau
des positions géographiques , c'est un excellent moyen
de le rendre imbécile pour sa vie , ou au moins de lui
faire abhorrer une étude si ennuyeuse et si stérile .
Ce qu'il y a de particulier, c'est que l'auteur, malgré
la simplicité de ses cartes , a encore trouvé le secret d'y
faire beaucoup d'erreurs et des erreurs que l'on ne croirait
jamais possibles dans un livre imprimé. Par exemple,
dans la mappemonde , l'exactitude l'a porté à joindre à
la Nouvelle - Hollande la Terre de Vandiemen , et à
supprimer le détroit de Bass , et les îles qui s'y trouvent.
Le cap Comorin est placé au moins à trois degrés de
latitude de sa position véritable , et dans l'Europe , l'Estramadure
s'est trouvée amincie entre le Tage et le Mondégo
, de manière à former une presqu'île bien marquée.
En Asie , l'île de Bornéo se trouve coupée en deux par
un détroit de nouvelle espèce découvert par l'auteur , ou
bien, comme le nom ne nous gêne pas dans nos suppositions
, peut-être l'une de ces divisions est-elle une des
petites îles voisines de Bornéo ; mais alors elles se trouvent
furieusement agrandies , et Bornéo elle-même est bien
écornée. En général , les îles ont été maltraitées . L'auteur
n'indique pas le moindre vestige des îles aleutiennes ,
au moyen desquelles on croit que les Américains et les
Asiatiques communiquent dans le tems des glaces . Les
marins qui iront aux Indes chercheront en vain à relacher
aux îles Laquedives . Plus loin la Nouvelle Guinée
leur offrira des côtes toutes différentes de celles qu'ils y
ont vues jusqu'à présent , et s'ils voulaient naviguer dans
AVRIL 1810 . 47
l'archipel du Japon , ils seraient absolument perdus . On
les prévient aussi de ne pas faire leur point sur les
nouvelles cartes , car elles sont construites sur un genre
de projection qui pourrait les embarrasser . Les pays
situés près de l'équateur , sont tracés d'après la projection
de Mercator. Les méridiens et les parallèles y
sont rectilignes , mais à partir du Tropique les méridiens
convergent subitement vers le pôle d'une manière tout-àfait
extraordinaire. Cette révolution imprévue produit ,
dans les extrémités orientales de l'Asie , une nouvelle
terre sous forme de parallélogramme qui remplace le
pays des Tchuktchi et des Kamschatdales .
La meilleure carte est celle de l'Afrique. Comme on
n'a presque point de données positives sur l'intérieur de
cette partie du monde , elle est presque toute peinte
d'une seule couleur. Cependant des gens minutieux
pourront critiquer la position du lac Maravi , jeté au
hasard sur ce grand continent à 5 ou 6 degrés de longitude
du lieu où on le croit placé . L'océan Atlantique méridional
, que l'on pourrait appeler le désert des eaux ,
est encore privé d'un de ses oasis . L'île Saint-Hélène a
entiérement disparu ; et c'est avec peine que nous annonçons
cette nouvelle aux navigateurs. L'Amérique a de
même éprouvé quelques pertes . Elle a perdu toutes les
montagnes situées dans sa partie septentrionale . Le haut
plateau du Mexique n'existe plus , les Bermudes, et
beaucoup d'autres îles ont éprouvé le même sort .
J'ai dit que ces cartes ressemblaient à du papier marbré;
cela est sur-tout vrai pour la carte de France ,,
divisée en départemens : mais ici , l'auteur jaloux de
remplacer partout des idées par des nombres , s'est avisé
d'une invention qui est véritablement un trait de génie . Il
adonné à chaque département un numéro pour exprimer
la force de la population ; et les nombres les plus considérables
indiquent les départemens les plus peuplés . De
sorte que l'élève n'a pas besoin , par exemple , de savoir
que le département du Rhône renferme un grand nombre
de fabriques de soieries et d'autres produits de toute
espèce ; il lui suffit de savoir qu'il est numéroté 109 ,
et il en a ainsi la plus juste idée. On sent que dans
472 MERCURE DE FRANCE ,
1
une évaluation aussi délicate , on peut bien pardonner
quelque inexactitude; par exemple , le département du
Liamone, qui contient 60,000 habitans , a reçu de l'auteur
le numéro 1 , quoique l'île d'Elbe , qui forme
aussi un département , ne renferme que 12,000 individus.
Il est vrai que l'auteur peut alléguer en sa faveur
une sorte de justification ; c'est qu'il a entiérement
oublié l'île d'Elbe , ainsi que la plus grande partie
des départemens italiens , quoique l'ouvrage soit daté
de 1810. L'auteur a donné le n° 2 au département des
Basses-Alpes , et ici il est plus difficile de l'excuser , car
en ouvrant seulement l'annuaire du Bureau des longitudes
, on y trouve le département des Basses-Alpes
placé par son rang alphabétique immédiatement entre
deux autres qui lui sont inférieurs en population , et à
l'un desquels , par conséquent , le n° 2 devrait , de préférence
, appartenir.
Je n'ai pas parlé d'une espèce de longue chenille qui
s'étend sur une partie de la carte de France , et dont on
retrouve des analogues dans quelques cartes de cet atlas.
A force d'y penser , je crois être certain que ces insectes
indiquent des chaînes de montagnes , et peut-être qu'en
les désignant de cette manière l'auteur a encore eu pour
but d'exercer la mémoire de ses élèves , comme il l'a fait
ailleurs par des chiffres et des numéros .
Je crois qu'il est inutile de pousser plus loin l'examen
de cet atlas élémentaire ; en voilà assez pour montrer
combien il est peu digne des éloges qu'il a usurpés dans
l'annonce. On conçoit difficilement qu'il y ait des auteurs
capables de composer de si mauvais ouvrages . On
conçoit encore moins comment il se trouve des libraires
qui les impriment ; mais ce que l'on ne conçoit pas du
tout , c'est que l'on parvienne à les faire annoncer avec
éloge dans des journaux destinés à maintenir les principes
de la raison et du goût. BIOT.
1
1.
LITTÉRATURE
1
1
1
!
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
de leurant
et de la dorinDE LA SE DES DIVERS SYSTÈMES D'ÉCONOMIE POLITIQUE ,
convéniens , de leurs avantages ,
plus favorable aux progrès de la richesse de nations
par M. CH. GANILH , avocat , ex-tribun .
in-8 : Chez Xhrouet , rue des Moineau
:
Deuxvol.
16
5.
n
It est incontestable que la science qu'on appelée
peut-être improprement , Economie politique , approche
plus qu'elle n'a jamais fait d'être entièrement éclaircie
On commence du moins à entrevoir qu'il peut s'y rencontrer
des principes sûrs , et que de ces principes découlent
nécessairement telles ou telles conséquences . On
sait , par exemple , qu'une nation riche et une nation
pauvre different beaucoup entr'elles ; que plusieurs
étaient pauvres qui sont devenues riches , et que d'autres
se sont appauvries ; que ces effets ont été souvent indépendans
de la fertilité du sol . On a recherché avec succès
quels pouvaient être les moyens par lesquels on obtenait
ces richesses si désirables , et quelles causes pouvaient
les détruire. On a trouvé que l'industrie , appliquée, soit
à la culture des terres , soit aux manufactures , soit au
commerce , contribuait à les accroître . On a recherché
quels étaient les procédés que suivait l'industrie , et l'on
est arrivé à entrevoir l'usage dont étaient les capitaux et
lesmonnaies ..
A Procédant ainsi , on a peu-à-peu élagué les idées systématiques
; on n'a admis que des faits constans , bien
analogues à ce que nous voyons , à ce que pratiquent
tous les jours les négocians , les administrateurs de la
fortune publique ; on est parvenu à établir quelques
bases solides , et à ne plus disputer que sur quelques
définitions et sur quelques conséquences. Il est même
très-probable que les révolutions politiques et commerciales
qui ont signalé la fin du dix-huitième siècle et le
Hh
EINE
474 MERCURE DE FRANCE,
commencement du dix- neuvième , de nouveaux Etats
créés , de- nouvelles cultures , de nouvelles routes ouvertes
au commerce , des routes anciennes fermées , la
civilisation gagnant du terrain dans les deux Amériques,
une cinquième partie du monde ( la Nouvelle-Hollande ,
ou Austrasie ) découverte et se peuplant par des colonies ,
il est probable , dis-je , que tous ces événemens , fournissant
de nouvelles données , des expériences rares , et
des rapprochemens curieux , avanceront beaucoup les
progrès de cette science long-tems problématique , et
désormais bien reconnue , de l'Economie politique.
Le but de M. Ganilh , dans l'ouvrage que j'ai sous les
yeux , a été de faire la revue de l'état où elle est maintenant
parvenue , soit pour constater ses progrès évidens ,
soit pour rendre plus faciles ses succès probables . Il a lu
les principaux ouvrages écrits sur ce sujet , et sur chaque
point il donne les opinions , sinon de tous , au moins de
plusieurs de ceux qui en ont écrit ; de Quesnay et de ses
sectateurs , de l'anglais Steuart , sur-tout du célèbre
Adam Smith , et après-lui de M. Germain Garnier , de
M. Say , dont le Traité d'économie politique est l'ouvrage
le plus complet que nous ayons sur cette matière ,
et de quelques autres moins connus ( je suis surpris qu'il
ne cite point le livre très -estimable de M. Simonde , sur
la richesse commerciale ) . Souvent M. Ganilh éclaircit ,
en les rapprochant, les opinions de ces divers écrivains ;
quelquefois aussi , je suis forcé de l'avouer , il les rend
confuses l'une par l'autre . En effet , lorsqu'une assertion
est mise en avant par un homme tel que Smith , par
exemple , et qu'il l'a fait précéder des définitions les
plus scrupuleuses , et l'a fait suivre des développemens
les plus étendus , si elle est crûment présentée et accolée
à d'autres assertions légérement avancées par des
écrivains peu instruits ou animés par des motifs personnels
, l'une perd ce qui la rend intelligible et solide , et
l'autre ce qui la montrerait futile et dépourvue de fondement.
Elles troublent l'esprit du lecteur de bonne-foi ,
qui , en achetant un livre d'économie politique , cherche
des faits , des explications et des raisonnemens solides ,
de l'instruction enfin.
AVRIL 1810 . 475
م ل
Que serait-ce si M. Ganilh , qui a peut-être eu tort de
traiter cette science comme un procès dont il aurait été
te rapporteur , n'avait pas toujours parfaitement saisi le
sens et la valeur des raisons apportées par les divers
avocats ? Or on ne peut disconvenir que , soit par la
faute des traductions qu'il a consultées , soit à cause de
la rapidité de son travail , il n'ait commis à cet égard
quelques erreurs . Par exemple , lorsqu'il dit (1) que
Smith a distingué trois sortes de capitaux : 1º celui qu'on
réserve à la consommation immédiate et qui se compose
de vivres , d'habits , de meubles , de maisons de campagne
et de tous les objets d'agrément ; 2° celui qu'il
appelle le capital fixe , et qui se compose des machines ,
des instrumens qui abrègent et facilitent le travail , des
bâtimens utiles , de l'amélioration des terres , et des
talens dont est pourvu chacun des membres de la société ;
3º celui qu'il appelle le capital circulant et qui se compose
de toutes les provisions de matières brutes ou manufacturées
, des métaux monnayés , etc .; il est évident,
dis-je , pour tous ceux qui connaissent l'Economie politique
, que M. Ganilh présente bien l'idée de Smith
relativement à ces deux dernières sortes de capitaux ,
que Smith subdivise même en plusieurs autres , mais
qu'il se trompe sur ce qu'il range dans la première division.
Smith savait trop bien ce qu'on entend en anglais ,
comme en français , et ce que les négocians de tous les
pays entendent par un capital , pour donner ce nom
aux produits qui sont destinés à la consommation d'agrément
, et qui sont précisément distraits de ceux qu'on
destine à usage de capitaux , c'est-à-dire , des valeurs
qu'on amasse soit pour les faire valoir par soi-même
soit pour les prêter à d'autres , et qui , dans tous les cas ,
doivent servir à la reproduction . M. Ganilh paraît avoir
confondu dans Smith le mot Stock , qui veut dire la
masse générale des produits d'une nation ou d'un particulier
, le fonds, dans lequel on puise et les consommations
annuelles et ce qu'on ajoute à ses capitaux , et
le mot capital , mot consacré à désigner cette portion
(1) Tome I , page 275.
,
Hh2
476 MERCURE DE FRANCE ,
des produits qu'on réserve pour mettre en activité une
industrie quelconque (2) .
M. Ganilh décide nettement , contre Smith , que tous
les peuples ont le plus grand intérêt à préférer le commerce
étranger au commerce intérieur. Cependant Smith donne
de fort bonnes raisons pour prouver que les profits du
commerce de l'intérieur à l'intérieur , pris en masse , sont
plus considérables que les profits faits sur le commerce
étranger , que les affaires commencées et terminées plus
promptement, répètent ces profits plus souvent , etc. etc.
et peut-être que si M. Ganilh avait quelques connaissances
commerciales de plus , il sentirait combien Smith
a raison. Il se défierait du moins beaucoup plus de son
opinion , lorsqu'elle est en opposition avec celle d'un'
écrivain aussi judicieux , aussi profondément instruit ,
qui avait vu , connu et apprécié tous les hommes célèbres
de son tems enAngleterre et en France , qui , avant
d'écrire sur l'économie politique , l'avait professée pendant
treize ans à Glascow , et qui doit être considéré
comme le père de cette science , puisque le premier il l'a
fait rentrer dans le domaine des idées positives .
Ce n'est pas dans un extrait que l'on peut combattre
la doctrine de M. Ganilh sur ce point , doctrine que je
crois heureusement très-fausse; je ferai seulement remarquer
en passant que ces questions-là ne sont pas si
oiseuses , et qu'il n'est pas si inutile de les approfondir
que beaucoup de gens voudraient le faire croire : c'est
ce principe soutenu par Davenant , par Forbonnais , et
autres antagonistes surannés du système suranné des
Economistes , qui a causé la plupart des guerres du
siècle passé , et qui inspire maintenant encore au gouvernement
anglais des prétentions injustes pour obteni
des avantages imaginaires .
Si M. Ganilh , malgré les excellentes choses qu'on
trouve dans son livre , s'est quelquefois trompé en attaquant
des écrivains recommandables , il ne s'est pas
moins trompé dans d'autres occasions en défendant les
principes de quelques autres auteurs . Il paraît avoir une
(2) Richesse des Nations , liv . II , chap. I.
AVRIL 1810 . 477
a
:
5:
:
i
3
1.
1
prédilection particulière pour le comte de Lauderdale
qui a publié , il y a peu d'années , des Recherches sur la
nature et l'origine de la richesse publique , dont il a paru
une traduction en France , il y a deux ans ; or , je suis
fâché de le dire , M. de Lauderdale a prouvé dans cet
ouvrage que les procédés de l'industrie et du négoce
lui étaient absolument étrangers , et quoiqu'on soit un
lord , il me semble qu'on doit au moins les connaître
avant d'écrire sur l'économie politique , autrement on
court le risque de faire souvent sourire le plus mince
manufacturier. Le comte de Lauderdale , disciple de
notre contrôleur-général Calonne , en économie , prétend
que l'accumulation des capitaux , ce nerf de toute
industrie , est très- funeste à l'accroissement de la richesse,
et que les caisses d'amortissement qui servent à éteindre
les charges des gouvernemens , et à rendre des capitaux
à l'industrie , sont des inventions diaboliques. Je ne dis
pas que M. Ganilh , dont le livre est celui d'un écrivain
éclairéet animé de l'amour du bien public , adopte toutes
ses conséquences , mais il adopte quelques-unes des
prémisses qui y mènent.
Si quelques parties de l'ouvrage de M. Ganilh sont
susceptibles d'être critiquées , il en est beaucoup d'autres
qu'on pourrait citer avec éloge ; j'en aurais donné
pour preuve son morceau sur les banques , s'il n'avait
pas été trop étendu pour trouver place ici. Il prouve aussi
très-bien que la corruption et la fin déplorable de quelques
nations de l'antiquité , qu'on a attribuées à leurs
richesses excessives , ne doivent être imputées qu'à la
concentration de ces mêmes richesses dans un petit nombre
de mains qui n'en pouvaient faire qu'un usage
funeste , tandis que le système économique des nations
modernes qui permet aux plus riches de placer leurs
capitaux d'une manière favorable à l'industrie et à la
production , met ces nations à l'abri des mêmes excès et
des mêmes malheurs .
!
Mais après que j'aurais indiqué de nombreux morceaux
dignes d'ètre loués dans le livre de M. Ganilh , je
ne pourrais éviter d'en blâmer le plan. Ce n'était pas sur
les systèmes en économie politique qu'il fallait écrire ;
478 MERCURE DE FRANCE ,
c'était sur l'économie politique elle-même. Que nous
importe ce que Child , Steuart , Quesnay , Gagliani et
d'autres peuvent avoir pensé sur telle et telle matière ?
Nous voulons savoir ce qui est et non ce qu'on a supposé.
Il faut donc toujours partir des faits et des raisonnemens ,
et jamais des opinions . Si l'on se borne à copier les définitions
que tels ou tels ont données de la nature des
richesses , des monnaies ; si l'on cite une critique de
l'un , une observation de tel autre sur le commerce ou
la consommation , sans développer le plus souvent leurs
motifs et leurs raisonnemens , on ne met pas le lecteur à
même de les apprécier , on n'augmente réellement pas la
masse de ses connaissances . Et lorsque par hasard , en
rapportant isolément l'opinion d'un auteur , on laisse
apercevoir qu'on a entiérement négligé ou méconnu la
valeur et l'importance de ses preuves , alors le lecteur
attentif peut supposer que vous avez fait un livre en
consultant la table des matières des autres livres . Je ne
demande pas à un écrivain moderne l'extrait de ses lectures
, je lui en demande le résultat ; qu'il me fasse grace
de ses études , et me présente seulement ce qui vaut la
peine d'être étudié . Reproduire les essais , les tâtonnemens
, les doctrines abandonnées , quelquefois les nonsens
des premiers qui ont écrit sur une matière quelconque
, ce n'est pas l'éclaircir , c'est la replonger dans
les nuages dont il faudrait au contraire la retirer.
Qui ne voit d'ailleurs que faire consister l'économie
politique dans l'histoire des opinions , c'est en refaire
une science d'adeptes , c'est la replacer sous le joug de
l'autorité , c'est-à-dire , rétablir ce qu'on a eu tant de
peine à détruire , et ce qui nuit si essentiellement aux
progrès de toutes les connaissances humaines , qu'on
n'avance jamais efficacement qu'en partant de la nature
des choses ?
Je soumets ces réflexions à l'auteur lui-même , qui est
trop éclairé pour ne pas les apprécier , et à l'activité
aux louables intentions de qui je me plais à rendre la
justice qui leur est due . S. F. D. C.
:
AVRIL 1810. 479
1
1
1
:
ESSAI HISTORIQUE SUR LA PUISSANCE TEMPORELLE DES PAPES ,
sur l'abus qu'ils ont fait de leur ministère spirituel ,
et sur les guerres qu'ils ont déclarées aux souverains ,
spécialement à ceux qui avaient la prépondérance en
Italie : ouvrage traduit de l'espagnol . -A Paris , chez
Lenormant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres-Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
- 1810 .
( DEUXIÈME EXTRAIT. )
Le dixième siècle s'ouvre par frente années de scandales
, qui , dans les âges précédens , étaient encore
inconnus à Rome. Trois femmes patriciennes, Théodora
, une seconde Théodora sa fille , et Marosie son
autre fille , y disposent tour-à-tour du pontificat . La
première fit élire Sergius III , qui fut depuis l'amant de
Marosie. Trois ans après la mort de Sergius , grace aux
intrigues de la seconde , on élut son amant Jean X , qui
fut d'ailleurs un pontife habile , un assez bon guerrier
même , et le vainqueur des Sarrasins . Après quatorze
ans de règne , il périt en prison , détrôné par Marosie ,
qui lui donna pour successeurs , d'abord deux de ses
favoris , Léon VI , Etienne VII , et enfin son propre fils
Jean XI , qu'elle avait eu du pape Sergius III , et non
d'aucun de ses trois maris . Albéric , autre fils de Ma--
rosie , mais légitime , ou passant pour tel , sans ôter le
pontificat à Jean XI , lui enleva l'autorité , qu'il exerça
lui-même en qualité de patrice. Il choisissait et gouver
nait les papes , redevenus de simples évêques de Rome.
<<Hors de la ville , dit l'auteur , ces papes ne possédaient
>>que des propriétés territoriales ; encore les avaient-ils
>>>inféodées pour en tirex parti. Une noblesse armée
>> s'était élevée dans leurs domaines , qui déjà n'étaient
>> plus leurs Etats , ou qui même ne l'avaient jamais été .
>>>On ignorait , dans ces tems barbares , l'art d'adminis-
>> trer au loin , l'art d'établir sur de grandes surfaces un
>>système énergique de centralité , de subordination , de
>> correspondance. Cet art ne s'est perfectionné que dans
>> nos tems modernes; et son absence , au moyen âge ,
480 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> fut peut- être l'une des principales causes de l'établis-
>> sement et des progrès de l'anarchie féodale .>>>
A cet aperçu rapide , et qui décèle si bien un esprit
exercé aux théories de l'art social , succèdent quelques
traits non moins heureux sur la situation où se trouvait
alors l'empire . A proprement parler, l'empereur d'Occident
avait disparu; s'abstenant de ce titre dans ses diplômes
, Henri l'oiseleur ne se nommait plus que l'avoué,
P'avocat des Romains ; tandis qu'Albéric indépendant ,
convoquait périodiquement ses concitoyens en assemblées
nationales , et gouvernait Rome sous des formes républicaines.
Mais les talens ne sont point héréditaires : Albéric
mourut , ne léguant que du pouvoir à son fils Octavien .
Celui-ci , jeune et mal habile , crut s'affermir en joignant
à l'autorité civile la dignité pontificale : c'était encore
trop peu pour sa faiblesse : intimidé par Bérenger , roi
d'Italie, ileutbesoin d'élire un empereur; ettout changea :
il acquit un protecteur; mais il se donna un maître : car
cet empereur fut Othon-le-Grand.
Prompt à secourir Jean XII , Othon dépose Bérenger
et Adalbert fils de ce prince , s'adjuge à lui-même l'Italie ,
reçoit l'hommage du pontife , dont il reconnaît l'autorité;
il paraît même l'étendre , mais il se réserve la souveraineté
de Rome et de son territoire , fait revivre dans toute
sa force le droit de confirmer l'élection des papes , et y
ajoute le droit de les déposer. Jean XII se ligue avec
Adalbert , son ancien ennemi , pour résister àun protecteur
si redoutable. Admonesté par l'empereur , comme
un enfant indocile et même un peu libertin , il se révolte
ouvertement ; mais il est vaincu : réfugié à Capoue , ily
lance une excommunication contre les évêques qui éliraient
un nouveau pape ; et ce nouveau pape n'en est
pas moins élu , sous le nom de Léon VIII , par un concile
qu'avait convoqué l'empereur. Des émeutes excitées
clans Rome y font rentrer Jean XII , qui se venge par
des proscriptions , et qui périt assassiné. Benoît V, élu
par les Romains , est bientôt forcé de rendre hommage
à Léon VIII ; mais tous deux meurent dans l'année : les
commissaires d'Othon font élire Jean XIII ; il est bientôt
chassé de Rome : Othon ly ramène en triomphe , et se
AVRIL 1810 . 481
T
1
1
souille lui-même , en autorisant des vengeances pontificales.
Au reste , ce prince reconquit en peu d'années
toute la puissance envahie par les papes , dans cette
espèce d'interrègne qu'avaient prolongé jusqu'à lui durant
plus d'un siècle les différens héritiers de Charlemagne.
Il voulait même faire de l'Europe chrétienne une
vaste république , en être le chefsuprême , en commander
les armées , en convoquer les conciles , en choisir les
pontifes , en créer les rois. Dans ces vues , qu'il ne put
réaliser , contraint de ménager les prélats allemands , il
leur accorda des droits régaliens ; et , pour affaiblir les
papes , il renforça le clergé qui déjà n'était que trop fort.
Le tableau général que présente ici l'auteur est tracé
avec un rare talent .
« Le clergé , tant séculier que régulier , acquérait ,
>> dans la plupart des contrées européennes , une puis-
> sance formidable , qui l'aurait été davantage encore , si
» déjà quelques symptômes de rivalité entre ces deux
>> clergés n'eussent entravé leur commun agrandisse-
>>>ment. Les couvens se multipliaient de jour en jour , et
>>s'enrichissaient presque sans mesure . On attendait fort
>> prochainement la fin du monde ; le terme des mille
>> années de l'église allait expirer ; et les donations à
>> l'église , spécialement aux monastères , passaient pour
>> la garantie la plus sûre contre la damnation éternelle.
»Du sein des cloîtres s'élevaient d'imposans personnages
>>devant qui s'abaissaient les trônes de la terre. Dunstan
>> s'élance de l'abbaye de Glaston pour gouverner la
>> Grande-Bretagne , sévir contre les reines , et mettre les
> rois en pénitence . Othon-le-Grand était , à cette épo-
» que , le seul prince chrétien qui dominât pleinement
>>l'autorité ecclésiastique ; et s'il restait chez quelques
>> peuples des idées ou des habitudes d'indépendance
>> civile , c'était encore parmi les Romains , au centre
>> même de la chrétienté . »
Dès-lors on entrevit en effet les premiers germes de
ces deux factions si connues depuis sous les noms de
Guelfes et de Gibelins : mais la liberté de Rome était le
principal objet du parti qui semblait tenir aux pontifes .
Bientôt le consul Crescentius , fils de Jean X et de la se
482 MERCURE DE FRANCE ,
conde Théodora , conçut la pensée de rétablir l'ancienne
république . Pour secouer le joug des deux Othon , qui
tinrent successivement de leurs mains débiles le sceptre
qu'avait su porter Othon-le-Grand , il crut devoir reconnaître
de, nouveau la souveraineté lointaine des empereurs
grecs . Après avoir exilé le pape Jean XV , qu'il ne
rappela qu'en le soumettant à l'autorité populaire , assiégé
lui-même dans le môle Adrien par Othon III , il crut
aux promesses de l'empereur , et périt victime de la perfidie.
Il eut des projets trop au-dessus d'un siècle où
s'étaient encore épaissies les vastes ténèbres du moyen
âge . Au reste , si , comme on vient de le voir, le clergé ,
dont l'ignorance était moins profonde que celle des peuples
, accrut dans ce siècle et son ascendant et ses
richesses , on a vu aussi que le pontificat suprême y fut
scandaleux , sans éclat et sans force. Othon-le-Grand
l'avait comprimé ; Hugues Capet ne daigna pas l'apercevoir
, lorsqu'il détrôna la race carlovingienne . « Hugues
>> ne s'adressa point à Jean XV, comme jadis Pepin à
>> Zacharie ; et le bonheur de ne point devoir son élé-
» vation au Saint- Siége , fut sans doute l'une des causes
>> de l'affermissement de Hugues , de la longue durée de
>> sa dynastie , et de la propagation des maximes d'indé-
>> pendance qui ont distingué et honoré l'église galli-
>>cane. >> Hincmar , archevêque de Reims , avait proclamé
ces maximes dès l'âge précédent. Dans celui-ci , un autre
archevêque de Reims , Gerbert , les soutint avec une
énergie au moins égale. Il devint pape sous le nom de
Silvestre II , et le pape fut infidèle aux principes du
prélat ; exemple souvent imité par ses successeurs . Ce
fut lui qui força Robert , roi de France , excommunié
par Grégoire V , de renvoyer Berthe sa parente , qu'il
avait épousée sans dispense . Ce faible héritier de Hugues
Capet devint l'esclave d'un pouvoir que son père n'avait
pas même employé comme auxiliaire .
Durant la première moitié de l'onzième siècle , la papauté
fut encore plus avilie qu'elle ne l'avait été durant
presque tout le dixième , et dans ce long abaissement ,
on n'aurait pu deviner à quelle hauteur elle allait bientôt
s'élever . Les efforts d'un second Crescentius , pour reconAVRIL
1810. 483
E
12
quérir la liberté romaine , furent momentanés et stériles .
Benoît VIII , et Jean XIX , son successeur , quoiqu'il
fût son frère , accusés tous deux par l'histoire d'avoir
acheté le pontificat , qui dès-lors était à l'encan , se soutinrent
tour-à- tour , grâce à la protection des empereurs
Henri de Bavière et Conrad le Salique. Mais l'empereur
Henri III exerça dans Rome une autorité supérieure encore
à celle de ses prédécesseurs , à celle même d'Othonle-
Grand. On vit trois papes à-la-fois : Benoît IX , extrêmement
jeune , mais déjà célèbre par ses vols et par
ses débauches ; Silvestre III , élu pour son argent , suivant
la mode établie ; et Grégoire VI , à qui Benoît IX
vendit la papauté , du moins en partie ; car lui-même en
garda sapart . Après des excommunications mutuelles , qui
ne pouvaient effrayer des gens du métier , les triumvirs
sacrés firent sans doute quelque transaction à l'amiabłe :
car tous trois demeuraient à Rome; Benoît au palais de
Latran , Silvestre au Vatican , Grégoire à Sainte-Marie-
Majeure , chacun dans son palais , et , selon Voltaire ,
chacun avec sa maîtresse. Cette farce ne pouvait durer :
malgré son extrême ridicule, elle indignait les gens
sérieux. Ce fut donc sans aucun obstacle qu'Henri III ,
passant en Italie , destitua d'un seul coup trois papes
italiens . Nulle réclamation ne s'éleva non plus lorsqu'en
moins de quatre années il fit élire trois papes allemands ;
un Suidger , évêque de Bamberg , un Poppon , évêque
deBrixen, et enfin son propre cousin , Brunon , qui prit
le nom de Leon IX , et mit un terme aux scènes burlesques
dont Rome avait été vingt ans le théâtre .
: Ici apparaît cet Hildebrand , si célèbre dans les annales
ecclésiastiques , remarquable sous six pontifes avant
d'être pontife lui-même , et toujours plus imposant de
règne en règne ; pareil à ces statues colossales que l'on
aperçoit dans le lointain , et qui semblent grandir à mesure
qu'on s'en approche. Ecouté par Léon IX , accueilli
par Victor II , à peine est-il cardinal , et c'est lui qui déjà
gouverne l'église : lui qui , sous Etienne IX , rend désormais
le mariage incompatible avec le sacerdocè , et fait
excommunier comme hérétiques les prêtres qui n'abandonneraient
pas à l'instant leurs épouses : lui qui , sous
1
۱
)
484 MERCURE DE FRANCE ,
Nicolas II , excluant de l'élection des papes le clergé , la
noblesse et le peuple , y admet les seuls cardinaux évêques
, à la charge de s'adjoindre ensuite les cardinaux
clercs , d'obtenir le consentement des fidèles , et de plus
celui du futur empereur Henri, dont le droit , attaché
depuis Charlemagne à la couronne impériale , se trouve
métamorphosé tout-à-coup en un privilége individuel ,
accordé par le siége apostolique. C'est encore Hildebrand
qui , sous le même pape , faisant défendre à tout ecclésiastique
de recevoir d'un laïque aucun bénéfice , même
gratuit , commence la longue querelle des investitures ;
lui qui , érigeant le pontife en dispensateur des couronnes
, fonde le royaume de Naples en faveur de Robert
Guiscard , devenu vassal du Saint-Siége. Après avoir
exercé toute la puissance durant le pontificat d'Alexandre
II , Hildebrand lui succède enfin , sous le nom de
Grégoire VII : et si l'on demande pourquoi cet homme;
avide d'empire , fut si lent à ceindre la tiare , l'auteur a
tropbien éclairci ce point pour ne pas le laisser répondre .
« C'était à l'agrandissement illimité de la puissance
> pontificale , bien plus qu'à son élévation personnelle,
>> que l'entraînaient ses opinions et son caractère. On ne
>> remarque dans sa conduite aucun de ces ménagemens
>> que l'intérêt privé conseille : elle a toute la roideur
>> d'un système inflexible dont il n'est jamais permis de
>> compromettre l'intégrité par des concessions ou des
>> complaisances. Son zèle qui n'est pas seulement actif,
>> mais audacieux , opiniâtre, Inconsidéré , lui vient d'une
*>> persuasion incurable. Hildebrand aurait été le martyr
>> de la théocratie , si les circonstances l'eussent exigé;
> et il ne s'en fallut guère. Comme tous les enthousiastes
>> rigides , il se crut désintéressé , et fut sans remords le
>> fléau du monde. Sans doute que les intérêts sont le
> mobile des actions humaines : mais le triomphe d'une
>> opinion est aussi un intérêt ; et sacrifier à celui-là
>> tous les autres , c'est , dans chaque siècle , la destinée
>>de quelques hommes. Il en est qui , attentifs à ne
>> rien troubler autour d'eux , ne compromettent que
>>> leurs propres jouissances; ceux-là sont d'autant plus
>> excusables que c'est peut- être à la vérité qu'ils offrent
AVRIL 1810. 485
7
na.
tac
ex
:
2-
5
0
d
» un si pur et si modeste sacrifice. D'autres , comme
>> Hildebrand , pensent acquérir , par les privations
>>qu'ils s'imposent , le droit d'ébranler et de tourmenter
>> les peuples ; et leurs sombres erreurs coûtent des dé
>>> sastres à la terre . >>
Par l'ascendant de Grégoire VII , Mathilde , comtesse
de Toscane , fit au Saint-Siége une donation des Etats
qu'elle possédait en Italie. C'est le seul acte de ce genre
qui porte un caractère d'authenticité , quoique beau
coup d'empereurs , et même beaucoup d'historiens ,
n'ayent pas voulu l'admettre comme authentique. Mathilde
, qui détestait l'empereur Henri IV, aida constamment
Grégoire VII à le combattre , et s'associa sans réserve
aux destinées du pontife. On a cru voir en elle une
pénitente séduite par son directeur ; mais , selon toutes
les apparences , ce n'était qu'une dévote subjuguée.
Grégoire avait des moeurs austères. Du fond du cloître il
n'avait porté sur le trône pontifical qu'une arrogance inflexible
, et le rêve de la monarchie universelle. Il le
réalisa autant qu'il lui fut possible. Peu content d'avoir
réduit l'empereur à des soumissions ignominieuses , il
voulut encore qu'elles fussent inutiles. Osant le déclarer
déchu de l'empire , il fit élire à sa place Rodolphe , duc
de Souabe , qui , presqu'aussitôt , fut vaincu par Henri
IV , et périt dans le combat , sous la main de Godefroi
de Bouillon . Grégoire excommunie l'empereur après la
victoire . Henri prend Rome d'assaut ; Grégoire l'excommunie
dans le môle Adrien ; et délivré , conduit à Salerne
durant une absence du vainqueur , il y meurt en
l'excommuniant. Il avait insulté tous les souverains de
^ l'Europe; I empereur grec , auquelilordonnait d'abdiquer;
le roi de Pologne , qu'il prétendait déposer ; le roi de
Hongrie , dont il lui plaisait d'appeler le royaume une
propriété de l'église ; le duc de Bohème , dont il exigeait
et recevait un tribut de cent marcs d'argent ; et jusqu'au
roi de France , Philippe premier , qu'il voulait
rendre aussi son tributaire. Un jour il invita Guillaumele-
Conquérant à lui prêter hommage , et à lui payer le
denier de Saint-Pierre, subside autrefois supporté par la
dévotion complaisante des rois anglais. Guillaume lui
486 MERCURE DE FRANCE ;
fit observer qu'il ne fallait pas demander à-la-fois l'hommage
et l'aumône , et refusa l'un , sans accorder l'autre .
Celui qui avait conquis le trône de Harold n'était pas de
ces princes qui se laissent imposer des lois par un
prêtre .
Après Victor III , qui ne fit que passer sur le siége
pontifical , Urbain II , pape français , adopta les principes
et les haines d'Hildebrand. Il arma Conrad contre
son père Henri IV. Il excommunia le roi de France ,
Philippe premier , qui avait répudié Berthe , pour
épouser Bertrade de Montfort. Philippe l'avait enlevée à
son mari le comte d'Anjou , fait étrange , sans doute ;
mais , ce qui l'est bien davantage , l'excommunication
fut lancée dans cette même ville de Clermont où le pape
obtenait un asyle , et dans ce même concile où fut prêchée
la première croisade. Telle était la puissance de
Rome à la fin de l'onzième siècle; et Rome la devait à
Grégoire VII . A lui remontait encore l'idée de ces émigrations
armées , qui dépeuplèrent l'Europe en ravageant
la Syrie et l'Egypte . Il avait exhorté l'empereur
Henri IV à prendre la croix pour combattre les infidèles ,
et leur arracher le tombeau du Christ : mais l'empereur
ne jugea point à propos d'aller conquérir un sépulcre ,
afin de laisser à l'ambitieux pontife le loisir de se rendre
maître et de l'empire et du monde chrétien .
Paschal II , au siècle suivant , continua de persécuter
l'empereur Henri IV, qui mourut dans la misère , détrôné
, vaincu par son fils , dont Rome encourageait
l'audace parricide. Mais ce même fils , devenu l'empereur
Henri V , se fit redouter du Saint-Siége , et punit
long-tems le pontife qui s'était rendu son complice.
Entre les papes qui , depuis Gélase , se succédèrent rapidement
durant trente années , on doit remarquer
Calixte II , qui termina la querelle des investitures ; et
sur-tout Eugène III , moins célèbre pour avoir déterminé
, conjointement avec Saint-Bernard , une croisade
fort malheureuse , que pour avoir approuvé cette compilation
canonique , aujourd'hui nommée le décret de
Gratien , mais jadis intitulée d'une manière plus naïve
et plus piquante , Concorde des canons discordans .
AVRIL 1810. 487
1
15
1
Adrien IV , né dans un village anglais , et fils d'un mendiant
, après avoir été , non sans peine , admis dans un
monastère , de moine qu'il était devint pape , et porta
sur le trône pontifical , avec la rudesse du cloître , toute
la rustique insolence d'un parvenu. Il éprouva quelques
disgraces . Guillaume-le- Mauvais , roi de Sicile , ne
recevant de lui que le titre de seigneur , prit le parti de
lui faire la guerre. Le pape , forcé de capituler dans
Bénévent , sacrifia les Siciliens qu'il avait soulevés contre
leur prince . « Guillaume de Tyr l'en a blâme , ajoute
>> l'auteur , mais , selon Baronius , il ne faut que l'en
>>plaindre; car il manquait des moyens de rester fidèle
» à ses engagemens ; et il était si peu libre , qu'il fut
>> contraint de reconnaître , par un acte authentique ,
» qu'il jouissait d'une liberté parfaite . » L'empereur Frédéric
Barberousse ménagea d'abord ce pontife : il ne
dédaigna ni la complaisance humiliante de conduire sa
haquenée par la bride , ni la complaisance plus repréhensible
de lui livrer Arnauld de Brescia , qui voulait ,
à la fois , réformer l'état et l'église , et que le pape fit
brûler vif. Mais si Frédéric tenait médiocrement à la
vie d'un homme , il tenait beaucoup à l'empire : il se
brouilla donc avec le pape qui voulait le lui disputer.
Adrien commençait à soulever les villes Lombardes
contre le joug impérial , quand il fut surpris par une
mort précipitée ; mais il mourut du moins à la manière
des papes de ce tems-là : il eut le plaisir , en expirant ,
d'excommunier un empereur.
Le pape Alexandre III fut un adversaire plus digne de
Frédéric ; et , quelque bien fait que soit l'ouvrage dont
nous présentons l'analyse , peut être désirerait-on d'y
trouver moins de réserve à l'égard de ce pontife célèbre .
Il eut raison contre des monarques , et protégea les droits
des peuples . Ce qu'il y a de plus remarquable dans son
règne , ce n'est pas sa querelle avec Henri II , roi d'Angleterre
, au sujet de Thomas Beket , archevêque de Cantorbéry
. En cette occasion toutefois , Alexandre mérite
encore des éloges , non pour avoir canonisé un prélat
brouillon , mais pour avoir contraint un roi puissant et
criminel à faire amende honorable d'un assassinat , qu'il
1
1
488 MERCURE DE FRANCE ;
avait au moins indiqué . Alexandre s'est honoré sur
tout par une conduite ferme et sage , durant ses longs
démêlés avec Frédéric. Poursuivi , persécuté , chassé de
l'Italie par cet empereur , il ne le déposa point , comme
Grégoire VII avait déposé deux fois Henri IV. Forcé
de chercher un asyle en France , il y dirigea de loin les
efforts courageux de la ligue lombarde ; et ce fut de son
nom que les Milanais fugitifs appelèrent la cité qu'ils
bâtirent , quand Frédéric eut détruit Milan. Temporiseur
habile , laissant le vainqueur user sa fortune , après
dix-huit ans de guerre il sut négocier à propos , conclut
une paix avantageuse , vit s'humilier devant lui ce même
empereur qui lui avait opposé quatre anti-papes , et ,
faisant à Rome une entrée solennelle , y passa glorieusement
les quatre dernières années d'un pontificat dont
la mémoire est restée chère à l'Italie . M. C.
OEUVRES DRAMATIQUES ET LITTÉRAIRES ; par M. DESALES;
membre de l'Institut de France .-Six volumes in-8° .
- A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
Ce livre , publié l'année dernière , n'est venu que depuis
peu entre nos mains. En attendant que nous en
puissions rendre un compte détaillé , comme nous espérons
le faire incessamment , nous croyons devoir donner
ici un simple aperçu de ce qu'il contient. Les trois premiers
volumes renferment une histoire raisonnée de la
Tragédie , et six pièces de théâtre de différens genres .
Le quatrième et le cinquième sont remplis par Tige de
myrte et Bouton de rose , histoire orientale , censée traduite
d'un manuscrit arabe. Dans le sixième , on retrouve
, avec des changemens et des améliorations , les
vies littéraires de La Fontaine , de Bailly , du général
Montalembert et de Forbonais , déjà imprimées , soit à
part , soit dans les mémoires de l'Institut (Classe des
sciences morales et politiques ) , et un Essai sur la na
ture et les élémens de l'Eloge , lu à la Classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'Institut , et dont il a été
parlé
AVRIL 1810 .
#
d
1
2
10
LA
parlé dans unRapport sur les travaux de outle classe
Cette collection d'écrits divers forme une suite nécessaire
aux autres ouvrages de M. Desales , tels que las Philo
sophie de la nature ; 'Histoire complète da Adigun
ou l'Histoire des hommes , dont l'auteur annonce une
refonte presque entière ; la Philosophie de bonheur;
Homère et Orphée, etc. On connaît les sentimens modérés
de l'auteur , et l'on pourrait en juger par cette phrase
qui termine sa préface générale ; il parle des jugemens
que l'on pourrait porter sur les historiens anciens et
modernes , dans un nouveau Répertoire historique , et
dans d'autres écrits de ce genre : « Malheureusement ,
dit-il , la plupart de ces ouvrages entraîneraient une
critique contemporaine qui n'est ni dans mes principes ,
ni dans mon caractère. Pollion disait : Je ne sais point
écrire contre qui sait proscrire ; et moi je dis : Je ne
sais point proscrire celui que la nature m'a donné pour
frère dans l'art d'écrire . Je dors encore plus tranquille
avec mon axiôme , qui n'exclut pas le courage , qu'avec
celui de Pollion. »
Preussens æltere geschichte ; von AUGUST VON KOTZEBUE,
mitgliede der Kæniglich-Preussischen Akademie der
Wissenschaften , etc.
HISTOIRE ANCIENNE DE LA PRUSSE ; par AUG. DE KOTZEBUE ,
membre de l'Académie royale des sciences de Prusse .
Quatre volumes in-8°. -A Riga , chez Charles-Jean
Godefroi Hartmann .
(TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE. )
L'HOMME ne change pas de peau comme le serpent , et
c'est en vain qu'il change d'habit , on le reconnaît toujours
sous son nouveau costume : la physionomie de
Kotzebue poëte et romancier nous est trop familière
pour que nous ne la cherchions pas dans Kotzebue historien
; nous l'y retrouverons un peu embellie par un
talent supérieur à ce que nous aurions pu présumer ;
mais empreinte dans les opinions , dans les jugemens ,
SEINE
Ii
490 MERCURE DE FRANCE ,
dans le style même , et certes , la physionomie de Kotzebue
ne ressemble guère à celle de Clio .
,
En faisant des drames , des mélodrames et des romans ,
on peut avoir appris à raconter et à peindre , et cet art
peut servir ensuite quand on écrit l'histoire : mais ces
travaux n'apprennent pas à penser , et dans la route de
l'historien le philosophe doit précéder le peintre.
Quand je dis philosophe , j'embrasse sous ce nom toutes
les qualités d'un esprit profond et sage ; la sagacité qui ,
après avoir remonté à la source des actions et des choses ,
pénètre jusqu'à leurs derniers résultats ; la justesse qui
éclaire sur leur véritable valeur ; cette indépendance ,
non-seulement de caractère , mais de pensée, qui s'élève
au-dessus des opinions du moment , des goûts du siècle ,
profite des lumières acquises par ses devanciers , et ne
sacrifie, pas aux erreurs de ses contemporains ; enfin ,
cette étendue qui rassemble , lie , subordonne des faits
isolés , et qui' , sans porter atteinte à la liberté de l'homme ,
saisit , autant que le permet notre faible vue , le vaste
plan qui règle l'univers . Lorsque ces qualités ont rendu
l'écrivain maître de son sujet , lorsqu'elles l'ont mis en
état de bien connaître et de bien juger ; lorsque , nouveau
Cadmus , il a semé et vu croître lui-même les hommes
qui doivent bientôt agir , alors commencent ses
devoirs de peintre ; qu'il s'applique alors à nous transporter
au milieu de leurs complots , de leurs passions ,
de leurs combats ; qu'il les fasse revivre , qu'il nous
fasse vivre avec eux ; s'il n'en a pas le talent , il sera froid
et nous resterons froids nous-mêmes , mais il pourra
être utile encore , tandis que , s'il a négligé ses premiers
devoirs , il sera superficiel , peut-être même plein d'erreurs
, ce qui nuira d'abord à notre instruction , et tốt
ou tard à sa renommée .
Celle de Kotzebue a cet écueil à redouter : il ne pense
ni avec assez de profondeur , ni avec assez de justesse
pour être un bon historien. Ce n'est pas qu'il n'ait des
idées philosophiques ; il les exagère , au contraire : mais
cette exagération même fait voir qu'elles ne sont pas à
lui , qu'il ne se les est pas appropriées , qu'il les a reçues
de ses contemporains avec tous les écarts , toutes les
1
+ 491 10 AVRIL 1810.
2
+
:
i
1
ty
(
fausses applications qui si souvent les accompagnent et
les gâtent. Il vante la liberté , non parce qu'il a médité
sur ses avantages , sur les moyens de l'acquérir , de la
conserver , mais parce qu'il est assez généralement
reconnu aujourd'hui que la liberté est une bonne chose,
et parce qu'il se serait fait huer par le public éclairé de sa
patrie s'il eût écrit dans un autre sens : il prêche la
tolérance , mais comme on pouvait la prêcher il y a
cinquante ans , lorsque sa nécessité n'était pas encore
bien établie ; il tonne contre les papes , contre le régime
féodal , contre les conversions à main armée , comme
il aurait pu le faire au quinzième siècle , sans songer
qu'aujourd'hui le tems de tonner est passé , que celui de
juger est venu , et qu'il ne s'agit plus que d'examiner
impartialement les institutions , les personnages , co
qu'ils étaient et ce qu'ils ont amené : il semble se plaire
à remettre debout les vieux préjugés , les anciens maux ,
pour les injurier et les combattre . Qu'il attaque avec
véhémence les vices , les erreurs de notre tems ; à la
bonneheure , c'est montrer un bon esprit et du courage;
mais que sert de déclamer contre des morts auxquels
nous ne ressemblons plus ? Personne ne chérit plus que
moi la justice historique ; personne n'éprouve plus de
plaisir en la voyant arriver après des siècles , rouvrir les
tombeaux et flétrir par d'équitables arrêts les usurpateurs
de l'estime et de la gloire : mais alors elle n'a
plus besoin qu'on les accuse et que l'on plaide contre
eux devant elle ; le tems l'a éclairée ; ses lumières lui
suffisent ; elle se contente de dévoiler et de prononcer ;
le calme doit présider à ses jugemens ; elle s'abaisse
quand elle y renonce. :
Ceux qui la font déroger ainsi à sa propre dignité ,
ont ordinairement un but secret qu'ils désirent atteindre,
et cedésir leur fait oublier ce qu'ils doivent au ministère
dont ils sont chargés . J'ai cru d'abord que tel était le
cas de Kotzebue ; la lecture des deux premiers volumes
de son ouvrage m'avait fait penser qu'une attaque contre
le christianisme était sa véritablé et son unique intention.
J'ai été désabusé par le reste : Kotzebue n'a point eu
d'intention suivie : il a sur chaque chose des opinions
Ii 2
492.. MERCURE DE FRANCE ,
,
ou plutôt des préventions auxquelles il se livre quand
l'occasion s'en présente , et qui , souvent peu d'accord
entre elles , ressemblent , même quand elles sont justes
et fondées , à des préjugés que l'auteur a reçus de son
siècle , et à travers lesquels il voit et juge les faits . Rien
n'est plus funeste que de prêter ainsi à des vérités importantes
et lumineuses cet air d'opiniâtreté et d'aveuglement
qui ne devrait appartenir qu'à l'erreur . Je me
crois peu ami de la superstition et de l'oppression , mais
l'acharnement avec lequel Kotzebue parle sans cesse des
convertisseurs et des oppresseurs , en méconnaissant
leurs grandes qualités et les résultats heureux produits
par leur despotisme même , m'aurait presque rendu leur
partisan , si mes opinions à ce sujet avaient pu dépendre
d'un livre. L'ordre Teutonique établit en Prusse le despotisme
féodal à l'aide du despotisme militaire ondevine
aisément quels maux durent s'en suivre : mais il
yétablit en même tems le christianisme et la civilisation,
et je vois au bout d'un siècle et demi des bourgeois
éclairés , des paysans actifs , connaître leurs droits , les
entreprendre et en soutenir avec succès la défense ;
tandis qu'auparavant , libres , maîtres du pays , vaillans
et supérieurs en nombre , ils n'avaient pu repousser des
conquérans qu'ils ont maintenant la force de chasser.
Aquelles causes attribuer une révolution si étrange ? II
valait la peine de les chercher , de les développer : Kotzebue
les eût trouvées dans les principes , dans la religion
même de ces conquérans ambitieux qui , en montrant
par quels moyens on peut vaincre , devaient tôt ou tard
apprendre à leurs sujets par quels moyens on peut résister
. Il eût pu alors , en rendant aux individus une justice
sévère , conserver aux choses leur véritable aspect ,
ne pas leur imputer les crimes des hommes , et concilier
dans sa narration l'équité d'un juge avec le calme d'un
observateur .
Mais une pareille tâche était au-dessus de ses forces ;
aussi s'est-il jeté à corps perdu en sens contraire et parlà
dans de singulières absurdités . Il a cru qu'un ami de
la tolérance, en voyant l'ambition et la cruauté s'allier au
zèle religieux , devait nécessairement s'élever contre des
::
AVRIL 1810 . 493
コ
1
1
a
idées qui avaient prêté un si beau masque à de si hideux
projets , et il s'est fait l'ennemi du christianisme au point
de regreter qu'il ait remplacé en Prusse l'idolâtrie . C'est
après avoir tracé le tableau le plus affreux de cette idolâtrie
et de ses moeurs , c'est après avoir parlé de victimes
humaines , de prisonniers de guerre toujours brûlés solennellement
en l'honneur des dieux , de mariages faits
par enlèvement et par violence , de fêtes où le profane
indiscret était massacré à l'instant et où , à son défaut ,
le malheureux rencontré le premier , subissait le même
sort ; c'est après avoir peint un sexe entier réduit à l'état
le plus avilissant et le plus misérable , qu'il s'écrie
«Quel dommage que la douce civilisation n'ait pas épar-
>> gné la foi de ce peuple et emprunté le nom de ses
>> dieux ! » ( T. I , p. 126) Peut- être y a-t- il dans tout
cela plus qu'une absurde inconséquence ; peut-être une
détestable licence morale , philosophique et littéraire,
est-elle la source de cette haine pour une croyance qui
assigne un terme à l'orgueil de la raison, des bornes
aux désirs , une route à la volonté et des lois à la conduite.
Mais je ne veux pas entrer dans de pareils détails;
je me bornerai àà fairee observer que c'est une grande
erreur aux historiens de ne pas distinguer les vices et
les maux qui naissent des passions des hommes , de ceux
qui naissent de leurs moeurs. Les passions s'éteignent ,
soit lorsqu'elles sont satisfaites , soit lorsque celui qui en
était possédé n'a plus les moyens de les satisfaire ; le
mal qu'elles ont produit passe avec elles , et les vices
qu'elles ont donnés avec celui qu'ils déshonoraient ;
mais les moeurs sont permanentes et ne cessent d'exercer
leur influence qu'au moment où une révolution vient les
changer . L'ambition , l'avidité, la soif du pouvoir étaient
des passions dans le coeur des chevaliers teutoniques ;
l'ordre perdit son empire , et ses sujets n'en sentirent plus
le poids . La férocité ,la superstition , l'ignorance faisaient
les moeurs des Prussiens ; elles avaient régné pendant des
siècles , et elles auraient continué de régner si une religion
plus amie de l'humanité et des lumières n'était venue
les bannir . Ce qui importe , c'est de placer l'homme
dans la route de la vertu et d'ouvrir ses yeux à la vérité :
494 MERCURE DE FRANCE ,
le meilleur sol est stérile tant qu'on n'y sème pointdebon
grain; la plus mauvaise terre peut conserver quelques
épis de froment , s'ils y ont été une fois déposés . Je suis
loin de penser que de telles considérations pussent arrêter
la condamnation des chevaliers coupables , mais elles
devaient empêcher leur historien de regreter l'ancien
état des Prussiens barbares .
Avec plus de profondeur dans les vues et moins d'animosité
contre le christianisme , il eût évité de pareils
écarts , mais la profondeur et la modération ne sont pas
les mérités de Kotzebue après les avoir cherchées vainementdans
l'ensemble de son ouvrage , on ne les rencontre
pas mieux dans les détails . A-t-il des portraits à
tracer? il ne les compose point de traits du caractère ,
devinés avec sagacité , rapprochés avec art, mais seulement
du tableau des actions resserréés en un court espace.
Au premier coup- d'oeil cette manière a quelque
chose de brillant et d'animé qui séduit ; on découvre
bientôt combien elle est superficielle ; on s'aperçoit
qu'un tel portrait n'est que le résumé des faits qu'on a
déjà vus , qu'il n'apprend rien , n'explique rien et ne
reproduit que la vie du héros , non sa physionomie.
Que dit à Pesprit ce portrait du duc de Pomeranie Swantopolk
? L'historien abandonne à regret ce héros du
>>moyen âge , qui , devançant son siècle , sutien secouer
les préjugés, fut constant dans ses amitiés , redouta-
>>ble dans sa colère , plein de prudence dans ses plans et
et de vigueur dans leur exécution ,pieux et compatis-
>> sant, Clément dans sa justice , magnanime dans sa
>>>clémence, brave sur le champ de bataille, inébran-
>>lable au milieu des revers ; c'était un souverain plein
d'énergie dont l'approche fit trembler l'ordre pendant
>>douze ans ; qui , sans l'hydre toujours renaissante des
>>Croisades , eût semé l'épouvante dans les plaines de la
>>> Prusse ; que les chevaliers et les prètres haïssaient et
>>calomniaient , parce qu'il ne leur ressemblait pas ,
>> qu'ils accusèrent de leurs propres fautes , et qui , plus
>>qu'aucun autre prince de ce siècle , mériterait un
>> monument glorieux . »
Ce n'est là qu'un récit rapide et non le tableau d'un
1
م
AVRIL 1810.
495
100
20
6
1'
caractère : les lecteurs feront la même remarque sur
Herrmann de Salza , Winrich de Kniprode , etc. Il en
arrive que tous les héros de Kotzebue se ressemblent ;
il a unmoule pour les héros vertueux et un moule pour
les héros coupables : sauf les différences de situation ,
ce sont les mêmes vices et les mêmes vertus . Rien ne
décèle en lui ce coup-d'oeil pénétrant qui devine et reproduit
les traits particuliers de chaque caractère : Herrmann
de Salza , Winrich de Kniprode , Conrad de Jungingen
, Conrad de Erlichshausen , ont la même physionomie
: seulement quand l'un d'eux a aimé la paix , nous
apprenons qu'il était pacifique , mais que , s'il eût voulu ,
il auraît su faire la guerre : quand un autre a fait la
guerre , l'historien nous dit qu'il était grand capitaine ,
mais qu'au fond du coeur il aimait la paix .
dit
Son impartialité n'est guère plus sûre que sa profondeur.
A-t- il à parler des cruautés des Prussiens idolatres
? il passe rapidement et comme au travers d'une
fournaise , Les chrétiens ont-ils commis quelque acte de
barbarie ? il s'y arrête avec une complaisance pénible
pour l'ame attristée du lecteur . Des Prussiens invités par
l'intendant Wolradt , tentèrent de l'assassiner pendantle
repas; ils avaient éteint les flambeaux et cherchaient à
le percer de leurs épées ; il leur échappa en se cachant
sous la table ; les gardes entrèrent; les Prussiens se remettant
promptement à leur place , niaient leur dessein
el accusaient l'un d'entr'eux qui s'était enfui. « Quel
>> châtiment mérite-t-il ?» demanda l'intendant courroucé.
« D'être brûlé vif » , répondirent-ils unanimement . Wolradt
sortit et fit mettre le feu à la salle où ils furent tous
consumés . Kotzebue s'élève avec raison contre cette
vengeance atroce , mais , à la page précédente , il a rapporté
sans indignation , sans réflexion , la mort de huit
chevaliers prisonniers , brûlés vifs par les Prussiens en
l'honneur des dieux. Faut-il donc voir les moeurs barbares
d'une nation entière , qui célèbre une fête , avec
plus d'indifférence que la cruauté d'un individu qui se
venge?
Je pourrais multiplier ces exemples , mais c'est assez
parlerde la philosophie et des principes de l'auteur; je
496 MERCURE DE FRANCE ,
dois dire un mot de sa manière historique : c'est ici le
beau côté. Kotzebue déploie dans cet ouvrage un grand
talent comme écrivain; son style est clair , animé ; sa
narration brillante , rapide , et pleine de ces traits heureux
qui placent le lecteur au milieu des personnages et
des événemens : il sait répandre de l'intérêt sur les détails
les plus secs et sur les époques les plus ingrates ;
son imagination vive et féconde fertilise les déserts de
l'histoire , et lorsqu'elle s'empare d'un fait important ,
elle le présente et le développe avec vérité et avec verve.
Le récit de la bataille de Tanneberg (tom. III , pag . 96)
est un morceau vraiment remarquable ; plusieurs autres
ne le sont pas moins. Des réflexions rarement neuves ,
mais presque toujours exprimées avec une chaleur qui
cache leur âge , et revêtues quelquefois d'images pittoresques
, rompent l'uniformité de la narration ; des gradations
bien observées éclairent la marche des faits et
la rendent facile à suivre; enfin une concision énergique
ajoute souvent à la vivacité des tableaux .
4 A côté de ces avantages se trouvent des défauts que
le nom seul de l'auteur doit faire pressentir : son style
n'a ni gravité , ni tenue ; une ironie prolongée , indigne
de la majesté de l'histoire , y revient sans cesse.
Ce n'est pas une ironie d'indignation: elle n'a pas même
cette légèreté qui , sans la rendre moins indécente , la
fait oublier plus vite ; elle est lourde et déplacée; elle
s'allie quelquefois à des détails de cruauté qui ne sont
pas même puisés dans les faits , et qui n'ont d'autre but
que de rendre odieux , par des images affreuses , ces
chrétiens que déteste l'auteur ( voy. tom. I, pag. 124) .
Des comparaisons trop poétiques , ou qui du moins ont
trop la prétention de l'être , des expressions de mauvais
goût se rencontrent fréquemment dans un style qui porte
le cachet d'une licence d'esprit inconciliable avec la
sagesse et la dignité que doit conserver l'historien .
A tout prendre , l'Histoire ancienne de la Prusse est
un ouvrage,très-intéressant , instructif de son propre
fonds , et écrit d'une manière attachante . Ce qui ajoute
un grand prix à sa publication , même pour ceux qui le
jugeraient encore plus sévérement que je ne l'ai fait , ce
AVRIL 1810 . 497
!
2
B5
E
P
t
sont les notes et les pièces justificatives qui accompagnent
chaque volume. J'ai déjà dit quels immenses et
précieux matériaux Kotzebue avait eus à sa disposition :
ses notes en contiennent des extraits ; il a rapporté textuellement
plusieurs actes , plusieurs traités qui jettent
un nouveau jour sur l'histoire , l'esprit et les moeurs de
ce moyen âge , berceau de nos idées , de nos institutions
et de notre existence politique , époque trop peu étudiée
encore , et qu'il faut connaître à fond , si l'on veut écrire
d'une manière philosophique , neuve et vraie l'histoire
des tems modernes... יי
Un homme de lettres , déjà avantageusement connu ,
prépare une traduction de l'ouvrage de Kotzebue ; il l'a
fait annoncer dans plusieurs journaux ; elle est sans
doute bien avancée ; je ne doute pas qu'elle ne soit reçue
avec un vif intérêt. GUIZOT.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Académie impériale de musique . L'opéra
d'Abel est , en général , un ouvrage estimable ; la fable en est
conçue avec hardiesse , et les moyens d'exécution sont pris
avec art dans ceux que l'opéra met à la dispositiondupoëte;
mais Adam venait à peine de succomber qu'un nouveau
tableau de cette première famille des humains nous a été
offert : encore Adam et Eve , encore Abel et Caïn , encore
une apothéose . Toutes deux ont étalé d'étonnantes merveilles
; cependant elles étaient trop rapprochées : elles
ont fait beaucoup d'honneur à l'imagination du décorateur
; mais la première avait trop bien soutenu Adam ,
pour que la seconde servît aussi bien Abel. Plus de tems
devait s'écouler entre ces deux représentations d'ouvrages
trop analogues . Les auteurs d'Abel ont ici montré moins
d'habileté à calculer leur succès que de talent à les mériter ;
mais en toutes choses le tems et le lieu sont beaucoup .
M. Hoffmann est l'auteur du poëme d'Abel. On lui a
reproché une combinaison dramatique qui consacre tout.
son second acte au tableau des conjurations infernales . Le
musicien , s'il eût bien connu les limites de son art , se
498 MERCURE DE FRANCE ,
!
fût recusé pour cet acte ; en effet , s'ily est inégal etpeu
soutenu , il est accusé de faiblesse ; s'il y est constamment
énergique et vigoureux , il est accusé d'exagération par un
public qui n'a pas la force d'entendre ce que le musicien a
eu la force de composer. L'écueil était trop dangereux ,
M. Kreutzer ne l'a pas évité , et il ne l'a pas heureusement
franchi. Son premier acte avait de l'élégance et de la fraîcheur;
le troisième , des morceaux écrits d'une manière
dramatique ; mais le second acte a détruit le souvenir et
l'effet de tout le reste.
*Quoi qu'il en soit du destin futur de cet ouvrage , notre
muse lyrique a quitté ses habits de deuil. Après avoir
rendu de religieux hommages à la cendre de nos premiers
pères , elle a abandonné les enfers armés contre eux , et
les cieux ouverts pour leur divine apothéose ; elle a fait
entendre de nouveau les chants de triomphe et d'hyménée
qui doivent accompagner les fêtes magnifiques dont l'Europe
, représentée par ses plus illustres personnages , vient
être le témoin et l'admiratrice dans la belle capitale du
grandEmpire.
LeTriomphe de Trajan vient d'étaler une pompe toute
nouvelle , et de ramener Rome entière au sein de Paris ;
c'est elle , c'est la magnificence de ses monumens , c'est la
splendeur de ses arts , c'est la mâle attitude de ses guerriers,
c'est son peuple immense honorant la victoire d'un chef
glorieux, ce sont les jeux de la paix qui chez ce peuple
belliqueux sont encore l'image de la guerre : la fidélité de
ces grands tableaux , leur disposition savante , les contrastes
habiles qui les font valoir mutuellement , les souvenirs attachés
àla grandeur du sujet , les rapprochemens qu'il fait
naître , et sur-tout cette occasion brillante qu'il donne aux
spectateurs d'exprimer par d'heureuses allusions leurs sentimens
les plus chers , tout concourt à fixer le sort de ce bel
ouvrage.
Certes , dans sa nouveauté , le Triomphe de Trajan a
brillé d'un grand éclat , mais il lui était réservé d'en répandre
encore un plus vif aujourd'hui. Les auteurs ont été
assez heureux pour pouvoir ajouter à leur ouvrage un degré
d'intérêt de plus , en rattachant aux idées de la gloire militaire
de Trajan celle dubonheur que son hyménée promet
aux Romains : M. Esménard a saisi cette occasion d'enrichir
son poëme d'une foule de beaux vers qui ont été
entendus avec un vif enthousiasme. Ceux qu'on va lire
sont du nombre de ceux qui ont été remarqués dans la
JOMALAVRIL 18fo 499
a
!
[
2
すこ
}
nouveauté , mais ils produisent toujours tant d'effet , qu'on
nous pardonnera de les reproduire ici. Plotine les adresse
au peuple qui vient lui exprimer sa reconnaissance pourles
bienfaits qu'il reçoit de son empereur.
50
७.
Romains , c'est à César qu'il faut en rendre grâce;
Je n'ai rien fait pour vous que lui prêterma voix :
ARome , à l'univers que son génie embrasse .
J'apporte des bienfaits quand j'annonce ses lois.
De nouvelles faveurs , dans sa ville chérie ,
Signalent aujourd'hui son retour glorieux ;
Sous ses drapeaux victorieux ,
Tous ceux de qui le sang coula pour la patrie ,
En recevront le prix jusque dans leurs neveux.
Riches de leur noble mémoire
1192 Leurs fils pourront marcher sur leurs pas triomphans.
Il sontadoptés par la gloire :
César les nomme ses enfans.
34
1
6.1010
A
Le Triomphe de Trajan est un hommage noblement
rendu aux vertus qui sont les dignes compagnes d'une
grande puissance , à l'héroïsme et à la clémence. Sous ce
règne , il ne sera pas pour les Français un ouvrage de circonstance
, mais un ouvrage national ; après lui avoir as
signé ce grand caractère , il faut ajouter l'énumération
de ses titres à l'estime des amis des arts. Le poëme
conserve une élévation de style constamment digne du su
jet ; la musiqueoffre des morceaux d'effets et une marche
dramatique bien entendue , sur-tout depuis que la partition
a reçu quelques distributions nouvelles ; l'illusion de la
perspective théâtrale , la richesse des décorations et la
pompe des accessoires ont été portés au plus haut dégré ,
le spectacle offre dans un cadre étroit , qui semble agrandi
parle crayon du chorégraphe , tout le mouvement de l'en
thousiasme populaire , se mêlant à la majesté d'une entrée
triomphale ; les rôles sont distribués avec un rare bonheur;
les acteurs s'y surpassent, tandis qu'on y voit rivaliser de
force et d'élégance le nombreux essaim de danseurs que le
tems semble respecter à l'Opéra , ou que l'art y sait multiplier:
aussi est-ce aux représentations de Trajan que les
étrangers conviennent aavveecc lleeplus de facilité de la supériorité
de notre grand théâtre lyrique sur tous ceux de
l'Europe.
:
Cet avantage n'est pas sans prix , car ces étrangers ont
DIDL. C
GESIT
500 MERCURE DE FRANCE ,
conçu , il faut l'avouer , contre notre opéra français, des
préjugés difficiles à détruire ; notre système de tragédielyrique
ne leur convient pas . La déclamation chantée , qui
en est la base , ne leur paraît être ni de la musique , ni de
la déclamation . L'acteur ne leur semble ni parler , ni chanter
; ils n'entendent le plus souvent que des cris , des sons
inarticulés que les efforts de l'orchestre achèvent de rendre
inintelligibles . Habitués au charme soutenu , à la mélodie
enchanteresse , aux formes périodiques de l'école d'Italie ,
ou à la variété piquante du genre allemand demi- sérieux ,
ils consentent difficilement à supporter la langueur , l'uniformité
, la monotonie qu'ils reprochent à notre musique
tragique . Le génie de Gluck seul peut trouver grace devant
eux; il est à une telle hauteur qu'il ne peut perdre ses
droits; il fut créateur , et à ce titre il commande le respect
à ceux mêmes qui préfèrent un autre système que le sien .
Il les émeut , il les entraîne par la grandeur des idées , la
force des images , la rapidité du style , la variété et la hardiesse
des motifs , et par cet art admirable qui sait embrasser
, lier , et faire valoir l'une par l'autre toutes les
parties de ses grandes compositions ..
Ehbien! les amateurs ultramontains , dont le goût délicat
et l'oreille sévère ont tant d'exigeance , ces harmonistes
de Germanie pleins des beautés originales d'Haydn
et de Mozart peuvent être réconciliés bientôt avec notre
opéra , sous les auspices de Gluck et d'un de ses chefsd'oeuvre
: la danse a le privilége de les ravir ; Armide va
les enchanter ; sa voluptueuse féerie va exercer sur eux
toute la puissance de ses charmes ; elle va les toucher de
sa baguette vraiment magique , et comme à Renaud leur
donner des liens aimables dont aucun cri de guerre ne
viendra les arrachers
ו
De beaux ballets se préparent aussi ; Persée et Andromède
paraîtront bientôt , et sous peu les Bayadères nous
sontpromises . Consacrées au culte des arts et de la volupté,
l'opéra semble un temple exprès élevé pour elles : elles
doivent , dit- on , y plaire et y intéresser tour-a-tour ; quelques
larmes seront répandues au milieu de leurs jeux
brillans et de leurs luttes séduisantes ; l'art peut profiterde
tels contrastes ; ils favorisent sur-tout le musicien. Le style,
de celui des Bayadères est déjà, cité comme remarquable
par son élégance et sa pureté ; on connaît le nom du poëte
et ses précédens succès.
650 70
1
AVRIL 1810. 501
→
४-
→
F
Théâtrede l'Impératrice.-Encore une partie de chasse,
ou Un tableau d'histoire , comédie en un acte et en vers de
MM. Joseph Pain et Dumersan .
Francheville , vieux chevalier , après avoir servi son
prince , consacre son repos à l'éducation d'Eugénie sa fille.
Félix , jeune peintre , aime Eugénie , et Francheville consent
à la lui donner si Félix parvient , par un tableau d'histoire
, à se rendre digne de sa main. Le jeune peintre , pour
méditer à loisir sur le choix de son sujet , s'est retiré dans
la chaumière de Catherine , bonne vieille paysanne. François
premier , chassant dans les environs , reconnaît ces
lieux où il a passé une partie de son enfance , et pour jouir
des doux souvenirs qu'ils lui retracent , il quitte sa suite et
vient seul visiter cette chaumière , où tant de fois il est
venu prendre de champêtres repas : il reconnaît Catherine ,
et après avoir causé quelque tems avec elle , sans se découvrir,
il lui laisse une bourse pleine d'or. La bonne
paysanne reconnaît l'image de son roi sur l'une des pièces ,
et touchée de sa bonté autant que de sa munificence , elle
tombe à ses genoux. Félix , que le hasard amène en ce
moment, frappé de cette situation touchante , se décide à
en faire le sujet de son tableau , et dessine sur-le-champ
une esquisse qui lui vaut la main d'Eugénie..in
L'anecdote qui a fourni le fonds de cette petite comédie
est trop récente , et peint trop vivement la bonté d'un grand
monarque , pour qu'il soit nécessaire de la rappeler à nos
lecteurs. Ces traits touchans se gravent aussi profondément
dans la mémoire du coeur , que les grandes actions dans
les fastes de la gloire .
Cette comédie offre une situation touchante , un dialogue
souvent naturel et des vers heureux ; mais elle doit
sur-tout son succès au choix du sujet, plus heureux encore.
Les sentimens d'amour et de reconnaissance qui y sont
exprimés ont été vivement applaudispar un public qui les
partage .
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation de
la Vieillesse de Piron , vaudeville en un acte de MM.
Bouilly et Pain .
Annette , nièce de Piron , est unie secrètement à Armand
jeune musicien ; Piron , qui craint que sa nièce ne le
néglige pour son mari , saisit un prétexte d'éloignerArmand
de chez lui , et pour punir Annette de sa dissimulation
, il feint de vouloir la marier à Pannard. Cependant
502 MERCURE DE FRANCE ,
1
Armand s'introduit chez Piron , sous le nom et le costume
deBourguignon , vieux domestique ; Piron s'amuse quel
que tems de la frayeur des deux jeunes gens , et finit par
consentir à leur mariage , à condition qu'Annette ne le quittera
jamais.
puye
,
La seconde représentation de ce vaudeville a été plus
applaudie que la première; les auteurs ont fait des coupures
de rendre l'action plus rapide et le public
leur a tenu compte de leur docilité ; plusieurs spectateurs
ontblamé quelques réparties unpeu vives peut-être , mais
ils auraient pu se rappeler que Piron sacrifiait souvent la
décence au désir de montrer tout son esprit. Nous féliciterons
les auteurs surle choix qu'ils ont faitdes airs , ils sont
presque tous du tems de Piron et en plaisent davantage.
Théâtre de la Gaieté. Qui l'emportera du mélodrame
ou de la pantomime ? Telle est l'importante question qui
occupe en cemoment les habitués du boulevard. La pantomime
rappelle les droits incontestables qu'elle a à la
priorité , la faveur dont elle a joui de tout tems , et surtout
l'immense avantage de changer l'auditeur en spectateur
, et de lui épargner un dialogue rarement naturel et
trop souvent mal écrit. Le mélodrame fier de ses succès
récens et nombreux , et du nom des auteurs qui n'ont pas
dédaigné de s'abaisser jusqu'à ce genre subalterne , soutient
jusqu'ici avec avantage une lutte dont il espère sortir vainqueur,
grâces à son tragique bourgeois , à son style emphatique
, et au goût de la multitude pour les événemens
invraisemblables . Ce qui peut rendre la lutte incertaine ,
c'est que M. Cuvelier , l'un des plus fermes appuis du mélodrame
, revient de tems en tems à la pantomime qu'il
illustra tant de fois . Elle lui devait déjà la Fille Hussard ,
Gérard de Nevers ; elle lui doit plus récemment Walter le
Cruel et laMain de Fer, ou l'Epouse criminelle dont nous
avons à rendre compte .
Le duc de Spalatro en Dalmatie a perdu la main
droite dans un combat ; pour la remplacer , un artiste habile
a fabriqué une main de fer. Régilde , épouse du duc,
a tenté de le faire assassiner et répand le bruit de sa mort;
elle forme le projet d'épouserStéphano, jeune neveu de son
mari; mais Stéphano aime Angelina , fille de Bonelli ,
écuyer du duc de Spalatro . Bonelli revient et annonce que
łe duc, échappé aux assassins stipendiés par Régilde , va
reparaître ; Régilde , qui veut épouser Stéphano, fait périr
AVRIL 1810.. 503
1
1
!
!
le duc , et Bonelli est arrêté. Au second acte, dés songes
terribles avertissent Régilde de sa fin prochaine ; elle n'en
poursuit pas moins ses projets d'hymen avec Stéphano , qui
rejette sa proposition; la duchesse le fait enfermer dans
un cachot , d'où un vieux serviteur parvient à le tirer.
Régilde , qui veut se venger d'Angelina , la fait aussi conduire
dans une prison , et ordonne qu'on lui brûle les
yeux avec un fer ardent ; mais Bonelli son père a eu l'adresse
de s'échapper , il prend les habits d'un affidé de la
duchesse , saisit Angelina ,et se faisant reconnaître d'elle ,
il feint de lui passer le fer brûlant sur les yeux, les couvre
d'un bandeau et la chasse de la prison. Sur ces entrefaites,
Stéphano, à la tête d'une troupe d'amis dévoués , attaque le
château où Régilde s'est réfugiée ; il✓pénètre l'épéeàla
main; les soldats dela duchesse sont désarmés , etRégilde
entraînée par le spectre du duc , disparaît au milieu des
1 flammes .
:
Telle est l'analyse de cette pantomime. M. Cuvelier a
choisi ces deux vers pour épigraphe :
Il est done des forfaits
Que le courroux des dieux ne pardonne jamais .
:
M. Cuvelier s'est trompé en les attribuant à Racine ; ils
sont de Voltaire , et c'est Sémiramis qui les prononce au
cinquième acte de la tragédie de ce nom.
LaMain de Fer à l'heureux privilége de faire , en termes
de coulisse , chambrée complète; elle est d'ailleurs assez
intéressante et assez bien conduite , pour nous faire penser
que si la pantomime doit enfin l'emporter surle mélodrame,
la victoire sera due en partie à ce dernier oeuvre de M. Cuvelier.
CONSERVATOIRE IMPÉRIAL DE MUSIQUE.
20
Les exercices du Conservatoire sont toujours à une heure
commode , à un jour de liberté , un objet d'intérêt , de
curiosité et d'amusement . La salle n'est jamais assez grande
pour la foule qui s'y presse : nous indiquerons rapidement
les morceaux qui , dans les derniers exercices , ont été le
plus distingués . A côté des symphonies d'Haydn , Méhul
et Bethoven se sont soutenus , ont été applaudis ; c'est
beaucoup dire . Un choeur d'Eriphile de Sacchini a été mal
exécuté ; on en accuserait vainement les chefs de l'établissement
, les répétitions avaient été parfaites; le défaut
504 MERCURE DE FRANCE ,
d'ensemble pourrait être excusé par la disposition de
l'orchestre , dont le premier violon n'est aperçu d'aucun
choriste. De beaux morceaux d'ensemble de la Lodoiska
de Chérubini ont été reconnus avec une vive satisfaction ;
on a fait répéter un trio très-piquant de l'Auberge de
Bagnères de M. Catel ; mais le morceau qui a obtenu
la palme et produit la plus profonde impression , est un
choeur de l'Idoménée de Mozart , dont la couleur grave ,
le ton large et soutenu ,le pathétique et l'harmonie sévère
ont été l'objet de l'admiration unanime. On voit que la
direction s'attache , sans prédilection , et avec impartialité ,
à faire briller successivement toutes les écoles au milieu
desquelles celle de France tient un rang si distingué. Cette
impartialité est si louable qu'on a cru devoir la contester;
mais on oubliait qu'elle était aussi évidente que celle du
critique l'est peu : l'accusation tombe d'elle-même à la
lecture du programme. Quant au reproche d'un certain
échange d'adulation et de condescendance entre les maîtres
et les élèves du Conservatoire , on peut le laisser apprécier
sur l'intention , à ceux qui ont quelqu'idée de l'enseignement
public , et qui savent quels effets peuvent avoir
de telles insinuations sur l'esprit des élèves , leur discipline
et leurs progrès .
Lettre à M. Thurot sur une opinion qu'il attribue à l'auteur
du Rapport fait à la Classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France , et sur quelques points
de différence entre la France et l'Allemagne .
( Voyez le No 445 du Mercure , 27 janvier 1810 , page 221 et suiv. )
Je vous dois des remercimens , Monsieur, pour l'indulgence avec
laquelle vous avez traité mon Rapport à l'Institut (1 ) . Vous avez fait
voir enmême tems , dans le compte que vous en avez rendu , combien
votre esprit est libre de tous ces petits préjugés nationaux qui s'opposent
à la propagation des vraies lumières , et combien il sait s'élever jusqu'à
cette hauteur cosmopolite à laquelle tant de barrières artificielles
(1) Ce Rapport a été rendu public sous ce titre : Coup-d'oeil sur
l'état actuel de la littérature ancienne et de l'histoire en Allemagne,
par Charles Villers . Amsterdam , au Bureau des Arts , etc. , et à
Paris , chez MM. Treuttel et Wurtz , libraires , rue de Lille , nº 17 .
disparaissent ,
AVRIL 1810 .
DEPT
DE
LA disparaissent, et d'où l'on apprend à juger en homme toutes les choses
humaines .
5.
Permettez-moi cependant, Monsieur, de réclamer contre unelégère
erreur qui vous a échappé en m'associant aux partisans d'une opinion
que je ne partage en aucune manière ; celle qui attribue à l'influence
des différens climats la diversité qu'on remarque dans le caractère ,
dans les facultés morales et intellectuelles des nations . A Dieu ne
plaise que je ravale ainsi l'homme au rang d'une simple machine , qui
dépend en entier des influences extérieures , du degré de chaud ou de
froid! Personne , j'ose le dire , n'est plus éloigné que moi de ce matérialisme
grossier , qui a eu en France ses bruyans et superficiels
apôtres dans la dernière moitié du siècle qui vient de s'écouler. Je me
suis déclaré assez hautement contre cette doctrine dans mon exposé
de la Philosophie de Kant ( 1801 ) , et dans quelques autres écrits ,
sansdoute oubliés . Mais il m'importe singulièrement de m'inscrire de
rechefcontre cette opinion quin'est pas la mienne , et de ne pas passer
pour unde ses adhérens aux yeux des lecteurs attentifs que peut avoir
cejournal .
J'ai posé , comme fait , et comme fait indubitable, qu'il existe dans
la nature , dans l'esprit , dans les dispositions originaires de la nation
française , ou de la race Gallique en général , et celles de la raco
Germanique, une différence très-marquée , d'où résultentdeux modes
d'existence , ou deux caractères nationaux parfaitement opposés . J'ai
ajouté que les Alpes et le Rhin séparaient la demeure de ces deux
races , dont l'une habitait à l'ouest , et l'autre à l'est de cette barrière .
Mais il ne m'est pas venudans l'esprit de vouloir faire entendre par-là ,
que la différence dans le caractère des deux nations résulte de la différence
des climats sous lesquels elles vivent . J'ai indiqué géographiqu
mentles contrées respectives qu'elles occupent , mais seulementcomme
un fait , et non pas comme une cause. Une différence sensible de climatn'existe
pas même entre ces deux contrées . L'île de France et la
Souabe, laBourgogne et la Suisse sont situées sous la même latitude,
*et Paris n'est guères plus méridional que Francfort. J'avouerai avec
vous , monsieur , que des extrêmes de température , aussi opposés
que l'Espagne et la Laponie , par exemple , peuvent influer sur les
habitudes et sur l'organisation'extérieure des peuples , de telle sorte
-qu'il en résulte entre eux des nuances marquées et des dissemblances ,
sur-tout dans le physique. Mais c'est de toute autre chose qu'il est ici
⚫question , et même en accordant que le climat pourrait être l'un des
⚫élémens de la variété qui se remarque dans les divisions de l'espèce
chumaine, cet élément serait ici presqu'identique , et par conséquent
Kk
1
MERCURE DE FRANCE ,
devrait disparaitre dans la comparaison à établir entre l'Allemagne et
laFrance. Ce n'est donc pas du climat que j'ai pu vouloir parler.
Eten effet, il est assez d'autres causes de la différence extrême qui
şeremarqueentre les hommes; causes qui sont inhérentes à leur propre
pature , et qu'il ne fautpas aller chercher hors d'eux , ni dans l'aspect
du ciel, nidans le sol qu'ils habitent. Ne voyons-nous pas de ces contrastes
entre deux frères qui ont sucé le même lait , habité toujours les
mêmes lieux? Or, tout comme l'individualité de la nature humaine se
prononced'une manière opposée dans deux frères , dans deux compatriotes
, dont l'un peut être unhomme bouillant , emporté , enclin aux
plaisirsdes sens , l'autre unhomme calme , réservé, et n'ayant d'ardeur
quepourles jouissances de l'esprit : de même, dis-je , cette individualité
diverse de la nature humaine peut aussi se prononcer de deux
manièrestrès-différentes dans la masse de deux nations , ou de deux
races diverses . Cette différence originaire une fois établie , la dissemblance
des lois , des idiômes , des religions , des idées et institutions de
touteespèce,contribue à la renforcer toujours davantage; les chemins
que parcourent ces deux races , en avançant dans la civilisation ,
deviennent de plus enplus divergens; et enfin elles arrivent chacune
àunautre mode d'existence morale , à un autre caractère , à un autre
aspect et à un autre plan du système entier de la vie,
Voilà ce qui est arrivé aux Allemands et aux Français , ou àla race
Gallique et à la raceGermanique. Ces deux races forment aujourd'hui
sur le sol de l'Europe deux mondes , dont l'aspect moral diffère à un
très-haut point, deux mondes que la capricieuse nature a voulu faire
voisins après les avoir destinés à être antipodes . Chacun de ces deux
mondes a sa nuance caractéristique, ses idées particulières , ses goûts ,
sa mesure pour apprécier la vie , sa manière de sentir et de voir , sa
littérature , qui en est l'expression. Iln'est pas aisé d'expliquer à fond
d'où ce phénomène procède ; mais àcoup sûr le climat y estpourbien
peude chose. Cependant le contraste des deux nations existe. C'est
une véritéde fait, une vérité constante , et que je ne cesserai de répéter.
jusqu'à ce qu'elle soit reconnue et qu'elle ait généralement cours. Je
vois assez combienpeu l'on s'entend etl'on s'apprécie réciproquement.
Rienn'est plus naturel , partant de points tout opposés et ne tendant
point auxmêmes buts ; il devient pourtant tous les jours plus nécessaire
de's'entendre. Le premier pas à faire pour y parvenir, est de reconnaitreque
l'ondiffere , et de s'assurer sur quels points. Je pense qu'une
aussi importante recherche n'est pas indigne d'occuper les esprits supé
rieurs des deux grandes nations qui se trouvent aujourd'hui plus rapprochées
et plus confondues que jamais ,par tant d'événemens qui se
AVRIL 1810. 2 > 507
1
passent sous nos yeux, etpar la nouvelle organisation politique qui se
prépare pour l'Europe .
Agréez , Monsieur , l'assurance de mon estime et de ma consideration
, VILLERS , correspondant de l'Institut , etc.
1er mars 1810
M. Villers ne veut pas qu'on le soupçonne de matérialisme , et je
n'ai jamais eu l'intention d'en accuser ni lui , ni personne; ainsiil faut
qu'il ait mal saisi ma pensée , comme il parait que j'ai mal compris la
sienne: c'estun accident malheureusement trop commun même entre
les gens qui sont de la meilleure foi , et qui ne peut , sans doute , altérer
en rien les sentimens d'estime réciproque qu'ils se doivent. J'ignore
quels sont les écrivains que M.Villers a voulu désigner en les appelant
de bruyans et superficiels apôtres d'un matérialisme grossier ; mais je
dois croire qu'il n'a pas moins d'aversion pour les déclamateurs hypocrites
qu'on a vus de nos jours outrager la mémoire des hommes de
génie qui ont illustré la France dans le dix-huitième siècle , que pour
les sophistesdont il réprouve ladoctrine erronée. Il serait bien tems ,
comme le dit l'auteur de cette lettre , que l'on songeât à s'entendre sur
les points qui méritent le plus de fixer l'attentiondes hommes capables
depenser et de raisonner , dans quelque pays qu'ils soient. On a ,
pourparvenirà ce butimportant , plus de science et de sagacité peutêtre
qu'il n'en faut; mais quand aura-t-on toute la modération et tonte
l'impartialité qui seraient nécessaires ? THUROT .
E
1
1
Kk 2
TAPIL
POLITIQUE.
Un événement tout-à-fait inattendu et très-remarquable,
vient d'agiter la capitale de l'Angleterre ; et il est à ce point
important , qu'il serait difficile à la sagesse la mieux éclairée
par l'expérience , d'en calculer tous les résultats possibles
. Au nom de la constitution la loi a été méconnue
nue ;
au nom des droits du peuple un membre des Communes
a désobéi à sa chambre; au nom du respect dû à la représentation
nationale , des protestations ont été adressées par
-un représentant à ses électeurs ; une sédition a eu lieu; des
excès très -graves ont été commis ; l'autorité publique a été
compromise , le sang a coulé . Voici sur cet événement les
principaux détails qui peuvent intéresser le lecteur .
:
Sir Francis Burdet est le héros de cette tragique aventure
: placé depuis quelques années sur le théâtre politique,
après une élection où son parti s'est livré à toute l'exagération
qui caractérise en Angleterre cette époque de licence
et de désordre , il s'estmontré constamment l'antagoniste
le plus déterminé du ministère : orateur populaire
, tribun exalté , saisissant avec art toutes les occasions
de développer un fervent amour pour les droits de la cité ,
une profonde haine pour les usurpations du pouvoir , il a
rapidement acquis cet ascendant qui par-tout est le partage
redoutable et fugitif des idoles que crée et brise à
son gré la multitude. Profitant de cet ascendant, et de
celui que lui donne son immense fortune , ses 800 mille
livres de rente , qui par-tout , mais en Angleterre sur-tout,
sont d'un grand poids dans la balance de la considération ,
il n'a pas craint de soutenir avec le gouvernement une
lutte dont on ne peut prévoir l'issue .
Un M. John Gales Jones ayant imprimé on ne sait quel
libelle contre M. Yorck , la chambre des communes a
envoyé le pamphlétaire à Newgate . Sir Francis s'est empressé
de faire une motion pour obtenir la mise en liberté
de l'écrivain; sa motion a été rejetée . Jusqu'ici l'on ne voit
que l'exercice le plus légal du droit le plus sacré , et les
droits d'un pétitionnaire appuyés par l'éloquence d'un représentant
: mais bientôt la chose va changer de face.
N
1
1
:
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.509
Sir Francis adresse à ses commettans ( les francs tenanciers
etbourgeois de Westminster) une protestation contre
la conduite de la chambre : tous les termes de cette lettre
vraiment extraordinaire devraient être rapportés , ils sont
curieux et historiques , mais nous sommes forcés d'abréger.
Sir Francis Burdett pose pour principe cette question :
<<Notre liberté sera-t-elle assurée par les lois de nos pères ?
sera-t-elle à la discrétion d'une partie des pairs du royaume
réunispardes moyens qu'iln'estpas nécessaire de décrire ?»
Si l'on admet , ajoute-t-il , le principe d'après lequel la
chambre vient d'agir, personnene peut avoir la certitude de
n'être pas enlevé de chez soi à l'improviste . M. Jones doit
donc être défendu dans sa liberté , ou celle transmise à
l'Angleterre et acquise au prix de tant de sang , est perdue .
Le paragraphe suivant doit être transcrit littéralement.
« Le principe que nous soutenons dans ce moment, mes
compatriotes , estle même principe que le peuple anglaisa
soutenu dans les tems les plus reculés , et qui la conduit
aux glorieux succès consignés dansla grande chartre de nos
droits et de nos libertés , et dans divers autres statuts subséquens
presqu'aussi importans que le premier . C'est le
même grand principe qui fut encore attaqué par Charles Ier
dans la mesure de son impôt sur le tonnage (ship-money ) ;
ce qui fournit encore au peuple anglais et à une chambre
des communes non corrompue , l'occasion de renouveler la
contestation ; contestation qui se termina par l'emprisonnement,
le jugement, la condamnation et l'exécution de ce roi
mal conseillé. C'est le même principe qui fut si audacieuse
ment violé par son fils Jacques II, pour laquelle violation
il fut forcé d'échapper par la fuite àla juste indignation du
peuple , qui , non-sculement le dépouilla de la couronne ,
mais en exclut encore sa postérité . Dans toutes ces contestations
, nos ancêtres ne montrèrent pas moins de sagesse
et de prévoyance que de courage , de force et de persévé
rance; car qu'on parle tant qu'on voudra de nos droits , de
nos libertés , de nos franchises , priviléges et immunités ; à
quoi servent toutes ces choses ensemble ou séparément, si
onpeut se saisir de nos personnes par la seule volonté oule
seul commandement d'un homme ou de plusieurs , nous
mettre en prison et nous y retenir , durant leur bon
plaisir?
» Mais j'espère encore , ajoute M. Burdett , que ce ne
pas notre sort. Nos ancêtres surent sera faire bonne conte
510 MERCURE DE FRANCE ,
nance , et la prérogative cacha sa tête hideuse. Ils mirent
en pièces son glaive lourd ettranchant ; et nous , leurs descendans
, craindrons-nous d'entrer en lice contre un privilége
indéfini , qui usurpe le pouvoir d'une prérogative?
» Onme dira peut-être qu'il n'est guères à craindre que
cepouvoir soit très-souvent exercé. On peut excuser de la
même manière l'exercice de tout pouvoir quelconque . Je ne
suppose pas que MM. de la chambre des communes veuillentenvoyer
en prison auçun individu parmi vous , qui ne
leur aura pas déplu . M. Yorck n'a fait sa motion d'envoyer
M. Jones en prison , qu'après que celui-ci lui adéplu. Mais,
ce n'est pas faire un grand éloge d'une constitution que de
dire qu'elle ne permet pas qu'on emprisonne un homme , à
moins qu'il n'ait fait quelque chose qui déplaise aux personnes
investies de l'autorité . Il serait difficile , je crois , de
trouver quelqu'un dans le monde , quelque despote qu'ilfût,
qui ne se contentât pas du pouvoir d'envoyer en prison,
selon son bonplaisir , quiconque oserait faire quelque chose
qui lui déplût . D'ailleurs, quand on me ditqu'il n'est guère
à craindre que Messieurs de la chambre des communes
exercent souvent ce pouvoir , je ne peux m'empêcher d'obs
server que , quoique les exemples en soient rares , les effets
en seront naturellement grands et généraux. Dans ce moment,
il est vrai , nous ne voyons qu'un seul homme mis
enprison pour avoir déplu à ces Messieurs ; mais le sort
de ce seulhomme ( par l'effet naturel de toutes les punitions
) en empêchera d'autres d'exprimer leur opinion surla
conduite de ceux qui ont eu le pouvoir de le punir. Outre
qu'il est dans la nature de tout pouvoir , et sur-tout d'un
pouvoir usurpé et indéfini , de s'accroître à mesure qu'il
avance en âge , et puisque la grande chartre et la loi du pays
n'ontpas suffi pour protéger M. Jones , puisque nous l'avons
va envoyer en prisonpour avoir représenté la conduite d'un
de ses membres comme un outrage à l'opinion publique ,
qu'est-ce qui nous garantit , à moins qu'on ne renonce à ce
pouvoir d'emprisonner, que nous ne verrons pas d'autres
personnes envoyées en prison pour avoir énoncé leur opinion
sur les bourgs abandonnés , Rotten Boroughs , surles
hommes en place et les pensionnaires qui siégent dans la
chambre ; ou , en un mot , pour avoir fait quelque déclaration
, donné quelqu'opinion , avancé quelque fait; ou manifesté
quelque sentiment , soit par écrit , soit de vive voix ,
ou par geste , qui ait pu déplaire à quelqu'un des Messieurs
assemblés dans la chapelle de Saint-Etienne? etc. , etc. » 1
AVRIL 1810. 511
e
2
21
3
1
ト
3
Cette lettre est suivie , comme M. Burdett l'annonce, d'un
long exposédes argumens employés par sir Francis dans la
chambre des communes , à l'appui de sa motion , pour
mettre en liberté M. Jones .
Il y a lieu de croire que si cette lettre eût été la substance
d'un discours à la chambre , le parlement n'y eût vu que
l'exercice d'un droit légitime et le développement d'un
système d'opposition légalement suivi ; mais , en envisa
geant cette doctrine comme l'objet d'une protestation
adressée aux électeurs , la chambre a vu dans la conduite
de l'orateur un mépris de ses droits , une infraction à ses
priviléges ; et une discussion très-vive s'est ouverte dans
son sein.
Cette discussion avait excité au plus haut degré la curiosité
publique. Dès le matin les tribunes avaient été assiégées,
et les avenues de la chambre étaient garnies d'une
multitude innombrable : tous les constables étaient sur
pied, prévoyant du désordre ; les gardes à cheval étaient
prêts à marcher à la première réquisition.
Les débats ont duré jusqu'à sept heures du matin ; une
décision de la chambre , prise à la majorité de 190 voix
contre 152, a prononcé l'envoi de M. Burdett à la Tour.
C'était le 6 de ce mois.
Peu de tems après l'arrêté de la chambre , l'orateur
signe le warrant pour l'emprisonnement , et le fait porter
par un sergent d'armes : le warrant est signifié , l'honorable
baronnet répond qu'il n'obéira pas . Le sergent d'armes
déclare qu'au besoin il appellera le secours de la
force; M. Burdett nie la validité du warrant , et déclare
qu'il repoussera la force par la force. Le sergent d'armes
se retire. Dans la journée , M. Burdett reçoit un grand
nombre de visites. La populace rassemblée salue à grands
cris ses amis à leur entrée et à leur sortie de son hôtel .
Cependant le bruit de la décision de la chambre s'était
répandu , l'impression fut vive et rapide. Deux rassem
blemens considérables se forment , l'un à la Tour , l'autre
devant l'hôtel de sir Burdeit ; un grand nombre d'homines
du peuple arbórent des rubans bleus , et la devise Burdett
pour toujours . 1
יע
L'avis suivant est affiché dans tout Westminster.
Burdett . - Westminster .
«Une pétition est présentée à la signature pour la réunion
des électeurs de la cité de Westminster , afin de
512 MERCURE DE FRANCE ,
délibérer sur les mesures à prendre , vu que la chambre
des communes vient de nous priverdel'uunndenosrepré
sentans , "
Bientôt des particuliers et des officiers aux gardes sont
attaqués , insultés , forcés de descendre de voiture ou de
cheval , et de saluer l'hôtel de Burdett , de mêler leurs
cris à ceux de la foule attroupée. Dans différens quartiers
les maisons de quelques personnages qui avaient opiné
contre sir Francis sont attaquées; en un instant toutes les
fenêtres en sont détruites . Le soir , quelques habitans illuminent
; la populace demande à l'instant , et force à une
illumination générale , en signe d'approbation de la conduite
du baronnet , et d'adhésion à son parti. Pendant ce
tems le sergent d'armes , accompagné de tous les employés
subalternes de la chambre des communes , faisait à
sirBurdett une seconde sommation toute aussi inutile que
la première peu après , sir Burdett paraît à son balcon ,
ses amis y paraissent avec lui ; ils sont salués par de trèsvives
acclamations , tous les chapeaux sont en l'air , et
Burdett pour toujours est le cri de ralliement général .
Le 7 , à midi , sir Burdett n'avait point encore obéi. Le
gouvernement fait avancer des troupes de ligne et de la
milice , ayant le soin de ne pas faire paraître de troupes
allemandes ; la loi sur les attroupemens est lue devant
l'hôtel Burdett; lord Moira , gouverneur de la Tour, se
rend à son poste , ety prend les mesures nécessaires : enfin
deux cents hommes des gardes à pied arrivent devant
l'hôtel . Ils sont à l'instant couverts de boue , on leur jette
des pierres , la cavalerie est obligée de charger , et de distribuer
des coups de plat de sabre : les volontaires prennent
les armes. Une troisième sommation à M. Burdett a
le même résultat que les deux premières .
Vers le soir , le caractère de l'émeute devient plus grave :
la cavalerie est attaquée à coups de pistolet , elle riposte ,
et il y a des blessés de part et d'autre. La nuit se passe en
observation . Le 8 , la journée se passe à-peu-près de la
même manière ; dans un grand nombre de rues, des excès,
des attaques partielles , des rencontres , des coups de sabre
et de pistolet , point de morts , quelques blessés .
Le lundi matin, le peuple parutencore plus animé ; mais
sur les dix heures , avant que la foule fût aussi nombreuse
qu'elle l'était après-midi , le sergent aux armes , accompagné
d'une vingtaine de constables , entra chez M. Burdett
en enfonçant une porte. Après quelques protestations.
:
AVRIL 1810. 513
1
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F
il cèdeà la force , et est mis dans une voiture à quatre che
vaux, qui prend aussitôt la route de la Tour , escortée par
plusieurs escadrons de cavalerie. Le peuple , instruit de
cet enlévement , se porte versla Tour : les boutiques étaient
fermées ; mais les précautions étaient si bien prises , qu'il
aurait été impossible de tenter la moindre chose pour la
délivrance du prisonnier. Les remparts de la Tour étaient
couverts d'artillerie et d'infanterie , et les gardes à pieds;
étaient en bataille devant la porte. Sir Francis Burdett
ayant été reçu par lord Moira, et les portes ayant été fer
mées , les gardes ont repris la route de leurs casernes .-
En passantprès de la cité , le peuple a attaqué la dernière:
compagnie des gardes à cheval à coups de pierres . Les gardes
ont fait feu avec leurs pistolets , et dissipé le peuple. Un
homme a été tué , et quelques-uns blessés dangereusement.
Beaucoup ont reçu de légères blessures .
Ceci a été la dernière scène de cette émente qui a duré
troisjours , et qui avait paru prendre un caractère alarmant.
Vingt-cinq mille hommes avaient été réunis àLondres , eti
on attendait encore des troupes .
1
Le lendemain , la tranquillité était parfaitement rétablie
Une lettre de sir F. Burdett à l'Orateur a occasionné de:
grands débats à la chambre ; à la fin il a été résolu unanimement
que cette lettre est une infraction des priviléges
de la chambre ; mais que sir F. Burdett étant déjà à la
Tour, lachambrejugeait inutile de s'occuper plus long-tems.
de cette lettre lesios
Le roi a publié une proclamation , par laquelle 500 liv.
sterling de récompense sont promises à celui qui fera arrêter
un des hommes qui ont tiré sur les fidèles sujets de
S. M. , exécutant les ordres des officiers de police. 103
Toute réflexion sur de tels événemens paraît inutile ; ils
parlent d'eux-mêmes; ils désignent assez quelle est enAngleterre
l'anxiété des ministres , et quels sont les moyens
avec lesquels on soutient l'opposition qui l'attaque . L'opi
nion se partage sur les suites de cette affaire ; des per
sonnes qui connaissent bien l'Angleterre , pensent qu'elle
n'en aura aucune autre , et qu'elle n'accroîtra point l'influence
de sir Burdett; d'autres , lisant l'avenir dans l'histoire
du passé , rapprochent les événemens , citent ceux
dontnous avons été témoins , leur naissance , leur progrès ,
leur marche rapide , et présagent que l'Angleterre est à la
veille de commotions sérieuses .
Pourprix des maux qu'elle a suscités à la France , des
514 MERCURE DE FRANCE ,
troubles qu'elle y a entretenus , du sang qu'elle ya fait
couler à grands flots , nous ne désirerons pas que , comme
nous, elle reçoive les terribles leçons de l'anarchie ; échappés
à ses fureurs , respirant sous l'égide tutélaire des lois ,
et la protection d'un gouvernement réparateur , nous n'avons
pas la pensée d'invoquer contre nos ennemis ce démon
des discordes civiles qui nous a déchirés ; nous
avons , pour les combattre , des armes plus nobles et des
moyens plus sûrs: mais il est permis d'espérer que ces
événemens mêmes ne seront pas une leçon perdue pour
le gouvernement anglais ; qu'alarmé sur sa propre existence
, ayant à veiller sur ses plus chers intérêts , à maintenir,
au sein de l'Angleterre agitée, la tranquillité et l'exécution
des lois , il ne trouvera pas qu'il ait trop de force
poury parvenir , et que pour être en paix avec lui-même,
il renoncera au désastreux système de troubler l'Europe, et
d'y porter les germes de la rébellion , des discordes civiles ,
etd'une guerre qui ne peut plus avoit de prétexte ni de
but. Quelques bruits favorables à cette espérance se sont
répandus ; l'Allemagne est imbue de la nouvelle que M. de
Metternich doit passer à Londres avec une mission pacifique;
on parle d'un cartel d'échanges ouvert entre les deux
nations ; mais rien à cet égard ne peut être affirmé : un
profond secret doit envelopper , si elles existent , ces mesures
préliminaires , et dans l'expression même de nos
voeux , il convient de respecter ce mystère politique.
Le Moniteur a publié , d'après les papiers anglais , un
assez grand nombre de pièces relatives à la campagne
d'Espagne et de Portugal , pendant l'été de 1809. Cette
correspondance est étendue et curieuse , quoiqu'elle porte
sur des événemens déjà loin de nous ; elle a sur-tout cela
d'important qu'elle donne , par l'exposé de la conduite des
généraux espagnols etdes autorités , la clé du mécontentement
des généraux anglais qui perce à chaque ligne , et
du dégoût qu'éprouvent les troupes à se soutenir dans
ume pareille expédition. L'armée espagnole , écrit sir Wellesley
, a tout en abondance , et nous , nous mourons de
faim. Nous n'avons pas le quart des provisions nécessaires ;
nos soldats blessés meurent dans les hôpitaux , faute des
premiers secours . Tous les fléaux nous attaquent sous le
feu même de l'ennemi , etc. , etc. Tels sont les auspices
sous lesquels existait dès cette époque l'alliance des Anglais
et des rebelles ; on ne peut raisonnablement pas croire,
après de tels aveux consignés dans la correspondance des
AVRIL 1810. 515
F
1
premiers , que leur coopération soit bien puissante et leurs
secours bien empressés ; aussi n'apprend-on de leur part
aucun mouvement , tandis que l'armée française poursuit
de jour en jour les dispositions qui doivent la mettre en
mesure d'attaquer Cadix , et d'achever l'occupation du
midi de la péninsule.... .ا
Vienne continue à recueillir les fruits de la paix et de
l'alliance qui l'a scellée. La confiance dans le gouverne
■ ment , le crédit du papier monnaie se rétablissent à-la-
- fois . On y attend de Paris , dit- on , des nouvelles im-
-portantes , et les dépêches de M. Metternich sont l'objet
du plus vif empressement : rien cependant ne transpire
sur leur contenu; on ne manifeste que l'intérêt avec lequel
elles sont attendues . L'attention sur cet objet est
peu distraite par les mouvemens combinés des Russes
et des Serviens : les espérances de paix paraissent évanouies
de ce côté , et l'on s'attend à des événemens importans; le
prince Bagration a établi son quartier-général à Bucharest :
il médite une attaque générale ; le Grand-Seigneur s'est ,
dit-on, mis à la tête de son armée . Cependant les dépenses
du trésor sont diminuées par le licenciement d'un grand
nombre de troupes ; les régimens frontières retournent dans
leurs foyers ; la diète hongroise ne s'assemblera pas cette
1-
année. 3
Les affaires relatives aux échanges et prises de possession
des territoires cédés , occupent exclusivement les rois
et princes de la confédération ; on croit que sous peu toutes
les opérations seront terminées , et que l'on pourra avoir
une idée exacte et des notions positives de la démarcation
de chaque état. 6
,
Les levées réciproques de séquestre continuent à s'effec
tuer , et pour que tout prenne un caractère d'union , de
paix etde sécurité , la fameuse Abeille de M. Kotzebue ,
défendue en Russie , saisie à Berlin , a été proscrite dans
toutle Nord ; son auteur va , dit-on , porter en Angleterre
sa malheureuse fécondité pour les drames et pour les pamphlets.
Il se propose d'y rédiger un journal impartial.
Dans une aussi louable intention , on se demande quel
besoin il avait de se rendre à Londres . Pour écrire sous la
dictée de la raison et de l'impartialité , il pouvait fort bien
rester chez lui . 12
¿La cour est toujours à Compiègne : on avait parlé d'un
voyage à Saint-Quentin et même à Anvers ; ce voyage n'a
point encore eu lieu. Dimanche dernier, il y a eu après la
1
516 MERCURE DE FRANCE ,
messe une présentation diplomatique. Les ambassadeurs
d'Autriche , de Suède , de Prusse ont présenté un grand
nombre d'étrangers de distinction: S. M. a reçu dans son
cabinet , en audience particulière , le maréchal Kalkreuth ,
chargé par S. M. prussienne de lui présenter une lettre de
félicitation , M. le comte Zamoiski , M. d'Affry , et trois
députés chargés de la même mission de la part de la Saxe ,
de la Suisse et des villes anséatiques . S. M. a aussi reçu
la prestation de serment d'un certain nombre d'officiers
supérieurs .
• Tout confirme dans l'idée que la cour sera de retour
pour le mois de mai , et que ce mois sera consacré aux
fêtes les plus brillantes . Le concours immense d'étrangers
qui étaient arrivés pour la cérémonie du mariage s'accroît
chaque jour. Des extrémités de l'Europe des personnages
qualifiés ou de riches particuliers affluent dans la capitale.
Tous les arts s'empressent et rivalisent pour offrir dans
cette grande époque les spectacles les plus variés et les
plus pompeux. L'Hôtel-de-Ville fait des préparatifs qui
seront au-dessus même de ceux de la fête du couronnement.
Al'Ecole-Militaire se prépare encore, sous les ordres
de M. le maréchal duc d'Istrie , une fête que la Garde impériale
offre à LL. MM. , et qui surpassera en magnificence
celle donnée en 1806. Un carrousel doit en rehausser
L'éclat . Depuis Louis XIV on n'avait pas été témoin d'un
tel spectacle;le lieu destiné à celui-ci permet de lui donner
Leplus beau développement , et de défier en quelque sorte
le nombre des spectateurs qui jouiront commodément et
sans presse de ce coup-d'oeil nouveau pour eux.
On porte aussi à un nombre très-considérable celui des
personnes qui pourront être admises aux fêtes intérieures
de l'Ecole-Militaire et de l'Hôtel-de- Ville , qui, graces à
l'agrandissement du local par des constructions nouvelles ,
ycirculeront avec facilité , et pourront y jouir de la présence
de LL. MM. Le banquet de l'Ecole-Militaire doit
réunir , dit-on , quinze cents femmes . Le récit d'une telle
fête aura quelque chose de fabuleux : aussi le désir d'en
être témoin occupe-t-il déjà tous les esprits .
Le désir de célébrer une aussi solennelle époque a ainsi
donné l'éveil à tous les talens qui peuventyconcourir.
Les artistes ont saisi leur pinceau , les musiciens ont invoqué
la lyre , et parmi ceux de nos poëtes , dont des succès
brillans ont fait distinguer le nom , on a vu un louable
empressement , une honorable rivalité : parmi les pièces
AVRIL 1810 . 517
T
1
1
1
devers que la circonstance a fait naître , on en compte
un assez grand nombre qui lui survivront , et qui , après
avoir été Pexpression d'un sentiment public , deviendront
le domaine de la littérature . :
On a remarqué la coupe lyrique et les vers heureux de
la Cantate dont M. Arnaud a partagé le succès avec son
célèbre confrère M. Méhul; la couleur antique et l'élégante
pureté de la versification des Adieux de Vienne , par M.
Tissot; l'éclat des images et la hardiesse du style dans
l'Ode de M. Le Mercier ; le ton dramatique et la noble correction
de celle de M. Esménard , sur-tout la manière éminemment
poétique dont il a revêtu dans ses dernières
strophes l'image la plus délicate de la plus élégante poésie;
l'Allégorie ingénieuse et versifiée avec une grâce facile , de
M. Etienne ; l'Hymne de Mme Dufrénoy , où le talent d'une
femme se fait reconnaitre à l'inspiration et à la délicatesse
naïve de l'expression. Une foule d'autres mériteraient d'être
nommés : il faudrait ajouter les auteurs dramatiques quí
ont animé la scène par des tableaux pleins de fraîcheur et
des à-propos piquans ; tels que MM. Radet , Barré , Desfontaines
, Pain, Bouilli , Chazet , Dupaty , Sewrin. Il
faudrait nommer aussi les dépositaires aimables de la
gaieté française , les successeurs modernes des Collé et des
Pannard, rimant des refreins légers et puisant dans le feu de
leurs réunions joyeuses le même fond d'idées que nos
poëtes dans leur enthousiasme lyrique . Nos départemens
nesont pas étrangers à ce mouvement de l'esprit national;
partout des fêtes ingénieuses ont eu lieu ou se préparent;
l'imagination et le talent y paient aussi leur tribut : les
moyens diffèrent, les talens sont inégaux, les formes , les
idiomes même varient; mais c'est une expression différente
pourun même sentiment : les Français , les peuples
associés à leur destinée , leurs dignes alliés sont en ce
moinent réunis à une immense fête de famille ; là tous les
hommages sont purs; là tous les tributs sont accueillis
avec indulgence .
?
1
1
1
1
1
PARIS . :
i
S. M. la reine de Hollande a rejoint , dans ses Etats , le
roi son époux. Tous deux ont été accueillis , en Hollande
avec les témoignages de la plus vive satisfaction . 1
518 MERCURE DE FRANCE ;
-S. M. le roi de Naples est reparti pour se rendre dans
sa capitale.
-S. M. a nommé commandant de l'ordre de la Couronne
de Fer S. Ex. M. le duc de Bassano , ministre secrétaire
d'Etat.
- Le nouveau département formé du territoire cédé par
la Hollande , portera la dénomination de département des
Bouches du Rhin. Il aura trois sous-préfectures .
-L'académie de Turin a tenu une séance solennelle
dans laquelle des thèses brillantes ont été soutenues ; M.
Cuvier , conseiller titulaire de l'Université , y a été entendu.
-On donne pour certain l'arrivée d'un parlementaire à
Morlaix , pour un échange de prisonniers .
-On assure que S. M. a nommé aux places de censeurs
, créées par le décret sur la Librairie , MM. Daunou ,
archiviste de l'Empire ; Desrenaudes , inspecteur de l'Université
; Esménard , auteur du poëme de la Navigation ;
La Cretelle , auteur du Précis de l'Histoire de France;
Lémontey , homme de lettres , auteur de divers ouvrages
philosophiques et moraux; La Salle , référendaire à la cour
des comptes ; Sauvo , rédacteur principal du Moniteur;
Schiaffino , membre du conseil des prises. MM. La Cretelle
, Esménard et Lémontey étaient précédemment membres
du bureau de la presse établi près le ministre de la
police générale.
-M. Veyrat , inspecteur-général de la police de Paris,
exerçait depuis long-tems cet emploi : il vient d'obtenir
l'honorable avantage d'y être confirmé par un décret de
l'Empereur.
-M. Le Monnier , peintre d'histoire , est nommé directeur
de la manufacture des Gobelins .
-M. Célérier , qui a restauré avec tant d'habileté et de
goût labelle porte Saint-Denis , est chargé du même travail
à la porte Saint-Martin .
-Les travaux pour l'obélisque du Pont-Neuf vont être
incessamment en activité...
-On avait annoncé pour cette semaine de très-beaux
concerts spirituels : ils n'ont pas eu lieu. La promenade de
Longchamp s'annonçait comme devant être très-brillante:
le tems l'a contrariée les deux derniers jours .
AVRIL 181ο. 519
:
N
+
ANNONCES .
LaPartheneide, poëme de M. J. Baggesen, traduit de l'allemand.
Avec cette épigraphe , tirée de Pétrarque:
Ma pur si aspre vie nè si selvagge
Cercar non sà , ch'amor non venga sempre, eta.
AParis, chez Treuttelet Wurtz , rue de Lille , nº 17 ; et à Amsterdam
, au Bureau des Arts et d'Industrie .
Ce poëme nous a paru , d'après une lecture rapide , réunir des qua
lités rares , le naturel et l'originalité , la richesse des descriptions et la
vérité des sentimens . Son auteur , M. Baggesen , est Danois , et professeur
de belles-lettres à l'Université de Copenhague. Déjà illustré
dans son pays , quoique fort jeune , par beaucoup de poésies en langue
danoise , il ne l'est pas moins en Allemagne par sa Parthénéïde et par
deux recueils de poésies allemandes. Nous le croyons actuellement à
Paris . La traduction de son poëme , dont cette circonstance garantit
la fidélité , est écrite avec l'élégante liberté d'un ouvrage original. Elle
est précédée de réflexions préliminaires , qui ont un grand mérite ,
celui d'inviter à réfléchir : c'est un morceau de plus de cent pages,,
quiprouvedansle traducteurle talent de pensercomme celui d'écrire.
Nous nepouvons en ce moment qu'annoncer ce petit volume , que
nous croyons digne d'une attention particulière , et dont nous ne tarderons
pas à donner un extrait . Il est orné d'une jolie gravure , représentant
une partie des Hautes-Alpes , près des Glaciers , où se passe
P'action du poëme .
Bibliographie agronomique , ou Dictionnaire raisonné des ouvrages
sur l'économie rurale et domestique et sur l'art vétérinaire; suivie de
Notices biographiques sur les auteurs, et d'une table alphabétique des
différentes parties de l'art agricole , avec indicationdes Nos qui renvoient
soit à l'ouvrage , soit à l'auteur; par un des collaborateurs du
Cours complet d'Agriculture-Pratique. Un vol. in-8º de 500 pages ,
grandejustification. Prix , 6 fr . , et7 fr. 50 c. francdeport. ChezD. Colas ,
imprimeur-libraire , rue du Vieux- Colombier , nº26 , faubourg St.-
Germain; et chez Déterville , libraire , rue Hautefeuille , nº 8. 4
La Judith française , ou Edmond et Clotilde; par J. E. Paccard.
Deux vol. in-12 , avec figure. Prix , 3 fr. , et 4fr. franc deport. Chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23; et au cabinet
littéraire , rue de Grenelle-Saint-Honoré , nº 28.
520 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810 .
1
Théâtre du second ordre , ou Recueil des tragédies , comédies et
drames restés au Théâtre-Français ; pour faire suite aux éditions stéréotypes
de Pierre et de Thomas Corneille , de Racine , Molière ,
Regnard, Crébillon et Voltaire ; avec des notices sur chaque auteur ,
la liste de leurs pièces , et la date des premières représentations . Quarante
vol . in-18. Prix , 72 fr. , et 86 fr. franc de port.
১
Les quatrederniers volumes de cette collection viennentde paraître.
Le 16e volume des comédies en vers , contenant : le Philinte de
Molière , de Fabre d'Eglantine ; l'Intrigue Epistolaire et les Précepteurs
, du même .
17e et dernier volume , contenant : le Conciliateur, de Demoustier ;
les Femmes , du même ; la Jeune Hôtesse , de Carbon Flins ; le
Retourdu Mari , de Ségur.
Drames , premier volume , contenant : le Père de Famille , de
Diderot ; Béverley , de Saurin; le Philosophe sans le savoir , de
Sedaine.
Second et dernier volume , contenant : Eugénie, de Beaumarchais ;
la Mère Coupable , du même ; l'Honnete Criminel , de Fenouillot de
Falbaire.
La collection est complète et se compose de trente tragédies , de
soixante-quatre comédies en vers , de cinquante- quatre en prose , et
de six drames .
Chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue de Seine , nº 12 ;
*Ant. Aug. Renouard , rue Saint-André-des-Arcs , no 55 ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
On trouve aux mêmes adresses le Théâtre du premier ordre , composédes
comédies et tragédies de Pierre et de Thomas Corneille , de
Racine , Molière , Regnard, Crébillon et Voltaire . Vingt-sept volumes
in-18. Prix , 38 fr . , et 51 fr . frane de port. Le Théâtre du premier et
dusecond ordre , 110 fr . , et 137 fr . franc de port.
Les Enfans du vieux Château ; ouvrage proposé pan souscription,
et spécialement destiné à l'amusement et à l'éducation de lajeunesse ;
dédié à S. A. I. et R. la princesse Zénaïde, infante d'Espagne.
Deuxième livraison-Le prix de chaque livraisonde deux volumes
estde 3 fr . , et 3 fr. fr. 50 cent. franc deport.
On souscrit à Paris , chez Renard , libraire , rues de Caumartin ,
nº 12 , et de l'Université , nº 5 ; et chez Delaunay , libraire au
Palais-Royal , galeries de bois .
Les Dangers de la Frivolité. Deux vol. Prix, 4 fr., et 5 fr . frame
de port. Chez L. Mongie , libraire , Palais -Royal, galeries de bois ,
1º 208 ; et Renard , rue Caumartin , nº 12.
DE LA SEN
MOO
MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCLVIII. - Samedi 28 Avril 1810 .
POÉSIE .
ODE A NAPOLÉON - LE-GRAND.
Cuncta supercilio moventis . HOR.
TRIOMPHANT du haut de son trône ,
Plutoninsultait à nos pleurs ;
L'impitoyable Tisiphone
Soufflait sa rage dans les coeurs ;
Ardens à dépeupler la terre , :A
Les monstres guidés par Mégère
S'enivraient du sang des mortels;
Pour couvrir la vertu timide ,
Minerve n'avait plus d'égide ;
Thémis ne trouvait plus d'autels .
:
Partout , la Discorde effrénée ,
Enproie à son affreux transport ,
De ses suppôts environnée ,
Proclamait ses arrêts de mort :
La Fureur , l'Envie et la Haine
Exilaient des bords de la Seine
Les Plaisirs , les Amours , lesArts ;
L'Olympe tonne! un Dieu s'avance; I <
LI
522
MERCURE DE FRANCE ;
د
La Gloire le suit ; l'Espérance
Renaît sous les drapeaux de Mars .
Envain à sa grandeur croissante ,
Tous les Monarques réunis
Opposent leur force impuissante ;
De leur audace ils sont punis .
Il combat : de l'Europe entière ,
Ason aspect, sur lapoussière ,
Les soldats tombent renversés ;
Ainsi les Titans par la foudre
Disparaissent réduits en poudre
Sous lesmonts qu'ils ont entassés.
L
1
Dans ta course un fier insulaire
Espérant t'arrêter encor ,
Pour te combattre offre un salaire ,
Etcontre toi prodiguel'or.
Aton bras rien n'est impossible :
Toujours grand , toujours invincible ,
D'Albion tu trompes l'espoir ;
Ates triomphes loin de nuire ,
L'or prodigué pour le détruire
Sert à raffermir ton pouvoir.
Que vois-je?quel est ce prodige
Quicharme mes yeux étonnés ?
Est-ce Mars vainqueur qui s'afflige
Des lauriers qu'il a moissonnés ?
Admirant sa bonté sublime ,
Du Dieu terrible et magnanime ,
Pallas tient le fer suspendu;
Présentant l'olive chérie ,
La Déesse nomme MARIE :
Lemonde au bonheur est rendu
Mais quelle splendeur étonnante
Tout-à-coup éblouit mes yeux ?
L'éclair brille ; une voix tonnante
Ebranle la voûte des cieux .
«Moncher fils! dépose ta lance;
::
4
:
:
:
i
» Thémis veut que dans sa balance
> Tupèses le sortdes humains;
>Enmonnom gouvernela terre; o
:
AVRIL 1810. 523
» Je t'ai confié mon tonnerre ,
> Qu'il ne sorte plus de tes mains.
• L'épouse que je te reserve
> Va d'un fils embellir ta cour
> Issu de Mars et de Minerve,
> De l'univers il est l'amour.
> Ainsi que toi , clément etjuste ,
> Il obtient le titre d'Auguste;
» Il est l'émule de Titus :
> Sur son trône il est ton image ,
>De son père il a le courage ,
De sa mère il a les vertus . »
Soulevant sa tête sur l'onde ,
Neptune au présage applaudit.
L'aigle soudain annonce au monde
Ceque Jupiteraprédit;
Cet aigle qui , de gloire avide ,
Asoutenu son vol rapide
De l'Eridan au Niémen ;
Aujourd'hui consolant la terrë ,
Au lieu des foudres de la guerre ,
Porte les flambeauxde l'Hymen.
4
3
100
とて
Auxvoeux du Dieu prompt ase rendre,
Fier de hâter cette union ,
Soudain du moderne Alexandre
Part le nouvel Ephestion.
Applaudissez , Autriche ! France!
Déjà guidé par l'Espérance ,
L'Amour exauce vos souhaits ;
Déjà , de myrte couronnée , i
MARIE , au temple d'Hyménée ,
Dumondevientjurer la paix.
Déjà , du plus lointainrivage
L'habitant heureux , attendri ,
En foule accourt sur son passage
Contempler le couple chéri .
Dans les airs quel fatal augure !
Lanue , attristant la nature ,
D'un crêpe noir couvre les cieux ;
Tu parais ! .... Tout change à tavue;
:
Lla
(
524 MERCURE DE FRANCE ;
L'astre du jour perçant la nue
Brille sur sonchar radieux.
En toi le monde entier révère
LeHéros pacifica eur ;
En toi l'orphelin voit un père ;
L'innocent trouve un protecteur.
Unissant Phébus et Bellone ,
Ta main également couronne
Le front du savant , du guerrier ;
Par toi Sophocle , Praxitèle ,
Socrate , Orphée , Alcide , Apelle ,
Sont parés du même laurier.
T
C
:
Ates lois le prêtre docile
Rouvre son temple abandonné , L
La Piété bénit l'asile
Que la Discorde a profané.
Sur les autels le feu s'allume ;
Nos voeux , avec l'encens qui fume,
Montent vers le Dieu créateur ;
Al'envi ton peuple fidèle ,
Dans un roi , des rois le modèle ,
Célèbre un Dieu libérateur.
Par toi les Nymphes de la Seine
Reposent sur un lit de fleurs ;
L'amant de Daphné leur ramène
Les plaisirs , les jeux , les neuf soeurs.
Déjà l'antique Germanie ,
Par tes soins à la France unie ,
Amis son espoir en tes mains :
Sujets du père et de la fille
Vous n'êtes plus qu'une famille
Que chérissent deux souverains.
Partout les laboureurs tranquilles
Reprennent gaîment leurs travaux ;
Les arts fleurissent dans les villes;
L'abondance est dans les hameaux.
Les haines meurent étouffées ;
Pour toi s'élèvent des trophées
Garans de l'immortalité ;
Le peuple sous tes lois respire;
:
A
i
i
1
525
AVRIL 1810 .
L'univers bénit ton empire ,
En chantant sa félicité.
Ton génie , au sein de la gloire
Prenant son vol audacieux ,
Sur les ailes de la Victoire
S'élève et plane dans les cieux.
Le Danube , le Tage , l'Ebre ,
Vont , proclamant ton nom célèbre ,
Effrayer les tyrans des mers ;
Des empires ton bras dispose ;
Ta main , où le globe repose ,
Tient les destins de l'univers .
Par DELRIEU , auteur d'Artaxerce.
Dialogue sur le mariage de S. M. I. et R. NAPOLÉON , Empereur des
Français , Roi d'Italie , Protecteur de la Confédération du Rhin ,
et de S. A. Impériale MARIE- LOUISE , Archiduchesse d'Autriche.
L'AIGLE ET LA COLOMBE .
LA COLOMBE .
POURQUOI presser ton vol aussi prompt que l'orage ,
Roi des airs ? et pour quel message
Du maître du tonnerre as-tu quitté la cous?
L'AIGLE.
Envoyé par la Gloire , interprète d'Amour ,
Je vole vers l'Ister , et porte un doux hommage
A L'ENFANT CHÉRI DE CÉSAR.
Mais de Vénus , toi-même , aimable messagère ,
Vers quel séjour fuis-tu de ton aile légère ?
Chère à Vénus , quels soins t'éloignent de son char ?
LA COLOMBE .
De Paphos un momentj'ai quitté les bocages ;
Je vole vers la Seine , et dans la cour de Mars
Du bonheur , de l'amour je vais porter les gages.
L'AIGLE.
Quels objets frappent mes regards ?
L'or sur ton front en étoile étincelle !
Dis ,pour quelle fête nouvelle
Du Héros de la France as-tu pris les couleurs ?
:
1
526 MERCURE DE FRANCE ;
LA COLOMBE.
Eh quoi ! ta serre désarmée
Adéposé la foudre , et se charge de fleurs !
Qu'annonce un tel présage à la terre charmée ?
L'AIGLE.
Prince , législateur . guerrier
NAPOLÉON , aux yeux de l'Europe alarmée ,
Veut de la douce paix affermir l'olivier .
LA COLOMBE.
Du Français , du Germain , un auguste hyménée
Termine les débats sanglans.
De saints noeuds , de tendres sermens
Des deux peuples amis fixent la destinée.
Du pur sang de Rodolphe illustre rejeton ,
Par ses seules vertus digne d'une couronne ,
LOUISE appartenait au grand NAPOLÉON.
Leur destin s'accomplit; et sur le même trône ,
Français,heureux Français , s'unit à vos regards
La rase d'un héros , la race des Césars.
T
D'AIGLE
Ainsi près du Pouvoir s'assied la Bienfaisance.
Les Grâces , les Vertus embrassent la Valeur ,
Et laBeauté devient la récompense
Et du Génie et de l'Honneur.
LA COLOMBE.
NAPOLÉON , suivant son immense carrière ,
Dans son rapide élan échappe à tous les yeux :
Naguère encor son pied touchait la terre;
On le cherche ; il est dans les cieux . A
L'AIGLE.
Le Fils aîné de la victoire
M'envoie à la Fille des rois
D'un peuple , ambitieux de servir sous ses lois ,
Porter et l'amour , et la gloire.
Adieu ,je pars.
LA COLOMBE
Etmoi , messagère de paix ,
Jevole présenter à l'Alcide français ,
AcePeuplehéros , sapremière famille ,
:
r
1 )
2
T
Des Germains , de leur Père et de sa noble Fille
La foi, les voeux et les sermens.
AVRIL 1810 , 527
L'AIGLE.
Arrête! ... Du Danube aux rives de la Seine
Vois les Rois saluer leur jeune Souveraine.
Des Peuples enivrés n'entends-tu pas les chants ?
LA COLOMBE.
Vois la Nymphe de la Tamise
r
CISTENCA
Du Soleil de la paix , suppliante et soumise ,
Epier le premier rayon.
L'AIGLE.
Ex
220
Partout d'un feu plus doux la Terre se colore;
Etle vieil Océan , las de ses fers, imploreto
L'étoile de LOUISE et de NAPOLÉON.
fo
r
L.G. C. ionT
ENIGME.
ن
QUOIQUE mobile , on peut compter. A
Surmon retour que rien ne saurait arrêter no
Chez certainpeuple à la tristesse en proie ,
Je ramène avec moi l'abondance et la joie :
J'arrive en la saison des fleurs ,
J'ai pour me précéder quarante ambassadeurs ,
Amaigres corps , à faces blêmes
Lesquels sont précédés eux-mêmes,
Par trois hérauts qu'animent la gaîté ,
La déraison , et l'insobriété.
3
.........
LOGOGRIPHE.
TA SUR douze pieds , toujours à l'enfance odieux , oh ohof
Dema vaste épaisseur j'épouvante les yeux ;
Je suis utile aux arts , je sers à l'ignorance ,
Et consulté sur tout,en tous lieux respecté , ٠٢٠
Des savans rassemblés , d'un corps fameux en France ,
Je porte les travaux à l'immortalité.
Pour me connaître mieux , décompose mon être t
९ Cinqpieds te donneront la déesse des bois ;
Cinq un ambassadeur , trois unjeu , quatre un poids,
Quatre un département , trois d'un peuple le maître ,
528 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810.
L
Cinq le siége d'un roi , quatre un volcan fameux;
Sept te présenteront un habitant des cieux ,
Quatre un viscère , et six l'amante d'Hippolyte ;
Quatre un frère cruel , six un point cardinal ,
Quatre ce qu'en tout tems a reçu le mérite ,
Quatre un recueil de lois , six un poison fatal ,
Sixun légume ,quatre unpays de l'Asie ,
Et six son habitant ; cinq un fruit d'Italie ,
Huit un précepte , trois un utile animal ,
Six une plante. six une certaine étoffe ,
Quatre une couleur , cinq un fameux philosophe ,
Cinq et cinq deux métaux , cinq une dent de fer
Trois un élément , cinq un meuble de l'hiver ,
Cinq un froid auteur , six l'auteur d'Iphigénie ,
Cinq un décret, et cinq une espèce de sel ;
Quatre ce que ne peut éviter un mortel ;
Enfin j'offre Dinant , Ancone , Croatie ,
Nice , Roanne, Caen , Niort , Oder , Renti ,
Don,Dacieet Candie , et le Caire et Nanci.
4
A
7
:1
T
2
19
GU
५.
227 CHARADE .
On répugne à voir mon premier ,
Il est fort dangereux quand il est solitaire
Le cuisinier , de mon entier
Aquelquefois besoin d'extraire
Mon dernier .
3
11.
958
NAR..... , département de l'Aude.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Pain à cacheter.
Celui du Logogriphe est Cendrillon dans lequel on trouve : or,
ciet , Nil , cire , lion , île , none, lie , tin, roi , toi, onde, rond, lien ,
oie , linon , nord , nid, oeil , écrin , Indre , Loire , Nord , Orne , lice ,
Inde , Néron , ride , corne, diner , ronce, drille , don, nier, live , noge,
non, rôle, Crillon , drôle , rien .
Celui de la Charade estBrûlot
SCIENCES ET ARTS.
NOTICE HISTORIQUE SUR M. CAVENDISH.
a
:
LES sciences viennent de faire une grande perte dans la
personne de M. Cavendish , membre de la Société royale
de Londres , l'un des associés étrangers de l'Institut de
France , mort à Londres au commencement du mois dernier.
Nous avons pensé que nos lecteurs verraient avec
plaisir quelques détails sur la vie et les découvertes de cet
homme célèbre .
M. Cavendish était issu d'une des premières familles
d'Angleterre . Second fils du duc de Devonshire , il n'eut
pendant sa
Pendant
jeunesse que le sort réservé en Angleterre aux
branches cadettes , c'est-à-dire, une fortune très-médiocre :
mais son goût pour les sciences et sa modération la lui
faisant trouver suffisante , il négligea tous les moyens d'en
acquérir une plus considérable en s'avançant dans les emplois
auxquels sa naissance aurait pu le porter. Aussi ses
parens , voyant qu'il n'était bon à rien , le traitèrent avec
indifférence etss'éloignèrent peu-à-peu de lui.
Il se dédommagea en se livrant tout entier à ces sciences
qu'il aimait tant, et bientôt ses découvertes lui attirèrent ,
en suivant ses goûts , plus de célébrité et de considération
personnelle qu'il n'aurait pu espérer d'en acquérir en les
contrariant. M. Cavendish est un des savans qui ont le
plus contribué aux progrès de la chimie moderne. Les
Mémoires qu'il a publiés sont peu nombreux , mais ils ont
tous un caractère d'invention , de finesse , d'exactitude et
de fidélité , qui doit les faire regarder comme des modèles
dans l'art des expériences . C'est luiqui , le premier , analysa
les propriétés particulières du gaz hydrogène , et assigna
les caractères qui distinguent ce gaz de l'air atmosphérique.
C'est à lui que l'on doit la fameuse découverte de la
composition de l'eau . Schéele avait déjà reconnu qu'en
mêlant ensemble un volume quelconque de gaz oxigène et
un volume double de gaz hydrogène , le mélange brûlait
avec explosion sans laisser aucun résidu visible. M. Cavendish
répéta cette curieuse expérience , mais avec la
530 MERCURE DE FRANCE ,
-
précision qui le caractérisait. Il enferma les deux gaz dans
des vaisseaux de verre bien secs , afin de ne pas laisser
échapper le résidu de leur combustion , et il trouva que ce
résidu était de l'eau , dont la quantité égale en poids
celui des deux gaz employés . M. Lavoisier répéta depuis
cette expérience sur des volumes de gaz plus considérables ,
et confirma pleinement les résultats de M. Cavendish . De
son côté , M. Monge , à Mézières , avait aussi obtenu des
résultats pareils sans connaître ceux du savant Anglais ;
mais celui-ci paraît incontestablement avoir l'antériorité de
la publication. On voit ici à quoi tiennent les découvertes.
Si Schéele se fût avisé de brûler les deux gaz dans un
vase fermé , il eût trouvé la composition de l'eau , et par
le seul défaut d'une pareille précaution cette brillante découverte
lui a échappé. Après cela , il y a bien quelque
raison de recommander l'exactitude .
Voici un autre exemple du même genre , et non moins
frappant. Priestley ayant fait passer une suite d'étincelles
électriques à travers un certain volume d'air atmosphérique
s'aperçut que ce volume diminuait. Il versa dans le
tube qui contenait cet air un peu de teinture de tournesol
qui est naturellement bleue , et il s'aperçut qu'elle devenait
rouge. Il en conclut que dans cette opération il se formait
un acide , car c'est une propriété des acides de rougir les
infusions végétales de couleur bleue. Mais Priestley n'alla
pas plus loin. Cependant on pouvait se demander : D'où
venait cet acide ? Se formait-il aux dépens de la masse
d'air renfermée dans le tube ? Etait-ce un des principes de
cetair qui se combinait avec l'électricité , ou changeait-il
de nature ? ou bien les deux principes s'unissaient-ils par
l'effet de l'électricité , de manière à composer un nouvel
être? C'était en cela que consistait réellement le point
capital du phénomène. Ce point capital , M. Cavendish le
saisit , et il dut encore cette découverte à son esprit d'exactitude
autant qu'à sa sagacité . Il enferma dans le tube avec
l'air unedissolution de potasse caustique destinée à absorber
l'acide à mesure qu'il se formerait. Il vit ainsi que cet
acide était celui que l'on connaît sous le nom d'acide nitrique.
Ensuite il analysa l'air resté dans le tube après l'expérience
, et il vit qu'il avait perdu de l'oxigène et de l'azote
, en quantité égale au poids d'acide qui s'était formé.
Il était donc clair que celui-ci résultait de la combinaison
des deux principes de l'air atmosphérique dans des proportions
faciles à déterminer , et qui se trouvèrent être
シ
AVRIL 1810. 531
30
E
ال
deux mesures de gaz azote contre quatre mesures et trois
quarts de gaz oxigène . En effet , en composant exprès un
mélange d'azote et d'oxigène bien pur , suivant ces proportions
précises , et tirant au travers une suite d'étincelles
électriques , M. Cavendish trouva que le mélange
disparaissait en totalité : ce qui acheva de confirmer sa
découverte. Il s'empressa de l'annoncer à M. Berthollet ,
qui , par le même courier , lui envoya en réponse la compositionde
l'ammoniaque qu'il venait de découvrir. Genre
de correspondance auquel peu de personnes pourraient
prendre part.
Celui qui parvenait à de tels résultats parde pareilles voies
ne pouvait pas être seulement un grand chimiste; il fallait
qu'il fût encore un excellent physicien. AussiM. Cavendish
s'est-il également distingué dans la physique , où il a porté
le même esprit de précision . En 1776 , il fut chargé , par la
Société royale , de faire un rapport sur les instrumens de
météorologie qui servent aux observations journalières que
cette compagniefait imprimerdansses Mémoires . Lecompte
qu'il en rendit , aussi bien que les instructions qu'il donna
sur ce sujet , sont des modèles de soin et d'exactitude . La
connaissance des mathématiques est sans doute une des
causes qui ont contribué à lui faire mettre tant de rigueur
dans ses recherches , en même tems qu'elles lui servaient
pour pousser ces recherches plus avant; car M. Cavendish
était bon géomètre , et l'on a de lui , dans les Transactions
philosophiques , un Mémoire sur la théorie mathématique
de l'électricité , qui contient des applications de l'analyse
infinitesimale . Il a fait encore une application de ces connaissances
à une question de physique très-importante ,
c'est la détermination de la densité moyenne de notre
globe , Il y parvint en rendant sensible l'attraction exercée
sur un petit disque de cuivre parune grosse boule de métal.
L'appareil qu'il employa dans cette expérience est absolument
le même qui avait été inventé par un de nos
compatriotes , M. Coulomb , pour mesurer les plus petites
forces; mais M. Coulomb n'avait pas songé à en faire
cette application. Le procédé consiste à suspendre de
longues aiguilles par leur centre à un fil métallique vertical,
de manière qu'elles se tiennent en équilibre . Alors pour
faire tourner l'aiguille , il faut tordre un peu le fil demétal,
et cette torsionproduit une résistance d'autant plus grande
que l'on a plus dérangé l'aiguille de la position où elle se
tenait naturellement ; ainsi , en supposant que l'on con
532 MERCURE DE FRANCE ,
naisse la force nécessaire pour faire tourner l'aiguille d'un
tour entier , on conçoit qu'il ne faudra que la dixième , la
centième ou la millième partie de cette force pour faire
tourner l'aiguille d'un dixième , d'un centième ou d'un
millième de tour. Ce moyen d'apprécier de très-petites
forces étant connu , M. Cavendish a suspendu par son
centre une barre bien droite , terminée à ses deux extrémités
par deux petites plaques de métal ; et après que la barre
se futmise en équilibre , il fit descendre verticalement le fil
avec tout l'appareil qu'il portait. Ce mouvement amenait
chacune des extrémités de la barre près d'une grosse boule
métallique, placée latéralement. Si l'attraction de ces boules
eût été nulle , la barre serait restée dans sa position primitixe
d'équilibre; mais les boules , en attirant les petites
plaques , la détournaient de cette position. Aussi la barre
se mettait-elle à osciller comme une lame d'acier devant
un aimant , ou comme un pendule devant le globe de la
terre . En mesurant l'étendue de ces oscillations et leur
durée , on a tout ce qu'il faut pour les comparer à celles
que produit la pesanteur terrestre sur les pendules de longueur
déterminée . On peut donc comparer l'attraction de
la boule de métal à celle de la terre , et en conclure d'après
le volume de ces deux boules leurs densités respectives.
M. Cavendish trouva par ce procédé que la densité moyenne
de notre globe devait être cinq fois et un tiers aussi
grande que celle de l'eau . Ce résultat diffère extrêmement
peu de celui que l'on avait déduit auparavant des observafions
faites en Corse , par M. Maskeline , sur la déviation
latérale du fil à plomb occasionnée par l'attraction des
montagnes .
Voilà quels ont été les travaux les plus importants de M.
Cavendish . On conçoit que de si belles et de si importantes
recherches peuvent bien occuper une vie entière et la rendre
honorable indépendamment des hasards de la fortune . Cependant,
comme on aime à connaître toutes les particularités
qui concernent les hommes célèbres , il faut bien raconter
aussi que vers l'âge de quarante ans , M. Cavendish avait
éprouvé un événement qui aurait pu mettre la philosophie
et la modération à bout, dans une ame où elles n'auraient
pas été si bien enracinées . Un de ses oncles qui avait été général
outre mer , étant revenu de ses courses , trouva mauvais
que sa famille l'eût autant négligé , et pour l'en dédommager
, il le fit , en mourant , héritier de toute sa fortune
qui se montait à plus de cent mille écus de rente ; desorte
AVRIL 1810. 533
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15
on
que M. Cavendish se trouva de beaucoup le plus riche de
tous les savans , et probablement aussi le plus savantde tous
les riches. Alors ses parens reconnaissant son mérite , voulurent
se rapprocher de lui , mais il ne changea nullement
son genre de vie ni ses liaisons . C'était et ce fut toujours le
simple M. Cavendish. Il était d'une simplicité vraiment
originale dans sa mise et dans ses manières .Rien ne lui était
plus à charge que les domestiques et le tracas d'une maison ;
aussi toutallait chez lui par des lois presque aussi constantes
que les mouvemens des corps célestes : touty était réglé d'avance
par des formules si exactes qu'il n'avait jamais besoin
de s'en occuper. Ses domestiques étaient comme des automates
, et sa maison comme une montre qui n'aurait jamais
besoin d'être remontée . Ses habillemens ne changeaient
jamais de forme ni de couleur ni de matière . Constamment
habillé de drap gris , on savait d'avance par l'almanach ,
quand il fallait lui faire un habit neuf , de quelle étoffe et
de quelle couleur il fallait le faire ; ou si par hasard
oubliait l'époque de cette mutation , il n'avait besoin pour
Ia rappeler que de proférer ce seul mot le tailleur. Tout le
reste de sa manière de vivre n'était ni plus compliqué ,
ni plus dispendieux. Cet homme qui dépensait si peu pour
lui-même était d'une générosité vraiment royale pour les
sciences ou par la bienfaisance secrète . Il avait formé une
bibliothèque immense et parfaitement choisie qui était au
service des savans et de toutes les personnes curieuses
d'acquérir de l'instruction . Il avait fait faire pour cela des
cartes d'entrée tout imprimées , les unes portant la simple
permission de travailler sur les livres , d'autres de les emporter
chez soi , suivant l'objet et les personnes ; mais
afin de n'être pas dérangé par les lecteurs, il avait placé
sa bibliothèque à deux lieues de sa résidence , dans le
quartier où elle pouvait être le plus utile aux savans . Il y
envoyait chercher les livres dont il avait besoin ; il en délivrait
un reçu , et les rendait ensuite avec la plus grande
exactitude. Noble et admirable désintéressement qui allait
jusqu'à le rendre scrupuleux à partager un bienfait public
dont lui-même était l'auteur .
Avec cette simplicité et cette bonté de caractère , M.
Cavendish ne s'était jamais marié ; quelques chagrins qu'il
avait éprouvés autrefois dans ses projets d'établissement ,
l'avaient détourné pour toujours du mariage. Il était d'une
morale austère , religieux à la manière de Newton et de
Locke . Il est mort à l'âge de 77 ans d'une maladie de
L
534 MERCURE DE FRANCE, AVRIL 1810 .
+
vessie , à laquelle on prétend que les médecins auraient pu
apporter des remèdes , s'ils eussent été consultés à tems ,
et il paraît que son extrême réserve a séule été un obstacle
à ce que son honorable vieillesse fût plus long- tems
prolongée . On conçoit aisément qu'un homme si modéré
dans ses désirs ne pouvait pas , malgré le bien qu'il faisait ,
dépenser trois cent mille livres de rente ; aussi cette
grande fortune s'est-elle considérablement accrue pendant
le tems qu'il la possédait. Sa succession s'élève à douze
cent mille livres sterlings , environ trente millions de notre
monnaie. Il en a disposé en faveur de plusieurs parens
éloignés , et a fait un legs de quatre cent mille francs à son
meilleur ami le chevalier Blayden , membre de la Société
royale de Londres , bien digne par ses qualités personnelles
d'avoir été l'ami de M. Cavendish . Il est sans exemple
qu'un savant soit mort en laissant une fortune si considérable
; Newton , Leibnitz sont morts riches tous deux , mais
incomparablement moins : cela suffit toutefois pour prouver
que le génie et la modération ne sont pas incompatibles
avec la fortune , comme d'autres exemples , beaucoup plus
nombreux, tendraient à le faire penser.
BIOT.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
GÊNES SAUVÉE , ou le Passage du mont Saint-Bernard,
poëme en quatre chants , avec des notes historiques ,
par C. M. MORIN. - Un volume in-8°. Paris , chez
Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34.
«COMMENT aurions-nous encore des poëtes , disaitune
>> femme spirituelle et sensible ? Nous n'avons plus ni
>> religion , ni amour. » Il est certain que Racine et Voltaire
lui-même n'auraient point trouvé , dans une philosophie
incrédule , l'inspiration de ces immortelles tragédies
dont les vers se gravent si profondément dans
tous les coeurs passionnés . Je sais que telle production
moderne , à qui son heureuse médiocrité garantit les
éloges de tous les journaux , rappelle , au gré de certains
critiques , le style de ces grands poëtes : mais apparemment
que nos aristarques bénévoles ne font consister le
style que dans l'arrangement harmonieux des mots , et
ne se doutent pas que l'expression poétique vient toujours
de l'ame ou de l'imagination . L'art et le goût peuvent
apprendre à flatter l'oreille; la nature seule donne
letalent , comme elle donne les passions . Je ne crois pas
Pas
cependant que les sentimens tendres et religieux soient
lesseuls qui fassent parler les muses ; elles ont cédé
souvent à d'autres inspirations : et si la femme que j'ai
citée tout-à-l'heure disait encore aujourd'hui , plus
d'amour , plus de religion , par conséquent plus de
poëtes , je n'hésiterais pas à lui répondre : il nous reste
une patrie .
En effet , les anciens voulaient que la poésie fût consacrée
à célébrer la mémoire des héros , et que les beaux
vers transmissent à la postérité le souvenir des belles
actions : les peuples modernes lui ont conservé cenoble
privilége; et peut-être l'eût-elle exercéplus fréquemment
1
*
a
536 MERCURE DE FRANCE;
parmi nous , sans la préférence exclusive que nous donnons
aux poëmes dramatiques . Plus on étudie le caractère
du théâtre français , plus on reconnaît que l'ingé-
⚫ nieuse sévérité de ses lois en écartera long-tems beaucoup
d'événemens et de personnages mémorables de notre
histoire : il est trop rare que l'ordre et la nature des faits
s'accordent avec les convenances rigoureuses de la
scène , et les juges éclairés défendront toujours de sacrifier
des vérités constantes à des illusions passagères .
C'est dans les siècles ou dans les climats éloignés que
nos grands maîtres ont choisi les sujets et les héros de
leurs plus beaux ouvrages , persuadés sans doute qu'il
est presqu'impossible de fonder la fable d'un drame sur
des époques historiques , dont les moindres détails sont
universellement connus : il existe un petit nombre d'exem
ples contraires , qui fortifient cette observation au lieu
de l'affaiblir ; car les poëtes qui nous les fournissent ,
n'ont obtenu que des succès équivoques , avec des
talens très-distingués . Assurément il ne faut pas désespérer
du génie ; il pourra faire des essais plus heureux;
mais il n'en sera pas moins vrai que les hommes les plus
illustres et les événemens les plus glorieux de l'histoire
nationale ne sont point de nature à être mis sur la scène ;
et que sans contester les droits de la tragédie , ( dont
j'avoue très-volontiers la supériorité sur toute espèce de
composition poétique , à l'exception de l'épopée) , l'esprit
public devrait accorder d'honorables faveurs au
genre qui peut consacrer les souvenirs les plus chers à
la patrie. Si Boileau n'avait pas été placé par l'estime de
ses contemporains et par l'opinion de Louis XIV sur la
même ligne que Racine , peut-être n'aurions-nous ni
l'épître sur le passage du Rhin , ni ce charmant épisode
de la Mollesse (dans le Lutrin ) , qui renferme l'éloge le
plus délicat et le plus ingénieux du monarque qu'on a
le plus souvent et le mieux loué.
Plus l'époque actuelle est pour les Français une époque
de puissance et de gloire , plus il appartenait à celui
qui leur a fait de si hautes destinées , d'encourager tous
les talens dignes de la célébrer. Déjà la peinture s'est
éminemment distinguée dans ce noble concours : la
poésie
AVRIL 1810 .
534 DE LA S
:
T
10
ラ
5.
poesie ne montre pas moins de zèle , et l'institution d'un
prix décennal pour les poëmes dont les sujets seront
pris dans nos annales , a fait éclore un assez grand
nombre d'ouvrages intéressans , du moins par leur objet cen
Il serait cependant inutile de dissimuler que la plupart
de ces productions portent le cachet d'une présomption
insensée ou d'une incurable médiocrité. Rien n'est plus
étrange que la bruyante témérité d'un écrivain qui , sans
aucune connaissance de l'art , sans goût , sans verve , et
presque sans études , choisit pour son coup d'essai les
plus grands événemens de notre âge , pour son héros
leplus grand capitaine de tous les âges, etrime, en douze
mois , douze mille vers déplorables , qu'il appelle un
poëme épique. Mais le malheur inévitable d'une si folle
entreprise est une leçon utile même pour le talent ; il
lui rappelle tous les dangers d'une orgueilleuse précipitation;
il le préserve de la séduction puissante qu'exerce
presque toujours l'intérêt d'un sujet vaste et d'un nom
révéré ; il lui apprend à ne pas recevoir sans examen les
conseils d'une critique dédaigneuse , qui , portant dans
les arts d'imagination l'esprit d'analyse qu'il faut laisser
aux sciences , classe les poëmes comme les plantes , par
espèces et par familles , n'accorde qu'à l'épopée le droit
de raconter les travaux des grands hommes , et rejettant
toute composition poétique dont le plan n'est pas
servilement conçu d'après les principes qu'il lui plaît
d'établir , nous a peut-être valu tant de froides et ridicules
copies des modèles immortels qu'elle ne cesse de
recommander. On n'est que trop porté à méconnaître la
nature de ses forces et le genre de son talent. Souvenons
nous qu'il a fallu trente siècles pour produire cinq ou
six poëmes épiques dignes d'être comptés : réservons
l'admiration la plus vive pour ceux qui , dans cette carrière
ambitieuse , ajouteront quelque chose aux trésors
de Calliope , car ils auront reçu de la nature ce qu'Horace
appelle mens divinior atque os magna sonaturum : mais
ne refusons point d'écouter des chants plus timides ,
inspirés par l'amour de la patrie , sous prétexte qu'Homère
et Pindare ont chanté sur un ton plus sublime et
sur un mode différent.
Mm
538 MERCURE DE FRANCE ,
Je n'examinerai donc pas de quel genre est le poëme
que M. Morin publie sous le titre de Gênes sauvée ,
ou le Passage du mont Saint-Bernard. Avec un petit étalage
d'érudition classique , il serait facile de prouver
que si cette action est épique par son importance , l'ouvrage
ne l'est point par son étendue , quoique beaucoup
plus long que les petits poëmes destinés à célébrer un
seul fait isolé , tels que celui de Voltaire sur la bataille
de Fontenoi. J'observe en passant que les nomenclateurs
poétiques devraient classer parmi ceux-ci le fameux
Passage du Rhin de Boileau , qui , par le sujet comme
par le style , appartient au genre du poëme héroïque
plutôt qu'à celui de l'épître . Je prouverais ensuite , avec
la même supériorité de raisonnement , que M. Morin
n'a pas fait , non plus , un poëme didactique , attendu
qu'on n'enseigne pas en vers alexandrins l'art de faire
des prodiges de valeur et des miracles de génie. Autre
découverte bien utile ! je montrerais que l'ouvrage n'est
point historique , car la fiction s'y mêle de tems en tems;
et qu'heureusement pour lui , une action très-vive le
sauve de ce malheureux genre descriptif , dont les modèles
mêmes n'offrent , comme on sait , qu'une suite
monotone de tableaux sans mouvement et sans intérêt ,
témoin les Saisons , de Saint-Lambert , et l'Imagination ,
de Delille. Je conclurais de tout cela que le poëme de
M. Morin n'étant d'aucun genre déterminé , doit être
nécessairement une production froidement bizarre ou
noblement insipide; et je n'aurais pas l'air de me douter ,
en rendant ce bel arrêt , qu'il y a souvent plus de fautes
et d'ennui dans une dissertation littéraire de quelques
pages , et dans tel acte d'une tragédie très-régulière , que
dans tel gros poëme qui n'est pourtant ni épique , ni
didactique , ni descriptif, comme les Métamorphoses
d'Ovide .
Malheureusement ces lumineuses découvertes qui ont
illustré pendant près de trois semaines les aristarques de
boudoir et la littérature des journaux , ces principes féconds
jadis négligés par Boileau comme par Horace ,
inconnus depuis à Laharpe comme à Quintilien , ne
suffisent déjà plus pour faire la réputation d'un critique ,
:
AVRIL 1810. ! 539
1
et pour l'élever au-dessus des auteurs qu'il immole à la
finessede son goût et à l'autorité de sa raison. Les lecteurs
contractent la détestable habitude d'exiger qu'on
leur prouve qu'un poëme est mauvais par lui-même , et
non par le genre auquel il appartient. Cette nouvelle
disposition des esprits sera favorable à plus d'un ouvrage,
et celui de M. Morin , en particulier , doit y gagner
beaucoup.
Le plan en est très-simple , peut-être même un peu
trop simple. L'auteur , en choisissant pour sujet de ses
chants une époque mémorable et récente , a craint sans
doute d'altérer l'authenticité des faits par des mensonges
ingénieux ; sa première conception est d'une raison
sévère , mais peu favorable à la poésie : un précis historiquedes
événemens , mis à la tête de l'ouvrage , semble
avoir été souvent consulté pour la division des quatre
chants . C'est un défaut qu'il était difficile d'éviter d'après
le choix du sujet , mais qui n'en est pas moins condamné
par le législateur du Parnasse . - Loin , dit-il , ces
poëtes craintifs ,
Qui chantant d'un héros les progrès éclatans ,
Maigres historiens suivront l'ordre des tems .
Ilsn'osentunmoment perdre un sujet de vue ;
Pour prendre Dôle , il faut que Lille soit rendue ,
Et que leurvers exact , ainsi que Mézerai ,
Ait déjà fait tomber les remparts de Courtrai.
Apollon de son feu leur fut toujours avare .
A
1
"
に
Ce n'est pourtant pas ce feu qui vient de l'ame , et qui
se nourrit de tous les sentimens généreux , qui manque à
l'auteur de Gênes sauvée : si l'enthousiasme de la gloire
et de la patrie , en lui désignant ses héros et son sujet ,
n'apu jeter plus de mouvement et de rapidité dans l'ensemble
et la marche de son poëme , il en a du moins
animé tous les détails : les descriptions de combats ,
quoique parfois embarrassées de trop de circonstances
historiques , y sont pleines d'intérêt et de chaleur. La
bataille de Zurich , l'entrée triomphante du général
Masséna dans Gênes après en avoir éloigné les ennemis
le combat singulier du jeune Adémar contre un Génois
Mm 2
540 MERCURE DE FRANCE ,
infidèle à son pays , le passage du mont Saint-Bernard ,
lebombardement de la ville assiégée , sont les morceaux
où l'auteur m'a paru le plus heureusement inspiré par
cette ardeur patriotique qui lui a donné l'idée de son ouvrage.
Aucun obstacle , aucune objection n'a pu l'affaiblir;
elle a résisté aux observations littéraires les moins
encourageantes . Quand Voltaire , dans la double ivresse
d'un grand succès et d'un jeune talent , alla consulter le
présidentde Malezieux sur le projet de la Henriade , cet
homme qui joignait une littérature immense à une belle
imagination , n'hésita pas à lui dire : « Vous entrepre
> nez un ouvrage qui n'est point fait pour notre nation :
>>les Français n'ont pas la tête épique. » Il ajouta :
«Quand vous écririez aussi bien que MM. Racine et
>> Despréaux , ce sera beaucoup si on vous lit.>>>
paroles , dit M. Morin , m'ont étrangement frappé. J'y
trouve toute autre chose qu'une opinion littéraire .
-Ces
«En quoi ! poursuit-il , M. de Malezieux affirme que les
Français n'ont pas la tête épique , et que tout ce que
l'on pourrait obtenir d'eux , serait de leur faire supporter
la lecture d'un poëme écrit d'un style divin ! Ah ! si
la vérité toute entière était échappée à M. de Malezieux ,
il aurait dit : « Les Français n'ont pas le coeur épique ;
>> car c'est avec le coeur , c'est avec le sentiment qu'on
>> doit lire un poëme national. » Il aurait pu ajouter :
<<Ils apprécieront , sans doute , les beautés du style , les
>> difficultés vaincues d'un pareil travail ; mais ils ne
>> comprendront pas cet amour brûlant de la patrie ,
>> cet enthousiasme de la gloire nationale et cette éléva-
» tion de sentimens , qui doivent s'exhaler de chaque vers ,
>> dans des ouvrages de cette nature.>>>
>> Encore une fois , M. de Malezieux a-t-il ditla vérité?
Loin de moi la pensée de m'ériger en censeur trop se
vère : cependant laissons parler les faits ; ils en diront
assez .
;
>> Quel genre de littérature a été cultivé en France ?
Quels noms ont rempli les pages de nos meilleurs
poëtes ? Quelles moeurs , quelles opinions , quelle forme
de gouvernement , étaient exclusivement livrées aux premières
études de la jeunesse , et se retrouvaient encore
AVRIL 1810 . 541
C
1-
offertes à l'admiration de l'âge mûr ? Depuis un siècle les
noms les plus illustres de nos ancêtres ou de nos contemporains
étaient-ils souvent sur nos lèvres , dans nos
cours et dans nos livres ? L'enfance bégayait-elle les noms
révérés de Saint-Louis , de Louis XII et du bonHenri ?
Se rappelait- on avec un respect religieux les Bayard ,
les L'Hôpital , les Sully , les Turenne , les Condé , les
Catinat ? La mémoire de ces grands princes , de ces
grands hommes , rattachait-elle nos pensées à la monarchie
qu'ils avaient honorée , défendue , agrandie ?
Je ne sais : mais il me semble que nous connaissions bien
mieux et qu'on nous parlait bien davantage du dévouement
de ce Romain qui s'introduisit furtivement dans la
tante d'un roi ppoouurr le poignarder , et qui , confus de sa
méprise , livra sa main aux flammes en présence du monarque
qu'il avait manqué. Nous apprenions par coeur
les histoires de Caton et de Brutus , et mille autres choses
très -belles sans doute chez le peuple romain , mais fort
éloignées des moeurs et des opinions que nous devions
avoir , dans la forme de notre gouvernement. Néanmoins
on les offrait sans cesse à notre admiration : le pinceau ,
le burin , la poésie , les reproduisaient par-tout sous nos
yeux. Est-il donc étonnant que le sentiment de notre
propre gloire s'affaiblît dans nos ames , et le coeur des
Français ne devait-il pas être la dupe de leur esprit ? ....
M. de Malezieux aurait donc eu raison.
>>Que doit être la poésie dans un Etat , continue
M. Morin ? Elle sera , et je dois m'exprimer ainsi , le
livre classique de la patrie , de sa gloire , de son honneur :
cette définition est essentiellement juste , appliquée à la
poésie héroïque en France. En effet , parmi nous
la religion s'occupant exclusivement des rapports de
l'homme avec le ciel , il faut , après cette divine institution
, une institution tout humaine qui achève de former
le citoyen ,
>>Mais qui apporte aujourd'hui quelque intérêt à lire
des vers ? Qui voudrait seulement jeter les yeux sur un
poëme qui s'annoncerait avec la prétention d'être national?
etc. , etc. »
6 J'aime à croire qu'ici M. Morin se trompe , et qu'il
542 MERCURE DE FRANCE ,
aura lui-même assez de lecteurs pour avouer l'injustice
de ce dernier pressentiment. Il a de quoi les intéresser ,
et par la forme et par le fonds de son ouvrage : les
bornes de cet extrait m'empêchant de multiplier les citations
, je prends au hasard quelques vers du quatrième
chant qui suffiront pour donner une idée de son stylepoétique.
L'auteur décrit les honneurs funéraires rendus aux
guerriers qui ont péri dans ce siége mémorable.
C
La nuit couvrait les cieux de ses voiles funèbres ;
Et déjà , s'agitant au milieu des ténèbres ,
Un peuple recueilli s'avance lentement
Vers les lieux où s'élève un simple monument ,
2.Témoin silencieux d'irréparables pertes .
Descendas de leurs monts , de ceshauteurs désertes ,
Des groupes de guerriers , sortis des légions ,
2002 Autour du monument pressaient leurs bataillons.
20.Le crêpe en longs replis voile chaque bannière ;
Les mousquets renversés traînent dans la poussière ;
Et le tambour , bruyant au milieu des combats ,
Caché sous le linceul , retenant ses éclats ,
Laisse échapper un son dont la lente mesure
Revient à coups égaux et sourdement murmure :
ton L'airain plaintifdes morts , balancé dans les airs. ,
Porte sa voix lugubre au rivage des mers .
L'aurore , qui toujours se lève radieuse ,
Laisse errer de la nuit l'ombre mystérieuse ;
Respectant de ce jour la pompe et les douleurs ,
Elle amortit ses feux dans de sombres vapeurs .
Religieux apprêts ! on écoute en silence :
1
Les coeurs sont pénétrés ; le chant sacré commence....
:
On peut , sans doute , faire beaucoup d'objections très
raisonnables contre des poemes dont les sujets sont si
près de nous : si M. de Malezieux n'avait pas tort en
assurant que les Français n'ont pas la tête épique , il aurait
pu dire , avec encore plus de vérité , que les gens
qu'on rencontre dans son salon n'ont point ànos yeux les
proportions de l'Epopée . On doit sur-tout s'indigner de
voir déchirer les plus belles pages de notre histoire pour
composerde leurs lambeaux des poëmes qui surpassent
enridicule et le Childebrand , et le Charlemagne , et le
AVRIL 1810. 543
Moïse, de Saint-Amand , et le Saint-Louis ,du père Le
Moyne. Le satirique Boileau ne manquerait pas de s'écrier
en cette occasion :
Déjà le mauvais sens reprenant ses esprits
Songe à nous redonner des poëmes épiques ,
S'empare des discours mêmes académiques :
Perrin a de ses vers obtenu le pardon ,
Et la scène française est en proie à Pradon.
Mais il n'en est pas moins certain (et Boileau lui-même
l'atteste) queles mauvais vers étaient aussicommuns dans
le plus beau siècle de notre littérature que dans celui-ci :
ce sont les bons qui sont plus rares dans le nôtre , d'abord
parce que les beautés de l'artne sont point infinies , comme
l'observe très-bien l'oncle du Métromane ; ensuite , parce
que les hommes supérieurs ne se montrent qu'à des époques
éloignées; enfin , parce qu'en parût-il aujourd'hui ,
certains critiques à la feuille qui se sont arrogé ledroit de
former le goût du public , trouvent à-la-fois plus plaisant
et plus ulile de flétrir les talens que de les honorer. Au
reste , le poëme de M. Morin , sans être excellent ,
mérite d'être réuni à quelques autres productions estimables
, qui prouvent qu'on sait encore célébrer sans
ridicule les grands hommes contemporains , et les événemens
mémorables dont nous sommes témoins .
ESMENARD .
10
i
15
ELÉGIES ET POÉSIES DIVERSES , par Mme VICTOIRE BABOIS.
A Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois . 4
Je cherche quelquefois où vous trouvez si précisément
tout ce qu'ilfaut penser et dire ; c'est en vérité dansvotre
coeur , c'est lui qui ne manque jamais , et quoi que vous
ayez voulu dire autrefois à la louange de l'esprit qui veut
contrefaire le coeur , l'esprit manque , il se trompe , il
bronche à tout moment : ses allures ne sont point égales ,
et les gens éclairés par le coeurn'y sauraient être trompés .
Cette phrase de Mme de Sévigné nous révèle le seeret
de la médiocrité de beaucoup d'ouvrages , ainsi que le
544 MERCURE DE FRANCE ,
secret du beau talent de Mme Victoire Babois. Chacune
de ses élégies sur la mort de sa fille , porte l'empreinte
de la douleur la plus vraie , et par conséquent la plus
touchante . Aucune expression ambitieuse , ou hasardée ,
ne dépare la peinture noble et simple de ses légitimes
regrets . On la croit sans peine alors qu'elle dit : Je laissai
couler mes vers avec mes pleurs . Leur harmonie mélancolique
pourrait se comparer à celle du doux murmure
d'un ruisseau . Mme Babois semble n'avoir eu d'autre
travail à faire que de descendre dans son ame , et d'en
épancher les sentimens. On éprouve une tristesse délicieuse
à l'entendre répéter plusieurs fois la même plainte.
On s'associe à son malheur , on répond à ses gémissemens
par des soupirs. Mme Babois n'est ni Sapho , ni
Corinne , ni Deshoulières . Elle est elle . Ses richesses sont
ses larmes . Ce n'est qu'après avoir pleuré long-tems
avecla mère malheureuse , qu'on songe à payer un tribut
d'admiration au poëte heureux. Cet éloge sera aisément
justifié par une citation .
Un feu sombre et mourant m'anime et medévore:
-129 Telle en un lieu funèbre on voit errer encore
L'incertaine lueur d'un lugubre flambeau ,
Qui lentement pâlit et meurt sur un tombeau..
» Avec effort déjà je cherche ma pensée;
Jeme surprends moi-même immobile , et glacée ,
> Etouffant avec peine un sanglot douloureux :
> J'ai perdu jusqu'aux pleurs , seul bien des malheureux.
Il est tems que sur moi la tombe se refermei
٤.١ t>.Etle comble des maux amène enfin leurterme. ίτε
> Il approche : la paix va rentrer dans mon coeur; 11
>.Je sens que tout finit , oui , tout , jusqu'au malheur,
Empire de la mort ,vaste et profond abyme ,
Oùtombe également l'innocence et le crime ,
De ton immensité la ténébreusé horreur
> N'a rien qui désormais puisse étonner mon coeur.
> Ma fille est dans ton sein : ah ! c'est trop lui survivre !
J'ai vécu pour l'aimer , et je meurs pour la suivre . »
Le style des sept premières élégies de Mme Babois ,
nous paraît être généralement aussi pur que le senti
AVRIL 1810 . 545
3
4
ment qu'elles expriment , et les légères négligences
qu'on pourrait l'inviter à corriger , contribuent peut-être
à y répandre plus de naturel et d'abandon , premier
charme de ce genre de poésie.
Dans les élégies diverses qui se trouvent à la suite
des élégies maternelles , celle intitulée Aline est remarquable
, et par le plan , et par l'exécution. On y trouve
le tableau le plus enchanteur de l'amour filial . Nous ne
nous serions pas refusé au plaisir d'en transcrire plusieurs
passages , si elle n'eût paru en entier il y a environ
dix-huit mois dans un des numéros de ce journal. Nous
nous en dédommagerons en citant quelques vers pris
dans une élégie adressée au rossignol .
:
Ton secret c'est d'aimer , de chanter la tendresse :
> Son accent que ta voix nous répète sans cesse ,
> Sans nous lasser jamais , est toujours écouté.
> Pour mieux l'entendre , on voit la timide beauté
> Avec plus de lenteur traverser le bocage ;
>>Et le printems annonce à peine encor ses dons ,
> Qu'au milieu des forêts , sans attendre l'ombrage ,
> Nous sommes attirés par tes douces chansons .
> Aussi long-tems qu'il règne , et que dans nos vallons
> Ta voix enchante le feuillage
> Tu nous plais et nous t'écoutons;
> Tu nous plais dans tes derniers sons ,
> Et le printems d'après tu nous plais davantage.>>
Ce chant n'a-t-il point toute la douceur et toute la
grace de celui du rossignol lui-même ?
La mort de cet oiseau a fourni à Mme Babois une
seconde élégie , dont la première partie est digne d'être
placée auprès des vers de Catulle sur le moineau de
Lesbie . Nous allons mettre nos lecteurs à même d'en
juger.
«Dans ta cage légère , où mes soins assidus
> Apportaient l'abondance et tous les dons de Flore ,
>>Mon oeil en vain te cherche encore ;
» Je n'embellirai plus son mobile rempart ,
> Ce filet où mes mains enfermant avec art
•Sousde flexibles noeuds ton aile fugitive ,
:
546 MERCURE DE FRANCE ,
■Dans leseindu bonheur la retenait captive.
→C'est là qu'un feuillage nouveau ,
> Paré de sa fleur odorante ,
>> Doucement incliné se courbait en berceau ;
✔ Là , tu chantais sur un rameau ,
> Tu reposais couché sur la mousse naissante;
→ Là , malgré les hivers . tu trouvais , tous les jours ,
> Une onde plus limpide , un bocage plus sombre ,
→ Denos bois ta patrie , et la fraîcheur et l'ombre ,
> Et leprintems et les amours .
» Qu'un sort si doux fut peu durable !
› J'ai vu s'éteindre sous mes yeux
> Le chantre le plus pur , le plus harmonieux ,
> Et des oiseaux le plus aimable.
>> Tout pour qui sait aimer , oui, tout devient malheur,
> Et celui qui porte un coeur tendre ,
> Porte une source de douleur
: > Sans cesse prête à se répandre. »
1
Mme Babois eût été bien inspirée en terminant là ce
morceau , dont la fin est traînante et défectueuse .
Ce recueil renferme aussi des poésies diverses , parmi
lesquelles sont deux morceaux charmans ; le Laurier
rose , et les vers sur le tableau d'Attala au tombeau par
M. Girodet ; mais nous avons été fachés d'y voir les
vers sur les moutons , et plusieurs chansons où Mme Babois
, qui a tant de charmes dans les pleurs , est restée si
loin d'elle-même , que nous avons été tentés de lui appliquer
ce vers :
> Qui pleure comme vous , ne devrait jamais rire . »
G.
;
Sur quelques Ouvrages nouveaux où il est traité de l'Education
desfilles,
L'ÉDUCATION de la jeunesse intéresse trop vivement
toutes les classes de la société , et occupe la vie presque
entière d'un trop grand nombre de personnes , pour qu'on
puisse s'étonner de la multitude de livres que chaque
année voit éclore sur un pareil sujet. En ceci,sans doute,
AVRIL 1810. 547
1
il
comme dans tout le reste , le mauvais ou le médiocre
l'emporte infiniment sur le bon ; mais parmi la foule de
ceux qui consacrent leurs veilles à ce genre de travaux ,
s'il n'y a que très-peu de personnes qui parviennent à se
distinguer par des succès véritablement remarquables ,
p'y en a presque point aussi qui ne soient animés d'un
zèle sincère , et dont les intentions ne soient pures . Cette
seule réflexion doit suffire , ce me semble , pour désarmer
la rigueur de la critique : le respect dû à la vérité , veut
qu'elle soit franche , sévère même , sur un objet aussi important
, mais l'équité veut qu'elle ne soit ni dure ni offensante
envers ceux dont l'unique tort est de n'avoir pas
réussi à faire tout le bien qu'ils avaient désiré ou espéré
de faire . Tel est l'esprit dans lequel j'ai cru devoir examiner
les trois ouvrages dont je vais parler , et qui tous
trois traitent du même sujet.
Le premier est intitulé : Conseils d'un père et d'une
Mère à leurs enfans , sur l'éducation de leurs filles (1 ) .
La doctrine en est saine et les idées en sont pleines de
justesse et souvent de sagacité . L'auteur ne se flatte point
de présenter des vues neuves sur le sujet qu'il traite , ni
d'enseigner des vérités inconnues jusqu'à lui ; il n'a aspiré
qu'à rassembler et à rapprocher , en les dégageant des erreurs
qui les accompagnent quelquefois , les vérités trouvées
et développées par les hommes de génie et les écrivains
supérieurs qui ont déjà parcouru avec éclat cette intéressante
carrière.
:
Le principe fondamental sur lequel repose tout l'ouvrage
est que le caractère de l'homme bien organisé n'est
que le produit de ses premières habitudes , et que ses vices
ou ses vertus sont dus à son éducation , c'est-à-dire , à
l'influence de ses semblables sur son enfance et sur sa
jeunesse. Il faut convenir qu'en effet ceux qui attribuent en
grande partie nos talens , nos qualités bonnes ou mauvaises
à ce qu'ils appellent la nature , se sont trop rarement rendu
compte de l'idée précise que l'on doit attacher à ce mot ,
et qu'on ne peut absolument en attacher aucune à celui
d'éducation , si l'on refuse d'embrasser avec l'auteur
de cet écrit , l'idée consolante qu'une fatalité aveugle ne
(1) Un vol . in-12 , avec cette épigraphe , tirée de l'ouvrage même ,
Faites le bonheur de votrefamille , et vous travaillerez au vôtre . Chea
Déterville , libraire , rue Hautefeuille , nº 8. - 1810.
1
548 MERCURE DE FRANCE ,
>>rend pas l'homme bon ou mauvais ; qu'il dépend de lui
» d'être vertueux et heureux , ou , pour mieux dire , que sa
» bonne ou sa mauvaise destinée est presque toujours le
> résultat nécessaire de la conduite de ceux qui le diris
> gèrent dans son enfance et dans sa jeunesse ; qu'enfin ,
dès que nous commençons à sentir , à nous rappeler
> le passé et à en faire la comparaison avec le présent ,
» nous commençons aussi à nous former des habitudes
> dont l'influence nous dirigera , ou même nous asservira
>>plus ou moins dans la suite . »
Mais , en adoptant cette partie de la doctrine d'Helvétius,
l'auteur a soin d'y mettre les restrictions convenables :
► Nous ne prétendons pas , dit-il , qu'on peut pousser les
n succès de l'éducation jusqu'à donner à tous les carac-
>>tères des nuances égales et uniformes... Tant de hasards,
» de chocs , d'événemens imprévus se rencontrent dans le
» cours de la vie , qu'il serait fou de dire qu'on peut tout
>> prévoir et tout maîtriser. >> ינ
Cet ouvrage, destiné spécialement à présenter aux parens
les vues qui peuvent les diriger dans l'éducation de leurs
enfans , traite plus endétail de celle des filles , parce que
ce sont elles que l'on élève plus communément dans la
maison paternelle, au lieu que l'usage et des motifs , à quelques
égards impérieux, veulent que les garçons soient d'assez
bonne heure envoyés dans les pensions ou autres
établissemens d'éducation publique. D'ailleurs , dans
tout ce qui regarde les soins et la surveillance dontle
premier âge doit être l'objet , les mêmes observations ,
les mêmes pratiques de conduite , peuvent , à quelques
petites modifications près , s'appliquer également aux en
fans de l'un et de l'autre sexe.
L'auteur a cru devoir présenter d'abord avec quelqu'éten
due les motifs qui donnent une très-haute importance à
l'éducation des femmes, et développer les inconvéniens de
celle qu'elles reçoivent trop ordinairement : tout ce qu'il
dit à ce sujet ne paraîtra peut-être commun ou rebattu ,
qu'à ceux qui ne savent pas combien les idées raisonnables
et saines ont besoindd''être présentées souventet
redites de mille manières , pour devenir en effet com
munes , et combien il est à désirer qu'elles le deviennent.
On accusera peut- être aussi d'exagération le tablean qu'il
fait des inconvéniens que présentent la plupart des pensionnats
où l'on élève les jeunes demoiselles ; mais il fau
drait démontrer que ces inconvéniens sont particuliers ă
AVRIL 1810 . 549
1
1
ce
quelques établissemens de ce genre , qui font exception
entre tous les autres ; au lieu que malheureusement
sont , au contraire , ceux où l'éducation est raisonnable et
sensée qui font exception. Mais en avouant une vérité aussi
triste , n'oublions pas que les préjugés , ou les idées fausses
du plus grand nombre des parens , sur un objet aussi important,
mettent , en quelque sorte, les instituteurs et institutrices
dans la nécessité de les tromper , comme ils veulent
absolument qu'on les trompe.
Sous ce rapport encore l'ouvrage que j'annonce peut être
fort utile en indiquant le véritable but qu'on doit se-proposer
dans l'éducation des filles , les qualités essentielles
qu'on doit aspirer à leur faire acquérir , et les moyens les
plus naturels et les plus sûrs de parvenir à ce but. Les
conseils que donne l'auteur ont le mérite d'être également
praticables pour toutes les conditions , ou plutôt de l'être
sur-tout pour les familles qui composent la classe moyenne
de la société , c'est-à-dire , celles où les habitudes de raison
et demodération sont le plus nécessaires , et où heureusement
aussi elles peuventle plus facilement s'introduire ,
quand elles n'y existent pas . Il serait inutile , au reste ,
d'entrer ici dans le détail des vues et des préceptes que
contientunlivre très-court par lui-même. Onn'apprendrait
rien de nouveau à ceux qui ont eu occasion de réfléchir sur
ce sujet , et qui ont lu les meilleurs ouvrages qui en traitent.
L'auteur des Conseils , etc. a suy puiser les vérités
les plus utiles , et l'on voit par la manière dont il les reproduit
, que la méditation et l'expérience les lui ont rendues
propres.
Je dois pourtant l'avouer , si le fonds et la plupart des
détails de cet ouvrage me paraissent tout-à-fait dignes
d'éloges , la forme m'en a paru moins heureuse , et j'avais
été d'abord prévenu défavorablement par le ton un peu
trop dogmatique qui y règne dès le début. Dans tout le
cours du livre , le père et la mère parlent toujours ensemble
à leurs filles , ce qui donne au style une tournure trop uniforme
et quelquefois pénible : d'ailleurs on apeine à se
prêter à cette supposition de deux personnes pensant ,
parlant , observant , écrivant toujours à-la-fois et en commun
, et l'idée qu'ils ont eue d'écrire chacun alternativement
une page du manuscrit qu'ils ont remis , disent-ils ,
à leurs filles , sera peut-être trouvée un peu puérile. On
est peut-être aussi choqué involontairement de la sorte
d'affectation que l'auteur , ou les auteurs , mettent à se
550 MERCURE DE FRANCE ,
citer eux-mêmes pour modèles dans presque toutes les
circonstances importantes , et de l'admiration un peu trop
naïve qu'ils témoignent pour leurs propres succès ; en sorte
que plusieurs fois leur langage est en contradiction avec la
modeste simplicité qui est visiblement dans leur intention.
Mais ces défauts , si réellement on peut leur donner ce
nom, et si ce n'est pas moi qui ai tort de juger ainsi ,
n'empêchent pas que le livre ne soit , comme je l'ai dit ,
fort utile et fort estimable , et l'on ne saurait trop exciter
l'auteur , ou les auteurs , à publier la seconde et la troisième
parties de ses Conseils , où ils annoncent qu'ils
traiteront de ce qui est relatif à l'instruction, de l'adolescence
et de tout ce qui tient au développement des passions. Ce
complément ne peut qu'être extrêmement intéressant , soit
qu'ils jugent à propos de le produire sous la même forme ,
ou qu'ils trouvent convenable de la modifier un peu.
Les Promenades instructives et morales de madamede
Maintenon avec deux demoiselles élèves de Saint- Cyr (2) ,
ouvrage qui n'est pas , comme le précédent , destiné aux
parens ou aux institutrices , mais aux jeunes personnes
elles-mêmes , auraient peut-être offert beaucoup d'agrément
et d'intérêt , si le cadre avait été rempli avec assez
dejugement et de talent. Mme de Maintenon , douée d'un
esprit éminemment juste , éclairé et délicat , d'une raison
exercée et murie par l'observation profonde des hommes
et du monde , placée par la fortune dans des circonstances
aussi extraordinaires que variées , où toutes les passions
qui peuvent agiter le coeur humain s'étaient manifestées à
elle soustoutes les formes qu'elles peuvent prendre , d'autant
moins susceptible de s'en laisser imposer par celles
des autres qu'elle avait su asservir les siennes propres à
un système de conduite calculé et suivi avec autant d'habileté
que de persévérance ; M. de Maintenon enfin , qui
avait fait de l'éducation des femmes l'objet particulier de
ses réflexions , était sans doute un digne interprête des plus
sages et des plus intéressans préceptes que l'on pût donner
sur ce sujet; les mettre dans sa bouche , était déguiser sous
l'attrait d'une fiction qui avait un degré de vraisemblance
suffisante , ce que l'exposition toute simple des mêmes
vérités pouvait avoir d'aride et de languissant. Malheureu-
(2) Unvol. in-12. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 13.
1809... ::
AVRIL 1810 . 55
a
-
K
r
1
1
sement , l'auteur n'a su saisir ni les opinions , ni les sentimens
, ni sur-tout le langage qu'il convenait de prêter à
cette femme célèbre , et il est impossible de se montrer
plus qu'il ne l'a fait au dessous d'une pareille tâche .
En effet , quel homme un peu instruit , je ne dis pas de
tous les détails qui regardent Mme de Maintenon , mais
seulement de la manière de penser générale à cette époque
au sujet de la religion , croira que cette dame si célèbre par
sa dévotion aurait pu dire à de jeunes personnes qu'elle se
chargeait d'instruire et de diriger , « je désirerais que vous
» ne formassiez vos opinions , en matière de religion , que
▸ sur l'Ecriture-Sainte. Vous embrasserez celles que vous
> trouverez clairement révélées ?, Comment l'auteur a-t-il
pu ignorer assez complètementtout ce qui concerneM de
Maintenon elle-même , et le genre d'esprit du monde et des
sociétés où elle a vécu , pouroserlui prêter lejargon ridicule
d'unehéroïne de roman moderne ? Eveillezici , mes chères
> filles , toute votre sensibilité. L'amitié , le sentiment , les
> plus douces affections de l'ame , vont dorénavant être
➤ l'objet de nos entretiens ; c'est pourquoi vous me voyez
> aujourd'hui chercherles lieux les plus solitaires de ce parc ,
→ leurs épais ombrages, etc., etc. Ily a encore des gazons
émaillés de mille paquerettes , des accens doux et prolongés
du rossignol, des ruisseaux , de lamélancolie , ce serait
faire injure au jugement du lecteur que d'insister davantage
sur l'inconvenance d'un pareil langage.
Mais ce qui est encore plus inconcevable que tout
le reste , c'est l'étrange théorie que l'auteur prête àM de
Maintenon au sujet des liaisons du coeur entre les deux
sexes . S'il arrive à une jeune fille de ne pouvoir résister
au désir de faire confidence de son secret à quelqu'un ,
le choix de la personne qui doit en être dépositaire exige ,
suivant lui , la plus grande circonspection : et d'abord
si c'est une amie à qui l'on s'adresse , « il faut bien
> prendre garde que ce ne soit pas une personne engagée
> dans les liens du mariage , sur-toutsile plus parfait accord
› règne entre elle etson époux. Ce sont les propres paroles
de l'auteur : et veut-on savoir pourquoi il recommande
cette précaution ? il va nous le dire : C'est qu'ils estdes
momens dans cet état où l'on n'est pas assez sur ses gardes ,
> et dans lesquels votre amie , quoique la plus digne et la
> plus estimable desfemmes, peut laisser échapperquelques
> mots que , dans d'autres instans , et à tout autre qu'à son
> mari , elle aurait été incapable de se permettre . Et le
552 MERCURE DE FRANCE ,
résultat de toutes ces belles réflexions c'est que peut-être
neferait-on pas simal de donner auxhommes la préférence
pour de pareilles confidences . Ne voilà-t-il pas des jeunes
personnes bien endoctrinées?
Je ne m'arrêterai point à relever les fautes de langage ,
les expressions triviales ou inconvenantes qui se rencontrent
presque à chaque page dans ce livre. J'en ai dit assez
pour qu'on puisse l'apprécier à sa juste valeur; et quoique
l'éditeur prétende qu'il est non-seulement utile mais nécessaire
aux jeunes personnes , etc. je suis très-persuadé
qu'il n'y apointde parens sensés qui ne doivent s'empresser
de l'écarterdes mainsde leurs filles, àmoins qu'ils ne soient
bien sûrs qu'elles auront assez de raison pour voir combien
il en est dépourvu .
Les Discours surl'éducation des femmes , etc. (3) , dont
ilme reste à parler , ont été prononcés , comme nous l'apprend
l'auteur lui-même , devant une assemblée nombreuse
et brillante , qui a daigné les approuver , et ces
suffrages lui font espérer ceux de ses lecteurs. Il est
fâcheux qu'un professeur de littérature et de botanique
médicale ( ce sont les titres que prend l'auteur) , livré
depuis long-tems à l'enseignement , ne sache pas encore
que les éloges donnés à l'orateur dans une distribution de
prix sont une politesse d'usage , qui ne tire nullement à
conséquence ; et, puisqu'il fautdire ici ce que j'en pense ,
les applaudissemens que lui ont procurés son Discours
pour l'examen du mois de mars , et son Discours de clóture,
prouvent uniquement l'indulgence de l'assemblée qui
les entendait. Il me semble , en effet , qu'on eût été fort
excusable de ne pas goûter beaucoup des phrases telles
que celle-ci : " Vos Demoiselles , Messieurs , ne craignons
> point de le dire , ont reçu trop d'éloges , pour qu'il soit
> nécessaire de rappeler , à leur louange, que l'année est
» trop peu avancée pour que nous avons pu approfondir
> nos matières , et que les rigueurs de la saison , dont nous
>>sortons à peine , ne s'opposaient pas peu à leurs progrès .
En voyant l'auteur , dans ce même Discours du mois de
mars , citer parmi les femmes célèbres Jeanne d'Arc , d'Or-
:
(3) Discours sur l'éducation des femmes , et Plan d'éducationpour
unejeuneprincesse , etc. Brochure in-12 de 112pages .A Paris , chez
Lebel et Guitel , libraires , rue des Prêtres-St-Germain-l'Auxerrois,
n° 27.- 1810.
léans ,
AVRIL 1810 . 553
1
!
1
!
:
e
E
léans , j'ai craint un moment qu'il ne se fût imaginé que
notre illustre héroïne , si connue sous le nom de Pucelle
d'Orléans , était née dans cette ville qu'elle arrache
mains des Anglais ;
et si l'on peut pardonner une par LA
SEINE
erreur au professeur de botanique , il faut avoselle
serait inexcusable dans le professeur de littéreure m
je me suis sûrement trompé ; c'est peut-être une faute
d'impression , ou peut-être l'orateur s'est -il at scrupulo
de prononcer le véritable surnom de Jeanne d'Arenovant
son auditoire .
Je ne m'arrêterai point à examiner le Discours de coture
, ni la note qu'une princesse étrangère a demandée
au professeur , pour l'éducation de sa Demoiselle; je rendrai
volontiers justice au zèle et aux bonnes intentions de l'écri
vain ; il paraît avoir voulu suivre plus particulièrementdans
ce dernier écrit la doctrine et les opinions de Condillac , et
certes c'était choisir un fort bon guide , mais il n'a pas
assez pris soin de démêler ses propres idées sur le sujet
qu'il voulait traiter ; il n'a saisi que très-imparfaitement
les vues du philosophe sur l'autorité duquel il s'appuie, et
entout je crois qu'il aurait mieux fait de mûrir davantage
les écrits qui composent ce petit volume , avant que de les
livrer à l'impression . THUROT.
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.
Die Wahlverwandtschaften , ein roman von Goethe.
Les Affinités électives , roman de Goethe. Deux vol.
petit in-8°.-A Tubingue , chez Cotta , et se vend à
Paris , chez F. Schoell , libraire , rue des Fossés
Saint-Germain-l'Auxerrois . Prix , 13 fr . 50 c.
Je m'étais proposé de rendre un compte détaillé de ce
nouvel ouvrage d'un auteur célèbre , avantqu'il parût traduit
en français , mais à peine en avais-je achevé la lecture ,
qu'une première traduction fut mise en vente , et une
seconde la suivit de près. Il est done aujourd'hui entre les
mains de tout le monde , et je renfermerai par conséquent
cet article dans les bornes qui sont prescrites aux analyses
des romans français .
Edouard et Charlotte , époux encore jeunes , riches et
bien unis , s'étaient retirés à la campagne . Tous deux
Nn
554 MERCURE DE FRANCE ,
1
avaient des talens ; le désir d'embellir leur retraite leur
fournissait de l'occupation , et quoique dans un pays où le
voisinage leur offrait peu de société , ils se suffirent assez
long-tems l'un à l'autre . Cependant Edouard avait un ami,
un capitaine sans emploi et sans fortune , dont le sort n'était
rien moins qu'heureux. L'envie de l'adoucir , et le besoin
de mettre un peu de variété dans son existence , engagèrent
Edouard à l'appeler auprès de lui. Charlotte s'y opposa
d'abord ; elle craignait l'intervention d'un tiers entre son
époux et elle ; cette raison l'avait empêchée jusqu'alors
d'appeler elle-même au château sa nièce Ottilie , qui annonçantles
dispositions les plus heureuses , mais née ave
un caractère singulier , était méconnue et malheureuse
dans sa pension . Edouard insista ; Charlotte se rendit ; le
capitaine arriva , et bientôt Edouard obtint que l'on ferait
aussi venir Ottilie . Si tu crains , dit-il à Charlotte , que
mon ami ne te prive souvent de ma société , tu en trouveras
le dédommagement dans celle de ta pupille .
• Cette manière de voir était peut-être assez plausible , et
cependant l'événement la démentit. Les deux époux , il est
vrai , se refroidirent , se négligèrent ; mais ce que perdit la
tendresse conjugale tourna au profit de l'amour et non de
l'amitié. Ce ne fut point du capitaine , ce fut d'Ottilie
qu'Edouard s'occupa ; le capitaine , de son côté , porta
toutes ses affections vers Charlotte ; Charlotte prit du goût
pour lui , et l'on vit s'allumer , à la fois , deux amours
adultères . Les sentimens de chaque époux ne furent même
pas long-tems un secret pour l'autre : mais Edouard et le
capitaine gardèrent beaucoup plus long-tems celui de leur
amour envers celles qui en étaient l'objet.
Les choses en étaient là lorsqu'une suite bizarre de circonstances
, trop longues à décrire , conduisirent , à minuit
, Edouard à la chambre de Charlotte . Un ami venait
de rappeler à son imagination les charmes de sa femme ;
Ottilie et Charlotte s'y confondirent pour un moment. Il
frappe , on ouvre ; et soit obéissance de la part de Charlotte
, qui était toute occupée du capitaine , soit qu'il
s'opérât à l'instant dans son imagination une confusion
d'idées semblable à celle qui venait d'avoir lieu dans celle
d'Edouard , les deux époux se trouvèrent transportés aux
premières nuits de leur hyménée . ,
Quelque tems après cet incident singulier , des événe
mens encore plus compliqués et plus bizarres amenèrent
enfin , dans le même jour , la déclaration d'Edouard à
AVRIL 1810 . 555
A
Ottilie , et celle du capitaine à Charlotte . Un tel pas franchi,
une séparation pouvait seule sauver la vertu de nos héros
et de nos héroïnes . Le capitaine s'exécuta de bonne grâce
et partit sut-le-champ. Charlotte voulut éloigner sa pupille
, mais Edouard s'y opposa ; il préféra de s'éloigner
lui-même , et laissa en partant une lettre où il menaçait
Charlotte de se mettre à la poursuite d'Ottilie si on l'exilait
du château .
Edouard , en effet , était loin de renoncer à Ottilie en
s'en séparant. Son caractère était absolu , ses passions impétueuses
, et il avait formé un projet qui n'étonnera pas
médiocrement nos lecteurs . Habitant l'Allemagne protestante
, où le divorce est permis , il voulait en profiter pour
épouser Ottilie. Il se proposait de dédommager Charlotte
en l'unissant au capitaine qu'elle aimait ; et ce qu'il y a
de plus singulier encore , la naïve , la sensible Ottilie
n'avait rien trouvé dans cet arrangement que d'extrêmement
naturel .
Apeine arrivé dans sa nouvelle retraite , Edouard envoya
à Charlotte un ami commun , pour lui faire ses propositions
, mais cet ami qui ne s'était chargé qu'à regret
d'un pareil message , en fut heureusement dispensé. Charlotte
lui déclara qu'elle était grosse ; ce mot lui ferma la
bouche et dut aussi la fermer å Edouard . Acette nouvelle
inattendue il renonça , du moins pour le moment , à ses
projets ;; et n'espérant plus de bonheur dans la vie , il se
rendit à l'armée pour chercher la mort dans les combats .
Pendant son absence , Charlotte accoucha d'un garçon
qui, au lieu de ressembler à ses parens , offrait tous les traits
du capitaine avec les yeux d'Ottilie . A cet événement près ,
l'intervalle de l'absence d'Edouard se passa fort paisiblement
, mais il n'en occupe pas moins un bon tiers de l'ouvrage
, l'auteur l'ayant rempli de digressions , d'épisodes
et d'intermèdes que ses lecteurs trouveront peut-être assez
inutiles , mais qui entraient dans son plan comme on le
verra bientôt .
La guerre étant finie , Edouard revint dans sa retraite et
reprit ses anciens projets. Ayant perdu l'espoir de se faire
tuer , il revint avec plus d'ardeur au projet de rendre sa vie
heureuse , et cette fois ce fut le capitaine lui-même qu'il
chargea de ses propositions . Va , lui dit-il , persuade
Charlotte ; tu la recevras ensuite de ma main , et je recevrai
Ottilie de la tienne. Le capitaine partit ; Edouard se rapprocha
du château pour avoir plutôt sa réponse : mais il
Nn 2
1
556 MERCURE DE FRANCE ;
n'eut pas la patience de l'attendre; et tandis que son ami
cherchait en vain Charlotte qui était en visite chez des voisins
, il entra lui-même dans son parc et ne tarda pas à
rencontrer Ottilie qui lisait au bord d'un étang , ayant le
fils de Charlotte et d'Edouard auprès d'elle. La vue d'Ot-/
tilie le transporta de joie ; la vue de l'enfant lui fit une autre
impression. Quoique tout prêt à céder sa femme au capitaine
, il fut blessé de reconnaître dans son fils le portrait
de son ami. Ottilie voulut le calmer en lui montrant que
la petite créature lui ressemblait à elle-même , mais alors
sontrouble augmenta; il ne vit plus dans cet enfant que le
fruit d'un double adultère , il s'en confessa très-humblement
, très-clairement à Ottilie , et conclut .... que son
divorce avec Charlotte était plus nécessaire que jamais .
Cependant la nuit s'approchait , il fallut qu'Edouard
reprît le cheminde l'auberge de village , qui était le lieu du
rendez-vous ; il fallait aussi qu'Ottilie retournât au château
avec l'enfant . Elle avait l'étang à traverser , et s'embarqua
dansune frêle nacelle. Emue , troublée, préoccupée comme
elle devait l'être , elle laissa tomber l'enfant dans l'eau , l'en
retira ensuite avec assez d'adresse , mais l'en retira déjà
mort. Charlotte , à son retour , fut instruite de cette triste
nouvelle; et bientôt elle se trouva entre le corps de son fils
enveloppédans un berceau , Ottilie à ses genoux et comme
endormie , et le capitaine qui n'hésita pas à lui communiquer
les propositions de son époux. Charlotte ne lui
opposa plus de résistance . La mortdeson fils, l'opiniâtreté
d'Edouard , la déterminèrent : elle consentit au divorce.
Le capitaine parla pour lui-même , elle ne l'encouragea,
ni ne le repoussa , et le médiateur alla retrouver son ami ,
persuadé que sa mission était heureusement remplie.
Mais , dès qu'il fut sorti , Ottilie se releva ; elle n'avait
pointdormi comme on le croyait. Dans un état léthargique
qui la privait du mouvement etde la parole , elle n'en avait
pas moins entendu toute la conversation . Eclairée enfin
sur la nature des projets d'Edouard , elle les vit sous leur
véritable jour et en eut horreur. Elle déclara avec autant
de calme que de fermeté, qu'elle ne l'épouserait jamais , et
menaça Charlotte de se noyer dans le même étang où son
fils venait de trouver la mort , si elle consentait au divorce .
De ce moment les événemens s'accumulent ; l'inébranlable
résolution d'Ottilie les précipite avec rapidité vers le
dénouement. Elle s'était promis de ne plus parler à
Edouard. Dans un voyage qu'elle veut faire à sa pension ,
AVRIL 1810. 557
1
1
des circonstances singulières le rapprochent d'elle: frappée
de sa persévérance à la poursuivre, elle renonce à l'éviter ;
elle consent à retourner avec lui auprès de Charlotte , mais
en faisant le voeu tacite de ne plus parler à qui que ce soit ,
et de ne plus prendre que les alimens nécessaires pour ne
pas mourir. Ainsi le capitaine et Charlotte , Edouard et
Ottilie , se tronvent réunis au château. Ottilie observe
exactement son double voeu. Ses amis respectent celui du
silence ; elle leur cache celui d'abstinence , en se faisant
servir chez elle , et en persuadant à une jeune fille qui lui
était depuis long-tems dévouée ,de consommer les alimens
qu'on lui apportait. Sa vie s'éteignait peu à peu dans cette
austère pénitence. Cependant elle parut renaître un peu à
l'approche de la fête d'Edouard . Elle se prépara même une
parure complète pour y paraître avec éclat ; mais la veille
de ce jour désiré , le hasard l'amena dans le salon aumoment
où un ami de la maison déclamait contre l'adultère ;
elle pâlit , se sentit frappée , n'eut que le tems de regagner
sa chambre et rendit le dernier soupir. Edouard lui-même,
la suivit de près; il mourut de regret de l'avoir perdue. On
nedit pas ceque devinrent ensuite son épouse et son ami.
Telle est la fable principale de cet ouvrage extraordinaire
; et l'analyse en serait complète sans les digressions
et les épisodes dont nous avons déjà parlé . Pour concevoir
commentces nombreux accessoires ont pu entrer dans le
plan de l'auteur , il faut se rappeler que M. Goethe et
l'école dont il est le chef, professent une doctrine tou te
nouvelle en littérature. Ils n'y voient rien de grand et
de beau que la poésie : tout chez eux doit être poétique
et lorsqu'ils vous donnent un ouvrage sous le titre modeste
de roman, vous pouvez être sûrs qu'ils se sont
flattés intérieurement de vous gratifier d'une épopée.
Or, on ne connaît point d'épopée sans épisodes ; on
s'accorde généralement à vouloir y trouver du merveilleux;
et comme on convient encore qu'Homère et Virgile
savaient tout ce qu'on savait de leur tems , les épiques
allemands veulent aussi faire preuve de science .
Voilà , si je ne me trompe , le secretde la nouvelle composition
de M. Goethe. Je ne déciderai point si l'idée en
est heureuse , mais on peut , je crois , avancer hardiment
que l'exécution ne l'est pas. Un de ses principaux épisodes
netient nullement au plan de son ouvrage. C'est letableau ,
d'ailleurs très-bien fait, de toutes les inconséquences , de
toutes les étourderies d'une jeune et riche héritière , d'un
558 MERCURE DE FRANCE ,
véritable enfant gâté , qui , suivie d'une foule d'adorateurs ,
traverse comme un tourbillon la retraite paisible où vivaient
Charlotte et Ottilie pendant l'absence d'Edouard . Deux
autres personnages y paraissent moins inutilement : ce sont
un baron et une comtesse qui s'aiment depuis long-tems ,
mais qui , mariés tous deux , n'auraient pu se réunir que
par un double divorce . L'un des deux l'avait obtenu , mais
l'époux de l'autre étant inflexible , ils attendaient patiemment
sa mort , et se consolaient en voyageant ensemble.
Leurs discours et leur morale, en harmonie avec leur conduite
, contribuent à rendre les projets d'Edouard moins
singuliers aux yeux d'Ottilie ; ils entrent d'ailleurs pour
quelque chose dans la marche des événemens ; il est seulement
fâcheux que des deux caractères n'offrent rien d'aimable
ni d'estimable , car ce sont sur-tout les personnages
de ce genre qui manquent dans notre roman.
Il serait peut-être juste de placer parmi les personnages
épisodiques un instituteur de jeunes demoiselles qui est
devenu amoureux d'Ottilie à sa pension , et un architecte
à qui elle n'est rien moins qu'indifférente . Cependant l'auteur
semble plutôt les avoir imaginés pour développer la
partie savante de son poëme. L'instituteur fait de graves
observations sur le caractère des jeunes filles , et disserte
savamment sur l'éducation . L'architecte fait bien mieux
encore : il raisonne sur son métier , il bâtit , il peint , il
décore ; il nous apprend que lorsqu'un amateur nous fait
voir une collection d'estampes et de dessins originaux , il
faut prendre chaque feuille soigneusement avec les deux
mains de peur que le papier ne se froisse et ne se casse .
Il aide l'enfant gâté , dont nous parlions tout-à-l'heure , à
représenter avec des personnages vivans des tableaux
connus des grands maîtres , tels que le Bélisaire de Vandyck
, l'Esther et l'Assuérus du Poussin ; et comme Ottilie
n'y était point admise , il monte exprès pour elle une
représentation de la Nuit du Corrège où elle figure la mère
du Sauveur. Le capitaine , de son côté , ne se montre pas
moins expert dans la science des jardins anglais , dans l'art
d'embellir les paysages . Edouard et lui sont au courant
des découvertes de la chimie , et nous donnent , en effet ,
une très-belle dissertation chimique sans laquelle il serait
impossible de comprendre le titre du roman. Une seule
chose prouve encore plus évidemment à quel point l'auteur
tenait à se montrer au niveau des lumières de son
siècle , c'est qu'il a doué son héroïne de la faculté merveil
AVRIL 1810 . 559
leuse des Bleton et des Campetti , et lui a fait répéter avec
le plus grand succès les expériences de Ritter sur les oscillations
du pendule .
Ceci nous conduit naturellement à parler du merveilleux
de ce poëme en prose , merveilleux dont M. Goethe nous
avait déjà donné l'avant-goût dans Hermann et Dorothée ,
poëme en vers. Il est fondé sur une opinion très-raisonnable
en elle-même , savoir que le merveilleux déjà
connu , celui qui consiste dans l'emploi des puissances
surnaturelles , ne peut plus être en usage aujourd'hui , surout
lorsqu'on place son action à l'époque actuelle. En cela
nous sommes d'accord avec lui; mais au lieu d'en conclure
vec nous qu'il faut bannir le merveilleux des ouvrages de
genre , M. Goethe , qui voulait absolument en avoir , en
cherché dans les limites mêmes de la nature , dans ceux
ses phénomènes qui sont reconnus , mais non expliés
, ou dans les faits singuliers dont on ne peut deviner
causes. Ainsi l'amour d'Ottilie et d'Edouard qu'il pout
faire naître tout simplement , il l'a fondé sur la symhie
physique la plus étrange . Les deux amans sont sujets
migraine , l'un du côté gauche , et l'autre du côté droit ;
lie, en copiant un acte de la main d'Edouard, finit par
ier involontairement son écriture au point que lui
me eût pu s'y méprendre ; et c'est-là ce qui motive sa
deration. Edouard est confirmé dans ses projets par des
rans du même genre. La date d'une plantation qu'il a
fal, se trouve être celle de la naissance d'Ottilie ; un
velmarqué par hasard de leur chiffre est jeté en l'air
poêtre brisé , et cependant ne se brise pas ; mais aussi
ce me verre cassé dans la suite par inadvertance, détermilla
mort d'Edouard. Nous passerons sous silence
d'ates circonstances non moins merveilleuses
qu'one peut tout citer , et que la préférence est due à trop
justétre à celles qui accompagnèrent la mort d'Ottilie ou
plutson enterrement. Nanny, cette jeune fille qui s'était
chars de manger pour elle lorsqu'elle se laissait mourir
de fa , est bourrelée de remords en voyant passer le
convede sa maîtresse. Dans son désespoir , elle se jette
d'un anier dans la rue ; on la croit morte ou du moins
estrope; mais à peine a-t-elle touché le corps d'Ottilie
qu'elle relève sur ses pieds , prête à courir et àjouer à
lafosste, comme le petit enfantdu Médecin malgré lui.
Un teliracle répandu dans le pays y fit passer à bon droit
, parce
1
1
560 MERCURE DE FRANCE ,
Ottilie pour une sainte ; la foi s'accrut ; on accourut à son
tombeau de toutes parts , et les miracles se multiplièrent.
Les miracles ! me direz-vous ; est-ce donc de bonne foi
queM. Goethe les raconte ? Est-ce qu'il y croit ?-Non
vraiment , et c'est là le mal , sous le rapport poétique. C'es
précisément parce qu'il n'ose les affirmer et les donne
pourargentcomptant , qu'ils ne produisent pas l'effet qu'
désire. Son récit ne peut ni persuader ni attendrir; il
prouve que la orédulité des gens du pays d'Ottilie ,
mème que les expériences du pendule ne prouvent q
sa propre crédulité , et les migraines sympathiques ,
rapport fortuit d'organisation qui aurait fort bien pu exis
sans produire des passions mutuelles , quoique M. Goe
veuille en faire la base d'une sorte de fatalité physi
substituée à la fatalité surnaturelle des anciens . Mai
est le vice de ce prétendu merveilleux naturel que
nommerions plutôt merveilleux bâtard. Si la raisonst
l'expliquer , l'imagination n'en est point émue ; s'il ne at
s'expliquer , on refuse d'y croire , et si par malheur l'aur
y croyait lui-même , ce serait le ridicule qu'on en vait
naître , c'est-à-dire , l'antipode du merveilleux.
On vient de voir de quels matériaux M. Goetheest --
servi , de quelles ressources il a usé pour grossir l'ensble
de cet ouvrage. Nous en avons exposé les défauts littéres.
Nos lecteurs en jugeront eux-mêmes la moralité. Cerqui
l'exousent , supposent que le but principal de l'auteu été
demontrer dequelles funestes conséquences peut êtr'admission
d'un tiers entre deux êtres bien unis ; ils aitent
que tout en peignant deux amours adultères , il a âmé
vivement ce crime et a professé le plus grand respepour
le mariage. Il est vrai qu'un de ses personnages dlame
plus d'une fois sur ce sujet. Il estvrai encore qu'Edard et
même Ottilie , malgré ses remords et sa péniteng sont
sévérement punis. Ce qui nous afflige, c'est qu'on avoulu
fixer l'intérêt sur cet Edouard qui, loin d'éprouver as son
caractère les changemens avantageux qu'y produit ouvent
l'amour , la plus généreuse des passions , devient ar cette
passion même égoïste , dur, inhumain. Ce qui nos afflige
encore, c'est la corruption effrontée du baron et dea com
tesse; c'est le manque absolu de délicatesse danscertains
détails , et sur-tout dans la conception et l'exéction du
double adultère commis moralement par les det époux.
Au reste, ce sont là de ces choses qu'un critiqu ne doit
point préjuger ; il ne peut que rendre l'impressio qu'il en
AVRIL 1810 . 561
/
a reçue , et en appeler à celle qu'en recevront à leur tour
ses lecteurs . Il est d'autres détails sur lesquels il peut prononcer
avec plus de confiance ; ceux qui tiennent au style ,
au talent de peindre , à celui d'observer. Sous ce rapport ,
les Affinités électives , quoique bien inférieures au Wer
ther , et même au Willhelm Meister du même auteur ,
sont encoreun ouvrage très-remarquable. Le style est d'une
correction , d'une pureté extrêmement rares , et toujours
aussi clair que le sujet le permet. Le dialogue est bien
coupé. Les tableaux de moeurs sont aussi vrais que piquans .
Les réflexions ont souvent autant de profondeur que de
justesse. Les descriptions seraient parfaites si l'auteur , qui
semble s'y complaire , ne se perdait souvent dans l'immensité
des détails .
On assure que les Affinités électives ont obtenu enAllemagne
un succès prodigieux. Nous avons quelque peine à
le croire , malgré les avantages que nous venons de leur
accorder. Il y a en Allemagne trop de gens éclairés pour
que cet ouvrage n'ait pas été apprécié ce qu'il vaut sous le
rapport littéraire. Le sentiment moraly est trop délicat
chez les gens bien élevés , pour que les détails qui nous
choquent n'y aient pas excité le même dégoût. Si l'on
appelle un succès prodigieux les éloges de certains journaux
et une vente rapide , nous ne serons plus étonnés . Le
nom seul de M. Goethe en impose à la plupart des critiques;
ce nom ferait vendre des ouvrages bien inférieurs
oud'un genre bien moins attrayant.
Mais si la haute réputation de M. Goethe lui a rendu en
Allemagne un si bon service, elle lui en a procuré en
France de très-mauvais . On a fait de son ouvrage deux
traductions à-la-fois (1) , et dès que la concurrence a été
mutuellement connue , on n'a plus visé des deux côtés qu'à
faire au plus vite , ce qui équivaut pour ainsi dire à faire
au plus mal. On peut juger du résultat pour un ouvrage
(1) Les Affinités électives , roman de Goethe , auteur de Werther
, etc .. traduit de l'allemand . Trois vol . in-12 . Prix , 6 fr. Chez
S. C. l'Huillier , libraire , rue Saint-Jacques , nº 55 ( sans nom de traducteur)
16 :
Ottilie, ou le Pouvoir de la Sympathie , traduit de l'allemand de
Goethe, auteurdeWerther, d'HerrmannetDorothée, ete. Par M.Bre
ton. Deux vol. in-12. Prix, 4fr. Chez la veuve Lepetit , libraire,
rue Pavéc-Saint-André-des-Aros ,na..
562 MERCURE DE FRANCE ,
avec une
dont le mérite principal est dans le style . Il est cependant
de notre dévoir de dire qu'on n'a pas été également
coupable des deux côtés . L'un des traducteurs , M. Breton,
paraît avoir ignoré assez long-tems la concurrence . Il a
travaillé d'abord avec beaucoup de soin : ce qui le prouve,
c'est qu'il avait le projet de refondre l'ouvrage plutôt que de
le traduire , qu'il amême eu le tems d'en élaguer beaucoup
de superfluités . On voit qu'il ne s'est pressé que vers la
fin de son travail et qu'il n'a abandonné qu'à regret son
projet de refonte : son style d'ailleurs est assez correct'; ses
contre-sens sont en petit nombre . Son rival , au contraire ,
ou ses rivaux (car il prétend et semble prouver qu'il en
avait plusieurs ) , ont traduit , du commencement jusqu'à
la fin,
précipitation inexcusable . Aussi estt--iillbien
rare qu'ils entendent leur auteur ; ils donnent les lettres d'un
homme pour celles d'une femme : ils prennent à chaque instant
eux pour vous , et vous pour eux. On ferait de leurs
contre-sens et de leurs qui-proquos une liste aussi nombreuse
que plaisante. On conçoit , au reste , très-facilement
qu'en procédant de cette manière , ils n'ont pas dû songer à
refondre l'ouvrage qu'ils traduisaient. Ils ont bien mutilé
par-ci par-là quelques phrases de leur auteur , mais ils ont
essayé de nous les donner toutes; ils n'avaient pas le tems
de choisir. Cette conduite scrupuleuse sera, je le sais ,
du goûtde bien des gens. Ily a des lecteurs qui veulent
qu'on traduise tout , qui seraient fachés qu'on leur fit
grâce des plus ennuyeuses longueurs , des défauts les
plus choquans d'un ouvrage célèbre . Ils ne lisent rien, pas
même un roman , pour s'amuser , mais pourjuger ou pour
s'instruire . Je ne les chicanerai point sur leur goût ; je
leur dirai seulement que pour l'ouvrage dont il est question
, ils ne gagneraient rien à préférer la traduction la
plus complète , mais de beaucoup la plus inexacte, si
non de trouver tous les défauts de l'auteur grossis de
ceux des traducteurs , et toutes ses beautés anéanties.
Quant à ceux qui ne lisent les romans même étrangers ,
que pour leur plaisir , ou qui du moins s'en rapportant ,
pour les juger , à ceux quiles ont lus dans la langue originale
, se contentent de trouver dans la préface lecompte
rendu des sacrifices qu'on a faits à leur goût et de l'ennui
qu'on leur a sauvé , sans doute ils ne balanceront pas
dans le choix qu'ils auront à faire. C'est dans la traduction
de M. Breton qu'ils liront le roman de M. Goethe;
si l'ouvrage leur paraît meilleur qu'il ne l'est réellement
AVRIL 1810 . 563
dans son ensemble , ils seront dédommagés par-là de ce
qu'ils doivent nécessairement perdre des beautés de détail ;
et de plus ils trouveront dans la préface et dans les remarques
, des notions intéressantes non seulement sur
cet ouvrage , mais sur d'autres productions de M. Goëthe.
M. Breton les juge en général fort bien ; il n'est même pas
trop indulgent pour celui qu'il vient de traduire ; on peut
dire seulement qu'il s'est laissé un peu trop éblouir de son
prétendu succès . Nous avons déjà montré ce qu'il faut en
croire . EnAllemagne, le nom de l'auteur ne pourra le soutenir
long-tems contre ses défauts ; en France , où ce nom
est moins imposant , où d'ailleurs l'ouvrage perd dans la
traduction ses plus grands avantages , ce sera beaucoup s'il
s'élève dans sa nouveauté au-dessus de la foule des romans
ordinaires pour s'y replonger presqu'aussitôt . Triste résultat
des veilles d'un homme de génie ! Mais qui ne sait que
le génie s'y expose toutes les fois qu'il veut se frayer des
routes nouvelles sans consulter la raison , la délicatesse
et le goût ? VANDERBOURG .
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS .
:
C'est le 23de ce mois qu'ont été mariés les soixante militaires
dotés par l'Empereur. On cite à cette occasion un
fait qui nous a été confirmé par des personne,s dignes
de foi. Le magistrat chargé de recueillir les demandes des
militaires retirés qui se croyaient appelés à jouir des
bienfaits de S. M., reçut une lettre conçue à-peu-près
en ces termes :
Monseigneur , je suis jeune encore , j'ai fait six campagnes
et reçu cinq blessures ; je désire me marier , maisje
n'ai pas faitdecchhoix : si votre Excellence veut bien m'indiquer
quelqu'un à qui je puisse convenir , elle peut disposer
de moi.
L
1
Je suis avec respect , etc. BRUNAULT.
Nous ne répondons point que le nom qu'on nous a cité ,
soit exactement celui que nous indiquons ici : quoi qu'il en
soit , la pétition fut accueillie favorablement; sur l'exposé
des titres du pétitionnaire , une jeune personne accepta sa
564 MERCURE DE FRANCE ,
main; les prétendus furent mis en présence; maisune circonstance
imprévue ne permet pas d'espérer que le mariage
s'achève : l'auteur de la lettre est.... une femme .
-N'en déplaise à la mauvaise humeur , ou plutôt à la
mauvaise foi de certaines gens , les sciences , les lettres et
les arts ne sont pas en France dans un état aussi désespéré
qu'on voudrait le faire croire; on peut encore citer un
assez bon nombre de savans , d'artistes , et même quelques
littérateurs du premier ordre , et nous ne serions pas surpris
que quelqu'un essayât de prouver , qu'en plus d'un
genre , nous avons acquis sur les deux siècles précédens ,
et sur les autres nations , une supériorité incontestable .
Est-il , en effet , bien déraisonnable de penser que les
sciences exactes ont fait de nos jours de véritables progrès ,
que les arts mécaniques ont été perfectionnés , que notre
école de peinture est la première de l'Europe , et que
notre Conservatoire de musique est au premier rang
des établissemens de ce genre? Mais , pour ne parler aujourd'hui
que de cette dernière institution , ne doit-on pas
s'étonner qu'elle ait réalisé en si peu de tems les espérances
qu'il était permis d'en concevoir ? En examinant de quelle
méthode on s'est servi pour arriver à de si grands et de si
prompts résultats , peut-être parviendrait-on à convaincre
les plus obstinés qu'en toute espèce d'éducation on peut
avec succès s'écarter des vieilles routines .
-Le public a joui pendant quelque tems de la superbe
collection de tableaux recueillie par M. Lebrun , dans ses
voyages en Italie, en Espagne , et dans les départemens
méridionaux de la France. Ces richesses ont été exposées
pendant quelques mois aux yeux des connaisseurs qui ,
tout en admirant les chefs-d'oeuvre de plusieurs grands
maîtres , les ont fort aisément distingués de quelques ouvrages
médiocres que le catalogue semblait vouloir faire
passer à l'abri des noms illustres du Corrège et de Claude
Lorrain . Quoi qu'il en soit , il est au moins très-difficile
qu'aucun particulier puisse réunir une suite de tableaux
aussi rares et aussi précieux. L'époque du mariage de
l'Empereur était sans doute la plus favorable qu'on pût
choisir pour la vente d'une pareille collection , aussi
tous les objets vraiment remarquables ont-ils été poussés
à un prix où ces mêmes tableaux ne s'étaient pas encore
élévés. M. le prince Yousupow a payé quarante mille
francs un petit nombre de morceaux achevés .
Les deux Téniers , dont l'un représente Jésus-Christ
AVRIL 1810. 565
2
1
couronné d'épines (par des Juifs en costumeflamand et la
pipe à la bouche ) , et l'autre une distribution de pain à des
pauvres , ont été vendus , le premier , 25,000 fr. , et le second
à-peu-près la moitié de cette somme; le beau Van-
Dick a été payé 18,000 fr. Un tableau de Carle Dujardin ,
l'un des meilleurs de ce grand maître , mais où l'on a
reconnu quelques repeints , avait été acheté avant la vente.
L'affluence des amateurs et le prix où se sont élevés les
tableaux d'un mérite réel , prouvent que le goût des arts se
ranime et que les talens , si puissamment protégés par le
chefde lanation, sont encore sûrs de trouver chez lesgrands
l'appui et les encouragemens dont ils ont besoin.
- La foule s'est portée au Louvre pour admirer les
travaux de la chapelle et de la galerie , dont l'entrée est
fermée depuis le 23 , et l'affluence a été telle qu'on était
forcé de s'arrêter long-tems dans la salle des pas perdus
pratiquée sous les guichets . La décoration de cette salle
n'est pas indigne d'arrêter quelques momens les regards
des connaisseurs ; elle se compose d'anciennes tentures
des Gobelins , lesquelles représentent les principaux événemens
du siècle de Louis XIV , exécutés d'après les
tableaux de Vander-Meulen , et dont les originaux sont
encore en partie conservés dans cet établissement. Ces tapisseries
qui remontent à-peu-près au tems de la fondation
de cette manufacture impériale , servent de points de comparaison
pour apprécier les progrès qu'a faits ce genre
d'industrie sous le double rapport de l'exécution , de la
beauté et de la fermeté des couleurs. Ces premiers ouvrages
exécutés partie en laine et partie en soie , n'offrent
plus aujourd'hui que des teintes décolorées ,et contrastent
d'une manière frappante avec le beau travail moderne ,
auquel il ne manque qu'un cadre pour soutenir la comparaison
avec les meilleurs tableaux. Quelques-unes de ces
tentures représentant des arabesques , ont été exécutées sur
les dessins de Le Brun , et celles qui remontent à une
époque plus reculée , sont du genre des tapisseries que les
Italiens appellent Arassi, du nom de l'endroit où elles
ont été fabriquées originairement : Rubens en a fourni les
sujets.
-Le mouvement imprimé aux beaux arts se manifeste
chaque jour par quelque création nouvelle. On a mis à
découvert , depuis quelques semaines , les six statues qui
décorent le péristyle extérieur de la façade du Palais du
Corps-Législatif : ce sont les statues de Minerve et de
DIAL. UNIV,
GENT
566 MERCURE DE FRANCE ,
Thémis , celles de Sully , du chancelier l'Hôpital , du chancelier
d'Aguesseau et de Colbert . Nous reviendrons sur
ces ouvrages de l'art auquel il appartient particulièrement
d'animer les monumens d'architecture .
-Nos dames , après avoir emprunté aux reines Médicis
une partie de leur ajustement , se livrent aujourd'hui à
quelques-unes de leurs habitudes . On sait que la mère de
Charles IX avait fait venir à sa cour un fameux astronome
dont les avis et les prédictions n'ont peut-être pas médiocrement
influé sur la conduite de cette reine superstitieuse.
Cet usage s'introduisit à la cour de Henri IV , et Marie de
Médicis se fesait tirer les cartes au moins une fois par mois ,
par l'intrigante et malheureuse Galigaï . De nos jours , Fabre
d'Eglantine a cru faire justice sur la scène de ce misérable
ridicule , et n'a fait que le mettre à la mode . Il existe
à Paris une moderne Sibylle dont la réputation et les
moyens d'existence sont uniquement fondés sur la crédulité
puérile des femmes de la meilleure société , et sur la
curiosité de quelques personnes qui veulent , ainsi que nous,
connaître au juste ce qu'il faut de sottise et d'impudence
pour établir un pareil impôt dans une grande ville , au
commencement du dix-neuvième siècle . Ce n'est ni dans la
forêt deDodone , ni sous les voûtes mystérieuses d'un temple
qu'habite la pythonisse : c'est au milieu de Paris , dans la rue
de Tournon,à l'enseigne énigmatique duBureau de Correspondance
générale.Lelecteurva s'effrayer et croire sans doute
que cette correspondance s'entretient avec Satan , Moloch ,
Asmodée ou Belphegor : qu'il se rassure; la sorcière parisienne
ne correspond qu'avec les dames , avec les hommes
qui poussent la galanterie jusqu'à imiter ce faible , et aussi
avec les cochers , les laquais , les femmes -de-chambre , etc.
qui veulent singer leurs maîtres , et qui , comme tous les
singes de manies , vont beaucoup plus loin que les originaux.
Il n'est pas aussi aisé qu'on pourrait le croire
d'être admis en sa présence : d'abord vingt équipages
plus brillans les uns que les autres obstruent les avenues
du temple , et puis il faut savoir à qui l'on parle , et
toute magicienne que l'on est , il est plus sûr d'avoir
quelques heures devant soi pour se reconnaître. Ce n'est
donc , pour l'ordinaire , qu'à votre seconde visite que vous
obtenez les honneurs de la séance ; un laquais vous introduit
dans un salon richement décoré , et à l'heure précise
du rendez-vous l'enchanteresse paraît , et le charme commence
. Quel moment ! le passé, le présent , l'avenir vont
AVRIL 1810 ... 567
T
T
1
être mis à-la-fois sous vos yeux , au moyen d'un simple
jeu de cartes , et voilà comme les plus grands effets naissent
pour l'ordinaire des plus petites causes. Il est vrai de
dire cependant que ces cartes sont beaucoup plus grandes
que les autres , et tarotées en forme d'hiéroglyphes . La
magicienne les mêle , en se recueillant d'une manière trèsédifiante
, et les assemble selon les savantes combinaisons
de l'Etteilla : puis après , vous apprenez, quand les agens
secrets ont bien fait leur métier , que vous êtes jeune ou
vieux , marié ou garçon , que vous avez eu une jeunesse
orageuse , etc.; mais à tout prendre , comme le passé n'importe
guère , on glisse là-dessus assez légèrement. Pour
l'avenir , c'est autre chose : on ne vous cache rien , surout
quand vous demandez le grandjeu qui coûte un louis.
Nous nous étions contentés du petit , et que voulez-vous
savoir pour six francs ? Aussi avons-nous appris , que nous
ne tarderions pas à nous marier , que nous aurions des
enfans , que nous pourrions , bien ne pas les élever tous ,
que nous éprouverions des pertes cruelles , mais que nous
ferions unefortune immense ; et lorsque nous avons fait
observer à la dame que ses prophéties , à la dernière près ,
étaient toutes réalisées depuis plus de dix ans , elle s'est
rejetée sur les erreurs du petit jeu , qui n'était pas fort
sur l'avenir. Nous n'avons pourtant pas jugé à propos d'en
apprendre pour le moment davantage , et après avoirmédité
sur cette prédiction et sur la formule favorite de la
prophétesse , vous entendez bien vous concevez bien ,
nous sommes sortis convaincus , comme Aly , que les
esprits dont on nous fait peur sont les meilleures gens du
monde.
,
-Si le mois d'avril n'a pas été très-fécond en nouveautés
dramatiques , celui qui va suivre en verra naître plusieurs :
on en répète deux à l'Opéra-comique ; les Troubadours ,
en un acte , dont les paroles et la musique sont de deux
auteurs très-estimés , et une pièce en trois actes qui se
recommande également par le nom du poëte et du compositeur.
Le Vaudeville prépare l'Auberge dans les nues ou
le Chemin de la gloire , où l'on parodie en masse , à ce
qu'on assure , toutes les pièces jouées depuis un an avec
quelque succès sur les grands théâtres : de compte fait, les
auteurs y distribuent deux cent vingt-trois coups de patte
ou de pied , presque tous mortels; c'est le Samson du Vaudeville
, armé , comme dans l'Ecriture , et déchaîné contre
Ies Philistins tragiques , comiques et lyriques. Les Ré
568 MERCURE DE FRANCE ,
:
iouissances parisiennes vont succéder aux Réjouissances
autrichiennes sur le théâtre des Variétés .
-Un accident dontles suites pouvaientêtre beaucoup plus
funestes , amis dans le plus grand danger un ouvrier atta
ché au service de l'Opéra , le jourde la première représen
tationde la reprise de Trajan. Au moment d'un change
ment de décoration , cet ouvrier employé dans les ceintres
aété saisi dans une manoeuvre , et roulé par le col surun
des tambours. Au moment où l'on s'en est aperçu , il ne
donnait plus aucun signe d'existence. Les remèdes de l'art,
promptement et habilement appliqués , l'ont rappelé à la
vie , et il a dû se trouver heureux d'en être quitte pour la
fracture d'un bras , dont il sera promptement rétabli,
MODES.-Voltaire appelait la promenade le premier des
plaisirs insipides; celle de Longchamp serait incontestablement
lapremière de ce genre, si la vanité, pour certaines
gens , n'était pas une source dejouissances très-vives, et
qu'on pût leur.contester celles qu'ils goûtent à faire parade,
aux yeux de la foule ébahie , d'un bel attelage , d'une brillante
voiture , ou d'une coiffure nouvellement sortie des
magasins ddeelLeroi: quoiqu'ilen soit, un usage quialimente
le luxe et la curiosité n'est pas précisément un mal dans
une grande ville. Le tems, cette année, n'a pas été d'accord
avec les préparatifs que l'on avait faits pour Longchamp.
Les étrangers affluent à Paris , et l'on comptait sur trois
journées brillantes . La première était d'un heureux présage;
un assez grandnombre de voitures , beaucoup de chevaux
de selle , une foule de promeneurs dans les contre-allées
des Champs -Elysées , promettaient pour le jeudi (jour par
excellence ) la plus nombreuse et la plus brillante réunion.
Malheureusement la pluie a déjoué en partie ces espérances
et n'a permis qu'àunpetit nombre d'amateurs déterminés
de se trouver au rendez-vous. Parmi les équipages on en a
remarqué plusieurs à sixetà quatre chevaux,dont lefonds
était jonquille avec de légers filets noirs, et le train amaranthe
rechampé d'or. La plupart des calèches étaient ou
vert olive ou américain. Les housses des siéges ont gagné ,
cette année , un rang de frange.
Leprintems ramène assez périodiquement la mode des
touffes violettes sur des chapeaux de paille : cette parure a
Longchamp était de bon goût : une capotte toute entière
de rubans lapis on feuille-morte était debonton; uneespèce
de comette anglaise en percale bouidonnée en tulle était de
bon
11
AVRIL 1810 . 569
S
1
1
1
1
1
1
2
bongenre. Les schals les plus à la mode ne ressemblent
pas mal , pour le dessin , à ces vieux tapis que l'on ne chave plus que dans les garde-meubles.Heureusement
schals sont fort et , il n'estpermis qu'à un petit
de femmes de s'enlaidir à si grands frais.
28DE LA
SE
nombre
Un jeune homme comme il faut , court le matin en habit
carmelite mélangé , à collet de croisé de soie noire , le gilet
chamois , et le pantalon d'écurie gris de fer. Nous sommes
honteuxde convenir que nous ne devons , cette année , aux
promenades de Longchamp, qu'un pouce deplus aux revers
du gilet , et un pouce de moins à la longueur de l'habit.
1
Y.
SPECTACLES.- Opéra-Buffa.-Depuis le fameux concert
on Mmes Festa et Barelli devaient paraître ensemble et
donner le piquant spectacle d'une lutte entre deux talens
supérieurs et différens , lutte qui n'a pu avoir lieu , comme
on sait, une division très-prononcée s'est établie parmi
les amateurs ; les uns ont refusé de croire à la maladie
subite de Mme Festa et ont accusé l'administration , Barelli
, sa femme , tout le monde; les autres ont accusé
Mme Festa de peu de complaisance et de zèle pour les intérêts
de l'orchestre qui donnait le concert à son profit. Làdessus
, grands débats , discussions interminables au parterre
, querelles , factions ; encore un degré de vivacité et
de fanatisme , et dans cette guerre passablement bouf
fonne , les couleurs des deux partis étaient arborées en
faveur des deux rivales ; mais on peut le dire ici , Numero
Deus impare gaudet. Une troisième cantatrice en venant
se placer au milieu de Mmes Festa et Barilli , va probablement
tout réunir et tout concilier; elle aura pour elle un
très-grand parti ; celui des neutres , des bénévoles amateurs
qui n'ont pas la folie d'être exclusifs , et jouissent des
talens divers au lieu de disputer sur leur prééminence .
L'Opéra- Buffa avait besoin de l'arrivée de Mime Correa :
Mme Barelli ne peut paraître de quelque tems , Mme Festa
seule ne peut varier le répertoire ; Mme Correa vient de
l'enrichir d'un ouvrage qui a plu généralement. C'est le
Vedosa Capriciosa de Guglielmi; l'intrigue en est naturelle
, amusante , et même assez comique ; le dialogue est
quelquefois plaisant; la pièce est bien jouée. La musique
estdu tems où les compositeurs donnaient à la partie instrumentale
beaucoup moins qu'aujourd'hui, et à la partie
00
570 MERCURE DE FRANCE ,
chantante beaucoup plus. Je ne doute pas que parmi les
professeurs un grand nombre ne reprochent à cette composition
un peu de nudité ; mais la nudité n'est un défaut
que lorsque les formes ne sont pas belles : ici elles sont
régulières et gracieuses : l'ensemble de la composition a
de l'harmonie et de la douceur. Les idées premières ont
plus d'élégance que de verve , plus de charme que de vigueur
: on trouve la finale faible , mais il y a un quatuor ,
un sextuor au second acte , plusieurs duos et des airs du
meilleur style . Tout est à la scène et à la situation . Il y a
de la variété et de la vérité .
La nature, qui a beaucoup fait pour M Correa, a poussé
un peu trop loin ses faveurs; mais l'extrême embonpoint
de cette aimable cantatrice ne lui ôte rien de sa grace , et
même de sa légèreté ; elle est vive , sa physionomie est
animée ; elle joue avec intelligence , avec esprit . C'est ce
que nos Français ont d'abord remarqué; ils ont ensuite
reconnu une voix belle , sur-tout dans le medium et les
tons graves , et une très-bonne méthode de chant : ils ont
à regret noté quelques fautes graves qu'un début et une
indisposition visible leur ont fait excuser. Ces fautes ont
été moins sensibles à la seconde représentation ; mais on
ne peut encore accorder à Me Correa , sans restriction
toute la facilité , toute la correction , et toute la pureté
d'exécution nécessaires dans une cantatrice de première
ligne . Quoi qu'il en soit , elle a obtenu un succès très-brillant
et très-décidé : vienne un Tenore d'un vrai talent , et
la troupe sera pour le nombre et la force des sujets en état
desoutenir la comparaison avec ce que nous avons entendu
de mieux.
-
SOCIÉTÉS SAVANTES .
belles-lettres de Mâcon .
un compte rendu de ses travaux pendant la dernière
année . L'ordre et l'élégance qui règnent dans la rédaction
de cet ouvrage , font l'éloge de M. le docteur Cortambert ,
secrétaire-perpétuel de l'Académie .
Société des sciences , arts et
Cette Société vient de publier
,
Il a mis au premier rang des travaux ceux qui ont rapport
à l'agriculture , et parmi ceux-là un ouvrage de M. de
Vincent , dans lequel cet habile agriculteur paraît avoir
déposé les utiles résultats de l'observation et de l'expérience.
Après avoir parlé des rapprochemens très-ingénieux que
AVRIL 1810 . 571
M. Cortambert cadet établit entre l'agriculture et la médecine
, par l'analogie du règne végétal avec le règne animal ,
le secrétaire cite avec intérêt une dissertation sur le lait
considéré comme cause des maladies desfemmes en cou
che. L'auteurde cette dissertation s'est proposé de détruire
une opinion regardée par lui comme un préjugé d'autant
plus dangereux qu'il est ancien et très-accrédité : c'estl'opinion
qui attribué aux déviations du lait , non-seulement
les maladies dont les femmes sont atteintes pendant la
durée de leurs couches , mais encore celles dont elles sont
attaquées par la suite. Appuyé de l'anatomie et de la
chimie , il démontre que les seins sont les seuls organes
qui secrètent le lait et le contiennent; que ce liquide ne
peut former de dépôts si ce n'est dans les mamelles mêmes;
et au lieu des remèdes ridicules ou dangereux que l'usage
a commandés pour les prétendues maladies de lait , il présente
des vues de traitement conformes à sa doctrine .
M. de Cortambert passe en revue plusieurs rapports sur
des inventions ou des procédés utiles à l'humanité , tels
que l'application de secours aux noyés , la construction
d'un lit pour les malades , etc.
Un Mémoire de M. Dedrée sur un nouveau genre de
liquéfaction ignée a paru mériter l'attention de l'Académie .
Ce naturaliste , héritier des manuscrits de Dolomieux , et
qui paraît avoir hérité aussi de ses vastes connaissances en
minéralogie , a fait d'utiles expériences sur la nature des
laves que l'on a nommées depuis lithoïdes .
On a écouté avec intérêt plusieurs rapports très-lumineux
sur d'autres mémoires qui traitent de diverses parties
de la physique.
Les travaux de l'académie de Mâcon prouvent que ses
membres ne sont pas plus étrangers aux belles -lettres
qu'aux profondes spéculations des sciences . M. Roujoux ,
sonprésident , a cherché , dans un discours élégant et sage,
à développer cette idée féconde en vérités : que les académies
, sans obtenir une part égale de gloire , peuvent
toutes aspirer à être utiles. « Jamais , a-t-il dit , les réu-
> nions littéraires ne furent plus multipliées en France ;
>>jamais aussi les moeurs ne furent plus douces , l'amour
>> des sciences plus actif. Jamais de plus grandes concep-
» tions , de plus vastes entreprises , de plus surprenans tra-
> vaux n'illustrèrent un siècle .......... "
« Si vous n'avez pas , ajoute l'orateur , comme l'Insti-
> tut , l'éclat des succès brillans , vous prenez , comme lui,
002
572 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810 .
» le soin des succès utiles , et vous pouvez suspendre
> tribut de vos méditations à toutes lesbranches des science
et des arts . "
L'académie avait proposé un prix pour le meilleur éloge
deDombey , l'un de ses compatriotes les plus distingués .
Elle n'a eu qu'à se félicer du zèle et du talent des orateurs
qui ont répondu à son appel ; mais elle a éprouvé le regret
de ne pouvoir connaître le vainqueur qu'elle a couronné
dans ce concours .
Un Traité du style épistolaire , de M. Doria; des Considérations
sur le langage , par M. Delarnaud ; des Pensées
sur les poésies de M. Detille , dont l'auteur est M. de
Précy , ont paru mériter l'intérêt des littérateurs .
Le compte des travaux de l'académie est terminé par
une Notice sur l'abbé Sigorgne , un des membres de la
Société. C'est au secrétaire perpétuel M. de Cortambert ,
qu'elle avait réservé l'honneur de payer un tribut à la mémoire
de ce littérateur estimable; et il s'en est acquitté
avecune éloquente simplicité , etune pureté de style qu'on
trouve rarement loin du centre commun des arts et du
1
goût.
TAPL
A
POLITIQUE.
LES nouvelles du Nord paraissent désormais devoir intéresser
le commerce plutôt que la politique . La Russie ,
la Suède , le Danemarck , la Prusse ne s'occupent que des
moyens de concourir à l'exécution du vaste système qui
doit isoler entiérement les Anglais du reste de l'Europe ,
les tenir bloqués dans leur île , et les atteindre dans leurs
plus chers intérêts , qu'ils soient colons , manufacturiers ,
entreposeurs ou colporteurs des produits de leur sol, de
ceux de leur industrie ou de ceux des colonies . La Russie
a donné les ordres les plus sévères pour que ses mesures
prohibitives fussent observées avec rigueur. La Prusse n'a
ouvert que deux de ses ports au commerce , afin que la
surveillance des agens français fût plus facile et plus sûre :
sur toutes les côtes de la Baltique , on n'admet les Suédois
qu'avec des certificats d'origine , et s'ils portent des denrées
coloniales , ils doivent exhiber des visa des consuls français
. La ligne des douaniers s'est de beaucoup augmentée
vers les bords de l'Elbe , et si , comme on l'assure , une
flotte anglaise commandée par l'amiral Saumarez , et composée
de sept à huit vaisseaux de ligne , pénètre bientôt
dans la Baltique , ce ne pourra être pour seconder des
opérations commerciales . Peut-être les exploits incendiaires
de Copenhague sont- ils l'objet des nouvelles instructions
de l'amiral , mais sur tous les points on est préparé
à la défense , et les Anglais ne trouveront même pas
l'occasion de recommencer une expédition qui , à leurs.
propres yeux , a couvert leurs armes d'une tache ineffaçable.
d.
Les relations sont toujours de plus en plus amicales
entre les cours du Nord et celle de France. La gazette de
Pétersbourg s'est expliquée dans les termes de la plus parfaite
union en publiant l'importante nouvelle du mariage
de Sa Majesté : elle y a vu une garantie nouvelle du repos
de l'Europe, et un moyen sûr de resserrer les liens qui unissent
désormais les trois cours impériales . La Prusse a ,
dit-on , obtenu quelques délais pour le reste de ses contributions
, etn'en a profité que pour prendre des mesures
574 MERCURE DE FRANCE ;
qui garantissent au nouveau terme donné l'exact acquittement
de cette dette.
En rentrant dans ses Etats , le roi de Hollande , accueilli
par les témoignages du respectueux attachement que lui
porte la nation toute entière , a eu pour premier soin de
délier de leur serment de fidélité ses sujets des pays cédés
à la France par le nouveau traité conclu avec l'Empereur .
La Hollande perd , par cette cession , de trois à quatre cent
mille habitans et des places importantes. Dejustes indemnités
lui sont , dit-on , assurées sur d'autres points de la
frontière . Le roi a reçu les hommages de son conseil d'état
et du corps législatif; le monarque a répondu aux expressions
de l'amour et de la fidélité de son peuple , qu'il éprouvait
un vif plaisir en se voyant au milieu de sa capitale ,
qu'ily avait réuni toute sa famille pour resserrer d'autant
plus les liens qui l'attachent à la brave et fidèle nation
hollandaise , qu'il comptait sur la coopération des premiers
corps de l'Etat pour rétablir les affaires publiques , et pour
remplir les conditions du dernier traité . S. M. a terminé
en disant que tout sujet de plainte de la part de la France
était écarté, qu'il attendait tout de l'appui de son auguste
frère l'Empereur des Français , pourvu toutefois que l'on
ne donnât pas de nouveau sujet de mécontentement .
En vertudu traité dont il s'agit , et qui est l'objet d'un
sénatus- consulte qui va être incessamment publié , les
troupes françaises ont occupé tous les points de la côte du
pays cédé entre Meuse et Rhin . Ce pays étendra les limites
du département des Deux-Nethes , qui devient ainsi l'un
des plus considérables de l'Empire , et qui à la paix doit
avoir pour capitale l'une des places les plus fortes , et peutêtre
la ville de commerce la plus florissante de l'univers .
Le nouveau département portera le nom de département
des Bouches-du-Rhin : on annonce commmee appelé à
préfecture M. le baron Fremin - Beaumont , membre du
corps-législatif.
19
sa
et for-
La Hollande revenant ainsi à des principes sévères sur
l'exécution des mesures de prohibition , les Anséatiques se
trouvant aussi dans l'impossibilité de les enfreindre ,
cées de suivre le mouvement général imprimé à tout le
Nord , tanddiiss qu'au Midi il n'est pas un point qui ouvre
auxAnglais l'Allemagne ou PItalie , il est impossible que
le but qui est l'objet de ce vaste système , ne soit pas
atteint sous peu , et que les Anglais ne demandent pas enfin
eux-mêmes à sortir de cet état de paralysie dont ils sont
AVRIL 1810 . 575 :
1
frappés et dont les suites vont leur être si funestes . Le
maréchal duc de Reggio commande en chef toutes les
troupes destinées à assurer l'exécution des mesures prises
contre leur commerce , c'est-à-dire , contre leurs prétentions
exclusives et la domination arbitraire de leur pavillon
.
On reconnaît déjà que toutes les mers ont cessé d'être
leurs tributaires ; ils ne peuvent , quels que soient leurs
forces et leurs nombreux bâtimens , les occuper toutes ; il
est bien démontré que leur prétendu blocus sur une telle
étendue de côtes , n'a jamais pu être que fictif. Ils bloquent
si peu l'Adriatique , que Corfou est sans aucune
espèce d'inquiétude , que Fiume , Trieste , Venise , Ancône
, Rimini font encore un assez grand commerce , et
reçoivent une foule de bâtimens grecs , turcs ou italiens
chargés de marchandises .
Mais si l'inquiétude n'est ni à Corfou ni à Trieste , s'il a
suffi de quelques régimens croates désormais armés pour
la France , pour repousser sur leur ligne les bandes turques
qui avaient insulté les provinces illyriennes , l'alarme
est en Sicile ; les Anglais y portent des secours ; ils y portent
, sur-tout , dit-on , à la famille réfugiée , l'assurance
d'une retraite et d'un asyle , les uns disent à Malte ,
d'autres en Angleterre même. On croit que l'arrivée du
roi doit être le signal d'un grand événement : des troupes
ont marché vers Naples ; un grand nombre d'officiersgénéraux
distingués ont reçu cette destination nouvelle .
L'île manque d'approvisionnemens et d'artillerie : les Anglais
se plaignent de l'ineptie des habitans et de leur inaptitude
auservice militaire ; les habitans, de leur côté , accusentl'intempérance
et l'arrogance de leurs hôtes ; c'est comme
par-tout. On attend en Sicile des renforts venant de Portugal
, mais ce point peut-il être dégarni? les Anglais
commettront-ils cette faute ? ne savent-ils pas déjà quelles
luttes terribles ils vont avoir à soutenir ? C'est le maréchal
Massena qu'ils vont avoir en tête cet illustre chef dont le
nom rappelle tant de souvenirs , qu'on le répète avec enthousiasme,
quoique depuis , ceux de Rivoli et d'Esling aient
été à-la-fois pour lui des titres d'honneur et de gloire , est
parti pour l'Espagne avec un grand commmandement. II
doit réunir sous ses ordres tous les corps qui étaient destinés
à délivrer le Portugal de la présence des Anglais ; il
se rend directement à Valladolid. Son armée se composera
des corps du duc d'Abrantès , du maréchal duc d'El
576 MERCURE DE FRANCE ,
chingen , et du général Regnier ; on croit pouvoir assigner
le commencement des opérations aux premiers jours de
mai.
Voici sur les forces des Anglais opposées au maréchal
Massena les renseignemens les plus authentiques. Le
général Crunsford à une division de 7000 hommes à Pinnel
; lord Vellington en commande une autre de même
force à Visea ; deux autres sont sur le Tage , près d'Abrantès
, et sur la Guadiana , près de Badajos . Force totale ,
à-peu-près 25,000 hommes . Il y a à Lisbonne et à Coimbre
4 à 5000 détachés : 2000 portugais sont à Almeida
sous des officiers supérieurs anglais ; Beresford commande
25,000 portugais , qui paraissent dans l'intention de passer
au Brésil au premier échec. Des bâtimens sont toujours
tenus prêts à Lisbonne pour l'embarquement de l'armée
anglaise.
Les opérations sur le Portugal seconderont puissamment
celles du roi devant Cadix. Les dernières nouvelles parlent
d'une sortie de l'île de Léon qui a été funeste aux
assiégés . Dans cette sortie les Anglais et les Espagnols ne
paraissent pas avoir marché d'intelligence ni combattu
avec vigueur. Ils sont rentrés avec perte . A Cadix , la difficulté
de la situation se fait sentir de plus en plus , les
vivres deviennent rares et renchérissent . Voici sur Cadix ,
en date du 30 mars , les notions les plus récentes que
donnent les papiers anglais .
1
"Les Français ont leur quartier-général à Chielana, située
àquatremilles environ au sud des ports évacués de l'île de
Léon. Ils sont en possession de toutes les villes et de
toutes les places qui environnent la baie Rota, Port-Royal ,
Port-Sainte-Marie , où ils se fortifient beaucoup .
" Le généralGraham vient de prendre le commandement
de l'armée anglaise. Le duc d'Albuquerque a quitté celui
de l'armée espagnole; il sera remplacé par legénéralBlacke;
et en attendant son arrivée , l'armée est sous les ordres du
général Castaneos , D'Albuquerqueva en Angleterre comme
ambassadeur. L'harmonie est parfaitement rétablie entre la
régence et notre junte. Cette dernière est chargée de l'administration
des finances , ce qui a causé une satisfaction
générale.
" Les Français sont ici dans l'inaction , leur attention
étant détournée par les insurrections qui se sont élevées
dans tous les districts montagneux , et qui ont intercepté
plusieurs de leurs détachemens,
AVRIL 1810. 577
» Il vient d'arriver de nouveaux transports avec 2400
hommes de troupes anglaises . Nous avons actuellement iei
douze vaisseaux de ligne anglais , dont plusieurs à trois
ponts . "
Les papiers anglais nous entretiennent beaucoup plus
longuement des troubles de Piccadilly , et , à cet égard ,
ils épuisent les détails . En substance , M. Burdett est à la
tour. Il était chez lui , au milieu de sa famille , quand le
sergent d'armes est venu l'arrêter , au sein même de
ses foyers . Il a fait résistance ; il a déclaré qu'il allait
appeler le secours du schérif ; on lui a répondu que le
schérif était absent ; sir Francis a alors déclaré qu'on ne le
prendrait que par force ; la force en effet a été employée ,
et il a été traîné au milieu d'une haie de soldats jusque
dans une voiture qui l'attendait . A sa sortie aucun mouvement
n'a été fait pour sa délivrance. Un corps de cavalerie
l'escorța à la tour.
Dans la question de résistance, dit le Times , sir Francis
était sûr de succomber : c'est sa résistance qui a nécessité
l'exécution violente du warrant : cette résistance a été le
signal d'une émeute , le sang a coulé ; la résistance est donc
blamable . Ensupposant que sir Francis eût réussi et qu'un
mouvement populaire l'eût sauvé , la question du droit
était toujours la même , il en est d'autant plus coupable
aux yeux de la loi ; il avait tout à perdre et rien à gagner
en se rendant l'objet d'une sédition : il lui était honorable
de triompher au milieu de la chambre avec les armes de la
loi; mais sa conduite n'a pas d'excuse , et il est intéressant
de savoir quelles suites aura cette affaire , autant qu'il est
difficile de le présumer.
On lit aussi, dans le Sun , le paragraphe suivant :
... On a reçu hier la nouvelle de l'arrivée de M. Ма-
kensie à Morlaix , où il doit négocier un cartel d'échange
pour les prisonniers. M. Makensie est un gentleman dont
on vante beaucoup les talens , et qui a visité toutes les
cours de l'Europe ; nous espérons que sa mission sera
accompagnée de quelqu'heureux résultat.n
Nous l'espérons aussi , et ce voeu de notre part a du
moins le mérite de la sincérité ; mais les Anglais ne publient
pas ainsi le nom et les qualités de tous leurs missionnaires
;il en est qu'ils chargent de bien singulières négociations
, et de cartels bien étranges; il en est qu'ils revêtent
de pouvoirs bien respectables , pour des actes bien
attentatoires aux droits des gouvernemens. Il en est qui ne
578 MERCURE DE FRANCE ,
sontque desagens de discordes , des boute-feux politiques,
de malheureux mercenaires qui , pour un peu d'or , cal
culent froidement l'embrasement et la ruine d'un pays ,
et toutes les horreurs d'une longue guerre civile .
C'est ce que vient de tenter , à Valançay , un prétendu
baron de Kolli , au moment où il a été surpris occupé
des moyens d'enlever et de conduire en Espagne le prince
Ferdinand.
Voici l'historique des faits , tels qu'ils résultent des rapports
officiels et des pièces consignées au Moniteur.
Les princes de la maison d'Espagne , réunis àValançay,
jouissaient de la plus parfaite tranquillité , et ne manifestaient
que les sentimens du plus entier dévouement à
l'Empereur , et du plus sincère désir de voir se terminer
la guerre d'Espagne : l'époque du mariage de S. M. , sur
la demande même de ces princes , avait été célébrée à
Valançay avec toute la solennité possible ; une cérémonie
religieuse et ensuite une très-belle fête avaient réuni
tout ce que la province offre d'habitans distingués ; un
concert , un bal , un feu d'artifice avaient été les principaux
élémens de la fête , où la plus grande harmonie
ett lajoie plus vive avaient régné parmi les princes qui
l'avaient désirée , les habitans et les militaires .
Ala même époque un émissaire anglais s'introduit dans
le château; il est porteurde lettres du roi Georges au prince
Ferdinand , signée du roi , contre-signée Welesley. Cette
lettre écrite en latin, a pour objet d'accréditer auprès de la
personne du prince , le baron de Kolli , qui pour pièce de
crédence doit présenter aussi une lettre du roi Charles IV ,
au roi d'Angleterre , écrite en 1802.
la
Le but du missionnaire ainsi accrédité était de favoriser
l'évasion du prince ; mais ce dernier a été fidèle aux sentimens
qu'il avait constamment manifestés. Il a senti , il a
apprécié sa position ; l'expérience des événemens qui ont
eudieu , lui amontré de quel côté étaient les ennemis de
son pays , et en quel monarque il devait chercher un père
et trouver un protecteur. Ces sentimens de prudence et de
sagesse l'animaient sans doute quand , de son propre
mouvement, il a écrit la lettre suivante au gouverneur de
Valançay:
Monsieur le gouverneur , un inconnu vient de s'introduire en ce
palais , sous le prétexte de faire des ouvrages au tour , et il a de suite
osé faire à M. d'Amezaga, notre premier écuyer et intendant-général,
۱
:
AVRIL 1810. 579
la proposition de m'enlever de Valançay , de me remettre des lettres
dont il est porteur, enfin de conduire à sa fin le projet et le plan de
cette entreprise affreuse.
Notre honneur, notre repos , labonne opinion due ànos principes,
tout était singulié ement compromis , si M. d'Amezaga n'eût pas été
à la tête de notre maison , et n'eût pas fait , en cette circonstance
périlleuse , une nouvelle preuve de sa fidélité , de son attachement,
inviolable pour S. M. l'Empereur et Roi et pour moi. Cet officier qui
acommencé , Monsieur , par vous informer , au moment même , de
l'entreprise dont il s'agit , m'en a donné connaissance immédiatement
après.
J'ai voulu , Monsieur , vous faire savoir moi-même que je suis informé
de cette affaire , et manifesteritérativement, dans cette occasion .
mes sentimens de fidélité inviolable pour l'Empereur Napoléon , et
l'horreurque m'inspire ce projet infernal , dont je désire que les auteurs
et les complices soient punis comme ils le méritent.
Agréez , Monsieur , les sentimens d'estime de votre affectionné.
Signé, le prince FERDINAND .
M.legouverneurBerthemy, en se rendant chezle prince ,
aeu l'honneur de recevoir de sa bouche la confirmation
des sentimens exprimés dans sa lettre. Le prince était extrêmement
agité : « Les Anglais , s'écriait- il , ont fait bien
dumal à la nation espagnole; sous mon nom, ils font
couler le sang. Le ministère , trompé lui-même sur ma
situation , me fait proposer de m'évader ; il m'a adressé.
> un individu qui , sous prétexte de me vendre des objets.
d'art , devait me remettre un message du roi d'Angleterre.
n
En relatant cet entretien à S. Exc. le ministre de la police,
le gouverneur de Valançay annonce l'arrestation de l'émissaire
, ett'il ajoute :
4.Je crois , Monseigneur , devoir profiter de cette circonstance
pour répéter à V. Exc. ce que j'ai déjà eu l'honneur
de lui marquer. Le prince Ferdinand est animé du meilleur
esprit, il sent profondément que S. M. l'Empereur est son
seul appui et sonmmeilleur protecteur. Uneprofonde reconnaissance
, le désir et l'espoir d'être déclaré fils adoptif de
S. M. l'Empereur : tels sont les sentimens qui remplissent
le coeur de S. A. , et c'est dans de pareilles circonstances et
au milieu même des fêtes brillantes par lesquelles le prince
célébrait le mariage de LL. MM. , et réunissait dans des
banquets au château de Valançay tout ce que la province a
2
580 MERCURE DE FRANCE ,
de plus distingué , que le baron de Kolli est venu apporter
ses funestes et ridicules messages . Rien n'était assurément
plus facile à prévoir que l'accueil qui lui a été fait. »
M. de Berthemy adresse en même tems au ministre
les papiers , faux passe-ports , lettres , tir bres , cachets
saisis sur Kolli , les lettres de crédit du roi Georges , celle
qui doit servir à Kolli de pièce de crédence , la lettre écrite
de la main du roi au prince pour le déterminer à fuir , à
se rendre en Espagne , à y ranimer son parti , et à seconder
łajunte qui agit en son nom ; M. de Berthemy justifie
aussi les termes les plus remarquables de son rapport en
envoyant au ministre la lettre ci-jointe que venait de lui
écrire le prince.
Valançay , le 4 avril 1810 .
Monsieur , désirant conférer avec vous sur divers objets qui m'occupent
dès long-tems , je vous prie de venir à trois heures après-midi,
chez M. d'Amezaga , notre premier écuyer.
Ce qui m'occupe maintenant est pour moi du plus grand intérêt.
Mon premier désir est de devenir le fils adoptif de S. M. l'Empereur
notre auguste souverain. Je me crois digne de cette adoption quiserait
véritablement le bonheur de ma vie , par mon amour et mon attachement
parfaits pour la personne sacrée de S. M. , comme par ma soumission
et mon obéissance entière à ses intentions et à ses ordres . Je
désire en outre bien ardemment sortir de Valançay , parce que cette
résidence quin'a rien que de triste pour nous , ne nous convient d'ailleurs
sous aucun rapport.
J'aime à me confier dans la grandeur des procédés , dans la bonté
généreuse de S. M. I. et R. , et à croire que mes voeux les plus ardens
seront bientôt remplis .
Agréez , etc. Signé, FERDINAND.
Kolli a été sur-le- champ transféré à Paris ; il y a subi
un interrogatoire dans lequel il a reconnu tous les objets
saisis , avoué sa mission et son projet. Le prince devait
être conduit , s'il y eût consenti , à la baie de Quiberon;
là une station anglaise l'attendait et devait le conduire à
Gibraltar.
Kolli est à Vincennes . Une si ridicule tentative ne
distraira pas un moment l'opinion de l'objet qui la fixe
toute entière , des espérances auxquelles elle se livre , des
grandes solennités qui se préparent. S. M. a momentanément
quitté le séjour de Compiègne avec son auguste
:
AVRIL 1810. - 58
épouse ; il va la rendre témoin de ce que peut le génie
français dirigé par le génie d'un grand homme.
:
Les voûtes souterraines du canal de Saint- Quentin sont
aussi une sorte d'arc-de-triomphe sous lequel LL. MM.
passeront en visitant ces pays , au sein desquels d'immenses
travaux ont déjà porté au plus haut degré la prospérité
qui naît du commerce et de l'industrie . LL. MM. vivifieront
partout d'un coup-d'oeil tous ces établissemens utiles
et laborieux , dont la Picardie et la Flandre sont couverts ;
elles se rendront à Anvers , que l'art secondant la nature
appelle à des destinées si brillantes , à Anvers créée , comme
la ville d'Alexandre , pour être l'entrepôt des richesses de
toutes les parties du monde , auxquelles son immense commerce
doit bientôt se rattacher. De grands et intéressans
spectacles les y attendent; à leur retour leur capitale leur
enprépare d'autres. Les préparatifs se continuent partout
avec la plus grande activité . L'Hôtel-de-Ville et l'Ecole-
Militaire sont devenus des palais absolument nouveaux ,
dont la riche enceinte a été triplée par le secours de l'art .
Les fêtes du Champ-de-Mars sur-tout doivent être aussi
imposantes que magnifiques. Le concours des étrangers
va croissant : tous pourront être arrivés à tems . On présume
que le retour de LL. MM. de leur voyage en Flandre
aura lieu vers le 15 mai .
Aumomentde son départ , l'Empereur venait de rendre
un décret qui déclarait la session du corps législatif terminée
; les orateurs du gouvernement ont porté la parole
à la dernière séance ; M. le comte Regnault-de-Saint-Jeand'Angely
a tracé un tableau éloquent et animé des travaux
uțiles et multipliés qui ont occupé cette longue et importante
session . S. M. a daigné élever plusieurs membresde
ce corps à ladignité de baron , et en a décoré vingt-six de
la croixde la Légion d'honneur.
PARIS .
LL. MM. sont parties de Compiègne le 27 au matin.
LL. Exc. le ministre secrétaire-d'Etat et celui des relations
extérieures accompagnent l'Empereur. Le ministre
de la marine , celui de l'intérieur , et M. Malouet , ancien
(
préfet maritime d'Anvers , ont reçu ordre de se rendre
dans cette ville .
- L'empereur d'Autriche a reçu de celui des Français
582 MERCURE DE FRANCE ,
sept cordons de la Légion d'honneur : il en a accepté un ,
en a donné un autre à l'archiduc Charles . La destination
des cinq autres est encore inconnue. Il a permis de porter
cet ordre à MM. de Metternich et de Schazenberg qui l'ont
reçu à Paris .
-Le prince de Lichtenstein est du nombre des grands
seigneurs autrichiens arrivés à Paris .
-Le généralBaraguay-d'Hilliers a quitté le commandement
du Tyrol méridional , dont la cession au royaume
d'Italie donne à ce dernier une augmentation de population
de trois cent mille ames. On croit que cet officier
général , ainsi que le général Grenier , ont l'armée de
Naples pour nouvelle destination.
La direction de la librairie , confiée àM. le conseillerd'état
Portalis , est en pleine activité ; son organisation
paraît déterminée. La nomination des censeurs a été publiée
officiellement ; ils ont reçu le titre de censeurs impériaux
; on présume que leur nombre sera augmenté.
- Les journaux annoncent que 800 ouvriers sont déjà
occupés à la restauration de Versailles. Les travaux de
l'arc de triomphe vont être repris incessamment . ni
-Le roi de Naples a donné des gratifications aux acteurs
de l'opéra-comique qui ont joué à Compiègne. MmeGonthier
, entr'autres , a reçu mille écus. On a joné Maison à
vendre , Adolphe et Clara , le Prisonnier , Félix , le Roiet
le Fermier. Le nombre de choristes et de figurans nécessaires
n'a pas permis de jouer Cendrillon. La comédie
française a donné des représentations pendant les derniers
jours du voyage. :
Martin , qui a chanté à Compiègne , va reparaître à
Paris dans le rôle brillant et fait pour lui de Cimarosa. On
annonce deux débuts au même théâtre dans l'emploi des
jeunes rôles.
:
ANNONCES .
Mémoires de l'Académie Celtique, ou Mémoires d'Antiquités celtiques
, gauloises et françaises , publiés par l'Académie Celtique , et
dédiés à Sa Majesté l'Impératrice Joséphine .
No IIe du tomeV etde la deuxième souscription , XIVe de la collection
, avec deux planches , faisant les 23 et 24 .
Ces mémoires paraissent par cahiers d'environ 150 pages in-8° ,
AVRIL 1810. 583
ornés de gravures , formant par an , 4 vol. de 500pages chacun , terminés
par des tables des mémoires , des auteurs , des matières et des
étymologies.
Chaque souscription est de 12 cahiers , ou de 4 vol in-8° , et doit
commencer avec le premier ou le treizième cahier. Le prix de chacune
est de 25 fr . pour Paris , de 32 fr. franc de port par la poste,
jusqu'à la frontière. Le port se paie double pour les pays au-delà de
la frontière .
Ceux qui n'auront pas souscrit avant le 1er juin 1810 , pour la première
et la seconde collections de 12 numéros , ou de 4vol, chacune ,
payeront , passé ce terme , 30 fr . au lieu de 25 fr . , et 37 fr. au lieu do
32 fr. chaque collection.
On souscrit à Paris , chez Alexandre Johanneau , directeur du
bureau général d'abonnement , au Musée des Monumens français , rue
des Petits-Augustins ;et chez tous les libraires et directeurs des postes
de France et de l'étranger .- Il faut avoir soin d'affranchir les lettres
etle portde l'argent .
Les mémoires à insérer , les livres à annoncer , les lettres , et géné
ralement tout ce que l'on voudra faire parvenir à l'Académie celtique ,
devront être envoyés , francs de port , à M. Eloi Johanneau , secrétaire
perpétuel de l'Académie , au même Musée.
Morceaux choisis de Fénélon, ou Recueil de ce qu'il y a de meilleur
sur le rapport du style et de la morale. Un vol. in-12 orné d'une jolie
figure . Chez Bélin fils , libraire , quai des Augustins , nº 55.
Peu d'auteurs contiennent autant d'excellens passages que Fénélon ,
et comme il n'a composé ses écrits que dans l'intention de porter les
hommes à la vertu , toutes ses réflexions ont un caractère d'utilité qui
les rend aussi propres à former le coeur qu'à éclairerl'esprit.L'élégante
simplicité du style , eny ajoutant ce charme qui les fait lire avec tant
plaisir , en fait également des modèles que la jeunesse ne peut consulter
qu'avec fruit. Sous ce double rapport , Fouvrage que nous annonçons
doit être recherché des jeunes gens qui ont besoindebonnes legtures
etdes personnes qui en font leurs délices .
Fables d'Esope. Un vol . in- 18 , avec soixante-seize sujets gravés en
taille-douce , avec soin. Prix , br. , I fr. 50 c. , et 2 fr. franc de port.
Chez le même libraire .
La France sous ses rois ; essai historique sur les causes qui ontpréparé
et consommé la chute des trois premières dynasties ; par A. Η.
Dampmartin. Cinq vol . in-8°. Prix , 30 fr . , et 38 fr . franc de port.A
Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres-Saint-
:
584 MERCURE DE FRANCE ,
Germain-l'Auxerrois , nº 17 ; et à Lyon , chez Mme J. Buynand ,
néeBruyset , libraire. :
Choix des Poésies du marquis de Pezai , Saint-Péravi et la Condamine,
précédé d'une notice historique sur chacun de ces auteurs. Un
vol. in-18. Prix, 1 fr . 80 c. , et 2 fr. 25 c. franc de port. Chez Capelle
et Renand , libraires -commissionnaires , rue J.-J. Roussseau , nº 6.
* Il est des hommes qui , jaloux des suffrages de l'avenir , impatiens
d'arracher leur nom à l'oubli des tems , se livrent au travail avec une
ardeur infatigable , cherchent à se distinguer dans tous les genres ,
aspirent à tous les succès . Telle a été la noble ambition de M. de
Pezai : tour-à-tour grand militaire , poëte charmant, historien élégant
et fidèle , il a paré son front d'une triple couronne. Sa Rosière de
Salenci, son charmant poëme de Zélis au bain; Alcibiade à Glycère ;
l'épître d'Ovide à Julie; l'épître àla maîtressequej'aurai; celle adressée
à Colardeau ; à mon ami ; àDorat, à Eglé, sur les injures ;la lettre de
Vénus à Paris , après le jugement de la pomme ; l'Homme sensible
dans la Capitale, et une foule d'autres jolies pièces , sont des titres à
l'immortalité.
Avecmoins de titres à la gloire , Saint-Péravi , qui se montre tourà-
tour dans ses ouvrages homme instruit , philosophe aimable , poëte
gracieux , économiste sage et politique habile , a droit à la célébrité :
lacharmante idylle de Philène et Laure; les épîtres au chevalier de
Bertin , à Léonard, et sur-tout celle sur la Consomption , les Stances
sur la vie , sur une infidélité; la Parodie de la romance de Lucrèce ,
quantité d'odes anacreontiques , et de jolis couplets sauveront de l'oubli
le nom de leur auteur.
La Condamine , de l'académie française , composé son modeste
bagage de peu d'épîtres , d'odes et de stances, mais de contes charmans
dignes de figurer, nous dirons presque à côté de quelques- uns de Piron
Lou de Grécourt.
1
Choix des Poésies de Barthe, de Masson ( de Morvilliers ) , et de
Carbon de Flins , avec des notices historiques sur ces trois auteurs.
Un vol. in-18. Prix, I fr. 80 c. , et 2 fr . 25 c. franc de port.- Papier
vélin, cartonné par Bradel , 4 fr .; le port aux frais des acquéreurs.
Chez Capelle et Renand , libraires-commissionnaires , rue J.-J.
Rousseau , nº 6.
Les trois poëtes dont MM. Capelle et Renand viennent de recueillir
lespoésies fugitives , ont laissé d'heureux souvenirs dans la république
des lettres . On relit toujours avec plaisir l'Epitre à un amant trahi ,
celle à mon médecin , celle sur l'amitié des femmes, celle sur l'enjoue,
ment, celle sur le cou, la lettre de l'abbé de Rance et divers fragmens
tirés
AVRIL 1810 . 585
tirés du poëme de l'Art d'aimer , par Barthe. Qui n'aime à se rappeler
l'Epitre à une femme de quarante ans , celle adressée à une jeune
veuve , quelques odes anacreontiques , et une foule de jolis contes ,
par M. Masson ( de Morvilliers ) ? On ne rencontre pas avec moins
satisfactiondans ce volume l'Amour au Parnasse , le chant d'une joine
fille d'Ecosse , traduit d'Ossian , et plusieurs épîtres , élégies et madri
gaux que M. Carbon de Flins avait placés successivement dans divers
recueils périodiques , et que depuis long-tems on désirait de vaig rassemblés.
On remarque sur-tout dans ce volume plusieurs fragmens
dupoëme d'Ismaël , auquel une mort trop prompte n'a pas permis à
M. Carbon de Flins de porter la dernière main.
Choix des Poésies de Barthe , de Masson ( de Morvilliers ) , et de
Carbon de Flins , avec des notices historiques sur ces trois auteurs .
Unvol . in- 18. Prix , I fr . 80 cent. , et 2 fr. 25 cent. franc de port .
Papier vélin , cartonné par Bradel , 4 fr . Le port aux frais des acquéreurs
. Chez Capelle et Renand, libraires-commissionnaires , rue J. J.
Rousseau , nº 6 .
Les trois poëtes dont MM. Capelle et Renand viennent de recueillir
les poésies fugitives , ont laissé d'heureux souvenirs dans la république
des lettres. On relit toujours avec plaisir l'Epître à un amant trahi ,
celle àmon médecin , celle sur l'amitié des femmes , celle sur l'enjouement,
celle sur le cou , la lettre de l'abbé de Rancé et divers fragmens
tirés du poème de l'art d'aimer , par Barthe . Qui n'aime à se
rappeler l'Epitre à une femme de quarante ans , celle adressée à une
jeune veuve, quelques odes anacreontiques , et une foule de jolis contes ,
par M. Masson ( de Morvilliers )? On ne rencontre pas avec moins
de satisfaction dans ce volume l'Amour au Parnasse , le chant d'une
jeune fille d'Ecosse , traduit d'Ossian , et plusieurs épîtres , élégies et
madrigaux que M. Carbon de Flins avait placés successivement dans
divers recueils périodiques , et que depuis long-tems on désirait de voir
*rassemblés . On remarque sur-tout dans ce volume plusieurs fragmens
du poëme d'Ismaël , auquel une mort trop prompte n'a pas permis à
M. Carbon de Flins de porter la dernière main.
1.
La Grotte de Westbury , ou Mathilde et Valcourt , roman traduit
de l'anglais , par Mme Cereuville , traducteur de Baron de Fleming ,
Walter de Montbarey. Deux vol . in-12. Prix , 4 fr . , et 5 fr. 25 c.
'franc de port. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 12 ; et
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Remarques sur les âges d'or , d'argent , d'airain , defer , des anciens
poëtes , précédées de recherches sur la découverte et l'invention des
Pp
586 MERCURE DE FRANCE ,
métaux; par Géraud Graulhié . Un vol . in-89. Prix , 1 fr . 80 c. , et
2 fr. 20 c. franc de port. Chez G. Dufour et comp. , libraires , rue des
Mathurins-Saint-Jacques , nº 7.
De la musique dans les Eglises , considérée dans ses rapports avec
Pobjet des cérémonies religieuses , par M. G. M. Raymond, directeur
du collège de Chambéri , conservateur du Musée de la ville , professeur
, membre de plusieurs sociétés savantes et littéraires . Mémoire
inséré dans le Magasin Encyclopédique du mois d'août 1809. Prix , 60
cent. , et 75 cent. franc de port . A Chambéri , chez Puthod , libraire ,
rue Saint-Dominique.
Voyages de Kang-hi , ou Nouvelles lettres Chinoises ; par M. de
Levis . Deux vol. in-12 , avec des tableaux . Prix , 5 fr . , et 6 fr . 50 c .
franc de port. Chez Pierre Didot l'aîné , rue du Pont- de-Lodi , nº 6 ;
Renouard , rue Saint-André-des -Arcs , no 55 ; C. Barrois , place du
Carrousel ; et Petit , Palais-Royal , galeries de bois .
On trouve aux mêmes adresses la troisième édition , format in-18 ,
Des Maximes , du même auteur .
Tableau littéraire du dix-huitième siècle , ou Essai sur les grands
écrivains de ce siècle , et les progrès de l'esprit humain en France ,
suivi de l'Eloge de La Bruyère ; ouvrages qui ont remporté les prix
d'Eloquence décernés par la Classe de la langue et de la littérature
françaises de l'Institut , dans sa séance du 4 avril 1810 ; avec des
notes et des dissertations ; par Marie J. J. Victorin Fabre. Un vol.
in-8° . Prix , 5 fr . , et 6 fr . francs de port. - Chez Michaud frères ,
rue des Bons-Enfans , nº 34 ; et chez Delaunay , libraire au Palais-
Royal.
On trouve , chez les mêmes libraires , les ouvrages suivans du
même auteur :
1º. Opuscules en vers et en prose , contenant unDiscours en vers
sur l'indépendance de l'homme de lettres ; un Essai sur l'amour et sur
son influence morale , etc. etc. Brochure in-8° . Prix , 1 fr . 80 c. , et
2 fr . 15 c . franc de port.
2° . Discours en vers sur les voyages , couronné par l'Institut en
1807. In -80 . Prix , 60 c . , et 70 c. franc de port.
30. Eloge de Pierre Corneille , couronné par l'Institut en 1808.
Seconde édition , suivie de notes revues et augmentées . In-8°. Prix ,
2 fr . , et 2 fr . 40 c. franc de port .
4° . La mort de Henri quatre , poëme , couronné par l'Académie du
Gard en 1809 , suivi de notes historiques . Brochure in-8°. Prix ,
1 fr. 25 c. , et 1 fr. 50 c. franc de port.
AVRIL 1810 . 587
CiceroneParisien , ou l'Indicateur , en faveur des Habitans , et de
ceux qui fréquentent la capitale , soit pour leurs affaires , soit pour
leurs plaisirs . Par N. A. G. D. B. Seconde édition , mise dans un nouvel
ordre , par A. C. Un vol . in-18 . Prix , a fr . , et 2 fr. 75 centimes
franc de port. Un plande Paris , avec les embellissemens qui s'opèrent
en cemoment, ou qui sontordonnés , joint à l'ouvrage , 3 fr. , et 3 fr .
25 cent. franc de port. Au Grand Buffon , librairie de A. G. Debray,
rue Saint-Honoré , barrière des Sergens , vis-à-vis la rue du Coq ,
n° 168 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Manuel de Santé et d'Economie domestique , ou Exposé des découvertes
nouvelles , telles que sont les moyens de prévenir les effets du
méphitisme , de désinfecter l'air, de purifier les eaux corrompues , de
revivifier une partie des alimens , etc. , etc. Par Auguste, Caron.
Seconde édition . Un vol . in-12. Prix , 2 fr. 50 cent. , et 3 fr. 25 cent.
franc de port. Chez les mêmes libraires .
Contes en vers, de Félix Nogaret , auteur de l'Aristenète Français .
Cinquième édition , revue , corrigée , et considérablement augmentée .
Deux vol . in-18. Prix , 4 fr . , et 5 fr. franc de port. Chez les mêmes
libraires .
Discours sur la Guerre considérée dans ses rapports avec la civilisation
, et dans les relations qui existent entre la France et l'Espagne ;
prononcé après le chant du Te Deum , ordonné par S. M. I. et R. ,
pour les victoires remportées par ses troupes en Espagne , ainsi que
leur entrée dans la ville de Madrid ; par M. Pierre Dejoux . président
du Consistoire de la Loire- Inférieure et de la Vendée , membre de
plusieurs Sociétés savantes et de l'académie celtique séante à Paris .
In-8°. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr. 75 c. franc de port. Chez C. Bretin,
libraire , à la Librairie protestante , rue St. - Thomas du Louvre ,
no 30.
2、
Second discours sur la guerre , ou Te Deum d'Enzersdorf et de
Wagram , prononcé le 30 de Juillet , dans le temple de l'Eglise réformée
, consistoriale , de Nantes ; par le même . In-8° , surbeau
papier. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr. 65 c. franc de port. Chez le même.
Essai sur l'Emploi du tems , ou Méthode pour bien ordonner l'emploi
de tous ses instans , premier moyen d'être heureux ; par Marc
Antoine Jullien , membre de la légion-d'honneur et de plusieurs
sociétés savantes . Seconde édition . Un vol. in-8º de 350 pages . Prix
5 fr . , et 6 fr . 25 c . franc de port. Chez Firmin Didot , imprimeurlibraire
, rue Thionville , nº 10 .
On trouve , chez le même libraire , l'Essai général d'Education
,
588 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1810 .
1
physique, morale et intellectuelle, suivi d'un plan d'éducation pratique
pour l'enfance , l'adolescence et la jeunesse . Par le même auteur. Un
vol. in-4º, avec tableau. Prix , broché , 13 fr . 50 c . , et 15 fr . 50 c.
franc de port.
Histoire de France pendant le dix-huitième siècle , par Charles
Lacretelle , professeur d'histoire à l'Université impériale ; tomes I ,
II , III. Seconde édition , revue par l'Auteur. Trois vol. in-8º de plus
de 1200 pages , imprimé sur papier carré fin d'Auvergne. Prix ,
15 fr . brochés , et 18 fr. 75 c. franc de port. Le tome IV paraitra en
mai prochain , et le Ve et dernier suivra de près . Chez F. Buisson ,
libraire , rue Gilles -Coeur , no 10 .
Vocabulaire portatif d'Agriculture , d'économie rurale et domestique
, demédecine de l'homme et des animaux , de botanique , de chimie,
de chasse , de pêche , et des autres sciences ou arts qui ont rapport
à la culture des terres et à l'économie ; dans lequel se trouve l'explicationclaire
et précise de tous les termes qui ne sont pas d'un
usage ordinaire , et qui sont employés dans les livres modernes d'agriculture
et dans d'autres livres . Ouvrage utile aux cultivateurs , aux
habitans de la campagne , et à tous ceux qui n'ont pas fait une étude
particulière des sciences et arts . Par MM. Sonnini , Veillard et Chevalier
, collaborateurs du Nouveau Cours complet ou Dictionnaire universel
d'agriculture pratique de l'abbé Rozier . Un vol. in-8º imprimé
sur caractères de petit-romain, très -grand format. Prix , broché
6 fr. , et 7 fr . 50 c. franc de port. Chez le même.
,
Des Melons et de leurs variétés , considérés dans leur histoire , leur
physiologie , leur culture naturelle et artificielle , leurs divers usages
, etc. etc .; par M. Louis Dubois , bibliothécaire- conservateur des
dépôts littéraires et scientifiques de la ville d'Alençon ; rédacteur du
Journal de l'Orne ; membre de plusieurs Académies de Paris , et de
plusieurs Sociétés savantes et agronomiques des départemens ; l'un
des auteurs du Cours complet d'Agriculture , en 6 vol. in-8º, etc. eto.
In-12. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr . 80 c. franc de port. Chez D. Colas,
imprimeur-libraire , rue du Vieux-Colombier , nº 26 ; et chez Lenormant
, libraire , rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois . (1810 .) -
GRAVURES .- Portrait de Marie- Louise , archiduchesse d'Autriche,
Impératrice des Français et reine d'Italie . Estampe de sept pouces de
haut sur cinq de large. Prix , en noir , I fr. 20 c. , en couleur , 2 ft.
40 c. Chez Janet, graveur , rue du Pont-de- Lodi , nº 1 ; et chez Marținet
, libraire , rue du Coq-Saint-Honoré.
Ce portrait est dans un médaillon , tenu par l'aigle impérial , au
milieu d'une Gloire,
TABLE ...
DU TOME QUARANTE - UNIÈME.
m
:
POESIE .
Aun amant ; par Mme Dufresnoy. Page3
Prologue du retour d'un Croisé.
L'Amour prisonnier.-Pastorale ; par M. Aug. de Labouïsse
Le Corbeau et le Sansonnet. - Fable ; par M. Ginguené.
Strophes traduites de l'Epithalame de Manlius et de Junie ; par
M. Denesle .
Traduction de Martial ; par M. de Kérivalant .
Morceau détaché d'un poëme sur les Arts ; par M. Parseval.
Le Laurier et la Rose.
5
65
70
129
134
193
197
Les Adieux de Vienne à l'Impératrice Marie-Louise ; par M.
Tissot. 257
A S. M. l'Empereur sur son mariage ; par M. Kérivalant. 260
Denuptiis Napoleonis magni ; par M. Louis Verdure . 260
Le tombeau du Rossignol.-Elégie ; par M. Manuel. ibid.
Napoléon-le-Grand.- Ode ; par M. Esménard. T 329
Epithalame pour le mariage de S. M. Napoléon-le-Grand ; par
Mme Dufresnoy. 334
Impromptu fait pendant les réjouissances du 2 avril 1810 ; par
M. de Labouïsse . 337
Ode à l'Hymen ; par M. Le Mercier. 393
Le choix d'Alcide ; par M. Etienne. 397
Cantate pour le concert public exécuté aux Tuileries le 2 avril ;
par M. Arnault. 457
La Vision du Vieillard dans la nuit du 12 décembre 1791. -
Stances ; par M. E. Aignan. 459
Stances sur le mariage de S. M.; par M. de Rougemont. 461
Vers adressés à LL. MM. II. le jour de leur mariage ; par M.
Amalric,
Σ
462a
590
TABLE DES MATIÈRES .
Ode à Napoléon-le-Grand ; par M. Delrieu .
L'Aigle et la Colombe.-Dialogue sur le mariage de S. M. I.
521
et R.; par M. L. G. C. 525
Enigmes ,
Logogriphes.
Charades.
8,72 , 134 , 197 , 262 , 337 , 399,463,527
8,72 , 135 , 197 , 262 , 338,399,463,527
9,73,136 , 198 , 262 , 338 , 400 , 465 , 528
SCIENCES ET ARTS .
Sur quelques applications des Sciences aux Arts ; par M. Frédéric
Cuvier . 10
Précis de laGéographie universelle ; par M. Malte-Brun. (Extrait.
) 74
A
Plantes de la France , décrites par M. Jaume Saint-Hilaire .
(Extrait . )
80
Nouveau Cours complet d'Agriculture. (Extrait .) 137
Sur la composition chimique des substances végétales ; par
M. Biot . 199
L'Art de multiplier les Grains ; par M. François de Neufchâteau.
(Extrait. ) 263
Nouveau Bulletin des Sciences ; par la Société philomathique.
(Extrait) 339
Atlas élémentaire. ( Extrait. ) 466
Notice historique sur M. Cavendish ; par M. Biot. 529
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
Vie de Michel-Ange Buonarotti ; par Rich. Duppa. ( Extrait. )
.19,83
Les Martyrs ; par M. de Châteaubriand. ( Extrait. ) 32
La Maison des Champs , poëme par M. Campenon . 43
Tableau littéraire de la France au dix - huitième siècle ; par Eusèbe
Salverte. ( Extrait ) 97
L'Art de dîner en ville; poëme . ( Extrait. ) 107
Madame de Maintenon , peinte par elle-même . ( Extrait. ) 141
Histoire ancienne de la Prusse; par Aug. Kotzebue. ( Extrait . )
150,351 , 489
Littérature allemande .-Anecdotes sur Frédéric-le-Grand. 159
TABLE DES MATIÈRES.
591
Les deux Visites , les deux Pasteurs et les deux Nuits; par Mme
Isabelle de Montolieu . 164 , 226 , 291 , 361 , 418
De l'Esprit des Religions ; par Alex. Dumesnil. ( Extrait. ) 206
Almanach des Muses pour 1810. ( Extrait . ) 216
Maximes et Réflexions ; par M. de Levis . ( Extrait . ) 250 , 401
Essai historique sur la puissance temporelle des Papes. (Extrait. )
279,479
Sur deux traductions nouvelles en vers latins ; par M. Petit- 1
Radel. 343
OEuvres de Venance . ( Extrait. ) 412
Des divers systèmes d'économie ; par M. Ganilh . ( Extrait. ) 473
OEuvres dramatiques et littéraires ; par M. de Sales. ( Notice. )
Gênes sauvée ; par C. M. Morin . ( Extrait . )
488
535
Elégies et Poésies diverses ; par Mme Victoire Babois . (Extrait .) 543
Sur quelques ouvrages nouveaux ; par M. Thurot. 546
Littérature étrangère . Les Affinités électives , roman de M.
Goethe. ( Extrait . ) 553
1
Chronique de Paris .
VARIÉTÉS.
113,237,369,563
SPECTACLES . -Académie impériale de Musique. - Lamort
d'Abel .
497
Théâtre Français . - Brunehaut. 48
Opéra- Comique. - Cendrillon . 55
M. Desbosquets . 118
Théâtre de l'Impératrice. - Le retour d'un Croisé . 242
Les Indiens 310
Encore une partie de Chasse. 5or
Opéra Buffa . 569
Théâtre du Vaudeville . - Le Cachemire . 177
La Robe et les Bottes . 242
Le Congé ou la Veille des Noces . 243
Le Meunier et le Chansonnier . 376
La Vieillesse de Piron . 501
Théâtre des Variétés . Une Soirée de Carnaval. 178
Les Réjouissances autrichiennes .
312
Théâtre de la Gaieté.-La Main de Fer. 502
Conservatoire de Musique. 179,503
BOBL UNIV
GENT
592 TABLE DES MATIÈRES .
SOCIÉTÉS LITTÉRAIRES. Institut de France .
Société des sciences et arts de Mâcon.
Lettres aux Rédacteurs.
POLITIQUE.
371
570
182, 379, 504
Evénemens historiques. 57 , 119, 184,245,314,382, 445. , 508, 573
Paris. 189 , 255 , 322 , 389 , 445 , 509 , 581
ANNONCES.
Livres nouveaux. 63 , 191 , 256, 324 , 389 , 455 , 519,582
٤٠
Fin de la Table du tome quarante-unième.
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