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1809, 09-10, t. 38, n. 424-432 (2, 9, 16, 23, 30 septembre, 7, 14, 21, 28 octobre)
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MERCURE
SEINE
DE
FRANCE ,
DEPT
DE.LA
en
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE
AM
TOME TRENTE - HUITIÈME.
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
Chrz ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Haute
feuille , Nº 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson et
de celui de Mme Ve Desaint.
1809
TO NEW YORK
PUBLIC
LIBRARY
ASTOR, LENOX AND
TILDEN
FOUNDATIONS
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
MERCURE
1
DE FRANCE .
N ° CCCCXXIV . - Samedi 2 Septembre 1809 .
POÉSIE .
ÉPITRE A M. FRAMERY ,
SUR LA GRAMMAIRE.
Tu veux donc , Framery , que nouveau Despautère ,
Rimantde notre Langue un Code élémentaire ,
J'exerce en vain ma Muse à cacher sous des fleurs
Ces fâcheux rudimens , sources de tant de pleurs !
5. Eh! dans ce sol ingrat quelles fleurs pourraient naitre ?
Tout art a son jargon , difficile à connaître :
Celui de laGrammaire a sur-tout peu d'appas ,
Ses maitres sont nombreux et ne s'accordent pas ,
Si ce n'est qu'à l'envi ces Docteurs apocryphes
10. Pour promulguer leurs Lois forgent des Logogriphes.
Enprose même à peine on peut les énoncer ;
Comment les mettre en vers ? Et dois-tu m'y forcer
Toi, dont pour l'harmonie avecjustice on vante
Le sentiment exquis et l'oreille savante ?
15. Si je remplis tes voeux, tu plaindras ton erreur ,
Et ton sens musical frémira de terreur .
Je t'obéis pourtant. J'ai toujours de l'enfance
Contretous ses fléaux entrepris la défense .
Tu sais bien qu'autrefois un systême insensé
20. Pour la pousser à bout inventa l'A BC.
De ce vieil Alphabet j'ai montré le délire (1 ) :
(1) Voyez la Méthode de Lecture , publiée par l'auteur , lorsqu'il
était Ministre del'intérieur. ( In-8º chez Didot l'ainé, an VII. )
A2
4 MERCURE DE FRANCE;
Etdésormais sans peine on peut apprendre à lire (2).
La Grammaire offre encore à cet âge léger
Un fardeau trop pesant que l'on peut alléger.
25. Hélas ! je me souviens des angoisses amères
Que me causaient jadis deux funestes Grammaires .
On me faisait chercher dans Bistac , dans Restaut (3)
Ce que sans leur fatras j'aurais su bien plutôt.
Dieux! quel affreux tourment ! N'y pouvant rien comprendre ,
30. Par coeur , en enrageant , forcé de les apprendre ,
J'en avais la cervelle et l'esprit tout perclus .
De l'ennuyeux Restaut quoiqu'on ne parle plus ,
Par la grammaire encor toute étude commence ,
Et l'on donne à cet art une étendue immense ;
35. Mais de si grands efforts sont-ils donc bien placés?
Tous les mots existaient avant d'être classés .
L'esprit humain d'abord en tout sens s'industrie ;
Il trouve la pratique avant la théorie ;
Celle-ci vient ensuite et démontre en effet
40. Que ce qu'on devait faire est tout ce qu'on a fait.
Pourquoi donc renverser l'ordre de la nature ,
Étmettre des enfans l'esprit à la torture ?
La Grammaire suppose un cerveau très-profond
Et qui de la logique a pénétré le fond .
45. Consultez Dumarsais , et Domergue , et Beauzée ›
Voyez par Condillac la langue analysée !
Que de raisonnemens déliés et subtils
Dont on veut qu'un enfant débrouille tous les fils !.
Faitės plus , avant tout , s'il faut que l'on s'engage
50. Au labyrinthe obscur des sources du langage ,
Prenez donc Aristote , et , son livre à la main ,
Dans ces vastes détours frayez -vous un chemin.
Ladoctrine des mots fut par lui définie ;
Ce fut un des efforts de ce puissant génie ,
55. Des lettres et des arts premier législateur :
(2) Les vues de l'auteur ont été réalisées , depuis cet ouvrage , par
plusieurs instituteurs habiles , et sur-tout par M. Pain, ancien imprimeur
, à Paris .
(3) Le Rudiment latin de Bistac , et la Grammaire française de
Restaut, ouvrages qui avaient de la vogue il y a cinquante ans .
:
(
SEPTEMBRE 1809. 5
Mais peut- on d'un enfant vouloir faire un docteur ?
Samère et sa nourrice , objets de ses caresses ,
Sont dans l'art de parler ses premières maîtresses .
Il peut même en jouant dans ces premiers propos ,
60. Apprendre à distinguer les lettres et les mots .
Les lettres fontles mots; les mots forment les phrases ;
Etle discours entier repose sur ces bases .
L'usage apprend le reste , et l'usage a voulu
Régner sur le langage en monarque absolu .
65. Unemétaphysique à l'usage contraire
Aspire à détrôner ce despote arbitraire ;
Mais le tyrantient bon et dans l'art de parler
Lui seuldonne des lois qu'on n'ose violer .
Al'usage , il faut joindre un bon choix de leetures ,
70. De tout esprit bien fait solides nourritures ;
Du barreau de Paris suivre les orateurs ;
Du théatre français entendre les acteurs ,
Et sur-tout fréquenter la bonne compagnie .
Bientôt de notre langue on connaît le génie.
75. Ce langage brillant , toujours clair , toujours pur ,
Ne souffre riende louche et n'admet rien d'obscur .
Le discours nettement doit peindre la pensée ;
Cetterègle chez nous ne peut- être blessée.
Notre languetimide et marchant pas à pas ,
80. De l'ordre naturel emprunte le compas .
Si l'on ne doit parler que pour se faire entendre ,
Acette palme au moins c'est à nous de prétendre ;
Point de tours ambigus , forcés , embarrassans !
Français ! votre Grammaire est celle du bon sens .
85.
Mais il ne suffit pas de nos langues vivantes .
Ondoit s'initier dans les langues savantes ,
Et même , sans vouloir devenir un Varron ,
Il faut voir face à face Homère et Cicéron,
Lesclassiques fameux méritent cet hommage .
90. Dans les traductions chercher leur faible image ,
C'est juger sur parole , et voir par d'autres yeux
Ce que , vu par les siens , chacun jugerait mieux :
De cesgrands monumens l'étude est nécessaire ;
La Grammaire y prépare. Oui , mais quelle Grammaire?
95. Quel fantôme à sa place a régné trop long-tems ?
6 MERCURE DE FRANCE ,
Sur les bancs de l'École on pålissait vingt ans ,
Pour ignorer sa langue et savoir mal les autres .
Erreurs de nos aïeux , ne soyez plus les nôtres !
Il estunnoeud commun qui , dans tout l'Univers ,
100. Rapproche des humains les langages divers .
Unnombre assez petit de lois fondamentales
Sert de fil conducteur à travers ces dédales .....
Mais pourrai-je exprimer , de l'aveu d'Apollon ,
Ces détails si nouveaux pour le sacré vallon ?
105. Suivrai-je , Framery , cette étrange carrière ?
Allons , je ne veux pas regarder en arrière :
La Muse quelquefois à l'audace applaudit :
Disons donc ce qu'en vers on n'a pas encor dit.
D'un grand nombre de mots toute langue est formée.
110. Tous ces mots pris en bloc figurent une armée
Qu'en désordre jamais on ne peut diriger ;
La tactique en bataille a soin de la ranger.
L'armée , en se formant , couvre une vaste plaine .
Allez de rang en rang ! vous discernez sans peine
115. Les chefs et les soldats , les hommes , les coursiers ,
Et les simples goujats , et les grands officiers .
Chaque grade à son poste , et chacun dans sa bande
Doit répondre à l'appel de celui qui commande.
Par la Grammaire ainsi les mots disciplinés
120. Manoeuvrent dans les rangs qui leur sont assignés .
Dénombre-moi , Clio , cette docte milice ,
Entre neuflégions partageant sa police (4) !
1
Les NOMS ,parmi les mots , tiennent les premiers rangs ,
Et l'article nous peint leurs sexes différens .
125. En habit d'homme on voit une immense cohorte ;
Mais en robe de femme une autre est aussi forte :
D'autres , chez les Latins , ont un manteau douteux ;
Qui n'est ni l'un , ni l'autre , et tient de tous les deux,
Désigner les objets est leur emploi suprême.
130. Tantôt le nom remplit ce devoir par lui-même ;
(4) Quelques traits de cette Épitre sont imités d'un poëme latin sur
l'Origine de la parole , par feu M. Chivot , professeur de l'ancien collége
deMontaigu.
SEPTEMBRE 1809 . ウ
" Il délègue tantôt toutes ses fonctions
Ases ambassadeurs , appelés les PRONOMS.
Des brillans ADJECTIFS les troupes bigarrées
Du nom prennent le sexe et portent les livrées ,
135. Fidèles écuyers , l'oeil sur leur général ,
Etde l'accompagner attendant le signal.
Voilà les qualités , les genres , les substances ;
Mais entr'elles s'il faut lier leurs circonstances ,
Le VERBE vient juger' ; le verbe vient agir ,
140. Souffrir , exécuter , et dépendre , ou régir .
Il embrasse à la fois dans sa riche structure
L'existence passée , ou présente , ou future ;
Le verbe être s'applique à tous les cas donnés
Etde ce verbe seul tous les autres sont nés .
145. Les ADVERBES , toujours gardant leur caractère ,
Forment autour du verbe une troupe légère ,
Qui le suit au besoin et l'escorte en tout lieu ,
Pour augmenter sa force , ou modérer son feu .
Je vois à ses côtés , non pas sans quelque trouble ,
150. Paraitre un mot métis et dont la forme est double.
On n'a pas constaté par titres bien suivis
Si des verbes il est ou le père , ou le fils .
Sa physionomie , et l'éclat dontil brille
Avec les adjectifs offre un air de famille;
155. Tenant au verbe aussi par un autre côté,
Du nom de PARTICIPE on l'a fortbiendoté.
Un soldatplus léger de tous côtés voltige ,
Placé devant les mots, les conduit , les mitige ;
La PRÉPOSITION fait ce rôle important ,
160. Tient lieu des cas latins et sert à chaque instant.
:
Deuxde cesmots si courts (5) , par un docte artifice ,
Du langage français soutiennent, l'édifice ;
Signes clairs et certains , qui montrent sans écart
Lebut auquel on tend , et le point d'où l'on part.
165. O toi , de la nature expression naïve ,
(5) Les prépositions A et DE , qui , suivant d'Olivet , soutiennent
tout l'édifice de notre langue.
MERCURE DE FRANCE ,
Dans un corps si petit tu n'en es pas moins vive ,
Brusque INTERJECTION , qu'un premier mouvement
Presque toujours arrache involontairement !
Dans la douleur soudain ton accent se déploie ,
$70 . Frémit dans la colère , éclate dans la joie,
Enfin , chaque escadron à son poste est rendu ,
Les rangs sont assignés ; mais tout est confondu ,
Si , faute de concert , on peut rompre l'ensemble ,
Et si chaque soldat s'égare où bon lui semble.
175. C'est la cCONJONCTION dont les heureux accords
1
De tous ces corps armés ne forment qu'un seul corps.
Elle comble l'espace , elle remplit les vides
Rend tous les mouvemens uniformes , rapides ,
Et ces neuf légions sous un même drapeau
180. Vont offrir , en marchant , le coup-d'oeil le plus beau.
L'assemblage des mots doit lier les idées ;
Ils affectent entr'eux des places décidées ,
Et suivent constamment un ordre , dont la loi
Peut doubler leur valeur par l'art de leur emploi.
185. Cet ordre est différent dans les langues diverses ,
La nôtre est régulière et d'autres sont inverses .
La syntaxe combine avec de grands apprêts
De cet arrangement les mystères secrets..
Et c'est ici sur- tout que nos régens bizarres
نار
L
T
U
190. Asservissaient l'enfance à des règles barbares .
Le tems qu'elle y perdait fut un impôt pour eux.
Pour toi , Wandelaincourt (6) , tu fus plus généreux ,
Et dans l'art d'enseigner ta longue expérience
De la syntaxe abstraite abrégea la science.
195. Tu distingues d'abord avec simplicité
/
(6) M. Hubert Wandelaincourt, ancien principal de collége , auteur
d'un Cours d'Education et sur-tout d'une Méthode latine , où l'on réduit
à sept questions toutes les règles nécessaires pour apprendre promptement
les vrais principes de çette langue . AParis , chez Ancelle , ru
de la Harpe , nº 44.
, rue
Cette méthode abrège de plus de la moitié le tems des études du
latin, en même tems que les élèves apprennent cette langue dans les
livres mêmes où on leur enseigne les sciences.
SEPTEMBRE 1809 . 9
Des propositions le nombre limité ;
Sans rechercher des mots empruntés du grimoire ,
Onpeut du principal discerner l'accessoire ,
Reconnaître les sens complets ou suspendus ,
200. Et les termes formels , ou les sous-entendus .
Sur chaque phrase ensuite une méthode claire
Fixe sept questions que l'enfant doit se faire .
Le SUJET de la phrase est rendu par un nom.
Un verbe , du sujet exprime L'ACTION .
205. Le verbe a son régime , et le sens qu'il renferme
Doit de cette action manifester le TERME .
Par d'autres mots sont peints ces attributs constans ,
La QUALITÉ , le LIEU , la MANIÈRE et le TEMS .
Avec ces sept flambeaux , le discours s'illumine ;
210. La raison de l'élève , à leur clarté , chemine ,
S'interroge elle-même , avance en s'éclairant ,
S'étonne des progrès qu'elle fait en courant ,
Et peut voir , en vingt mois d'études fortunées ,
Des auteurs qui jadis exigeaient dix années ,
215. Ces auteurs sont choisis . Leurs traits intéressans
Ne chargent point l'esprit de sons vides de sens .
En traduisant les mots , l'élève apprend les choses ;
Plus d'épine , et le fruit est caché sous les roses .
Je le sais , je l'ai vu (7) . Quarante ans de succès
T
220. Ont de ce mode heureux couronné les essais .
Sage Wandelaincourt , ah ! si tous les bons pères
Connaissaient ta méthode et ses effets prospères ,
Sans doute ils voudraient tous à leurs chers nourrissons
Rendre l'étude aimable en suivant tes leçons .
225. Tu n'as point de prôneurs , n'ayant point eu d'intrigue ;
Mais je brave l'envie et méprise la brigue ;
Et simon faible accent pouvait être entendu ,
On te rendrait enfin l'hommage qui t'est dû .
(7) L'auteur , en parcourant la sénatorerie de Dijon , a été frappé
des progrès étonnans que la méthode de M. Wandelaincourt a fait .
faire aux pensionnaires de M. Pacaud, instituteur àArnay-le-Duc .
Cette méthode adımirable , et trop peu répandue , est aussi suivie à
Paris , dans une pension tenue par M. Collin d'Ambly , rue de
Picpus , nº 8 .
10 MERCURE DE FRANCE ,
On saurait qu'avant toi , la foule studieuse
230. Trouvait avec raison la Grammaire odieuse ;
Qu'elle a pu , grâce à toi , docte Vandelaincourt ,
Arriver au savoir par un chemin plus court.
Des énigmes du Sphinx l'enfance délivrée
Ne court plus le danger d'en être dévorée ,
235. Le seul maillot du corps par Rousseau fut proscrit ;
Mais par toi fut brisé le maillot de l'esprit.
Pour la jeunesse enfin ma muse te rend grâces ,
Et je proclame en toi le bienfaiteur des classes .
C'est ainsi , Framery , que par toi provoqué ,
240. Malgré les inaux aigus dont je suis attaqué ,
J'essayais de charmer la goutte et l'insomnie
En tirant quelques sons du luth de Polymnie
Sur un sujet nouveau qui semblait à jamais
Défier les efforts de tout rimeur français .
245. Il est bien mal-aisé , sur un ton didactique
D'unir la poésie et la dialectique .
On conte qu'autrefois un pédant singulier , (8)
Voulant que sa doctrine eût un air cavalier,
Pour peindre la Grammaire , eut recours à la danse:
250. Les Verbes et les Mots figuraient en cadence ;
Prétérit et Futur , Supin et Gérondif ,
Sautaient d'un pas léger ou bien d'un pas tardif.
Des Verbes composés on distinguait le groupe
Aux Prépositions qu'ils portaient tous en croupe.
255. De ce ballet grotesque on a ri bien souvent ;
såta
59
Ai-je été plus discret , quoiqu'un peu moins savant?
Ferai-je enfin goûter au critique implacable
D'uneGrammaire en vers la tâche impraticable ?
Aux rêves d'un malade on doit tout pardonner :
260. Mais t'excusera-t-on d'avoir pu l'ordonner?
Je chantais ; cependant , de ses grottes profondes
Soudain l'Ister a vu dominer sur ses ondes
Ce grand NAPOLÉON , prodige de nos jours ,
Et que ses ennemis agrandissent toujours .
265. C'est lui seul que devrait célébrer le Parnasse ;
L
(8) Un jésuite fit danser ce ballet à Turin , devant la cour de
Savoie.
SEPTEMBRE 1809. : 11
Mais quelle muse, hélas ! pourrait suivre sa trace?
Dans son rapide essor , il réduit à la fois
L'Autriche à la raison et Pégase aux abois .
Ce grand nom que sans cesse il faut qu'elle répète ,
270. A de la Renommée épuisé la trompette ;
Mais si l'haleine manque à qui veut le chanter ,
Le chérir après tout , vaut mieux que le vanter .
Espérons son retour. La paix qu'il nous rapporte
Du temple de Janus va condamner la porte ,
275. Et partout des Français l'aigle prédominant
Sous son aile , en repos , tiendra le continent.
FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU.
ENIGME .
Je suis , ami lecteur , un canal fort étroit ;
Je prends toujours mes eaux en un certain endroit
Où personne avec moi ne s'avise de boire ,
Et qu'à bon droit je puis appeler l'onde noire .
Trois frères à la fois me guidant à leur gré ,
Dirigent tous mes pas dans un sens figuré ;
Je parcours avec eux ou plus ou moins d'espace ;
Toujours de mon passage on aperçoit la trace ;
Je mouille les sentiers où l'on me fait courir ,
Et tout mon exercice est d'aller et venir .
1
S ........
LOGOGRIPHE .
AIR : Du pas redoublé.
AVEC ma tête , avec mon coeur ,
Aux camps je fais tapage ;
Du soldat j'excite l'ardeur
Aumilieu du carnage .
Sans tête , sans coeur , les mortels
Redoutent ma puissance ,
Partout je trouve des autels ,
Etsur-tout dans la France .
A.... H......
12 MERCURE DE FRANCE ,
CHARADE .
On chante mon premier ,
On sème mon dernier ,
Et l'on craint mon entier .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Drapeau .
Celui du Logogriphe est Trève, dans lequel on trouve, rêve et
Eve.
Celui de la Charade est Havre-sac .
"
SEPTEMBRE 1809. 13
SCIENCES ET ARTS.
SUR QUELQUES EXPÉRIENCES PHYSIOLOGIQUES .
Dans le Mercure du 27 mai dernier ( N° 410 , article
VARIÉTÉS ) , nous avons dit quelques mots des expériences
que MM. Delille et Magendie venaient de faire , pour découvrir
quelle est sur l'économie animale l'action de l'extrait
de l'upas-tieuté , de la noix vomique , et de la fève de
Saint-Ignace . Il résulte , comme on l'a vu , de ces expé
riences , que , par quelque voie qu'on l'introduise , même
à très-petite dose , dans l'intérieur des animaux, cet extrait
porte uniquement son action sur la moelle épinière , et
produit dans les parties que cette moelle anime , des convulsions
violentes , qui s'arrêtent tout à coup , puis reprennent
avec une intensité effrayante , et , après quelques
alternatives de trouble et de repos , se terminent par la
mort. C'est avec l'extrait de l'upas-tieuté que les sauvages
de Bornéo et de Java empoisonnent l'extrémité de leurs
flèches ; d'où il suit que ceux d'entr'eux qui sont blessés à
la guerre , meurent dans d'horribles convulsions . Voilà ce
que démontrent les expériences de M. Magendie ; car les
animaux sur lesquels elles ont été faites , sont tellement
rapprochés de l'homme par leur organisation , que ce qui
est vrai d'eux l'est nécessairement de lui .
Si l'on demandait de quelle utilité sont ces expériences ,
nous pourrions répondre comme Fontenelle l'a fait dans la
préface de ses Eloges , que l'observation la plus stérile en
apparence , mène souvent à de grands résultats ; de sorte
que jamais, dans aucune science , un fait n'est indifférent,
pourvu qu'il soit bien constaté. Supposé donc que celui
que nous rappelons aujourd'hui à l'attention de nos lecteurs
soit aussi exact qu'il paraît l'être par le détail des
expériences , il nous semble que , quelles qu'en soient les
conséquences pour l'avenir , on en peut tirer du moins les
conclusions suivantes . La première , qui est de pure
théorie , c'est que l'action de l'upas se concentrant sur la
moelle de l'épine , et ne troublant qu'indirectement les
fonctions du cerveau , il doit exister entre ces deux portions
du systême nerveux , une indépendance qu'on ne
découvre point dans leurs dispositions matérielles . Ce sont
14 MERCURE DE FRANCE ,
1
en effet de part et d'autre des fibres de même substance ,
douées à l'intérieur de la même organisation et parfaitement
continues entrelles. Ici donc l'upas fait plus que
le scalpel ne peut faire . Ces expériences sont , en quelque
sorte , des dissections très-fines et très-profondes , que la
plus habile main ne saurait imiter. Les maladies ellesmêmes
sont des expériences faites en grand par la nature
, laquelle choisit à son gré ses agens , et les applique
où elle veut, et comme elle veut . La seconde conclusion
, qui est pratique , c'est que l'action de l'upas ,
comme celle de certains médicamens , est absolument spécifique.
Ce poison paraît exciter puissamment la moelle
épinière ; d'où il suit qu'outre le parti qu'on en pourrait
tirer dans les maladies où cette excitation deviendrait nécessaire
, si l'on découvrait dans quelques autres poisons
une propriété délétère entiérement opposée , on en pourrait
contrebalancer l'influence par celle de l'upas ; de même
qu'on détruit l'action de tel ou tel miasme par l'action du
soufre , du quinquina et du mercure. Pourquoi , par
exemple , la médecine n'aurait-elle pas un jour le secret
de neutraliser le virus de la rage , comme elle a neutralisé
celui de la petite-vérole ?
Quoi qu'il en soit de ces considérations , qu'on nous
pardonnera de reproduire aujourd'hui , les expériences de
M. Magendie méritaient d'être encouragées et suivies . II
n'était pas possible qu'elles ne conduisissent à quelque
résultat singulier. L'action de l'upas étant toujours la
même en quelque lieu qu'on l'appliquât , une difficulté
se présentait naturellement à l'esprit. C'était de savoir si ce
poison , pour agir , devait parcourir les voies ordinaires de
l'absorption , ou s'il était conduit par des chemins plus
courts jusqu'à la moelle épinière. En d'autres termes , y
a-t-ildans l'économie vivanteplusieurs espèces d'absorption,
ou n'en existe-t-il qu'une seule ? Voilà ce qu'il s'agissait
de déterminer. C'est une question qui depuis long-tems
partage les médecins , et sur laquelle les dernières expé
riences de M. Magendie sont presque décisives. Mais avant
d'entrer dans le détail de ces expériences , peut-être est-il à
propos d'expliquer à nos lecteurs ce qu'on entend par
absorption.
Aprendre ce motdans le sens le plus général , l'absorption
est cette action par laquelle deux substances ou deux
corps s'attirent et se reçoivent mutuellement, de manière
que les molécules infiniment atténuées de l'un s'insinuent
SEPTEMBRE 1809. 15
et se cachent entre les molécules de l'autre. On ne parle
point ici des phénomènes de combinaison qui peuvent
résulter de cet intime mélange entre des molécules hétérogènes
. On doit remarquer seulement que la matière absorbante
est toujours plus fixe que la matière absorbée ; et
qu'après l'absorption , le poids de la première est augmenté
de tout le poids de llaaseconde.
nous sommes sans cesse
Maintenant , que de telles actions se passent entre tous
les corps de la nature , c'est ce que démontrent les exemples
les plus familiers : et pour nous en tenir à ce qui nous est
personnel, il est certain que l'action d'absorber est en nous
une fonction permanente. Plongés dans un milieu très-rare ,
pénétrés par lui . Nous nous en
approprions et les molécules, et les matières très-diverses
et très-divisées qu'il peut tenir en dissolution. Les alimens
que nous portons au-dedans de nous , liquefiés , fondus
par nos propres sucs , traversent réellement toute notre
substance pour en réparer la ruine. Enfin , à raison de tous
nos mouvemens intérieurs , nos parties solides et liquides ,
se transformant sans cesse les unes dans les autres , sont
perpétuellement déposées , reprises , et charriées d'un lieu à
l'autre par l'absorption : sans que , de tant d'actes contraires,
un seul nuise à la liberté de tout le reste; car dans notre
admirable et frêle machine , l'harmonie semble naître de la
discorde. Voilà ce qui se passe dans nous et dans tous les
animaux , sur-tout dans les animaux des classes supérieures .
L'absorption est donc un fait général, qui repose sur des
milliers de preuves . Mais quels sont dansles corps les instrumens
de cette action ? Il paraît que dans les corps bruts
et même dans les végétaux, l'absorption est l'effet d'une
simple attraction moléculaire , c'est-à-dire d'une attraction
qui agit à des distances infiniment petites . On peut
s'en former une idée très - nette par l'ascension des liquides
dans les tuyaux capillaires . Mais dans les animaux dont on
vient de parler , il y a quelque chose de plus . La nature leur
a donné pour l'absorptiondes organes tout particuliers .Que
l'on se représente une multitude innombrable de petits canaux
membraneux , transparens , cylindriques , dont le calibre
varie , à raison des valvules dont ils sont munis dans
leur intérieur ; naissant de tous les points de l'économie ,
par des radicules d'une petitesse qui surpasse tout ce qu'on
peut imaginer; communiquant entre euxpardes myriades
debranches latérales ; se repliant à l'infinisur eux-mêmes dans
certaines régions du corps , pour y former les glandes ; en
16 MERCURE DE FRANCE ,
fin, aboutissant tous et de partout à un réservoir commun,
qui se dégorge dans deux veines très -voisines du coeur ;
qu'on se peigne , s'il se peut , à l'esprit , ce réseau merveillenx
de vaisseaux d'un tissu si délicat , d'un dessin si vaste , si
compliqué , et dont les mailles se dégagent de la pleine
substance de toutes nos parties ; et l'on aura , ce semble ,
une image fidèle de ce qu'on appelle dans les animaux ,
et spécialement dans l'homme , vaisseaux lymphatiques ,
systéme absorbant.
Le nom qu'on a donné à ces organes est tiré , comme on
le voit , de la fonction qui leur est assignée ; et rien n'est
mieux prouvé que la réalité et la nécessité de cette fonction .
Mais n'y a-t-il en nous d'absorption que celle que ce systême
exécute , comme J. Hunter a prétendu l'établir en
principe ? Si cela était , n'est-il pas visible, d'après la structure
et la disposition des vaisseaux lymphatiques, que toute
absorption se ferait toujours dans une direction déterminée ,
c'est-à -dire , de la circonférence vers le centre , et des extrémités
jusqu'au coeur ? D'un autre côté , ces vaisseaux
ont proportionnellement peu de vitalité. Leur action est
lente, et leur labyrinthe infini . Or , à tout moment , il se
fait en nous des absorptions qui suivent des directions absolument
inverses , et qui ont quelquefois une vitesse éton
nante . Cela se voit sur-tout dans les maladies , dans les
fluxions et les métastases qui se font dans tous les sens
possibles , et souvent avec la rapidité de l'éclair. Cela est
encore prouvé par la promptitude et la facilité avec laquelle
des médicamens , des particules odorantes , des matières colorées
, et certains poisons pénètrent jusqu'à tel ou tel organe,
contre les lois nécessaires de l'absorption par les
vaisseaux lymphatiques .
Ces objections , fondées sur une foule de faits irrécusables
, ont tenu dans l'indécision les esprits les plus éclai..
rés . Haller , Meckel , Bichat partageaient sur cette question
les doutes de Ruysch et de Boerhaave , et n'osaient adopter
l'opinion tranchante de J. Hunter. Les expériences que
Darwin a publiées dans ces derniers tems suffiraient peutêtre
pour justifier cette sage réserve. Elles sont confirinées
par celles dontM. Magendie vientde rendre compte à l'Institut
, et dont il nous reste à parler.
Ces expériences , qui ont été faites en grande partie sur
des chiens vivans , sont de deux espèces. Nous n'en citerons
que les plus importantes . Les premières consistent à
prendre une anse d'intestins ; à la séparerdu reste du canal
intestinal
SEPTEMBRE 1809 .
DEPT
DE LA
17
intestinal par des incisions et des ligatures ; à l'isoler , autant
qu'il se peut , des vaisseaux lymphatiques et de laplupart
des vaisseaux sanguins , de manière qu'elle ne tienne
plus à l'animal que par une artère et une veine , que l'on
dépouille même de leurs tuniques cellulaires , afin de dé
truire toute communication lymphatique. Cela fait , on
porte dans l'intérieur de cette anse une petite quantité
d'upas en dissolution. Au bout de six minutes , l'action de
ce poison éclate par les convulsions ordinaires , et l'animal
meurt, comme si l'anse d'intestins eût été dans son état naturel.
Les secondes expériences se font de deux manières . On
prend d'abord un animal que l'on a soin d'assoupir par l'opium
, afin de lui épargner des douleurs inutiles , et de
prévenir des accidens étrangers à l'objet de la recherche .On
sépare la cuisse du reste du corps , en respectant toutefois
l'intégrité de l'artère et de la veine crurales , dont on enlève
également la tunique extérieure. Après cela , on enfonce
dans la patte quelques grains d'extrait d'upas . Les convulsions
se manifestent dans le reste du corps avant la quatrième
minute , et l'animal expire avant la dixième ...
Le second procédé consiste à préparer les choses comme
il vient d'être dit; puis à introduire dans l'artère et dans la
veine un tuyau de plume , sur lequel on les assujétit l'une et
l'autre par une double ligature , et à les couper circulairement
entre ces deux liens . Cette fois , la cuisse ne tient à
l'animal que par une double colonne de sang artériel etveineux
, l'un venant du coeur, l'autre y retournant. L'upas introduit
alors dans la patte n'en agit pas avec moins de
promptitude et d'énergie. Au bout d'environ quatre minutes
, il arrive au corps de l'animal , et y développe les
accidens accoutumés .
De ces expériences , et sur-tout de la dernière , on peut ,
selon nous , conclure l'une de ces deux choses : ou l'upas
introduit dans la patte , et dissous dans un peu de sang , est
pompé avec ce sang par les radicules des veines ; et alors les
veines absorbent comme les vaisseaux lymphatiques : ou
bien , des capillaires lymphatiques imperceptibles , et disséminés
partout , s'emparent de l'upas au moment où il est
déposé , et par des communications toujours ouvertes , le
versent directement dans les plus petites veines : ce qui
est dire la même chose d'une autre manière ; car pour la
difficulté qu'il s'agit de résoudre , ces deux conclusions
rentrent évidemment l'une dans l'autre. Au fait , les ré-
B
SEINE
18 MERCURE DE FRANCE ,
sultats de ces expériences peuvent bien confirmer l'opinion
de Mascagni , savoir : que les filamens les plus déliés
du tissu cellulaire sont autant de vaisseaux lymphatiques
, ( or , nos parties ne sont presque que du tissu cellulaire
); mais certainement ils ne peuvent se concilier avec
la proposition trop absolue de J. Hunter. Il serait bien singulier
qu'on en vint à reconnaître que la simple porosité à
laquelle les corps des animaux participent comme tous les
corps de la nature, fût dans les uns comme dans les autres ,
une cause et un instrument d'absorption ; et que la fonction
essentielle des vaisseaux absorbans proprement dit , fût de
composer la lymphe , dont ils puisent d'ailleurs partout les
matériaux.
Le mémoire de M. Magendie est terminé par le détail de
quelques expériences non moins curieuses. Il est évident
par ce qu'on vient de lire, qu'un animal n'est tué par l'upas ,
queparceque son sang est infecté de cepoison.Il serait naturel
de croire que се sang empoisonné, porté dans les vaisseaux
d'un autre animal , lui donnerait la mort. C'est ce qui
est démenti par les faits. M. Magendie a tenté beaucoup
d'essais pour faire passer , par la transfusion , l'action de
l'upás d'un animal à un autre; et il n'en est résulté que les
accidens inséparables de ces sortes d'opérations . L'upas n'a
été mortel que pour les animaux qui l'avaient reçu pour le
transmettre. Du reste , ces expériences sont analogues , en
quelque chose , à celles que l'abbé Fontana fit en Italie , il y
aplus d'un demi-siècle, sur le venin de la vipère .
SEPTEMBRE - 1809. 19
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HARANGUES DE CICÉRON CONTRE VERRÈS , INTITULÉES DES
STATUES ET DES SUPPLICES . Traduction nouvelle , avec
des notes grammaticales , historiques et critiques ; par
M. TRUFFER , ancien professeur de l'Université , puis
des Ecoles centrales de Paris , et professeur actuel au
Lycée Charlemagne .-AParis , chez Charles Barrois ,
place du Carrousel ; Firmin Didot , rue de Thionville ;
Lenormant , rue des Prêtres -St-Germain-l'Auxerrois .
- Deux vol . in- 12 , ornés d'un portrait de Cicéron .
Prix 6 fr . et 7 fr. 60 cent. franc de port.
De tous les auteurs latins , Cicéron est peut-être le plus
difficile à traduire ; je veux dire celui dont les qualités
distinctives peuvent le moins aisément passer dans notre
langue. Salluste et Tacite , par exemple , sont quelquefois
obscurs : ils ont des phrases d'une concision énigmatique
et mystérieuse , dont le vrai sens a long-tems
échappé à tous les efforts faits pour le découvrir; mais
enfin ces difficultés sont à peu près aplanies par la foule
des commentateurs et des interprètes , et un traducteur
nouveau n'a plus guère d'autre soin que de chercher des
tours vifs et énergiques , qui soient la répétition fidèle ou
l'exacte compensation des tours de son original. Or notre
langue , dans son état actuel , avec les tournures rapides ,
elliptiques et piquantes dont la prose de La Bruyère , de
Montesquieu et de quelques autres l'a enrichie , offre
des ressources suffisantes à quiconque veut imiter le style
coupé , serré et sentencieux de Salluste ou de Tacite ; et
de récens traducteurs de l'un et de l'autre , enchérissant
sur le mérite de leurs devanciers , viennent de se signaler
par des efforts très-heureux , qui pourraient bien ne pas
être surpassés . Il en est tout autrement de Cicéron . Si
l'on en excepte quelques passages de ses Traités philosophiques
et de ses Lettres , passages d'une intelligence
peu facile , les uns à cause de l'obscurité essentielle de
la matière , les autres à cause de l'ignorance où nous
B2
20 MERCURE DE FRANCE ;
sommes d'une foule de circonstances de tems , de lieux et
de personnes , Cicéron est partout d'une grande clarté ,
parce qu'il s'entendait fort bien lui-même , et que , maître
passé dans l'art de la parole, il savait que la principale
règle de cet art est de se faire entendre des autres . Ce
ne sont donc point des prodiges de sagacité qu'il exige
de la part d'un traducteur ; c'est par ses qualités naturelles
, simples et faciles qu'il fera le désespoir de tous
ceux qui entreprendront de reproduire ses ouvrages dans
notre langue. A quelques égards , les traductions peuvent
se comparer aux portraits ; les unes comme les autres
seront d'autant plus faciles à faire , que le modèle ,
soit dans la forme , soit dans la disposition de ses traits ,
offrira plus de ces singularités voisines des défauts , qui
caractérisent fortement une physionomie. Dans les deux
arts , la régularité , la proportion et l'harmonie seront
toujours ce qui donnera le plus de peine à rendre avec
succès , d'abord parce que ce sont des beautés peu vulgaires
, dont il faut avoir un sentiment juste et fin pour
pouvoir les exprimer , ensuite parce que l'effet doux et
paisible qui doit en résulter , est tout près de la froideur
et de la monotonie . Ce qui distingue le style de Cicéron ,
ce n'est point la force de la pensée et la vigueur de l'expression
: on sait que Brutus reprochait à son éloquence
de manquer de reins , d'être ce qu'il appelait elumbis ;
mais sa diction est abondante sans prolixité , ornée et
fleurie sans recherche ; sa phrase bien ordonnée se déroule
sans lenteur et sans effort , et s'arrondit , en se
terminant , par une suite de paroles nombreuses et
cadencées , qui laisse pour ainsi dire dans l'oreille
un agréable retentissement. Ce choix des sons , il le
portait jusqu'à l'affectation , j'ai presque dit jusqu'au
ridicule ; il n'a point de pages où l'on ne trouve deux
ou trois phrases terminées par le fameux esse videatur.
Comment reproduire cette harmonie du style de Cicéron
, dans un idiôme dont les sons maigres et rudes ,
quoiqu'un peu adoucis par suite de cette délicatesse
étudiée, qui nous tient lieu d'une délicatesse naturelle
d'organes , se ressentent toujours si fort de leur origine
septentrionale et barbare? Comment sur-tout égaler ,
SEPTEMBRE 1809 . 21
dans ce même idiôme , né pauvre et appauvri encore par
les effets d'un dédain ridicule , cette heureuse abondance
des Latins , qui fut un des caractères les plus sensibles
de leur éloquence dans le beau siècle de leur littérature ,
et à laquelle ils ne renoncèrent que lorsqu'ils eurent
perdu leur goût avec leur liberté , c'est-à-dire , lorsque
leurs hommes de génie , privés des triomphes de la tribune
politique où cette qualité charmait les oreilles du
peuple-roi , furent réduits à consigner leurs pensées dans
des écrits dont le style quelquefois en paraissait être le
voile plutôt que l'expression ? Cette abondance que nous
pouvons àpeine exprimer dd'' une seule manière , tant elle est
étrangère à notre langue , les Latins l'exprimaient peutêtre
de six ou huit manières différentes ; et l'idée en était
tellement liée à l'idée d'éloquence , que Cicéron , voulant
quelque part désigner un bon orateur , ne le qualifie pas
autrement que vir copiosus ad dicendum . Cependant de
même que du tems de Ronsard , notre poésie avait fait de
vains et ridicules efforts pour imiter les inversions , les
mots composés et jusqu'à la prosodie de la poésie grecque
et latine , notre prose , du tems de Balzac , essaya de se
modeler sur les développemens nombreux et arrondis de
la prose romaine . Mais notre idiôme , si j'ose m'exprimer
ainsi , avait l'haleine trop courte pour soutenir de si
longues périodes ; il revint à son naturel qui est la
brièveté , comme le prouve l'accourcissementde presque
tous les mots qu'il a empruntés aux langues anciennes ;
ses phrases se renfermèrent habituellement dans des limites
étroites ; et , au lieu d'être enchaînées entre elles
par des conjonctions qui en marquassent le rapport et
l'action réciproque , elles furent placées à la suite les unes
des autres , n'ayant pointde liaison exprimée et ne se tenant
que par le fil secret du raisonnement. Une conséquence
nécessaire de tout ceci , c'est qu'il devint plus difficile
de reproduire dans une traduction les formes du
style de Cicéron , et en même tems plus aisé d'y transporter
la manière des autres écrivains de l'antiquité , qui
procèdent par phrases concises et détachées .
Nous n'en avons pas moins en français une traduction
presque complète de Cicéron , ouvrage d'un assez grand
}
22 MERCURE DE FRANCE,
nombre de mains différentes . Ses Traités sur l'art oratoire
et sur la législation ont été traduits par des écrivains
à qui ce travail n'a point fait un nom. L'abbé d'Olivet
et le président Bouhier ont traduit conjointement ses
Catilinaires et deux de ses Traités philosophiques en
hommes qui savaient très-bien le latin et le français ,
mais avec trop de froideur et de sécheresse. L'abbé Mongault
s'est illustré par sa traduction des Lettres à Atticus
, traduction vraiment fidèle , où la liberté du style
n'est qu'une plus grande exactitude , puisque c'est la qualité
qui convient le mieux au genre épistolaire. L'abbé
Prévost , de cette plume rapide et exercée qui a composé
et traduit tant de romans , a traduit aussi les Lettres
improprement appelées familières ; et son travail , quoique
portant de trop nombreuses marques de précipitation
, n'en a pas moins joui jusqu'ici d'une assez grande
estime pour que personne n'ait encore essayé de le faire
oublier. Les Oraisons ou Harangues judiciaires ont été
moins heureuses , et cela tient peut- être à ce qu'étant
d'un intérêt moins général , plus renfermé dans les tems
et dans les lieux que les ouvrages sur la philosophie , la
rhétorique et la législation , et même que les Lettres , qui
sont l'histoire très-curieuse d'une époque très-mémorable ,
elles ont moins tenté le zèle des écrivains en état de les
bien traduire. Villefore , l'abbé Auger etdeux autres traducteurs
plus récens ont seulement frayé la route, et ont
réservéà ceux quilesy suivronttoutela gloire d'enatteindre
lebut. On assure qu'un orateur fameux de notre Assemblée
Constituante , qui s'était déjà honoré par un chefd'oeuvre
d'éloquence et de piété filiale , a pris l'engagement
de fournir en entier cette carrière . Son talent
prouvé ne permet pas que nous nous bornions à former
des voeux pour le succès de son entreprise , et nous pouvons
même concevoir plus que des espérances . En attendant
qu'il les réalise , un nouveau concurrent se présente
avec des titres bien propres à inspirer la confiance. Ce
concurrent est M. Truffer , professeur distingué de l'ancienne
et de la nouvelle Université. Parmi les sept Verrines
ou Harangues contre Verrès , il a choisi les deux
dernières , regardées généralement comme des chefs
SEPTEMBRE 1809. 23
d'oeuvres . L'une a pour objet les vols de statues , de
tableaux , de vases et d'autres objets précieux que Verrès
a commis dans la Sicile ; l'autre les supplices qu'il y a fait
subir à des citoyens romains .
Des sept Verrines , les deux premières seulement furentprononcées
. Verrès , tout fort qu'il était de son or, de
l'éloquence d'Hortensius et de la partialité des patriciens ,
ne put résister à la masse écrasante de faits avérés dont
Cicéron l'accabla dès le début de la plaidoirie : il n'osa
point attendre le jugement , et se punit lui-même par
l'exil. On raconte qu'il y fut assez misérable pour ne
pouvoir se passer de quelques secours que la générosité
de Cicéron lui fit tenir. Il n'avait cependant point eu le
courage de se défaire des belles statues et des beauxvases
deCorinthe qui lui avaient faitcommettre tantdeviolences
et de bassesses , puisque le refus qu'il fit de les céder à
Marc-Antoine devint la cause de sa mort. L'accusé et
l'accusateur périrent par les mêmes mains . Cicéron composa
et publia dans la suite les cinq dernières harangues ,
sans autre but que de laisser à la postérité un monument
de son habileté dans le genre de l'accusation , et un
modèle de la manière dont ce genre doit être traité et
suivi dans toutes ses parties . Dans la sixième Verrine
dans celle qui a pour titre de Signis ( sur les Statues ) ,
la grande difficulté consistait à diversifier le récit d'une
infinité de rapines qui ayant toutes le même objetet étant
presque toutes accompagnées des mêmes circonstances ,
n'auraient offert , dans la bouche d'un orateur vulgaire
qu'une longue et insipide énumération de larcins à peu
près semblables . On ne peut se faire d'avance une idée
de la variété, du mouvement et de la vie que Cicéron a eu
l'art de donner à cette masse uniforme et pour ainsi dire
inerte . Il apostrophe , tantôt les juges , tantôt Verrès ,
tantôt les dieux et les déesses , dont ce préteur insatiable
a pillé les temples et enlevé les images. Ici c'est un simple
récit , là un tableau animé , ailleurs une véritable action
dramatique . Rien de plus énergique , de plus véhément ,
dans son apparente tranquillité , que l'exorde de cette
belle harangue. Je vais le transcrire en entier tel que
Pa traduit M. Truffer. « Je viens maintenant à ce que
7
9
24 MERCURE DE FRANCE ;
>> Verrès appelle son goût ; ce que ses amis nomment
>> sa maladie , sa fureur ; les Siciliens , ses brigandages :
>> quant à moi , je ne sais de quelle expression me servir.
>> Je vais , citoyens , vous exposer la chose; jugez-la par
>> ce qu'elle est en elle-même , sans vous arrêter au nom .
Je vous en donnerai d'abord une idée générale , et
>> peut-être qu'ensuite vous ne vous tourmenterez pas à
>> la définir .
>> Je dis que dans la Sicile entière , cette province siriche,
>> si ancienne , qui renferme tant de villes , tant de familles
´ >> opulentes , il ne s'est pas trouvé un seul vase d'argent ,
>> de Corinthe ou de Délos , pas une pierre précieuse ( 1 ) ,
>> pas un ouvrage en or ou en ivoire , pas une statue de
>> bronze , de marbre ou de toute autre matière , pas une
>> tapisserie , pas un tableau qu'il n'ait fait passer sous
» ses yeux et soigneusement examiné , s'appropriant tout
>> ce qui pouvait lui plaire (2) .
>> Cette proposition vous étonne : je vous supplie d'en
>>bien peser les termes . Ce n'est point une exagération
>>faite à dessein pour grossir mes chargés contre l'accu-
» sé (3) . Quand je dis qu'il n'a rien laissé , sachez ,
>>citoyens , que je parle simplement et non comme accu-
>> sateur (4) . Je m'expliquerai plus clairement encore . Je
(1 ) Le latin porte : ullam gemmam aut margaritam , pas une pierre
précieuse ou une perle. J'ignore pourquoi le traducteur a omis margaritam
. L'intention de Cicéron est de ne rien laisser échapper dans
son énumération. Il le dit plus bas : complector omnia.
(2) S'appropriant tout ce qui pouvait lui plaire. Ce participe rend la
fin de la phrase lourde et traînante . Cicéron emploie trois verbes au
même tems : conquisierit , inspexerit ... abstulerit . Quin conquisierit ,
n'est pas rendu par qu'il n'aitfait passer sous ses yeux. Il a fallu que
Verrès , avant d'examiner ces objets , en fit la recherche , la perquisition
, et c'est ce qu'exprime le verbe conquirere.
(3) Cicéron dit : Ce n'est pas pour amplifier mon discours ou mon
accusation , que je comprends ainsi tous les objets possibles dans
l'énumération de ses vols ! Non verbi neque criminis augendi causa
complector-omnia . Le traducteur n'a point rendu verbi augendi causâ
(4) Littéralement : Sachez que je parle latin , et non accusatoi
SEPTEMBRE 1809. 25
» soutiens que de tout ce qui a frappé ses yeux, excité
» ses désirs , soit dans les maisons , soit même dans les
>>villes , soit dans les places publiques , soit dans les
>>temples , chez les citoyens romains comme chez les
>> Siciliens , et dans toute l'étendue de la province , il n'a
>> rien épargné , sans distinction de public, de particulier,
>> de sacré , de profane .
>> Par où puis -je mieux commencer que par une ville
>>qui a été pour vous l'objet d'une prédilection toute
>>particulière ( Messine) ? Où trouver des preuves moins
>>suspectes que parmi ceux qui sont ici vos apologistes ?
>> Car si vos chers amis les Mamertins n'ont pu se mettre
» à l'abri des plus détestables larcins , on concevra faci-
>>lement par là comment vous avez traité ceux qui vous
>>> haïssent , qui vous accusent et qui demandent la punition
de tous vos forfaits . >>>
Cette traduction , où le latin est bien entendu et rendu
en bon français , prouve mieux que tous mes discours
l'excessive difficulté de traduire Cicéron. Il y a dans l'original
une phrase où sont compris , avec une admirable
précision , tous les genres de vols que l'on peut commettre
et tous les lieux où ils peuvent être commis , Verrès
n'a rien pu faire qui ne soit renfermé dans cette
phrase , et tout ce qu'elle renferme , il l'a fait . Je demande
la permission de la citer : Nihil in ædibus cujusquam
, ne in oppidis quidem : nihil in locis communibus ,
ne in fanis quidem : nihil apud Siculum , nihil apud
civem romanum ; denique nihil istum quod ad oculos animumque
acciderit , neque privati , neque publici , neque
profani , neque sacri , totâ in Sicilia reliquisse . Où est,
dans le français, ce terrible nihil cinq fois répété ; cette
énergique symétrie des deux premiers membres ne in oppidis
quidem ..... ne in fanis quidem ? Enfin , où est l'effet
pittoresque de ce verbe reliquisse , qui , rejeté à la fin de
la phrase , nous fait voir Verrès enlevant , pour ainsi
dire , d'un seul coup de main tous les objets dont nous
rement. Ce latinè loqui répond à peu près à cette phrase usitée parmi
nous : je vous parle français; le mot simplement n'en rend guère bien
Vidée, Positivement aurait peut-être mieux convenu.
26 MERCURE DE FRANCE ,
venons de lire l'effrayante énumération ? Quelques-unes
de ces beautés pouvaient être conservées , ou du moins
compensées ; mais il en est certainement dont il fallait
faire l'entier sacrifice à la timidité de notre construction
et à cette fausse délicatesse qui bannit de notre phrase le
retour trop fréquent des mêmes expressions etdes mêmes
formes .
Cicéron n'était pas seulement un très-beau génie : c'était
aussi un très-bel esprit : de plus , il avait pour la
raillerie vive et mordante un goût qui l'entraînait quelquefois
jusqu'au jeu de mots et à l'équivoque . Il est donc
en général imprudent de vouloir enchérir sur ses plaisanteries
; quand elles sont fines et délicates , c'est assez
d'en conserver le sel , sans chercher à le rendre plus piquant
; lorsqu'elles dégénèrent en pointes ou en allusions
froides , il est bon de les supprimer , et heureusement on
y est presque toujours forcé. Dans l'un et dans l'autre
cas , M. Truffer en a usé avec la discrétion la plus sage
et la plus éclairée : il est pourtant un passage où l'on
pourrait l'accuser d'avoir excédé la mesure. Les Mamerțins
, seul peuple de toute la Sicile que Verrès eût un peu
épargné , parce qu'il avait besoin d'eux pour le recélement
et le transport de ses vols , les Mamertins avaient
envoyé à Rome une députation chargée de le défendre ; et
à la tête de cette députation se trouvait un citoyen nommé
Héjus , à qui le préteur avait pris de fort belles statues et
d'autres objets précieux . Cicéron ayant interrogé publiquement
Héjus sur ce fait , il ne put s'empêcher de déclarer
naïvement la chose comme elle était ; et Cicéron ,
dans sa harangue , ne manqua pas de se prévaloir beaucoup
de cette déposition involontaire . Il rappelle comment
de fort belles tapisseries furent volées à Héjus par
Verrès . « Il m'est impossible , citoyens , dit-il , d'expliquer
>>plus clairement la chose qu'Héjus lui-même ne l'a fait
>> devant vous . Lorsque je lui demandai si quelqu'autre de
>> ses effets n'était pas tombé dans les mains de Verrès ,
>> il déclara qu'il en avait reçu l'ordre de lui faire tenir ses
>> tapisseries à Agrigente . Interrogé s'il les avait envoyées,
>>il répondit , ce qui était indispensable , qu'il n'avait pas
>> manqué d'obéir au préteur , qu'il les avait envoyées .
1
SEPTEMBRE 1809. 27
>>>Interrogé si elles étaient arrivées au lieu prescrit , il
>>assura que oui. Interrogé enfin si elles étaient revenues ,
>> il dit qu'il les attendait encore . Cette réponse fit rire le
>> peuple , en excitant un murmure parmi vous » . Héjus
ne répondit point qu'il les attendait encore ; cette réponse
a un air de reproche et d'épigramme , qui ne s'accorde
point avec les ménagemens que lui prescrivait son rôle
d'apologiste . Interrogé si les tapisseries étaient revenues ,
il répondit simplement qu'elles n'étaient point encore revenues
, negavitadhuc revertisse . En général il fallait peutêtre
conserver dans tout ce morceau les propres formules
de l'interrogatoire , telles que Cicéron les a rapportées ,
et ne point s'embarrasser des répétitions de mots qui sont
en usage dans la rédaction de ces actes . Ce sont-là , je le
sens , des observations extrêmement minutieuses ; mais ,
outre que je n'en ai pas de beaucoup plus graves à faire ,
elles me paraissent signaler assez bien quelle espèce de
reproche on peut avoir à faire au nouveau traducteur ,
lorsque d'ailleurs on n'a que des éloges à lui donner pour
la manière libre et animée dont il a rendu son auteur .
Personne n'a mieux conçu ni mieux exprimé les obligations
essentielles que le titre de traducteur impose .
" Quant à la physionomie , dit-il , qui proprement est
>>> l'ame , et comme la vie d'un tableau , j'ai désiré sur-
>>tout de la faire passer de l'original à ma copie . J'ai
» fait , de cette étude, le premier objet de mes soins et
>>ma constante application. Je me suis dit : si l'orateur
>>était français , comment exprimerait-il telle pensée ,
tel sentiment ? Je n'ai rien négligé pour deviner cet
>>important secret , et j'ai cru quelquefois avoir réussi .
Mais aujourd'hui je n'ose plus m'en flatter. La réflexion
sévère affaiblit ou détruit en moi le charme
>> séducteur . Je ne dois , en effet , parler que de mes
>> efforts ; c'est au lecteur instruit à juger le reste . » Je
crains pourtant que M. Truffer ne se soit un peu exagéré
l'importance et les difficultés de sa mission , lorsqu'en
un autre endroit de sa préface il dit qu'un traducteur
doit être nombreux , facile , varié , harmonieux ,
riche de pensées et d'expressions avec Cicéron» . Riche
de pensées est un peu trop fort; en fait de pensées,
28 MERCURE DE FRANCE ,
Cicéron fait à lui seul tous les frais ; c'est assez que son
traducteur sache entendre et exprimer celles qu'il fournit.
M. Truffer s'est généralement bien acquitté de cette
tâche . Sa traduction est faite suivant un bon systême :
elle tient le juste milieu entre ces paraphrases négligées
où l'auteur original est affaibli et comme noyé dans un
déluge de paroles , et ces versions pénibles , où il est
torturé et pour ainsi dire estropié par les efforts maladroits
de son interprête. De ces deux manières , également
vicieuses , la première fut long-tems à l'usage de
nos traducteurs en prose et en vers , avant que des
écrivains distingués , concevant tout ce qu'une bonne
traduction pouvait exiger de talent et rapporter de gloire ,
eussent fixé par leurs préceptes et sur-tout par leur
exemple les véritables règles de l'art de traduire ; mais
comme nul état n'est stable et qu'un genre arrivé à sa
perfection doit nécessairement dégénérer , nous en sommes
venus , en vers comme en prose , à un excès de
fidélité très -infidèle , qui s'attache à la lettre plutôt qu'à
l'esprit et à l'effet , dont tout le secret consiste à jeter les
mots de notre langue dans des moules qui ne sont pas
faits pour elle , et dont tout le résultat est de parler latin
avec des paroles françaises ; si се n'est pas plutôt ne
parler ni français ni latin . AUGER.
-
LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE , traduction nouvelle ,
avec le texte latin ; suivie de l'explication des Fables ,
et des notes géographiques , historiques , critiques ,
etc. , par M. G. T. VILLENAVE . - Quatre vol . in-4°
et in-8° , avec 140 fig. gravées par les plus célèbres
artistes de la capitale , d'après les dessins de MM. LEBARBIER
, MONSIAU et MOREAU. A Paris , de l'imprimerie
de P. Didot l'aîné . Chez F. Gay , libraire
éditeur , rue de la Harpe , nº 83 , au bureau de la
Bible . On souscrit encore à Paris pour cet ouvrage
chez Gillé , fondeur-imprimeur , rue Saint-Jean-de-
Beauvais , nº 18 ; Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 ; Gide , libraire , rue Christine nº 5 ;
Treuttel et Würtz , libraires , rue de Lille , nº 17 , et
τ
-
SEPTEMBRE 1809 . 29
chez les principaux libraires de l'Europe . - XVIIIS
livraison , composée de douze feuilles de texte et de
notes , et de six figures représentant Hippomène et
Atalante; la mort d'Adonis ; Orphée déchiré par les
Bacchantes ; Silène enchaîné par des pâtres de Phrygie
; le jugement de Midas ; Ceyx et Alcyone . - Prix ,
in-8 ° , papier raisin , 8 fr.; papier vélin , 16 fr.; in-4° ,
papier fort , 16 fr.; avec fig . avant la lettre , 20 fr .;
papier raisin vélin , fig . avant la lettre , 28 fr .; papier
nom de Jésus vélin , 32 fr ; idem , avec les épreuves à
l'eau-forte , 40 fr .; idem , sur vélin , 200 fr .
CETTE entreprise, recommandable à tous égards , se
continue avec un courage dont on doit savoir beaucoup
de gré à ceux qui l'ont formée . Le nouveau traducteur
des Métamorphoses , M. Villenave , n'avait pas seulement
à vraincre la difficulté que présentait ce travail , il
fallait qu'il pût s'associer un libraire-éditeur , à qui le
luxe de l'art typographique fût assez peu indifférent
pour qu'il ne craignît pas de faire et de soutenir , dans
des circonstances si peu favorables , les frais considérables
que l'exécution exige. Cette exécution avance . La
livraison que nous annonçons , plus que double , pour
le texte et les notes , de la plupart des livraisons précédentes
, termine le troisième volume (1) . Il ne reste plus
à publier que six livraisons : elles formeront le quatrième
et dernier volume , et compléteront cette belle édition
d'Ovide , qui méritait et qui a reçu l'accueil le plus favorable
des amis des lettres et des arts .
Sous le rapport des arts , peu d'éditions pouvaient être
plus dignes de cet accueil. Le nom des trois dessinateurs
qui l'ont embellie garantit le goût , l'expression , et les
détails ingénieux de leurs dessins : ils ont été en général
très-bien secondés par les graveurs , qui sont en assez
(1) La XVIIe livraison , qui n'a point été annoncée dans ce Journal
, était composée de quatre feuilles et demie de texte et de notes ,
et de six figures représentant la Mort d'Eurydice ; la descente d'Orphée
aux Enfers ; l'Enlèvement de Ganimède ; Pygmalion et sa statue ; la
Naissance d'Adonis ; Vénus et Adonis .
30 MERCURE DE FRANCE ,
grand nombre et assez égaux en talens, pourque la suite
des planches offre beaucoup de variété sans disparates .
Enfin M. Pierre Didot l'aîné , comme le dit très-bien le
traducteur , « a donné à l'impression les mêmes soins
qui rendent si recommandables les superbes éditions
sorties de ses presses » ; mais c'est du traducteur luimême
que nous devons principalement nous occuper .
Il paraît trop instruit dans la langue latine , et il était
environné de trop de secours , pour que l'on pût craindre
qu'il ne saisît pas dans les endroits les plus douteux
le vrai sens de son auteur , dont le texte en général présente
peu d'embarras et d'obscurité ; mais il avait à éviter
les défauts de tous les traducteurs en prose qui l'ont précédé
, la prolixité , la faiblesse , l'absence d'harmonie et
de poésie de style. On voit qu'il s'y est appliqué : généralement
parlant il y a réussi ; mais pour éviter un excès ,
il est quelquefois tombé dans un autre. Sa prose n'est
pas exempte de tours et d'inversions que la prose française
n'admet pas ; quelquefois aussi pour lui donner un
caractère poétique , il ne s'est pas contenté de la modeler
sur la poésie latine , il s'est encore aidé de la poésie française
, en empruntant des expressions et des membres
entiers de phrases à une traduction en vers justement estimée.
C'est ce qu'une citation de quelque étendue fera
sentir. Elle fera connaître en même tems le mérite qui
distingue la nouvelle traduction des autres traductions
en prose. J'ai choisi le commencement du XIe livre , qui
contient le récit terrible et touchant de la mort d'Orphée
déchiré par les Bacchantes , parce qu'il offre , dans l'un
des beaux morceaux d'Ovide , un objet intéressant de
comparaison avec un des chefs-d'oeuvres de Virgile .
<< Tandis qu'autour de lui , par le charme de ses vers,,
Orphée entraîne les hôtes des forêts , et les forêts et les
rochers , les Ménades qu'agitent les fureurs de Bacchus
et qui portent en écharpe la dépouille des tigres et des
léopards aperçoivent du haut d'une colline le chantre de
la Thrace , des sons divins de sa lyre accompagnant sa
voir. Une d'elles , dont les cheveux épars flottent abandonnés
aux vents , s'écrie : Le voilà , le voilà celui qui
nous méprise! et soudain sonthyrse va frapper la tête du
SEPTEMBRE 1809 . 31
prêtre d'Apollon. Mais enveloppé de pampre et de verdure
, le thyrse n'y fait qu'une émpreinte légère sans la
blesser. Une autre lance un dur caillou qui fend les
airs ; mais vaincu par les sons de la lyre tombe aux pieds
du poëte ; et semble implorer le pardon de cette indigne
offense . Cependant le trouble augmente; la fureur des
Menades est poussée à l'excès . La terrible Erynnis les
échauffe . Sans doute les chants d'Orphée auraient émoussé
tous les traits; mais leurs cris , et leurs flûtes , et leur
tymbales , et le bruit qu'elles font en frappant dans leurs
mains , et les hurlemens affreux dont elles remplissent les
airs , étouffent les sons de la lyre : la voix d'Orphée n'est
plus entendue , et les rochers du Rhodope sont teints de
son sang .
>>>D'abord , dans leur fureur , les Bacchantes ont chassé
ces oiseaux sans nombre , ces serpens , et ces hôtes des
forêts qu'en cercle autour du poëte la lyre avait rangés .
Alors elles portent sur lui leurs mains criminelles . Tel
l'oiseau de Pallas , si par hasard il erre à la lumière du
jour, voit les oiseaux se réunir contre lui et le poursuivre
dans les plaines de l'air , etc. Après l'avoir frappé de
leurs thyrses , de branches arrachées aux arbres , de
toutes les armes qui se présentent à leur fureur , elles
saisissent les instrumens du labourage que des agriculteurs
effrayés abandonnent ; >> elles arrachent aux boeufs
mêmes leurs cornes menaçantes , et reviennent de l'interprête
des Dieux achever les destins . Il leur tendait des
mains désarmées . Ses prières les irritent (2) . Pour la
première fois les sons de sa voix ont perdu leur pouvoir.
Ces femmes sacrilèges consomment leur crime ; il expire ,
et son âme, grands Dieux! s'exhale à travers cette bouche
dont les accens étaient entendus par les rochers , et qui
apprivoisaient les hôtes sauvages des forêts .
>>Chantre divin , les oiseaux instruits par tes chants ,
les monstres des déserts , les rochers du Rhodope , les bois
quite suivaient , tout pleure ta mort. Les arbres en deuil se
(2) J'avoue que je ne sais pas ce qui a pu , dans le texte , dicter
cette phrase de la traduction : ses prières les irritent ; car je ne puis
supposerque ce soit irrita dicentem : la înéprise serait trop forte .
32 MERCURE DE FRANCE ;
dépouillent de leur feuillage . De leurs pleurs les fleuves se
grossissent. Les Nayades , les Dryades couvertes de voiles
funèbres , gémissent les cheveux épars . Ses membres sont
dispersés . Hébre glacé , tu reçois dans ton sein et sa tête
et sa lyre . O prodige! et sa tête et sa lire roulant sur les
flots murmurent je ne sais quels sons lugubres et quels
sanglots plaintifs , et la rive attendrie répond à ces tristes
accens . »
Cette traduction est en général soignée et fidèle . Mais
poury indiquer les inversions contraires au génie de notre
langue , je n'ai eu besoin que de les mettre en italique .
Quatre fois , dans si peu d'espace , la même faute ( car
il faut dire franchement que c'est une véritable faute
dans la prose française) , prouvent que c'est dans le traducteur
une sorte de systême . Il n'en pouvait guère
adopter un moins favorable à l'élégance et à la pureté
du style.
Il n'est pas plus difficile de montrer qu'il a eu souvent
sous les yeux, en travaillant , les vers de M. de St. -Ange .
Il n'était pas naturel de commencer par cette expression
que le texte ne dicte pas , et par cette inversion presque
aussi dure que les précédentes : « Tandis qu'autour de
lui , parle charme de ses vers , Orphée entraîne les hôtes
des forêts , et les forêts et les rochers , les Menades , etc. »
Le traducteur en vers avait dit :
Tandis qu'autour d'Orphét, attirés par sa voix ,
S'assemblent les lions , les rochers et les bois ,
Les Menades , etc.
On aperçoit déjà des signes de la présence de la traduction
en vers : ils vont être encore plus sensibles .
Soudain le thyrse d'une des Bacchantes va frapper la
tête du prêtre d'Apollon . « Mais enveloppé de pampre et
de verdure , le thyrse n'y fait qu'une empreinte légère ,
sans la blesser . >> Le traducteur en vers avait dit :
Le thyrse , enveloppé de pampre et de verdure ,
Amolli sur son front porte un coup sans blessure .
Foliis præsuta du texte latin ne demandait dans le français
que ces mots , enveloppé de feuilles .
« Une autre lance un dur caillou qui fend les airs ;
mais
SEPTEMBRE 1809.
JDE LA
SLEV
,
mais vaincu par les sons de sa lyre , tombe aux pieds du
poëte et semble implorer le pardon de cette indigne
offense. >>
Un dur çaillou , qu'une autre a lancé dans les airs ,
Cède au chantre divin , vaincu par ses concerts ;
Et la pierre à ses pieds tombe et roule en cadence ,
Et semble s'excuser de son indigne offense .
J'avoueque je ne suis point content de ces quatre vers ;
mais notre versification est si gênante ! Je ne vois point
qu'ils rendent cette image si vive du latin , où l'on ne peut
reprendre qu'une recherche trop commune dans Ovide ,
mais ingénieuse et poétique , comme ses images le sont
toujours.
Alterius telum lapis est : qui missus , in ipso
Aëre concentu victus vocisque Lyræque est ;
Ac veluti supplex pro tamfurialibus ausis ,
Ante pedesjacuit .
J'avoue encore que cette circonstance ajoutée de la
pierre qui roule en cadence , au troisième vers français ,
me paraît petite et même fausse , puisqu'elle contredit
l'intention suppliante que le poëte latin prête à cette
pierre et le mot jacuit dont il se sert : je ne retrouve
ni dans la prose , ni dans les vers cette pierre vaincue
dans l'air même par l'accord de la voix et de la lyre ;
et je vois que dans l'une comme dans l'autre traduction ,
cette pierre ne s'excuse , ne demande pardon que de
son indigne offense , tandis que dans Ovide , elle demande
en suppliant pardon pour de si furieux attentats ,
ce qui s'étend à tous les excès auxquels se portent les
Bacchantes . Libre comme on l'est dans la prose , on
pouvait dire : <<<Une autre s'arme d'un caillou , et le
lance; mais dans l'air même il est vaincu par cet accord
du chant et de la lyre , et tombe aux pieds d'Orphée ,
comme pour demander grâce de tant de fureurs . >>>
Ces vers de M.de Saint-Ange ,
Tel l'oiseau de Pallas voit mille oiseaux divers
L'attaquer à grands cris dans la lice des airs ,
ont rendu un mauvais service à M. Villenave : il a mis
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
aussi lui : « Tel l'oiseau de Pallas , si par hasard il erre å
la lumière du jour , voit les oiseaux se réunir contre lui
et le poursuivre dans les plaines de l'air. >> Il est vrai qu'il
a rendu une circonstance essentielle que le poëte français
avait négligée , si quando luce vagantem , mais tous
deux ont fait la faute de transporter l'action , objet de la
comparaison , à l'oiseaude Pallas , au lieu de la faire porter
sur les oiseaux qui le poursuivent ; chose importante
dans les comparaisons , et si importante dans celle-ci que
par ce seul changement , l'esprit , au lieu de comparer
les Bacchantes à cette foule d'oiseaux acharnés sur un
seul , est amené à comparer Orphée à un oiseau de nuit.
D'ailleurs quelle longue phrase pour ne rendre qu'un
vers et demi ! Et pourquoi cet oiseau de Pallas , au lieu
de l'oiseau de la nuit ?
Et countut aves , si quando luce vagantem
Noctis avem cernunt ..
1
<<Elles s'assemblent , comme les oiseaux , quand ils
voient l'oiseau de la nuit errant à la clarté du jour. » Cela
serait simple , littéral, et suffisamment poétique .
Abrégeons ces critiques , qui paraîtront peut-être minutieuses
, et finissons par une observation d'un autre
genre , sur les trois vers qui terminent ce morceau
d'Ovide . Ici les deux traducteurs different entiérement .
Ils avaient tous deux à lutter contre une beauté de style
généralement sentie , mais bien difficile à rendre . Ovide
lui-même , en peignant la tête d'Orphée jetée dans le
fleuve de l'Hèbre , avait eu à lutter contre ces beaux vers
de Virgile :
Eurydicen vox ipsa et frigida lingua....
Ah! miseram Eurydicen animâfugiente vocabat .
Cette répétition du nom d'Euridice retentit dans toutes
les ames : Ovide en a cherché l'équivalent dans la répétition
touchante du motflebile qui revient trois fois endeux
vers , dans l'idée de précipiter aussi la lyre d'Orphée qui
se plaint ainsi que sa voix , dans ces tristes échos du rivage
qui redisent leurs sons plaintifs .
Et (mirum ) medio dum labitur amne
SEPTEMBRE 1809 . 35
Flebile nescio quid queritur lyra , flebile lingua
Murmurat exanimis , respondentflebile ripoe .
C'est ce que le nouveau traducteur paraît avoir trop
- désespéré de rendre : il a même évité comme exprès
cette répétition du mot plaintif qu'il fallait essayer de
conserver , ou remplacer par quelque chose d'à peu près
semblable. Il a pour ainsi dire affecté de substituer à
cette répétition dont l'intention et l'effet sont si sensibles ,
trois expressions tout à fait différentes . >> Et sa lyre et sa
tête roulant sur les flots , murmurent je ne sais quels sons
lugubres et quels sanglots plaintifs , et la rive attendrie
répond à ces tristes accents . » Le traducteur en vers a ose
davantage : il a dit , et il était difficile de mieux dire :
Salyre sur les flots soupire en sons plaintifs;
Sa bouche sur les flots , en sanglots fugitifs ,
Se plaint comme sa lyre ; et le fleuve et la rive
Répondent aux soupirs de sa bouche plaintive.
Je n'y trouve à redire que la répétition de sur les flots ,
qui ne contribue en rien à l'effet , et qui produit dans le
second vers , avec sanglots , une consonnance désagréable
. Je ne sais si ce défaut ne serait pas facile à corriger
, si l'on ne pourrait pas en même tems rendre les
mots lingua exanimis , que M. de Saint-Ange a omis , et
si par la répétition de la syllabe conjonctive et au second
vers , on n'ajouterait pas encore au mouvement de toute
laphrase.
Sa lyre sur les flots soupire en sons plaintifs ;
Et sa langue glacée (4) en sanglots fugitifs
Se plaint comme sa lyre ; et le fleuve et la rive
Répondent aux soupirs de sa bouche plaintive .
Mais je reviens au traducteur en prose. J'espère qu'il
ne verra dans toutes ces observations que le désir de l'engagerà
prendre encore quelques soins de plus dans les quatre
livres qui lui restent à publier d'une version déjà trèssoignée
. Ce n'est même ni le travail , ni le talent qui y
manquent ; mais il me semble qu'il est , relativement aux
(4) Ou bien , et sa bouche expirante , etc.
1
C2
36 MERCURE DE FRANCE,
tours propres à notre langue , et sur-tout aux inversions,
dans une erreur , dont il est toujours tems de revenir : et
que l'estime très-méritée qu'il paraît avoir pour la traduction
en vers des Metamorphoses , l'a aussi trompé
sur l'usage qu'il en pouvait faire et les secours qu'il en
pouvait tirer. Du reste , il y a dans toute sa traduction ,
comme dans le morceau que j'ai cité , une teinte générale
d'élégance , d'harmonie et de goût poétique que ces
taches légères ne peuvent effacer ; elles n'empêchent pas
qu'on ne relise avec plaisir dans cette belle édition le
poëme le plus séduisant que les anciens nous aient laissé,
rendu plus poétiquement qu'il ne l'avait encore été en
prose , et avec une fidélité qui ne doit laisser de doute
sur le sens d'aucun passage important du texte .
S'ily reste encore quelques obscurités , non quant au
sens littéral , mais quant à l'explication des fables , et aux
détails géographiques ou historiques , les notes qui accompagnent
chaque livre de la traduction sont destinées
à les éclaircir . Elles annoncent un littérateur instruit et un
homme de goût , qui connaît les sources de l'érudition
et qui sait'y choisir. M. Villenave a très-bien rempli
l'objet qu'il s'était proposé dans ce commentaire , et qu'il
énonce ainsi dans l'avertissement placé à la tête de son
premier volume : « On a cru devoir rapporter les fables
que le poète ne fait connaître qu'en partie : on a cru qu'il
serait utile de réunir dans un même ouvrage un corps
complet de mythologie ; de faire connaître les diverses
traditions , d'en donner l'explication historique , physique
, astronomique et morale ; d'étendre le travail si intéressant
de l'abbé Banier ; d'y ajouter des notes géographiques
sur les lieux dont parle Ovide, et qui sont le
théâtre de ses Métamorphoses . »
Cet avertissement a paru dans la ge livraison , avec une
nouvelle Vie d'Ovide, dontil me reste àparler . C'est la partie
du travail de M. de Villenave qui lui appartient le plus
en propre : elle lui fait beaucoup d'honneur. Il y a rangé
dansun très-bon ordre des matériaux fournis , pourla plupart
, par Ovide lui-même , qui , réduit dans son long
exil , à parler de lui , de sa vie , de ses moeurs , de ses
penchans , de ses goûts , a donné sur tous ces objets des
SEPTEMBRE 1809 . 37
détails qu'il ne faut que savoir recueillir . Dans cetteVie ,
qui est d'ailleurs écrite avec intérêt et dans un très-bon
style , on prend une idée juste du caractère de ce poëte
aimable , de ce facile et beau génie , de cet homme sensible
dont tous les goûts étaient délicats , tous les sentimens
doux ; Romain, non du tems de la république ,
mais tel qu'il y en eut trop peu sous le nouvel empire ;
amolli et non dépravé , faible dans le malheur , mais bon
comme il l'avait été dans la prospérité , et donnant à sa
femme , à ses amis , à sa patrie , et non à ses plaisirs , les
regrets qui remplissent les poésies écrites du lieu de son
exil .
La cause de cette longue et irrévocable punition d'un
crime que le coupable avoue souvent , mais qu'il ne spécifie
jamais , est devenue le sujet de beaucoup d'incertitudes
, de discussions et de dissertations savantes . On a
long-tems cru sans trop d'examen ce qu'Auguste luimême
avait voulu faire croire , et pris pour le vrai motif
de l'exil d'Ovide cequi n'en fut que le prétexte , la licence
qui ne règne en effet que trop dans ses vers . Ceux qui ont
voulu pénétrer plus avant ont pensé les uns qu'Ovide
avait contribué aux déréglemens de Julie , fille d'Auguste
, les autres qu'il avait vu l'empereur se livrant avec
elle à d'autres tendresses qu'à celles d'un père ; Tiraboschi
, dans son Histoire de la Littérature italienne (5) , mécontent
de ces raisons , en a tiré une autre de tous les
passages où Ovide parle du crime dont il portait si cruellement
la peine. Il a pensé que la principale cause , si ce
n'était la seule , de l'exil d'Ovide , fut d'avoir surpris à
l'improviste Julie , non la fille , mais la petite-fille d'Auguste
, commettant une de ces actions déshonnêtes pour
lesquelles elle fut aussi exilée par son ayeul. Il a si bien
profité des textes d'Ovide qu'il emploie , si bien réfuté
tous les auteurs qui ont donné une explication différente
de la sienne , si bien appuyé cette explication sur tout ce
qui peut la rendre vraisemblable , que n'en connaissant
pasde meilleure, je l'ai présentée autrefois comme laplus
(5) Tome Ier, page 154 et suivantes , première édition de Modène .
38 MERCURE DE FRANCE,
satisfaisante dans la Décade philosophique (6) , où je traduisis
par extrait sa longue et savante dissertation .
Cette opinion , très-plausible , a entraîné M. de Saint-
Ange , qui l'a adoptée dans la préface de la dernière édition
de ses Métamorphoses en vers . M. Villenave en
avance une toute nouvelle dans sa vie d'Ovide ; et j'avoue
qu'elle me paraît encore avoir beaucoup plus de
probabilité.
« C'est à cette époque , dit-il , (après qu'Auguste eut
éprouvé de vifs chagrins domestiques , et après la destruction
de trois de ses légions en Germanie ), qu'effrayé de
Tibère , tourmenté par Livie , affaibli par l'âge , livré à
des pratiques superstitieuses , sans conseils et sans amis ,
aigri , défiant et malheureux , ayant vu périr la moitié de
sa famille , et réduit à proscrire l'autre , Auguste chassa
de Rome , où il ne devait plus rentrer , le plus proche
héritier du trône des Césars ( 7 ) . C'est à cette même
époque que fut exilée Julie , soeur d'Agrippa , qui devait
mourir dans son exil : c'est enfin à cette époque qu'Ovide
fut relégué sur les bords du Pont-Euxin , qui devaient être
son dernier asile et son tombeau . Il n'est guère permis
de douter que le poëte n'ait été victime de quelque intrigue
de cour. Protégé ou amant de Julie ( 8) , avait- il
embrassé les intérêts d'Agrippa , fils de cette Julie ? avaitil
osé défendre ses droits auprès d'Auguste dans un de
ces momens où les souverains , se souvenant qu'ils sont
hommes , épanchent leurs chagrins devant les familiers
de leurs palais ? n'avait-il pas été témoin , non de quelque
inceste de l'Empereur , mais de quelque retour secret vers
le légitime héritier de l'Empire , ou de quelque scène
violente et honteuse entre Tibère , Auguste et Livie ?
n'est-ce point là ce qu'il avait vu , ce qu'il ne pouvait révéler
, puisque c'était un secret de l'Etat , ce qui ne lui
fut jamais pardonné? Et cette conjecture n'est-elle pas
plus vraisemblable que toutes celles qui ont été imagi
(6) Nº 15 de l'an IX ( 1809 ).
(7) Agrippa.
(8) Fille d'Auguste.
SEPTEMBRE 1809. 3g
nées pour expliquer la disgrace de l'ingénieux auteur de
l'Art d'aimer ?
>>On sait qu'Auguste éprouva quelquefois des remords
d'avoir écarté son petit-fils du trône pour y faire monter
l'étranger qu'il avait adopté ; on sait qu'il voulut le
rappeler de son exil ; Plutarque et Tacite l'attestent . Tacite
nous représente Auguste accompagné du seul Fabius-
Maximus , son confident , et l'ami le plus cher
d'Ovide , visitant le malheureux Agrippa dans l'île de Planasie
, où il était relegué , pleurant avec son petit-fils ,
lui prodiguant les témoignages touchans de l'affection
d'un père .... Maxime osa confier ce secret important à
son épouse ; et celle-ci eut l'imprudence de le révéler à
Livie . Maxime se donna la mort , et Ovide s'accusa d'en
être la cause ( 9 ) ; circonstance remarquable , et qui aurait
dû ne pas échapper à ceux qui ont voulu expliquer
les causes de l'exil d'Ovide . Maxime fut indiscret ; Ovide
l'avait été sans doute : tous les deux furent punis . Cependant
Auguste allait pardonner; il allait rappeler Ovide
et son petit-fils , et sa fille peut-être : Auguste mourut
subitement à Nole ; Tibère fut proclamé empereur ,
Agrippa tué par un centurion , et Julie , sa mère, privée
d'alimens , périt du long supplice de la faim : dès-lors
l'exil d'Ovide et celui de Julie , soeur d'Agrippa , ne
durent avoir d'autre terme que la mort .>>>
L'auteur donne à cette conjecture des développemens
tirés de l'Histoire de la famille d'Auguste , de l'état où
elle était alors , de toutes les circonstances qui peuvent lui
prêter de la consistance et de la force , et qu'on ne peut
lire sans intérêt , je dirai même sans persuasion dans son
ouvrage . Enfin , après avoir rappelé sous quels prétextes
faux ou légers les deux Julies , Agrippa et Ovide furent
exilés sans retour , il résume ainsi son opinion : « Mais il
fallait que Tibère régnât ; il fallait perdre la famille
d'Auguste ; il fallait comprimer ses partisans par la terreur
. On chercha des prétextes , on aggrava des fautes ,
on supposa des crimes ; et l'on en commit. L'héritier des
Césars fut assassiné , la fille d'Auguste mourut de faim ,
(9) Ex Ponto , L. IV, Ep . 6.
40 MERCURE DE FRANCE ,
sa petite-fille de misère , Ovide de chagrin; dans quatre
exils différens , mais qui paraissent avoir eu une même
cause, et dont le terme fut marqué par la mort des quatre
victimes de la haine d'une femme dont l'ambition devait
être si fatale à la famille d'Auguste et au repos du monde . >>>
Cette citation suffit pour faire connaître , sur ce sujet
intéressant , une opinion que je crois nouvelle , et pour
donner une juste idée de la manière dont l'auteur pense
et dont il écrit , quand il pense et écrit d'après lui-même .
GINGUENÉ .
:
CLÉMENCE ET ISIDORE Ou Tableau et Histoire de quelques
Familles et de quelques Sociétés ; par Mme ****
Deux vol . in- 12 . -Prix , 3 fr. et 4 fr . franc de port .
Chez Léopold Collin , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 4 .
Nous avons parlé derniérement d'un roman agréable ,
Lydie , composé par Mme Simons-Candeille . Nous annonçons
aujourd'hui , avec un égal intérêt , un autre
ouvrage du même genre , dont l'auteur , quoiqu'il nous
soit inconnu , paraît être aussi une femme d'esprit . Le
roman de Clémence et Isidore se fait remarquer , comme
le premier , par des observations fines et délicates sur les
moeurs de la société , et par une grâce dans le style ,
qu'un homme même exercé dans l'art d'écrire , pourrait
difficilement donner à ses ouvrages . Nous savons peindré à
grands traits des caractères saillans et prononcés ; mais il
n'appartient guère qu'aux femmes d'apercevoir et de saisir
toutes les légères nuances qui échappent à notre vue , et
de trouver des couleurs pour les exprimer. Elles excellent
sur-tout à peindre ces sentimens doux et purs dont
la nature a placé la source dans le coeur , et qui font du
bonheur domestique laplus réelle des félicités humaines .
C'est aussi sur des sujets de ce genre que l'auteur de
Clémence et Isidore a exercé sa plume agréable et légère
.
On ne trouvera point dans ce roman de ces caractères
monstrueux à force de scélératesse ou de vertu , ni
de ces situations forcées et impossibles , conçues par
1
SEPTEMBRE 1809 . 41
une imagination en délire . Rien ne sort ici des règles de
la vraisemblance . C'est la peinture ingénieuse et fidèle
des moeurs d'une ville de province et de l'intérieur d'une
famille . Cette famille intéressante possède tout ce qu'il
faut pour être heureuse ; mais l'orgueil d'une bellemère
, et le caractère inquiet et jaloux d'un mari , parviennent
à en éloigner le bonheur.
L'auteur a mis en opposition avec des êtres bons et vertueux
, un de ces chevaliers d'insdustrie , trop communs
dans le monde , qui , à l'aide d'un vernis d'éducation et
de quelques talens frivoles , s'introduisent dans les sociétés
, et fondent leur existence sur le déshonneur ou la
ruine des familles .
On ne reprochera donc point à l'auteur l'extravaganco
de ses conceptions . Mais aussi cette juste crainte d'outrer
la vérité , l'a fait tomber dans un défaut contraire ; on
trouvera qu'il n'a point assez fortement crayonné ses
caractères . Il aurait pu , sans manquer de goût, imaginer
une intrigue moins simple et se livrer à un peu plus de
hardiesse dans le choix et le nombre des situations .
Au surplus , cet ouvrage , plein de charmans détails ,
sera lu avec intérêt par toutes les personnes qui aimentà
trouver dans ces sortes de fictions , la morale ornée d'un
style agréable et facile . H. D.
(
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
LITTÉRATURE ALLEMANDE.
Charakterische züge zur Geschichte der Verirrungen des
menschlichen Geistes . - Leipzig , 1809 .
TRAITS CARACTÉRISTIQUES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES
ÉGAREMENS DE L'ESPRIT HUMAIN .- Leipsick , 1809 .
ON conçoit facilement qu'en donnant à ce texte toute
l'extension dont il serait susceptible , l'auteur aurait pu
embrasser une grande partie des annales de l'espèce humaine ,
puisque malheureusement l'histoire des vicissitude qu'elle
a subies est , à peu près , l'histoire des passions de ceux qui
1
43 MERCURE DE FRANCE ,
l'ont gouvernée , et souvent même l'affligeant tableau des
égaremens de nations tout entières . Mais l'ouvrage que
nous annonçons se borne à retracer l'aveuglement ou le délire
des individus qui se sont écartés du premier instinct de
tout être créé , savoir l'amour de soi et le sentiment de sa
conservation , jusqu'à se livrer volontairement aux douleurs
physiques les plus cruelles , enfin jusqu'à chercher une
affreuse jouissance dans les apprêts et les angoisses de la
mort même .
Parmi les traits plus ou moins extraordinaires , contenus
dans ce recueil , nous avons retrouvé une anecdote dont un
de nos journaux avait fait quelque mention à l'époque où
l'événement eut lieu. Les détails presqu'incompréhensibles
qui ont été publiés depuis ce tems , auraient déterminé ,
sans doute , bien des lecteurs à ranger ce fait au nombre
des fables , s'il n'était attesté par les autorités les moins
Técusables .
Mathieu Lovat, surnommé Casale , né dans le district
de Bellune , exerçait à Venise la profession de cordonnier.
Cet homme se faisait remarquer dans son quartier par une
dévotion exagérée , sans que rien dans sa conduite , néanmoins
, pût faire soupçonner en lui quelque dérangement
d'esprit . Ce ne fut qu'après avoir atteint sa 45° année qu'il
commit la première action qui fixa sur lui l'attention
publique. En proie au plus ardent fanatisme , mais conservant
toujours les apparences d'une tranquillité imperturbable
, il se servit d'un des instrumens de son métier pour
se faire une opération qui l'eût , jadis , rendu propre au
sacerdoce de Cybèle. Il se guérit lui-même , et sa santé
n'en parut nullement altérée.
2
Deux ans après , en 1805 , Mathieu Lovat , toujours de
plus en plus livré à la mysticité , se persuada qu'il ne pouvait
rien faire de plus agréable au ciel que de mourir de la
mort du Christ . Tous ses soins furent employés , en conséquence
, à se procurer du bois convenable pour fabriquer
une croix; il fit provision de clous , de cordes , et n'oublia
pas même la couronne d'épines . Enfin , tous ses préparatifs
étant terminés , le 19 juillet , il commença par s'enfoncer
cette couronne dansla peau du crâne , avec une telle violence
que le sang inondait son visage ; puis il procéda de
la manière la plus horriblement ingénieuse à faire entrer
dans ses pieds et ses mains quatre grands clous dont l'un
avait plus d'un pied de longueur ; ensuite il s'attacha à la
croix avec une ceinture qu'il avait disposée à cet effet ; pour
L
SEPTEMBRE 1809 . 43
n'omettre aucun des détails de la passion , il eut soin de se
faire une profonde blessure dans le côté. Chacune des
cruautés exercées par cet homme contre son propre corps ,
prouve qu'il avait fait de son supplice l'objet des plus longues
et des plus sérieuses combinaisons .
Lorsque Lovat se crut en état d'offrir aux yeux du public.
ce spectacle édifiant , il se lança par sa fenêtre à l'aide d'une
machine armée de poulies et de contre-poids; il était suspendu
dans un filet , à peu près comme la nacelle d'un
aérostat. On courut à son secours , et malgré ses supplications
, on le détacha de sa croix. Il fut porté à l'hôpital , et
de là à Santo-Servolo , hospice destiné spécialement aux
aliénés ; et , chose presqu'aussi incroyable que le reste de
cette aventure , il y vécut encore près de dix mois .
Le docteur César Ruggieri , professeur de chirurgie à
Venise , a écrit lui-même la relation des faits qu'il tenait
de la bouche même de Lovat ; et il n'a pas négligé d'observer
que, son fanatisme religieux à part, cet homme jouissait
de toute la plénitude de son bon sens .
Voici une seconde anecdote qui révèle également de
quelles étranges impressions le cerveau humain est susceptible
: elle n'est pas moins bien attestée que la première.
Il y avait , en 1703 , garnison prussienne à Liège . Un
caporal du régiment du prince Albert de Brandebourg ,
tourmenté par les remords d'un crime secret qu'il avait
commis dans sa jeunesse , prit la résolution d'expier son
forfait par les tourmens d'un supplice volontaire . En conséquence
il pria son camarade de lit de le couper tout vif
par morceaux. Celui-ci se refusa d'abord avec horreur à
cette affreuse proposition ; mais sur les instances réitérées
du_caporal , il lui promit enfin de remplir ses voeux.
,
Le 17 mars , au soir , le caporal va trouver le charpentier
du régiment et lui demande une hache , au nom de son
capitaine : on la lui donne , et il revient à son logement. Il
étend une couverture sur le plancher , et dresse un billoť
qu'il va prendre dans une cuisine . Ces dispositions faites ,
il appelle son camarade se déshabille , fait sa prière à
haute voix , puis pose tranquillement sa main droite sur le
billot. Un coup de hache la lui abat ; un second fait tomber.
le bras tout entier ; la main et le bras gauche sont traités
de même ; le pied droit et la jambe droite sont coupés
immédiatement après . Le malheureux n'avait pas encore
poussé un seul cri, un seul gémissement .
44 MERCURE DE FRANCE ,
Mais il ne pouvait plus se mouvoir, pour poserlui-même
sonpied gauche sur le billot ; il pria son camarade , ou
son bourreau , de lui rendre ce service , en le conjurant de
hâter l'exécution , parce qu'il sentait que sa mort s'approchait
, et qu'il lui serait extrêmement doux de pouvoir
achever son expiation pendant qu'il lui restait encore de
la vie et du sentiment. Tout à coup une blanchisseuse
du régiment entra dans la chambre que ces deux hommes
n'avaient seulement pas pris la précaution de fermer. A la
vue des membres épars et du sang qui ruisselle , cette
femme jette des cris affreux. Des soldats montent : l'exécuteur
leur expose le fait ; ses camarades trouvent le castrès-
embarrassant , et lui conseillent , au reste , de prendre
la fuite la plus prompte. Le malheureux , presqu'aussi
insensé que sa victime , répond qu'il n'a rien fait qu'accomplir
les plus vifs désirs de son ami , etil se laisse arrêter
sans faire paraître la moindre inquiétude.
Le conseil de guerre s'assemble : l'accusé produisit en
sa faveur le témoignage de la blanchisseuse , qui déposa
éffectivement que l'infortuné caporal , avant d'expirer , lui
avait protesté qu'il mourait content et joyeux dans ce supplice
volontaire , pour l'acquit de sa conscience . Le conseil
de guerre , pour toute grâce , commua la peine ; au lieu
d'être rompu vif, le coupable fut décapité.
Toutes les histoires contenues dans ce Recueil ne sont
pas aussi tragiques ; mais celles qui le sont le moins ne
prouvent encore que trop la vérité de l'épigraphe de l'auteur
:
O vanas hominum mentes ! ô pectora cæca !
L. S.
LITTÉRATURE ANGLAISE.
LESAnglais ont comme nous trois espèces de Journaux :
les uns sont spécialement et uniquement consacrés à la
politique ; les autres à la littérature , et les troisièmes aux
sciences et aux arts . Des personnes fort éloignées par goût
et par caractère de cette honteuse anglomanie contre laquelle
on ne peut s'élever avec trop d'amertume , ont cependant
observé comme un point de fait dont il est facile
de se convaincre que depuis quelques années les Journaux
littéraires anglais sont mieux faits que les nôtres .
L'un d'eux , l'Edinburg Review , me semble avoir très-
,
SEPTEMBRE 1809 . 45
judicieusement assigné la cause de cette supériorité dont
les Anglais eux-mêmes se vantent comme d'une chose
nouvelle .
« La critique littéraire (y est-il dit ) dont les Français
>> nous ont offert les premiers et les meilleurs modèles , à
> perdu toute espèce d'autorité dans son pays natal , depuis
> que les Journaux quotidiens en ont envahi le privilége.
» Réduit à quelques lignes d'un feuilleton pour rendre
> compte de l'ouvrage le plus important , pressé par le
> tems , par l'espace , par l'esprit de parti (qui s'est réfugié
> dans la littérature ) , le Journaliste , dispensé de toute
> analyse , de toutes citations , se borne à porterun jugede
l'auteur ou " ment qu'on
» sur le titre de l'ouvrage . »
'on a prévu d'avance sur lenom
Les ouvrages périodiques consacrés aux sciences et à la
littérature , ne paraissent en Angleterre que tous les mois .
On n'y rend compte , pour l'ordinaire , que des livres qui
se recommandent à l'estime publique par un mérite quelconque.
L'étendue accordée à chaque article permet de
faire connaître un ouvrage dans toutes ses parties , de
l'exposer sous toutes ses faces et d'en extraire des fragmens
assez considérables pour motiver le jugement que l'on croit
devoir en porter. Les Revues anglaises se distinguent
encore par un grand nombre d'articles originaux sur divers
points d'histoire , de littérature et de morale, queles écrivains
les plus distingués s'empressent d'y faire insérer, à l'exemple
de Swift , de Prior et d'Adisson. Plusieurs de ces articles.
sont traduits ou imités du français ; mais c'est un aveu dont
les écrivains anglais ont coutume de se dispenser. Usant
avec eux de la même liberté , mais non de la même réticence
, nous avons recueilli dans leurs Journaux quelques
fragmens littéraires , que nous nous proposons de mettre
successivement sous les yeux de nos lecteurs , en nous
permettant néanmoins de rectifier , d'étendre ou d'abréger
le texte original toutes les fois que nous croirons pouvoir
le faire avec avantage. Le suivant offre un aperçu rapide
qui n'est pas sans intérêt.
Bibliothèques .
La passion pour ces vastes dépôts de livres , que l'on
peut regarder comme les archives de l'esprit humain , est
né chez tous les peuples en même tems que l'amour des
lettres . La première Bibliothèque publique , fondée en
Egypte , y fût placée sous la garde des Dieux , dont les
46 1 MERCURE DE FRANCE ,
:
statues ornaient ce temple , consacré tout à la fois à la religion
et à la littérature . Sur le frontispice on lisait cette
inscription aussi connue qu'elle mérite de l'être : Animi
pabulum ( nourriture de l'âme ) .
** Les Ptoloméés fondèrent la fameuse Bibliothèque d'Alexandrie
, que Démétrius de Phalère enrichit d'une immense
collection de livres rassemblés à grands frais et
avec choix , chez toutes les nations du monde.
de
On assure qu'un des Ptolomées (Ptolomée Évergète ) ,
refusa aux Athéniens pressés par la famine un secours
grains qu'ils sollicitaient , jusqu'à ce qu'ils lui eussent livré
les manuscrits originaux des OEuvres d'Eschiles , de Sophocle
et d'Euripide , dont il leur fit délivrer des copies authentiques.
C'est à Pisistrate , tyran d'Athènes que Valère-Maxime
fait honneur de l'établissement de la première Bibliothèque
publique chez les Grecs ;et Cicéron assure que c'est à ce
même Pisistrate que nous avons l'obligation d'avoir rassemblé
en un corps d'ouvrage les OEuvres d'Homère .
Les Romains , après six siècles de conquêtes , se trouvèrent
enpossession de la plus grande partie des richesses littéraires
des nations qu'ils avaient soumises . Paul-Emile , après
la défaite de Persée , roi de Macédoine , rapporta à Rome une
quantité considérable de manuscrits grecs, dont il fit hommage
au peuple romain: Sylla suivit son exemple ; après
le siège d'Athènes il enleva du temple d'Apollon la précieuse
collection de livres qu'il contenait. Transportée à
Rome elle y servit à l'établissement de la première Bibliothèque
publique . Le don d'une Bibliothèque était chez les
Romains la plus honorable récompense qu'un citoyen pût
recevoir : aussi le sénat , voulant donner à la famille de
Régulus le plus haut témoignage d'estime et de reconnaissance
, la mit en possession de tous les livres que l'on trouva
dans Carthage lorsque Scipion s'en fut rendu maître .
:
L'histoire nous a conservé les noms illustres de quelques
Romains qui se signalèrent par le choix et la magnificence
de leurs Bibliothèques . Asinius Pollio , Crassus , César ,
Cicéron , Lucullus , à tant d'autres titres à la renommée ,
voulurent joindre celui d'amis , de protecteurs des lettres
ce dernier , dit Plutarque , possédait une Bibliothèque
superbe , dont les galeries , les cabinets et les jardins étaient
ouverts à tous ceux qui se présentaient . Jules-César, à qui
cette riche succession était échue, se proposait d'en faire un
monument national; et déjà même avait choisi le savant
SEPTEMBRE 1809 . 47
Varro pour mettre à la tête de cet établissement public ,
lorsque les poignards de Brutus et de ses adhérens , en arrachant
la vie à ce grand homme , firent évanouir ce noble
projet.
Les Empereurs en donnant leur nom aux Bibliothèques
qu'ils fondèrent crurent avec raison en augmenter la splendeur.
Auguste compléta la magnificence d'un de ces
monumens appelés Thermes , où l'art et la nature avaient
rassemblé toutes leurs richesses , en y ajoutant une bibliothèque
qu'il appela du nom de sa soeur Octavie. Les successeurs
d'Auguste se montrèrent jaloux du même honneur ;
et Tibère , l'odieux Tibère lui-même , fonda une Bibliothèque
impériale , principalement composée d'ouvrages
politiques , dans laquelle il rassembla les archives de
l'Empire : Trajan la réunit à la bibliothèque Ulpiane ,
appelée ainsi dunomde famille de ceprince.
Le P. Tiraboschi , dans son Histoire de la Littérature
italienne, affirme que la première Bibliothèque publique
en Italie , fut fondée vers l'an 1420 par Nicholas Niccoli, fils
d'un simple marchand et marchand lui-même dans sa jeunesse
, lequel immédiatement après la mort de son père ,
quitta les affaires pour l'étude, et consacra sa fortune entière
aux progrès des lettres . En mourant il légua sa Bibliothèque
à ses concitoyens ; mais ses biens ne suffisant pas à l'acquit
de ses dettes , cette donation eût été infructueuse , si l'illustre
Cosme de Médicis n'en eût assuré l'effet. Le pape
Nicolas V jeta les fondemens de la Bibliothèque du Vaticau
. Celle de Venise est due à l'amour du cardinal Bessarion
pour sa patrie , et l'inestimable Bibliothèque d'Oxford
estun monument éternel de la munificence de sir Thomas
Bodley.
Lapassion pour les livres et l'étude a sur toutes les autres
l'avantage qu'elle se suffit à elle-même , qu'elle s'acroît par
l'habitude et s'enrichit en quelque sorte de toutes les pertes
que l'âge nous fait éprouver. Combien d'exemples de l'en- quera
thousiasme où cette passion peut s'élever ! Sans remonter
jusqu'au tems de Cicéron , dont tout le monde connaît la
fameuse oraison pour le poëte Archias ; nous citerons
Richard de Bury , évêque de Durham , chancelier d'Angleterre
en 1341 , dont l'amour pour ses livres était tel qu'il
composa sur ce sujet un ouvrage intitulé Philobiblion , que
l'on admire encore aujourd'hui comme un tribut honorable
payé aux lettres dans un siècle non lettré . Henri Rantzau ,
gentilhomme danois , fondateur de la grande Bibliothèque
48 MERCURE DE FRANCE ,
de Copenhague , a consigné dans ces vers charmans la preuve
de son goût pour les livres , et des avantages qu'ilsut en
tirer.
Salvete , aureoli mei libelli ;.
Meæ deliciæ , mei lepores ,
Quàm vos sæpe oculisjuvat videre
Et tritos manibus tenere nostris ,
Tot vos eximii , tot eruditi ,
Prisci lumina sæculi et recentis ,
Confecere viri , suasque vobis
Ausi credere lucubrationes ;
Et sperare decus perenne scriptis ;
Neque hæc irrita spes fefellit illos .
(Cette faible traduction peut en donner une idée à ceux
de nos lecteurs à qui la langue latine n'est point familière . )
Salut à mes livres chéris १
Mes délices et ma richesse !
De vous seuls toujours plus épris ,
Je vous revois avec ivresse :
C'est à vos feuillets généreux
Que tant de grands esprits , de sages
(Lumières des premiers âges )
Ont confié leurs noms fameux :
Fidèles aux voeux de la gloire
Vous assurez à leur mémoire
Des respects immortels comme eux.
La ville d'Augsbourg a consacré par un monument
public sa reconnaissance envers Ulric Fuggers , qui lui légua
sa richeBibliothèque. Le célèbre Wolff, qui mit à contribution
les richesses qu'elle renfermait , en a fait en vers grecs
une description plus pompeuse qu'élégante , dans laquelle
il compare cette Bibliothèque à un ciel littéraire , où l'on
compte autant de livres que d'étoiles au firmament.
( La Bibliothèque impériale de France est sans aucune
comparaison la plus riche et la plus magnifique qui ait
jamais existé ; le plus léger aperçu de son histoire nous
'entraînerait beaucoup au-delà des bornes où nous sommes
forces de nous restreindre , et n'apprendrait rien à des lecteurs
français qui peuvent consulter à ce sujet l'excellent
article de Diderot , inséré dans l'Encyclopédie : il suffira de
dire que cetteBibliothèque immense se compose aujourd'hui
de
SEPTEMBRE 1809 .
DE LA SE
de plus de 300 mille volumes , de 90,000 manuscrits
85,000 médailles , de 1,500,000 estampes , et de 7,000
néalogies . )
JOUY.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS .
Un mélodrame froidement accueilli à l'Ambigu- Comique,
une petite comédie écoutée avec beaucoup de patience au
Vaudeville , le retour de Talma à Paris , la rentrée de
Mme Branchu au Grand- Opéra , celle de Mme Duret à
l'Opéra- Comique , le début de deux actrices aux Français
et deMe Landier à Faydeau ; voilà à peu près ce qui compose
nos nouveautés dramatiques .
Le mélodrame a pour titre , l'Enlèvement ou Léonore de
Wolmar. Cette Léonore est une jeune et belle Espagnolę
promise à un comte Léon , qu'elle aime beaucoup . Son
père est un homme depuis long-tems retiré de la cour et
vivant dans ses terres en philosophe . Un duc de Floresca ,
gouverneur de Tolède , entend vanter la beauté de Léonore
et forme aussitôt le projet d'en faire une duchesse , gouvernante
de Tolède ; mais le père et la fille refusent obstinément
d'entrer dans ses vues . Que faire dans ce cas ? se
consoler et chercher une autre femme . C'est assez l'avis de
Floresca; mais les grands ont toujours auprès d'eux quelques
conseillers pervers pour dénaturer leurs bonnes intentions
et les porter au mal. Un vil flatteur , nommé Don
Pèdre , témoin des chagrins de son maître , parvient à lui
persuader que Léonore n'aime point Léon , que c'est une
victime sacrifiée aux caprices de son père ; qu'elle será
charmée d'être enlevée . Floresca saisit cette idée avec empressement
et charge son cher Don Pedre de tous les détails
du rapt. L'entreprise réussit à souhait ; mais Volmaret
Léon accourent et réclament , l'un sa fille , l'autre son
amante . Floresca reconnaît bientôt qu'on l'a trompé ; et
comme il a le coeur naturellement droit et l'âme bonne , il
rend Léonore à sa famille et chasse Don Pedre , en se rappelant
ces vers de Racine :
Détestables flatteurs , présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste .
L'auteur de cet ouvrage mérite de justes reproches . Il a
négligé ou méconnu les beautés principales et les premiers
ressorts du genre : point de ballets , point de combats ,
D
5.
cen
50 MERCURE DE FRANCE ,
point de marches militaires , nulle pompe dans le spectacle
, nul jeu de machines et de décorations ; rien enfin de
ce qui fait la gloire et l'appui du mélodrame. Aussi l'auditoire
lui a-t-il donné une bonne leçon en lui témoignant
beaucoup d'indifférence .
-La pièce du Vaudeville a pour titre , Madame de
Mazarin chez Saint-Evremond; car depuis quelque tems ,
toutes les pièces de ce genre se passent en visites que se
rendent très -régulièrementles personnages les plus célèbres
des deux derniers siècles . L'auteur de cet ouvrage est un
jeune homme qui paraît encore fort novice. Ses acteurs
pensent peu et parlent beaucoup ; son Saint-Evremond a
tous les travers des mauvais poëtes ; il se loue lui-même avec
une complaisance admirable ; il ne tourne pas un couplet
sans parler de la gloire qui l'attend et de l'admiration que
la postérité lui réserve . Malheureusement ses couplets sont
très-mauvais , et sa prose ne vaut pas mieux que ses vers .
Ce n'est pas là le Saint-Evremond que nous connaissons .
Après lui le personnage principal est un jeune secrétaire
qui convoite ardemment la main d'une jolie personne que
Mme de Mazarin a élevée . L'auteur lui a donné pour concurrent
un vieil usurier hollandais qui prête de l'argent à
Mme de Mazarin , et s'enrichit à force de friponneries . Le
secrétaire l'épie , le surprend en flagrant délit , le démasque
en présence de la duchesse , et parvient à obtenir la main
de sa belle Sophie. Tout cela se passe dans le cabinet de
Saint-Evremond : et voilà ce qui justifie le titre de la pièce ;
mais il n'est pas si aisé de justifier l'auteur. Nulle connaissance
de l'aarrtt ,, des scènes isoléeset décousues , nul esprit
dans le dialogue , nul sel dans les couplets , nul intérêt dans
les situations ; c'est une composition souverainement froide
et ennuyeuse .
:
-La rentrée de Talma et celle de Mme Branchu ontproduit
tout l'effet qu'on en devait attendre . La salle était pleine à
l'Opéra et aux Français . Les deux virtuoses ont été accueillis
au bruit des plus vives acclamations . Talma a joué le rôle de
Manlius; c'est un de ceux où ses talens se déploient avec
plus de profondeur et d'énergie. Il ne laisse rien à désirer
dans la scène de la lettre ; sa démarche , ses traits , sa voix ,
tout est admirable . Il paraît difficile de porter plus loin l'art
de l'imitation . Le mérite et la réputation de cet acteur s'accroissent
tous les jours . Il a courageusement réformé les défauts
de sa déclamation; il a donné à son jeu plus de justesse
et de régularité , à son style plus de mesure et de
SEPTEMBRE 1809. 51
dignité ; il s'est attaché à suivre plus fidèlement les mouvemens
de la période poétique ; il a su enfin réprimer la
fougue d'une imagination ardente et impétueuse , et régler
son jeu sur les lois du goût.
-Mm Branchu est la première cantatrice de notre Opéra .
Elle réunit à un raredegré le talent musical et le talentdramatique
; elle surprend, étonne et ravit par les beaux effets
de sa voix elle frappe , touche , attendrit par la vérité de
sonjeu , la chaleur etl'énergie de son âme. C'est le plus beau
présent que le Conservatoire ait fait à l'Académie impériale
de Musique. Le soin de sa santé la tenait depuis quelque
tems éloignée du théâtre. Elle y a reparu dans le rôle de
Didon; et jamais elle ne s'est montrée plus grande cantatrice
et plus habile actrice .
-Mm Duret n'a pas eu un auditoire aussi nombreux que
Talma et Mme Branchu; car la pièce dans laquelle elle a
reparu (les Femmes vengées ) n'est que d'un médiocre
intérêt : mais elle a charmé tous ceux qui l'ont entendu.
Nulle voix n'est plus fraîche , plus pure , plus capable
de tous les développemens de l'art musical. Sa méthode
annonce la meilleure école. Elle est , comme Mme Branchu,
élève de notre Orphée moderne , c'est-à- dire de M. Garat .
-
Les deux débutantes du Théâtre français sont d'un
genre fort différent : l'une se destine aux fonctions de
soubrette , et paraît appelée à s'y faire une brillante réputation
. Elle est élève de Michot , l'acteur le plus franc ,
le plus gai , le plus naturel de notre théâtre. La nature
l'a douée de ses dons les plus précieux. Elle est jolie et
bien faite ; sa voix a de l'étendue et du charme . Sa figure
est pleine d'expression ; son jeu spirituel et animé . Elle
a débuté dans le rôle de Dorine du Tartuffe : c'est un
des plus difficiles de son emploi ; mais ces difficultés ont
disparu devant son talent facile et agréable. On peut lui reprocher
quelques imitations trop exactes de Mlle de Vienne,
et des effets de voix qui tendent à en altérer la belle qualité ;
d'ailleurs elle a fait le plus grand plaisir. Elle se nomme
Mlle d'Artaux.
La nouvelle tragédienne s'appelle Mlle Fontanier. Elle
se présente pour l'emploi de Mille Georges dont l'évasion
laisse une place vacante ; mais elle n'est pas riche d'autant
de charmes . Elle est assez grande , d'une taille déliée ,
d'une figure douée d'intelligence et d'esprit ; elle a fait
preuve de talent dans plusieurs passages du rôle d'Hermione
de la tragédie d'Andromaque , et sur-tout dans la
Da
52 MERCURE DE FRANCE ,
belle scène de l'ironie . D'ailleurs sa voix est faible et ses
moyens physiques ne paraissent pas répondre à l'étendue
de ses moyens intellectuels. On assure qu'elle a reçu une
éducation très-soignée , et qu'elle n'est pas même étrangère
aux beautés de la langue de Virgile et d'Ovide . Ces avantages
sont précieux pour son art , mais ils ne suffisent pas .
Il faut attendre un second début pour la juger. Car la justice
oblige de dire qu'une extrême frayeur lui a dérobé une
partie de ses facultés , et que la consternation semblait
empreinte dans toute sa personne.
-Mu Landier qui a débuté à l'Opéra-Comique est aussi
très-timide ; c'est même la défiance de ses propres forces
qui l'a déterminée à reculer l'époque où elle se proposait
de faire le premier essai de ses talens . Elle est grande , bien
'faite et belle , et avec un peu plus d'embonpoint on ponrrait
la regarder comme une beauté parfaite . Sa voix dont la
qualité est brillante et agréable , a beaucoup d'étendue
de flexibilité et de légèreté. Sa méthode annonce du goût ,
une étude sage et raisonnée ; mais son jeu est presque nul.
Elle a paru successivement dans les rôles de Kesy du Calife
de Bagdad , et d'Armentine dans Une Folie.
,
-L'aéronaute Garnerin était parti de Tivoli le 19 de ce
moins à dix heures du soir; le lendemain matin, il était
deseendu à quelques lienes d'Aix - la- Chapelle , bien
éveillé et bien portant. Un prétendu professeur de mathématiques
nommé Schnimack a trouvé plaisant de le
faire mourir d'apoplexie , et de sa propre autorité l'a déclaré
frappé d'un coup de sang , et si bien asphyxié qu'il ne restait
plus qu'à le faire passer du séjour des cieux dans celui
des enfers . Sa lettre insérée dans les journaux a produit
tout l'effet qu'on en attendait. Garnerin a été réputé mort ;
et la justice a procédé , dit-on , à l'apposition des scellés
chezlui ; il s'est même trouvé un panegiriste tout prêt pour
faire son oraison funèbre dans un de nos journaux. On a
vanté son génie et pleuré son désastre; lorsque tout à coup
Garnerin est sorti de sa tombe et s'est montré glorieux au
peuple d'Aix-la-Chapelle . On apprend même que pour
satisfaire la curiosité publique , il se fait voir lui et son
ballonpour la modique rétribution de 17 sols......
Biendes personnes ne savent peut être pas qu'il existe
à Paris une académie celtique , comme il existe un dépôt
de moutarde celtique . Cette académie fondée il ya à peu
près deux années , se charge de nous entretenir , instruire
et informer de tout ce qui concerne nos bons aieux les
- SEPTEMBRE 1809 . 53
Gaulois , de leurs moeurs , de leurs usages , des monumens
qui intéressent leur histoire. Elle publie ses Mémoires par
numéros qui paraissent tous les mois. Nous lui devons déjà
un grand nombre de savantes dissertations sur plusieurs
points très-importans , tels , par exemple , que les oeufs de
Pâques ,les poissons d'avril , le mardi-gras et le dimanche
des brandons ; elle s'est aussi chargée de nétoyer , éclaircir,
débrouiller notre calendrier et d'en dénicher tous les saints
qui s'y sont glissés sans titres et autorisation suffisante .
Nous savons aujourd'hui , grâces à ses doctes recherches ,
que Bacchus et S. Hubert në font qu'un même saint ; que
S. Michel, S. Georges , S. Romain, S. Marcel et S. Clément
nous représentent évidemment Persée et le cheval Pégase ;
que Ste Marguerite n'est elle-même que la déesse Proserpine
ou Médée déguisée sous un nom plus aimable , pour
surprendre et tromper la foi des gens crédules . La preuve
de ce fait est évidente : d'abord on représente cette sainte
les pieds appuyés sur un dragon; or, le nomde Proserpine
dérive incontestablement de deux mots latins præ serpens
, qui veut dire devant , avant ou sur le serpent : donc
Ste Marguerite est Proserpine. D'ailleurs les astronomes
en braquant leurs lorgnettes sur la couronne boréale , ont
remarqué dans cette constellation une étoile qu'on appelle
Margarita; donc Ste Marguerite a quelque chose de
commun avec cette étoile . Mais la couronne boréale s'unit
an signe de la Vierge et ce signe précède le Serpent ; donc
voilà encore le præ serpens , la Proserpine des anciens , la
Marguerite des modernes .
,
,
Quant à Médée , la chose n'est pas moins démontrée :
tout le monde ne sait-il pas que le char de cette illustre
magicienne était traîné par des dragons ou serpens. Or
toute personne qui se fait traîner dans un char , est incontestablement
au-dessus de ses coursiers; donc on peut dire
de Médée , qu'elle est præ-serpens , avant les serpens , audessus
des serpens ; donc elle est Proserpine ; donc Ste
Marguerite ressemble à Proserpine , ressemble à Médée
ressemble à une sorcière . L'argument est infaillible. Voilà
ce que les doctes membres de l'académie celtique nous
ont appris dans les premiers numéros de leurs mémoires.
Mais le tome troisième qui vient de paraître, n'est pas moins
instructif. Un des savans académiciens , en lisant l'histoire
de Charlemagne , a remarqué que ce prince avait détruit ,
renversé , proscrit le culte et les autels d'une divinité
saxonne qu'on nommait Magada , et dont la ville deMag
54 MERCURE DE FRANCE ,
debourg atiré son nom. L'analogie des mots l'a frápé. Il en a
vu une évidente entre Magada et Magdalena (Ste Madelaine)
, puisqu'en retranchant un a après leg , et en ajoujoutant
lena après l'a , on fait indubitablement deMagada
Magdalena. D'un autre côté Magad en langue saxo nne
signifie Vierge et Maegdlein en allemand signifie jeune
fille , ce qui se rapproche beaucoup de vierge; mais entre
Maegdlein etMadelaine , quel est l'oeil voilé , louche , obtus,
qui ne découvre pas la ressemblance parfaite ; il est donc
incontestable que la déesse chassée de son temple par
Charlemagne, était St Madelaine, ou plutôt que Ste Madelaine
fêtée dans nos calendriers , est la vierge Magada
chômée par les Saxons . Il est vrai que Marie-Madelaine
ne passe pas dans l'évangile pour un modèle de vertu ,
qu'elle est même plus célèbre pour ses péchés et le pardon
qu'elle eut le bonheur d'obtenir , que pour son innocence
virginale ; mais avant d'avoir été pécheresse , elle avait eu
cette précieuse innocence ; et cela ne suffit-il pas pour justifier
les savantes conjectures de l'auteur du Mémoire ?
Prions Dieu que l'académie celtique poursuive le cours de
ses recherches érudites. Que de belles choses elle est destinée
à nous apprendre !
SALGUES.
-Le TIVOLI de Paris , qui ne ressemble en rien à l' Udum
Tibur dont parle souvent Horace , est de tous les jardins de
ce genre , le seul où l'on donne encore des fêtes publiques .
Les autres sont redevenus ce qu'ils étaient autrefois . Du
Hameau de Chantilly on a fait un des palais du souverain;
Idalie s'est transformée en une Villa délicieuse , que M. de
Choiseuil embellit chaque jour de quelques fragmens antiques
de la Grèce ; Bagatelle, Mousseaux, Mon Plaisir ont
subi des changemens à peu près semblables . 4
D'où vient que de tantd'établissemens de cette espèce , il
n'en existe plus qu'un seul , et qui encore a beaucoup perdu
de son ancienne splendeur? S'il était permis dans un sujet
aussi frivole de rechercher une cause sérieuse , on la trouverait
dans le rétablissement de l'ordre social . A la suite
de nos troubles révolutionnaires , avant que les liens de la
société fussent entièrement resserrés , le besoin de se voir ,
de se rassembler, conduisait la foule dans ces lieux de réunion;
mais, à mesure que chacun dans sa classe, a pu trouver
des amis , a pu former et conserver des liaisons , les
réunions particulières ont recommencé , et les jardins pu
blics ont perdu insensiblement de leur attrait.
SEPTEMBRE 1809- 55
Aussi Tivoli , qui , ily a quelques années , était le rendezvous
de la meilleure compagnie , n'est plus guères fréquenté
que par des grisettes et des courtisannes. Toutefois
il existe encore dans le nombre des habitués , un mélange
assez bisarre . En divisant le jardin par compartimens , on
trouverait dans chaque un monde d'une espèce différente ..
Près de l'orchestre et dans le carré de la danse sont les marchandes
de modes , les ouvrières de tout genre parées de
leurs plus brillans atours ; les bons marchands de la rue
S' .-Denis, les habitans du Marais qui ont le courage d'abandonner
leur quartier une fois par semaine , et aussi les provinciaux
depuis peu arrivés à Paris , entourent le spectacle
d'Olivier ou se tiennent près des tréteaux pour voir Forioso
et sa troupe; enfin dans la grande allée (car il ne faut point
parler de ce qui se passe dans les bosquets écartés ) se promènent
ou sont assises les courtisannes et les femmes du
grand air qui daignent encore visiter Tivoli . Ce n'est qu'au
moment où le feu d'artifice paraît embraser l'atmosphère
que tout le monde se réunit dans le même lieu , ou bien
encore lorsque M. Garnerin s'élève dans un ballon pour
entreprendre ses rapides et dangereux voyages .
Mais que deviendront tant etde si magiques amusemens ,
si , comme on l'assuree,, Tivoli est vendu à une personne
d'un rang illustre , et si le public ne doit plus en avoir la
jouissance que pendant le reste de la belle saison . Le réunira-
t-on avec la même affluence dans tout autre lieu ? On
dit que les administrateurs de Tivoli donneront l'année
prochaine leurs fêtes au Port-à-Langlais (1) . Déjà ils ont
voulu éprouver leurs habitués. Lundi dernier , il y a eu
dans ce nouveau séjour une fête foraine très-brillante .
Tous les abonnés y ont été transportés aux frais de l'administration
dans le coche , dans des batelets et même dans
des voitures . Mais malgré cet excès de zèle et de générosité
on a trouvé la course un peu longue , leschemins mauvais,
et le jardin petit. Tivoli sera long-tems , malgré son aridité,
l'objet des regrets de tous ceux qui ont l'habitude de le
fréquenter depuis dix ans .
(1) Le Port-à-Langlais est un petit hameau sur le bord de la Seine
àdeux lieues environ de Paris , et un peu au- dessus d'Ivry . Son.
nom vient , à ce qu'on croit , de ce qu'il dépendait , il y a plusieurs .
siècles , du seigneur d'Ivry, lequel se nommait Langlois.
56 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
TROIS points principaux occupent sans relâche et sans
distraction l'attention publique , Altembourg , Anvers et
Madrid : on ne sait rien , absolument rien du premier : les
Anglais ne font rien pour qu'on reçoive du second des
nouvelles importantes , et ces mêmes Anglais se sont éloignés
du troisième avec plís de rapidité qu'ils ne s'en étaient
approchés . Ce peu de mots est toute la substance et le véritable
sommaire des détails que nous allons mettre sous les
yeux du lecteur .
L'armistice a été pour l'armée française le signal du repos
: réunie dans ses camps , elle s'y est délassée de ses
énormes fatigues , et a joui du fruit de ses victoires . Un
sort égal ne pouvait être réservé à l'armée autrichienne : à
peine garantie des entreprises de son ennemi , elle a dû
songer à réparer son désordre , à réunir ses másses défaites
et indisciplinées : elle a sur-tout souffert de l'incertitude
du cabinet , de l'indécision , et des divisions des généraux :
ses positions ont successivement été changées , et aux fatigues
de sa pénible et sanglante retraite , on a fait suivre
celles de sa réorganisation ; de Bohême en Hongrie , et de
Hongrie en Bohême , les mouvemens ont été continuels. Il
en est résulté ce qu'il était facile de prévoir , ion mécontentement
général , un découragement inexprimable , une grande
division entre les milicés et les troupes de ligne , des provocations
et des duels entre les officiers hongrois et ceux autrichiens
, une grande disette de vivres , et par conséquent
une énorme désertion d'hommes vénant au camp français
demander du repos et du pain.
La retraite de l'archiduc Charles , résultat si évident des
mécontentemens qu'il a essuyés , et de ceux qu'il a fait
éprouver aux autres en témoignant si hautement les siens ,
est aujourd'hui attribuée àl'état de sa santé. Les médecins,
disent quelques feuilles allemandes , ne répondent plus de
ses jours , s'il continuait à se livrer aux fatigues de la guerre,
11 est difficile de croire à cette version nouvelle ; et nous
voyons bien plus clairement la cause de cette retraite dans
l'état de l'armée que dans l'état de la santé de son chef. Lauimême
n'a-t-il pas, dans son ordre du jour, fait entrevoir ses
motifs de retraite : y parle-t-il d'autre chose que de l'afflie
SEPTEMBRE 1809. 57
tion profonde où Va jeté l'état des affaires . Quoi qu'il en
soit, ce prince est en ce moment retiré à Teschen auprès
du duc d'Albert .
L'archiduc Jean est chargé de l'énorme tâche que le gé
néralissime autrichien a jugé lui-même au-dessus de ses
forces . Il a concentré l'armée sur Prague , s'efforçant de
la grossir de tout ce que les levées antes en Bohême , par
les moyens les plus violens , peuvent lui donner d'hommes
arrachés à leurs foyers. Soldats , argent , fournitures , travaux,
le gouvernement autrichien exige tout avec une excessive
rigueur. La Bohême affamée , ruinée par le séjour de
ses propres défenseurs , offre le spectacle le plus déplorable;
l'avenir le plus sinistre se présente à ses yeux on
n'a rien pu lui cacher des désastres de Wagram; les effets
en ont paru tout entiers à ses yeux , et ont porté dans toutes
les âmes le désespoir et le découragement : la misère et la
disette font le reste. La Hongrie n'a point répondu aux
appels fréquens faits à sa noblesse ; une levée ordonnée en
Transylvanie ne laisse espérer ses secours que dans quelquesmois.
Cependant dans tous les camps français , dans la capitale
de l'Autriche rendue à la tranquillité, à la sécurité , abondammentpourvuede
vivres, où le commerce a repris de l'activité,
où la domination française a rétabli en partie le crédit ,
dans toutes les autres villes de la monarchie occupées par
levainqueur , c'est-à -dire , à Lintz , à Gratz , à Klagenfurth,
à Laybach , à Saltzbourg , à Trieste , à Bremen , à Cracovie ,
à Lemberg , à Raab , à Edembourg , à Presbourg , comme
dans tous les Etats de la Confédération du Rhin , comme
dans toutes les villes de France , la fête de l'Empereur des
Français a été célébrée avec une solemnité digne de son
objet . Les Français saluaient dans leurs hommages leur
Souverain et leur appui, les soldats leur chef ceint de tant
de couronnes immortelles , les rois confédérés leur puissant
allié, les troupes rhénhaanneess celui qui combattu seul à leur
tête , a cru à leur fidélité , a récompensé leur courage ; enfin,
l'Allemagne entière le protecteur de son indépendance
et le défenseur de ses droits contre l'ancienne tyrannię de la
maison d'Autriche .
a
Le Monarque a répondu à cet élan de la reconnaissance
parde nouveaux bienfaits .Après avoir élevé à d'éminentes,
dignités ceux dont les services dans le cabinet et dans les,
camps ont été si éminens et si utiles , sa sollicitude s'est
58 MERCURE DE FRANCE ,
étendue sur les victimes de la guerre . Voici les termes de
l'acte dû à la munificence impériale :
« Tous généraux , officiers et soldats , de quelque arme
qu'ils soient , qui , aux batailles de Tann. , d'Abensberg ,
d'Eckmühl , de Ratisbonne , d'Essling et deWagram , auraient
perdu un membre , et seraient vivans aujourdhui 15
août, seront compris de la manière suivante dans les classes
des dotations accordées par S. M. pour récompense des services
qui lui ont été rendus ; savoir :
>>Les lieutenans , sous -lieutenans , sergens et soldats , dans
la sixième classe , 500 francs de rente ;
>>Les capitaines et chefs de bataillon ou d'escadrón, dans
la cinquième classe , 2,000fr. de rente ,
>>Et les généraux , colonels et majors , dans la quatrième
classe , 4,000 fr .;
Les enfans que S. M. a adoptés , en conséquence de son
décret du 16 frimaire an 14 , seront portés; savoir :
>>Ceux dont les pères morts étaient soldats , dans la
sixième classe; et ceux dont les pères morts étaient officiers,
dans la cinquième classe.
» S. M. , voulant traiter favorablement les familles des généraux
, officiers et soldats morts sur le champ de bataille
dans la présente guerre , a autorisé son conseildu sceau des
titres à lui proposer pour ceux qui n'auraient pas laissé
d'enfans mâles , la transmission des titres et dotations qui
leur auraient été accordés de leur vivant , au premier male.
né de leur fille aînée , et s'ils n'avaient pas laissé de fille , au
premier fils né de leurs frères et actuellement existans .
>>MM. les chefs d'état-major s'empresseront de faire dresser
des états sur lesquels seront inscrits les noms , prénoms ,
âges , grades , lieu de naissance des militaires désignés cidessus.
Ces états seront visés par les inspecteurs aux revues
. "
Un autre acte a suivi de près celui que l'on vient de lire ;
il est dicté par le même sentiment , c'est encore un témoignage
de satisfaction et de gratitude : cet acte attestera aux
races futures quelle fut la conduite généreuse et fidèle de la
Nation pendant les dernières guerres qu'elle a soutenues; it
anticipe en quelque sorte surle même témoignage que les
circonstances actuelles ne pourront manquer de mériter. II
est déjà la récompense des belles actions qu'il fera naître :
c'est le propre de tout ce qui parle noblement à l'imagination
des peuples chez qui le sentiment de l'honneur et de la gloire
SEPTEMBRE 1809 . 59
est le premier des besoins et le plus impérieux des devoirs ;
voici cet acte :
NAPOLÉON , empereur des Français , roi d'Italie , protecteur
de la confédération du Rhin ;
Voulant constater , par un monument durable , la satisfaction
que nous avons éprouvée de la conduite de notre
Grande-Armée et de nos peuples pendant les campagnes
de Jéna et de la Vistule , nous avons décrété et décrétons
ce qui suit :
Art . Ir. Il sera élevé sur le terre-plein du Pont-Neuf un
obélisque en granit de Cherbourg de 180 pieds d'élévation ,
avec cette, inscription : L'Empereur Napoléon au Peuple
Français .
II . Sur les différens côtés de cet obélisque seront représentés
tous les faits qui ont honoré la France pendant ces
denx campagnes .
III . Notre directeur-général des Musées sera chargé de
l'exécution de ce monument , et notre ministre de l'intérieur
nous en présentera les projet et devis avant le 1er janvier
1810 , et les travaux devront en être terminés en 1814
pour tout délai.
IV. Les frais de ce monument seront affectés sur des
fonds spéciaux et particuliers .
Ainsi , sur la place même où jadis les citoyens venaient
honorer la mémoire et saluer la statue de notre Henri
(pour nous servir de la belle épithète consacrée dans un
des bulletins de la Grande-Armée) , il s'élèvera un monument
où le nom de Napoléon reconnaissant se trouvera
joint à celui du Peuple Français victorieux et fidèle. Ainsi ,
dans les fastes d'une nation puissante et généreuse , les
souvenirs glorieux se succèdent sans s'effacer , et s'ennoblissent
en se rapprochant.
A Madrid aussi la fête de l'Empereur a été célébrée
d'une manière bien brillante , et signalée par une circonstance
bien glorieuse . Le roi Joseph, de retour des champs
de bataille de Talavera et d'Almonacid , est descendu de
cheval pourmonter aux marches de l'autel , et pour rendre
´au Dieu des armées de solemnelles actions de grâces ! ainsi
ont été célébrées à la fois par un heureux et digne rapprochement
, et la naissance de S. M. , et les victoires qui ont
sauvé la capitale de l'Espagne de l'attaque combinée de
toutes les forces ennemies . La contenance de Madrid pendant
ces grands événemens a été ferme et calme : les
plus sages mesures de précaution avaient été prises ; elles
60 MERCURE DE FRANCE ,
1
ont été rendues inutiles par le bon esprit des habitans , au
milieu desquels le roi et sa garde sont rentrés suivis d'un
nombre immense de prisonniers anglais recommandés par
le marquis de Welesley à la générosité française . Voici les
dernières notes officielles publiées sur les brillans résultats
de la marche du roi hors de sa capitale .
,
*Pendant que les Anglais , après avoir laissé leurs alliésexposés
à toutes les conséquences d'une poursuite , se mettaient
à l'abri des événemens , les Espagnols crurent pouvoir
couvrir leur retraite en prenant poste au pont de l'Arzobispo
; le cinquième corps a passé le Tage , partie au gué,
partie sur le pont, a tout culbuté , et s'est emparé de 30
pièces de canon , avec leurs caissons ; le maréchal duc de
Trévise , après avoir vu fuir devant lui l'armée ennemie
s'est contenté de la faire suivre , et a envoyé après elle des
partis qui ramènent à chaque instant des traînards , des déserteurs
, des prisonniers .Des déserteurs hanovriens avaient
laissé , le 8 , l'armée anglaise à dix lieues du Portugal , se
retirant sur Badajoz. Cette armée laissait partout des bagages
, de l'artillerie et des malades , et le bruit généralement
répandu , était qu'elle se hâtait de retourner à Lisbonne
pour s'y embarquer. En attendant , elle pillait tout
sur son passage , et les paysans irrités ne manquaientpas
demassacrer tous ceux qui tombaient entre leurs mains .
e
Pendant que ces événemens se passaient sur les rives
du Tage, le 4º corps , revenu à Tolède , avait débouché le
mêmejour par le pont de cette ville , tandis que la division
Milhaud forçait le même jour le passage du gué à Anoverdel-
Tajo , qui était défendu par 6 bataillons et 6 escadrons
ennemis ; la cavalerie ennemie fut culbutée , et l'infanterie
sabrée. Le 10 , les troupes du 4º corps et la réserve se
réunirent à Dambroca; le général Venegas réunit le même
jour son armée , forte de 30,000 hommes , à Almonacid .
Le 11 , le roi ordonna d'attaquer cette armée. Trois heures
de combat ont suffi pour la chasser d'une forte position , la
mettre en déroute complète , lui prendre la plus grande
partie de son artillerie , et lui faire éprouver les plus fortes
pertes ; 4000 morts sont restés sur le champ de bataille , et
on en a pris environ 4000 ; 35 bouches à feu, 100 caissons ,
200voitures sont tombés en notre pouvoir. Plusieurs drapeaux
sont au nombre de nos trophées, et un nombre infini
de blessés augmentent encore la perte de l'ennemi , qui ,
ne pouvant se réunir , s'est enfui dans une dispersion totale
partoutes les routes qui se sont présentées , et n'a plus offert
SEPTEMBRE 1809 .. 61
4
aux troupes envoyées à sa poursuite , que des fuyards épar
pillés , sans ordre , et privés de tous les moyens de faire la
plus petite résistance . "
Les Anglais devant l'Escaut , sont dans le même état , et
dans la même position, il n'en est pas de même d'Anvers
et des braves qui défendent cette place importante : tout est
changé pour eux: l'infatigable activité du prince de Ponte
Corvo a tout vu , tout ordonné ; des milliers de bras ont à
l'instant exécuté ses ordres : les Anglais en ont donné le
tems , et il est possible aujourd'hui d'assurer que leur attaque
soit sur terre , soit en remontant le fleuve , serait infructueuse
. On ne peut se rendre compte des motifs de leur
inaction , etde l'incertitude de leurs mouvemens . Si comme
il n'est pas possible d'en douter , Flessingue détruite plutòt
que prise , et son général hors de combat, ont été
rendus aux Anglais , comment la seconde partie de leurs
plan , est-elle si lente à s'exécuter ? Serait-il vrai que
des divisions ont éclaté à bord de leurs escadres , que
l'éternelle rivalité de leurs troupes de terre et de mer
a entravé leurs opérations ; qu'on a été obligé de référer
au cabinet anglais , et qu'il y a eu des mutations parmi
les généraux même chargés du commandement en chef de
l'expédition ? Pendant qu'ils délibèrent , nous agissons ;
pendant qu'ils lancent quelques bombes inutiles sur le fort
Frédéric , le premier qui arme le fleuve , nous achevons de
rendre inexpugnable le fort Lillo , celui qui le croise , les
deux côtés des rives et les batteries qui les défendent. Ces
obstacles imprévus ont étonné l'ennemi , et peut- être ne
faut-il pas aller chercher la causede ce retardement ailleurs
que dans l'énergie de nos troupes et l'ensemble de nos
moyens de défense. Les troupes françaises ont reçu une
organisation telle que les circonstances l'exigeaient; elles
forment dès à présent une armée considérable , disponible ,
très-susceptible de manoeuvrer. Indépendammentde ce qui
est réuni à Anvers pour la défense de la place , sous le
commandement du prince de Ponte-Corvo ,un corps d'observation
formé par le duc de Conegliano s'est avancé à
Gand; maréchhaall dduuc de Valmy se trouve à Weseell ,, à la
tête d'un second corps , prêt à se porter où l'ennemi fera
une attaque sérieuse; le maréchal duc d'Istrie commande
un troisième corps à Lille. Les forces hollandaises se sont
réunies pour la défense de leur propre territoire , sous le
commandement de leur roi; et des frontières de Saxe vient
de leur arriver etde se réunir à elles cette division victorieuse
le
62
1
MERCURE DE FRANCE ,
à Stralsund , aguerrie et éprouvée que ramenait àmarches
forcées le lieutenant-général Gratien : il est suivi des troupes
westphaliennes , que l'embarquement du duc deBrunswick
a rendues disponibles , et de celles que le duché de Berg
s'occupait à former. Ainsi , sur toute l'étendue de la côte ,
depuis le Texel jusqu'à Boulogne , les Anglais ont vainement
cherché un point d'attaque , un point qui ne leur présentât
pas les obstacles les plus difficiles : déjà ils ont perdu
un grand nombre d'hommes , déjà les maladies règnent
sur leurs vaisseaux; l'opinion s'accrédite qu'ils font de
vaines démonstrations sur Anvers , et que le véritable objet
de leur entreprise est aujourd'hui le territoire Batave ; ils
ytrouveront encore les Français aniinés par un mouvement
national , qui seul devrait faire renoncer l'ennemi à ses folles
espérances. Qu'il se garde en effet de confondre, avec les
levées forcées de malheureux sans instruction , sans organisation
et sans discipline , les soldats que certains départemens
envoient contre lui. Ce n'est point une tourbe inexpérimentée
, inhabile; ce sont des bataillons commandés
pardes chefs qui ont fait leurs preuves , dans les rangs desquels
se sont placés une foule d'officiers que le péril a arrachés
à la retraite qu'ils avaient obtenue; les rangs même
sont formés en très-grande partie d'hommes qui ont fait la
guerre , et qui , retirés après leurs longs travaux , avaient
échangé leurs armes contre leurs instrumens aratoires ,
mais qui n'ont oublié de ces armes ni l'emploi , ni l'usage
glorieux. Des départemens du Nord , de la Meuse , de la
Moselle , des Ardennes , ce ne sont pointdes recrues inhabiles
qui marchent sur l'Escaut , ce sont des vétérans qui
rentrent unmoment dans la carrière. Leur équipement est
complet , leur armement éprouvé ; leur tenue tout à fait
militaire : aussi , en les passant en revue , le Prince a-t-il
témoigné plus d'une fois sa satisfaction. On assure que ,
prévoyant le cas où quelques hommes auraient des raisons
pressantes pour regretter le sacrifice momentané que les
circonstances leur imposent , le Prince s'adressant aux
troupes devant le front de leur ligne , leur a déclaré ne vouloir
que des hommes de bonne volonté . Nous le sommes
tous , a été la réponse de la ligne entière ; nous voulons
voir les Anglais ! Il est à remarquer que cette harangue
toute française a , lors de la première invasion de la Belgique
, précédé le mouvement général des troupes réunies
poury pénétrer : alors , comme aujourd'hui , personne ne
1
SEPTEMBRE 1809. 63
voulut retourner en arrière , la Belgique fut alors conquise;
aujourd'hui l'Escaut sera délivré .
Ce dévouement militaire , qui n'étonnera jamais ceux qui
connaissentle peuple français , etqui ne serajamais vainement
provoqué par la voix du Souverain , est dignement secondé
par les efforts vraiment patriotiques des administrations et
de toutes les classes de citoyens . Tous ne peuvent servir ;
mais tous ont une sorte de sacrifices à faire , une espèce de
tributs à offrir. De riches propriétaires consacrent leurs récoltes
, offrent leurs moyens de transport , souscrivent pour
des fournitures considérables et assurent ainsi dans un moment
où tout presse le service des approvisionnemens, celui
des troupes , des convois et des hôpitaux ; d'autres propriétaires
dotent les volontaires des secours nécessaires ,
assurent à leurs familles des moyens d'existence provisoire,
oudes pensions s'ils avaient une perte à regretter ou des infirmes
à soutenir. Nous désirerions pouvoir signaler à la
reconnaissance publique les noms de ces généreux citoyens ;
mais ils sont en grand nombre , et les faire connaître exactement
comme moyen de récompense et d'émulation, sera
sans doute une dette de l'administration
empresserons d'acquitter après elle .
que nous nous
Paris ne pouvait être en première ligne dans ce mouvement
militaire , dont nous apprendrons bientôt les heureux
effets ; il y a contribué de toutes les forces qui étaient disponibles
dans la capitale , son contingent estprêt , et il veille
aujourd'hui lui-même à sa propre sûreté; les corps-degarde
sont tous occupés par la garde nationale , dont la
formation a été achevée avec une célérité dont s'étonneront
ceux qui connaissent quels obstacles de localité présente
à cet égard , malgré les meilleures dispositions possibles
, une ville immense , peuplée d'habitans nombreux ,
mais presqu'inconnus les uns aux autres .
Une garde à cheval, d'une très -belle tenue , a été formée,
habillée , équipée , montée en très-peu de jours; elle manoeuvre
tous les matins , et obtiendra sans doute dans un
regard de S. M. la plus belle récompense du zèle qui la
fera se porter au-devant d'elle au moment du retour si impatiemment
attendu .
64 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1809 .
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१० .....
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( La suite au N° prochain , )
:
:
2. Couplet .
prore nait et sa triste lumière
t a regret aux lieux qu'il habita ;
test change dans la nature entière
Il n'est plus là! (bis .)
3. Couplet .
seau mu - et a quit te ce bo - ca -ge
nde s'enfuit de ces bords qu'elle aima ,
r moi les bois ont perdu leur om-bra-ge
Il n'est plus là ! (bis .)
ces
4. Couplet .
rochers que la sombre retraite
che les pleurs que l'amour versera
que l'echo seul après moi ré- pè - te
Il n'est plus là ! (bis .)

MERCURE
DE FRANCE .
N° CCCCXXV . -
DEPT
DE
LA
SE
5. Samedi 9 Septembre 1809. con
POÉSIE.
IMITATION DE LA XIII ODE D'HORACE , LIVRE Ier
QUAND le pasteur du mont Ida,
De son hôte trompé redoutant la colère ,
Traînait de mers en mers la fille de Léda ,
Le prix de sa flamme adultère ;
De son antre profond s'élevant sur les flots ,
Nérée impose aux vents un pénible silence ,
Et prédit à Paris , troublé par sa présence ,
Les plus longss,, les plus cruelsmaux.
Sous quels auspices malheureux
N'écoutant , insensé , que l'ardeur qui t'entraîne ,
Sur les bords phrygiens , victimes de tes feux ,
Conduis-tu la perfide Hélène ?
Bientôt les Grecs , unis pour rompre tes liens ,
D'un époux outragé partageant la querelle ,
Viendront, le fer en main , réclamer l'infidèle ,
Et renverser les murs troyens.
Quels flots d'une noire sueur .
i
Inondent ces coursiers , ces chefs presque sans vie ? T
Quels jours ,hélas ! quels jours de carnage et d'horreur
Tu prépares à ta patrie!
Déjàje vois Pallas , sur son char s'élançant ,
Couvrir son front d'un casque et s'armer de l'égide ;
Déjà son coeur s'excite à la haine homicide ,..
Etde fureur est palpitant.
C'est vainement , lâche Pâris ,
Que ,comptantsur l'appui d'une faible déesse ,
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
Tu soignes de ton teint les roses et les lis ,
Frivoles dons de la jeunesse ;
Qu'avec un art nouveau tu boucles tes cheveux ;
Qu'aux sons efféminés que ton luth fait entendre
Ta voix , douce et flexible , au gré d'un sexe tendre ,
Mêle ses accords amoureux .
Envain au fond de ton palais ,
Loindu bruit des combats cherchant une retraite
Tu cours , d'un pas hâté , te dérober aux traits
Que te lance un archer de Crète ;
En vain tu fuis les. Grecs à ta perte obstinés ,
Ces blonds cheveux , l'honneur de ton front adultère ,
Hélas ! trop tard encor , dans des flots de poussière...
Honteusement seront traînés .
ink 9
Vois-tu le vieux roi de Pylos ,
Nestor en qui les ans respectent la vaillance?
Vois-tu le destructeur des murs où régna Tros ,
Ulysse qui vers toi s'élance ?
L'intrépide Teucer , le brave Sthénélus ,
Sthénélus tour à tour dans les champs de Bellone
Industrieux cocher , guerrier que rien n'étonne ,
Te pressent de leurs glaives nus . unt
Mérion vole sur leurs pás :
De son père Tydée effaçant le courage ,
Diomède te cherche au milieu des combats
Etveut t'immoler à sa rage .
D
33????????????
A leur farouché aspect , tremblant , glacé d'effroi
Tu fuis d'un pied léger , et respirant à peine ,
Aumépris des sermens que ton épouse Hélène
A naguère reçus de toi.
Ainsi s'échappant de frayeur
SLA
Fuit un timide cerf , quand de son noir repaire
Accourt , pour l'égorger , un lion en furear ,
Pressé d'une soif sanguinaire.net
Le tendre et vert gazon pour lui n'a plus d'appas ,
Le cristal des ruisseaux n'a plus rien qui l'attire ;
Dans son pressant danger il ne veut , ne désire
Que se dérober au trépas .
Le long courroux de cè héros
Que rend fier et bouillant sa céleste origine ,
SEPTEMBRE 1809 67
Dansunrepos nuisible enchaînant ses vaisseaux ,
Des Troyens suspend la ruine :
Mais bientôt les Destins aux Grecs les livreront;
Et bientôt d'Ilion gémisssante et captive
Les remparts , dévorés par une flamme active ,
Avec fracas s'écrouleront.
AS
DEMORE , sous- inspecteur de marine,
des Académies de Lyon et de Marseille.
DIEU , L'HONNEUR , ET L'AMOUR.
ROMANCE.
LAS! il a donc fui sans retour A
Ce tems de la chevalerie ,
Où servir Dieu , l'Honneur , l'Amour ,
Était tout l'emploi de la vie .
Fidèle à de si doucės lois ,
Tandis que chacun les oublie
Je les suis toutes à la fois
En aimant la seule Amélie.
Porter les fers d'une beauté
A la flottante chevelure ,
Aux yeux noirs , pleins de volupté ,
Ala bouche vermeille et pure ;
D'une beauté , qu'un Troubadour
Pour sa noble dame eût choisie ...
Si c'est là vivre pour l'Amour ,
C'est vivre aussi pour Amélie.
31 1200
Rester fidèle à son s
30012
son sermentecool
3.Montrer toujours un coeur sineère ;
1
Loyal ami , loyal amant ,
Cequ'on obtient savoir le taire ;
Étre malheureux du malheur
Qui viendrait affliger sa mie . ..
Si c'est là vivre pour l'honneur ,
C'est vivre aussi pour Amélie.
N'idolâtrer qu'un seul objet ,
Et l'implorer dans ses souffrances ,
Se plaire à lui dire en secret
Ea
\
68 MERCURE DE FRANCE ,
L
Ses craintes et ses espérances ;
Le voir en tout tems , en tout lieu ,
L'aimer d'une amour infinie ...
Si c'est là vivre pour son Dieu ,
C'estvivre aussi pour Amélie .
4
i
LORRANDO.
RÉFLEXIONS SUR LA VIE.
IMITATION DE MÉTASTASE.
Perché bramar la vita?
Ен ! pourquoi désirer la vie?
Nous offre-t-elle le bonheur
Toute conditionde misère est remplie
Et tout âge l'est de douleur.
Enfans , une menace , un regard nous fait peur ;
Dans la fougueuse et bouillante jeunesse
Nous sommes les jouets de l'amour et du sort.
Sous le fardeau des ans la tremblante vieillesse
Par des regrets se prépare à la mortinaris
Pour achever notre supplice
L'ardente ambition , la cruelle avarice ,
Nous causent tour à tour les maux les plus cuisans.
Avec leur propre coeur les méchans sont en guerre ,
Les bons sont en butte aux méchans.
Unsonge , un vain prestige , une ombre mensongère ,
Tel est l'objetde nos tourmens.
Et lorsque la raison ,qui trop tard nous éclaire
Vientnous faire rougir de nos égaremens ,
La mort ferme aussitôt nos yeux à la lumière.
3
maonie nowo AUG. DE LABOUÏSSÍ.
110
A MADAME B. PUBL
De grâce et de beauté rare et charmant modèle ,
Je vois sur vous se fixer tous les yeuxa
Vos rivales en vain se disputent nos voeux ,
Vous subjuguez la vanité rebelle ,
La sévère raison , le dépit envieux ,
Etjamais le plaisir de vous est infidele
SEPTEMBRE 1809 . 69
Fière de tant d'attraits toujours victorieux ,
De leur pouvoir vous rendez grâce aux Dieux ....
Ah! leur main fut pour vous généreuse et cruelle!
Craignez leur perfide faveur :
Pour plaire et pour briller ces Dieux vous ont formée ;
Mais ils réservent le bonheur
Pour la femme sensible et dans soi renfermée ,
Qui fuyant un éclat trompeur ,
Aime , et d'un seul mortel désire d'être aimée.
ENIGME .
LECTEUR , je ne suis pas d'une telle origine
Qu'on doive l'appeler divine ;
Mais je puis affirmer , sans trop de vanité ,
Qu'elle est de toute antiquité.
Souviens-toi bien de la grande arche, .!
Et de Noé le patriarche.
Je possède beaucoup d'enfans ;
Les uns sont noirs , les autres blancs;
Pour euxma tendresse est extrême ;
Quelque nombreux qu'ils soient je les nourris moi-même ;
Dans les jours d'été les plus chauds
Je les porte tous sur mon dos.
Après m'avoir séparé de leur père ,
L'un après l'autre , arrachés à leur mère ,
Tous mes enfans sont dévorés
Par des tyrans de leur sang altérés .
S ........
LOGOGRIPHE .
Neuf pieds forment mon tout : supputez chacun d'eux ;
Pour en faire un il en faut deux :
Ajoutez le troisième ,
Et ce tiers est uni . Passez jusqu'au septième ,
Je deviens vaste , immense , ancien , même éternel
Au dire de plusieurs . Allez jusqu'au neuvième ,
Etje deviens universel.
S........
70 MERCURE DE FRANCE ,
CHARADE ENIGMATICO-LOGOGRIPHE.
ENTIER , je tiens un rang parmi les Dieux;
Entier , je suis un violent remède
Auquel grand nombre de maux cède :
Entier , je suis , sinon un livre précieux ,
Du moins un livret tel qu'un lecteur curieux ,
Sans regretter ni son tems ni sa peine ,
Par-ci , par-là jette les yeux
Une heure ou deux de la semaine.
D'une vaste et liquide plaine
Ma première moitié te présente le nom ;
A. tous maux ma seconde offre la guérison .
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
1
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Plume à écrire .
Celui du Logogriphe est Tambour , dans lequel on trouve,
Amoun
Celui de la Charade est Migraine.
SEPTEMBRE 1809 . 7г
SCIENCES ET ARTS .
ESSAI SUR LA GÉOGRAPHIE MINERALOGIQUE DES ENVIRONS
DE PARIS ; par MM. G. CUVIER et ALEX . BRONGNIART .
LORSQUE par la pensée on parcourt notre globe , l'esprit
estjustement étonné de la quantité d'êtres divers dont
la nature l'a paré et enrichi . Des végétaux et des animaux
sans nombre , de toutes les dimensions et de toutes les
formes couvrent la surface de la terre . Tous les climats
et toutes les régions en contiennent des espèces
particulières : celles des montagnes diffèrent de celles
des plaines ; celles du Nord ne sont point semblables aux
espèces du Midi . Les oiseaux ont été destinés à vivre
dans les airs ; les cétacés , les poissons , les mollusques
au fond des eaux. Chaque partie d'une plante nourrit
un insecte ; chaque petite inégalité du sol recele un
reptile. Partout la vie se montre , partout elle se renouvelle
, ou plutôt , semblable à la puissance qui retient
les élémens de la matière et qui trace aux mondes les
routes qu'ils doivent parcourir , jamais elle ne cesse
d'agir. Si nous descendons des différens règnes de la
nature aux êtres particuliers quiles composent , les sujets
d'admiration, au lieu de diminuer, semblent au contraire
ne faire que s'accroître . Un seul des objets de l'immense
tableau dont nous venons d'esquisser légèrement quelques
traits , un quadrupède , un reptile , une plante ,
offriraient assez de faits importans pour remplir la vie
entière de plusieurs bons observateurs, Cependant les
hommes qui se livrent à l'étude de la nature , semblent
s'en partager à regret les richesses , et craindre de n'en
jamais posséder assez . On veut être le premier à tout
voir , comme si cela suffisait pour tout connaître .
Au reste , cette noble ambition d'apprendre ajoute sans
cesse au dépôt des connaissances acquises . Ainsirendons
hommage aux hommes généreux qui s'expatrient , qui
affrontant tous les périls , pour rechercher des objets
nouveaux , pour observer les plus imposans aspects de
7.2 MERCURE DE FRANCE ,
la nature : mais soyons justes et reconnaissans envers
les esprits lumineux qui pénètrent jusqu'au sein de la
terre , pour nous révéler ses mystères , et qui en rapportent
un nombre presqu'infini de productions quel'on
foulait aux pieds sans en soupçonner l'existence .
Le travail que nous annonçons est de cet ordre : il
agrandit encore d'une manière effrayante , pour les
hommes studieux , le tableau déjà si vaste de la nature .
Désormais il ne suffira plus pour la science des plantes ,
et sur- tout pour celle des animaux , de vérifier ou d'approfondir
ce qui a déjà été vu dans les contrées qui nous
sont connues . La plus grande partie de l'Asie et de
l'Amérique , presque toute l'Afrique et les terres australes
, le plus grand nombre des productions des mers
ne restent plus seulement à découvrir : il faudra désormais
chercher encore les animaux ou les plantes de
deux ou trois autres mondes ensevelis dans les entrailles
de celui que nous habitons . :
Il n'y a pas très-long-tems qu'on s'est aperçu que la
mer a dû recouvrir autrefois nos continents . Les nombreuses
couches de coquilles qu'on rencontre surpresque
toute la surface de la terre ont naturellement fait naître
cette idée , qui , comme toutes les idées nouvelles ,
soulevé beaucoup d'esprits , fort sages d'ailleurs . On
connaît la discussion qui s'est élevée sur ce sujet entre,
Buffon et Voltaire .
a
T
- On n'ignorait pas non plus qu'il existait dans certaines
contrées , voisines des poles , des débris d'animaux ,
dont les analogues ne se trouvent plus aujourd'hui que
dans les pays les plus chauds ; qu'en Sibérie , par
exemple , on avait découvert des os d'éléphans et de
rhinocéros . Mais tous ces faits vagues et sans liaisons ,
comme toutes les connaissances imparfaites , nuisaient
à la science au lieu de la servir . C'est à la découverte des
os fossiles qu'on a dû la gigantologie , la gigantomachie ,
et cent autres ouvrages qui n'ont guère gagné à être plus
modernes que des titres plus raisonnables .
Pour tirer un parti utile de ces observations et de
celles qui leur ressemblent , il fallait avoir , ce qu'il est
rare de posséder , une connaissance profonde et détaillée
SEPTEMBRE 1809. 73
۱
de toutes les productions de la nature. Il aurait été à peu
près superflu de se borner à comparer entre eux ces
débris fossiles d'animaux ou de plantes , à les décrire et
à les ranger dans un ordre plus ou moins arbitraire
comme on l'a fait pour tant d'autres objets d'histoire
naturelle . Il était sur-tout nécessaire d'établir leurs rapports
avec les substances dans lesquelles ils sont enfouis ,
et de les comparer avec les mêmes parties des êtres qui
vivent actuellement. Ces travaux seuls pouvaient donner
les moyens d'arriver à quelques-uns de ces résultats généraux
, dont l'esprit humain est avide , qui nous éclairent
et nous guident dans nos recherches , et sans lesquels
il n'existe véritablement aucune science . Ils conduisaient
à juger si ces fossiles proviennent ou non des
espèces connues , s'ils appartiennent à un monde semblable
au nôtre , ou peuplé d'êtres différens , quels sont
enfin les révolutions que notre globe , ou du moins quelques-
uns de ses points ont éprouvées .
C'est aussi à ces résultats importans que MM. Cuvier
et Brongniart sont arrivés , autant toutefois qu'on pouvait
l'espérer de l'espace assez étroit dans lequel ils ont restreint
leurs recherches . Les bornes qu'ils se sont prescrites
ne renfermaient qu'une petite partie du bassin
de la Seine , et peuvent être représentées , à peu près , par
une ligne qui naîtrait au midi , à Nemours , s'élèverait
au nord-ouest en passant par Fontainebleau , La Ferté-
Alais , Palaiseau , Meudon , Marly et Mante, pour revenir
au nord par Gisors , et à l'est , au sud et au sud- ouest ,
par Compiègne , Soissons , La Ferté-sous-Jouare , Provins
et Nemours .
Ce terrain , au reste , n'a point été choisi par hasard ,
ni son étendue déterminée d'une manière arbitraire. La
multiplicité des substances qu'il renferme devait lui acquérir
la préférence sur un grand nombre d'autres lieux
qui , en offrant des observations beaucoup moins nombreuses
, n'auraient pas conduit à des résultats aussi
étendus . Il est d'ailleurs circonscrit d'une manière fort
naturelle ; au midi , à l'est et au nord par la craie ; au
sud-ouest par le vaste plateau sableux de la Brie .
Au reste , pour obtenir les faits que contient ce Mé-
A
74 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
moire dans l'ordre où ils sont représentés , il n'a pas
fallu seulement examiner une excavation qui aurait commencé
à la partie la plus élevée du terrain ét qui se
serait terminée à la craie ; outre qu'il n'en existe point
de semblables , ces bancs de craie , de marne , de platre ,
de sable , ne sont point horizontaux ; souvent ils sont
interrompus ; séparés , coupés , renversés de mille manières
différentes , et ce n'est qu'à force d'abstractions ,
de mesures et de calculs , qu'on parvient à établir leurs
rapports et à reconnaître l'ordre véritable dans lequel ils
ont été déposés .
Il serait difficile d'arrêter sa pensée sur ce travail , dont
nous ne croyons point encore devoir rapporter les détails
, sans être étonné des résultats importans et des
vues nouvelles qu'il offre .
« On se représente d'abord , disent nos auteurs , une
✔mer qui dépose sur son fond une masse immense de
>>craie et des mollusques d'espèces particulières ( dont
>> on ne retrouve plus les analogues ) . Cette précipitation
>> de craie et de coquilles qui l'accompagnent cesse
>> tout à coup . Des couches d'une toute autre nature lui
>> succèdent , et il ne se dépose plus que de l'argile et du
>> sable sans aucun corps organisé . Une autre mer
>> revient : celle-ci nourrit une prodigieuse quantité de
>> mollusques testacés , tous différens de ceux de la
>>craie. Elle forme sur son fond des bancs puissans',
>> composés en grande partie des enveloppes testacées
>> de ces mollusques ; mais peu à peu cette production
>>de coquilles diminue et cesse aussi tout à fait. Alors
>> le sol se couvre d'eau douce ; il se forme des couches
>>> alternativement de gypse et de marne qui enveloppent
>> et les débris des animaux que nourrissaient ces lacs et
>> les ossemens de ceux qui vivaient sur leurs bords ,
>>>(tous animaux inconnus aujourd'hui) .
>> La mer revient une troisième fois et produit quel-
>> ques espèces de coquilles bivalves et turbinées ; mais
>> bientôt cette mer ne donne plus naissance qu'à des
>>> huîtres .... Les productions de la seconde mer infé-
১) rieure reparaissent , et on trouve au sommet de Mont-
>> Martre les mêmes coquilles qu'on a trouvées àGrignon
SEPTEMBRE 1809. 75
>> et dans le fond des carrières de Chantilly et de Meu-
>>d>on.>.>>
Enfin les substances supérieures à toutes les autres
sont de nouveau déposées par les eaux douces ; mais on
y contre , avec des coquilles analogues à celles qu'on
voit encore dans nos rivières , des ossemens d'éléphans
et d'antilopes , tous animaux qui n'existent point aujourd'hui
dans nos contrées .
Voilà donc des monumens authentiques et des preuves
irrécusables d'un monde antérieur à celui que nous
habitons , et d'un ordre de choses , entiérement différent
de celui que nous voyons aujourd'hui. Une grande partie
des animaux marins qui vivaient alors ne se retrouvent
plus actuellement , et les animaux terrestres qui peuplaient
les continens de ces siècles anciens n'existent
plus que dans leurs débris . Si dans des couches moins
profondes nous trouvons d'autres débris , ils appartiennent
à des espèces qu'on ne rencontre maintenant que dans
les contrées les plus chaudes d'entre les tropiques . Mais
la vie ne se montrait pas seulement sous d'autres formes ;
toutes les forces de la matière semblent avoir été différentes
alors de ce qu'elles sont de nos jours. Aucun des
phénomènes naturels ne peut nous faire concevoir comment
se sont formées ces couches immenses de chaux ,
de glaise , de plâtre , de silex , évidemment déposées par
les eaux , qui ne les dissolvent point , ou ne les dissolvent
qu'avec peine , et qui ne produisent plus rien de
semblable sous nos yeux. Excepté quelques aterrissemens
de marne ou de sable , nous ne voyons plus
aucun dépôt se former. Il semble que sous ce rapport ,
comme sous plusieurs autres , les agens que la nature
employait alors soient épuisés , et qu'un équilibre plus
parfait soit établi. Mais une chose plus remarquable
encore , c'est qu'on n'a jamais rien trouvé parmi ces
débris d'animaux terrestres ou marins , qui annoncât la
présence de l'espèce humaine . Ou l'homme n'existait pas
encore , ou il ne s'est répandu sur la terre qu'avec une
renteur extrême. Pour qu'une contrée nouvellement
abandonnée par les eaux se repeuplât de plantes , de
quadrupèdes herbivores et carnassiers , tels qu'on les a
6 MERCURE DE FRANCE , 1
trouvés enfouis dans les plâtres , il a dû s'écouler des
siècles nombreux , à en juger du moins par ce que nous
voyons aujourd'hui .
On sent jusqu'où ces premières recherches et ces
premières conséquences pourraient déjà conduire ; mais
les limites qui nous sont fixées ne nous permettent pas
de nous étendre davantage . Nous nous bornerons à
remarquer , en terminant , que ce travail a donné lieu à
une carte détaillée du terrain qui a été observé , et des
coupes des endroits principaux où les observations
ont été faites ; qu'il offre un exemple parfait de ce que
doit être la géographie minéralogique ; qu'il ouvre une
carrière aussi nouvelle qu'étendue et donne désormais
à la géologie une marche sûre , en montrant tout le vide
des hypothèses dont on l'avait surchargée jusqu'à présent.
Tels sont les résultats principaux de ce travail ; nous
Fendrons compte des détails lorsqu'ils seront publiés .
FRÉDÉRIC CUVIER.
GÉOGRAPHIE ÉLÉMENTAIRE , A L'USAGE DES JEUNES GENS DE
: L'UN ET DE L'AUTRE SEXE , contenant la position , l'étendue
, la population , les revenus , les forces , l'histoire ,
la constitution , les moeurs , les religions , l'industrie ,
les produits agricoles et commerciaux des diverses
nations de la terre , dans laquelle on a indiqué la nature
des roches qui existent dans chaque pays , les arbres
qui y croissent , les animaux sauvages qui y vivent ,
les animaux privés qu'on y élève ; précédée d'un traité
de la sphère , etc. , etc. Enrichie de dix cartes , sur
six desquelles sont représentées les formes les plus
variées que l'on ait observées parmi les hommes , les
principaux animaux indigènes qui existent sur chaque
partie de la terre , ainsi que les grands arbres qui y
croissent ; par J. H. HASSENFRATZ. Cinquième édition.
Deux vol . in-8° .-Prix , 10 fr. 50 c. , et 13fr. franc
de port.-A Paris , à la librairie économique , ancien
SEPTEMBRE 1809. 77
Collége d'Harcourt , rue de la Harpe , nº 94 ; et chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Il ne faut pas juger des gens sur l'apparence:
Le conseil en est bon , mais il n'est pas nouveau.
Si l'on ne devait juger des livres que sur le titre , celuici
serait indubitablement le traité de géographie le plus
complet , le plus intéressant , le plus instructif que l'on
ait jamais publié. L'auteur n'a rien omis de ce qui pouvait
piquer la curiosité ou attirer l'attention . Malheureusement
la critique ne s'en rapporte point au titre. C'est
l'intérieur des ouvrages qu'elle étudie , qu'elle discute :
L'âne n'en sait juger que par ce qu'il en voit ;
Le renard , au contraire , à fond les examine
Les retourne en tous sens ..
1
' ,
Cet office du renard est assez difficile , quelquefois
même il est pénible à remplir ; du moins quand on veut
l'exercer avec justice : par exemple , à propos de cette
nouvelle géographie , l'auteur, M. Hassenfratz , professe
la physique dans un des premiers établissemens d'instruction
qui existe enEurope. L'importante fonction qu'il
exerce , la réputation méritée des savans auxquels il est
associé , tout doit faire présumer favorablement de son
ouvrage . Peut-être beaucoup de personnes s'empresseraient
de l'acheter sur le titre . Eh bien ! ces personnes
n'auraient qu'une compilation faite sans aucune méthode ;
elles n'y trouveraient que quelques notions imparfaites
et tronquées sur les nombreux objets qui les auront
frappées dans l'annonce. Enfin , comme l'exécution des
cartes est encore au-dessous du texte , il s'ensuit qu'au
total elles auraient acheté un livre qui ne peut leur servir
absolument à rien. Maintenant , si telle est la vérité , lá
critique doit la dire sans acception de l'auteur , ni des
places qu'il occupe dans les sciences , ni de sa préface ,
ni de sa dédicace , ou l'on ôte à jamais le droit de blâmer
rien ; mais tout en s'acquittant de ce devoir on peut le
remplir à regret...
La première chose qui frappe dans cette cinquième
édition , c'est ce nomde cinquième qu'on lui donne. Ce78
MERCURE DE FRANCE ;
pendant nous pouvons affirmer que les précédentes ont
réellement existé. Si , malgré cela , on pouvait encore
douter de ce prodigieux succès , la comparaison de la
quatrième édition avec la cinquième suffirait pour attester
leur différence . Ainsi, en parlant du calendrier républicain
, M. Hassenfratz disait en l'an VIII : « La dénomination
des mois présente à l'esprit des résultats qui ont
lieu chez une grande partie des nations européennes » ;
au lieu qu'il dit en 1809 : « La dénomination des mois
présentait à l'esprit des résultats qui , loin d'être applicables
à toutes les nations de la terre , ne l'étaient pas
même à toutes les parties de l'Empire français : it
réfute de même dans un ordre exactement parallèle toutes
les autres raisons qu'il avait alors imaginées en faveur
du nouveau Calendrier ; de sorte que ce rapprochement
produit une sorte de conversation de l'auteur contre
lui-même , comme le montre le tableau suivant :)
4me édition , en l'an VIII ,
page 18.
Les raisins sont mûrs et lesven
danges peuvent être faites dans le
mois de vendémiaire .
Dans le mois de brumaire leess
jours sont obscurcis par des brouillards.

C'est au moment où le soleil
arrive près du tropique du capri- ,
corne que commencent les frimas .
deneige dans le mois de nivîse,
Les pluies abondent dans le
mois de pluviôse. I 29000
aingan
61
5me édition , en 1809.1
page 16 . Jorgon.
Les, vendanges sont, finies en
fructidor dans quelques cantons
et ne sont pas encore commencées
les premiers jours de brumaire
dans d'autres .
MSTILO
Les brumes n'ont lieu que pour
quelques parties de l'Empire, dans
d'autres le ciel est serein .
J
Dans les départemens méridionaux
on connaît peu les frimas .
002241-04 6000ra a
L'eau congelée tombe en forme La neige ne tombe que sur une
partie du sol de l'Empire Hards
L'Égypte et les pays dans les
quels il ne pleut pas ne peuvent
lavoir de pluviose.bobin
Les avents varient sur chaque
partie de la France ...
Les vents soufflent avec force
lorsque le soleil se rapproche de
l'équateur , en ventose.
La fleuraison qui a fait célébrer La fleuraisón est déjà passé
SEPTEMBRE 1809 . 79
le mois de mai se développe en dans la partie méridionale de
loréal. l'Empire , que la germination n'est
pas encore commencée dans la
partie septentrionale .
Les prairies naturelles sont fauchées
en prairial.
Lės grains sont coupés et la
moisson est faite en messidor .
Enfin le plus grand nombre des
fruits est récolté en fructidor.
1
Les prés se fauchent et la moisson
se fait à des époques différentes
pour chaque pays .
هر
Les 'fruits sont récoltés dans
plusieurs départemens avant qu'il
soient mûrs dans d'autres .
Ce que l'on vient de lire suffit pour montrer qu'il y
a de grandes différences entre la quatrième édition et,la
cinquième . En examinant celle- ci , on est d'abord étonné
d'y trouver un nombre de cartons considérable (1 ) , qui
sont tous relatifs aux changemens politiques survenus
depuis l'année 1803. On ne peut pas dire qu'ils ont été
nécessités par des erreurs involontaires qui se seraient
glissées dans l'impression du texte , car alors ils seraient
évidemment imprimés avec le même caractère , comme
cela se fait toujours ; au lieu qu'ils le sont avec un caractère
différent . Le premier est plus use ; le second plus
neuf; litalique sur-tout est facile à distingueerr .. D'ailleurs
l'époque de l'impression primitive est indiquée par l'auteur
meme ; car dans la page 23 , il dit au présent : Que
les Français commencent l'année au 1er vendémiaire ;
et dans un carton placé page 25 , il dit que cela avait
lieu ainsi du tems de la République ; et c'est là qu'il explique
si bien les motifs qui ont fait supprimer ce Calendrier.
La découverte de la planète Junon , qui fut faite
en 1802, se trouve dans le texte ; celle de Vesta , faite en
1807 , n'est nulle part. On peut répéter l'expérience ,
elle ne manquera jamais . De là il résulte évidemment
que l'ouvrage entier était depuis long-tems et entiérement
imprimé lorsqu'on a mis les cartons ; et cette
)
(1) En termes d'imprimerie , on appelle cartons des feuillets séparés
que l'on substitue à d'autres feuillets d'un livre . On les colle sur la
marge de ces feuillets , qu'on n'enlève pas et qui n'est point imprimée.
Ace signe il est facile de les reconnaitre.
80 MERCURE DE FRANCE ;
circonstance aurait pu faire soupçonner ici quelque
artifice du libraire , si nous n'avions pas d'ailleurs des
preuves que les autres éditions étaient essentiellement
différentes .
L'auteur a voulu prévenir ce soupçon dans le carton
qui contient la Préface : « L'édition que nous publions
>> actuellement , dit-il , était destinée à paraître il y a plus
>> de quatre ans ; mais les victoires nombreuses de nos
>> armées , les troubles semés sur le continent par la puis
>> sance qui veutdominer les mers et s'emparer du sceptre
>> de Neptune ayant introduit des changemens successifs
>> dans les relations politiques et les limites de chaque
>>puissance européenne , nous avons été contrains d'en
>>suspendre l'impression . Aujourd'hui que le besoin
>> d'une Géographie élémentaire se fait vivement sentir ,
>> nous nous sommes déterminés , malgré l'état de guerre
>> dans lequell'Autriche vient d'entraîner la France , à ter-
>>miner cet ouvrage et à le livrer au public qui nous en
>> saura sans doute quelque gré » . Fort bien ! mais pour
que ceci fût exact , il ne faudrait pas que l'ouvrage entier
, jusqu'à l'avant-dernière page , fût imprimé d'un
même caractère et d'un caractère différent des cartons ;
car par là il est bien évident que l'impression n'était pas
seulement commencée il y a quatre ans , mais qu'elle était
entiérement finie , sauf les cartons qu'on y a insérés depuis
, pour la mettre au courant des événemens politiques
.
Au reste, ces mutations tardives ne font aucun tort
au fond de l'ouvrage ; seulement elles y introduisent un
désordre , une incohérence inévitables . Par exemple , le
département de Tarn et Garonne ayant été créé depuis
l'impression du texte , on a fait un carton pour leremettre
à son rang alphabétique , et l'on a imprimé ce carton en
petit-texte , pour y faire tenir aussi le département du
Tarn qui occupait seul le même feuillet. Mais comme
le nouveau département a été formé aux dépens de deux
autres qui étaient déjà imprimés , ony a renvoyé pour
la description des villes principales et jusqu'à celle de
Montauban, son chef-lieu. Il y a même des villes importantes
qui se sont perdues dans ce bouleversement général
;
SEPTEMBRE 1809. 8
néral; telles sont Berg-op-Zoom et Flessingue. Pour
Berg-op-Zoom , il paraît qu'il n'y a pas eu assez de place
pour le faire entrer dans la Hollande qui est un carton ;
et quant à Flessingue , cette ville , jadis hollandaise ,
maintenant cédée à la France , ne pouvait pas se trouver
dans le carton de la Hollande , ni se réunir à l'ancien
texte dans un département français .
Quant à tout ce que l'auteur annonce sur l'histoire , la
constitution , les moeurs , les religions , l'industrie , etc. ,
il n'y a guère dans son livre que ce qui se trouve partout
ailleurs , même dans la Géographie de Crozat. Pour
la population , on a déjà remarqué combien ses résultats
different de ceux des autres géographes ; mais comme
ceux- ci ne sont pas non plus d'accord entre eux , il est
difficile de dire qui a tort et qui a raison. Pourtant n'estce
pas trop exagérerque de dire , comme M. Hassenfratz,
que Lima a 160,000 habitans , lorsqu'elle n'en a réelle
ment que 60,000 . A la vérité , par compensation il ne
donne à la capitale de la Nouvelle-Espagne que 15,000
habitans , au lieu de 137,000 qu'elle a réellement d'après
le Voyage de M. de Humboldt. Si l'on s'en rapporte à
l'autorité de M. Hassenfratz , Santa-Fé de Bogota n'est
point la capitale de la côte ferme; il transporte ce droit
à Carthagène , et il ne dit pas un mot de Santa-Fé , quoique
ce soit une ville de 70,000 habitans . Son influence
s'étend même sur la nature physique : la hauteur où commencent
les neiges éternelles , qui sous l'équateur avait
été jusqu'ici de 2 500 toises , se rabaisse sous sa plume
jusqu'à n'avoir plus que 1,800 pieds au-dessus du niveau
de la mer (2) .
DEPT
DE
5
ce
Relativement à l'industrie, ce qu'il yade plus neufdans
Pouvrage de M. Hassenfratz , c'est une Table alphabé
tique des objets manufacturés en France , avec l'indication
des villes où l'on peut se les procurer. Cette Table , pour
laquelle l'auteur a dû tirer de grands secours de l'Almanach
des Gourmands , indique jusqu'aux villes où l'on
élève de la volaille , quoique l'on ne puisse guère regarder
la volaille comme un objet manufacturé .
(2) Tome II , page 183 .
1 F
82 MERCURE DE FRANCE ,
1
On sait que dans les Géographies élémentaires destinées
à l'instruction de lajeunesse , c'est un usage immémorial
d'assigner le caractère de chaque nation par une
phrase générale dont le sens s'accommode comme il peut
avec les cas particuliers . M. Hassenfratz à été fidèle à cet
usage ; il nous apprend qu'en Danemarck , les femmes
sont bonnes et ménagères , etque les Hongrois sont assez
beaux hommes . Pour les Anglais , ils sont hauts , fiers
et cruels ; cependant , pour les distinguer des barbares
d'Afrique , M. le professeur Hassenfratz aurait pu ajouter
que l'Angleterre est la patrie de Newton. Au reste , l'auteur
s'est quelquefois borné à consulter l'expérience de
ceux qui avaient parlé avant lui. Par exemple , Crozat
avait dit des Hollandais , qu'il sont bons , laborieux ,
sensés , sérieux, politiques , habiles dans le commerce et
la navigation ..M. Hassenfratz dit aussi que les Hollandais>
sont bons , sensés , sérieux , laborieux , économes , bons
marins et bons politiques ; cela paraît assez d'accord :
mais M. Hassenfratz ajoute que la religion dominante en
Hollande est la prétendue réformée . Crozat , moins scrupuleux
, dit simplement que c'est la presbytérienne calviniste.
La partie théorique où l'auteur donne un abrégé de
la sphère n'est pas moins curieuse que le reste. Suivant
lui le solstice arrive quand le soleil est perpendiculaire
au tropique , et l'équinoxe quand il est perpendiculaire à
l'équateur. Le soleil perpendiculaire ! l'auteur a voulu.
dire vertical . On voit pag. 20 què les étoiles polaires sont
situées dans l'axe de rotation de la terre ; elles ont le plus
petit mouvement diurne , et les étoiles zodiacales le plus
grand : l'auteur a voulu dire les étoiles équatoriales . On
voit aussi pag. 7 que l'atmosphère est une masse d'air
qui a huit myriamètres de hauteur , et qui est entraînée
dans le mouvement de rotation de la terre , avec une
vitesse à peu près égale à celle du globe : cet à peu près
renferme une erreur de physique , ou plutôt de mécanique
assez forte. Mais pag. 20 on apprend que les planètes
sont des espèces d'étoiles qui ont un mouvement
régulier que l'on peut soumettre au calcul. Commentun
professeur , qui a fait un livre sur la physique céleste ,
SEPTEMBRE 1809 . 83
peut-il dire que les planètes sont des espèces d'étoiles ,
tandis que les unes brillent de leur lumière propre , et
les autres d'une lumière réfléchie , qui leur est envoyée
par le soleil ? autre erreur de physique. On sait que les
queues des comètes sont constamment tournées du côté
opposé au soleil. Rien n'est plus facile à concevoir , si ,
comme tout l'annonce , ces queues sont formées de vapeurs
élevées par l'excessive chaleur du soleil , et , qui
nageant dans l'atmosphère de cet astre ou éprouvant l'impulsion
des rayons condensés de la lumière , s'élèvent
au-dessus du noyau de la comète par un excès de légèreté
spécifique . Mais si la chose est ainsi dans la nature , il
en est tout autrement dans les planches de la nouvelle
géographie , et la queue des comètes , semblable à une
flamme ondoyante , est toujours tournée vers le soleil
avant et après le périhélie . Il est vrai que ces petites erreurs
sont compensées par d'autres avantages . M. Hassenfratz
, très-fort sur les étymologies grecques etlatines ,
ne manque pas de remarquer en note que longitude vient
de longitudo , latitude de latitudo , orient de oriens , et
occident de occidens . Cet abrégé de la sphère est de for -
mation primitive ; car il y est dit que les deux solstices
arrivent le rer nivose et le 1er messidor ; ce qui prouve
que M. Hassenfratz n'avait pas encore imaginé à cette
époque les objections décisives qu'il élève douze pages
plus loin , dans un carton , contre le Calendrier de la
République .
Mais ce qu'il est impossible de se figurer , à moins de
l'avoir vu , ce sont les six cartes géographiques annoncées
comme offrant avec la description des pays celle
des races d'hommes , des arbres , et des animaux indigènes
. Certainement ces cartes ne valent pas celles que
l'on trouvé sur les écrans . Ces dernières ne sont pas si
grossièrement , si inexactement dessinées . Par exemple ,
on sait que le Don et le Volga se rapprochent beaucoup
dans une certaine partie de leur cours ; ce qui avait fait
naître le projet de les joindre par un canal , au moyen
duquel on communiquerait de l'Europe dans l'Inde par
une navigation intérieure. Dans la géographie de M. Hassenfratz
, ce projet est exécuté sans frais ; car le Volga
F2
>
84 MERCURE DE FRANCE ;
1
et leDon se touchent au milieu d'une chaîne de montagnes
, et par la perfection de la gravure , ils ont l'air de
se couper à angles droits . Dans la carte d'Europe , la
largeur du Pas-de-Calais n'est pas moindre que celle de
Paris à Dijon . Quant aux races d'hommes , l'Asiatique
est représenté par une figure qui ressemble assez bien à
un singe ; il est sous un cocotier. L'Africain est un petit
Nègre; il est sous quelque chose qui ressemble assez mał
à un arbre à côté duquel on a écrit acacia. L'habitant de
lamerdu Sud est un sauvage aux crins hérissés , qui tient -
un arc et des flèches ; à côté de lui est un arbre que l'auteur
appelle l'arbre à pain , et dont le feuillage ressemble
exactement à des mains d'hommes . Enfin l'Européen
est représenté par un homme tout nu , près d'un chêne ,
tenant une épée dont il appuie la pointe sur son pied.
Telle est , aux yeux de M. le professeur , l'image de la
civilisation . Chacune de ces planches contient en outre
trois ou quatre mauvaises figures d'oiseaux ou de quadrupèdes
dessinées sans aucune échelle , et sans aucune
proportions de parties . Voilà les nouveautés que M. Hassenfratz
a eu si grand soin d'annoncer comme enrichissant
son ouvrage .
De tout cela il faut conclure que si le besoin d'une
géographie élémentaire se faisait vivement sentir avant la
publication du livre de M. Hassenfratz , comme il a cru
devoir nous en prévenir , ce besoin se fera sentir encore
aussi vivement après . BIOT.
RICHARD CONVERTI , ou Entretiens de quelques cultivateurs
sur les questions les plus importantes relatives au Code
Rural; sur les bois , leur régime et leur administration .
In medio virtus solet consistere recti.
Rien n'est beau que le vrai , le vrai seul est utile.
A Paris , chez D. Colas , imprimeur-libraire , rue du
Vieux-Colombier , nº 26. - in- 12 . 1809 .
LES vices et les défectuosités qui régnaient dans nos
anciennes lois rurales , avaient fait sentir depuis longSEPTEMBRE
1809 . 85
tems la nécessité d'un code basé sur des principes plus
simples , plus justes , plus libéraux , et moins contraires
au perfectionnement et aux progrès de l'agriculture .
Mais le système de législation adopté depuis la révolution
française a détruit la plus grande partie des entraves qui
enchaînaient l'industrie , et empêchaient notre agriculture
de prendre le degré de développement dont elle est
susceptible . La France essentiellement agricole , et si
heureusement favorisée par la nature , n'a besoin que de
bonnes lois rurales pour surpasser les autres nations par
l'abondance et la richesse de ses produits territoriaux.
Cette vérité est démontrée jusqu'à l'évidence par l'extension
et le perfectionnement que l'agriculture française
a reçu depuis vingt ans . Mais si une partie des
obstacles a été renversée , il en reste cependant encore
de très-préjudiciables , et des circonstances de trouble
et de désordre en ont fait naître d'autres non moins
funestes . Parmi ces derniers il suffira de citer ici la
violation des propriétés qui dans tout gouvernement
tarit les sources de la reproduction. Les habitans des
campagnes avaient déjà , avant la révolution , peu de
respect pour les propriétés d'autrui ; mais ils ont paru
méconnaître totalement , pendant les époques orageuses
de cette grande crise politique , le droit sacré et exclusif
que tout individu doit avoir sur ce qui lui appartient ,
et ce droit sans lequel il ne peut exister ni sûreté , ni
industrie , ni abondance; droit enfin dont l'oubli arrête
toute espèce d'amélioration , et produit un ordre de
chose nonmoins funeste au public qu'aux particuliers .
C'est pour réprimer ce désordre social , ainsi que
d'autres abus plus ou moins funestes , c'est pour maintenir
les principes d'ordre et de justice que le gouvernement
a cru nécessaire de donner aux campagnes un
nouveau code rural. Il a nommé des commissaires pour
le rédiger en forme de projet , et il a fait imprimer le
résultat de leur travail , pour le livrer à la discussion
publique. En conséquence il a été répandu dans les départemens
; il a même été présenté à l'examen de la
Société d'Agriculture du département de la Seine ; le
gouvernement a voulu enfin s'éclairer de toutes les lu
86 MERCURE DE FRANCE ,
mières qui peuvent contribuer au perfectionnement d'un
code , dont la sagesse doit avoir une si grande influence
sur la prospérité nationale.
L'auteur , dont nous annonçons l'ouvrage , semble
avoir voulu répondre à cette invitation , et s'être proposé
de payer sa dette. S'il offre le tribut de ses lumières et
de son expérience , il a choisi la forme du dialogue
comme mieux adaptée au sujet , comme plus propre à
énoncer une opinion , et à présenter les objections qui
peuvent la combattre. Ses idées sont présentées aveo
clarté , ses observations sont faites avec justesse ; et
quoiqu'il eût pu supprimer quelques détails minutieux ,
approfondir des parties plus essentielles , nous croyons
cependant que son ouvrage est utile pour les personnes
qui cherchent à s'éclairer sur le sujet important des lois
rurales. :

On imagine bien que le dialogue doit être d'un ton
familier , puisque les interlocuteurs sont de simples
paysans . Du reste , le célèbre Franklin a prouvé qu'on
pouvait renfermer beaucoup de sens et même d'esprit
dans ce genre d'écrire . L'auteur des Entretiens dont nous
rendons compte s'est borné au simple langage villageois .
C'est dans ce style que Thomas et son voisin Richard
discutent s'il est bon de laisser glaner , grapiller , rateler ,
arracher le chaume chez soi et faire de l'herbe sans permission
ni surveillance . Ils concluent à la négative , et
nous nous rangeons à cet avis . Nous croyons que le code
rural devrait avoir une peine contre ceux qui se permettent
de faire de l'herbe dans les champs et dans les
bois sans la permission des propriétaires . Cet abus généralement
répandu donne occasion au vol , entretient
la fainéantise , et produit des dégradations .
L'auteur paraît croire que les clôtures ne sont importantes
que dans certaines circonstances , qu'elles sont
inutiles et même nuisibles dans d'autres . Il est cependant
reconnu en principe par tous les bons agriculteurs que
la culture ne peut point atteindre le degré de perfection
dont elle est susceptible dans un pays , quel que soit la
nature du sol , si les propriétés ne sont pas entouréesde
haies , de fossés ou de murailles .
SEPTEMBRE 1809. 87
Lepartage des communaux n'est pas moins important
aux progrès de l'agriculture que la réunion des propriétés
par le moyen des échanges ; l'auteur pense , avec
raison , que la France devrait adopter le système des
échanges forcés mis en pratique par plusieurs autres
nations . On ne peut douter en effet de la bonté de ce
système lorsqu'on considère les résultats sensibles qu'il
a produits sur divers points de l'Europe . Nous croyons
aussi que le partage des communaux devrait être également
force , sauf un petit nombre d'exceptions . Ce qui
a eu lieu à ce sujet en France , en Angleterre et ailleurs ,
en a démontré les avantages . Mais en permettant ce
partage avec des conditions difficiles à obtenir , ainsi
qu'il arrive en Angleterre , on pose une barrière insurmontable
à son exécutión. Le partage des communaux
est considéré unanimement en Angleterre comme une
des opérations les plus influentes sur les progrès de
l'agriculture , et l'augmentation des produits ; il ne s'en
effectue cependant qu'un très-petit nombre ; et le'sốt
même de l'Angleterre présente encore de vastes portions
en bruyères ou en pâturages stériles , par la raison que
l'intérêt de quelques particuliers puissans s'oppose à
ce qu'elles soient rendues productives par ce moyen , et
qu'on est obligé de faire d'énormes dépenses pour obtenir
un acte du parlement.
i
Nous invitons les lecteurs à parcourir les observations
disséminées dans cet ouvrage, et sur-tout celles qui
concernent les livrets des domestiques et des ouvriers,
le cours des eaux , les chemins vicinaux , le régime et
l'administration des bois. LASTEYRIE . 9
מ
88 MERCURE DE FRANCE ;
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
EXPOSÉ DE LA MÉTHODE ÉLÉMENTAIRE DE H. PESTALOZZI ;
suivi d'une Notice sur cet homme célèbre , son institut
et ses principaux collaborateurs ; par DAN. ALEX.
CHAVANNES, membre du Grand-Conseil et de la Société
d'Emulation du canton de Vaud. Nouvelle édition .
Un vol . in-8° .- A Paris , chez J. J. Paschoud , libr . ,
T quai des Augustins , nº 11.- 1809.
(PREMIER EXTRAIT.)
-
Il y a peu de personnes qui n'aient entendu parler de
laméthode ingénieuse de Pestalozzi , et des succès vraiment
merveilleux qu'a déjà obtenus cet homme respectable
dans l'application qu'il en a faite à l'éducation de la
première enfance . C'est sur-tout le soulagement des
pauvres habitans des campagnes qu'il a eu en vue dans
tout le cours de ses travaux ; et son noble désintéressement
, la persévérance avec laquelle il a marché vers
un but si utile , ne font pas moins d'honneur à son
caractère , que la sagacité des moyens qu'il a employés
pour y parvenir n'en fait à son esprit. M. Chavannes
entreprit le premier , il y a environ trois ans , de nous
faire connaître les intéressans travaux de son compatriote,
qui n'a rien publié qu'en allemand. La notice sur
Pestalozzi , sur sa méthode et sur son institut , imprimé
en 1805 , inspira parmi nous le plus vif intérêt à tous
ceux qui savent attacher du prix aux idées saines et
utiles. On ne peut donc que savoir beaucoup de gré à
l'auteur du soin qu'il a pris de publier une nouvelle
édition de cette notice , plus développée , et augmentée
des vues nouvelles , du tableau des améliorations et des
perfectionnemens que Pestalozzi et ses collaborateurs
ont pu donner à leur entreprise , dans les trois années
qui se sont écoulées depuis que la première édition de
cette brochure a paru.
En considérant le degré de perfection où sont portés
SEPTEMBRE 1809. 89
la plupart de nos arts , on a lieu sans doute d'être
étonnéque celui qui semblerait devoir être le plus facile,
qui du moins est le plus habituellement pratiqué et le
plus indispensable , je veux dire l'art d'instruire l'enfance
, soit encore si imparfait , qu'on doive regarder
comme un bienfait inappréciable l'invention d'une méthode
raisonnable et sûre pour cet objet. Mais si d'ailleurs
on réfléchit qu'une pareille méthode ne peut être le
résultat que d'une observation générale et attentive de
nos facultés intellectuelles , et que ce ne peut être que
long-tems après qu'un grand nombre de connaissances
ou de sciences particulières , plus ou moins immédiatement
applicables aux besoins de la société , ont été
créées et perfectionnées , qu'il peut être permis à l'homme
de porter un oeil attentif et observateur sur les procédés
de son intelligence considérée comme une faculté générale
et qui embrasse tous ses moyens de connaître et
d'agir en vertu de ses connaissances; on s'étonne moins
que l'art de transmettre les idées , et d'en diriger la
marche ou le développement progressif , ne fasse pour
ainsi dire que de naître.
Le célèbre Pestalozzi a fait faire à cet art un pas trèsremarquable
: j'ignore ce qu'il a pu devoir à l'étude
directe des ouvrages de Locke , de Condillac , de
Charles Bonnet , de J. J. Rousseau , etc. Je ne sais pas
même s'il a jamais lu ce que ces illustres philosophes ont
écrit sur ce qui faisait l'objet habituel et presque exclusif
de ses méditations , mais je n'en suis pas moins convaincu
qu'il a puisé , soit sciemment , soit à son insu ,
les vues qui ont dirigé sa marche et qui l'ont assurée
dans la masse des idées saines qui se trouvaient répandues
dans le monde sur cette matière à l'époque où il a
commencé à s'en occuper.
En effet , la nécessité de commencer avec les enfans
par les idées sensibles les plus simples et les plus à leur
portée pour les conduire par une marche lente , mais
sûre , à des idées intellectuelles très-composées ; le soin
extrême qu'il faut avoir de ne franchir aucune idée intermédiaire
sans s'être assuré que l'enfant peut la suppléer
par lui-même et la supplée en effet; l'habitude
1
90
1 MERCURE DE FRANCE ,
qu'on ne saurait lui faire contracter trop tôt d'analyser
tous les objets qui frappent ses sens , c'est-à-dire , d'en
considérer les diverses parties chacune à part et dansiun
ordre régulier et déterminé pour se faire une idée nette
et complète de l'ensemble et de ses détails ; l'importance
des notions premières et fondamentales sur lesquelles on
ne saurait trop insister ni revenir trop souvent , puisque
c'est sur elles que repose tout l'édifice de nos connais--
sances , et que chaque degré de perfection qu'elles acquièrent
n'est presque qu'une transformation de ces
notions fondamentales , chaque pás que nous faisons
dans la science n'est guère qu'un nouvel aspect sous
lequel nous les envisageons ; l'utilité incontestable ou
plutôt l'indispensable nécessité d'attacher à chaque objet
ou à chaque partie distincte d'un objet un signe clair et
précis qui la distingue encore mieux et qui la mette , en
quelque sorte à notre disposition , ce qui consiste à déterminer
avec le plus de justesse qu'il est possible l'emploi
et les acceptions des mots , voilà ce que les philosophes
que j'ai cités précédemment, et tous les écrivains
qui ont marché sur leurs traces et qui ont traité les mêmes
sujets qu'eux , ou des sujets analogues , ont expressément
recommandé ; telles sont les vérités fondamentales qu'on
peut extraire des écrits de Locke , de J. J. Rousseau , et
sur-tout de Condillac par rapport à l'objet particulier
qui nous occupe en ce moment.
Mais , comme l'a très-bien observé Pascal , si toutes
les vérités sont dans le monde , on manque le plus souvent
à les appliquer , et c'est ici que l'application et assurément
le point essentiel. D'ailleurs , quoique les principes
fondamentaux d'un art ou d'une science quelconque
aient été déjà trouvés par un ou plusieurs homines de
génie , tant qu'ils n'en ont pas fait une application directe
et méthodique , on peut dire que l'art n'existe pas ; et
celui qui le premier se trouve conduit par une suite
d'expériences , ou même , si l'on veut , de tâtonnemens
à réunir les principes épars dans leur véritable ordre de
déduction , et à en faire une application vraiment utile et
sûre , a encore une assez belle part de gloire , puisqu'on
٢٠٠٠٢٠١
SEPTEMBRE 1809. 91
peut , jusqu'à un certain point , le regarder comme le
véritable créateur de l'art .
C'est à cette sorte de gloire que Pestalozzi paraît avoir
aspiré , et ses efforts pour l'obtenir ont été couronnés par
le succès . Le désir de servir ntilement la classe utile et
trop dédaignée des habitans de la campagne semble avoir
été la passion dominante de toute sa vie; c'est dans la
vue de satisfaire ce penchant , qui ne peut être que
celui d'une âme forte et généreuse , qu'on le vit dès sa
jeunesse embrasser la profession d'avocat , puis celle
d'agriculteur , puis enfin celle d'instituteur , à laquelle
son génie semblait l'appeler plus spécialement .
Mais ce n'est qu'après avoir échoué plus d'une fois dans
ses entreprises , après avoir vaincu une foule d'obstacles
de différens genres qu'il est parvenu à former enfin ces
intéressans établissemens qui attestent aujourd'hui sa
haute capacité , et qui long-tems après lui feront bénir
sa mémoire.
Voici comment il parle lui-même de sa première tentative
et du peu de succès qu'elle eut : « Je vécus pendant
>> des années , dit-il , au milieu d'un cercle de plus de
>> cinquante enfans dont les parens étaient dans la plus
>>profonde misère . Je partageai dans ma pauvreté mon
>>pain avec eux ; je vécus moi-même comme un men-
>>diant , pour apprendre à des mendians à vivre en
>>>hommes ...... Mon plan échoua; mais au milieu des
>> efforts inexprimables que j'avais faits , j'avais appris des
>>vérités innombrables , et jene fus jamais plus fortement
>>convaincu de la bonté de mon projet que lorsque je me
>>vis forcé d'y renoncer .>>>
Il semble que ce soit le privilége des idées grandes et
généreuses d'inspirer àceux qui ensont une fois pénétrés
un courage à l'épreuve de tous les revers . Ruiné en
quelque sorte par la chûte de son premier établissement ,
Pestalozzi n'en suit pas avec moins d'ardeur l'objet de
ses méditations , et en attendant qu'il ait pu trouver l'oc
casion et les moyens de former quelque nouvelle entreprise
, il publie divers ouvrages où il expose ses vues et
ses idées sur l'éducation. D'abord une espèce de roman
populaire intitulé Léonardet Gertrude, qui fit une grande
1
92 MERCURE DE FRANCE,
sensation ; puis Christophe et Else, ou entretiens de la
soirée sur Léonard et Gertrude ; puis une feuille helvétique
, destinée aux habitans de la campagne . Enfin il
donna , en 1797 , une première esquisse de sa méthode
sous ce titre : Mes Recherches sur la marche de la nature
dans le développement de l'homme .
Les vues neuves et intéressantes répandues dans ces divers
ouvrages attirèrent l'attention des hommes éclairés :
des membres du Gouvernement s'intéressèrent au sort et
aux projets de leur auteur ; l'un d'eux même engagea Pestalozzi
à se mettre à la tête d'une école dans un pays qui
venait d'être dévasté par la guerre. Le dénuement absolu
où il allait se trouver de toutes les ressources nécessaires
pour former un pareil établissement , la nécessité de pourvoir
seul aux besoins de toute espèce dont il allait être
assiégé dans une maison qui n'était pas même réparée , au
milieu des maladies qui désolaient cette contrée , rien ne
put arrêter l'ardeur de son zèle . On ne lira pas sans intérêt
les détails qu'il donne sur sa position à cette époque ,
dans une lettre adressée à son ami Gessner , dont nous
avons déjà cité un passage :
<<Je serais descendu dans le plus profond des abîmes ,
dit-il , pour m'approcher de mon but , et j'y réussis en
effet..... Les enfans s'élevèrent insensiblement jusques à
quatre-vingt , tous d'âges inégaux , et tous , un très-petit
nombre excepté , absolument ignorans : quelle tâche !
j'osai cependant l'entreprendre ; et bientôt ceux qui vinrent
me voir furent étonnés de l'effet que je produisais ...
C'était le résultat d'une idée simple, mais dont je ne pouvais
pas me rendre raison. Ce n'était que le pressentiment
de l'art que je cherchais ; je ne savais pas précisément
ce que je faisais , mais je savais ce que je voulais ...
mourir ou arriver à mon but....
>>L'ignorance absolue où j'étais de la marche que je
devais suivre me força à m'arrêter long-tems sur mes premiers
pas ; et cela me conduisit à juger par expérience.
du haut degré auquel les forces intellectuelles de l'enfant
peuvent s'élever , lorsqu'on a soin de le retenir sur les
points élémentaires jusqu'à ce qu'il se les soit entiérement
rendus propres. Je sentis , comme je ne l'avais jaSEPTEMBRE
1809. 93
!
mais fait , la liaison étroite qui existe dans chaque
branche de connaissances entre ses points élémentaires
et son ensemble , et je vis de même les lacunes innombrables
que la négligence et le désordre à cet égard
doivent nécessairement produire. Les effets de l'attention
que j'apportai à donner à l'enseignement de mes
points élémentaires la plus grande perfection possible
surpassèrent mon attente. Je vis se développer rapidement
chez mes enfans un sentiment intime de forces qui
* jusqu'alors leur avaient été inconnues ..... Ils avaient la
conscience de ce dont ils étaient capables ; et bientôt les
difficultés et les dégoûts des écoles ordinaires s'évanouirent,
etc. >>>
Les détails dans lesquels nous venons d'entrer sur la
personne de Pestalozzi et sur ses premières tentatives
nous ont paru , indépendamment de l'intérêt qu'ils peuvent
avoir en eux-mêmes , propres à répandre quelque
jour sur l'exposé de sa méthode, que nous ne pouvons
donner que d'une manière assez incomplète , parce que
l'ouvrage que nous analysons ne nous fournit pas sur
plusieurs points essentiels tous les développemens que
nous aurions désirés . Nous ajouterons seulement , pour
terminer ce récit abrégé des travaux de Pestalozzi , qu'il
fut forcé par les événemens de la guerre d'abandonner
encore l'établissement de Stantz , dans le canton d'Underwald
, celui-là même dont nous venons de parler , au
moment où il commençait à prospérer ; que malgré les
dégoûts qu'on chercha à lui donner , et les persécutions
qu'on lui fit éprouver , aidé enfin de la protection d'un
Gouvernement éclairé , il parvint à former les deux établissemens
qui existent aujourd'hui , l'un à Buchsée , village
à deux lieues de Berne , et l'autre à Yverdun , jolie
ville du canton de Vaud , et où l'on pratique avec le plus
grand succès sa méthode d'enseignement , dont nous
allons essayer de donner quelque idée ....
Qu'on se rappelle que c'est principalement le développement
des forces intellectuelles de l'enfance et l'instructionde
la jeunesse de la classe pauvre que Pestalozzi a eu
en vue, et l'on concevra d'abord que pour l'un de ces deux
objets , ses travaux, s'ils ont eu d'heureux résultats , ne
94 MERCURE DE FRANCE ,
peuvent manquer de devenir un avantage inappréciable
pour toutes les classes de la société, puisque dans toutes
le premier développement de l'intelligence est à peu près
abandonné au hasard des circonstances ; mais si de plus
l'instruction qu'il donne à la jeunesse est fondée sur les
mèmes principes que celle qu'il donne à l'enfance , si les
moyens qu'il emploie pour accroître la masse des connaissances
de l'une se déduisent immédiatement de ceux
qu'il a employés pour donner à l'autre ses premières notions
; si enfin ces connaissances sont celles dont l'appli
cation est indispensablement nécessaire dans tous les
états et dans toutes les situations de la vie , n'est-il pas
évident que cette seconde partie des travaux de l'habile
instituteur pourra fort bien convenir à la jeunesse de
tout état et de toute condition? Or , voici comment il procède
d'abord pour l'enfance :
L'enfant , du moment où il commence à vivre , reçoit
une multitude infinie d'impressions de tout ce qui l'environne
; etc'est ainsi qu'il apprend àfaire usage desesdivers
organes , qu'il acquiert , sans s'en douter et presque sans
le vouloir , un grand nombre de connaissances diverses .
Il parvient à connaître en très-peu de tems la plus grande
partie des objets qui sont communément à sa portée ,
leurs différentes parties , leurs qualités ou propriétés et
leurs noms . Le premier pas que fait Pestalozzi dans la
vue d'aider à ce développement nécessaire et spontanéde
l'intelligence , c'est de le régulariser en quelque sorte, de
coordonner et de fixer par une observation plus régulière
et plus attentive cette multitude d'idées et de notions
que l'enfant est forcé d'acquérir ; et poouurr yy parvenir,
c'est aux mères des enfans ou à celles qui leur en tiennent
lieu que l'instituteur s'adresse. Il a composé pour elles
un petit traité , où il leur apprend à présenter aux enfans
un sujet d'observation déterminé qui puisse arrêter leur
attention et leur donner les premiers principes d'une
analyse régulière et détaillée des objets .
Le premier qu'il choisit est le corps humain , celui de
tous les objets qui se présente le plus naturellement , et
dont l'observation peut être répétée avec le plusde facilité ;
il offre aux mères sur cette matière une suite de dix exer-
/
USEPTEMBRE 1809. 95
cices dont l'intérêt augmente progressivement. L'enfant
apprend à connaître et à nommer les diverses parties de
son corps avec leurs divisions et sous-divisions dans le
plus grand détail ; celles qui sont simples , doubles ,
quadruples , etc.; leur connexion entre elles , les parti
cularités ou qualités propres à chacune d'elles; les diffé
rentes parties qui ont des qualités semblables ; leurs
fonctions ou usages particuliers , etc. et ainsi jusqu'au
dixième exercice , où l'enfant s'essaie à rassembler tout
eé qu'il a appris sur chaque partie de son corps , et en
fait ainsi la description la plus complète qu'il est pos
sible d'en faire avec les connaissances qu'il a .
L'auteur travaille , dit-on , à donner encore plus d'étendue
et un plus haut degré d'utilité à ce Manuel des
Mères; il doit y indiquer les procédés convenables pour
développer chez l'enfant la faculté de distinguer les di
vers sons et articulations du langage et de les produire;
la manière de lui apprendre à nommer les objets qui
se présentent à lui , leurs parties les plus remarquables
, leurs propriétés les plus sensibles ; les actions
diverses qu'il fait ou qu'il voit faire , etc. , tout cela dans
un ordre naturel et approprié à l'intelligence naissante
de cet âge , en joignant toujours l'image nette et précise
de la chose au mot qu'elle exprime , puisque les leçons
doivent toujours être faites en présence des objets.
J'abrège ici . beaucoup les détails qu'on pourra lire
avec autant d'utilité que d'intérêt dans l'ouvrage de
M. Chavannes ; et l'on applaudira sans doute àla justesse
des réflexions qu'il fait sur les avantages que doit avoir
dans la pratique de l'éducation ce Manueldes Mères . « La
plus grande difficulté , dit-il , celle qui arrête à chaque
instant ceux qui sont appelés à enseigner des jeunes
gens , est la peine qu'ils ont à s'en faire entendre. Les
choses même les plus simples exigent des définitions
pénibles , et qui souvent encore deviennent inintelligibles
pour l'élève , qui n'a aucune idée juste de la vraie acception
des termes dans lesquels elles sont conçues ....
LeManuel des Mères , en familiarisant de bonne heure
l'enfant avec une foule d'objets et d'opérations diverses ,
soit de la nature, soit de l'art , gravera en même tems
96 MERCURE DE FRANCE ;
dans sa tête les véritables signes du langage qui les rappellent
. L'instituteur qui recevra l'enfant ainsi préparé
aura donc une base sur laquelle il pourra s'appuyer avec
confiance . En un mot, comme le dit fort bien M. Chavannes
, le Manuel des Mères est destiné à montrer aux
parens comment ils doivent enseigner à leurs enfans , à
voir avec réflexion et avec ordre les objets qui les entourent
, et à s'exprimer sur ce qu'ils voient d'une manière
bien claire . >>>
Telle est l'idée abrégée qu'on peut se faire de la première
partie de la méthode de Pestalozzi , partie d'autant
plus intéressante qu'elle remplit, à ce qu'il nous semble ,
une lacune très-sensible et fort importante dans l'éducation
des enfans de tous les pays et de toutes les condi
tions . En effet , si , comme cela paraît assez probable ,
la somme des idées que nous acquérons depuis les premiers
jours de notre naissance jusqu'à l'âge de sept à
huit ans égale ,ou surpasse même celle des idées réellement
nouvelles et originales que nous acquérons dans
tout le reste de notre vie quelque longue qu'elle soit ;
si c'est principalement par le secours des mots que
notre faculté de penser et de raisonner se développe
et se fortifie ; ou plutôt , si , comme on ne saurait en
douter , les mots nous sont absolument nécessaires pour
penser et pour raisonner : combien ne doit-on pas priser
une méthode qui , sans fatiguer l'enfant , sans lui faire
faire autre chose que ce qu'il fait de lui-même tous les
jours et à chaque instant , lui donne une quantité prodigieuse
d'idées nettes et précises , et lui fait acquérir en
même tems la faculté de les exprimer par les termes les
plus convenables et les plus justes ? Il ne cherche qu'à
voir , à toucher , à exercer tous ses sens ; pourquoi ne.
l'aiderait-on pas à bien faire ce qu'il est si empressé de
faire? pourquoi ne pas le seconder dans l'acquisition de
facultés dont un heureux instinct lui révèle si impérieusement
le besoin? pourquoi enfin , à celte quantité trop
considérable de mots mal déterminés , inutiles , ou qui
même ont souvent un plus grand inconvénient , et qui
pourtant se gravent dans sa mémoire avec tant de facilité
et malheureusement d'une manière trop durable ,
ne
SEPTEMBRE 1809 . 97
1 ne tenterait-on pas de substituer les mots qui sont les
signes d'une foule d'idées ου de notions qu'il lui sera
sans cesse utile ou nécessaire de combiner pourlui-mêm
ou de communiquer aux autres ?
DE
LA SEIM
en
Cette idée de Pestalozzi est simple ; la méthode qu
en est le résultat l'est également : on ne l'en trouvera
sans doute pas moins précieuse , et son auteur n'en mériterait
pas moins notre reconnaissance quand le service
qu'il rend à la première enfance se bornerait là ; mais le
principe dont il est parti est aussi fécond qu'il est simple ,
et les deux autres parties de sa méthode , qui ne sont
pour ainsi dire qu'une émanation de ce principe , n'offrent
pas une utilité moins étendue , ni moins évidente .
THUROT.
( La suite au Numéro prochain . )
VOYAGE EN ESPAGNE DU CHEVALIER DE SAINT-GERVAIS ,
officier français , et les divers événemens de son
voyage ; par M. DE LANTIER , ancien chevalier de
Saint-Louis , avec de jolies planches gravées en tailledouce
, et le portrait de l'auteur .
Famam sequere aut sibi convenientiafinge.
Deux vol. in-8°P..-A Paris , chez Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº23 .
PUISQUE le public , malgré les réclamations de tous les
hommes de goût , accueille les romans historiques , il
doit accorder la même faveur aux voyages romanesques .
Les uns comme les autres donnent , il est vrai , aux lecteurs
peu instruits , des idées très-inexactes ; mais ils amuşent
quelquefois , ils intéressent plus que la vérité . Là , on
trompe sur les faits , sur les hommes ; ici , sur les pays ,
les usages et les moeurs des peuples . Mais depuis Homère
jusqu'au Tasse et à l'Arioste , les poëtes ont-ils fait autre
chose ? La seule différence c'est que les poëtes emploient
un style plein d'images , un langage cadencé , harmonieux
, tandis que nos romanciers historiens et nos voyageurs
romanciers écrivent souvent en très - méchante
G
A
98 MERCURE DE FRANCE ,
1
prose. Toujours est-il certain que c'est par les fables
que l'on plaît à la multitude :
L'homme est de feu pour le mensonge.
Grâces donc pour M. de Lantier , écrivain aimable et
spirituel , s'il a osé publier le Voyage en Espagne du
chevalier Saint-Gervais , roman si jamais il en fût , sous
un titre qui promet un ouvrage d'un tout autre genre ; il
a voulu des lecteurs ....
Il s'en présentera ; gardez - vous d'en douter.
C'est une véritable Odyssée que ce roman-là. Cependant
le chevalier de Saint-Gervais ne parcourt pas autant
de pays que le héros d'Homère : on ne peut pas dire
de lui ,
Mores multorum vidit et urbes .
Il ne va que de Perpignan à Cordoue ; mais , comme dans
l'Odyssée , une femme est l'objet de son voyage ; et ,
comme Ulysse aussi , mille incidens divers le retardent
dans sa route. Le héros grec fut plus heureux que le
chevalier français : l'un retrouva sa femme fidèle ; l'autre
n'arrive que pour apprendre le mariage de la maîtresse
qu'il venait épouser.
Personne ne se doute qu'il soit très-difficile d'aller de
Perpignan à Cordoue ; eh bien ! lisez le Voyage du chevalier
de Saint-Gervais , et vous apprendrez que vous
courez risque d'être jeté dans les cachots de l'Inquisition
dès la première ville d'Espagne ; et cela si vous refusez
seulement à un moine quelque argent pour le luminaire
d'une Madone : vous apprendrez encore qu'un peu plus
loin , si vous recevez une bague ou le moindre bijou
d'une jeune Espagnole , il faudra absolument l'épouser
ou languir dans une prison , ensuite vous battre avec
son frère , si elle en a un . En revanche , vous trouverez
peut-être dans la prison , comme il advint au chevalier
de Saint-Gervais , quelque poëte jovial , insouciant , demiphilosophe,
une espèce de Figaro enfin qui fera de charmantes
romances , les jouera sans cesse sur la guitare ,
qui ne vous quittera plus de toute la route , qui se déguisera
de tems en tems en moine pour avoir accès chez les
1
SEPTEMBRE 1809. ( 99
děvotes , et vous procurer, à leurs dépens, bon souper et
bon gîte . Peut-être rencontrerez-vous aussi , toujours
comme le chevalier de Saint-Gervais , dans quelque caverne
écartée, quelque bon ermite , qui aura tué l'amant
de sa femme , et vous contera , durant toute la nuit , sa
douloureuse histoire ..... Mais si je voulais citer , même
sommairement , toutes les autres aventures du chevalier
dans son voyage , il me faudrait tout le loisir dont il
jouissait , quoiqu'il fût amoureux ; alors on ne serait
plus surpris qu'il ait employé cinq à six mois au moins
pour exécuter un voyage de cent cinquante lieues au
plus . Certes sa maîtresse paraîtra sans doute, excusable
de s'être pourvue , en l'attendant, d'un mari plus actif.
,
Les aventures tristes ou heureuses de notre chevalier
ne l'occupent point assez pour l'empêcher de décrire
chemin faisant , les villes et les sites les plus remarquables
. Il est vrai qu'il répète , dans un autre style , ce
qu'ont dit tous les voyageurs ; il ne fait guère qu'un extrait
de tous les Itinéraires d'Espagne. Mais il y ajoute
quelquefois des réflexions plaisantes , originales , il est
presque toujours léger , brillant , enfin un véritable Français
du dernier siècle .
Il trace aussi les portraits d'un grand nombre d'Espagnols;
mais on dirait que ces portraits n'ont point été
faits sur des originaux; qu'ils ne sont que les copies de
ceux que l'on voit figurer dans nos anciennes comédies
ou dans les Nouvelles de Cervantes . C'est , par exemple ,
un comte de Pacheco, qui , en toute occasion , raconte ,
comme les héros de l'Iliade , toute l'histoire de ses ancêtres
; mais qui , bien que superstitieux à l'excès et
presque toujours ridicule , a de la noblesse et de la générosité
; c'est un certain don Polycarpe , gardien d'ún
couvent d'Hyéronimites à Grenade , dont la manie ,
comme celle de certain archevêque bien connu depuis
Gil-Blas , est que tout le monde écoute et admire ses
homélies ; enfin , ce sont des duègnes qui servent les
amours des jeunes gens ; ce sont de langoureux amans
qui chantent des romances sous le balcon de leurs maîtresses;
ce sont des moines qui font les plus vilains métiers
, ayanttoujours lenom de laVierge àla bouche , etc.
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
Mais le personnage dontj'ai parlé plus haut, le poëte don
Manuel du Toboso, est plus singulier , plus nouveau que
les autres ; il ne me paraît pas être d'origine espagnole.
En cherchant bien , on pourrait en trouver le modèle
dans quelque comédie ou roman français .
Au reste , je serais tenté de croire que le chevalier de
Saint- Gervais n'a songé à écrire son voyage que bien des
années après son retour d'Espagne ; que, dans l'intervalle ,
il a voyagé en Italie : en effet , il décrit des usages qui
appartiennent beaucoup plus à ce dernier pays qu'à
l'autre . Il y a plus : quoique la belle Séraphine , de Cordoue
, lui eût parfaitement appris l'espagnol , et qu'il
affecte de répéter à tout moment , tantôt des proverbes ,
tantôt des vers qu'il donne pour espagnols , ce sont presque
toujours des vers et des proverbes italiens qu'il se
trouve avoir cités . Il est vrai que l'italien de ces citations
est presque méconnaissable; il fourmille de fautes grossières
, de barbarismes .
On demandera peut-être quel a été le but du chevalier
de Saint-Gervais en publiant son Voyage . Est-ce de faire
connaître , en y joignant l'attrait des fables , un pays qui ,
dans ce moment , fixe plus que jamais l'attention de toute
la France ? L'intention serait louable ; mais , je le répète ,
il ne faut pas s'attendre à puiser beaucoup d'instruction
dans les deux gros volumes du Chevalier. Dans un dialogue
entre le comte d'Avila , noble Espagnol , et le
chevalier de Saint-Gervais , on trouve à peu près le
résumé de tout ce que l'on apprendra dans l'ouvrage .
C'est pour cela que je vais citer ce morceau . Le comte
dit au chevalier :
-
1
" Comment trouvez-vous ma nation ? -J'en pense trop
de bien pour n'être pas véridique . Elle est brave , spirituelle ,
généreuse ; vous avez le climat le plus beau , le sol le plus
fertile de l'Europe , des vins excellens . Etdes chemins ?
-
-
Très-mauvais .-Et des auberges ?-Détestables . -
Etdes moines ?-Trop nombreux , trop riches ; à quelques
- exceptions près , fort ignorans . Etla religion? Défigurée
par la superstition.- Et nos dames ? -Très -jolies ,
très-séduisantes ; mais je les crois plus voluptueuses que
sensibles , plus jalouses par orgueil que par tendresse , plus
SEPTEMBRE 1809 . 101
,
fidèles à l'amour qu'à l'hymen ; il y a peu d'Artemise parmi
elles ; hardies dans leurs intrigues , elles dédaignent les
voiles du mystère , dont les dames françaises s'enveloppent
avec tant d'adresse et de décence . Vos femmes ont beaucoup
d'esprit , d'imagination ; mais ce sont des fleurs qui
n'ont pas tout l'éclat etle parfum qu'elles devraient avoir
faute de culture : elles sont courbées sous le joug des préjugés
et des prêtres . Pardon , si je m'exprime avec tant de
franchise.-Loin d'improuver votre critique ,je vous fournirai
de nouveaux traits , j'ajouterai que l'unique occupation
de nos dames consiste dans leurs cortejos : voici quelle est,
à très -peu près , l'habitude de leur vie . Elles se lèvent tard,
gaspillent le reste de la matinée avec leurs cameristes , ou
vont à l'église dire leurs chapelets , ou réciter des prières
qu'elles murmurent par habitude et sans attention ; ensuite
elles dînent sobrement, dorment l'après - dînée , et s'habillent
le soir pour aller à la promenade; et en hiver , dans une
société où , autour d'un brasier , elles s'entretiennent de
leurs affaires domestiques , et de leur prochain. Mais que
pensez-vous de nos gens de lettres ? - Que la nature et
votre soleil ont tout fait pour eux ; mais ce sont des plantes
que les mauvaises herbes empêchent de prospérer , la superstition
et le saint-office . -Et quel est votre avis sur l'inquisition
?- Je voudrais qu'on la traitât comme le lion de la
fable , auquel on persuada que , pour plaire à sa maîtresse
il fallait se laisser rogner les griffes et les dents .-Pour persuader
aux inquisiteurs cette petite opération , il faudrait
une armée de cent mille hommes ... etc.n
Il n'est presque personne qui , sans avoir parcouru
l'Espagne , n'eût pu parler ainsi de la nation espagnole .
N'a-t-on pas lu à peu près tout cela dans les mille et un
Voyages en Espagne , et même dans les Géographies ?
Telle est l'idée que se forment de l'Espagne les ignorans
comme les gens instruits . Le Chevalier a donc bien
fait de ne pas prendre pour épigraphe ce vers si souvent
répété à la tête des livres :
indocti discant , et ament meminisse periti!
Encore un mot sur les défauts que j'ai cru apercevoir
dans l'ouvrage ; mais ce sera le dernier .
Les répétitions d'idées , de phrases même , y frappent
le lecteur le moins attentif. Il faut que le chevalier de
1
102 MERCURE DE FRANCE ,
1
Saint-Gervais n'ait pas eu le tems de relire son livre . Un
autre reproche à lui faire , c'est qu'il se jette à tout moment
dans de longues discussions métaphysiques , politiques
, et sur-tout théologiques . Je conviendrai qu'il ne
parle jamais sérieusement , même sur ces matières : mais
ces dissertations , quoiqu'assez plaisantes , n'en font pas
moins longueur ; et l'on sent trop que le chevalier
s'était sans doute donné pour tâche de faire deux volumes
. Pour raconter l'histoire de cette belle princesse
de Babylone qui parcourut cent fois plus de pays que le
chevalier de Saint-Gervais , il n'a fallu à Voltaire qu'un
petit volume de soixante pages au plus . Oh! que M. de
Saint-Gervais aurait bien fait d'imiter la concision de
Voltaire !
Il ne faudrait pas croire d'après ce que j'ai dit jusqu'à
présent , que l'ouvrage ne mérite pas d'être lu , qu'il
n'aura point de succès . Il contient trop d'historiettes intéressantes
, tantôt gaies , tantôt mélancoliques , pour ne
pas piquer et soutenir la curiosité. Le style , quelquefois
maniéré , est rapide , brillant , spirituel, épigrammatique.
On reconnaît presque partout l'auteur du Voyage d'Antenor.
Il n'y a pas autant de verve , d'imagination et d'intérêt
que dans Antenor ; il y a plus de franche gaieté :
enfin , si je ne le recommande pas comme un Voyage
instructif , je puis l'annoncer comme un roman dont la
lecture est amusante .
; Deux charmantes gravures ornent l'ouvrage. Beau dessin
, finesse d'expression , on y trouve tout réuni. L'une
représente le Chevalier devant le tribunalde l'inquisition ;
il est difficile de mieux rendre des figures de moines
espagnols : dans l'autre , on voit le Chevalier qui réconcilie
deux époux ; car j'ai oublié de dire que le Chevalier
, au lieu de troubler la paix des ménages , se plaît à
ramener , cinq ou six fois pendant sa route , des filles séduites
auprès de leurs pères , des époux jaloux et cruels
auprès de leurs femmes abandonnées . Ce n'est pas toujours
là le rôle des chevaliers français en pays étranger.
A. D.
SEPTEMBRE 1809 . 103
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS .
La résurrection subite de l'aréonaute Garnerin a mis en
défaut la sagacité d'un grand nombre de savans . Nous
avons déjà dit qu'un Bossuet moderne s'était hâté de faire
son oraison funèbre dans un de nos Journaux . Un docteur
en médecine s'est aussi empressé de publier une profonde
dissertation sur la mort du navigateur aérien . Il n'a rien
laissé à désirer sur les causes et les circonstances de ce
funeste accident. Il a expliqué la manière dont le ballon
avait parcouru les airs , dont il était descendu après la perte
de son conducteur. Il prouvé que le nouvel Icare avait
dû périr d'apoplexie , comme on l'a en effet annoncé ; il a
même exprimé le regret qu'on ne l'eût pas ouvert et disséqué
pour les progrès dela physiologie , et la satisfaction
des savans .
a
1º . Garnerin a dû mourir , parce que s'étant élevé trèsrapidement
, le refoulement de la colonne d'air a dû
l'étouffer .
2°. Il a dû mourir d'apoplexie , parce que dans les hautes
régions où il s'est élevé , l'air est nécessairement condensé
ou raréfié , chaud ou froid . S'il est condensé , les poumons
ont été comprimés outre mesure , le sang a reflué vers la
tête , et les vaisseaux cérébraux de M. Garnerin ont éprouvé
une dilacération considérable ; de sorte que cette partie
doit être maintenant en fort mauvais état chez lui . Si l'air
est raréfié , la colonne d'air ayant cessé d'exercer une
pression suffisante le sang s'est porté rapidement du centre
à la circonférence , et il en est résulté l'hémorragie , l'hémiplégie
et l'apoplexie qui est le terme de la vie .
Ainsi , de toute façon , M. Garnerin a dû mourir ; et s'il
n'est pas mort , il faut le tenir pour tel , attendu la sûreté
des principes et la dialectique rigoureuse du docteur. Il
est constant néanmoins que le Dédale moderne refuse
obstinément d'acquiescer à la sentence. Déjà même il est
de retour à Paris, et pour montrer combien il brave l'hémiplégie
, l'apoplexie et l'hémorragie , il se dispose à faire ,
la semaine prochaine , un nouveau voyage dans les airs .
N'est-ce pas se jouer bien cruellement des arrêts de la
faculté?
104 MERCURE DE FRANCE ,
Tandis qu'on se désabuse ainsi sur le trépas prétendu
de M. Garnerin , on s'éclaire aussi sur la véritable origine
des Albinos qu'on montre depuis quelques mois à Paris .
Ils ne viennent ni de l'Inde , ni du Darien , ni du Congo ,
ni de Falaise , comme on l'avait dit, mais de la Bourgogne .
Un de nos journaux nous assure qu'ils sont nés dans un
village à deux lieues de la petite ville de Cosne ; qu'ils sont
frère et soeur ; que leur mère est une pauvre femme veuve ,
à qui il reste un troisième enfant Albinos comme les deux
premiers. Elle a consenti , moyennant une rétribution , à
les envoyer à Paris . On ajoute qu'ils ont un oncle qui
exerce la profession de charron dans un de nos faubourgs .
Ainsi voilà toutes les merveilles de leur grand voyage détruites
.
Près du lieu où l'on fait voir ces débiles créatures on
montre aussi un enfant extraordinaire . Il a dix ans , mais
il est plus fort et plus grand qu'on ne l'est ordinairement à
cet âge. Dans toute la partie postérieure de son corps , à
partir du cou et des épaules jusqu'à l'origine des cuisses ,
sa peau est d'un brun-noirâtre , quoique très -blanche dans
les autres endroits ; elle est épaisse , chargée de mucosités
, de poils denses , mais doux , soyeux et de couleur
blonde . Cette partie est habituellement beaucoup plus
chaude que le reste du corps. Les épaules de l'enfant sont
en outre remarquables par la facilité avec laquelle elles se
meuvent; illes rejette en arrière et les éloigne si fortement
de la poitrine qu'elles paraissent former comme deux
ailes . Cette disposition n'est pas très -rare et se rencontre
quelquefois chez les personnes atteintes de marasme . La
mère de cet enfant assure qu'il est né sur les bords du
Gange; et comme il faut toujours relever les choses par un
peu de merveilleux , elle ajoute qu'étant grosse de six semaines
, elle fut poursuivie par une troupe de noirs qui lui
troublèrent tellement l'imagination qu'il en est résulté un
enfant noir comme eux et blanc comme elle . On trouve
dans les OEuvres de Buffon plusieurs exemples de pareils
phénomènes .
-Le retour des longues soirées va rendre bientôt à nos
théâtres toute leur activité : les acteurs absens s'empressent
de rentrer. Les célèbres écuyers Franconi eux-mêmes , qui ont
parcouru les départemens pour y faire admirer la vigueur ,
la grâce et la légèreté de leurs évolutions , se disposent à
reparaître dans la capitale. En attendant , on ajoute au
SEPTEMBRE 1809. 105
Cirque Olympique de nouveaux ornemens , l'on agrandit
et l'on améliore la salle ; et l'on nous promet pour la prochaine
représentation une pantomine qui surpassera , diton
, toutes celles que nous connaissons .
-On nous annonce au théâtre de la Gaieté , un nouveau
mélodramé dont le sujet est national. Il a pour titre Marguerite
d'Anjou, C'est l'ouvrage d'un des auteurs les plus
célèbres et les plus heureux dans ce genre .
-On doit jouer aujourd'hui à l'Odéon unc pièce en cinq
actes , intitulée le Fils par hasard. On rendra compte dans
ce Journal de son succès ou de sa chûte .
de ses
La scène française est menacée de perdre encore un
plus illustres sujets. La maladie de Dugazon a
pris tout à coup un caractère qui fait craindre pour la lucidité
de ses idées . Ce n'est plus ce favori de Thalie d'une
originalité si vive , d'une verve si piquante et si enjouée ,
dont la présence seule inspirait la gaieté . Aujourd'hui entouré
de canards hupés , de poulets d'Inde , de perroquets ,
d'écureuils , c'est dans ce cercle innocent qu'il renferme toutes
ses pensées. Les choux de son jardin forment son auditoire
et au lieu des applaudissemens du public , toute son
ambition se borne à entendre le gloussement de ses poulets
, et les cris de ses oies. Un baquet rempli d'eau de son
puits , lui sert de bassin dans son jardin et deux cannetons
lui représentent les cygnes des Tuileries. Il fuit la
société , il s'enveloppe dans la tristesse et la mélancolie ;
tout annonce enfin que la muse de la comédie ne le reconnaît
plus pour son interprète . C'est un excellent acteur
de moins ; un acteur d'un talent rare , naturel , et vraiment
comique. On ne voit point encore qui pourra nous le
rendre.
,
SALGUES .
CONSERVATOIRE DE MUSIQUE.
DISTRIBUTION DES PRIX.
IL viendra peut-être un tems où , sans s'exposer aux injures
de quelques personnes et aux éloges de quelques
autres , il sera permis ddee ffaaiirree observer que c'est de l'époque
la plus désastreuse de la révolution que date en
France la fondation de deux établissemens également
utiles et honorables : je veux parler de l'Ecole Polytech
106 MERCURE DE FRANCE ,
nique et du Conservatoire de Musique. Les succès de la
première sont attestés par de si grands et de si nombreux
exemples , qu'ils ont dès long-tems fermé la bouche aux
partisans les plus exclusifs des pratiques anciennes . Quels
moyens , en effet , de nier les progrès de l'enseignement
dans une Ecole dont plusieurs élèves , au sortir des bancs ,
ont pris leur place à côté des plus grands professeurs ?
ne
Avec des droits relativement égaux à l'estime publique ,
il n'est pas ssuurrpprreennaant que le Conservatoire de Musique
parvienne pas aussi facilement à imposer silence à ses détracteurs
; il est plus facile de critiquer l'ouvrage d'un musicien
que celui d'un astronome , d'attaquer le talent d'un
chanteur que celui d'un géomètre . Le but des sciences
exactes est la vérité , dont le privilége est de saisir à la fois
tous les esprits : celui des beaux- arts est l'imitation , qui ,
n'étant point susceptible d'une démonstration rigoureuse ,
peut devenir, du moins pendant quelque tems, l'objet des
jugemens les plus contradictoires .
Tandis que des ennemis obscurs , et néanmoins très-actifs
, cherchent par toute sorte de moyens à jeter de la défaveur
sur le Conservatoire de Musique , auquel ils proposent
très-sérieusement de substituer les gothiques écoles de cathédrale
, l'administration de ce bel établissement se contente
d'opposer à leurs efforts , l'éclat et le nombre de ses
succès .
Deux concours publics ont été ouverts cette année au
Conservatoire ; l'un pour le prix de musique vocale et instrumentale,
et l'autre pour le prix de déclamation . Plusieurs
élèves ont été jugés dignes de concourir.
Artibus ingenuis quæsita est gloria multis .
Concours de chant.
(OVID.)
Mme Boulanger a obtenu le premier prix . Une voix pure, -
juste et flexible à un très -haut degré , lui ont mérité cet honneur.
L'émotion très-vive qu'elle paraissait éprouver et l'extrême
chaleur ont nui sans doute à l'éclat et au développement
de ses sons ; mais tout porte à croire que , plus rassurée
, et dans des circonstances moins défavorables , elle
brillera par les qualités mêmes qu'on pourrait lui contester
sur cette première épreuve. C'est principalement à la grâce ,
à l'expression de son chant qu'on a pu reconnaître l'excellent
mode d'enseignement du professeur qui la dirige.
Doué d'un goût exquis , et , si l'on peut s'exprimer ainsi ,
SEPTEMBRE 1809 . 107
d'un instinctmusical qui ne le trompe jamais , iln'appartient
qu'à lui d'ajouter en chantant des beautés nouvelles à
celles des grands maîtres dont il se rend l'interprète. L'inspiration
qui le guide n'est pas moins sûre que leur génie , et
le trait qu'il improvise est quelquefois le motifle plus heureux
du morceau qu'il exécute . S'agit-ild'enseigner?M. Garat
, pénétré de ce principe que la musique doit peindre
avec des sons , s'attache à développer simultanément dans
ses élèves le talent qui exécute et l'expression qui colore.
C'est aux leçons de cet habile professeur que le premier de
nos théâtres lyriques est redevable de quelques-uns de ses
sujets les plus distingués , au nombre desquels on se plaît à
citer Mlle Hymn et Mme Branchu , qui , seule après vingt
ans , a pu faire oublier Mme Saint-Huberty .
a
MmeBoulanger a débuté par une scène italienne de Nicolini
; on eût pu croire à l'entendre que cette jeune cantatrice
sortait de l'école brillante où se sont formées les Catalani , les
Strina , les Grassini . Ce morceau fini , et pour ainsi dire
sans reprendre haleine , elle chanté la belle scène d'Alceste
: Ah! malgré moi , etc. , avec la dignité , le grandiose
qui caractérisent cette admirable production : il nous a semblé
cependant que l'allegro, O ciel, quel supplice! etc. , avait
été pris d'un mouvement trop vif : il perd alors de son
énergie et ne laisse pas le moyen d'étendre le son sur ce
cri déchirant : M'arrache et me déchire le coeur.
Mile Porte , après avoir chanté avec précision et justesse
un air du Concert interrompu , a obtenu le second prix du
chant. Quelques amateurs ont paru regretter qu'elle ne partageât
pas le premier , mais il est présumable qu'ils ont
confondu quelquefois le plaisir de la voir avec le plaisir de
l'entendre. En effet , cette jeune personne réunit à un talent
très-aimable une figure plus aimable encore ; elle est trèsjeune
et promet beaucoup : elle méritait des encouragemens
et les a obtenus .
Concours instrumental.
Dix ou douze sonates de piano ont été exécutées à la file .
Les élèves qui se sont succédés méritaient presque tous d'être
entendus; mais il fallait du courage pour les écouter. Cet
instrument, utile pour l'accompagnement et les démonstrations
harmoniques , doit offrir moins de difficultés que
les autres , si l'on en juge par la prodigieuse quantité de
personnes très-habiles à le manier que l'on rencontre ,
même hors de l'enceinte du Conservatoire.
108 MERCURE DE FRANCE ,
Le premier prix de piano a été obtenu par M. Lambert ,
élève de M. Pradhere .
Le premier prix de violon a été partagé entre M. Fontanne
, élève de M. Kreutzer , et M. Sauzai , élève du
même professeur .
Le premier prix de cor a été remporté par M. Mengal ,
élève de M. Frédéric Duvernois .
Le premier prix de flûte , par M. Advier , élève de
M. Wandelyck.
Concours de déclamation.
L'institution du Conservatoire a pour objet principal de
former des élèves pour les théâtres d'une nation qui heureusement
persiste à croire ( quelques efforts que l'on fasse
pour l'en ddiissssuuaaddeerr)) que l'art du comédien ne doit dans
aucun cas être sacrifié à celui du chanteur . Une classe de
déclamation devait donc trouver sa place dans un semblable
établissement : le concours qu'elle vient d'ouvrir
pour la première fois surpasse toutes les espérances que le
peu de tems écoulé depuis sa création permettait d'en concevoir
, et fait le plus grand honneur aux habiles professeurs
qui la dirigent (i ) .
Mile Maillard , que ses débuts au Théâtre Français ont
déjà signalée comme un sujet de la plus brillante espérance ,
a obtenu le premier prix de tragédie . Le monologue d'Hermione,
au cinquième acte d'Andromaque , et l'admirable
scène qui le suit , réunissent à la fois tous les genres de difficultés
: combats de l'amour et de la jalousie , hésitation ,
crainte , attendrissement , fureur graduée dans toutes ses
nuances et portée enfin jusqu'au délire , telle est la variété
des sentimens que l'actrice doit faire passer sous les yeux et
dans l'âme des spectateurs ; Mlle Maillard a rempli cette
tâche si difficile avec un talent auquel on ne saurait donner
trop d'éloges . Que cette jeune et intéressante actrice ne
s'arrête pas aux obstacles qui hérissent la carrière où elle est
entrée , à ceux même qu'on aura soin de semer sous ses
pas ; qu'elle se livre hardiment aux inspirations de la nature
que toutes les combinaisons de l'art ne parviennent
jamais à remplacer , et nous osons lui promettre que son
nom sera cité un jour parmi ceux des plus ilustres favoris
de Melpomène .
M. Dumilâtre , qui a obtenu le second prix de tragédie ,
(1 ) MM. Talma , Monve!, Lafond , Baptiste aîné et Dugazon.
SEPTEMBRE 1809 . 109
a dit avec dignité le grand couplet de Mithridate : Approchez,
mes enfans , etc.
Mille Boiseroise , dans quelques scènes du rôle d'Agrippine
, a montré des intentions fortes , une expression juste :
son attitude est ferme , son regard éminemment tragique ;
mais elle use trop fréquemment de ce dernier moyen; semblable
en cela à telle ou telle actrice qui rit à tout propos
pour avoir occasion de montrer ses dents . Mlle Boiseroise a
eu le premier accessit .
M. Drapeau n'a eu que le second accessit . Nous ne nous
rappelons pas , cependant , avoir jamais vu jouer le rôle
d'Egisthe , dans la tragédie de Mérope , avec un talent aussi
vrai , une expression aussi touchante, et sur-tout avec un
naturel plus exquis .
Le premier prix de la comédie a été remporté par M. Salpêtre:
il a montré des intentions très -comiques et une gaîté
franche dans les rôles de Figaro et dans celui de Labranche
de Crispin rival; mais nous craignons que ses moyens
physiques ne trahissent ses heureuses dispositions .
Mille Minette - Ménestrier , actuellement au théâtre du
Vaudeville , s'est acquittée du rôle de Dorine, dans le Tartuffe
, de manière à assigner sa place sur un plus grand
théâtre. Un jeu piquant , une physionomie mobile et spirituelle,
beaucoup de naturel et de gaîté , que faut-il de plus
dans l'emploi auquel cette jeune personne paraît se destiner?
Elle a obtenu le second prix.
On a paru étonné que Mme Dacosta n'ait eu que le premier
accessit : peut-être le jury a-t-il cru que le talent de
cette actrice , formé sous tous les rapports et depuis longtems
apprécié par le public , n'avait dès-lors plus besoin
d'encouragement.
Nous ne terminerons pas cet article sans payer au directeur
du Conservatoire de Musique un juste tribut d'éloges .
Nous nous plaisons à rappeler à nos lecteurs que celui auquel
le Gouvernement a confié la direction de ce bel établissement
en a le premier conçu le projet , et qu'il est parvenu
, à force de zèle , de travaux et de persévérance , à en
réaliser l'éxécution à une époque où tout , excepté le mal',
se faisait au péril de la vie . JOUY.
SPECTACLES . - Opéra . Grâces soient rendues à une
actrice excellente , à une cantatrice digne d'apprécier et
d'exécuter un chef-d'oeuvre , c'est- à- dire à Mm Branchu !
110 MERCURE DE FRANCE ,
1
Didon nous est rendue ! et après un éclatant hommage offert
à Gluck par la remise d'Orphée , voilà un signe de souvenir
, de réconnaissance et d'estime à son illustre rival.
Didon n'a eu la réputation d'un opéra languissant et froid
que lorsqu'on n'a pas eu un talent de premier ordre pour le
principal rôle. Ce serait peu qquuee d'y entendre une voix
admirable , il faut que cette voix soit expressive , touchante
et dramatique comme la composition elle-même .
Ce ne serait pas assez d'y avoir une bonne actrice , le musicien
aurait trop à se plaindre ; il faut deux talens réunis
dans un de ces sujets rares que nos plus riches théâtres ne
possèdent que de loin en loin. Aussi ce n'est pas dans
l'ordre exact des tems que Mme Branchu succède à Madame
Saint-Huberti ; c'est dans l'ordre de talent qu'elle la
remplace , et cette manière de prendre date est bien glorieuse
pour elle. Mme Saint - Huberti fut publiquement
couronnée dans Didon : il suffira sans doute à Mme Branchu
qu'on rapproche cette circonstance de son éloge ,
comme son nom de celui de notre plus grande actrice lyrique.
Elle a aussi reparu dans la Vestale , dans cet ouvrage
qui fut jugé le premier jour par acclamation , et l'est aujourd'hui
sans retour comme un de ceux qui offrent au plus
haut degré toutes les parties qui constituent ce grand et
magnifique ensemble , cette réunion de tous les arts , ce
concours de tous les talens que nous désignons sous le
titre d'opéra. Mlle Hymn avait joué avec succès le rôle
classique de Julia, et son essai a été très -heureux ; mais en
reprenant će rôle , MmeBranchu rentre véritablement dans
son domaine . Molière disait que les bonnes scènes qu'il
trouvait quelque part lui appartenaient ; partout où Madame
Branchu trouvera un rôle passionné que le compositeur
aura écrit d'inspiration, et qu'il faudra rendre avec
âme , elle peut dire aussi , ce rôle est à moi ! Elle l'a
dit de Didon et de la Vestale , et personne n'est tenté
désormais de lui en contester la propriété .
Théâtre-Français . ( 1) Deux chefs -d'oeuvres et deux
débuts ont deux jours de suite attiré la foule au Théâtre-
Français . Vendredi dernier ( 26 août ) , on a donné le
(1 ) Une méprise a empêché cetarticle de paraître dans le dernier
Numéro; mais quoique ce retard lui ait fait perdre une partie de son
intérêt , nous avons pensé qu'il en avait encore assez pour être communiqué
à nos lecteurs ." (Noté des Rédacteurs . )
كه
SEPTEMBRE 1809 . 111
Tartuffe , où Mlle Dartaud a débuté par le rôle de Dorine ;
samedi le rôle d'Herminie dans Andromaque a été rempli
pour la première fois par Mlle Fontanier. Nous nous occuperons
d'abord de la dernière , attendu que Melpomène
a toujours eu le pas sur sa soeur .
Mlle Fontanier est d'une taille avantageuse ; sa physionomie
pourra devenir expressive : sa voix n'a rien qui
choque dans la déclamation ordinaire , mais elle devient
grêle et désagréable lorsqu'elle veut la forcer. Elle multiplie
beaucoup trop ses gestes qui n'ont pas toujours assez
de dignité . On l'annonce comme n'ayant jamais paru sur
aucun théâtre ; et son extrême embarras , sa frayeur même
en entrant sur la scène , suffirait pour le faire croire , quand
même on n'en aurait pas d'autres preuves dans son peu
d'habitude des planches , dans sa mal- adresse à gouverner
certaines parties de son costume grec. Ces petetiittss inconvéniens
ont dû nuire beaucoup à ce premier début. Le
public cependant l'a d'abord encouragée par des applaudissemens
redoublés ; elle a paru reprendre courage , et peutêtre
se serait-elle peu à peu rendue maîtresse de tous ses
moyens , si les soins qu'elle donnait à ranger sa robe traînante
n'eussent distrait son attention et celle des spectateurs
d'une manière qui ne pouvait lui être avantageuse .
On a paru lui donner à entendre plus d'une fois qu'elle
aurait dû achever cette partie de son éducation théâtrale
avant de se montrer en public. Heureusement elle a trèsbien
dit , au quatrième acte , la tirade de l'ironie ; les applaudissemens
se sont renouvelés , et elle a achevé son
rôle sans exciter de nouveaux murmures .
Nous ne jugerons point la débutante sur cette représentation.
Nous ne lui donnerons même point de conseils.
C'est sur-tout sa diction qui aurait besoin d'être corrigée ;
mais nous n'osons nous flatter qu'elle nous écoutât. Ses
défauts sont ceux des acteurs dont elle était entourée . Il
semblait à les entendre qu'ils eussent conspiré contre le
sens et les intentions de Racine , et qu'à l'exemple des
commentateurs du seizième siècle , ils eussent résolu de
réformer la ponctuation de leur auteur. Ils placent sans
nécessité de longs repos aux hémistiches , ils coupent les
vers en trois et en quatre , selon qu'ils veulent faire ressortir
tel ou tel mot. Dans les fureurs d'Oreste , au lieu de
lier ensemble ces trois vers :
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère ,
112 MERCURE DE FRANCE ,
(
1
Ponr être du malheur un modèle accompli : /
Eh bien ! je meurs content et mon sort est rempli.
Lafond s'arrête après le second , et fait une assez longue
pause ; puis il lie le troisième avec le suivant :
Où sont ces deux amans ? pour couronner ma joie , etc.
comme si celui-ci n'était pas évidemment la première
explosion du délire qui succède à l'abattement dont le vers
qui précède marque le dernier degré ! Dans la scène V du
premier acte , Mlle Volnais ponctue ainsi le premier vers
d'Andromaque qu'Hermione vient de rebuter :
Quel mépris ! la cruelle ajoute à ses refus,.
ce qui fait une interruption de la réponse de Cléone
Je croirais ses conseils , et je verrais Pyrrhus ....
comme si Racine n'avait pas su placer un point d'exclamation
, et qu'il fit un meilleur effet après ces deux premiers
mots qu'à la fin de la phrase ! Cette actrice intéressante et
quimérite des conseils , glace par la manie de tout jouer
cette belle tirade du troisième acte :
Dois -je oublier Hector privé de funérailles , etc.
Elle veut tout peindre par les inflexions de sa voix et par
ses gestes , les cris des vainqueurs et ceux des mourans,
la nuit cruelle , qui perdit Troie , Hector traîné autour de
ses murs , et jusqu'à Priam embrassant l'autel où Pyrrhus
l'immole ! On croirait entendre réciter dans quelque Athénée
un fragment de poëme descriptif. Cette attention à tout
faire valoir , cette extrême lenteur de débit , sont un véritable
contre-sens dans la situation . Andromaque ne cherche
⚫ qu'à accumuler sous les yeux de Cléone tous les souvenirs
qui élèvent une barrière entre elle et Pyrrhus . Elle peint
parce qu'elle parle le langage de la poésie, mais elle ne
songe point à peindre ; elle n'en a pas le tems : les formes
de l'interrogation , de la répétition qui règnent dans tout
ce passage : Dois -je oublier ? songe , figure-toi , peins-toi ,
prouvent assez que le débit doit en être rapide. L'indignation
veut entraîner et ne demande point à être applaudie ; aussi-
-tôt que ce désir perce , l'actrice est reconnue , le personnage
disparaît; et si de nos jours le public se laisse surprendre
trop souvent au faux brillant de cette manière , il en est le
premier puni; car il échange contrele vain plaisir de témoigner
son approbation à un acteur, les délicieuses émotions
que
SEPTEMBRE 1809. 113
DEIT
DE
I
que lepoëte lui eût procurées ...... Mais brisons sur ce sujet ,
it nous entraînerait an-delà des bornes de cet article , où
doit encore trouver place le début de Mlle Dartaud.
,
Il a été plus heureux que celui dont nous venons de
rendre compte. Mlle Dartaud s'est présentée dans le rôle de
Dorine avec toutes les qualités que demande son emploi.
embongande bien faite , quoiqu'avec un peu
d'embonpoint , elle a de la rondeur et de lalibertédans les
manières , de la franchise dans le débit; sa figure est
agréable et riante ; ses gestes sont naturels ; sa voix a paru
quelquefois un peu forte; mais dans le rôle de Dorine ce
n'étaitpointuninconvénient. Dorine , il est vrai , n'est point
une servante , mais ce n'est pas non plus une soubrette de
bon ton , c'est , comme dit Mme Pernelle :
...... Une fille suivante ,
Unpeu trop forte en gueule et fort impertinente';
et il n'est pas mal qu'elle ait le verbe un peu haut. Au
reste , Mlle Dartaud n'a encore mis que fort peu du sien
dans ce rôle : elle l'a joué d'imitation ; mais elle a bien
choisi ses modèles . Mlle Devienne est celui qu'elle a le plus
constamment rappelé. Commencer ainsi , c'est beaucoup
promettre. Le public en a jugé de même, et a prouvé
qu'il acceptait la promesse en encourageant la débutante à
latenir; c'est du moins ainsi qu'il faut expliquer la
toisie avec laquelle on l'a redemandée après la chûte du
rideau.
cour-
Nous ne parlerons point aujourd'hui de la manière dont
la pièce en général a été jouée ; quoique Grandménil soit
toujours, excellent dans le rôle d'Orgon , il y aurait encore
trop à dire ; et pour nous servir des expressions de Dorine
elle-même , bien des gens trouveront peut-être que nous
n'avons déjà que trop contrôlé..
AUX RÉDACTEURS DU MERCURE DE FRANCE .
Poitiers , 28 août 1809.
MESSIEURS , comment se fait-il que d'anciennes erreurs ,
parcequ'elles ont été accreditées par des écrivains qui d'ailleurs
méritent de l'estime , se reproduisent de tems en
tems , quoique déjà démenties plusieurs fois par d'autres
écrivains , auxquels on ne peut refuser sa confiance ?Telle
est celle qui admet encore des syrènes , des néréïdes , des
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
tritons , des hommes marins. On ne peut lire qu'avec bean
coup d'intérêt ce que M. Salgues vient d'écrire dans le Mercure
de France du 5 de ce mois , nº 420 , sur une fable de
cette sorte , attestée récemment, comme une vérité , sur les
côtés septentrionales de l'Ecosse . Eh bien ! Messieurs , une
pareille fable , qui venait d'une autre côte moins éloignée
de nous , a été annoncée dans lemêmejournal ily a un peu
moins de cinquante ans , et ne fut contredite qu'environ
treize ans après , dans un autre journal , par celui-même qui
croyait y avoir donné Hett. Il déposa sa rétractation dans
unefeuille de province que je rédigeais alors , et que l'on
voulait bien, même à Paris , distinguer parmi toutes les
feuilles du même genre. S'il n'était pas contraire à votre
plan , de revenir aussi promptement sur un même sujet
que vous regardez peut-être comme suffisamment traité
par M. Salgues , ne jugeriez-vous point à propos , Messsieurs
, d'ajouter à ses recherches curieuses , les observations
faites dans le même esprit , il y a trente-cinq ans ,
par un autre homme de lettres , quoique déjà publiées
dans une feuille de province ? Vous savez combien peu
il reste de ces feuilles , même après quelques semaines.
Sous ce rapport , le nouvel article que je vous proposé
sera regardé comme inédit par la presque universalité des
lecteurs du Mercure , où , plus répandu , plus connu , il
sera aussi plus facilement et plus long-tems retrouvé. Le
correspondant qui me l'avait fourni est feu M. Dorion ,
mort il y a trente ans , médecin à Saint-Gilles -sur- Vic ,
petit port du ci-devant Bas -Poitou , sa patrie. Je lui ai dû
beaucoup d'autres articles également intéressans , et il me
reste encore quelques-uns de ses manuscrits qui prouvent
son goût pour les connaissances utiles. Voici , Messieurs ,
celle de ses lettres que je vous ai promise , et qui fut insérée
dans mes Affiches du Poitou du 14 avril 1774 :
« En relisant , monsieur , une de vos feuilles de l'année dernière ,
⚫ où il est question de la petite île dela Crosnière , située entre la ville
deBeauvoir qui est sur le continent , et le bourg de Barbâtre en l'ile
de Noirmoutiers , je me suis rappelé qu'en 1761 , on parla beaucoup
dans cettecontrée d'un prétendu homme marin , que l'on disait avoir
été aperçu à la côte de Noirmoutiers. J'en fis moi-même une sorte
de relation , seulement sur les rapports qui me furent faits dans les
premiers momens où cette nouvelle curieuse fut répandue , et je la
communiquai même à quelques amis. Cette relation donna lieu àun
mémoire que je fus fort étonné de voir dans le Mercure du mois de
SEPTEMBRE 1809 . 115
novembre de la même année , page 205. Je dis que ma relation put
donner lieu à ce mémoire , parce que j'y trouvai précisément une
phrase latine de M. Linæus , dont je l'avais apostillée. Cette relation
faite sur des ouï-dires qui ne venaient même que de personnes du
peuple , telles que des pêcheurs n'aurait pas dû être présentée au
public comme le récit d'un fait constaté ; mais si j'ai donné lieu à une
erreur,je dois che cher à la détruire , ayant même fait peu de tems
après les démarches nécessaires pour m'assurer des circonstances de
cette singulière aventure. Ony citait en témoignageun chirurgien qui
m'ajuré ne s'être point transportésur les lieux , comme on l'annonçait ,
et qu'on lui avait seulement montré une des nageoires de ce prétendu
homme marin qui , vraisemblablement , n'était et ne pouvait être
qu'un poisson extraordinaire . i
> Dès ce tems-là , je ne croyais point aux hommes marins , quoi
qu'en disent des voyageurs et même des naturalistes estimables et jus
tement estimés d'ailleurs . On ajoutait beaucoup dans le public , et c'est
l'usage , aux détails contenus dans la relation imprimée. Les uns
avaient vu à ce monstre une tête de vache , d'autres une tête humaine.
Quelque tems après on répandit une pareille historiette calquée sur la
première. Un particulier affirma avoir vu sur la même côte , un
poisson à figure humaine , qui avait le visage appuyé sur une de ses
mains. Il courut chercher des témoins pour jouir de ce spectacle ; le
poissonmerveilleux avait disparu , et on traita cet homme de visionnaire
; mais il raconta son aventuré ailleurs , et il persuada quelques
personnes : vous connaissez la crédulité du peuple. Le faitpassa pour
constantdansla contrée , d'où il se répandit au loin et fut également
cru ; chaque habitant du lieu prétendit avoir vu l'homme marin. L'ingénieuse
fable de l'Homme accouché d'un oeuf, les contes de la Dent
d'or , de l'Eléphant dans la Lune , etc. sont de même nature que cette
vision. L'imagination saisie dans ces circonstances , par le souvenir
des vieux contes populaires de ce genre , croit voir réellement les
objets qu'elle se feint , ou dont on lui retrace l'image. Plusieurs savans
mêmes n'ont pu se défendre de cette faiblesse. Les phocas , les
morses , les veaux marins , les lamentins ont suivant M. de Buffon ,
donné l'idée des tritons , des néréides , des syrènes , des hommes marins
. Les poëtes , premiers auteurs de ces fables , ont été copiés par
lės peintres . On a cru de cette manière , un grand nombre d'absurdités
. La mer a été supposée peuplée d'êtres semblables à ceux de toute
espèce qui habitent la terre . Les historiens et les naturalistes n'ont jamais
bien su , par exemple , ce qu'ils devaient entendre par syrènes .
Le fameux Claude Nicaise a prétendu que c'étaient des oiseaux , et
H 2
116 MERCURE DE FRANCE,
non pas des poissons ; d'autres , suivant Pline , avaient donné ce
nom à des insectes ailés , du genre des abeilles . M. Pluche en fait des
isis , symboles égyptiens représentés par le sistre , instrument de musique.
M. Savary , médecin de Paris et de la marine à Brest , nous a
donné , en 1765 , dans le tome 22 du Journal de Médecine , la descriptiond'un
poisson qu'il appelle diable de mer , et qui avait aussi été pris
pour un komme marin. J'ai vu ohez les religieux de l'abbaye blanche ,
en l'ile de Noirmoutiers , un poisson hideux , ayant auprès de la queue
deux courtes nageoires imitant assez bien les ailes d'une chauve-souris ,
une gueule énorme ayant trois rangs de dents serrées et pointues , et
la tête ressemblante à celle d'un crapaud. Sa largeur était celle d'une
raie ordinaire. Sa queue était arrondie comme celle du lubin ou merlu ,
poisson que tous les marins connaissent .
> C'est apparemment un poisson de cette espèce , mais plus gros ,
que nos visionnaires de la Crosnière ont pris pour un homme marin ,
dans l'effroi que son aspect a pu leur causer ; et c'est apparemment un
semblable poisson que M. Savary a appelé diable de mer.
› Au surplus , cela m'a donné lieu de rechercher les matériaux
d'unmémoire que j'ai commencé autrefois , sur les monstres marins
àl'occasion de celui dont je viens de vous entretenir , et dont je
pourrai vous donner connaissance , après que j'aurai fait celui que
vous m'avez demandé sur la côte maritime du Bas-Poitou . Je vous
occupe aujourd'hui de ce prétendu homme marin aperçu en 1761 ,
parce qu'il s'agit de détruire une erreur consacrée en quelque sorte
par l'impression dans ces tems éclairés , et que cette erreur tient à
•l'histoire des préjugés du peuple de cette contrée , objet moral qui
entre aussi dans le plan de votre feuille.>>
En vous soumettant , Messsieurs , pour l'insérer dans
votre estimable Journal , si vous pensez qu'il le mérite , le
morceau que vous venez de lire , je me propose de vous en
soumettre d'autres , soit neufs, soit peu connus , de différens
genres , tous destinés pour votre article Variétés , et
où j'espère que vous trouverez quelque intérêt. Vous vous
souvenez peut-être que l'on a bien voulu autrefois m'accorder
la même faveur dans la Décade ou Revue philosophique,
que remplace si utilement pour tous les amis des sciences ,
des lettres et des arts , le Mercure de France , qui présente
à la fois à ses lecteurs la plus solide et la plus agréable instruction.
J'ai l'honneur , Messieurs , de vous saluer.
JOUYNEAU DESLOGES .
-
SEPTEMBRE 1809. 117
POLITIQUE.
Le parlement anglais n'est point assemblé dans ce moment
; il ne se réunira qu'au mois de novembre , et c'est
un malheur pour les lecteurs avides des débats des deux
chambres . Le champ est beau pour les orateurs de l'opposition
: on croit déjà les entendre demander compte aux
ministres , et de l'imprudente marche de lord Wellesley en
Espagne , et des inconcevables lenteurs de lord Chatam
devant l'Escaut : Eh quoi ! diront-ils , le non succès de nos
armes est donc à la fois sur les deux points que nous menacions
, ici l'effet de la témérité , là le résultat de la faiblesse
: sur le Tage les Français , inconsidérément attaqués
, ont réuni leurs forces ; et , avec une célérité qui
n'appartient qu'à eux , ils se sont portés sur les derrières
de l'armée qui les attaquait , pendant que de front cette
armée était écrasée : sur l'Escaut , au contraire , au lieu
d'un coup de main qui pouvait être dangereux pour l'ennemi
surpris , on a fait une guerre régulière , qui , occupant
toutes nos forces sur un point , a permis aux Français
de signaler de nouveau les incalculables ressources de leur
beau pays; à leurs vétérans de donner de nouvelles preuves
de courage ; à leurs jeunes conscrits de faire leurs premières
arines ; à leurs gardes nationales de se former en huit jours
etd'entrer de suite en ligne sous les ordres d'un prince qui
les enjuge dignes ; enfin aux anciens Flamands de se serrer
plus étroitement encore , de se lier plus intimement aux
Français leurs défenseurs naturels contre l'invasion ennemie
et toutes les calamités qui en sont la suite. L'accusation
du ministre anglais , s'il s'est trompé dans ses moyens
d'attaque , ou celle du général s'il n'a pas mis toute l'activité
nécessaire à exécuter les ordres du ministre , est tout
entière dans une plaisanterie des Anversois , qui jouant à
lafois sur le mot et la prononciation du nom du général
anglais , lui donnent, à la manière française , une qualification
éternellement mémorative de ses exploits. Ils nomment le
lord Chatam le lord J'attends , comme nous avons donné
les noms de Rivoli ou de Castiglione aux illustres capitaines
qui s'y sont immortalisés . Le titre est légitimement
acquis ; et si les fils du noble lord y trouvent une juste récompense
de la conduite de leur père , ils sont bien les
118 MERCURE DE FRANCE ,
maîtres d'accueillir ce précieux héritage , et de transmettre
cet honorable majorat à leur dernière postérité.
L'ordre du jour , donné le 30 août à Anvers parle prince
de Ponte-Corvo , indiquait déjà les mouvemens rétrogrades
des Anglais ; mouvemens qu'on avait pu prévoir dès le
moment où des forces imposantes avaient couvert l'Escaut .
Voici cet ordre dont les termes importent à l'honneur de
l'armée și rapidement formée sous les ordres du prince , à
laquelle sa présence inspira sur-le-champ tant de confiance ,
imprima un mouvement si régulier , et donna dès le premier
jour une si imposante direction.
Soldats!
Il y a dix jours qu'une expédition formidable s'était
.... réunie à Batz ; l'ennemi ne cachait point ses projets .
Six cents, voiles et 40,000 hommes menaçaient Anvers , sa
flotte , ses chantiers , et tous les travaux conçus par le génie
du grand Napoléon .
Peu certain de vous vaincre avec les armes ordinaires ,
il combinait contre vous mille instrumens de destruction .
» Vous êtes accourus ! Dès que je vous ai vu 15,000 , je
vous ai placés au poste d'honneur. L'ennemi a vainement
attaqué le Vieux-Doel et Frédéric-Henri! Trompé
dans ses espérances , il part aujourd'hui , et croit trouver
sur d'autres rives plus de facilité dans ses entreprises .
....
» Vous allez cantonner dans les villages : si l'ennemi
reparaît , vous retournerez dans ces marais que votre patience
a déjà illustrés ;vous y reporterez cette même ardeur,
ce même zèle pour le service de l'Empereur : vingt mille
de vos camarades , qui arrivent de toutes parts , s'y trouveront
avec vous ; et s'il le faut enfin , la marine , qui a
déjà tant fait dans cette circonstance , répondra à l'ennemi
avec ces mêmes armes dont le funeste usage doit retomber
sur lui. :
► Soldats ! vous avez peu combattu ; mais les avantages
que vous avez remportés sont incalculables : les rives de
l'Escaut attesteront aux siècles à venir que des forces gigantesques
peuvent échouer contre l'activité , le dévouement
et la valeur. "
Une dépêche télégraphique a bientôt confirmé la retraite
que cet ordre du jour annonçait : les Anglais ont évacué le
fort de Batz dont l'occupation leur avait été si facile , toutes
leurs voiles sontdescendues sur Flessingue, et de là on a vu
de nombreux bâtimens de transport se dirigervers les côtes
d'Angleterre ; en passant devant celles d'Ostende et de
SEPTEMBRE 1809. 119
ppaT
Dunkerque , ils ont pu remarquer que tout était disposé
pour les bien recevoir , et qu'en leur supposant le dessein
d'inquiéter , ou la Hollande , ou la Normandie ,, ou d'autres
points plus éloignés , ils trouveraient les vastes et
rapides moyens de résistance qui ont été créés partout
avec une activité si patriotique . Quels que soient leurs pro
jets ultérieurs , les Anglais ne sont plus à craindre ; des
cendre ne leur est plus possible nulle part ; et bientôt da
saison qui s'avance, leur interdira même la facultéd'inquiéter
nos côtes par des croisières et de renouveler le vain ap
reil de leur blocus : tel aura été le résultat d'une expédi
tion immense , véritablement gigantesque , dont le succès
même n'eût pas justifié le but en le comparant aux dér
penses qu'elle a occasionnées , aux pertes qui en ont été
la suite. Tout donne lieu de croire qu'elle avait pour objet
spécial de forcer l'Escaut , d'attaquer et de détruire la flotte
française , d'incendier Anvers , ses chantiers et ses maga
sins ; pour un coup de main de cette nature Less.Anglais
avaient bien disposé tous les moyens incendiaires,imagi
nables , sauf à laisser à leur Congrève tout l'honneur ou
toute la honte d'un tel succès : mais iillssn'avaient pas en même
tems réuni d'autres moyens bien plus nécessaires dans une
véritable expédition de flibustiers , l'audace , la témérité , la
célérité , l'ensemble , la liberté des monyemens , l'indépen
dance , l'unité des chefs . Un, siége meurtrier pour eux
dans une île désormais meurtrière pour lengogarnison ,
les a long-tems occupés : il n'ont rien,Noulu tenter sans être
assurés d'une possession , désormais inutile,qu'ils nee peur
vent garder, ou dont au premier moment on apprendra
que les Français se sont rendus maîtres : pendant que leurs
vaisseaux croisant devant l'Escaut , couvraient ce siége nutile
, ils laissaient le tems de se relever , des'approvisionner,
de se garnin de troupes à ces forts devenus bientot redou
tables , que dans un premier moment on eût pu attaquer
peut-être avec avantage : le fleuve s'est couvert de bâtimens
armés ; les côtes se sont hérissées de redoutes ; des camps
ont paru tout à coup sur les deux rives du fleuve : enfin,
il faut le dire , des moyens extraordinaires justifiés par la
nécessité des représailles , attendaient pour y répondre les
premiers effets des armes infernales apportées par les Anglais
, et peut être les nôtres eussent été plus sûres que les
Icurs . Pénétrer à Anvers au travers de cette double haie
de feux , et dé ce double rempart de baïonnettes , a bientôt
1
120 MERCURE DE FRANCE,
paru impraticable; et la première tentative de l'expédition
est devenue son seul et unique résultat.
Voilà ce dont lord Chatam aura à rendre compte au
ministre , et le ministre au parlement. Si l'on juge de l'état
des esprits au moment de l'expédition , et du peu de confiance
qu'elle inspirait , quel ne sera pas le mouvement
de l'opinion en apprenant que tantde forces ont été vainement
déployées; que quarante mille Anglais et soixante
vaisseaux de ligne ont seulement réussi par leurapparition ,
àrendre nos côtes inexpugnables ; que l'armée française qui
enAllemagne se repose sous ses armes, sur la foi de l'armistice
, et l'espoir de la paix , n'a pas été un moment distraite
de sa destination glorieuse ; qu'une armée auxiliaire s'est
levée comme par enchantement ; qu'en l'absence du
chef auguste de l'Etat , sa vigilance et sa fermeté ont présidé
àson conseil; qu'au même jour toutes les autorités ont
annoncé aux citoyens qu'ily avait des Anglais à combattre ,
et que le même jour des colonnes étaient déjà en mouvement;
qued'un grand nombre de départemens des divisions
considérables sont sorties armées et équipées , que des sacrifices
immenses de toutes natures ont été faits volontairement
pour les besoins multipliés de cette nouvelle armée ;
qu'enfin en France la force nationale n'est pas plus qu'autrefois
un vain épouvantail, et l'esprit public un vain mot;
que l'une est plus que jamais l'aliment et le soutien de
l'armée , que l'autre s'est confondue dans les sentimens
d'attachement et de fidélité dus au monarque , et n'a acquis
de cette alliance que plus de consistance , d'union etd'énergie.
Il est vrai de le dire , si le parlement vote une adresse
en réponse au discours émané du trône , et des remercîmens
aux chefs de l'expédition , sans doute ce sera pour
avoir fait connaître à l'Angleterre la situation véritable de
laFrance , et détruit en unjour des illusions , fruit des rapports
mensongers de dix années .
1. anch
Au moment où les Anglais se retiraient , Farmée de
l'Escaut avait pris toutes les positions indiquées par son
illustre chef et reçu une organisation régulière. Quatre
grandes divisions d'infanterie et une de cavalerie le composent.
Le maréchal prince de Ponte- Corvo est à Anvers ,
le général sénateur Rampon , qui a le commandement de
l'aile droite , a aussi son quartier-général à Anvers . La première
division de droite est sous les ordres du général
Chambarlac ; la seconde aux ordres dugénéralDallemagne;
la troisième de droite est commandée par le généralDes
:
SEPTEMBRE 1809 . 121
peaux; la quatrième, sur la gauche , l'est par le général
Charbonnier; la cavalerie est commandée par le général
Klein ; le général Saint-Laurent est à la tête de l'artillerie ;
le colonel Decaux commande le génie. Le corps d'observation
dit de l'île de Cadzand est sous les ordres du maréchal
duc de Conegliano . Le maréchal duc d'Istrie est à Lille , et
le duc de Valmy à Wesel , formant sur ces deux points de
nombreuses réserves des corps qui affluent , soit en descendant
le Rhin et la Meuse , soit en se rendant des départemens
du centre vers ceux du Nord. Le général sénateur
Vaubois est à Ostende, mis en état de siége ; toutes les
places de la côte ont également été mises sous des commandemens
qui répondent de leur sûreté et de l'instruction
rapide de leurs garnisons .
En Espagne , les Anglais paraissent avoir en toute hâte
regagné les frontières du Portugal , abandonnant à leurs
propres forces , et les corps insurgés dont ils se plaignent ,
et des chefs deux fois rebelles , qui, pour marcher , consultent,
comme Cuesta, le calendrier , et n'obéissent pas à
l'ordre de se battre le dimanche . Tandis que Blake se justifie
de ses revers devant la junte de Séville , en flétrissant les
lâches qui ont refusé de le seconder , Vellesley avoue luimême
les pertes considérables qu'il a faites à Talavera et
dans ces journées successives où le roi Joseph a repoussé
loin de sa capitale les efforts de ses ennemis coalisés ,
efforts qu'on peut espérer de ne plus voir se renouveler. Le
jour même qu'attaquant vivement Venegas à Almonacid ,
Sébastiani se rejetait vaincu et sans artillerie dans la Sierra-
Morena , le sixième corps , commandé par le maréchalNey ,
duc d'Elchingen , liait ses opérations à celles de l'armée
victorieuse pour tourner l'ennemi par les marches les plus
hardies , les plus pénibles , achever sa défaite par des attaques
inattendues , et se signaler par l'occupation de
Salamanque . Voici la note officielle publiée sur ces
mouvemens importans :
3
2
«Le sixième corps), commandé par le maréchal ducd'Elchingen
, s'était mis en marche le 12 août , de Placencia
pour se porter sur Salamanque. En arrivant près d'Oliva ,
l'on apprit que l'ennemi occupait en force Alden-Nueva
del Camino , et principalement les hauteurs et le Col de
Banos . L'avant-garde , aux ordres du général Lorcet , rencontra
en effet l'ennemi à Alden-Nueva. L'attaque et le succès
furent également rapides; la position fut emportée , et
le 3º des hussards exécuta une très-belle charge , où l'en-
1
122 MERCURE DE FRANCE ,
i
nemi fut culbuté . Il se rallia par, petits pelotons à soncorps
principal sur les hauteurs de Banos . Le général Wilson les
occupait avec quatre bataillons espagnols , deux bataillons
portugais , et 1,000 hommes venus de Ciudad-Rodrigo ; en
tout 4à 5,000 hommes, dans une position presque inexpugnable
, où il avait ajouté aux difficultés du terrain , en
fermant tous les sentiers par lesquels on pouvait arriver à
lui par des abattis , de profondes coupures et des blocs de
rochers; aussitôt que les échelons du corps d'armée eurent
serré sur Banos , on marcha à l'ennemi . Le soldat oublia
dans ce moment l'extrême fatigue qu'une marche de neuf
lieues , par une chaleur excessive , lui avait fait éprouver.
Les 50° et59° régimens s'avancérent avec la plus grande audace
, et se rendirent maîtres des hauteurs . Le généralWil
son rallia ses troupes , et essaya même de prendre Foffensive;
mais cette tentative lui fut extrêmement funeste. L'avant-
garde s'était réunie , et il s'engagea un combat à la
baïonnette , où l'ennemi fut écrasé . Les hussards et les
chasseurs achevèrent de le mettre dans la plus affreuse déroute
. Il fut poursuivi jusqu'au-delà de Monte-Mayor etde
la Calzada. Tout ce petit corps d'armée , qui a laissé douze
cents hommes sur le champ de bataille , a infiniment souffert
: nos dragons ont combattu à pied en plusieurs endroits
et se sont distingués ; l'artillerie a aussi très-bien fait. Un
soldat du 59° régiment a pris un drapeau; les prisonniers
ont rapporté que les autres avaient été brisés et jetés dans
les précipices. Notre perte a été peu considérable. Le
6º corps, en poursuivant sa marche , a chassé quelques petits
corps ennemis qui se sont enfuis ९ dans les montagnes.
» Il y avait à Salamanque 1,400 fantassins et 400 cavaliers
aux ordres du général Castrofuerte , qui commença sa
retraite yers Ciudad-Rodrigo dès qu'il eut appris que le Col
de Banos avait été forcé . Le 6º corps est arrivé le 14 à Salamanque,
dont les habitans et sur-tout l'évêque se sont très
bien conduits; tous se sont empressés de pourvoir aux besoins
de l'armée .
Aussi , quand les Anglais lisent dans leurs papiers publics
qu'ils attendent des nouvelles, d'Espagne , qu'ils
croient que Veleslley n'a pas jugé à propos de s'avancer
davantage à la poursuite d'une armée plus forte que la
sienne ; le Moniteur , dans des notes concises , leur conseille
avec raison d'attendre quelques courriers pour être
instruits du sort de leur armée : "Votre impatience sera
bientôt satisfaite, est-il dit dans ces notes; vous apprenSEPTEMBRE
1809 . 123
-drez que la moitié de votre armée est perdue , que ses dés
>>bris ont regagné en toute hâte le Portugal, laissant entre
nos mains 6,000 malades et blessés , ses équipages et
trente-cinq pièces de canon. Le roi d'Espagne a, ôté an
général Vélesley l'embarras de savoir s'il l'arrêterait ou
s'il marcherait en avant. Le roi a été à lui, et sous ses
yeux a détruit , après l'armée anglaise , celle de Cuesta et
> celle d'Andalousie , commandée par Vénégas ; quant à
l'armée française , elle n'était pas double , elle était quin-
>>tuple de celle des Anglais ; et tandis que lord Vélesley
>>s'engageait à Talavera avec une imprudence et une ignorance
inouies dans l'histoire des guerres de toutes les na-
> tions , les corps du duc de Dalmatie , du duc d'Elchingen ,
venus de la Galice à cet effet , et du duc de Trévise , formant
soixante mille hommes , le tournaient par ses derrières
, indépendamment des 1º et 4º corps , de la réserve
etde la maison du roi , qui avaient suffi pour les battre.
>>Les Anglais ne veulent pas comprendre que les affaires
d'Autriche n'ont pas obligé à retirer d'Espagne un seul
soldat , excepté sa garde , et qu'il y a en Espagne trois
fois plus de monde qu'il n'en faut pour battre les armées
anglaises qui pourraient s'y présenter. ".
Voilà un texte bien clair que les journaux anglais et les
orateurs parlementaires pourront commenter à loisir , en
ajoutant que si on n'a pas retiré un soldat d'Espagne pour
les affaires d'Autriche, on n'en a pas retiré un d'Allemagne
pour les affaires de l'Escaut , et que ces deux circonstances
notoires , évidentes , rapprochées l'une de l'autre , donnent
une idée plus exacte des forces de l'Empire français et de
la direction qui leur est assignée , que tous les rapports
adressés au ministère anglais par ses ambassadeurs, ses gé
néraux ou ses agens , si constamment trompés sur notre état
politiqueetmilitaire.
En rentrant dans sa capitale , le roi Joseph a songé à
assurer le fruitde ses brillantes victoires par des actes d'administration
qui caractérisent une prudenté sévérité ; divers
décrets , émanés de son conseil, ont puni l'ingratitude , la
violation des sermens et établi une ligne de démarcation
entre ses sujets fidèles et ceux qui n'avaient fait que promettre
de l'être .
Un premier décret supprime les titres de noblesse et distinctions
honorifiques , et ne les maintient qu'en faveur de
oeux qui les auront reçus de nouveau , confirmés par des
124 MERCURE DE FRANCE ,
actes spéciaux dus à la munificence de S. M. , et témoignages
de sa satisfaction .
Un autre décret , fondé sur ce que tous les ménagemens
gardés jusqu'à ce jour à l'égard des ordres religieux n'ent
fait que les enhardir à être les provocateurs de la révolte ,
supprime tous les ordres réguliers monastiques mendians ,
et même ceux non astreints à des voeux qui existent enEspagne.
Ces individus devront sortir de leurs couvens dans
quinze jours , et prendre l'habit ecclésiastique séculier : ils
toucheront sur la caisse de la province la pension déterminée
par un décret précédent. Tous les biens et revenus desdits
ordres font dès à présent partie du domaine de l'Etat.
Les pensions seront payées à domicile. Les écoles pieuses
sont maintenues , ainsi que les institutions de bienfaisance
et de charité , qui recevront par l'effet de ces dispositions
les améliorations qui leur étaient nécessaires. Ce décret important
, que les voeux de l'Espagne hâtaient depuis longtems
, et qui même aujourd'hui était plus désiré que les circonstances
ne pourraient le faire croire , reçoit la plus
prompte exécution , non-seulement sans opposition réelle ,
disent les lettres de Madrid , mais même sans opposition
d'opinion. Il paraît qu'il s'agissait ici d'une idole déjà bien
usée par le tems , et qu'il suffisait de toucher pour la faire
tomber en poussière. Après le bienfait de la loi de l'Empereur
, qui a supprimé l'inquisition et les droits féodaux ,
l'Espagne n'en pouvaitrecevoir un plus signalé que celui de
la destruction de ses innombrables moines , dont l'inutilité,
la paresse et les vices influaient d'une manière si sensible
sur les habitudes et les moeurs de la nation .
१ Un autre décret a mis en vente les biens des individus
restés parmi les insurgés , malgré les appels et les proclamations
qui leur ont été adressés, et l'avis qui leur a été donné
par le séquestre ; une partie du produit de ces biens devra
être employée en faveur des personnes qui , attachées au
pouvoirlégitime , ont souffert pour sa cause dans leurs personnes
ou dans leurs biens . Enfin , un autre décret réserve ,
comme cela est partout d'usage , la cocarde au militaire
seul , et l'interdit à toute autre classe de citoyens .
Les Anglais ont décidément abandonné les forts des
îles qu'ils avaient occupés devant Naples. S. M. a passé
dans ces îles , et elle y a ordonné tous les travaux nécessaires
à la défense des garnisons qui y sont rétablies . Le
passage dans le golfe de Naples est entièrement libre , et
on a jugé bon d'en prévenir le commerce. Du reste Naples
SEPTEMBRE 1809 . 125
n'a été occupé dans ces derniers jours que d'une nouvelle
éruption du Vésuve , spectacle pour elle plutôt que sujet de
terreur. Cette éruption était très-belle , dit-on , s'il est possible
de donner ce nom à un phénomène dont en effet
l'horreur est magnifique. L'anniversaire de la naissance de
S. M. le roi a été célébrée avec beaucoup de pompe , et
cette élégance qu'une cour française sait en tous lieux unir
à la magnificence : le roi a passé des revues où les troupes
ont présenté la tenue la plus riche ; sa garde était sur-tout
d'un éclat auquel rien ne cède : des visites à Portici , et au
riche Muséum que les débris de l'antiquité y ont formé ,
puis à l'exposition des productions de l'industrie moderne
occupèrent une partie de la journée , dont le soir fut consacré
à des jeux , et des réjouissances de toute espèce. Les
Calabres sont purgées de brigands : dix-huit mille habitans
y sont enrégimentés ,et font sur les côtes un service régulier
, contre lequel viennent échouer toutes les tentatives
des Anglais , des Siciliens , et de leurs émissaires .
L'importance des événemens nous a tenus constamment
fixés sur les points qui nous intéressent le plus , et nous ne
pouvons parler que succinctement de ce qui se passe dans
le Nord. L'empereur de Russie a fait un voyage en Finlande
, où S. M. a présidé à la clôture des Etats : elle est
retournée à Pétersbourg comblée des bénédictions des habitans
. On continue d'espérer que les trois cours du Nord
seront bientôt unies et d'accord pour assurer l'intégrité de
leur territoire , et l'indépendance de leur pavillon contre la
tyrannie anglaise , et que la Baltique ne leur offrira plus d'asile.
On ajoute que les troupes russes en Gallicie se mettent
en mouvement et se portent sur les frontières ottomanes , où
les Serviens et les Turcs se sont livrés des combats assez
sérieux. Cependant l'insurrection Gallicienne a pris une
organisation régulière au nom de l'Empereur Napoléon ,
et sous les ordres du prince qui a chassé les Autrichiens de
ce pays . La Saxe et la Westphalie depuis l'armisticejouissent
d'une tranquillité parfaite : on y lève avec facilité un
assez grand nombre d'hommes destinés à porter au complet
les cadres de l'armée des deux souverains revenus chacun
dans leur capitale. Les troupes westphaliennes s'étendent
vers les Anséatiques : le huitième corps , sous les ordres
du maréchal duc d'Abrantès , reste dans ses positions sur
les frontière de la Bohême .
Il règne quelqu'incertitude sur la position des corps qui
ont été chargés d'effectuer le désarmement du Tirol, et la
126 MERCURE DE FRANCE ,
désignation des chefs . M. le maréchal duc de Dantzick est
allé Vienne , ,pendant que le général Beaumont se rendait
à Munich : les troupes confédérées et françaises ont occupé
tous les points principaux , et les routes sont couvertes des
chariots qui conduisent dans les magasins bavarois les
armes remises par les insurgés . Le Voralberg sur-tout et le
pays de Salzbourg paraissent ne plus donner lieu à la
moindre inquiétude. On donne comme certain que le maréchal
Macdonald , qui a reçu de la munificence impériale
le titre de duc de Tarente , est chargé du commandement
général dans le Tirol ; le général Baraguey-d'Hilliers a celui
dela Carniole , de la Carinthie et de l'Istrie ; son quartiergénéral
est à Leybach : il y a fait solennellement proclamer
les dispositions du décret rendu par S. M. , relativement
aux Landewers autrichiens , et à leur rentrée dans
leurs foyers.
Quant à Vienne , qu'un de nos journaux les plus estimés
appelle aujourd'hui l'ancienne capitale de l'Autriche , en
annonçant que l'Empereur Napoléon vient de la quitter
pour aller passer la revue de divers corps de sa grande armée
, elle a reçu pendant le séjour de S. M. tous les témoignages
de sa bienveillance et de son entière confiance :
on croitque le jour de sa fête S. M. s'est promenée incognito
dans la ville. Diverses mesures de police ont garanti les habitans
des suites fínestes des manoeuvres de l'agiotage , et.
des acaparemens : les vivresy ont été constamment tenus
dans une grande abondance ; le pain y a été distribué dans
une qualité jusqu'alors inconnue auxViennois . La librairie
a reçu plus d'extension par l'introduction des ouvrages
étrangers ou la publication des nationaux. La classe ouvrière
a ici plus d'occupation que jamais , et a beaucoup
gagné d'argent avec les Français . Enfin , les spectacles de
la cour à Schænbrunn ont toujours attiré un nombreux concours;
les femmes les plus distinguées de la ville s'y sont
montrées assidues , et y ont été , par les ordres de S. M. ,
l'objet des attentions les plus délicates : Vienne enfin a vu
s'opérer les changemens qui sont toujours la suite du séjour
prolongé de nos armées partout où elles se sont établies ;
Vienne est devenue presque française , tant y sont appréciés
, pendant les loisirs de la trève, les caractères , les habitudes
, les moeurs et le ton de ces mêmes hommes , dont
les autres qualités ont brillé d'un si vif éclat pendant la
guerre.
Les nouvelles d'Altenbourg se bornent à ceci : M. de
1
127 SEPTEMBRE 1800 .
Champagny a donné une fête brillante. Des achats considérables
de pierreries ont été faits pour l'empereur François
dont la résidence està Comorn : on regarde ces détails
comme d'heureux présages . De son côté l'Empereur Napoléon
doit être parti pour Braun en Moravie ; il doit y passer
les revues du corps commandé par le maréchal duc de
Rivoli , qui dans cette mémorable campagne a été élevé à
une haute dignité , et a reçu le titre de prince d'Ekmuld.
On présume qu'ensuite S. M. se rendra en Hongrie pour
y voir le corps d'armée du prince Vice-Roi . Personne à
Vienne ne s'étonne de ces démonstrations de la surveillance
active de S. M.; c'est pour elle une habitude de tous les
jours et de tous les momens que de présider dans son cabinet
à l'organisation et à la direction de son armée , et
d'aller elle même visiter , jusques dans ses plus petits détails
, tout ce qui tient au service , et au bien-être du soldat.
Le voir passer des revues dans cette circonstance n'a donc
eu pour Vienne rien d'alarmant , ni de nouveau : c'est
ainsi que doivent être remplis par un souverain qui est un
grand capitaine , et les loisirs d'un armistice , et les intervalles
naturels qu'éprouvent les travaux de ses négociateurs
.
A Paris , l'opinion de Vienne et sa sécurité sont à ce
point établies , que les fonds publics ont singulierement
haussédans ces derniers jours; l'assurance de la paix prochaine,
plus encore que la retraite des Anglais , y a contribué.
Quant à la garde nationale , l'organisation des cadres
est complétée ; les bourgeois montent personnellement la
garde à tour de rôle. L'armement et l'équipement ddeess bataillons
volontaires se poursuit avec activité : les officiers
volontaires seront passés en revue samedi prochain .
Les chevaux-légers sont formés ; ils manoeuvrent tous les
jours; leur uniforme est simple , mais élégant : c'est celui
des chasseurs à cheval de l'armée .
ANNONCES .
Suite de la collection des auteurs classiques , latins et
grecs , dufonds de MM. Treuttelet Würtz , libraires à
Paris et à Strasbourg .
AUTEURS LATINS .
Sex. Julii Frontini Opera , papier sans colle ,
-- Papier collé ,
:
fr. C.
I 80
2 25
128 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1809.
fr. c.
Aul . Gellius : 2 vol. , papier sans colle 4
Papier collé , 5
Q. Horatius Flaccus. Editio sec. , papier sans colle ,. 2 73
Papier collé ,. ..... 3 25
Justinii Historiæ Philippicæ . Edit . sec. , papier collé , ...... 4
L. Coelii Lactantii Firmiani Opera : 2 vol . , pap . sans colle , 4 50
Papier collé 5 50
T. Livii Historiarum libri, cum integris Jo . Freinshemii supplementis
: 13 vol . , papier sans colle 34
4
Papier collé 40
M. Annæi Lucani Pharsalia. Editio sec . , papier sans colle , .. 4 25
Papier collé 4 75
T. Lucretii Cari de rerum natura libri sex. Editio sec. ,
papier sans colle , ... 5 α
Papier collé , .. 5 75
Aur. Theodosii Macrobii Opera : 2 vol . , pap. sans colle . ... 4 50
Papier collé ,. 550
M. Valerius Martialis : 2 vol . , pap. sans colle , .. 3 75
Papier collé ,. 4 50
Pomp. Melæ de situ orbis libri III , cum not. litter. et Indice
copiosissimo . Accedunt Sex. Rufi Avieni Descriptio orbis
terræ et ora maritima : Prisciani Periegesis : Rutilii Itineriarum
et Vibius Sequester ,pap. sans colle ... .....
Papier collé ...
6 50
7 50
Papier collé ..
Cornelius Nepos. Editio secunda. , pap. sans colle , .........
P. Ovidii Nasonis Opera :3 vol . , Editio sec. ( sous presse ).
A. Persii Flacci et Dec. Jun. Juvenalis Satiræ . Accedunt C.
2 >
... 2 50
Lucilii fragmenta. pap. sans colle ,
Papier collé , ..
2 25
275
Petronii Arbitri Satyricon. Accedunt veterum Poëtarum
Catalecta. pap. sans colle ,. ...
-Papier collé ,
I
2 25
80
Phædri Fabulæ. Accedunt Publii Syri Sententiæ , Aviani et
Anonymi veteris Fabulæ. pap. collé , .... 2 25
M. Accii Plauti Comoediæ , novissimè recognitæ et emendatæ
aRich. Franc. Phil. Brunck.: 3 vol. , pap. collé ........ 12 60
Papier fin , 20
C. Plinii Secundi Historiæ naturalis libri : 5 vol. , p. collé , 12 50
(La suite au No prochain . )
MERCURE
LAS
DEPTDE
DE FRANCE .
5.
cen
N° CCCCXXVI . - Samedi 16 Septembre 1809.
POÉSIE .
ÉLÉGIE.
Amon amour ma maîtresse est ravie ;
Mes yeux éteints sont inondés de pleurs ,
Mon coeur brisé succombe à ses douleurs .
Sans elle , hélas ! que m'importe la vie ?
Bonheur , espoir , les Dieux m'ont tout ôté .
Chaque jour rend sa perte plus amère :
Douces erreurs dont je fus enchanté ,
Vous avez fui comme une ombre légère ,
Et l'Amour seul dans mon âme est resté .
Hôte tardif de mon lit solitaire ,
Quand le sommeil ferme enfin ma paupière ,
Des maux du jour mon esprit agité ,
Les reproduit dans un pénible songe ;
Et le réveil ne m'arrache au mensonge
Que pour m'offrir l'affreuse vérité.
A ma mémoire en vain tout la rappelle ;
Loind'adoucir mes regrets superflus ,
Le souvenir d'un bonheur qui n'est plus
Irrite encor ma tristesse mortelle .
Quel ennemi , jaloux de mon bonheur ,
Ade mes feux dévoilé le mystère ?
De nos plaisirs quel obscur délateur
Fixa sur nous l'oeil rigoureux d'un père ?
Dieu des amans , si toujours dans mon coeur
Je t'honorai par un culte fidèle ,
Entends mes voeux , sers ma justo fureur ,
Fils de Vénus , son crime est ta querelle .
I
130 MERCURE DE FRANCE,
Qu'il souffre un jour tous les maux qu'il m'a faits ....
Que dis-je ? ô ciel ! au prix de son injure ,
Ils seraient doux les tourmens que j'endure ,
Je suis aimé , ... qu'il ne le soit jamais ;
Que sans espoir consumé de sa flamme ,
La Jalousie et ses tourmens honteux ,
Le vil Soupçon , tyran cruel de l'âme ,
Troublent ses sens , empoisonnent ses feux ;
Triste jouet d'un aveugle délire ,
Que s'abusant par un charme fatal ,
Une coquette en ses piéges l'attire
Pour l'immoler au bonheur d'un rival.
:
L'EAU .
AIR : du Vaudeville de la Soirée orageuse.
,
Dans des vers dignes de Phébus ,
De l'Eau vous ôsâtes médire ;
Sans vouloir dépriser Bacchus
Aujourd'hui c'est l'Eau qui m'inspire.
La vigne m'offre un jus divin ,
Puisse Dieu conserver sa souche !
Amis , quand vous chantiez le vin ,
L'Eau m'en est venue à la bouche !
Je m'en vais donc célébrer l'Eau ,
Dussé-je vous mettre en colère ;
Car Vénus est fille de l'Eau ,
Si du plaisir Bacchus est père ...
Mais déjà je suis tout en Eau ,
Apeine entré dans la carrière :
J'ai peur , en voulant chanter l'Eau ,
De ne faire que de l'Eau claire .
Il est certains religieux
Abon droit vantés à Cythère ,
Et qui , dans leur calme pieux ,
Composent une Eau salutaire :
Pour rendre à de jeunes appas
Et leur fraîcheur et tous leurs charmes ,
On prétend que rien ici-bas
Ne peut remplacer l'Eau des Carmes .
SEPTEMBRE 1809. 131
Vivre entre les arts et les jeux ,
Voilà le talent des vrais sages :
Sur le front du mortel heureux
Le tems grave moins ses outrages .
Occupons bien nos courts loisirs ,
Que pour nous tout soit jouissance ;
Se préparer des souvenirs ,
C'est boire de l'Eau de Jouvence.
Puisse à nos aimables banquets
L'amitié souvent nous conduire ,
Et puissent de jolis couplets
Augmenter notre heureux délire !
Rions , chantons , aimons , buvons ,
Chassons l'ennui de notre gîte ,
Et, le plus tard que nous pourrons ,
Allons boire l'Eau du Cocyte.
V. VIAL.
1
1
1
IMITATION DE MARTIAL.
Barbara pyramidum .
De spect . Ep. I.
BABYLONE , Memphis , qu'on ne me vante plus
Ces merveilles de l'art , ces hautes pyramides ,
Ces murailles , ces tours , ces remparts si solides ,
Ces superbes jardins dans les airs suspendus ;
Ce tombeau qu'érigea la douleur conjugale ,
Le temple de Diane et les autels d'Ammon :
En grandeur , en beauté , nul monument n'égale
Ceux qu'élève à Paris le grand NAPOLÉON.
KÉRIVALANT .
ENIGME .
JEUNE et belle , autrefois fidèle messagère
D'une divinité que la fable révère ,
Onme voyait toujours présider au trépas
De ce sexe enchanteur doué de mille appas ;
Apeine la lumière allait être ravie
À ce sexe qui fait le eharme de la vie ,
I a
ر
132 MERCURE DE FRANCE,
J'accourais , et tranchant la trame de ses jours ,
Des plaisirs et des maux je suspendais le cours .
Des plus riches couleurs composant ma parure ,
Aux beaux jours du printems j'embellis la nature.
Mais son sort a changé , je n'arme plus mes mains
De ce fatal ciseau redouté des humains ;
Ma vie est aujourd'hui d'une courte durée ,
Et si je brille encor dans la voûte azurée ,
Toujours un même instant me vit naître et mourir ,
Où l'espace d'un jour suffit pour me flétrir.
Α.... Η .......
:
LOGOGRIPHE.
ENTIÈRE je me trouve au fond de ton gousset ,
Plus je suis pleine et plus ton âme est satisfaite ;
Coupe-moi la queue et la tête ,
Je danse dans la rue , ou fuis dans la forêt.
CHARADE.
C'EST au moyen de mon entier
S ........
Quemon second fait monpremier.
Α.... Η......
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Grappe de raisin .
Celui du Logogriphe est Universel , dans lequel on trouve,
un , uni , et Univers .
Celui de la Charade énigmatico-logogriphe estMercure, dans lequel
on trouve , mer et cure .
L
SEPTEMBRE 1809 . 133
SCIENCES ET ARTS.
AFRICAN SCENERY AND ANIMALS , etc. , etc.
SCENES PITTORESQUES ET ANIMAUX D'AFRIQUE ; par M.
SAMUEL DANIELL . Deux livraisons .
UNE des premières obligations de celui qui se livre à
l'étude de l'histoire naturelle , consiste à caractériser
exactement les objets de ses recherches ; il est nécessaire
que ceux qui s'occuperont des mêmes travaux que
lui , puissent reconnaître les siens sans équivoque et
sans incertitude ; autrement la plupart des observations
deviendraient inutiles . Un seul homme ne peut apprécier
toutes les qualités d'un être , tous les organes , toutes
les facultés d'un animal . S'il n'était pas à portée de juger
quels ont été les travaux qui l'ont précédé , il s'exposerait
à les entreprendre de nouveau , et la science ne
ferait aucun progrès . Ce n'est qu'à force de comparaisons
qu'on parvient à obtenir quelques lumières sur toutes les
questions qui tiennent à l'organisation et à la vie , et leur
nombre , ainsi que celui des résultats qu'elles donnent ,
serait infiniment moindre s'il n'était pas possible de réunir
et de rapprocher les unes des autres les observations de
tous les savans .
Ce
C'est parce que les naturalistes anciens ne sentaient
pas la nécessitéde caractériser les objets dont ils parlaient ,
que les ouvrages d'Aristote , de Pline et de tant d'autres ,
sont presque inintelligibles aujourd'hui pour nous .
genre de travail n'est au reste point facile à faire . Les
modernes qui en ont senti le besoin ont imaginé pour
cela des méthodes , des systèmes qui peuvent bien être
utiles dans quelques cas , mais qui seront toujours insuffisans
dans un très-grand nombre d'autres . Les descriptions
elles -mêmes , quelque détaillées qu'elles soient , ne
suffisent pas toujours pour distinguer les êtres les uns
des autres . Les animaux different souvent entre eux par
des nuances si légères , et notre langue a si peu de mots
pour exprimer les idées simples , que malgré la plus
134 MERCURE DE FRANCE ,
grande attention , il reste quelquefois encore des doutes
sur l'exactitude des résultats auxquels ces descriptions
ont pu conduire. Des dessins seuls peuvent suppléer à
leur insuffisance et à celle des méthodes ; aussi sont-ils
indispensables à l'histoire naturelle. Une collection de
peintures exactes pourrait dans cette science remplacer
beaucoup de livres. Les principaux naturalistes ont
toujours accompagné de figures leurs descriptions d'animaux
, et sous ce rapport la France l'emporte de beaucoup
sur les autres nations . Il n'a jamais rien paru de
-comparable pour l'exactitude et le nombre , aux planches
qui accompagnent le texte de l'histoire naturelle de Buffon .
Malheureusement les spéculations de la librairie peuvent
difficilement s'accorder avec celles des sciences . La
publication des ouvrages qui contiennent des figures ,
exige des avances considérables , et les amateurs d'histoire
naturelle ont rarement le pouvoir de dédommager
ceux qui les ont faites .
Ces considérations doivent engagerà favoriser un autre
genre d'ouvrage qui , sans être le produit des sciences ,
peut néanmoins leur être très-utile et contribuer aux
progrès de leurs travaux : ce sont les dessins d'histoire
naturelle considérés uniquement comme peinture . L'ouvrage
que nous annonçons est de ce nombre . Les deux
premières livraisons , les seules que nous connaissions ,
consistent dans trente gravures enluminées , accompagnées
d'un texte explicatif. Elles représentent quelquesuns
des sites principaux des contrées qui environnent le
Cap de Bonne-Espérance ; des scènes pittoresques relatives
aux moeurs des différens habitans de cette partie
de l'Afrique , leurs portraits , et les animaux sauvages
qui s'y trouvent. En général , les vues sont choisies avec
esprit et représentées avec goût. On se fait , en les
voyant , une idée assez claire de l'aspect du pays , des
habitations des Européens , des crals des Hottentots ou
des Bochismans , de l'intérieur des huttes de ces peuples
grossiers , de leur industrie , de leurs appareils de voyage ,
et sur-tout de leur constitution physique et de leur physionomie
. Les animaux sont dessinés avec pureté ; cependant
on serait en droit d'exiger plus de soin dans l'ap-
{
SEPTEMBRE 1809. 135
plication des couleurs qui n'a point été faite par impression
, mais à la main. Néanmoins , malgré quelques défauts
, cet ouvrage peut figurer avantageusement dans
la collection des riches amateurs . Aussi a-t-il été publié
dans un pays où les entreprises de ce genre sont toujours
sûres d'être soutenues , et de ne point trouver d'obstacles
dans les calculs économiques des acquéreurs .
On a publié en France quelques ouvrages semblables
à celui-ci . On connaît ceux de M. Barraband sur les
oiseaux , et ceux de M. Redouté sur les plantes. Nous
n'en connaissons que deux sur les quadrupèdes . Celui
des singes , d'Audebert , et la ménagerie du Muséum
d'histoire naturelle. Mais les figures du premier ont
presque toutes été faites sur des animaux empaillés , et
donnent par conséquent une très-fausse idée de ce
qu'elles doivent représenter. A cet égard , l'ouvrage de
M. Samuel Daniell est très-supérieur à celui d'Audebert .
Les dix figures de quadrupèdes qui y sont représentées ,
ont été faites sur la nature vivante ; on le reconnaît aisément
aux attitudes dans lesquelles le peintre s'est complu
à les dessiner. Il s'est sur-tout attaché à donner, par leur
situation et leurs mouvemens , une idée de leurs moeurs .
On voit les gazelles courant dans de vastes plaines ; les
boucs sont représentés gravissant le sommet des rochers
escarpés ; les éléphans sont au milieu des forets , les rhinocéros
et les hippopotames au fond des contrées maré--
cageuses . La ménagerie du Muséum d'histoire naturelle ,
publiée parMM. Lacépède , Cuvier et Geoffroy , pourraitêtre
seule opposée avec quelque avantage aux figures de
M. Daniell , du moins pour ce qui concerne les animaux .
Dans l'ouvrage français , les dessins ont , pour la plupart ,
été faits par Maréchal , que les naturalistes regrettent depuis
long- tems, et qui , comme peintre d'animaux , peut
encore être placé à la tête du plus grand nombre de ceux
qui sont entrés dans cette carrière . Tous ces dessins d'ailleurs
ont été pris sur l'animal vivant, avec une fidélité qu'on
ne pouvait attendre que d'un homme comme Maréchal ,
qui joignait à l'art de peindre , des connaissances trèsétendues
en histoire naturelle . Mais malgré sa perfection
et son utilité , malgré les noms des savans qui s'étaient
1
136 MERCURE DE FRANCE ,
chargés du texte et la modicité de son prix , cet ouvrage
n'a pu aller au-delà de huit à dix livraisons , et les
libraires qui l'avaient entrepris, n'ont pas retiré la moitié
de leurs avances .
Le texte joint aux dessins qui font le sujet de cet
article , ne peut être considéré que comme un très-léger
accessoire ; il consiste simplement dans une explication
succincte et une description très-abrégée des objets que
ces dessins représentent ; aussi , son peu d'étendue , doit
faire regarder l'ouvrage auquel il est attaché , beaucoup
moins , comme un livre , que comme une collection de
gravures enluminées .
Les sources principales où l'histoire naturelle puise
ses connaissances sur les contrées éloignées , sont les
voyages : Kolb , Sparmann , Gordon , Thuneberg , Barrow
, nous ont déjà fait connaître un nombre considérable
des productions de l'Afrique méridionale . Les
ouvrages d'Allamant et de Wosmaer où l'on trouve les
descriptions et les figures des animaux de la ménagerie
du prince d'Orange , pour la plupart venus du Cap de
Bonne-Espérance , ont aussi beaucoup étendu nos connaissances
sur les animaux de ce pays . Mais les recherches
et les découvertes de ces savans , quoique nombreuses
, en laissent encore beaucoup à faire , et dans
les dix planches de quadrupèdes que contient l'ouvrage
de M. Samuel Daniell , on en trouve trois qui représentent
des animaux entiérement inconnus des naturalistes , avant
lui ; une gazelle qui a quelques rapports avec la jolie
gazelle qui nous vient ordinairement des côtes de Barbarie
; un sanglier dont la tête est plus monstrueuse
encore , par ses formes , que celle du sanglier d'Ethiopie ;
et un bouc aussi beau par l'élégance de ses proportions
que par les couleurs de son pélage .
C'est ainsi que toutes les connaissances humaines se
prêtent des secours mutuels . Si le peintre a souvent aidé
Je naturaliste à rendre plus intelligibles ses observations ,
le naturaliste a souvé aidé le peintre à rendre plus yrais
ses ouvrages (1) , FRÉDÉRIC CUVIER .
(1 ) La Bibliothèque de l'Institut possède un bel exemplaire de
l'ouvrage dont on rend compte dans cet article.
SEPTEMBRE 1809 . 137
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
EXPOSÉ DE LA MÉTHODE ÉLÉMENTAIRE DE H. PESTALOZZI ;
suivi d'une Notice sur cet homme célèbre , son institut
et ses principaux collaborateurs ; par DAN. ALEX.
CHAVANNES, membre du Grand- Conseil et de la Société
d'Emulation du canton de Vaud . Nouvelle édition .
Un vol . in-8° . A Paris , chez J. J. Paschoud , libr. ,
quai des Augustins , nº 11. - 1809 .
(DEUXIÈME EXTRAIT. )
-
<<ENTRE les idées que nous avons dans l'esprit , il y en
>>a qui peuvent être immédiatement comparées par elles-
>>mêmes , l'une avec l'autre , comme l'observe Locke , et
>>l'esprit est capable d'apercevoir le rapport qui existe
>>entre ces idées aussi clairement qu'il voit qu'il les a en
>>lui-même. Cette espèce de connaissance qu'on peut
>>appeler connaissance intuitive (ou intuition) , est la plus
>>claire et la plus certaine dont la faiblesse humaine soit
>>capable . Elle agit d'une manière irrésistible , dit encore
>>le même philosophe ; semblable à l'éclat d'un beau jour ,
elle se fait voir comme par force dès que l'esprit tourne
>>la vue vers elle; et sans lui permettre d'hésiter , de dou-
>> ter , ou d'entrer dans aucun examen , elle le pénètre
>> aussitôt de sa lumière . » C'est cette intuition , si bien définie
par Locke ( 1 ) , que Pestalozzi a prise pour base de
sa méthode . Rapportant à trois points fondamentaux ce
qui constitue la connaissance que nous pouvons avoir
sur les objets , le nom , le nombre et la forme ; il en fait
sortir les trois différentes branches de sa méthode , qui
(1) Dans le Dictionnaire de l'Académie française (cinquième édition)
, on ne trouve sur le mot intuition que cette seule définition :
il se dit de la vision claire et certaine que les bienheureux ont de Dieu.
Cet article , probablement très- orthodoxe , mais aussi très-insuffisant,
sera sans doute réformé dans l'édition du Dictionnaire de notre langue,
que la seconde classe de l'Institut prépare en ce moment.
138 MERCURE DE FRANCE ,
comprend , 1º la dénomination et la considération des
principaux objets dela nature etde l'art, avecl'intuitiondes
rapports qu'ils ont, soit entr'eux , soit avec leurs diverses
parties : c'est ce que nous avons expliqué dans notre précédent
extrait , en faisant connaître le livre de Pestalozzi
intitulé, Manuel des Mères ; 2º l'instruction intuitive du
rapport des nombres ; et 3º l'instruction intuitive du'rapport
des formes ou des dimensions. Ce sont les deux dernières
parties qui nous restent à faire connaître.
Fidèle à son principe de fonder toutes les notions
abstraites sur des idées sensibles , Pestalozzi veut que ,
pour donner à l'enfant les premières idées de nombre et
de quantité , la mère ou l'instituteur arrêtent son attention
non-seulement sur les parties de son corps qui peuvent
être réunies et former des quantités , telles que les doigts ,
les ongles , les jointures , mais qu'ils aient même recours
à d'autres objets sensibles , comme des jetons , des
pierres , des noix , etc. , en attachant les noms un , deux,
trois , etc. , à ces objets , afin que l'enfant les voyant varier
sans cesse , tandis que les noms restent les mêmes , il
en vienne de lui-même à séparer l'idée du nombre de
celle de la chose , etpar-là à s'élever à la notion abstraite
de la quantité , ou au sentiment net et précis du plus ou
du moins , indépendamment de l'espèce des objets qu'il a
sous les yeux.
Ce premier pas fait , il commence avec l'enfant ce
qu'il appelle l'instruction intuitive (ou sensible ) du rapport
des nombres . Il y procède à l'aide de trois tableaux,
dont le premier présente dix unités isolées , puis dix assemblages
de deux , de trois , etc. jusqu'à dix unités; etles
différens exercices quel'on faitfaire à l'enfant sur ce tableau
le familiarisent avec les idées des rapports des nombres
entiers entr'eux , en lui donnant à chaque fois la convietion
intime et le sentiment irrésistible de la réalité du rapport
aperçu et prononcé. Le second tableau produit de
même pour résultat la connaissance des rapports infiniment
variés des fractions quelconques de l'unité avec un
nombre donné d'unités . Enfin , par la pratique de tous
les exercices que l'on fait faire à l'élève sur le troisième
tableau , il acquiert également la connaissance intuitive
:
SEPTEMBRE 1809 . 139 レ
des rapports des fractions avec d'autres fractions ; en
sorte que d'abord par la seule inspection d'un tableau
dont la construction est d'une extrême simplicité , il est
en état de résoudre des questions de nombre fort compliquées
, et que bientôt même il parvient à les résoudre
sans le secours d'aucun tableau . « C'est ainsi , dit
M. Chavannes , que j'ai vu plusieurs élèves établir de
tête , et presque en un instant , le rapport de sommes
dictées au hasard et exprimées en monnaies différentes ;
par exemple , en florins d'Empire et en livres tournois , et
le réduire à ses moindres termes , jusques à des fractions
de deniers . »
Sans doute ces calculs peuvent devenir excessivement
difficiles , ou même tout à fait impraticables , au moins
pour les enfans qui ne sont pas doués d'une sagacité etd'une
force de tête peu communes , lorsque les conditions du
problème sont fort compliquées et qu'on propose d'opérer
sur des nombres un peu considérables . Aussi ces opérations
faites de mémoire ne sont - elles pas le but principal
de la méthode, bien qu'elle en rende l'exécution
plus facile que ne le fait la pratique ordinaire de l'arithmétique.
«Dans le systême de Pestalozzi , dit encore l'écrivain
que nous analysons , l'instruction intuitive du rapport
des nombres doit s'élever par trois degrés bien
distincts : 1º le calcul intuitif proprement dit , ou la
marche des tableaux ; 2º la force de penser et de combiner
, qui en résulte , appliquée aux objets réels ; 3º les
chiffres employés comme moyen de soulagement. » En
effet , il est facile de concevoir que les opérations faites
avec les chiffres n'étant qu'une traduction abrégée des
combinaisons que l'élève fait à l'aide de ses tableaux , qui
seulement ont le mérite de lui faire toucher , en quelque
sorte au doigt et à l'oeil , la vérité incontestable des rapports
qu'il a occasion de considérer , il saisit avec une
extrême facilité toutes les règles qui dirigent l'emploi de
ce nouveau moyen , et que la seule chose qui présente
aux commençans quelque difficulté dans l'arithmétique ordinaire
, c'est-à-dire la démonstration des principes sur
lesquels sont fondées les transformations qu'on fait subir
aux nombres dans le cours des diverses opérations , de
140 MERCURE DE FRANCE,
vient pour l'élève formé par la méthode de Pestalozzi une
véritable affaire d'intuition . Cette réflexion seule suffit , à
ce qu'il nous semble , pour constater la supériorité et les
précieux avantages de cette méthode sur toutes celles
qu'on a employées jusqu'ici pour le même objet.
La faculté de combiner à l'instant et de mémoire les
rapports plus ou moins nombreux , plus ou moins compliqués
des quantités est encore entretenue et augmentée
chez les élèves de Pestalozzi par la pratique de la troisième
partie de sa méthode , qu'il désigne sous le nom
- d'instruction intuitive du rapport des formes ou des dimensions
, et dont il a voulu faire , comme il le dit luimême
, un moyen artificiel pour exercer l'oeil de l'enfant
à saisir les formes et à déterminer les dimensions des objets
que l'intuition simple lui a fait connaître , et pour
former sa main à les tracer. Ainsi elle comprend trois
objets : d'abord la connaissance analytique et raisonnée
des formes diverses sous lesquelles les corps peuvent se
présenter , puis la manière d'apprécier leurs dimensions
ou les rapports numériques de ces dimensions , puis enfin
le procédé à l'aide duquel on accoutume les enfans à
les représenter avec autant de justesse que de fidélité .
Mais de ces trois objets , l'estimable écrivain à qui l'on
doit tant de détails curieux sur la méthode de Pestalozzi ,
n'a traité avec quelque étendue que celui qui est relatif à
la connaissance des dimensions , et dans lequel la manière
de procéder se rapproche beaucoup de celle que je
viens d'exposer au sujet de la théorie des opérations sur
les nombres .
Soit que M. Chavannes n'ait pas eu le loisir de donner
à cette partie intéressante de son travail tout le développement
dont elle était susceptible , et qui était nécessaire
pour en faire mieux ressortir le mérite et l'utilité , soit
qu'ayant saisi lui-même avec facilité des procédés dont
la simplicité l'a vivement frappé , parce qu'il les avait sous
'les yeux , il n'ait pas assez considéré que des lecteurs
pour qui toutes ces idées sont nouvelles , et qui sont privés
de tous les moyens d'obtenir les éclaircissemens dont
ils auraient besoin , auraient beaucoup de peine à se
faire une idée nette de la marche de Pestalozzi dans la
SEPTEMBRE 1809 . 141
pratique de cette instruction intuitive du rapport des
formes , il est certain qu'elle ne nous a pas semblé exposée
avec assez de méthode et de clarté ; et ici nous
avons un véritable regret de nous voir réduits à ne présenter
que le résultat où la méthode de l'ingénieux instituteur
est maintenant parvenue sous ce rapport .
« Quant à l'art de tracer exactement les lignes et les
courbes , dit M. Chavannes , la méthode tend essentiellement
à former l'oeil et la main de l'élève , et à l'amener à
faire sans règle , sans compas , sans rapporteur, des figures
très-compliquées et pour lesquelles on a jugé jusqu'à
présent ces divers instrumens indispensables . Tous ceux
qui ont vu l'institut de Berthoud ont aussi vu les élèves
de Pestalozzi tracer sur leurs ardoises des figures régulières
de toute espèce , inscrites dans des carrés , dans
des triangles , dans des cercles , avec la plus grande
propreté et à l'épreuve du compas ; imiter fidèlement les
contours et tous les traits des cartes géographiques , et
même les réduire à une plus grande ou moindre échelle .>>>
Il serait superflu d'insister sur l'extrême importance
d'un pareil résultat . Qui ne voit en effet combien ce genre
d'éducation donné à la classe destinée à peupler les ateliers
des arts de toute espèce , à pratiquer les différens
métiers où l'adresse de la main et la justesse du coupd'oeil
sont si nécessaires , doit faciliter le travail de ceux
qui s'y livreront après avoir été ainsi exercés ? Combien
ces études et ces travaux préliminaires épargneront à
l'apprentif de dégoûts et de peines , combien même ils
peuvent à la longue contribuer au perfectionnement des
produits de l'industrie dans tous les genres ! Ajoutez à
cela que le procédé méthodique par lequel on fait acquérir
aux élèves la facilité d'exécuter toutes sortes d'opérations
graphiques , par la liaison qu'il a avec les
autres branches d'enseignement dont nous avons déjà
parlé , exerce et fortifie de plus en plus en eux l'habi
tude de l'analyse et du raisonnement , et même la faculté
de s'exprimer avec justesse et avec netteté sur tous les
détails des opérations qui leur sont devenues familières ;
car c'est encore un des points essentiels du systême de
Pestalozzi ; jamais le maître ne fait pratiquer à l'élève au142
MERCURE DE FRANCE ,
4
cune opération de la main ou de l'intelligence sans lui
apprendre en même tems à énoncer et cette opération
elle-même , et tous ses détails , dans le langage le plus
correct.
a
Nous ne nous arrêterons pas sur les applications que
Pestalozzi et ses dignes collaborateurs ont faites des principes
généraux de leur méthode à divers objets d'instruction
plus particulière , comme les langues allemande et
française , la géographie , les premiers élémens de la botanique
et de l'histoire naturelle. Quelques-unes de ces
branches d'enseignement , au jugement même de ces
hommes aussi modestes qu'éclairés , ne sont pas encore
portées au degré de perfection où ils croient pouvoir les
faire parvenir . Le procédé que l'un d'eux , M. Tobler ,
imaginé pour apprendre à lire à une certaine quantité
d'enfans à la fois , nous a paru ingénieux et tout à fait
conforme à l'esprit de la méthode qui préside aux autres
parties de l'enseignement ; car c'est encore , à ce qu'il
nous semble , une vue très-importante du système d'instruction
de Pestalozzi , que d'avoir senti combien il est
avantageux d'occuper tous les enfans d'une même classe
dans le même instant ; et sur-tout d'avoir trouvé le moyen
de s'assurer qu'ils s'occupent réellement de l'objet qu'on
leur propose ; ce seul point bien constaté donne à l'institution
dans laquelle il se rencontre une supériorité
immense sur toute autre qui a négligé un pareil avantage
. En effet , si , dans toutes nos écoles publiques , on
obtient si peu de résultats satisfaisans , c'est en grande
partie parce que sur un nombre quelconque d'enfans que
l'on instruit ensemble , il n'y a presque jamais que celui
auquel l'instituteur s'adresse qui donne quelqu'attention à
ses leçons , tandis que tous les autres sont livrés à la dissipation
ou à l'indolence , si naturelle à leur âge ; et co
n'est ni la faute des élèves , ni même , à proprement parler
, celle des instituteurs , mais celle des mauvaises méthodes
. Rendez l'attention possible en la rendant facile et
agréable , trouvez le moyen d'exciter insensiblement les
facultés intellectuelles de l'enfant , en n'exigeant qu'un
exercice modéré de ses facultés physiques , bannissez ,
autant qu'il est possible , la contrainte et le dégoût , et
SEPTEMBRE 1809 . 143
vous serez étonné des succès que vous obtiendrez par
cette voie.
Dans quelque genre que ce soit , la véritable habileté
ne consiste pas à atteindre quelquefois le but , mais à ne
le manquer que rarement ; or , si l'on juge sur ce principe
la plupart de nos écoles publiques , où sur cent
élèves appliqués aux mêmes objets d'études , il y en a
peut-être plus de quatre-vingt qui n'en sortent que trèsmédiocrement
instruits des sciences qu'ils devraient y
apprendre , on se convaincra qu'apparemment nos méthodes
d'enseignement sont fort imparfaites ; et si, comme
on ne saurait en douter d'après une foule de témoignages
authentiques et respectables , Pestalozzi obtient chaque
jour des résultats tout contraires , il faut en conclure que
nécessairement sa méthode a une supériorité réelle et
incontestable sur les méthodes ordinaires .
Cet homme respectable , en créant sa méthode , qui
consiste proprement dans le Manuel des Mères et dans
ce qu'il appelle l'instruction intuitive du rapport des
nombres et des formes , n'avait d'abord eu pour but que
de donner, dans l'éducation domestique de l'enfance , une
base à l'instruction publique ; il ne s'était proposé que de
préparer en quelque sorte les enfans à profiter avec plus
de succès de l'enseignement qu'ils recevraient dans les
écoles où ils étaient destinés à entrer plus tard . La nécessité
où il se trouva de rassembler une certaine quantité
d'élèves pour pratiquer par lui-même le mode d'instruction
qu'il avait imaginé , et pour tenter les nombreuses
expériences qui étaient nécessaires au développement de
son système , a fait voir que ce systême pouvait s'appliquer
avec encore plus de succès à des instituts ou pensionats
publics , et agrandit ainsi la sphère du bien qu'il est
destiné à produire. En faisant donc connaître l'institut de
Pestalozzi tel qu'il existe aujourd'hui , nous achèverons
de donner à nos lecteurs une idée plus complète de sa
méthode et des avantages qui en résultent sous quelques
rapports dont nous n'avons pas encore eu occasion de
parler.
On a vu précédemment que l'établissement formé d'abord
à Berthoud par Pestalozzi est maintenant divisé en
144 MERCURE DE FRANCE ,
deux instituts , dont l'un est fixé à Buchsée et l'aufre à
Yverdun ; mais tous deux sont dirigés par les mêmes
principes et suivant les mêmes vues , à quelques nuances
près qui résultent de la différence des localités . A la tête
de l'un et de l'autre sont des hommes qu'un amour
ardent de l'humanité et le zèle le plus pur pour le progrès
des lumières a dès long-tems attachés au fondateur de
ces utiles établissemens , qui , ayant d'abord été occupés
du projetde perfectionner ou de créer même les moyens
propres à répandre l'instruction dans la classe pauvre ,
saisirent avidement l'occasion que Pestalozzi leur offrait
de réaliser leurs vues philantropiques et se dévouèrent
avec lui aux travaux de tout genre qu'exigeait le développement
et le perfectionnement de son systême ; tels sont
MM. Buss et Barraud , qui dirigent le pensionnat d'Yverdun;
MM . Tobler et de Muralt , qui se sont chargés de
celui de Buchsée ; tandis que l'illustre fondateur , aidé de
deux autres de ses collaborateurs , MM. Krusi et Niederer
, s'occupe des travaux littéraires et de la composition
des livres élémentaires qui contribueront à fixer l'usage
et à assurer le succès de sa méthode. Les détails que
M. Chavannes a donnés sur le caractère et la personne
de chacun des instituteurs associés à Pestalozzi sont
pleins d'intérêt et très-propres à appeler sur ces hommes
estimables la confiance et la considération qu'inspirent
toujours les lumières et les talens unis aux vertus . «La
confiance qu'ils ont dans la sûreté de leur méthode leur
inspire , dit notre auteur , une sorte d'enthousiasme philantropique
qui se répand sur toutes leurs actions , sur
toutes leurs paroles ; ils regardent leurs élèves comme
leurs enfans , ils cherchent à les captiver par tous les
moyens possibles ; et se regardant à leur tour comme les
instrumens de la plus belle des entreprises , l'amélioration
de l'instruction publique , ils vivent entr'eux dans la plus
parfaite union et se soutiennent mutuellement dans leurs
travaux . >>
Les élèves de chaque institut sont divisés en différentes
classes selon leur capacité. Ils n'ont jamais de livres
entre les mains , excepté dans le moment des exercices
de lecture , et ne travaillent qu'avec le maître. Celui-ci ,
debout
SEPTEMBRE 1809 .
DEPTDE LA
14
:
debout devant le tableau , prononce distinctement ea
allemand et en français les divers détails des opérations
qu'il exige des écoliers , qui tous répètent après lui avec
une sorte de cadence chacune de ses expressions. Cecen
mode d'instruction pourrait avoir des inconvéniens si les
élèves étaient en trop grand nombre ; mais comme il y a
plusieurs sous-maîtres , et que les élèves les plus avancés
en font encore souvent l'office , les réunions appelées à
unemême leçon ne sont guère de plus de douze écoliers
à la fois , ce qui rend la surveillance facile . Ainsi , tous
ces enfans sont occupés en même tems d'une manière qui
les intéresse sans les fatiguer. « Qu'on les suive en effet ,
dit encore M. Chavannes , d'aussi près qu'on voudra , on
les trouvera aussi attentifs à leurs leçons du soir qu'ils
Tont été à celles du matin. Un nouvel attrait les y ramène
toujours , c'est celui du sentiment intime qu'ils ont de
leurs progrès et le peu de peine que leur donne une
marche qui est calculée sur le développement insensible
et gradué de leurs forces intellectuelles . >>>
On vient de voir comment ces sages instituteurs sont
parvenus à s'assurer que le tems consacré aux études
et aux leçons par leurs élèves est utilement employé et
l'est tout entier. Ils n'ont pas porté moins de sagacité et
de bon esprit dans la combinaison des moyens de rendre
également utile et profitable, pour la jeunesse qui leur est
confiée , le tems des récréations , les heures de délassement
qu'il est nécessaire d'entre-mêler aux travaux sérieux
et aux exercices d'instruction . « Pour cet objet ,
disent-ils dans un Prospectus raisonné qu'ils ont publié
depuis peu en allemand , nous avons adopté une suite
d'exercices propres à développer progressivement le
corps . Cette suite part des mouvemens les plus simples
et les plus faciles , et s'élève à des mouvemens toujours
plus variés et plus composés ; elle doit amenér l'enfant à
pouvoir dans tous les cas se servir aisément et sûrement
de ses membres avec la liberté et l'agilité la plus entière .
Dans tout ce qui tient à la gymnastique , nous veillons à
ce que les succès que nos élèves peuvent obtenir ne
servent pas d'aliment à la vanité et à la présomption ......
Après le développement du corps , ajoutent-ils , rien ne
K
146 MERCURE DE FRANCE ,
contribue plus à donner une aptitude générale pour toute
vocation quelconque que les travaux mécaniques : nous
rassemblerons pour cela une provision d'outils de tout
genre dont nos élèves apprendront à se servir; nous y
joindrons les élémens de la mécanique. » Enfin , indépendamment
de la nourriture saine et convenable , du
libre et fréquent exercice en plein air , une extrême
attention à la propreté , à la bonne tenue et à la grâce
dans tous les mouvemens , des directions sur les moyens
que les élèves devront employer eux-mêmes pour conserver
leur santé et leurs forces , font partie du régime diététique
adopté par ces hommes estimables dans leurs
pensionnats .
Quiconque a eu occasion d'observer ce qu'est la jeunesse
dans nos maisons d'éducation , soit dans ce qu'on
appelle le tems des classes , soit dans celui des récréations
, combien sur-tout dans ces momens de relâche ,
abandonnés presqu'à eux-mêmes , les enfans prennent
d'habitudes vicieuses dans les manières et dans le langage
, quelle funeste influence les individus d'un caraçtère
violent , emporté , exercent dans ces momens sur
la masse de leurs condisciples , appréciera sans doute les
vues saines de Pestalozzi et de ses collaborateurs à cet
égard , et fera des voeux pour qu'une réforme du même
genre puisse aussi s'établir quelque jour dans nos écoles .
L'effet avantageux qu'elle aurait sur les moeurs et sur la
raison des élèves est presqu'incalculable ; et indépendamment
des soins tout particuliers que l'on donne à l'instruction
morale et religieuse dans les deux établissemens
de Buchsée et d'Yverdun, je ne balance point à attribuer
à ce sage et judicieux emploi de tous les momens de la
journée , la modestie , la douceur , la docilité et l'affection
touchante pour leurs maîtres , qui, suivant M. Chavannes
, caractérisent si généralement les élèves de ces
deux écoles .
Une circonstance que nous ne devons pas omettre en
terminant cet extrait d'un ouvrage sur lequel nous ne
saurions trop appeler l'attention de tous les hommes qui
s'intéressent aubonheur deleurs semblables et auxmoyens
d'améliorer la destinée des individus de toutes les classes ,
SEPTEMBRE 1809. 147
A
c'estlaréuniondu grand établissement d'agriculture formé
par M. Fellemberg dans sa terre d'Hofvill , avec l'école de
Buchsée qui en est voisine. Ce généreux citoyen , si
digne par la grandeur et la noblesse de ses vues d'apprécier
celles de Pestalozzi , dont il était depuis long-tems
l'ami , vit avec joie l'établissement de l'institut de Buchsée
, et n'hésita pas à se charger d'en prendre la direction
sous le rapport économique . « La liaison déjà très-intime
de ces deux établissemens , dit encore le Prospectus
que nous venons de citer , par l'unité de but , l'étendue
et la nature des moyens déjà rassemblés , l'est devenue
d'une manière absolue. Nos élèves jouiront de tout ce
qui peut les initier dans les diverses branches de l'agriculture
, prés , champs , forêts ; dans les opérations de
commerce et de change , la tenue des livres d'après les
meilleurs procédés connus , ete ...... Dans ce qui tient à
l'agriculture , on ne se bornera pas aux seules parties de
détail, on s'attachera encore à donner ces idées générales
pour saisir un grand ensemble ; .... et nous espérons parlà
remplir une lacune qui nous a souvent fait rencontrer
les plus grandes difficultés dans le cours de notre pratique.>>>
Quel que soit le sort reservé à ces beaux et utiles établissemens
dus aux efforts combinés de deux hommes
éminemment remarquables par la réunion si rare des
plus nobles passions de l'âme et d'une haute capacité
d'esprit , et quand même la prospérité dont ils jouissent
aujourd'hui serait , contre toute probabilité , arrêtée dans
son cours , il resterait toujours à Pestalozzi d'avoir saisi
le premier un ensemble de vérités aussi simples que fécondes
sur un des points qui intéressent le plus l'humanité
et qui peuvent le plus essentiellement contribuer
à développer ces germes de perfectibilité que chaque
homme apporte en naissant , et qui trop souvent sont
dénaturés , ou même entièrement étouffés par les mauvaises
institutions . THUROT .
1
K 2
148 MERCURE DE FRANCE ,
TRADUCTIONS NOUVELLES DE SALLUSTE .
TROIS traductions de Salluste viennent de paraître ;
l'une long-tems méditée par un célèbre interprète de
Tacite (1) , et publiée après lui par le jeune et laborieux
héritier de son nom et de ses travaux ; l'autre le
fruit des loisirs studieux d'un magistrat (2) , sans doute
modeste , puisqu'avec un talent réel , il n'avait encore
rien mis au jour ; la troisième enfin due à un écrivain (3)
qui , dans un âge ordinairement livré aux folles passions ,
se consacre avec ardeur à l'enseignement public , et
trouve encore du temps pour des travaux qui ont heureusement
commencé sa réputation. Cet empressement
de trois hommes de mérite à traduire Salluste est à la
fois un nouvel éloge de son ouvrage , et un indice presque
certain de l'insuffisance des efforts que l'on avait faits
jusqu'ici pour en rendre les beautés ; il offre sur-tout
une preuve éclatante de la faveur marquée que les anciens
reprennent parmi nous depuis quelques années . Je
ne trouve pas de termes pour exprimer assez fortement
combien cette disposition des esprits me paraît heureuse .
J'y vois la source d'une nouvelle gloire littéraire pour la
France . Je sais que les lumières ont fait et font encore chaque
jour de nouveaux progrès en Europe; j'oserai même
dire que nos terribles catastrophes ont beaucoup avancé
lamaturité de la raison humaine; et malheur à l'écrivain
qui serait désormais en arrière des idées de son siècle !
Mais je crois qu'un homme favorisé des dons de la nature
, qui joindrait l'instruction variée que l'on peut
acquérir aujourd'hui à une connaissance approfondie
des écrivains de l'antiquité rapporterait de leur commerce
(1) M. Dureau-Delamalle , père , enlevé l'année dernière aux
lettres et à l'amitié .
(2).M. Lebrun , juge à la Cour d'appel.
(3) M. Mollevaut ( auteur d'une traduction de Tibulle , très-estimée)
, professeur au Lycée de Nanci , correspondant de l'Institut , de
la Société royale de Gottingue , etc. Deux vol. in-18. Prix , 4 fr .
AParis , chez Amand Koenig , quai des Augustins.
SEPTEMBRE 1809. 149
,
un talent plus vrai , plus fort , un goût plus sûr et plus
flexible que s'il n'eût pris que les seules modernes pour
guides . A Dieu ne plaise que je veuille rabaisser les maîtres
de notre langue , et détourner la jeunesse de les lire
assiduement ! mais eux-mêmes formés à l'école d'Homère
, de Sophocle et de Virgile , nous invitent à suivre
leur exemple. D'ailleurs la plus belle copie de l'Apollon
du Belvédère peut-elle donner jamais les mêmes inspirations
que l'original ? non sans doute. En outre qu'on
ne pense pas qu'il ne reste après Boileau , Racine
Molière et La Fontaine aucune moisson à faire dans les
écrits de l'antiquité. Voltaire et son Edipe ont réfuté
d'avance cette erreur. D'autres peuvent glaner encore
après lui dans ce champ fertile que ses prédécesseurs
n'avaient pas épuisé et qu'il abandonna trop tôt peut-être
pour sa véritable gloire. Prenons un exemple entre plusieurs
qui s'offriraient à l'appui de notre opinion sur les
nouveaux fruits que nous fait espérer l'étude des anciens .
On ne saurait nier que nous n'ayions perfectionné le
système théâtral des Grecs . Nos pièces sont mieux conduites
, nos caractères mieux tracés , nos incidens plus
heureux , nos dénouemens moins prévus. Mais qui oserait
se flatter d'avoir égalé jusqu'ici la vérité de leur dialogue?
sommes-nous aussi près du langage de la nature ?
avons-nous leur brûlante énergie dans la peinture des
passions ? leur pathétique dans celle des premières affections
du coeur humain? Quant a moi , je l'avoue , je ne
puis relire Euripide sans demeurer confondu de la variété
, de l'abondance de sentimens tragiques que ce
grand poëte fait jaillir d'une seule situation . Combien
de traits naïfs , touchans ou sublimes que notre Racine
lui-même n'a pas osé transporter sur notre scène , et qui
réussiraient aujourd'hui presqu'infailliblement ! Suivons
donc assiduement le conseil de Boileau ; c'est celui de la
raison . Mais je sens qu'emporté par une idée accessoire ,
je m'écarterais du fond de mon sujet : je m'empresse d'y
rentrer , en essayant de caractériser le talent de Salluste .
Il ne nous reste de cet auteur que deux morceaux
d'histoire assez courts ; cependant ils ont suffi pour
immortaliser son nom , et lui assurer un rang que Tite
150 MERCURE DE FRANCE ,
Live , César et le profond Tacite ont peine à lui disputer.
Cette prééminence est fondée sur une réunion
bien rare des plus grandes qualités . Les ouvrages de
Salluste ont l'intérêt d'une histoire générale et l'attrait
des mémoires particuliers , parce que le sujet est grand ,
vu de haut , et que l'écrivain , ayant pratiqué presque
tous les acteurs qu'il met en scène , les fait connaître
comme s'il nous eût donné leur vie privée . Tacite , cet implacable
ennemi de la tyrannie , semblable au vautour de
la fable, fouille incessamment dans le coeur des Nérons ,
des Tibères, des Domitiens , et pour y découvrir ce qu'il
appelle si bien abditos principis sensus , ne laisse pas une
fibre qu'il n'ait explorée . Mais comme cela arrive même
aux hommes supérieurs , qui joignent au talent de l'observation
une imagination vive et brillante , après avoir tout
reconnu , quelquefois il se livre à son génie , et ajoute
des traits à la vérité : peut- être en est-il plus grand moraliste.
Son mérite est sur-tout d'exceller à représenter
le vice et le crime sous les plus affreuses couleurs . Salluste
peint à grands traits , d'une manière rapide et fière ,
et cependant ses portraits sont d'une ressemblance si
parfaite , qu'en voyant agir les modèles on sent que le
peintre a tout donné à la fidélité et n'a rien accordé à
l'invention . Salluste dut à sa position , à la force de son
caractère , à ses vices même , des avantages qui ont aussi
contribué aux succès de sa périlleuse entreprise (arduum) .
Initié de très-bonne heure dans les secrets des factions ,
jeté au milieu d'un sénat corrompu , mais qui donnait
encore la loi à l'univers , il eut toutes les occasions d'étudier
les affaires , la marche du gouvernement , les causes
de la décadence des empires . Ambitieux , ami des
richesses , des voluptés , il avait éprouvé toutes les passions
ardentes dont ses contemporains étaient dévorés
et puisa dans son propre coeur ces réflexions si profondes
sur leur fatale influence. Mais les reproches même de la
conscience auraient dû corrompre la vérité dans la bouche
d'un historien qui pouvait souvent se dire, en parlant
des désordres de son tems ; Et quorum pars magna. Une
disgrâce éclatante , en l'écartant de la route de l'ambition,
en le délivrant de tous les préjugés , de toutes les ser-
,
SEPTEMBRE 1809 . 151
vitudes imposés à l'homme enrôlé sous les bannières d'un
parti , l'élévation de son esprit , et enfin l'amour d'une
véritable gloire le rendirent impartial. Voilà bien des
motifs pour expliquer l'estime que Salluste a obtenue :la
beauté de son talent comme écrivain justifie encore mieux
les honorables suffrages que vingt siècles se sont accordés
à lui donner .
On remarque dans Salluste le mérite d'une composition
sage et bien liée. On lui a cependant reproche les
deux digressions qui commencent ses ouvrages . Celle
qu'il a mise en tête de la conjuration de Catilina est surtout
un hors-d'oeuvre bien étonnant. Je ne conçois pas
comment Scaliger , qui a voulu la justifier , ne s'est pas
au moins demandé à lui-même , comment un écrivain
aussi avare de mots et de répétitions que Salluste avait
pu consacrer plusieurs pages à une distinction fort commune
entre l'esprit et le corps . En outre , si l'on veut
admettre le reste de la digression qui traite des moeurs
de Rome , on avouera du moins qu'elle ne devait pas
commencer par le portrait de Catilina. Il fallait, au contraire
, qu'il fût précédé du tableau rapide et animé des
anciennes vertus de la République , de leur affligeante
décadence , et enfin de l'effroyable corruption introduite
par Sylla dans les armées et dans Rome elle-même . Alors
on nous aurait montré s'élevant , du sein de cette corruption
, avec tous ses vices et ses funestes talens ce
furieux , dont l'exemple du dictateur alluma l'ambition
insensée .
Salluste est un penseur; il a un sens admirable : il ne
dit que ce qui est nécessaire , et court toujours à l'événement.
Aussi Quintilien lui a donné cette louange : Immortalem
Salustii velocitatem . Son style est nerveux
serré , précis , pittoresque , mais jamais haché , maigre et
sautillant comme celui de Sénèque . On a condamné ,
dit-on , la hardiesse de ses transitions . J'avoue qu'en relisant
, avec toute l'attention dont je suis capable , ce
grand écrivain , j'ai été frappé , au contraire , de la suite
de ses idées , de l'enchaînement de son style , de la liaison
de ses phrases entr'elles . Je l'ai comparé à Tacite
et à Cicéron lui-même , et je n'ai pas trouvé qu'il leur
152 MERCURE DE FRANCE;
1
fût inférieur sous ce rapport ; mais il est vrai de dire
qu'à force de précision , il offre quelquefois des obscurités
, des passages un peu brusques , des rapprochemens
forcés dans le cours d'une même phrase . Un mérite qui m'a
encore singulièrement frappé dans Salluste , c'est malgré
sa précision beaucoup d'élégance et d'harmonie ; il est
dans son genre aussi attentif que Cicéron à flatter les
oreilles délicates . Rien n'égale aussi la véhémence de
cet auteur , la vivacité de ses tours , la variété de ses expressions
, son habileté à mettre toujours en avant la
pensée principale qu'il veut exprimer . C'est même souvent
par ce moyen qu'il se ménage des transitions extrêmement
heureuses .
Tel est l'écrivain qui a excité , presque dans le même
tems , l'émulation de trois nouveaux traducteurs . Ce choix
leur fait honneur. Il n'y a que des hommes d'un esprit
solide , d'une raison éclairée qui aient pu prendre un
attachement véritable pour un écrivain aussi grave que
Salluste ;mais on ne peut leur dissimuler , et chacun d'eux
doit avoir appris à ses dépens , que l'entreprise de le traduire
était de la plus haute difficulté. Je ne m'amuserai
point à développer cette vérité , qui est d'ailleurs sentie
par tout le monde ; je préfère à cette discussion inutile
un exposé rapide des qualités et des défauts que j'ai cru
reconnaître généralement dans la manière de chacun des
traducteurs ; je ferai succéder à cet aperçu des fragmens
de leur ouvrage comparés à l'original , et quelques réflexions
qui serviront à motiver mon opinion .
M. Dureau-de-la-Malle , exercé par une lutte continuelle
avec le plus grand peintre de l'antiquité , accoutumé
à pénétrer très-avant dans la pensée de son auteur ,
a une parfaite intelligence de celle de Salluste . Il a été
fidèle aux tours et aux mouvemens de l'original ; il n'a
pas négligé ces transitions fréquentes et essentielles , qui
ne consistent la plupart du tems que dans un mot , et
faute duquel cependant toute la beauté du sens pourrait
disparaître. Il a fait attention à la chûte harmonieuse des
phrases de Salluste. L'expression proprelui est familière ;
il paraît sur-tout avoir cherché à rendre les hardiesses de
style , les expressions figurées . Mais cette louable ambi
SEPTEMBRE 1809. 153
lion l'a entraîné à des bizarreries , et quelquefois à méconnaître
le génie de notre langue ; il a encore été égaré ,
ce me semble , par une idée qui pouvait devenir la source
d'une foule de beautés , si le goût le plus sûr eût présidé
à l'exécution . Convaincu que le style familier , populaire
même avait chez nous une énergie particulière , il a
voulu l'employer pour reproduire la vigueur de Salluste.
L'exemple de Bossuet était sans doute une autorité imposante
; mais dans ses négligences et ses familiarités mêmes ,
ce sublime orateur n'est jamais commun , trivial , défauts
dont tout le talent de M. Dureau n'a pas pu le préserver.
Il a oublié fréquemment qu'il écrivait dans une langue dédaigneuse
qui n'aime point à se mésallier , et repousse le
mélange des tons dans les sujets graves et nobles .
Le second concurrent , M. Lebrun , n'a pas aussi bien
connu le génie particulier de son auteur , imité sa manière
précise , son style plein et rapide . Souvent il donne
à la phrase coupée de Salluste la rondeur de la période
cicéronienne . Cette espèce d'infidélité est le vice général
de son ouvrage. Il énerve encore l'expression par la
recherche d'une élégance continuelle , qualité qu'il possède
à un degré remarquable , ainsi que l'harmonie et le
choix heureux de l'expression. On peut le louer d'avoir ,
comme son prédécesseur , conservé les transitions de
Salluste , l'ordre de ses idées , la place même de ses mots ,
quand elle a été évidemment choisie à dessein . Malheureusement
il alonge sans nécessité chacun des membres
de ses phrases , et manque entièrement du mouvement ,
de la hardiesse , de l'entraînante rapidité du modèle .
M. Mollevaut , plus jeune que ses rivaux , ne peut
avoir encore toute la maturité nécessaire au traducteur
de l'un des plus graves historiens de l'antiquité . Quoiqu'il
ait évidemment étudié son auteur avec beaucoup
d'attention , on dirait qu'il l'a rendu phrase par phrase ,
sans embrasser , sans suivre toutes les pensées qui composent
l'ensemble de chaque morceau . Il n'a point assez
senti que Salluste avait éminemment ces deux qualités
tant vantées par Horace : Juncturam et seriem . Aussi
partout les liaisons , la finesse des transitions manquent
à son style; aussi telle phrase qui est dans l'original
154 MERCURE DE FRANCE ,
une conséquence de ce qui précède , paraît-elle dans
la traduction une réflexion isolée qui a perdu même
la clarté du sens. Il fait trop souvent ressembler Salluste
à Sénèque . Un défaut plus étonnant dans M. Mollevaut
, dont les vers ont en général de l'harmonie , c'est
l'absence de cette qualité si précieuse , soit en poésie ,
soit en prose . Les phrases de Salluste sont terminées
par des mots sonores qui remplissent agréablement l'oreille
; celles de M. Mollevautpar des expressions sourdes ,
brièves et dépourvues de nombre . On désire aussi quelquefois
chez lui la propriété des termes , particulièrement
dans les détails relatifs à l'art militaire . Ses deux
concurrens , et notamment M. Lebrun , se font remarquer
par ce genre de mérite . Voilà bien des fautes sans
doute , mais elles sont rachetées par de grands avantages.
D'abord il faut dire que le nouvel athlète s'est imposé
une fidélité absolue . Ce système, le seul qui puisse enfanter
des traductions vraiment utiles , des traductions
qui servent à enrichirla langue de l'interprèted'une foule
d'expressions , de pensées et d'images nouvelles , était
aussi le seul que l'on dût adopter avec'Salluste . Cet auteur
a parmi les Latins une physionomie particulière .
Comme celui de tous les penseurs , son style , plein de
choses et économe de mots , a des formes originales , et
sur-toutune précision étonnante. S'il peint, par exemple,
l'ambition de Marius , de César et de Catilina , c'est avec
des nuances variées qui montrent les différens caractères
de la même passion dans le coeur de ces trois personnages
qui en furent également possédés . Ce talent ne
l'abandonne jamais ; partout son style est l'image fidèle
d'une pensée réfléchie , arrètée, et qu'on ne peut rendre
par des expressions vagues ou des à peu près . Il faut
connaître et respecter sa pensée; il faut , autant que le
permet la différence des idiômes , s'exprimer comme lui ,
ou renoncer à le traduire. M. Mollevaut , qui peut trouver
les conseils de l'expérience et de l'amitié dans sa famille
, s'est bien pénétré de ces vérités et les a mises en
pratique : il leur doit son succès . Nerveux, serrél, rapide,
concis quelquefois à l'excès , il donne au lecteur une idée
SEPTEMBRE 1809. 155
vraie de l'original. Ce n'est pas qu'il ne lui arrive aussi
d'être un peu servile et de refuser au génie de notre
langue ce qu'il demande , ce qu'il exige absolument de
tout écrivain et plus encore d'un traducteur , je veux
dire l'aisance et la grâce. Ses phrases incidentes pourraient
être plus heureusement placées , sentir un peu
moins l'esclavage et la contrainte ; mais on ne peut pas
assez répéter combien le judicieux parti de la fidélité a
enfanté de beautés réelles sous la plume de M. Mollevaut .
Il a des passages entiers où presque toute la vigueur de
Salluste respire dans la version : aussi ne douté-je point
qu'il ne parvienne à laisser au jour un ouvrage vraiment
estimé des connaisseurs , s'il veut retoucher sa traduction
à loisir. Je ne lui dissimulerai pas que , toutes choses
compensées , il a dans M. Lebrun un antagoniste redoutable
, que M. Dureau-de-la-Malle offre beaucoup d'excellens
morceaux ; enfin , qu'il ne peut espérer un triomphe
complet qu'en méditant avec une attention extrême
le travail de ses deux rivaux , en leur rendant dans son
coeur une justice qui l'éclairera sur ses propres fautes ,
enflammera son zèle, et lui fera sentir tous les efforts
qui lui restent à faire ; mais après avoir émis mon opinion
sur ces trois traducteurs , il me reste maintenant à la jusfifier
par des citations et à mettre le lecteur , juge suprème
des auteurs et des critiques , à même de casser on de
confirmer mon arrêt , qui n'est pas du tout un arrêt en
dernier ressort. P.-F. TISSOT .
:
( La suite au Numéro prochain . )
LE CHEVALIER D'INDUSTRIE , Comédie en cinq actes et en
vers , par M. ALEXANDRE DUVAL , représentée , pour la
première fois , sur le Théâtre Français , par les
comédiens ordinaires de l'Empereur , le jeudi 13 ayril
1809.- Prix , 1 fr. 50 c. - A Paris , chez Vente ,
libraire , boulevard des Italiens , N° 7 , près la rue
Favart .
L'AUTEUR a eu beaucoup de succès plus vifs , plus
éclatans , plus promptement décidés que celui du Che
156 MERCURE DE FRANCE ,
valier d'industrie; mais il n'avait peut-être point encore
fait d'ouvrage où le véritable talent dramatique fût plus
fortement empreint. C'était un personnage neuf au
théâtre qu'un Chevalier d'industrie. Nos anciens comiques
y avaient souvent mis de ces aigrefins subalternes
qui possédant, pour tout bien , pour tout mérite, une jolie
figure , des manières indécemment aisées et un grand
fonds d'impertinence , grugeaient de vieilles folles dont
ils ne prenaient pas même la peine de paraître amoureux ,
et finissaient quelquefois par s'en faire épouser . Mais
ces êtres assez vils étaient employés comme moyen de
comique , et non point comme objet de censure et texte
de leçon morale . Le poëte ne voulait qu'égayer le public
aux dépens de ces amoureuses surannées ou de ces
bourgeoises sottement infatuées de la qualité , qui voulaient
avoir , à quelque prix que ce fût , les unes un joli
homme , les autres un homme de la cour ou soi-disant
tel . Il n'avait point en vue de prémunir les honnêtes
femmes contre la séduction de ces petits aventuriers ,
trop dénués d'agrémens réels pour faire sur leur coeur
une impression dangereuse . Le véritable Chevalier d'industrie
, celui qui restait à peindre et dont l'image utile
aux moeurs pouvait singulièrement honorer le talent de
l'artiste , était cet homme doué de tous les avantages de
la figure et de l'esprit , ayant long-tems lutte contre la
misère et la honte , et vaincu souvent l'une et l'autre à
force d'adresse et d'impudence , affermi dans sa vile
audace jusqu'à proférer tout haut les noms d'honneur
et de probité , dévorant en silence tous les affronts
sans éclat dont la vengeance serait sans utilité , sachant
assez bien feindre le sentiment pour toucher le coeur
d'une femme tendre déjà frappée de ses dehors brillans
, parvenant enfin à lui donner un nom flétri en
échange d'une immense fortune , et toutes les peines de
l'âme pour prix de toutes les jouissances de la vie . Voilà
le personnage que M. Duval a mis sur la scène , et dont
les modèles ne sont pas rarés dans le monde.
On en trouve partout et sur- tout à Paris .
Ils ont beaucoup de noms , sont de tous les pays ;
Toujours Français à Londre , Anglais en Italie.
SEPTEMBRE 1809. 157
Avec des airs polis , un ton de courtoisie ,
Ils arrivent chez vous ; là ces joueurs heureux ,
Sans même les savoir , gagnent à tous les jeux .
Ils se montrent jaloux de l'honneur des familles ,
Courtisent les mamans plus que les jeunes filles ,
Et , dépensant par an plus de vingt mille écus ,
Des revenus d'autrui forment leurs revenus.
St.-Remi ( c'est le nomdu Chevalier d'industrie ) aspire
à la main de Mme Franval , très-riche veuve d'environ
quarante ans . C'était un des écueils du sujet que le rôle
de Mme Franval ; il pouvait aisément tomber dans un
genre de ridicule qu'aujourd'hui l'on accueillerait peutêtre
mal au théâtre , celui d'une femme qui , lasse d'un
long veuvage et brûlant de réparer tant de nuits perdues ,
se jette à la tête du premier beau jeune homme qui la
cajole. Il y a bien quelque chose de cela au fond du
rôle ; mais aucune expression ne l'en fait sortir , et le
spectateur ne peut que le conjecturer. Cette délicatesse ,
nécessaire du côté du public actuel , ne l'était pas moins
relativement aux autres personnages de la pièce , parmi
lesquels figure Adèle , fille de Mme Franval. Celle-ci qui
probablement se dissimule à elle-même la partie secrète
des motifs qui la font agir , ne paraît aux yeux de tous
qu'éblouie par les agrémens supérieurs , et abusée par
les feintes qualités de St.-Remi ; et la précipitation qu'on
remarque , en pareil cas , dans ces femmes vieillissantes
qui n'ont plus beaucoup de tems à perdre ni d'occasions
à manquer , semble être en elle l'effet tout naturel des
contrariétés injustes en apparence que son frère Dumont
lui fait éprouver. Le rôle de l'intrigant lui-même s'en
trouve relevé , et le ton général de l'ouvrage en devient
plus décent et plus noble.
2.
Le personnage d'un frère qui sauve sa soeur du piége
que l'on tendait à son inexpérience ou à sa faiblesse
avait déjà figuré assez souvent sur la scène ; et la comédie
des Deux Précepteurs en offre un qui , par sa brusquerie ,
a plus de rapports que tous les autres avec le Dumont
de M. Duval . Mais un trait fort heureux distingue ce
dernier ; c'est cette maladresse , cette gaucherie d'un
homme de bien qui, combattant à découvert contre un
158 MERCURE DE FRANCE ,
fripon armé de toutes pièces , a continuellement le dessous
, voit tourner contre lui-même tous les coups qu'il
veut porter àson habile adversaire , et se donne en apparence
tous les torts d'un persécuteur injuste autant qu'acharné
. Cela est bien observé , bien senti , cela est pris
dans la nature même , et il en résulte une scène du plus
grand effet , celle où Dumont , à bout de voie et réfléchissant
enfin sur la nature des voeux et des espérances
de St. -Remi , se détermine à lui offrir , en échange d'une
renonciation écrite , une somme de cent mille écus , qui ,
d'abord acceptée après un peu d'hésitation , est ensuite
repoussée avec toute l'indignation de l'honneur offensé ,
parce que l'apparition inopinée de Mme Franval n'a pas
laissé le tems de consommer le marché . Cette scène a
paru traitée en maître , et seule elle aurait presque suffi
pour décider le succès de l'ouvrage .
**
Le rôle du jeune Belman appartient trop peut-être au
drame romanesque . Cet amour d'avant-scène , né entre
Adèle et lui , à travers les vitres et sans aucune communication
, a pu sembler un peu étrange ; et l'on a pu surtout
trouver invraisemblable que ce jeune homme ne fût
pas reconnu par Dumont qui lui avait servi de père et
l'avait élevé avant de l'envoyer en Angleterre pour se
former au commerce. Mais son repentir touchant, le courage
qu'il oppose aux menaces de St.-Remi , et bien plus
encore à ses offres pernicieuses , enfin cette faveur publique
qui s'attache aux gens honnêtes conspirantola
perte d'un odieux intrigant , n'ont pas permis àla raison
de juger bien sévèrement les convenances dramatiques
d'un personnage à qui l'âme devait de douces émotions.
C'est une chose généralement reconnue que le talent
de M. Duval pour construire une pièce , préparer et
établir des situations et amener ses personnages sur la
scène au moment précis où leur présence doit y produire
le plus d'effet . Ce talent ne lui a point manqué dans la
comédie du Chevalier d'industrie; et toutefois c'est du
côté du plan qu'elle a paru d'abord mériter quelques
reproches . Lorsqu'elle fut représentée pour la première
fois , l'intervalle d'une nuit séparait le quatrième et le
cinquième acte. Mme Franval , qui s'était retirée dans la
SEPTEMBRE 1809 ... 159
ferme résolution de donner le lendemain matin sa main
à St.-Remi , reparaissait dans cet état d'hésitation et de
crainte si naturel à l'approche d'un événement qui doit
décider du bonheur ou du malheur de la vie. L'agitation
de lajournée ne lui avait pas permis de considérer attentivement
toute l'horreur des imputations faites à St.-Remi ,
d'autant que ces coups portés avec une ardeur imprudente
, avaient été parés avec une heureuse dextérité , et
qu'enfin elle-même avait été trop durement attaquée pour
ne pas faire cause commune avec l'intrigant dont elle
était éprise ; mais la nuit qui , dit- on , porte conseil , avait
refroidi sonhumeur , et lui avait fait envisager plus nettement
tous les dangers dont on la menaçait. Sa fille
venait fortifier cette heureuse disposition , en faisant
parler sa tendresse et ses alarmes ; mais moins timide
envers St.-Remi qui s'était venu mêler à l'entretien , elle
lui adressait quelques mots assez durs qui , trop vivement
sentis par sa mère , parurent déroger au respect filial et
excitèrent quelques marques légères de désapprobation .
L'auteur docile a supprimé la nuit d'intervalle et les trois
premières scènes qui la suivaient ; et pour remplir cette
lacune , il a porté au commencement du cinquième acte
la scène des cent mille écus offerts , qui , autant que je
puis m'en souvenir , se trouvait aux deux tiers du quatrième.
Il en est nécessairement résulté que ce quatrième
acte est un peu vide , puisqu'il n'y est plus question
que d'une première démarche infructueuse faite par
Belman pour se procurer des témoignages contre
St. -Remi . Cette opération faite dans le vif se ressent de
la précipitation que l'auteur a été forcé d'y mettre. Il
pouvait , je crois , apaiser les scrupules du parterre à
moins de frais et sans altérer autant la constitution de sa
pièce . Je l'engage à s'en occuper pour la reprise .
Le dialogue est énergique , animé , rapide , exempt de
tirades ambitieuses , et semé d'une foule de traits heureux
de situation et de caractère . Le style en est bon ,
mais à la scène plutôt qu'à la lecture , parce que tous
les mouvemens en sont justes , et que les expressions ne
le sont pas autant. La gêne du vers s'y fait quelquefois
sentir à la tournure difficile et peu naturelle que l'auteur
L
160 MERCURE DE FRANCE ,
donne aux phrases de pure conversation ; sa diction est
à la fois plus pure et plus libre , lorsqu'elle s'élève aux
pensées fortes et profondes . Les meilleurs écrivains ne
désavoueraient pas cette tirade où St.-Remi lui-même
peint les tourmens attachés à l'existence d'un intrigant :
Sous un abord riant , il cache les ennuis ;
Atromper , à trahir , il consume ses nuits ;
Sa vie est un travail , ce travail est de feindre ,
De flatter , de mentir , de désirer , de craindre ,
De concevoir un plan, de chercher un projet
Dont la honte est pour lui l'inévitable effet.
Pauvre , il doit dans le monde affecter l'opulence ,
Et sous un tissu d'or cacher son indigence ;
Il s'empared'un rang qui lui fut refusé ;
Il se bat pour l'honneur , quand il est méprisé ;
Il n'a point de parens , d'amis , ni de patrie ;
Et la honte l'attend au terme de sa vie .
Ce vers :
Il se bat pour l'honneur , quand il est méprisé.
est un trait que sans façon l'on appellerait sublime , s'il
était d'un auteur mort ; mais il est convenu qu'en fait de
vérités , l'on n'en peut dire que de dures à un auteur
vivant. AUGER.
LA REVANCHE , comédie en trois actes , en prose , par
Μ. Μ. ****, représentée , pour la première fois , sur le
Théâtre Français , par les comédiens ordinaires de
S. M. l'Empereur et Roi , le 15 juillet 1809 .
Parpari referre non est injuria.
Prix , 1 fr . 50 с. - A Paris , chez Vente , libraire ,
boulevard des Italiens , N° 7 , près la rue Favart .
LES quiproquo , les mal-entendus , les doubles ententes ,
les travestissemens , les personnages qui se donnent ou
que l'on prend pour d'autres , sont une source intarissable
où la comédie d'intrigue a toujours puisé et puisera
long-tems encore. Le public jouit , avec un plaisir
d'enfant , de toutes ces méprises dont il semble qu'il ait
seul le secret . Nous éprouvons au moins autant de satisfaction
:
SEPTEMBRE 1809 .
DEPT
DE
LAS
faction à voir des dupes , que nous ressentons de depit
àl'être nous-mêmes. Plus les personnages ont d'importance
, plus l'erreur dans laquelle ils jettent les autres bu
5.
se trouvent eux-mêmes, est piquante pour le spectateur cen
qui ne craint point de la partager. Iln'y a donc pas moins
de bonheur dans le sujet de la Revanche , que d'habileté
dans la manière dont il est traité. Un jeune roi qui veut
être aimé pour lui-même , fait , sous l'habit et le nom d'un
simple chevalier , sa cour à la fille d'un grand seigneur
de son royaume,depuis long-tems retiré dans ses terres .
Débusqué de ce premier travestissement qui lui devient
défavorable , il est comme jeté , malgré lui , dans un autre ,
et le voilà qui joue le personnage du duc de Kalitz , promis
en mariage à celle qu'il aime . Cependant le véritable duc
survient , trouve son nom pris , et ne voit rien de plus
juste et de plus gai à la fois que de prendre à son tour
le nom du monarque . Celui-ci , jeune et vraiment
aimable , se prête de fort bonne grâce à la plaisanterie .
Les deux rivaux , ainsi transposés , se font une guerre
franche et loyale . Le duc , armé de ses agrémens personnels
que relève encore l'éclat de sa couronne d'emprunt ,
succombe noblement sous son prince, dont la délicatesse
est d'autant plus flattée , qu'alors il ne peut point douter
que la belle Eliska ne préfère en lui l'homme aimable au
roi puissant. Il se trouve être en même tems l'un et
l'autre : il n'est pas certain qu'il en plaise davantage à
Eliska ; mais ce qui est bien sûr , c'est qu'un gendre roi
est beaucoup plus qu'un autre du goût du beau-père ;
personnage fort comique , dont la philosophie , née du
peu d'accueil qu'on lui fit anciennement à la cour , ne
tient pas contre l'espoir d'y avoir un rang et d'y briller.
Ce personnage , en qui un léger travers d'opinion n'entraîne
point nécessairement le ridicule des manières ,
comme semble l'avoir cru l'estimable acteur qui le joue ,
est d'une bonhomie charmante qui n'a rien de commun
avec la facilité imbécille de beaucoup d'autres pères de
comédie.
On sent qu'il fallait une main bien sûre et bien légère
pour tracer toutes ces scènes piquantes où le monarque
remplacé par le duc de Kalitz , le remplace lui-
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
même en qualité de capitaine des gardes. Les rois aiment
quelquefois à rire ; et c'est alors un droit d'une espèce
nouvelle qu'ils croient pouvoir lever sur leurs sujets :
mais rarement souffrent-ils que ceux-ci usent de repré
sailles ; s'ils le permettent , c'est à condition que tout
l'avantage du jeu restera de leur côté , ou bientôt le
jeu cessera de leur plaire. Si le jeune roi de Pologne
Boleslas paraît de si bonne composition à cet égard , tout
l'honneur en revient à l'habile courtisan qui fait sa partie ,
et il a raison de dire : « Je suis fort content de mon
>> représentant ; il a beaucoup d'esprit et de mesure. »
Le public , au moins aussi juste , ne manque jamais de
faire de cette phrase une application flatteuse à l'acteur
qui joue le rôle , et sur-tout aux auteurs qui l'ont écrit.
J'ai entendu demander pourquoi les auteurs d'un aussi
joli ouvrage avaient gardé l'anonyme . C'est sans doute
parce qu'ils sont deux , et que depuis Bruyeis et Palaprat
on n'a point d'exemple aux Français d'une pareille association.
Cest au théâtre de la rue de Chartres ou à celui
de Brunet seulement qu'il est permis de se réunir , pour
le travail et pour la gloire , deux , trois et quatre auteurs ;
l'un des coryphées de ces deux théâtres en a , dit-on ,
donné pour raison qu'un vaudeville est trois ou quatre
fois plus difficile à faire qu'une tragédie ou une comédie .
AUGER.
POÉSIE SA CRÉE .
ILn'estpas de poésie plus riche et plus ornée que la poésie
sacrée , et iln'en n'est pas qui soitquelquefois plus dépourvue
d'ornemens : il semble que cesoit pour elle que Boileau
ait fait ces deux vers :
...
Soyez vif et pressé dans vos narrations ;
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions .
En effet rien n'est plus rapide et plus simple que cette
poésie lorsqu'elle raconte , et rien n'est plus riche lorsqu'elle
décrit. MMaaiis ce qu'elle a de particulier, c'est que,
sublime dans la pompe de son style , elle l'est encore plus
dans sa simplicité. Eloquente avec les prophètes , elle
SEPTEMBRE 1809 . 163
Honne par l'audace de ses ellipses , par ses changemens
rapides de tems , de genres etde personnes ; elle se précipite
avec une espèce de fureur inspirée qui peint les violentes
affections de l'âme , et elle pénètre pour ainsi dire dans les
derniers replis du coeur. Ses expressions tumultueuses
courent en foule , sans ordre , et même sans liens. De là
ces exclamations subites , et ces interrogations fréquentes
qui interpellent jusqu'aux choses inanimées ; mais cette
même poésie , simple avec les historiens , comme dans la
Genèse, n'est pas moins admirable par la magnificence
des choses qu'elle exprime dans les termes les plus communs
, et quelquefois même les plus bas ; car , alors , elle
saisit l'esprit du lecteur d'autant plus puissamment, qu'elle
ne lui présente aucun faste de mots qui annonce le projet
de surprendre son admiration. Des exemples pris dans le
livre de la Genèse et dans les Prophéties rendront ces observations
plus sensibles . Le législateur des Hébreux dit , en
parlant de la création : Au commencement Dieu créa la
terre et le ciel. Certes , voilà de bien petites paroles pour
exprimer un acte aussi grand que celui de la formation du
Monde . La poésie ordinaire n'eût pas manqué d'employer
toute la pompe des expressions pour répondre à la magnificence
d'un pareil sujet. Mais Moïse , se considérant comme
l'organe de Dieu, en parle comme Dieu lui-même en eût
parlé , c'est-à-dire comme d'une chose simple , et qui n'avait
besoin, pour être faite , que de la volonté de celui qui peut
tout.
i
Le roi-Prophète , au contraire , voulant faire admirer les
merveilles de la création , s'exprime d'une manière bien
différente ! Dans l'extase de son admiration il s'écrie :
(1) Dieu s'est environné de gloire et de puissance ;
Oui , Dieu s'est emparé de son empire immense ;
Il s'est armé de force , a montré son pouvoir.
:
١١٠
Et , dans un autre endroit il dit , avec le même enthousiasme
:
(2) O mon âme ! bénis ce Dieu , dont la grandeur ,
(1) Dominus regnavit : decorem indutus est. Indutus est Dominus
fortitudinem , et præcinxit se . Ps . 92 :
(2) Benediç , anima mea , Domino ; Domine , Deus meus , magnificatus
es vehementer . Gloriam et decorem induisti , amictus lumine
sicut vestimento . Ps . 103 .
I ne serait pas nécessaire sans doute d'avertir que tous lesmor-
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
Par ses oeuvres , a fait éclater sa splendeur .
Dieu ! tu t'es entouré d'un manteau de lumière ,
Et tu l'as déployé sur la nature entière .
Monsieur Rollin , citant ce passage dans son Traité des
Etudes , y joint un très-beau commentaire : " Ne semblet-
il pas , dit ce grand rhéteur , que tout d'un coup le roi
des siècles s'est revêtu de magnificence et de gloire , et
qu'en sortant du secret de son palais , il s'est fait voir tout
brillant de lumière ? Mais tout cela n'est que sa parure extérieure
, et comme un manteau qui le cache , etc .... »
Revenons à présent au texte de Moïse. Tout le monde
connaît ce trait sublime , si vanté par Longin et par Despréaux
, deux des plus grands oracles du goût :
Fiat lux et luxfacta est ;
Que la lumière soit et la lumière fut. '
La simplicité de cet ordre et la promptitude de l'exécution
qui s'ensuit , est regardée , avec raison, comme le comble
du sublime ; et ce sublime étant dans la chose et non pas
dans les mots , peut se traduire dans toutes les langues ,
sans être affaibli par le changement d'idiôme , parce qu'il
est inhérent à la pensée . Il en est bien autrement du sublime
d'expression; c'est une essence légère qu'il est très -difficile
de transporter d'une langue dans une autre , et qu'on ne
peut guère déplacer sans l'exposer à s'évaporer sur la
route .
Je n'opposerai aucune citation de prophétie à la citation
que je viens de faire , parce que je n'en connais point qui
puisse en soutenir la comparaison. Je passe au seizième
verset :
Dieufit deux grands corps lumineux ; l'un plus grand ,
pour présider au jour , et l'autre moindre , pour présider à
la nuit ; ilfit aussi les étoiles . Gen. 1. 16.
Voilà , je le répète , de bien petites paroles pour exprimer
un bien grand effet. Quoi ! tous ces mondes qui nous
,
ceaux cités au bas des pages , dans le texte latin , sont traduits , dans
le corps de l'article en beaux vers , par M. Parseval lui-même. Le
nombre des poètes qui se sont distingués en faisant passer dans notre
langue les grandes images poétiques des livres saints est trop petit
pour qu'on ne reconnaisse pas dans ces nouveaux essais de traduction
un beau talent de plus . (Note des Rédacteurs . )
SEPTEMBRE 1809 . 165
éclairent , toutes ces étoiles et toutes ces planètes , dont les
mouvemens se coordonnent d'une manière si admirable ,
tous ces soleils qui répandent la vie et la couleur: quoi ,
l'infini , le tems , la lumière , l'espace , et ce grand livre des
cieux où sont écrits partout en caractères d'or les miracles
de l'Eternel , quoi ! tout ce grand spectacle n'est annoncé
que par un seul mot , les étoiles ! Qui sans doute , et c'est ,
en effet , ce seul mot qu'il fallait dire pour exprimer ce qui
n'a couté à Dieu qu'une seule parole. Tel' est le style de
l'historien ; mais le prophète , qu'entraîne son admiration
à la vue de ces pompeuses merveilles , en parle en termes
bienplus animés; il s'écrie :
(3) Qui peut considérer ce soleil radieux ,
L'ouvrage du Très-Haut , la merveille des cieux ?
Voyez son front armé de ses rayons superbes ,
De leurs feux dévorans lancer les triples gerbes ;
Il en frappe la terre , il en remplit le ciel ,
Et celui qui l'a fait , c'est Dieu , c'est l'Eternel !
A la voix du Très-Haut il tressaille , il s'élance
Et couvre l'Univers de sa magnificence .

:
C'est peu de ces brillantes images , et , plus loin , le même
prophète dépeint ce grand astre avec des couleurs encore
plus éclatantes .
(4) Tantôt , d'un jeune éclat fraîchement coloré ,
Comme un brillant époux de la terre adoré ,
De son lit nuptial il s'élance avec joie ;
Tantôt , ardent sujet du prince qui l'envoie ,
Comme un géant superbe il s'avance à grands pas ,
Etmarche éblouissant dans ses vastes Etats .
Si Dieu adresse la parole à la mer, par la voix de Moïse , il
lui dit simplement , que les eaux qui sont sous le ciel se
rassemblent en un seul lieu, et que l'élément aride paraisse ;
mais le prophète , qui peint l'obéissance de la mer à cet
(3) Sol, vas admirabile , opus excelsi . In meridiano exurit terram , in
conspectu ardoris ejus quis poterit sustinere ? .... Tripliciter sol exurens
montes , radios igneos exsufflans , et refulgens , radiis suis obcacat
oculos. Magnus Dominus quifecit illum . Eccl . 43. 2. 5 .
(4) Ipse tanquam sponsus vrecedens de thalamo suo . Exuliavit ut
gigas , ad currendam viam.
166 MERCURE DE FRANCE ,
ordre du Très-Haut , passionne bien autrement son style ;
il s'écrie en parlant à Dieu :
(5) Les eaux couvraient les monts qui dominent la terre ;
Mais , au bruit effrayant de ton affreux tonnerre ,
Tous leurs flots frémissans ont reculé d'horreur ,
Et dans leur lit profond ont fui , pleins de terreur.
Voyez-vous les eaux se précipiter et s'entasser les unes sur
les autres pour échapper au Très-Haut qui les menace ? Si
le prophète représente Dieu qui gourmande la mer , il
ajoute : que celle-ci se dessèche à l'instant ; increpuit mare
et exsiccatum est. Voulez -vous que la mer s'offre à vos
ye
yeux sous d'autres images ? Ouvrez le livre de Job , vous
la verrez naître et entrer dans son berceau comme un enfant
enveloppé de langes et de bandelettes . Dieu dit, en parlant
au saint arabe :
(6) Qui prit soin de la mer , quand à ma voix émue ,
Elle sortit du sein qui l'avait retenue ?
Son berceau la reçut , et moi , de toutes parts
Je sus l'envelopper du bandeau des brouillards ,
Des nuages épais , et des rives profondes
Où par un soin constant je renferme ses ondes.
Je pourrais multiplier encore les exemples pour montrer les
deux routes absolument différentes qu'ont suivies les historiens
et les prophètes en traitant les mêmes sujets ; mais je
crois en avoir dit assez pour appuyer mon assertion ; et je
m'empresse de passer à d'autres objets.
Le propre de la poésie en général , mais sur-tout de la
poésie sacrée, est de fuir avec horreur les formes du discours
ordinaire ; de choisir les mots , et de chercher
les tours qui représentent les objets par le langage le
plus pittoresque. Le style figuré étant celui qui donne à ce
langage le plus de mouvement et de passion , doit donc
être celui qu'elle préfère. Voyez quelle chaleur elle com-
(5) Super montes stabunt aquæ . Ab increpatione tuâfugient; avoce
tonitrui tuiformidabunt. Ps . 103. 6. 7.
(6) Quis conclusit ostiis mare , quando erumpebat quasi de vulva
procedens ; ... cum ponerem nubem vestimentum ejus , et caligine illud,
quasi pannis infanticæ , obvoluerem . L. de Job. Chap . 38. v. 8. 9.
SEPTEMBRE 1809 . 167
munique aux accens d'Isaïe lorsqu'il représente Cyrus armé
ar de Très -Haut pour châtier les puissances de la terre :
(7) Dieu dit : J'ai de Cyrus applani le chemin ,
Et pour guider ses pas je l'ai pris par la main.
Les peuples tomberont en voyant son visage ;
Les Rois s'inclineront sur son brillant passage ;
De foudroyans éclairs j'armerai son coup-d'oeil ,
Et des grands devant lui j'abaisserai l'orgueil .
Je te précéderai , Cyrus , à tes cohortes
J'ouvrirai les cités , j'en briserai les portes ;
Je suis Dieu , le seul Dieu , seul je t'ai soutenu ;
Et par moi seul armé , tu ne m'as point connu .
Quel style brûlant et passionné ! ne semble-t-il pas que
Dieu se lève, et que, prenant Cyrus par la main , il le couvre
de sa gloire , il lui communique toute sa puissance?Apeine
a-t-il parlé de ce roi qu'il l'apostrophe lui-même :
Je suis Dieu , le seul Dieu , seul je t'ai soutenu ;
Ego Dominus , et non est amplius , extràme non est Deus .
Le prophète parle-t-il des rois Babyloniens que Dieu va
renverser , il s'écrie :
(8) Marche, roi des Persans , Medes, frappez leur ville :
Contre vous désormais la forcé est inutile ;
Tous les gémissemens , tous les cris ont cessé ;
Tu n'es plus Babylone , et ton règne est passé.
Voyez comme l'exécution a suivi l'ordre de près ; à peine
Isaïe a-t-il dit , Mèdes frappez leur ville , qu'il s'écrie , par
inspiration : Tu n'es plus Babylone ; tous les cris lancés
dans le carnage ont déjà cessé , le désert occupe l'espace
où régnait la superbe cité .
Notre admirable Racine , celui de tout nos poëtes qui a
été le plus pénétré des beautés de l'Ecriture-Sainte , s'est
(7) Hæc dicit Dominus Christo meo Cyro ; cujus apprehendi dextram
, ut subjiciam antefaciem ejus gentes , et dorsa regum . Vertam
et aperiam , coram eos , januas , et portæ non claudentur . Ego anteibo
, et glorioses terræ humiliabo . Portas æreas et vectes ferreos confringam
. Ego Dominus , extra me non est Deus , et non cognovisti me .
(8) Ascende, Ælam , obside , Mede, omnem gemitum ejus cessare
Leci.
168 MERCURE DE FRANCE ,
rappelé , sans doute , ce beau passage , lorqu'Esther , parlant
au roi des Persans , s'exprime ainsi :
Mais ,pour punir enfin nos maîtres à leur tour ,
Dieu fit choix de Cyrus avant qu'il vîtle jour ,
L'appella par son nom , le promit à la terre ,
Le fit naître , et soudain l'arma de son tonnerre ;
Brisa les fiers remparts et les portes d'airain
Mit des superbes rois la dépouille en sa main ,
De nos temples détruits vengea sur eux l'injure , etc.
Pour opposer des images douces et tranquilles à tous ces
fiers tableaux , prenons un passage où le saint Arabe , voulant
se justifier devant Dieu , fait l'énumération de ses
bonnes oeuvres :
(9) La Pitié me reçut au sortir du berceau ,
La Pitié me suivra jusqu'au bord du tombeau.
De mon coeur bienfaisant qui n'a pas fait l'épreuve ?
J'ai sauvé l'orphelin , j'ai consolé la veuv
Les pauvres m'ont trouvé dans leurs afflictions ,
Je marchais entouré de bénédictions ;
Voilà mes titres seuls , voilà mon rang suprême ;
L'équité sur mon front tressait son diadême ;
De justice et d'honneur je marchais revêtu ;
J'étais enveloppé de ma seule vertu ,
Et , fléau des méchans que mon regard foudroie ,
J'arrachais de leur dents leur innocente proie .
Tout le monde connaît le célèbre discours que Dieu
adresse à Job son serviteur , pour lui donner une idée de
l'étendue de sa puissance ; mais les traductions en prose
française , qui en conservent tout le sens , sont bien loin
d'offrir cette couleur poétique qui ne peut briller sans le
secours de l'harmonie des vers. J'ai essayé de le traduire
en supprimant quelques détails qui m'ont paru ralentir la
marche du morceau :
(9) Ab infantia mea crevit mecum miseratio , educavit me ; liberabam
pauperem vociferantem , et pupillum cui non erat adjutor . Benedictio
perituri super me veniebat , et cor viduæ consolatus sum . Justitiâ
indutus sum , et vestivi me sicut vestimento et diadematejudicio
meo .... Conterebam molam iniqui , et de dentibus illius auferebam
prædam . Job . chap. 31. 18. etc. Chap. 12. 17 .
SEPTEMBRE 1809 . 169
(10) Du sein d'un tourbillon , le souverain des cieux ,
En s'adressant à Job , s'écrie : Audacieux!
Pourquoi ces vains discours où l'ignorance abonde ?
Sur ses vieux fondemens quand je posai le monde ,
Réponds , que faisais tu ? dis , prophète nouveau ,
et
(10) Respondens autem dominus Job de turbine dixit : Quis est iste
involvens sententias sermonibus imperitis ? ..... ubi eras quando ponebamfundamenta
terræ ? ... Quis posuit mensuras ejus si nosti ? vel
quis tetendit super eam lineam ? ..... Cùm me laudarent simul astra
matutina ..... Quis conclusit ostiis mare quando erumpebat , quasi de
vulva procedens ; cùm ponerem nubes , vestimentum ejus , et caligine
illud quasi pannis infanticæ obvolverem ? Circumdedi illud terminis
meis , et posui vectem et ostia ; et dixi : Usque huc venies , et non prooedes
amplius , et hio confringes tumentes fluctus tuos . Numquid post
ortum tuum præcepisti diluculo , et ostendisti auroræ locum suum ,
tenuisti concutiens extrema terræ , et excussisti impios ex ea ? Numquid
ingressus es profunda maris , et in novisimis abyssi deambulasti ?
numquid apertæ sunt tibi portæ mortis ? .... Indica mihi , si nosti
omnia , in qua við lúx habitet , et tenebrarum quis sit loeus , ut educas
unumquodque ad terminos suos , et intelligas semitas domûs ejus .
Sciebas tune quòd nasciturus esses ? Et numerum dierum tuorum
noveras ? Numquid ingressus es thesauros nivis , aut thesauros grandinis
aspexisti? .... Numquid mittes fulgura , et ibunt , et révertentia
dicent tibi , Adsumus . Quis posuit in visceribus hominis sapientiam ,
vel quis dedit gallo intelligentiam ? Quis enarrabit coelorum rationem ,
et concentum cæli ? ...... Quis præparavit corvo escam suam quando
pulli ejus clamant ad Deum eo quod non habent cibos ? ... Numquid
volet rhinoceros servire tibi aut morabitur ad præsepe tuum ? Numquid
alligabis eum loro tuo ad arandum ? .... Numquid præbebis equoforti
tudinem aut circumdabis collo ejus hinnitum ? .... Gloria narium ejus
terror, terram ungulafodit, exultat audacter , in occursum pergit armatis,
contemnit pavorem nec ceditgladio; super ipsum sonabitpharetra , vibrabit
hasta et clypeus fervens , et fremens sorbet terram, nec reputat tube
sonare clangorem ; ubi audierit buccinam , dicit Vah , procul odoratus
bellum , exhortationem ducum et hululatum exercitûs .... Numquid
ad præceptum tuum elevabitur aquila et in arduis ponet nidum suum ? ..
Inde contemplatur escam et de longe oculi ejus prospiciunt . Pulli ejus
lambent sanguinem . Ubicumque cadaverfuerit statim adest .......
Si habes brachium sicut Deus et si voce simili tonus circumda tibi
decorem ... et speciosis induere vestibus ; et ega confitebor quòd salvare
te possit dextera tua .
170 MERCURE DE FRANCE ,
1
Qui balança son axe , étendit son niveau ?
Dis , lorsque du matin les astres , pleins de joie ,
M'applaudissaient en choeur , et préparaient ma voie ,
Qui renferma la mer en son vaste bassin ?
Qui refréna les flots que vomissait son sein ?
C'est moi qui l'entourai de mes nuages sombres ,
Qui sur elle étendis le bandeau de mes ombres ,
Moi qui , de l'Océan , dans son berceau fécond ,
Enveloppai l'enfance et l'instinct vagabond.
Je lui dis : jusques-là je permets que tu grondes ;
Plus loin , je te défends de répandre tes ondes ;
Je veux que sur ta rive expire ton orgueil.
Présomptueux mortel , as-tu , par un coup d'oeil ,
Al'astre du matin , dit , presse-toi d'éclore ?
As-tu marqué la place où resplendit l'aurore ?
De la mer mugissante as -tu creusé le fond ,
Et promené tes pas en son gouffre profond ?
Est-ce toi , dont les mains , l'agitant comme un verre,
Pour en chasser l'impie ont secoué la terre ?
Ton bras a-t-il ouvert les portes de la mort ?
Parle , si tu sais tout , dis -moi d'où la nuit sort ,
Quel palais radieux habite la lumière ,
Dirige l'une et l'autre en leur vaste carrière ;
Apprends-moi le sentier qui mène à leurs séjours;
Révèle moi combien je t'ai compté de jours ;
Rassemble des autans l'impétueux cortége ;
Ouvre moi , si tu peux , les trésors de la neige ,
Et fais que mon tonnerre , à ta voix adouci ,
Quand tu l'appelleras , réponde , me voici.
Est-ce toi , dont la main donna , par sa puissance ,
Al'homme la sagesse , au coq la vigilance ?
Pourrais- tu raconter le grand ordre des cieux ,
Et des astres errans le cours harmonieux ?
Dis-moi quand le corbeau cherche sa nourriture ,
Quelle main à ses fils prépare leur pâture ?
Vois ce rhinocéros , et cherche à le dompter ;
Ala crêche un instant pourras-tu l'arrêter ?
Lui feras-tu , vainqueur de sa force infinie ,
Du joug laborieux subir l'ignominie ?
Le coursier te doit-il ses naseaux en fureur ,
Qui , de gloire gonflés , et soufflant la terreur ,
Roulent un feu guerrier dans leur ardente haleine ?
SEPTEMBRE 1809 . 171
De ses bonds orgueilleux il insulte la plaine ;
Sa force est dans ses nerfs , l'audace est dans son oeil ;
Son cou s'est redressé de colère et d'orgueil ;
Rien ne peut l'effrayer , sur lui le carquois sonne ,
Le glaive ardent frémit , le bouclier rayonne ,
Sur le tranchant du fer il s'élance irrité ,
Frisonnant de fureur et d'intrépidité ;
Dès qu'il entend l'airain , il tressaille , il s'écrie :
Allons , et des guerriers il brave la furie.
Vois l'aigle inaccessible au sommet du rocher ;
En son aire , dis-moi , pourras - tu l'approcher?
Explique-moi son oeil dont le regard foudroie .
Et voit du haut des cieux son invisible proie.
Ses fils sucent le sang , la mort est leur butin ,
Et ton corps en débris deviendra leur festin.
Si ces faits étonnans n'ont rien qui te surprenne ,
Si tu crois que tout tremble à ta voix souveraine ,
Eh bien ! du Monde entier déclare-toi l'auteur ;
Sous tes pieds de mon trône abaisse la hauteur ;
Fais rayonner sur toi mon vêtement superbe ;
Du tonnerre en ta main saisis la triple gerbe :
Alors du roides cieux tu rempliras l'emploi ,
Tu seras Dieu toi-même , et je plierai sous toi.
L'un des plus beaux traits de ce magnifique morceau est
la peinture du cheval. Elle a inspiré celle qu'en a faite
M.Delille dans son poëme des troisRègnes : je vais latranscrire
, pour ceux de mes lecteurs qui seraient flattésde la
comparer avec son modèle :
Voyez ce fier coursier , noble ami de son maître ,
Son compagnon guerrier , son serviteur champêtre ,
Le traînant dans un char , ou s'élançant sous lui ;
Dès qu'a sonné l'airain , dès que le fer a lui ,
Il s'éveille , il s'anime , et redressant la tête ,
Provoque la mélée , insulte à la tempête ;
De ses naseaux brûlans il souffle la terreur ;
Il bondit d'allégresse , il frémit de fureur ;
On charge , il dit : Allons ! se courrouce , et s'élance ;
Il brave le mousquet , il affronte la lance ,
Parmi le feu , le fer , les morts , et les mourans ,
Terrible , échevelé , s'enfonce dans les rangs ;
Du bruit des chars guerriers fait retentir la terre ,
172 MERCURE DE FRANCE ,
:
Prête aux foudres de Mars les ailes du tonnerre ;
Il prévient l'éperon , il obéit au frein ,
Fracasse , par son choc , les cuirasses d'airain ,
S'enivre de valeur , de carnage et de gloire ,
Et partage avec nous l'orgueil de la victoire ;
Puis , revient dans nos champs , oubliant ses exploits ,
Reprendre un air plus calme et de plus doux emplois ,
Aux rustiques travaux humblement s'abandonne ,
Etconsole Cérès des fureurs de Bellone .
Onpeut comparer à ces deux peintures du cheval celle
que Virgile fait de l'étalon dans le troisième livre de ses
Géorgiques . La voici telle qu'elle est encore dans la belle
traduction de M. Delille :
L'étalon généreux ale port plein d'audace ,
Sur ses jarrets plians se balance avec grace ;
Aucun bruit ne l'émeut ; le premier du troupeau ,
Il fend l'onde écumante , affronte un pont nouveau.
Il a le ventre court , l'encolure hardie ,
Une tête éfilée , une croupe arrondie ;
On voit sur son poitrail ses muscles se gonfler ,
Et ses nerfs tressaillir , et ses veines s'enfler .
Que du clairon bruyant le son guerrier l'éveille ,
Je le vois s'agiter , trembler , dresser l'oreille ;
Son épine se double et frémit sur son dos ;
D'une épaisse crinière il fait bondir les flots ; '
De ses naseaux brûlans il respire la guerre ,
Ses yeux roulent du feu , son pied creuse la terre .
J'entrerai par la suite dans l'analyse des beautés qui
m'ont paru les plus frappantes dans le style de l'Ecriture
Sainte . PARSEVAL.
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS.
Si les jeux et les ris semblent avoir choisi pour séjour
privilégié la capitale de l'Empire français , tous les jours n'y
sont pas également tissus d'or et de soie. La douleur vient
quelquefois mêler ses larmes aux chants de joie , et la mort
elever ses noirs pavillons au sein des fêtes et des plaisirs .
Les sommets du Parnasse se couvrent souvent de nuages
et les Muses ont aussi leurs hymnes de deuil.
SEPTEMBRE 1809 . 173
Un de leurs plus chers favoris , celui dont la lyre a si bien
exprimé les douces vertus d'Abel et le sombre désespoir
de Caïn , celui qui a chanté avec tant de grâce le mérite
des femmes , vient d'être frappé dans l'objet de ses plus
tendres affections . La mort lui a ravi une épouse recommandable
par les qualités de l'esprit et du coeur ( 1) .
Les arts avaient perdu quelques jours auparavant Jean-
Godefroi Ekard, professeur de piano . Il était venu à Paris
fort jeune dans l'intention de se livrer à l'étude du dessin et
de la peinture , dans lesquels il avait déjà fait des progrès
rapides , lorsqu'un goût plus décidé pourla musique l'engagea
à quitter les pinceaux pour la lyre. Il avait reçu des leçons
desplus grands maîtres de l'Allemagne , et pouvait lui-même
endonnerd'excellentes ; mais la fortune ne dispense pas ses
dons en raison du mérite et du talent; réduit à peindre, pendant
le jour, pour vivre , il employait une partie des nuits à
perfectionner ses connaissances et ses talens dans l'art musical
. Ses heureuses dispositionnss et une extrême persévérance
le rendirent bientôt le plus célèbre claveciniste de l'Europe ;
il a parcouru sa longue carrière avec honneur. Il était nonseulementhabilè
compositeur, mais homme instruitet éclairé;
il cultivait les lettres avec beaucoup de goût et savait parler
également les langues du Tasse, de Gessner et de Racine . Un
rhume négligé l'a enlevé dans la soixante-quinzième année
de sa vie . Quoique d'un tempérament délicat , il pouvait se
promettre encore de prolonger le fil de ses jours.
Mais si le sort nous enlève quelquefois des personnes que
nous regrettons justement , il nous en conserve aussi que
nous semblions destinées à perdre pour toujours ; tel est un
médecin -naturaliste de Saint-Domingue , échappé comme
par miracle aux affreuses proscriptions des noirs contre les
blancs. Deux fois il a été attaché au poteau fatal pour y subir
la mort , et deux fois il a été sauvé comme par enchantement.
De retour en France , il vient de publier un ouvrage
qui ne peut manquer d'attirer l'attention des savans . Il est
intitulé : Voyage d'un Naturaliste , avec des Observations
sur les Trois Règnes de la Nature , faites en Espagne ,
au continent de l'Amérique-Septentrionale , à Saint-Domingue
, etc. , par M. Descoutils , ancien médecin-naturaliste
du Gouvernement , etfondateur du Lycée colonial de
Saint-Domingue. On y trouve des détails curieux et variés
(1 ) On trouvera ci-après ( article Nécrologie ) une Notice sur
Mime Legouvé.
174 MERCURE DE FRANCE,
sur l'expédition du général Leclerc. On fera connaître cet
ouvrage avec plus d'étendue dans le Mercure de France.
-Un autre savant , M. Peyrard , professeur d'astronomie
et de mathématiques , se propose de publier incessamment
une traduction des OEuvres d'Euclide plus complète
que toutes cellesque nous connaissons . La BibliothèqueImpériale
possède vingt-trois manuscrits de ce géomètre célèbre;
treize sont défectueux , et c'est sur ces treize qu'avaient
été faites jusqu'à ce jour toutes les éditions qu'on
nous avait données ; dix autres sont d'une conservation et
d'une beauté parfaite. M. Peyrard les a consultés avec une
scrupuleuse attention'; il en a recueilli et comparé toutes
les variantes , et c'est sur ces manuscrits qu'il se propose de
faire la belle traduction qu'il prépare. Nous lui devons déjà
une excellente traduction d'Archimède . En publiant l'édition
complète des OEuvres d'Euclide , il acquerra de nouveaux
titres à la reconnaissance publique .
-Une production d'un genre bien différent est l'Epicurien
français , ouvrage périodique , rédigé par les plus aimables
chansonniers de Paris . Leur joyeuse académie se
réunit tous les mois au rocher de Cancale. Le bureau est
une table couverte de mets succulens et de liqueurs exquises;
les dissertations sont des chansons bacchiques ,
des bons mots , des saillies ingénieuses , des anecdotes
piquantes propres à entretenir la gaieté du festin. Les
bustes qui ornent la salle sont ceux d'Epicure , d'Aristippe,
de Lucullus , de Rabelais , de Saint-Evremont , de Chaulieu
, etc. Le fauteuil du président est occupé par l'auteur
de l'Amoureux de quinze ans , patriarche aimable des jolies
chansons , de la bonne chère et du plaisir assaisonné
de grâce et d'esprit . L'académie a ses affiliations , ses membres
honoraires et ses candidats; un caractère liant, enjoué,
une 'verve facile et féconde , un estomac heureusement
constitué , voilà les qualités requises pour y être admis .
Elle publie ses Mémoires tous les mois par petits numéros
in- 18. On y trouve de la prose agréable et ingénieuse ;
tantôt c'est un éloge d'un célèbre disciple d'Epicure, tantôt
des recherches curieuses et savantes sur la gastronomie des
anciens et des modernes , tantôt d'aimables dissertations
sur les usages de la société , mais particulièrement sur ceux
qui regardent les festins ; on y trouve des chansons bacchiques
et érotiques tournées avec grâce et facilité ; enfin ,
des énigmes, des charades , des logogriphes, et l'article des
modes : car quel journal pourrait se passer du secours de
1
SEPTEMBRE 1809. 175
tes jolies bagatelles ? La société publie en ce moment son
quinzième volume et nous en promet encore d'autres .
Voici quelques couplets d'une chanson intitulée : Quand ,
quand?
Orgon le raisonneur
Nous dit dans vingt libelles :
Quand verra-t- on l'honneur
Mener l'homme au bonheur !
Quand verra-t- on les belles ,
Renonçant au clinquant ,
Modestes et fidèles
Quand quand?
Quand verrons-nous Dorval ,
Qui racle sur sa lyre ,
Et se croit sans rival
Pour faire un madrigal ,
Abjurant son délire ,
Au travail s'appliquant',
D'abord apprendre à lire ?
Quand quand?
Cejoli vaudeville est de M. Armand-Gouffé ; car au milieu
des verres et des flacons , nos ingénieux épicuriens
savent encore poursuivre les travers de la société , les
modes bizarres, les usages ridicules ; souvent même ils se
font les défenseurs de l'opprimé . On les a vus vouer à l'anathême
l'usage inique qui condamnait jadis le plus fidèle des
animaux , l'ami , le compagnon de l'homme , à tourner
humblement la broche . On attend d'eux le même secours
pour ceux qui sont condamnés à tirer la voiture .
Onvientde publier à ce sujet un petit pamphlet enprose,
où l'on montre combien cet usage est messéant, injuste,
pernicieux. Quelle cruauté que d'atteler à un chariot un animal
que la nature n'a point condamné à ce travail ! Quelle
âme un peu compatissante pourrait voir sans souffrir ces
chiens haletans , l'oeil en feu, la langue pendante et desséchée,
invoquer par leur respiration pénible un peu d'air
pour rafraîchir leurs poumons embrasés ! Quel maître barbarepeut
frapper impitoyablement le gardien de sa maison,
l'ami de ses enfans , le défenseur de sa personne et de ses
foyers ? Combien de fois n'avons-nous pas vu ces malheureux
coursiers , excédés de fatigues , se rouler dans la poussière
, lever sur leur conducteur un oeil suppliant et lui re
176 MERCURE DE FRANCE ,
procher dans cette humble attitude son impitoyable cruauté !
Etqui sait si dans les ardeurs brûlantes de l'été , lorsque la
canicule a tari toutes les sources d'eau vive , ces pauvres
animaux ne peuvent pas contracter quelque maladie dangereuse
? Ignore-t-on qu'ils n'ont pas comme nous la faculté
de transpirer? Pourquoi donc ajouter encore aux désavantages
de leur constitution ? Quel spectacle qu'un
boucher , aux bras retroussés , au tablier sanglant , monté
sur un chariot , auquel des chiens sont attelés , le fouet en
main , et plus fier ,plus impérieux qu'un vainqueur des jeux
olympiques ! On oppose l'exemple des Belges ; mais qu'importent
les exemples quand ils sont contraires à la raison , à
l'humanité et même à la sûreté publique ? Et quel est le
désordre ou le vice qui ne puisse être justifié par des exemples?
Tels sont à peu près les motifs dont l'auteur du pamphlet
appuie ses justes observations ; tels sont les raisonnemens
sur lesquels il se fonde pour demander la suppression
d'un usage qui nous eût révoltés tous il y a vingt ans .
- SPECTACLES . Une petite pièce en un acte , intitulée :
La Dupe de son art , ou les deux amans , vient enfin de
signaler aux amateurs de nouveautés la rentrée de l'Opéra-
Comique , qui s'était faite un peu incognito ily a trois
semaines . C'était un tort sans doute d'avoir laissé écouler
un tems aussi considérable sans chercher à réveiller la
curiosité du public , mais c'est un tort encore plus grand de
l'avoir appelée d'abord sur un ouvrage qui n'a même pas
l'honneur d'être médiocre. Voici en peu de mots quel en
est le sujet.
Mme de Murville, jeune et jolie veuve, està la campagne ;
elle apprend que deux amis , Floricourt et Fierval , après
avoirvoulu se disputer sa main d'une manière tragique, sont
convenus de se rendre ensemble auprès d'elle , afin de la
mériter et de l'obtenir d'elle-même par des moyens moins
violens . Ce projet lui paraît un outrage fait à son sexe tout
entier et elle appelle son art à son secours afin d'en tirer
vengeance. Cet art n'est pas extrêmement profond . Mme de
Murville connaît Floricourt et Fierval , l'un pour un homme
très -léger , pour une espèce d'incroyable ; l'autre pour un
amant sentimental et pathétique pour qui la solitude et la
mélancolie composent le suprême bonheur : cela posé , que
fait la jolie veuve? Elle feint avec Floricourt d'être sentimentale
et mélancolique etFloricourt renonce à ses prétentions
.
SEPTEMBRE 1809 . 177
tions . Elle feint avec Fierval d'être légère , coquette , évaporée,
et il semble que Fierval devrait l'abandonner comme
Floricourt . Mais c'est ici que la fortune change et que M
de Murville est dupe de son art. Le pathétique Fierval lui
jure, tout en pleurant, de devenir badin pour lui plaire ; et
l'on sent bien qu'il est impossible de résister à une aussi
grande preuve de dévouement. En voilà bien assez sur
P'intrigue de cette pièce où figurent aussi un oncle , une soubrette
et un valet qui n'y étaient nullement nécessaires et
dont l'intervention ne produit ni incidens ni gaieté. Le dialogue
et le style sont dignes du reste ; tout y est languissant
, faible , commun, et l'on peut dire que la pièce est
écrite comme elle est conduite etconçue. La musique
fait point tort aux paroles ; elle est tout juste à leur niveau ;
rien de neuf de part ni d'autre ; l'imagination du musicien
et celle du poète paraissent être de la même stérilité .
ne
La pièce a été bien jouée et bien chantée. Me Duret y
est chargée du principal rôle. Elle a fait entendre sa voix
délicieuse dans un rondeau , dans une romance , dans un
duo . C'estsans doute par égard pour son talent et pour celui
des autres acteurs que le public n'a sifflé que lorsque la toile
esttombée ; mais nous ne répondrons pas qu'il ait toujours
lamême courtoisie , si l'on veut conserver la pièce au répertoire
malgré lui .
Un pareil danger n'est point à craindre pour le Fils par
hasard ou Ruse et Folie , comédie en cinq actes et en
prose , de MM. Chazet et Ourry , jouée pour la première
fois le 7 de ce mois au Théâtre de l'Impératrice . Le public
paraît l'avoir adoptée , et il est probable qu'il la soutiendra,
même contre les attaques les plus justes de la critique . En
effet , il y a dans cette pièce beaucoup de mouvement ,
beaucoup de gaieté , beaucoup d'esprit et de saillies ; en
un mot , tout ce qui manque à la Dupe de son art. On y
rit presque constamment pendant cinq actes ; et par conséquent
il ne faut pas s'étonner que le parterre n'en remarque
pas les défauts ou du moins qu'illes pardonne .
Une analyse exacte et suivie de cette pièce nous ménerait
beaucoup trop loin : ce serait en quelque sorte un
petit roman à écrire ; on a d'ailleurs déjà remarqué que
l'idée principale n'en est pas neuve ; que c'est moins une
comédie qu'une de ces mystifications dont Pourceaugnac
offre le premier modèle. On y trouve comme dans les
pièces du même genre , un prétendu bien ridicule , un
futur beau-père bien imbécille, une soubrette adroite et
M ...
DEPT
DE
LA
5.
cen
178 MERCURE DE FRANCE ,
complaisante , un valet fourbe et impudent. Ce qui est
particulier à cet ouvrage , c'est l'audace du jeune homme
qui en est le héros . Avant lui d'autres avaient imaginé de
prendre le nom d'un rival favorisé pour s'introduire dans
la maison du futur beau-père ; mais lorsque le père de ce
rival arrive , personne encore , que je sache , n'avait eu
l'audace de lui soutenir en face qu'il était son fils . Voilà
cependant ce que fait Folleville dans la pièce nouvelle , et
celapendant trois actes consécutifs. Cette invraisemblance
en a nécessité beaucoup d'autres. C'est en vain que
M. Brusquin , armateur d'Ostende , dont Folleville prétend
être le fils , proteste contre cette paternité gratuite . Desroches
dont il est l'ancien ami ne veut pas le croire et aime
mieux s'en rapporter à un jeune homme qu'il ne connaît
que depuis le matin. Un grave commissaire venu de Beauvais
, trouve aussi le prétendu fils plus croyable que le
père ; et ce père , vieux marin ,très-brusque et très-emporté,
se laisse accabler comme un sot par la crédulité de son ami
Desroches , par l'imbécillité du commissaire , et par le
témoignage d'un fripon de valet. Tel est le principal défaut
et si l'on peut dire le vice fondamental de cet ouvrage ,
défaut qui vient uniquement peut-être de ce que les auteurs
ont voulu le faire en cinq actes au lieu de se borner à trois,
En effet , Brusquin l'armateur n'arrivant qu'à la fin du
second acte , quelque forte que soit l'impudence de Fol-
Ieville en lui soutenant à lui-même qu'il est son fils , elle
aurait été moins choquante et aurait produit moins d'incidens
invraisemblables , si elle n'avait pas dû se prolonger
aussi long-tems . On conçoit au reste fort bien que les
anteurs aient été séduits par le désir d'alonger leur pièce ;
ils avaient en vue plusieurs scènes plaisantes , et sur-tout
celle où l'on voit un créancier de Brusquin fils , reconnaître
Folleville pour son débiteur , parce que celui- ci lui paie
la créance de l'autre ; elle rappelle , à la vérité , une des
situations les plus comiques du Barbier de Séville ; mais
elle produit son effet avant qu'on ait reconnu l'imitation.
On pourrait dire encore à la décharge de MM . Chazet et
Ourry , qu'ils n'ont risqué leur pièce en cinq actes , que
parce qu'ils s'étaient réservé la facilité de la resserrer en
trois , si le public avait exigé ce sacrifice ; et , en effet , rien
we serait plus facile , puisque le cinquième acte qui sans
cesser d'être le dernier , deviendrait alors le troisième ,
contient , en quelque sorte , une intrigue à part. Mais le
public , plus indulgent peut-être que les auteurs même ,
SEPTEMBRE 1809 .
179
ne les a point mis dans le cas de faire usage de cette sage
précaution. Il n'a murmuré qu'à deux ou trois passages qui
paraissaient de mauvais exemple en fait de morale , car il
veut qu'on la respecte par-tout ; mais d'ailleurs il n'a point
chicané sur les vraisemblances ; il a reçu le Fils par
hasard comme une farce très-gaie ; et tout bien compensé ,
en la considérant sous ce point de vue , elle mérite son
succès .
Une petite pièce en un acte de MM. Favart et Dumolard,
intitulée : le Rival par amitié , avait moins bien réussi la
veille au Théâtre du Vaudeville. Il serait cependant peu
généreux de citer le compte rendu dans le Dictionnaire des
Théâtres d'une pièce du bon Panard qui est le type de
celle-ci ; il nous suffira de dire que c'est absolument le
même plan et que les auteurs nouveaux ne se sont pas
même donné la peine de changer les noms . Ce serait peu
de chose que tout cela , si la pièce avait eu un plein succès.
Ces petits larcins sont facilement pardonnés aux bons
larrons ; mais , comme Voltaire l'a très-bien dit , il faut
tuer ceux que l'on pille .
Un certain Clitandre qui.fait beaucoup parler de lui , mais
que les auteurs n'ont pas voulu nous faire connaître , est
fort amoureux d'une jeune veuve très-coquette. Quoique
celle-ci ne paraisse pas l'aimer beaucoup , elle a reçu son
portrait . La soeur de Clitandre , qui voit avec peine son
frère dans les liens d'une coquette , se déguise en jeune
officier , prend le nom d'Eraste , feint de rendre des soins
à la veuve , et ne néglige rien pour en triompher ; en
même tems elle fait déguiser sa suivante en valet , et le
faux Frontin feint également de devenir amoureux de la
soubrette de Julie. Le faux Eraste croit être parvenu à ses
fins , et persuadé qu'il est aimé , il exige le sacrifice du
portrait de son rival. La coquette le lui rend. Il est fier de
son triomphe ; mais à ce portrait est attaché un billet qui
prouve qu'elle n'est point la dupe du déguisement , et
qu'elle a tout découvert en épiant le faux officier et le faux
valet. Tout s'arrange , tout se pardonne ; et c'est ce pauvre
Clitandre que l'on sacrifie au maintien de la paix.
On aimerait à voir M. Favart rajeunir quelques productions
de son grand-père ; mais il est vraisemblable que
l'ombre de cet estimable chansonnier a dû s'irriter de voir
son petit fils s'approprier les idées de ce bon Panard , le La
Fontaine du Vaudeville . Qu'il se hâte de réparer cette faute
en nous donnant un ouvrage dontle plan soit plus original ,
Ma
180- MERCURE DE FRANCE ;
et dont le style rappelle la grâce , le naturel , et la gaieté
piquante de son aïeul. Le Rival par amitié se distingue
souvent par un dialogue vif et animé , par des couplets ingénieux;
mais tout cela es bien peu de chose quand le sujet
est mal choisi , et quand l'ouvrage pèche par la faiblesse de
la conception et du plan.
Opéra-Buffa. — Le métier des armes n'est pas le seul
qui ait ses esprits guerroyeurs . Les lettres et les arts en ont
compté de touttems dans leur république : ils sont toujours
en état d'hostilité contre quelqu'un , ou contre quelque
chose. Combattre est leur élément ; la paix , c'est-à-dire le
silence leur est insupportable ; ils ne discontinuent jamais
la dispute; seulement ils la déplacent ; ils en changent l'objet,
comme on change de conversation : mais quel qu'il soit,
il leur faut un point qu'ils puissent attaquer. Il leur faut
bataille , comme au comte Almaviva déguisé chez Bartholo
en soldat ivre ; et chaque jour ils en livrent une , non pas
contre ce que le public juge digne de ses mépris , le combat
ne serait pas fort digne d'eux; mais contre ce qu'ils
voient applaudi , recherché , cité avec éloge .
Le tems de la musique est à la fin venu ; c'est aujourd'hui
l'opéra italien qui est le sujet de la guerre : on l'attaque
vivement , on l'accuse , on le dénonce ; je crois même
qu'on le calomnie , car on prétend qu'il pervertit le goût du
public, qu'il excite un engouement ridicule , etqu'il ne tend
à rien moins qu'à dénaturer en France et détruire le
goût musical.
Fort heureusement la musique italienne est accoutumée
dans ses incursions en France à de pareilles attaques : ce
n'est pas la première fois qu'on la repousse au moment où
elle vient demander l'hospitalité . Mais elle ne fait pas
de bruit ; elle en laisse faire et ne s'en effraie pas : elle
est insinuante , adroite , ingénieuse , persuasive et touchante
; elle a la physionomie douce , la voix pénétrante .
Si l'on crie contre elle pour l'empêcher d'entrer quelque part,
elle se fait entendre , et les barrières tombent : c'est ainsi
qu'Orphée descendait aux enfers , et cette fable mythologique
n'a été qu'une allégorie anticipée des obstacles qu'éprouverait
un jour la musique italienne pour s'introduire
en certains lieux , et pour en désarmer les gardiens sévères .
Une fois admise , elle se fait mieux connaître ; elle aquiert
des qualités nouvelles , qui la rendent de plus en plus
aimable ; chaque jour on l'apprécie , on l'aime davantage.
SEPTEMBRE 1809 . 181
T
Qui croirait que cette hospitalité est une imprudence , et
que c'est un serpent qu'on réchauffe dans son sein ? On le
prétend toutefois : quant à nous , nous croyons en effet
ce serpent-là très-séducteur; mais nous ne le croyons ni
perfide ni dangereux .
Que faut-il entendre en effet par musique italienne ?
celle seulement faite en Italie ? non; par des compositeurs
italiens ? non encore. On peut faire pour toutes les langues
, et tous les musiciens peuvent composer de la musique
italienne , c'est-à-dire une musique expressive et
mélodieuse à la fois , pittoresque , adoptée à la situation et
au personnage. Il n'y a de musique italienne que celle-là ;
tout ce qui n'est pas dans ce principe est un abus désavoué
par les maîtres de l'art ; et si Paesiello et Cimarosa luimême
n'étaient pas mélodieux et scéniques à la fois , si
leurs airs ne joignaient pas à des motifs de chant délicieux
l'expression convenable aux paroles , si leurs morceaux
d'ensemble n'étaient pas de véritables dialogues , où l'accent
comique , où celui de la passion se trouvent toujours
saisis avec exactitude , vainement ces compositeurs seraient.
Italiens , leur musique ne le serait pas : la mauvaise musique
, en Italie comme ailleurs , n'a pas de nom , n'a pas
de patrie; et parmi nous , au contraire , c'est de la musique
italienne que la Fausse Magie , que Félix , que l'Amant
Jaloux, parce que ces compositions françaises sont dans
les principes les plus purs de la grande école d'Italie .
Il faut donc éviter toute prévention générale et se défendre
de toute admiration aveugle, se défier des titres , distinguer
l'or pur de celui qui ne l'est pas , ne pas crier que
tout ce qu'on entend aux Bouffons soit divin , que tout ce
qu'on y chante soit détestable , sur-tout ne pas prendre l'abusdu
genre pour le genre lui-même, et accuser Cimarosa ,
Paësiello ou Mozart de n'être pas dramatiques , parce que
certains chanteurs les dénaturent trop souvent. C'est Cimarosa
qui disait à un des trop nombreux successeurs de Farinelli
: Monsieur , vous venez de chanter votre air , vous
plaîrait-il actuellement de chanter le mien ? De bonne foi ,
est-ce de la musique insignifiante et vague , sans analogie
avec les paroles etla situation , que celle du Matrimonio , de
Theodora , de la Molinora , de la Pazza , de l'Impressario ,
du Figaro de Mozart ? Dans quels ouvrages peut-on trouver
plus de vérité scénique , une déclamation plus juste , un
dialogue plus naturel et plus comique? Si , après cela , ce
mérite essentiel et fondamental se trouve relevé par des
7
182
!
MERCURE DE FRANCE ,
chants de la plus heureuse inspiration , par des accompagnemens
qui sont eux-mêmes des chants délicieux; si
dans ces compositions in charme inexprimable pour
l'oreille , et même il faut le dire , une sorte de sensation
voluptueuse , qu'il est plus doux d'éprouver que facile de
définir , vient s'emparer de tout l'auditeur , par quelle
inimitié de soi-même , et de ses plaisirs les plus délicats ,
rejetterait-on une telle application de l'art musical ? Pourquoi
sa naturalisation parmi nous serait-elle proclamée
comme un signe de décadence , parmi nous , qui , il faut
le dire (je ne parle pas de la scène tragique ) , n'avons
rien produit de bon qui ne soit dans les principes que
je viens de rappeler? Pourquoi reproduire une
désormais décidée ? C'est précisément celle que notre Grétry
a portée devant Midas ; et ne sait-on pas qu'elle fut
gagnée du moment où ce roi , qui avait tant besoin d'oreilles
, déclara qu'elle était perdue ?
cause
Après les maîtres que nous venons de citer , on peut nommer
parmi ceux dont l'Italie s'honore , Guglielmi , associé
de l'Institutde France , mortily a peu d'années . Son talent
n'a jamais été mienx défini que par ce peu de mots de son
successeur à la chapelle de Saint-Pierre , Zingarelli :
Elu fort âgé , maître de chapelle de Saint-Pierre , dit
>>Zingarelli , Guglielmi a cependant travaillé beaucoup , et
toujours avec son admirable clarté , car son style était fort
> net; et avec fort peu de notes , il était très-harmonieux . »
Sa Serva innamorata , quoique moins célèbre que la Pastorella
nobile et que les due Gemelle , est un de ses bons
ouvrages : on vient de la reprendre à l'Opéra-Bouffon , et
elle a obtenu en France ce qu'elle n'obtiendrait pas en Italie
, tout le succès d'une nouveauté. Elle réparaissait sous
d'heureux auspices . Le fils de Guglielmi , virtuose très-distingué
et lui-même compositeur agréable , venait rendre le
public juge de son talent à la fois et de la composition de
son père. Cejeune chanteur fera comme tous ceux qui l'ont
précédé , il acquerra parmi nous l'usage et l'habitude du
théâtre : il apporte de son pays l'art du chant ; ici , il apprendra
à marcher , à se tenir en scène, àjouer la comédio:
l'essentiel est qu'il ait une voix douce , agréable , flexible et
juste , qu'il ait une belle méthode et qu'il n'abuse pas de
sa facilité : or il possède ces quales ; il a eu un succès
brillant . Grâces à lui et à Mme Festa , il y a eu ce jourpour
ainsi dire deux représentations de l'opéra; car la plupartdes
morceaux ont été répétés. Quelques additions ont
SEPTEMBRE 1809 . 183
été faites; cela paraît désormais une chose convenue , un
usage converti en loi et contre lequel toute réclamation serait
inutile : toutefois il ne sera peut-être pas aussi inutile
de réclamer en passant contre les bouffonneries un peu
trop fortes de Lombardi , acteur qui a de la verve et de lá
physionomie ; mais qui , en se laissant entraîner par l'une ,
dénature l'autre et en outre tous les mouvemens . Nous voulons
en France un bouffon , mais non pas un grimacier ; et
cen'est pas avec les contorsions bonnes pour la Bourbonnaise
qu'on doit chanter à Paris un air de Cimarosa. Nous
reviendrons sur les représentations de cet opéra qui doit en
avoir beaucoup et de très-brillantes .
NECROLOGIE . -Elisabeth-Adélaïde Sauvan , épouse do
M. Legouvé, membre de l'Institut, de la Légion d'honneur ,
et professeur au Collège de France , est morte le 7 de ce
mois à la suite d'une maladie épigastrique , dont on était
loin de redouter ce funeste résultat. Quoiqu'aucunes productions
ne la classent parmi les femmes auteurs , la bienveillance
qu'elle portait aux gens de lettres , le zèle qu'elle
mettait à les servir permettent de la considérer comme
n'étant point étrangère à la littérature . Sa maison, sans ressembler
en aucune manière à ce qu'on appelle un bureau
d'esprit , était un centre de société précieux , et pour ainsi
dire unique aujourd'hui , où affluaient ceux qui aiment et
cultivent les arts et les lettres . La vivacité de son esprit ,
l'aménité de son caractère rendaient ces réunions aussi
agréables pour l'écrivain dont la réputation était faite ,
qu'utiles pour llee jeune homme qui entrait dans la carrière.
Favorisée des dons de la fortune , elle avait acquis des talens
que la richesse exclut pour l'ordinaire (1 ) ; son esprit ne
s'est nourri que de connaissances solides , et son coeur n'a
vécu que de bienfaits . On ignore et l'on ignorera toujours
le grand nombre d'infortunés qu'elle a secourus , avec un dévouement
si extraordinaire , que ceux qui n'en ont pas été
les témoins voudraient vainement s'en former une idée . Le
teins , les soins , les démarches , rien ne lui coûtait. Un
(F) Mme Legouvé dessinait et peignait parfaitement les fleurs . Les
planches de plusieurs grands ouvrages de botanique , ont été exécu
tées sur ses dessins.
184 MERCURE DE FRANCE ;
service rendu semblait lui imposer l'obligation d'en rendre
de nouveaux ; après avoir prodigué les secours personnels ,
elle implorait ceux d'autrui avec un zèle et une obstination
de bienveillance que le succès couronnait presque toujours
et que la reconnaissance seule pouvait divulguer.
L'amour-propre n'avait aucun empire sur un si noble
caractère; il fallait en quelque sorte lui surprendre le secret
de ses talens qu'elle cachait avec autant de soin que d'autres
en prennent pour mettre les leurs en évidence. Une tête
fortement organisée , un esprit pénétrant , un goût sûr, une
amebrûlante , la rendaient propre à toutjuger, à tout sentir
, et donnaient à ses conseils un prix qu'elle seule paraissait
ignorer.
Le nombreux cortége qui environna son cercueil la loue
mieux que toutes les paroles. Il était composé d'hommes
aimés et estimés du public , et qui avaient pour elle de l'estime
et de l'amitié. Les regrets qu'ils donnent à samémoire
sont leplus bel éloge que l'on puisse faire de sa vie. L'un
d'eux , M. de Sevelinges , a prononcé sur sa tombe un discours
qui a fait couler les larmes de tous les assistans .
PARSEVAL.
SEPTEMBRE 1809. 185
POLITIQUE.
Nous parlions avec quelques fondemens des divisions
qui au moment du danger, au moment d'agir et de combattre
, ont éclaté sur la flotte anglaise. Ces divisions n'ont
pas sauvé Anvers , dès-lors défendu par une armée nombreuse
et par tous les secours de l'art ; mais elles ont été
utiles en ce qu'elles ont hâté la retraite de l'armée ennemie,
tout étonnée sans doute d'apprendre de ses chefs que ses
forces étaient impuissantes , et qu'au lieu d'aborder sur les
rives de l'Escaut, il fallait revoir ceux de la Tamise ; elles
l'ont été sur-tout en ce qu'elles prouvent invinciblement
quel fonds pourrait faire de l'assistance anglaise la puissance
du continent assez aveugle pour l'implorer encore ,
et pour compromettre sa destinée par cette funeste alliance .
Cesont les Anglais eux-mêmes qu'il faut laisser parler en
cette occasion , puisqu'ils donnent à leurs alliés la mesure
de leur fidélité , de leur dévouement , et de leurs moyens .
Nous écouterons d'abord lord Stracham , défendant sur
sonbord, autant qu'il est en lui , l'honneur de son pavillon ,
voulant attaquer à toutes forces , mais obligé d'y faire consentir
lord Chatam , dont la résolution est loin d'être égale
à la sienne.
« Je m'aperçus , dit-il , que S. Exc. n'avait pris aucune
résolution , sous prétexte que les forces de l'ennemi s'accroissaient
, et que l'armée éprouvait des maladies ; j'appris
aussi qu'il avait envoyé chercher les officiers -généraux pour
délibérer avec eux. Dans la matinée du 26, j'écrivis à sa
Seigneurie , et je me rendis à terre avec le contre-amiral
Keatz , au lieu de la réunion des lieutenans-généraux de
l'armée . Je les trouvai décidément fixés dans l'opinion qu'il
était impossible de rien entreprendre contre Anvers avec
quelque apparence de succès. La saison était trop avancée
, disait-on , les forces de l'ennemi s'accroissaient , les
nôtres diminuaient par les maladies , la prise de Lillo et
de Liefkinshoeck n'assuraient pas les résultats de l'expédition
sans qu'Anvers fût réduit; le pays qui avoisinent
ces forteresses était inondé , etc. etc. »
Ainsi raisonnait dans cette fameuse expédition l'officier
de terre , qui avait sans doute de très-bonnes raisons pour
cela , et dont au fond il est peut-être plus juste de louer la
raison et la prudente circonspection , que de censurer l'incertitude
et l'irrésolution . Sir Richard Stracham raisonne
en homme qui commande une ligne de brûlots , et n'a
186 MERCURE DE FRANCE ,
)
guère que des bâtimens à sacrifier dans une tentative moins
audacieuse qu'elle ne paraît l'être : lord Ghatam , au contraire
, était pressé , était presque sommé de jeter sur le
territoire français 25 à 30,00o hommes , qui y eussent en
peu de jours laissé leurs débris : il a préféré une retraite à
un désastre que tout lui prouvait inévitable. Voici comme
à cet égard il s'exprime lui-même dans ses dépêches à l'amirauté
:
Dès mon arrivée dans l'île de Walcheren , j'avais appris
que l'ennemi rassemblait des forces considérables sur tous
les points ; mais je ne voulais pas donner trop de confiance
à ces rapports , et je me décidai à persévérer dans mon entreprise
, jusqu'à ce que je fusse pleinement convaincu que
toute espèce de tentative subséquente resterait sans effet .
>>D'après tous les avis que j'ai eus , les forces de l'ennemi
répandues entre Berg-op-Zoom , Breda , Lillo et Anvers ,
y compris celles qui sont cantonnées sur la rive gauche ,
s'élèvent au moins à 35,000 hommes ; elles sont même
portées plus haut dans quelques rapports . Je ne doute pas
qu'il n'eût été possible d'effectuer un débarquement sur le
continent; mais comme le siége d'Anvers , place dont la
possession aurait pu seule remplir l'objet ultérieur de l'expedition,
était devenu entiérement impraticable dans cet
état de choses , cette opération d'un débarquement , même
en réussissant , n'aurait procuré aucun avantage solide ; la
retraite de l'armée , qui n'aurait pas tardé à être inévitable ,
nous aurait exposés à trop de hasards. Toute la force disponible
(et encore décroissait-elle tous les jours ) que je
pusse conduire sur le champ de bataille , après avoir pourvu
Ies îles de Walcheren et de Sud-Beveland de garnisons convenables
, se serait réduite à environ 23,000 hommes d'infanterie
et 2000 de cavalerie , lorsque les détachemens nécessaires
pour observer,les garnisons de Berg-op-Zoom et
deBreda, et pour assurer nos communications , eussent lé
retirés du principal corps d'armée.n
Ici le noble lord détaille les moyens de défense si rapidement
élevés par les Français, puis il ajoute :
« Dans de semblables circonstances , quelque mortifiant
qu'il fût pour moi de voir ainsi arrêtés les progrès d'une armée
dont la bonne conduite et la valeur m'avaient donné
tant d'espérance , je sens que mon devoir ne me laisse plus
d'autre parti à prendre que de borner ici mes opérations .
Ce sera toujours une satisfaction pour moi de penser que
je n'ai point compromis légèrement la sûreté de l'armee ,
el la réputation des armes de S. M.
L
SEPTEMBRE 1809 . 187
Une autre satisfaction pour moi , c'est de me trouver
d'accord avec l'opinion unanime des lieutenans -généraux
de l'armée que j'ai jugé convenable de consulter , plutôt
par respect pour eux , que par l'effet d'aucune incertitude
personnelle sur le parti qu'il y avait à prendre. Il me reste
àdire que les effets du climat , dans cette saison mal-saine ,
se sont fait sérieusement sentir , et que le nombre des malades
approche déjà de trois mille. Je suis dans l'intention
de me retirer graduellement de la position avancée que
j'occupe dans cette île , et de faire passer dans celle de
Walcheren une force suffisante pour garantir cette possession
importante . J'embarquerai ensuite ce qui me restera
de troupes , et je les tiendrai prêtes à exécuter les ordres
ultérieurs de Ş . M. , que j'attendrai avec beaucoup d'impatience.
Sans insulter au malheur réel d'une telle position , et à la
situation vraiment humiliante d'un officier obligé d'écrire
une telle lettre après de telles démonstrations ; sans répondre
à la jactance par l'ironie , et sans profiter d'une circonstance
où l'orgueil anglais reçoit un si cruel affront , il
est permis de dire que le noble lord est satisfait à pen de
frais; que s'il est content de sa conduite , il est peu difficile
en ce qui le concerne ; et que s'il attend les remercîmens
du parlement et du peuple de Londres , il est loin du
compte qu'il établit : toutefois il aura les remercîmens
secrets de l'armée, qu'il a évidemment sauvée d'une défaite
sanglante ; et dans de tels événemens , il demeure
constant que la responsabilité doit moins peser sur des officiers
qui reconnaissent et avouent une expédition inexécu--
table , que sur le ministère qui l'ordonne inconsidérément
ety consacre des sommes énormes sans avoir prévu qu'elle
ne pourrait pas être exécutée .
Nous épargnons ici au lecteur les déclamations dont sont
déjà remplis les papiers anglais , où des amis de leur pays
avaient , avant l'événement , consigné leurs craintes sur le
danger et l'inutilité d'une telle expédition. Tout ce qu'ils.
peuvent dire , tout ce qui se dira au parlement, se présente
à tous les esprits . Les Anglais fuient , la division qui a
éclaté sur leur escadre pent avoir au sein de l'Angleterre
des effets favorables à la tranquillité du continent. Voilà ce
qui nous suffit; un tableau plus flatteur encore , plus glorieux
pour notre pays , est celui de l'union , du parfait accord,
du noble ensemble qui a régné sur toute la ligne
d'Anvers pour la défense commune. Les deux nations ici
peuvent être jugées, et leurs moyens réciproques d'attaque
188 MERCURE DE FRANCE ,
ou de défense appréciés à leur juste valeur, abstraction faite
du nombre d'hommes et du courage qu'on leur accorde.
Que l'on place d'un côté sir Stracham et lord Chatam , de
l'autre le prince de Ponte-Corvo et l'amiral Missiessi : que
l'on examine leur conduite et que l'on prononce .
Une note officielle sur les résultats heureux de cette union
de nos deux chefs pour la défense de l'Escaut vient d'être
publiée: on verrait ce qu'ont pu en quelques jours l'activité
française , le dévouement des soldats , la fidélité des habitans
, le zèle des autorités , si nous transcrivions ici les détails
techniques et purement militaires dont elle se compose
. Les anciens ouvrages partout relevés , les nouveaux
ports auplus haut degré de force , d'autres portés au-devant
même de l'ennemi , et l'attaquant lui-même par une contreapproche
; sur les deux rives deux lignes de fer ; sur le
fleuve de nombreuses lignes de bâtimens prêts à vomir les
feux les plus destructeurs , si une juste représaille le rendait
nécessaire : voilà ce que la présence et les ordres réunis du
prince de Ponte-Corvo , du ministre-directeur de la guerre ,
de l'amiral Missiessi et de tous les officiers sous leurs
ordres ont opéré comme par miracle .
Après avoir établi dans tous ses détails le systême de la
défense d'Anvers , de ses chantiers et de son escadre , le rédacteur
de la note officielle que nous citons ajoute :
« Toutefois, il faut l'avouer, le tems eût manqué pour en
achever dans tous les points l'immense dispositif, et la fortune
contraire eût pu donner à l'ennemi quelques succès
momentanés , si , dès le 19 , il eût fait son attaque en déployant
tous ses moyens avec la sagesse et l'audace indispensables
contre de tels obstacles et contre de tels adversaires.
Mais ce cas même était prévu ; des positions défensives
étaient marquées sous Anvers à l'armée , dont les
renforts arrivaient tous les jours ; et les mesures étaient
prises , en conformité des ordres de l'Empereur , pour que
les progrès de l'ennemi ne servissent qu'à le séparer de ses
vaisseaux, et qu'à rendre plus complet et plus mémorable le
châtiment de sa témérité .
» Tout , au reste , montrait l'ennemi incertain , mal instruit
ou défiant , étonné à l'aspect d'obstacles imprévus ,
employant à les reconnaître le tems qui servait à les accroître,
et perdant avec l'occasion la volonté d'attaquer.
>>Enfin, les Anglais , convaincus que leurs misérables
tentatives , après l'appareil de leur expédition , couvriraient
leurs armes de honte et de ridicule , semblèrentvouloir porter
leurs forces de terre et de mer sur des points qu'ils
SEPTEMBRE 1809 . 189
Γ
croyaient moins préparés à les recevoir. On les vit menacer
à la fois la Hollande , les pays d'Hulst et d'Axel , l'île de
Çadzand et les côtes de la Flandre ; mais du côté de la
Hollande , l'ennemi devait rencontrer la division du général
Gratien, arrivant du nord de l'Allemagne , et les Hollandais
s'armant pour la défense de leur roi, de leur territoire et de
leurs alliés : dans les pays d'Hulst, d'Axel et de Cadzand ,
une armée créée pendant que l'ennemi menaçait Anvers
l'attendait sous les ordres du maréchal duc de Conégliano ;
et sur la ligne de cette armée , le ministre, premier inspecteur-
général du génie, faisait mettre hors d'insulte toutes
les places de la Flandre hollandaise et des côtes , depuis
Hulst jusqu'àNieuport. De quelque côté que les Anglais se
portassent , le prince de Ponte-Corvo , placé sous Anvers ,
au centrede laligne générale, les suivait et arrivait avec son
arméepour les vaincre. Tout enfin leur montrait la France
et la Hollande en mesure de repousser leurs atteintes .
,
" A l'aspect de tant d'obstacles accrus par les maladies
de son armée , la honte d'une retraite parut moindre à l'ennemi
que celle d'un échec. Ses dernières démonstrations
n'eurent pour objet que de masquer l'évacuation de ses
malades et de son artillerie . L'île de Beveland et le fort de
Batz furent abandonnés . Dès le 29 août, 150 voiles , plusieurs
vaisseaux , frégates ou cutters étaient revenus près
de Flessingue : peu de jours après le reste des voiles descendit
l'Escaut : le 4 septembre , on n'en voyait plus devant
Batz : nos canonnières allèrent s'en emparer , et le
remirent quelques heures après aux troupes hollandaises
du corps dumaréchal Dumonceau. "
« Tel est le résultat de cette grande expédition . Pour en
diminuer la honte , l'ennemi ne manquera pas sans doute
d'exagérer l'importance d'une conquête qu'il a trouvée facile
(Flessingue ) . L'Europe verra , par ses propres aveux , qu'il
amanqué le but principal de son expédition. Ses alliés lui
reprocheront d'avoir sacrifié la cause commune à l'avidité
deson commerce. Le désir d'ajouter à ses forces maritimes
en prenant ou en brûlant quelques vaisseaux , le vain
espoir de fermer un fleuve rival de la Tamise , l'ont plus
occupé au milieu des grands événemens de l'Allemagne et
de l'Espagne , que l'intérêt de ses alliés . Ne suffisait-il pas
d'ailleurs pour déjouer ses projets , de ces mêmes gardes
nationales qui l'ont , il y a vingt ans , arrêté sous les murs
de Dunkerque ? Si l'Espagne est pacifiée plutôt , si l'Autriche
souscrit plus vite àla paix , l'Europe cette fois en sera
redevable à l'Angleterre. LaFrance lui doit dès ce moment
1
00 MERCURE DE FRANCE ,
de lui avoir offert l'occasion dedéployer sa puissance contre
une attaque inopinée , d'avoir fait voir qu'il suffisait d'un
appel de l'Empereur à vingt de ses départemens pour opposer
à ses ennemis , en moins d'un mois, plus de cent
mille soldats armés , tandis que ses armées combattaient
au loin , et sans qu'il ait été nécessaire d'en détacher un
sul homme.n
Il est juste , après la publication de cette note , de faire
connaître à quel point les Hollandais se sont montrés dignes
de concourir à la défense générale , et empressés de
rentrer en possession de leurs îles. Le plus brillant courage
a présidé à la reprise du Sud-Beveland : ce coup de main
hardi rappelle la fameuse reprise du fort de Fécamp , dans
les guerres de religion , due à quelques braves jetés également
à travers les écueils et les orages dans la position la
plus hasardeuse . En voici le détail :
:

« Le 4, d'après des renseignemens obtenus dans les reconnaissances
des jours précédens , le général Heyligers se
mit à la tête de deux compagnies , l'une de carabiniers
l'autre de chasseurs : profitant de l'éloignement des vaisseaux
anglais , il tenta avec cette poignée de braves , qui ,
quoiqu'à marée basse , avaient de l'eau jusqu'au-dessus des
épaules , un passage qui est de plus d'une lieue . Ce ne fut
qu'avec des difficultés inouies, et le plus souvent à la nage ,
que ces braves soldats parvinrent sur l'autre rive. Pendant
tout le trajet un orage affreux leur ôta la vue de l'île et du
fort. L'armée hollandaise était sur le rivage , alarmée sur le
sort du détachement; enfin , à sept heures du soir , on vit
flotter le pavillon hollandais sur le fort. Les habitans ont
accueilli leurs libérateurs avec une joie inexprimable . Le
danger qu'ils ont bravé était d'autant plus grand , qu'il
fallait effectuer le passage avant le commencement de la
inarée ; un instant de retard ou d'indécision , et ces braves
auxquels S. M. a décerné sans exception des récompenses
honorifiques , disparaissaient sous les flots. Le 5 , l'ile entière
a été militairement occupée .
L'ile de Walcheren l'est encore par les ennemis à la date
des dernières nouvelles d'Anvers . Ils ont détruit tous les
ouvrages , et essayé , dit-on , de combler le bassin; ce qui
prouve que leur intention est d'abandonner au plus vite
cette station , qu'il était inutile d'ocuper pour la quitter si
vite, et qu'il leur serait si dangereux d'occuper plus longtems
: ceci nous conduit naturellement à parler de la capitulation
de Flessingue , dont le texte a été publié officiellement.
La garnison est prisonnière de guerre; on remarque
SEPTEMBRE 1809 . 1g1
que, suivant un droit des gens qu'il n'appartient qu'à cux
d'exercer , les Anglais ont confondu avec la garnison , les
administrations civiles et militaires , et les Fançais établis
dans l'île depuis 1807 : c'est ainsi qu'ils grossissent facilement
le nombre des défenseurs de la place : les détails
manquent sur cette défense ; c'est pour les connaître , etpour
que chacun , dans cette circonstance sirare dansles annales
de cette guerre , soit payé selon ses services , que S. M. a
écrit la lettre suivante à son ministre de la guerre :
Lettre de S. M. l'Empereur et Roi .
• Monsieur le comte de Hunnebourg, notre ministre de la guerre ,
des rapports qui sont sous nos yeux , contiennent les assertions suivantes
: Le gouverneur commandant la place de Flessingue , n'aurait
pas exécuté l'ordre que nous lui avions donné de couper les digues et
d'inonder l'ile de Walcheren , aussitôt qu'une force supérieure enne -
mie y aurait débarqué ; il aurait rendu la place que nous lui avions
confiée , l'ennemi n'ayant pas exécuté le passage du fossé , le revêtement
du rempart étant sans brèche praticable et intact , dès-lors sans
avoir soutenu d'assaut , et même lorsque les tranchées des ennem's
n'étaient qu'à 150 toises de la place, et lorsqu'il avait encore 4000
hommes sous les armes ; enfin , la place se serait rendue par l'effet
d'un premier bombardement. Si telle était la vérité , le gouvernet r
serait coupable , et il resterait à savoir si c'est à la trahison ou à la
láchetéque nous devrions attribuer sa conduite.
>Nous vous écrivons la présente lettre close , pour qu'aussitôt après
l'avoir reçue , vous ayez à réunir un conseil d'enquête, qui sera composé
du comte Aboville , sénateur ; du comte Rampon , sénateur , cu
vice- amiral Thevenard; et du comte Songis , premier inspecteur-gén'-
ral de l'artillerie . Toutes les pièces qui se trouveront dans votre mini
tère , dans ceux de la marine , de l'intérieur , de la police ou de tout
autre département sur la reddition de la place de Flessingue , tant
sous le rapport de sa défense , que de tout autre objet qui pourrait
intéresser notre service , seront adressées au conseil , pour nous être
mis sous les yeux avec le résultat de ladite enquête .
› Cette lettre n'étant à autre fin , nous prions Dieu , Monsieur le
comte de Hunnebourg , qu'il vous ait en sa sainte garde .
> Donné en notre camp impérial de Schoenbrunn , le 7 septembre
1809..
Par l'Empereur ,
Signé, NAPOLÉON.
Le ministre secrétaire-d'Etat , signé , H. B. MARET.
192 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 180g .
f C'est en revenant de la visite qu'il a faite des divers
corps de sa grande armée que l'Empereur a signé cette
lettre. On annonce que les troupes se sont rapprochées sur
tous les points de la ligne d'armistice , que celles de l'Autriche
ont reçu l'ordre de camper depuis leur nouvelle organisation
; mais les négociations continuent, et aucun indice
positif ne peut faire présumer qu'elles ne doivent pas parvenir
à leur maturité. Leur apparente lenteur s'explique aux
yeux de beaucoup de personnes par la part que laRussie
est présumée prendre à ces négociations , pendant que par
suite des dispositions évidemment concertées avec la France ,
les troupes russes laissent la Gallicie s'occuper de son organisation
et s'avancent sur le derrière des frontières autrichiennes
vers les possessions turques , que le corps du
général Prosorowski et les Serviens attaquent de concert.
Sur ce théâtre éloigné d'elles , c'est encore l'Angleterre qui
✔est menacée , puisque c'est à son alliance que la Turquie
doit la guerre qu'elle a à soutenir. Dans la paix qui se prépare
entre la Suède et la Russie , c'est encore l'Angleterre
qui est menacée, puisque la première condition doit être son
exclusiondes ports suédois : une nouvelle tentative faite en
Calabre est pour elle encore un échec .
En Espagne , elle a réussi , dit-on , à faire mettre sous
les ordres du marquis de Vélesley la totalité des forces insurgées
; peut-être de cette imprudente mesure datera pour
elle l'époque où la rébellion cessera d'être dangereuse. Qui
répondra de l'obéissance des insurgés à un chef étranger
qui ne parlera plus en allié , mais en maître? Que devient
ici la junte de Séville , qui se croyait le gouvernement du
Midi ? Que devient le nom espagnol , pour lequel on a prétendu
combattre ? L'ambition anglaise , en se dévoilant ici,
pourrait bien se ravir à elle-même les derniers moyens qui
lui restent ; et si elle examine avec attention l'immensité
des efforts qu'elle a faits , le nombre des points qu'elle a
attaqués , des sacrifices qu'on lui a imposés vainement , et
le résultat misérable de tant de préparatifs et de tant de
pertes ; il est impossible de ne pas croire qu'elle renonce
bientôt à une lutte si fatale à l'Europe et si désastreuse
pourelle-même; il est impossible désormais que l'on compte
sur elle , et qu'on ne finisse pas par reconnaître que pour
n'être pas un allié dangereux , il faut au moins qu'une nation
soit une utile auxiliaire.
MERCURE 5.
DE
cen
DE FRANCE .
N° CCCCXXVII .- Samedi 23 Septembre 1809.
POÉSIE .
OSSIAN OU LA HARPE ÉOLIQUE (1 ) .
ROMANCE .
QUELS sons plaintifs troublent ma rêverie ?
En longs soupirs , quels accords inconnus
Ont réveillé dans mon âme attendrie
Le souvenir des jours qui ne sont plus ?
De Malvina , près de moi descendue
L'ombre chériea , d'un souffle léger ,
Fait résonner ma harpe , suspendue
Au chêne antique , ornement du rocher.
De mes amis les ombres héroïques
Pressent des monts les sommets blanchissans ;
Et , désertant leurs palais fantastiques ,
Viennent en foule invoquer mes accens .
Fils de Morven ! nobles rois de la guerre !
Qu'attendez-vous du Barde aux cheveux blancs ? -
(1) « Si le vent faisait résonner les harpes des Bardes , ce son était
> produit par le tact léger des ombres , etc. »
7
( LETOURNEUR , Discours prélim. de la trad. d'Ossian , p . lij . )
Depuis quelques années on a inventé de tendre , entre des arbres
de longs fils de fer qui , recevant le souffle des vents , rendent des
sons harmonieux. La harpe éolique est le fruit du perfectionnement de
cette invention . Sa forme élégante et simple en rend le transport
facile. Rien ne peut exprimer le charme mélancolique de cette musique
aérienne . ( On trouve ces harpes chez M. Pleyel , boulevard
Saint-Denis . )
N
194 MERCURE DE FRANCE ,
Déjà la tombe appelle ma poussière ;
Ma voix s'éteint sous la glace des ans .
Dans nos forêts l'hiver poursuit l'automne ,
Un deuil profond couvre nos champs déserts ;
Le vent qui siffle , et l'onde qui résonne ,
Répondent seuls à mes tristes concerts .
Mais... il se tait le son mélancolique ...
De mes amis la foule disparaît ;
Je reste seul au pied du chêne antique ;
L'onde en grondant insulte à mon regret.
Garde , ô ma harpe , et redis à mon âme
Ces sons plaintifs pour moi trop tôt perdus ;
Ces longs accords dont le charme m'enflamme ,
Et me rappelle aux jours qui ne sont plus !
EUSÈBE SALVERTE .
CATULLE A LUI-MÊME.
Si qua recordanti , etc.
Si le bien qu'on a fait laisse undoux souvenir ,
Qui d'un charme secret embellit l'avenir ;
Si l'homme vertueux éprouve un vrai délice
Ase rendre en son coeur l'honorable justice
De n'avoir point connu le mensonge odieux ,
Ni trompé les humains au nom sacré des Dieux :
Combien la passion , d'où naissent tes souffrances ,
Catulle , à tes vieux ans promet de jouissances !
N'as-tu pas , pour Lesbie , épuisé sans retour
Tout ce qui peut prouver le plus sincère amour ?
Pourquoi , toujours rebelle aux lois de la sagesse ,
D'un fol espoir encor vouloir nourrir l'ivresse ?
Pourquoi toujours porter le fardeau du malheur ?
De ton âme il est tems d'essayer la vigueur.
Sans doute , c'est l'effort d'un sublime courage
De rompre , tout d'un coup , un si long esclavage :
Celui qui fut long-tems enchaîné par l'amour ,
Ne saurait de son joug s'affranchir en un jour.
Il faut de l'héroïsme , et la tâche est pénible :
Mais la nécessité doit rendre tout possible.
SEPTEMBRE 1809 . 195
Si vous eûtes toujours pitié des malheureux ,
Grands Dieux ! si des mourans vous exaucez les voeux ;
Si je vous honorai ; si ma conduite est pure ;
Mettez un terme enfin aux tourmens que j'endure :
Jetez les yeux sur moi ! dissipez la langueur
Dont le poison pénètre et mes sens et mon coeur !
Je ne demande plus désormais l'impossible ,
Ni que Lesbie un jour soit fidèle ou sensible :
De Catulle par vous que les maux soient guéris !
De son culte assidu qu'il obtienne ce prix !
KERIVALANT .
ENIGME .
AIR : Aux montagnes de la Savoie.
Je viens du fond de la Savoie ,
Des montagnes où je naquis ,
Avec un enfant qu'on envoie
Quêter de pays en pays ;
Pour soulager son indigence
6
Hélas! il n'a que moi , moi seule , et l'espérance.
Α .... Η ......
LOGOGRIPHE .
Je suis ta compagne fidèle ,
Lecteur , et pour prix de mon zèle
Un dur lien m'attache à toi ,
Et cependant , ingrat , sans moi
Tu manquerais plus d'une affaire ;
Souvent , un tendre rendez-vous
Au lieu des plaisirs les plus doux ,
Ne t'offrirait qu'une chimère !
En moi , tu peux facilement
Trouver un fougueux élément;
Ce qui seconde la mémoire ;
La cause de bien des combats ;
Ce que le sage ne craint pas ;
L'antique cité dont la gloire
Na
/
196 MERCURE DE FRANCE ,
Jadis a rempli l'Univers ;
Ce qui s'élève dans les airs ,
En bravant les enfans d'Eole ;
Enfin j'offre encore à tes yeux
Un métal rare et précieux ,
Que roulent les flots du Pactole.
Α.... Η......
CHARADE .
1
MON premier vole .... avec ses ailes ,
Mon second vole .... avec ses ailes ;
Etmon tout vole .... avec ses ailes .
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Iris .
Celui du Logogriphe est Bourse , dans lequel on trouve ,
Celui de la Charade est Tourne-broche .
Ours.
.......
SEPTEMBRE 1809. 197
SCIENCES ET ARTS.
CURTII SPRENGEL HISTORIA REI HERBARIÆ.
-Deux forts vol . in- 8 ° . - A Paris , chez Treuttel et
Würtz , rue de Lille , nº 17 , et à Amsterdam , au
Bureau des arts et d'industrie . - Prix , 21 fr. pour
Paris , et 25 fr . franc de port jusqu'aux frontières de
l'Empire français.
CET ouvrage est un de ceux dont on ne peut faire
sentir l'importance et l'utilité que par une analyse faite
avec un certain détail et sur-tout avec exactitude .
Dans ce nouveau monument de sa vaste érudition (1) ,
le dessein du Docteur Sprengel a été de présenter le
tableau complet des révolutions et des progrès successifs
de la botanique depuis son origine la plus reculée , jusqu'en
1778 , époque de la mort de Linné.
Le long espace de tems durant lequel s'opèrent ces
révolutions , et se font ces progrès , est partagé en sept
périodes distinctes , dont chacune est traitée dans un
livre à part , suivant l'ordre des tems .
La première embrasse l'origine et les premiers développemens
de la botanique , et se termine à Aristote. La
seconde période comprend les progrès et les perfectionnemens
de cette science chez les Grecs et chez les
Romains , depuis Théophraste jusqu'à Galien. Elle est
par conséquent d'environ cinq cents ans .
La troisième est celle de la décadence commune de la
botanique et de toutes les études , durant la barbarie qui
suivit la destruction de l'Empire romain. Elle embrasse
près de douze cents ans .
La quatrième est celle de la restauration commune de
la botanique et des autres sciences. Elle est censée commencer
vers 1500 , et finit en l'an 1600 .
(1 ) Le Docteur Sprengel a déjà publié une Histoire et des Institutions
de médecine , deux ouvrages très-importans dont nous nous
proposons de rendre compte au public.
198 MERCURE DE FRANCE,
La cinquième, qui embrasse un siècle entier, est caractérisée
par la création de l'anatomie et de la physiologie
végétales . La sixième , qui va de 1700 à 1737 , présente
les premières ébanches du système sexuel. Enfin la
septième , que le Docteur Sprengel appelle Linnéenne
comprend depuis 1737 , époque des premiers travaux de
Linné , jusqu'à sa mort , en 1778 .
Le tableau de chacune de ces périodes , ou du moins le
tableau des plus importantes , présente une série de faits
qui se rapportent aux quatre principales branches de l'histoire
générale de la botanique : c'est-à-dire , à l'anatomie
et à la physiologie végétales ; à la découverte des nouvelles
espèces de végétaux ; à la création ou aux réformes des
systèmes et des méthodes de classification ; et enfin à la
fondation d'établissemens propres à favoriser les progrès
de la science dont il s'agit . Ainsi l'on voit que l'auteur
a combiné d'une manière très-simple un certain
ordre méthodique avec l'ordre purement chronologique .
On présume sans peine que les diverses périodes de
l'histoire de la botanique, ne peuvent présenter ni le
même degré , ni le même genre d'intérêt et d'instruction .
Mais il y a cela de particulier dans le travail du Docteur
Sprengel , qu'il a montré plus d'érudition là où son sujet
était par lui-même le moins intéressant. Les recherches
les moins utiles , il les rend piquantes du moins par la
singularité ..
Ainsi le premier livre n'est , en majeure partie , composé
que de fragmens peu cohérens entre eux , et qui
concernent davantage l'histoire générale de l'antiquité
que l'histoire spéciale de la botanique . On y trouve , par
exemple , sous le titre de Flore de la Bible , de Flore
Homérique , un catalogue des plantes nommées dans la
Bible et dans Homère , dont les noms sont traduits , par
conjecture , en noms Linnéens . Une Flore Hippocratique ,
qui vient à la suite de plusieurs fragmens érudits , est à
la fois plus riche , moins conjecturale et plus importante
que les deux premières . Cette Flore est une liste d'environ
150 plantes , la plupart médicales , désignées par les
noms originaux , traduits aussi en noms Linnéens .
L'histoire de la botanique , strictement parlant , ne
SEPTEMBRE 1809 . 199
commence qu'à Aristote. On sait que ce philosophe avait
écrit deux livres sous le titre de Théorie des Végétaux .
Le Docteur Sprengel n'hésite pas à croire , et prouve suffisamment
que les deux livres qui se trouventaujourd'hui
dans le recueil des OEuvres d'Aristote , sous le même titre ,
ne sont ni d'Aristote , ni dignes de lui . Ainsi tout ce qu'il
rapporte des idées de ce créateur de l'histoire naturelle
sur les plantes , se réduit à quelques aperçus très-généraux
, mais non sans importance , tirés presque tous de
l'histoire des animaux . C'est dans cet ouvrage que les ani- -
maux et les végétaux ont été , pour la première fois , envisagés
comme formant une seule et même série d'organisations
graduellement décroissantes en perfection , depuis
l'homme jusqu'au végétal le plus simple .
Le deuxième livre débute par une esquisse assez étendue
et très-soignée de la vie de Théophraste , et de ses
travaux sur les plantes . Il résulte de cette esquisse que
Théophraste doit être regardé comme le plus ancien botaniste
dont les ouvrages soient venus jusqu'à nous .
Quelqu'imparfaites que fussent les premières tentatives de
Théophraste , elles avaient cependant constitué la botanique
comme une véritable science , comme une branche
intéressante de la science de la nature .
Par une révolution singulière , que le Docteur Sprengel
ne remarque qu'à peine , loin de la développer et de l'expliquer
, la botanique , après Théophraste , n'est plus cultivée
que comme une branche de la médecine ou de l'économie
rurale , tant chez les Grecs que chez les Romains
. Après avoir donné un catalogue fort étendu des
médecins grecs , qui , à propos de matière médicale , s'occupaient
des végétaux , l'auteur en vient à parler de la
botanique chez les Romains , et ici son travail reprend de
l'intérêt , sans néanmoins entrer dans l'histoire positive
de la science.
Il donne une Flore de Virgile , curieuse en elle-même ,
et qui n'est pas sans importance pour l'histoire de l'agriculture
et des arts économiques chez les Romains . Ceux
qui admettent Virgile comme faisant autorité sur ce
point , remarqueront peut-être avec surprise que toutes
les plantes mentionnées par lui , soit comme plantes
200 MERCURE DE FRANCE ,
d'agrément , soit comme végétaux économiques , se réduisent
à 81 espèces .
Les deux chapitres de ce livre les plus importans (à
l'exception de celui où il s'agit de Théophraste ) sont
ceux où il est question de Dioscoride et de Pline . L'un
et l'autre , le dernier sur-tout , sont traités avec beaucoup
de justesse et de sagacité de critique .
Il résulte des recherches du Docteur Sprengel sur les
deux premières périodes de la botanique , que vers la fin
du second siècle de l'ère moderne , il y avait environ
1200 espèces de plantes connues .
Toute la période d'ignorance qui suivit l'invasion de
l'occident par les barbares aurait pu être omise sans
aucun préjudice réel pour l'histoire de la science . Mais ,
comme on a déjà pu le voir, le Docteur Sprengel est accoutumé
à tirer de l'aridité même de son sujet des eccasions
de montrer son étonnante érudition , et sa patience
dans les recherches laborieuses . Ainsi , entr'autres dissertations
particulières dont se compose le tableau de
cette déplorable période , se trouve une liste des plantes
agréables ou usuelles que Charlemagne faisait cultiver
dans les jardins particuliers : cette liste n'excède pas
70 espèces .
Un article plus intéressant de cette même période ,
c'est le recensement de tous les végétaux connus des
Arabes . Il paraîtrait , d'après notre auteur , que les Arabes
avaient ajouté environ 150 nouvelles espèces à celles
qu'avaient déjà nommées ou décrites les Grecs et les
Romains . D'un autre côté , les médecins du moyen âge
avaient observé , soit en Italie , soit dans les Gaules , une
cinquantaine d'autres espèces : de sorte que le nombre
des végétaux connus immédiatement avant la naissance
de la botanique était , en tout , d'environ 1400 ; ce qui
fait 600 de plus que ne le supposait Haller .
La période suivante commence à présenter un intérêt
soutenu , et une suite progressive de tentatives , de découvertes
et de recherches . L'histoire de cette période
débute par celle des commentateurs qui écrivirent sur
les ouvrages anciens où il était traité des plantes . Bientôt
après , quelques esprits plus actifs , au lieu de se borner
SEPTEMBRE 1809 . 201
à douter si telles ou telles plantes étaient ou n'étaient pas
celles dont avaient parlé les Grecs et les Romains , commencèrent
, dans presque toutes les contrées de l'Europe
, à chercher et examiner les végétaux indigènes . Le
Docteur Sprengel nomme plus de trente auteurs qui s'occupèrent
avec plus ou moins de fruit de cette recherche
et de cet examen.
L'établissement des jardins de botanique qui appartient
à cette période , les nombreux voyages qu'on fit
alors , contribuèrent à répandre le goût de la botanique ,
et à multiplier le nombre des végétaux connus . Dès le
milieu du XVIe siècle , ce nombre était vraisemblablement
de quatre à cinq mille , et plus que suffisant pour
rendre indispensable la formation de systèmes et de méthodes
de classification. Aussi les premiers essais de
ce genre datent- ils de cette époque. C'est celle de
Gessner , de Césalpin , de l'Ecluse , de Lobel , etc. ,
hommes d'un zèle infatigable , d'une sagacité singulière ,
d'un esprit étendu , et dont les travaux sont presque oubliés
sans avoir été surpassés , car entre eux et les plus
distingués des botanistes postérieurs , il n'y a que la différence
des tems où les uns et les autres ont vécu .
L'analyse des immenses travaux des deux Bauhins ,
sur-tout de Gaspar , termine d'autant plus convenablement
l'histoire de cette période , que ces deux savans
hommes laissèrent une sorte d'inventaire de toutes les
richesses que la botanique avait acquises jusqu'à eux .
La découverte et les premiers perfectionnemens du
microscope amenèrent la cinquième période , signalée par
la création de l'anatomie et de la physiologie végétales :
lapremière fondée en Angleterre , par les découvertes de
Grew et de Malpighi : la seconde en France , par les
observations de Perrault , de Dodart , de Mariotte .
Ce fut aussi dans cette période que commença à avoir
cours l'opinion publiée dès 1604 (2) , par Zaluzanis , de
la propagation des végétaux par le concours d'organes
sexuels distincts , et que l'on songea à confirmer cette
opinion par des expériences . Ce fut un anglais , Bobart ,
(2) Même dès 1592 . 4
202 MERCURE DE FRANCE ,
f qui en 1686 , fit la première de ces expériences sur le
Lychnis dioïca . L'impartialité du Docteur Sprengel sur
ce point est peut-être un peu plus remarquable que sur
beaucoup d'autres , en ce que les Allemands semblent
s'obstiner à réclamer pour Jacques Camérarius la priorité
des expériences faites dans cette vue , sans trop
songer que le résultat de ces expériences a été depuis
fortement contesté (3 ) .
,
Deux des articles les plus intéressans et les plus détaillés
de ce cinquième livre , sont consacrés à Ray et
à Tournefort . Tout en rendant justice à ce dernier
comme à l'un des plus illustres fondateurs de la science
le Docteur Sprengel critique sa méthode avec justesse et
sagacité , mais presqu'avec autant d'instance que s'il
pouvait exister , en botanique , un systême artificiel
exempt d'inconvénient et de défaut , et que si celui de
Tournefort , à tout prendre , n'était pas un des moins
imparfaits , et peut-être le moins imparfait de tous .
L'objet le plus apparent du sixième livre est , en quelque
sorte , de préparer l'attention à la création du système
sexuel , que le Docteur Sprengel regarde comme la
création principale de la période suivante. Aussi indiquet-
il , avec beaucoup de soin , les diverses tentatives qui
furent faites pour confirmer et pour étendre la découverte
de la sexualité dans certains organes des plantes :
et il est assez curieux de remarquer que , déjà assez
long-tems avant Linné , l'opinion sur l'existence d'organes
sexuels dans les végétaux était si accréditée et si
répandue que des observateurs distingués , tels que
Réaumur , Billen , Micheli , n'hésitaient pas à trouver
des organes mâles et femelles dans les familles entières
de plantes , où personne ne les a trouvés depuis eux ,
du moins avec certitude. Cette époque est aussi trèsremarquable
en ce qu'on y vit éclore le germe de plusieurs
idées qui n'attirent l'attention et ne font , pour
ainsi dire , fortune que dans la période suivante. Telle
est , entr'autres , l'idée fondamentale du système sexuel
lui-même énoncée par Burckhart en 1702 , avec tant de
(3) Camérarius n'a écrit qu'en 1694.
SEPTEMBRE 1809 . 203
précision , qu'il ne reste guère à Linné que la gloire de
l'avoir appliquée (4) .
Comme cela devait être par la progression naturelle
du sujet , le septième livre de l'ouvrage est le plus considérable
de tous , en importance aussi bien qu'en étendue .
Ce livre débute par une notice de la vie et des travaux de
Linné , notice travaillée avec prédilection , et le morceau
le plus brillant de l'ouvrage entier. Linné n'y est
pas seulement envisagé comme réformateur de la botanique
en particulier , mais encore comme celui de l'histoire
naturelle en général . Le Docteur Sprengel ne trouve
à lui comparer que le seul Aristote ; et il établit entre
le philosophe grec et le naturaliste suédois un parallèle
assez rapide , où il s'étudie principalement à faire ressortir
les différences qui les caractérisent l'un et l'autre :
ce qui est presque toujours le seul motif sensé d'un
parallèle entre des hommes qui par cela même qu'ils sont
supérieurs , ne peuvent qu'imparfaitement se ressembler .
Onpourra contester , sans doute , la justesse absolue de
(4) Un chrétien d'Alexandrie , un évêque des premiers siècles de
l'Eglise , l'auteur des Amours de Leucippe et Clitophon , Achilles
Tatius , dans le Ier livre de son roman , parle en termes assez clairs du
sexe des plantes :
« Les philosophes ont sur les plantes une opinion que je croirais
> fabuleuse , si elle n'était confirmée par celle des agriculteurs ; c'est
> que les plantes s'aiment entr'elles , et que cette passion est un véri-
> table tourment pour le dattier. On dit en effet qu'il y a des dattiers
→ mâles , et des dattiers femelles. Les premiers sont vivement épris
> des seconds ; et s'il arrive à un couple de ces amans d'être plarités
> trop loin l'un de l'autre , le mâle se dessèche et périt d'amour. Le
→ laboureur qui les contemple d'un lieu élevé , est bientôt instruit de
> ces peines secrètes . Il voit la plante amoureuse se pencher vers l'objet
> qui l'attire ; et prompt à soulager le mal qui la tue , il prend un
> rameau du dattier femelle , et va le plonger dans le coeur du mâle ,
> qui se laissant pénétrer au feu de ses embrassemens , respire enfin ,
> et reprend la force et la vie. Voilà ce qu'on appelle un mariage de
> plantes. » Mais l'évêque Romancier ne fait que répéter en poète çe
que Théophraste et même Hérodote avaient avancé , comme naturalistes
, et enhistoriens .
204 MERCURE DE FRANCE ,
l'idée que le Docteur Sprengel s'est faite des travaux de
Linné , et de leur degré d'importance pour le perfectionnement
réel de la science . Cependant on reconnaîtra
qu'il n'y a ni exagération , ni partialité dans l'exposé
qu'il fait de ces mêmes travaux. Le reste du livre , c'està-
dire , sa très-majeure partie , est consacrée à représenter
l'influence que le système sexuel eut sur la culture
de la botanique , à retracer les oppositions que rencontra
ce systême , les triomphes qu'il obtint , toutefois sans
que l'auteur néglige d'exposer et d'analyser les travaux
qui furent entrepris dans des vues contraires à celles de
Linné , ou dans des vues seulement différentes . Mais ces
divers détails étant très-nombreux , et presque tous d'une
grande importance pour l'histoire de la botanique , il
serait impossible ici d'en indiquer la série sans excéder
considérablement les bornes que nous avons dû nous
prescrire.
Tels sont le plan , la marche et les points capitaux
de l'histoire de la botanique par le Docteur Sprengel ;
mais il s'en faut bien qu'une indication si rapide et si
vague puisse faire présumer le degré d'intérêt et le genre
d'utilité de son ouvrage , non plus que l'étendue d'érudition
et la sagacité d'esprit qu'il a fallu pour le composer
.
L'attention scrupuleuse avec laquelle l'auteur a retiré
d'une infinité de livres presqu'entiérement oubliés , les
vues et les idées , les erreurs et les tâtonnemens à la suite
desquels la théorie de la science en est venue au point
où nous la voyons aujourd'hui , nous semble mériter
d'autant plus d'éloges que l'utilité de ces sortes de recherches
est plus indirecte , sans être moins réelle .
Mais ce qui caractérise peut-être plus particulièrement
le travail du Docteur Sprengel , ce qui peut le rendre
d'une utilité plus positive , et en quelque sorte , plus journalière
, c'est le soin qu'il a pris en traitant des auteurs
qui ont publié des descriptions de plantes , de donner
une liste complète de celles qui dans chaque auteur se
trouvaient être ou tout à fait nouvelles , ou simplement
mieux décrites . On ade la sorte sous les yeux les tableaux
distincts de toutes les acquisitions successives de la bota
SEPTEMBRE 1809 . 205
nique , depuis les premiers tems jusqu'à la mort de Linné .
Ce qui complète l'utilité de ces tableaux , c'est la peine
qu'a prise l'auteur de transporter en noms Linnéens ,
chaque phrase par laquelle chaque plante a été désignée
pour la première fois. Enfin la variété , l'exactitude , la
précision , l'impartialité des analyses dont se compose
l'ouvrage que nous désirons faire connaître , le rendent
indispensablement nécessaire à quiconque s'occupe assez
sérieusement de la botanique pour mettre du prix à
savoir l'histoire de cette science . Il est inutile d'ailleurs
de faire observer que dans une production de la nature
de celle-ci , et composée sur le plan que nous venons
d'indiquer , les omissions , les répétitions , les incertitudes
sont des défauts presqu'inévitables . Nous dirons seulement
qu'il serait ridicule d'exiger en ce genre au-delà
de ce qu'a fait notre auteur.
Généralement parlant , on trouvera , tant dans les principaux
détails que dans le plan de son ouvrage , plus
d'exactitude et d'érudition , que de cet esprit qui rapporte
avec justesse et clarté à un petit nombre de résultats et
de points de vue essentiels une grande multitude d'idées
divergentes et d'aperçus divers .
L'auteur n'a peut-être pas toujours distribué dans
l'ordre où elles devaient se lier et s'éclairer le mieux, les
diverses parties de son travail. Il nous semble , par
exemple , que les travaux d'Aristote et de Théophraste
constituent dans l'histoire de la botanique une époque ,
pour ainsi dire , indivisible , aussi distincte de ce qui la
précède immédiatement que de ce qui la suit. Cependant
le Docteur Sprengel a placé l'exposé des vues d'Aristote
sur les végétaux à la suite de plusieurs recherches auxquelles
rien ne les lie; et il a renvoyé la notice des opinions
de Théophraste à la seconde période , où elles se
trouvent dans une sorte de contraste avec tout ce qui les
accompagne ; la botanique étant descendue dans cette
période de son rang de science à n'être plus qu'une
dépendance stérile de la médecine.
Lorsqu'il apprécie les idées et les vues de quelques
botanistes distingués, nous avons cru apercevoir quenotre
auteur , un peu trop attaché à considérer ces botanistes
1
1
206 MERCURE DE FRANCE ,
comme fondateurs ou réformateurs de méthodes , négligeait
quelquefois des traits plus propres à caractériser
leur génie . Ainsi , pour n'en citer qu'un exemple , il
semble ne voir dans Bernard de Jussieu qu'un des fondateurs
de la méthode naturelle en botanique , et non le
grand observateur qui a déduit cette méthode d'un principe
général , le plus fécond et le plus profond de tous
ceux que l'on a jusqu'à présent appliqués à l'étude et à la
classification des êtres organisés . Nous osons penser
encore que plusieurs naturalistes trouveront que le Docteur
Sprengel , dans la manière d'envisager le systême
sexuel de Linné , lui donne plus d'importance qu'il n'en
devrait avoir dans une histoire générale de la botanique .
Ceux qui aiment à chercher dans l'histoire des diverses
sciences ces traits qui leur sont communs à presque
toutes , et qui , par conséquent , peuvent passer pour des
traits caractéristiques et généraux de l'esprit humain , en
apercevront quelques-uns dans cette histoire de la botanique
. Ils y trouveront une preuve de plus , que dans les
sciences d'observation , une découverte importante n'est
presque jamais l'oeuvre propre et absolue d'un seul
homme ; que certaines idées heureuses qui font d'abord
avancer les sciences , en suspendent ensuite long-tems la
marche , parce qu'on en fait une application trop absolue
; que les sciences ne s'élèvent à la hauteur où elles
deviennent dignes de ce nom que quand elles sont cultivées
pour elles-mêmes , et non dans la vue d'en retirer
des services immédiats ; enfin que plus une découverte ,
une idée sont importantes , et plus elles accroissent , dans,
notre esprit , l'immense disproportion entre ce qui est
connu , et ce qui est ignoré .
,
Nous n'avons pas encore parlé du style de cet ouvrage ,
etnous n'en avons que peu de chose à dire . L'auteur a
selon nous , bien fait d'adopter la langue latine pour
écrire l'histoire de la botanique , non seulement parce
que cette langue peut être encore regardée comme la
langue universelle des sciences , mais encore parce que
les inventeurs et les observateurs les plus distingués en
botanique , ayant exposé leurs idées ou leurs découvertes
en latin, cette langue est en quelque sorte devenue la
SEPTEMBRE 1809 . 207
langue naturelle de la science , langue toujours très-difficile
à traduire dans les langues vulgaires de l'Europe . Le
style du Docteur Sprengel nous a paru habituellement
ce qu'il devait être dans un ouvrage de cette nature ,
simple , clair , et précis .
On a vu que cet ouvrage ne contient pas l'histoire
complète de la botanique et qu'il s'arrête à la mort de
Linné . Le tems qui s'est écoulé depuis , quoiqu'assez peu
considérable, forme une nouvelle période , probablement
la plus intéressante et la plus riche de toutes , et celle où
il semble que la botanique se soit élevée décidément à la
consistance et à la dignité d'une science réelle . Il nous
semble que personne ne lira l'ouvrage dont nous venons
de parler sans former le voeu que l'auteur le poursuive.
Onpourra concevoir et exécuter autrement que lui l'histoire
de la botanique ; mais , de quelque manière qu'on
prétende l'écrire , on ne pourra ni se passer du travail du
Docteur Sprengel , ni le consulter sans reconnaissance .
Α. Ζ .
208 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
MÉMOIRE HISTORIQUE SUR LA BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE DE
BRUXELLES , par M. DE LA SERNA SANTANDER, correspondant
de l'Institut national.- A Bruxelles , et se trouve
à Paris , chez les frères Filliard. Un vol . in-8° . -
1809.
-
PARMI les Bibliothèques de France qui s'enorgueillisent
autant de leur ancienneté que de leurs richesses , celle
des anciens comtes de Flandres doit être mise au premier
rang. Semblable aux grands Empires , elle n'eut que de
faibles commencemens : une Bible , un Missel , le recueil
poétique des Minnesingers , les Troubadours du pays
suffirent d'abord pour charmer les loisirs des princes qui
la formèrent . Elle prit de plus grands accroissemens sous
le règne des souverains de la maison de Bourgogne .
Philippe-le-Bon , sur - tout , protecteur distingué des
lettres , l'enrichit à grands frais . David Aubert , dans le
prologue de la Chronique de Naples , dit : « Nonobstant
>> que ce soit le prince , sur-tout autres garny de la plus
>> riche et noble librairie du monde , si est-il moult en-
>> clin et désirant , de chacun jour , l'accroistre , comme
» il fait , pourquoi il a journellement , en diverses contrées ,
>>> grands clercs , orateurs , translateurs et écripvains à ses
>> propres gages occupés ( 1 ) . »
L'on peut ajouter à l'appui de ce témoignage , qu'il restait
encore en 1746 , dans la Bibliothèque de Bruxelles ,
un grand nombre d'ouvrages dédiés au duc Philippe-le-
Bon , composés , copiés et translatés par ses ordres , tant
pour son amusement particulier que pour l'instruction
de son fils Charles , depuis surnommé le Téméraire . Ce
fut alors que cette collection prit le nom de Bibliothèque
de Bourgogne , titre qu'elle a conservé jusqu'à nos jours .
A cette époque les livres étaient regardés comme des
(1 ) Notice sur un manuscrit intitulé : le Tournois de la Gruthuse ,
par M. Van Praët .
objets
SEPTEMBRE 1809 . 209
objets si précieux , que l'on appelait garde-joyaux ceux
qui étaient chargés de conserver les Bibliothèques .
DEPT
DE
LA
M. de la Serna Santander l'un de nos plus savans biblio
graphes et maintenant garde -joyaux de la Bibliothèque
de Bourgogne , vient de donner un nouvel éclat à l'éta
blissement qui lui est confié , en publiant un mémoir
historique fort curieux sur son origine, ses accroissemens ,
et son état actuel . Les recherches de M. dela Serna n'ont
même pas été uniquement bornées à cet objet ; il a porté
plus loin ses vues , en associant d'une manière intéressante
les progrès de la Bibliothèque de Bourgogne à
ceux des lettres, pendant le moyen âge ; s'il se présente
quelque point important de l'histoire littéraire à éclaircir,
il n'en laisse pas échapper l'occasion . La science des
manuscrits qui , pour lui , n'a point de ténèbres , lui
révèle presque toujours des faits peu connus , propres à
piquer la curiosité que les ouvrages d'érudition n'excitent
plus guère parmi nous. C'est avec plaisir que l'on remonte
le cours des siècles pour assister aux règnes brillans
de Philippe-le-Bon et de Marguerite d'Autriche , si
célèbre par son esprit , sa gaieté et ses malheurs . Cette
princesse , chargée du gouvernement des Pays-Bas pendant
la minorité de Charles V, y fit fleurir les lettres et
les arts . M. de la Serna donne à ce sujet des détails remplis
d'intérêt . Marguerite aimait sur-tout la poésie française
; elle composait des vers et des chansons dont
M. de la Serna rapporte quelques fragmens (2) . Voici
une strophe qui n'est certainement pas dépourvue de
verve ni d'harmonie :
Cueurs désolés par toutes nations ,
Deul enssemblez et lamentations :
Plus ne querez l'armonieuse lyre
Lyesse , esbas et consolations :
Laissez aller prenez (3) pleurs et passions
Et m'aidez tous à croistre mon martyre
Cueurs désolés .
(2) Ces fragmens sont extraits du Recueil des chansons de Marguerite
, manuscrit qui se trouve aujourd'hui à la Bibliothèque impériale
, où il a été transporté de Bruxelles .
(3) Nous présumons qu'à la place de ce mot insignifiant prenes ,
۱
5
cen
210 MERCURE DE FRANCE ,
L'on connaît l'épitaphe badine que Marguerite fit au
milieu d'une tempête affreuse en allant en Espagne pour
épouser l'infant don Jean :
Cy-gist Margot la gente demoiselle
Qu'eust deux maris et si mourut pucelle.
Pour entendre ces vers il faut se rappeler qu'elle avait
d'abord été fiancée au dauphin , depuis Charles VIII .
M. de la Serna expose les variations successives
qu'éprouva la Bibliothèque de Bourgogne , tour à tour
incendiée , ensevelie dans des souterrains , décimée par
des commissaires français , lors de la prise de Bruxelles
par le maréchal de Saxe. Il arrive enfin à l'époque plus
heureuse où le comte de Cobentzel et le prince de
Stharemberg , ministre plénipotentiaire de l'Impératrice-
Reine , s'occupèrent d'un établissement qui , par leurs
soins généreux , fut rendu à son ancienne splendeur .
Néanmoins cet état florissant ne dura pas. Les armées
victorieuses de la France ayant occupé Bruxelles en
1794 , le représentant du peuple , Laurent , fit enlever
de la Bibliothèque de Bourgogne sept chariots de livres
et de manuscrits. Quelque tems après MM. Le Blond ,
de Wailly , etc. , commissaires des sciences et des arts ,
choisirent encore deux cents manuscrits , environ , pour
la Bibliothèque nationale .
Lorsque la Belgique fut réunie à la France , l'administration
centrale du département de la Dyle , composée
d'hommes éclairés , confia à M. de la Serna et à M.
Gerard , secrétaire perpétuel de l'Académie de Bruxelles ,
le soin de mettre en ordre la Bibliothèque de Bourgogne ;
depuis cette époque elle a constamment prospéré , plusieurs
belges , amis des lettres , se firent un devoir de
contribuer à son accroissement : parmi eux il faut citer
en premier ordre M. le sénateur comte Lambrechts , qui ,
pour être honoré , n'a jamais eu besoin des dignités dont
ú a été revêtu .
qui est dans la copie de cet article , il faut lire plaincs , plaintes .
planctus , et que la ponctuation doit être telle que nous la rétablissons
jci , sans quoi ces vers n'auraient point de sens .
(Note des Editeurs du Mercure.)
SEPTEMBRE 1809. 211

La Bibliothèque de Bruxelles est maintenant placée
dans le palais de l'ancienne Cour. Le Muséum , le Cabinet
d'histoire naturelle , le Jardin botanique réunis
dans le même local , font de cet établissement un des
plus magnifiques temples des arts qui soient en France .
Le Mémoire historique sur la Bibliothèque de Bour
gogne est terminé par deux notices sur les anciennes
institutions littéraires et sur les musiciens célèbres de la
Belgique. Le dernier sujet avait déjà été traité par le
hon et savant M. Van-Hulthem (4) , à qui la ville de
Gand a les mêmes obligations que Bruxelles à M. de la
Serna . JUSTIN-LAMOUREUX .
TRADUCTIONS NOUVELLES DE SALLUSTE.
(SECOND ARTICLE.)
On lit dans Salluste : 1
«Sed in eâ conjuratione fuit Q. Curius , natus haud
obscuro loco , flagitiis atque facinoribus coopertus ; quem
censores senatu probri gratiâamoverant. Huic homini non
minorvanitas ineratquam audacia; neque reticere quæ audierat,
neque suamet ipse scelera occultare. Prorsus neque
dicere nequefacere quidquam pensi habebat. Erat ei cum
Fulvia , muliere nobili , stupri vetus consuetudo ; cui cùm
minus gratus esset , quòd inopiâ minus largiri poterat ;
repente glorians maria montisque polliceri coepit, minari
interdum ferro , nisi obnoxia foret , postremo ferociùs
agitare quam solitus erat. At Fulvia insolentiæ curii causâ
cognita , tale periculum reipublicæ haud occultum habuit;
sed, sublato auctore , de Catilinæ conjuratione quæ quoque
modo audierat compluribus narravit. Ea res in primis
studia hominum accendit ad consulatum mandandum
M. Tullio Ciceroni : namque antea pleraque nobilitas invidiâ
æstuabat , et quasi pollui consulatum credebat , si
eum quamvis egregius , homo novus , adeptus foret ; sed
ubi periculum advenit, invidia atque superbia post fuêre.n
M. Dureau de la Malle .
«Dans cette conjuration se trouvait Quintus Curius ,
(4) Discours prononcé dans une réunion d'artistes belges ,
02
212 MERCURE DE FRANCE ,
1
homme qui n'était pas sans naissance , mais couvert de
crimes et d'opprobre : les censeurs l'avaient rayé du sénat.
pour ses infamies . Cet homme n'avait pas moins d'inconsidération
que d'audace. Il ne pouvait taire ce qu'on lui
avail dit , pas même cacher ses propres crimes ; il se permettait
de tout dire et de tout faire.
>>Il avait une vieille liaison avec une femme noble, nommée
Fulvie , dont les complaisances se refroidissaient depuis
quelque tems , parce qu'il ne pouvait plus faire les
mêmes largesses depuis le dérangement de sa fortune . Tout
à coup, d'un air triomphant , ilse mit à luifaire lesplus
magnifiques promesses; quelquefois il la menaçait de la
poignarder si elle ne se soumettait à ses désirs; enfin, dans
toute sa conduite, il y avait un changement EXTRAORDINAIRE.
Fulvie en ayant su bientôt la cause , ne garda point
le secret sur le péril imminent que courait la république.
Elle s'abstint seulement de nommer celui de qui elle tenait
cet avis; mais elle dit à une foule de personnes ce qu'elle
savait de la conjuration de Catilina et comment elle le savait.
Ce fut sur-tout cette alarme qui , réchauffant tous les
citoyens pour Cicéron , le FIT consul. Dans tout autre moment
, un pareil choix eût soulevé l'orgueil des nobles . Un
homme nouveau , avec les talens même les plus extraordinaires
, leur paraissait souiller le consulat ; mais l'approche
du périlfit taire l'orgueil et l'envie. »
Le lecteur a déjà pu voir dans ce morceau plusieurs
traces de ce langage trop familier que j'ai cru devoir reprocher
à l'auteur. Une vieille liaison est assurément une
expression très-commune et sur-tout trop faible pour
remplacer vetus stupri consuetudo. Il se mit à lui faire
les plus magnifiques promesses , me semble une tournure
presque triviale. On pouvait rendre , je crois , plus
heureusement : Postremo ferociùs agitare quàm solitus
erat. At Fulvia insolentiæ Curii causâ cognita , etc.; et
latraduction de ce passage était si facile qu'on ne conçoit
pas comment elle a pu échapper à un homme du
mérite de M. Dureau. Sublato auctore, exprimé par une
longue périphrase , paraît d'autant plus étonnant , que les
deuxlangues emploient avec beaucoup d'élégance le mot
auctore dans le même sens . Réchauffant tous les coeurs
pour Cicéron , le fit consul; cette locution du traducteur
manque à la fois d'exactitude , de noblesse et d'harmoSEPTEMBRE
1809 . 213
nie. Mais voici une faute plus grave et que la seule lecture
du texte suffisait pour éviter .
Salluste dit énergiquement :
"Namque antea pleraque nobilitas invidia æstuabat, et
quasi pollui consulatum credebant, si eum quamvis egregius,
homo novus adeptusforet.n
Ecoutons l'interprète :
Dans tout autre moment, un pareil choix eût soulevé
l'orgueil des nobles . Un homme nouveau , même avec les
talens les plus extraordinaires , leur paraissait souiller en
quelque sorte le consulat.n
D'abord pourquoi couper deux membres de phrases
si bien liés par le sens dans l'original? Ensuite que sont
devenues ces deux belles expressions , invidiâ æstuare ,
qui peignent énergiquement une vérité d'observation?
Les talens les plus extraordinaires dépassent de beaucoup
la mesure d'éloges que Salluste , son ennemi , voulait
accorder à Cicéron , sur qui tombe l'épithète egregius .
M. Dureau de la Malle avait assurément bien plus de
talens qu'il n'en fallait pour effacer ces taches . Passons
au second traducteur :
M. Lebrun .
« Parmi les conjurés était Quintus Curius , personnage
distingué par sa naissance , mais perdu de débauches , couvert
de crimes et chassé du sénat par les censeurs comme
infâme. Aussi léger qu'audacieux , Curius ne pouvait taire
ce qu'il avait entendu; il ne savait pas même dissimuler
ses propres crimes ; enfin , il ne respectait aucune bienséance
, ni dans ses actions , ni dans ses discours . Il entretenait
depuis long-tems un commerce coupable avec une
femme noble , nommée Fulvie ; mais l'amour de Fulvie
était affaibli depuis que le dérangement de la fortune de
Curius l'avaitforcé à restreindre ses libéralités . Voilà que
tout à coup , d'un air triomphant , il fit à son amante des
promesses excessives ; mais d'autres fois il la menaçait de
la tuer si elle se refusait à ses désirs : enfin il la traitait avec
une arrogance tout à fait nouvelle. Fulvie en ayant découvert
le motif, ne tint point secret le grand danger de la république
: elle se tut seulement sur Curius . A cela pres ,
214 MERCURE DE FRANCE ,
elle raconta à plusieurs personnes ce qui lui avait été ditde
la conjuration de Catilina et comment elle l'avait appris . Ce
fut là sur-tout le motifqui anima les citoyens , qui les engagea
à déférer le consulat à M. Tullius Cicéron. Auparavant,
la plupart des nobles , ennemis implacables du peuple,
eussent régardé le consulat comme souillé pour ainsi dire ,
si un homme nouveau , quel que fût d'ailleurs son mérite
en eût obtenu les honneurs ; mais à l'approche du danger ,
la haine et l'orgueil cédèrent au sentiment de la crainte. "
Il ne faut que lire ce morceau , d'ailleurs élégant et
bien tourné , pour voir que l'auteur recherche le nombre
de la période , et qu'il multiplie les mots sans nécessité .
Ce défaut ne paraît pas très-grave d'abord , mais comme
il domine partout , il ôte à la traduction le caractère et
le cachet de l'original . M. Dureau de la Malle a seul des
trois traducteurs conservé la tournure négative du latin
dans ces mots , natus haud obscuro loco . Il a dit : Qui
n'était pas sans naissance; traduction infiniment préférable
à cette expression positive : Personnage distingué
par sa naissance . Amante , et promesses excessives ,
n'étaient pas les mots propres . Elle se tut seulement sur
Curius , rend mal et trop longuement sublato auctore .
Ce fut là sur-tout ce qui anima les citoyens , qui les
engagea à déférer le consulat à M. Tullius Cicéron . "
Mieux vaudrait encore la traduction un peu trop familière
de M. Dureau de la Malle. On y retrouve au moins
quelque chose de la vigueur du texte . Toute la fin du
morceau , à l'exception de ces mots , individiâ æstuabat,
dont la version ne donne pas même une idée , est exacte
et bien écrite. Voyons si le troisième traducteur soutiendra
la comparaison :
M. Mollevaut.
Dans cette conjuration se trouvait Q. Curius , d'une
haute naissance , couvert d'infamies et de crimes, et que
son opprobre fit chasser du sénat par les censeurs . Cet
homme, d'une vanité égale à son audace , ne sachant ni
taire ce qu'il avait appris , ni cacher ses propres crimes , ne
mesurait nullement ni ses discours ni ses actions . Il avait
une ancienne habitude de débauche avec Fulvie , femme
SEPTEMBRE 1809. 215
)
noble , à laquelle il était moins agréable depuis que l'indigence
diminuait ses largesses. Tout à coup il se vante, lui
fait les plus grandes promesses , la menace du glaive si
elle ne lui est soumise, la traite enfin avec plus de hauteur
que de coutume. Elle apprend la cause de cette insolence
et ne cache point le danger de la république ; mais , sans
nommer son auteur , elle raconte à plusieurs personnes ce
qu'elle sait et comme elle est instruite de la conjuratiom.
Alors sur-tout les citoyens brûlèrent de nommer Cicéron
consul. Auparavant , la plupart des nobles , bouillant d'une
jalouse colère , croyaient prostituer le consulat , si un
homme nouveau , quoique plein de mérite , y parvenait ;
mais le danger éloigna l'orgueil et l'envie . "
Il me semble qu'on trouve plus de brièveté , plus de
vigueur , plus de Salluste enfin dans ce morceau qui
cependant n'est ni sans taches , ni a beaucoup près le
meilleur de ceux du jeune traducteur . Outre la remarque
que j'ai déjà faite , ces mots d'une haute naissance , sans
rien qui les précède , paraissent brusques et manquent
d'élégance . Au lieu de fit chasser , il fallait avait fait
chasser. Je préfère beaucoup la première phrase de
M. Dureau de la Malle. Il avait une ancienne habitude
de débauche rend très - fidèlement vetus stupri consuetudo;
et quoiqu'il fût plus conforme au génie de notre
langue de dire : Il entretenait depuis long-tems un commerce
criminel , etc.; je crois qu'il vaut encore mieux
respecter , comme l'a fait M. Mollevaut , la pensée de
Salluste , qui a voulu peindre une courtisane , une femme
perdue de débauche , et digne de son amant . Peut-être
les deux auteurs précédens ont ils eu raison de traduire
inopia par dérangement de fortune ; leur expression
donne plus d'exactitude au sens . En effet , l'indigence ne
diminue pas des largesses , elle les fait cesser entièrement.
Si elle ne lui est soumise : le latin se contente du mot
obnoxia ; mais notre langue exige un léger commentaire .
Hauteur ne remplace pasferocius . Alors sur- tout les citoyens
brûlèrent de nommer Cicéron consul. Cette phrase
est nue , et ne rappelle ni l'élégance ni le nombre que
l'on remarque dans le latin : Ea res imprimis studia hominum
accendit ad consulatum mandandum M. Tullio
216 MERCURE DE FRANCE ,
Ciceroni. Je demande aux traducteurs la permission de
leur proposer cette version : ce fut sur-tout cette circonstance
qui enflamma tout le monde du désir de confier
le consulat à M. Tullius Cicéron , ou qui alluma dans
tous les coeurs le désir de voir le consulat remis entre les
mains de M. Tullius Cicéron , M. Mollevaut a seul approché
d'invidia æstuabat. Croyait prostituer le consulat..
Une nuance infiniment délicate dans le sens et dans
l'expression fait désirer ici aų lecteur attentif le mérite de
la fidélité . Il fallait dire comme Salluste : Auraient cru le
consulat souillé en quelque sorte . M. Lebrun a senti cette
délicatesse ; il a aussi mieux rendu la dernière phrase du
texte .
Citons maintenant , sans les interrompre par des observations
de détail qui pourraient détruire l'effet du plus
bel ensemble , citons , dis-je , trois morceaux dans lesquels
nous laisserons le talent de chacun des traducteurs
se développer sous les yeux du lecteur .
Nous nous rappelons encore l'aspect de la capitale
dans les jours d'alarmes de notre révolution , l'empressement
des uns , la stupeur des autres , l'inquiétude générale
, le voile de tristesse et de deuil répandu sur la
ville entière . Salluste avait vu Rome dans les mêmes.
angoisses , dans le même abattement au moment de la
découverte de la conjuration de Catilina , et des mesures
de défense prises par les consuls : il est curieux de comparer
son récit aux scènes dont nous avons été les témoins
. Voici comment il s'exprime :
Quibus rebus permota civitas , atque immutata urbis
facies : ex summâ lætitiâ atque lascivia , quæ diuturna
quies pépererat , repente omnis tristitia invasit. Festinare,
trepidare ; neque loco , neque homini cuiquam satis credere;
neque bellum gerere , neque pacem habere : suo quisque
metu pericula metiri. Ad hoc , mulieres , quibus , pro reipublicæ
magnitudine , belli timor insolitus , afflictare sese ,
manus supplices ad cælum tendere ; miserari parvos liberos
; rogitare , ómnia pavere ; superbiâ atque deliciis
omissis , sibi patriæque diffidere. At Catilinæ crudelis
animus eadem illa movebat , tametsi præsidia parabantur ,
et ipse lege Plautiâ interrogatus ab L. Paulo . Postremo
SEPTEMBRE 1809 . 217
1
dissimulandi caussa , et quasi expurgandi , sicuti jurgio
lacessitus foret , in senatum venit. Tum M. Tullius ,
consul , sive præsentiam ejus timens , sive irâ commotus ,
orationem habuit luculentam atque utilem reipublicæ :
quam postea scriptam edidit.
Ce récit est bien fait ; mais on sent en lisant qu'il eût
été plus intéressant et plus riche de couleurs sous la
plume de Tacite. On cherche vainement dans le tableau
l'agitation et les diverses passions du sénat : on voudrait
y voir l'attitude , les gestes , la figure , la place même de
Caton , de César , et de Cicéron : on s'étonne sur-tout de
ne pas trouver un mot sur la sensation que produisit
Péloquente Philipique du père de la patrie. Mais n'oublions
pas qu'au lieu de faire le procès à l'historien ,
nous avons à nous occuper de ses traducteurs .
M. Dureau de la Malle .
• Tout cela répandit une inquiétude générale : Rome
n'était plus reconnaissable . A cette joie folle et dissolue
qu'avait produite une longue tranquillité succéda tout à
coup une tristesse chagrine ; partout un air de trouble ,
de précipitation : on se défiait des lieux et des hommes ;
sans être en guerre on n'était point en paix ; il y avait un
danger vague que chacun jugeait d'après ses craintes .
Joignez à cela les femmes que la grandeur de l'empire
avait toujours tenues loin du péril , et qui alors pour la
première fois se croyaient en proie à toutes les terreurs de
la guerre , qui se désolaient , qquuii tendaient au ciel des
mains supplíantes , s'attendrissaient sur leurs enfans en bas
âge , questionnaient sans cesse , s'alarmaient de tout : laissant
là leur vanité et leur mollesse , elles n'avaient plus
qu'un sentiment de découragement sur elles et sur la
patrie. Cependant l'âme féroce de Catilina n'en poursuivait
pas moins ses projets , quoiqu'il vît tous les préparatifs qui
se faisaient contre lui , et qu'il eût à se défendre lui-même ,
étant accusé par Lucius Paulus , en vertu de la loi Plautia .
Enfin , pour mieux couvrir ses desseins , affectant de ne
regarder ces inculpations que comme un traitd'emportement
de ses ennemis , qu'il lui serait facile de repousser , il se
rendit au Sénat. Ce fut alors que le consul Cicéron , soit
qu'il craignît la présence de Catilina , soit qu'il ne pût contenir
son indignation , lui adressa cette harangue vigoureuse
218 MERCURE DE FRANCE ,
par laquelle il servit si bien l'Etat , et qu'il a publiée depuis
, après l'avoir retravaillée . »
M. Le Brun .
« Ces dispositions répandirent la terreur dans Rome;
elle devint méconnaissable . A cette grande joie , à cette
allégresse immodérée qu'avait fait naître une longue tranquillité
, succéda tout à coup une profonde tristesse. On
voyait courir çà et là les citoyens frappés de terreur; point
de lieu où l'on se crût en sûreté , point d'homme à qui l'on
osât se fier. On n'était point en état de guerre , et l'on ne
jouissait pas de la paix. Les dangers on les appréciait par
des craintes . Agitées d'une terreur nouvelle dont la puissance
de la république les avait jusqu'alors affranchies ,
lesfemmes redoutaient la guerre , et leur affliction était
extrême ; elles levaient au ciel des mains suppliantes ,
déploraient le sort de leurs jeunes enfans , ne cessaient de
s'enquérir des événemens , se faisaient de tout des sujets
d'alarmes , et oubliant le luxe et les plaisirs , désespéraient
d'elles-mêmes et de la patrie. Cependant l'implacable
Catilina , bien que les Romains se fussent mis en état de
défense , bien que L. Paulus l'eût appelé en jugement en
vertu de la loi Plautia , Catilina poursuivait toujours ses
desseins ; mais il prit le parti de dissimuler , et , comme
pour se justifier et repousser une attaque injurieuse, ilse
rendit au Sénat. Là, le consul Marcus Tullius , soit qu'il
craignît la présence de Catilina , soit qu'il ne pût contenir
son indignation , prononça un discours très-éloquent et
très-utile à la république , que depuis il écrivit et mit au
jour. "
M. Mollevaut.
« Ces événemens épouvantent les citoyens et changent
l'aspect de Rome. A l'excès de la joie et de la débauche
qu'un long repos avait enfantées , succède tout à coup une
profonde tristesse . On s'empresse , on s'agite , on se défie
des hommes et des lieux. Sans avoir la guerre , on n'a plus
la paix. Chacun mesure le péril d'après ses craintes . Les
femmes que la puissance de l'Etat garantissait des terreurs
de la guerre , s'affligent , tendent au ciel leurs mains
suppliantes , plaignent leurs faibles enfans , interrogent ,
s'alarment de tout , et repoussant l'orgueil et la mollesse ,
désespèrent d'elles et de la patrie. Cependant l'âme cruelle
de Catilina poursuit ses projets malgré les préparatifs de
SEPTEMBRE 1809 . 219
1
défense et l'interrogation que L. Paulus lui fait subir
d'après la loi Plautia. Enfin , pour mieux feindre et comme
pour se justifier d'un bruit calomnieux , il vient au Sénat :
alors le consul Cicéron , soit qu'il redoute sa présence , soit
que la colère l'enflamme , prononce un discours plein
d'eloquence et d'utilité pour l'Etat : il l'a publié depuís . »
Il me semble qu'en comparant attentivement ces trois
versions à l'original , on pourrait admettre le jugement
général que j'avais porté sur chacune d'elles .
Dans la première , défaut de noblesse , d'exactitude ,
d'élégance et de précision .
Dans la seconde , longueur et paraphrase ; mais propriété
d'expression , aisance , et harmonie.
Dans la troisième , le mouvement , la rapidité , la concision
de l'original ; mais à côté de ces qualités , quelques
taches . L'emploi perpétuel du présent qui rend la phrase
monotone , des mots mal choisis , et un peu de sécheresse .
En général , la couleur de Salluste estplus fidélement imitée
par M. Mollevaut; il est quelquefois inférieur à ses
rivaux , sur-tout à M. Lebrun qui paraît avoir une connaissance
plus profonde du génie de notre langue . M. Dureau
de la Malle a peut-être plus heureusement rendu
le portrait des amis et des complices de Catilina ; mais
M. Mollevaut a seul osé dire avec toute la hardiesse de
l'original :
« Ceux que leur langue ou leur main nourrissaient de
parjure , ou du sang des citoyens. »
On ne trouve que chez lui cette belle expression :
«Que si un citoyen honnête tombait dans les pièges de
son amitié.n
Voilà comment on traduit un grand écrivain , voilà
comment on enrichit sa langue . Il y a dans les discours
de César et de Caton plusieurs traits semblables à ceux
que je viens de remarquer et qui tiennent sur-tout au
mérite de la fidélité , mais d'une fidélité qui embrasse à
la fois toutes les qualités éminentes du style de l'original .
Telle est cette phrase digne de Salluste :
« Vous dites le moment est terrible ; mais vous ne le
craignez point . Que dis -je? il vous épouvante : toutefois ,
220 MERCURE DE FRANCE ;
i
dans les langueurs et la mollesse de vos ames , vous vous
reposez les uns sur les autres ; vous différez , vous fiant
sans doute à ces Dieux immortels qui tant de fois ont sauvé
la république des plus grands dangers . »
Dans ce fameux parallèle de Caton et de César, qui est
une de ces fautes heureuses et fécondes en beautés , que
les grands écrivains seuls peuvent commettre , on trouve
encore cette autre phrase , peut-être supérieure à l'original
, dont elle n'est pas cependant la traduction littéralement
exacte :
« Les bienfaits , la pitié, les pardons de César , et les
refus de Caton occupaient la renommée.>>
Il est vrai que pour le reste de la comparaison
MM. Dureau de la Maile et Lebrun ont l'avantage. Ils
n'ont pas oublié comme leur émule un trait bien essentiel
du portrait de César. Salluste dit :
Postremo, Cesarin animum induxerat laborare, vigilare,
negotiis amicorum intendere , sua negligere , nihil denegarequoddono
dignum erat.
Ces mots , in animum induxerat , peignent bien ce
César en qui l'ambition n'attendit pas le nombre des années
; ils annoncent le dictateur futur dans le jeune patricien
, qui , déjà versé dans la connaissance des hommes ,
se compose déjà une armée de cliens , et se fraie de
loin , par ses services et ses libéralités calculés , le chemin
à la suprême puissance , qu'il brûle et qu'il a résolu
d'obtenir. Cette réflexion me rappelle un mot original et
plein de sens . Un grand seigneur d'autrefois disait à
propos de ce même César , qui à l'âge de seize ans devait
déjà seize millions de sesterces : « Ce n'étaient pas là les
>> dettes d'un polisson. >>>
J'ai reproché à M. Dureau plus que des familiarités ;
je vais en mettre quelques-unes sous les yeux du lecteur.
Malheureusement elles ne sont que trop fréquentes .
On lit par exemple dans cet écrivain :
« Il y avait dans le même tems un Cnoeus Piso , etc. »
« En voilà assez sur cette première conjuration. מ
SEPTEMBRE 1809. 221
Salluste met les réflexions suivantes dans la bouche de
Catilina :
« Simul quia vobis eadem quæ mihi bona malaque intellexi
; nam ideni velle atque nolle , ea demumfirma amicitia
est.n
M. Dureau a cru traduire l'énergique précision de l'au
teur par cette version :
"D'ailleurs , j'ai vu que ce qui était bien , que ce qui
était mal pour moi , l'était pour vous ; et quand on s'accorde
ainsi sur ce qu'on veut , sur ce qu'on ne veut pas ,
on peut compter d'avance sur d'immuables amitiés . "
Cemot à mot fait presque un contre-sens dans le premier
membre de phrase .
M. Mollevaut , par une fidélité mal-entendue et un
mauvais choix d'expressions , a aussi défiguré Salluste.
Dans ce passage , leur concurrent a dit un peu trop longuement
, mais avec une parfaite élégance :
Je me suis d'ailleurs pénétré de cette idée , que les
biens et les maux devaient être communs entre vous et
moi ; car c'est l'accord parfait des volontés qui fait la force
de l'amitié.n
Il était bien aisé , ce me semble , de donner aussi
cette phrase le mérite de la brièveté .
Remarquerai-je encore des tournures vraiment étonnantes
dans M. Dureau ?
En sommes-nous-là , grands Dieux !
« Il leur dit que c'était un homme à lui , et par leur
amitiéintime , et par les embarras dont il était enveloppé.n
" Trop souvent l'ardeur de ses passions ne luipermettait
pas d'attendre celles des hommes.n
" Les assassins ayant trouvé les portes ferinées, enfurent
pour l'odieux d'unforfait horrible qu'ils ne purent exécuter.
n
Hors ce cas , il est sur tous ces points dans la dépendance
du peuple . "
Quand ilfut chez lui ( en parlantde Catilina retirédans
samaison après sa fuite du sénat ) .
222 MERCURE DE FRANCE ,
Salluste fait cette réflexion touchante sur sa patrie
prête à périr dans les déchiremens des factions :
u Eâ tempestate mihi imperium populi romani multò
maximè miserabile visum.n
Son interprète lui fait dire :
- « C'était alors , àmon avis, une bien misérable puissance
que cette puissance romaine.n
Comment concevoir que l'on dénature ainsi le sens et
l'expression d'un grand auteur? Et se peut-il que ce soit
l'heureux traducteur de Tacite qui commette de pareilles
infidélités ? Mais un système vicieux , une recherche mal
entendue du naturel et de la simplicité ont rendu souvent
inutiles le savoir , les profondes connaissances , la maturité
d'esprit , tous les talens enfin d'un homme distingué
et dont quelques amis illustres se vantent d'avoir consulté
avec fruit le goût et les lumières. Ils auraient dû
répéter sans cesse à M. Dureau ce vers de Britannicus :
2
Pour bien faire , Néron n'a qu'à se ressembler.
Je n'ai pas trouvé à beaucoup près autant de fautes de
détail dans M. Lebrun que dans ses concurrens . Pourquoi
faut-il qu'il ait affecté un luxe de paroles tout à fait
opposé à la brièveté et à la précision de son auteur ?
Pourquoi suis-je encore obligé de lui reprocher d'avoir
assez souvent énervé les beautés mâles , ou rendu d'une
manière timide les expressions hardies et figurées de
l'original ? A mon avis , le traducteur ne manque pas
d'éloquence ; mais on pourrait caractériser cette éloquence
, comparée à celle de Salluste par ces expressions ,
fractam et elumbem , que le sévère Brutus appliquait
injustement à Cicéron. Quelques citations doivent aussi
prouver ce que j'ai avancé ; mais pour que le lecteur
puisse juger si mes accusations sont fondées , il faut absolument
rapprocher ici le texte de la traduction :
« Supra ea , velutificta perfalsis ducit.n
Tout ce qui passe cette mesure , on le rejette on l'attribue
à l'imagination de l'écrivain .
Fortuna sævire atque miscere omnia coepit.n
SEPTEMBRE 1809 . 223
す。
*Ce fut alors que la fortune déploya sur elle ses rigueurs ,
la livra à une agitation universelle.n
Ah hoc quos manus atque lingua perjurio et civili
sanguine alebat.n
✓Ceux dont la langue, dont les mains étaient vendues au
crime , qui se nourrissaient du parjure et du sang des citoyens
.
Quelle timidité !
“ Quòd si quis etiam à culpâ vacuus , in amicitiam ejus
inciderat.n
" Un homme pur avait-il le malheur de s'attacher à
lui . "
Salluste dit , en parlant de la république qui n'enfantait
plus de grands hommes :
"Ac sicuti effætâ parente, multis tempestatibus haud
sane quisquam Romæ clarus virtutefuit.n
Cette belle image a perdu toute sa force et toute sa
noblesse dans la traduction .
«La fécondité de la mère-patrie s'épuisa pour ainsi dire ,
et au milieu des plus violens orages , on ne vit point apparaître
de grands caractères . "
Il était si facile de continuer l'image de Salluste et de
le surpasser par cette raison même .
Eo fit ut impetus fiat in vacuam rempublicam ; »
"Faut- il s'étonner qu'on attaque la république déchirée
?
Timor animi auribus officit; n
" La crainte le rend sourd aux exhortations . "
Quocumque ire placet ,ferro iter aperiundum est.n
Où que nous voulions aller , il faut que ce soit le fer
qui nous en fraie la route . "
Sine metu cesserimus , eadem illa advorsa fient; n
«Mais si la crainte énerve notre résistance , tout ce qui
nous avait servi dans la victoire se déclarera contre nous.n
Où sont la précision , la vivacité de l'original ?
224 MERCURE DE FRANCE ,
Je m'arrête , et après avoir fait la part de la critique ,
je prends un véritable plaisir à déclarer que dans une
foule de passages , la pensée , le tour , l'expression de
Salluste sont rendus avec un rare bonheur . En me servant
de cette expression , je l'entends dans le sens de ces
bons mots dont Fontenelle disait : Ce sont des hasards :
d'accord ; mais je ne sais pourquoi ces hasards-là n'arrivent
qu'aux gens d'esprit .
J'ai avancé au commencement de cet article , que
M. Mollevaut supprimait les liaisons du style de Salluste,
et manquait souvent d'harmonie . Voyons si cette double
assertion est hasardée .
On lit dans Salluste :
" Sed diu magnum inter mortales certamen fuit, vine
corporis , an virtute animi res militaris magis procederet :
nam et priùs quàm incipias consulto , et ubi consulueris ,
maturèfacto opus est . Ita utrumque per se indigens , alterum
alterius auxilio veget.n
Voici la traduction :
«Les hommes ont agité long-tems si les forces du corps
où les qualités de l'esprit contribuaient davantage aux succès
militaires . Avant d'entreprendre , réfléchissez ; après
avoir réfléchi , agissez promptement. Ces deux choses impuissantes
en soi, se fortifient par un mutuel secours . »
Faute d'avoir rendu namque , la seconde phrase est un
contre-sens d'autant plus marqué que le tour employé
par le traducteur contribue encore à défigurer le texte .
Cependant on voit bien que M. Mollevaut entendait son
auteur ; il ne fallait pas non plus omettre l'adverbe ita ,
absolument nécessaire au sens . J'insiste sur cette faute
parce qu'elle revient sans cesse , et qu'il suffit de l'avoir
reconnue pour l'éviter à l'avenir .
On lit ailleurs :
« Contre la nature , le corps fait leurs délices et l'âme
leur pèse . "
A cette phrase si harmonieuse de Salluste :
« Verùm illi delubra deorum pietate , domos suas gloria
décorabant,
SEPTEMBRE 1809 . 225
decorabant , neque victis quidquam , præter injuricæ licentiam
, eripiebant.n
le traducteur substitue celle-ci :
« Leur piété décorait ces temples , et la gloire leur demeure
. Ils enlevaient aux vaincus le seul pouvoir de nuire . »
Dans la première citation , je vois un latinisme et de
la sécheresse ; dans la seconde , outre l'opposition de verùm
illi, que l'on cherche encore en vain, on ne trouve pas
le plus léger sentiment du nombre de l'original ; mais si les
deux fautes essentielles que je viens de remarquer sont
beaucoup trop nombreuses dans une partie du premier
volume , il faut avouer qu'elles disparaissent mesure à
mesure , que plus M. Mollevaut avance dans la carrière
et plus il devient digne de son modèle ; que ses dernières
pages sont presqu'irréprochables , et enfin que sa traduction
de la Guerre de Jugurtha , dont je dois parler dans
un troisième article , toujours fidèle , mais plus châtiée ,
d'une élégance plus soutenue , quelquefois étincelante
de beautés , reproduit très-souvent d'une manière parfaite
la pensée forte et le style animé de Salluste .
P.-F. TISSOT .
LITTÉRATURE ANGLAISE .
Notice surlapersonne et les ouvrages de sir WILLIAM JONES .
SIR WILLIAM JONES , fondateur de la Société asiatique ,
établie à Calcutta , jouit en France , ainsi qu'enAngleterre ,
d'une célébrité trop justement acquise pour que nos lecteurs
ne nous sachent pas gré de leur faire connaître avec quelques
détails , un homme auquel de grands talens et de non
moins grandes vertus assignent un des premiers rangs
parmi les écrivains qui ont illustré l'époque où nous vivons .
L'auteur anglais des Mémoires d'où nous avons tiré en
partie cet article , lord Teignmouth , était l'ami particulier
de sir Willian Jones , et cette circonstance , indépendamment
du rang qu'il occupe et de l'estime dont il jouit , ajoute
un nouveau degré de certitude et d'intérêt à cette composition
biographique.
Lapartie la plus agréable et peut-être la plus instructive
P
DEPT
DE
L
5.
cen
226 MERCURE DE FRANCE ,
de ce genre d'ouvrage , est celle qui nous retrace les premières
années d'un personnage célèbre , et nous fait suivre
le développement graduel de son caractère intellectuel et
moral. La vie de sir William est remarquable sous ce premier
rapport. Il était encore dans l'enfance lorsqu'il perdit
son père ; et sa mère ( qui paraît avoir été une femme d'un
mérite et d'un esprit supérieurs ) , dirigea son éducation
d'après des principes qui ne nous paraissentpas moins bons ,
pour être journellement attaqués par des hommes , qui
pourraient accréditer leur doctrine , s'ils ne nous offraient
pas leur exemple .
Dans le plan adopté par Mme Jones pour l'éducation de
son fils , elle se proposa d'éloigner tout moyen de contrainte
, et de faire naître insensiblement dans l'esprit de
son jeune élève le goût de la science et l'amour de l'étude ,
par l'attrait même de la curiosité. A toutes les questions
qu'il lui adressait et qu'elle avait soin d'exciter , elle ne
faisait jamais que cette réponse : lisez et vous saurez : par
ce moyen le désir d'apprendre devint bientôt chez l'enfant ,
aussi vif que l'était , chez la mère , le désir d'enseigner ; et
tels étaient les talens de l'une et les heureuses dispositions
de l'autre , qu'à l'âge de quatre ans le jeune William
lisait distinctement quelque livre anglais qu'on lui présentât
; elle s'occupaît en même tems de cultiver sa mémoire
en lui faisant apprendre et répéter par coeur les
morceaux les plus connus de Shakespear et les meilleures
fables de Gay . A cette première éducation succédèrent les
études scholastiques. Il fut envoyé au collége d'Harow , où
il ne tarda pas à se distinguer par des progrès fort au- dessus
de son âge, et une ardeur pour l'étude dont rien ne pouvait
le détourner. L'anecdote suivante peut donner une
idée de l'esprit qui l'animait à cette première époque de
sa vie.
Le jeune William avait inventé une espèce de jeu
politique dans lequel le D. Binet , depuis évêque de
Gloyne , et le célèbre docteur Parr étaient ses principaux
associés . Un champ , dans les environs d'Harow , avait été
divisé par eux , d'après une carte de la Grèce , en républiques
et en royaumes ; ils avaient assigné un chef à chacun
de ces Etats , auxquels ils conservaient leur ancien
nom. Quelques-uns de leurs camarades représentaient les
Barbares , et en cette qualité , cherchaient à envahir les
possessions des Grecs et à s'emparer des monticules qu'ils
appelaient leurs forteresses , et que ceux-ci défendaient
1
SEPTEMBRE 1809 . 227
com
avec courage. Quand chacun des princes grecs se croyait
trop faible pour résister séparément à l'ennemi
mun, on convoquait une diète générale où l'on prononçait
des discours pour ou contre la guerre , et dans laquelle
on arrêtait les plans de campagne. William Jones
présidait à ces jeux avec la même supériorité qui l'a distingué
depuis sur un plus grand théâtre : il auraitpu s'appliquer
ces mots de Catulle :
Ego gymnasiifios ego decus olei.
Telle était l'idée que l'on se faisait dès-lors de ses talens
et de son habileté , habileté que son premier maître , le
docteur Thackerai , disait de lui : « Que si on l'exposait
nud , sans parens , sans protection sur la plaine de Salisbury
, il trouverait le chemin des richesses et de la réputation
.
Il passa du collège d'Harow à celui d'Oxford , où ses
professeurs qui ne trouvaient rien à lui apprendre lui abandonnèrent
le soin de diriger lui-même ses études . Le plan
qu'il se fit n'avait plus rien d'académique ; bien persuadé
qu'il savait du grec et du latin tout ce qu'il est possible
d'en savoir , il se livra tout entier à l'étude des langues
dernes , de la littérature et des beaux-arts .
mo-
Il abrégea le tems de sa résidence à Oxford en acceptant
la place de gouverneur de lord Althorpe (aujourd'huicomte
Spenser ) , qui lui fournit l'occasion de visiter le continent.
En peu de tems la langue française , qu'il aimait beaucoup,
lui devint si familière, que le premier ouvrage qu'il
publia fut une traduction en français d'un manuscrit persan
de la vie de Nadir-Sha ( Thamas-Kouly-Kan ), apporté
en Angleterre par le roi de Danemarck. (On peut remarquer,
comme un rapport entre deux hommes qui ont illustré
l'Angleterre à la même époque , que l'historien Gibbon débuta
également dans la carrière des lettres par un ouvrage
écrit en français (1). Depuis Hamilton , aucun étranger
(1) Je dois citer un fait plus récent etnon moins honorable pour
notre langue : deux Tures unis par l'amour des lettres , et voulant sortir
de la barbarie où leur nation est encore plongée , entre toutes les langues
de l'Europe ont choisi la langue française comme la plus propre
à les initier dans les connaissances qu'ils voulaient acquérir. L'un
d'eux a composé , en 1803 , et fait imprimer à Constantinople , un
ouvrage en français intitulé : de l'Etat actuel des arts et des sciences
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
peut-être n'a écrit et parlé cette langue avec autantde grâce
et de légèreté que sir William Jones : nos lecteurs en trouveront
la preuve dans ce court extrait d'une lettre que cet
illustre orientaliste écrivit à M. A. du P..... qui , dans la
préface d'un ouvrage sur la religion et la langue des anciens
Persans , avait parlé avec autant de mépris que d'impolitesse
des savans de l'Université d'Oxford.
« Ne soyez pas surpris , monsieur , de recevoir cette
lettre d'un inconnu qui aime les vrais talens et qui sait
apprécier les vôtres .
77 Souffrez que je vous félicite de vos heureuses découvertes
: vous avez souvent prodigué votre précieuse vie ,
vous avez franchi des mers orageuses , des montagnes remplies
de tigres , vous avez flétri votre teint , que vous nous
dites , avec autant d'élégance que de modestie , avoir été
composé de lis et de roses ; vous avez appris deux langues
anciennes que l'Europe entière ignorait ; vous avez rapporté
dans votre patrie les livres du célèbre Zoroastre ,
vous avez charmé le public par votre agréable traduction
de cet ouvrage , et finalement vous avez atteint l'objet de
vos ardens désirs ; vous êtes membre de l'Académie des
Inscriptions.
77 Nous respectons beaucoup cette illustre et savante
académie ; mais vous méritiez , ce me semble , un titre
plus distingué. Christophe Colomb ne découvrit qu'un
nouveau monde ; mais vous , monsieur , vous avez découvertune
religion nouvelle , laissant aux hommes cisifs te
soin de cultiver la leur. Les saints missionnaires n'ont jamais
affronté tantdepérilisspour avancer le vrai culte , que
vous en avez essuyé pour découvrir le faux.
» Plus grand voyageur que Cadmus , vous avez rapporté ,
comme lui , de nouveaux caractères et de nouveaux Dieux ;
car vous n'avez pas oublié , monsieur , celui que vous volâtes
dans une pagode près de Keneri.
19 Aparler franchement , on doit vous faire , pour le
moins , l'archi-mage des Guèbres , ce qui vous fournirait
Foccasion de mettre un peu plus defeu dans vos écrits .
» Voyageur , savant, antiquaire , héros , libelliste , quels
en Turquie , dont il a envoyé un exemplaire à notre savant compatriote
M. Langlès . Par une fatalité qui semble condamner la nation
turque à une éternelle ignorance , l'auteur de cet ouvrage a péri dans
les derniers troubles qui ont coûté la vie au sultan Sélim et à son
successeur.
SEPTEMBRE 1809 . 229
titres ne méritez-vous pas ! On se contente de vous offrir
celui qu'Horace donnait à Fannius dans l'épigraphe de
cette épître , que peut-être vous avez lue , mais à coup sûr,
sans vous douter de la justesse de l'application. Comme
lui , vous vous applaudissez sans mesure ; vous voilà beatus
; vous avez déposé vos manuscrits à la Bibliothèque
royale ; voilà delatis capsis ; sans y être invité; voilà ultro :
et pour achever la comparaison , vous nous donnez souvent
votre portrait ( imaginem ) , duquel vous paraissez
fort épris : mais Fannius était poëte , et par malheur , à la
fiction près , il s'en faut de beaucoup que vous le soyez ,
etc. etc, n
C'est un icident assez remarquable dans la vie de sir
William Jones de le voir se mettre au nombre des candidats
qui briguaient l'honneur de représenter au Parlement
l'Université d'Oxford . Comme il n'avait point déguisé ses
sentimens sur la guerre d'Amérique , et sa prédilection pour
les principes constitutionnels les plus favorables à la liberté ,
on dut trouver extraordinaire qu'il se flattât d'obtenir la
confiancede cette corporation essentiellement monarchique;
et l'on fut bien moins surpris du peu de succès de son entreprise
, que du nombre des suffrages qu'il parvint à se
concilier.
Un écrit anonyme , qu'il publia quelque tems après sous
le titre de Dialogue entre un Fermier et un Gentilhomme
campagnard , sur les principes du Gouvernement , parut
si dangereux , qu'un bill d'ajournement fut lancé contre
le doyen de Saint-Asaph (beau-frère de sir Jones ) , qui
l'avait publié dans le pays de Galles ; mais telles sont les
vicissitudes du monde politique , que l'accession de lord
Shelburne à la place de premier ministre , dans le tems
où l'auteur du Dialogue était le plus vivement poursuivi ,
procura à ce dernier, avec le titre de baronet, la place de
juge au conseil suprême des Indes , qu'il ambitionnait depuis
long-tems . Il s'embarqua pour le Bengale en 1783 .
L'Indoustan fut le principal théâtre de la vie publique de
sir W. Jones . Dès la première année de son séjour à Calcutta
, il y jeta les fondemens d'une société célèbre , à laquelle
il assigna pour but la recherche des antiquités historiques
et littéraires de cette vaste région. Les travaux de
cette société , publiés sous le titre de Recherches asiatiques
(2) , composeront un des plus vastes etdes plus riches
(2) Il a déjà paru en Angleterre sept volumes in-quarto de cette
Intéressante collection , dont la traduction fut entreprise en France
230 MERCURE DE FRANCE ,
monumens littéraires dont le monde savant puisse se glorifier
.
Fondateur et président de la société de Calcutta , sir
William l'enrichit d'une foule de Mémoires , au premier
rang desquels on s'accorde à placer celui qui a pour objet
la comparaison des Dieux de l'Inde avec ceux de la Grèce
et de l'Italie ; jamais plus d'érudition , de goût et d'éloquence
n'ont appuyé une opinion plus probable , celle qui
suppose que la mythologie des Grecs a sa source dans les
anciennes superstitions des Hindoux. Son Traité de la
Poésie asiatique atteste l'immense étendue de ses connaissances
, et présente , comme un phénomène unique dans le
monde littéraire , un homme parlant à la fois toutes les
langues savantes , toutes celles de l'Europe et de l'Asie , et
faisant également bien des vers en hébreux , en grec , en
latin , en arabe et en persan.
Le zèle infatigable de sir William pour les progrès des
lettres orientales ne le détourna pas un moment des devoirs
que lui imposait la charge éminente dont il était revêtu , et
il s'occupa sans relâche des moyens d'établir sur des bases
solides l'administration judiciaire des pays soumis à l'Angleterre
dans cette partie du globe. Pour y parvenir , it
forma le projet, que lui seul pouvait exécuter , de rassembler
et de traduire les lois indiennes et mahométanes pour
en composer un Digeste à l'usage des tribunaux anglais .
Cet ouvrage , que la mort ne lui permit pas d'achever , est
celui auquel il attachait plus de prix , parce qu'il le croyait
plusutile.
Au commencement de 1794 , sir Jones , alarmé sur la
santé de sa femme , avait exigé qu'elle retournât en Angleterre
, où il se proposait de la rejoindre l'année suivante ;
mais l'absence d'une compagne chérie , dont les vertus , les
talens et les goûts enchantaient ses loisirs , l'excès de travail
où il se livra pour hâter leur réunion , développèrent subitement
le germe d'une maladie hépatique , à laquelle il succomba,
le 27 avril 1794 , à l'âge de quarante-huit ans .
par les soins de feu M. Duquesnoy et sous la surveillance de M. Langlès
, en 1805. Malheureusement , et comme il arrive trop souvent
dans ce pays , leur zèle ne fut point secondé , et il n'a paru que deux
volumes d'une traduction à Jaquelle les notes savantes dont elle étai
enrichie et la beauté de l'exécution typographique , assuraient un
grande supériorité sur l'ouvrage original.
,
SEPTEMBRE 1809 . 231
Le dernier acte d'une vie si utile et si honorable fut un
hommage à l'Etre -Suprême ; sir William Jones mourut à
genoux dans son cabinet, les mains jointes et les yeux
tournés vers le ciel .
On a pu remarquer qu'en général les hommes d'une
grande érudition ont été les défenseurs d'une religion révélée
, tandis que ceux qui ont plus particulièrement brillé
par l'esprit et l'imagination, se sont trop souvent éloignés
de cette salutaire croyance , par la raison peut- être qu'il est
plus aisé d'élever des objections que de les résoudre , et
que celui qui ne peut construire une chaumière peut détruire
un temple . Quoi qu'il en soit , sir William doit être
mis au nombre des Huet , des Usher , des Pascal , des
Newton et de tant d'autres savans que l'étude a conduits à
la foi la plus sincère. Son opinion sur l'Ancien Testament
se trouve écrite en ces termes sur le dernier feuillet d'une
Bible trouvée dans sa bibliothèque et conservée dans sa
famille :
« J'ai lu avec beaucoup d'attention les Saintes -Ecritures;
etje pense que ce volume ( indépendamment de sa céleste
origine ) contient plus d'éloquence , plus de vérités historiques
, plus de morale ,plus de richesses poétiques , en un
mot plus de beautés de tous les genres qu'on n'en pourrait
recueillir de totis les autres livres ensemble , dans quelque
siècle et dans quelque langage qu'ils aient été composés . "
La compagnie des Indes anglaises , à qui sir William
Jones rendit de si importans services , a pris une résolution
aussi honorable pour elle que pour la mémoire de ce grand
homme , en ordonnant qu'il lui fût élevé une statue dans la
cathédrale de la métropole de l'empire Britannique.
Nous terminerons ce court extrait par la traduction de
l'épitaphe inscrite sur son tombeau , et qu'il composa luimême
quelques jours avant de mourir :
Ici repose
La dépouille mortelle d'un homme
Qui craignit Dieu , sans craindre la mort :..
Il rechercha l'indépendance
Sans courir après la richesse ,
Ne vit au dessous de lui
Que l'homme vil et injuste :
Au dessus , que l'homme sage et vertueux.
Il aima
Ses parens , ses amis et sa patrie
1
232 MERCURE DE FRANCE,
Avec une ardeur
Qui fut la source de ses plaisirs
Et de ses peines .
Il dévoua sa vie entière
A leur service
Et à la culture de son esprit.
Plein de confiance
Dans son Créateur ,
Formant des voeux pour la paix de la terre
Et le bonheur des hommes ,
Il mourut
Le ( vingt-septième ) jour
(Du mois d' ) avril ,
Dans l'année du divin Rédempteur
Mil sept cent quatre-vingt-( quatorze ) .
L'appendice que lord Teignmouth joint à ces Mémoires
sur la vie de sir William Jones contient un poëme héroïque
intitulé : The Derign ofBritani ( le Projet de l'Angleterre
) , qu'il composa à l'âge de 23 ans , le discours
préliminaire d'un Essai sur l'histoire des Turcs , et quelques
autres pièces en latin , en italien et en français. Jouy.
GRAMMAIRE ET LOGIQUE . - Aux Rédacteurs du Mercure.
Messieurs , il y a quelques jours que le Nº 408 de votre
journal m'étant tombé entre les mains , je fus agréablement
surpris d'y trouver proposées ppaarr l'un de vos collaborateurs
trois questions d'idéologie de la plus haute importance :
Quest-ce qu'une langue bien faite ? Faut-il la chercher
ailleurs que dans les langues qui ont été ou qui sont actuellement
en usage parmi les hommes ? Comment peut-on
bien faire sa langue ? Livré depuis long-tems à l'étude
d'une science dont le principal objet est de perfectionner
toutes les autres , et charme de la voir en quelque sorte
renaître dans un journal si long-tems consacré à la proragation
des lumières , je vais essayer , si vous voulez bien
m'y accorder une place , de répandre quelque jour sur un
sujet que les bons esprits ne trouvent pas encore suffisamment
éclairci.
L'auteur des trois questions , M. Andrieux , se plaint de
ce que Condillac a mis en vogue , et qu'une multitude
d'écrivains ont répété après lui l'expression de langue bien
SEPTEMBRE 1809 . 233
faite; de ce qu'ils ont insisté et insistent tous les jours sur
la nécessité de bien faire sa langue , sans qu'aucun d'eux
ait pu ou voulu seulement nous dire en quoi consistait
cette langue bien faite , à plus forte raison en produire le
plus petit échantillon . Pour moi je ne trouve rien là que
de très-naturel : il a été et il sera toujours si simple et si
facile de parler ou de proposer de faire ; si simple et si
commode de s'exempter soi-même de faire , qu'en idéclogie
comme en morale , je crains bien que nous n'ayons
encore long-tems plus de gens qui prêchent de bouche que
d'exemple . Sans avoir jamais été un de ces prédicateurs
ou prôneurs de langue bienfaite , j'ai passé la plus belle
partie de ma vie , non pas précisément à en faire une ,
mais à faire que je pusse me servir de celle que j'ai trouvée
toute faite en venant au monde , de manière à m'entendre
toujours moi-même et à être toujours entendu des autres .
Bien ou mal , c'est là tout çe que j'ai fait , et que d'autres
peut-être feront encore mieux que moi. Voici maintenant
en quoi consiste ma langue bien faite , ou , si vous voulez ,
ma réforme de toute langue mal faite , et comment j'y
suis arrivé .
,
Après avoir reconnu que le premier objet d'une langue
et le principal service que nous puissions lui demander ,
était de pouvoir toujours nous entendre nous-mêmes et
nous faire entendre des autres , je me mis à étudier les
différentes classes de mots qui composent celle que je parle .
J'en découvris d'abord deux qui différaient entiérement
l'une de l'autre . La première est celle des mots qu'on
pourrait nommer significatifs , et qui tels , par exemple ,
que les suivans : soleil , vertu , animal , plante , etc.
représentent toujours quelque chose à notre esprit. La
seconde est celle des mots qu'on pourrait nommer simplement
auxiliaires , parce qu'ils ne représentent jamais rien
à notre esprit , mais tels que les zéros dans la numération ,
ils servent seulement à faire valoir les mots significatifs ce
que nous voulons précisément qu'ils vaillent ; ou ils remplissent
d'autres fonctions essentielles à la manifestation
claire et précise de nos pensées . Tels sont , par exemple ,
lesmots: le , de , ce , y , en , etc. Je cherchai ensuite si
parmi les mots significatifs il ne s'en trouverait pas dont la
signification fût si claire , qu'il suffit de les lire ou de les
entendre prononcer pour se représenter aussitôt avec la
plus grande netteté tout ce qu'ils signifient . J'en trouvai
plusieurs de cette espèce , tels que les suivans ,,par exemple :
234 MERCURE DE FRANCE ,
rouge , bleu , froid , chaud , semblable , égal , etc. Je les
cherchai long-tems et ne cessai de les chercher que lorsque
je crus les avoir tous trouvés. Je remarquai ensuite
que les idées qu'ils rappellent étaient du nombre de
celles qu'on nomme simples , c'est à-dire , qu'il est impossible
d'expliquer par aucune analyse , et qui par conséquent
doivent avoir par elles-mêmes toute la clarté et
toute la précision que l'on peut demander. Je me dis alors
que tout mot significatif ne pouvait représenter que des
idées de cette espèce ou des idées composées ; et qu'une
idée composée ne pouvant l'être que d'idées simples ou
indécomposables , j'aurais déterminé avec précision la
signification de tout mot représentant une idée composée ,
si je pouvais déterminer toutes les idées simples ou élémentaires
qui entrent dans la composition de celle- ci , ainsi que
P'ordre ou les rapports qu'elles y gardent entr'elles . Carune
idée composée forme un tout , et l'on n'est censé connaître
un tout que lorsqu'on en connaît , non-seulement toutes les
parties , mais encore tous les rapports que ces parties ont
entr'elles et avec lui. Il ne s'agissait donc plus que d'étudier
avec soin la composition de ces sortes d'idées et de la
montrer ensuite dans des analyses qui la représentassent
avec une scrupuleuse fidélité , pour avoir , sinon une langue
bienfaite dans le sens naturel que comporte cette expression
et que je vais bientôt déterminer , du moins une
langue exacte , une langue avec laquelle on serait toujours
sûr de s'entendre soi-même et de se faire entendre des
autres . Voilà maintenant ce que j'ai fait pour tous les mots
qui forment proprement la langue de la métaphysique , de
la physique , des mathématiques , de la grammaire , etc....
Jusqu'ici cela va fort bien , pourrait-on me dire ; vous
venez de nous donner une idée claire de ce que vous entendez
par une langue exacte , et nul doute que si vous pouvez
parvenir à la réaliser, vous ne parveniez à vous entendre
toujours vous-même. Ce serait sans doute un grand avantage
, mais à peu près pour vous seul. Car enfin lorsque
vous aurez déterminé à votre manière la signification de tous
les mots qui doivent former cette langue exacte , qui vous
répondra que tous adopteront cette manière ? que tous
regarderont comme simple ou composé ce qui vous aura
paru tel; comme composé de telle ou telle manière ce que
vous prétendrez l'être ainsi ? Supposons qu'à votre exemple
chacun veuille se faire parler une langue exacte. Nous
aurons donc autant de langues que d'écrivains ? Aucun
SEPTEMBRE 1809 . 235
livre ne pourra plus paraître sans être accompagné de son
dictionnaire , qu'il faudra que tous les pauvres lecteurs
apprennent bon gré malgré , ou qu'ils renoncent à lire les
écrivains qui auront la prétention d'écrire avec exactitude .
Vous nous ramenez certainement à la tour de Babel . Ce
n'estpourtant pas mon intention ; et quelques observations ,
sije ne me trompe , vont suffire pour détruire une objection
beaucoup plus forte en apparence qu'elle ne l'est réellement..
Toutes les fois que nous lisons ou que nous entendous
prononcer un mot significatif , il se passe quelque chose
dans notre esprit qui diffère entièrement de la perception ,
soit des sons , soit des lettres qui frappent alors ou notre
oreille ou notre vue. Ce quelque chose est une idée ou une
manière d'être de notre esprit, qui a son commencement , sa
fin, et souvent même ses différentes phases .Apelons pour un
moment cette idée ou manière d'être un phénomène intellectuel
, et tous les mots significatifs d'une langue des étiquettes
qu'il s'agitd'attacher à ces phénomènes . Remarquez
bien, je vous prie, qu'il n'est nullement question d'alonger ,
de racourcir ou d'altérer en aucune manière ces étiquettes ,
mais seulement de les placer de telle sorte que chacun en
les apercevant , puisse aussitőt se représentertout ce qu'elles
sont destinées à noter et rien de plus ni de moins .
Maintenant , parmi ces phénomènes auxquels donne
naissance laperception des mots significatifs d'une langue ,
le plus grand nombre, je veux dire ceux qui ont lieu par le
rappel des événemens ou des objets sensibles , ont tous leurs
étiquettes si bien déterminées , que le placement de celleslà
ne peut jamais fournir matière à contestation. Ainsi
l'écrivain le plus jaloux de parler une langue exacte , no
seraitjamais obligé d'expliquer des mots tels que les suivans
, par exemple : soleil, lune , montagne , ville , maison
, etc. , non plus que ceux qui représentent des idées
simples et reconnues telles par tout le monde , comme
rouge , bleu , chaud , froid , commencement , fin , etc. Il ne
reste donc plus maintenant que les étiquettes des idées intellectuelles
, ou qui ne se rapportent à aucun objet extérieur
et permanent , telles , par exemple, que celles désignées par
les mots vice , vertu , loi , faculté , etc. , dont le placement
puisse souffrir quelque difficulté et fournir nature à contestation.
Mais observons d'abord que quoique la plupart de
ces mots n'offrent pas toujours aux différens individus qui
- s'en servent, ni aux mêmes individus dans tous les tems ,
1
236 MERCURE DE FRANCE , :
les mêmes idées ou phénomènes intellectuels , il n'en est
pas moins vrai qu'il doit toujours rester dans ces idées ou
phénomènes quelque trait dominant ou principal autour
duquel se font tous les changemens , sans qu'il puisse
jamais lui-même s'effacer ou disparaître entiérement , sans
quoi ces mots ne seraient souvent pour ceux qui s'en servent
que de simples sons , ce qui est impossible .
Qu'on considère maintenant qu'un fait quelconque étant
donné dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique , il
s'ensuit toujours une multitude d'autres faits précédens ,
concomitans , ou subséquens , dont l'existence est tellement
liée à celle du fait principal , que celle-ci une fois posée ,
l'autre l'est aussi nécessairement : or, ce n'est pas un seul ,
mais bien l'ensemble de tous ces faits cohérens les uns aux
autres qui constitue le phénomène auquel il s'agit d'attacher
une étiquette ; et la plupart de ceux qui ont cette prétention,
quoique capables de saisir quelques-uns de ces faits
les plus saillans , le sont bien rarement de saisir en même
tems l'ensemble et toutes les liaisons des accessoires . Si
vous en cherchez maintenant la cause , vous la trouverez ou
dans le défaut d'habitude d'observer ces sortes de phénomènes
, ou dans le vice de l'instrument avec lequel on les
observe . Cet instrument , c'est l'organe de la pensée que je
ne crois pas susceptible du même degré de perfection dans
tous les individus de l'espèce humaine . Supposons seulement
qu'en général les têtes bien organisées veuillent enfin
prendre l'habitude d'observer les phénomènes de l'intelligence
et de la sensibilité . Il arrive d'abord à ces observateurs
ce qui arrive à ceux qui se servent pour la première fois du
microscope ou du télescope. Leurs premières observations
sont imparfaites et même un peu fatigantes . Ils ne voient
que confusément cette multitude d'objets nouveaux dont
chacun semble appeler exclusivement leur attention ; insensiblement
tout se démèle , tout s'arrange ou se place suivant
l'ordre qui lui est naturel , et l'oeil de la pensée peut
alors parcourir sans confusion et avec un inexprimable plaisir
, un ensemble dont il ne distinguaitd'abord que quelques
traits et même très-imparfaitement. Mais dès qu'une fois
tous ou seulement la plupart de nos nouveaux observateurs
sont en état de saisir cet ensemble de faits qui constitue tel
ou tel phénomène intellectuel, il est évident que les contestations
sur l'étiquette qu'il faut lui attacher doivent diminuer
de jour en jour , puisqu'elles n'avaient lieu en grande
partié que parce qu'incapables d'embrasser cet ensemble
SEPTEMBRE 180g . 237
1
d'un coup-d'oeil , ils ne pouvaient que placer cette étiquette
au , hasard et très-souvent même la changer de place sans
s'en apercevoir.
Maís indépendamment de tout ce que je viens de dire ,
il est encore des règles certaines , des règles positives d'après
lesquelles un phénomène intellectuel avec tous ses accessoires
étant une fois bien constaté , et le nombre des étiquettes
qu''oonn peut attacher à ces sortes de phénomènes
bien déterminé , un bon observateur pourra toujours les
poser avec la plus grande justesse , et forcer à les poser de
même tous ceux qui voudront se piquer de parler une
langue exacte. Je ne vous entretiendrai point ici de ces
règles dont l'exposition m'entraînerait trop loin , et nécessiterait
d'ailleurs des discussions qui ne seraient peut-être
pas du goût de tous nos lecteurs. Ilme suffit pour ce moment
d'avoir démontré la possibilité d'une langue vraiment exacte ,
et parlée au moins par tous les gens instruits d'une même
nation.
Examinons rapidement quelques conséquences qui
doivent résulter de l'existence d'une telle langue : je dis
quelques seulement ; car pour les examiner toutes , même
superficiellement , il faudrait faire un volume.
D'abord , qu'une telle langue ne mît fin à toutes les disputes
qui agitent le monde savant , et c'est ce que personne
, je crois , n'osera me nier , à moins qu'il ignore que
presque toutes ces disputes ont leur source dans l'abus des
mots ou l'indétermination des idées qu'ils représentent.
Qu'elle ne nous mène rapidement à la recherche et à la
découverte de toutes ces vérités , que le commun des
hommes instruits croit à la portée de l'esprit humain , dans
l'état actuel de nos connaissances , c'est encore ce qu'on
m'accordera volontiers ; mais non pas également peut-être
qu'elle doit nous faire découvrir de ces vérités extraordinaires
que les plus chauds partisans de la perfectibilité
humaine n'auraient pas même osé soupçonner accessibles à
une intelligence emprisonnée dans un corps aussi grossier
que le nôtre. Aussi ne m'arrêterai-je pas sur cet article
parce que je sens que je trouverais ici trop de ces incrédules
qui ne se rendent jamais , que lorsqu'on peut leur dire
voyez et touchez .
,
2
Mais ce que tout le monde peut-être me refusera d'abord
d'admettre et que je vais essayer de prouver , c'est la vérité
de l'assertion suivante : tout un peuple qui parlerait une
langue telle que celle dont je viensde tracer le caractère
238 MERCURE DE FRANCE ,
serait nécessairement celui qui , toutes choses égales d'ailleurs
, devrait avoir , je ne dis pas les plus grands philosophes
, cela est incontestable , mais encore les plus grands
écrivains dans tous les genres de littérature : et remarquez
bien que lorsque je dis grands écrivains , je ne l'entends
que sous le rapport du style ou de la manière d'exprimer
ses pensées . Celui qui saurait toujours bien enchaîner ses
pensées , les disposer avec goût , les exprimer avec netteté
et précision , serait incontestablement un écrivain correct ,
élégant , poli et même un excellent écrivain dans les matières
de philosophie qui ne demandentque cette manière d'écrire .
Mais cela ne suffit pas pour faire le grand orateur et le grand
poète : ceux-ci doivent encore imprimer à leur style cette
physionomie , ou ce caractère particulier que nous appelons
la grâce , la légèreté , la force , la profondeur , l'énergie ou
la sublimité. Maintenant , quel que soit ce caractère , qu'il
s'adresse à l'esprit , au coeur ou àl'imagination; je dis qu'il
saisira d'autant plus vivement ces facultés , et par conséquent
les exercera d'autant plus agréablement , que l'expression
en sera plus claire et plus précise. Afin de mieux sentir la
vérité de cette assertion , qu'on me permette pour un moment
de comparer l'expression d'une pensée quelconque à une
glace ouà unmiroir qui doit nous la réfléchir avec le caractère
particulier qui la distingue. Imaginez maintenant l'objet
le plus élégant et le plus agréable à la vue , placé devant
une glace mal-propre , mal étamée et brisée même en plusieurs
endroits , au lieu d'une image vive , bien dessinée ,
et agréablement bien coloriée , vous n'aurez que quelques
traits informes , obscurs, ou teints de couleurs désagréables .
Présentez le même objet à une glace bien nette et bien
polie , l'image qu'elle va vous rendre , vous fera peut- être
plus de plaisir que l'objet même. Or l'expression vague ,
impropre , incorrecte , c'est la glace mal-propre , brisée et
mal étamée : et l'expression claire et précise , c'est la glace
bien nette et bien polie. Pour quitter la figure , on doitbien
voir que la peine que prend l'esprit pour démêler les rapports
confus de termes vagues ou mal assortis , doit toujours
lui causer plus ou moins de fatigue , et l'empêcher de goûter
dans toute sa pureté le plaisir que doit lui donner la
perception vive et rapide d'une pensée agréable , lorsqu'elle
est revêtue d'une expression qui la réfléchit avec toute la
netteté et toute la précision qu'elle comporte . Ainsi donc
avec une langue exacte et bien employée , la grâce , si je
puis m'exprimer ainsi , doit devenir plus gracieuse , la naï
SEPTEMBRE 1809 . 239
veté plus naïve , la chaleur plus brûlante , et la sublimité
presque divine. Ce n'est donc pas seulement les philosophes ,
mais les poètes , mais les orateurs , mais tous les écrivains ,
qui doivent non- seulement désirer , appeler cette langue
exacte , mais contribuer à la faire par tous les moyens que
la nature à mis à leur disposition .
,
Si je ne me trompe , nous sommes maintenant en état
de déterminer avec précision le sens de cette locution
langue bien faite , que Condillac a mise en vogue , et qui
n'est dans le fait qu'une étiquette mal posée , ou , pour
mieux dire , qui n'a pas encore eu d'attache fixe. Essayons
de lui en donner une. Si l'on a bien compris ce que j'entends
par une langue exacte , on doit voir aussitôt que la langue
la plus pauvre , la plus barbare , la moins harmonieuse ,
pourrait être néanmoins une langue très -exacte , puisqu'il
suffirait pour cela que la signification de tous ses mots fût
invariablement déterminée par ceux qui s'en servent : on
ne pourrait pourtant pas dire que cette langue fût bien faite.
Qu'est-ce qu'il faut donc entendre par une langue bien
faite ? Une langue bien faite , je crois , serait celle qui dans
la facture de ses mots , dans le systême de leurs dérivations
, de leurs variations , de leurs constructions , et des
idiotismes qu'ils servent à former , pourrait également satisfaire
l'oreille , l'esprit , le coeur et l'imagination , et qui
aurait en outre tout ce qui est nécessaire pour devenir une
langue exacte , lorsque les progrès des lumières en auraient
faitsentir le besoin. On voit bien saus doute , sans que je
le dise , qu'une telle langue pourrait être en même tems
très-inexacte ; mais qu'une langue parfaite serait évidemment
celle qui réunirait l'exactitude à tous les caractères qui
constituent une langue bien faite. J'ai dit que cette dernière
, indépendamment des autres qualités qui la distinguent
, devait avoir en outre tout ce qui est nécessaire pour
pouvoir devenir une langue exacte ; ce qui semble impliquer
qu'une langue pourrait encore ne pas avoir toute
l'exactitude dont elle est susceptible , lors même que le sens
de tous ses mots significatifs aurait été déterminé avec
la plus grande précision. C'est cette proposition qui me
reste à prouver.
( La suite au Numéro prochain . )
240 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS .
MODES. - Si l'on me demandait aujourd'hui , comme
on demanda jadis au chevalier Robert : qu'est-ce qui plaît
aux dames ? je répondrais hardiment , sans hésitation : LA
PARURE. Jamais les femmes n'ont eu pour le luxe un goût
plus décidé ; et , chose étrange , elles se parent bien moins
pour plaire aux hommes que pour éclipser leurs rivales .
La profession , le modique revenu de leurs maris leur
commandenten vain la modération : il n'est sorte de folies
qu'elles ne soient très disposées à faire pour ..... des cachemires
. Dirai-je à ce sujet ce qui vient d'arriver à une de
nos petites maîtresses ? Sans doute; car si la chronique de
Paris doit être faite avec impartialité , il faut bien qu'elle
devienne quelquefois scandaleuse.
Cydalise n'ayant reçu pour tous biens de la nature que
des grâces et de la beauté , épousa cependant un homme
qui exerçait à Paris un des emplois les plus honorés . Devenue
riche par ce mariage , elle ne mit aucunes bornes à
ses fantaisies . En moins de trois ans elle trouva moyen de
déranger la fortune de son mari et de dissiper une partie
de celle d'un riche banquier qui avait le titre d'amide la
maison. De si folles dépenses fatiguèrent à la fin et l'ami et
l'époux; ils commençaient à y regarder de plus près , lorsqu'on
vint offrir un cachemire à Cydalise. Le voir , le désirer
, ce fut l'affaire d'un instant: il est vrai qu'elle n'en avait
encore que vingt tout au plus ; que celui-cine ressemblait à
aucun des autres , et sur-tout que Mme G. en portait un
presqu'aussi beau. Le moyen de résister ! Cydalise garda
le riche cachemire : il ne restait plus qu'à le payer ; comment
s'y prendra-t-elle ? Ces messieurs sont devenus si
vilains ; jamais ni l'un ni l'autre ne consentiront à sacrifier
mille écus . Que fait-elle? Le soir de ce jour-là elle recevait
grand monde : Cydalise montre son nouveau cachemire;
chacun de se récrier sur la finesse du tissu, la vivacité
de la couleur , labigarrure des palmes : on l'estime au-delà
même de ce qu'il vaut. Eh bien ! monsieur , dit Cydalise à
à son mari , j'ai trouvé un marché d'or : on me laisse ce
cachemire pour 1500 francs . Le mari fronçaitdéjà le sourcil,
Lorsqu'une
SEPTEMBRE 1809. 241 5.
:
lorsqu'une autre femme offrit de le prendre à ce prix-là : il
n'en fallut pas davantage ; et aussitôt il donna la somme.
Le lendemain Cydalise alla trouver son ami : Voulez-vous
m'accompagner , lui dit-elle , chez Levacher , chez Verse
puis (1 ) ; voilà un schall que je voudrais faire estimer :
on m'en demande 1500 fr.; je trouve cela exorbitant. Ils
partent dans une calèche élégante . Partout on offre à Cyda
lise cent louis de son cachemire , si elle veut s'en défaire.
Gardez , lui dit alors son ami , gardez ce schall; c'est vraiment
une excellente affaire.-Mais mon mari ne voudra
jamais me donner cette somme.-Croyez que je suis trop
heureux de pouvoir vous la prêter ...-Ah ! je reconnais
bien là votre ancien attachement !
Je terminerai ici le dialogue. Qu'il me suffise d'avoir
divulgué cette anecdote secrète ; elle ne peut compromettre
personne : car le mari de Cydalise est mort il y a quelques
mois loin de sa patrie ; son ami a donné son bilan ; et elle
même n'a plus ni beauté.... ni cachemires.
Eh quoi ! c'est sur ce ton que vous nous parlez de modes !
va s'écrier Corinne (2); Messieurs , êtes-vous des prédi
cateurs , des dramaturges ? Ne sauriez-vous donc nous
décrire la forme d'une robe , d'un fichu , d'un chapeau ,
sans y joindre vos réflexions morales ?-Il faut satisfaire
Corinne. Patience ! nous y viendrons,
Toutes les femmes ne peuvent pas afficher le même luxe;
il existe donc dans leurs parures des nuances délicates qui
servent à faire reconnaître le rang de chacune d'elles . Un
oeil observateur ne s'y trompe guère; il sait aussi distinguer
sans peine une belle du faubourg Saint-Germain d'avecune
élégante de la chaussée d'Antin. Quoiqu'elles suivent les
mêmes modes , leur tournure est cependant très-différente :
la première met toujours plus de svmétrie dans son ajuste
ment , l'autre plus d'abandon : celle-ci a des vêtemens plus
amples , un schall jeté avec négligence sur ses épaules; mais
toutes deux se ressemblent , en ce qu'elles font au moins
trois toilettes par jour. Le matin , pour aller faire des emplettes
chez les marchands de nouveautés , une femme du
bon ton ne sort qu'avec une redingotte de percale, à
ches longues et bouffantes , serrées par des bandelettes
manen
(1) Fameux marchands de Nouveautés , rue Vivienne et rue de
Richelieu.
(2) Voyez le Mercure du 26 août.

Di
cen
212 MERCURE DE FRANCE ,
: quatre ou cinq endroits . Ces bandelettes , placées à des distances
égales , ou tournées en spirale depuis l'épaule jusqu'au
poignet, font ressembler le bras à une petite colonne
torse; monstruosité en architecture, et difformité bien plus
grande encore dans un vêtement quelconque . La redingotte
ést surmontée d'un ou de deux collets tombans et arrondis ,
etquelquefois même d'un capuchon entouré d'une garniture
demousseline; untoquetou un chapeau en percale et entulle
brodé est la coiffure que l'on porte avec cet ajustement; un
cachemire amarante , parsemé de fleurs , ou noir avec de
grandes palmes , ajoute le dernier degré d'élégance à un
pareilnégligé.
Pour la promenade du soir , on prend une robe blanche
depercale; mais elle doit être très-courte et décoletée : le bas
èstorné de plusieurs étages de bandes en tulle ou de quelques
broderies , terminées par des dents de loup, ou encore
de garnitures très-larges , relevées de distance en distance.
par des gances attachées à de petits boutons; les manches
sont courteset bouffantes comme aux statues françaises des
quinzième et seizième siècle. Cette espèce de robe est conpée
sur le dos assez profondément , soit en rond , soit en
pointe. L'inclémence de la saison ne permet guère aux
dames de montrer leur dos à la promenade : aussi mettentelles
souvent en dedans de la robe unfichu-guimpe , ou pardessus
une pélerine à petits plis. Les chapeaux qui s'accordent
avec ce genre de parure sont en paille , avec un
rebord très- étroit et surmonté de plumes ou de fleurs .
Les femmes qui fréquententles spectacles ont une toilette
moins négligée : il n'y apas huit jours encore que quelquesunes
avaient adopté le costume fort élégant , que l'on nomme
cosaque : il se compose d'une tunique blanche en gaze ou
en crêpe , avec un surtout de couleur , en levantine , beaucoup
plus court et fort étroit , agrafé sur toute la poitrine
et garni autour d'une broderie d'argent ; une toque carrée,
de même étoffe , avec une grosse touffe de plumes blanches ,
se place alors un peu en arrière de la tête : les brodequins
doivent aussi remplacer les souliers et être de la même couleurque
le surtout. On ne met point avec ce costume son
cachemire sur les épaules , on le porte sur le bras . D'autres
femmes ont paru aussi au spectacle avec des tabliers-robes,
garnis seulement de trois comettes (1) sur les côtés et au
bas; celles-là ne portent ni chapeaux ni bonnets ; leurs che-
(1) Petits rubans satinés.
SEPTEMBRE 1809. : 243
veux bouclés tombent sur le cou : quelquefois elles y
mettent des fleurs .
Quelques élégantes de la chaussée d'Antin avaient voulu
faire adopter la mode de porter , comme les enfans , de longs
caleçons de mousseline. Cette mode venait sans doute de
Turquie , où les femmes sont culottées ; heureusement elle
n'a pas eu de succès : mais , et cela est bien digne de
remarque , ce sont les courtisanes qui suivent aujourd'hui
cette mode si décente ....
Dans un autre Numéro , nous parlerons du costume des
hommes .
- SPECTACLES. Théâtre Français . -Mlle Dartaux a
terminé lundi ses débuts dans le rôle deDorine , par lequel
elle les avait commencés le 25 août. Dans ce court espace
detems , elle a paru dans sept comédies , eta joué cinq rôles
principanx de son emploi : la Dorine du Tartuffe , la Finette
du Philosophe marié et celle du Dissipateur , la Lisette
des Folies amoureuses et celle de la Métromanie . Dans
tous elle a obtenu les suffrages du public , qui trouvera
peut-être qu'on a un peu trop abrégé cette carrière de débuts
qu'elle parcourait d'une manière si brillante , et où
il se plaisait à l'encourager ; mais qui en sera bientôt consolé
sans doute , en apprenant que c'est aux talens de
Mlle Dartaux qu'il doit attribuer la brièveté de son tems
d'épreuve , et que si on ne la lui présente plus comme débutante
, c'est qu'on s'est hâté de l'admettre parmi les sujets
recommandables qui contribuent habituellement à ses plaisirs
. Il serait difficile en effet d'offrir à cet égard de plus
belles espérances que Mlle Dartaux; elle promet sur-tout
dejouer avec un naturel et une verve bien rares les servantes
de Molière et les soubrettes de l'ancienne comédie ,
et c'est là sans doute la partie essentielle de son emploi.
Elle y a déjà fait des progrès que les connaisseurs ont remarqués
lundi dans son rôle de Dorine, et c'est cequi nous
engage à lui donner des conseils sur deux passages de ce
rôle où elle ne saisit pas , à ce qu'il nous semble , les intentions
de l'auteur. L'un est ce vers qu'elle adresse à Orgon ,
lorsque le vieillard poussé à bout lui dit des injures :
Quoi ! vous êtes dévot et vous vous emportez !
Elle y met un ton de réprimande et un accent presque
tragique qui ne conviennent ni à sa situation ni à son rôle ;
c'est un triomphe gai et moqueur qu'elle doit exprimer .
Q2
244 MERCURE DE FRANCE;
L'autre passage se trouve dans la scène de dépit entre Valère
et Marianne : c'est aussi d'un ton solemnel qu'elle leur
dit en les ramenant :
Cessez ce badinage et venez çà tous deux!
On dirait qu'elle joue une parodie , et qu'elle raille les
deux amans : c'est ce qu'elle ne doit point se permettre.
Molière n'a voulu mettre que de l'impatience et de la
bonhomie dans ce mouvement. Si nous attachons quelque
importance à cette critique, c'est que les taches que nous
venons de relever sont peut-être les seules qu'il y ait à reprendre
dans la manière dont ces deux scènes sont jouées
par Mlle Dartaux; c'est que le public justement en train
d'applaudir , applaudit ces deux endroits comme tout le
reste ; et que si les bons acteurs sont ceux à qui il est plus
utile de donner des conseils , ces conseils ne sont jamais
plus nécessaires que lorsque leurs défauts ont un côté brillant
qui éblouit leurs premiers juges .
Ces mêmes raisons nous engagent à consigner ici quelques
observations sur la manière dont le Tartuffe a étéjoué
dans cette soirée. Ceux à qui elles s'adressent sont en état
de les entendre et d'en profiter . Et d'abord nous dirons à
Mlle Thénard qu'elle néglige un peu son rôle de Mme Pernelle;
elle n'a ni le débit assez prompt , ni la voix assez
cassée dans la première scène où elle interrompt successivement
tous les acteurs pour les gourmander; elle commet
la même faute au cinquième acte où elle ne doit pas laisser
respirer Orgon . Un autre défaut de sa déclamation c'est de
reprendre trop longuement haleine sur la conjonction et
lorsqu'elle commence un vers , et de la détacher ainsi de
la phrase qu'elle amène. Mlle Mézeray joue le rôle d'El
mire avec décence ; mais elle ne nous rend ni le maintien ,
ni le débit , ni les intentions spirituelles de Mlle Contat.
Vigny ou Devigny ( car on peut dire l'un et l'autre ) est
bien loin encore de s'être pénétré du rôle d'Orgon ; il
n'y marque point cette complète infatuation que Grandmésnil
rend d'une manière si naturelle , et qui en est le
caractère principal : il y met presque de la gaieté , oubliant
qu'Orgon ne doit jamais rire.Baptiste aîné est un acteur
très-recommandable par sa rare intelligence etpar son zèle ;
mais le rôle de Tartuffe est si difficile qu'il peut avoir encore
besoin de conseils pour le bien saisir; il n'a point assez
compris que Tartuffe est un personnage moins ridicule encore
qu'odieux , qu'il doit en quelque sorte effrayer plutôt
SEPTEMBRE 1809. 245
qu'égayer son auditoire. C'est sur-tout dans sa scène avec
Elmire , au quatrième acte , que le scélérat , bien averti par
l'issue de celle du troisième , doit renoncer au patelinage et
au ton mielleux pour ne plus laisser voir que le côté repoussant
de soncaractère. Lorsqu'il ose demander à Elmire un
peu de sesfaveurs , ce doit être d'un ton à révolter et non
à faire rire . Mais l'endroit de cette scène sur lequel nous
devons leplus insister , parce queFleury y commet , et plus
gravement encore , la même faute que"Baptiste , c'est la
réponse à ces deux vers d'Elmire :
Mais comment consentir à ce que vous voulez
Sans offenser le ciel dont toujours vous parlez ?
Baptiste et Fleury ponctuent ainsi le vers qui suit :
Sice n'est... que le ciel ... qu'à mes voeux on oppose, etc.
etprononcent le mot de ciel avec une légèreté qui donne à
penser que Tartuffe s'en moque. Le public rit , et cependant
il nous paraît difficile de faire un plus grossier contresens.
Tartuffe peut se rire du ciel en son coeur , quoique
lachose soit assez douteuse ; mais tout en séduisant Elmire,
il ne veut point lui apprendre à s'en moquer : ce serait se
montrer à elle tout-à-coup sous unjour trop odieux , et se
donner pour un misérable hypocrite ; aussi ne cherche-t-il
point, dans ce qui suit , à détruire la croyance d'Elmire
aux arrêts du ciel , mais à lui montrer comment on s'accommode
avec sa justice .
Voilà ce que les acteurs devraient observer ; et pour avoir
le plaisir de faire rire un moment le parterre , ils ne sacrifieraient
pas tout l'effet de la tirade suivante , où le langage
des casuistes mis dans la bouche de l'imposteur, rend odieux
et ridicule un des abus les plus dangereux qu'on ait faits
de la religion , abus qui par conséquent ne devait point
échapper à l'auteur du Tartuffe ,
Théâtre de l'Impératrice. Première représentation des
Projets de divorce , comédie en un acte et en vers. -Le
comte de Sancourt, ambassadeur à une des cours du Nord,
auni le sort de son fils Auguste à celui de Julie , sa nièce .
Pendant son absence , Julie, entraînée par le tourbillon du
monde , a négligé son époux , qui , au lieu d'employer la
douceur pour la ramener à ses devoirs , l'aigrit sans cesse
par des reproches amers ; en un mot , la désunion la plus
complète règne dans le ménage, lorsque M. de Sancourt
revient à Paris. Instruit de tout par Hortense , sa pupille ,
246 MERCURE DE FRANCE,
il forme le projet de réunir les deux époux. Après avoir entendu
séparément les prétendus torts qu'ils se reprochent ,
il feint de consentir à une séparation: il les rassemble et
leur laisse un écrit qu'ils n'ont plus qu'à signer pour se
rendre libres . Auguste veut au moins en prendre lecture :
mais que deviennent-ils tous deux, lorsqu'au lieu du consentement
de M. de Sancourt , ils y trouvent les doux re-
'proches d'un bon père, qui se plaint de voir par eux sa
vieillesse déshonorée ! à cette lecture , Julie tombe dans les
bras d'Auguste , et les Projets de divorce sont abandonnés
pourjamais.
Cette dernière scène était la plus difficile à traiter , puisqu'il
fallait, dans le peude tems qu'elle dure, ramener à des
sentimens de tendresse deux époux prêts à se séparer. L'auteur
s'est assez bien tiré de cette difficulté; et en ne donnant
aucun tort réel à Julie, il s'est ménagé le moyen de pouvoir
décemment la réunir à son époux.
Cette comédie est agréablement versifiée , on y a remarqué
de jolis traits de dialogue ; mais l'auteur, dont le style
est bon en général, doit se tenir en garde contre le goût
des vers sententieux.
Les Projets de divocre sont le coup d'essai de M. Joseph
Dubois ; les applaudissemens qu'ils ont obtenus doivent
l'encourager à poursuivre cette carrière.
DES PROVERBES.-Aux Rédacteurs.
Ilya quelques mois , MM., que j'étais à la campagne occupé,
comme l'Empereur Dioclétien. à planter mes laitues : je suivais de
l'oeil les opérations de mon jardinier. , homme expert et aussi riche en
proverbes que le célèbre écuyer du héros de la Manche. Je le vis ,
vers midi , lever la tête vers le ciel et , le coude appuyé sur sa bêche,
regarder avec attention le couchant. Ça va mal, me dit-il d'un ton
aussi solennel que celui du procureur dans la comédie des Deux-
Frères , Ça va mal, et s'il pleut demain nous en aurons pour longtems
! Femmefardée , pomme ridée et tems pommelé ne sont pas de
longue durée. Le ciel était en effet chargé d'une foule de petits nuages
blancs tels que ceux que l'auteur de la Mort d'Abel a si bien décrits
dans son poëme , et qu'il compare ingénieusement à des toisons de
jeunes agneaux. Le lendemain il plut en effet , et je vis avec plaisir
mes laitues arrosées d'une ondée douce et fine. Eh bien! dis-je à
maitre Antoine , le tems pommelé a tenu parole , mais nos laitues
n'en iront pas moins bien. Antoine secoua la tête un peu plus fort
qu'auparavant , et le ça va mal , revint avec une énergie plus marquée
que le jourprécédent. C'est une pluie de mauvais augure, me dit-il ,
quand il pleut à la Saint-Médard , il pleut quarante jours plus tard.
J
SEPTEMERE 1809. 247
C'était en effet le jour où l'église fête ce Saint , et j'avais souvent
entendu répéter ce proverbe , mais je l'avais toujours regardé comine
unpréjugé.
J'avoue , Mм. , que de tout tems j'ai professé un respect particulier
pour Saint Médard; c'était un évêque d'une piété douce et aimable :
nous lui devons l'institution de la fête de la Rosière , et l'on m'assure
encore qu'il a le privilége rare et précieux de guérir le mal de dents.
Onditproverbialement le ris de Saint Médard, pour exprimerles grimaces
qu'on fait quand on éprouve cette cruelle douleur. J'eatrepris.
donc , auprès de mon Antoine , la justification de ce bien-heureux prélat,
et j'essayai de lui prouver que Saint Médard était trop bienfaisant,
trop juste pour vouloir gåter nos récoltés , faire couler nos raisins et
monter mes laitues. Mais mon homme tint bon , et mon fermier , qui
survint en cemoment, s'étant joint à lui , Saint Médard fut condamné
sans rémission comme le plus grand pleureur du paradis ; mes deux
paysans firent mieux et comprirent dans le même anathême Saint
Gervais et Saint Protais ; j'eus beau demander grâce pour eux , quand
il pleut à la Saint- Gervais , il pleut quarante jours après , me dit
impérativement mon jardinier .
J'ai toujours été persuadé , мм. , que les proverbes du peuple
n'étaient pas totalement dénués de raison ; qu'ils étaient le produit de
l'observation et de l'expérience ; et qu'on pourrait plus aisément qu'on
ne croit les concilier avec les résultats de la science . J'ai donc cherché
pourquoi les jours de Saint-Médard et de Saint-Gervais étaient des
jours suspects aux gens de la campagne , et j'ai trouvé que le premier
de ces saints se chome le 8 de juin , et l'autre le 20 du même mois .
C'est le tems du solstice d'été ; et il est de fait qu'à cette époque les
* vents prennent une direction constante et soufflent régulièrement des
mêmes points pendant environ quarante jours . Les astronomes et les
météorologistes ont fait ,à cet égard , des observatious qui ne laissent
aucundoute. On peut done présumer que si le ciel devient pluvieux à
cette époque , il le sera à peu près jusqu'à la fin du inois suivant. Mon
jardinier n'est ni astronome ni météorologiste : ses aïeux ne l'étaient
pasplus que lui ; mais ils ont observé ce fait et en ont fait un principe
d'agriculture.Il faut au peuple des formules proverbiales etdesphrases.
rimées , pour fixer les faits dans sa mémoire . Or Saint-Médard rime
très-bien avec tard , et Saint - Gervais rime un peu avec après . Voilà
done des rimes qui viennent se présenter comine d'elles-mêmes et
qu'on ne pouvait manquer d'accueillir. Il peut fort bien arriver qu'il
fasse beau le jour de Saint-Médard ou de Saint- Gervais ; mais si les
vents soufflent du couchant à l'époque où le peuple les célèbre , on
peut présumer qu'ils souffleront encore long-temset que l'été sera pluvieux.
Cette remarque s'est pleinement justifiée cette année .
Mon curê , qui est un peu plus docte que mon jardinier, a aussi ses
remarques. Toute son astrologie est fondée sur son bréviaire. Sa
science consiste à observer le ciel à l'époque des quatre- tems ; ( Ce
sont, comme vous savez , des jours d'abstinence placés au commencement
de chaque saison ) . Le tems est-il beau ? il me prédit une saison
brillante, pureet favorable aux dons de Cérès et de Pomone. Est- il
nébuleux? il me présage pour deux ou trois mois la pluie , les brouillards
et tout ce qui constitue un tems triste et désagréable.
248 MERCURE DE FRANCE ,
Il en est des Quatre- Tems comme de Saint-Médard, de Saint-
Gervais,de Saint-Protais. Les premiers Quatre-Tems de cette année
tomberont au 20 de ce mois; c'est l'époque de l'équinoxe ; les suivans
au 20 de décembre ; c'est l'époque du solstice d'hiver. Voilà donc
des remarques pratiques , des observations aveugles dénuées de
toute connaissance de physique et d'astronomie d'accord avec les
recherches des gens instruits. L'homme de campagne est comme le
médecin empirique qui saigne et purge son malade parce qu'il a vu
qu'en pareil cas la médecine et lasaignée réussissaient: l'homme de
ville est comme le médecin dogmatique , qui purge etqui saigne parce
qu'il connaît les causes qui produisent lamaladie , et qu'il sait que
dans tel cas il doit , ou diminuer les forces de son malade , ou décharger
ses viscères des humeurs qui en contrarient les fonctions .
:
J'ai , MM. , l'avantage de posséder à ma petite campagne un jeune
médecin qui , comme Figaro , peut prendre pour devise : Consilioque
manuque. Il raisonne avec justesse et n'entreprend rien sans connaissance
de cause. Il aime comme moi , les fleurs , les vergers , et les
bois. Il vient souvent se reposer sous mes berceaux , et s'amuse
comme moi de la libéralité de monAntoine lorsqu'il se met à débiter
ses proverbes .
J'élève en ce moment un petit filleul fort gentil , qui , à l'âge de
quatre ans , se distingue déjà par une rare pénétration et des traits
pleins d'esprit. Ses saillies m'amusent ; mais elles ne fontpas lemême
plaisir à mon jardinier . Je l'entends quelquefois marmotter entre ses
dents : Cet enfant là ne vivra pas, il a trop d'esprit ! J'ai voulu savoir
de mon médecin si les enfans d'esprit étaient plus sujets à la mort que.
d'autres. « Cela arrive quelquefois , m'a- t- il dit ; tout fruit doit mûrir
avec le tems ; si le cerveau prend un accroissement trop rapide et
> trop considérable , l'intelligence peut se développer dans les mêmes
> proportions ; mais comme toute action exagérée ne saurait se sou-
> tenir, l'affaissement survient bientôt et l'individu qui s'était annoncé
> comme un prodige , ou meurt , ou reste dans un état voisin de
> l'ineptie . On doit aussi remarquer que la finesse de l'esprit suppose
la finesse des organes ; et qu'un corps bien constitué dure plus long
tems qu'un corps frêle et délicat. Les savans , les hommes de let-
> tres , les femmes qui exercent beaucoup leur imagination sont plus
> sujets aux maladies que d'autres , parce qu'ils appellent au cerveau
> toutes les forces vitales , tandis que le restede la machine souffre et
> languit . Je compris alors que monAntoine ne raisonnaitpas si mal;
et je conclus de là qu'il ne faut pas toujours mépriser les proverbes du
peuple , et qu'ils sont souvent l'expression vulgaire d'une idée trèsjuste.
Si mes observations vous conviennent, Messieurs , j'aurai l'honneur
de vous en adresser quelques autres du même genre.
J'ai l'honneur d'être , etc. SEUGLAS.
SEPTEMBRE 1809 . 249
POLITIQUE.
L'ANGLETERRE Se venge autant qu'il est en elle des chefs
de l'expédition qui ont si complétement trompé l'attente
duministère ; elle se dédommage des succès qu'elle n'a pu
obtenir par des plaisanteries , des quolibets , des jeux de
mots dont elle accable lord Chatam; les journaux en sont
pleins , les caricatures se multiplient , et les Anglais ne
nous laissent à cet égard aucun soin à prendre ; ils nous
préviennent en tout et jugent la conduite de leur ministère
et de leurs chefs. comme nous-mêmes nous aurions pu le
faire.
S'ils n'ont recueilli aucune gloire de leur expédition sur
l'Escaut , si l'occupation momentanée d'une île en a été le seul
etinutile résultat, dumoins ils sont tranquilles sur l'armée qui
ya été employée ; ils l'ont vu revenir , moins les nombreux
malades qu'elle a laissés et lagarnisoonntrop peu acclimatée
aux lieux qu'elle ne pourra défendre; mais toutes les inquiétudes
de la nation se portent sur l'Espagne , sur les débris
de l'armée de Wellesley , dont une partie est restée confiée
aux soins et à la générosité française. Cette armée gagnera-
1-elle le Portugal ? y aura-t-elle une retraite sûre ? pourrat-
elle s'y embarquer sans être troublée dans sa retraite?
Celle de sir John Moore , quoiqu'elle lui ait coûté la vie n'a
pas été plus désastreuse . Voilà les motifs d'inquiétude des
Anglais; voilà les événemens dont ils demandent compte
au ministère .
Les dernières nouvelles d'Espagne reçues à Londres sont
bien de nature en effet à exciter de vives alarmes , et à
rendre général le cri d'indignation qui s'élève contre les
auteurs d'un plan dont toutes les parties ont manqué à la
fois; l'armée anglaise a souffert terriblement dans sa
retraite, par le manque de provisions attribué à la négligence
extrême des commissaires chargés par la Junte de
l'approvisionnement de l'armée. Au départ du bâtiment
porteur des dépêches du général Wellesley , ce général se
repliait sur Elvas , en se dirigeant sur Abrantès; l'armée
portugaise et celle des Anglais avaient une quantité considérable
de malades . La Roınana avait été appelé pour remplacer
Cuesta , vieux , infirme , et que ses pratiques superstitieuses
ont rendu incapable de servir utilement ; mais il
est remplacé trop tard , et les derniers événemens qui ont
assuré en Espagne le destin de l'armée française , ne sont
250 MERCURE DE FRANCE ,
pas du nombre de ceux qu'on répare par le changement
a'un capitaine.
Il paraîtrait au surplus que déjà ce que nous avons
prédit se réalise ; que déjà le marquis de Wellesley a proposé
à la junte espagnole des changemens considérables ;
qu'il dissimule peu la prétention de gouverner sous la
vaine régence de l'archevêque de Tolède : on va plus loin;
on prétend qu'il aurait demandé pour garantie , ou pour
indemnité des sacrifices extrêmes que fait l'Angleterre pour
la prétendue cause de l'Espagne , la cession de Cadix et de
l'île de Cuba ; on doute même en Angleterre de la réalité
d'une prétention si indiscrète , qui seule suffirait pour dévoiler
les Anglais et dessiller les yeux de leurs trop crédules
alliés . Quoi qu'il en soit , en affectant un profond mépris
pourles bandes espagnoles et portugaises, pourleurs chefs ,
pour l'autorité qui les dirige , il est impossible que l'orgueil
anglais ne se nuise pas à lui-même , et que de tels libérateurs
ne soientpasjustement appréciés par un peuple qu'ils
n'auraient pas le droitde mépriser , même, ce qui n'est pas,
quand ils l'auraient défendu avec succès dans sa rébellion .
C'est le même orgueil, joint au sentiment le plus actif chez
lesAnglais , l'esprit de domination sur les mers , qui vient
de rompre avec les États-Unis des relations commerciales
que les Anglais avaient eux-mêmes jugées utiles puisqu'ils
les avaient consenties .
M. James Madisson , président des États-Unis , a publié
le 9 août la proclamation suivante :
« En conséquence d'une communication de l'envoyé
extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M. britannique
, déclarant que les ordres donnés par le gouvernement
anglais , dans le conseil , enjanvier etnovembre 1807,
avaient été retirés le 10 juin dernier , et en vertu de l'autorité
donnée pour ce cas par la deuxième section de l'acte
du Congrès , intitulé : Acte pour interdire les relations
commerciales entre les États- Unis et la Grande-Bretagne ,
et la France et les territoires qui en dépendent, et pour
d'autres objets; moi , James Madisson , président desEtats-
Unis , j'avais donné ma proclamation , en date du 19 avril
dernier , déclarant que les ordres du conseil ci-dessus mentionnés
avaient été retirés le 10 juin ; après quoi le commerce
suspendu par des actes du Congrès , pouvait être
renouvelé . Maintenant , comme il m'est officiellement
annoncé que lesdits ordres du conseiln'ont pas été retirés ,
conformément à la déclaration et à la communication qui
m'avaient été faites ,je proclame par la présente cet acte
SEPTEMBRE 1809. 251
d'interdiction . En conséquence , le commerce qui eût pu
-avoir lieu de nouveau , dans le cas où lesdits ordres eussent
été retirés , doit être considéré comme assujetti aux divers
actes par lesquels ce commerce avait déjà été suspendu.
:
En conséquence de la proclamation ci-dessus ,le secretaire
de la trésorerie a adressé aux divers collecteurs une
circulaire dans laquelle on remarque les dispositions suivantes
:
,
«Par suite de la réception de la présente , vous devez ,
dans tous les cas , excepté dans ceux ci-dessous mentionnés
, refuser des permissions de partir pour les ports anglais
et demander , selon l'usage , des cautions de tous
les vaisseaux chargés pour des ports permis , dans la manière
prévue par la troisième section de l'acte ci-dessus
mentionné ; mais , comme plusieurs vaisseaux anglais sont
ou peuvent arriver dans les ports des Etats-Unis , en conséquence
de la. proclamation du président , du 19 avril
dernier , il vous ordonne de permettre à ces vaisseaux de
partir sans donner de caution, soit sur leur lest , soit avec
la cargaison qui pourrait être à bord au moment où la proclamation
ci-jointe sera publiée. Il est toutefois entendu
que cette indulgence ne sera point étendue à aucuns autres
vaisseaux que ceux qui sont maintenant dans les ports
des Etats - Unis ou qui pourront ensuite y arriver , ayant
fait voile,d'un port étranger avant que la connaissance de
la présente proclamation fût parvenue à ce même port. »
Il est remarquable que dans même momommeenntt M. Adams
a mis à la voile de Boston pour une mission en Russie
où l'on ne doute pas que bientôt la paix conclue avec la
Suède ne mette des obstacles insurmontables à la navigation
des Anglais dans la Baltique , en assurant à laRussie
la possession de la Finlande et des îles conquises sur les
Suédois .
,
Les nouvelles des stations anglaises ont aussi paru causer
quelqu'étonnement à Londres . Celle de Rochefort a
fait des rapports desquels il résulte que les Français
ont huit vaisseaux de ligne dans la rade de l'île d'Aix ,
et qu'ainsi ils ont ajouté trois vaisseaux de ligne aux
cinq sorties de la rade des Basques ; celle du Brésil a annoncé
la pertede l'Agamemnon , vaisseau de 74; celle de
Trieste que l'escadre de Russie y était inattaquable , que
Trieste était de nouveau fortifiée et garnie d'une artillerie
venue de Palma-Nuova ; enfin celle de Toulon élève la
flotte française , qu'elle y est chargée d'observer , à quinze
252 MERCURE DE FRANCE ,
et vaisseaux de ligne , deux vaisseaux de ligne russes ,
plusieurs frégates. Quatre mille matelots venus de Rochefort
montent cette escadre , qu'on présume sous les ordres
du contre-amiral Lallemant. La station de l'Elbe a eu des
engagemens avec les Danois , et elle a perdu une canonnière
et un brick .
La station de Flessingue paraît avoir conservé cent et
quelques bâtimens de transport pour la garnison qui y est
laissée , et qui fait mine de réparer les fortifications , et de
creuser , non de combler le bassin. Les Hollandais maîtres
des îles voisines ; le corps du maréchal duc de Conégliano ,
toujours en possession de l'île de Cadzand , menacent cette
garnison de jour en jour affaiblie par les maladies , et sans
moyens de remplacement : le prince de Ponte- Corvo a fait
une reconnaissance générale de toutes les positions occupées
par ses troupes , elles ont reçu des destinations conformes
aux nouvelles circonstances . Anvers a conservé une forte
garnison , le reste de l'armée a pris des cantonnemens
étendus , que viennent successivement occuper les corps
de gardes nationales , qui continuent à se porter sur les
côtes , comme si l'ennemi ne les eût pas abandonnées .
Le roi de Hollande a reçu du maréchal Dumonceau le
rapport de l'occupation du sud Béveland : il a décerné
des récompenses et de l'avancement à ceux qui dans cette
circonstance difficile ont mieux soutenu l'honneur de ses
armes , et défendu le territoire avec le plus d'intrépidité.
De nouveaux corps se forment dans le pays avec célérité ,
et partout la garde sédentaire fait un service actif trèsutile.
L'ambassadeur de Dannemarck a été présenté à S. M.
Le roi
En Espagne , le roi reconnaît et récompense aussi les
brave de Talavéra et d'Almonacid. Pendant que les divers
corps poursuivent dans leur retraite les rebelles et les Anglais,
le s'est rendu à St- Ildephonse , triste et coûteuse
imitation de Versailles , où les rois d'Epagne depuis
Philippe V qui le construisit , vont ordinairement passer
une partie de l'automne. Le général Sébastiani pendant
ce tems est parti pour une expédition dont on ne précise
pas l'objet. La division est née chez les rebelles de leurs
défaites successives ; l'union a été dans Madrid le résultat
de la victoire . Les décrets sur les moines s'exécutent avec
une facilité qui ne surprend que ceux auxquels le véritable
état de l'Espagne n'est pas connu : l'impulsion est donnée;
la France a donné un exemple qui ne pouvait être perdu
pour l'Europe ; tôt ou tard devait partout disparaître comme
de notre territoire cette innombrable armée de proprić
SEPTEMBRE 1809 . 253
1
taires inutiles à l'Etat , qui dévoraient sa substance , et ne
lui offraient ni le tribut de leurs richesses , ni celui de leur
sang. L'institution était trop vieille pour le siècle , partout
elle est frappée , partout elle succombe : on atouchél'idole ,
elle est en poussière , et l'Etat napolitain , presqu'en même
tems que celui d'Espagne , vient de faire rentrer dans le
rang des ecclésiastiques séculiers , les moines qui sous
mille noms différens possédaient d'immenses domaines.
Tous les couvens doivent être abandonnés au 1 octobre;
des pensions sur l'Etat sont assurées aux individus , tous
les biens entrent dans le domaine public. L'Etat napolitain
est tranquille , les Anglais font de vaines démonstrations
sur quelques parties des côtes ; partout elles se trouvent
garnies , défendues , et la population disposée à les recevoir.
Le 4septembre , le Vésuve a fait une éruption , et s'est
ouvert une nouvelle issue dans la partie du sud-ouest. L'éruption
n'offre aucun caractère dangereux : nombre de
curieux vont contempler ce terrible spectacle ; les Napolitains
boivent à la santé du père Vésuve , qu'ils regardent
comme le protecteur de leurs vins. Pendant que le peuple
ne voit qu'un spectacle dans ce phénomène , desPlines
nouveaux , armés de tous les instrumens adoptés par les
sciences , vont l'étudier de près , non sans quelques dangers
, et se livrer à des expériences dont il est inutile de
marquer le degré d'intérêt.
Le roi de Westphalie fait en ce moment une tournée en
Hanovre ; quelques-uns de ses régimens ont occupé cette
ville , d'autres sont répandus dans les Anséatiques , et observent
les côtes de la Baltique et les embouchures du
Véser abandonnées par les Hollandais dont la présence
était réclamée sur leur propre territoire.En visitant ce pays
le roi n'a pas été moins voyageur et naturaliste que militaire;
il a donné une attention particulière à tout ce qui
offrait un intérêt réel à l'ami de la nature et à celui des
sciences : il a pris l'habit de mineur; et reçu avec toutes les
démonstrations de la joie et de l'attachement , il est descendu
dans les fameuses mines de Hartz. Les détails de
cette visite curieuse méritent d'être rapportés avec quelques
détails.
S. M.,porte la relation , a daigné se revêtir de l'habitde
mineurqu'on lui a présenté pourdescendre dans les mines.
Elle ne s'est pas bornée à honorer les vêtemens d'une profession
utile , elle est entrée avec complaisance et intérêt
dans les nombreux détailsde l'extraction et de la préparas
1
254 MERCURE DE FRANCE ,
1
tionde ces richesses souterraines , qu'une industrie-admirable
autant que périlleuse arrache chaque jour à des
abîmes profonds pour l'usage de tous les arts.
Quelque curieuses que soient les mines du Hartz , la
population qui les exploite n'est pas moins digne de fixer
l'attention de l'observateur. S. M. s'est convaincue avec
plaisir qu'une administration paternelle régit ces hommes
simples et laborieux , les unit en un seul corps , dirige
leurs travaux et leur conduite , et les maintient dans un espritexcellent
.
Dans la soirée , deux mille mineurs se rendirent sur la
place, en face de la maison occupée par S. M.; les deux
milles lampes qu'ils portaient répandaient un éclat égal à la
plus brillante illuminnaattiioonn.. Il formèrent d'abord un cercle ,
au milieu duquel était la musique attachée à ce corps , et
défilèrent ensuite en bon ordre : on eût alors cru voir s'écouler
lentement un grand fleuve de lumière . Tout à coup
on entendit comme l'explosion d'un feu d'artifice : c'étaient
les ouvriers chargés des charrois , qu'on ne voyait pas , et
qui , faisant claquer leurs fouets avec beaucoup d'ensemble ,
savent tirer de l'air des sons éclatans qu'ils soutiennent
pendant plusieurs minutes .
Une belle soirée se prêtait à cette fête non moins piquante
par sa nouveauté pour le monarque auquel elle était offerte,
que pour ceux qui la lui donnaient; car elle n'est réservée
qu'aux souverraaiinnss,, et depuis cinquante ans le Hartz n'en
avait point vu.
Jeudi 7, le roi a visité la fonderie de Frankenscharnerhütte
, à un quart de lieue de Clausthal, et la mine de Rammelsherg
, près Gosslard.
Ces deux jours seront à jamais mémorables pour cette
contrée qui a fixé l'attention particulière du roi . S. M. a
donné ordre qu'on distribuût aux mineurs une gratification
de 7000 fr.
Les feuilles allemandes ont, dans ces derniers téms , annoncé
beaucoup de mouvemens dans l'armée autrichienne ;
elles ont assigné ses positions en Hongrie , en Moravie , et
ses quartiers en Bohême , les dispositions de la défense de
Prague , les inondations de quelques places fortes, et.indiqué
les généraux qui président à ces divers mouvemens ;
elles n'ontpu représenter l'armée française que dans les positions
qu'elle occupe depuis l'armistice , et qui , dès ce moment,
ont été connues; les mêmes feuilles avaient assez
généralement regardé l'archiduc Charles comme l'un des
SEPTEMBRE 1809 . 255
partisans les plus actifs de cette guerre , et signalé sa retraite
comme une preuve de son obstination à vouloir continuer
la guerre . Si l'on en croit des notions qui paraissent avoir
unplus grand caractère d'authenticité , ce prince avaitmieux
juge sonpays et ses ennemis ; et en recevant sa démission ,
Autriche avaitcědé à des suggestions dangereuses pour son
repos , et sa prospérité . Sous ce rapport , la note suivante ,
publiée parun de nos journaux , mérite beaucoup d'attention":
Quelques journaux français , y est-il dit , donnent sur
ce pays ( l'Allemagne) des renseignemens souvent très-hasardés.
Leurs correspondans , qui paraissent connaître assez
mal les affaires de l'Autriche , parlent avec beaucoup d'animosité
du prince Charles. Cet archiduc est cependant , de
tous les princes de sa maison , celui dontle caractère s'est le
plus fait estimer dans les circonstances qui ont précédé la
guerre actuelle. On avait employé tous les moyens imaginables
pour le porter à des démarches contraires à son opinion;
on était allé même jusqu'à séduire , à prix d'argent ,
ses entours .
» C'est le ministre Zichy qui a rendu ce mauvais service à
l'Autriche et à l'archiduc Charles . On a répété si souvent à
ce prince que laFrance avait peu de troupes à opposer à une
aggression , et que la guerre présentait des résultats infaillibles
, qu'il était difficile qu'il persistât à combattre , par ses
pressentimens , des raisonnemens répétés avec tant de persévérance
autour de lui. Ce n'est cependant qu'à regret
qu'ila fait la guerre à la France .
Le lendemain même des affaires de Ratisbonne , il a
manifesté le désir de la paix , et il y a toujours persité depuis
. Après l'armistice de Znaïm , il s'est démís du commandement
, parce qu'il a vu qu'alors toutes les avenuesde
la cour étaient encore fermées à la vérité parmi les mêmes
hommes que l'Angleterre tient à sa solde , et qui, gagnent
leur argent en répandantles mensonges et en semantles illusions
que cette puissance ennemie de l'Europe a tant d'intérêtà
propager.n
On avaitdit que le quartier-général français s'était porté
à Presbourg : la nouvelle est fausse; l'Empereur a seulement
été passer en revue les corps de l'armée d'Italie et
ceux des maréchaux ducs de Raguse et de Rivoli ; il n'était
pas plusvrai que S. M. eût fait un riche présent au comte de
Bubna , et qu'elle eût envoyé complimenter l'impératrice
d'Autriche; la nouvelle du départ de la cour de Saxe pour
Varsovie est aussi démentie en ce moment.
256 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1809 .
Cependant les prisonniers français que le sort des armes
avait mis entre les mains des Autrichiens et relégués au
fond de la Hongrie , reviennent dans les rangs par suite des
échanges . Les Galliciens s'organisent: ils formentune armée
déjà redoutable. La Saxe a levé beaucoup d'hommes qui
amènent à Dresde et sur les frontières de la Bohême des
renforts considérables à l'armée du duc d'Abrantès . Le Voralberg
continue à être tranquille , le Tirol ne fait aucun
mouvement ; la mesure des otages y a été d'une grande
utilité. Le duc de Dantzick a toujours le commandement
des forces réunies sur ce point. Le général Baraguay-d'Hilliers
a fait occuper Fiumes par un des corps sous son commandement;
les contributions de guerre se perçoivent avec
activité ; chaque cercle a désormais un intendant particulier.
Dans l'intérieur , le mouvement général qui a fait lever
les gardes nationales de l'Empire s'est étendu jusqu'à ses
extrémités; partout les habitans qui ont accepté l'honorable
mission de défendre le territoire , armés et équipés
par leurs départemens , se sont portés aux lieux indiqués
avec une bonne volonté , un ensemble de forces et de dispositions
qu'il est impossible de louer et de caractériser
dignement. A Paris , les chevau-légers de la garde manoeuvrent
assiduement et font de nuit un service de police
aussi utile qu'actif. Les compagnies de la garde infanterie
sont complétement organisées ; les officiers , dans la plus
belle tenue , ont déjà fait des visites de corps , et ont été
reçus avec la plus honorable distinction par les princes
grands dignitaires , les ministres , le maréchal- sénateur
commandant lagarde, et le gouverneurde Paris. Lundi prochain
il y a une présentation générale du corps des officiers
de la garde nationale aux premiers fonctionnaires de l'Etat;
les compagnies volontaires , armées et équipées , se rendent
successivement à leur destination : les compagnies sédentaires
de grenadiers et de chasseurs , complétement armées
et équipées , commenceront très -incessamment leur service.
Descriptions des nouveaux jardins de la France et de ses anciens
châteaux , mêlée d'observations sur la vie de la campagne et sur la
compositiondes jardins ; par Alexandre de Laborde , les dessins par
Constant Bourgeois; huitième livraison. Prix, papier fin , 15 fr.;
papier vélin, 24 fr.. et avant la lettre , 30 fr. On souscrit àParis
chez Bourgeois , peintre et éditeur , au Musée des Arts , rue de Sorbonne,
et chez les principaux libraires de l'Europe .
Nous avons déjà rendu compte du discours préliminaire de cet important
ouvrage. Nous ferons connaître incessamment les livraisons
qui ont paru jusqu'à ce jour.
MERCURE
5.
DE
DE FRANCE .
cen
N° CCCCXXVIII .-Samedi 30 Septembre 180g.
POÉSIE.
ÉPITRE ADRESSÉE A MADEMOISELLE MARS ,
Après la première représentation du Secret du Ménage .
QUEL est donc ce prestige heureux
Qui te rend chaque jour plus touchante et plus belle ?
Nous te voyons sans cesse , et toujours à nos yeux
Ton art divin sait te montrer nouvelle :
Ah! les Dieux ont sur toi versé tous leurs bienfaits !
Aimable objet de leur plus doux caprice ,
L'amour en souriant a dessiné tes traits ;
L'amour qui d'une aile propice ,
Aprotégé ces dons naissans ,
Dans tes beaux yeux , admire son ouvrage ,
Et d'orgueil enivrés , ses regards complaisans ,
Aiment à voir que tous ces traits charmans ,
Des siens sont la fidèle image.
C'est lui qui t'a donné cet organe enchanteur,
Du sentiment favorable interprète ,
Dont l'accent , mieux encor que les vers du poëte ,
Porte le trouble au fond du coeur.
Mais si le ciel a daigné te sourire ,
L'art et le goût t'ont cédé leur empire .
Quel art exquis ! ah ! dis-le moi ,
De qui tiens-tu ce jeu , cette magie ,
Cet intérêt qu'on ne trouve qu'en toi?
Tu parais , la scène est remplie ;
Le spectateur se sent électriser ,
1
Les femmes , dans leur loge , ont cessé de causer !
Voyez la jeune Eglé, babillarde indocile ,
Qui par son caquet trop agile ,
:
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Eût surpassé la Déesse aux cent voix !
Elle écoute , et pour cette fois ,
Se taire lui parait facile.
Chacun l'imite , un silence absolu
Dans la salle , suspend tout entretien frivole ,
Le plus léger murmure y serait entendu .
Ris-tu ? partout le plaisir vole ,
Et la gaîté bruyante et folle ,
Avec rapidité circule et vient s'unir
Aux applaudissemens qu'on entend retentir.
Tu gémis ? aussitôt j'éprouve tes allarmes ,
Et dans mes yeux , je sens rouler des larmes
Qu'en vain je voudrais retenir .
Et qui peut mieux , des grâces de l'enfance
Nous rappeler la touchante candeur!
Nous montres -tu l'amour combattant la pudeur?
Sur ton front virginal , où se peint l'innocence ,
L'embarras fait éclore une aimable rougeur;
Cette modeste retenue ,
On la croirait de la timidité .....
Mais quel art est caché sous cet air d'ingénue ,
Et que d'esprit dans ta naïveté !
Tantôt , avec non moins d'adresse ,
Sous un brillant débit , tu couvres la faiblesse
De quelques vers , écrits sans verve et sans chaleur ,
Et celui , dont le tour devait choquer l'oreille
Du froid censeur que la critique éveille
Echappe de ta bouche , et trompe l'auditeur.
Repoussant l'orgueil qui s'abuse ,
Et témoin des succès qu'ont produit tes talens ,
Déjà , plus d'un auteur , enivré de l'encens ,
Qu'un peuple satisfait prodiguait à sa Muse
Est venu mettre à tes genoux
Et son hommage et sa couronne ,
En te cédant , d'un ton modeste et doux ,
Les éloges flatteurs que le public lui donne ;
Fous l'avez embelli , mon ouvrage est à vous (1) ,
Dit- il , et trop souvent ce compliment d'usage ,
Sincère ou non , est un aveu fort sage .
(1) Elle est à toi puisque tu l'embellis, VOLTAIRE,
1 SEPTEMBRE 1809. 259
Mais aujourd'hui , grace à l'auteur piquant ,
Qui prête un doux attrait au Secret du Ménage ,
En y semant l'esprit , la grâce et l'enfouement ,
Ce compliment banal il faut encor le faire ,
Etpuisque son secret , tout le monde en convient ,
1
N'est que l'heureux secret de plaire , :
C'estbien à toi qu'il appartient.
PALLARD , fils .
LE CALME. - ODE ..
Composée sur les bords du Loiret .
Emule de Pindare , une aile imaginaire
Trop long- tems m'égara dans des cieux inconnus ;
Al'aimable nature un charme involontaire
Consacre mes vers ingénus.
J'aime à fouler l'émail de ces jeunes prairies ;
Là , seul , aux pieds du saule , avec quelle douceur
Je repose , caché sous ces ombres chéries ,
Sans gloire , et rêvant le bonheur !
C'est-là que le rival de la Loire brillante ,
Déployant de ses eaux le pacifique azur ,
Etale à mes regards , dans sa glace riante ,
L'immobilité d'un ciel pur.
Mais la fraîche épaisseur du vert amphithéâtre
S'éléve , réfléchie en ce lac enchanté ;
De ces bois élégans la Naïade idolâtre
Leur ouvre son sein argenté ;
Et repliant ses bras , elle entoure ces îles
Retraite de Zéphirs , de Silence , et d'Amour ;
Où Vénus et les jeux , sous les ombres mobiles ,
Dansent au déclin d'un beau jour.
Avec moins de mollesse et de mélancolie
Se déroulaient les flots du tranquille Léthé !
Le calme de ces bords , où la peine s'oublie ,
Rafraîchit mon coeur agité.
Comme un vague nuage , et plus léger encore ,
Je vois s'évanouir le songe des Honneurs ;
Ra
260 MERCURE DE FRANCE ,
Des Soucis les plus noirs le Spectre s'évapore
Dans cet air parfumé de fleurs .
O sombre Calomnie en vain ta bouche impure
De ses vils sifflemens as iége mon repos :
Je ne vois que le Ciel , n'entends que le murmure
Des Bois sonores et des Eaux !
, Alors que le vautour , à la serre cruelle
De son vol inquiet importune les airs ,
Sous l'ombrage attendri , l'obscure Philomele
Prélude à d'innocens concerts.
CHAUSSARD .
LE REFUS . - ROMANCE . (I)
L'AVEU m'échappe malgré moi ,
L'aveu de l'amour le plus tendre :
Mais , à ce transport , garde-toi ,
Trop cher amant , de te méprendre.
La raison ne peut l'excuser
Sans que l'amour en soit victime ,
Et je dois , pour aimer sans crime ,
Toujours aimer et refuser.
Jouet de mille voeux confus ,
Trop facile ou trop inhumaine ,
Je t'éloigne par un refus ,
Par un baiser je te ramène .
La raison condamne un baiser ;
Un refus , l'amour s'en offense :
Tu teplains de ma résistance .
Ah ! plains moi de te refuser !
Il faut te fuir , je le sens bien ,
Ou te permettre une autre flamme :
Va! cherche un plus heureux lien ;
Ton bonheur suffit à mon ame,
Mais crains encor de t'abuser ,
En triomphant d'une autre amante :
(1) Musique de M. Dalvimare.
1
SEPTEMBRE 1809. 261
Elle n'est pas la moins aimante
Celle qui dut te refuser ?
Qu'ai-je dit ? je perdrai le jour
Avant que rien ne nous sépare.
Mais , trop faible contre l'amour ,
Que du moins ma raison s'égare ;
Que je puisse me déguiser
Le piége oû tu veux me conduire ,
Accorder tout dans mon délire ...
Et croire encor tout refuser !
:
EUSÉBE SALVERTE .
ENIGME .
IL n'est sans moi rien de parfait ;
Sans moi rien ne finit , sans moi rien ne se fait :
Dans nos cités sans moi point de familles ;
Chez les époux point de fils ni de filles :
Enmariage point d'enfans ;
Point de fortune chez les grands.
Je fais la faim , la soif, je cause la famine ;
Sans moi l'on a du bled , mais jamais de farine.
Sans nul rapport avec le peuple Anglais ,
Toujours je marche en tête des Français :
Aux fruits , aux fleurs je suis utile ,
Etnul jardin sans moi ne peut être fertile .
S ........
LOGOGRIPHE .
Avec sept pieds j'instruis
Et par fois je guéris .
Mais , ma structure étant décomposée ,
Avec quatre plus deux je complète une armée ;
Avec cinq je deviens un mets des plus friands
Et ce qu'on voit sur une onde agitée ;
Avec quatre un objet de tendres sentimens ;
Un fruit , mais qui n'est pas de bonté merveilleuse ;
Avec quatre moins un une plante ligneuse ,
262 MERCURE DE FRANCE ,
D'un goût fort acre et fort amer ;
Ce qui jadis a fait braver le fer
Amaint guerrier le jour d'une bataille ;
Avec deux je suis un pronom
Et ce que par décence on nomme ma médaille :
Mais sans plus d'explication
Ame connaître ami lecteur travaille.
NAR ....
CHARADE.
On est mangé par mon premier
On est rongé par mon entier
Onestjugé surmondernier.
4
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Marmotte.
Celui du Logogriphe est Montre , dans lequel on trouve, mer,
nate , trône , mort , Rome , mont et or.
Celui de la Charade est Oiseau-mouche.
r
- SEPTEMBRE 1809 . 263
SCIENCES ET ARTS.
Folio im-
CHASSES DE L'ORIENT , d'après les dessins et les manuscrits
du capitaine THOMAS WILLAMSON.
périal. - Prix , 21 liv . sterl . - Londres , 1807 .
-
ON pourvait traiter l'histoire des sciences et peut-être
même toutes les histoires comme l'a été celle des nations :
les unes et les autres se réduisent définitivement à l'histoire
de quelques hommes ; le vulgaire suit l'impulsion
du génie , de quelque part qu'il la reçoive ; et son influence
, dans les révolutions de l'esprit humain , comme
dans celle des Empires , n'est jamais que passive .
Si Charlemagne , Grégoire et Innocent , Charles-Quint,
Louis XIV remplissent des époques dans l'Empire des
peuples , Aristote , Descartes , Newton en remplissent
également dans l'empire des sciences ; et comme l'on
peut juger de l'esprit des gouvernemens et même des
nations par le caractère de ceux qui en sont les chefs ,
on peut aussi juger de l'esprit des sciences par le génie
des hommes qui sont à leur tête .
L'histoire naturelle offre un exemple frappant de cette
influence : Linnæus et Buffon ont à peu près rempli
tout l'intervalle qui s'est écoulé depuis que cette science
existe comme telle jusqu'à nos jours .
L'un , joignant un esprit juste à une grande pénétration
, s'occupa sur-tout à caractériser les espèces , à les
séparer les unes des autres , et à les ranger dans un
ordre propre à les faire distinguer et reconnaître : il fut
le créateur des méthodes . De nombreux disciples suivirent
ses traces , et son heureuse influence , quoiqu'affaiblie
et modifiée , se fait encore sentir aujourd'hui .
L'autre , avec une imagination plus vive , avec un sentiment
plus délicat et plus profond , s'élevant au-dessus
des simples faits , pour n'étudier que leurs rapports , considéra
la nature dans toute sa grandeur , et la peignit
dans toute sa magnificence. Il fit naître , par son exemple
, un grand nombre d'imitateurs et peu d'émules .
264 MERCURE DE FRANCE ,
L'histoire naturelle , mais sur-tout celle des animaux ,
semble suivre aujourd'hui une route nouvelle : les naturalistes
ne se bornent plus , avec Linnæus , à classer les
( êtres , dans la vue de les reconnaître plus ou moins aisément
, où avec Buffon à créer des tableaux, plus ou
moins brillans , plus ou moins vrais de la nature et des
êtres qui la composent ; l'anatomie comparée et la physiologie
paraissent former le caractère principal de l'époque
actuelle . L'une de ces sciences a pour objet l'étude
des organes chez les différens animaux, et l'autre l'étude
des phénomènes de la vie .
Mais , si la classification des animaux et la connaissance
de leurs rapports , si la peinture de leurs formes et de
leurs habitudes , si la description de leurs organes et l'explication
des fonctions qu'ils remplissent , offrent à l'esprit
une source infinie de recherches et de plaisirs , ces êtres
nous présentent encore une autre étude , non moins riche
et non moins attrayante , à laquelle personne ne semble
avoir voulu jusqu'à présent se livrer , c'est celle de leurs
facultés intellectuelles . On sent tout le vide qui reste
encore dans cette partie intéressante de l'histoire des
animaux , lorsqu'on doit faire le récit de leurs moeurs ;
faute d'observations précises et exactes , faute de quelques
règles préliminaires et de méthode dans l'examen
et la description des faits , on tombe dans des exagérations
, et l'on ne peut , pour ainsi dire , ni juger de ce
qui a été dit sur la manière dont les animaux se conduisent
et raisonnent , ni établir sur ce point quelque comparaison
entr'eux ; tout est incertitude et obscurité . Les
uns font d'un insecte le rival de l'homme en justesse ,
en profondeur et en imagination ; tandis que d'autres
refusent , même aux chiens , les plus faibles facultés de
l'intelligence . Telles sont , au reste , les erreurs où l'on
tombe toujours , lorsqu'on veut établir des systèmes avant
deposséder des, faits .
Il est impossible de méconnaître l'analogie qui se trouve
entre l'organisation des quadrupedes et celle de l'homme ;
ils sont pourvus des memes sens et susceptibles à peu
près des mêmes mouvemens ; les différences qui existent
entr'eux ne consistent ,pour ainsi dire , ni dans le nombre,
SEPTEMBRE 1809 . 265
t
ni dans les dispositions des parties , mais presque uni
quement dans leurs proportions . Les facultés physiques
se développent et s'accroissent par l'usage chez les uns
comme chez les autres , et elles s'affaiblissent par l'inaction
et le repos ; on voit enfin que le plan qui a servi à
la construction du corps de l'homme , a servi à former le
corps des quadrupèdes , et même des oiseaux , des reptiles
et des poissons .
Cette analogie se retrouve encore entre nos facultés
intellectuelles et celles des brutes ; elles sont soumises
aux mêmes lois , aux mêmes influences . Les circonstances
ont tout fait; c'est le besoin qui développe l'industrie
, et le lion , l'ours et le renard qui peuplent les
pays déserts , loin des dangers et au milieu de l'abondance
, ressemblent aussi peu aux individus de leur
espèce qui vivent dans les contrées soumises à l'homme ,
que l'Otaïtien , le Kamtchatkadale , ou le Samoyède ne
ressemblent aux habitans de nos grandes cités , où le
luxe et les arts nous ont asservis .
Ces vérités sont loin d'être généralement admises . Les
anciennes idées des Cartésiens sur l'intelligence des
brutes ne sont point encore entiérement effacées ; sous
bien des rapports on considère les animaux comme des
machines qui suivent l'impulsion qu'elles ont reçues , ou
qui ne peuvent compléter leurs mouvemens , si les ressorts
qui les leur impriment éprouvent quelque gêne .
Ne croit-on pas communément , en effet , que les animaux
restent toujours les mêmes , ne changent point , et
qu'il est nécessaire pour les bien connaître et les bien
juger de les voir dans un état de liberté absolue ? Et
qu'entend-on par cette liberté ? où existe-t- elle ? tous les
animaux ne dépendent-ils pas les uns des autres ? ceux
qui vivent de fruits ne sont-ils pas destinés à devenir la
proie de ceux qui se nourrissent de chair , et ceux-ci ne
rencontrent- ils pas l'homme partout ? Que produirait
d'ailleurs une liberté parfaite ? exactement le même effet
qu'un esclavage absolu . L'animal n'agirait pas plus dans
une de ces situations que dans l'autre. Ce ne sont que
les besoins qui l'excitent ; il faut donc les multiplier , les
varier, et la domesticité , la servitude en donnent les
266 MERCURE DE FRANCE ,
plus nombreux moyens . On a répété souvent , à la vérité ,
qu'il ne fallait étudier les animaux que dans la nature ,
qu'on les dénaturait par l'esclavage ; comme si la nature
n'était pas partout ; comme s'il existait d'autres lois que
les siennes ; comme si elle pouvait être soumise à notre
volonté . Nous l'avons déjà dit , nous ne sommes pas
plus les maîtres de forcer les animaux à suivre une autre
pente que celle qui leura été prescrite , quelles que soient
les situations où nous les mettions , que nous ne le
sommes d'empêcher une pierre qui tombe de suivre les
lois de la pesanteur , quoique d'ailleurs nous puissions
à l'infini modifier son mouvement.
La domesticité est donc , sans contredit , le moyen le
plus favorable que nous ayons pour mettre en action les
facultés intellectuelles des brutes . Nous pouvons placer
les animaux qui nous sont asservis dans les circonstances
qui nous paraissent les plus convenables au but que
nous nous proposons ; nous pouvons exercer ensemble
ou séparément leur mémoire ou leur jugement , prendre
chaque espèce à l'instant de sa naissance , diriger ses
sensations , juger leur action réciproque , en mesurer les
effets , et déterminer l'influence exacte de l'organisation
sur l'entendement . Sans la domesticité connaîtrions-nous
le naturel exquis du chien , son dévouement , son courage
, son affection , son intelligence , sa fidélité , toutes
ces qualités enfin qui nous le rendent si nécessaire et si
cher ? Aurions-nous pu juger sans son secours de l'audace
du cheval , de la docilité du chameau , de la finesse
de l'éléphant , de la patience du boeuf ? Le mouton nous
aurait-il appris sans elle jusqu'à quel point l'intelligence
peut se dégrader et la volonté s'affaiblir ?
Après la domesticité , la chasse est une des causes qui
a le plus d'influence sur le jugement des animaux , et qui
peut nous en montrer le mieux toutes les ressources .
Cette espèce de guerre donne sur-tout naissance , d'une
part , aux qualités qui résultent de la crainte , à la prudence
, à la ruse , et de l'autre à toutes celles qui proviennent
du courage , l'adresse , l'impétuosité , la confiance
. C'est à la chasse que nous devons tous les détours
du cerf pour éviter son ennemi : on sait qu'il passe et
1
1
SEPTEMBRE 1809 . 267
,
repasse souvent sur la même voie , afin de dérouter les
chiens , qu'il cherche à leur donner le change en se faisant
accompagner d'un autre cerf , que quelquefois
après avoir poursuivi son chemin en ligne droite , il se
jette tout à coup à l'écart , se cache , se tapit , tandis
que le chasseur qui croit toujours le poursuivre , presse
ses limiers , et éloigne ainsi le danger avec eux. On
connaît aussi l'histoire rapportée par du Fouilloux de ce
lièvre qui n'entendait pas plutôt le bruit de la chasse qu'il
quittait son gîte , courait à un étang , s'y jetait à la nage ,
et allait au milieu se cacher dans une touffe de jones .
Buffon semble être d'un avis tout à fait contraire au
nôtre dans son Discours sur lesanimaux sauvages : «Dans
>>les pays , dit-il , où les hommes se sont répandus , la
>>terreur semble habiter avec eux , il n'y a plus de so-
>> ciété parmi les animaux , toute industrie cesse , tout
>> art est étouffé , ils ne songent plus à bâtir , ils négli-
>>gent toute commodité ; toujours pressés par la crainte
>> et la nécessité , ils ne cherchent qu'à vivre , ils ne sont
>>occupés qu'à fuir et se cacher ; et si , comme on doit
>>>le supposer , l'espèce humaine continue , dans la suite
>>> des tems , à peupler également toute la surface de la
>> terre , on pourra , dans quelques siècles , regarder
>> comme une fable l'histoire de nos castors .>>>
,
Il est évident que cette différence d'opinion vient de
ce que Buffon confondait deux fonctions intellectuelles
très-distinctes chez les animaux , le jugement et l'instinct ;
et il serait facile de démontrer que le castor , qu'il cite
en exemple , ne cesse point de construire ses huttes
parce que son industrie cesse elle-même , parce que son
art est étouffé ; mais uniquement parce qu'il s'est aperçu
que ces constructions avertissaient l'homme , son ennemi
, de sa présence , et augmentaient ses dangers .
C'est ainsi que les lapins trop souvent chassés par les
furets ne font plus de terriers , et vivent à la manière
des lièvres .
Plaçons actuellement les animaux dans des contrées
inhabitées par l'homme , où ils pourront trouver une
nourriture abondante , un repos assuré , et une liberté
entière au milieu des riches forêts , et les plaines fertiles
dont elles seront recouvertes . Qu'arrivera-t-il ? Les car
268 MERCURE DE FRANCE ;
nassiers se procurant une proie facile , passeront leur
vie , presque toute entière , dans un sommeil profond ;
ils n'auront d'autres motifs d'exercer leur intelligence
que la faim et l'amour ; ces deux besoins satisfaits , sans
peine , sans combats , à l'instant même du désir , n'auront
qu'une influence momentanée qui ne laissera nulle
impression durable , et s'effacera avec la jouissance ;
ne connaissant point de dangers , ils n'auront point de
prudence , et n'ayant point d'obstacles à vaincre , la
patience et la ruse leur seront inutiles .
Le repos sera bien plus profond encore chez les herbivores
; leurs désirs sont bien moins impérieux que ceux
des carnassiers ; trouvant sous leurs pieds la nourriture
qui leur convient, ils n'ont besoin ni de la chercher,
ni de la poursuivre ; quelques arpens de terre fournissent
à tous leurs besoins ; la plaine qui les nourrit , les arbres
qui les abritent , c'est tout ce qu'ils connoissent , et n
les verra mourir dans les lieux qui les ontvu naître , après
avoir partagé leur vie entre un petit nombre de jouissances
et un long sommeil. C'est en effet ce que les
voyageurs ont observé sur quelques points isolés du
monde , où les animaux , jouissant d'une sécurité parfaite
, ne connaissaient point d'ennemis , ignoraient les
dangers du voisinage de l'homme , ne s'effrayaient point
à leur approche et se laissaient assommer sans fuir et
sans se défendre .
Mais la nature n'a point voulu que ce repos existât sur
Ja terre . La vie naît du mouvement et de la destruction :
les corps brutes servent à l'accroissement des végétaux ;
ceux- ci sont destinés à nourrir des animaux nombreux et
puissans qui servent à leur tour de substance à ceux qui
doivent vivre de chair ; enfin , l'homme vient par son industrie
mettre un terme à l'empire des carnassiers , et ses
propres passions , par leurs déréglemens , mettent ellesmèmes
un terme au sien .
Les idées qu'on s'est faites du caractère des différentes
espèces d'animaux ne renferment pas moins d'erreurs que
celles qui ont rapport à leurs facultés intellectuelles . Les
tigres , les pantheres , les léopards , sont généralement regardés
comme des animaux d'une férocité intraitable ,
qui ne peuvent être soumis ni par la force ni par la dou
SEPTEMBRE 1809 . 269
ceur , et qui , toujours défians et cruels , ne répondent
aux bons traitemens que par des menaces , et ne jouissent
de leur liberté que pour répandre du sang. Au contraire,
nous croyons que les cerfs , les moutons , les gazelles ,
sont destinés à vivre autour de nous , qu'ils se plaisent
naturellement aux caresses , que leur douceur ne se dément
jamais , que leur confiance est sans borne , qu'ils
sont les serviteurs , les compagnons , les amis de l'homme .
Le chien , qui , dans son état de nature , est aussi féroce
et aussi sanguinaire que le loup , aurait dû ramener
à des notions plus justes sur les animaux carnassiers : en
effet , tout ce que nous aimons dans cet animal , le plus
attaché , le plus caressant, le plus doux , le plus confiant
de tous ceux qui nous sont connus , il ne les doit qu'aux
facultés qu'il partage avec les lions et les hyènes .
La nature a donné à tous les animaux carnassiers une
intelligence proportionnée à leurs besoins et bien supérieure
à celle des herbivores ; cette qualité , en augmentant
leurs rapports avec ce qui les environne , les rend
susceptibles d'influences plus nombreuses et de modifications
plus profondes ; leur éducation enfin peut être d'au
tant plus développée que leur organisation est plus délicate.
Aussi parvient-on sans beaucoup de peine à faire
perdre à ces animaux si terribles toute leur férocité , et à
changer la défiance et la cruauté du tigre en soumission
et en douceur. Les herbivores , beaucoup plus brutes ,
restent toujours beaucoup plus grossiers : quand les rapports
sont peu nombreux , l'intelligence est faible , et la
soumission ne peut pas être grande lorsque les besoins
ne le sont pas. Les animaux sont encore à cet égard dans
le même cas que l'homme .
On a publié plusieurs ouvrages dans lesquels on cherche
a réduire en systême l'intelligence des brutes , c'està-
dire , à ramener à des principes donnés d'avance les
faits plus ou moins vrais qui ont été rapportés sur cette
matière. Nous n'en connaissons point où ces faits aient
été recueillis avec les détails et la simplicité nécessaire
pour qu'ils puissent être mis en oeuvre par la raison , rapprochés
les uns des autres et réduits à ces termes géné
raux qui constituent les sciences ; et l'ouvrage que nous
annonçons aujourd'hui, quoique fait avec beaucoup plus
270 MERCURE DE FRANCE ,
de soinque ceux qui l'ont précédé , est loin d'être exempt
de tout reproche : néanmoins il contient des faits curieux
et nouveaux qui seront aussi utiles au naturaliste de
profession qu'agréables à celui qui ne fait de l'étude de
la nature qu'un simple délassement.
L'auteur , M. Willamson , a passé vingt ans dans les
Indes ; il a eté témoin des observations qu'il rapporte et a
dessiné lui-même les planches qui représentent les animaux
dont il nous fait connaître les moeurs .
Dans un autre article , nous entrerons dans plus de
détails sur cet ouvrage. FRÉDÉRIC CUVIER .
COURS COMPLET D'AGRICULTURE PRATIQUE D'ÉCONOMIE RURALE
ET DOMESTIQUE , ET DE MÉDECINE VÉTÉRINAIRE ,
par l'abbé ROZIER , rédigé par ordre alphabétique , etc.
-Tomes III et IV.-A Paris , chez F. Buisson , rue
Gilles-Coeur , nº 10 .
On a rendu compte , dans le N° CCCCI de ce Journal ,
des deux premiers volumes du Dictionnaire de Rozier ,
et l'on a donné à cet ouvrage des éloges auxquels nous
n'avons rien à ajouter. Les volumes V et VI qui doivent
compléter ce travail paraîtront incessamment , et le
public jouira , grace à l'activité des Editeurs , d'un traité
qui renferme dans un court espace , toutes les parties
de l'économie rurale et domestique .
Ce serait rendre un grand service à l'art et à ceux qui
le pratiquent que de publier en six volumes de 5 à 600
pages , un ouvrage dans lequel on exposerait avec clarté
et précision toutes les méthodes d'agriculture et tous
les procédés économiques , dont la bonté et la certitude
auraient été constatées par l'expérience des Agriculteurs
anciens et modernes les mieux instruits dans la théorie
et la pratique. Un ouvrage de ce genre dispenserait des
recherches longues et fastidieuses auxquelles on est
obligé de se livrer toutes les fois qu'on veut acquérir des
notions exactes sur une partie quelconque de l'économie
rurale. On a tant écrit sur cet art , les bonnes pratiques
sont tellement confondues avec les mauvaises , qu'il est
difficile et même impossible à un grand nombre de lecSEPTEMBRE
1809 . 27
teurs de discerner le faux du vrai , le probable de l'absurde
, les faits exacts et constatés , d'avec ceux qu'on
imagine à plaisir , ou qu'on hasarde sur l'autorité de
l'ignorance ou de la mauvaise foi. Comment donc un
agriculteur qui cherche à s'éclairer sur la marche à
suivre dans la pratique , pourra-t-il sortir de ce dédale ,
comment se procurera-t-il tous les livres qu'il doit consulter
, comment trouvera-t-il le tems de tout lire , et
quel sera enfin le guide qui le conduira avec sûreté et
qui lui fera éviter des erreurs aussi préjudiciables à sa
fortune qu'à son repos ? Nous voyons chaque jour des
propriétaires qui , animés par un sentiment de zèle et
par un louable intérêt , entreprennent la culture de leur
patrimoine , mais qui trop confians dans les belles promesses
de guides présomptueux ou ignorans , se livrent
à des pratiques , à des essais ruineux , et sont contraints
d'abandonner leur entreprise après avoir détérioré leur
fortune. Ces exemples trop fréquens discréditent l'art',
et mettent de grands obstacles à ses progrès , en arrêtant
les cultures et les essais , qui peuvent seuls lui donner
toute l'extension dont il est susceptible. Les fautes
nombreuses des nouveaux praticiens proviennent en général
des fausses directions qui leur sont données par les
auteurs agronomes ; aussi un mauvais ouvrage d'agriculture
est dans son genre aussi funeste au public , qu'un
traité de morale dont les maximes sont en contradiction
avec les vrais principes de la justice et de l'équité .
Nous convenons qu'il n'est pas facile de décrire avec
précision , dans un petit nombre de volumes , les diverses
pratiques de culture exécutées en France , ou susceptibles
d'y être introduites . Cette entreprise demande les
efforts réunis d'un certain nombre d'hommes zélés ,
habiles et expérimentés . Mais il est rare de pouvoir former
ce genre de réunion , et plus rare encore de trouver
des hommes qui aient la volonté ou le loisir de consacrer
leurs talens à un travail plus utile au public qu'il n'est
glorieux ou lucratif à ceux qui l'entreprennent.
Les personnes qui se livrent par goût ou par état à la
culture des champs ne doivent donc pas s'attendre à
trouver , dans l'ouvrage que nous annonçons , le degré
1
272 MERCURE DE FRANCE ;
de perfection qu'ils pourraient désirer. Les Editeurs ont
sur-tout cherché à procurer au public un ouvrage bien
moins dispendieux que la première édition de Rozier.
Ils ont , d'après ce motif, retranché tous les articles de
botanique , de physique , de médecine domestique , et
même de physiologie végétale , qui paraissent déplacés
dans un ouvrage destiné à une instruction purement
agricole. Ils se sont presqu'uniquement bornés à la
pratique , ainsi qu'ils l'annoncent sur le titre de l'ouvrage
. On pourrait cependant leur reprocher de s'être
écarté du plan qu'ils s'étaient prescrit ; on trouve en
effet dans les volumes III et IV plusieurs articles de physiologie
végétale beaucoup trop longs et trop scientifiques
pour la généralité des Agriculteurs ; tels sont les
articles germination , feuilles , fleurs , floraison , irritabilité
, gommes , graines , etc. dont plusieurs ont dix à
dix-huit pages , tandis qu'ils n'occupent que trois à
quatre pages dans l'édition donnée par Rozier. Cette
prolixité s'est étendue même sur quelques articles mieux
adaptés au plan de l'ouvrage , comme , par exemple ,
celui de lessive du linge qui comprend vingt-six pages .
Il eût été facile de supprimer les uns et d'abréger les
autres , afin de donner un peu plus d'extension à des
objets d'un intérêt et d'une application plus générale .
Nous avons reçu les volumes V et VI du même ouvrage
à l'instant où l'article qu'on vient de lire finissait
d'être imprimé . Les Souscripteurs verront avec plaisir
que l'Editeur a apporté la plus grande activité dans
l'exécution de ce travail , et que non-seulement il a été
fidèle à ses engagemens , chose qui n'arrive pas toujours
en librairie , mais qu'il a donné beaucoup plus qu'il
n'avait promis dans son Prospectus . Il avait annoncé que
l'ouvrage serait composé de six volumes de 500 pages
chacun , et nous voyons que le nombre de pages est plus
considérable dans chaque livraison; de sorte que l'Editeur
a, par le fait , donné la valeur d'un volume audela
de ce qu'il avait promis ; il a pareillement augmenté
le nombre des planches .
Les articles les plus importans et auxquels on a donné
une plus grande attention dans le cinquième volume ,
sont
SEPTEMBRE 1809. 273
sont cænologie , olive , olivier , pain , parcage , pêcher ,
pépinière , poirier , pommier , prairies , etc. L'auteur du
dissert premier article est connu
tions qu'il
a publiées sur la fabrication des vins . V DE LA
SE
comment il s'exprime à ce sujet dans un paragraphe fil
intitule De la Révolution ænologique. « Les lumièrescue
>>la science a répandues sur cet art si ancien , et ont
5.
>>elle a fait un art si nouveau , le zèle que j'ai mis decen
>>propager , par des instructions , par des missions , par
>>une correspondance étendue dont je suis devenu le
>>centre , et que j'ai publiée , tout cela a dû opérer une
>> révolution enologique . » Il est à craindre que l'apôtre
de cette révolution n'obtienne pas tous les succès dont
il s'était flatté , car on boira encore pendant long-tems
du vin détestable dans beaucoup de cantons où il serait
facile d'en avoir d'excellent ; mais son zèle n'en est pas
moins digne d'éloges . On nous annonce cependant à
l'article vigne que cette révolution est complète à Argenteuil
près Paris . « De tous les vignobles des environs de
>>Paris , qu'on peut citer avantageusement , ( dit le ré-
>>dacteur de cet article) , tant pour la culture soignée ,
>>la bonne tenue des vignes , leur qualité , que pour
» l'abondance des récoltes , Argenteuil sans contredit
>>l'emporte sur tous les autres de la France , et même de
>>l'Europe entière. C'est sur ce territoire qu'il faut aller
>> pour admirer les merveilles de l'art et les prodiges de
>>>l'industrie . » C'est d'après la haute estime que le rédacteur
a conçue pour le vin d'Argenteuil , et pour les
soins qu'on y donne à la vigne , qu'il en décrit les procédés
et la culture comme devant servir de modèle au
reste de l'Europe . Il a cru inutile de parler des méthodes
usitées dans les autres lieux de la France . Argenteuil
doit être le point unique vers lequel doivent se porter les
regards et l'affection des oenologistes et des gastromanes .
Il ne nous appartient pas de prononcer dans une cause
aussi délicate , et de porter une sentence de réprobation
contre les vignerons et les vins de Champagne , de Bourgogne
, de Bordeaux , du Languedoc , de Provence , du
Rhône , etc. , etc. D'ailleurs , comme on ne peut pas
disputer des goûts et que chacun doit avoir lesien , nous
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
concevons aisément que celui du rédacteur puisse être
* diamétralement opposé au goût de tous les gourmets de
l'Europe . Nous nous contenterons d'observer qu'il se
trompe lorsqu'il dit que « la culture de la vigne en Espa-
>> gne et en Italie attire à peine l'attention du Proprié-
>> taire ; elle n'est là qu'une routine , qu'une opération
>> machinale qui n'exige ni méditations , ni observations ;
>> elle croît là et y fructifie sans le secours de l'art . >> Il
n'existe aucun pays en Europe où la vigne soit cultivée
avec plus de soin qu'en Toscane , et sur-tout que dans
plusieurs provinces de l'Espagne . L'industrie des Catalans
en ce genre égale , et peut- être même surpasse tout ce
qui se pratique ailleurs . Nous avons vu dans cette province
les vignerons s'attacher avec des cordes et se laisser
glisser à travers des rochers escarpés pour y chercher
des crevasses dans lesquelles ils plantaient la vigne .
L'industrie des vignerons du royaume de Valence n'est
pas moins active , et nous avons examiné avec le même
étonnement l'habileté et les soins que ceux de Malaga ,
de Xerès , etc. , apportent dans la culture de leurs
vignobles .
Le dernier volume qui termine l'ouvrage , renferme
un supplément de cent pages dans lequel on trouve deux
articles beaucoup trop longs pour le plan que s'étaient
imposé les rédacteurs . L'un est compris sous le mot
fièvre , et l'autre sous celui de météorologie. Le premier
a 34 pages , et le second 46. En resserrant ces deux
articles , ainsi que plusieurs autres purement théoriques ,
on aurait pu donner plus de détails sur des objets plus
importans , tels que ceux seigle , racine de disette ,
raves , etc. L'article tige qui aurait dû être circonscrit
dans quelques lignes contient une page de plus que les
trois articles réunis de taureau , vache et veau. Ces
défauts sont dus sans doute à la multiplicité des collaborateurs
et à la rapidité avec laquelle s'exécute ce
genre d'entreprise littéraire ; mais il eût été facile de les
éviter en choisissant des agriculteurs qui eussent le loisir
nécessaire pour méditer , approfondir leur sujet , et rédiger
, avec plus de soin , les matériaux d'un ouvrage
qui devait embrasser le champ immense de l'économie
rurale et domestique. C. P. DE LASTEYRIE .
SEPTEMBRE 1809. 276
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
GRAMMAIRE ET LOGIQUE . - Aux Rédacteurs du Mercure.
(SECOND ARTICLE .)
On n'a pas oublié sans doute ce que j'ai déjà dit que le
systême des mots d'une langue se compose de deux grandes
classes , l'une de ceux que j'ai nommés significatifs , et
l'autre de ceux que j'ai nommes auxiliaires . C'est sans
doute avoir fait un grand pas et même le plus important
pour fonder l'exactitude d'une langue , que d'avoir bien
déterminé le sens de tous ses mots significatifs ; et peutêtre
cela suffirait-il , si les mots devaient toujours ètre
offerts isolément à notre esprit. Mais les mots , dans le
discours , sont liés les uns aux autres et par cette liaison
se modifient mutuellement ; je veux dire , restreignent ou
étendent mutuellement leur signification . Or cette fonction
de restreindre et d'étendre le sens des mots est principalementdévolue
à la classe des auxiliaires . Indépendamment
du sens exact des mots significatifs , celui qui prétend
parler une langue exacte , doit donc connaître encore
toutes les fonctions que remplissent les auxiliaires dans
l'énonciation de la pensée. Une langue ne pourrait donc
jamais être entiérement exacte , si elle manquait de ces
auxiliaires dont la fonction particulière est de faire signifier
aux autres mots qu'ils accompagnent , tout ce que nous
voulons que ceux-ci signifient et rien ni de plus ni de
moins que ce que nous voulons. Or telle est la langue
latine : généralement plus harmonieuse et mieux faite que
la nôtre dans la composition , la dérivation de ses mots ,
elle lui est très-inférieure sous d'autres rapports ,
sur-tout sous celui de la clarté et de la précision ; et cette
supériorité qu'a notre langue en fait de clarté et de précision
sur celle des Latins , c'est à l'article qu'elle le doit ,
et sur-tout à l'emploi particulier qu'elle en fait. Je sens
que je touche ici une corde délicate : beaucoup de personnes
qui n'ont retiré d'autre fruit de leur éducation de
collége que d'avoir appris à expliquer tant bien que mal
quelques pages de Cicéron , de Virgile ou d'Horace , sont
imbues du préjugé que la langue latine l'emporte principa-
S2
mais
276 MERCURE DE FRANCE ,
lement sur la nôtre , parce qu'elle a su se débarrasser de
tout cet attirail d'articles et d'autres petits mots qu'un
écrivain français traîne pour ainsi dire toujours à sa suite,
et dont il ne peut jamais se délivrer sans cesser aussitôt
d'être intelligible. UUn grand nombre d'écrivains et presque
tout le pays latin partage cette opinion , et regarde l'introduction
de l'article dans notre langue à peu près du même
oeil que- l'invasion des barbares dans l'Empire romain.
Pour détruire cette opinion et compléter en même tems
tout ce que j'avais à dire sur le caractère d'une langue
exacte , il me reste à déterminer avec précision les fonctions
que remplit l'article dans la nôtre , ou plutôt tous les
services qu'il lui rend. Ces services une fois bien connus
feront peut-être qu'on ne le regardera plus d'aussi mauvais
oeil.
S'il fallait donner un nom particulier à cette multitude
innombrable de faits ou d'objets qui frappent journellement
nos sens , attirent notre attention , et s'emmagasinent en
quelque sorte dans la mémoire pour servir de matériaux à
toutes nos connaissances; on sent que le vocabulaire d'une
langue deviendrait infini , et que nul homme ne pourrait se
flatter dans le cours même de la plus longue vie, de parvenir
à le savoir tout entier; mais au moyen de la faculté
que nous avons d'abstraire et de généraliser , nous distribuons
, nous classons tous ces faits ou objets sous des
noms communs , dont nous étendons ensuite ou nous restreignons
la signification suivant le besoin que nous en
avons. Or les idées qui nous représentent tous ces faits
ou objets ainsi classés et désignés , sont celles qu'on nomme
générales . D'où il suit qu'il y a deux choses à considérer
dans une idée générale , l'ensemble des qualités ou propriétés
communes d'après lesquelles on a classé sous le
même nom , une multitude indéfinie de faits ou d'objets ,
et l'ensemble de ces mêmes faits ou objets désignés d'après
leurs qualités ou propriétés communes , par un nom commun.
Mais nous avons souvent besoin de ne considérer et
de n'offrir aux autres dans l'énonciation de nos pensées ,
que le premier de ces deux ensembles. Il est donc d'une
grande importance pour la précision du discours , que
quelque chose avertisse l'esprit du cas oùl'on ne veut faire
servir lenom commun qu'à cet usage ; or c'est précisément
ce que fait la suppression de l'article qui doit toujours accompagner
ce même nom , dans l'autre cas. Une des fonctions
de l'article , est donc de différencier le cas où un nom
SEPTEMBRE 1809. 277
:
commun doit représenter à notre esprit l'ensemble d'une
multitude indéfinie de faits ou d'objets classés d'après leurs
rapports de ressemblance sous une dénomination commune
, de celui où ce même nom ne doit nous représenter
que cet ensemble de rapports . C'est ce qui se voit clairement
dans les phrases suivantes , où le même nom commun
se trouve tantôt avec et tantôt sans l'article : l'homme
est mortel , je suis homme , je suis père : (I) un père est
toujours père : voila le père de cet enfant : une tabatiere
d'or : l'or est le plus précieux des métaux. Retranchez
maintenant l'article à ceux des noms communs qu'il accompagne
, et ajoutez-le à ceux qu'il n'accompagne pas , et
vous verrez aussitôt, ou que les phrases ne signifient plus
rien, ou que pour leur donner un sens , il faut nécessairement
restreindre celui du nom commun. On peut donc
dire que l'emploi de l'article tel qu'il a lieu dans notre
langue , double en quelque sorte le vocabulaire des noms
communs , en nous forçant de leur attribuer deux sens différens
, suivant qu'il leur est , ou qu'il ne leur est pas attaché.
Joint aux adjectifs et aux infinitifs des verbes (2), il les
(1) Le mot un dans cette phrase et dans toutes les circonstances
semblables , remplit une fonction analogue à celle de l'article , ou
pour mieux dire est lui-même un véritable article qu'on pourrait
nommer restrictif, puisque sa fonction est de restreindre à un seul
des individus représentés par l'idée générale , la compréhension decette
même idée exprimée par le nom commun. Les Grecs qui
n'avaient dans leur langue aucune espèce d'article restrictif, se contentaient
de marquer les différentes restrictions qu'ils voulaient donner
au nom commun par la suppression de l'article extensifqui correspondait
à notre le. Il arrivait de là que le nom commun , quoique
dépouillé d'article , pouvant représenter encore des individus n'était
plus propre à exprimer avec la même exactitude la compréhension
seule de l'idée générale . Aussi la langue grecque , si supérieure à la
notre sous tant d'autres rapports , lui était-elle très - inférieure sous
celui de la clarté et de la précision.
(2) Les Grecs ne se contentaient pas comme nous de placer l'article
devant des infinitifs isolés de tout régime , ils le placaient encore
devant ceux qui avaient souvent un grand nombre d'autres mots dans
leurdépendance. En sorte que toutes les idées représentées par cette
série de mots précédée de l'article , semble ne former alors qu'un
278 MERCURE DE FRANCE ,
rend propres , indépendamment de leurs fonctions ordinaires
, à remplir celle des mots qu'on nomme substantifs .
Mais sans parler ici d'un grand nombre d'autres services
que l'article rend à notre langue , je viens au plus important
de tous , qu'aucun grammairien que je sache , n'a
encore remarqué ; et qui est une conséquence nécessaire
de la première fonction que nous avons trouvé qu'il rem- .
plissait.
,
L'article joint à un mot significatif , le spiritualise , si je
puis m'exprimer ainsi : je veux dire qu'il enlève l'attention
de notre esprit au signe ou au matériel du mot , pour la
porter toute entière sur l'idée ou l'objet signifié : de sorte
que le mot homme , par exemple , précédé de l'article
signifie littéralement , l'étre que nous appelons homme ou
que nous désignons par le nom d'homme , et qu'une locution
telle que la suivante , le mot ou l'expression l'homme ,
nous paraîtrait nécessairement absurde , parce que d'un
côté l'article nous forcerait de faire abstraction du signe ,
pour ne considérer que l'être qu'il représente , tandis que les
mots mot ou expression , qui précéderaient celui d'homme
accompagné de son article , nous porteraient en même tems
à regarder ce même être comme un mot ou une expression ,
Trois choses peuvent s'offrir à notre esprit , lorsque nous
lisons ou que nous entendons prononcer un mot significatif;
l'idée qu'il représente isolée de son signe , le signe isolé
de l'idée qu'il réprésente , ou enfin simultanément et le
signe et ce qu'il signifie . Si maintenant rien n'a jamais
forcé votre esprit de contracter l'habitude de considérer
séparément l'idée de son signe , il vous sera évidemment
impossible de ne pas donner simultanément votre attention
à celui-ci comme à celle-là. Il est vrai que le signe
nous intéressant toujours moins que ce qu'il représente ,
seultout ; ce qui donne une grâce toute particulière à la diction de
leurs écrivains . Ainsi il n'est pas rare de rencontrer chez eux des manières
deparler telles que les suivantes : l'avoir un ami , l'aimer, l'être
aimé avec tendresse : son courir promptement au secours de sa patrie, la
sauva d'un grand danger. J'ai reconnu au s'exprimer avec tant de grâce
et defacilité de monsieur votre fils , qu'il n'avait eu d'autre maître que
vous . Nous pouvons bien nous consoler , je crois , de l'invasion de
l'article dans notre langue dégénérée , puisque les Grecs qui n'étaient
pas tout à fait des barbares , l'avaient laissé envahir la leur et en
faisaient souvent un si agréable usage .
SEPTEMBRE 1809 , 279
P'attention se portera toujours plus sur ce dernier que sur
l'autre , mais sans jamais pouvoir s'y dérober entiérement.
Au lieu que si par l'emploi de l'article , vous avez une fois
contracté l'habitude d'isoler l'idée de son signe , cette habitude
s'étendra encore sur le mot , lors même qu'il sera
dépouillé d'article , en sorte qu'il ne vous sera plus possible
de le considérer comme un simple mot , qu'autant que
vous le ferez précéder du mot mot. Essayez , par exemple ,
de traduire aussi littéralement que possible cette phrase
latine : quæro a te utrùm homo nomen sit. Je vous demande
și homme est nom. Il est clair que cela ne peut rien,
signifier pour nous , et que pour en faire du français , il
faudra dire : Dites-moi , je vous prie , si le mot homme est
un nom .
Il n'est pas difficile de voir maintenant que les Latins qui
n'avaient aucune espèce d'article dans leur langue , et qui
par conséquent n'avaient pu contracter les habitudes intellectuelles
attachées à l'usage que nous faisons des nôtres ,
devaient presque toujours être forcés de s'en remettre aux
différentes circonstances où ils parlaient , où ils employaient
teloutel mot , telle ou telle locution , pour en déterminer ou
achever de déterminer le véritable sens. De là l'impossibilité
d'analyser ou de raisonner avec quelqu'exactitude en se
servant de leur langue ; de là cette multitude de sophismes
puériles (3), qui nous font aujourd'hui sourire de pitié et
qui n'en occupaient pas moins très - sérieusement leurs
sophistes et leurs grammairiens .
2
De là enfin ce défaut de netteté et de précision que l'on
(3) Si nous avons tant de peine aujourd'hui à concevoir comment
de graves philosophes , des philosophes à longue barbe passaient leur
tems à proposer et à résoudre sérieusement des sophismes tels que le
suivant :.
2
1.
Mus librum rodit ,
Atqui mus est syllaba ,
Ergo syllaba rodit librum .
C'est que les habitudes intellectuelles que nous avons contractées en
parlant une langue aussi claire et aussi précise que la nôtre , nous ôtent
la possibilité de nous mettre jamais entièrement à la place de ceux
dont la langue latine était la langue maternelle ; je veux dire , de percevoir
jamais la signification des mots , soit isolés , soit en fonction discursive
, dans le même degré d'indétermination qu'ils la percevaient
eux-mêmes. Pour rendre, par exemple, dans notre langue aussi vague--
1
280 MERCURE DE FRANCE ,
remarque dans la plupart des phrases ou des expressions
même de leurs plus grands écrivains ; et par suite, lagrande
difficulté que nous trouvons à les traduire de manière à
nous satisfaire ; difficulté qui ne provient pas tant , comme
on se l'imagine, de la différence du génie des deux langues
et des défauts de la nôtre , que de ce que le traducteur
français est obligé d'exprimer avec la langue la plus claire et
la plus précise qui ait peut-être encore existé , des pensées
revêtues d'un langage qui manque le plus souvent de netteté
et de précision. En général le travail d'un traducteur français
, soit qu'il traduise non-seulement du latin , mais du
grec, de l'anglais , de l'allemand , etc., nese réduit pas simplement
à chercher dans sa langue les mots ou les expressions
qui correspondent à ceux ou celles de l'original qu'il
traduit , il lui faut encore presque toujours suppléer , élaguer
, développer , préciser , obscurcir , éclairer , lier , transposer,
refaire en un mot la plupart des phrases ou des
expressions d'écrivains , qui se servent souvent très-inexactement
de langues vagues et inexactes : C'est une glace
ment qu'il nous est possible le sophisme précédent il faudrait le traduireainsi
:
Rat ronge livre ,
Or rat est syllabe ,
Donc syllabe ronge livre.
29.-3
Rat pour un Latin était en même tems et souvent sans que rien pût le
déterminer que les différentes circonstances où il se servaitde ce mot;
rat, dis-je, était pour un Latin, l'espèce entière de ces animaux, un individu
de cette espèce , l'ensemble des qualités qui les distinguent des
autres animaux , un mot , une syllabe et un son articulé. Pour nous ,
au contraire , l'espèce entière de ces animaux , c'est le rat ; un individu
de cette espèce , un rat ; et rat simplement , l'ensemble des qualités
communes à tous les individus : en sorte que pour trouver encore
dans rat un mot , une syllabe et un son, il nous faudra dire le mot
rat ; la syllabe qui forme le mot rat ; le son que nous entendons en
prononçant le mot rat. Il est donc impossible que notre langue puisse
jamais se déshonorer par des qui-proquo aussi ridicules que ceux qui
mettaient en mouvement les écoles grecques et latines : et si quelqu'un
aujourd'hui peut se plaindre sérieusement de la voir surchargée de
cette multitude d'auxiliaires qui manquent à la plupart des autres
langues ouy sont employés avec si peu de précision , ce ne peut être
certainement que les amateurs ou les faiseurs de calembourgs.
:
SEPTEMBRE 1809. 281
bien polie et bien nette qu'il faut presque toujours substituer
à une glace sale , brisée et mal étamée .
,
Cette lettre étant déjà prodigieusement longue , je m'arrêterai
ici volontiers , MM. , si vous voulez-bien pour
reprendre haleine : mes lecteurs peut-être s'arrêteront encoreavec
plusdeplalaiissiirrque moi. Si vous croyez pourtant
que de semblables discussions puissent ne pas déplaire à
tous, je pourrai les reprendre dans une seconde , où j'examinerai
les deux autres questions proposées par M. Andrieux.
Salut et estime ,
P. SERRE , ancien professeur de gram. générale.
POÉSIE ÉPIQUE.
La langue italienne est la première qui après la langue
gresque et latine ait eu la gloire de donner à l'Europe un
poëme épique régulier. Le Camoëns avait déjà écrit la
Lusade en portugais ; mais , outre que le mélange bizarre
des deux religions différentes déshonore ce poëme , il s'en
faut bien que , sous le rapport de l'ordonnance des caractères
et de l'intérêt , il soit comparable à celui de laJérusalem
délivrée, dont l'admirable composition , inspirée par
celle de l'Iliade , peut en soutenir le parallèle. Les personnages
de la Jérusalem sont bien dessinés , ses batailles
pleines de chaleur , et ses épisodes offrent partout un intérêt
qui rivalise celui des plus beaux romans. C'est la réunion
de ces divers avantages qui a placé le Tasse au rang des
premiers poètes épiques , malgré l'inflexible Despréaux ,
dontlejugementbeaucoup trop rigoureux envers ce brillant
génie , ne paraît point avoir été ratifié par la postérité.
Quoique l'auteur de laJérusalem délivrée fût doué d'une
vive imagination , il est peu de ses conceptions qui ne lui
aient été inspirées par ses devanciers ; il aimait à suivre
les routes frayées , mais il y marchait en géant. On voit ,
en effet , que son beau personnage de Clorinde est une
imitationde cette jeune Camille qui répand tant de charme
dans le onzième livre de l'Enéide , et l'on reconnaît également
que celui d'Armide est composé des caractères
d'Alcine et deDidon qu'ila pour ainsi dire fondus ensemble .
Pour celui d'Herminie , quoiqu'il présente quelques souvevenirs
de cette aimable Angélique dont l'Arioste à fait l'ornement
principal de son ouvrage , il paraît appartenir
f
282 MERCURE DE FRANCE ,
presqu'entiérement au Tasse ; et la reine du Cathai n'a de
rapport avec la princesse d'Antioche que par les agitations
de sa vie orageuse . La première est une aventureuse beauté
qui , voyageant toujours par monts et par vaux , se rit des
tourmens qu'éprouvent tous les chevaliers retenus dans ses
chaînes ; son innocence est plus que suspecte , même avant
qu'elle ait connu le beau Médor, et les nombreux dangers
auxquels sa vertu est sans cesse exposée lui donnent beaucoup
de ressemblance avec la fiancée du roi de. Garbes.
Herminie , au contraire , est aussi tendre que vertueuse , et
son amour pour son bienfaiteur inspire le plus vif intérêt.
On aime à la voir , du haut d'une tour de Solyme , attacher
ses yeux avides sur les tentes des Latins . Oh qui la portera
dans le camp des Chrétiens et quand pourra-t-elle y prodiguer
ses secours à l'infortuné Tancrède qui vient d'être
blessé par le farouche Argant ! J'ai essayé d'exprimer ,
d'après le Tasse , les agitations que le danger du héros
chrétien fait éprouver au coeur de cette malheureuse princesse.
(1 ) Herminie est livrée à la plus vive crainte ;
Mais de quel nouveau trouble elle a senti l'atteinte ,
Apprenant que bientôt un combat meurtrier
Doit rassembler encor l'un et l'autre guerrier ;
Oh ! quelles sont alors ses mortelles alarmes !
Quelquefois en secret elle verse des larmes ;
(1 ) Mai poichè'l vero intese , e intese ancora
Che dee l'aspra tenzon rinovellarsi ;
Insolito timor così l'accora ,
Che sent il sangue suo di ghiaccio farsi.
Talor screte lagrime , e talora
Sono occulti da lei gemiti sparsi ;
Pallida , esangue , e shigottità in atto
Lo spavento e'l dolor v'avea ritratto .
Con orribile imago il suo pensiero
Ad or ad or la turba e la sgomenta ;
E via più che la morte il sonno e fiero ;
Si strane larve il sogno le appresenta .
Parle veder l'amato cavaliero
Lacero e sanguinoso : et par che senta
Ch'egli aita le chieda : e desta intanto ;
Si trovargli occhi e'l sen molle di pianto.
SEPTEMBRE 1809 . 283
Quelquefois , immobile a force de douleur ,
Du morne désespoir elle offre la páleur.
Des maux les plus affreux les images pressées
Viennent se peindre en foule en ses sombres pensées ;
Veut-elle se livrer au repos de la nuit ?
De spectres effrayans un essaim la poursuit.
Sans cesse elle croit voir le chevalier qu'elle aime ,
Tout pâle et tout sanglant ... le voilà ! c'est lui-même !
Il se traîne , il l'appelle , implore ses secours :
Viens près de moi , dit- il , viens conserver mes jours .
Elle s'éveille alors pleine de ces chimères ,
Et voit son sein trempé de ses larmes amères .
،
Telles sont les agitations de la triste Herminie , et pour surcroît
de maux elle est obligée de prodiguer ses secours à
l'ennemi de Tancrède , à celui qui peut-être bientôt va lui
percer le sein.
(2) Hélas ! elle ne peut sauver celui qu'elle aime ,
Et c'est son ennemi qu'elle assiste elle-même.
Souvent elle voudrait , craignant sa guérison ,
Répandre sur sa plaie un funeste poison ;
Mais sa main toujours pure et son coeur magnanime
Rejette avec horreur tous les moyens du crime ;
Elle voudrait qu'au moins , par ses voeux combattus
Ses philtres bienfaisans perdissent leurs vertus .
Ne pouvant résister à une situation si violente , Herminie
veut voler au secours de son amant , et lui sauver la vie ,
en lui prodiguant les soins qu'elle est forcée de donner à
son farouche ennemi ; mais cet honneur , dont elle a toujours
respecté les lois , ce fier honneur lui dit : Quelles sont
tes pensées ? quel est ton espoir ? iras -tu , nocturne amante ,
au milieu des ennemis , mendier le mépris et la honte , et
Ce couplet ci est indépendant des deux autres .
(2) Ella l'amato medicar desia ,
E curar il nemico a lei conviene.
Pensa talor d'erba nocente e ria
Succo sparger in lui che l'awelene ;
Ma schiva poi la man Vergine e pia
Trattar l'arti maligue , e se n'astiene .
Brama ella almen che in uso tal sia vota
Di sua virtude ogn'erba , ed ogni nota.
284 MERCURE DE FRANCE ;
t'avilir aux yeux mêmes du cavalier que ton coeur idolâtre ?
L'amour lui crie , au contraire : Quelle crainte pusillanime
t'arrête ? quoi ! barbare , tu peux sauver Tancrède , et c'est
àson ennemi que tu donnes tes soins ' Rends la vie à ce
farouche Argant , pour qu'il porte la mort dans le sein de
ton libérateur. Voilà donc le tribut de ta reconnaissance !
voilà le prix de ses services ! Ah ! quelle gloire etquelplaisir
à la fois pour ton coeur , si tu raanniimmaaiissllee flambeaude
jours prêts à s'éteindre ! bientôt , heureuse dans ses chastes
embrassemens , tu goûterais , avec lui , les plaisirs purs de
l'hyménée. Ces alternatives parfaitement bien dépeintes ,
font place à une résolution ferme et courageuse. Herminie
se couvrira des armes de Clorinde pour sortir de Solyme ,
et se rendra au camp des Chrétiens .Le Tasse exprime avec
un charme extrême le moment où elle se métamorphose
en amazone .
(3) Prête à se revêtir de sa brillante armure ,
Herminie à l'instant dépouille sa parure;
Chaque ornement qui tombe et chaque voile ôté
Fait éclore un attrait , révèle une beauté.
Bientôt l'acier la couvre , et pèse sur l'albâtre
De ce sein palpitant que l'amour idolâtre :
De ses cheveux tressés il emprisonne l'or.
Un large bouclier qui pèse plus encor ,
Arme sa tendre main dont la force chancelle ;
Partout d'or et de fer l'amazone étincelle :
Ce n'est plus ce maintien modeste et virginal ,
C'est un port imposant , un geste martial .
L'Amour , qui l'aperçoit sous le fer homicide ,
Sourit , comme autrefois , lorsqu'il voyait Alcide
Efféminer en lui , par un luxe élégant ,
ses
Ces bras , l'appui du faible , et l'effroi du brigand
Remarquez que la grâce qui règne dans tout l'épisode
(3) Col durissimo acciar preme ed offende
Il délicato collo e l'aurea chioma :

E la tenera man lo scudo prende ,
Pur troppo grave , e insopportabil soma.
Cosi tutta di ferro intorno splende ,
E in alto militar se stessa doma .
Gode amor ch'e presente e tra se ride ,
Come allor già ch'awolse in gonna Alcide.
SEPTEMBRE 1809 . 285
d'Herminie , tient sur-tout au contraste frappant que sa passion
violente établit entre l'innocence modeste de ses moeurs
et la démarche audacieuse qui l'expose à perdre sa réputation.
Reine et musulmane , elle aime un chrétien qui n'est
qu'un simple chevalier ; amante malheureuse , elle est
forcée de prodiguer ses soins à l'ennemi de son amant;
tendre et faible , elle se déguise en amazone formidable , et
bientôt un contraste encore plus sensible fera de la reine
d'Antioche une bergère remplie de grâce et de dignité .
Quand la fausse guerrière est sortie de la ville , sous les
armes et sous le nom de Clorinde , elle envoie son écuyer
vers Tancrède , pour le prévenir du désir qu'elle a de l'entretenir
; et ce desir impatient est peint avec une extrême
vérité . A peine son messager est il parti : "A présent , ditelle,
il entre dans le camp .... il aborde Tancrède .... II
revient ... mais il ne paraît point encore ., .. Déjà elle accuse
sa lenteur , déjà elle monte sur une élévation pour
observer les tentes des Chrétiens , mais les rayons de la
lune se réfléchissant sur le tigre d'argent qui couvre son
casque , elle est aperçue et poursuivie. Ici commence une
peinture si vraie de son épouvante et de sa fuitę , que je ne
puis résister au desir d'en présenter la traduction àmes
lecteurs .
(4) Cependant , au milieu des antiques forêts ,
Le coursier d'Herminie emporte ses attraits ;
(4) Intanto Herminia infra l'ombrose piante
D'antica selva dal cavallo e scorta :
Nè più governa il fren la man tremante ;
Emezza quasi par tra viva e morta.
Per tante strade si raggira et tante
Il corridor che in sua balia la porta ;
Ch'alfin dagli occhj altrui pur si dilegua
Edè soverchio omai ch'altri la segua.
Qual dopo lunga e faticosa caccia.
Tornansi mesti ed anelanti i cani
Che la fera perduta abbian di traccia ,
Nascosa in selva dagli aperti piani ;
Tal pieni d'ira e di vergogna in faccia
Riedono stanchi i cavalier christiani.
Ella pur fugge , e timida e 'smarrita .
Nonsi volge a mirar s'anco è seguita.
286 MERCURE DE FRANCE ,
Sa main faible déjà ne retient plus les rênes ,
Et son sang de frayeur se glace dans ses veines .
Son coursier , s'égarant sous les ombrages verds ,
f
Fuggì tutta la notte , e' tutto il giorno
Erro senza consiglio e senza gnida ,
Non udendo o vedendo altro d'intorno
Che le lagrime sue , che le sue strida..
Ma nell' ora che'l sol dal carro adorno
Scioglie i corsieri , e in grembo al mar s'annida ;
Giunse del bel Giordano alle chiare acque ,
E scese in riva al fiume , e qui si giacque.
Cibo nonprende già , chè de' suoi mali
Solo si pasce , e sol di pianto ha sete :
Mal sonno , che de' miseri-mortali
È col suo dolce oblio posa e quiete ,
Sopi coco' sensi i suoi dolori , et l'alì.
Dispiegò sovra leì placide e chete :
Nè però cessa Amor , con varie forme
La suapace turbar mentre ella dorme .
Non si destò finchè garrir gli augelli
Non senti lieti e salutar gli albòri ,
E mormorare il fiume e gli arboscelli ,
E con l'onda scherzar l'aura e co'fiori :
Apre i languidi lumi , e guarda quelli
Alberghi solitarj de'pastori :
E parle voce udir , tra l'acqua e i rami ,
Ch'ai sospiri ed al pianto la richiami .
Ma non , mentre ella piange ì suoi lamenti
Rottì da un chiaro suon ch'a lei ne viene ,
Che sembra ed è di pastorali accenti
Misto , e di bascarecce inculte avene ,
Risorge e la sindrizza a passi lenti
E vede un uom canuto all'ombre amene
Tesser fiscelle alla sua greggia a canto ,
Ed ascoltar di tre faniculli il canto .
Vedendo quivi comparir repente
Le insolite arme , sbigoltir costoro ;
Ma gli saluta Erminia , e dolcemente
Gli affida , e gli occhj scopre e i bei crin d'oro .
:
1.
1
SEPTEMBRE 1809 . 1
287
1
;
f
۱ T
Prend et quitte au hasard tant de sentiers divers ,
Que sa fuite a bientôt , dans cet obscur asile ,
Rendu des ennemis la poursuite inutile .
Tels on voit revenir haletans et lassés
Les fougueux animaux pour la chasse dressés ,
Quand , de leurs vains abois prodiguant la menace ,
Du cerf au pied rapide ils ont perdu la trace ;
Tels on voit les Chrétiens , quittant ces bois touffus ,
Dans leur camp retourner indignés et confus.
Herminie , en fuyant, dans sa terreur ignore ,
Si l'ennemi s'éloigne ou la poursuit encore ;
Elle est toute à l'effroi qui trouble ses esprits ,
N'aperçoit que ses pleurs , et n'entend que ses cris .
Lanuit , le jour entier , dans sa course timide ,
Elle erre , sans dessein , sans conseil et sans guide.
Elle s'arrête enfin , quand le flambeau du jour
Ensevelit ses feux dans l'humide séjour ,
Et , quittant son coursier , bientôt elle repose
Sur les sables dorés que le Jourdain arrose .
Là , triste , elle se livre à ses sombres douleurs ,
Se repaît de ses maux , s'abreuve de ses pleurs ;
Mais , enfin , le sommeil , qui répand dans les veines
Le salutaire oubli des misères humaines ,
Vint calmer cette amante', et de ses ailes d'or
Sur sa tête suspend le pacifique essor ;
Et , cependant , l'amour qui sans cesse l'enflamme',
Par des fantômes vains agite encor son âme ,
Le doux bruit des oiseaux revoyant le soleil
Et par des chants joyeux saluant son réveil ,
Le murmure des bois et du fleuve qui gronde ,
Et le vent qui se joue avec les fleurs et l'onde ,
Réveille enfin la reine ; elle ouvre ses beaux yeux ,
Mélancolique azur qui réfléchit les cieux !
:
Elle voit d'humbles toits répandus dans les plaines ;
Elle entend les accens de quelques voix lointaines ,
Atravers les bosquets , les plantes et les fleurs ,
Et ces sons languissans réveillent ses douleurs .
Tandis que , sourdement , gémit sa voix éteinte ,
Tout à coup un son clair vient suspendre sa plainte ,
Et lui fait distinguer de rustiques accords ;
Ce sont les chants heureux des pâtres de ces boras.
Elle se lève , approche , et voit sous une treille
4
t
:
1 ↑
288 MERCURE DE FRANCE,
Un champêtre vieillard , dont les mains encorbeille
Entrelacent le jonc et le flexible osier ,
Qui , sous ses doigts , en tresse , apprend à se plier ;
Ses trois enfans chantaient , assis sur la fougère :
Al'aspect d'une armure à leurs yeux étrangère ,
Ils tressaillent tous trois , de crainte pâlissans .
La reine , pour calmer le trouble de leurs sens ,
S'approche , les salue , et montrant sa figure ,
Fait briller à leurs yeux sa blonde chevelure .
Cetableau qui respire la douce paix qu'on goûte dans les
champs , séduit Herminie : elle demande au bon vieillard,
comment, au milieu des horreurs de la guerre , il peut
jouir d'une si granddee tranquillité;; et celui-ci , par un discours
plein d'une douce philosophie , lui persuade aisément
qu'on ne peut être heureux qu'au sein de la nature.
Sans doute le Tasse, en représentant ce sage villageois , s'est
rappelé le vieillard du Galèze : Cui pauca relicti jugera
ruris erant , et qui , satisfait de son humble fortune ,
regum æquabat opes animis. Cette peinture enchanteresse
des jouissances pures de la vie champêtre , produit d'autant
plus d'effet , qu'elle succède à celle des batailles et des
orages du coeur, dont Herminie est la triste victime. Aussi
fait-elle sur son esprit l'impression la plus vive ; et la détermine
sur le champ à s'arrêter dans ce réduit agreste.
Ainsi cette belle reine est à peine devenue amazone que
l'amazone devient villageoise .
Je demande encore la permission de donner une imitationdu
morceau plein de charmes qui représente la métamorphose
de cette reine en simple bergère .
L'héritière des rois renonce au rang suprême ;
Le modeste ruban succède au diadême ;
Sous un voile grossier , l'or de ses cheveux blonds
Rassemble en se cachant tous leurs plis vagabonds ;
Plusd'habits somptueux , plus de pompe royale ;
Elle apour vêtement la bure pastorale ,
Etbergère , elle presse , entre ses doigts légers ,
Aulieu du sceptre d'or , le sceptre des bergers .
Mais sa noble beauté se déguise avec peinc ,
Et, sous l'agreste habit , trahit encor la reine .
Lapaille sur son front repliée en chapeau
Protège son teint frais , et , guidant son troupeau ,
Elle cherche tantôt les fécondes prairies ,
Tantôt
SEPTEMBRE 1809 . 289
L
Tantôt revient rêveuse au sein des bergeries ,
Où sa main , soulageant les mères des chevreaux ,
De leur lait écumant fait couler les ruisseaux .
DEPT
DE
LAS
5.
Il est évident que ce déguisement d'Herminie est une
imitation de celui d'Angélique dans le poëmede l'Ariost
où cette reine prend également l'habit d'une simple bere cen
reine prend partie du poeme des Amours Epiques ;
le voici tel qu'il est imprimé :
Dans les flancs d'un vieux roc , une caverne s'ouvre :
La belle fugitive à peine la découvre
Qu'elle y porte ses pas ; plus loin , de longs troupeaux
Paissent de frais gazons , sur le bord des ruisseaux .
Elle se couvre alors d'un vêtement de bure ;
Ce n'est plus cette riche et brillante parure
Où l'azur et le pourpre , et l'émeraude et l'or ,
Sur elle rayonnant , déployaient leur trésor .
Nul voile cependant sous ses ombres n'efface
De ses charmes divins la noblesse et la grâce .
Qu'on ne me vante plus Doris , Amaryllis ,
La brune Galathée , et la blonde Phillis ;
N'en déplaise aux bergers qui courtisaient ces belles ,
La reine du Cathai l'eût emporté sur elles .
Il est inutile , je crois , de remarquer combien l'imitation
que le Tasse a faite de ce morceau est supérieure à
P'original : on reconnaîtra également les principaux traits de
la fuite d'Herminie dans les vers suivans ; l'Arioste représente
Angélique pénétrée de terreur et s'enfonçant dans
les routes profondes d'une vaste forêt .
Le jour , la nuit , le jour suivant encore ,
La belle errante en des lieux qu'elle ignore
Suit , au hasard , mille sentiers nouveaux :
Elle se trouve , enfin , sous des berceaux ,
Dômes flottans , voluptueux ombrages ,
D'un frais zéphyr mollement caressés :
Deux clairs ruisseaux , dans leur cours empressés ,
Se repliant autour de ces bocages ,
Roulaient leurs flots , tantôt calmes et doux ,
Et qui , tantôt , formaient sur des cailloux ,
Un doux murmure à l'oreille enchantée
Quand , frémissant dans leur charmant courroux ,
Els bouillonnaient en écume argentée .

290 MERCURE DE FRANCE ,
Là , déposant par degrés son effroi ,
La belle enfin quitte son palefroi ,
Voit un buisson , qu'une eau limpide arrose ›
Trône épineux de cent touffes de rose ,
Et d'autres fleurs , dont le groupe éclatant
Sur le ruisseau se balance et s'incline ,
Et , s'admirant dans l'onde cristalline ,
Semble se plaire à ce tableau flottant.
Là , des tilleuls et des chênes superbes ,
Réunissant leurs bras d'ombres couverts ,
Aux feux du jour , dont ils brisent les gerbes ,
Ont opposé leurs sommets toujours verds .
Dans ce buisson , sous sa touffe vermeille
Pour reposer Angélique s'étend :
Elle s'endort ; un bruit soudain l'éveille ;
Ciel! d'un coursier c'est le pas qu'elle entend ...
Quel ennemi vient troubler sa retraite ?
Elle se lève , et le col étendu ,
L'oeil arrêté , le souffle suspendu ,
Regarde , écoute; un cavalier s'arrête
Au bord de l'onde , et s'assied tristement ;
Puis , sur un bras laissant tomber sa tête ,
Paraît ainsi rêver profondément .
Les Métamorphoses d'Ovide offrent aussi quelques rapports
entre Silla', fille du roi de Mégare , et la tendre Herminie.
Cette princesse éprise de Minos qui fait le siége de la
ville où elle est renfermée , brûle du désir de rejoindre ce
monarque; voici ce passage traduit par M. de Saint-Ange :
Une tour s'élevait , antique citadelle ,
Où déposant sa lyre , Apollon autrefois
Rendit le mur sonore émule de sa voix .
La fille de Nisus , long-tems avant la guerre ,
Pour en tirer les sons que lui rendait la pierre ,
Se plaisait à monter à la tour des remparts ;
Elle y venait depuis voir les assauts de Mars ,
Les exploits des guerriers , et le choc des batailles .
Dans le cours d'un long siége , au pied de ces murailles ,
Elle vit , distingua les combattans Crétois ,
Leurs noms , leurs boucliers , leurs chars et leurs carquois.
Elle connut sur- tout Minos , et plus peut- être
Que ses yeux que son coeur n'auraient dû le connaître :
SEPTEMBRE 1809 . 291
S'il ombrage son front d'un panache guerrier ,
Minos ressemble à Mars ; s'il prend un bouclier ,
Le poids d'un bouclier sied bien à son audace ;
S'il lance un javelot , il le lance avec grâce ;
Si de son are tendu la flèche siffle et part ,
Telle est , ô Dieu de l'arc ! ta posture et ton art :
Mais lorsque , découvrant une tête charmante ,
Sans casque , et revêtu d'une écharpe éclatante ,
D'un coursier orgueilleux il gouverne les pas ,
La fille de Nisus ne se possède pas .
Son regard porte envie au javelot qu'il touche ,
Au frein qui du coursier interroge la bouche ,
Souvent elle eût voulu , si le ciel l'eût permis ,
Elle- même se rendre au camp des ennemis ,
S'élancer de la tour au milieu des cohortes ,
De la ville à Minos , que sais -je , ouvrir les portes .
Et faire plus , s'il veut quelque chose de plus.
Je donnerai par la suite des observations sur la poésie
épique en général , et sur le degré de succès qu'elle a obtenu
chez les différens peuples . PARSEVAL.
SUR LES LETTRES ET LES MÉMOIRES PARTICULIERS , publiés
depuis quelques années .
,
CHAMPFORT a dit avec autant de justesse que de précision:
Les lois du secret et du dépôt sont les mêmes . "
Ajuger par ce principe la plupart de ces correspondances
et de ces Mémoires , recueillis avec tant de soin
imprimés avec tant de zèle , quoique souvent aussi peu
honorables pour les vivans que pour les morts , on est
forcé de demander aux Editeurs d'où leur est venu le honteux
privilége de violer impunément la foi publique ,
d'ouvrir et de profaner les tombeaux.
Personne ne supposera qu'on veut parler ici des Mémoires
et des pièces inédites , qui peuvent servir à l'histoire
d'une nation ou d'une époque célèbre : les écrits qui
répandent quelques lumières sur les causes secrètes des.
événemens , ceux qui intéressent la science de la guerre ,
de la politique ou de l'administration , appartiennent aux
méditations des sages et à la curiosité de tous les hommes .
Il y a des Mémoires qui suppléent à la vengeance de
T 2
L
292 MERCURE DE FRANCE ,
,
l'histoire , et d'autres qui la préparent . Il y en a qui , même
aux dépens des plus nobles illusions , font mieux apprécier
des caractères illustres , et consolent notre faiblesse de la
supériorité d'un grand capitaine , d'un grand ministre ou
d'un grand écrivain . Gette espèce de Mémoires forme une
partie précieuse de nos richesses littéraires ; et s'il est
triste d'avouer qu'Hérodote , Thucydide et Xénophon ,
chez les Grecs ; Tite-Live , Salluste et Tacite , chez les
Latins , nous offrent des modèles admirables dont nous
n'avons point approché ; si , même parmi les modernes
la nation qui aproduit Machiavel , Giannone , Guichardin ;
et celle qui cite avec orgueil Robertson , Gibbon , D. Hume ,
ont sur nous , dans ce genre , d'incontestables avantages ,
( quoique l'une et l'autre ne puissent, rien opposer au
Discours sur l'Histoire Universelle et aux Considérations
sur les causes de la grandeur et de la décadence des
Romains ) ; il faut aussi reconnaître que nos rivaux ont à
nous envier une immense collection de Mémoires historiques
; source fécondé de lumières sur toutes les époques
remarquables , vaste dépôt de matériaux tout prêts , qui
semblent attendre un historien de génie .
La lecture réfléchie de ces Mémoires offre donc une
instruction solide , souvent mêlée d'intérêt et d'agrément ;
mais on le demande à l'honnêteté comme à la raison ; que
trouvent- elles de si curieux dans ces innombrables confidences
imprimées , où l'indécence de certaines révélations
ne peut être égalée que par leur profonde inutilité ? Que
reste-t-il de toutes ces vies privées , de toutes ces histoires
secrètes , de tous ces porte-feuilles vidés ou volés , qui tour
à tour ont fatigué la malignité publique , depuis les Confessions
éloquentesddee J. J. Rousseaujusqu'aux prétentions
insultantes de Victor Alfieri , et depuis les Lettres si faussement
attribuées au Pape Ganganelli , jusqu'aux Lettres
si indignement dérobées à Mile Lespinasse ? Des anecdotes
suspectes ou déjà connues , et quelques peintures
licencieuses d'une société qui renfermait la politique dans
les boudoirs et la nation dans les salons de Paris. Du
reste , pas un fait important , pas un grand caractère , rien
qui ne justifie le motingénieuxde Mme du Deffant : Ce qui
me dégoûte de l'histoire , c'est que ce que je vois aujourd'hui
sera l'histoire de demain . Et c'est au milieu des événemens
les plus mémorables , au bruit des trônes qui
tombent et des trônes qui s'élèvent , dans une époque de
révolutions et de prodiges , qui demande à l'histoire ses
SEPTEMBRE 1809. 293
plus mâles couleurs et à l'imagination ses plus riches
tableaux , qu'on appelle sans cesse notre attention sur des
portraits qui n'ont plus ni ressemblance , ni vraisemblance ,
sur des pastels qui ne sont pas de Latour , et des miniatures
qui sont bien loin de valoir des Petitot.
L'insatiable cupidité des Libraires explique aisément ces
spéculations sur les noms propres , car le succès en est
toujours garanti par la malice des sots et même par celle
des gens d'esprit. Mais comment expliquer la vanité puérile
de certains hommes , qui d'ailleurs n'étaient point sans
mérite , et qui pouvaient attendre de la postérité d'honorables
souvenirs , sans avoir besoin de lui confier le secret
assez vulgaire de leurs faiblesses ? Encore s'il ne s'agissait
que des leurs ! Mais on sait trop à quel excès les indiscrétions
ont été portées . Si l'on est curieux de voir combien
le sentiment ou l'oubli des bienséances , passant des
moeurs dans les écrits , peut établir de diversité entre des
récits qui , pour le fond des choses , sont à peu près les
mêmes , on n'a qu'à lire les Mémoires sur la cour d'Anne
d'Autriche et de Louis XIV , et les comparer à ceux qu'on
a publiés sous le nom du maréchal de Richelieu et du
baron de Bésenval , et ce ne sont ni les plus scandaleux ,
ni les plus ridicules . Des écrivains distingués sont des
cendus , en ce genre , au niveau des grands seigneurs ;
voyez les Mémoires de Chabanon . Je ne parle point ici
de Rousseau par respect pour son admirable talent , ni
même de Marmontel , qui n'écrivant , dit-il , que pour
l'instruction de ses enfans , devait au moins ne pas mêler
les souvenirs érotiques de sa jeunesse à la morale de ses
bons ouvrages , et à l'exemple de ses derniers jours .
Onne peut contester à celui dont les productions feront
le charme de la postérité , le droit d'appeler un moment
sur l'homme l'intérêt qui s'attache ordinairement à l'auteur.
Nul doute aussi que les vies privées des grands écrivains
de l'antiquité , sí chacun d'eux avait jugé convenable
*d'écrire la sienne , ne fussent lues avec autant d'empressement
et de fruit que celles des capitaines les plus fameux.
Iln'en existe pourtant aucun exemple ; Cicéron lui-même
qui fut si passionné pour sa gloire et que l'orgueil le plus
généreux ne préserva pas toujours de la vanité ; Cicéron ,
qui avait entrepris un poëme sur les événemens de son
consulat , ne céda point à la tentation d'en écrire l'histoire .
Malgré l'importance du rôle qu'il avait rempli , on ne voit
mulle part qu'il ait eu l'idée de composer ses Mémoires .
,
r
294 MERCURE DE FRANCE ,
Cette manie paraît avoir été particulière à quelques beauxesprits
du dix-huitième siècle , et le nôtre ne dédaigne pas
de faire aujourd'hui de leurs petits secrets un trafic assez
avantageux. Il est vrai que si le plaisir souvent douloureux
I de ramener sa pensée vers les premières époques de la vie
appartient sur-tout aux imaginations passionnées , les gens
de lettres doivent s'y livrer plus souvent que le commun
des hommes . Mais est-ce une raison suffisante pour imprimer
ce qu'ils ont fait , ce qu'ils ont vu , ce qu'ils ont
ouï dire , et pour disposer philosophiquement de la réputation
de toutes les femmes qu'ils ont connues . Le lecteur
désintéressé prend aisément son parti là-dessus ; il dit
avec Voltaire :
Je l'avoûrai ; j'aime toute aventure
Qui tient de près à l'humaine nature ;
Car je suis homme , et je me fais honneur
D'avoir ma part aux humaines faiblesses ;
J'ai dans mon tems possédé des maîtresses ,
Et j'aime encore à retrouver mon coeur.
Mais les esprits sévères ne manquent pas d'observer que
si le talent immortalise ses amours , la vanité seule divulgue
ses bonnes fortunes ; qu'il a fallu tout l'éclat du génie ,
joint à l'éclat d'un grand malheur , pour jeter une lumière
douteuse sur les aventures d'Ovide , du Camoëns et du
Tasse ; que les Mémoires secrets d'Horace , et même du
modeste Virgile , seraient sans doute aussi piquans que
ceux de MM. Chabanon et Marmontel ; que cependantles
favoris d'Auguste ne nous ont rien laissé de particulier sur
les petits soupers de Pollion et de Mécène ; et qu'ils ont
poussé la discrétion si loin , que les commentateurs les
plus érudits sont réduits à de vagues conjectures quand on
leur demande qui étaient Pyrrha , Lycoris et Lalagé. On
croit seulement que la profession de ces Dames n'exigeait
pas de leurs amis autant de réserve , que l'état de celles à
qui nos galans académiciens ont légué si généreusement
une très-importune célébrité.
Les écrivains qui ont illustré le règne de Louis XIV ne
se sont pas cru plus importans que ceux du siècle d'Auguste
et du siècle des Médicis . Corneille , Racine , Boileau ,
Molière , La Fontaine , Bossuet , Pascal , Fénélon , n'ont
point écrit les mémoires de leur vie ; et dans l'âge suivant ,
les véritables héritiers de leur gloire , Voltaire , Jean-Baptiste
Rousseau , Buffon , Montesquieu , Massillon , Fonte
SEPTEMBRE 1809 . 295
nelle, d'Alembert , ont imité cet exemple de sagesse et de
modestie . Observons que plusieurs d'entr'eux avaient parcouru
lacarr ère la plus orageuse et la plus variée : un autre
était descendu dans la tombe chargé des hommages et des
souvenirs de tout un siècle : tous avaient vécu dans les sociétés
les plus élevées , placés , pour ainsi dire , entre les
personnages les plus célèbres et les événemens les plus remarquables
de leur tems ; leur vanité pouvait se cacher sous
l'intérêt de leurs récits ; cependant, aucun d'eux n'a choisi
cemoyen de prolonger son existence et d'étendre sa renommée.
Les gens de lettres qui écrivent leur propre histoire , à
laquelle malheureusement se lie celle de toutes les sociétés
qui les ont accueillis , ne peuvent donc s'appuyer que sur
l'autorité de Jean -Jacques Rousseau; et cethomme illustre,
dans le projet hardi de se peindre lui-même par les détails
les plus secrets de sa vie , n'avait eu pour modèle que
saint Augustin , Jérôme Cardan , Montaigne et le cardinal
deRetz . Ceux- ci paraissent avoir été soutenus, dans leur entreprise
par des sentimens particuliers , et l'on remarque autant
de différence dans l'exécution que dans les motifs de
leur confession publique. Saint Augustin , en dégradant
l'homme de lanature pour le montrer agrandi par le christianisme
, rendait hommage à l'esprit d'une religion nouvelle
, dont les sectateurs le consolaient par leur vénération
des blessures qu'il faisait à son amour - propre . Jérôme
Cardan, philosophe du seizième siècle , célèbre par la variété
de ses connaissances , généralement supérieures à
celles de ses contemporains , les étonna sur-tout par les déréglemens
de sa conduite et par la folie de sa mort. Il avait
promis de ne pas vivre au-delà de soixante-quinze ans ; il
se laissa mourir de faim pour accomplir son horoscope.
Son livre , de Vita propria , contient les aveux les plus
libres et les plus flétrissans; l'auteur paraît se complaire
dans sa bassesse : mais comme il n'associa point à sa
honte des personnes en possession de l'estime publique ,
le scandale ne s'étendit pas et l'impudente bizarrerie de
Cardan fut ensevelie avec lui. Quelle différence entre ses
Mémoires et ceux de Montaigne ou du cardinal de Retz !
Montaigne , toujours aimable an milieu des vices et des défauts
qu'il réconnaît en lui , laisse entrevoir trop de vanité
pour convaincre de sa franchise , et Jean-Jacques l'accuse
sans détour de caresser son amour-propre en ayant l'air de
l'égratigner. Quant au cardinal de Retz , son humilité me
paraît renfermer tous les genres d'orgueil : c'est unprêtre,
296 MERCURE DE FRANCE ,
1
un archevêque , qui se déclare effrontément factieux, conspirateur
, impudique ; et qui fait sentir à chaque ligne que
sa naissance , sa fermeté , son génie , ont dû l'affranchir de
la loi commune. Reste aux gens de lettres l'exemple de
Rousseau : l'éclat de son nom et de ses succès , le zèle
presque fanatique de ses nombreux partisans , les lettres ingénieuses
que M. Ginguené publia pour sa défense , et la
vive admiration qu'inspireront toujours ses talens , ne nous
empêchent point de regarder comme des outrages à la
morale , à la justice et à la raison , ses accusations téméraires
et ses indécentes révélations. Il faut bien ajouter que
cette partie des Confessions , universellement condamnée,
èst la seule qu'on imite fidèlement aujourd'hui. 1
" Mais , dira-t- on , quel est l'auteur de Mémoires qui en
" ait écarté les intrigues d'amour et les galanteries ? Il faut
s'entendre pour répondre à cette objection. Parmi les Mémoires
réellement écrits par ceux dont ils portent le nom ,
et publiés avant le milieu du dernier siècle , nous croyons
qu'il n'en existe point où il soit question d'autres galanteries
que celles qui sont liées dans l'histoire à des faits importans
. Or celles-là sont à peu près connues de tout le
monde , et sont d'ailleurs soumises tant à la censure qui
s'exerce sur les moeurs , qu'à la recherche des causes secrètes
qui ont déterminé les événemens. Il n'en est pas
ainsi des intrigues particulières révélées par J.-J. Rousseau
dans ses Confessions , et depuis par ses trop nombreux
imitateurs . Personne n'a le droit d'apprendre au public et
à la postérité l'histoire galante des femmes qu'il a connues
et de la société privée où il a vécu ; car la morale n'y gagne
rien , la décence y perd beaucoup , et le mal qu'on fait aux
`individus ne produit aucun avantage général. Il faut donc
le dire sans être intimidé par l'autorité d'un grand exemple
dont on a trop abusé , des écrits pareils corrompent les sentimens
les plus doux , alarment les liaisons les plus intimes ,
calomnient le caractère des gens de lettres , et les présentent
à l'opinion , si facile à s'armer contr'eux , comme
la terreur et les fléaux de la société.
Si les personnes qui ont placé leur bonheur dans le repos.
domestique , dans la confiance et la sûreté de leurs relations
, ne lisent plus sans effroi l'annonce des OEuvres posthumes
de tout écrivain qu'elles ont plus ou moins connu ,
de quel sentiment doit les pénétrer la publication des correspondances
les plus secrètes , la violation du dernier asile
de la pensée et de l'amitié ? Nouvelle et bizarre contradicSEPTEMBRE
1809 . 297
tion de notre conduite et de nos sentimens ! Nous méprisons
celui qui décachète une lettre qui ne lui est point adressée ,
etnous semblens ignorer le mal que peut faire celui qui en
imprimedes milliers .
Qu'unhomme de goût recherche les lettres d'un écrivain
supérieur, et tâche de surprendre le génie dans ses momens
d'abandon et de familiarité , il ressemble au voluptueux qui
épie le négligé d'une belle femme : presque toujours l'un et
l'autreysonttrompés ; car si le négligé d'une coquette a son
artifice , la lettre d'un auteur a sa réflexion . Voltaire luimême
, qui se livra si souvent à sa prodigieuse facilité ,
laisse-t- il échapper beaucoup de négligences dans ses
moindres billets ? Geux de Rousseau n'ont-ils pas un air
d'apprêt, qui en est peut-être le seul défaut ? Mais cet inconvénient
frivole mérite à peine d'être indiqué quand il
s'agit de la paix des familles , chaque jour menacée par ces
publications imprévues , qui viennent tout à coup remettre
en problême les réputations acquises des vivans et des
morts.
Alexandre lisant une lettre surprit les yeux d'Ephestion
qui , placé derrière lui , la lisait en même tems : sans dire
un seul mot , le conquérant regarde son favori , et lui applique
sont cachet sur la bouche. Ce geste énergique et
simple , l'avertissait de la fidélité rigoureuse que tout honnête
homme doit au secret qu'on lui confie , ou qu'il a découvert.
Il ne paraît pas qu'on soit aujourd'hui très-convaincu de
incipe , bien qu'il soit reconnu depuis si long-tems .
Une délicatesse qui n'a rien d'exagéré crie vainement que
le secret d'une lettre appartient en commun à la personne
qui l'a écrite et à la personne qui l'a reçue , et qu'on ne
peut en disposer sans la permission de toutes deux. Les
spéculateurs se sont affranchis à cet égard des plus faciles
ménagemens ; mais aucun , ce me semble , n'a porté plus
loin le mépris des convenances et l'effronterie de la cupidité
, que l'éditeur anonyme de la Correspondance de
Mlle Lespinasse avec le comte de Guibert. On remarque
dans vingt passages de ces lettres l'inquiétude prévoyante
de celle qui les écrivait : elle les redemande avec les plus
vives instances ; il est évident qu'elle cesserait d'écrire si
elle n'était pas persuadée que ce qu'elle a déjà écrit est
détruit sans retour : et il s'est trouvé un homme , un
amant , capable de tromper pendant trois ans , avec réflexion
, la confiance de cette femme passionnée ! Il a
298 MERCURE DE FRANCE ,
1 gardé copie des lettres qu'il affectait de rendre , comme
pour élever un jour à sa froide vanité le triste monument
de la faiblesse de son amie ! Que ses intentions aient été
remplies ou méconnues par ceux qui ont accepté ce honteux
dépôt et qui viennent de le mettre en vente , il est
difficile de trouver réunis les preuves d'une infidélité plus
odieuse et les calculs d'une plus indécente spéculation.
Heureusement tous les mémoires , toutes les correspondances
qu'on imprime , n'inspirent pas des réflexions aussi
pénibles : il en est même qui offrent un intérêt piquant et
sans scandale ; mais en général , l'impression des lettres et
des mémoires particuliers est devenue si menaçante , elle
porte des atteintes si cruelles à la paix civile , aux douceurs
de la société , qu'on a cru devoir insister sur ce point ; ne
fût-ce que pour laisser à ceux qui déshonorent ainsi l'artde
l'imprimerie, la honte de ces coupables indiscrétions que la
malveillance aime à rejeter sur l'esprit de la littérature actuelle
. Si elle a produit peu d'ouvrages qui commandent
l'admiration ; si les talens qui lui restent s'éteignent et ne
sont point remplacés ; en un mot , si les idées générales sont
peu favorables à ses progrès , du moins ne faut-il pas en
précipiter la décadence par la dégradation. Et le moyen le
plus sûr comme le plus facile d'avilir les lettres , c'est de
les rendre responsables des sottises imprimées , qui depuis
long-tems alimentent l'indigne commerce établi sur les arts
de l'esprit et de l'imagination . ESMÉNARD .
REVUE DE QUELQUES ROMANS NOUVEAUX.
Les Orphelins du Hameau ; par M. Ducray-Duminil.-
Quatre vol. in- 18 . Prix , 4 fr. et 5 fr. 50 cent. frane
de port. A Paris , chez Belin fils , libraire , quai
-
des Augustins , nº 55 .
Ce roman est à la quatrième édition. C'est une fortune
bien rare pour les romans de nos jours ; mais que ceux de
Ducray-Duminil ont pourtant obtenue plusieurs fois. Il est
peut-être de nos romanciers actuels le seul qui trouve autant
de lecteurs . Ses romans sont donc de bons ouvrages ?
l'auteur a donc une brillante imagination ? il a donc acquis,
par une profonde connaissance des hommes et des choses ,
*le talent de peindre des moeurs et des caractères , de donner
aux passions leur langage ? son style enfin , tour à tour
SEPTEMBRE 1809 . 299
/
agréable ou sévère , impétueux ou léger , est donc toujours
pur et même éloquent ? Oh ! ce n'est pas ce que nous voulons
dire ; et M. Ducray-Duminil lui-même ne croit pas
posséder tant de qualités . Il n'a point l'ambition de créer
de ces romans classiques qui font époque dans les siècles
littéraires . Certainement non ; mais doué d'un coeur honnête
et sensible , il sait choisir des sujets qui portent l'empreinte
de ses sentimens ; et par un langage simple et naturel,
il sait intéresser cette classe nombreuse de lecteurs , qui ne
cherchent qu'à s'attendrir un moment sur les malheurs de
la vertu persécutée. Quel intérêt n'inspirent pas , par exemple
, de jeunes orphelins (et ce sont joujours les héros favoris
de M. Ducray-Duminil ) aux bonnes mères de famille,
aux jeunes filles qui désirent devenir aussi de bonnes mères ,
aux enfans charmés de voir qu'à leur âge on peut jouerun
si beau rôle !
Ce sont encore ici des orphelins sur qui repose tout l'intérêt
du roman. Au milieu d'une fête que célèbrent les
habitans d'un hameau , on voit arriver deux enfans poussant
de grands cris , et implorant la charité publique . Leur
mère , leur seul appui dans le monde , venait de mourir ,
sur la grande route , de faim et de misère. Ces pauvres
orphelins ne peuvent donner de notions certaines sur leurs
parens ; mais on soupçonne qu'ils appartiennent à une
bonne famille , et on se charge de les nourrir et de les
élever. On saurait bientôt qui sont ces deux enfans , s'ils
faisaient connaître des papiers que leur a remis leur mère
mourante : mais le roman finirait trop tôt ; et le mystère
de leur naissance doit se prolonger jusqu'à ce qu'il ait
amené un nombre raisonnable d'aventures . L'auteur , pour
retarder ce dénouement , fait dire aux orphelins par un inconnu
qu'ils sont perdus , si jamais on sait quel est leur
nom et leur famille . Ils cachent en conséquence les papiers
qu'ils soupçonnent devoir renfermer ces secrets . Bientôt ils
sont enlevés à leurs protecteurs, traînés et enfermés dans
un château , où une femme impitoyable , dont personne
sait le nom , les fait passer par les plus cruelles épreuves ...
Qui sont donc ces enfans ? quelle est cette femme qui les
persécute avec tant d'acharnement ? Voilà ce qui s'explique
successivement jusqu'au dernier volume , par de fréquentes
expositions qui rendent la marche de l'action embarrassée
etpénible. On sent en effet que l'auteur a dû avoir quelque
peine à arranger l'histoire d'une famille , dans laquelle le
père de nos orphelins , lequel joue un rôle ainsi qu'un fils
ne
1
1
300 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il a eu d'un premier lit , se trouve être grand-père de la
femme qui les persécute. Cette femme qui est par conséquent
nièce de ces enfans , a vingt-cinq ou trente ans plus
qu'eux. Nous ne pouvons mieux faire que derenvoyer le
lecteur au roman pour l'éclaircissement de cette histoire .
On pourrait demander à l'auteur comment , dans un pays
civilisé , une femme propriétaire d'un château peut répandre
, à plusieurs lieues à la ronde , une terreur telle qu'on
n'ose pas prononcer son nom ; comment elle peut exercer
droit de vie et de mort sur les habitans d'une contrée ; on
pourrait demander encore. Mais on ne fera point
tant de questions à M. Ducray-Duminil , parce qu'il a rempli
la première condition qu'on exige d'un romancier , qui est
d'intéresser. Et , quant aux détails de style , les personnes
pour lesquelles il paraît avoir écrit , ne songeront point à
lui faire un crime de ce qu'il emploie trop souvent des
expressions inusitées parmi les bons écrivains , telles que
celles-ci : Fixer pour regarder , observer à pour faire
observer à , avant pour auparavant adverbe , etc.

Le Prisonnier de Spandaw , par l'auteur de Dix titres
pour un , etc. 3 vol . in- 12 . - A Paris , à la Librairie
économique , rue de la Harpe , nº 94 .
MALGRÉ la précaution que l'auteur du Prisonnier de
Spandaw a prise de rappeler le titre d'un des ouvrages qu'il
a déjà mis en lumière , j'avoue qu'il n'est pas moins inconnu
pour moi. Je lui en demande bien pardon : Je n'ai
jamais lu les Dix titres pour un ; mais j'ai lu tout entier
le Prisonnier de Spandaw .
Vous croyez peut- être , d'après le titre de ce roman ,
qu'un prisonnier y jouera le principal rôle . Vous vous
attendez à voir gémir dans les fers une victime intéressante
de l'ambition oude la jalousie ; à voir employer , pour
l'en arracher , toutes les ressources que l'amour et l'amitié
peuvent imaginer ; enfin vous comptez que le sort de ce
prisonnier fera naître des événemens extraordinaires , des
situations touchantes , peut-être même du merveilleux.
Détrompez-vous . Le prisonnier ne paraît sur la scène que
vers la moitié du roman , et il n'en est point le héros. On
ne sait trop pourquoi il est détenu dans la citadelle de
Spandaw ; et il n'a point assez intéressé avant d'y être
enfermé , pour qu'on partage les sentimens des personnes
qui veulent l'en faire sortir. Quel est donc enfin le sujet ,
1
SEPTEMBRE 1809. 301
l'intrigue , le but de cet ouvrage ? Il me serait bien difficile
de le dire. Comment dans le court espace d'un article de
Journal , rendre compte d'une relation , en trois volumes ,
remplie d'événemens qui ne tiennent point à une idée
principale , qui n'en sont point la conséquence , et dans
lesquels figurent une foule de personnages étrangers à
l'action , qui pourraient n'être pas là tout aussi bien qu'ils
ysont ?
Aujourd'hui les auteurs de romans croient avoir tout
fait pour intéresser le lecteur , quand ils ont accumulé
beaucoup d'aventures plus ou moins vraisemblables . Mais
quel intérêt peut m'inspirer un premier venu qui me dira
froidement : Monsieur ,j'ai eu bien des malheurs dans ma
vię . Voici mon histoire ; je suis bâtard d'un conseiller au
parlement de Rennes . Il m'élevait avec beaucoup de soin ;
mais j'ai quitté sa maison , après avoir forcé un secrétaire
dans lequel je croyais trouver le secret de ma naissance
qu'il me cachait. Je suis allé en Allemagne où j'ai commis
de bien vilaines actions. J'ai fait enrôler par force le prétendu
d'une jeune fille dont la mère m'avait donné l'hospitalité
. A la faveur d'une potion soporative j'ai déshonoré
cette fille ; et l'infortunée est morte dans les douleurs de
l'accouchement . J'ai envoyé l'enfant en France ; j'ai vu
ensuite une comédienne qui m'a plu , et je l'ai épousée ; et
puis j'ai contribué à faire sortir son père des prisons de
Spandaw; et puis je l'ai négligée , abandonnée pour une
intrigante ; et puis je me suis repenti , et puis , etc. etc.
Ce personnage aura beau mêler au récit de ses aventures
des détails sur les malheurs et les crimes de la
révolution ; il ne me touchera point. Il ne m'inspirera
tout au plus qu'une froide attention , si d'abord il n'a su
m'intéresser à lui , par le charme de sa physionomie et de
son langage par l'art de préparer , de raconter les événemens
, et d'animer ses tableaux. Or c'est tout cela qui
manque au Prisonnier de Spandaw.
Cet ouvrage est divisé en chapitres dont les titres sont
des espèces de sentences qui en indiquent le sujet. Beaucoup
de ces titres pourraient ajouter des numéros piquans
au livre des Maximes et Impatiences de M. de Livry. En
voici quelques-uns . « Un pas vers le crime enhardit à en
faire un second.n Dans les occasions difficiles il faut
» recourir aux conseils de ses amis . " - « Le terme de nos
> projets est la mort. » « Le hasard sert souvent mieux
que la prudence . n « L'absence est le sommeil de
l'amitié , etc. ,
K
-
-
1
302 MERCURE DE FRANCE ,
On remarque cependant , dans cet ouvrage , une certaine
rapidité de style et une facilité qui annoncent uue
plume exercée , et qui font regretter que l'auteur, trop pressé
de produire , ne réfléchisse pas assez sur les qualités qui
constituent les bons ouvrages de ce genre.
Reconnaissance et Repentir , par J.-B. BRES , auteur de
l'Indous , ou laFille aux deux pères ; laTremouille, etc.
۱۰
- A la Librairie économique , rue de la Harpe ,
n°94.
à
HOMMES jaloux qui faites si peu de cas de la gloire littéraire
, vous ne savez pas quel prix elle s'obtient; vous
ignorez par combien de peines et de tems on parvient à la
célébrité dans cette carrière épineuse . L'auteur de Reconnaissance
et Repentir a composé aussi l'Indous ou la Fille
aux deux pères ; la Trémouille ; les d'Armagnacs , etc. Il
est sorti de sa plume trente volumes peut-être ; et pourtant
le nom de J.-P. Bres n'a point encore de renommée. Il est
vrai que les éditeurs de ses ouvrages lui jouent des tours
perfides , et il a raison de s'en plaindre. Par exemple , ils
ont publié un de ses romans , les d'Armagnacs , sous le
nom de Mme B*** : or , de telles supercheries sont bien
capables de dérouter les lecteurs les plus intéressés à sa
gloire.
Le véritable auteur de Reconnaissance et Repentir , soit
J.-P. Bres , soit Mme B***, en veut terriblement aux
hommes; il ne parle jamais d'eux qu'en leur prodiguant les
plus dures épithètes. Nous sommes des orgueilleux , des
jaloux , des tyrans , etc.; et pour qu'on n'en doute pas ,
ilapeint dans son principal personnage le plus atroce coquinqui
ait jamais paru même dans les romans ; et la victime
de ce scélérat est , comme de raison , un modèle incomparable
de beautés et de vertus .
Cettehaine contre les jaloux et les tyrans est portée trop
loin pour qu'elle n'ait pas un motif particulier à l'auteur ;
et je crains bien que Mme B*** ou J.-P. Bres n'aient été
cruellement tyrannisés .
Ah! s'écrie l'auteur , combien d'époux sont aussi cruels
que d'Orlac ( c'est le nom du tyran ) ! Combien qui ne sont
contenus dans leurs fureurs que par la crainte des lois !
Pauvres femmes , que vous êtes à plaindre ! vous vous livrez
à ces hommes barbares , etc. , Passe pour les injures ,
elles ne feront de mal à personne , et le monde n'en ira pas
SEPTEMBRE 1809 . 303
moins comme par le passé; car , ainsi que le dit encore
l'auteur en parlant des hommes : Hélas ! on ne saurait s'en
passer! .... Mais ce qui peut avoir un peu plus de conséquence
, ce sont les maximes que lui fait débiter quelquefois
sa colère contre les époux. "Heureuse la femme adroite,
dit-il , qui , lors même que son mari a deviné juste (en l'accusant
d'infidélité) , ne laisse pas de nier à tout hasard !
c'est toujours le parti le plus sûr. On n'aurait pas seulement
deviné juste , on auraitvu et bien vu , qu'il n'en faudrait
pasmoins nier mordicus . » Excellent moyen , en effet ! .....
Ce serait unbien honnête tyran que l'homme qu'il pourrait
guérir de la jalousie. Ah ! Madame , est-ce qu'il n'y a pas
encore des femmes qui , pour avoir été inconséquentes ou
même coupables , n'ont pas renoncé pourtant à toutes les
vertus? pourquoi vouloir leur interdire un aveu qui obtiendrait
peut-être un généreux pardon ? .... Mais examinons le
cadre dans lequel vous avez renfermé de si belles choses .
J'avoue qu'il est difficile d'entasser dans deux volumes
plus d'événemens extraordinaires et invraisemblables , plus
de situations forcées ; la tête se perdrait à vouloir débrouiller
tous les fils d'une intrigue aussi compliquée. Tout y est
dans un mouvement perpétuel. Déguisemens , courses ,
voyages , combats , tout se succède et se croise avec une
étonnante rapidité. On n'exigera donc point une analyse
exacte de cet ouvrage . On saura seulement que de la riche
maison de Saint-Marcellin , il ne reste plus qu'une fille ,
nommée Azélie , laquelle a pour tuteur un M. Dusaillant ,
homme avare et méchant. Ce tuteur , pour s'assurer des
biens de sa pupille , songe à la marier à son fils ; et afin
d'être sûr de son fait , il séquestre Azélie de toute société;
son but est de lui faire croire qu'il n'y a dans le monde
d'hommes que lui et son fils. Il confie la jeune captive aux
soins d'une Delle d'Argilet , qui , voyant le but que se propose
Dusaillant , apprend en secret à sa jeune élève comment
le monde est fait : aussi Azélie refuse-t-elle Dusaillant
pour époux quand vient l'époque fixée pour leur mariage.
Grand étonnement , fureur! .... On enferme Azélie dans
une tour obscure ; mais elle se fait délivrer et enlever par
un jeune homme du voisinage qu'on appelle d'Orlac , et
elle se croit obligée de l'épouser par reconnaissance , quoiqu'elle
ne l'aime ni ne l'estime. Elle ne tarde pas de s'en
repentir , puisqu'elle n'a trouvé dans cet époux qu'un tyran
plus cruel que les Dusaillant; bientôt elle est traînée de
châteaux en châteaux , enfermée dans des souterrains , puis
4
304 MERCURE DE FRANCE ,
L
délivrée et renfermée tour à tour , tant qu'elle se trouve
enfin tout près de mourir de fatigue et de faim....
C'est en France et dans le dix-huitième siècle que se
passent ces événemens : la victime de tant de persécutions a
une famille nombreuse dont elle est chérie ; elle est entourée
de gens qui s'intéressent à son sort, et pourtant il se
passe plusieurs années sans que ses persécuteurs , qui commettent
publiquement des crimes dignes du dernier supplice
, soient inquiétés dans leurs actions; sans qu'aucun
être songe à invoquer l'aide des lois contre des meurtriers :
comme si l'on vivait au milieu des antres les plus sauvages...
Cavernes pour cavernes , brigands pour brigands ,
j'aime mieux cent fois les romans de Mme Radcliff; du
moins elle plaçait ses héros dans un siècle où toutes les
passions pouvaient à l'aise exercer leurs fureurs ; dans ces
bons siècles où la philosophie n'avait point encore d'influence
sur les esprits : et puis Me Radcliff avait encore ,
pour le genre qu'elle traitait , un talent particulier qui séduisait
quelquefois les lecteurs les plus sévères ; mais ici
ontrouve rarement de quoi faire pardonner à l'ouvrage le
défaut du genre. Et quand il serait vrai , comme l'assure
l'auteur , que les invraisemblances sont admises dans un
roman , on ne peut , jusqu'à nouvel ordre , y admettre ni
les contradictions , ni le défaut d'intérêt , ni les locutions de
mauvais goût , ni les fautes de langue . H. D.
VARIÉTÉS.
Elise- SPECTACLES . - Théâtre de l'Opéra- Comique . -
Hortense , ou les Souvenirs de l'enfance , opéra-comique
en un acte , de M. Marsollier ; musique de M. Dalayrac.
Quoique fondée sur plusieurs suppositions qui ne sont
pas toutes également vraisemblables , l'idée de ce petit
ouvrage est assez heureuse. Edouard de Gercour , élevé
par son père avec deux soeurs confiées à sa tutelle , avait
pris beaucoup de goût pour l'une d'elles qui se nomme
Elise ; mais ayant embrassé l'état militaire et quitté la
maison paternelle à quinze ans , ila bientôt mis à P'écart
les souvenirs de son enfance . Vivant avec des jeunes gens
au moins très - frivoles , il a adopté leurs idées , et l'ou
sait que l'homme le plus léger est celui qui demande la
femme la plus parfaite.Gercour n'exige pas moins de celle
qu
SEPTEMBRE 1809 . 305
1
DEPT
DE
I
qu'il épousera que la réunion de toutes les vertus et de
tous les talens agréables . Son père voudrait cependant le
ramener à ses premières inclinations et lui faire épouser
Elise. Mais comment y parvenir ? Elise est sensible ,bienfaisante
, modeste ; elle s'est fixée à la campagne pour
payer sur ses économies les dettes de son père : tout cela
esttrès-louable ; mais cette retraite absolue la fait passer
dans le monde pour une sotte campagnarde sans esprit et
sans talent ; et le brillant Edouard ne veut plus qu'on lui
parle d'elle . Au défaut d'Elise , Gercour aurait pu lui
proposer Hortense ; mais Hortense , mariée très-jeune , et
déjà veuve d'un vieillard très-riche , a goûté à Paris tous
les plaisirs , a cultivé tous les arts d'agrément ; et le public
équitable lui a fait la réputation d'une coquette , d'une
étourdie qui ne peut que rendre malheureux son mari et
le ruiner. Dans cet embarras , Gercour pense , avec raison ,
que les préventions de son fils contre Elise seront les plus
faciles à vaincre ; et c'est d'après cela qu'il fait son plan
qu'Elise se charge d'exécuter.
Gercour conduit son fils à la campagne , et c'est là
qu'on attaque à la fois son esprit et son coeur. Elise et
Hortense se ressemblent beaucoup, ettoute l'intrigue repose
sur cette ressemblance. En effet , Edouard est persuadé
que les deux soeurs possèdent séparément les vertus et les
agrémens qu'il voudrait voir réunis dans son épouse ; et si
Elise seule lui présente cette réunion , il est à croire qu'il
ne pourra lui résister. Il y a même apparence que ces données
n'auraient pas suffi à remplir un acte si Gercour , avant
d'unir son fils àl'aimable Elise, n'avait résolu de lui donner
une leçon . Pour remplir cette louable intention , Elise se
charge d'un personnage double ; elle paraît sous son propre
nom avec ses qualités solides , avec ses vertus , sa sensibilité
, mais aussi avec sa simplicité , son amour pour la
retraite , et tous ces goûts modestes qui ne s'accordent
guère avec ceux d'Edouard ; et malgré ce désavantage
elle n'en touche pas moins son coeur. Elle se montre ensuite
sous le nom d'Hortense , vive , spirituelle , possédant
tous les talens , mais étourdie , coquette , légère ; et sans
le toucher elle le séduit. Bientôt elle reprend son nom et
son véritable caractère : elle laisse apercevoir de faibles
talens ; mais ces talens rappellent à Edouard les souvenirs
de son enfance; il s'attendrit , il se sent entraîner en vain
lui a- t-on dit qu'Elise est à la veille d'en épouser un autre,
il tomberait à ses pieds , sans un message qu'il reçoit de la
5
303 MERCURE DE FRANCE ,
fausse Hortense , et qui confientun rendez-vous . Hortense
use avec lui de la même ruse ; a côté des talens dont elle a
fait preuve , elle lui montre tout à coup un caractère noble ,
des qualités qu'il ne soupçonnait pas , et elle le quitte au
moment où elle a porté le plus grand trouble dans son
ame. Sans doute il est difficile d'imaginer une situation
plus cruelle que celle d'Edouard. Il a refusé Elise et Hortense
, il est maintenant subjugué par toutes deux ; il ne
peut se décider à choisir entre elles , et son choix fût-il fait,
il n'est rien moins que sûr de réussir. M. de Gercour le
laisse exhaler un moment son désespoir , puis il vient à son
secours en bon père ; Elise-Hortense reparaît; le mystère
se dévoile , et les amans sont unis .
Nous n'examinerons point avec sévérité la conduite de
ce petit ouvrage ; on pourrait y reprendre plus d'un défaut ;
le principal est peut-être dans la manière dont le dénouement
est précipité , et le public en a témoigné son mécontement
après avoir laissé passer tranquillement les invraisemblances
. Il y a d'ailleurs des scènes heureuses ; le
dialogue est naturel et l'ouvrage en général est d'un assez
bon ton de comédie. Il réussirait plus complétement si
Mm Belmont, qui est chargée du principal rôle , outrast
moins le ton et les manières d'une merveilleuse dans la première
scène , où elle paraît sous le nom d'Hortense .
La musique est agréable sans avoir rien de très-saillant.
On a remarqué l'ouverture , un trio entre Gercour, Edouard
et Elise , le choeur du commencement , et l'air d'Edouard ,
dont l'accompagnement nous a paru original. Le duo des
Souvenirs entre Elise et Edouard et la romance qui l'amène
, rappellent tout le talent de M. Dalayrac; mais
peut-être eût-il mieux valu que toute la scène fût parlée.
Chacun sait qu'il y a des choses que tout l'art du musicien
le plus habile ne peut que gâter , au lieu de les faire valoir.
Théâtre du Vaudeville.- Les Femmes rivaux , arlequinade
en un acte . Isabelle est amoureuse d'un jeune
homme , nommé Lindor; Colombine est mariée avec Arlequin
, son valet. Lindor, obligé de se cacher pour une
affaire d'honneur , s'est réfugié depuis quelque tems, à la
campagne chez une demoiselle de Vieux-Bois , fort ridicule,
mais fort riche. A cette nouvelle , la jalousie s'empare
du coeur d'Isabelle et de Colombine , et elles ne trouvent
rien de plus simple que de se travestir en militaires
pour aller àVieux-Bois observer leurs infidèles. Lindor re
SEPTEMBRE 1809. 307
connaît sur-le-champ sa maîtresse , et Arlequin sa moitié ;
mais chacun a grand soin de garder pour soi sa découverte ;
autrement la pièce finirait. En effet, elle repose sur lajalousie
qui saisit à leur tour le maître et le valet, persuadés ,
à la vue du couple travesti , l'un qu'Isabelle , l'autre que
Colombine courent les champs avec un jeune officier. De
toutes ces suppositions invraisemblables , on a tiré des situations
qui ne le sont pas moins etqui n'ont rien de neuf
ni de comique; on a mis en scène Me de Vieux-Bois ,
centième copie de la Belise de Molière , qui croit tous les
hommes amoureux de ses appas ; et il est résulté de tout
cela un petit acte sans sel et sans gaieté , que le public a
silllé au dénouement , dont il n'a pas voulu connaître l'auteur,
etdontnnoous nous garderons bien de rendre compte.
1
!
DES PROVERBES . - Aux Rédacteurs .
(SECONDE LETTRE. )
Si je voulais , Messieurs , faire l'éloge des proverbes , les autorités
ne me manqueraient pas. Je citerais l'histoire sacrée et l'histoire profane.
L'une m'offrirait le plus grand roi de l'Orient , Salomon , vêtu
comme un lis , s'occupant à recueillir des proverbes ; l'autre me montrerait
le plus opulent monarque de la Lydie , Crésus montant au
bûcher en proférant une maxime proverbiale. Je citerais les sept sages
de la Grèce qui ne s'exprimaient que par sentences ou proverbes. Je
rappellerais le fameux γιατι σεαυτον , connais-toi toi-même , qui fut
inserit sur le frontispice des temples et des édifices publics. Je dirais
queles nations les plus polies et les plus lettrées avaient leurs proverbes
et que les plus beaux génies d'Athènes et de Rome n'ont pas dédaigné
de s'en servir. Le divin Platon en a orné ses écrits , le sage Plutarque
en a égayé sa morale , le savant Aristote en avait composé un traité
que la main jalouse du tems nous a dérobé. Chrisippe , dont Horace
parle avec tant d'honneur , avait écrit deux livres sur le même sujet ;
Cléanthe , l'auteur de l'hymne le plus sublime à la Divinité , et Théophraste,
l'observateur le plus délié et le plus élégant, s'en étaient occupés.
Athénée cite parmi les hommes illustres qcui ont révéré les proverbes
, Cléarque disciple d'Aristote et Aristide dont il nous reste
quelques discours estimés .
Lisez Quintilien et vous verrez quel cas il faisait des proverbes .
Je suis loin d'exclure de l'éloquence certaines expressions prover-
> biales qui sont reçues de tout le monde , et qui jouissent parmi les
› hommes d'un crédit tout formé. On peut s'en servir avec d'autant
V2
308 MERCURE DE FRANCE;
> plus d'avantage , qu'ils n'ont point été inventés à dessein et pour
› servir la cause que l'on défend ; ils partent d'un esprit libre de toute
⚫ passion et de tout întérêt , et n'ont été adoptés qu'à raison du carac
› tère de vérité qui les distingue , et les perpétue dans la mémoire des
hommes. Il y a des formules proverbiales , des maximes qui se
→trouventdans la bouche de tout le monde , sans qu'on en connaisse
> l'origine , et c'est pour celamême que tout le monde s'en sert ,
» comme : Un ami vaut un trésor; la conscience équivaut à mille
→témoins. Ces sentences ne se sont conservées parmi les hommes
⚫ quc parce que de tout tems on en a reconnu la vérité (1) . »
1
,
Long-tems après Quintilien, les proverbes conservaient encore tout
leur crédit dans la république des lettres . Des écrivains du Bas-Empire
enon fait des collections . Nous possédons celles de Suidas , de Diogenien
etde Zénobius , auxquelles il ne manque que du discernement,
del'espritet du goût pour mériter quelque estime. L'un des hommes
lesplus doctes de nos tems modernes , Erasme , a jugé les proverbes
dignes de ses recherches , et en arassemblé cinq mille. Le bon , le
sage, le vertueux Plutarque, avait une telle vénération pour eux qu'il
les assimilait aux mystères sacrés dontles emblemes récelent les plus
hautes vérités . « Sous le voile de ces expressions vulgaires et concises ,
> dit-il , sont cachés les germes de cette morale que les philosophes
> ont développée dans tant de volumes. » Un autre écrivain a dit que
les proverbes étaient les débris des connaissances humaines échappés ,
à l'aide de leur précision , aux révolutions et aux désastres du globe.
Cardan voyait en eux l'élixir , la quintescence de la sagesse de chaque
pation. Et il est constant , en effet , qu'on retrouve dans la nature et
l'esprit des proverbes le caractère particulier de chaque peuple .
Que serait-ce si je recherchais l'origine des proverbes ; si je voulais
établir leurs titres de noblesse ? Les uns remontent jusqu'au ciel, puisqueles
oracles des Dieux s'exprimaient souvent en proverbes ; les
autres ont pour auteurs les hommes les plus renommés par leur sagesse,
tels que les Solon , les Lygurgue , les Pythagore , les Socrate , les
Platon, etc. Ceux-ci se glorifient de descendre d'Homère et d'Hésiode;
telle est cette maxime : Le potier porte envie au potier. De combiende
proverbes les poëtes ne nous ont-ils pas enrichis ? La comédie sur-tout
les a prodigués dans le monde. Chez les Grecs , Aristophane et
Ménandre ; chez les Romains, Plaute et Térence ; chez nous, Corneille,
Molière, Régnard et beaucoup d'autres , en ont créé un grand nombre
quidepuis long-tems partagent avec leurs auteurs les honneurs de
(1) Quintil. liv . 5.
SEPTEMBRE 1809 . 30g
l'immortalité. De qui nous viennent les mots : Qu'allait-ilfaire dans
cette galère , Tel qui rit vendredi , etc. et Lejeu , comme on dit , n'en
vaut pas la chandelle ? La Mythologie a aussi les siens : C'est la toile
dePénelope.-Un Protée. - Tomber de Carybde en Sylla .
C'est donc du sanctuaire des Dieux , des hauteurs du Parnasse , du
Portique des Philosophes que sont sortis la plupart des proverbes .
D'autres sont nés dans les palais des rois ; tel est ce mot de Tibère :
Ilfaut tondre ses brebis et non les écorcher. Enfin les arts , les lettres
ont leurs axiômes , leurs adages , leurs sentences proverbiales qui
renferment souvent tout le secret de la science. On reproche aux proverbes
leur extrême familiarité , leur goût et leurs habitudes populaires
;mais qu'importe que l'écuyer de Don Quichotte en ait usé avec
profusion , qu'il s'en soit formé un domaine où il règne avec autant
degloire que dans l'ile de Barataria? Est-ce sur l'habit qu'il faut juger
lès hommes ? Est-ce d'après les apparences qu'il faut apprécier les choses
? L'idée laplus vulgaire ,le proverbe le plus commun ne peut-il pas
être ennobli par l'expression ? Donnez à Ovide ce mot trivial : Chat
échaudé craint l'eaufroide; et priez-le de le traduire, il vous dira avee
élégance :
Tranquillas etiam naufragus horret aquas.
Voilà , Messieurs , ce que j'avais à dire pour la défence et la gloire
des proverbes . Mais il est tems , pour me servir aussi d'un mot populaire
, il est tems de revenir à mes moutons. -Nunc de tribus capelli .
Ondit en proverbe que les proverbes ne mentent pas. Quelques jours
après la Saint-Médard , j'allai visiter les modestes pénates de mon
moderne Abdolomine. Je le trouvai assis sur une chaise , le visage
blême , tenant sa tête d'une main et de l'autre portant à sa bouche un
énorme morceau de pain. Il se leva dès qu'il me vit, et me demanda
ensuite la permissionde se rasseoir , en se plaignant d'une horrible
migraine . Eh comment, lui dis-je , si vous êtes malade, avez vous
› l'imprudence de surcharger votre estomac d'un morceau de pain
> capable de vous étouffer ? ne vaudrait-il pas mieux vous condamner
> pour un jour à la diète ?- Mal de tête veut paitre, me répondit
» aussitôt mon homme ; et il mordit de plus fort dans la pâte bise et
> pesante qu'il tenaità la main. Il ajouta à son festin une poire , et
> but ensuite trois ou quatre grands coups d'un vin qu'il n'avait tiré
> ni de Madère ni du Cap. -Mon cher Antoine , lui dis-je , vous
> buvez trop , vous allez vous faire mal. » Après la poire donne-moi
à boire , me répliqua-t-il , et il but un coup de plus . Je me rappellai
alors ce vers de l'Ecole de Salerne :
Post pyra dapotum , post pomum vade eacatum .
310 MERCURE DE FRANCE,
Mais sa médecine ne m'en paraissait pas moins étonnante . Heureux
estomacs de campagne ! me disais-je. Un de nous en mourrait ; peutêtre
demain Antoine se portera-t- il à merveille. Le lendemain , en
effet, il revint à son travail et n'en fut que plus dispos. J'attendais
avec impatience mon jeune médecin pour m'expliquer à ce sujet , avec
lui. « Votre homme , me dit- il , ne raisonne pas mal , et son code
> n'est pas si mauvais que vous le croyez . C'est un fait reconnu
> qu'une migraine se guérit très- bien en mangeant. Mais le remède
> n'est pas toujours efficace , et la règle n'est pas sans exception. II
> faut pour cela que le mal provienne d'une faiblesse d'estomac ,
car l'estomac et la tête ont entre eux les relations les plus intimes .
> Dans ce cas , les alimens rendent de la vigueur et du ton à ce viscère,
> les nerfs s'en trouvent mieux , et le cerveau avec lequel ils entre-
> tiennent des communications habituelles , partage leur bien-être,
> Quant à la poire , vous avez à propos cité le vers latin de l'Ecole
de Salerne . Cette école n'était guère plus savante que votre jardi-
➤nier. Toute sa doctrine consiste en dictons populaires , en sentences
> assez triviales; et son latin ressemble fort souvent à celui de médecin
> malgré lui. Mais au milieu d'une foule de préceptes communs , faux
> ou inutiles , il s'en trouve quelques-uns de passables. Personne ne
→ sait encore ce que c'est que la soif , mais on connait fort bien les
> causes qui laprovoquent.Quelques alimens l'excitent plus fortement
> que d'autres. Parmi les végétaux , les poires sont de ce nombre. Car
▸ elles sont ou astringentes ou fondantes ; si elles sont astringentes , il
> faut boire pour détendre les fibres de l'estomac ; si elles sont fon-
> dantes , il faut boire encore pour étendre le sucre dont elles sont
> chargées. Tout le monde sait que les pommes sont laxatives ; et si
>votrehomme eût voulu achever son proverbe il aurait ajouté : après
> la pomme rien neme donne. La rime n'est pas bien exacte , mais le
>sens vaut ici mieux que la rime. Tous ces proverbes ont été exami-
> nés avec beaucoup de pénétration et d'esprit dans une thèse qui a
> été soutenue il y a quelque tems à l'Ecole de Médecine. » 1.
Je remerciai monjeune docteur de ses savantes explications; etje
compris alors qu'il y avait une thérapeutique en proverbes , comme il
yaune morale et une astrologie .
Depuis ce tems , Messieurs , je me plais davantage dans la société
de mon jardinier , et si sa conversation donne lieu à quelque nouvelle
observasjon, j'aurai soin de vous en faire part.
J'ai l'honneur , .etc .
SEUGLAS.
SEPTEMBRE 1809.... 311
POLITIQUE.
εισοις 05
Le Journal officiel ne peut garder le silence sans qu'un
vaste champ ne s'ouvre aux conjectures politiques . Les
conférences d'Altembourg continuentdans le plus profoud
mystère ; les conjectures ont dû se multiplier à l'infini, varier
sans cesse , et devenir alternativement fâcheuses on
riantes , selon qu'on apprend certains petits détails dont on
est avide, et sur lesquels trop souvent on asseoit ses calculs .
Parmi ceux qu'on peut rapporter sans y attacher une
grande importance et une foi absolue , on cite de M. de
Bubna , aide-de-camp de S. M. l'empereur d'Autriche , et
son séjour à Vienne, et son départ , et le riche cadeau qu'il
a reçu du maréchal duc de Frioul , et les mots qui lui sont
échappés . On prétend qu'à son départ, il s'est exprimé sur
l'objet de sa mission avec cette liberté que donne une satisfaction
vive , et qu'il a dit : Cette fois , la difficulté principale
est levée ! On ajoute qu'il est porteur d'une lettre de
l'empereur Napoléon à l'empereur autrichien ; ce dernier
est à Rotis en Hongrie , ayant à regretter la perte récente de
Tarchiduc Charles-Ambroise , primat de Hongrie , qui a
peu survécti aux efforts qu'il a faits pour soulever en faveur
de sa maison la plus noble partie de la nation hongroise ,
de vives alarmes sont en même tems conçues sur la santé
de l'Impératrice , qu'on annonce comme étantdans un trèsgranddauger.
Dans ces circonstances , l'Empereur autrichien s'est démis
de tout soin étranger à l'objet principal du gouvernement
, pour ne s'occuper que de la direction de la guerre ;
mais la Hongrie conserve une attitude de réserve et de circonspection
telle qu'on doit l'attendre d'une nation , d'une
part occupée par l'armée victorieuse , et qui de l'autre a le
privilége de mettre à ses sacrifices des conditions plus ou
moins sévères , suivant que ces sacrifices doivent être plus
ou moins utiles à la couronne ; en Bohême et en Moravie ,
l'archiduc Ferdinand épuise en hommes et en choses tout
ce que ces malheureux pays peuvent encore lui fournir ;
une seconde landwehr est formée sous une dénomination
qui en étend la levée à tout individu en état de porter les
armes , ce qui ne peut avoir poouurr résultat que de donner
des armes à qui ne peut les porter. Personne ne s'abuse
dans le pays sur des ressources aussi désespérées , et les
312 MERCURE DE FRANCE ,
officiers autrichiens , qui ont vu une landwehr exercée de
puis quatre ans céder à la valeur et à l'instruction desFrançais,
partout inférieurs en nombre , ne peuvent croire opposer
avec succès une tourbe indisciplinable aux vieilles
bandes françaises, soutenues parles puissans renforts arrivés
pendant l'armistice. L'empereur Napoléon continue de jeter
sur ces nouvelles légions , à mesure qu'elles arrivent , et
sur les corps qui les reçoivent , le coup-d'oeil qui suffit pour
leur imprimer avec le plus noble enthousiasme le mouvement
le plus régulier. Les camps de Moravie, ceux de Spitz
etdeRaab ont été visités par S.M. , qui est toujours rapidement
revenue à Schoenbrunn pour se délasser des fatigues
militaires par les travaux les plus assidus du cabinet.
On prétend aujourd'hui que les négociations se sont étendues
à des points non encore discutés , que les intérêts de
la Russie et de la Turquie y sont balancés; sans doute c'est
par cette raison que les gazettes de Hongrie ont très-fort
exalté quelques succès obtenus par les Turcs sur les Serviens
; à les entendre , l'armée combinée de Czerni-Georges
et des Russes serait elle-même menacée , au lieu d'être em
état de seporter en avant ; mais des nouvelles plus sûres
ont rétabli les faits : lesTurcs ne sont point maîtres de Semendria
, ils n'ont point paru devant Belgrade ; quelques
partisans turcs seulement ont passé la Morawa; ils ont été
pris ou massacrés par les Serviens . Czerni-Georges est fortement
retranché, des renforts lui arrivent, et le prochain passage
duDanube par le prince russe Prosorowski doit bientôt.
donner aux affaires une direction différente; ainsi loin de
faire en ce moment une diversion utile à l'Autriche , la
Porte ne fait que suivre l'exemple et éprouver le destin des
puissances qui obéissent à l'influence de l'Angleterre ; elle
s'aftire de formidables ennemis et peut payer chèrement les
fautes de sa politique.
Au Nord , les Russes paraissent avoir eu un engagement
assez sérieux avec les Suédois , ce qui ne détruit en rien
l'espérance de voir les différends entre les deux puissances
applanis aux dépens de l'Angleterre : l'ambassadeur suédois
est arrivé à Paris ; et rien , sous ce rapport , ne peut être
d'un meilleur augure. Le roi a fait à cet égard à la diète
une ouverture importante ; il a annoncé d'abord que le
prince d'Augustembourg acceptait son élection comme
prince royal de Suède immédiatement après la conclusion
>>de lapaix; et en second lieu, que l'empereurNapoléon avait
manifesté pour la Suède les intentions les plus favorables ,
qu'un promptarrangementavec laFrancedevait être espéré
SEPTEMBRE 1809. 313
sous peu de tems; qu'enfin, les difficultés qui avaient
empêché les négociations de s'ouvrir avec la Russie venaient
d'être écartées . Il est malheureux d'apprendre en
même tems que les deux armées continuent à se livrer de
sanglans et inutiles combats; peut-être les récits en sont-ils
exagérés : mais il est vivement à désirer que cette effusion
de sang soit promptement arrêtée , et que les deux camps se
reposent, puisque les deux cabinets se rapprochent.
Enmême tems il faut remarquer quel ensemble de dispositions
garantissent la sûreté de l'Allemagne septentrionale
dans le cas où la guerre recommencerait en Autriche ;
tout est prévu contre les excursions de l'armée de Bohême
et contre les levées de boucliers des partisans . Les bords du
Véser et ceux de l'Elbe sont observés avec soin; le roi de
Westphalie a visité le Hanovre, et eny assurant l'exécution
de toutes les mesures militaires , il n'a trouvé dans les
dispositions de l'intérieur rien qui tendît à les affaiblir.
Dantzick a été l'objet d'ordres particuliers que le comte
Bertrand a été chargé d'exécuter , sans doute pour mettre
cette place, ainsi que Stralsund , dans l'état le plus respectable
de défense. Le roi de Saxe est dans sa capitale , défendue
par unegarnison nombreuse, pourvue d'artilleriet
régulièrement fortifiée; le duc d'Abrantès commande l'ar- mée française , qui, réunie à des corps polonais et saxons , observeraiten cas de besoin tous les mouvemens du corps
de Kienmayer en Bohême. Les corps galliciens s'organisent avec une grande rapidité. Les princes confédérés com plètent ou grossissent leurs contingens . La Bavière est tou- jours le centre des opérations nécessaires à l'organisation
et l'équipement de l'armée; Augsbourg est le rendez-vous
général de tout ce qui se rend aux camps français de l'inté rieur de l'Empire : c'est de là que les magnifiques régimens conscrits de la garde attendent le signal du départ. C'estde Saltzbourg que se dirigent les mouvemens qui répriment
l'insurrection duTyrol , qui , depuis l'enlèvement des ôtages et la soumissionduVoralberg , tire de jour en jour à sa fin . Le maréchal duc de Dantzick y a toujours son quartier- générel.
Anvers est libre , Anvers est en plein état de paix : ses
gardes nationales sédentaires ont même cédé les postes à
la garnison de retour des côtes . ABruxelles et dans la plupart
des autres villes de la Belgique , les troupes refluant
dans des cantonnement éloignés des côtes , ont remplacé
les gardes civiques dont le mouvement a été également suspendu
en Hollande. Le prince de Ponte-Corvo a quitté le
314 MERCURE DE FRANCE ,
commandement de l'armée formée pour la défense de l'Escaut.
Cette armée est aujourdhui réunie sous le titre d'armée
du Nord , et sous le commandement du maréchal
Bessières , duc d'Istrie ; l'armée de Réserve förmée à Lille
est sous les ordres du maréchal duc de Conegliano. Le
maréchal duc de Valmy forme à Wesel et à Maestricht
d'autres nombreuses réserves . Le prince de Ponte-Corvo
est arrivé à Paris , son prochain départ pour l'Allemagne
est annoncé. Le général Rampon est aussi arrivé à Paris ,
où l'on croit que les dispositions préliminaires vont être
prises par l'enquête sur la conduite du général Monnet .
LesAnglais resteront-ils ou ne resteront-ils pas à Flessingue
? c'est sur quoi leurs papiers donnent successivement
des assertions contradictoires. Des extraits de ces papiers
viennent de donner lieu à des notes dans le Moniteur , du
plus haut intérêt , et dont la substance même pourra fixer
les idées sur des faits très-importans .
1
• Les Anglais se représentent l'Empereur mettant le pied
surla gorge de son ennemi : ce sont leurs expressions ; elles
sont mal choisies ; mais aussi ne sont-elles guère plus françaises
que justifiées par tant d'actes de clémence et de générosité
d'un monarque qui a pu disposer du sort de tant
de vaincus . Sauf l'expression , les Anglais ont raison de
croire que l'Empereur qui a dicté un armistice tel que
celui de Znaim, dictera aussi les conditions d'une paix
glorieuse ; cependant ils ne considèrent pas l'Autriche
comme aussi humiliée qu'après Austerlitz ; il n'y a pas en,
disent-ils , d'entrevue dans un moulin : non sans doute il
n'y en a pas eu , parce que l'Empereur Napoléon ne l'a pas
voulu , et qu'il a paru inutile de donner à l'Empereur d'Autriche
l'occasion de prouver une seconde fois qu'il oubliait
facilement un bienfait. Quant à la position respective des
armées , quant à celle des deux monarchies , elle est bien
différente ; alors la Russie était alliée,de l'Autriche , elle est
alliée de la France : elle avait une armée sur la Vistule :
laGallicie en aune pour nous. La Prusse pouvait prendre
part à la guerre ; on sait si elle le peut aujourd'hui qu'Jena
se compte entre Austerlitz et Wagram : la Hongrie était
libre ; elle est en partie occupée. L'armée du prince Charles
revenait d'Italie , celle du prince Jean est anéantie ; la Saxe
'était contre nous : Dresde est aujourd'hui un point d'appui
important : les Français n'avaient fait que passer dans
les Etats héréditaires, ils y ont séjourné; la monarchie autrichienne
avait des ressources immenses et disponibles ,
!
SEPTEMBRE 1809. 315
elle a épuisé cette année même les ressources révolutionnaires
: qu'on juge de la situation respective au traité de
Presbourg , et aux conférences actuelles d'Altembourg .
LesAnglais en reviennent encore à Flessingue , et dans
cette expédition malheureuse blâment alternativement ministres
et généraux , tantôt le plan , tantôtlés détails , tantôt
l'époque. Dans les notes dont il est question , on vent bien
leur faire connaître par les détails les plus positifs etles plus
circonstanciés , que de tout point leur expédition étaitmal
conçue et d'une exécution impossible ; qu'elle pouvait seulement
donner à la France l'occasion de nouveaux sacrifices
, et procurer à l'Empereur une nouvelle armée : Flessingue
devait être mieux défendu; il devait tenir quatre
mois , il n'a tenu que dix-neuf jours ; est-ce trahison? estce
lâcheté ? l'enquête le démontrera. Batz a été lâchement
abandonné : ce crime sera puni. Mais aussi , maîtres de
Walcheren , déjà un quart de l'armée Anglaise a payé le
tribut au climat; les trois autres quarts sont dans un état
d'affaiblissement précurseur de la maladie. Ainsi rester est
dangereux , poursuivre est impossible. Tel est le résultat
d'une combinaison hasardeuse , où tous les caractères de
limprévoyance , et de l'ignorance de l'état vrai des choses
sont empreints ; marcher sur Gand , s'avancer en Flandre ,
en laissant Anvers derrière soi , était en apparence plus
audacieux , et au fond eut été plus raisonnable et plus facile.
Si cependant les Anglais s'etaient avancés sérieuse
ment , on veut encore bien les instruire du plan de défense
qui était arrêté. On les eût laissé passer le canal de Bergop-
Zoom et marcher sur Anvers ; le duc de Conegliano se
serait porté sur la Tête de Flandre , et tandis qu'ils auraient
fait leurs dispositions pour investir Anvers , depuis le fort
Lillo jusqu'à la citadelle , le prince de Ponte-Corvo et le
duc de Conegliano , protégés par les inondations et les immenses
ouvrages de la place , les auraient attendus , et le
jour convenu auraient débouché sur la droite ; là l'armée
anglaise aurait fini ses destins. L'opération était sûre : au
1er septembre 120 milles hommes étaient sous les armes
entre la Flandre , l'Escaut et Maëstricht ; en 15 jours quatre -
mille hommes de cavalerie avaient été rassemblés . On
remarque cependant que l'Empereur avaiť ordonné de, ne
point attaquer; il voulait obtenir la victoire sans l'effusion
d'une goute de fang français , et l'attendait sûrement du
climat seul. C'est en ce jour qu'on doit non pas,craindre
mais désirer que les Anglais gardent quelque tems l'ile de
Walcheren , où leur armée aura sans cesse besoin de re
:
316 MERCURE DE FRANCE ,
:
nouvellement , et dont la conservation coûterait plus que
celles des Grandes Indes , en supposant qu'on ne les attaquât
pas de suite , et qu'on ne les jetât pas dans la mer.
Lesppaapiers anglais ont aussi donné les divers rapports
du marquis de Wellesley sur les affaires d'Espagne. Le
Moniteur les publie dans trois feuilles extraordinaires , en
les accompagnant de notes fort intéressantes , et en présentantcomme
en regard et sous le même point de vue ,
les rapports faits à S. M. le roi Joseph , par le maréchal
Jourdan, et les commandans des divers corps des armées
impériales en Espagne. Ces relations données ainsi des
deux parts se comparent ainsi , et se contrôlent facilement;
et il résulte à leur lecture un tel degré d'évidence que le
lecteur prévient presque toujours le sens , et presque les
termes des notes qui les accompagnent. Cette collection
volumineuse de pièces est un véritable monumenthistorique
sur l'ensemble des opérations depuis la marche imprudente
desAnglais hors du Portugal, jusqu'à leur retraite forcée
au-delà du Tage. Des deux côtés les détails les plus circonstanciés
sont donnés , les positions indiquées , les corps
et souvent les hommes sont nommés , les pertes établies ,
et les éloges dus à la bravoure et au dévouementdistribués
avec libéralité. Le principal rapport du marquis de Wellesley
est relatif à la bataille de Talavera. Cette bataille
sanglante s'est livrée le 28 juillet. L'armée anglaise forte de
-vingt-huit mille hommes y était réunie à l'armée de Cuesta.
forte de trente mille. L'armée française comptait seulement
dans cette position le corps du duc de Bellune , celui du
général Sébastiani , la garde du roi , et la réserve. Les trois
corps réunis sous les ordres du maréchal duc de Dalmatie
faisaient dans le même moment un mouvement sur Placentia
pour tourner l'armée anglaise. Dans cette position
difficile pour lui , le marquis de Wellesley imprudemment
engagé a voulu marcher sur Madrid. Le duc de Bellune a
maneuvré pour l'attirer , et le roi a marché à lui. Il était
perdu si l'impétuosité française eût permis d'attendre le
résultat du mouvement du maréchal Soult ; mais sans attendre
ce résultat , l'attaque audacieuse de Talavera a été
tentée.
La position des Anglais était avantageuse ; un mamelon
élevé, garni d'une artillerie nombreuse et très-fortement défendue
, liait leurs corps à ceux des Espagnols : c'est ce
mamelon qui a été l'objet d'attaques réitérées , et pour lequel
l'extrême bravoure des troupes a trouvé dans le terrain
et dans le nombre des forces ennemies un obstacle inSEPTEMBRE
1809: 317
surmontable. Si les 9º, les 24º et les 96° régimens n'ont pu
l'emporter , cela était au-dessus des forces humaines; sur
tout le reste de la ligne, l'armée française avait des avantages
marqués et occupait les positions que l'ennemi avait
prises au commencement de l'action ; quelques heures de
plus , et malgré la supériorité numérique , il était en pleine
déroute : mais la nuit ayant fait cesser le combat, l'ennemi
profita de l'avantage du nombre pour déborder la droite du
premiercorps, et déterminale roi à concentrer ses forces sur
la rive gauche de l'Alberche . L'armée ennemie n'avait pas
été entiérement écrasée ; mais elle était hors d'état de faire
unmouvement en avant , et ce qui s'est passé l'a bien évidemment
prouvé. Le roi avait à sauver Tolède , à couvrir
Madrid , menacé par l'armée de Vénégas ; il laissa le premier
corps seulement en présence de l'armée anglaise , et
courut au-devant deVénégas avec le seul corps de Sébastiani
et sa réserve , établissant cependant ses communications
de manière à secourir le duc de Bellune en cas d'un
mouvement des Anglais ou de Cuesta. Pendant que legénéral
Sébastiani , dans un premier engagement , culbutait
l'avant-garde de Vénégas , forte de dix mille hommes , le
roi apprenaitque le marquis de Wellesley , menacé par l'approchedu
maréchal Soult , commençait son mouvement rétrograde
, abandonnant au duc de Bellune Talavera , quatre
mille blessés et beaucoup d'artillerie. Le 7, le duc deBellune
était enfin réuni au maréchal Soult; le but de cette
vaste opération commençait à être atteint par la retraite,
forcée des Anglais , après une perte que leurs rapports
élèvent à six mille hommes .
(
Le roi pouvait dès-lors poursuivre ses opérations contre
Vénégas . Le II a été pour l'armée , c'est-à-dire pour une
très-petite portion de l'armée , le corps du général Sébastiani
seulement et la réserve du roi , une journée très-brillante.
C'est à Almonacid que la victoire la plus signalée et
laplus complète a été remportée sur quarante mille ennemis.
Infanterie , cavalerie , artillerie , tout a été enveloppé
dans une déroute affreuse; quarante pièces de canons, leurs
caissons , deux cents voitures , quatre mille prisonniers ,
sont restés ennotre pouvoir; quatre mille morts sont restés
sur le champ de bataille. Pendant que Vénégas fuyait
ainsi , le duc de Trévise forçait le passage de l'Arzobispo ,
écrasait les débris de l'armée de Cuesta , désormais séparée
de celle des Anglais en retraite ; de son côté , et en
marchant à Salamanque par les ordres du roi , le maréchal
duc d'Elchingen détruisait six mille-Anglais , commandés
318 1 MERCURE DE FRANCE ,
par Wilson ,un corps de Portugais de dix- huit cents hommes
et reprenait possession de Salamanque. Dans le même moment
, le roi rentrait à Madrid , le jour même où presque
toute l'Europe , sous l'invocation du Dieu de la victoire , célébrait
la fête de l'Empereur des Français .
Voici quelle est la conclusion que le Moniteur tire du
rapprochement même de la relation du général Welesley
et de sa publication simultanée avec le rapport général fait
au roi.
" Lord Wellesley , sans connaître la force de l'ennemi
auquelil avait affaire , sans être muni de ce qui constitue
une armée , s'est avancé jusqu'à Talaveyra . L'idée d'entrer
à Madrid lui a tourné la tête. Il a pris l'armée française
pourune armée de Cypayes . Il est arrivé à Talaveyra avec
25à 26,000 hommes : il s'y est joint à 30,000 Espagnols ,
et avec ces deux armées réunies , il a voulu percer sur
Madrid. Le duc de Bellune a bien manoeuvré pour l'at
tirer , a fait sa jonction avec le 4º corps et la réserve , et
le roi à leur tête a marché à l'ennemi. Le duc de Dalmatie
, avec des forces plus considérables encore que celles
du roi , marchait sur les derrières . Lord Wellesley ne
pouvait se tirer d'affaire qu'en battant isolément les deux
armées . Le per et le 4º corps Ini en ont offert l'occasion ,
puisque , sans attendre les trois corps que commandait le
duc de Dalmatie , ils ont attaqué. Les Anglais se sont
bien battus ; la bataille de Talaveyra a été douteuse. Le
perte des Anglais a été bien plus considérable que la nôtre ;
l'artillerie française était plus nombreuse. Il paraît que par
arue série de fautes multipliées , les Français n'ont pu
enlever la position de la gauche , mais que les Anglais ont
été battus toutes les fois qu'ils ont voulu avancer sur les
Français . Lorsque les 700,,000000 hommes commandés par le
duc de Dalmatie étaient à Placencia, lord Wellesley croyait
qu'il n'y avait que 10,000 hommes , et se livrait aux combinaisons
les plus ridicules . Il reconnaît la folie de ses
calculs , son extrême imprudence , et est assez heureux
pour se sauver en Portugal avec son infanterie , par la
protection du Tage. Qu'aurait-ce donc été si , manoeuvrant
selon les principes de la guerre , l'armée française
n'eût livré bataille que toute réunie ? Lord Wellesley dit
que le défaut de moyens de transport l'a empêché de marcher
sur Madrid. Qu'aurait-ce été s'il eût marché sur Madrid
, et que le duc de Dalmatie se fût placé entre lui et
leTage ? Il fût venu avec son armée en France. Il a sa
SEPTEMBRE 1809 . 319
crifié de braves gens par présomption et par l'ignorance de
ce qu'un général ne doit point ignorer. "
Cette expédition ressemble assez à celle du général
Moore au mois de novembre dernier. Mais le général
Moore fut plus prudent ; il se sauva plus vite , et quoiqu'il
fit d'énormes pertes , la moitié de son armée retourna en
Angleterre dépouillée de son matériel. Comme le général
Moore , le général Wellesley a abandonné ses hôpitaux ,
ses bagages , son artillerie : il arrivera en Portugal avec
lamoitié de son armée. Dans ce moment il n'a pas sous
les armes 18,000 hommes , de 40,000 qui étaient partis
des ports de l'Angleterre .
» Quant aux Espagnols , ils peuvent être comptés pour
beaucoup pour dépouiller des hommes isolés , pour se défendre
même derrière une muraille , mais ils doivent être
comptés pour bien peu de chose en bataille rangée , comme
les Anglais ont pu s'en convaincre. Quand lord Wellesley
aurait eu avec ses 20,000 hommes l'armée du lord Chatam ,
qui est allé s'enterrer dans les marais de l'île de Walcheren,
il n'aurait retiré de son expédition que honte , confusion
et défaite. Si les Anglais veulent disputer l'Espagne à la
France, il faut qu'ils y débarquent une armée sinon égale
à l'armée française , au moins forte des deux tiers , c'est-àdire
, au moins 150,000 hommes , car les Espagnols ne
peuvent être comptés que pour un tiers en bataille rangée ;
et rien ne peut être plus avantageux pour la France que
de voir les Anglais s'engager dans des guerres de terre ;
au lieu de conquérir l'Angleterre par la mer , nous la conquerrons
sur le Continent. Une pareille lintte peint à merveille
ceux qui dirigent le cabinet de Londres .
:
» Thémistocle conseilla aux Athéniens d'abandonner les
citadelles et de se réfugier dans leurs vaisseaux. Il est à
désirer que le cabinet britannique persite , comme il a
commencé , dans son projet de déserter ses vaisseaux et de
se jeter sur le Continent. Nous pouvons prédire l'abaissement
de l'Angleterre et la paix avant un an.
» Avant un an , les Anglais , quelques efforts qu'ils fassent
, seront chassés de la presqu'île , et l'aigle impérial
flottera sur les forteresses de Lisbonne . "
Au surplus , des nouvelles très-récentes d'Angleterre
font pressentir un changement dans le ministère , le duc
de Portland , lord Castlereagh et M. Canning sont ceux
dont on présume la retraite. Ces deux derniers ont eu des
débats si violens qu'un duel s'en est suivi : M. Canning , le
champion de la guerre éternelle , a été mis hors de combat .
f
320 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 180g.
On varie nécessairement sur le choix des successeurs , mais
l'opinion paraît fixée sur ce point que le malétant si positif,
tout changement sera un bien. On remarque que lord Bent
nk qui devait avoir le commandement en second en Espagne
, ne juge pas devoir aller offrir ses services au marquis
de Wellesley, qui déjà arrivé enPortugal ,y attend les ordres
de son gouvernement. Les affaires d'Amérique viennent accroître
les inquiétudes et les mécontentemens : l'Angleterre
craint que l'Amérique ne se jette dans les bras de la France ,
et ne lui fasse perdre ainsi , en un moment, le fruit de tant
d'efforts pour s'emparer du commerce exclusif du globe.
Les embarcations qui arrivent journellement de Flessingue
portent d'ailleurs la désolation dans toutes les familles ;
déjà six mille malades sont revenus ; l'insalubrité , le
manque d'eau , la maladie contagieuse qui règne dans l'île
menacent la garnison d'une destruction prochaine : elle
perd cinquante hommes par jour ; on a cessé de leur rendre
les honneurs militaires ; le général Fraser est mort ,
le général Picton et d'autres sont dangereusement malades ;
commandement a été dévolu à un simple colonel. En
outre la flotte de la Jamaïque a éprouvé une tempête terrible
, et perdu une grande partie de ses bâtimens . Le
Times ajoute que les banqueroutes se multiplient; la dernière
qu'il annonce s'élève à 12 millions de France , et les
affaires de l'Inde deviennent de jour en jour plus difficiles .
Si un tel ensemble de faits positifs et de résultats certains
ne conduit pas le ministère anglais renouvelé à un changement
de systême plus favorable aux véritables intérêts
de l'Angleterre , il faut renoncer aux leçons de l'expérience
, à tous les calculs de la prudence , et à tous les
voeux de l'humanité .
le
ERRATA du dernier No.
-
Page 233 , ligne 18 , feront encore mieux que moi, effacez : encore.
-Même page, lig. 35 , ils servent , effacez : ils. Même page ,
lig. suiv. ils remplissent , effacez : ils .-Page 234 , ligne43 , se faire
parler , effacez : faire. Même page , dernière ligne , autant de
langues , ajoutez : exactes . - Page 235 , lig. 47 , au lieu de : fournir
nature à contestation , lisez : matière à, etc. -- Page 237, prem. lig.
au lieu de : cette étiquette , lisez : son étiquette .- Même pag. lig. 15,
au lieu de : nos lecteurs , lisez mes lecteurs . -Même page, lig. 24,
et c'est , effacez : et .-Même page , lig. 45 , tout un peuple, effacez:
un. Page,238 , ligne 20, au lieu de : afin de mieux sentir , lisez :
afin de mieux faire sentir . Même page , ligne 28 , au lieu de :
agréablement bien coloriée , lisez : agréablement coloriée.-Page239 ,
lig. 17 , au lieu de : par ceux qui s'en servent , lisez pour ceux , ete.
ais mourir ou vaincre le Germain .
n
2. Couplet .
rayon de la première aurore ,
blanchir le faîte de nos toits ,
☑ accords de ta harpe sonore
inard n'unira pas sa voix ;
e soir du sein de ta retraite ,
nts d'amour , recueillis par le vent ,
dront plus , sur son aile discrete ,
au coeur (bis .) de ton fidèle amant .
3. Couplet .
Emma ! promets - moi quelques larmes
Dirais sous le fer inhumain ;
iens - toi que dans le champ des armes
attis pour meriter ta main ;
que -fois a la nuit so - li- tai re
romance , exprimant ta douleur ;
ginard , couché sur la poussière ,
bien (bis .) l'image dans ton coeur .
1
:
MERCURE
DEDPTEL
: 5.
cen DE FRANCE .
N° CCCCXXIX .- Samedi 7 Octobre 1809.
POÉSIE .
L'ANE ET LES ROSES.
D'un parterre élégant les barrières non closes ,
Avec ou sans dessein , invitaient le passant
Agoûter le plaisir d'un coup- d'oeil ravissant .
Quel heureux va jouir de ces beautés écloses ?
Un âne s'introduit ; le maître était absent .
Le stupide animal marche en se prélassant ;
Il erre à l'aventure et sans respect des choses ,
Sur la fleur la plus rare appuie un pied pesant ,
Qui , dans sa route oblique , a de fatales pauses .
Au milieu du jardin son appétit naissant
Vers un buisson touffu , couvert de mille roses ,
Conduit sa bouche avide , et le voilà paissant .
Eh! croyez- vous que ce soit l'herbe épaisse
Qu'à dépouiller humblement il s'abaisse :
Fi done ! ce sont les roses dont l'appât
Flatte à la fois son oeil , son goût , son odorat .
D'un regard curieux il circule autour d'elles ;
Commodement campé , le drôle prend son tems.
D'abord il fait un choix , attaque les plus belles ,
Puis éprouve le goût des roses plus nouvelles ;
Il souille de sa langue , il broie entre ses dents
La rose épanouie et la rose pommée ,
Par un destin égal tour à tour condamnée
Adescendre sans gloire en ses indignes flancs,
Notez que le larron , dont la tête domine ,
Peut atteindre partout sans rencontrer l'épine.-
Affriandé de ce régal nouveau ,
Il ne voudrait en perdre un seul morceau .
322 MERCURE DE FRANCE ,
Nulle n'est épargnée; et sa dent meurtrière
Eut bientôt englouti la moisson toute entière .
Mais le gourmandn'a point terminé ses ébats.i
Restaient encor les boutons délicats ,
Groupe nombreux , frêle ęt douce espérance
Enpeu de jours leurs calices ouverts
Pouvaient se repeupler sur les rameaux déserts ,
Combler le déficit et sauver l'apparence .
Il croque les boutons , sans pitié pour l'enfance;
En les croquant il trouve à la primeur
Un goût plus fin , une exquise saveur ,
Un fumet qui le rend plus âpre à la curée ;
Et la tendre jeunesse est aussi dévorée .
Il ne s'arrête enfin , abondamment repu ,
Qu'en voyant du rosier tout le circuit tondu.
Etait-ce donc pour fournir la pâture
D'un ignoble baudet , d'un animal grossier ,
Qu'une main prodigua les soins de la culture
A ce charmant arbuste , à l'aimable rosier ,
L'ornement du jardin , celui de la nature ?
Non : mais ainsi le hasard l'a voulu ;
La fortune souvent accueille un malotru .
OGIER de Neve
ÉLÉGIE SUR LA MORT DE LA JEUNE DÉSIRÉE B.
QUAND la vierge des nuits , au sommet des coteaux ,
S'élève , et dans les airs mollement se balance ,
Assis sur les bords que l'Avance (1) ,
Baigne de ses plaintives eaux ,
Le regard fixé sur les flots ,
J'aime à rêver dans le silence .
Oh! que de souvenirs errent sous les berceaux
Dont se couronne ce rivage !
Elle n'est plus la reine du bocage ,
Elle n'est plus , et pleins de son image ,
Ces champs abandonnés , ces bois , cet hermitage ,
Parlent encore à ma douleur ,
Et ma douleur , tout la partage.
(1) Petite rivière qui baigne les murs de Castel-Jaloux.
OCTOBRE 1809 .
r
323
:
Oterre ! qu'as- tu fait de cette jeune fleur ,
Et ton orgueil et ta richesse?
Réponds -moi ; qu'as - tu fait de tajeune maîtresse?
Hélas! le jour affreux qui vint nous la ravir ,
Futunjour'de malheur pour toute la nature :
Les champs perdirent leur paruré ,
L'onde oublia son doux murmure ,
On entendit au loin la campagne gémir ,
La rose se flétrit , l'oiseau devint sauvage ,
Et l'Amour en pleurant déserta cette plage.
Ainsi le bonheur n'a qu'un jour ;
Ainsi tout meurt , tout passe sans retour :
L'arbre qui croit sur le rivage ,
L'onde qui fuit dans le vallon ,
Philomèle sous le feuillage ,
Et la rose sur le buisson.
D. SÉJOURNÉ.
1
11
VERS ÉCRITS AULBORD DE LA MER.
nha si
O mer paisible ! mer immense !
Quand ton aspect fixe mes yeux ,
Comme tes flots silencieux
Ma peine sommeille en silence.
Le calme règne dans mon coeur
Comme sur ta vaste étendue .
Mais déjà d'un zéphyr flatteur
L'haleine long-tems suspendue
Me réjouit par sa fraîcheur .
Quoi! cette puissance légère
Asoulevé ta masse entière ;
Et tes flots , au loin argentés ,
En grondant contre leur barrière
Couvrent d'une humide poussière
Le roc qui les tient arrêtés !
I
De mon coeur c'est l'emblême encore !!!
Si , dư trop charmant souvenir
1
!
2
De l'infidelle que j'adore ,
Je goûte un moment le plaisir ,
Soudain la peine my dévore :..
1
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
Mon âme , rendue à ses maux ,
Repousse les conseils, trop sages
Qui la rappellent au repos ,
Etse complaît dans ses orages .
Moi , du répos ! .. Espoir trompeur !
Malgré l'inconstance fatale
Qui sur toi , chaque jour , signale
D'Eole le courroux vainqueur ,
O mer ! ce calme désirable
Renaît plus tôt , est plus durable
Sur tes ondes que dans mon coeur !
EUSÈBE SALVERTE.
ENIGME .
Messieurs , je suis presque surnaturel ,
Un composé de tout , un être universel.
J'annonce , par excellence,
L'algèbre , la jurisprudence ,
Ledroit français , le droit romain ,
L'hébreu , l'arabe , le latin ,
La grammaire , la poésie ,
La fable , la théologie ;
Les sciences , arts , et métiers ,
41
Etdes volumes tout entiers
De morale , philosophie ,
Romans , fables , mythologie ;
Enfinmille ouvrages divers ,
Mille traités , en prose , en vers ;
Les élémens de la musique ,
Ceux de la science héraldique.
J'enferme en moi , des drogues , des odeurs ,
Des fleurs , des fruits et des liqueurs ;
Des articles de merceries ,
Des articles d'épiceries ,
Des oranges , des ananas ,
Des riz , des cafés , des tabacs ,
Des grains de vie , et des topiques ,
Et des emplâtres balsamiques
Des pommades de propreté ,
Et des chocolats de santé ;
OCTOBRE 1809. 325
Des confitures , des dragées ,
Des poires ou pommes tapées ,
Pruneaux de Tours et raisins secs ;
Des vins muscats , ou des vins grees ;
Des jambons de Bayonne , ou jambons de Mayence ;
Vases de porcelaine et vases de faïence.
Ç'en est trop; mais je tiens , dit-on , depuis long-tems ,
Le langage des charlatans .
Fait exprès pour qu'on me regarde ,,
C'est au lecteur prudent à se tenir en garde ;
Je promets grand nombre d'objets ;
Mais je donne souvent bien moins que je promets ;
C'est mon défaut , c'est peut-être le vôtre :
Promettre est un , et tenir est un autre .
Je suis enfin un des docteurs en us ,
Etje m'appelle un ......
S .........
LOGOGRIPHE .
,
De Dieu j'annonce la loi
Sur l'an et l'autre hémisphère ,
Etsouvent au nom d'un roi
Je fais la paix ou la guerre .
Tu pourras facilement ,
En renversant ma structure ,
Apercevoir l'élément
Qui submergea la nature ;
L'ornement que maintabbé
Voudrait placer sur sa tête ;
L'ancien nom d'un grand péché ;
Une très-petite bête ;
Un adjectif possessif;
De plus , une particule
Marquant le superlatif ;
Ce que jusqu'au ridicule
On observait au couvent ;
Un fleuve de l'Italie ;
Ce qui trompe bien souvent ;
Un enfant de la folie ;
Tout ce qui sert d'aliment ;
326 MERCURE DE FRANCE,
Undes grands de la Turquie ;
Ce qui guide le chasseur ;
Une note de musique;
Ce qui tourmente un rimeur ;
Ce qu'onnomme romantique ;
Ce qu'à son enfant chérin
Présente une tendre mère ;
Un saint ; enfin j'ai tout dit ,
On m'adeviné, j'espère .
2 A H.
: CHARADE .
PARson agilité ,
Monpremier semble fendre l'air
Par l'élasticité ,
Mon dernier se soutient en l'air :
Par sa légéreté
Mon entier s'élève dans l'air .
$ ........
T
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est la lettreF.
Celui du Logogriphe est Mercure , dans lequel on trouve , recrur,
crème, écume , mère , mûre , rus , écu , me et ou.
Celui de la Charade est Ver-mine.
OCTOBRE 1800 . 327
SCIENCES ET ARTS,
:
DU CALORIQUE RAYONNANT , par PIERRE PREVOST , professeur
de physique à l'Académie de Genève , de la
Société des arts et de la Société de physique et d'Histoire
naturelle de la même ville , de l'Académie de
Berlin , et de la Société des curieux de la nature de la
mème ville , de la Société royale de Londres et de la
Société royale d'Edimbourg , correspondant de l'Instilut
national et de la Société des sciences et arts de
Montauban , etc. Un volume in-8º de 460 pages ,
fig . Prix , 6 fr. et 7 fr . 50 cent. franc de port.
A Paris , chez J. J. Paschoud , libraire , quai des
Augustins , nº 11 ; et à Genève , chez le même .
-
La théorie du calorique est une des parties les plus
importantes et les plus obscures de la physique et de la
chimie . Nous savons par des expériences certaines que ,
dans tous les changemens d'état des corps , cet être
inconnu que nous nommons le calorique est absorbé et
dégagé , ou s'échappe en rayonnant , de leur surface .
Mais tout en lui donnant la dénomination d'être , en lui
attribuant des actions mécaniques , nous ne savons pas
réellement si c'est un être à part , ou s'il ne consiste que
dans un mouvement de vibration imprimé aux particules
de la matière . Les chimistes paraissent plus portés
à adopter la première supposition, et ils font du calorique
une substance douée d'affinités propres , susceptible
, comme toutes les autres , de former des combinaisons
; ensorte que , pour eux , l'absorption de la
chaleur est une saturation par le calorique , et le déga--
gement de la chaleur est une véritable décomposition .
Mais si cette hypothèse construite sur les expériences
chimiques suffit jusqu'à un certain point pour expliquer
les variations du calorique intérieur aux corps , elle ne
peut nullement rendre raison des phénomènes que présente
le calorique qui rayonne à leur surface , et le
A
328 MERCURE DE FRANCE ,
passage d'un de ces états à l'autre reste absolument
inexplicable .
On imagine aisément toutes les obscurités qui doivent
résulter de cette incertitude sur la nature , sur l'existence
même de l'agent dont on veut étudier les effets . Aussi
pour établir des résultats véritablement utiles sur la
chaleur , des résultats qui puissent un jour servir de
base à la véritable théorie , il faut s'efforcer le plus possible
de découvrir les lois générales qui comprennent
un plus grand nombre de phénomènes ; montrer , d'après
ces lois , leur dépendance mutuelle ; les grouper , pour
ainsi dire , les unes autour des autres , afin de n'avoir plus
à combiner que des masses et non des faits particuliers .
On a déjà suivi cette marche relativement aux phénomènes
de l'absorption et du dégagement de la chaleur .
Il a été prouvé par des expériences très-précises , que
toute la chaleur qui se dégage quand une combinaison
se forme , est absorbée de nouveau et rendue cachée
quand la combinaison se défait , ou plus généralement ,
si dans une suite de changemens d'état d'un corps ou
d'un systême de corps , il s'est absorbé ou dégagé une
certaine quantité de chaleur , cette même quantité reparaîtra
ou sera absorbée, si les mêmes corps repassent par
les mêmes états , dans un ordre successivement contraire .
La découverte de cette belle loi , et les expériences qui
l'établissent , sont dues à MM. Laplace et Lavoisier.
Quant aux phénomènes du calorique libre et rayonnant
, Scheele paraît être le premier qui les ait observés ,
et sur-tout qui en ait senti l'importance . Après lui ,
MM. Pictet , Rumford , Herschell , et sur-tout Leslie , s'en
sont occupés avec le plus grand succès ; et leurs recherches
sur cette matière ont révélé une multitude de faits
curieux . M. Prevost de Genève qui, par une hypothèse
ingénieuse , avait heureusement réussi à représenter les
expériences de Scheele et de Pictet , a successivement
appliqué la même idée aux expériences des autres physiciens
que nous venons de citer , et il a toujours trouvé
qu'elles s'y prétaient également. Ces vues consignées , à
diverses époques , dans les Mémoires que M. Prevost a
publiés , ont acquis une nouvelle vraisemblance par ta
OCTOBRE 1809. 329
confirmation qu'ils ont reçue de tantd'épreuves imprévues
et successives . Plusieurs physiciens justement célèbres
se sont empressés de les adopter. Enfin l'auteur s'est
décidé à rassembler ces idées éparses , à les présenter
dans un ordre méthodique , et à montrer qu'elles satisfont
jusqu'ici à tous les faits connus . Tel est l'objet de
l'ouvrage qu'il publie aujourd'hui .
On voit donc qu'il ne faut pas juger la théorie de
M. Prevost dans ses principes , mais dans ses applications
, ni comme l'expression d'un fait ou d'une propriété
réellement existante , mais comme une conception hypothétique
, propre à représenter les faits , à les prévoir , à
rendre leurs rapports sensibles et calculables , de même
que pour représenter les phénomènes de l'électricité on
emploie hypothétiquement l'idée de deux fluides électriques
que l'on doue de propriétés spécifiques , quoique
dans la réalité personne ne puisse savoir si ces phénomènes
sont produits par des fluides tels que nous les
imaginons . Les hypothèses employées de cette manière
sont très-utiles , et malheureusement encore très-néces
saires dans la physique , pour lier entr'eux les faits dont
on ne connaît que quelques rapports , et dont la cause
primitive est cachée. Cela est vrai sur-tout pour cette
classe immense de phénomènes qui sont produits par des
agens invisibles et trop subtiles pour être pesés par nos
balances , comme sont ceux de l'électricité , du magnétisme
et de la chaleur. Des hypothèses sagement employées
sont le premier et le seul fil par lequel nous
puissions d'abord nous guider dans ces ténèbres , et cet
artifice utile à l'invention ne peut avoir de danger que
pour les esprits peu conséquens , qui , trop faibles pour
supporter le doute , se hâtent de transformer en réalité
ce qui n'était qu'une conception métaphysique .
M. Prevost considère le calorique rayonnant comme
un fluide dont les molécules extrêmement petites sont
continuellement animées par un mouvement rectiligne
infiniment rapide. Dans un espace chaud , chaque point
est traversé sans cesse et en tous sens par des rayons de
calorique . Lorsque ces rayons rencontrent la surface
d'un corps , ils sont en partie réfléchis , en partie absor-
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
J
bės , suivant des proportions diverses , variables avec la
nature de ce corps et dépendantes des modifications de
sa surface . L'incidence du calorique sur cette surface
ayant lieu en tous sens , puisqu'il rayonne de toute part ,
la réflexion se fait aussi en tous sens , et chaque point
de la surface devient le centre d'un rayonnement qui
s'étend indéfiniment suivant toutes les directions . Si deux
corps , ou deux espaces , en rayonnant ainsi l'un vers
l'autre , font des échanges égaux de calorique , ils sont
en équilibre de température ; si la température est inégale,
les échanges sont inégaux , le corps le plus chaud
rayonnant davantage . Mais la différence diminue continuellement
par l'inégalité des échanges , et l'équilibre
finit par se rétablir . En supposant le milieu environnant,
de température constante , on démontre par le calcul
qu'en vertu des définitions précédentes , les différences
de température des deux corps qui rayonnent l'un vers
l'autre , doivent décroître suivant une progression géométrique
, lorsque les tems écoulés suivent une progression
arithmétique , résultat qui est en effet confirmé
par l'expérience .
Pour faire comprendre comment on a pu être conduit
àces idées , je vais rapporter quelques expériences qui
les rendront pour ainsi dire sensibles. Nous essayerons
ensuite de faire l'application du principe à quelques-uns
des exemples choisis par l'auteur. C'est le moyen le plus
facile et le plus sûr pour prendre une idée nette de
L'objet de son ouvrage.
Lorsque l'on présente la main ou le visage devant la
porte ouverte d'un poêle bien allumé , même à une distance
assez considérable , tout le monde sait que l'on
éprouve une forte sensation de chaleur . Cependant comment
cette chaleur nous arrive-t-elle ? Ce n'est pas l'air
qui nous l'apporte; car l'air se précipite avec violence
dans l'intérieur du poêle pour suppléer au vide produit
par la combustion. Peut-être dira-t-on qu'elle est produite
par la lumière que le brasier nous lance et avec
laquelle le calorique est uni? Mais placez entre vous et
le foyer un carreau de verre mince et transparent , toute
la lumière vous arrivera encore , ou du moins elle sera si
OCTOBRE 1809. 331
peu diminuée, que la différence sera insensible; cependant
vous ne recevrez plus du tout de chaleur (1 ) . La
lumière n'est donc pas la même chose que la chaleur
rayonnante , puisque vous pouvez en faire ainsi la séparation
. Voulez-vous y reconnaître d'autres différences ?
prenez un miroir concave de métal poli , de ceux que
l'on nomme à l'ordinaire un miroir ardent. Si vous le
présentez devant le feu , le calorique concentré à son
foyer pourra devenir assez sensible pour embraser des
corps combustibles . Maintenant substituez un miroir de
verre , de même grandeur et de même forme , celui-ci
concentrera la lumière à son foyer , mais il ne s'y produira
aucune chaleur ou du moins elle ne sera nullement
comparable à celle que produisait le miroir métallique .
Ainsi le métal poli réfléchit la lumière et la chaleur , au
lieu que le verre transmet et réfléchit la lumière , mais
absorbe et retient le calorique rayonnant .
Si l'on veut éviter la présence de la lumière afin d'éloigner
le soupçon qu'elle contribue à ces effets , on peut
répéter les mêmes expériences en substituant au brâsier
une boule métallique remplie d'eau bouillante ; elles
réussiront également.
Prenez maintenant deux miroirs concaves de métal
poli , placez-les vis-à-vis l'un de l'autre à une distance
quelconque . Au foyer du premier placez un thermomètre
sensible , au foyer du second placez un matras
rempli d'eau bouillante : aussitôt le thermomètre s'élèvera.
Au contraire si vous remplissez le matras de glace ,
le thermomètre baissera aussitôt. Ces résultats s'expli-
(1 ) A la vérité , si l'on prolongeait l'expérience , on finirait par
éprouver quelque chaleur à travers le verre , parce que celui-ci
recevant l'impression du calorique sur sa face antérieure tournée vers
le foyer, s'en pénétrerait peu à peu tout entier en vertu de sa faculté
conductrice , et sa face postérieure une fois échauffée de cette manière
commencerait à rayonner à son tour. Mais cet effet produit par
la transmission de la chaleur de molécule en molécule est distinct de
celui que nous examinons , il suffit que dans le premier moment la
lumière passe sdule , pour établir la distinction du calorique rayon
nant.
332 MERCURE DE FRANCE ,
:
quent si facilement par la théorie de l'équilibre mobile ;
qu'ils ont l'air de n'en être qu'une simple conséquence.
Supposez d'abord le matras et le thermomètre à la même
température : les échanges de calorique rayonnant qui
se font par la double réflexion sur les deux miroirs sont
égaux ; cet état est donc stable. Mais si le matras est plus
chaud que le thermomètre , les échanges deviennent
inégaux , le premier donne plus , le second moins ; l'un
perd du calorique et sa température s'abaisse , l'autre en
gagne et sa température doit s'élever ; au contraire si c'est
le matras qui est plus froid, il rayonne moins vers le thermomètre
que le thermomètre vers lui , celui- ci s'abaisse
et la température de l'autre doit monter ; ou bien s'il
contient de la glace , il s'en fondra une partie. Les circonstances
absolues sont les mêmes dans ce second cas
que dans le premier ; il s'agit toujours d'un rétablissement
d'équilibre par échanges inégaux entre deux corps d'inégale
température ; seulement il faut concevoir que les
corps froids au toucher , et même la glace , émettent du
calorique rayonnant', mais en moindre quantité que les
corps qui sont plus chauds qu'eux. Il n'y a à cela rien
qui répugne ; au contraire nous devons très-bien comprendre
que les sensations du froid et du chaud ne sont
que des inductions relatives à nos organes , et non des
déterminations absolues . C'est à M. Prevost que l'on
doit cette explication ingénieuse souvent combattue , et
quelquefois mal comprise , mais cependant à laquelle on
ne peut rien reprocher .
M. Prevost applique ainsi sa théorie à tous les phénomènes
dans lesquels la chaleur est communiquée à distance
par le rayonnement seul , ou par le rayonnement
uni à la transmission. Il montre que les lois de ces phé
nomènes sont des conséquences très-simples de la théorie
de l'équilibre mobile . Il fait remarquer ensuite que les
corps qui sont les meilleurs réflecteurs du calorique ,
comme les métaux polis , ne doivent seulement pas jouir
de cette faculté à l'égard du calorique extérieur qui
rayonne sur leur surface , mais qu'ils la doivent exercer
encore sur le calorique intérieur qui , rayonnant du
1
OCTOBRE 180g . 333
dedans au-dehors , tendrait à s'échapper et à faire baisser
leur température ; d'où il suit que les corps qui s'échauffent
plus ou moins vîte par le rayonnement en vertu de
la nature de leur surface , doivent aussi se refroidir de
cette manière plus ou moins rapidement. Au moyen de
cette remarque , on explique clairement les nombreuses
expériences de MM. Leslie et Rumford sur l'influence
des enduits pour accélérer ou retarder les changemens
de température . Ces expériences , dont les résultats étaient
en apparence si bizarres , sont ramenées à des lois uniformes
, sans qu'il soit nécessaire d'en déduire de nouveaux
principes , mais seulement quelques propriétés
particulières qu'il était impossible de prévoir . L'obligation
que M. Prevost s'était imposée de discuter ainsi,
toutes les expériences qui peuvent éprouver sa théorie ,
l'a peut-être fait insister trop long-tems sur les conséquences
que M. Leslie a tirées de ses observations , relativement
aux distances et aux inclinaisons des surfaces
réfléchissantes . Ces résultats compliqués par la figure
des corps qui émettaient ou recevaient la chaleur , ne
peuvent pas donner immédiatement les lois simples et
mathématiques des phénomènes , de même que l'on ne
découvrirait jamais la loi des attractions électriques , réciproque
au carré de la distance , si on la cherchait dans
des expériences faites avec des corps de dimension sensible
, à la figure desquels on n'aurait point égard .
Je ne puis passer sous silence une autre application
fort ingénieuse que M. Prevost fait de sa théorie à divers
phénomènes observés par M. Benedict Prévost de Montauban.
Voici l'abrégé de ces phénomènes : lorsque les
fenêtres d'un appartement ont été fermées toute la nuit ,
si la température a baissé au dehors comme cela arrive
souvent , la surface intérieure des vêtres est chargée
d'humidité , quelquefois même de glace ; si , au contraire
, l'air du dehors est devenu plus chaud que celui
de la chambre , l'humidité se dépose au dehors . Ce fait
bien connu a été depuis long-tenis expliqué , et la cause
qui le produit se présente d'elle-même. D'abord le verre
et les deux masses d'air sont à la même température.
>
334 MERCURE DE FRANCE ,
Une de celles -ci venant à se refroidir , les carreaux de
verre qui la touchent se refroidissent aussi de ce côté ,
et par suite dans toute leur épaisseur , par communication.
Alors l'autre massé d'air n'a pas encore baissé de
température , ou au moins elle n'a pas baissé autant. Se
trouvant en contact avec les carreaux refroidis , elle
dépose de l'humidité sur leur surface . Ils font sur elle
L'etfet du réfrigérant d'un alambic. Ceci est connu de
tout le monde ; mais voici qui l'est beaucoup moins .
Collez sur la face d'un des carreaux , en dedans ou en
dehors , une petite lame de métal poli , par exemple
d'étain laminé . Lorsque cette armure sera du côté froid ,
il se déposera nécessairement de l'humidité sur la face
chaude du verre , comme nous venons de le dire ; mais
il ne s'en déposera que peu ou point du tout sur la partie
de cette face opposée à l'armure métallique . Au contraire
, si l'armure est placée sur la face chaude , il s'y
dépose plus d'humidité que partout ailleurs .
Ces phénomènes s'expliquent avec facilité en remarquant
que le métal poli réfléchit le calorique rayonnant
beaucoup mieux que le verre. Lorsque l'armure est en
contact avec la face froide , elle réfléchit en dedans
presque tout le calorique qui tendrait à s'échapper de
l'intérieur. Elle habille , pour ainsi dire , la portion de
cette face où elle est appliquée , et la préserve du froid.
La température de la lame de verre doit donc, moins
ş'abaisser dans la partie qui est directement opposée à la
réflexion de l'armure ; et cette différence. est durable
dans cette partie , parce que la chaleur se propage difficilement
dans le verre par voie de communication , ce
qui empêche le calorique accumulé par l'armure , de se
répandre dans toute la lame. Le dépôt d'humidité doit
donc être moins abondant sur la portion de la lame qui
est soumise à cette influence préservatrice . C'est le contraire
lorsque l'armure métallique est appliquée sur la
face chaude ; alors elle repousse le calorique rayonnant
qui tendrait à s'introduire de ce côté dans le verre , et
qui contribuerait à maintenir sa température , tandis
qu'elle n'empêche pas l'autre face , en contact avec Taiv
1
OCTOBRE 1800. 335
froid , de perdre son calorique par voie de communi
cation . Le refroidissement doit donc se faire sur-tout
sentir dans le lieu où est l'armure , et le dépôt d'humidité
doit y être plus considérable ; mais si la différence des
températures des deux masses d'air se maintient longtems
ou si elle est très-considérable , la conductibilité
l'emporte sur le rayonnement , l'égalité des températures
s'établit dans tout le carreau de verre , et même sous
l'armure , par l'effet de la chaleur communiquée , et
Farmure soumise elle-même à cette influence perdant sa
faculté préservatrice , l'humidité se dépose partout.
Les bornes de cet extrait ne nous permettent pas de
suivre M. Prevost dans toutes les autres applications qu'il
fait de sa théorie . La principale a pour but d'expliquer
les causes qui rendent l'hémisphère austral de la terre
plus froid que le boréal , différence qui se manifeste
principalement à de hautes latitudes , tandis qu'elle est
insensible entre les tropiques . M. Prevost assigné plu
sieurs causes qui doivent contribuer à ce prénomène ;
la principale tient à la manière dont les mêmes quantités
annuelles de chaleur sont réparties aux deux hémisphères
en vertu de la forme elliptique de l'örbe du soleil. Cette
distribution se fait de manière que le rayonnement doit
être plus fort dans l'hémisphère austral , et par consé
quent la déperdition de chaleur, plus considérable . La
plus grande quantité de mers qui couvre l'hémisphère
austral contribue encore à le refroidir par l'évaporation.
Enfin la plus grande abondance de glaces , résultat de
ces premières causes , vient les augmenter encore en
les rendant libres du calorique qui s'échappe par le
rayonnement et ne revient plus ...
Dans tout le cours de cet ouvrage , M. Prevost n'a
considéré que le calorique devenu libre à la surface des
corps ; pour tout ce qui concerne l'état du calorique
dans leur intérieur , et sa propagation de molécule à
molécule , il ne prononce absolument rien.
Cependant on conçoit que ces deux modifications
sont nécessairement liées ensemble , car le calorique qui
vient rayonner à la surface des corps est fourni par leur
336 MERCURE DE FRANCE ,
intérieur , et si dans ce dernier cas il serpente et se
communique seulement de molécule à molécule , on
conçoit difficilement que parvenu à la surface , il acquierre
tout à coup la propriété de s'échapper en rayonnant
.
C'est ce qui aconduit un grand géomètre (2) à étendre
le rayonnement même dans l'intérieur des corps solides ;
mais alors à cause de leur densité, chaque molécule n'est
affectée que par le rayonnement de celles qui sont situées
autour d'elles , à une distance très-petite . Ces considérations
donnent immédiatement les lois mathématiques
de la chaleur transmise conformément aux phénomènes
, et elles ont l'avantage de faire disparaître une
difficulté analytique qui a jusqu'ici arrêté tous ceux qui
ont voulu soumettre au calcul, la propagation de la cha
leur à travers les corps .
Maintenant pour trouver les conditions du rayonnement
à la surface , conditions qui sont nécessairement
différentes de celles de l'intérieur , il faut considérer que
le rayonnement n'est pas uniquement produit par les
molécules de cette surface , mais encore par toutes celles
qui se trouvent à une très-petite profondeur ; ce qui
produit une couche extrêmement mince dont les diverses
parties rayonnent inégalement et d'autant moins qu'elles
sont plus enfoncées dans l'intérieur du corps . On doit
donc assimiler ce décroissement à celui qui aurait lieu
dans une ligne droite exposée par une de ses extrémités
à une source de chaleur constante , c'est-à-dire , qu'à
cette extrémité la température sera la même que celle de
la source qui est à l'intérieur du corps , et que de-là
elle ira en diminuant du dedans au dehors en suivant
une progression géométrique , jusqu'à atteindre enfin la
température de l'air environnant , qui sera celle des
molécules de la surface . Sans doute cet état n'existera
point dans le premier moment lorsque l'on suspendra
(2) M. Laplace. Ce que l'on rapporte ici a été recueilli dans ses
conversations , et forme l'objet d'un travail sur la chaleur , qu'il n'a
pas encore publié.
dans
OCTOBRE 1809. 337
LPT
DE
LA
5
dans l'air un corps également échauffé dans toutes ses
parties ; mais une fois que la première déperdition de la
chaleur aura eu lieu à la surface extérieure par le contact
de l'air , ce qui n'exigera qu'un instant presqu'insensible ,
la dégradation stable et régulière devra s'établir confor
mément aux lois que l'on vient d'expliquer .
Par ces considérations ingénieuses la transmission de
la chaleur à l'intérieur des corps et à leur surface se
trouve ramenée à un seul principe qui est le rayonnement
. Il me semble même qu'en considérant les impulsions
du calorique comme la cause de l'élasticité des
gaz , et calculant les effets de cette force d'après le
nombre de ces impulsions et leur intensité croissante
avec la température , on pourrait expliquer par les mêmes
principes , les lois de leur compressibilité. Mais ceci
n'est qu'un aperçu qui aurait besoin de plus de développement.
D'après ce que l'on vient de lire , on voit que la théorie
de l'équilibre mobile, imaginée depuis long-tems par
M. Prevost , est une idée très -heureuse et très-féconde .
Les applications qu'il en a déduites , et les extensions
qu'on peut leur donner encore , en font un objet trèsimportant
. L'ouvrage où M. Prevost développe ces
applications est rempli d'une logique rigoureuse , et l'on
y reconnaît partout un sincère ami de la vérité . Cet ouvrage
est indispensable à tous ceux qui s'occupent de la
théorie de la chaleur , ou qui sont appelés à en expliquer
les principes .
Qu'il me soit permis , en terminant cet extrait , de
faire remarquer le nombre des bons ouvrages , des productions
utiles qui sortent continuellement de Genève .
Nous avons vu paraître en très-peu de tems le travail de
M. Prevost sur la chaleur ; celui de M. l'Huillier sur la
polygonométrie , et sur la géométrie ancienne ; les belles
recherches sur la végétation , par M. Théodore de Saussure
, qui porte si bien le nom de son illustre père ; sans
compter une multitude de recherches de détail sur l'histoire
naturelle , la médecine , l'économie domestique et
les applications des arts. C'est de là encore que sont
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
sorties plusieurs traductions utiles aux savans et aux
gens de lettres , comme la Rhétorique de Blair , et le
Traité de Malthus sur la population. C'est de là enfin
que partent les communications les plus intéressantes
sur la chimie et la physique , au moyen d'un excellent
journal , qui , bien que s'appelant Bibliothèque Britannique
, n'en réunit pas moins les recherches les plus
importantes des savans français et étrangers . Genève est
pour les sciences un foyer de lumières très-actif ; et je
ne sais si , après Paris , on trouverait en France une
autre ville qui renfermât autant de gens éclairés . A quoi
tient ce résultat ? est-ce à la fréquentation des étrangers ,
au commerce , ou à la situation particulière de cette
petite ville qui , placée au pied des Alpes , peut appliquer
toute l'activité des habitans des montagnes à l'industrie
et à la civilisation dont jouissent les habitans des plaines?
C'est une question d'économie politique que je laisse à
d'autres à décider .
Влот .
OCTOBRE 1809 . 339
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
LES COMMENTAIRES DE CÉSAR , traduction nouvelle , le
texte en regard , avec des notes critiques et littéraires ,
un index géographique et six cartes de la Gaule ; précédée
d'un coup-d'oeil sur l'histoire , l'état politique ,
religieux , etc. des Gaulois et d'un aperçu des institutions
militaires des Romains , etc .; par M. LE DÉIST
DE BOTIDOUX , ex- constituant .-Cinq volumes in-8 ° .
-A Paris , chez Nicolle , rue de Seine , nº 12 ;
Debray , rue Saint-Honoré , barrière des Sergens ;
Eberhart , rue du Foin-Saint-Jacques .- 1809 .
Le simple récit de la guerre que César fit pendant
près de dix ans dans les Gaules, pour les soumettre à la
domination romaine , et de la guerre civile qu'il eut à
soutenir pour parvenir à la suprême puissance , a toujours
été regardé comme un ouvrage intéressant à la fois
pour la littérature , pour l'histoire et pour l'art militaire .
Sous ce dernier rapport , on peut dire que l'antiquité ne
nous a point laissé de livre où un capitaine puisse mieux
apprendre ce qu'il doit faire et comment il doit raconter
ce qu'il a fait. César en l'écrivant et ne lui donnant que
le titre de Commentaires , n'eut sans doute que l'intention
de rassembler des matériaux pour l'histoire ; mais les
écrivains du beau siècle littéraire qui suivit le sien , sentirent
facilement qu'ils ne pourraient ajouter que des
ornemens superflus à une si élégante et si noble simplicité.
Cette élégance même , et la clarté continue du style
de César qui le rend aussi facile à entendre qu'il est
agréable à lire , sont sans doute les causes du peu de
traductions françaises de cet ouvrage classique. L'une
de ces deux qualités a fait désespérer de l'atteindre dans
une langue si inférieure au latin , et l'autre a fait juger
que cet effort , fût-il heureux , serait de peu d'utilité . La
seule traduction connue est celle de d'Ablancourt , l'un
de ces écrivains à qui l'avantage d'entrer les premiers
Ya
340 MERCURE DE FRANCE ;
dans la carrière a fait une réputation à peu defrais . De
son tems on appelait déjà ses traductions de belles infidelles
, et l'on peut sans injustice convenir avec M. de
Botidoux que de nos jours on aurait supprimé le premier
mot. La pureté de style qu'on y a vantée est telle en
général qu'elle ne peut satisfaire qu'un grammairien , et
sa traduction des Commentaires de César est une des
moins recommandables quant au style , qui est presque
partout lâche , froid et pesant . De Wailly entreprit de
la corriger , et quoiqu'il reconnût y avoir rectifié ou
réparé six mille erreurs , il en laissa subsister un grand
nombre et ne changea pas la couleur du style. Ainsi jusqu'à
présent César restait encore à traduire . C'est cette
tâche que M. de Botidoux s'est proposé de remplir , et
l'on voit par la manière dont il a conçu et exécuté son
travail qu'il s'y est livré avec beaucoup de soin .
Il a fait précéder sa traduction d'un précis de l'histoire
et des moeurs des Gaulois et d'une notice des institutions
militaires des Romains . Ces deux petits traités qui occupent
tout le premier volume sont disposés avec beaucoup
d'ordre , intéressent par eux-mêmes et disposent à lire
avec plus de fruit l'ouvrage de César. On voit dans le
dernier combien la connaissance des évolutions militaires
et des machines de guerre usitées chez les Romains , a
dû aider M. de Botidoux à entendre et à exprimer des
détails qui sont quelquefois inintelligibles dans la traduction
de d'Ablancourt. Dans le précis historique sur
les Gaulois , si l'auteur rapporte les conjectures un peu
hasardées de D. Martin et sur-tout de D. Pezron , au
sujet des anciens établissemens des Celtes en Italie , en
Espagne et en Germanie , c'est en les présentant comme
des probabilités , avec le langage du doute et avec l'attention
de séparer les tems incertains des tems historiques.
On doit lui savoir d'autant plus de gré de cette
réserve , que , comme il l'annonce dans sa préface , il
est disposé , dans les cas douteux , à suivre l'opinion la
plus honorable pour le peuple dont nous descendons . II
faut convenir aussi que le désir de passer pour bon Français
n'est pas le seul motif qui le porte à se montrer un
Gaulois si zélé ; mais il a répondu d'avance , et avec
OCTOBRE 1809. 341
raison , à ceux qui lui reprocheraient sa partialité , que
nos ancêtres n'ayant rien écrit et n'étant connus de nous
que par les récits de leurs ennemis , il ne faut pas prendre
à la lettre ce qu'en disent les Grecs et les Romains , et
que les historiens de ces deux peuples ayant quelquefois
écrit comme s'ils composaient des plaidoyers en leur
faveur , les modernes , pour se conduire en juges intègres
doivent par leur indulgence venir au secours de
la partie qui n'a point de défenseur .
Le nouveau traducteur à joint à la version du texte
des détails sur César et sur les événemens de son tems
qu'il a disposés de manière à présenter avec cette version
même le tableau complet de la vie du dictateur romain.
Ainsi dans le morceau intitulé : Vie de César , qui commence
le second volume , il le conduit d'abord jusqu'au
commencement de la guerre des Gaules : puis , à la fin
de chacun des livres de cette guerre et de ceux de la
guerre civile , il place un récit şuccinct des événemens ,
soit publics , soit particuliers à César , arrivés pendant
• l'espace de tems que ce livre embrasse : il en fait de même
après les deux livres de la guerre d'Alexandrie et de celle
d'Afrique attribués à Hirtius ; enfin , après celui de la
guerre d'Espagne , qu'il a aussi traduit , quoiqu'on en
ignore l'auteur , et malgré l'état d'imperfection où ce
livre nous est parvenu , il reprend, sous le premier titre
de Vie de César , le récit de ce qui arriva jusqu'à la
mort du Dictateur .
Un grand mérite de cette traduction est la fidé
lité ; et cet avantage devient plus précieux à mesure
que l'étude des langues anciennes venant à tomber rend
les traductions plus nécessaires . Le style a de la clarté ,
de la concision , de la rapidité : l'ensemble ne se sent
point en général de la gêne d'une traduction ; mais l'auteur
n'a pas toujours su (et c'était en effet la grande difficulté
) saisir la nuance qui sépare la simplicité de la
trivialité et le style familier du style bas . Cette élégante
simplicité , cette familiarité noble , si généralement reconnues
dans les Commentaires de César , se retrouvent-
elles dans des expressions telles que celles-ci ?
Tertiam aciem laborantibus nostris subsidio misit :
342 MERCURE DE FRANCE ,
« Il envoya la troisième division au secours de celle qui
était mal menée . » ( Et cette expression de mal menée
revient souvent dans le récit , ainsi que le sec pour le
sable ou le rivage : César descendit sur le sec , etc ...)
Contrà ea Titurius clamitabat : « Titurius criaillait au
contraire. » Leni vento : Un joli vent. His paucos addit
equites qui latiùs ostentationis causâ vagarentur: « Avec
eux partent quelques cavaliers destinés à s'étendre plus
au loin pour l'étalage. » Hoc timore adductum Gallonium
Gadibus excessisse : «La crainte avaitfait Gallonius quitter
la ville.» (Et la même locution est répétée plusieurs fois .)
Aquatione enim longâ et angusta utebantur : « Il était
à l'étroit pour l'eau qu'on allait chercher au loin. >>>
Attamen quod fuit roboris duobus præliis dyrrachinis
interiit ( et non pas interit comme on le lit ici ). « Се
qu'elles ( les légions ) avaient de nerfa péri dans les deux
combats de Dyrrachium.>> César dit en parlant de l'Elan ,
d'après une croyance fabuleuse : His sunt arbores pro
cubilibus ; et le traducteur : « Les arbres lui servent de
couchette , etc. »
Un autre reproche qu'on lui peut faire quelquefois ,
c'est de n'avoir pas assez soigné l'harmonie du style . Sans
doute César n'a point de périodes arrondies , comme
Cicéron et Tite- Live ; mais les études profondes que
faisaient les anciens sur cette partie de l'art d'écrire , et
la nature de la langue sonore et majestueuse dont ils se
servaient donnaientfacilementà leurs phrases , lors même
qu'ils écrivaient avec rapidité , une marche soutenue et
cadencée. Ils évitaient soigneusement les mauvais sons
et les concours discordans de mots ou de syllabes .
Reconnaît-on le même soin dans ces phrases de la traduction?
« Ce qui levait tout doute sur l'approche des
légions ..... L'infanteriefaitferme jusqu'à ce que la cavalerie
ne (1) revienne la soutenir , etc. Le texte de cette
dernière phrase dit avec autant d'harmonie que d'élégance
: Pedites interim resistebant , dum equites rursus
cursu renovato , peditibus suis succurrerent. Le traducteur
qui aurait pu éviter cette expression peu noble et
(1) Ne est de trop , c'est peut- être une faute d'impression.
OCTOBRE 1809. 7 343
extrêmement dure , faireferme , l'emploie au moins vingt
fois : faitferme , fitferme , firent ferme , etc.
Citons encore deux phrases qu'il devrait changer en
revoyant son travail ; l'une comme lourde et embarrassée ,
l'autre comme obscure , sèche et commune .
1º . << En guerrecomme en tout lafortune peut tout (2) .
Car comme ce fut un grand hasard que Basilus tombât
sur Ambiorix , qui ne s'attendant à rien n'était pas sur ses
gardes , et se trouvât en vue , avant que des couriers ou
la rumeur publique eussent annoncé notre apparition ;
ce fut de même un grand coup du sort que ce prince se
sauvât quand on lui eut enlevé tous les moyens de défense
qu'il avait près de lui , et qu'on se fut saisi de ses chariots
et de ses chevaux . Cela vint de ce que , etc. »
2° . « Il n'était pas juste à lui de demander qu'on laissât
les choses dans l'état , jusqu'à l'arrivée de César ; car une
chose est dans l'état quand elle est comme elle était (3) . »
Dans l'état paraît un terme de pratique , comme le statuquo
eti estun de diplomatie ; ni l'un ni l'autre ne convient
à l'histoire : au même état était l'expression la plus simple
et la plus convenable , et quoiqu'il paraisse y avoir peu
de différence entre quand elle est comme elle était et
quand elle est comme elle a été , cette dernière chute de
phrase serait cependant moins sèche à l'oreille et vaudrait
mieux .
Ces défauts au reste ne se trouvent pas en très -grand
nombre dans la traduction nouvelle : après une lecture
attentive , j'ai cité les plus choquans . Il est même à observer
qu'ils se trouvent principalement dans les livres de
la guerre des Gaules , et que les livres suivans sont en
général mieux écrits . Mais il est tems de citer des
passages de quelque étendue , où les qualités que j'ai
reconnues dans le travail de M. Botidoux se font remarquer
, avec un faible mélange de ces mêmes défauts .
• Il serait difficile de sentir la gène d'une traduction et
(2) Ce n'est pas là Multùm , cùm in omnibus rebus , tùm in re militari
fortuna potest , etc.
(3) Nec justè eum postulare ut in Cæsaris adventum res integra differretur
; id enim esse integrum quod ita esset utfuisset.
344 MERCURE DE FRANCE ,
de n'en pas reconnaître la fidélité dans cette description
de la manière dont les anciens Bretons combattaient sur
des chariots (4) . « D'abord ils voltigent de tous côtés en
lançant des traits : la peur des chevaux et le bruit des
roues suffisent d'ordinaire pour jeter le trouble dans les
rangs ennemis . Quand ils se sont fait jour dans un escadron
, ils sautent de leur char et combattent à pied. Alors
le cocher s'écarte un peu de la mêlée et se place de
manière que son maître ait sa retraite toute prête , si
l'ennemi trop nombreux le serre de trop près . Ainsi dans
l'action ils réunissent la vîtesse de la cavalerie et la consistance
de l'infanterie , et par une pratique et un exercice
journaliers , ils parviennent à être maîtres de leurs
chevaux poussés à toute bride , à les arrêter sur une pente
rapide , à tourner court , à voltiger sur le timon , à se
tenir debout sur le joug , à se rejeter de-là dans le char
avec la dernière agilité . » L'agilité du style imite en
quelque sorte icil, comme dans l'original , celle des combattans
.
Si je voulais citer des combats proprement dits et des
descriptions, je ne serais embarrassé que du choix. Parmi
les harangues , je prendrai presqu'au hasard celle où
Litavicus , chargé de conduire une troupe d'Eduens à
César , les excite à marcher contre lui (5) . « Quand
Litavicus ne fut plus qu'à trente milles de Gergovia , il
convoque l'assemblée, et les larmes aux yeux Où allons
nous , soldats , s'écrie-t-il ? toute notre cavalerie , toute
notre noblesse ne sont plus . Les Romains , sur une accusation
de trahison , ont fait périr sans forme de procès
Eporédorix et Virdumarus , les premiers de notre cité.
Ecoutez ceux qui se sont échappés du milieu du carnage :
car moi dont les frères et tous les parens ont été massacrés
, la douleur m'empêche de vous raconter ce qui s'est
passé ............ Un cri s'élève : les Eduens prient Litavicus
de pourvoir à leur sûreté : comme si , reprend- il , il
y avait à délibérer , et que ce ne fût pas une nécessité de
marcher à Gergovia pour nous joindre aux Arvernes !
(4) Guerres des Gaules , liv. 4.
(5) Ibid. liv. 7.
OCTOBRE 1809. 345
Doutons nous qu'après ce premier forfait , les Romains
ne soient en chemin pour nous exterminer ? Si donc il
nous reste quelqu'énergie , vengeons la mort de ceux
qu'on a si indignement assassinés , en nous défaisant de
ces brigands . » Malheureusement , comme on voit , cette
fin est gâtée par trois consonnances nasales , et de plus
l'apposition marquée par le gérondif, et le verbe faible
se défaire , la rendent traînante . Et massacrons ces brigands
eût rendu d'une manière plus ferme atque hos
latrones interficiamus .
Le discours par lequel Critognat exhorte les Arvernes
à se défendre courageusement dans Alésia (6) est trop
long pour que l'on puisse le rapporter en entier . En voici
seulement la fin . Elle donnera en même tems une idée
de la manière du traducteur , et de la valeur féroce et
désespérée des peuples que César avait à combattre .
« Quelle est donc mon opinion? c'est de faire ce que
firent nos ancêtres dans la guerre bien différente des
Cimbres et des Teutons : réfugiés dans leurs villes , réduits
à la même disette , ils soutinrent leur existence avec les
corps de ceux que l'âge rendait inhabiles à la guerre , et
ne se livrèrent pas à l'ennemi . Et si nous n'avions pas
cet exemple , je croirais bien beau de le donner aujourd'hui
pour la liberté , de le transmettre à nos neveux.
Carquelle guerre fut pareille à celle-ci ? Si les Cimbres
ravagèrent la Gaule et lui causèrent de grands maux , ils
en sortirent enfin et passèrent en d'autres pays ...
Mais les Romains , dominés par la jalousie , que prétendent-
ils , que veulent-ils autre chose que de soumettre à
un joug éternel des peuples que la renommée disait
illustres et belliqueux , et de se fixer dans nos campagnes
et dans nos villes ? Car ils n'ont jamais eu d'autre but
dans leurs guerres ; et si vous ignorez ce qui se passe
chez les nations éloignées , considérez la Gaule qui vous
avoisine ; son droit et ses lois sont changés , la hache la
menace , et réduite en province , elle gémit dans une
servitude sans terme . »
S'il faut rendre raison de ce qui est marqué ici en
(6) Guerres des Gaules , liv. 7.
346 MERCURE DE FRANCE ,
italique , bien beau est une expression bien faible , pour
ce beau mot pulcherrimum qui joint au verbejudicarem
termine si noblement et si harmonieusement la phrase
latine : Cujus rei exemplum si non haberemus , tamen
libertatis caussa institui et posteris prodi pulcherrimum
judicarem . Si l'on compare à cette fin celle de la phrase
française , de le transmettre à nos neveux , on sera tout
aussi pèu content du parallèle.
Le mot car est répété à trop peu de distance. Quoique
le nam des latins ne leur fût pas aussi désagréable , on
voit cependant que dans le texte , nam est employé la
première fois et enim la seconde. Cette variété nous
manque , il est vrai , comme beaucoup d'autres ; mais
on pouvait y suppléer .
Les points qui séparent ces mots , en d'autres pays , de
ceux-ci , mais les Romains , etc. , ne sont point dans la
traduction ; mais ils marquent ici une omission bien
forte du traducteur . Depopulata Gallia , dit le texte ,
magnâque illatâ calamitate , Cimbri finibus nostris aliquando
excesserunt , atque alias terras petierunt : jura ,
leges , agros , libertatem nobis reliquerunt . Romani
vero , etc. Ce membre de phrase , jura , leges , agros ,
libertatem nobis reliquerunt , est passé tout entier ; et
pourtant c'est sur cela même que porte la réflexion de
l'orateur . Les Cimbres nous laissèrent nos lois , nos
terres , notre liberté : les Romains , que veulent-ils ?
s'établir , se fixer dans nos champs , dans nos villes ,
nous réduire pour toujours en esclavage. Romani vero
quid petunt aliud , aut quid volunt , nisi invidia adducti ,
quos famâ nobiles potentesque bello cognoverunt , horum
in agris civitatibusque considere , atque his æternam injungere
servitutem ? Cette dernière partie de la période
n'est pas non plus traduite commé elle pourrait l'être .
La fin sur-tout ne présente pas la dernière dans le français
comme dans le latin , cette idée , la plus terrible
pour un peuple libre , la perte de sa liberté et une éternelle
servitude .
Enfin ces mots , dominés par lajalousie , ne sont point
placés dans la phrase où ils devraient l'être , et quatre
que de suite y font un très-mauvais effet : ce serait bien
OCTOBRE 1809 . 347
assez de deux. Je soumets , sauf correction , à M. de
Botidoux cette autre traduction de la période entière .
<<Les Cimbres , après avoir dévasté la Gaule et y avoir
causé de grands malheurs , s'éloignèrent enfin de nos
contrées et se jetèrent sur d'autres pays ; ils nous laissèrent
nos droits , nos lois , nos champs , notre liberté :
mais les Romains , que prétendent- ils ? excités par l'envie
contre un peuple dont ils connaissaient la haute renommée
et la force guerrière , que veulent-ils autre chose
que s'établir dans ses champs , dans ses villes , et lui
imposer un esclavage éternel ? »
Terminons par un passage où le traducteur a su ,
comme dans presque tous ceux du même genre , conserver
la franchise militaire qui règne dans l'original,
et où il a pris en finissant une licence qui paraît heureuse
, sans que nous osions cependant l'approuver : c'est
ce qui nous a fait choisir cet exemple entre tous les
autres.
Dans la guerre d'Espagne , lorsque Pompée n'est plus ,
un de ses lieutenans vient trouver César et lui dit : « Que
n'a-t-il plu aux immortels (7) que je servisse sous toi
plutôt que sous Pompée , et que je signalasse ma valeur
et ma fidélité comme compagnon de tes victoires et non
de ses malheurs ! mais puisque sa funeste renommée nous
a réduits à ce point que nous , qui n'avons point eu part
à ses premiers succès , mais seulement à ses derniers désastres
, nous citoyens romains , témoins de l'état déplorable
de notre patrie , nous sommes aujourd'hui sans
ressource et regardés comme ennemis : après avoir soutenu
tant d'assauts de tes légions , exposés de jour et
de nuit dans nos ouvrages , au glaive et aux traits de tes
soldats , abandonnés par Pompée (8) , vaincus , domptés
par ta valeur , nous avons recours à ta clémence : et nous
te prions d'être pour des citoyens qui se rendent , tel que
(7) Pourquoi ne pas mettre aux Dieux immortels , comme dans le
texte : Dii immortales ? C'est une sorte de pléonasme qui a de la
dignité .
(3) Cnoeus , fils du grand Pompée.
348 MERCURE DE FRANCE ,
tu fus pour des étrangers .- Je serai le même , répondit
César . »
1
,
Cette fin offre dans le latin une de ces répétitions fréquentes
chez les anciens et qui ont peu de grâce chez
nous . Petimusque ut qualem te gentibus præstitisti ,
similem te in civium deditione præstes . Qualem , ait
gentibus me præstiti , similem in civium deditione præstabo
. Le traducteur a substitué à cette répétition une
réponse plus courte , et qui pour nous autres modernes
paraît avoir plus de grandeur : je serai le même, répondit
César . Cependant ces mots ainsi répétés étaient chez les
Romains la formule des stipulations , ce qui donne ici
aux paroles de César toute la force d'un engagement : il
n'est donc pas bien sûr que , comme en traduisant un
ancien , il s'agit des moeurs antiques et non pas de nos
moeurs , cette même répétition ne fût pas préférable en
français , et n'eût pas même une grâce particulière et en
quelque sorte locale . « Je serai , répondit César , pour
des citoyens qui se rendent , tels que je fus pour des
étrangers . » J'ajouterai que cette réponse est en effet
dans le latin placé ici à côté de la traduction ; mais que
l'ayant cherchée dans le Jules César d'Elzevir , 1635 (9) ,
le seul que j'aie avec moi à la campagne, j'ai reconnu
qu'elle n'y est pas .
On voit par tous ces exemples que la traduction dę
M. de Botidoux se fait lire avec intérêt , et qu'à quelques
endroits près elle est généralement fidelle. Les notes
qu'il y a jointes à la fin de chaque livre sont en petit
nombre , mais suffisent avec les précis dont on a parlé
pour répandre sur cette lecture toute la clarté nécessaire,
et pour donner une idée exacte de toute la carrière politique
et militaire de César. Six cartes distribuées dans les
cinqvolumes et très-nettement exécutées d'après d'Anville,
aident à suivre les détails des marches et des campagnes .
Des tables chronologiques de la guerre des Gaules et de
la guerre civile , tirées des meilleures sources , achèvent
d'aider la mémoire et de fixer les faits dans l'esprit .
Chaque volume contient de plus une table des matières ,
(9) Page 486.
OCTOBRE 1809. 349
et le dernier une table générale qui renvoie aux tables
particulières .
Enfin chaque volume a aussi son errata , précaution
devenue de jour enjour plus nécessaire , et dont la plupart
du tems on se dispense, même lorsqu'on en aurait le
plus de besoin. Il est vrai que ces errata , sur-tout pour
la partie du texte , n'indiquent pas toutes les fautes . Ils
marquent cependant un soin et un respect pour le public
dont on doit savoir gré au traducteur et à l'éditeur .
GINGUENÉ .
NOUVELLES OBSERVATIONS SUR BOILEAU , à l'usage des
jeunes étudians en littérature , et des étrangers qui
veulent apprendre la langue française ; précédées d'un
essai sur ce sujet : Combien la critique amère est nuisible
au progrès des talens ; et suivies de l'éloge de
Jules -César Scaliger , par M. MERMET , censeur des
études au Lycée de Moulins .
Iz y a quelque disparate dans les trois sujets que
M. Mermet a traités , et qu'il n'a sans doute ainsi réunis
qu'en vidant son porte-feuille pour former un volume
d'une grosseur raisonnable . Devait-on s'attendre , en
effet , à trouver un commentateur de Boileau , un admirateur
, un panégyriste de Scaliger , le plus emporté et le
plus amer des critiques dans un homme qui s'élève vivement
et longuement sur-tout , non-seulement contre la
critique amère , mais contre toute espèce de critique ,
puisqu'il la soumet à des règles qui , comme nous le verrons
bientôt , la détruiraient infailliblement , ou , ce qui
est la même chose , la convertiraient en un commerce
d'adulation , sans doute assez agréable aux auteurs ,
mais aussi préjudiciable à l'art qu'insipide pour les lecteurs
? Il faut l'avouer , ce n'est point ainsi qu'avait conçu
la critique des mauvais auteurs et des mauvais ouvrages
Boileau commenté par M. Mermet ; cela lui est même
assez durement reproché par M. Mermet orateur , qui ,
dans son discours , prend vivement la cause de Pradon
et de Chapelain contre Boileau : et si M, Mermet com350
MERCURE DE FRANCE ,
mentateur abandonne Chapelain , et fait même un
mérite à Boileau d'avoir détruit la réputation usurpée de
l'auteur de la Pucelle , on voit bien qu'il n'abandonne
pas pour cela ses principes , et c'est là , sans doute , ce
qui le rend si souvent injuste envers le grand poëte qu'il
commente . Ce n'est pas qu'il ne le loue beaucoup ; mais
c'est lorsqu'il ne parle pas d'après lui , lorsqu'il copie
Jes autres . heureusement M. Mermet copie souvent. Il
loue aussi quelquefois lorsqu'il pense par lui-même , et
on s'en aperçoit à la tournure des éloges ; par exemple ,
il dit : « Boileau est grand versificateur ; quelquefois
poëte et bon poëte , etc. » Mais le plus souvent il reprend ,
il blâme , il censure , il critique même amèrement ; s'il
faut l'en croire , dans une de ses épîtres le poëte ne dit
que des pauvretés et des misères; et quelle est cette épître
si misérable ? C'est celle dans laquelle Boileau célèbre
si magnifiquement le passage du Rhin. M. Mermet fait
bien plus encore que de critiquer les vers de Boileau ;
quelquefois il les refait , en cela néanmoins plus circonspect
qu'un autre professeur d'un Lycée de province
, qui s'avisa , il y a quelques années , de refaire
presque tout l'Art poétique : singulière audace dont je
crus devoir faire justice dans le tems par une critique
assez amère .
Je ne traiterai pas aussi mal M. Mermet : il n'est pas
tout-à-fait aussi coupable , et je voudrais le réconcilier
un peu , s'il est possible , avec la critique ; mais je ne
puis cependant pousser la complaisance jusqu'à adopter
les règles qu'il prescrit. S'il faut l'en croire, « le critique
>> ne s'est renfermé dans les justes bornes que lorsqu'on
>> peut lui dire : Osez montrer votre ouvrage à celui même
» que vous critiquez . » Assurément M. Mermet, qui suppose
tant de mauvaises qualités et sur-tout un si grand
fonds de malignité aux critiques , en suppose de bien
bonnes et sur-tout un grand. fonds de modestie aux
auteurs . Quel est celui d'entr'eux qui a jamais approuvé
la censure la plus juste et la mieux fondée de ses ouvrages
? Quel est celui qui ne s'écrie pas que l'endroit
critiqué est justement ce qu'il a fait de mieux ? Que
M. Mermet me permette de lui citer des vers que tout le
OCTOBRE 1809 . 351
monde connaît, qu'il doit connaître mieux que personne,
puisqu'il a commenté Boileau , et dont il aurait dû approuver
en même tems et le tour parfait et le sens exquis ,
ce qui l'aurait détourné d'établir sa règle de critique.
J'observerai seulement que ce que Boileau dit des poëtes
s'applique également bien aux écrivains en prose :
,
Mais souvent sur ses vers un auteur intraitable
Ales protéger tous se croit intéressé
Et d'abord prend en main le droit de l'offensé .
De ce vers , direz-vous , l'expression est basse .
Ah ! Monsieur , pour ce vers je vous demande grace ,
Répondra-t-il d'abord. Ce mot me semble froid ,
Je le retrancherais . C'est le plus bel endroit !
Ce tour ne me plaît pas . -Tout le monde l'admire .
Ainsi toujours constant à ne se point dédire ,
Qu'un mot dans son ouvrage ait paru vous blesser ,
C'est un titre chez lui pour ne point l'effacer .
Cependant à l'entendre il chérit la critique , etc.
L
Apeine les auteurs sont-ils contens des éloges qu'on
leur donne , ils en trouvent toujours la mesure trop faible
, et l'on connaît la lettre de l'un d'eux à un critique
qui croyait avoir passé toutes les bornes de l'indulgence
et de la complaisance : « Vous m'avez , sans doute , beau-
>>coup loué dans votre premier article , mais de grace
> louez-moi davantage encore dans le second . >>>
La seconde règle de critique prescrite par M. Mermet,
n'est pas de son invention ; elle est fort ancienne , elle a
été souvent reproduite , et elle n'est pas meilleure pour
cela. « Le meilleur parti à prendre , dit-il , sur-tout dans
>> les ouvrages de goût et de sentiment , serait de ne cri-
>>tiquer qu'en essayant de mieux faire . Mais si cette ma-
>> nière de critiquer , ajoute-t-il fièrement , n'est pas à la
>> portée de tous ceux qui s'arrogent le droit d'exercer la
>> critique , que du moins cette réflexion , en leur faisant
>> sentir leur propre impuissance , les rende plus modé-
>> rés et plus justes dans l'examen des ouvrages d'autrui. »
Faudra- t- il détruire encore cette prétendue règle de critique
? Faudra-t-il dire encore qu'exiger d'un critique
que chaque fois qu'il juge un ouvrage , il commence par
en composerun meilleur , et par prouver ainsi qu'il peut
352 MERCURE DE FRANCE ,
mieux faire , ce serait exiger une chose souvent bien
inutile et quelquefois bien injuste : bien inutile , parce
que le plus souvent il n'aurait pas prouvé grand'chose ,
en prouvant cela ; bien injuste , parce qu'il est évident
qu'on peut très-bien juger du style , du plan , de l'intérêt
et de l'exécution d'un poëme , d'une tragédie , de tout
ouvrage qui suppose de grands talens et un heureux
génie , sans avoir le génie et les talens nécessaires pour
en produire de pareils . On a même remarqué , et avec
quelque raison , que ce ne sont pas les auteurs de profession
qui sont les meilleurs juges ; ils ont nécessairement
plus de prévention ; leur amour propre leur donne
plus souvent le change ; leur propre intérêt les aveugle ;
ils se prennent même sans s'en apercevoir pour modèles ;
ils regardent leurs ouvrages comme des types ; ils font des
poétiques à leur usage. Voilà ce qu'on a répondu cent
fois à cette objection qu'on n'a cessé de reproduire depuis
son inventeur , le faiseur de sonnet Oronte qui , comme
M. Mermet , dit aussi avec quelque hauteur au Misanthrope
:
Je voudrais bien pour voir , que de votre manière ,
Vous en composassiez sur la même matière.
Et l'excellente réponse du Misanthropen'a point empêché
qu'on ait cent fois renouvellé la sotte objection d'Oronte
, quoique cette réponse s'applique presque toujours
parfaitementà ceux qui renouvellent l'objection .
Je crois donc pouvoir dire mon sentiment sur le discours
de M. Mermet , sans me donner la peine de commencer
par faire moi-même un discours contre la critique
amère , afin d'essayer de réussir mieux que lui ,
et de me donner ainsi le droit de le juger. Il serait possible
, sans contredit , que je réussisse plus mal , et que
je fisse un plus mauvais discours ; mais cela ne m'empêche
pas de dire avec une pleine conviction , et une
suffisante connaissance de cause , que le sien n'est pas
très-bon . L'académie de Montauban , à qui sans doute
il l'avait envoyé (car ce n'est que pour plaire à une
académie de province , que l'on peut ainsi perdre son
tems) , ne l'a pas jugé plus favorablement ; elle lui a au
moins
1
OCTOBRE 1809 . 353
moins préféré deux discours : l'un auquel elle a donnéLA
SEL
le prix , quoiqu'il fût bien médiocre , et l'autre auquel
elle a accordé un accessit , qnoiqu'il fût bien mauvais .
Je suis même un peu étonné de cette double préférence
: il est vrai que si l'académie eût préféré M. Mermet
, je ne serais guères moins étonné , et , comme dit
Rivarol dans une pareille circonstance , Garo voulait
d'abord que la citrouille fût dessus et le gland dessous
mais il finit par louer Dieu de toutes choses . Cependant
je trouve que le discours de M. Mermet est plus nourri ,
qu'il supposse plus de connaissances , plus de réflexion ,
plus de maturité ; mais il ne suppose ni plus d'habitude
d'écrire , ni plus de talens ; le style en est sec , sans mouvement,
sans grace , sans imagination , quelquefois même
sans correction , ce qui est fâcheux pour un écrivain
quí annonce ses ouvrages comme devant être utiles aux
étrangers qui veulent apprendre la langue française . Ses
idées sont , dans plus d'un endroit , décousues et incohérentes
; ses métaphores et ses images sonttrop souvent puisées
dans la mythologie. Quant aux lieux communs dont
son discours est rempli , il faut s'en prendre au sujet du
discours , et à l'académie qui le proposa. On sent bien qu'il
roule presque en entier sur le découragement que produit
la critique ; et s'il faut en croire M. Mermet , ce sont les
sarcasmes que Boileau prodigua à la Pucelle de Chapelain
, qui ont découragé les poëtes épiques , et ont privé
la France d'un beau poëme sur le même sujet. Quelle
supposition ! hélas ! non , ce ne sont pas les auteurs qui
sont découragés ; on le voità la quantité de mauvaises productions
qui s'amoncèlent chaque jour. Ce sont les
critiques chargés de les lire , et quand M. Mermet peint
les critiques cherchant des fautes dans les livres qu'ils
lisent , et pleurant de ne pasy en trouver ; lorsqu'il leur
applique ce qu'Ovide dit de l'envie ,
Vixque tenet lacrymas , quia nil lacrymabile cernit ,
il devrait au moins ajouter qu'ils n'ont pas souvent à
pleurer , et que dans ce genre ils ont beaucoup de
consolation.
M. Mermet fait ensuite une lamentable histoire des
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
maux qu'ont produits les querelles littéraires , et , remontant
un peu haut , il met aunombre de ces querelles
celle qui éclata entre Eschine et Démosthène : il pouvait
sans doute y avoir de la jalousie entre ces deux rivaux
d'éloquence et de gloire ; mais l'origine de leurs débats
iut purement politique , la critique et les lettres n'y
eurent aucune part ; on peut même dire qu'elles eurent
à s'en applaudir et qu'elles en recueillirent le fruit le plus
précieux , puisqu'elles durent à cette rivalité et à ces dissentions
un des plus beaux discours qui existent : la
harangue de la couronne.
Il semble que les opinions de M. Mermet soient déterminées
par les questions que proposent les académies
de province . L'académie de Montauban avait proposé
un discours contre la critique amère , et M. Mermet
s'éleva contre la critique amère ; l'académie d'Agen proposa
l'éloge du plus amer des critiques , de Scaliger , et
M. Mermet fit l'éloge de Scaliger. Il est vrai qu'il se tait ,
ou , comme il le dit lui-même , il tire le rideau sur les
emportemens furieux de ce redoutable érudit , et sur les
injures atroces qu'il vomit contre tous ses adversaires ;
et il eut pour adversaires tous les hommes célèbres de
son tems , Cardan , Erasme , Dolet , Scioppius , etc. il se
fit une loi de contredire tout le monde , et on lui appliqua
de son tems ce que les Grecs disaient de ceux qui
avaient cette démangeaison : ἀμετριάτης ἀνθόλκης . Tout prétexte
lui était bon pour cela. Cardan avait avancé dans
un de ses ouvrages que le perroquet était un fort bel
oiseau . Voilà aussitôt Scaliger qui prend la plume et
accable Cardan de railleries , d'injures et de citations
pour lui prouver que le perroquet est une fort vilaine
bête . Il y avait sans doute quelques erreurs un peu plus
importantes dans l'ouvrage de Cardan; mais il les avait
corrigées pour la plupart dans une seconde édition ;
Scaliger ne voulut point lire cette seconde édition , afin
de pouvoir toujours se prévaloir des fautes qui étaient
dans la première , et il les reprit avec autant de hauteur ,
d'aigreur et de violence que si Cardan ne les avait pas
déjà reconnues et corrigées lui-même . Enfin aussi gonflé
d'amour- propre que de colère , il s'imagina que sa criOCTOBRE
1809 . 355
1
tique avait tué le pauvre Cardan, et triomphant alors
avec une modération affectée , et pleine d'une hypocrite
sensibilité , il témoigna dans une de ses préfaces un
regret extrême d'avoir remporté une victoire qui coûtait
la perte d'un si grand homme à la république des lettres .
Remarquez que Cardan n'était point tué du tout, et qu'il
survécut de quinze ou vingt ans à Scaliger.
Scaliger était un grand admirateur de Cicéron ; Erasme
était un trop habile homme pour ne pas l'admirer beaucoup
aussi ; mais il blamait l'admiration exclusive de
ceux qu'il appelle Cicéroniens , et qui ne reconnaissent
dans la prose latine d'autre style , d'autres expressions ,
d'autres tours que ceux dont les écrits de Cicéron leur
offrent des exemples et des modèles . Scaliger qui était
du nombre de ces exclusifs , traite Erasme d'ivrogne ;
il rappelle le tems où ce savant homme était correcteur
d'imprimerie chez Alde Manuce , et lui reproche d'avoir
laissé échapper beaucoup de fautes que l'ivresse l'empêchait
de remarquer : Nonne errores eos qui tum in iis
libris legebantur , haud tam erant librariorum atramento
quàm tuo confecti vino ? Haud tam illorum somnum
olebant quàm tuam exhalabant crapulam ? On demanderait
volontiers , dit un ancien et célèbre critique , en
voyant toutes les tempêtes que Scaliger a excitées , si
Erasme n'est point quelque scélérat qui ait mérité la roue .
Utrum
Minxerit in patrios cineres , an triste bidental
Moverit incertus .
i
Scaliger brûlait de s'attirer une réponse d'Érasme , afin
d'engager une querelle avec un homme d'une aussi haute
réputation , et d'un si grand mérite. Mais Erasme l'attrapa
bien , il ne lui répondit pas , et Scaliger répondit
même à ce silence ; car on ne savait comment s'y prendre
pour éviter ses invectives . Dolet en fit l'expérience ; il
avaitpris parti contre les Cicéroniens , contre Erasme et
pour Scaliger , et cependant Scaliger trouva cela trèsmauvais
. Il lui sembla que Dolet avait voulu lui ravir la
gloire de combattre seul , de remporter seul la victoire ;
qu'il avait cru la cause mal soutenue , et qu'il avait voulu
1
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ,
s'adjoindre comme un auxiliaire utile qui peut- être la
défendrait mieux. Dès-lors Dolet fut accablé d'injures .
Scaliger appelle ses discours latrationes ; ses poésies ,
colluviones atque latrinæ il l'appelle lui- même poeticum
excrementum . Le malheureux Dolet fut brûlé vif pour
cause d'athéisme . Scaliger le raille jusque sur son bûcher,
et fait un jeu de mots du genre affreux de son supplice.
La flamme , dit-il , ne l'a pas purifié , mais il a souillé la
flamme : Flamma eum non puriorem efficit , ipse potius
flammam efficit impuriorem . La raison que j'ai donnée
de cette haine atroce paraît incroyable ; cependant ce
n'est pas la première fois qu'un auteur a vu de mauvais
oeil un autre écrivain embrasser les mêmes sentimens ,
et soutenir les mêmes opinions ; et nous lisons dans Diogène
Laërte , que Xénophon , pour avoir traité les mêmes
sujets que Platon , fut regardé , pour ainsi dire , conime
son ennemi : Videtur Xenophon haudquaquam in Platonem
amico fuisse animo ; nam veluti contentionis studio ,
similia scripsere , symposium, defensionem Socratis , commentaria
moralia .
Je ne parlerai point des querelles de Scaliger et de
Scioppius ; qu'il suffise de dire que dans ce débat scandaleux
, la brutalité des invectives fut portée beaucoup
plus loin que dans touslesautres , etqueles mères , les femmes
, les soeurs des parties contendantes y furent enveloppées
, et qualifiées de la manière la moins douce et la
moins polie . Tel est l'homme dont l'ennemi de la critique
amère a entrepris l'éloge. Il est vrai qu'il a passé sous
silence cette partie de son histoire littéraire ; il ne parle
que des services que son héros a rendus à l'érudition et
aux lettres ; d'où M. Mermet passe à un beau lieu commun
sur les bienfaits de la science , et sur la reconnaissance
que nous devons aux savans qui nous ont tout appris
, selon lui , même l'art de monter à cheval et les
moyens de dompter un coursier. Cela pourrait être contesté
, et je crois qu'en général les savans seraient et ont
été de tout tems de fort mauvais maîtres d'équitation .
Le principal ouvrage de Scaliger est sa Poétique ;M.
Mermet en donne une analyse qui prouve que Scaliger
amêlé à quelques idées saines et profondes une foute
OCTOBRE 1809. 1 357
d'idées bizarres , ridicules , et d'observations dictées
plutôt par l'astrologie que par la saine raison. Mais ce
qui doit étonner , c'est la délicatesse du style de Scali-
'ger dans quelques-unes de ses lettres . Il en écrit une
pleine de noblesse et de grâce à Constance de Rangon ,
dont il se montra toute sa vie très-épris . Dans une autre ,
il soumet un de ses ouvrages à Diane de Poitiers , la prie
de lui en dire son sentiment , l'assure que si elle n'en est
pas contente , on s'empressera de le réformer ; car
ajoute-t- il galamment , tous les savans sont à vos ordres
comme tous les chevaliers . Il faut avouer qu'on ne s'attendait
pas à ce langage gracieux et poli dans la bouche
de Scaliger ; nous avons cité des échantillons de son style
d'une couleur un peu différente .
,
Je n'ai encore parlé que des accessoires ajoutés par
M. Mermet à son livre pour le grossir un peu . Je parlerai
, dans un second article du fonds même de l'ouvrage
, et du principal , qui est le commentaire sur Boileau
. Peut-être m'accusera-t- on d'insister trop sur l'ouvrage
de M. Mermet , mais voici mon excuse : il est des
livres qui méritent qu'on s'y arrête non par la manière
dont ils sont faits , mais par les questions qui y sont
traitées ; non par leur mérite réel , mais par celui dont
ils sont susceptibles ; non par l'intérêt qu'ils ont , mais
par celui qu'ils pourraient avoir .
,
BÉVUES LITTÉRAIRES .
F.
Un pareil sujet pourrait aisément fournir un volume : si
quelqu'un était tenté de l'entreprendre , il trouverait dans
cet article , extrait de différens ouvrages , quelques anecdotes
dont il pourrait faire son profit .
-Quand le Dante publia son poëme ou plutôt sa comédie
de l'Enfer , telle était la crédulité de son siècle et de sa nation
, que le récit qu'il fait de sa descente aux Enfers , passa
quelque tems pour une vérité incontestable .
-La publication de l' Utopie de sirThomas Morus, donna
lieu à une plaisante méprise . Dans ce roman politique , il
est question d'une république parfaite et conséquemment
idéale, que l'auteur suppose exister dans une île d'Amérique
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
:
nouvellement découverte : comme ce siècle (continueGranger
qui rapporte cette circonstance dans son Voyage d'Egypte
) , était celui des grandes découvertes maritimes , le
savant Budée et plusieurs autres prirent au pied de la
lettre , la narration de Morus , etpropossèèrreenntt lleeplus
sement du monde , qu'on envoyât des missionnaires dans
cette île , pour en convertir les sages habitans .
sérieu-
-L'Hermippus redivivus du docteur Campbell (cette ingénieuse
plaisanterie dirigée contre la philosophie hermétique
et la médecine universelle ) , ne fut pas accueillie dans le
principe , avec moins de crédulité. L'ironie dans cet ouvrage
est cachée sous des formes si sévères , sous un voile si
épais d'érudition , que les hommes les plus habiles de ce
tems-là furent les premiers à s'y laisser prendre , et à propager
la découverte du docteur Campbell sur l'art de prolonger
la vie en aspirant l'haleine d'unejeunefillé (1) . Un
médecin célèbre , qui lui-même avait composé un traité
d'hygiène , fut si frappé des avantages de cette méthode ,
qu'il alla se loger dans une école de demoiselles , pour
suivre plus à son aise le régime indiqué. Cet admirable spécifique
s'accréditait de jour en jour , au point de faire
naître des inquiétudes sur l'empressement que l'on mettait
à se le procurer , lorsque le docteur Campbell alarmé luimême
de ses succès , fit un aveu public qui ne laissa plus
de doute sur ses véritables intentions .
-Palavicini , dans son Histoire du Concile de Trente ,
décore généreusement M. de Lansac , ambassadeur de
Charles IX, de l'ordre du St.-Eprit, qui ne fut institué que
dans le règne suivant . L'historien Surita , dans un ouvrage
intitulé : Anales de la Corona de Aragon , nomme avec
éloge, comme s'étant signalés dans les batailles qu'il décrit ,
plusieurs personnages qui n'y ontjamais assisté , mais dont
ilvoulait flatter les descendans .
- Ferdinand Sabiani , auteur d'un éloge du savant prélat
Ciampini , cite comme autorité , quelques passages d'un
ouvrage français , et comme la première page du titre de ce
livre se termine par ces mots , Enrichi de deux listes , il se
figure que ce sont les noms de l'auteur du voyage, et s'ap-
(1) Ne rions pas trop haut des contemporains du docteur anglais, et
n'oublions pas que nous avons traité tout aussi gravemeenntt laMégalanthropogénésie
, l'art de procréer les sexes à volonté , la Cranologie ,
la Mnémonique , etc. , etc.
OCTOBRE 1809 . 359
:
plauditbeaucoup de trouver dans M. Enrichi de deux listes ,
un si juste appréciateur du mérite d'un savant étranger.
-Les abréviateurs de la Bibliothèque de Gesner nous apprennent
que le roman d'Amadis est d'un certain acuerdo
olvido , ne se doutant pas que ces deux mots espagnols ,
qui signifient souvenir et oubli , sont l'épigraphe de l'ouvrage
original,
-Le médecin français d'Aquin , dans un mémoire sur
la préparation du quinquina , prend le mot mantissa ( titre
de l'appendice de l'histoire des Plantes de Johntson) , pour
celui d'an auteur si peu connu , ajoute-t-il , qu'il n'a pu
découvrir de lui que son nom .
-Les fameux vers de Virgile commençant par ces mots ,
Excudent alii, etc. prouvent, suivant lord Bolingbroke , que
l'auteur de l'Enéide assignait , en fait d'histoire , une grande
supériorité aux Romains sur les Grecs ; en d'autres mots
que Virgile préférait Tite-Live et Tacite aux historiens
grecs ; mais le poëte romain était mort avant que Tite-Live
eût écrit son histoire et que Tacite fût né .
-Le moine allemand Romberg , compilateur d'une histoire
ecclésiastique , fait du poëte italien Guarini un écrivain
sacré , sur la foi du titre de la célèbre pastorale ilPastor
fido (le Pasteur fidèle ) , où le bon père ne doute pas
qu'il ne soit question de quelqu'évêque ou de quelque curé
d'une piété exemplaire .
-Une des bévues les plus grossières des tems modernes ,
est celle de Gilbert Wakefield dans son édition de Pope ,
lequel prend pour une composition sérieuse cette pièce de
vers si connue : Chanson par une personne de qualité , dont
le but est évidemment de tourner en ridicule l'enflure et
le galimathias de certains poëtes . Wakefield , dans un long
commentaire, se fatigue à prouver que ces vers de Pope
n'ont pas le sens commun eett qu'ils font le plus grand tort
'à sa réputation.....
-Prosper Marchand rapporte une plaisante méprise de
l'abbé Bizo , auteur de l'Histoire métallique de la République
batave . Ayant trouvé une médaille frappée à l'époque
où Pilippe II mit en mer l'Invincibile armada , sur laquelle
se trouvaient les effigies du roi d'Espagne , de l'empereur
et dupape , les yeux couverts d'un bandeau , et portant
pour inscription ce beau vers de Lucrèce ,
O cæcas hominum montes ! 6 pectoracæsa ,
,
330 MERCURE DE FRANCE ,
l'abbé , imbu de cette idée qu'une nation persécutée par le
pape et ses adhérens , n'avait pas dû leur épargner l'outrage
, et se méprenant sur l'effet produit par les extrémités
du bandeau qui s'élevait au-dessus de la tête des
personnages figurés dans cette médaille , s'imagina qu'on
leur avait donné des oreilles d'âne et les leur conserva
dans la gravure .
,
-Mabillon rapporte qu'une confrérie de pieux Espagnols
s'adressèrent au pape pour qu'il instituât un jour de fête en
l'honneur de S. VIAR, de l'existence duquel ils n'apportaient
d'autre preuve qu'une pierre où ce nom était gravé. Sa Sainteté
se préparait à acquiescer à leur demande , lorsqu'un
antiquaire prouva que ces lettres faisaient partie del'epitaphe
d'um ancien iinnssppeecctteeuur des routess,, et devaient se lire ainsi :
эробтарак PRÆFECTUS VIARUM.
-Maffey , dans sa comparaison des médailles avec les
inscriptions, releve une erreur de Spon , à peu près du
même genree.. Celui-ci trouvant cette inscription ,
}
MAXIME VI , CONSULE .
_prend ces deux lettres VI (qui ne sont que la contraction
de ces mots viro illustri ) pour l'expression d'un nombre ,
d'où résulte un étrange anachronisme.
-Pope , dans une note , à propos de son historiette intitulée
Measurefor Measure , nous apprend qu'il en a trouvé
le sujet dans les nouvelles de Cinthio , Dec. 8, Nov. 5 ,
c'est-à-dire , decade 8 , nouvelle 5. Le critique Warburton ,
dans son édition de Shakespear , écrit ainsi en toutes lettres
les abréviations de Pope : Décembre 8 , Novembre 5.
Un écrivain français traduit lẻ titre de la comédie de
Cibber,(love's last shift) : la dernière chemise de l'amour(2) .
Le traducteur français de lavie de Congrève , aunombre
des pièces de théâtre de cet auteur , cite l'Epouse du matin
(Morning Bride ) , au lieu de l'Epouse en deuil ( Mourning
Bride ). Un allemand a traduit la Femme Juge et Partie,
par une phrase qui signifie : La femme juge est partie (3) .
-On trouve dans les oeuvres du philosophe de Sans-
Souci ces deux vers :...

Qu'unmonarque absolu , par des arrêts très-sages ,
Proscrivant les moineaux qui pillent les villages , etc.
(2) Ce mot shift , en anglais , signifie , toutà la
chemise de femme .
(3) Die frau richterin ist abgereiset .
fois , stratagème et
OCTOBRE 1809 . 361
Le traducteur allemand , de ces moineaux a fait des
moines ( die mônche verbannt. )
-Pendant que le docteur Johnson travaillait à son Dictionnaire
, il fit mettre une nôte dans les Journaux , pour
s'informer de l'étymologie du mot anglais Curmudgeon .
Satisfait de l'explication qui lui fut envoyée , et pour faire
connaître la source d'où elle lui venait , il définit ainsi ce
mot dans son Dictionnaire . « Curmudgeon , manière vicieuse
de prononcer coeur méchant. Correspondant inconnu . »
Le grammairien Ash copie cette définition dans son Vocabulaire
, et la présente ainsi : Curmudgeon , du français
coeur , inconnu , et méchant , correspondant .
Un auteur allemand , M. Erman , a donné plusieurs
Mémoires à l'Académie de Berlin , sur les bévues imprimées
; il en a paru un extrait dans le 49º numéro des
Archives littéraires ; nous citerons les moins connues .
-L'abbéLebeuf, dans la description du siége de Lagni
par le duc de Bedfort , en 1401 , rapporte : « Qu'il y eut
cent douze pièces de canon lancées dans la ville en un
jour. M. Dulaure , dans sa Description de la France ,
relève deux fautes dans ce passage ; il fallait quatre cent
douze , au lieu de cent douze, et pierres de canon , au lieu
de pièces . Il suppose que c'est une faute d'impression ;
mais elle a donné lieu à une singulière méprise . L'auteur
du Dictionnaire historique de Paris et de ses environs , a
cru fermement qu'au lieu de boulets on avait lancé des
canons contre la ville. « M. l'abbé Lebeuf , dit-il , nous
apprend qu'on ne s'amusa pas à tirer des boulets contre la
place , mais qu'on y lança cent douze pièces de canon dans
unjour. "
2 -Boileau , dans sa belle Epître sur le passage du Rhin
parle d'une forteresse de Tholus : Il marche vers Tholus ,
et cette prétendue forteresse n'est qu'une maison de péage
en bas allemand , Toll-Huys , dont la prise n'exigeait pas
que le roi y marchât en personne .
-Il n'y a pas long-tems qu'une rivière d'Italie fut transformée
en une mesure de vin par un Journaliste allemand ;
il annonçait un ouvrage où l'auteur proposait des vues
pour régler le cours de la Brenta ( perla regolazione della
Brenta). Trompé par une expression en usage dans la
Lombardie , il fit de cet ouvrage un traité sur le réglement
des mesures,
1
362 MERCURE DE FRANCE ,
4
-Le savant Bernard , dans les Nouvelles dela République
des Lettres , a commis une bévue bien plus étrange. II
attribue l'ouvrage de Léibnitz sur la justice divine , à
M. Théodicée , qu'il nomme ainsi plusieurs fois dans son
Journal. Tout le monde sait que ce mot , tiré du gree ,
est le titre même de l'ouvrage du philosophe allemand , et
'qu'il en désigne le sujet.
-Voltaire cite quelque part une méprise assez plaisante
de Jean-Henri Meibom , physicien de Lubeck , passionné
pour la littérature ancienne : il lui tombe sous la main une
relation d'Italie où se trouvaient ces mots : Habemus hio
Petronium integrum quem vidi , meis oculis , non sine
admiratione . Nous avons ici ( à Bologne ) un Petrone
entier ; je l'ai vu de mes yeux , non sans admiration.
Meibom ne doute point qu'il ne s'agisse du poëte latin
et part sur le champ pour l'Italie ; il s'adresse au célèbre
Capponi , qui le conduit dans une église où le corps de
S. Pétrone était effectivement conservé en entier.
-G. Martin , dans son Catalogue de la Bibliothèque de
M. de Bose , a pris pourun nomd'homme le mot allemand
gedruckt qui signifie imprimé , et M. GEDRUCKT figure en
conséquence dans la Bibliographie de Debure, comme
éditeur des ouvrages de Servet.
-Le grammairien Terentianus Maurus est devenu, dans
une citationdu cardinal de Richelieu , le Maure de Térence,
et Philon de Byblos a été changé en Philon le libraire par
le traducteur du traité de la vérité de la religion chrétienne
, par Grotius. La Mothe le Vaver , en relevant cette
faute, en commet une autre, lorsqu'il fait naître Philon à
Biblis , ville des Milésiens en Carie , tandis qu'il était de
Byblos en Phénicie .
Parmi les fautes dont nous parlons , et qui ont échappé
aux auteurs les plus célèbres , on peut ranger celle du docte
Richard Simon , qui a pris Suria et Fritila , deux officiers
de l'armée des Goths , pour deux dames allemandes . Voltaire
reproche au Père Daniel d'avoir fait de l'abbé Martial
un abbe guerrier; et dans la traduction allemande du
Dictionnaire de Bayle , Juste-Lipse est devenu l'auteur
juste et impartial de Leipzig ( der gerechte Leipziger. )
Nous terminerons cet article , susceptible de nombreux
supplémens , par une bévue de Thomas Warton, relevée
par plusieurs auteurs anglais. Dans une vieille romance où
,
OCTOBRE 18og. 363
il est question d'un duel entre Richard Coeur-de-Lion et
Saladin , Warton trouve ce vers :
A Faucon brode in hande he bare , etc.
qu'il explique en représentant Saladin s'avançant au combat
un Faucon sur le point , en signe de mépris pour son adversaire
; il appuie sa conjecture d'un long commentaire , où
il met à contribution toutes les vieilles chroniques , les
vieilles peintures , et les vieilles tapisseries des tems féodaux,
qui lui fournissent la preuve que cet oiseau de proie
fesait alors nécessairement partie de l'équipage des chevaliers
: après ce débordement d'érudition , Ritson eut la
cruauté d'entrer en lice et de renverser d'un seul mot tous
les argumens de son confrère , en prouvant que le faucon
dont il s'agissait dans la romance était une arme de ce
tems-là , nommée fauchon par les Français , et bien préférable
à un oiseau dans un jour de duel.
VARIÉTÉS .
LES MALHEURS DE LA VIE.
( Lettre aux Rédacteurs .)
JOUY.
Iz y a quelque tems , Messieur , que je lisais ces mots
remarquables dans les oeuvres d'un philosophe célèbre :
C'est l'abus de nos facultés qui nous rend malheureux et
➤ méchans. Nos chagrins , nos soucis , nos peines nous
>> viennent de nous . Le mal moral est incontestablement
>> notre ouvrage , et le mal physique ne serait rien sans nos
" vices qui nous l'ont rendu sensible . "
: J'ai beaucoup de respect , Messieurs , pour l'ordre établi
par le nature ; je crois qu'elle est plus souvent bonne que
mauvaise, et qu'une partie de nos malheurs provient de nos
passions , de nos préjugés , de nos institutions ; mais j'ai
de la peine à me persuader , comme J.-J. Rousseau , que
nos chagrins , nos soucis , nos peines ne proviennent jamais
que de nous-mêmes . Je suis né avec un caractère assez
accommodant; je ne suis entaché ni d'ambition , ni de cupidité
, ni d'avarice , et j'ai toujours pris pour règle de ma
vie ces mots précieux d'Horace : Aurea mediocritas .
Néanmoins , Messieurs , ces paisibles dispositions ne m'ont
sauvé aucun des malheurs de ma vie. J'avais sept ans , et
1
.
364 MERCURE DE FRANCE ,
j'étais , à ce qu'on m'assure , un fort joli garçon , lorsque
l'horrible maladie connue sous le nom de petite-vérole vint
m'attaquer avec tant de fureur que jedevins l'enfant le plus
laid de mon quartier. Mes traits furent si cruellement déformés
et toute ma personne si mal traitée que j'en perdis
moi-même en partie l'affection de mes parens ; car vous savez
très-bién , Messieurs , que , quoique toutes les formes
soient égales dans l'ordre de la nature , on aime cependant
mieux un serin qu'un crapaud et un colibri qu'une araiguée
. Voilà donc un premier malheur , que l'on ne doit imputer
ni à moi ni aux autres ; car je remarquerai , MM. , que
le docteur Jenner n'avait pas encore découvert la vaccine, et
que l'inoculation était fort peu connue dans ma petite ville
province.Ainsi l'on ne peut pas même accusermes parens
de mon malheur. Quant au médecin qui me traita ,
c'était le plus habile du lieu; de sorte qu'on avait pris
toutes les précautions que la sagesse humaine pouvait prescrire
; et si j'ai le désavantage aujourd'hui de n'être guère
plus beau qu'Esope ou Roquelaure , ce n'est assurément la
faute de personne.
Quelque tems après , on m'envoya au collége. J'étais
d'un caractère craintif, timide et irrésolu , et quand j'essayais
d'accorder l'adjectif avec le substantif en genre ,
nombre et cas , comme le prescrit Despautère , j'avais toujours
peur d'oublier quelque chose , etje ne manquais jamais
derelire lapage demon rudiment qui avait rapport au thème
qu'on m'avait donné. J'employais en conscience tout ce
que j'avais d'attention et de sagacité pour satisfaire mon redoutable
Orbilius , et m'avancer d'une manière glorieuse
dans la langue des Cicéron , des Horace et des Tite-Live ;
mais il arrivait quelquefois que je me trompais. Tel mot
latin avait la désinence du féminin, et il était masculin ; tel
autre était irrégulier , et je ne connaissais pas encore toutes
les exceptions de la grammaire . Mon thème se trouvait alors
souillé de solécismes ou de barbarismes; mon impitoyable
maître tonnait de toute sa voix , s'enflammait de tout le feu
de sa colère , et levant sur moi son sceptre redoutable , me
faisait trembler jusque dans les profondeurs les plus reculées
de mon âme. Souvent même je n'en étais pas quitte
pour la peur, et le mal physique venait se joindre au mal
moral. Or , je vous le démande , Messieurs , ces deux maux
provenaient-ils de l'abus de mes facultés , comme l'assure
J.-J. Rousseau ? Etaient-ce mes vices qui me rendaient
sensibles les impressions de ce terrible instrument avec leOCTOBRE
1809. 365
1
quel on faisait expier à mon corps les torts de mon esprit ?
Voilà donc encore , Messieurs , des chagrins , des soucis ,
des peines , qui ne provenaient pas de mor; mais ces
épreuves n'étaient que le prélude de celles qui m'attendaient.
Unjour que j'étais à la promenade avec mes jeunes camarades
, un d'eux essaya de franchir un ruisseau. Le
maître était loin ; l'onde était profonde et rapide ; mon
étourdi manqua son coup , et je le vis plonger, disparaître ,
se remontrer , disparaître encore , et rouler dans les flots ,
prêt à passer sous la roue d'un moulin qui l'eût mis en
morceaux. Je savais nager; je m'élançai dans l'eau , le suivis
avec célérité et parvins à le saisir au moment où la roue
fatale allait terminer ses jours; mais en élevant moi-même
les bras pour le reporter sur le rivage , ceux de la machine
homicide m'atteignirent , me fracassèrent une épaule , et
ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que je regagnai moimême
le rivage. Un chirurgien, qu'on appela aussitôt, jugea
que pour me guérir , il fallait procéder à l'amputation. Je
vis sa main s'armer du scalpel et sentis le cruel instrument
pénétrer dans mes chairs; pendant deux mois j'éprouvai
des douleurs intolérables , et j'eus , comme Pélops , une
épaule de moins pour avoir écouté les sentimens de la pitié
et sauvé la vie à mon camarade . Etait-ce encore de mes vices
ou de l'abus de mes facultés que provenait ce malheur ?
Aumilieu de tous ces événemens ,je conservais laconstanc
de l'âme et la force du coeur; mais je sentais bien que pour
entrer dans le monde c'était une mauvaise recommandation
que d'être criblé de petite vérole et manchot. Il fallut pourtant
se présenter , à quelque condition que ce fût. Je cherchai
, comme Azor , à couvrir la difformité de mon corps
par les qualités de mon esprit. J'étais auprès des belles ,
tendre , empressé , soumis , affectueux; mais mon aspect
les glaçait presque toutes d'effroi : enfin ,j'eus le bonheur
de trouver une Zémire , et bientôt l'hymen alluma son
flambeau et nous enchaîna sous ses guirlandes . J'avais une
fortune honnête ; la jeune épouse qui consentait à unir
son sort au mien était jolie , douce , sensible , et tenait à une
famille aussi recommandable par son rang que par ses heureuses
qualités . Pendant sept ans , nos jours semblèrent
tissus d'or et de soie. Deux garçons et une fille provenus de
notre union , et beaux comme l'Amour , faisaient le charme
de notre vie. Deux riches métairies suffisaient abondamment
à l'entretien de ma maison; mes revenus étaient ac-
(
366 1

MERCURE DE FRANCE,
quittés ponctuellement ; mes terres , bien cultivées , me
promettaient une longue suite d'années heureuses et prospères
.
Un jour qu'une de mes fermières venait d'accoucher ,
son mari vint prier un de mes enfans de tenir le sien sur
les fonts de baptême ; une jolie personne , fille d'un de
nos amis les plus chers , devait être la marraine . La ferme
n'était qu'à peu de distance ; le ciel n'avait jamais brillé
d'un plus bel azur ; les zéphyrs semblaient avoir réuni leurs
haleines pour rafraîchir l'air et l'embaumer des parfums
des fleurs . Nous prîmes la résolution d'aller à pied à la
métairie . Nos enfans étaient dans l'ivresse de la joie , et se
disputaient le plaisir de porter les bouquets , les sucreries et
les cadeaux destinés à la fête. Nous n'étions plus qu'à
très-peu de distance , lorsque l'air se chargea tout à coup
de nuages noirs et orageux.Une pluie horrible , qui semblait
comme créée par un art magique , se précipitait en torrens
du haut des nues . Nous n'avions pour abri qu'un arbre
élevé et touffu , dont le front semblait atteindre la région
des tempêtes . Nous nous y réfugions aussitôt. Ma femme ,
mes enfans , se tenaient serrés autour de moi ; l'air était
embrasé d'éclairs , ébranlé par les coups du tonnerre. Depuis
long-tems aucun orage ne s'était annoncé d'une manière
aussi redoutable . L'eau commençait à couler de
chaque feuille du dôme qui nous couvrait , sans que la
foudre cessât de gronder. J'éprouvais moi-même un sentiment
de peine et de terreur , comme si j'eusse pressenti
mon malheur. Tout à coup la nue s'entrouvre avec un
horrible déchirement , une flamme impétueuse embrase
l'air autour de nous , frappe l'arbre qui nous couvre de son
ombrage hospitalier ; je me sens renversé par terre ; je
perds le sentiment et la connaissance ; je me réveille enfin ,
et le premier spectacle qui s'offre à mes yeux est celuide
ma femme , de deux de mes enfans étendus morts à mes
pieds ; l'autre respirait encore , j'essayai de le ranimer , il
sortit un instant comme d'un profond sommeil , jeta sur
moi un regard plein de tendresse , et refermant les yeux
aussitôt il s'endormit pour jamais .
Lemême coup de tonnerre avait porté la désolation dans
la ferme ; je vis ses toits embrasés , des tourbillons de feu
s'élever dans les airs ; j'entendis des cris douloureux retentir
de toutes parts ; mais je ne pouvais me détacher des
tristes objets que j'avais sous les yeux ; je les appelais de
leur nom , j'essayais de les ranimer ; la vie était à jamais
OCTOBRE 1809 .. 367
éteinte dans leurs veines . Moi-même je m'aperçus bientôt
que les carreaux du maître du tonnerre ne m'avaientpas
épargné. Je voulus marcher , et l'une de mes jambes , raccourcie
par le contact de la foudre , ne me prêta qu'un
service chancelant et incomplet ; ainsi je me trouvai , en
un instant , veuf , sans enfans , manchot et boiteux ; et
tout cela sans avoir abusé de mes facultés , sans avoir à me
reprocher mes passions et mes vices . Le lendemain j'appris
que la ferme était entiérement consumée ; que l'enfant que
nous devions baptiser avait été foudroyé dans son berceau';
que sa mère désespérée était tombée à la renverse et s'était
fendu la tête ; que l'eau avait gagné les étables et noyé
les troupeaux ; qu'un jeune fermier , en voulant se sauver
s'était noyé dans un fossé ; que les vignes avaient été déracinées
, les blés emportés ,les arbres fruitiers brisés , les
prairies inondées , et qu'il ne restait plus rien à cent malheureuses
familles qui habitaient cette funeste contrée .
J'ai fait , Messieurs , tout ce qui était en mon pouvoir
pour réparer tant de maux , et adoucir par la résignation
le sentiment de mes peines . Mais depuis ce tems , comme
si tous les malheurs devaient venir ensemble , j'ai perdu
le reste de ma fortune , que j'avais engagée pour un ami ;
une chute de cheval , en allant porter des secours à une
femme malheureuse , m'a privé d'un oeil , et je suis aujourd'hui
le plus difforme , le plus pauvre , le plus malheureux ,
et pourtant le plus honnête des hommes . Rapportez-vousena
l'opinion des grands philosophes ! ALETOPHILE .
SPECTACLES . -Opéra. - En voyant hier un très - jeune
Vestris , le quatrième du nom , débuter à l'Opéra, on a
pudire :
L'esprit de l'entrechat est dans cette famille ,
comme Perrin Dandin trouve l'esprit de contumace dans
celle de Chicanneau. Ce talent y est véritablement héréditaire
.
Vestris père , qui se laissait très-complaisamment nommer
le grand Vestris , qui dans un accès d'humeur gasconne
, plus encore que d'exagération italienne , comptait
trois grands hommes dans son siècle , et ne se plaçaiť
modestement qu'après Frédéric et Voltaire ; qui appelait
son fils le dieu de la danse , et disait que ce fils touchait
la terre par égard pour ses camarades , Vestris le père , le
368 MERCURE DE FRANCE ,
plus beau danseur qu'on ait pu voir , a emporté avec lui le
secret de la noblesse , des grâces sévères et de beaux développemens
de l'ancien genre français . Il n'a été égalé par
personne , et n'a été de loin imité que par un petit nombre ,
parce que son genre était le plus difficile de tous , et que
pour y exceller , il faut avant tout avoir reçu des dons naturels
dont la réunion est excessivement rare .
Vestris que nous possédons aujourd'hui , auquel de
dangereuses rivalités , et un moment d'ingratitude de la
part du parterre , ont rendu un feu nouveau , et presque
sa vigueur première , a eu raison de ne pas se borner au
genre de son père ; son talent était extraordinaire , il a dù
être universel. Héros , dieu , roi , berger antique , pâtre
moderne , Zéphyr ou Domingo , Cupidon ou Télémaque ,
il a emprunté successivement tous les traits; il a plu sous
tous les costumes : heureux , si , doué de moins de force ,
il n'eût pas mis à la mode les prodiges qui ne prouvent
qu'elle ! il a frayé lui-même la seule route où il pouvait être
atteint et bientôt surpassé . Dans le genre agréable , qui
veut de la verve , de la gaieté et de l'expression , il est resté
tout à fait hors ligne.
ArmandVestris avait donné de grandes espérances ; nous
ne savons quel génie ennemi de nos plaisirs nous a ravi
ce rejeton précieux : comme les Didelot, les Laborie , les
Henri , les Duport , il a été leverdes tributs hors de France ,
au risque d'y revenir après avoir négligé ou perdu la tradition
de la bonne école. Sans doute nous garderons plus
long-tems le jeune Charles Vestris : ses douze ans ne nous
laissent pas craindre de sitôt cette émigration dont nos danseurs
ont la manie. Son début a eu beaucoup de succès .
Gardel avait arrangé pour lui , dans la Caravanne , un petit
ballet fort agréable , où le débutant paraissait én quelque
sorte sous les ailes de son oncle , et sous les auspices de
Mm Gardel. Tous deux l'ont présenté au public ; ils ont
enhardi , accompagné ses premiers pas ; ces pas étaient
ingénieusement variés ; ils ont fait successivement paraître
le débutant dans presque tous les genres , et ont ainsi
multiplié ses débuts dès la première fois .
Pas
Voilà de quoi consolerde la perte d'un autre jeune danseur
, qui a mérité , sur les bords de la Garonne , le nom
de Zéphir de Bordeaux. Ce danseur est un terrible faiseur
de pirouettes . En ce genre , il a vaincu Petit , qui avait
vaincuDuport : pour le vaincre lui-même , il faudra tourner
toujours , ou rester en l'air. Malheureusement, dans ces
sortes
OCTOBRE 1809 .
TEPTDE LAS
1
sortes d'exercice , les frayeurs du spectateur troublent singulièrement
ses plaisirs . On croit à chaque instant que le
malheureux pirouetteur va se rompre le col :: aussi , quand LAN
on prie de vouloir bien danseerr,, les premiers sujets de l'Académie
Impériale , c'est par un principe de goût sans
doute ; mais c'est aussi par un principe d'humanité .
Ce début avait attiré à l'Opera un monde nombreux et
brillant : peut-être en faut-il rendre quelque chose au Devin
du village , et à Lays qui jouait le Devin. La chose en
valait bien la peine. Ce ne sont pas là des tours de force , des
pirouettes , des sauts périlleux ; c'est l'expression naïve du
sentiment ; c'est la vérité embellie par les grâces . Qui résisterait
à ses charmes ? Dans la nouveauté , le Devin du
village fut joué cent fois de suite. Qui croirait que ce badinage
charmant valut à son auteur beaucoup de tourmens
et d'injures ? Les musiciens habitués à la lourde et monotone
litanie du vieil opéra français s'irritaient qu'on leur fit
prendre des mouvemens vifs et mesurés : les petits violons
se fâchent ; enfin , à l'Opéra , on pend en effigie Rousseau ,
qui s'en venge en disant qu'on l'y avait déjà mis à la question
, et il ne faut rien moins que l'enthousiasme du public ,
et tout l'éclat du succès , pour contrebalancer la cabale de
l'envie et de la médiocrité.
on revient avec un
Depuis qu'en musique nous avons entendu tout ce
qu'on peut entendre ; depuis qu'en reculant les bornes de
l'art , on en a fait une science à ce point , qu'il est vraisemblablement
impossible d'aller plus loin pour les grands
effets dramatiques , et , en fait de recherche d'harmonie ,
inexprimable plaisir à des ouvrages , en
très-petit nombre , tels que leDevin du village. Comme ils
reposent et la vue et l'oreille ! Il semble , après la lecture
d'un chant épique de Virgile , lire une simple , mais touchante
églogue : tel est le plaisir de l'ami des champs , qui
y revient, loin du fracas de la ville , retrouver le calme , un
air pur , des moeurs naïves , et de douces habitudes .
On ne saurait trop louer l'Opéra de savoir ainsi varier
l'emploi de ses richesses , et de nous faire agréablement
descendre des hauteurs de son Olympe et des sublimités
de son Paradis . Après les plaintes d'Iphigénie , la colère
d'Achille , les cris des Scandinaves , ou les adieux d'Adam
il est aimable d'entendre , si des galans de la ville ; quand
on sait aimer et plaire ; l'amour croît s'il s'inquiète ; non ,
non, Colette n'est point trompeuse , airs que le lecteur chante
en en retrouvant les paroles . Ces airs-là , quoi qu'on en dise,
Aa
9
/
370 MERCURE DE FRANCE,
n'ontpas vieilli : ils ne pourraient vieillir que si le senti
ment qui les a dictés n'existait plus ; les formes même n'en
'ontpas vieilli , ou bien Lays , Nourri , et Mme Branchu
ontl'art exquis de les rajeunir sans les dénaturer.
1
Théâtre Français . -Le Dissipateur et les Folies amoureuses
, pour les débuts de Mlle Bognaire .
Le Dissipateur, imprimé en 1736 , joué en province
l'année suivante , n'obtint ce dernier honneur à Paris qu'en
1753. On pourrait en conclure , ou que l'auteur lui-même
n'avait pas jugé d'abord cet ouvrage digne de la représentation,
ou que les Comédiens français avaient refusé de
I'admettre . Quelque succès qu'il ait en depuis , ces deux
suppositions n'ont en effet rien, d'invraisemblable ; le comique
larmoyant était encore une nouveauté sur nos
théâtres lorsque Destouches écrivit le Dissipateur. La
Chaussée venait seulement de débuter dans la carrière par
la Fausse antipathie et le Préjugé à la mode , dont le succès
quoiqu'assez brillant , avait excité de vives réclamations
et fait éclore plus d'une épigramme . Le Dissipateur , véritable
comédie dans ses trois premiers actes , s'approchait
beaucoup du drame dans les derniers ; et cette disparate
dans le plan avait produit, dans l'exécution, des défauts qui
n'avaient dû échapper , ni à la pénétration des comédiens ,
ni sur-tout à celle de l'auteur lui-même .
Le plus grand de ces défauts est sans doute la contradiction
remarquable qui se trouve dans le principal rôle , celui
du Dissipateur. Il se montre d'abord comme un insensé
qui se ruine pour le plaisir de se ruiner , prodiguant aux
fripons , refusant au mérite , comme l'observe très - bien son
valet ; bientôt il paraît sous un jour encore plus défavorable ;
le père de cette Julie qu'il adore vient lui faire des représentations
sur sa conduite ; Cléon le raille , l'insulte même ,
et pour rendre la chose plus touchante , il étend la raillerie
àsonpropre père , qui ne pourrait pas mieux dire , s'il vivait
encore. Quelques momens après , il se laisse prendre aux
avances d'une coquette , dont le manége grossier ne tromperait
pas le moins clairvoyant ; et , ce qui lui ôte toute
excuse, il n'en est pas même amoureux. Tel est Cléon pendant
trois actes ; c'est à un pareil personnage qu'on prétend
nous intéresser; c'est lui qui ose débiter au cinquième ces
vers sententieux :
Les homines tels que moi tombent dans la misère
Mais ne dégradent point leur noble caractère ;
OCTOBRE 1809 . 371
et cela parce qu'on lui propose de vivre d'emprunt; comme
s'il n'avait pas déjà vécu d'emprunt en faisant des dettes et
risquant au jeu sa fortune , seul gåge de ses créanciers !
Nous ne parlerons pas du dénouement pathétique et
presque tragique de cette comédie . Il fut peut-être la cause
de son rejet en 1736 et celle de son succès dix-sept ans plus
tard , parce qu'alors le comique larmoyant était à la mode;
mais aujourd'hui que cette mode est passée , on nous demandera
peut-être à quoi le Dissipateur doit la faveur dont il
jouit ? Nous répondrons que c'est au comique du troisième
acte , et spécialement au rôle de Géronte et au talent supérieur
de Grandménil qui en est chargé . Ce troisième acte ,
il est vrai , est une copie du Retour imprévu de Régnard.
Dans les deux pièces , c'est un vieillard avare arrivant chez
un héritier prodigue au moment où celui-ci est en débauche
avec ses amis , et retenu par un valet fripon , qui veut au
contraire luipersuadeerrque le jeunehomme estdevenu aussi
avare que lui-même ; mais toutdiiffffèèrree d'ailleurs dans les détails
; la copie de Destouches n'est point servile . L'éloge de
l'avarice , qu'il met dans la bouche de Géronte , est aussi
vrai que piquant , et appartient tout entier à l'auteur , à la
réserve de quelques traits empruntés d'Horace . Au reste ,
si Regnard s'est emparé le premier de l'idée principale qui
sert de base à ce troisième acte , il l'avait lui-même empruntée
de Plaute , et Destouches était maître de s'en servir
après lui, pourvu qu'il ne lui restât pas inférieur, et c'est
une condition qu'il a très -bien remplie.
Un autre emprunt , dans lequel il a été moins heureux ,
e'est celui qu'il a fait à Molière pour la scène VI de son
premier acțe. Le Baron , père de Julie , vient d'entrer; il a
déjà commencé ses remontrances au Dissipateur; celui-ci
a voulu l'en dégoûter par ses railleries : mais voyant que le
Baron ne veut pas lâcher prise , il l'engage à se mettre à
son aise :
Asseyez-vous , Baron , vous parlerez bien mieux. 1
Le vers est heureux; mais il rappelle celui du Festin de
Pierre dans une situation à peu près pareille :
Monsieur , vous seriez mieux si vous parliez assis.
Et quelle différence dans l'effet que produit ce vers chez
Molière et chez Destouches ! Dans le Festin de Pierre ,
c'est celui que la vraisemblance demandait : Don Louis ,
indigné , prend , comme il le doit , cette politesse ironique
Aa 2
372 MERCURE DE FRANCE ,
pourune insulte , et sort en menaçant son fils.Dans leDissipateur,
le Baron, homme fier de sa naistence , et qui
eroit faire unegrâce à Cléon en dévenant son beau-père ,
ontend cette offre impudente sans se fächer, s'assied , voit
paisiblement Cléon prendre un siége , en donner un autre
au comte Duguéret , mauvais sujet qui le ruine , et continue
sa harangue devant un tel témoin , et au milieu des
sarcasmes que Cléon lui lance. Tel est l'écueil des emprunteurs
; ils ne prennent qu'un trait, de peur que l'imitationne
soittrop visible, et ils ne s'aperçoivent pas euxmêmes
que tout est trop bien lié , trop bien enchaîné dans
les productions du génie, pour qu'il soit possible d'en détacher
la moindre chose sans s'approprier aussi ce qui précèdeet
ce qui suit .
Nous trouverions peut-être d'autres preuves de cette vé
rité dans les Folies amoureuses , où Régnard s'est permis
plus d'un emprunt au père de la comédie; mais il est tems
d'en venir aux débuts de Me Bognaire. Cette nouvelle
soubrette avait assez mal réussi auprès du public dans le
rôle de Dorine du Tartuffe et dans celuide Lise des Rivaux
d'eux-mêmes ; prônée dans un journal , rabaissée dans un
autre , elle aurait pu cependant espérer d'avoir un nombreux
auditoire à sa seconde apparition dans le Dissipateur
et les Folies amoureuses . Il en est allé tout autrement . La
salle était presque vide , mais , en revanche , les spectateurs
étaient choisis. Finette , dans la première pièce , et Lisette ,
dans la seconde , ne pouvait entrer ni sortir sans être applaudie,
etdepareils applaudissemens se faisaient entendre
à chaque tirade qu'elle débitait. Les autres personnages
étaient accueilis de même ; et si nous avons entendu souvent
des batlemens de mains , des bravos plus bruyans et
plus unanimes , jamais nous ne les avons vus plus fréquens
qu'à cette représentation. Heureusement l'approbation qu'ils
exprimaient n'était point assez contagieuse pour influer sur
notre jugement. Mue Bognaire, nous a paru manquer d'un
avantage essentiel dans l'emploi auquel elle se destine; sa
voix n'a pas de timbre. On avait eu beaucoup de peine à
l'entendre à son premier début ; elle a redoublé d'efforts
pour être plus heureuse au second, et on l'a mieux enten
due : mais sa voix n'en a paru que plus grave , plus monotone
, son débit plus lent et moins animé. Elle a cependant
joué de bon sans le rôle de Finette , soubrette raisonneuse
plutôt que brillante, et où l'on peut se passer plus aisément
de verve et de gaieté. Ces qualités se font plus vivement
OCTOBRE 1809 373
désirer dans le rôle de Lisette. Mlle Bognaire y a suppléé
quelquefois par une certaine emphase d'expression . Elle a
dit , par exemple , d'un ton très-sentimental ce vers de
l'éloge d'Agathe :
Elle a toutes ses dents , qui la rendent plus belle.
Mais Lisette étant la suivante et non pas l'amant d'Agathe,
ce ton nous a paru fort déplacé. Si Mile Bognaire persiste à
vouloir tenir l'emploi des soubrettes , nous souhaitons
qu'elle trouve des dédommagemens plus avantageux aux
dispositions qui paraissent lui manquer.
Théâtre de l'Impératrice. - Les jeunes Femmes . ,
comédie en trois actes et en vers .
,
Tourville , forcé de partir pour l'Inde , confie sa fille
Olympe , enfant au berceau , aux soins d'une soeur qui ne
survit que peu de tems au départ de son frère . Olympe
alors est élevée dans la maison de Dubreuil son tuteur ;
mais en grandissant elle apprend qu'elle est fille unique
d'un homme opulent , et croyant qu'elle peut impunément
satisfaire tous ses désirs , elle fait des dettes , et souffre les
assiduités de plusieurs amans . Florival et Gercourt se disputent
sa main ; le premier est un fat et un roué , carac
tère dont on ne trouve plus de modèle dans la société
mais que l'on est convenu de conserver au théâtre , parce
qu'il est dramatique , et qui d'ailleurs sert ici à donner
plus de physionomie au caractère de Gercourt , amant délicat
et timide. Ces deux moniours apprennent qu'Olympe
tourmentée par quelques créanciers , s'est adressée à son
tuteur , mais que celui-ci a refusé de faire aucune avance ;
Florival désirerait bien saisir cette occasion , et offrir à
Olympe la somme dont elle a besoin , mais il ne possède
que de la bonne volonté : Gercourt , plus riche , n'ose hasarder
cette démarche , et en cela il agit conformément à
son caractère , en respectant les convenances qui ne permettent
point à une demoiselle bien élevée d'accepter de
l'argent d'un jeune homme quelque titre que ce soit.
Quoi qu'il en soit , Gercourt s'adresse à Florival , qui lui
prometde risquer l'offre en son nom auprès d'Olympe .
Sur ces entrefaites , arrive de l'Inde un monsieur Bodson
que Dubreuil seul connaît , et qu'il présente comme un
ami de Tourville . Le lecteur devine aisément que ceBodson
n'est autre que Tourville , qui , à la faveur de l'incognito
, vient juger lui-même de la conduite de sa fille ; ce
374 MERCURE DE FRANCE ,
rôle est calqué sur celui de l'Habitant de la Guadeloupe ,
et sur l'onele du Tartuffe de moeurs , dont le dénouement
a aussi fourni l'idée de celui des Jeunes femmes . La principale
différence , c'est que dans l'original il n'y a qu'une
conversion , celle de Florville ; au lieu que dans la copie ,
tout le monde se convertit jusqu'au roué Florival .
L'intrigue de cet ouvrage est compliquée et embarrassée
de plusieurs personnages que l'auteur aurait pu se dispenser
de faire paraître. La pièce est bien loin d'ailleurs de
remplir son titre . Ce n'est point à beaucoup près ainsi
que lesjeunes femmes vivent dans la société. Une demoiselle
ne court pas les bals et les assemblées , seule avec
uné jeune femme mariée ; elle ne reçoit pas à la fois les
hommages de deux ou trois hommes , au moins aussi longtems
qu'elle conserve l'espoir de s'en attacher un sérieusement
. Le plan est donc essentiellement vicieux ; le style
est la partie brillante de l'ouvrage ; plusieurs tirades sont
écrites avec un talent remarquable , et partout on recon
naît une plume exercée. L'auteur demandé avec empres
sement , a été nommé ; c'est M. Dorvo , connu par la comédie
de l'Envieux .
Les acteurs , par l'ensemble de leur jeu , ont puissamment
contribué au succès de l'ouvrage. On doit particuliérement
citer Clozel , chargé du rôle de Florival , et madame
Dacosta , qui remplissait celui d'Olympe. Cette jeune
actrice joint à une bonne diction une tenue noble et décente
, avantage qui la faisait remarquer dans les actrices
de l'ancienne comédie française , et dont les débutantes
actuelles ne paraissent pas très - jalouses de conserver la
tradition . ,
Théâtre du Vaudeville. -
mort ? Vaudeville en un acte .
Est-il mort ? ou n'est-il pas
Rien de plus rare de nos jours qu'une chûte complète au
Vaudeville ; c'est en vain que le parterre témoigne son mécontentement
par des murmures pendant la représentation;
c'est en vain qu'il le confirme par des sifflets à la
chûte de la toile; qu'il ait même la constance d'étouffer
par des huées les voix de quelques amis intrépides et
acharnés à demander l'auteur , tout cela ne sert absolument
à rien. Le surlendemain on affiche de nouveau la pièce
qu'il a réprouvée ; elle attire peu de spectateurs , mais on
asoin d'y inviter beaucoup d'amis. Cette fois ils font leur
devoir avec autant de zèle et sans rencontrer d'opposition.
OCTOBRE 1809 . 375
L'ouvrage arrive sans encombre jusqu'à la dernière scène ;
quelques envieux veulent connaître l'auteur , et le gracioso.
de la troupe a grand soin de le nommer sur le champ,.
afin de ne pas laisser refroidir la curiosité. Voilà le récit
historique et sur- tout véridique des deux premières représentations
de Est-il mort ? ou n'est- il pas mort ? vaudeville
en un acte de M. Rougemont. A la première représentation
, le public en avait fait justice , mais on n'en a
pas moins donné une seconde fois cet ouvrage sans action
sans intérêt , et qui n'a pu même devenir gai et piquant en
employant le moyen défendu de la satire personnelle . En
voici le sujet en deux mots :
Cassandre aréonaute vient de tenter un nouveau voyage
aérien: les Journaux de la capitale ne sont pas d'accord
sur son issue ; les uns disent que Cassandre est mort , et
d'autres qu'il ne l'est pas . Est-ilmort ? ou n'est-il pas mort?
c'est ce que se demandent la femme de Cassandre , Arlequin
, Argentine , Gilles , et trois héritiers hatifs : pour
mettre tout le monde d'accord , Cassandre arrive , et il
annonce à ses amis qu'il s'est tué lui-même , afin de mieux
vivre. Il reprend sa femme ; Arlequin épouse:Argentine ,
et les héritiers s'en retournent aussi désappointés que les
spectateurs ; car les uns espéraient une succession , les
autres du plaisir , et tous ont été trompés dans leur attente.
( La longueur de cet article nous oblige de remettre au
numéro prochain le compte que nous avons à rendre de
Lantara , autre vaudeville en un acte , qui a beaucoup mieux
réussi que celui dont nous venons de nous occuper. ) :
Opéra Bouffon. Il y a loin , dira-t-on , du Devin du
Village aux Due Gemelli , pas si loin qu'on voudrait bien
le croire , mais plus loin cependant que du Devin du Village
à laServa Padrona de Pergolèze : ces deux ouvrages ont
en effet de singuliers rapports , et le plus essentiel de tous,
à un degré différent quant aumérite d'exécution , est d'avoir
pour base la vérité de déclamation , pour moyen d'effet le
charme de la mélodie.anim
L'Italie était plus riche en compositeurs , et déjà son
école avait fourni pour le théâtre comique une foule de
compositions charmantes , quand I due Gemelli vinrent
prendre leur rang parmi celles les plus estimées. Cet ouvrage
est un de ceux où la mélodie reçoit de sa redoutable
soeur , le plus de secours sans cesser de paraître au premier
rang , à sa véritable place. Point d'efforts , point de
1
376 MERCURE DE FRANCE;
traits hardis et presque bizarres ; des idées simples et nettes
exprimées avec clarté , développées avec grace ; quelquefois
les moyens les plus simples , et beaucoup d'effet , voilà ce
qui caractérise cette composition , qui plaît sur-tout par
l'effet général , où l'on remarque moins un morceau trèsbrillant
qu'un ensemble correct et de justes proportions .
Il faudrait presque tout citer , même quelques morceaux
ajoutés pour dire tout ce que le public estime et applaudit
dans cet ouvrage ; il est cependant possible et juste de
remarquer particulièrement les deux duo que le public
veut toujours entendre deux fois , et sur-tout celui où le
débit de deux femmes rivales et piquées , leur orgueil
blessé , leurs railleries mordantes etleurs feintes politesses
sont exprimés par le musicien avec la plus piquante vérité.
Après le Matrimonio segreto , le Nozze di Figaro et la
Molinara , cet opéra est , de tous ceux que nous avons entendus
, celui qui a obtenu le succès le plus décidé; peutêtre
est-il un peu moins absurde que les autres , quoique je
ne fasse pas aux amateurs de l'Opéra Buffa l'injure de
croire qu'ils y exigent une intrigue fortement conçue et
bien suivie : ce qu'ils y aiment, ce qu'ils y cherchent , ce
qu'ilsytrouvent avec un inexprimable plaisir , c'est la voix
enchanteresse de Mme Barelli. Le jeu comique et varié de
son mari n'y gâte rien , et en seconde ligne paraît , sortant
de notre Conservatoire , un sujet d'espérance , Mlle Goria ,
qui va appliquer parmi des Italiens les leçons excellentes
qu'elle a reçues , et fortifier une bonne théorie par une pratique
plus instructive encore. Les Français ont paru flattés
de cet essai ; les Italiens l'ont eux-mêmes vu avec intérêt
et sans esprit de parti. Le public a applaudi la seconde
cantatrice comme si elle était du pays de la première , et
comme pour l'encourager à prendre un jour celle-ci pour
modèle.
-L'Institut , classe des beaux arts , tient samedi une
séance générale pour la distribution des prix de peinture,
sculpture , architecture , et composition musicale.
-Talma est sérieusement indisposé , et il a été menacé
d'une maladie très-grave. On le croit absolument hors de
danger; mais il est à craindre que sa convalescence ne lui
permette de quelque tems de reparaître : on attribue cet
accident à un refroidissement qui l'a saisi après une représentation
d'Iphigénie en Tauride. Saint-Prix est aussi reOCTOBRE
1809 . 377
tenu par indisposition ; Baptiste aîné l'est également : Mlle
Duchesnois est éloignée de la scène par un semblable motif,
qui cependant ne donne aucune inquiétude. Dugazon
paraît décidément aliéné ; il a été conduit dans l'Orléannais
où tous les soins que son état exige lui sont donnés.
M. Charlys , élève du conservatoire , que l'on annonce
comme un sujet de haute espérance , devait débuter dans
le rôle d'Hippolyte , l'indisposition de Mlle Duchesnois l'en
a empêché; dans celui de Pyrrhus , Lafond aussi malade
n'a pu jouer , le début est ajourné. Dans ces circonstances
difficiles , la Comédie joue le Légataire , l'Avare , l'Ecole
des femmes , ou plutôt les fait jouer par sa nombreuse
troupe de pensionnaires , dont une affiche maladroite révèle
tous les matins les noms au public , comme pour l'avertir
de ne pas se présenter au théâtre , avis qui est fort exactement
suivi. On annonce que Mlle Dartaux est reçue à l'essai
dans l'emploi des soubrettes , ce qui paraît être au moins
un ajournement pour Milles Boissière , et Bognaire.
-Quelques journaux s'empressent de se rendre les interprètes
de l'Institut , de décerner les prix décennaux
quoiqué l'Institut ne les décerne pas ; mais indique seulement
à S. M. les ouvrages qu'il en a cru dignes , Ces
articles anticipés ne peuvent être pris que pourdes conjec
tures, et nous n'en parlons que pour inviter le lecteur à
attendre à cet égard des renseignemens plus positifs .
378 MERCURE DE FRANCE ,
G
POLITIQUE.
L'ALLEMAGNE entière retentit du bruit de la paix : en
vain les ordres en Bohême pour la levée et l'équipement
des habitans arrachés à leurs foyers , ont - ils reçu plus
d'activité et de rigueur dans leur exécution ; en vain les
corps attendus de Transylvanie , et amenés pour la première
fois sur le théâtre de la guerre , sont - ils en marche
; en vain les archiducs , depuis la retraite du prince
Charles,paraissent-ils impatiens de justifier leur accusation
contre lui , en risquant de nouveau le sort des combats , il
paraît que l'empereur François s'est réservé à lui seul le
soin de suivre les négociations entamées : les deux souverains
correspondent immédiatement ; moyen d'un favorable
augure , qui épargnant la lenteur des formes diplomatiques
, doit donner plus que tout autre une garantie de
la franchise des discussions , de leur clarté , de leur précision
et de leur prochain résultat . Le général Bubna ,
aide-de-camp de l'Empereur autrichien , est l'intermédiaire
très-actif de cette correspondance . Ses courses de Schoenbrunn
à Totis , sont fréquentes. On sait positivement qu'à
son dernier départ de Schænbrunn , il manifesta une vive
espérance de voir les différens terminés bientôt. A son retour
, il laissait paraître les mêmes dispositions. On prétend
qu'aussitôt après son retour , et la remise d'une lettre
de l'Empereur autrichien à celui des Fraannççaaiiss ,, un courier
a été expédié à Altenbourg , et que les ministres respectifs
ont eu l'ordre de signer le traité que devront ratifier sans
délai les hautes parties contractantes : ainsi à chaque instant
on s'attendait à entendre annoncer positivement la
signature du traité . Telles sont les nouvelles de Vienne ,
tels sont les détails venus d'Allemagne , et sur lesquels
personne ne peut s'étonner qu'il n'y ait point de notes officielles
.
Cependant , en négociant pour la paix , et en préparant
tous les moyens de continuer et de finir promptement la
guerre , s'il est réduit à cette extrémité , qu'il ne peut ni
désirer , ni craindre , l'Empereur des Français décerne de
solennels témoignages de satisfaction aux illustres chefs de
ses armées , et par des institutions durables , règle les hautes
OCTOBRE 1809. 379
1
récompenses qui attendent d'éminens services , ou des
traits extraordinaires de dévouement et de courage .
Nous citerons d'abord l'acte impérial qui fonde un nouvel
ordre , sous le titre des Trois-Toisons-d'Or , chacun des
articles de ce décret donne lieu à des réflexions sur la pensée
profonde dont il est le résultat ; sur l'étendue des vues
politiques qui en ont fait concevoir l'idée ; sur le puissant
moyen d'émulation et d'encouragement qu'il fait naître .
Chacun de ces articles veut être lu et médité . Les voici :
Ennotre camp impérial de Schænbrunn , le 15 août 1809 .
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu et parles Constitutions , Empereur
des Français , Roi d'Italie , Protecteur de la Confédération du
Rhin , etc. etc. etc.
Voulant donner à notre Grande-Armée une preuve toute particulière
de notre satisfaction ,
A
Nous avons résolu de créer , comme nous créons , par les présentes
lettres -patentes , un Ordre qui portera le nom d'Ordre des Trois- Toisons-
d'Or .
TITRE PREMIER .
Art. Ier . L'Ordre des Trois-Toisons-d'Or sera composé aumaximum
de cent grands-chevaliers , de quatre cents commandeurs , et de mille
chevaliers . En aucun tems ce nombre ne pourra être dépassé.
Il ne sera fait aucune nomination en teins de paix , jusqu'à ce que
le nombre fixé par le présent article , soit pour les grands- chevaliers ,
soit pour les commandeurs , soit pour les chevaliers , se trouve réduit
àla moitié .
II. Les grands- chevaliers seuls porteront la décoration de l'Ordre
en sautoir ; les commandeurs et les chevaliers la porteront à la boutonnière;
les uns et les autres conformément au modèle ci-joint .
TITRE II.
III . L'Empereur est grand-maître de l'Ordre des Trois -Toisonsd'Or.
Leprince impérial , seul , a de droit la décoration de l'Ordre en
naissant.
Les princes du sang ne peuvent la recevoir qu'après avoir fait une
campagne de guerre , ou avoir servi pendant deux ans , soit dans nos
camps , soit dans nos garnisons .
Les grands dignitaires peuvent en être décorés .
Peuvent également être admis dans l'Ordre des Trois-Toisons -d'Or :
Nos ministres ayant département , lorsqu'ils ont conservé le portefeuille
pendant dix ans sans interruption;
Nos ministres d'Etat , après vingt ans d'exercice , si , pendant cet
espace de tems , ils ont été appelés au moins une fois chaque année
au conseil privé ;
Les résidens du Sénat , lorsqu'ils ont présidé le Sénat pendant
troisannées;
Les descendans directs des maréchaux qui ont commandé les corps
:
1
380 MERCURE DE FRANCE ,
de laGrande-Armée dans ces dernières campagnes , lorsqu'ils auront
atteint leur majorité et qu'ils se seront distingués dans la carrière qu'ils
auront embrassée .
IV. Aucune autre personne que celles ci-dessus désignées ne peut
être admise dans l'Ordre des Trois-Toisons -d'Or , si elle n'a fait la
guerre et reçu trois blessures dans des actions différentes .
Nous nous réservons toutefois d'admettre dans l'Ordre des Trois-
Toisons-d'Or des militaires qui n'ayant pas reçu trois blessures , se
seraient distingués , soit en défendant leur aigle , soit en arrivant des
premiers sur la brêche , soit en passant les premiers sur un pont , ou
qui auraient fait toute autre action d'éclat constatée .
V. Pour être grand-chevalier , il faut avoir commandé en chef,
soit dans une bataille rangée , soit dans un siége , soit un corps d'arméedans
un armée impériale dite Grande-Armée.
TITRE III.
VI. Les aigles des régimens dont l'état est ci-joint, et qui ont assisté
aux grandes batailles de la Grande-Armée , seront décorées de l'Ordre
des Trois-Toisons-d'Or .
VII. Chacun de ces régimens aura le droit , qui se transmettra jusqu'à
la postérité la plus reculée , d'avoir un capitaine , lieutenant ou
sous-lieutenant commandant , et dans chacun de ses bataillons qui
étaient à l'armée , un sous- officier ou soldat chevalier .
VIII . La décoration de commandeur sera donnée à celui des capitaines
, lieutenans ou sous-lieutenans , qui nous sera désigné comme
leplus bravede tous les officiers desdits grades dans le régiment .
La décoration de chevalier sera donnée au sous-officier ou soldat
quinous seradésigné comme le plus brave de tout le bataillon pour
l'infanterie , ou de tout le régiment pour la cavalerie .
La nomination des commandeurs ou chevaliers des régimens sera
faite par l'Empereur , sur la présentation secrète qui sera adressée
cachetée par le colonel , et concurremment par chacun des chefs de
bataillon pour les régimens d'infanterie , au grand chancelier de
l'Ordre. L'Empereur prononcera sur ces présentations , à la réunion
générale des grands-chevaliers de l'Ordre.
IX. La réunion générale des grands-chevaliers aura lieu chaque
année le 15 août , jour où toutes les promotions de l'Ordre seront
publiées.
X. Les commandeurs et chevaliers des régimens continueront leur
avancement dans leur régiment et ne pourront plus le quitter , devant
mourir sous les drapeaux.
TITRE IV.
XI. La pension de commandeur des régimens sera de 4000 fr . , et
celle des chevaliers des régimens de 1000 fr. , à prendre sur les revenus
de l'Ordre .
XII. Nous nous réservons depourvoir , d'ici au 15 août prochain , à
l'organisation de l'Ordre , par des statuts particuliers .
Le second acte impérial dont nous avons à rendre compto
concerne trois des capitaines dont l'Empereur à le plus souvent
recommandés les noms à la reconnaissance de l'armée ,
OCTOBRE 1809 . 381
àl'admirationdes braves, au souvenir du Peuple français, de
l'historien et de la postérité. L'un est celui qu'il a souvent
nommé son fidèle compagnon d'armes , l'autre celui que
dès la campagne d'Italie , on saluait déjà du nom de l'E
fant gâté de la Victoire; l'autre celui qui dans les champs
d'Jéna mérita si glorieusement que l'armée remarquât
la force de son caractère , et la fermeté inébranlable de sa
résolution. Ce sont leurs nouveaux exploits qui ajoutent à
leurs dignités , des dignités nouvelles : illustres sous des
noms différens , qu'ils n'ont dû , qu'à d'éclatans services ,
c'estla victoire elle-même qui les leur décerne . Voici le message
de S. M. au Sénat, signé le 15 août au camp impé
rial de Schænbrunn. Ce message a été présenté mardi
dernier au Sénat , par S. A. S. Mgr. le prince archi-chancelier
de l'Empire , qui avait reçu à cet effet de S. M.
l'ordre de présider cette séance.
< SÉNATEURS , nous avons jugé utile de reconnaître par des récompenses
éclatantes , les services qui nous ont été spécialement rendus
dans cette dernière campagne par nos cousins le prince de Neuchâtel
et les maréchaux ducs d'Auerstaedt et de Rivoli. Nous avons pensé
d'ailleurs , qu'il convenait de consacrer le souvenir, honorable pour nos
peuples , de ces grandes circonstances où nos armées nous ont donné
des preuves signalées de leur bravoure et de leur dévouement , et que
tout ce qui tendait à en perpétuer la mémoire dans la postérité , était
conforme à la gloire et aux intérêts de notre couronne.
de
> Nous avons en conséquence érigé en principauté , sous le titre de
Principauté Wagra,m le chateau de Chambord , que nous avons
acquis de la Légion-d'honneur , avec les parcs et forêts qui en
dépendent , pour être possédée par notre cousin le prince de Neuchâtel
et ses descendans ,aux clauses et conditions portées aux lettres-patentes
que nous avons ordonné à notre cousin le prince archi-chancelier de
l'Empire , de faire expédier par le conseil du sceau des titres .
> Nous avons érigé en principauté , sous le titre de Principauté
d'Eckmülh , le chateau de Brulh , que nous avons acquis de la Légiond'honneur
, avec les domaines qui en dépendent , pour être possédée
parnotre cousin le maréchal duc d'Auerstaedt et ses descendans , aux
clauses et conditions portées aux lettres- patentes qui lui seront également
délivrées .
>>Nous avons en même tems érigé en principauté , sous le titre de
Principauté d'Essling , le chateau de Thouars , que nous avons également
acquis de la Légion-d'honneur , avec ses dépendances actuelles ,
pour être possédée par notre cousin le maréchal duc de Rivoli et ses
descendans . aor clauses et conditions portées aux lettres-patentes qui
lui seront délivrées .
* Nous avons pris des mesures pour que les domaines desdites
principantés soient augmentés de manière à ce que les titulaires et
leurs descendans puissent soutenir dignement le nouveau titre que.
leur avons conféré , et ce au moyen des dispositions qui nous
sont compétentes.
382 MERCURE DE FRANCE ,
> Notre intention est ,ainsi qu'il est spécifié dans nos lettres-patenfes ,
que lesprincipautés que nous avons érigées en faveur desdits titulaires
ne donnent à eux et à leurs descendans , d'autres rang et prérogatives
que ceux dont jouissent les dues , parmi lesquels ils prendront rang
selon la date de l'érection des titres . »
On ne parle plus d'Anvers que pour rendre un éclatant
rommage à la conduite des autorités et des habitans , de
Flessingue pour connaître l'etat des pertes qu'y essuient
journellement les Anglais , du duel de M. Canning que
pour remarquer qu'il n'y en a eu qu'un autre seulementde
cette nature , celui entre M. Pitt etM. Tierney. L'organisa
tion du ministère nouveau est encore incertaine ; les candi
dats proposés ne veulent y entrer qu'accompagnés de leurs
amis . La division est au comble , la confusion est extrême,
De Flessingue on reçoit avis sur avis pour qu'un ordre
prompt sauve les restes d'une expédition malheureuse ;
mais ceux qui , de Walcheren , sont rentrés sur une terre anglaise
, s'y sont à peine vus en sûreté qu'ils ont pensé à l'honneur
national, et qu'ils trouvent fort bon de sacrifier quelques
milliers de malheureux à la vaine démonstration de
quelques jours de possession d'une place devenue le tombeaude
sa garnison.L''aammiirraall Strachan lui-même a déclaré
qu'il était prudent d'évacuer Flessingue , et tout annonce
que les Anglais ne suivront pas le conseil que nous lear
avons charitablement donné , et sauveront les débris de
leur armée .
En attendant , on fait tous les efforts possibles , au moins
en apparence, pour maintenir les troupes anglaises en Portugal;
lordWellington aanreçu l'ordre d'yprendre position, etd'y
attendre les renforts qu'on lui expédie. Les Français lui en
donneront-ils les moyens ? On sait qu'une partie de leurs
forces est retournée au Nord : on les attend à la Corogne,
la flotte du Férol peut tomber en leur pouvoir. Le général
Cuesta est décidément retiré ; mais ce n'est pas la Romana
qui le remplace , c'est un officier jusqu'alors peu connu , le
général Equia , et la junte prend trop tard les mesures que
les généraux anglais avaient indiquées comme nécessaires.
C'est à l'aspect des affaires d'Espagne , de l'Inde , de l'expédition
de l'Escaut , de leurs inutiles tentatives à Naples ,
et peut-être de leurs défaites dans la Méditerranée , que les
nouveaux ministres auront , ou à combiner de nouveaux
plans, ou à suivré ceux de leurs prédécesseurs ; à moins
d'un changement absolu de systême , et d'un retour aux
idées pacifiques qu'ils ont si insolemment rejetées , nous
ne pouvons désirer autre chose , si ce n'est que le nouveau
OCTOBRE 1809. 383
ministère suive les erremens de celui qu'il remplace. Il a
servi les intérêts de la France , même en l'agitant un moment.
Le secret de nos forces sans doute n'était point
perdu ; mais l'Anglais s'est donné la peine de le chercher
lui-même , et s'il l'a trouvé dans le sentiment d'attachement
et de fidélité de la nation pour son souverain , dans
l'union des autorités , dans le dévouement de toutes les
classes , nous devons remercier encore une fois les Anglais
d'avoir divulgué ce secret , après l'avoir appris à leur
dépens .
\1
Ce dévouement vraiment national qui a éclaté dans ces
dernières circonstances , est récompensé par les intentions
bienveillantes et paternelles de S. M., et par les mesures
actives du ministère. Aussitôt l'arrivée de divers corps aux
garnisons qui leur sont assignées , la garde nationale sédentaire
suspend son service ; cc''eest à Anvers que cette suspension
devait d'abord avoir lieu ; de proche en proche elle
s'est étendue à Paris . Le 30 de ce mois un ordre du jour a
étépublié à cet effet; mais l'administration s'est empressée
de faire connaître à la garde nationale de Paris le vrai sens
de cet ordre , et les engagemens qui lui restent à remplir.
Le maréchal Serrurier , qu'un décret impérial avait nommé
commandant de cette garde , et qui avait reçu le très -beau
corps d'officiers dont elle se compose , s'est rendu auprès
d'elle l'interprète de la satisfaction de S. M. pour le zèle et
le dévouement qu'elle a montré dans cette circonstance.
De son côté, le préfet de la Seine , suivant les instructions
de S. Ex. le ministre de l'intérieur ( par interim ) a rappelé
à la garde nationale que le gouvernement en la dispensant
d'un service assidu et régulier avait eu l'intention de
rendre , le plus tôtpossible , à leurs occupations les citoyens
presque tous chefs de maison qui composent cette garde ;
que cependant les contrôles devaient être continués , les
compagnies tenues au complet , et les cadres toujours réguliérement
formés , afin que la garde nationale récréée soit en
état au premier ordre de se présenter , soit pour des revues ,
soit pour son instruction , soit pour reprendre , suivant les
circonstances , le service de l'intérieur.
Ces ordres ont été adressés à tous les chefs de cohorte ,
et par eux à tous leurs capitaines assemblés . Chacun y a vu
avec une égale satisfaction , et la prévoyance du Gouvernement,
et ses soins pour épargner le plus possible aux citoyens
une charge publique un moment nécessaire , et le
devoir que ces soins merne imposent d'être toujours prêts à
mériterde nouveaux et honorables témoignages de satisfac
384 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 180g .
tion.Ainsi l'organisation de la garde nationale reste entière,
quoique cette garde ne fasse pas un service actif, confié aujourd'hui
à la garnison. On a lieu d'espérer qu'elle obtiendra
au retour prochain de S. M. l'honneur de lui être présentée
, et que le beau corps des chevau-légers recevra
la permission d'aller au-devant de son auguste personne.
Hier le contingent du département de la Seine pour la
défense des côtes , est parti complétement armé , équipé ,
et formé presqu'en totalité de vieux soldats qui ont repris
du service avec empressement .
PARIS .- Variétés . - L'AMBASSADE Suédoise est arrivée
à Paris ; elle est assez nombreuse. S. Excellence est descendue
à l'hôtel Grange-Batelière : Il ne paraît pas encore
que M. le Baron d'Essen ait eu l'occasion de déployer
son caractère diplomatique. On croit qu'il va recevoir de
Schænbrunn , ou l'autorisation de se rendre au quartiergénéral
, ou celle de demeurer à Paris , en attendant le
retour de S. M. , et de son ministre des relations extérieures
, M. l'Ambassadeur et sa suite ont paru hier en
grande loge à l'Opéra italien .
-M. Vincent de Marniola , conseiller-d'Etat , chargé du
troisième arrondissement de la police générale , vient de
mourir d'une fièvre maligne. Cette perte est extrêmement
affligeante : c'est en très-peu de tems que M. Vincent était
parvenu à recevoir du Gouvernement les marques de confiance
dues à son caractère et à ses talens ; il jouissait
d'une grande fortune , etn'avaitquevviinngt-huitans. Il laisse
les regrets les plus amers à une famille , et à des amis
inconsolables .
- La bourse de Paris sera installée lundi dans le nouveau
local qui lui est assigné , à l'ancienne salle du Tribunat
, Palais Royal .
-Au moment où nous écrivons , le bruit public estque
'Empereur est sur le point de revenir dans sa capitale. Les
fonds publics ont haussé rapidement. Le même effet a eu
lieu à Vienne , lorsqu'à la date du 29, on y a vu revenir
M. le comte de Champagni , précédant d'un jour M. de
Metternich , pour clore , à ce que l'on prosume , les négociations.
La veille , étaient arrivés à Vienne le prince do.
Lichtenstein , le comte de Bubna, le baron de Meyer, et le
jenne prince Venceslas de Lichtenstein. Ces officiers généraux
venaient directement du quartier-général autrichien ;
leur présence a fait la sensation la plus vive : elle a été regardée
comme l'augure le plus certain de la paix.
MERCURE
DEP
DE FRANCE .
N° CCCCXXX.- Samedi 14 Octobre 1809.
POÉSIE .
AGAR DANS LE DÉSERT.
Scène lyrique ( 1) .
(Agar , égarée avec sonfils Ismaël au milieu d'un désert , s'est arrêtée
près d'une roche aride , au pied de laquelle Ismaël est endormi. )
AGAR.
SOLITUDE immense et profonde ! ....
Par-tout le silence et l'effroi ! ....
Plus d'espoir .... Je suis seule au monde :
Que dis -je , hélas ! mon fils est avec moi.
Mon fils ! ô douleur accablante ! ....
Le sommeil un moment a suspendu ses maux ;
Mais bientôt une soif brûlante ,
Et des vents du désert l'haleine dévorante
Vont l'arracher à ce fatal repos .
( Elle s'approche de lui et le regarde avec attendrissement. )
Que ses traits sont changés ! qu'il respire avec peine !
Couché sur une ardente arène .
Qu'embrasent les feux du midi ,
Vainement de mon corpsje lui prête l'abri .
(1 ) Ce sujet proposé pour le grand prix de composition musicale
que la Classe des Beaux-Arts de l'Institut a décerné dans sa séance
du 7 de ce mois , a été traité avec plus de développement dans une
petite comédie en prose de Mme de Genlis , qui fait partie de son
théâtre d'éducation. (Note de l'Auteur. )
ce
386 MERCURE DE FRANCE ,
Air.
Seul témoin des maux que j'endure ,
Dieu de clémence et de bonté ,
Mon coeur supporte sans murmure
Le malheur que j'ai mérité ;
Punis ma coupable imprudence ;.
Sous la main de ta providence
Je courbe un front religieux ;
Mais de mon fils soutiens l'enfance ,
Et que les jours de l'innocence
Trouvent grâce devant tes yeux.
ISMAEL ( se réveillant ) .
)
Ma mère !
AGAR.
)
Il s'éveille !
ISMAEL.
J'expire
Si tu n'éteins le feu qui brûle dans mon flanc;
Une goutte d'eau peut suffire.
AGAR.
Je la paîrais de tout mon sang :
Hélas ! mon cher enfant , de cette terre aride
J'ai , durant ton sommeil , sondé la profondeur ;
En vainmon oeil avide
D'une plante , d'un fruit , ou d'une feuille humide ,
Chercha sur ce rocher le secours bienfaiteur.
Duo .
Cher Ismaël , le ciel nous abandonne .
ISMAEL.
Je l'avais tant prié pour toi !
AGAR.
Tu pâlis ! .... la mort t'environne ! ....
ISMAEL .
Ma mère , approchez-vous de moi :
Donnez-moi votre main , que je la baise encore .
AGAR.
Dieu ! ... la tienne est glacée ! ô mon fils ! moncher fils ! ...
OCTOBRE 1809...... 387
ISMAEL .
Je me meurs ! vous que j'adore ,
Bénissez Ismaël , et ses voeux sont remplis.
ENSEMBLE.
Hélas! sur ma faible paupière
S'étend le voile du trépas ;
Heureux à mon heure dernière
D'entrevoir, d'embrasser ma mère,
Et de mourir entre'ses bras .
Déjà sur ta faiblepaupière
Š'étend le voile du trépas ;
Témoin de ton heure dernière ,
Du moins ta malheureuse mère ,
Mon fils , ne te survivra pas .
AGAR.
Air:
Il succombe ! moment terrible ! ....
Ismaël ? .... Il ne m'entend plus ! ....
Pour ranimer ce coeur désormais insensible ,
Mes baisers , mes soupirs , mes pleurs sont superflus .
Jouis de ton ouvrage ,
Implacable Sara !
Va , les maux qui sont mon partage ,
Ton coeur un jour les connaîtra .
La douleur a brisé mon ame .
Dieu clément , prends pitié de mes tourmens affre
Etdans la mort qu'elle réclame ,
Rejoins Agar à son fils malheureux.
(Elle tombe auprès d'Ismaël. )
(Une symphonie douce annonce l'apparition de l'ange. )
Agar !
L'ANGE .
AGAR..
Quelle voix m'appelle ?
L'ANGE.
Levez-vous , essuyez vos pleurs ;
De Dieu la bonté paternelle
En ce jour finit vos malheurs .
AGAR.
Il me rend donc mon fils ?
L'ANGE (frappant le rocher de sa palme enfait sortir une source . )
Sur sa lèvre altérée
Faites couler cette eau qui jaillit à ma voix.
Bb2
1
388 MERCURE DE FRANCE ;
AGAR.
Il se ranime ! .... ô clémence adorée ! ...
Je renais.
1SMAEL .
AGAR.
Ismaël ! mon fils , je te revois !
ISMAEL.
Je retrouve ma mère ! .... 6 divine assistance ! ....
AGAR.
Elle te presse sur son coeur ! ....
Ministre saint d'un Dieu consolateur ,
De quel prix acquitter les biens qu'il nous dispense ? ....
L'ANGE ( en prenant son vol vers le ciel . )
Louez , adorez le Seigneur ;
Il punit avee indulgence ,
Et sans mesure il récompense :
Dans la joie ou dans la douleur ,
Toujours soumis à sa puissance ,
Louez , adorez le Seigneur.
Louez , adorez
1.
ENSEMBLE.
Louons , adorons le Seigneur ;
Il punit avec indulgence ,
Et sans mesure il récompense :
Dans la joie ou dans la douleur ,
Toujours soumis à sa puissance ,
Louez , adorez
Louons , adorons} le Seigneur.
Jour.
A PÉTRARQUE.
Τοr dont la muse enchanteresse ,
En sons plaintifs célébra les amours ,
Et les charmes de ta maîtresse ;
Toi que l'on citera toujours
Comme un modèle de tendresse ;
Que ne vivais-tu de nos jours!
1
OCTOBRE 1809. 389
Ta voix flexible et séduisante ,
Aurait touché nos modernes amans ,
Et peut-être le feu de tes tendres accens
Eût échauffé leur ame indifférente .
On lit en vain ces vers brûlans
Que tu fis pour ta jeune amante ;
Ces vers si doux , ces vers charmans ,
De la constance éternels monumens .
Nous entendons toutes nos belles
Répéter chaque jour tes chansons immortelles ;
Mais à leurs feux , à leurs sermens
Elles n'en sont pas plus fidelles .
CÉSAR-AUGUSTE.
ÉPITAPHE
Sur le tombeau de STÉPHANIE ZOÉ J ... , enlevée à l'âge de deux ans
trois mois et vingtjours , le 21 septembre 1809 , à des parens dont
elle était adorée .
EMBELLISSONS de fleurs cette tombe où repose
Une enfant dont l'Amour eût envié les traits .
Même au sein de la mort , c'est une jeune rose
Qui paraît redouter l'ombre du noir cyprès .
Elle faisait l'orgueil de sa modeste mère ;
Son sourire ingénu , sa douceur , sa bonté
Présageaient des vertus dignes de'sa beauté ,
Et surpassaient les voeux qu'osa former son père.
La mort qui leur enlève une fille si chère ,
Semble , en les épargnant , doubler sa cruauté.
Dans ces foyers heureux quelle métamorphose !
Que de cris ! que de pleurs ! que de tristes regrets !
Afin d'en arrêter les funestes progrès ,
Embellissons de fleurs cette tombe où repose
Une enfant dont l'Amour dut envier les traits .
A. J. P.
ENIGME .
Je suis et sans queue et sans tête ,
Et cependant
396 MERGURE DE FRANCE ,
:
Dès sa naissance , et même avant ,
Une main habile m'apprête
Pour entourer l'homme au berceau ,
Et l'entourer encor par delà le tombeau.
A son service on me destine ;
Avec lui je grandis ;
Avec lui je vieillis ;
Partout avec lui je chemine.
!
Quoique sans pieds , sans mains , sans yeux ,
Avec lui j'arrive en tous lieux .
Si l'ingrat quelquefois me saisit par la manche ,
Oume prenant à brasse - corps ,
Avec dédain me repousse dehors ,
Je n'en murmure pas et reviens le dimanche .
LOGOGRIPHE.
S ........
AVEC cinq pieds je porte l'épouvante ;
Avec quatre ma voix n'a rien qui vous enchante ;
Avec trois un amant
Près de l'objet qu'il aime est rarement content.
CHARADE .
$ ........
Une couleur, lecteur , estmon premier ,
Et mon second descend de mon entier.
NART ... !
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
5
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Prospectus.
Celui du Logogriphe est Ministre , dans lequel on trouve , mer ,
mitre , ire , mite , sien , très , rite , Tésin , mine, ris , mets, émir,
mire , ré , rime , site , sein , Remi .
Celui dela Charade est Cerf-volant.
1
OCTOBRE 1809 . 391
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
LES FASTES D'OVIDE , traduction en vers , par F. DE SAINTANGE
. -A Paris , chez Gabriel Dufour et compagnie ,
libraires , successeurs de Tourneisen fils , 1809. –
Un volume in- 12 .
IL est impossible de parler de cette nouvelle édition
de la traduction des Fastes , sans dire un mot de l'étrange
jugement auquel elle a donné lieu . Nous nous garderons
bien d'ériger un journal littéraire en tribunal d'appel et
de casser ce jugement rendu en première instance. Autrement
, Messieurs pourraient nous prendre à partie
nous-mêmes , ou du moins élever le conflit pour cause
d'incompétence . Ainsi nous n'entrerons pas dans la discussion
du point de droit qui pourtant , si nous osions
avoir un avis en matière pareille , nous semblerait établi
tout-à-fait à l'avantage du poëte dans la réclamation qu'il
a fait insérer aux journaux , et que dans aucun d'eux ni
sa partie , ni ses juges n'ont contredite. Nous nous bornerons
à exposer le fait , et ce fait est que le tribunal de
Versailles , prononçant entre M. de Saintange et son
imprimeur , a condamné le premier à ne point corriger
les vers de son poëme. On peut douter que le tribunal
de Tomes en Sarmatie eût rendu contre Ovide une pareille
sentence . Quoi qu'il en soit , d'après ce bel arrêt ,
comme dit le portier de Perrin Dandin , la nouvelle
édition des Fastes est en tout conforme à la première ,
et reproduit fidèlement toutes les fautes qui la déparaient.
La plupart de ces fautes ayant été dans le tems plus ou
moins sévèrement relevées , ce serait aller contre l'axiome
de droit non bis in idem , que de les reprocher encore
une fois au traducteur , puisqu'il n'a pas tenu à lui
qu'elles ne fussent corrigées , ou plutôt puisqu'il les avait
corrigées réellement pour la réimpression. Je ne vois
aucun inconvénient à déclarer que M. de Saintange a eu
lui-même la complaisance de me communiquer ces corrections
, qu'elles sont en grand nombre , que presque
392 MERCURE DE FRANCE ,
toutes sont heureuses , et qu'ainsi l'on peut espérer d'avoir
quelque jour une traduction des Fastes , entiérement
digne d'Ovide et de son interprète , lorsque celui-ci ne
sera plus sous l'effet du jugement qui lui défend de perfectionner
son ouvrage. Je m'estimerais heureux de
contribuer à ce perfectionnement , en soumettant à M. de
Saintange des observations ou plus souvent de simples
doutes sur plusieurs passages qui m'ont paru devoir être
aussi retouchés . Avant d'y procéder , je dirai quelques
mots du poëme original , dont beaucoup de personnes
n'ont pas encore une idée bien distincte , attendu qu'il
ne faisait point partie des ouvrages classiques objet de
nos premières études , et qu'avant la traduction de M. de
Saintange , une seule traduction lisible en prose (celle de
Bayeux publiée pour la première fois en 1783 ) n'avait
pas suffi pour rendre vulgaire la connaissance de ce
poëme , dont le titre , en dépit du nom de son ingénieux
auteur , semblait ne pas promettre un intérêt ou un plaisir
bien vif.
A proprement parler , les Fastes d'Ovide sont le calendrier
poétique de l'ancienne Rome. Le poëme devait
avoir et peut- être en effet a-t-il eu autant de livres que
l'année a de mois ; nous n'avons que les six premiers .
L'auteur indique successivement le lever et le coucher
des différentes constellations , et rapporte souvent les
fables dont le génie des anciens poëtes avait orné le
systême astronomique. Les Romains avaient comme
nous , mais en bien plus grand nombre , des solennités ,
soit religieuses , soit politiques , dont l'institution était
presque toujours fondée sur quelque point de leur ancienne
histoire ; ils avaient aussi des fêtes domestiques
que ne commandaient ni la religion ni le gouvernement ,
mais dont l'observance n'en était pas moins sacrée , et
dont l'origine également fort reculée s'appuyait sur un
fait traditionnel ou sur une idée superstitieuse. Ovide ,
profondément instruit de l'histoire , des lois , du culte et
des usages de l'ancienne Rome , ainsi que des peuplades
voisines qui , après avoir été ses rivales et ensuite ses
tributaires , furent bientôt comprises dans sa circonscription
politique ou même dans l'enceinte de ses mu
OCTOBRE 1809. 393
railles , Ovide remonte à l'établissement de toutes les
cérémonies publiques et privées , en assigne l'origine
réelle ou mensongère , et en décrit fidélement toutes les
pratiques . Sous ce rapport , les Fastes sont un des ouvrages
de l'antiquité les plus précieux pour l'éclaircissement
et l'interprétation des monumens de la poésie et
sur-tout des arts . Les nombreux bas-reliefs qui retracent
des fêtes , des sacrifices et des jeux , ont dû être souvent
expliqués au moyen de ce poëme qui spécifie , avec
toute l'exactitude d'un rituel , la liturgie de ces diverses
solennités . La science de l'archéologie ne saurait donc
trop déplorer la perte ou le défaut des six derniers livres .
Le goût a aussi beaucoup de jouissances à regretter .
L'imagination riante et fertile d'Ovide a su répandre des
fleurs sur ce sujet assez aride , hérissé d'une foule de
détails dont l'exactitude obligée pouvait souvent devenir
minutieuse et triviale. Simple et concis avec élégance
lorsqu'il décrit les circonstances locales et les particularités
matérielles que son sujet exige , il déploie toutes
les richesses de l'esprit , du sentiment et du langage lorsqu'il
raconte les traits historiques ou fabuleux , dont le
récit est amené par l'indication des points astronomiques
ou des diverses féeries . Ces narrations , dont le style est
toujours assorti à l'objet , sont tour à tour sublimes et
gracieuses , sévères et enjouées ; il en est quelques- unes
dont la gaieté ne s'arrête qu'au moment où elle menace
d'être indécente ou grivoise. Le vice essentiel du sujet
était ce défaut de liaison réelle qui existe entre les événemens
et les solennités successives dont se composaient
la légende et la liturgie des Romains . Le poëte aurait
sans cesse condamné son esprit à de vains et ridicules
tours de force , s'il eût entrepris d'établir un enchaînement
artificiel entre toutes ces choses si peu dépendantes
les unes des autres . Aussi se contente-t-il souvent de
passer d'un objet à l'autre , sans faire autre chose que
marquer la succession temporaire. Mais quand quelque
rapport d'analogie ou de dissemblance lui offre le moyen
d'une ingénieuse transition , il's'empresse de le saisir , et
alors fait éclater ce même art avec lequel il a su lier
entr'elles les aventures mythologiques depuis le chaos
t
394 MERCURE DE FRANCE ,
jusqu'à l'apothéose de César , et en former l'admirable
tissu des Métamorphoses . Plusieurs des fables racontées
dans ce dernier poëme le sont aussi dans celui des Fastes .
Un poëte , dont le défaut est peut-être d'épuiser son
sujet et d'en retracer jusqu'aux moindres circonstances ,
ne pouvait avoir de concurrent plus incommode que luimême.
Comment redire les mêmes choses sans se répéter
, lorsqu'on semble n'avoir rien omis de ce que la
matière pouvait fournir ? Mais , telle est la facilité , la
souplesse et l'abondance du génie d'Ovide , qu'il trouve
sans cesse des tours et des termes nouveaux pour exprimer
des idées et des images déjà rendues avec un luxe
qui va jusqu'à la prodigalité. Il y a plus , il imagine des
circonstances et des combinaisons nouvelles , tellement
naturelles et appropriées au sujet , que ce qui surprend
le plus alors , ce n'est pas qu'il les ait inventées pour un
second récit , mais qu'il ne les ait pas employées dans le
premier. Seulement il est forcé à un peu d'économie par
ses précédentes profusions; mais on dirait qu'il n'a fait
que se débarrasser d'un superflu nuisible , et que dèslors
l'usage qu'il fait de sa richesse , n'en est que plus
sage et plus heureux. La seule infériorité marquée que
les récits des Fastes aient envers ceux des Métamorphoses
, c'est d'être écrits en vers élégiaques . La fatigante
symétrie de ces vers surpasse , à mon avis , tout
ce qu'on a pu dire de la monotonie de nos alexandrins à
rimes plates . Ils forment une éternelle série de distiques
détachés , dans chacun desquels le sens et la phrase sont
complets . De deux vers en deux vers , l'esprit et la voix
tombent à la fois , sans qu'aucun enjambement , aucune
apposition les soutienne ou les relève jamais ; et , ce qui
ajoute beaucoup à l'uniformité et à l'ennui , c'est que le
pentamètre , qui est le second vers du distique , au lieu
d'avoir comme l'hexamètre , des césures variées et arbitraires
, est composé de deux hémistiches égaux , ayant
la même valeur et étant souvent formés des mêmes pieds .
Ce mètre , affecté à des pièces de peu d'étendue , telles
que l'élégie et l'héroïde , est insoutenable dans unpoëme
de longue haleine ; et l'on ne conçoit pas ce qui a pu dé-
-terminer Ovide à en faire choix , à moins de supposer
OCTOBRE 1809 . 395
que le grand vers lui semblait trop pompeux pour la
plupart des scènes et des détails qu'il avait à décrire ,
comme on pourrait l'inférer d'un passage même des
Fastes où , se préparant à faire l'éloge d'Auguste , il
regrette de n'avoir pas adopté d'abord le grand vers ,
comme devant être plus digne d'un pareil sujet :
Quid volui demens elegis imponere tantum
Ponderis ? heroi res erát ista pedis .
Qu'ai -je fait quand j'ai pris des mètres inégaux ?
Il fallait ces grands vers nés pour les grands héros .
Quoi qu'il en soit , ce mètre élégiaque était un écueil fort
à craindre pour le traducteur qui , pouvant désirer en
général de renfermer la pensée dans les mêmes limites
que le poëte original , courait le risque de représenter
trop souvent des distiques latins par des distiques français
: mais ou M. Desaintange s'est tenu constamment
en garde contre ce danger vers lequel le poussaient à la
fois l'exemple du texte et le caractère propre de notre
versification , ou bien l'heureuse et longue habitude de
varier les coupes de la phrase poétique française , a suffi
pour l'en préserver .
A beaucoup d'autres égards , c'était une entreprise
singulièrement difficile , qu'une traduction des Fastes en
vers français . Plusieurs détails étaient véritablement intraduisibles
, sur-tout ceux qui ont rapport à des étymologies
, parce qu'alors l'idée ne se fonde point sur des
choses accessibles aux esprits de tous les tems et de tous
les lieux , mais sur des mots qu'un idiôme peut posséder
seul , à l'exclusion de tous les autres . Ainsi Ovide , faisant
venir le nom de la déesse Carmens du mot carmen
(vers) , était entendu des Romains lorsqu'il disait :
.....
Quæ nomen habes à carmine dúctum .
Mais son interprête ne sera point compris des Français ,
lorsqu'il dira :
Toi qui tires ton nom de ta bouche savante.
Dans un autre endroit , Ovide donne à Lucina , surnom
-396 MERCURE DE FRANCE ,
de Junon , deux étymologies , lucus (bois sacré) et lux
lucis ( lumière ) , et il dit :
Gratia Lucinæ : dedit hæc tibi nomina lucus ;
Aut quia principium tu , Dea , lucis habes.
M. Desaintange veut rendre et ne rend pas ces deux vers,
en disant :
۱۰
Toi qui tires ton nom des dons que tu nous fais ,
Ce bonheur , ô Lucine , est un de tes bienfaits.
Il eût peut-être dû supprimer ces détails qui n'ont et
ne peuvent avoir aucun sens dans sa version .
la ver
J'ai promis de communiquer à M. Desaintange quelques
autres observations , résultat d'une lecture attentive
de son poëme . Ce qui pourra surprendre , c'est qu'elles
portent presque toutes sur versification , celle des parties
de l'art pour laquelle son talent est le mieux prouvé
et le plus généralement reconnu. S'il a quelquefois enfreint
des règles qu'il connaît si bien et qu'il a si bien pratiquées
, on ne peut l'imputer qu'à cette facilité , à cette
promptitude de travail toujours croissante , dont les inconvéniens
sont abondamment compensés par les avantages
, puisque c'est elle qui donne à une traduction toujours
fidèle l'air de verve et de liberté d'une composi
tion toute originale .
Livre II , page 61 , je lis ces deux vers :
Aux contours d'un rouet que le tems a noireis
D'un peloton magique elle attache lesfils .
Pour que ces deux vers pussent rimer , il faudrait que
l'on prononçât fils (fila ) comme fils (filii ) . Or l'usage
y est contraire : on fait entendre le son de 1 dans le
premier , et on le supprime dans le second. Trois vers
plus bas , je trouve enduite de trois syllabes :
Enduite de menthe et de gluante poix.
Le mot pouvait avoir cette quantité au tems où l'on faisaitfuir
de deux syllables; mais il n'en est plus de même
aujourd'hui .
Livre V , page 185 , dernier vers :
Etses tendres douleurs
Payent le prix des soins qui formèrent ses moeurs .
OCTOBRE 1809. 397
Molière a dit :
Mais elle bat ses gens et ne les paye point.
Mais Molière ne fait point autorité en versification
comme en comédie , et depuis long-tems on est d'accord
àtrouver une faute contre la mesure dans le vers que je
viens de citer .
On a de la peine à concevoir qu'une oreille délicate et
savante comme celle de M. de Saintange , ait souffert que
sa plume traçât deux vers d'une cacophonie aussi étrange
que ceux-ci ( Liv. V , p . 181 ) :
Zéphyre en vain me dit : Prends soin des dons si doux ,
Des dons dont te dota l'amour de ton époux.
Mais qu'on ne se hâte point tant de se récrier. Gresset
dont la versification est habituellement si douce , Gresset
n'a-t-il point mis dans la traduction de la VIII églogue
deVirgile , ce vers si horriblement dur ?
Prête les airs dont Pan pleura Syrinx ravie .
Pour combled'infortune ce vers est un refrain qui revient
sept fois dans l'églogue. Voltaire aussi n'a-t-il pas son
fameux vers ?
Non, il n'est rien que Nanine n'honore.
Et puisque j'en suis sur les vers durs échappés à des
poëtes mélodieux , je ferai remarquer que Boileau luimême
, si attentif à fuir des mauvais sons le concours
odieux , a écrit les deux vers les plus rudes peut-être que
notre poésie fournisse , et cela dans un passage où la
plus douce euphonie était commandée par le sens . Ce
sont ces vers de l'Art poétique où parlant de Malherbe ,
il dit :
Par ee sage écrivain , la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurés.
J'oserai relever encore , dans tout le poëme des Fastes ,
cinq ou six impropriétés d'expressions qu'une heure de
travail ferait aisément disparaître .
Livre II , p . 73 , Récit de la mort de Lucrèce. Brutus
arrache du sein de Lucrèce le poignard dont elle s'est
frappée ,
Tout fumant d'un sang pur qui dégoutte àgrandsflots.
398 MERCURE DE FRANCE ,
On se figure difficilement que le sang tombe à grands
flots d'un poignard , et s'il en tombe à grands flots , il
n'en tombe point goutte à goutte , il n'en dégoutte point .
Livre III , p. 84. Les Sabines enlevées par les Romains ,
veulent réconcilier leurs époux et leurs pères . A cet
effet,
Au temple de Junon chacune en grand concours
Se rassemble , et ma bru prononce ce discours .
Chacune se rassemble en grand concours est une phrase
bien singulière ; elle a le malheur d'en rappeler une autre
dont on a beaucoup ri : Le premier qui sera surpris
formant un attroupement , etc. On prétend qu'une proclamation
du tems de la révolution commençait ainsi .
Livre III , p . 86 et 87 :
Là , des femmes , le front couronné de guirlandes ,
Viennent , un cierge en main , apporter leurs présens ..
Le mot de cierge appartient exclusivement à la liturgie
chrétienne , et conséquemment pèche contre le costume
dans la description d'une cérémonie du paganisme .
Même livre , p . 113 :
Jeunes filles , venez , et sous vos doigts mouvans
Que la laine amollie entoure la quenouille ,
Et s'ourdisse en longs fils que la salive mouille.
Il y a dans le latin :
Pallade placatâ , lanam mollite , puellæ :
Discitejam plenas exonerare colos .
Ce que Bayeux traduit ainsi ; « Lorsque vous aurez
>> fléchi Pallas , jeune filles , amollissez la laine , et ap-
>>prenez à vider vos quenouilles bien chargées . » Le
traducteur-poëte a bien pu sans doute substituer l'idée de
charger ou d'entourer la quenouille à celle de la vider
que porte le latin , exonerare colos ; mais alors doigts
mouvans et laine amollie sont des circonstances hors de
propos , puisqu'elles n'appartiennent qu'à l'action de filer .
Ensuite je doute fort qu'on puisse dire que la laine
s'ourdisse en longs fils : le mot ourdir emporte nécessairement
l'idée d'entrelacement et de tissu. Dix vers
OCTOBRE 1809. 399
plus bas , M. de Saintange lui-même a placé ce mot selon
sa véritable acception :
Vous qui , des corps humains chassant la maladie ,
Renonez de nos jours la trame mal ourdie .
Mais terminons cette ennuyeuse guerre aux mots et
aux hémistiches . Profitons de l'espace qui nous reste ,
pour citer quelques-uns de ces nombreux passages où le
traducteur a su se jouer , comme il le dit lui-même , de
l'entrave de la mesure et de la rime , et de l'entrave plus
pesante encore de la fidélité scrupuleuse . Je choisis
l'Hymne à la Rouille , ce fléau des moissons dont les
Romains avaient fait une Divinité .
O Rouille ! ô déité redoutable à Cérès !
Epargne , disait-il , la semence , etpermets
Que des épis en fleurs la féconde famille
Croisse et , mûre en été , tombe sous la faucille .
Hélas ! le laboureur , les yeux de pleurs mouillés ,
Ne compte plus les grains de tes taches souillés .
Cérès redoute moins pour la gerbe encor frêle
Les vents , l'âpre gelée et la bruyante grêle ,
Que le chaud qui corrompt l'humide chalumeau.
Que de mal fait alors ton terrible fléau !
Que ta main vénéneuse épargne la culture.
N'infecte pas l'épi de ton haleine impure.
Ne nuis pas aux moissons ; tu le peux , c'est assez
Ronge plutôt de Mars les glaives émoussés .
Nuis encor , nuis au fer aiguisé pour nous nuire :
Détruis les javelots forgés pour nous détruire .
Qu'en avons-nous besoin ? Le monde est en repos .
Que le soc recourbé , les sarcloirs et la faux
Reluisent à l'envi dans les sillons fertiles ;
Que Mars laisse rouiller ses armes inutiles ;
Qu'oisifs dans le fourreau les glaives ennemis
Dansune longue paix demeurent endormis ;
Que toujours pour Cérès ta bénigne indulgence
Permette au laboureur de bénir ton absence .
Je citerai encore la Fable d'Arion sauvé par un
Dauphin.
Il avait enchanté par sa docte harmonie
La féconde Sicile et la belle Ausonie.
400 MERCURE DE FRANCE ,
1
Arion sur la mer embarque ses trésors ,
Rapportant avec lui le prix de ses accords .
Ochantre de Lesbos ! pour toi , pour ta fortune ,
Tu redoutais peut-être et les vents et Neptune :
Tu te trompais ; la mer , malheureux passager ,
Bien moins que ton navire a pour toi de danger.
Le chef , pour l'égorger , déjà s'arme d'un glaive ;
Et l'équipage entier contre lui se soulève.
Régis , régis , crois-moi , le timon incertain ;
Ce glaive , ô nautonnier , n'est pas fait pour ta main ,
Alors dit Arion , sans pâlir et sans craindre ,
Ma vie est en vos mains , je la perds sans me plaindre :
Mais au moins , en mourant , permettez que mes doigts
Touchent ma lyre encore une dernière fois .
Il couronne son front d'une docte verdure ,
Digne , ô bel Apollon , d'orner ta chevelure ;
Il revêt sa tunique aux longs plis embaumés
Et sa lyre a rendu ses sons accoutumés :
Le Cygne , au col d'argent , percé d'un fer impie ,
En soupirs modulés exhale ainsi sa vie.
Le prêtre d'Apollon s'élance dans les flots ;
,
Il tombe , et sur la poupe ont rejailli les eaux .
Un Dauphin , ô merveille ! attiré par sa lyre ,
Lui présente son dos en forme de navire .
Tranquillement assis , il chante , et sous ses doigts
Son luth harmonieux se marie à sa voix ;
Et ses doux chants , tribut de sa reconnaissance ,
Semblent calmer le flot qui l'écoute en silence .
Je ne sais pas à quel point ces vers pourront sembler
beaux à ceux qui ne liront pas en même tems l'original ;
mais j'assure que la comparaison leur prête un intérêt et
un charme tout particulier. On est vraiment surpris de
voir combien M. de Saintange se montre partout fidèle
à la pensée , au tour et à l'expression d'Ovide ; ce qu'on
serait tenté de condamner d'abord dans la traduction ,
on est forcé de l'absoudre en le retrouvant dans le texte ,
et en s'assurant par la réflexion qu'il fallait ou le supprimer
ou le traduire ainsi ; et l'on finit par applaudir
sans réserve au talent habile et exercé qui a reproduit
les Fastes avec toute l'exactitude d'une prose timide ,
sans déroger plus souvent aux lois tyranniques de la
poésie française. AUGER.
OCTOBRE 1809 . 401
SUR LES ROMANS FRANÇAIS , DEPUIS LE REGNE DE LOUIS VII
JUSQU'AU RÈGNE DE FRANÇOIS Ier.
DE
LAS
Le nom de Romans futlong-tems appliqué à presquepis
les ouvrages de quelqu'étendue qui furent composés dansl
langue romance ; mais le genre d'ouvrages que ce nom da
signe aujourd'huiremonte ala plus haute antiquité.C'estdans5 .
P'Orient , sans aucun doute , qu'il en faut chercher l'orncen
Les Indiens et les Persans furent les premiers romancier
Les Grecs de l'Ionie apprirent des Persans l'art de composer
ces fables voluptueuses , connues sous le nom de fables
milésiennes . De ce nombre était Psyché qu'Apulée a bien
fait de traduire , et qui nous charme au milieu de son livre
aussi bizarre qu'ennuyeux. L'Ane-d'Ord'Apulée et leRoman
satirique de Pétrone sont à peu près les seules productions
que les Romains nous aient laissées dans ce genre d'écrire ;
mais , sous ladomination romaine , les Grecs en compo-.
sèrent un grand nombre ; et , sans faire mention de Parthénius
, qui écrivait du tems d'Auguste , on trouve à
l'époque des Antonins Jamblique , Lucius de Patras , et
le célèbreLucien. Il ne faut pas oublier l'évêque Héliodore ,
qui , deux siècles plus tard, et sous le règne de Théodose ,
composa Théagène et Cariclée , Roman plein d'intérêt et
d'imagination. Le tems où vivait Longus serait difficile à
déterminer avec certitude , mais ce qui n'est pas incertain ,
c'est la supériorité de son ouvrage sur tous les Romans
grecs qui nous sont parvenus. On peut aller plus loin.
Malgré les tentatives sans nombre faites en Italie , en
Espagne et en France , le roman de Daphnis et Cloé reste
encore le meilleur dans le genre pastoral. Il est aussi le
plus ancien , je dis toujours dans le même genre ; si toutefois
onn'adopte pas le sentiment énoncé par Huet , évêque
d'Avranches , dans sa lettre à Ségrais , sur l'origine des
Romans. Huet remonte jusqu'à Salomon. C'est dans le
Cantique des Cantiques que se trouvent à la fois , selon
lui , les premières formes de Roman , d'Idylle et de Dialoguedramatique.
Nous ne voulons pas démentir le pieux
auteur de la Démonstration Evangélique ; mais sur beaucoup
de points nous professons le scepticisme , avec le
savant auteur du Traité sur l'incertitude des sciences .
Chez les nations septentrionales qui commencèrent à
prendre quelque consistance vers la fin du quatrième siècle,
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
,
quand l'Empire romain se précipitait vers se ruine , des
poëtes , assez semblables aux prophètes hébreux , chantaient
les événemens mémorables , les combats célèbres ,
et la mémoire des héros morts pour la patrie. L'amour et
la religion inspiraient aussi ces Scaldes de Norvège , ces
Bardes de la Germanie et des Iles Britanniques ; mais
l'amour fatal et malheureux , mais un paganisme aussi
Ingubre que celui des Grecs était riant et poétique . Tel
était le génie de ces peuples ignorans , guerriers et superstitieux.
Chez eux , les moeurs , les institutions , et ce qui
tenait lieu des arts , tout était sombre comme leurs nuages .
Alors , ou.si l'on veut , dès la fin du troisième siècle , vécut
Ossian , fils de Fingal. Il nous reste à peine de lui quelques
fragmens en ancien gallique , fragmens dont l'authenticité
même n'est pas démontrée . C'est d'après ce fonds peu
considérable , qu'il y a près d'un demi-siècle , Macpherson
crut pouvoir rédiger en prose anglaise les prétendus poëmes
d'Ossian; fatras monotone , mêlé de quelques beautés
et que des Barbares modernes ont mis avec complaisance
à côté des brillans chefs -d'oeuvre d'Homère. On place au
milieu du sixième siècle , sous le règne du roi Artus , les
Anglais Thélésin et Melkin , le premier compté parmi les
Bardes , et tous deux auteurs de chroniques surArtus et
sur les chevaliers de la Table-Ronde . Le Gaulois Unibaldus-
Francus composa , dit-on , vers le même tems , sous Clovis ,
une histoire non moins fabuleuse. L'antiquité de ces auteurs
est sans doute étrangement exagérée ; mais sans
vouloir entamer une discussion qui n'est d'aucune importance
, renfermés dans notre sujet , nous indiquons du
moins la source où puisèrent les premiers Romanciers
français . Il faut y joindre les Chroniques publiées sous le
nom de l'archevêque Turpin , deux siècles après la mort
de ce prélat , contemporain de Charlemagne. Elles ont
servi de type aux nombreux Romans sur les douze pairs
de France. Turpin toutefois joue dans plusieurs de ces
Romans le personnage d'un ivrogne et d'un bouffon : ce
qui blesse la gravité d'un historien , mais bien plus encore
la dignité d'un archevêque de Reims , d'un successeur de
saint Remi , d'un gardien de la Sainte-Ampoule . A ces
libertés repréhensibles , les auteurs unissent toujours un
grand fonds de piété. Ce mélange paraîtra surprenant à
ceux qui veulent bien s'étonner de voir des contradictions
chez les hommes .
Beaucoup de littérateurs assurent , sans en apporter au1
OCTOBRE 1809. 403
PTDE
LA
SE
cune preuve , que les Romans en prose ont précédé parmi
nous les Romans en vers . Le plus ancien de nos romans
connus est cependant versifié : c'est le Brut , ou le livre
des Bretons , composé par maître Huistáce , à la cour
d'Eléonore d'Aquitaine , duchesse de Normandie , et die
reine d'Angleterre. L'auteur a donné lui-même , dans le
vers suivans , la date précise de son ouvrage :
Puisque Dieu incarnation
Prit pour notre rédemption
Mille et cent cinquante-cinq ans ,
Fit maître Huistace ce romans .
C'est ici le plus ancien poëme qui nous reste en langue
française ; car nous n'avons aucun manuscrit de la conquête
de Jérusalem par Godefroi de Bouillon , roman
versifié , que Béchada , chevalier limousin , composa vingtcinq
ans avant le livre des Bretons . Nous remonterions
plus haut s'il en fallait croire l'abbé Massieu. Des le tems
de Philippe premier , dit cet écrivain peu exact , on ne parlait
plus qu'en rimes françaises , de géans pourfendus et
de Sarrasins mis à mort. Vers la conquête de Jérusalem ,
ily eut une quantité prodigieuse de poëtes français . Ils
semblaient sortir de terre aussi bien que les armées . Nous
rapportous les phrases de l'auteur : en admettant qu'elles
soient supportables , il faudra toujours convenir que ces
innombrables poëtes français , contemporains de Philippe
premier , n'ont existé que dans l'imagination de l'abbé
Massieu. Des erreurs pareilles supposent beaucoup d'ignorance
de l'état où se trouvait alors la langue française . On
ne croirait pas même devoir les relever , si des brochures
superficielles n'étaient pas citées quelquefois comme de
graves autorités . Revenons au livre des Bretons , monument
qui n'est pas sans importance ; car c'est à lui que
commence , avec la poésie française , la série nombreuse
des Romans de la Table-Ronde.
L'histoire des premiers rois de la Grande-Bretagne est
le sujet du livre des Bretons. Ascagne , fils d'Enée , eut
un fils nommé Sylvius . Ce Sylvius fut père d'un Brutus .
Ce Brutus fut le premier des rois anglais , et l'Angleterre
fut appelée Bretagne du nom de son fondateur. Telles sont
les notions préliminaires que nous donne maître Huistace .
Ce qu'il y a de plaisant , c'est qu'en versifiant ces fables
ridicules , copiées apparemment des anciennes Chroniques
de Thélésin et de Melkin , l'auteur se récrie contre les
Cc 2
A
cen
1
404 MERCURE DE FRANCE ;
conteurs de fables , et proteste qu'il ne dira rien qui ne soit
fondé sur la vérité. Il raconte ensuite avec beaucoup de
bonne foi et peu de précision les merveilleux événemens
qui eurent lieu depuis le prétendu roi Brutus jusqu'au roi
Calevastre , qui gouvernait le pays de Galles à la fin du
septième siècle. Puisque les premiers Romans étaient écrits
à la cour de la duchesse de Normandie par des poëtes
français qui appartenaient à cette province, il fallait bien
que les Normands eussent leur livre comme les Bretons .
Aussi cinq ans après le roman du Brut , un poëte nommé
Gasse composa le roman du Rou. C'est l'histoire versifiée
des ducs de Normandie , depuis Rou , c'est-à-dire Raoul ,
jusqu'à Guillaume II , et à la prise de Jérusalem , l'avantdernière
année du onzième siècle. Après avoir parlé
d'Hasting , celui qui le premier conduisit les Normands en
France , voici comme l'auteur s'exprime en arrivant au
héros principal de l'ouvrage :
A Rou sommes venus , et de Rou nous dirons.
Je cite exprès ce vers , non qu'il ait rien de remarquable en
lui-même ; mais il amène une observation qui n'est point à
négliger pour l'histoire de la versification française. C'est ,
comme on voit , un vers de douze syllabes . Nous avons
déjà trouvé cette mesure employée dans la romane méridionale
, cent ans avant le roman d'Alexandre . La voici
maintenant dans la langue française , trente ans avant le
même ouvrage. Le roman du Brut est écrit tout entier en
vers de huit syllabes . Dans le roman du Rou , c'est encore
la mesure qui se rencontre le plus souvent : mais on y
trouve des morceaux écrits en longues lignes , car alors
on nommait ainsi les vers de douze syllabes ; et dans ces
morceaux , selon la mode du tems , la même rime est continuée
quelquefois durant trente vers.
La plupart des Romans de la Table-Ronde furent composés
sous Philippe-Auguste. Quelques-uns offrent beaucoup
d'intérêt ; mais avant d'y jeter un coup-d'oeil , il faut bien
dire un mot de ce Roman d'Alexandre , ouvrage à part , et
qui ne se rattache à aucune des grandes séries de Romans
français . Sous le même Philippe-Auguste , et vers la fin du
douzième siècle , Alexandre de Paris et Lambert Licors
composèrent le Roman d'Alexandre. Deux autres parties y
furent ajoutées , l'une par Pierre de Saint-Cloot , l'autre
par Jean li Nivelois ; la première , sous le nom de Testament
d'Alexandre ; la seconde , sous le titre de laVenOCTOBRE
1809 . 405
au
geance de ce Roi. L'ouvrage est écrit tout entier en vers de
douze syllabes , vers qui prirent le nom d'alexandrins de ce
Roman, peu connu aujourd'hui , mais célèbre alors. Voilà
ce que les auteurs de compilations et de cours de littérature
auraient dû se borner à dire : mais ils ne devaient
pas copier successivement une erreur , en attribuant
premier de ces quatre poëtes une invention bien antérieure
à l'époque où il vécut. Sous le nom du roi de Macédoine ,
le personnage d'Alexandre offre dans ce poëme une allusion
perpétuelle au caractère de Philippe-Auguste et aux
principaux événemens de son règne. Fauchet prodigue à
l'ouvrage des éloges exagérés . Il en cite une quantité de
vers qui ne sont remarquables d'aucune manière : mais il en
oublie un qui vaut mieux à lui seul que tous ceux qu'il
rapporte , et qui même a droit d'étonner , si l'on veut bien
se souvenir que le poëme fut écrit il y a plus de six siècles :
N'est pas roi qui se fausse , et sa raison dément.
Une seule expression a vieilli ; sefausser, pour se parjurer.
Mais on croirait lire un vers de Hardi , ou même de Mairet
, d'un prédécesseur immédiat de Corneille. Le tour est
nerveux , l'expression rapide. Voilà , comme dit Montaigne
, la sentence pressée au pied nombreux de lapoésie.
Voilà de plus une de ces pensées nobles et vraies dont
les lecteurs savent toujours gré aux écrivains . Raison et
loyauté , c'était la politique du vainqueur de Bouvine ; et
ce sera dans tous les tems celle des hommes dignes de
gouverner des hommes .
Chrétien de Troies ( ou plutôt Ménessier , car c'était le
véritable nom de ce poëte ) , fut contemporain des auteurs
du Roman d'Alexandre , et nous lui devons plusieurs
célèbres Romans de la Table-Ronde : tels que le Saint-Gréal,
le Chevalier à l'épée , Perceval le Gallois , et Lancelot du
Lac , continué par Geoffroi de Ligni , sous le nom du
Roman de la Charrette. Un peu plus tard , Giron le Courtois
, l'Enchanteur Merlin, Perce-Forêt , Artus de Bretagne ,
et beaucoup d'autres ouvrages complettèrent cette division
considérable. Les uns d'abord composés en vers furent
ensuite traduits en prose ; plusieurs n'ont jamais existé
qu'en prose , et de ce nombre est Tristan du Léonois ,
traduit du latin de Rusticien de Pise , vers la fin du douzième
siècle , quelques années avant la composition du Saint-
Gréal . Ces Romans sont inégaux en mérite . Perce- Forêt
Giron le Courtois ,Artus de Bretagne , sont remplis de ces
,
406 MERCURE DE FRANCE ,
récits militaires qui font l'ornement des gazettes plus quele
charme des Romans . Il y a , comme de raison , beaucoup
de diablerie dans le roman de Merlin ; mais on y voit avec
plaisirque ce terrible enchanteur fut vaincu par une femme
dans la science même où il excellait. Viviane , dont il
était fortement épris , parvint à l'enfermer dans une tour
suspendue en l'air; l'aventure se passa en Basse-Bretagne
où il doit se trouver encore , toujours enfermé dans sa tour
aérienne , qui , par malheur , est invisible , au rapport du
romancier. Le Saint-Gréalet Perceval le Gallois sont , pour
ainsi dire , deux parties du même Roman. Ce vieux mot de
Saint-Greal peut se traduire par Saint- Ciboire , et désigne
le vase précieux dont Jésus se servit le jour de la Cène .
Cette relique fut apportée , dit- on , en Angleterre par
Joseph d'Arimathie. Après la mort de ce saint personnage
elle fut enlevée par les infidèles . Plusieurs chevaliers de la
Table-Ronde entreprirent vainement sa conquête : leur vaillance
, heureuse partout ailleurs , ne suffisait pas pour un
triomphe de cette nature. Perceval le Gallois , aussi recommandable
par sa chasteté que par son courage , fut le conquérant
du Saint-Gréal. Cette coupe sacrée disparut quand
il cessa de vivre . Oncques depuis chevalier semblable ni si
sainte relique ne furent vus dans la Grande-Bretagne. Ce
sont les termes exprès des romanciers de la Table-Ronde .
L'Angleterre eut , il est vrai, des grands-hommes qui remplacèrent
ses chevaliers . Quant au Saint-Gréal , loin d'en
réparer la perte , elle éprouva par la suite des tems , et surtout
au seizième siècle , beaucoup d'autres malheurs du
même genre. Elle est encore aujourd'hui riche en industrie,
en commerce , en agriculture , en marine ; mais elle est
bienpauvre en reliques .
Venons au Roman de Lancelot , dont la seconde partie
est appelée la Charrette , non, comme le disent les auteurs
de laBibliothèque des Romans , parce que la mère de Lancelot
accoucha de lui en voyageant dans une voiture de cette
espèce ; mais parce que la fée Morgain , soeur du roi Artus ,
enferma plusieurs fois , au château de la Charrette, Lancelot
qu'elle persécutait. De grands combats et des combats
encore , ennuient dans ce Roman , comme partout
où on les trouve ; mais ici du moins des aventures intéressantes
rachètent ce défaut. Si le bon roi Artus , fondateur
de l'ordre de la Table-Ronde , n'est pas fort aimé de Genèvre
, son épouse , en revanche cette belle reine chérit
tendrement Lancelot.Leur passion mutuelle est peinte avec
OCTOBRE 1809 . 407
vérité , quelquefois avec une franchise un peu trop naïve.
La protection accordée à cet heureux chevalier par la damoiselle
du Lac , enchanteresse , élève de Merlin , amène
des incidens remarquables ; mais rien n'inspire un intérêt
aussi vifque l'instant où Lancelot , arrivant à l'improviste ,
et prodiguant des exploits utiles , délivre la reine , son
amante , quand elle va subir le supplice du feu. Les personnes
lettrées n'ignorent pas que cet endroit a fourni l'un
des plus beaux chants du poëme de l'Arioste ; et tout le
monde sait quel parti plus grand encore Voltaire a tiré
d'une situation pareille dans l'admirable troisième acte de
la tragédie de Tancrède .
Le Roman de Méliadus ne présente rien qui mérite un
souvenir , et c'est beaucoup de le citer ; mais celui de Tristan
du Léonois , fils de Méliadus , est digne en partie des
éloges que n'ont cessé de lui donner , durant trois siècles ,
les poëtes et les romanciers français . De nos jours même il
a conservé sa réputation . L'évêque de la Ravallière, homme
vraiment éclairé sur notre ancienne littérature , le regardait
comme le meilleurde tous nos vieuxRomans . C'est allertrop
loin peut-être ; mais il en est peu du moins qui puissent lui
être comparés , et sans doute il occupe le premier rang
parmi ceux de la Table-Ronde. Tressan nous en a donné un
extrait ou plutôt un abrégé fort agréable. Ici le roi Marc
n'est pas plus aimé de son épouse Iseult que le roi Artus
dans le Roman de Lancelot, n'est aimé de la reine Genèvre;
mais un roi de Cornouailles est moins imposant
qu'un roi d'Angleterre. D'ailleurs la passion de Tristan et
d'Iseult est si tendre , si énergique , si édifiante , au moins
par sa constance inaltérable , qu'elle servit de modèle aux
amans , d'autorité aux exagérations poétiques . Il est bien
vrai que le roi Marc est l'oncle même de Tristan ; mais
Tristan le venge si bien de ses ennemis , Tristan combat
pour lui avec tant de courage , que ce héros mérite une récompense.
Le lecteur le plus sévère, tranquillisé par les succès
du monarque , est peu tenté de plaindre l'époux.Enfin ,
dans ces prétendus événemens du sixième siècle, les auteurs
peignaient les moeurs du douzième; et nous avons eu
déjà l'occasion de remarquer que le sacrement du mariage ,
dans les opinions de la chevalerie, avait quelque chose de
moins divin que le sacrement de l'amour. Il faut bienme
passer une expression qui seule représente ma pensée.
Faisons-nous une idée juste de ces tems éloignés dont les
préjugés n'étaient pas les nôtres. Un choix involontaire ,
1
408 MERCURE DE FRANCE ,
mais unique , remplissait l'espace de la vie. Etre infidèle à
ce choix du coeur , voilà ce qui paraissait repréhensible. La
passion préservait du vice ; à d'autres époques , le vice a
préservé des passions. On peut blâmer aujourd'hui les
moeurs de nos aïeux; mais il ne faut pas les blâmer comme
*trop indulgentes. Elles ne faisaient que déplacer les devoirs
. Les supprimer a semblé plus commode. En lisant le
Paysan parvenu de Marivaux , les Confessions de Duclos ,
et tous les Romans de Crébillon le fils , on trouvé une société
aguerrie qui a perfectionné l'immoralité. On ne trouve,
à la lecture de Tristan , que deux victimes de l'amour.
Tristan meurt sur un faux récit de la mort d'Iseult ; Iseult
expire à la vue de son chevalier qui vient d'expirer pour
elle. Deux tombeaux sont élevés ; les amans sont rapprochés
et non réunis : mais du sein du tombeau de Tristan
s'élève une ronce verte et feuillue, qui par degrés s'incline,
et pénètre dans le tombeau d'Iseult. Trois fois arrachée ,
trois fois elle renaît plus belle ; et ce miracle de l'amour
plaît à l'imagination, sans pourtant exiger la foi , puisqu'il
n'est pas dans la légende.
Les Romans des douze pairs de France succédèrent aux
Romans de la Table -Ronde , et l'époque de Charlemagne
ne fut pas moins célébrée que celle d'Artus . Seulement
au lieu des héros bretons , Tristan , Lancelot , Gauvain ,
Perceval , on vit briller des héros français , Olivier , Renaud
de Montauban , Guérin de Montglave , Ogier , mais surtout
Roland , l'Hercule de notre ancienne chevalerie . Huon
de Villeneuve fut pour cette seconde série ce qu'avait été
Chrétien de Troies pour la première : l'auteur le plus fécond
et le plus habile. Ses Romans versifiés , Renaud de Montauban
, Doon de Nanteuil , Garnier de Nanteuil , Aie
d'Avignon , et plusieurs autres , furent écrits vers la fin du
règne de Philippe-Auguste. Dans la suite on les traduisit
en prose , et sous le règne de Louis IX d'autres auteurs
composèrent de nouveaux Romans qui servirent de suite
aux premiers. Le goût même en subsista jusqu'au milieu
du quinzième siècle. Cependant il n'est pas difficile de
remarquer que la pieuse folie des Croisades inspira dans
l'origine , etbientôt multiplia ces productions. De là cette
prétendue conquête du Saint-Gréal , tentée successivement
par tous les chevaliers d'Angleterre , mise à fin par un seul
d'entre eux. De là ces fabuleux voyages de Charlemagne et
des douze pairs de France, pour conquérir la Terre-Sainte,
et convertir les infidèles. Ce qui méritait davantage d'être
OCTOBRE 1809 . 409
observé , mais ce qui pourtant l'a été beaucoup moins ,
c'est quedans cesRomans le pouvoir royal n'est jamais représenté
comme absolu; c'est que le respect pour le prince
et pour sa famille n'est pas une servile idolatrie ; c'est encore
que , malgré le fanatisme du tems , on accorde quelques
vertus aux ennemis de la foi chrétienne. Ce que nous
affirmons , nous allons le prouver par des exemples , en
laissant dire aux personnes qui renferment apparemment
la littérature dans les journaux et les almanachs , que les
progrès de l'esprit national , des idées saines , des opinions
généreuses , résultans des monumens littéraires , et constatés
par eux, ne doivent pas être aperçus dans une histoire
de la littérature francaise.
Ouvrez le romande Doolin , comte de Mayence. Doolin ,
se croyant offensé par Charlemagne , vient lui proposer au
milieu de sa cour un combat que l'Empereur accepte. Les
risques sont partagés dans ce combat ; mais un ange , invi
sible comme tous les anges , arrive à propos sur le champ
de bataille pour arrêter le bras de Doolin , et parler en
même tems au coeur de Charlemagne irrité . L'auteur du
Roman d'Ogier peint des plus fâcheuses couleurs Charlot ,
fils de Charlemagne , et mort quelques années avantce monarque.
Lisez le Roman de Guérin de Montglave. Charlemagne
fait la guerre au duc d'Aquitaine , son vassal ; mais
les pairs de France blâment hautement cette entreprise, et
lui reprochent de combattre des Français , au lieu d'aller
porter laguerre chez les infidèles . Ceci est bien remarquable ,
et l'allusion n'était pas douteuse. Le Roman fut composé
durant la Croisade contre le comte de Toulouse , croisade
que nous retrouvons souvent , et que nous retrouvons tour
jours blâmée par les auteurs contemporains . Dans le Romand'Ogier
, dont nous venons de parler , un roi mécréant
fait arrêter par surprise et retient captif ce chevalier redoutable.
Indigné de la trahison, Caraheu, le plus intrépide des
chefs musulmans, se rend de lui-même au campde Charlemagne
et se livre en otage pourOgier. Gloriande , maîtresse
de Caraheu , est faussement accusée d'un crime en l'absence
de son amant: mais Ogier se déclare son chevalier , réclame
ce combat que l'on nommait le jugement de Dieu ,
remporte la victoire, et sauve la maîtresse du généreux musulman
qu'il regarde comme son ami . De là naît entr'eux
une fraternité d'armes dont les devoirs sont inviolables ,
sans que pour cela le musulman se convertisse à la foi chrétienne
, ni le chrétien à la foi musulmane. Que résulte-t-il
410 MERCURE DE FRANCE ,
des premiers exemples ? que les Français du treizième siècle
n'avaient pas l'idée d'un pouvoir sans limite , devant qui
l'opinion doit se taire . Que faut-il conclure de la dernière
observation ? que si les Musulmans avaient admiré Philippe-
Augusteet Louis IX , les grandes qualités de Saladin et de
plusieurs émirs avaient charmé les chrétiens . Quelque bien
naissait des maux infinis occasionnés par les croisades ; au
sein des combats , la sociabilité s'augmentait. On commençait
à sentir que l'humaine vertu ne dépend pas précisément
d'aller dans une église ou dans une mosquée pour adorer
Dieu qui est partout.
Comme il est impossible de parler de tous lesRomans
qui ont pour objet l'époque de Charlemagne , nous abandonnons
à la Bibliothèque Bleue les Quatre Fils Aymon
dont elle s'est emparée. Nouslaissons leur cousin Maugis ,
expert en diablerie , mais qui n'a pu toutefois atteindre à
la réputation de Merlin. Nous croyons même devoir négliger
le Roman de Meurvin , fils de la fée Morgane et
d'Ogier : car il n'y a rien de bien réjouissant dans les
étranges amours de la fée Gratienne avec les démons ;
amours funestes au genre humain , puisqu'ils produisirent
les sept péchés, capitaux, du moins si l'on en croit le
romancier. On sait que d'autres généalogistes les font
remonter beaucoup plus haut que l'époque de Charlemagne.
Nous reviendrons avec quelques détails sur le
Roman de Guérin de Montglave , duc d'Aquitaine. Cet
ouvrage manque d'unité , mais non d'agrément. Lesquatre
fils de Guérin vont chercher les avveennttuurreess ,, chacun de son
côté ; tous ont d'heureux succès . Néanmoins les aventures
d'Arnaud , l'aîné des enfans de Guérin , sont les seules qui
soient vraiment piquantes . On s'intéresse à sa passion
pour Frégonde , jeune princesse mahométane , qui voudrait
bienen faire un bon musulman ; mais qu'après de longues
traverses , il parvient lui-même à rendre chrétienne. Deux
amis d'Arnaud font sur-tout beaucoup d'effet dans ce
Roman ; le géant Robastre et Perdrigon , l'un guerrier,
l'autre enchanteur , tous deux attachés long-tems à la maison
d'Aquitaine , mais tous deuxdevenus eerrmmiites , afind'opérer
leur salut. Le perfide Hunaut , après la mort de Guérin ,
tache d'usurper'le duché d'Aquitaine. Pour y réussir il a
recours aux armes des infidèles , et ne fait pas difficulté
d'embrasser la religion de Mahomet. C'est pourtant un scélérat
dévot. Aussi,troublé le lendemain par ses remords ,
il s'enfonce dans une forêt , y rencontre un ermite , et se
OCTOBRE 1809 . 411
confesse à lui . Cet ermite est le géant Robastre.Après avoir
entendu l'aveu des crimes d'Hunaut , Robastre , ému du
vifrepentir que lui témoigne son pénitent , raisonne ainsi
en lui-même. « Voilà un misérable à qui le ciel accorde un
» acte de contrition parfaite . S'ilvit encore , la rechute est
infaillible ; il finira mal : s'il meurt en ce moment, il est
sauvé . n En conséquence , l'ermite géant l'absout et l'assomme
: après quoile terrible théologien rend grâce à Dieu
d'avoir envoyé une âme en paradis . Ce n'est pas tout. L'amoureux
Arnaud , la belle Frégonde , sont emprisonnés
séparément. Robastre en est informé par la confession qu'il
vient d'entendre . II s'agit de les délivrer : c'est toutefois ce
qu'il ne peut faire , ni comme guerrier , ni comme confesseur
; mais les expédiens ne lui manquent pas . Il va trouver
son amiPerdrigon , et lui demande quelques enchantemens .
Perdrigon lui représente en vain qu'il ne fait plus le métier,
et qu'en se donnant à Dieu , il a rompu avec le Diable. Robastre
, dont on connaît déjà la puissante logique , lui répond
qu'il faut renouer , quitte à rompre de nouveau; et
que c'est jouer un excellent tour au Diable que de l'obliger
à faire du bien. Perdrigon trouve le raisonnement sans réplique.
Une triple alliance est formée:le courage , lamagie
et l'amour agissent à la fois : on force les deux prisons :
Frégonde aime et fait des voeux : Perdrigon va au sabat ;
Arnaud combat avec Robastre , et les amans réunis règnent
paisiblement sur l'Aquitaine , en remerciant Dieu des bontés
du Diable .
Le roman de Gallien le restauré , sert de suite au roman
de Guérin de Montglave ; et , quoiqu'il lui soit inférieur , il
est loin d'être sans mérite. On y trouve l'aventure des Gabs .
C'est une suite de gageures faites par plaisanterie , dans la
chaleur de l'ivresse , et qu'il faut tenir ensuite comme des
gageures faites sérieusement. Là , sur-tout , l'archevêque
Turpin est représenté comme un buveur intrépide. Ogier ,
Roland , Charlemagne lui-même , n'y jouent guère des
rôles plus sensés. Lejeune et tendre Olivier , de la maison
d'Aquitaine , est sans contredit le mieux partagé. Cette
aventure , dont nous ne croyons pas devoir tenter l'analyse,
est rapportée fort librement par Lamonnoye dans la seconde
partie du Ménagiana. La Chaussée , et non Grécourt ,
l'a mise en vers plus licentieux que bien tournés . Récemment
elle a été versifiée de nouveau avec la retenue convenable.
Les amours d'Olivier et de Jacqueline , fille d'Hugon
, roi musulman, n'offrent pas la langueur reprochée à
412 MERCURE DE FRANCE ,
quelques anciens Romans , et la manière dont cette aimable
princesse est convertie , n'est pas ce qu'il ya de moins piquant
, ni de moins difficile à raconter.
Voici encore un prince de la maison d'Aquitaine : Huon
deBordeaux. Le nom de ce héros fabuleux est dépourvu
d'harmonie; et les beaux esprits de la Bibliothèque Bleue
ont ajouté une seconde partie très-insipide aux Romans
qui portent son nom ; mais la première partie , c'est-à-dire
l'ancien ouvrage , est , après Guérin de Montglave , le
meilleur des Romans qui appartiennent à la série des douze
pairs de France. Tous les détails qui concernent le petit
Oberon , roi de Féerie , sont curieux et pleins d'imagination.
Ce petit Oberon , bien supérieur en puissance à
tous les monarques , puisqu'il peut tout ce qu'il souhaite ,
n'a point de commerce avec les démons . C'est au contraire
un chrétien fervent , et même un peu formaliste ; car il
abandonne aux plus rudes épreuves le héros qu'il protège ,
et qui n'est coupable que d'avoir trop aimé labelleEsclarmonde
, avant qu'elle ait été baptisée. Mais tant d'épreuves
ont leur terme ;la Princesse musulmane embrasse le christianisme;
elle reçoit le baptême de la propre main du Pape ,
et tout finit par un mariage. Il est à remarquer que dans
un grand nombre de ces Romans des douze pairs de
France , les chevaliers chrétiens épousent des princesses
mahométanes : c'est ce que l'on ne voit point dans les
Romans de la Table-Ronde ; et la raisonde cette différence
ne serait pas facile à déterminer avec précision. Du reste ,
toutes ces princesses se convertissent sans missionnaire ,
sans même apprendre leur catéchisme , et seulement par
l'amour, puissant moyen de conversion. Semblable en ce
point seul à l'Armide du Tasse , chaque héroïne est plus
sensible que théologienne ; et la religion du héros qu'elle
aime est à ses yeux la seule véritable.
Ces vieuxRomans français furent traduits dans presque
toutes les langues de l'Europe. La renommée des douze
pairs de France , et sur-tout celle de Roland , s'étendit dans
les contrées les plus lointaines. Une montagne du royaume
de Valence porte le nom de ce héros , et , suivant les traditions
du pays , l'abîme qui la sépare d'une autre montagne
, fut ouvert par un coup d'épée de Roland. Les Grecs
modernes racontent à peu près la même chose d'un coup
d'épée de saint Paul. Durandal , cette merveilleuse épée
deRoland, se conserve encore à Bourse , à ce que prétendent
les Turcs. Ils assurent même que Roland fut leur
OCTOBRE 1809. 413
compatriote ; mais c'est un conte absurde. Il est certain
qu'il était Français . En écartant les récits fabuleux , tout ce
qui restera d'historique , c'est que ce fameux guerrier périt
à la bataille de Roncevaux , à la fin du huitième siècle . Un
chant de guerre appelé le chant de Roland fut long-tems
conservé par la tradition dans les Pyrénées . L'italien
Boyardo , sous Léon X , célébra dans un poëme un peu
faible les exploits et les amours de Roland : mais , vingt
ans après , l'Arioste les immortalisa dans la plus riche
épopée qui ait illustré la poésie moderne. L'Arioste emprunte
à la romancerie française les enchantemens et les
prophéties de Merlin, les hauts faits d'armes de Roland ,
de Charlemagne , et de Renaud de Montauban , jusqu'aux
noms de leurs épées et de leurs coursiers : mais les fictions
qu'il adopte deviennent les siennes . Il chante les dames et
les paladins , les fées et les héros , la guerre et l'amour ;
et tout avec une grâce égale ; en vers pleins et faciles ,
rians comme les campagnes de l'Italie , chauds et brillans
comme les rayons du jour qui l'éclaire , et plus durables
que les monumens qui l'embellissent. Original quand il
imite , inimitable quand il invente , il conserve un ordre
admirable dans son désordre apparent. Semble-t-il égaré
par son imagination vagabonde, tout à coup il l'arrête ,
etde nouveau la laisse aller , tantôt la promène , et tantôt
la précipite , changeant à son gré de route et d'allure ,
toujours indépendant des règles factices , mais toujours
réglé dans ses écarts , toujours maître de son sujet , de ses
lecteurs et de lui-même .
Nos vieux romanciers , attribuant aux héros qu'ils célébraient
des actions au- dessus des forces de l'homme ,
mettaient sérieusement la grandeur dans l'impossible ,
erreur commune aux enfans , aux hommes qui prolongent
leur enfance , et aux nations qui n'en sont pas sorties .
L'Arioste , remettant les choses à leur place, vit la grandeur
réelle dans ce qui est impossible au vulgaire , et le ridicule
dans l'impossible absolu ; mais il fit un nouveau genre ,
un poëme unique , en tirant un égal parti du ridicule et de
la grandeur. Un génie moins étendu , un esprit non moins
supérieur peut-être , Cervantes , en Espagne , né chez une
nation magnanime , mais de son tems un peu exagérée
dans ses moeurs , lui donna l'ouvrage dont elle avait le plus
besoin , le beau Roman de Dom Quichotte . On ne voit là
que le ridicule , mais le ridicule instructif, et présenté par
un maître habile. Voyez comme il ajoute au merveilleux
414 MERCURE DE FRANCE ,
1
fait à plaisir par l'imagination de son héros le merveilleux
même des circonstances que le hasard accumule . Voyez
comme bientôt l'examen le plus simple ramène les effets à
des causes naturelles , presque toujours vulgaires , et souvent
burlesques : idée large et philosophique ; vraie pour
les Pomans ; vraie pour ce qui est déjà l'histoire , et pour
ce qui doit l'être un jour ; susceptible d'applications sans
ombre , comme toutes les idées qui résultent d'un profond
examen des choses humaines .
,
Dansles Romans des douze pairs de France et dans ceux
de la Table-Rondé , on trouve sans cesse des magiciens et
des fées . Quant à la magie proprement dite , elle est de la
plus haute antiquité , témoins les magiciens de Pharaon , et
la Pythonisse d'Endor. La Bible et les poëmes d'Homère
Théocrite et Virgile , tous les poëtes , tous les historiens de
l'antiquité , quelques-uns même de ses philosophes , les
Juifs , les Egyptiens , les Persans , les Grecs , les Romains ,
les Arabes , ont reconnu , d'un commun accord , le pouvoir
de la magie . Simon le magicien n'était pas sans talens ,
selon les Actes des Apôtres. Un hymne que l'on chante
encore dans nos temples , atteste conjointemeenntt le roiDavid
et la Sibylle . Les Pères de l'Eglise n'élèvent aucun doute
sur le commerce de certains hommes avec le Diable : Beaucoup
de nos historiens modernes , Mézerai lui-même et le
jésuite Daniel , admettent l'authenticité des faits rapportés
à cet égard. Les tribunaux de l'inquisition n'ont jamais renoncé
au plaisir de faire brûler des magiciens . Nos parlemens
ont été souvent du même avis . On sait que la maréchale
d'Ancre fut condamnée comme sorcière ; et même , à
la plus brillante époque du règne de Louis XIV , dans le
procès de la Voisin , on eut l'indécence et la sottise d'accuser
de sorcellerie la duchesse de Bouillon , la comtesse de
Soissons , mère du prince Eugène , et jusqu'au maréchal de
Luxembourg . On voit donc qu'avant l'âge précédent , sur
des points de quelque importance , on n'avait pas le droit de
rire de la simplicité du treizième siècle . Quant à la féerie ,
considérée sous le point de vue littéraire , on peut employer
habilement ce merveillenx qui nous vient des Arabes . N'imitons
pas ces critiques à vue courte qui voudraient resserrer
le talent dans le petit espace qu'ils aperçoivent. Sans avoir
la richesse de l'antique mythologie , ni la gravité du merveilleux
purement allégorique , la féerie a de l'originalité ,
de la grâce , et n'est froide que dans les poëtes froids . Pour
faire agir les fées et les enchanteurs , sans doute il faut saOCTOBRE
1809. 415
voir tenir leur baguette; mais l'Alcine de l'Arioste , etl'Armide
du Tasse , suffisent pour répondre à toute objection
contre le genre en lui-même. Le génie Ariel , dans la tempête
de Shakespeare , n'est pas la moins heureuse création
de ce poëte anglais dont l'imagination fut puissante. L'AllemandViéland
adopta la féerie dans son poëme d'Oberon ,
tiré de nos vieux romans français ; mais son poëme , estimé
en Allemagne , est plein d'une gentillesse tout-à-fait germanique
, et Viéland n'est pas un Arioste. Parmi nous ,
Armide transportée sur la scène lyrique a fait en grande
partie la gloire de Quinaut. Perraut, qui savait tout gâter ,
décrédita ce merveilleux par des contes ridicules ; mais Voltaire,
qui savait tout embellir , le remit pleinement en honneur
dans le conte charmant de la fée Urgelle , et dans un
poëme admirable que l'on paraît être convenu de relire
souvent et de ne jamais nommer enpublic.
On s'attend peut-être que nous allons passer à cette troisième
série de romans connus sous le nom des Amadis :
mais ils n'appartiennent point à l'époque dont nous sommes
actuellement occupés . C'est au seizième siècle , à la fin du
règne de François premier , que l'on commence à les voir
paraître ; et même alors ils paraissent seulement comme des
traductions de l'espagnol. Nous examinerons , quand il en
sera tems , s'ils sont originaires de l'Espagne , ou si l'Espagne
les tient de l'Italie. Déjà , d'après quelques recherches
, nous croyons devoir préférer cette dernière opinion :
mais du moins nous paraît-il sûr qu'ils ne sont pas d'origine
française. Tressan l'affirme toutefois . Il les croit même
aussi anciens dans notre langue que les Romans de la
Table-Ronde. Mais sur quelle autorité ? c'est ce qu'il néglige
de nous apprendre. Parmi les extraits publiés par
Tressan, quelques-uns sont agréables : il avait de la grâce
dans l'esprit : du reste il n'avait pas approfondi l'histoire
littéraire. Toute discussion sur ce point serait donc inutile ,
ici comme à l'époque suivante; et si nous disons aujourd'hui
quelques mots des Amadis , c'est uniquement pour
prouver que nous n'avons pas ignoré uue opinion trop légèrement
émise , et qui n'est fondée ni sur des monumens
authentiques, ni sur des témoignages de quelque poids , ni
même sur des conjectures probables .
Après les Romans qui admettent le merveilleux mêlé à
l'histoire , viennent les Romans historiques , où l'histoire
est pourtant aussi falsifiée que dans les premiers , mais
sans aucun mélange de féerie. Hugues-Capet , Bertrand
416 MERCURE DE FRANCE ;
:
Duguesclin , Olivier de Clisson, Raoul , sire de Couci ,
furent les héros de ces nouveaux Romans , faibles d'intérêt
, et dépourvus d'imagination. Ils parurent au quatorzième
siècle , âge inférieur au précédent , comme nous
aurons occasion de le prouverdans les considérations générales
qui termineront l'époque entière. Ala fin du règne de
Charles VI et sous le règne de Charles VII furent composés
quelques Romans de pure chevalerie : ceux-là méritent
de nous arrêter un instant. L'un d'eux est Pierre de Provence
, qui , long-tems après sa composition , fut en si
grande faveur à la cour galante de François premier, et que
je crois tiré de quelqu'ancienRoman provençal , composé
sous la maison d'Anjou , quand elle gouvernait à la fois la
Provence et Naples. Quoi qu'il en soit , la passion de Pierre
deProvence pour la belle Maguelonne, filledu roi de Naples ,
lagloire qu'il acquiert dans les tournois , les trois anneaux
qu'il lui donne , sa fuite avec elle , l'enlèvement des trois
anneaux par un épervier, la séparation des amans occasionnée
par cet accident même, les malheurs qu'ils éprouvent
séparément, leur réunion dans un hospice , où la princesse,
déguisée en soeur converse, prodigue des secours à son
amant malade et lui sauve la vie sans le reconnaître et sans
en être reconnue , les trois anneaux retrouvés : tant d'événemens
terminés par un dénouement heureux; tel est le
roman de Pierre de Provence. Il dut plaire à nos aïeux qui
savaient aimer. Il y a bien quelquefois un peu de fadeur ;
mais il ya du véritable amour et le charme de ce naturel
que nous avons déjà remarqué dans le fabliau d'Aucassin
et Nicolette. L'ouvrage est d'ailleurs sagement composé.
L'unité d'actiony est observé avec rigueur ; et , contre l'habitude
de nos vieux romanciers , de quelques-uns même
de nos romanciers modernes , rien ne détourne un moment
de l'intérêt qu'inspirent les principaux personnages.
Mais il nous reste à rappeler deux productions bien supérieures.
Je veux dire le petit Jéhan de Saintré et Gérard
de Nevers . Tressan mérite beaucoup d'éloges pour avoir rajeuni
ces charmans ouvrages , les meilleurs sans contredit
de tous les anciens romans français. Dans le premier , plus
on s'intéresse aux amours de la dame des belles cousines
et du jeune Saintré, plus on s'étonne de voir cette princesse,
après le départ de son chevalie pour la Terre-Sainte , oublierune
passion respectueuse, supporter et bientôt accueillir
l'amour grossier de Dampabbé qui parvient à la rendre
infidèle au milieu des fêtes joyeuses de son opulente abbaye.
OCTOBRE 1809 . 417
1
,
ou-
,
DEPT
5.
cen
baye. On applaudit à Saintré , lorsqu'à son retour
tragé devant son ancienne amante , dans les jeux robustes
des moines , il prend bientôt sa revanche à des exercices
chevaleresques , et fait périr l'infâme prieur , en arrachant
à la perfide l'écharpe dont elle n'est plus digne , et qui
fut le gage d'un amour qu'elle a trahi . Observons que dans
l'ouvrage original , elle partage le sort de Dampabbé ; châtiment
bien rigoureux sans doute , mais qui pourtant ne
choqua point nos ancêtres , tant ils méprisaient la déloyauté
en amour comme en tout le reste . Le second Roman
moins varié , moins piquant dans ses détails , offre un intérêt
beaucoup plus vif. Rien d'aussi tendre que Gérard
de Nevers ; rien d'aussi fidèle que la belle Euriant. Aussi
l'imprudent Gérard ose-t-il gager dans la cour de Louis VI ,
qu'ilne seerraajamaistrahi par elle. Lisiard , comte de Forest,
accepte la gageure. S'il ne peut réussir auprès d'Euriant ,
ses états appartiendront à Gérard : s'il réussit , les états de
Gérard lui appartiendront. Gérard doit rester à la cour ,
c'est une des conditions , et le comte de Forest part aussitôt
pour tenter de séduire Euriant. Il échoue ; mais par
une détestable intrigue avec la gouvernante Gondrée , il
obtient des indices qui semblent démontrer qu'il a réussi .
Avec quelle peine on voit la sensible et vertueuse Euriant
chassée honteusement de la cour de France , aux yeux de
son amant qui la croit lui-même infidèle , et qui déjà n'est
plus comte de Nevers ! Mais avec quel plaisir on suit Gérard ,
déguisé en ménestrel , arrivant dans les états qui ne sont
plus les siens , inconnu , mais témoin partout des regrets
qu'il inspire , et de la haine que l'usurpateur excite , admis
sous son déguisement dans ce même château qui fut
habité par ses ancêtres ! Là , tandis qu'il chante une romance
mélancolique , il entend Lisiard et Gondrée se reprocher
à demi-voix les crimes qu'ils ont commis ensemble .
Sans états , sans biens , mais heureux de l'innocence d'Euriant
, bientôt chez le duc de Metz , Gérard se fait connaître
, en appelle au jugement de Dieu , frappe Lisiard du
coup mortel. Lisiard mourant , confesse à haute voix son
imposture. La coupable Gondrée subit un supplice légitime.
Unissant le comté de Forest au comté de Nevers
Gérard vient rendre hommage au roi son suzerain , ramène
en triomphe sa fidèle Euriant , et l'épouse au milieu de
cette cour de France où leur infortune avait commencé.
J'avoue ma prédilection pour ce Roman. Nul ouvrage à
mongré ne représente aussi bien les moeurs de ces tems
Dd
2
418 MERCURE DE FRANCE ,
peu éclairés , mais où du moins les préjugés étaient sincères
, où le mot de l'honneur vibrait fortement dans les
ames , où l'on avait une conscience , des passions et des
vertus .
En passant au genre des nouvelles , nous ne dirons rien
duDolopatos ouRoman des sept sages , recueil de contes
orientaux dont nous avons suffisamment parlé dans le discours
sur les fabliaux. Mais nous trouvons sous le règne
de Charles VII les Cent Nouvelles de la cour de Bourgogne.
Elles furent en effet composées dans cette cour ,
Iorsque Louis XI , encore dauphin , crut devoir abandonner
le palais de son père , et demander un asile à Philippele-
Bon. Les principaux auteurs de cet ouvrage furent le
Dauphin , le duc de Bourgogne , le maréchal de Chastellux
, le sire de Créqui , et Pierre de Luxembourg , père
de ce connétable de Saint-Paul , qui fut dans la suite une
des victimes de LouisXI. Ces nouvelles en prose sont faites
sur le modèle du Décaméron de Bocace , et des Cent Nouvelles
italiennes qui parurent manuscrites après le Décaméron
. Quelques-unes même sont évidemment tirées de Bocace.
D'autres ont été imitées par La Fontaine ; mais les narrations
, et souvent les titres mêmes offrent une liberté cynique
qui ne se trouve ni dans Bocace ni dans La Fontaine.
C'était cependant pour amuser les dames que l'on racontait
ces nouvelles durant les soirées d'hiver. Duclos prétendait
que les plus honnêtes femmes sont celles qui entendent
avec le plus d'indulgence les contes un peu libres . Si l'observation
est fondée , les dames de la cour de Bourgogne
devaient être de bien honnêtes femmes .
On a beaucoup écrit pour et contre la moralité des Romans
; mais jamais question ne fut plus mal posée. Quel
genre d'écrire est moral ou immoral dans le sens absolu?
Les comédies ou plutôt les farces de Montfleuri et de
Dancourt sont immorales ; mais Tartuffe et le Misanthrope
sont d'une haute moralité. Qui pourrait comparer sous le
point de vue moral Emile et les sermons du P. Maillart ,
Ies Romans de Richardson et les ouvrages théologiques de
Sanchés ? Toutes les productions de l'esprit humain peuvent
également porter le cachet du vice et l'empreinte de
la vertu. On ne sait pas aujuste ce que pensaient sur ce
point le P. du Baudory , le P. Neuville , et le frère Bertier,
qui furent à l'insu de leurs contemporains les flambeaux
du dix-huitième siècle ; qui formaient , au fond du collége
de Louis-le-Grand , la chambre ardente des réputations ;
OCTOBRE 1809 . 419
1
tribunal dispensateur de la gloire, et tribunal bien équitable
, car on ne pouvait le soupçonner d'être à la fois juge
et partie. Mais le P. Berruyer , comme eux jésuite , a fait
del'histoire du peuple de Dieu un Roman fort divertissant
. Le P. Médina , cordelier , envoyé au concile de Trente
par le bienheureux Philippe II , a conseillé la lecture des
Romans espagnols. Enéas Sylvius , avant d'être Pape , a
fait unRoman qui pouvait être meilleur sans péché mortel .
Le savant Huet , évêque d'Avranches , a pris la défense de
ce genre d'écrire . On lui attribue même le Roman de Diane
de Castro . Enfin , par les mains du grand Fénélon , la
vertu et le génie ont élevé , dans le Roman de Télémaque ,
un des plus beaux monumens de l'art d'écrire . Veut-on
dire qu'il ne faut point séduire l'esprit par des fictions ?
Qu'importent des fictions que l'on donne pour telles ? II
faudradonc condamner jusqu'aux paraboles de l'Evangile !
non; pour êtrejustes ne condamnons qu'une seule espèce
de fictions ; les impostures que l'on force de croire , et qui
font le malheur des hommes .
Mais comment faut-il faire un' Roman ? quelles sont les
règles du genre ? quel en est le but, quelle est la borne
où l'on doit s'arrêter ? Questions faites pour amuser les
casuistes littéraires , tout aussi graves que les casuistes
théologiens . Tandis que les critiques de vocation , toujours
prêts à décider faute d'examen , veulent resserrer ce genre
d'écrire en des cases aussi étroites que leur cervelle , tous
les merveilleux sont employés , toutes les formes d'ouvrages
sont imitées dans les Romans. Ici la mythologie
d'Homère éclate avec pompe ; là se mêlent ensemble le
christianisme et l'islanisme; tantôt la religion d'Odin répand
sa tristesse septentrionale ; tantôt la riante féérie étale
ses prestiges orientaux. Pétrone compose une satire en
action , Longus une pastorale , Héliodore une tragédie.
Chez les modernes , Fénélon s'approche de l'épopée , pour
donner des leçons aux rois et aux peuples ; Cervantes ,
Lesage et Fielding suivent les traces de la comédie ; Richardson
réunit les deux genres dramatiques ; Swift , après
Rabelais , cache une amère dérision sous le voile transparent
de l'allégorie; Montesquieu dans un Roman traiteles
questions de morale et de politique ; J. J. Rousseau y
ajoute les ornemens de l'éloquence ; et Voltaire , universel
en ce genre comme dans l'ensemble de ses ouvrages , unissant
partout la morale et la plaisanterie , aborde la métaphysique
dans Candide et la physique générale dans
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
Micromégas . Que doit-on.conclure de cet aperçu ? Qu'il
faut bien laisser au génie l'indépendance qu'il a conquise .
Si l'on veut partout des poétiques , fixons d'après lui , mais
en peu de mots, la poétique des Romans. Les moyens sont
des hommes qui parlent , écrivent , agissent. La règle est
de plaire ; le but d'instruire ; l'étendue celle des idées ; la
borne celle d'une imagination raisonnable.
Tout le monde aime les Romans : je ne parle pas de
cette foule d'ouvrages frivoles qui se précipitent les uns sur
les autres , s'impriment sans devenir publics , et ne sont
pas même oubliés . Je parle des bons Romans ; leur nombre
est assez considérable. C'est la lecture la plus générale , et
cela doit être ainsi. Les Romans peuplent la solitude et
charment la peine . Au milieu même des hommes , qui n'a
pas cherché des hommes dans les livres ? L'histoire est sou
vent désespérante , et le passé ressemble un peu trop au
présent. Qui n'a pas eu besoin quelquefois de se réfugier
dans le monde idéal pour se consoler du monde réel ?
Mais de tous les Romans bien faits , les plus relus sont
ceux où l'amour domine . Ils font les délices des femmes ;
elles savent l'inspirer , l'éprouver et le peindre . Ils plaisent
à tous les âges . Eprouve-t-on les passions ? leur peinture
fidèle tourmente , mais intéresse . Quand les passions s'amortissent
, leur spectacle intéresse sans tourmenter ,
comme la tempête que l'on voit du port. Pourquoi tant
blâmer les imaginations romanesques ? Elles font quelquefois
leur malheur , mais elles ont des larmes pour celui des
autres . Ce ne sont pas elles qui admettent l'infortune particulière
et souvent l'infortune publique comme des élémens
nécessaires dans le calcul de leur bonheur. Vous donc qui
sentez avec énergie , et qui savez écrire ce que vous sentez ,
donnez-nous de nouvelles richesses ; composez desRomans
brillans , mais utiles . Si , dans les siècles qui font encore
partie du moyen âge , nos vieux romanciers ont peint ce
qu'il y avait de mieux alors , l'amour héroïque et la loyauté
chevaleresque ; si , même au tems des Croisades , ils ont,
accordé des vertus aux ennemis de leur religion ; vous , en
des tems plus éclairés , laissez aux jongleurs les spectres ,
les revenans , les présages ; ne servez pas l'imposture par
la sensibilité ; mais que votre éloquence , véridique à la fois
et touchante , assure l'empire des idées saines , que des intérêts
personnels combattent sans les vaincre , et dont le
triomphe est infaillible , parce quelles sont fondées sur la
nature , et consacrées par le génie . M. J. C.
(Cet article fait partie d'une Histoire inédite de la littérature française. )
4
OCTOBRE 1809 . 421
LITTÉRATURE ALLEMANDE.
Barneck und Saldorf , von August Lafontaine ; zwey
Theile . Berlin und Leipzig .
BARNECK ET SALDORF , par Auguste Lafontaine : 2 vol .
à Berlin et à Leipsick .
On s'étonne souvent en France de la prodigieuse fécondité
* d'Auguste Lafontaine , et cependant tous ses ouvrages n'y
sont pas encore connus. Voici , par exemple , un de ses
romans les plus nouveaux qui n'a pas été traduit . En attendant
qu'il le soit , nous allons essayer de le faire connaître
à ceux de nos lecteurs pour qui le nom de l'écrivain est
déjà une prévention favorable .
La scène s'ouvre dans l'Amérique septentrionale , parmi
des colons allemands qui défrichent les bords de la rivière
d'Hudson. La guerre vient d'éclater entre l'Angleterre et
les Etats-Unis . Un troupe de sauvages , qui fait l'avantgarde
d'une armée anglaise , fond sur la colonie allemande :
tout est impitoyablement massacré. Un enfant de dix ans
allait subir le mêine sort , quand un officierhessois le prend
sous sa protection. C'était le capitaine Barneck : le jeune
Louis voit dans son sauveur un second père ; il le suit
partage toutes ses fatigues , tous ses dangers , et le généreux
militaire , touché de sa tendresse , l'adopte solennellement
pour son fils .
,
,
Le corps hessois est pris par les Américains ; mais le
capitaine Barneck a l'air beaucoup moins affligé de la perte
de sa liberté que de celle de son ami intime , le lieutenant
Saldorf , qui a disparu si brusquement que dans toute
l'armée on le croit passé à l'ennemi. Barneck lui-même
dans l'excès de sa douleur , a flétri dan nom odieux le
frère d'armes , qui avait été le comp non de son enfance
et le confident de toutes ses pensées . Depuis qu'il était à
Boston , il avait fait de vains efforts pour se procurer des
nouvelles de l'ingrat qu'il ne pouvait s'empêcher d'aimer
encore. Il était, un jour , plongé dans ses réflexions mélancoliques
, sa porte s'ouvre : un homme paraît , et s'arrête
immobile ; le capitaine s'élance dans ses bras : c'était
« Barneck , tu m'as traité de coquin , jelesais , Saldorf.
77
-
Je
mais ton coeur est encore à moi ; je te pardonne . -
>> te pardonne aussi , Saldorf , mais je veux que tu te jus
422 MERCURE DE FRANCE ,
tifies .- Je le pourrais : je ne le veux pas .- Dis-moi ,
» mon ami ; tu as trouvé la cause des Américains plus
7" juste que celle des Anglais , et dans un moment de chaleur
... Quand je quittai vos drapeaux , j'étais plus
froid que je ne le suis maintenant .- Malheureux ! tu ne
>>t'expliqueras pas ?-Non , je suis dépositaire d'un secret
» que je ne violerai point. Je retourne en Europe . Bar-
> neck , un seul mot: je suis digne de toi. Adieu. »
Il l'embrasse et disparaît.
"
Ce
-
petit dialoguee peut donner une idée du caractère
original des deux amis , pleins d'une confiance sans bornes
l'un envers l'autre . La paix se fait : les troupes allemandes
rentrent dans leur patrie. Arrivé aux portes de Cassel, le
régiment où sert Barneck est inspecté par un général qui
annonce aux officiers qu'ils sont réformés. Le capitaire
remet lentement son épée dans le fourreau ; il regardait
fixement le général ; il semblait pétrifié.
«Réformé ! s'écria-t-il enfin ; moi , réformé ! -Avec
" pension , dit le général. - Les pensions sont pour les
vieillards , les veuves et les orphelins . Depuis sept ans ,
" j'ai bravé la faim , la soif , le chaud , le froid , et les
>> coups de fusil; mais je suis plein de santé et de force ;
" je ne demande pas une pension .-Quoi donc , capitaine ?
79
- Un brevet de major. - Un brevet de major ! répéta
le général en souriant avec dédain ; n'y comptez pas ,
M. de Barneck , les intentions du prince me sont con-
" nues . " Sans répliquer un mot, le capitaine détache son
hausse-col et son écharpe , et se retire suivi du jeune
Louis , son fils adoptif.
Il n'avait plus qu'un désir , celui de retrouver l'ami de
son coeur. Il court à Cassel : le premier officier qu'il rencontre
lui apprend que Saldorf s'est embarqué à Marseille
pour le Levant , et que le vaisseau qu'il montait
bas à la vue du port d'Alexandrie .
79
-
a coulé
" Il ne me reste
» donc plus que sa mémoire ! s'écria Barneck; malheur
donc au téméraire qui oserait y porter atteinte ! malheur
77
ק" à quiconque dira que Saldorf a déserté ses drapeaux ! »
L'officier l'assure que personne ne pouvait en avoir la pensée
, puisque le Landgrave lui-même avait donné à Saldorf
des témoignages d'estime.
L'unique consolation de Barneck était de parler de son
ami. Il raconte au jeune Louis toute son histoire depuis
son enfance . Aucun détail n'y est omis ; mais on n'y trouve
encore aucune lumière sur la disparition soudaine de SalOCTOBRE
1809 . 423
dorf en Amérique ; incident d'autant plus extraordinaire
qu'après avoir donné sa démission , il avait demandé luimême
à faire partie de l'expédition d'outre-mer, et qu'enfin ,
transfuge en apparence , il était revenu se montrer dans
patrie, et à la cour de
sa son prince.
Barneck réformé , et n'ayant pour tout bien que 400 écus
de rente , n'avait ni protecteurs ni amis. Tout à coup un
vieux parent lui laisse , en mourant , une immense fortune
: il est bientôt attiré , recherché dans les plus brillantes
maisons de Cassel. Les mères se le disputaient pour
leurs filles ; mais tout leur manége était sans effet. Une
jeune et jolie personne saisit l'occasion de l'entretenir de
Saldorf; elle en parla si longuement , si pathétiquement ,
qu'elle se trouva avoir prononcé son oraison funèbre :
Barneck se dit intérieurement qu'Amélie avait autant de
raison et de sensibilité que d'esprit.
L'amour commençait , sans qu'il y songeât , à maîtriser
toutes ses pensées et toutes ses démarches , lorsque le testament
de Saldorf fut remis dans ses mains . Il était accompagné
de ces mots : « J'abandonne l'Europe , mon cher
" Barneck. Quel que soit le destin qui m'attende , j'ai été
>>heureux : car j'ai aimé. Des hommes aussi cruels que
> vils m'ont séparé de la seule femme qui m'ait inspiré le
» désir d'être son époux; mais son coeur et le mien seront
- éternellement unis . J'ai fait l'affreux serment de passer
> cinq ans loin d'elle. Si je cesse de vivre , sois le génie
» tutélaire d'Elise de Forsting ! qu'Elise mette en toi toute
> la confiance qu'elle avait en moi ! "
De ce moment Amélie perdit tous ses charmes pour le
capitaine. L'indifférence qu'il conçut pour elle se serait
changée en haine , s'il avait su alors , que cette Amélie ,
naturellement coquette et astucieuse , avait long-tems travaillé
à séduire le coeur de Saldorf , qui n'évita que par le
seul effet du hasard le piége qu'elle avait tendu à sa droiture
. Tous les regards , toutes les affections de Barneck se
concentrèrent sur Elise : elle devint pour lui un dépôt sacré
dont il se regardait comme responsable envers la mémoire
de son ami. Lajeune et sensible Elise paya un dévouement
si généreux de la plus tendre reconnaissance . Son âme
s'épanchait aussi librement en présence de Barneck que si
Saldorf eût été à portée de l'entendre. Cet amant , cet ami
si malheureux était l'objet continuel de leurs entretiens et
de leurs regrets. Pour tromper sa douleur , Elise écrivait
chaque jour à Saldorf, comme s'il existait encore ; elle lui
424 MERCURE DE FRANCE ,
rendait compte de toutes ses actions , de ses plus légères
pensées ; et , sans y songer , elle composa ainsi un journal
exact , où il n'était pas une ligne qui ne fût un hommage
à la mémoire de son amant , et à la loyauté de son ami.
Cependant les cinq années prescrites s'écoulèrent , et le
landgrave lui-même prétendit diposer de la main d'Elise
en faveur d'un de ses courtisans . Ce projet , manifesté
avec les formes impérieuses d'un maître qui ne croit pas
qu'on puisse opposer un refus à ses désirs , jeta le désespoir
dans l'âme de la douce Elise , et excita une noble indignation
dans le coeur de son ami. Dès qu'il eut recouvré
un peu de calme , il conçut un dessein qui témoignait
autant la haute confiance qu'il avait dans ses propres
forces , que le respect religieux qu'il portait au souvenir de
Saldorf. Il proposa à Elise de l'épouser , en lui faisant le
serment solennel de ne jamais voir en elle qu'une tendre
soeur. Elise donna au capitaine la preuve la plus éclatante
de l'estime dont elle était pénétrée pour lui , en le croyant
capable d'accomplir sa résolution : elle accepta sa main ; la
noce se fit avec un grand éclat .
Il y avait près de six mois que Barneck portait le nom
d'époux d'Elise , éperduement amoureux d'elle , sans le
savoir , et gardant scrupuleusement son voeu , lorsqu'un
voyage d'affaires le conduisit dans les environs de la petite
ville où il avait passé ses premières années , chez la mère
de son ami Saldorf. Son coeur reconnaissant l'entraîna vers
le cimetière où reposaient les restes de cette femme respectable
: il approche de sa tombe et aperçoit un inconnu qui ,
à genoux sur la pierre sépulcrale , paraissait abymé dans la
plus profonde douleur. Au bruit de ses pas , l'étranger se
retourne ; un cri de surprise leur échappe au même instant
: Saldorf était dans les bras de Barneck . Il lui raconte
son naufrage , sa longue captivité chez les Arabes , et son
retour miraculeux .
Barneck croit remarquer qu'il n'ose lui demander des
nouvelles de la bien-aimée de son coeur . Il se hâte de lui
apprendre qu'il a rempli toutes ses volontés , et qu'Elise ,
aussi pure que fidelle , va être remise dans ses bras . Saldorf
rapporte un coeur brûlant des mêmes feux. En brisant
ses fers , il a également arraché à l'esclavage une jeune
Grecque d'une beauté merveilleuse ; il l'a rendue à sa
famille , et il a refusé sa main avec des richesses immenses :
Elise est tout pour lui dans l'Univers. Il vole donc sur les
pas de Barneck , il revoit celle qu'il aime , il est reçu avec
OCTOBRE 1809 . 425
tous les transports de la joie la plus sincère ; mais il ne
tarde pas à s'apercevoir qu'il vient troubler la félicité dont
jouissaient deux êtres qui lui étaient plus chers que sa
propre personne. Il eut la force de sacrifier l'amour à
l'amitié il mit lui-même son Elise dans les bras de Barneck
.
Telle est la substance de ce roman dont la morale semble
être : qu'il n'est rien d'impossible à un ami véritable . Nous
n'avons pas voulu interrompre le récit des événemens tenant
à l'action principale par celui des épisodes qui sont assez
fréquens , et encore moins par des réflexions déplacées . Il
en est , cependant , quelques-unes qui viendront à l'esprit
de toutes les personnes qui liront ce roman dans l'original ,
réflexions dont pourraient même profiter les traducteurs
qui entreprendront de le faire passer dans notre langue .
Car enfin , sans offenser l'auteur on peut faire pour un
roman ce que l'on fait tous les jours pouruneppiièèccee de
théâtre : c'est-à-dire , le dégager des détails superflus , et
même intervertir l'ordre des faits , s'il doit en résulter plus
de rapidité et de clarté . Par exemple , des lecteurs français
demanderaient peut être en quoi tient au sujet cet enfant
présenté sous des couleurs si intéressantes au commencement
de l'ouvrage , ce jeune Louis adopté en Amérique
par le capitaine Barneck . C'est toujours lui , à la vérité
qui est censé raconter l'histoire de son protecteur ; mais il
n'y joue d'autre rôle que de se marier à la fin avec une
petite personne aussi nulle que lui dans l'action . La division
de l'ouvrage par chapitres a permis à l'auteur de s'arrêter
quand il a voulu , et de suspendre même la narration
d'une aventure pour entamer celle d'une autre ; mais on
ne peut dissimuler qu'il n'en soit résulté quelquefois de la
confusion et des redites fatigantes . Ce roman offre enfin
toutes les qualités et quelques-uns des défauts inhérens à
la manière excessivement facile d'Auguste Lafontaine : de
la vérité dans des dialogues toujours trop longs, des aperçus
pleins de délicatesse , trop fréquemment des bourrus bienfaisans
, mais partout une philosophie aimable et une
morale persuasive . L. S.
,
1
426 ' MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE.-Nous devons être sans inquiétude
sur le sort futur des beaux-arts en France , si nous jugeons
de l'honneur où ils sont parmi nous d'après le vif empressement
avec lequel le public s'est porté à la séance où la
classe de l'Institut chargée de veiller à leur conservation , a
couronné l'ardente et laborieuse jeunesse qui se voue à leur
culte. C'est samedi dernier, 7 de ce mois, qu'a eu lieu cette
solennité , si importante dans son objet , si attrayante par
ses détails . Elle a été ouverte par la Notice des travaux de
la Classe depuis le 1er octobre 1808 : sous ce titre modeste,
M. Le Breton , secrétaire perpétuel , a présenté un vaste
tableau des recherches et des découvertes qui ont enrichi
le domaine des beaux-arts pendant le cours de cette année.
Dans le cadre étroit qu'il a été obligé de se prescrire ,
le rapporteur , non-seulement n'a négligé aucun sujet qui
méritât d'arrêter l'attention , il a su encore les présenter
tous sous leur véritable point de vue , en montrant leur
rapport plus ou moins direct avec les progrès de l'art ou
avec l'utilité publique .
C'est ainsi , par exemple , qu'il a puissamment intéressé
tout son auditoire , en lui faisant part d'un nouveau
service rendu à une classe infortunée de l'espèce
humaine : celle des sourds - muets . M. Levasseur , professeur
distingué , avait eu le talent d'apprendre la musique
et le piano à une jeune étrangère dont il ignorait
la langue , et qui ne comprenait point la sienne. Ce
succès inespéré le conduisit à réfléchir qu'il ne lui serait
peut-être pas impossible d'obtenir les mêmes résultats sur
des êtres privés de l'organe même qui distingue les sons et
règle la mesure. Il donna donc des soins très -particuliers à
l'instruction de quelques sourdes-muettes; et à force d'essais
et de procédés divers , il a mis ces jeunes personnes en
état de déployer sur le piano le goût et l'à-plomb que n'ont
pas toujours les écoliers doués de toutes leurs facultés naturelles
. Ce prodige d'habileté etde patience a d'autant plus
surpris et touché l'assemblée , qu'elle l'a aussitôt envisagé
sous son vrai jour. Il importe assez peu à l'art musical que
le nombre de ceux qui le cultivent soit augmenté de quelques
individus ; mais combien l'humanité ne doit-elle pas
OCTOBRE 1809. 427
se réjouir de voir réparer envers des enfans trop malheureux
les torts d'une naturė marâtre ! A défaut de la parole ,
des talens agréables peuvent, du moins , leur rendre un
rang dans la société ; et ne sera-cė pas un adoucissement à
leurs peines que de se voir doués des moyens de captiver
l'attention , et d'embellir les momens des personnes mêmes
avec lesquelles ils sont privés de la douceur de converser ?
M. Le Breton avait prié l'un de ses confrères , M. Petit-
Radel , de lire pour lui ce compte rendu , propre à donner
une si haute idée de nos richesses acquises et de celles que
nous devons nous flatter d'acquérir : il a paru lui-même à
la tribune pour y prononcer l'éloge de M. Vien , membre
du sénat , et ci- devant directeur de l'Académie de Peinture.
Profondément versé dans l'histoire de l'art, et plein du sentiment
qui l'apprécie , M. le secrétaire-perpétuel ne devait
pas faire craindre à son auditoire d'entendre une de ces
déclamations panégyriques , que le seul changement d'un
nom pourrait rendre applicables à tous les hommes qui se
sont plus ou moins illustrés dans la même carrière. Il a
commencé, dans un exorde ingénieux , par fixer les regards
de l'assemblée sur M. Vien , comme sur un monument
antique resté debout , au milieu des débris , pour
indiquer la vraie route aux jeunes artistes . Saisissant l'àpropos
, il a rappelé que la distribution annuelle des
grands prix était un jour de bonheur pour cet illustre
vieillard; puis , traçant avec rapidité l'abrégé de sa vie presque
séculaire , il l'a fait voir , simple élève de la nature ,
crayonnant des dessins d'une main enfantine ; contraint par
sa famille à l'étude de la pratique judiciaire , mais s'abandonnant
tout entier à l'impulsion plus puissante qui le précipitait
dans la carrière des arts . Vien arrive à Paris : cent
obstacles l'y attendaient , et pas un soutien. L'ignorance et
le mauvais goût, plus fatal encore , avaient enseveli dans un
oubli déplorable les préceptes et les exemples laissés par
les grands maîtres . Vien combat seul , et il triomphe . L'aveugle
ou jalouse médiocrité le repoussait de l'Académie :
il redouble d'efforts , et il parvient à y conquérir sa place.
Il fait plus : il arrache enfin des suffrages à des gens qui
lui disaient : " Ce que vous faites n'est pas difficile ; vous
copiez la nature. " Un homme vraiment digne d'être le
Mécène dés artistes , le célèbre comte de Caylus , n'avait
pas attendu cette lente justice pour la rendre lui-même au
jeune Vien ; Boucher , ce peintre , chef d'une si mauvaise
école , mais qui , comme l'a remarqué M. Le Breton , errait
428 MERCURE DE FRANCE,
sciemment , Boucher lui-même se déclara généreusement
pour l'artiste courageux qui venait opérer la régénération de
la peinture : il le pria d'admettre son propre fils au nombre
de ses élèves .
Après avoir parcouru la longue galerie des ouvrages de
M. Vien, après avoir indiqué , avec une grande sagacité
d'observation , ce que chacune de ses compositions offre
d'instructif pour les progrès de l'art , M. le secrétaire-perpétuel
a montré le restaurateur de l'école française jouissant
enfin , au sein des dignités et d'une fortune si noblement
acquise , du repos que semblait réclamer son grand âge .
Mais l'art séduisant auquel il avait consacré sa vie entière
fit encore les délices de ses derniers jours . Parvenu au
terme d'un siècle presqu'entier , M. Vien charmait ses
loisirs par les esquisses les plus spirituelles et les plus
gracieuses . C'était , a dit l'orateur, Anacréon tirant en-
> core des sons mélodieux de sa lyre en descendant au
> tombeau . »
Ce discours a été accueilli par les témoignages de satisfaction
de l'assemblée . L'orateur nous a paru avoir réussi à
rassembler tout ce qu'avait droit d'attendre l'homme consommé
dans la connaissance des arts et ce qui pouvait intéresser
le simple amateur .
La distribution des grands prix ayant été faite , dans
l'ordre accoutumé , par M. Vincent , président de la Classe,
on a exécuté le morceau de composition qui avait obtenu
la couronne . Les concurrens s'étaient exercés sur une scène
à trois personnages , dont les paroles sont de M. de Jouy ,
auteur de l'opéra de la Vestale. Le sujet ne pouvait en être
plus heureux; il est non-seulement lyrique , mais dramatique
c'est Agar dans le désert , son fils Ismaël expirant à
ses pieds , et l'ange qui vient le rappeler à la vie . Des vers
faciles et bien coupés , un choix d'expressions sonores ,
rendenttoute cette scène singulièrement propre au rhythme
musical , mérite dont il est d'autant plus juste de faire honneur
à M. de Jouy , que plusieurs écrivains distingués qui
se sont essayés dans le genre lyrique , n'ont jamais su saisir
les formes et les nuances qui doivent préparer l'alliance
intime de l'art du poëte avec celui du musicien . M. Daussoigne
, de son côté , a fait voir que de bonne heure il
avait appris quelles étaient les obligations du musicien
envers le poëte : son introduction seule l'annonçait ; c'est
OCTOBRE 1809. 429
un tableau plein de vérité composé d'après ces trois premiers
vers :
Solitude immense et profonde ! ....
Par-tout le silence et l'effroi ! ....
Plus d'espoir .... Je suis seule au monde.
L'on a remarqué la même propriété de couleur dans l'air :
Seul témoin des maux quej'endure ; sans changer de motif
ni de mouvement , et par le seul emploi bien entendu d'un
pizzicato de violoncelles et de ses instrumens à vent , le
compositeur a su donner un caractère à la fois religieux et
tendre aux paroles qui terminent cette strophe :
Mais de mon fils soutiens l'enfance ,
Et que les jours de l'innocence
Trouvent grâce devant tes yeux.
)
Le duo : Hélas ! sur mafaible paupière , est d'une trèsbelle
facture ; mais c'est particulièrement dans l'air de désespoir
: Il succombe ! moment terrible ! que M. Daussoigne
semble avoir voulu donner toute la mesure de la
vigueur dont il est capable. Le morceau d'ensemble :
Louons , adorons le Seigneur , lui a fourni l'occasion de
s'essayer dans la musique sacrée genre favori des véritables
artistes , parce qu'il admet tous les élans du génie et
toute la pompe de l'art .
,
En recueillant les observations qui ont pu être faites sur
les diverses parties de cette belle scène , on acquerra une
idée assez juste du talent de l'auteur , et même de l'état
florissant de l'école où il l'a formé . Elève et neveu de M.
Méhul , M. Daussoigne s'est nourri particulièrement des
oeuvres classiques de ce grand maître ; il s'est attaché à
prendre sa manière , et il a réussi à un degré presqu'inconcevable
. S'il était moins jeune , cette remarque cesserait,
sous uncertain rapport , d'être un éloge complet. Que M.
Daussoigne conserve les procédés , les distributions harmoniques
, et sur-tout l'admirable expression théâtrale de M.
Mchul , mais qu'il se fasse un style qui lui soit propre :
c'est une des qualités que nous admirons dans son modèle.
L'école française alors pourra s'enorgueillir d'avoir produit
un nouveau compositeur; cette école qui , bravant tant de
préjugés et d'obstacles , est parvenue , à l'insçu de bien des
Français même , à se placer à côté de celles de Naples et
de Vienne . Elle n'a point fait un mystère de ses principes
et de ses espérances : elle n'a cessé de recommander à ses
1
430 MERCURE DE FRANCE ,
élèves d'allier , autant que possible , à la suave mélodie des
Italiens la vigoureuse et savante harmonie des Allemands .
Elle n'a trouvé de détracteurs que parmi les personnes peu
exercées qu'effraye le plus léger accompagnement del'orchestre
; mais l'on peut se convaincre que le nombre en
diminue chaque jour , si l'on réfléchit sur les causes qui
déjà , parmi nous , ont assuré à Cimarosa une supériorité
incontestable sur Paësiello , avantage qu'il ne doit pas
seulement à l'originalité et à la grâce de ses chants , mais
encore aux intentions et aux effets dont il s'est adroitement
reposé sur la partie instrumentale ; si l'on réfléchit enfin ,
disons-nous , que c'est au secret merveilleux avec leque
Mozart a su toujours orner et soutenir la mélodie de toutes
les richesses harmoniques , qu'il doit la gloire d'être regardé
par tous les gens de l'art comme placé hors de ligne parmi
les plus grands compositeurs . Une plus longue discussion
du système adopté parle Conservatoire de France ne serait
pointici à sa place : le tems est chargé de le défendre etde
l'établir par les plus brillans succès . Ce serait ne pas les
apprécier tous , que d'omettre de faire mention de l'excellente
méthode et de l'expressiou étonnante qu'une jeune
cantatrice sortie de ses classes ( Mello Himm ) a déployées
dans l'exécution de la scène lyrique dont nous venons de
rendre compte.
Cette séance , ainsi que l'a observé M. le secrétaire perpétuel
, a encore été , comme elle l'est chaque année , la
fête de la grande famille des artistes français : toute l'assemblée
s'est associée aux nobles transports excités par le
triomphe des arts . L. S.
SPECTACLES . - Opéra. - Mll Lucie vient de débuter à
l'Opéra par le rôle que l'on y joue le moins long-tems ,
quoiqu'on prétende qu'on l'y joue toujours , celui de
l'Amour dans Orphée. Il faut pour ce joli rôle treize à
quatorze ans , toute la fraîcheur de cet âge , des traits qui
promettent de la beauté , une expression de physionomie
qui commence à n'être plus naïve, et ne soit pas encoretrop
piquante , des yeux auxquels on permet déjà d'être vifs
etmalins, une voix enfantine et flexible , les grâces qui
ne sont plus celles de l'enfance et ne sont pas encore celles
de la jeunesse, de l'intelligence , c'est- à- dire , de la malice ,
de la finesse , sur-tout une taille légère , et les grâces qui
OCTOBRE 1809. 431
l'accompagnent . Or Mlle Lucie a tout cela : on ne lui de-
Inandait pas une voix formée , aussi n'en a-t-elle pas une ;
mais on lui demandait de la justesse et du goût ; la nature
et le Conservatoire y ont pourvu. Elle grasseye un peu ,
1
c'est dommage ; mais le mal n'est pas sans remède , puisqu'au
fait le grasseyement n'est qu'une négligence , et qu'un
peu de travail et d'attention peuvent le faire disparaître.
La débutante a été tellement applaudie , qu'elle doit bien
veiller à ne pas prendre ces acclamations pour des suffrages
; on n'obtient ceux-ci que long-tems après sa quinzième
année ; mais on reçoit des encouragemens à quatorze ,
âge heureux où tout est début , prémice , augure , espérance
; tout , dans le monde comme à l'opéra , dans la
carrière du génie , des armes ou des arts , comme dans le
rôle de l'Amour.
Orphée est un des opéra le mieux chantés aujourd'hui :
il plaíde la cause de notre Académie impériale de musique
auprès des exclusifs qui veulent le juger sans consentir à
venir l'entendre : s'ils s'y exposaient une fois , pour me
servir de leur expression , peut-être y reviendraient- ils s'accoutumer
peu à peu à rendre justice à des talens qui le
méritent . Nourrit peut-être obtiendrait d'eux une honorable
distinction , et Gluck de moins dures épithètes ; car ,
en confondant tous les genres , en feignant de se méprendre
sur le but de l'art et sur les moyens d'expression , on
commence à attaquer ce colosse qui heureusement n'a pas
les pieds d'argile. Ces efforts sont tout-à-fait vains ; le
génie ne peut perdre de ses droits et dans son art Gluck
fut véritablement un génie créateur. On peut le défigurer ,
l'exagérer ou l'affaiblir ; mais alors ce n'est plus lui qu'on
peut critiquer , c'est le virtuose incapable ou infidèle : cela
est si vrai que pour le bien apprécier et le bien sentir , on
peut le retirer de son cadre dramatique , le priver du prestige
de la scène et de l'illusion théâtrale , l'entendre au
piano confié à un homme capable de s'élever sans efforts à
son expression , et de rendre sans cris tout ce qu'il a d'énergique
et de passionné. Ce grand compositeur alors peut
être jugé sans crainte de l'esprit de parti. Toutes les ames
se mettent rapidement au niveau de la sienne , et le secret
de son talent comme sa mesure sont connus à la fois .
,
Théâtre Français .-Phèdre pour les débuts de M. Charlys
. On conçoit très -bien qu'un jeune acteur choisisse pour
ses débuts le rôle d'Hippolyte . Son éclat séduit au premier
432 MERCURE DE FRANCE,
coup-d'oeil ; ses difficultés ont besoin d'être étudiées . Ce
mélange de tendresse et de fierté , ce naturel tout à la fois
doux et farouche , cette pudeur virginale dans un coeur
déjà brûlant des feux de l'amour , voilà sans doute ce qui
rend le fils de Thésée si intéressant , mais c'est aussi ce
qu'un acteur même consommé doit avoir bien de la peine
àrendre . Les mouvemens les plus contraires des passions
sont peut-être plus aisés à exprimer que ces oppositions
dans le caractère. Les premiers ne demandent que de la
chaleur , dela véhémence ; et chaque passion contraire règne
seule , à son tour, dans certains momens ; les contrastes du caractère
doivent toujours se faire sentir. Hippolyte amoureux
n'en est pas moins le farouche Hippolyte. Hippolyte aux
pieds de son père doit encore conserver'sa fierté.
Il ne faut ni s'étonner ni faire un tort bien grave à
M. Charlys de ce qu'il n'a pas reproduit toutes ces nuances
de son rôle . Intimidé sans doute par le nombreux auditoire
qu'avaient réuni son début et la rentrée de MlleDuchesnois
, c'est d'une voix altérée et tremblante qu'il a dit ses
premiers vers ; cette première impression a influé sur le
reste de la scène ; une déclamation traînante , de l'emphase
sans véritable chaleur ont remplacé ce ton noble et simple ,
cette diction ferme sans être précipitée , que l'on doit attendre
dans une exposition . M. Charlys a eu plus d'assurance
et plus d'ame dans la scène du second acte avec Aricie.
Il n'a pas manqué de sensibilité dans la déclaration , quoiqu'il
ait eu tort d'appuyer de préférence sur l'oubli des
leçons de Neptune , car ce passage , le plus poétique peutêtre
, n'est pas le plus pathétique du morceau. C'est dans
la scène où Phèdre lui déclare son amour que le nouvel
Hippolyte nous a paru montrer le plus de talent. Ily parle
peu , mais il a beaucoup à jouer de ce jeu muet qu'on
peut nommer aussi pantomime , et M. Charlys paraît s'y
être exercé ; il a favorisé avec beaucoup d'art , par ses
mouvemens , celui de Phèdre pour lui arracher son épée ;
jamais ce jeu de théâtre n'a été mieux rendu. Mais nous
croyons qu'il a abusé de ce moyen au quatrième acte ,
lorsque repoussé , banni par Thésée , il revient , sans rien
avoir de plus à lui dire, se jeter de nouveau à ses pieds ,
pour être de nouveau repoussé par un geste. Cette pantomime
n'est point indiquée par l'auteur , et ce nouvel
abaissement ne convient point au superbe Hippolyte ,même
auprès de son père et de son roi. M. Charlys a joué
d'ailleurs cette scène et celle du cinquième acte avec
Aricie
OCTOBRE 1809. 433
DEPT
D
'
Aricie d'une manière assez satisfaisante . Il a du feu , de
l'intelligence , et suit assez fidélement les intentions de
son auteur. Ses défauts sont la monotonie et les gestes trop
multipliés : nous lui conseillerons de varier ses tons davantage
et de moins gesticuler; il fera beaucoup plus d'effet
en se donnant moins de peine . Nous n'avons rien dit
encore de ses avantages extérieurs : il n'y a point de rôle
au théâtre qui en exige plus qu'Hippolyte ; peut- être même
n'est-il pas de princesse dont on vante plus souvent la
beauté , ou qui reçoive une déclaration d'amour plus flatteuse.
C'est beaucoup pour un acteur que de n'être point
déplacé en revêtant un pareil personnage , et l'on doit cette
justice à M. Charlys . Il est fâcheux qu'avec ces moyens
naturels et des dispositions qui paraissent heureuses , il
apporte au théâtre un vice d'organe qu'il aura bien de la
peine à se faire pardonner. Ce n'est point un grasseyement
proprement dit , mais quelque chose qui en approche.
Faute de nom pour le désigner , nous dirons à ceux de
nos lecteurs qui fréquentent le Vaudeville, qu'un des acteurs
de ce théâtre , M. Auguste , a précisément le même
défaut. Il est à peu près sans inconvénient dans un amoureux
de la rue de Chartres , mais il pourrait bien n'en être
pas de même pour unhéros tragique du Théâtre Français.
Quelqu'intérêt qu'offrît le début de M. Charlys , le public
enamontré encore davantage à Mlle Duchesnois reparaissant
dans le rôle de Phèdre. Nous l'aurions imité , et c'est
de Mlle Duchesnois que nous aurions entretenu nos lecteurs
, si la manière sublime dont elle joue ce rôle n'était
bien connue , si notre premier devoir n'était de rendre
compte des nouveautés. Ce n'est ppaass que nous n'eussions
des observations à présenter , des conseils à donner à
MDuchesnois, même sur ce rôle qui a établi sa brillante
réputation : mais cés observations , ces conseils exigeraient
des développemens qui ne peuvent trouver place dans cet
article. Nous pourrons y revenir une autre fois . Pour
aujourd'hui , après avoir félicité Mlle Volnais d'avoir joué
le rôle d'Aricie avec plus de naturel , moins de détails et
de gestes que celui d'Andromaque , nous nous bornerons
à prier Leclerc , qui d'ailleurs ne figure pas trop mal dans
Thésée , de ne plus corriger les vers de Racine. En voici
un , par exemple , de la scène dernière qui nous a toujours
paru très-complet :
Mais , Madame , il est mort ; prenez votre victime.
Et nous ne voyons pas qu'il fût nécessaire de l'alonger ;
Ee
434
(
MERCURE DE FRANCE ,
c'est pourtant ce qu'a fait Leclerc en le disant de cette
manière :
Mais il est mort , Madame , prenez votre victime...
Quel' asile restera-t-il aux vers de Racine si on les estropie
au Théâtre Français ?
-
V.
Théâtre de l'Opéra-Comique.- Reprise de l'Erreurd'un
moment ou la Suite de Julie , comédie en un acte de M.
Monvel , musique de Dézède. Nous dirons peu de chose
de la reprise de cette pièce oubliée depuis long-tems , et qui
ne semblait pas devoir rentrer au répertoire. L'intrigue en
est de la plus grande simplicité . Le jeune comte de Saint-
Alme est parvenu à épouser Julie par le secours de Lucas
son fermier. Dans le même tems , Lucas a épousé Cateau ,
jeune et jolie paysanne . Au bout d'un an l'amour du comte
pour Julie s'est éteint; et Cateau est devenue pour lui l'objetd'une
passion nouvelle , ou plutôt de nouveaux désirs .
Il lui demande un rendez-vous par un billet : mais Cateau ,
qui aime toujours Lucas et en est toujours aimée , montre
le billet à son mari. Par son conseil , elle accepte le rendez-
vous du comte. St.-Alme y arrive exactement , mais
c'est pour essuyer les refus de la femme et les remontrances
dumari. Julie , qu'ils ont prévenue , arrive à son tour ; et
la pièce finit par sa reconciliation avec St. -Alme.
Ce petit drame en un acte a été froidement accueilli ,
quoique le dialogue en soit naturel et quelques situations
touchantes; mais le genre a passé de mode, l'intrigue est
faible, et la musique n'offre d'agréable que deux petits airs
que tout le monde sait par coeur. MM. Monvel et Dézède
ont fait beaucoup mieux depuis dans les Trois Fermiers et
Blaise et Babet . Si l'Erreur d'un Moment se soutient à
cette reprise , Elleviou en aura tout l'honneur ; il joue le
rôle de Lucas avec beaucoup de naturel et de sensibilité.
Théâtre du Vaudeville . - Lantara , ou le Peintre au
Cabaret.-Un talent distingué dans les arts , si l'on n'y
joint un peu d'esprit de conduite , ne peut mener au bonheur.
Lantara , peintre de genre et paysagiste , a fourni
une nouvelle preuve de cette assertion; il fut du nombre de
ces artistes malheureux dont la réputation ne s'établit qu'après
leur mort. Il naquit avec l'instinct du génie ; dès ses
plus jeunes années il dessinait des paysages sur les portes
des maisons . Sans éducation , et par le seul effort de son talent,
il était parvenu dans son art à un point de perfection
OCTOBRE 1809 . 435
étonnant; il était sur-tout occupé d'un genre pour lequel il
avait un goût irrésistible : on le voyait souvent , les yeux
fixés sur un sombre orage ou sur un brillant crépuscule ,
se pénétrer des effets de lumière les plus bizarres . Personne
n'a mieux rendu l'état du ciel aux différentes heures du
jour : il excellait dans la perspective aérienne ; la vapeur de
ses paysages approche beaucoup de celle de Claude Lorrain
: ses matinées respirent une fraîcheur ravissante ; on
a de lui des soleils levans et couchans dignes de fixer la curiosité
des amateurs,; ses clairs de lune sont d'un ton argentin
et d'une vérité admirables . L'indigence le forçait à
travailler au prix le plus modique, et des maîtres impérieux
trafiquaient de ses ouvrages , se les attribuaient ; et , non
contens de lui en ravir le profit , s'en faisaient encore des
titres de gloire. Lantara finit par mourir à l'hôpital , après
avoir traîné une vie d'autant plus misérable , que ses ouvrages
paraissant souvent sous d'autres noms , il ne pouvait
jouirde leur succès .
Tel était l'artiste qui vient de fournir le sujet d'un vaudeville.
Lantara a une fille; le fils de M. Jacob , marchand de
tableaux , en est amoureux , et la jeune personne répond à
son amour : Lantara donne à M. Jacob un rendez -vous au
jardin duRoi , poury conclure , en déjcûnant , le mariage
de leurs enfans; mais M. Jacob , qui veut bien s'enrichir
en achetant à bon marché et vendant fort cher les ouvrages
du peintre , refuse de s'allier avec lui , et pousse l'incivilité
jusqu'à aller déjeûner dans un cabaret voisin avec quelques
brocanteurs de son espèce .
Pour se consoler de ce contre-tems , Lantara se fait servir
à déjeûner ; il s'enivre avec un pauvre diable , nommé
Belle-Tête, qui souvent lui a servi de modèle : mais lorsque
la carte payante arrive , ni l'un ni l'autre n'a de quoi
l'acquitter ; le suisse du jardin du Roi , qui , en homme de
son pays , n'entend pas raillerie sur l'article de l'argent , lui
reproche durement sa conduite peu délicate : le peintre ,
pour se tirer d'embarras , demande une feuille de papier ,
croque une esquisse, et dit au suisse de la porter au cabaret
voisin , où déjeûne M. Jacob , et d'en demander un louis .
Le suisse revient avec la feuille , parce qu'on n'en veut
donner que douze francs , et Lantara piqué la déchire . Sa
fille et le fils de Jacob se montrent alors , car ils s'étaient
donné le même rendez-vous que leurs pères ; mais Lantara
ne veut plus entendre parler de leur union; l'intrigue paraît
Ee 2
-436 MERCURE DE FRANCE ,
plus embrouillée , et le dénouement plus éloigné que jamais
, lorsque le peintre , heureusement frappé du tableau
que lui présentent les adieux des jeunes gens , reprend ses
crayons et commence une nouvelle esquisse. Le suisse est
encore chargé de la porter à M. Jacob, et cette fois Lantara
exige absolument que le prix soit double ; bientôt Jacob ,
tout effrayé du sort de la première , arrive suivi de ses confrères
, qui mettent à l'enchère le dessin de Lantara : aussi
généreux que pauvre , celui-ci l'adjuge à Jacob pour les
deux louis qu'il en a d'abord demandés; et le marchand ,
touché de ce procédé , consent alors à l'union de son fils
avec la fille du peintre , sous la condition que celui-ci ne
travaillera plus que pour lui.
Lantara était ivrogne et sensible; les auteurs auraient dû
prévenir le public sur ce caractère ; ce mélange d'ivrognerie
et de sensibilité en eût paru beaucoup plus piquant. Le
rôle de Lantara est parfaitement bien joué par Joly. Le
fonds de ce vaudeville est faible ; le dialogue est semé de
traits heureux, et coupé par des couplets spirituels . Les auteurs
se sont cachés sous des noms inconnus , et on doit
leur en faire des reproches; cet ouvrage est de ceux que
l'on peut avouer .
NÉCROLOGIE . - Dupuis ( Charles-François ) , membre de la
troisième classe de l'Institut national , naquit le 26 octobre 1742 , à
Trye-le-Château , près de Gisors. Après avoir fait ses études , avec
distinction , à l'Université de Paris , il devint , à l'âge de 16 ans , professeur
de rhétorique au collège de Lisieux. Son goût le porta à étudier
l'astronomie , et le professeur allait s'asseoirsur les bancs au cours
de Lalande. Il s'adonna aussi à l'étude des antiquités . Vers l'année
1780 , il obtint la place de professeur d'éloquence au Collége de
France ; l'Académie des inscriptions et belles-lettres lui ouvrit ses
portes.
M. Dupuis fut nommé député à la Convention nationale par le
département de Seine et Oise . Pendant le règne de la terreur il resta
obscur; mais après la chûte de Robespierre il prit quelquefois la
parole , et fit entr'autres le Rapport sur Carrier. Réélu au conseil des
Cinq-Cents , il en sortit en mai 1797. Lorsque Rewbel et Treilhard ,
sortirent du Directoire exécutif, il fut mis sur la liste des candidats
pour les remplacer. Après le 18 brumaire , porté au Corps législatif,
qu'il présidapendant la première quinzaine de frimaire anX ( 1801 ) ,
il en sortit en 1804. - La mort vient de l'enlever , le 29 septembre
dernier, dans son domaine , près d'Is-sur-Tille , à quatre lieues de
Dijon.
OCTOBRE 1809. 437
Ses ouvrages sont : 1º Laudatio funebris augustissimæ Maria
Theresæ , etc. ( Oraison funèbre de Marie Thérèse ) , 1781 , in-4° .
2º Origine de tous les cultes , ou Religion universelle , 3 vol . in-4°,
ou 12 vol. in-8° , Paris , an III ( 1795 ) ; à chacune de ces éditions
est joint un volume de planches , in-4° . Ce fut en suivant les
cours d'astronomie de Lalande , et à la suite des réflexions de ce professeur
sur le calendrier des Egyptiens, que Dupuis trouva l'explicationdes
fables par les constellations. Le 18 mai 1778 , lisant dans un
ancien auteur qu'Atlas épousa Hespéris , et qu'il en naquit sept filles ,
il eût l'idée que toutes les fables de la mythologie n'étaient que l'histoire
des phénomènes célestes. La première annonce de cette découverte
fut donnée par Lalande dans le Journal des Savans ( janvier
1780 ) ; le mois suivant, Dupuis fit insérer dans le même journal une
lettre pour prouver que les douze travaux d'Hercule ne sont que le
passage du soleil par les douze signes du zodiaque ; il a bien étendu
cette idée dans son Origine de tous les cultes. Lorsque cet ouvrage
parut, il fut très-bien accueilli par la Convention, à qui il fut offert. La
Décade ( n° 62 , 65 , 71 et 74 ) , et le Magasin encyclopédique
(tome IV ) , les seuls journaux littéraires qui existassent alors , en firent
l'éloge; mais dans le premier de ces journaux on ne dissimula pas que
cette Collection volumineuse a le défaut d'être surchargée d'une éruditionfatigante
, de manquer d'ordre et de méthode, et de ne pas être écrite
comme le devrait être un ouvrage de cette importance. Le 6 avril 1791,
onavait mis au jour la première livraison de l'Histoire générale et
particulière des religions et du culte de tous les peuples du monde tant
anciens que modernes . Cet ouvrage devait avoir 12 vol. in-4° , avec
figures ; il n'a pas été achevé , nous croyons même qu'il n'a pas été
au-delà de trois livraisons . Plusieurs personnes soupçonnent M. Dupuis
d'avoir été le principal coopérateur de cette entreprise . 3º Abrégé de
l'origine de tous les cultes , 1798 , in-8° ; c'est , ainsi que le titre l'annonce
, un abrégé de l'ouvrage précédent. Depuis , M. Destutt-Tracy,
sénateur, a publié : Analyse raisonnée de l'Origine de tous les cultes ou
Religion universelle , ouvrage publié en l'an III par Dupuis citoyen
Français , an XII , 1804 , in -8º de 160 pages . 4º Des Mémoires dans
le Journal des Savans , dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions
, et dans ceux de l'Institut. 5º Un Mémoire sur l'origine des Constellations
et sur l'explication de la Fable par le moyen de l'Astronomie
, dans le quatrième volume de l'Astronomie de Lalande ; ( 1781 ,
in-4° ) , p . 351 - 576. 6º Le Rapport sur Carrier , et quelques
autres . 7º Une dissertation très-savante sur le Zodiaque Egyptien
trouvé à Dendera , publiée d'abord dans la Revue philosophique littéraire
, et ensuite séparement , en un petit vol. in-8°. A. J. Q. B.
438 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
UNE Communication officielle de la dernière importance
vient d'être publiée ; elle fixe de la manière la plus positive
Ies idées de l'homme d'Etat , celles du négociant , celles des
neutres sur-tout , sur les intentions constantes qui ont dirigé
le cabinet de S. M. dans l'application de ses principes
politiques au droit maritime. Cette communication est faite
aux Etats-Unis , par l'entremise de leur ambassadeur : elle
expose avec une clarté et une précision remarquable la
série des actes qui , de la part de l'Angleterre , desEtats-
Unis et de la France , ont tour-à tour porté à la liberté si
désirable du commerce , des entraves dont on ne peut reje-
-ter le blâme que sur la puissance qui seule et lapremière a
voulu anéantir la liberté des mers. Tout ce que le commerce
du monde a souffert vient de ce que l'Angleterre a
fait pour que le sien fût exclusif , absolu , sans concurrens
et sans partage. Tout ce que les Etats -Unis ont perdu vient
de que l'Angleterre n'a voulu reconnaître sur la mer rien
de ce qui constitue le droit des gens . Tout ce que la France
a fait ne présente que l'idée d'une juste représaille. La
France a voulu que son pavillon fût respecté , que les pavillons
neutres fussent libres , que les ports non bloqués
fussent libres aussi ; et si elle a pris des mesures contraires
à ses propres intentions , si elle a répondu aux actes illibéraux
de l'Angleterre par des actes ayant le même caractère
, elle l'a dû pour ne pas être , elle et ses alliés , victimes
impassibles de la tyrannie anglaise .
Cependant cette tyrannie même s'est porté un coup fitneste
par ses propres excès. La foi punique dont le
dépôt est si précieusement gardé en Angleterre , s'est
fait reconnaître dans les derniers actés du gouvernement
anglais envers les Etats-Unis : il a paru vouloir se
relâcher de ses prétentions , mais bientôt redoutant dans
les ports neutrés le commerce américain , il a désavoué son
ministre , retracté ses déclarations, pris un moyen terme qui
ne satisfait à rien; et mettant en évidence son intention
secrète , il a réveillé chez les Américains le sentiment de l'indépendance
et de l'honneur national. Ce n'est pas la première
fois que son impolitique a ce salutaire effet : elle a
produit l'indépendance du nord de l'Amérique ; elle peut
OCTOBRE 1809 . 439
1
aujourd'hui amener un résultat d'un intérêt encore plus
général , la liberté du commerce et celle des mers , si
toutes les puissances qui doivent y prétendre ont l'énergie
de la réclamer et la volonté ferme de la reconquérir.
Les papiers anglais nous font connaître les premiers ef
fets de ce mouvement dans l'opinion des Américains ;
ils prétendent qu'en même tems que l'Amérique envoie
un ministre en Russie , qu'elle refuse de recevoir le ministre
anglais M. Jackson , elle a cherché à renouer avec la
France les relations diplomatiques , et par conséquent commerciales
, qui avaient été non pas rompues ,mais en quelque
sorte suspendues ; ils disent que M. Armstrong a reçu
de nouvelles instructions très-favorables à de nouveaux arrangemens
, que deux bâtimens français sont successivement
arrivés en Amérique , et qu'enfin le fils du dernier président
, M. Adams , a été chargé d'une mission particulière
auprès de S. M. l'Empereur Napoléon. Ils le disent, et le
Moniteur le publie après eux.
Nous sommes loin de prétendre , à cet égard, être instruits
aussibien que les Anglais. Nous devons ignorer si en effet
le ministre des relations extérieures de France a été occupé
de nouvelles relations avec les Etats-Unis ; mais , qu'il l'ait
été ou non , il importe essentiellement de connaître et la
lettre qu'il a écrite à leur ambassadeur, par ordre de
S. M. , et la déclaration que cette lettre renferme : il est
encore plus essentiel de connaître les dispositions qu'il
annonce , que de savoir comment il a été conduit à les
proclamer.
Voici la substance de cette lettre que nous abrégeons à
regret , et le moins possible. Elle est datée d'Altembourg ,
le 22 août dernier.
Monsieur , dit le ministre français à M. Armstrong ,
S. M. l'Empereur, instruit que vous devez expédier un batiment
en Amérique , m'ordonne de vous faire connaître les
principes invariables qui ont réglé et régleront sa conduite
sur la grande question des neutres .
« La souveraineté et l'indépendance du pavillon, sont
comme la souveraineté et l'indépendance du territoire , la
propriété de tous les neutres . Un Etat peut se donner à un
autre , briser l'acte de son indépendance , changer de souverain
; mais les droits de la souveraineté sont indivisibles
et inaliénables ; personne ne peut en rien céder.
>L>'Angleterre aamislaFrance en état de blocus ; l'Empereura
, par son décret de Berlin , déclaré les Iles-Britan440
4 MERCURE DE FRANCE ,
niques en état de blocus. La première mesure éloignait les
bâtimens neutres de la France; la seconde leur interdisait
l'Angleterre .
>>Par ses ordres du conseil du 11 novembre 1807 , l'Angleterre
a mis un octroi sur les bâtimens neutres , et les a
assujétis à passer dans ses ports avant que de se rendre à
leur destination . Par décret du 17 décembre de la même
année , l'Empereur a déclaré dénationalisés les bâtimens
dont le pavillon aurait été violé , dégradé , foulé aux pieds .
» Pour se dérober aux actes de violence dont cet état de
chose menaçait son commerce , l'Amérique a misun embargo
dans ses ports ; et quoique la France , qui n'avait
fait qu'user de représailles , vît ses intérêts et les intérêts de
ses colonies blessés par cette mesure , cependant l'Empereur
applaudit à cette détermination généreuse de renoncer à
tout commerce plutôt que de reconnaître la domination des
tyrans des mers .
» L'embargo a été levé . On y a substitué un systême d'exelusion.
Les puissances continentales liguées contre l'Angleterre
font cause commune ; elles visent au même but ;
elles doivent recueillir les mêmes avantages ; elles doivent
aussi courir les mêmes chances : les ports de la Hollande ,
de l'Elbe , du Weser , del'Italie et del'Espagne ne jouiront
d'aucun avantage dont ceux de France seraient privés . Les
uns et les autres seront en même tems ouverts ou fermés au
commerce dont ils peuvent être l'objet .
> Ainsi , Monsieur , la France reconnaît en principe la
liberté du commerce des neutres et l'indépendance des
puissances maritimes; elle les a respectées jusqu'au moment
où la tyrannie maritime de l'Angleterre, qui ne respectait
rien , et les actes arbitraires de son gouvernement l'ont forcée
à des mesures de représailles , qu'elle n'a prises qu'à
regret. Que l'Angleterre rapporte sa déclaration de blocus
de la France , la France rapportera son décret du blocus de
l'Angleterre ; que l'Angleterre rapporte ses ordres du conseil
, du 11 novembre 1807 , le décret de Milan tombera de
lui-même ; le commerce américain aura repris toute sa
liberté , et il sera sûr de trouver faveur et protection dans
les ports de France.,
>>Mais c'est aux États-Unis à amener parleur fermeté ces
heureux résultats. Une nation qui veut rester libre et souveraine
, peut- elle mettre en balance quelques intérêts du
moment avec le grand intérêt de son indépendance , et le
OCTOBRE 1809. 44
maintien de son honneur , de sa souveraineté et de sa
dignité? "
,
Peu d'actes ont produitune sensation aussi vive que cette
lettre ; et cependant elle n'apprend rien à ceux qui ont suivi
et bien jugé les intentions et la conduite du gouvernement
: ceux-là ne doivent rien trouver dans cette lettre
qui les étonne et leur paraisse nouveau. Nous n'avons
jamais , disent-ils , entendu le gouvernement tenir un autre
langage ; cette déclaration est conforme aux précédentes ;
elle est fondée en raison en justice , en politique ; elle
stipule les intérêts du commerce du monde , ceux mêmes
du.commerce anglais , qui s'obstine à se ruiner pour empêcher
celui des autres de vivre ; nous savions que les
principes du gouvernement n'avaient pu changer à cet
égard : cependant l'effet produit par la lettre en question
, a été très-remarquable : on l'a rapprochée des circonstances
dans lesquelles elle a été écrite , du moment où
le Nord pacifié va réunir trois pavillons pour l'indépendance
de la Baltique et l'exclusion des bâtimens anglais des
ports russes , suédois et danois , des conférences d'Altenbourg
, où les destinées de tant d'états se combinent avec
toute la maturité nécessaire à de si solennelles et de si
vastes délibérations , du rapprochement des Etats-Unis
avec la Russie , enfin d'un renouvellement prochain dans
le ministère anglais , renouvellement qui toujours permet
d'espérer un changement de systême ; et ces divers rapprochemens
ont donné à la publication de la lettre un degré
d'intérêt qu'elle doit sur-tout au sentiment d'espérance
qu'elle a fait naître , aux idées de paix , de commerce et
de liberté auxquelles elle a permis de se livrer.
Nous avons parlé de la pacification du Nord; en effet ,
il n'est pas possible de douter d'une nouvelle que la
Prusse , le Dannemarck , les Anséatiques , et le ministre
français à Hambourg ont appris presqu'à la fois . La paix
entre la Suède et la Russie a été signée le 17 septembre à
Fridericshamm : des courriers russes et suédois en ont
porté la nouvelle sur toutes les côtes de la Baltique , où
désormais et jusqu'à ce qu'ils s'y présentent en véritables
négocians , et non en tyrans de la mer , les Anglais n'auront
plus un port ouvert , pas une retraite accessible : on
donne en effet pour certain , et la paix ne peut guère se
concevoir que sur cette double base , que la cession de la
Finlande à la Russie est le prix pour cette dernière de cette
utile conquête; que la fermeture des ports suédois aux
442 MERCURE DE FRANCE ,
,
Anglais , est le prix pour la Suède de l'asservissement du
dernier roi à la domination britannique . Si l'on ajoute
que très -certainement la Poméranie suédoise a pour jamais
cessé de porter ce titre on aura , sur ce point des débats
militaires et politiques qui occupent la scène du monde ,
un nouvel exemple des heureux fruits que les souverains
recueillent de l'alliance anglaise : leurs trésors envahis
leur territoire partagé , leurs sujets victimes de la guerre ,
leurs sceptres brisés dans leurs mains , voilà les fruits d'une
politique aveugle que la Suède vient partager à son tour , et
sans doute la dernière .
,
Mais des jours plus heureux se lèvent pour cette nation
estimable , et qu'une longue alliance avec la France avait
seule placée au rang qu'elle occupait. Le roi a sondé les
plaies de l'Etat , la révolution qui l'a mis sur le trône n'est
pas un vain mot : la Suède a désiré un monarque qui s'occupât
de ses véritables intérêts , de sa gloire réelle , de son
existence future ; et déjà ces voeux sont en partie exaucés ,
puisque le roi de Suède a un ambassadeur à Paris . Quant à
son avenir , la Suède trouve une garantie de son bonheur
et du gouvernement sage qui continuera de veiller pour
elle , dans l'acceptation faite par le prince Christian d'Augustembourg
du titre de prince héréditaire . Il a combattu à la
tête de ses Norwégiens les Suédois suscités contre le Danemarck
par l'Angleterre. La couronne de Suède , placée un
jour sursa tête, sera le gage de l'union des deux puissances et
de la liberté du commerce dans les paragés où doivent flotter
leurs pavillons libres et amis ; et ce grand résultat , à qui le
devra réellement le Nord? à la fermeté , à la constance , à,
l'unité de vues et de systême de l'Empereur des Français
pour que la première puissance du Nord oppose une insurmontable
barrière à la domination anglaise , et pour que
les deux autres ne soient pas ses victimes et ses tributaires .
Ecoutons cependant ce que pensent et ce qu'écrivent les
Anglais de leur ministère , de Walcheren , de leurs affaires
en Espagne et dans l'Inde . Ils désirent un renouvellement
entier du ministère. Si on en formait un de parties hétérogènes
, il ne subsisterait pas jusqu'à la prochaine session du
parlement. Divers plans sont proposés , chacun présente ses
amis et soi ; personne ne veut siéger qu'avec des hommes
de son opinion . Cependant la patrie est en danger, les plus
grands événemens se préparent sur le Danube ; leur résultat
, dit le Statesman , étonnera l'univers : est-ce avec un
ministère incomplet , désorganisé ou divisé, que nous souOCTOBRE
180g . 443
1
tiendrons la lutte et que nous parerons le contre-coup qui
nous menace ? Le même journaliste apostrophe ainsi le
peuple anglais , dont il déplore l'aveuglement et la faiblesse :
les termes dont il se sert méritent d'être rapportés . Voulezvous
être une nation indépendante , dit-il , ou devenir
une province de France ? Vous ne pouvez conserver votre
indépendance que par une réforme immédiate du parlement.
Il ajoute , et par l'émancipation de l'Amérique méridionale
, proposition qui n'est pas aussi claire , et dont il
aurait dû développer l'idée principale .
Quant à Walcheren , ce sont des survivans qui revoient
les côtes de l'Angleterre , avec la honte de leur inutile tentative
, compensée par le bonheur inespéré d'avoir echappé
à la destruction . En revoyant rentrer les squelettes de régimens
, comme le disent les Anglais dans leur langage toujours
expressif et figuré , les plus tristes réflexions se succèdent.
«A quoi devons-nous , dit-on à Londres , le triste état
actuel de notre gouvernement? A l'entêtement avec lequel
les ministres ont persévéré à se mêler des affaires du Continent
, et particulièrement des affaires de l'Espagne ! Les
désastres de l'armée du général Moore avaient occasionné
de grandes discussions dans le cabinet. L'amour du pouvoir,
et les charmes des grands emplois , ont cautérisé la
plaie ; mais au lieu de profiter de l'expérience , une autre
armée , mieux équipée , a été envoyée dans la péninsule !
et , comme si cela n'avait pas été une saignée suffisante
pour notre population , une troisième armée a été envoyée
enZélande! Est-ce une diversion en faveur de l'Autriche ?.
Non : l'Autriche avait abandonné le combat ! Mais l'armée
avait été rassemblée , et on pensa qu'elle pouvait servir à un
nouvel arrangement du cabinet , projeté parce que le duc
de Portland avait manifesté , à cause de ses infirmités , l'intention
de se retirer ! Lord Chatam était désigné pour lui
succéder. L'expédition de l'Escaut était considérée comme
devant donner de l'éclat à lord Chatam avant que de le placer
dans un nouvel emploi . Nous savons tout ce qui a été
fait, et ce qui n'a pas été fait ! et maintenant nous voyons
les conséquences qui commencent à se développer ! »
«Bretons ! vous êtes sur le penchant de la ruine ! Les
mesures dont vous vous plaignez à grands cris , ne pouvaient
réussir entre les mains d'aucune administration
quelconque. Il est grand tems que l'Angleterre change de
soute , qu'elle revienne au sens commun, et qu'elle
444 MERCURE DE FRANCE ,
renonce à tous efforts pour soutenir ou rétablir dans d'autres
pays , des institutions ennemies de l'industrie et du bonheur
public , et subversives de la vraie morale ! Vos tentatives
sont de la démence ! elles ne sauraient prospérer ! Si vous
y persévérez , vous serez inévitablement englobés dans la
ruine qui a accablé , sur le continent , ces institutions pour
la destruction desquelles vos ancêtres ont non-seulement
imploré le ciel , mais encore versé leur sang ! »
Ces déclamations ne sont que trop appuyées sur des
faits : la correspondance de lord Wellington ne donne lieu
à aucune espérance fondée pour le ministère anglais; il
revient à Londres avec M. Frère , et le retour en dit plus
que tout le reste . Toute l'armée anglaise réduite aujourd'hui
à défendre le Portugal ne s'élève pas au-delà de
vingtmille combattans , en y comprenant les renforts reçus
et les détachemens ou convalescens qui ont rejoint. Les
derniers avis de la Corogne et du Ferrol annoncent d'un
autre côté aux Anglais qu'ils ont à y craindre le prompt
retour des Français ; l'armée de Cuesta de près de 40 mille
hommes en peut à peine réunir 20 mille. Le feu ennemi
en adétruit une partie , le reste a quitté ses rangs et jeté
ses armes ; que Venegas attribue justement ou non sa défaite
à Cuesta ou au général anglais , Almonacid n'en a
pas moins été le tombeau de son armée. Le calcul le plus
exagéré ne porte pas le nombre des Espagnols encore sous
les armes à plus de 80 mille hommes , et cependant les
mêmes calculs faits dans l'intention de diminuer l'idée de
la force des Français , élèvent leur nombre à 130 mille
combattans , sans compter les garnisons , et indépendamment
des renforts dont on apprend déjà le passage aux
Pyrénées .
Dans ces circonstances , on doit excuser le peuple anglais
, s'il est furieux de ce que ses ministres ne pouvant
se montrer heureux hommes d'Etat veulent se montrer
habiles spadassins. Le duel de M. Canning n'a inspiré
aucun intérêt , et personne n'a trouvé un tel moyen le plus
propre à terminer , avec les différens ministériels , la lutte
pénible où s'est engagée l'Angleterre. M. Canning qui va
beaucoup mieux , eût-il été tué , personne en Angleterre
ne conçoit comment son adveraire eût prouvé par-là qu'il
avait raison ; eût-il été vainqueur , personne n'eût cru son
systême plus sage : les affaires de l'Angleterre sont en trop
mauvais état , pour être réhabilitées par de tels moyens ; et
pour se sauver, pour déclarer sa cause juste , pour sou
OCTOBRE 1809 . 445
tenir qu'elle exerce des droits et des prétentions légitimes ,
on reconnaît à Londres même qu'il faut autre chose que
des jugemens de Dieu. Au siècle où nous sommes , que
signifient les épreuves des tems barbares ?
Quant à la France , elle n'a reçu des dernières tentatives
anglaises qu'une commotion , qu'une agitation
passagère. Ses gardes nationales rentrent successivement
dans leurs foyers , en vertu des mêmes ordres ministériels
qui les en avaient éloignés. Toute l'attention , tout l'intérêt
, tous les voeux sont portés sur un seul point, celui où
sont réglées les destinées des Etats que l'Empereur a conquis
ou délivrés. L'Allemagne entière a les yeux fixés sur
le traité qui va assigner à ses princes de nouvelles distributions
de territoire , récompenser l'allié fidèle , garantir
le faible , les protéger tous deux , et asseoir une paix solide
sur une balance exacte de tous les intérêts recommandables
, de toutes les prétentions justes .Un tel traité, enfanté
dans le plus profond mystère , ne peut être que le fruit du
tems . Rien ne transpire , rien de tous les bruits qui peuvent
circuler , et que chacun en Allemagne invente et répand
suivant son intérêt , son désir ou ses craintes , ne doit
être cru: le fait de la signature du traité n'est pas encore
connu à Paris au moment où nous écrivons .
Nous réunissons ainsi tout ce qui est dû à cette impatience
patriotique , qui ne se confond jamais en France
avec le sentiment de l'inquiétude. La France est tranquille
sur les résultats des négociations comme ses guerriers le
sont la veille d'une bataille , puisque c'est le même génie
qui préside à toutes deux. Nous ajouterons volontiers, pour
faire concevoir par quelques rapprochemens combien paraît
sûre la prompte conclusion du traité , que déjà les régimens
de la garde demeurés en Bavière ont descendu le Rhin ,
que des fournitures considérables ont été contremandées ,
que les camps occupés par l'armée française ont mis en
vente tout ce qui avait servi à leur formation , que les équipages
de S. M. ont été disposés sur la route de France ;
qu'enfin les ordres les plus pressés ont été rapidement exécutés
à Fontainebleau pour que tout fût prêt à recevoir
l'Empereur et l'Impératrice .
L'Empereur a accepté la démission du porte-feuille de
l'intérieur , que le mauvais état de sa santé a forcé le ministre
Cretet , comte de Champmol , à donner à S. M. Il est
créé ministre d'Etat , attaché à la section de l'intérieur du
-Conseil-d'Etaatt,, et par une extrême délicatesse S.M. abien
446 MERCURE DE FRANCE ;
1
voulu lui témoigner qu'elle espérait son rétablissement , et
le regardait comme certain, en lui faisant connaître que
son intention était de lui donner la surintendance des domaines
de la couronne . M. de Montalivet est nommé ministre
de l'intérieur ; M. Mathieu Molé a les ponts et
chaussées en remplacement de M. de Montalivet : on
donne ces deux nominations comme positives , mais elles
n'ont pas encore été officiellement publiées.
ANNONCES .
Tome VIe et dernier de 545 pages , du Cours Complet d'agriculture
pratique , d'Economie rurale et domestique , et de Médecine vétérinaire
; par l'abbé Rozier ; rédigé par ordre alphabétique : ouvrage
donton a écarté toute théorie superflue , et dans lequel on a conservé
les procédés confirmés par l'expérience et recommandés par Rozier ,
par M. Parmentier et les autres collaborateurs que Rozier s'était
choisis. On y a ajouté les connaissances pratiqués acquises depuis la
publication de son ouvrage , sur toutes les branches de l'agriculture ,
de l'économie rurale et domestique , et de la médecine des animaux ,
par MM. Sonnini , Tollard aîné , Lamarck , Chabert , Lafosse , Fromage
de Feugré , Cadet-de-Vaux , Heurtault- Lamerville , Curaudau,
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de Cogners et Veillard. Six volumes in-8º de 3560 pages , avec le
portrait de Rozier , celui de M. Parmentier , et plus de 30 planches
gravées en taille-douce . Ce tome VIe , et dernier , de 545 pages , avec
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maux dont ce même principe est la cause , et du tableau des espérances
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associé du collége de Jésus , à Cambridge , professeur d'histoire et
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2 25
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2 25
2 75
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Scriptoris veteris Architecturæ Compendium , cum
Indicibus . pap. collé 6
Johan. Schweighæuseri Opuscula Acad. : 2 vol. , pap. collé, 7
(La suite au No prochain . )
_toujours aimer et re - fu - ser .
%
2 C.
puët de mille voeux confus ,
rop facile ou trop inhumaine ,
e t'éloigne par un refus
ar un baiser je te ramène .
a raison condamne un baiser ,
n refus , l'amour s'en offense :
u te plains de ma résistance ...
h ! plains moi de te refuser !
3 C.
faut te fuir je le sens bien
u te permettre une autre flame
as ! cherche un plus heureux lien :
on bonheur suffit à mon âme .
ais crains encor de t'abuser ,
triomphant d'une autre amante ...
le n'est pas la moins aimante
lle qui dut te refuser .
4 C.
Pai -je dit ? .. je perdrai le jour ,
tôt que rien ne nous sépare .
is trop faible contre l'amour ,
e du mains ma raison s'égare !
e je puisse me déguiser
bis.
bis.
piège où tu veux me conduire ;
order tout dans mon délire
encor tout refuser . croire
bis.
F
TI
TO NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
MERCURE
DE FRANCE .
DEPT DE
LA
SEINA
N° CCCCXXXI .-Samedi 21 Octobre 1809 ..
POÉSIE .
L'ESTIME PUBLIQUE.
Discours en vers aux élèves de Sorèze , avant la distribution des prix,
l'an 1809.
,
QUAND , pour encourager vos savantes conquêtes ,
Les spectateurs en foule accourent à nos fêtes
O que j'aime à vous voir , dans vos jeunes élans ,
Le visage animé , les yeux étincelans ,
Ivres d'espoir , heureux de la joie unanime ,
Recueillir le tribut de la publique estime !
Conservez à jamais ce sentiment profond ,
Ce respectdu public , en vertus si fécond ,
Et qui , des vertus même égalant la puissance ,
Dans nos coeurs agrandis , supplée à leur absence.
L'homme , toujours sensible au jugement d'autrui ,
Qui craint , à chaque instant , ce qu'on dira de lui ,
Dirige tous ses pas au flambeau qui l'éclaire ;
Mais celui qui , poussé d'un orgueil téméraire ,
Brave l'opinion dont les arrêts perdus
Roulent autour de lui vainement entendus ,
Ne sentant pas le frein de l'éloge ou du blâme
Se livre aux mouvemens qui maîtrisent son âme ,
Etdeviendra bientôt , au gré de son ardeur ,
Le pire des humains , s'il n'en est le meilleur.
Craignez tout , mes amis , de qui ne craint personne.
Est-il puissant? le faible à son aspect frissonne :
Auteur ? il foule aux pieds la critique et le goût ;
Homme du monde ? il rit , il a pitié de tout :
,
Ff
5.
450 MERCURE DE FRANCE ,
Etranger à nos moeurs , infidèle à l'usage ,
Il est le plus bizarre , et se croit le plus sage .
Lutter seul contre tous , quel orgueilleux effort !
Si j'avais seul raison , j'aurais peur d'avoir tort .
On a beau me vanter ce héros de la Grèce ,
Qui du peuple à sa vue , excitant l'allégresse ,
S'écria: Mes amis , qu'ai-je fait ? qu'ai-je dit ?
Je dois m'être trompé , puisque l'on m'applaudit.
Cemépris insultant , à mes yeux , est un crime .
J'aime mieux vous citer ce guerrier magnanime
Qui , vainqueur de cent rois chargés de ses liens
Parmi tous ses travaux , disait : Athéniens ,
C'estvous qui vers la gloire avez tracé ma route ;
Pour forcer votre estime o combien il m'en coûte
Tel je conçois l'amour de la célébrité.
La briguer sans mérite est sotte vanité ;
Orgueil , si l'on s'exhausse après l'avoir ravie ;
En frustrer ses rivaux , c'est pire , c'est l'envie .
L'intrigant la poursuit , sans choisir le chemin ;
L'homme d'honneur l'attend , ses titres à la main.
i
Jouir du bien qu'on fait est le bonheur suprême ,
Je le crois ; ce bonheur on le trouve en soi -même ;
Mais , liés par cent noeuds au reste des humains ,
Nous cherchons leur amour , nous craignons leurs dédains >
Nous vivons dans leur âme , ils vivent dans la nôtre ,
Heureux et , plus souvent , malheureux l'un par l'autre.
Dieu lui -même , en prêchant les vertus ici-bas ,
Nous offre un autre prix que leurs divins appas .
Le bien , nous a-t- il dit , est difficile à faire ;
Soyez bons , vertueux , je tiens votre salaire .
Or , vous le savez tous , c'est la gloire des cieux :
Celle que j'offre ici n'est qu'en attendantmieux.
Ce qu'on pense de moi ne m'intéresse guère ,
DitAriste ; mon coeur juge avant le vulgaire.
Fort bien , mais votre coeur , complice de vos goûts ,
N'est- il pas , trop souvent , du même avis que vous ?
Craignez qu'il ne s'égare et qu'il ne vous abuse ,
En vous criant bravo quand chacun vous accuse .
Ondit àDorimon: Arrêtez , regardez ,
Dans un affreux chemin vos pas sout hasardés;
OCTOBRE 1809 . 451
Vers le point du départ reprenez votre route.
Et lui , marchant toujours , sans former aucun doute ,
Ne voit qu'en s'abymant , combien il s'est mépris :
Il courait à la gloire , il arrive au mépris .
Heureux à nos avis s'il eût prêté l'oreille !.
Hors quelque enfant du ciel , étonnante merveille ,
Entre les nations suscité rarement ,
Pour imprimer au monde un nouveau mouvement ,
Tel que Numa , Lycurgue , et toi , vaste génie ,
Qui retiens sous tes lois l'Europe réunie ,
Toi dont rien ne suspend les immenses travaux ,
Qui ,marchant sans modèle , ainsi que sans rivaux ,
Forces l'opinion et ne fais rien par elle ,
Les autres , s'animant d'une voix mutuelle ,
Sous les yeux du public marchent plus affermis ,
D'autant plus admirés qu'ils lui sont plus soumis .
Un fameux moraliste ou d'Athène ou de Rome ,
Voulait qu'entre les morts on choisit un grand homme ,
Et qu'on se demandât , en toute occasion ,
Que penseraient Socrate , Aratus , Phocion ?
Avoueraient-ils mes plans , mes désirs , mon systême ?
Par malheur , il faudrait se répondre soi-même ,
Et chacun , disposant de leur autorité ,
Donnerait leur cachet à sa stupidité .
J'aime un juge qui parle , et gourmande , et menace.
Derrière ses tableaux , exposés sur la place ,
Apelle se cachait pour ouïr les passans ,
Et trouvait dans la foule un jury plein de sens .
J'écoute comme lui : mais , avec plus de peine ,
Je cherche où ce public tient sa cour souveraine .
Laprude Arsinoé le voit dans son salon ,
Guérin dans son quartier , Blair dans un feuilleton ;
Le poëte Verneuil , rimant dans son village ,
Est tout fier de charmer l'agreste aréopage .
Eh ! mon cher , qu'il te croye honnête , doux , accort ,
Il t'aura bien jugé , c'était de son ressort :
Mais s'agit-il de vers ? franchis cette barrière ;
De nos lettrés , au loin , va chercher la lumière ;
Je les vois , sur les quais , négliger ton écrit ;
L'acheteur , à ton nom , se détourne et sourit .
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE;
Ah!me voilà fixé , ta renommée est faite :
Je te crois fort brave homme et fort mauvais poëte.
Des réputations on peint le bruit menteur.
J'ai lu , sur ce point-là , plus d'un grand orateur :
Mais , quoi qu'ait soutenu leur faconde enflammée ,
Les hommes rarement trompent la renommée.
Tel qu'elle cite au loin pour sot ou pour fripon ,
Examiné de près , le sera tout de bon.
Armand , qu'avec respect la multitude nomme ,
Aux yeux de la raison , n'est pas moins un grand homme ,
Et, pour m'aider ici d'un mot que j'aime fort ,
Voix du peuple et de Dieu sont à peu près d'accord.
« L'opinion publique est pourtant si volage !
» Le fou du lendemain , la veille était un sage. »
- Prenez garde ; Scapin , avec art déguisé ,
Est une légion pour son maître abusé.
Souvent d'un bruit confus l'oreille est alarmée ,
Le caquet des voisins n'est pas la renommée.
Elle exerce pour vous la lyre et le sifflet ;
C'est que dans vos vertus un vice lui déplaît.
Elle avait à genoux adoré la statue ,
Qu'aujourd'hui dans la fange elle traîne abattue :
Mais , avant , le héros s'est lui-même avili ,
Et dans la même boue il s'est enseveli .
Bref; pesez les arrêts dont sa voix est l'organe ,
Vous tiendrez pour suspects tous ceux qu'elle condamne.
Un Persan ( ce récit va droit à mon dessein)
Craignait de se méprendre au choix d'un médecin.
La vogue , le renom sont enfants du caprice ,
Disait- il , du savoir je veux un autre indice.
Qui me découvrira ce trésor précieux ?
Ma lunette , lui dit un envoyé des cieux :
Prends- la , chez les docteurs braque-la tout à l'heure ;
Tu verras voltiger autour de leur demeure
Tous ceux qu'ils ont tués , ou leur ombre du moins .
Ainsi tu connaitras les effets de leurs soins .
Sitôt dit , sitôt fait ; et parcourant la ville ,
Chez l'un il en voit cent , chez l'autre il en voit mille.
Quel spectacle ! à la fin , tout-à- fait à l'écart ,
Une ombre solitaire attire son regard.
OCTOBRE 1809 . 453
Bon! celui - ci n'en a tué qu'un ; c'est mon homme ;
Et ce n'est pas pourtant ce docteur qu'on reno mme.
Il vit pauvre , sans gloire ! ô peuple d'Ispahan ,
Tu laisses l'homme instruit , tu cours au charlatan .
Il entre. Quoi , monsieur , je vous vois sans pratique?
Hélas ! dit l'Hippocrate , un malade , oui l'unique ,
Se mit entre mes mains , débile , exténué ,
Je n'en ai pas vu d'autre , et .... Vous l'avez tué ,
Docteur , vous m'apprêtiez une bonne recette !
Adieu , l'oeil du public voit mieux que ma lunette.
Il choisit , et fit bien , le plus accrédité .
Eclairons toutefois notre crédulité .
L'agile renommée a partout sa rivale ,
Au ton fier , violent , menteur : c'est la cabale ,
Monstre qui ne connaît pour guide et pour soutien
Que l'intérêt , l'envie et la haine du bien .
La discorde , à ses yeux , offre seule des charmes ;
Contre tous les succès prête à prendre les armes ;
Au théâtre , à l'église , à la ville , à la cour ,
Tantôt obscurément , et tantôt au grand jour ,
Elle insulte et combat ceux que la gloire cite ,
Fait de Voltaire un sot , un héros de Thersite .
Jusque dans cet asile , et des lois et des moeurs ,
Elevant contre nous d'insolentes clameurs ,
Elle vient ébranler l'arbre de la science ,
Et sur ses fruits divins jeter la défiance .
Ason cri , par l'écho long-tems multiplié ,
Vous croiriez tout un peuple à sa cause lié ,
Et ce n'est qu'un ramas dont l'ardeur frénétique
Semble , par ses efforts , couvrir la voix publique.
Ainsi l'erreur circule et triomphe un moment :
Ainsi Gall , tout un mois , fut un homme charmant ;
Ainsi , Pradon , un jour , l'emporta sur Racine.
La Renommée enfin reprend sa voix divine ;
Elle s'arme de force , et de ce bras vengeur
Qui renverse à jamais le fantôme imposteur ,
Elle met la vertu sous un dais de lumière ,
Et le monstre expirant rugit dans la poussière.
Toi (1 ) dont la Renommée a chanté les bienfaits ,
(1) M. le préfet du Tarn était présent avec sa famille .
1
454 MERCURE DE FRANCE ,
Tu peux à mes tableaux fournir de nouveaux traits :
Le rang qu'elle t'obtint a fait voir qu'elle est juste ,
Attirée en ces lieux par ta présence auguste .
Elle y peint tes vertus , et partout , dès ce jour ,
Elle proclamera nos voeux et notre amour.
Voyez -la s'élever sur ses brillantes ailes ,
Vous tous , jeunes amis , à son culte fidèles ;
Elle va publier , de cités en cités ,
Que , dans l'éclat pompeux de nos solennités ,
Un magistrat chéri , qu'accompagnent les grâces ,
Au flambeau des talens qui brillent sur ses traces ,
Acouronné vos fronts de ces lauriers nouveaux ,
Dont nos yeux attendris ont baigné les rameaux.
Quel est votre bonheur ! une seule journée
Fixe à jamais vos rangs et votre destinée .
Oui , la peur d'obscureir l'éclat de vos essais ,
Poussera votre essor de suecès en succès :
Vous planez , devant vous tombent tous les obstacles ,
Et l'estime publique a produit ces miracles .
Par M. R. D. FERLUS .
ENIGME
Je suis une ombre , un souffle , un rien ; me définir
Ne parait donc pas chose aisée .
L'existence , lecteur , m'est même refusée.
Toujours on me poursuit sans pouvoir m'obtenir.
Quel mortel cependant sait braver mon prestige ?
Qui , mille fois joué , trompé ,
De moi ne se vit pas plus ou moins occupé ?
Je tourmente , je plais ; je console , j'afflige ;
Je rassure , j'effraie : et , vrai Caméléon ,
Des sujets où j'agis les traits , l'impression
Rendent à l'infini ma couleur variable .
Chez un peuple entier , dit la fable ,
Un monstre qui porta mon nom
Répandit la terreur , la désolation ;
Aussi fais-je trembler la crainte , la faiblesse.
Mais les coeurs , les esprits de plus heureuse espèc
Me trouvent des attraits ; dans leur illusion,
OCTOBRE 1809. 455
Ils m'appellent souvent sirène enchanteresse.
Grâce à mon charme , ils sont bercés par les Amours ,
Par la fortune , par la gloire .
Puisses-tu , cher lecteur , comme eux , me voir toujours
Couleur de rose , et jamais noire !
)
D.
1
LOGOGRIPHE .
TACHE de m'éviter , cher lecteur , constamment ;
Ma griffe est chose malfaisante ;
Mais des combinaisons que le mot te présente
Tu peux t'amuser un moment .
Sept lettres donneront de l'Asie un Empire
Fameux par sa sagesse et son antiquité ;
Ce qu'un coeur indulgent n'éprouve ni n'inspire ;
Trois animaux dont l'un , pour sa fidélité ,
Cher à l'homme ; un second , sot, pesant volatile;
Le troisième , frugal , laborieux , utile ,
Avec mépris , rigueur, est cependant traité ,
Le cri qui des chevaux excite le courage ;
Ce lien , dans un sens , le bonheur du jeune âge ,
Qui le trouve un tissu de fleurs ,
Mais voué , dans un autre , aux peines , aux douleurs ;
Un buisson épineux ; un léger badinage.
J'offre de l'instrument des plaisirs , du carnage
Une partie , ainsi que d'un autre animant
Parfois la danse ; une rivière
Synonyme au département ;
Des Normands une ville ; une où l'Anglais souvent
Jadis allait chercher un climat salutaire ;
Le premier meurtrier , ah l'horreur ! de son frère !
Ce qu'habite à l'église un saint modestement ;
Une plante ; mon nom en langage vulgaire ;
Ce qui fait du soleil l'annuelle carrière .
Mais je finis , ami lecteur ,
Je t'ennuîrais en jasant davantage ,
Et tu me chercherais au mauvais rimailleur
Qui te griffonnemon image.
Par le même.
456 MERCURE DE FRANCE ,
CHARADE.
FERMEZ-BIEN mon premier ,
De peur qu'on ne vous vole ;
Tenez-bien mon dernier ,
De peur qu'il ne s'envole ;
Serrez-bien mon entier ,
De peur qu'on ne le vole .
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Chemise.
Celui du Logogriphe est Canon , dans lequel on trouve, duon
etnon.
Celui de la Charade est Bisaïeul.
OCTOBRE 1809. 457
SCIENCES ET ARTS.
VOYAGES D'UN NATURALISTE , etc. , etc.; par M. E. DESCOURTILZ
, ex-médecin naturaliste du Gouvernement.
LES sciences ont fait tant de progrès en Europe depuis
un siècle , que de toutes les entreprises une des plus
difficiles à bien exécuter aujourd'hui , c'est un voyage
scientifique . Tant que la civilisation reste dans certaines
bornes , tant que les lumières se réduisent à celles que
l'expérience individuelle donne , le voyageur ne s'arrête
qu'aux seuls objets qui peuvent l'intéresser personnellement
; tous les autres échappent à ses regards . Le
Canadien , qui n'a besoin que des produits de sa chasse ,
ne connaît que ce qui est relatif à la recherche et à la
poursuite des animaux qui le nourrissent et l'habillent ,
comme les premiers voyageurs européens ne virent sur
les côtes de l'Afrique et du Nouveau-Monde que de l'or
ou des esclaves .
Mais à mesure que les hommes se polissent , à mesure
que nos rapports avec la nature s'étendent et que ses
phénomènes et ses productions acquièrent plus d'intérêt
pour nous , une foule de choses étrangères à l'homme
grossier , et qu'il n'apercevait point , sont distinguées par
l'homme plus instruit. Les besoins de l'esprit se développent
; on est avide de voir , de recueillir , poussé par
cette aveugle curiosité qui précède et annonce toujours
la naissance des sciences . Le voyageur alors n'a besoin
que d'être attentif et laborieux ; tout est nouveau , tout
sera utile . En effet , les voyages qui ont été entrepris ,
par les Européens depuis l'établissement de leur commerce
maritime , dans les différentes parties du monde
jusqu'au milieu du siècle dernier , portent le caractère
de cette époque : les faits y sont nombreux , mais sans
liaisons et sans développemens , et la plupart servent
beaucoup plus à faire connaître l'existence des choses
que leur nature ,
2
458 MERCURE DE FRANCE ,
Il n'en est plus de même lorsque les faits sont une fois
classés et réunis sous des lois générales : il s'agit moins
alors d'augmenter leur nombre que d'établir leurs rapports
, et les sciences physiques sont unies si étroitement
, elles se prêtent des secours si fréquens et si nombreux
, qu'il est presque impossible d'éclaircir un phénomène
sans réunir les lumières de plusieurs d'entre
elles . Par quelles études le voyageur ne doit- il donc pas
se préparer aujourd'hui à remplir la tâche qu'il s'impose
? Chaque pas qu'il fait le met en relation avec des
objets nouveaux et qui dépendent de toutes les branches
des connaissances humaines : la nature du climat , celle
du sol , les météores , la mer , les minéraux , les plantes ,
les animaux qui vivent dans les eaux ou sur la terre , les
hommes , leur industrie , leurs moeurs , il doit tout
voir , tout apprécier, s'il veut se placer à côté des hommes
célèbres qui se sont illustrés de nos jours dans la carrière
brillante et périlleuse où il entre .
A la vérité , on peut encore obtenir une place honorable
parmi les voyageurs en se bornant même à une
seule classe d'observations . Celles qui ont été faites avant
les tems modernes sont nécessairement incomplètes ; la
plupart laissent des doutes nombreux dans l'esprit de
ceux qui les étudient , et font désirer que des hommes
instruits soient à portée de s'en occuper de nouveau .
On peut donc rendre de très -grands services à l'une ou à
l'autre des branches de l'histoire naturelle , par exemple ,
lorsque l'on est instruit de ce que ces sciences.possèdent
de certain , de ce qu'elles ont de douteux , et qu'on
s'est mis dans le cas de rectifier les erreurs qui ont été
commises et de faire connaître les choses qui ne le sont
point encore .
A juger de l'ouvrage que nous annonçons , par son
titre principal , on le rapporterait à cette dernière classe
de voyage ; mais nous verrons que l'auteur ne borne
point ses recherches aux productions de la nature ; ses
observations embrassent tous les sujets physiques , moraux
et politiques qui peuvent s'offrir à un voyageur
* dans plusieurs ports de mer français , en Espagne , au
OCTOBRE 1809 . 459
>> continent de l'Amérique septentrionale , à Saint-Yago
>> de Cuba et à Saint-Domingue . >>>
Cet ouvrage doit être composé de six volumes ; mais
nous n'en connaissons encore que trois . Le premier
contient le récit des sentimens et des observations de
M. Descourtilz , depuis son départ de Paris jusqu'à son
arrivée à Saint-Domingue , et voici comment il entre en
matière. « Après un orage violent , lorsque les gouttes
>> d'eau commençaient à filtrer moins précipitamment du
>>>chaume de notre retraite ; alors que les moutons , sor-
>>> tant de leur abri , commençaient à bondir en cherchant
->> leur pâture , le ciel épuré reprenant son azur éblouis-
>>>sant , et le tonnerre sourd ne s'annonçant plus qu'au
>> lointain , M. Desdunes Lachicotte , oncle de mon
>> épouse , et notre bon hospitalier à Saint- Domingue ,
*>> me voyant soupirer en suivant des yeux un couple de
>> pigeon en amour , chercha à me distraire d'une pen-
>> sée accablante qui agitait alors mon coeur . Ainsi , pour
>> calmer mon impatience et soulager mes maux par un
>>récit , il me pria , au nom de l'amitié que je lui por-
>>>> tais , de lui raconter tous les événemens remarquables
>>> d'un voyage que j'avais entrepris pour débattre auprès
>> du Gouvernement les intérêts de sa famille , devenue
>> la mienne . Après lui avoir dépeint l'état cruel d'un
>> époux et d'un père au moment d'une séparation peut-
>> être éternelle , je commençai ainsi , à l'aide de mon
>> journal .....
))
Je ne suivrai point notre voyageur dans sa route de
Paris au Havre , quoiqu'il fasse des descriptions fort
pittoresques et très-sentimentales de tous les objets qui
frappaient sa vue. Je ne parlerai point de son arrivée et
de son séjour dans cette ville , ni des regrets qu'il eut
d'être condamné , à cause des Anglais , à ne manger que
des limandes ou des homards ; je le laisserai même parcourir
seul , ou avec madame sa belle-mère , ou avec
M. Poulet , les environs de ce port de mer , s'extasier
sur les beautés que la nature y a répandues , s'intéresser
aux petits hôtes des bois tremblans aux chants du coucou ,
reconnaître des scarabées dans le bupreste , le dermeste ,
460 MERCURE DE FRANCE ,
le scorpion , les scolopendres et les capricornes , qui ne
sont point des scarabées , et enfin assister « à une pêche
>> du rivage bien intéressante pour l'observateur déïste . »
Je craindrais que toutes ces choses , fort curieuses sans
doute pour M. Lachicotte à Saint-Domingue , le fussent
très-peu pour nos lecteurs en France .
On pourrait cependant trouver singulier que parmi
tant d'observations intéressantes pour les hommes religieux
, et faites par un naturaliste , il n'y en ait pas une
seule utile à l'histoire naturelle . Quoi qu'il en soit , ce
premier voyage n'aboutit qu'à ramener M. Descourtilz
dans le sein de sa famille ; il ne put trouver un vaisseau
pour passer en Amérique. Mais en cessant de voyager ,
il n'en continue pas moins sa narration ; ce n'est plus , à la
vérité , de ses sentimens et de ses aventures qu'il entretient
M. Lachicotte ; il lui fait l'histoire de la vie privée
d'une petite fouine fort gentille et fort douce , nommée
Folette , et il passe de-là à une longue dissertation ,
précédée d'un avant-propos et suivie de notes sur la culture
du safran dans le Gatinois . Nous aimons assez les
histoires , elles forment des épisodes quelquefois agréables
dans un voyage ; elles en coupent le récit , souvent
monotone , et abrègent l'ennui de la route pour celui
qui le lit , comme elles l'ont abrégé pour celui qui l'a
faite ; mais il est nécessaire que le goût en règle le style
et l'étendue , et qu'on ne vienne pas à propos d'une brute
nous parler de ses principes qui coïncident avec sa douceur
; du frère ou de la soeur qu'elle aura pu trouver pour
guider sa marche incertaine , quand elle s'est échappée
après avoir volé un perdreau ; il ne faut point nous
entretenir des grâces de sa mastication , appeler un chat
tyran domestique , parce qu'il mange les souris de la
maison ; etun poulpe tyran de la rocaille , parce qu'il se
nourrit de crevettes ou d'autres animaux qui vivent sur
la grève . Mais il faut sur-tout éviter de faire trouver le
tems long pendant vingt pages , lorsqu'on peut intéresser
en deux. Nous aimons aussi les dissertations ; cependant ,
dussions -nous déplaire , il faut l'avouer , ce n'est pas dans
les voyages : elles les dénaturent et troublent l'harmonie
OCTOBRE 1809. 461
des proportions qui doit toujours exister entre les différentes
parties d'un bon ouvrage , de quelque genre qu'il
soit.
Enfin M. Descourtilz se remet en voyage et en reprend
le récit ; mais il lui donne maintenant aussi peu
de développement qu'il s'est plu d'abord à l'étendre ;
s'il s'arrête un instant , ce n'est que pour jeter un coupd'oeil
très-rapide sur ce qui l'environne . Il part de Paris ,
le 26 octobre , avec un fort brouillard , passe à Orléans
sans voir cette ville; à Amboise où il déjeûne , à Sainte-
Maure où il couche ; à Chatelleraud , renommé par sa
coutellerie , et où il est obligé , bon gré ou malgré lui ,
de faire au moins repasser son couteau ; à Poitiers , qui
a cela de très-singulier , qu'on n'y achète la moutarde
que le soir ; à Angoulême , où il soupe , sans pouvoir y
entrer ; à Bois-Vert , petit endroit , près duquel se trouve
un mauvais pas , dû à la négligence de cette partie de la
grande route , et après bien des peines il arrive à Bordeaux
le 1er novembre . « Cette ville , dit M. Descourtilz ,
>> située sur les bords de la Garonne , est très-commer-
>> çante , et n'a rien des villes de province. Le prix des
>> comestibles y est exorbitant , car les Bordelais qui sont
>> très-recherchés dans le choix de leurs alimens , y font
>> faire bonne chère à leurs hôtes . » Il monte , le 7 , sur
un vaisseau américain , nommé l'Adrastus , qui , le 16 ,
gagne enfin la pleine mer. L'histoire que M. Descourtilz
nous donne de la partie maritime de son voyage n'est ,
comme celle de la partie terrestre , qu'un simple journal ;
cependant il s'écarte quelquefois de son plan , pour nous
faire part des anecdotes qu'il apprend des autres voyageurs
, ou pour nous peindre quelques-unes de ces scènes
imposantes qu'offre souvent le spectacle de la mer . Ainsi ,
il nous raconte , d'après un témoin oculaire , que , « pen-
>> dant une tempête un matelot était près des haubans
>>occupé à larguer des cordages , lorsqu'une grosse
>> lame qui vint couvrir le bâtiment , l'emporta avec elle
>> dans la mer ; mais à peine tombé , il est relevé par une
>>autre vague qui croisa la première , et qui replaça le
> matelot à son poste. Il nous donne aussi quelques
462 MERCURE DE FRANCE ;
traits d'une tempête qu'ils essuyèrent le 21 novembre.....
« Le morne silence qui régnait sur le gaillard , n'était
>> interrompu que par la chute tonitrueuse des vagues
>> qui venaient s'y écraser avec fracas ..... Leur gros
>> vaisseau soulevé comme une paille légère , se boule-
>> versait dans tous les sens avec un fracas horrible ,
>> causé par le mugissement des flots , et la rencontre des
>> bouteilles et des assiettes broyées par les malles sorties
» de leurs traquets ..... Les cages à poules , ne pouvant
>> résister aux lames ..... allaient , pêle-mêle , les vo-
>> lailles culbutées et estropiées se promener sur le
>> pont.>> Tandis qu'on n'y voyait que des navigateurs
exercés , et que les matelots et les passagers , excepté
M. Descourtilz , en avaient fui pour se calfeutrer à fond
de cale.
Tant que les provisions fraîches durèrent , l'harmonie
régna sur le vaisseau : il paraît que chacun alors ne
cherchait qu'à se réjouir ; mais bientôt la faim fit naître
la mauvaise humeur et amena la mésintelligence , et ce
changement , qui devint une source de chagrins pour
M. Descourtilz , fut aussi la cause de tout les observations
d'histoire naturelle, qu'il fit dans le cours de sa
traversée ; lorsqu'on fut réduit aux pois secs et au biscuit
, on chercha à se procurer du poisson ; les lignes
furent jetées à la mer , et entre plusieurs animaux marins ,
peu curieux à la vérité , notre voyageur en obtint un
dont il donne la figure et qu'il décrit , et qui pourrait
bien être nouveau. Il ne s'est vraisemblablement point
aperçu de cette dernière particularité , puisqu'il n'en
parle pas; mais les naturalistes ne lui doivent pas moins
de la reconnaissance , pour avoir ajouté sa nouvelle
Méduse à celles qu'on connaissait déjà ......
Notre auteur arrive à Charles-Town . Les bornes d'un
extrait ne nous permettant pas de faire connaître toutes
ses observations ; nous ne nous arrêterons qu'aux plus
remarquables . Il est en général assez fâcheux de ne pas
connaître la langue d'un pays où l'on se trouve; aussi le
premier sentiment de M. Descourtilz est un regret :
« Bien néophyte encore dans la traduction de l'anglais ,
OCTOBRE 1809 . 463
>> dit- il , je souffrais d'entendre parler à mes oreilles , sans
> pouvoir comprendre même les cris des marchands ,
>> dont les intonations sont variées à l'infini . » Cependant
notre voyageur est très-étonné de ne pas retrouver en
Amérique ce qu'il avait coutume de voir en Europe .
« Quel fut mon étonnement , s'écrie-t-il , dans un pays
>> inconnu , d'y trouver de nouvelles moeurs , de nouvelles
>> coutumes et tous visages nouveaux ! » A la vérité , il
paraît qu'il y a des choses très-singulières dans cette
contrée , et qui ne surprendront pas moins nos lecteurs
que M. Descourtilz lui-même. Ainsi « les principes mo-.
>> raux des Quakers sont si rigides qu'ils ont , pour les
>> femmes qui ne leur appartiennent pas , la plus exacte
>> continence . C'est pourquoi , lorsqu'ils donnent l'hos-
>> pitalité à quelque étranger , l'homme , la femme ,
>> les filles et l'étranger couchent dans le même lit. >>
Mais si les moeurs des Quakers sont remarquables par
leur singularité , elles ne le sont pas moins par le contraste
qu'elles forment avec les moeurs des Anglo-Américains
qui<< sont maintenant, dans les ports de mer, aussi
» dépravées qu'en France , depuis que le commerce leur
>>a établi des relations avec l'Europe ; car , si dans la
>> société des villes une femme rougit lorsqu'elle entend
>>prononcer le nom de pied , de jambe etmême de cuisse
>> de poulet , souvent à présent les jeunes demoiselles ,
>>subornées par les marins français , s'abandonnent au
› premier amant qui sait leur plaire . >>>
Il faut avouer que M. Descourtilz fait jouer un sot
rôle à ses concitoyens , et qu'il aurait été beaucoup plus
noble de ne pas les en croire capables que de les en accuser.
Nous aurions même quelque peine à lui pardonner
son peu de patriotisme , si nous n'avions quelques raisons
de penser qu'il est plus apparent que réel , et qu'il tient
moins à ces sentimens qu'à ce qu'il est dans la langue
française , comme dans l'anglais , encore un peu néophyte.
Quant à Charles-Town , c'est une ville qui n'est pas
moins extraordinaire que ses habitans . « Les rues en sont
>> correctes , mais souvent remplies d'immondices . On y
> marche avec difficulté sur un sable épais ... Cependant
1
464 MERCURE DE FRANCE ,
>> ellessontgarnies de trottoirs et d'arbres ... Les maisons...
>> sont construites en planches . Celles des habitans riches
>> ont des façades du goût le plus moderne, à colonnes et
>> galerie tournante , et d'un style régulier.... La tempé-
>> rature de cette ville est modérée toute l'année ....
>> Les chaleurs de l'été y sont insupportables , et infini-
>> ment plus accablantes qu'à Saint-Domingue , où une
>> brise réglée vient trois fois le jour rafraîchir l'atmos-
>>phère , et dissiper les miasmes combinés par une éva-
>>poration torride et des exhalaisons souvent morbi-
>> fiques . >>>
Je n'ai encore rendu compte que de la moitié du
premier volume de cet ouvrage , et je dois déjà m'arrêter.
Je pense cependant en avoir dit assez pour mettre
chacun à portée de le juger suivant son goût , et pour
faire connaître l'esprit dans lequel il a été rédigé. Les
deux volumes , dont nous aurions encore à parler ,
contiennent la fin du voyage de M. Descourtilz , une
histoire de Saint-Domingue , par M. Lachicotte , depuis
sa découverte jusqu'à nos jours , un tableau des productions
de cette colonie , et enfin des anecdotes relatives
aux moeurs et aux usages de ses habitans .
FRÉDÉRIC CUVIER .
LITTÉRATURE
OCTOBRE 1809. 465
DE
LA
SEINE
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS
D
ANNALES PHILOSOPHIQUES , POLITIQUES ET LITTÉRAIRES ; par
un habitant de la Louisiane , à Philadelphi
cen
Après avoir lu souvent , sans y rien comprendre , co
qu'on a écrit sur la question de savoir ce qu'il faut entendre
par une langue bien faite , j'en suis revenu à
croire que ce pourraitbien être celle qu'auraient illustrée
un grand nombre d'excellens écrivains dans tous les
genres , et dont l'usage serait généralement répandu .
Sur ce principe j'ai conclu hardiment qu'entre toutes
celles que parlent aujourd'hui les peuples de l'Europe
, la langue française était incontestablement la
mieux faite. Je pourrais être tenté , tout comme un
autre , de justifier mon opinion par des raisonnemens à
perte de vue et de raison sur la génération des idées et
les lois de la syntaxe ; mais heureusement pour mes
lecteurs cette discussion m'écarterait trop de l'objet de
cet article , et pour cette fois ils n'auront eu que la peur
de l'ennui dont ils étaient menacé (1). Je me contente de
faire observer que le domaine de la langue française
s'agrandit tous les jours , et qu'elle est devenue un moyen
de communication entre la plupart des nations civilisées ,
non- seulement de l'Europe , mais de l'Asie et de l'Amérique
: ce n'est pas sans une sorte d'orgueil qu'un Français
voyageur entend parler sa langue dans les basars
(1 ) On n'entend point par cette observation parler avec mépris des
travaux de Bacon , de Locke , de Dumarsais , de Condillac , etc. , ni
des efforts de ceux qui cherchent , après ces philosophes , à approfondir
la métaphysique du langage. Tout objet de recherche mérite un degré
d'estime , et nous ne prétendons pas interdire à des esprits méditatifs ,
des études que les grands écrivains savent faire tourner ensuite au
progrès des langues et à la perfection de la littérature . C'est ainsi que
Boileau et Racine profitèrent des travaux métaphysiques des solitaires
de Port-Royal .
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
de l'Indostan , et qu'il trouve des écoles françaises éta-
◆ blies sur les bords de l'Orénoque et de la Delaware . S'il
est malheureusement trop facile de prouver que ce n'est
point au nombre et à l'importance de nos colonies , encore
moins à l'étendue de nos relations commerciales ,
qu'il faut attribuer cette diffusion de la langue française ,
on sera forcé de chercher en elle-même l'origine de ses
succès , et de lui laisser tout l'honneur de ses paisibles
conquêtes .
Depuis quelques années on a publié dans les Etats-
Unis plusieurs ouvrages périodiques en français ; de ce
nombre sont les Annales philosophiques et littéraires ,
imprimées à Philadelphie. A en juger par le premier
numéro , que j'ai sous les yeux , les arts et les sciences
ne font pas , dans le Nouveau-Monde , des progrès moins
rapides que la population , l'agriculture et le commerce ;
le lecteur pourra se faire une idée du mérite de cet
ouvrage et de l'esprit dans lequel il est écrit , par cet
extrait rapide des articles les plus importans .
L'auteur américain ne débute pas dans son Prospectus
de manière à se concilier la bienveillance de certains
journalistes .
« Il est peut-être imprudent ( dit-il avec moins de précaution
que de franchise) depublier des vérités utiles sous
le titre d'Annales philosophiques , à une époque où quelques
écrivains se déchaînent avec tant de fureur contre les
philosophes ; mais pour peu qu'on examine la conduite
de ces messieurs , et qu'on connaisse leur personne ,
on ne tarde pas à s'apercevoir que ces fauteurs de
l'ignorance et du despotisme , bien payés pour faire des
dupes , gagnent d'autant plus légitimement leur salaire
qu'ils trahissent plus effrontément leur conscience . >>>
Après s'être fait une querelle avec la secte anti-philosophique
, 'notre habitant de la Louisiane s'en fait une
autre avec les savans .
« Quant à la partie des sciences naturelles , malgré
toutes les observations et les découvertes nouvelles ,
l'esprithumain n'a pasfait un seul pas vers le secret de
la nature : ( faire un pas vers un secret , est visiblement
une phrase de l'autre monde) les opinions sont parOCTOBRE
1809 ..... 467
tagées et combattues dans toutes les sciences ,, et les
phénomènes qui par hasard se découvrent , viennent
à la traverse des hypothèses les plus accréditées . En vain
change-t- on les dénominations anciennes ; en vain imagine-
t- on de nouvelles propriétés occultes ; les théories
n'en deviennent que plus embrouillées ; ni le style recherché
, ni le ton tranchant , ni les formules algébriques
ne peuvent les éclaircir et les rendre vraisemblables ;
les méthodes de l'analyse et de la synthèse sont également
infructueuses , etc. >>>
Nous laissons aux savans le soin de réfuter une
assertion qu'ils trouveront pour le moins téméraire ;
mais puisque je suis en train de dénoncer à l'Europe
les opinions irrévérentes de quelques lettrés américains ,
je lui signalerai , par forme de digression , un certain
Arthur Walker , de New Yorck , qui s'est avisé de
publier , l'année dernière , une diatribe contre les médecins
, dans laquelle il prétend prouver que la médecine
est une science tout aussi utile , tout aussi
raisonnable que la chiromancie , l'alchymie et l'astrologie
judiciaire . Comme avec beaucoup d'esprit et d'instruction
on peut soutenir même avec avantage les paradoxes
les plus évidens , M. Walker est parvenu à rassembler
, à l'appui de son opinion , une telle masse de
faits , qu'il n'est point d'homme en santé qui ne soit
tenté de les prendre pour des preuves . Ce qu'il y a
de fàcheux pour ceux qui professent ainsi que moi le
plus profond respect pour Hippocrate et sa brigade , c'est
que cet apostat du dieu d'Epidaure ( M. Walker
avait étudié pour être médecin ) , traite la question le
plus sérieusement du monde , et se sert contre la science
qu'il abjure des armes qu'elle lui a fournies . Croira-t- on
qu'après avoir porté l'audace jusqu'à poser en principe
qu'en tout pays la mortalité est en raison inverse du
nombre des médecins , il ne craint pas d'en administrer ,
ce qu'il appelle la preuve , dans un tableau statistique
de deux cents villes environ , où il fait le relevé du
nombre des médecins comparé au mouvement de la population
dans ces mêmes villes pendant l'espace de dix
années. Je me contente d'appeler l'attention des docteurs
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
۱
sur cette scandaleuse brochure , et je reviens , sans autre
écart , aux Annales publiées à Philadelphie .
Le premier article co tient des vues générales sur le
continent de l'Amérique , son antiquité et ses principales
révolutions . L'auteur y réfute assez victorieusement , à
ce qu'il me semble du moins , l'opinion trop légérement
établie , que le continent d'Amérique est récemment
sorti du sein des eaux; il tire son principal argument
de la hauteur des montagnes , beaucoup plus élevées
que celles des trois autres parties du monde , et par cela
même plus anciennement délivrées des eaux qui les
ont couvertes .
« On trouve sur les Cordilières (à ce qu'il prétend )
des marbres , des collines de craie , des lits de coquilles ,
des cornes d'ammon , quoique Buffon (2) , Bouguer et
la Condamine aient dit le contraire. Les profondes vallées
du Pérou contiennent des débris de montagnes volcaniques
qui s'y sont écroulées , et qui supposent une
antiquité incalculable . Les deux Amériques conservent
les traces d'anciens volcans disparus depuis des milliers
de siècles , et ces débris sont à toutes sortes de distances
de la mer ; on voit fréquemment flotter sur le Missouri
des pierres ponces que ce fleuve détache du pied des
montagnes et des collines de ces contrées . On trouve
encore des colonnes de basalte renversées et enfouies
sous plusieurs couches de terre amoncelées par les
rivières ; on en a même découvert dans la province des
Illinois à plus de 300 lieues de la mer. Que de siècles
attestés par ces ravages ! >>>
Après avoir réfuté la double hypothèse de la nouveauté
du continent d'Amérique , ou de sa séparation de l'ancien
par la submersion de cette terre atlantique , objet
de tant de recherches et de conjectures , l'auteur s'atta-
(2) L'auteur se trompe ; Buffon , loin de partager à cet égard l'opinion
de la Condamine , s'exprime ainsi : « J'avoue que , malgré le
témoignage de ce célèbre observateur , je doute encore , et que je suis
très-porté à croire qu'il y a dans les Cordilières , comme partout
ailleurs , des coquilles et d'autres pétrifications marines , mais qu'elles
auront échappé à ses recherches . (BUFE. Théor. de la terre . )
OCTOBRE 1809. 469
che àprouver que c'est avec tout aussi peu de fondemens
qu'on a élevé la question oiseuse de savoir à quelle race
d'hommes de l'ancien continent le nouveau était redevable
de ses habitans . Il suppose , avec Voltaire , que
la même main qui a semé les campagnes d'Amérique de
plantes et d'arbres étrangers aux autres climats , qui a
peuplé ses forêts d'oiseaux , de reptiles et de quadrupèdes
qui ne se trouvent point ailleurs , a bien pu y
faire naître une espèce d'hommes que sa constitution
physique et morale distingue essentiellement des Indiens
de l'Asie , des Tartares , des Européens et des
Nègres .
Continuant à relever des erreurs accréditées par de
grands écrivains d'Europe , l'habitant de la Louisiane
affirme que non seulement il n'est point vrai que les
cinq grands lacs du haut Canada renferment des eaux
pestilentielles , mais qu'elles sont au contraire potables
et très-saines ; que ces lacs nourrissent une grande quantité
de poissons , qu'ils se communiquent entr'eux par des
détroits navigables (à l'exception de celui de Niagara ,
dont les cascades nécessitent un trajet de terre d'environ
trois lieues ) , et qu'en conséquence ce serait un trèsmauvais
service à rendre à ces contrées que d'entreprendre
, comme le proposent quelques voyageurs de
cabinet , de dessécher ces mers douces et paisibles dout
les peuples riverains retirent de si grands avantages .
Dans l'article suivant , qui contient quelques observations
de peu d'intérêt sur la rivière des Illinois , l'auteur ,
à propos de la cascade dite le saut de Niagara , émet
une opinion dont les naturalistes seront plus satisfaits
que les théologiens .
« On se persuade difficilement qu'il a été un tems où
le saut de Niagara n'existait pas , et qu'avant sa formation
les eaux des grands lacs se rendaient dans le Mississipi
par une ou plusieurs issues . C'est un fait , cependant ,
dont tout observateur attentif ne pourra manquer de
se convaincre .
>> Le saut de Niagara se trouve directement dans le
prolongement de la principale chaîne des Apalaches ou
Alléganies ; la coupure qui s'y est formée est même
470 MERCURE DE FRANCE ,
1
encore très-étroite ; le flanc des montagnes voisines est
úne roche très-dure et homogène : celle que la cascade a
minée et coupée perpendiculairement est d'une nature
exactement identique . Ainsi ces montagnes n'en faisaient
qu'une dans le principe ; et comme elles sont terminées
par des plateaux d'une hauteur égale . on doit en conclure
qu'ils sont les débris d'une plaine élevée qui les réunissait
. Les tremblemens de terre et les écartemens de la
roche primitive ont pu commencer l'ouverture que le
tems et le passage des eaux ont agrandi de siècle en
siècle .
>>Quelques voyageurs anglais ont eu la curiosité et la
patience d'observer la quantité de dégradations que cette
chute occasionne dans une année , et ils ont estimé par le
calcul, qu'ila fallu vingt mille ans pour couper ce rocher
et le mettre dans l'état où il se trouve. On pourrait se
contenter de ce laps de tems , si la substance de cette
roche était calcaire ; mais sa dureté , son indissolubilité
ont nécessairement exigé un tems plus considérable. La
comparaison des dégradations actuelles avec celles qui
ont eu lieu dans des tems plus reculés est nécessairement
inexacte . Si l'on joint à la hauteur de la grande cascade
celle des petites qui la précèdent , on aura une coupe de
deux cents pieds de hauteur . Si à cette chute on jointun
large canal de deux cents pieds de profondeur sur
quatre ou cinq lieues de largeur , que les eaux ont creusé
dans la montagne pour se rendre dans le lac Ontario , on
se convaincra que cinquante mille ans sont encore un
terme trop court pour cette immense opération de la
nature .>>>>
• Jusqu'ici on a cru assez généralement que l'Amérique
n'avait point été connue des anciens , et que les îles Fortunées
, autrefois si célèbres , étaient celles que nous
nommons aujourd'hui Canaries . Un essai sur les îles
Fortunées , contenu dans ce même numéro des Annales
de Philadelphie , a pour but de prouver que les îles
appelées par nous Canaries , sont les anciennes Hespérides
, et que les îles Fortunées ne peuvent être que les
grandes îles sous le vent de l'Archipel mexicain , c'est-àdire
, Porto-Rico , Cubaet Saint-Domingue. L'erreur
1
OCTOBRE 1809 . 47
vient , s'il faut en croire l'auteur américain , de ce qu'il
a plu à un gentilhomme normand (Jean de Bettancourt ) ,
qui découvrit , au commencement du quatorzième siècle ,
un petit groupe d'iles à quelques centaines de lieues deş
côtes de l'Europe , d'appeler l'une d'elles du même nom
de Canarie , que Pline et Ptolémée donnent à l'une des
îles Fortunées .
En rapprochant ce que les anciens ont dit de ces îles
célèbres , l'auteur démontre ( comme l'ont fait avant lui
Samson , Vossius et plusieurs autres modernes) , que ces
descriptions ne peuvent , du moins à beaucoup d'égards ,
convenir aux Canaries ; mais il me semble qu'elles conviennent
beaucoup moins encore aux îles de Saint-Domingue
et de Cuba . Selon Pline , les îles Fortunées étaient
éloignées des côtes occidentales d'Afrique de dix mille
stades ( environ 500 de nos lieues) , ce qui ne fait guère
que la moitié de la distance qui sépare le cap Bajador
(limite de la navigation des anciens) de l'île de Saint
Domingue ; elles étaient riches et fertiles ; la population
était considérable ; les pluies douces , rafraîchissantes et
modérées ; les vents frais , l'air pur et si tempéré que le
changement des saisons était à peine sensible , etc.
Ceux qui ont habité quelque tems sous le ciel brûlant
de Saint-Domingue ne reconnaîtront probablement pas
cette île à une pareille description. On pourraitmultiplier
à l'infini les objections contre cette conjecture , mais la
plus forte , et celle qui dispense de toutes les autres , naît
de l'impossibilité où l'on est de supposer que les anciens ,
à qui l'usage de la boussole était inconnu , aient pu ,
dans aucun tems , entreprendre une navigation dans la
haute mer , loin de toutes côtes auxquelles ils pussent se
rallier , et privés du seul moyen de direction qui permette
aux navigateurs de les perdre de vue .
Dans ces Annales , tout ce qui tient à l'histoire , aux
voyages , à la topographie de l'Amérique , est , comme on
devait s'y attendre , fort supérieur à la partie philosophique
et littéraire . Aussi passerai-je sous silence des
Remarques sur les principes de la philosophie naturelle
de M. de la Metterie . L'auteur y combat avec des armes
trop inégales contre celui dont il s'efforce de renverser
472 MERCURE DE FRANCE ;
,
le système . Pour prouver que M. de la Metterie a tort
de prononcer , avec la plupart des astronomes , que les
comètes sont de véritables planètes et non des météores
ce n'est pas assez d'affirmer le contraire , par la seule
raison que les prédictions faites sur leur retour ne se sont
pas vérifiées . En attaquant des hypothèses ingénieuses ,
appuyées par des calculs et des raisonnemens , il ne faut
pas y substituer des assertions sans preuves . On peut
aisément concevoir que M. de la Metterie ait entrepris
de prouver par analogie , que les planètes et les étoiles
sont habitées ; mais on ne devine pas sur quels fondemens
l'auteur des Remarques peut affirmer que la stature
des habitans de Sirius et de Saturne est à peu de chose
près la même que la nôtre , et qu'ils ont toutjuste le même
nombre de sens ; s'il faut absolument avoir un avis sur
cette question si voisine du ridicule , on se rangera plus
volontiers , je pense , à celui du philosophe Micromégas ,
qui se donne du moins pour avoir été sur les lieux .
Dans tous les journaux du monde , ce qu'il y a de plus
rare aujourd'hui , c'est d'y trouver ces morceaux d'une
critique enjouée et polie , qui font sourire ceux mêmes
qui en sont l'objet; ces peintures de moeurs et de ridicules
dont Smollett et Adisson ont possédé le secret ; ces
discussions polémiques où l'esprit et le bon goût combattent
souvent avec avantage contre le bon droit ;
enfin , ces contes , ces nouvelles qui intéressent toutes
les classes de lecteurs , et dont les auteurs dramatiques
font si souvent leur profit. Il eût été piquant de trouver
dans un Journal de Philadelphie quelque modèle de ce
genre à proposer aux nôtres ; mais je dois convenir que
l'Anecdote des trois docteurs et le conte épigrammatique
des Musées ne sont pas de nature à seconder mes bonnes
intentions . Jouy.
OCTOBRE 1809. 473
OSSIAN , Barde du troisième siècle , ou Poésies galliques ,
en vers français ; par M. BAOUR- LORMIAN . - Un vol .
in- 12 .-Paris , chez Giguet et Michaud , imprimeurslibraires
, rue des Bons-Enfans , nº 34 .
IL n'y a point d'allégorie plus ingénieuse et plus transparente
que celle d'Homère , représenté sous la figure
d'un grand fleuve , où les nymphes des fontaines et les
naïades des fleuves subalternes viennent tour à tour puiser
une eau limpide et féconde . La reconnaissance et
l'admiration des siècles ne pouvaient choisir une image
plus noble et plus juste pour peindre l'éternelle influence
d'Homère sur tous les poëtes qui sont venus après lui .
Quelques esprits systématiques ont essayé , dans ces
derniers tems , d'obtenir les mêmes honneurs pour Ossian
: ils ont cru retrouver ou feint de reconnaître , dans
ce Barde à peu près inconnu , la source antique où tous
les chantres du nord se sont enivrés de mélancolie et
d'amour . Je suis peu surpris qu'une découverte si singulière
ait séduit l'imagination mobile des femmes , des
jeunes gens , de tous ceux qui , courant après les idées
nouvelles , ne sont arrêtés ni par les monumens de l'histoire
, ni par les conseils de la raison. Le génie mêmede
la poésie doit sourire à cette fiction nouvelle qui partage
son empire entre deux vieillards aveugles , dont l'un se
montre au milieu des nuages , sur la cime d'une montagne
d'Ecosse , la tête chauve , la barbe humide , une
harpe à la main , et tenant à ses pieds tous les Bardes de
la Bretagne et de la Germanie ; tandis que l'autre , assis
au sommet du Parnasse , environné des Muses qui couronnent
sa lyre de lauriers , élève son front sous le beau
ciel de la Grèce , et gouverne , avec un sceptre d'or , la
patrie de Virgile , du Tasse et de Racine . Malheureusement
la critique sévère , qui trouve cette fiction plus
brillante et plus ingénieuse que toutes celles du fils de
Fingal , ne peut y découvrir aucun fonds de vérité.
En effet , à l'exception des traducteurs et des commentateurs
, il paraît que personne en Europe ne doute
plus aujourd'hui que les poésies publiées sous le nom
474 MERCURE DE FRANCE ,
d'Ossian ne soient l'ouvrage de M. Macpherson : il est
prouvé , par une foule de circonstances réunies , que cet.
écrivain , membre du parlement britannique , possesseur
d'une terre considérable en Ecosse , y recueillit d'anciennes
romances , qu'une tradition superstitieuse attribuait
aux Bardes calédoniens . Quelques traits de l'histoire
ancienne de sa patrie étaient mêlés à ces chants
fabuleux qui flattaient l'orgueil , les souvenirs et les préjugés
des montagnards ses voisins . Macpherson eut l'art
d'interpréter et de lier ensemble ces traditions confuses ;
il en composa des pièces entières et des fragmens mutilés
qui ajoutaient à la vraisemblance , et publia le tout
comme des poésies galliques découvertes dans un vieux
manuscrit.
On peut supposer qu'en mettant son ouvrage sous la
protection d'un nom sans ennemis , M. Macpherson n'avait
eu d'abord d'autre projet que d'échapper à la critique
des siens . Mais le succès prodigieux de cette fraude innocente
déconcerta les espérances mêmes de son auteur
: il avait tellement multiplié les protestations ; sa
franchise et sa probité littéraires étaient, si fort compromises
, que son honneur devint , pour ainsi dire , complice
de sa faiblesse , et qu'il se crut obligé de soutenir un
mensonge pour n'être pas convaincu de mauvaise foi . Il
avait aussi compté sur l'esprit systématique de son siècle
et la vanité nationale de ses compatriotes : l'orgueil écossais
ne l'aveuglait pas au point de lui faire promettre aux
poëmes de Fingal et de Témora le sort de l'Iliade et de
l'Odyssée ; mais il se flattait que sous le nom d'Ossian
les Anglais s'empresseraient de l'adopter comme un génie
original , au lieu qu'en reprenant celui de Macpherson
, il se livrait lui-même au dépit et à l'humeur de tous
ceux qu'il avait trompés .
Bientôt la querelle du docteur Johnson et du traducteur
supposé du Barde calédonien retentit dans toute
l'Europe littéraire : M. Macpherson , poussé à bout , ne
put jamais montrer le manuscrit de Fingal , dont il avait
fait une histoire ridicule , assurant qu'il l'avait trouvé
dans un vieux coffre chez un paysan , et que ce manuscrit
était en papier et en caractères runiques. Or, John
OCTOBRE 1809 . 475
son démontra que ni le papier ni l'alphabet runiques
n'étaient en usage en Ecosse à l'époque fixée par M. Macpherson
. On publia depuis , que le véritable texte d'Ossian
avait été retrouvé ; une partie fut imprimée avec
quelques poëmes de Smith : mais il fut aisé de reconnaître
que les prétendus poëmes d'Ossian avaient été
traduits de l'anglais dans la langue calédoniène , sur le
texte mème de Macpherson . Plusieurs montagnards écossais
étaient devenus complices de la fraude , et c'est ce
qui trompa le docteur Blair pendant quelque tems ..
Indépendamment de ces circonstances , aujourd'hui
généralement connues , dès que les poésies galliques ont
été lues avec une attention réfléchie , le secret de M. Macpherson
a été découvert. Il est même vraisemblable que
si les discussions sur la fraude matérielle avaient moins
occupé les esprits , on ne se fût jamais trompé sur le véritable
auteur des poëmes d'Ossian . L'homme du dix- -
huitième siècle , comme l'observe très- bien M. de Chateaubriant
, y perce de toutes parts. Il en cite pour
preuve l'apostrophe du Barde au soleil , l'un des morceaux
que M. Baour-Lormian a le plus heureusement
traduit :
Roi du monde et du jour , Guerrier aux cheveux d'or ,
Quelle main te couvrant d'une armure enflammée ,
Abandonna l'espace à ton rapide essor ,
Et traça dans l'azur ta route accoutumée ?
Nul astre à tes côtés ne lève un front rival :
Les filles de la nuit à ton éclat pâlissent ;
La lune devant toi fuit d'un pas inégal ,
Et ses rayons douteux dans les flots s'engloutissent.
Sous les coups réunis de l'âge et des autans
Tombe du haut sapin la tête échevelée ;
Le mont même , le mont , assailli par le tems ,
Du poids de ses débris écrase la vallée .
Mais les siècles jaloux épargnent ta beauté ;
Un printems éternel embellit ta jeunesse ;
Tu t'empares des cieux en monarque indomptê ,
Et les voeux de l'amour t'accompagnent sans cesse .
Quand la tempête éclate et rugit dans les airs ,
Quand les vents font rouler , au milieu des éclairs ,
476 MERCURE DE FRANCE ;
Le char retentissant qui porte le tonnerre ,
Tu parais , tu souris et consoles la terre .
Hélas ! depuis long-tems tes rayons glorieux
Ne viennent plus frapper ma débile paupière .
Je ne te verrai plus , soit que dans ta carrière
Tu verses sur la plaine un océan de feux ;
Soit que vers l'occident le cortége des ombres
Accompagne tes pas , ou que les vagues sombres
T'enferment dans le sein d'une humide prison .
Mais peut-être , ô Soleil ! tu n'as qu'une saison ;
•Peut- être succombant sous le fardeau des âges ,
Un jour tu subiras notre commun destin ;
Tu seras insensible à la voix du matin
Et tu t'endormiras au milieu des nuages .

Atravers la parure moderne de ce morceau , l'original
offre à la réflexion tant d'idées complexes , sous les rapports
moraux , physiques et métaphysiques , qu'on ne
peut , presque sans absurdité , les attribuer à un Barde
sauvage . Les notions les plus abstraites du tems , de la
durée , de l'étendue , se retrouvent à chaque page d'Ossian
. Or , c'est une observation constante et mille fois
répétée , que les peuples dont la civilisation n'est pas plus
avancée que celle des Calédoniens au troisième siècle ,
parlent souvent des tems écoulés , mais jamais des
tems à naître . Quelques grains de poussière au fond d'un
tombeau leur restent en témoignage de la vie dans le
néant du passé ; mais qui peut leur indiquer l'existence
dans le néant de l'avenir? Cette anticipation du futur ,
qui nous est si familière , est une des plus fortes abstractions
où la pensée de l'homme soit arrivée , quand elle
n'est pas produite par les lumières de la religion ; et l'on
sait qu'il n'y a point de religion dans les ouvrages d'Ossian
.
La beauté de sa morale est encore plus étonnante.
M. Baour-Lormian , qui a raison d'en parler avec admiration
, ne s'est point aperçu que sa perfection même
démentait l'origine des prétendues poésies galliques .
Comment , en effet , le sauvage Ossian , sur un rocher
de la Calédonie , tandis qu'autour de lui tout est grossier
, barbare et sanguinaire , peut-il être parvenu à des
OCTOBRE 1809. 477
1
connaissances morales que Socrate eut à peine dans les
siècles les plus éclairés de la Grèce ? Voyez si les poésies
scandinaves ont la même couleur que celle du Barde
écossais : jugez-en par le contraste des guerriers de
Morven avec ceux de Locklin . La valeur féroce était la
seule vertu des peuples du nord à l'époque où l'on suppose
que vivait le fils de Fingal : les véritables chants du
Barde ressemblaient à ceux des Hurons et des Iroquois.
« Je ne crains point la mort, je suis brave ; que ne puis-je
>> boire dans le crâne de mes ennemis et leur dévorer le
>> coeur ! » Le séjour qu'Odin promet aux héros après
leur mort est un palais où leur plus douce occupation
sera de combattre et de renaître pour s'égorger de nouveau
. La morale seule d'Ossian révèle la religion de
M. Macpherson .
Ce n'est pas tout : les imitations de la Bible , d'Homère
, des poëtes anciens , et même des modernes , sont
faciles à reconnaître dans plusieurs passages du prétendu
Barde. Malvina n'est-elle pas une autre Antigone ? Quel
est le sujet de Lorma , l'un des meilleurs poëmes du
recueil ? Mathos , accueilli par Erragon , roi d'une partie
de la Scandinavie , viole les lois de l'honneur et de l'hospitalité
: il inspire une passion criminelle à Lorma ,
femme de ce prince , l'enlève , et la conduit à la cour
de Fingal. Erragon , justement indigné , rassemble sa
flotte et son armée , descend en Ecosse , et vient assiéger
Selma , résidence royale de son ennemi . C'est l'aventure
de Pâris et d'Hélène , qui amène la guerre de Troie .
Les détails de ce poëme sont tout-à-fait homériques , et
l'imitation est frappante. Le vieux Fingal veut , comme
Priam , désarmer la vengeance du monarque scandinave
, et voici les propositions qu'il lui adresse :
Viens t'asseoir avec nous sous le feuillage épais
Qui voile de Selma les tours silencieuses ,
Et laisse reposer tes armes belliqueuses .
Si les trésors des rois peuvent flatter tes sens ,
Du généreux Mathos accepte les présens :
Il te donne cent chars , cent cuirasses légères ,
Cent rapides faucons , cent belles étrangères ,
Cent superbes coursiers accoutumés au frein
478 MERCURE DE FRANCE ,
Cent dogues aux flanes noirs , et cent casques d'airain .
D'or et de diamans dix coupes radieuses
Brilleront à Sora dans tes fêtes joyeuses ;
Ou bien , si pour ton coeur , plein de justes regrets ,
Une infidèle épouse a les mêmes attraits ,
A ton amour bientôt Lorma sera rendue :
Mais qu'une paix durable à ce prix soit conclue.
On conçoit bien que M. Macpherson ait pris une
partie de ces détails dans l'Iliade; mais on ne voit point
où le Barde calédonien du troisième siècle aurait pris
l'idée d'offrir à un prince scandinave cent chars , cent
cuirasses , cent belles captives , cent superbes coursiers
accoutumés au frein , et dix coupes brillantes d'or et de
diamans . Cela est trop antique ou trop moderne pour
Ossian .
L'expédition nocturne de Gaul et de son ami dans le
camp de Lathmon , est encore visiblement imitée de
l'épisode de Diomède et d'Ulysse au camp de Rhésus ,
épisode si prodigieusement embelli par Virgile dans
celui de Nisus et Euryale . Clessamor , immolant son
fils sans le connaître dans un combat singulier , rappelle
àla fois , et le combat de Tancrède contre Clorinde , et
celui du vieux d'Ailli contre son fils , dans la Henriade .
Ossian - Macpherson rendant à Dunthalmor vaincu la
charmante Oina , qu'un père reconnaissant venait offrir
au vainqueur , pensait peut-être à la belle action du
jeune Scipion à Carthagene . Enfin , dans le poëme de
Témora , le seul qui mérite ce titre par son étendue et
par des beautés épiques , le personnage intéressant de
Sulmala paraît avoir été dessiné d'après Herminie ,
comme le bouclier de Cathmor est une faible copie
des boucliers d'Achille et d'Enée . De plus , on remarque
dans ce poëme , comme dans tous les autres , des fautes
en histoire naturelle , qui seraient inexplicables dans
celui dont ils portent le nom. Ossian couvre de chênes
les montagnes de la Calédonie , qui , de son tems
n'étaient couvertes que de bruyères ; il les sème de
fleurs ; il les peuple d'aigles et d'oiseaux qui n'en ont
jamais approché : mais , dit avec raison M. de Châteaubriant
, M. Macpherson était riche; il avait un très-beau
,
OCTOBRE 1809 . 479
parc dans les montagnes d'Ecosse , où , à force d'art et
de soins , il était parvenu à faire croître quelques arbres .
Il était en outre fort bon chrétien , et profondément
nourri de la lecture de la Bible : il a chanté sa montagne
, son parc , et le génie de sa religion .
Au reste , c'est une chose assez commune en Angleterre
, que tous ces manuscrits retrouvés . On vit , il y a
quelques années , une tragédie de Shakespear , et ce qui
est plus extraordinaire , des ballades du tems de Chaucer ,
si parfaitement imitées pour le style , le parchemin et
les caractères , que tout le monde s'y méprit. Déjà les
commentateurs se préparaient à prouver l'authenticité ,
et les traducteurs à imiter les beautés de ces merveilleux
ouvrages , lorsqu'on surprit l'Editeur écrivant et composant
lui-même ses poëmes anglo-saxons . C'était un
jeune homme qui , trompé sans doute dans les espérances
de fortune qu'il avait fondées sur cet art singulier
, eut la faiblesse de se brûler la cervelle . Nous sommes
un peu plus difficiles en France sur les manuscrits
retrouvés , et ceux qui les publient ne prennent pas si
sérieusement l'incrédulité de leurs concitoyens ; témoin
une tragédie de Sylla dont on a derniérement accusé le
grand Corneille , et ces jolies poésies de Clotilde qui
n'ont prouvé , je crois , que la modestie de l'éditeur .
On m'a raconté que , dans les environs de Marseille ,
le peuple des campagnes conserve encore et répète , sans
les comprendre , des chants où les érudits ont cru reconnaître
l'ancienne langue des Phéniciens . On assure même
que ces chants paraissent liés aux fables historiques ,
ou , si l'on veut , à l'histoire fabuleuse de ces siècles
reculés . Qui sait si quelque Macpherson provençal , en
rassemblant les lambeaux épars de ee canevas obscur ,
et sur-tout en les couvrant d'une broderie antique , n'enrichira
pas un jour la littérature d'un poëme où les connaisseurs
retrouveront les teintes originales de Sanchoniaton
? Je serais bien fâché qu'à cette occasion
Marseille perdît son origine grecque dont Voltaire faisait
beaucoup de cas , et que l'épopée phénicienne dégoûtât
ses habitans de la poésie latine qui a consacré leur
ancienne illustration. Mais , en attendant les systèmes
480 MERCURE DE FRANCE,
littéraires que produiront peut-être les chansons des
environs de Marseille , revenons à celles du Barde que
l'enthousiasme de ses admirateurs a surnommé l'Homère
écossais : et rémarquons , en finissant cette discussion,
que quand même ces poésies auraient existé avant
Macpherson ( ce qui est absolument sans vraisemblance
) , il est du moins certain qu'elles n'étaient point
rassemblées avant lui , et que les grands poëtes de l'Angleterre
ne les ont point connues . Grey lui-même , le
dernier qui ait illustré sa patrie , et qui , dans une ode
fameuse , a célébré la mémoire des Bardes , ne rappelle
pas une seule fois le nom d'Ossian ; ce qui dissipe , à
mon grand regret , cette belle fiction poétique dont j'ai
parlé au commencement de cet article , et détruit sans
retour l'ingénieuse chimère de l'influence ossianique sur
la littérature du nord .
Reste donc à examiner isolément , et sans esprit de
système , le mérite réel des poésies publiées par M. Macpherson
, et traduites ou imitées dans la plupart des
langues européennes , par des hommes d'un talent distingué
. On n'a pas fait le même honneur à tous les
poëmes anciens qui portent le nom d'Ossian . Il y en a
qui sont irlandais ou erses d'origine , et qui sont l'ouvrage
de quelque moine du treizième siècle . Dans ceuxci
, Fingal est un géant qui ne fait qu'une enjambée
d'Ecosse en Irlande ; et les héros vont en Terre-Saintepour
expier les crimes qu'ils ont commis . Rien ne ressemble
moins , comme on voit, à Carthon , Minona , Lorma , Lathmon
, Témora : on ne peut guère douter que ces noms ,
consacrés dans quelques vieilles romances , et transmis
d'âge en âge , avec des traditions incertaines et confuses ,
n'aient inspiré plusieurs fois l'idée d'en composer un
tissu d'aventures romanesques ou poétiques , et ces compositions
conservent l'empreinte de l'époque où elles
sont nées . Nous venons de reconnaître le dix-huitième
siècle dans celles de Macpherson : avouons à présent que
leur caractère particulier est une espèce de mélancolie
pleine d'intérêt et de charme . Elles ont accrédité le système
d'une mythologie nouvelle , qui , malgré l'opinion
de M. Baour-Lormian , ne me paraît pas la plus belle de
toutes
SEINE,
OCTOBRE 1809. 48€
toutes les conceptions fabuleuses . Elle est certainement
moins riante , moins variée , moins instructive que les
belles fables de la Grèce ; mais elle me paraît susceptible
de quelques grands effets , si jamais elle est employée
par des poëtes qui réunissent le goût au génie . On peut
donc permettre aux jeunes littérateurs , après qu'ils auront
étudié long-tems les chefs-d'oeuvre des siècles d'Auguste ,
de Léon X et de Louis XIV , de cherchér encore , dans
les poésies galliques , de nouvelles couleurs pour peindre
la nature . Elle ne se montre point sur les rochers sauvages
de la Calédonie comme sur les bords du lac de
Mantoue ou sur les rives pittoresques de la mer Egée :
mais l'inspiration poétique habite aussi les forêts et le
désert ; elle s'enflamme à l'aspect d'un ciel orageux et
d'une mer menaçante : alors elle produit des émotions
d'autant plus profondes qu'elle peint des phénomènes
plus terribles et qui s'offrent plus rarement à nos yeux :
et c'est peut être une des causes secrettes de l'intérêt
qu'inspire la lecture d'Ossian dans les doux climats de la
France et de l'Italie .
Cependant il s'en faut de beaucoup que , dans ces
deux pays , les traducteurs aient obtenu le même succès ,
quoique animés , sans doute , par les mêmes sentimens
et séduits par les mêmes beautés . Letourneur , qui pouvait
enrichir notre littérature s'il n'avait pas voulu la
dénaturer et la corrompre ; Letourneur, qui après avoir
impudemment préféré le fumier de Shakespear à l'or de
Corneille et de Racine , eut au moins la modération de
ne pas mettre les poésies galliques à côté de l'Iliade et
de l'Enéide , en a donné , le premier , une version en
prose , sur la prétendue version de Macpherson. C'est la
seule qui soit littérale , et souvent elle n'est pas inférieure
à l'original anglais . Jusqu'à présent les traducteurs en
vers ont été moins heureux. Je ne parle point ici de
quelques-uns de nos meilleurs écrivains qui ont choisi
dans ces poëmes un petit nombre de fragmens remarquables
par des beautés neuves et hardies , et les ont
embellis en les imitant : car aucun d'eux n'a cru devoir
hasarder une traduction complette : M. Baour-Lormian
est le seul qui n'ait pas craint de tenter cette difficile en-
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
treprise'; encore ne s'est-il pas imposé l'exactitude et la
fidélité rigoureuse du traducteur italien .
M. l'abbé Césarotti, célèbre par des ouvrages originaux,
tels que son Essai sur la Philosophiedes Langues,
son Cours de Littérature grecque , et son poëme de la
Mort d'Hector, a cru , comme M. Delille , que la traduction
des grands écrivains appartenait de droit à leurs rivaux.
Après avoir heureusement lutté contre l'orateur le
plus éloquent de l'ancienne Grèce dans celle des Harangues
de Démosthène , il a fait le même honneur au
Messie de Klopstock et au Recueil des Poésies galliques
de Macpherson . Il faut en convenir; personne n'a contribué
plus que lui à la fortune d'Ossian : personne n'a
donné un caractère plus fier , un style plus audacieux et
plus figuré , une physionomie plus originale et plus erse
au prétendu Barde calédonien. La langue harmonieuse et
flexible de l'Italie a contribué sans doute au succès de
ses efforts . Cette langue , si riche et și féconde , qui se
plie à toutes les inversions , qui prend si facilement tous
les tons et toutes les formes , a produit en effet les meilleures
traductions qui nous soient connues . Nous n'avons
rien à comparer à celle de Lucrèce par Marchetti,
à celle de Tite-Live par Nardi , peut-être même à celle
de Tacite par Avanzati , malgré le travail très-estimable
et le succès très-mérité de M. Dureau de Lamalle. Mais
celle d'Ossian , par M. l'abbé Césarotti, jouit encore
d'une plus grande renommée. Elle a servi de guide à
plusieurs littérateurs français qui ont exercé leurs jeunes
talens sur le même sujet : mais , malgré la force et l'élévation
soutenue de son style , il s'en faut de beaucoup
qu'il ait vaincu la monotonie de l'original ; et quoique cet
ouvrage ait marqué la place de Césarotti parmi les premiers
poëtes de son siècle , les bons critiques n'y ont vu
qu'un monument singulier , un vaste dépôt de toutes les
richesses de la poésie italienne , dont il a varié à l'infini
le rhythme , l'harmonie et les mouvemens.
Le succès imparfait obtenu par un talent si supérieur
semble avertir ceux qui n'ont pas les mêmes ressources ,
qu'Ossian ne doit pas être traduit en entier ; et nos écrivains
les plus capables de lutter avec le poëte italien ont
OCTOBRE 1809 . 483
fait un meilleur usage de leurs forces , en ne traduisant
que des fragmens où respire un génie original , au lieu
d'ambitionner le stérile honneur de mettre en rimes françaises
toute la prose de Macpherson . Césarotti lui-même
était bien près de reconnaître cette vérité , lorsqu'il écrivait
ces lignes remarquables dans la préface de sa traduction
: «On ne doit point chercher dans Ossian l'élégante
>> précision et le goût admirable de Virgile ; la noblesse ,
>> l'élévation et la variété du Tasse , ni les vues supé-
>> rieures et d'un intérêt général que l'auteur de la Hen-
>> riade unit aux charmes de la poésie.-Ossian n'a que
>> le génie de la nature sauvage. >>> Si cela est vrai ,
comment le traducteur n'a-t-il pas senti que le spectacle
inattendu de cette nature brute frappe quelquefois d'étonnement
et d'admiration , mais qu'il devient triste , pénible
et presqu'insupportable dès qu'il est prolongé trop
long-tems ?
-
M. Baour-Lormian paraît avoir voulu se dérober à ce
danger par une imitation plus libre que fidèle , et par
une versification plus élégante qu'originale. Il se justifie ,
dans sa préface , de n'avoir pas conservé , dans toute son
intégrité , le recueil des poésies galliques , tel qu'il a été
publié en Angleterre par Macpherson , et en France par
Letourneur. « Celui-ci , dit-il , traduisit , et j'imite : il
>> conserva tout , et je choisis ; il voulut faire connaître
>> Ossian , et je tâche d'atténuer ses défauts , sans modi-
>> fier en rien ses traits caractéristiques . » Assurément il
ne pouvait travailler sur un plan plus raisonnable , et les
gens de goût lui sauront gré de n'avoir pas outré l'admiration
superstitieuse que chaque traducteur affecte ordinairement
pour son original. M. Baour-Lormian pousse
d'ailleurs fort loin cette admiration ; et sa confiance dans
l'authenticité des poëmes d'Ossian paraît n'avoir été
troublée par aucune des discussions qui se sont élevées ,
à cet égard , en France et en Angleterre : il n'en dit pas
un seul mot dans la préface littéraire qu'il a placée à la
tête de sa traduction; le seul poëme de la Mort d'Oscar,
fils de Caruth , lui inspire quelques doutes . « Il n'est
>>pas sûr, dit-il , que celui-ci soit d'Ossian;>> ce qui
indique asssez son opinion à l'égard de tous les autres .
Hh a 1
484 MERCURE DE FRANCE ,
Au reste , le talent de M. Baour-Lormian est attesté
par des ouvrages dont le succès a été plus général que
celui de sa traduction des poésies galliques . Ce n'est pas
que son style manque d'élégance , d'harmonie et de
pureté : ce sont les qualités ordinaires de sa versification
, et nous devons ajouter qu'il y joint ici fort souvent
ce caractère sombre , cette couleur vaporeuse qui appartiennent
au genre , et dont l'effet inévitable est d'appeler
la rêverie , et de livrer l'ame aux impressions mélancoliques
. Mais , vaincu comme tous ses prédécesseurs par
l'invincible monotonie de l'original , il perd nécessairement
une partie de ses avantages dans cette longue suite
de tableaux d'une ordonnance incorrecte et d'un éclat
uniforme . Il a prouvé , dans Omasis , qu'il savait prendre
des formes plus régulières et plus variées , et que la
harpe des prophètes a plus de cordes que celle du Barde
écossais . Cependant , outre les défauts qui naissent du
sujet même , son style n'est pas exempt de fautes particulières
et de négligences qui devaient disparaître dans une
troisième édition . On y trouve quelques vers qui enjambent
d'une manière vicieuse , dont la césure et le
rhythme sont rompus durement sans qu'il en résulte
aucun effet , et dont l'expression est à la fois commune
et forcée , comme ceux-ci :
Leurs glaives renommés se croisent , .... Mais la nuit
Descend..... Du choc affreux je n'entends que le bruit.
Les vainqueurs , les vaincus , à pas lents se retirent ;
On interrompt la mort , et les deux camps respirent .
Ailleurs , dans un morceau d'une poésie élégante et
noble , on est heurté en passant par un hémistiche
d'opéra-comique ,
Sous son déguisement il reconnait sa belle :
Et dans une tirade pleine d'élévation et de force , par
une épithète bourgeoise et triviale :
1
Des héros décédés plaignant le triste sort ,
Furieux , j'appelai la vengeance ou la mort .
Les héros décédés sont du style des billets d'enterrement :
OCTOBRE 1809 . 485
c'est une rencontre bien imprévue et bien malheureuse
dans des vers brillans d'images et de figures poétiques .
Pour dédommager le lecteur de ces critiques minutieuses
, sacrifices pénibles que j'ai dû faire à l'amour de
l'art , je me hâte de citer un morceau d'une grâce et
d'une douceur charmante , qui donne une idée juste de
la manière ordinaire de l'auteur .
Ainsi qu'une jeune beauté
Silencieuse et solitaire ,
Des flancs du nuage argenté
La lune sort avec mystère .
Fille aimable du ciel , à pas lents et sans bruit ,
Tu glisses dans les airs où brille ta couronne ;
Et ton passage s'environne
Du cortége pompeux des soleils de la nuit .
Que fais-tu loin de nous quand l'aube blanchissante
Efface à nos yeux attristés
Ton sourire charmant et tes molles clartés ?
Vas-tu , comme Ossian , plaintive et gémissante ,
Dans l'asyle de la douleur
Ensevelir ta beauté languissante ?
Fille aimable du ciel , connais-tu le malheur ?
Maintenant , revêtu de toute sa lumière ,
Ton char voluptueux roule au-dessus des monts :
Prolonge , s'il se peut , le cours de ta carrière ,
Et verse sur les mers tes paisibles rayons .
Ces vers , pleins de grace et de mélancolie , me
paraissent dignes d'être comparés à ce fameux Clair de
lune , qui soutint seul , dans sa disgrâce méritée , le
poëme des Fastes , de Lemierre ; et l'ouvrage de
M. Baour- Lormian renferme une foule d'autres morceaux
qui portent l'empreinte du même talent. Aussi
croyons-nous que si le plus grand nombre des lecteurs
ne s'empresse point de chercher dans cette traduction le
genre de mérite qui manque à l'original , elle n'en sera
pas moins distinguée par tous ceux qui aiment les beaux
vers ; il me semble qu'il en paraît trop rarement pour
dédaigner un ouvrage qui en est rempli. ESMENARD .
486 MERCURE DE FRANCE ,
POESIE SACRÉE.
,
J'AI cherché , dans un premier article , à donner une
idée générale du caractère de la poésie sacrée en établissant
une comparaison entre la manière des historiens
⚫et celle des prophètes , et l'on a pú voir , qu'en suivant
deux routes absolument différentes , ils arrivaient au même
but , qui est le sublime de la pensée et de l'expression . II
ne serait pas difficile , mais il serait trop longde rapporter
une foule de traits du même genre , que Racine et Jean-
Baptiste Rousseau doivent à la lecture des poëtes sacrés .
Cette simplicité sublime se fait aussi remarquer dans tous
les auteurs du premier ordre qu'a produits l'antiquité , et
c'est à cette qualité dominante qu'ils doivent la brûlante
rapidité de leur style , qui néglige tous les ornemens inutiles
, et ne se permet aucun détour dans la crainte de ne
pas arriver assez vite à son but.
Chaque vers , chaque mot ,court à l'événement.
Mais comme le sublime ne peut dominer partout , et
qu'il faut bien que l'ame se repose quelquefois de ses
grandes agitations , le style orné , qui serait très-déplacé dans
les grands effets de la poésie et de l'éloquence , peut se
présenter avec avantage dans les momens plus calmes ,
où l'esprit a besoin de se détendre , et de se délasser agréablement.
Le génie lui-même daigne admettre alors ces
embellissemens , et il se plaît à s'en parer. C'est un héros
qui , las de ses illustres faits d'armes , se repose dans son
palais , où il s'entoure de toutes les richesses de la nature
et de l'art : mais au milieu de son noble repos il s'anime
encore quelquefois , il lancé encore des traits pleins d'audace
et d'inspiration , et , même dans ses délassemens , il
se plaît à laisser entrevoir toute l'étendue de sa puissance.
Il me paraît donc bien établi que l'éclat des beaux ouvrages
tient essentiellement à la sublimité des pensées
exprimées avec une noble simplicité ; mais , quand la littérature
dégénère , la pompe des mots remplace la grandeur
des idées , dont la faiblesse et la maigreur, dissimulées par
cette enveloppe infidèle , produisent encore un certain effet
qui surprend l'admiration sans la mériter ; car cet éclat
qui en impose au premier coup-d'oeil , n'est , à proprement
parler, que de l'emphase et de labouffissure; c'est un étalage
de grands mots qui ne tendent qu'à donner beaucoup
OCTOBRE 1809. 487
,
a'importance à ce qui n'a qu'une faible valeur ; le style de
l'écrivain ressemble alors aux phrases pompeuses du
charlatan qui s'efforce d'en imposer par un long verbiage ,
auquel le vulgaire se laisse prendré , mais dont les esprits
sages ne sont point éblouis. Le style vraiment fort et nerveux
ne s'annonce point avec cette ambition suspecte ; il
n'éblouit point , mais il touche par degrés ; il attache de
plus en plus , ne prodigue point d'abord toutes ses forces ,
les ménagé , au contraire , avec le plus grand soin et
lorsqu'il a préparé l'ame aux grands coups qu'il veut lui
porter , il déploie sa puissance avec une énergie qui
triomphe de tous les obstacles ; mais ce n'est point assez
pour lui de ce premier succès , et l'examen réfléchi de ses
beautés lui est encore plus favorable que la première impression
qu'il a produite. Le lecteur se plaît alors à considérer
séparément toutes les parties du bel ouvrage dont
l'ensemble a ravi son admiration ; il se rend compte de
son plaisir , et sent une satisfaction secrète quand il reconnaît
avec certitude que sa première impression ne l'a pas
trompé ; et comme le caractère d'un style plein de force et
d'idées n'est pas de tout dire , mais de donner beaucoup à
penser , l'imagination mise enjeu fortifie encore , par son
activité , les réflexions de l'écrivain ; elle conspire , pour
ainsi dire , avec ses pensées , s'intéresse à leur succès , et
fait à l'ouvrage qu'elle adopte ainsi , un rempart de son
propre suffrage contre tous les traits qu'on voudrait lui
décocher.
Tel est, ce me semble , l'effet que font éprouver tous
les chefs-d'oeuvré des auteurs du premier ordre , tels que
Virgile , Horace , Homère , Démosthène , etc. , etc. Or
je ne crains point d'avancer que la poésie sacrée produit
cet effèt plus qu'aucune autre , parce qu'elle possède éminemmentles
qualités du style que je viens de caractérisér.
Qu'il me soit permis de citer à l'appui de mon opinion
celle d'un juge parfait en littérature , de P'illustre M. Rollin
; il dit en parlant du Cantique de Moïse :
Cette pièce , qui , selon le sentiment de quelques personnes
, a été composée par Moïse en vers hébreux , surpasse
tout ce que les profanes ont de plus beau dans ce
genre . Virgile et Horace , les plus parfaits modèles de l'éloquence
poétique , n'ont rien qui en approche. Personné
n'a plus d'estime que mơi pour ces deux grands hommes ,
setje les ai étudiés avec une grande application et un grand
plaisir pendant plusieurs années; cependant, quand je lis
488 MERCURE DE FRANCE ,
ce que Virgile dit à la louange d'Auguste , au commence-
„mentdu troisième livre des Géorgiques , et à la fin du hui-
" tième livre de l'Enéide , et ce qu'il fait chanter au prêtre
d'Evandre , en l'honneur d'Hercule , dans le même livre ,
quoique ces endroits soient très- beaux , je les trouve rampans
au prix de notre cantique. Virgile me paraît tout de
>>glace , et Moïse tout de feu. Il en est de même d'Horace
dans les odes 14 et 15 du quatrième livre , et dans la dernière
des épodes. Ce qui semble favoriser ces deux
>>poëtes et les autres profanes , c'est qu'ils ont le nombre ,
>>l'harmonie et l'élégance du style , qu'on ne trouve point
>>dans l'Ecriture-Sainte : mais aussi l'Ecriture-Sainte que
> nous avons n'est qu'une traduction , et l'on sait combien
les meilleures traductions françaises de Cicéron , de Vir-
" gile et d'Horace défigurent ces auteurs . Or , il faut qu'il y
> ait bien de l'éloquence dans la langue originale de l'Ecriture
, puisqu'il nous en reste encore plus dans ses copies
que dans tout le latin de l'ancienne Rome et dans tout le
>>grec d'Athènes . Elle est serrée , concise , dégagée des or-
>>nemens étrangers , qui ne serviraient qu'à ralentir son impétuosité
et son feu; ennemie des longs circuits , elle va à
>>son but par le plus court chemin; elle aime à renfermer
>>beaucoup de pensées en peu de mots , pour les faire entrer
>>comme des trais , et à rendre sensibles les objets les plus
> éloignés des sens , par les images vives et naturelles qu elle
en fait. En un mott,, eelllle a de lagrandeur, de la force, de
l'énergie , avec une majestueuse simplicité, qui la mettent
au-dessus de toute l'éloquence païenne. » Tel est sur la
poésie sacrée le sentiment d'un homme dont le goût et
l'impartialité sont à l'abri de toute espèce de reproche.
Après l'élévation des pensées , ce qui caractérise le plus
la poésie sacrée , c'est le style figuré , parce que c'est celui
qui convient le plus à la passion. J'ai cité, dans mon premier
article , des exemples de l'élévation des pensées ; j'en
vais citer à présent qui prouveront à quel point les prophètes
offrent des images vives , par l'emploi merveilleux
qu'ils font des figures les plus audacieuses .
La première de toutes et la plus poétique , c'est la métaphore,
parce qu'elle enrichit le style d'une variété de couleurs
, que la simple représentation des objets ne pourrait
jamais lui donner. C'est une espèce de greffe qui fait adopter
à un arbre les fruits d'un autre arbre , et qui , par les
combinaisons de l'art , donne au calice d'une fleur un éclat
très-supérieur à celui qu'elle tient de la nature . Ainsi la
OCTOBRE 1809. 489
poésie augmente la valeur d'un objet , en lui attribuant les
qualités d'un autre . Le poëte Vida dépeint avec un charme
extrême la grâce de ces combinaisons poétiques . J'ai essayé
de faire passer dans notre idiome l'élégance de ses beaux
vers .
1
(1 ) Voyez , s'enrichissant par d'utiles secours ,
Les noms , d'autres objets emprunter les atours ;
De ce butin par eux la richesse accueillie
(I) Nonne vides , verbis ut veris sæpè relictis ,
Accersant simulata , aliundeque nomina porro
Transportent , aptentque aliis ea rebus , ut ipsa ,
Exuviasque novas , res , insolitosque colores
Indutæ , sæpè externi mirentur amictus
Undè illi , lætæque aliena luce fruantur ,
Mutatoque habitu , necjam sua nomina mallint ?
Sæpè ideò cùm bella canunt , incendia credis
Cernere , diluviumque ingens surgentibus undis ,
Contra etiam Martis pugnas imitabitur ignis ,
Cùmfurit accensis acies Vulcania campis ;
Nec turbato oritur quondam minor æquore pugna ;
Confligunt animosi Euri certamine vasto
Inter se , pugnantque adversis molibus undæ ;
Usque adeò passim sua res insignia lætæ
Permutantque ,juvantque vicissim , et mutua sese
Altera in alterius transformat protinùs ora .
Tum specie capti gaudent spectare legentes ;
Nam diversa simul datur è re cernere eadem
Multarum simulacra animos subeuntia rerum .
Ceu cùmfortè olim placidi liquidissima ponti
Æquora vicinâ spectat de rupe viator :
Tantùm illi subjecta oculis est mobilis unda.
Ille tamen sylvas , interque virentia prata
Inspiciens miratur , aquæ quæ purior humor
Cuncta refert , captosque eludit imagine visus.
Non aliter vates nunc huc traducere mentes ,
Nunc illuc , animisque legentum apponere gaudet
Diversas rerum species , dum tædia vitat .
Res humiles ille interea non seciùs offert
Splendore illustrans alieno , et lumine vestit ,
Verborumque simul vitat dispendia parcu . 1
496 MERCURE DE FRANCE,
Enveloppe l'idée heureuse enorgueillie ,
Qui déploie , en s'ornant de ce larcin léger ,
Et sa grâce nouvelle et son luxe étranger.
Elle se méconnaît , oubliant son nom même ,
Et montre avec orgueil la parure qu'elle aime .
Le poëte offre- t-il les combats des héros ,
C'estun torrent au loin faisant rouler ses flots ,
C'est un feu dévorant dont les champs sont la proie ;
L'incendie, à son tour , en torrent se déploie ,
Ou , promenant au loin ses brûlans tourbillons ,
Marche comme une armée à travers les sillons .
Le poëte dépeint , sur les plaines profondes ,
Les combats des Autans , tyrannissant les ondes ,
Et les flots qui , pressant les flots amoncelés ,
Tombent avec fureur sur les flots accablés ;
Tant les objets , offrant leurs diverses peintures ,
Se plaisent à changer leurs formes , leurs parures ,
Leurs signes , leur maintien , leur démarche , leurs traits ,
Et redoublent ainsi de splendeur et d'attraits .
Le lecteur aime à voir en vos brillans ouvrages
Un seulmot se montrer sous diverses images ;
Ainsi , quand il regarde un fleuve transparent ,
Du haut de son rocher , le voyageur errant ,
Voit , partout , au milieu de ces ondes mobiles ,
Se renverser des bois , se balancer des îles ,
Et des prés émailler le cristal enchanteur ,
Qui double des objets le spectacle flatteur.
Ainsi de cent tableaux la diverse peinture ,
Variant un poëme , attache à sa lecture ;
D'un éclat étranger tel un heureux travail ,
Avec art enrichit le plus simple détail ,
Sur-tout , lorsque des mots craignant la redondance ,
Il ne prodigue pas leur stérile abondance .
La principale qualité de la métaphore est , comme on
le voit , d'enrichir les idées : mais à cette vertu elle en
joint une autre non moins importante , c'est de les ennoblir.
Tel mot , trop bas par lui-même , et qui ne peut être
placé au sens propre dans la haute poésie , peut s'ennoblir
au sens figuré , et se présenter avec avantage dans les plus
beaux vers. C'est un roturier qui se hante sur une famille
noble , et prend des manières conformes à son illustre
OCTOBRE 180g. 49г
alliance. Par exemple , l'auteur du Poëme des Mois dit , en
parlant du soleil :
Il se promène autour de ses douze maisons .
Il est évident que ce mot de maison , déjà trop vulgaire
pour la poésie élevée ,le paraît encore plus , étant uni à la
rime, qui occupe la place la plus distinguée du vers ; ehbien,
le même mot , employé parRacine au sens figuré , et placé
de même à la rime , est rempli de noblesse et d'élégance.
La jeune Aricie dit , en parlant de ses frères immolés par
les ordres de Thésée :
J'ai perdu , dans la fleur de leur jeune saison ,
Six frères , quel espoir d'une illustre maison .
?
Prenons à présent dans la Bible quelques exemples de
métaphore. Tout le monde sait que c'est la figure favorite
des langues orientales ; la poésie sacrée en est remplie , et
ne m'offre que l'embarras du choix. Le saint Arabe dit en
parlant de Dieu :
(2) La colère de Dieu ressemble à la tempête ;
Lorsque j'ai vu ses flots s'amasser sur ma tête ,
L'épouvante a saisi tous mes sens à la fois ,
Et tremblant devant lui , j'ai fléchi sous son poids .
Le prophète Michée exprime la même pensée d'une ma-'
nière encore plus laconique , et par la même figure :
(3) Dieu pesera sur moi , je porterai sa haine .
Il est une autre figure appelée la répétition , dont la
poésie hébraïque fait le plus grand usage. Elle sert à
exprimer les passions vives et impétueuses , telles que la
douleur et la colère , qui fortement occupées d'une même
chose , ne voient jamais qu'un seul objet , et par cette raison
répètent souvent les termes qui le représentent. C'est
ainsi que Virgile peint la douleur d'Orphée après la mort
d'Eurydice , en s'écriant :
(4) Tendre épouse , c'est toi qu'appelait son amour ,
Toi qu'il pleurait la nuit , toi qu'il pleurait le jour.
(2) Semper , quasi tumentes super me fluctus , timui eum , et pondus
ejusferre non potui. Job. 31. 23 .
-(3) İram domini portabo . MICH. 7. 9 .
(4) Te , dulcis conjux , te , solo in littore secum ,
Te veniente die , te decedente canebat. VIRG. Georg. 1. 4.
1
492 MERCURE DE FRANCE ,
Le prophète Isaie dit , en présageant la chute de Jérusalem:
>
(5) Elle est tombée , au sein de ses prospérités ;
Elle est tombée enfin la reine des cités ,
La cité qui fit boire aux nations parjures
Le vin empoisonné des voluptés impures .
Cette répétition annonce que la chute de cette grande
ville paraîtra incroyable , et que , pour y ajouter foi , on se
fera répéter plusieurs fois cette étonnante nouvelle. Le
même prophète fait dire ailleurs au Très-Haut , qui s'apprête
à punir l'impie :
(6) Maintenant pour frapper mon bras puissant s'élève ;
Voilàmon bras armé , voilà , voilà mon glaive.
Le prophète Jérémie , employant la même figure , met
ces paroles dans la bouche de Dieu, qui parle des Israélites :
(7) J'ai su , les arrachant d'une main vengeresse ,
Les frapper , les briser , les écraser sans cesse ;
Je saurai les planter , je saurai désormais
A leurs tiges prêter l'appui de mes bienfaits.
Despréaux fait, dans l'une de ses satires , un excellent
usage de la répétition :
L'argent , l'argent , dit-on , sans lui tout est stérile ;
La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile ;
L'argent en honnête homme érige un scélérat;
L'argent seul au palais peut faire un magistrat .
i
Il est encore une figure très- énergique , et dont lapoésie
sacrée fait un fréquent usage ; c'est l'hypotypose , qui représente
l'image des objets avec des couleurs si vives ,
qu'on croit les voir de ses propres yeux. Virgile en offre
un bel exemple , lorsqu'il représente la mère d'Euriale
(5) Cecidit , cecidit Babylon illa magna , quæ vino iræfornicationis
suæ potavit omnes gentes . ISAI . 21. 9 .
(6) Nunc consurgam , dicit Dominus , nunc exaltabor , nunc sublevalor.
ISAI. 33. 10.

(7) Sicut vigilavi super eos , ut evellerem , et demolirem et dissiparem
, et disperderem , et affligerem ; sic vigilabo super eos , ut ædificem
, et plantem , ait Dominus. JEREM. 31. 28 .
OCTOBRE 1809 . 493
L
apprenant la mort de son fils. Je me sers de la version
de M. Delille :
(8) Soudain sans mouvement , sans chaleur et sans voix ,
Elle tombe , l'aiguille échappe de ses doigts ,
Et le lin déroulé fuit de sa main tremblante .
Cette figure est encore plus sensible dans la peinture
des deux serpens qui sont prêts à s'élancer sur Laocoon
(9) Ils abordent ensemble , ils s'élancent des mers ;
Leurs yeux rouges de sang lancent d'affreux éclairs ,
Et les rapides dards de leurs langues brûlantes
S'agitent , en sifflant , dans leurs gueules béantes .
Virgile représente ailleurs par une belle hypotypose le
fleuve Penée dont les eaux s'ouvrent , à la voix de Cyrène ,
pour livrer passage à son fils . Cette nymphe s'écrie :
(10) Fleuve , retire-toi : l'onde respectueuse ,
Aces mots , suspendant sa course impétueuse ,
S'ouvre , et se repliant en deux monts de cristal ,
Le porte mollement au fond de son canal.

Cette peinture est sans doute d'une beauté frappante :
on croit voir le fleuve s'ouvrir à la voix de Cyrène , et
les beaux vers du traducteur français semblent ajouter
encore un nouveau prix à la beauté du texte. Cependant
il me semble que Moïse , comparé à Virgile, lui est encore
bien supérieur , lorsqu'il représente la mer Rouge qui
s'ouvre au souffle de Dieu , pour livrer passage aux Israélites
. Si le poëte hébreux l'emporte sur le poëte latin ,
malgré la faiblesse de ma version , comparée à celle de
M. Delille , je crois que mon opinion atteindra le plus
haut degré d'évidence. Moïse dit en parlant à Dieu :
(11) Vous vous êtes levé comme un noble adversaire ;
(8) Miseræ calor ossa reliquit ,
Excussi manibus radii revolutaque pensa .
(9)
ÆNEID. liv . 9.
Jamque arva tenebant ,
Ardentes oculos suffecti sanguine et igni ,
Sibila lambebant linguis vibrantibus ora.
(10) .
ÆNEID . liv. 2.
Simul altajubet discedere latè
Flumina , quàjuvenis gressus inferret , at illum
Curvata in montis faciem circumstetit unda ,
Accepitque sinu vasto , misitque sub amnem . GEORG . liv . 4.
(11) In multitudine gloriæ tuæ , deposuisti adversarios tuos ; misisti
494 MERCURE DE FRANCE ,
Aux nombreux bataillons contre vous conjurés
Vous avez envoyé votre ardente colère ,
Et tous comme une paille ont été dévorés ;
Vous soufflez , tout-à-coup l'eau qui fuit se rassemble ,
Ses flots en s'arrêtant se dressent tous ensemble ;
Ils frissonnent d'horreur ,
Et , nous cédant leur place ,
Endeux remparts de glace ,
Se rangent effrayés devant votre fureur.
Il est à remarquer que cet exemple , et celui que j'ai pris
dans Virgile, n'offrent point de prosopopée , quoique l'eau
ysoit animée comme un être vivant , parce qu'ils neprésentent
qu'un récit qui est sensé véritable. Quant à la prosopopée
, elle est, ainsi que l'apostrophe, la plus énergique
de toutes les figures , sur-tout lorsqu'elles se réunissent
ensemble pour produire un plus grand effet . Parlons
d'abord de l'apostrophe. Enée remarque dans un récit que,
si l'on avait été attentif à un certain événement , Troie n'aurait
pas été prise , et il s'écrie à cette occasion :
Et toi , chère Ilion, je te verrais encore.
M. Rollin remarque avec beaucoup de goût que l'apostrophe
fait sentir en cette occasion toute la tendresse d'un
bon citoyen pour sa patrie. Supprimez cette figure , et
dites , je verrais encore Ilion , tout le sentiment disparaît.
Opposons , à présent , aux regrets d'Enée envers sa patrie
les regrets des Hébreux captifs à Babylone, lorsque, pressés
de chanter leurs saints cantiques , ils répondent ainsi:
(12) Ah ! comment , exilés de nos toîts domestiques ,
Sur des bords étrangers chanter nos saints cantiques !
Sion , si je t'oublie , oh ! que puisse ma main
Oublier des accords le charme souverain !
T'oublier ! ah ! plutôt que ma langue séchée
Amon brûlant palais se roidisse attachée .
Quant à la prosopopée , qui consiste à supposer de la
iram, devoravit eos sicut stipulam , et in spiritufuroris tui congregatæ
sunt aquæ ; sicut acervus restitit unda fluens ; coagulatæ sunt abyssi
in medio maris . Cantiq. de Moïse .
(12) Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena ? St
oblitusfuero tuî , Jerusalem , obliviscatur dextera mea. Adhæreat lingua
mea faucibus meis , si non meminero tut. Ps. 136. 4, 5.
OCTOBRE 1809. 495
:
vie aux êtres inanimés , ou elle se présente seule
se réunit à l'apostrophe ; dans le premier cas , elle est
simple , comme dans ces vers de Virgile :
ou elle
,
Bientôt le tronc s'élève en arbre vigoureux,
Et , se couvrant des fruits d'une race étrangère ,
Admire ces enfans dont il n'est pas le père .
Dans le second cas , la prosopopée devient composée ,
comme dans les exemples suivans . Le prophète Ezéchiel
parle au glaive du Seigneur , et lui ordonne de s'armer
pour sa cause :
(13) Sors , glaive emprisonné , prépare ta fureur ;
Il est tems de briller , de jeter la terreur ,
D'exterminer l'impie , et de punir ses crimes.
Pars .... Ciel ! il a déjà dévoré ses victimes ,
Il s'engraisse de meurtre , il s'enivre de sang.
Cette fureur d'un glaive sanguinaire qui massacre les
Hébreux au nom du Dieu de paix , ne me paraît pas moins
étonnante que l'audace de la figure ; mais que dirons-nous
de cette autre prosopopée tirée des chants de Jérémie ?
l'enthousiasme poétique peut-il jamais s'élever plus haut ?
Oglaive qui punis la noire trahison !
Ministre du Très -Haut , rentre dans ta prison ;
Assez, et trop long-tems régna ta violence ;
Calme enfin ta fureur , refroidis -toi ... silence ...
Eh! peut-il se calmer , lorsque Dieu qui l'attend
Vers les champs d'Ascalon veut qu'il coure à l'instant.
1
Cet exemple incroyable d'audace dans la figure et dans
l'expression , est loin d'être le seul qui se trouve dans
l'Ecriture. Rien , au contraire , n'est plus ordinaire aux
prophètes que de personnifier l'épée du Seigneur. Dieu lui
commande , elle s'aiguise , elle se polit , elle se prépare à
obéir. Elle part au moment marqué ,, elle dévore
ennemis , et lorsqu'elle a exécuté les ordres de son maîtro
elle revient à sa place .
ses
J'entrerai par la suite dans d'autres développemens sur
la poésie sacrée. PARSEVAL.
(13) Mucro, mucro, evagina te ad occidendum , lima te ut interficias et
fulgeas . Gladius Domini devoravit eos, repletus est sanguine , saginatus
est adipe. EZECH. 21 , V. 28. 29. ISAI. 34.6.
496 MERCURE DE FRANCE ,
SPECTACLES . -
VARIÉTÉS .
- Théâtre Français . On a reproché
plus d'une fois aux Comédiens français d'employer trop
souvent les débuts comme un moyen commode de satisfaire
au goût du public pour les nouveautés , sans se donner la
peine d'apprendre des pièces nouvelles ou d'en remettre
d'anciennes . Il semblerait que depuis deux mois ils ont
abusé plus que jamais de cette ressource : on a vu débuter
chez eux , dans ce court intervalle , trois soubrettes , un
jeune premier et un valet; mais ils pourraient opposer à ce
reproche une réfutationqui n'est malheureusement que trop
fondée . C'est vraiment la nécessité qui a motivé ces débuts .
L'emploi des soubrettes avait besoin d'un soutien , qu'il a
trouvé dans Mlle Dartaux; les deux autres étaient , pour
ainsi dire , en vacance . Saint-Fal a renoncé à celui des
jeunes premiers dans la tragédie ; Michelot y chancèle , et
il n'est véritablement tenu que par Damas . Quant aux valets
, la mort toute récente de Dugazon , lorsqu'on n'a point
encore remplacé Dazincourt , semblait , malgré les succès
de Thénard , laisser cet emploi presque vide .
Nous avons rendu compte du premierdébut de M. Charlys
dans le rôle d'Hippolyte ; il y a reparu lundi , mais n'a
point donné de nouvelles espérances. Les conseils cependant
ne lui ont pas manqué. On a tâché de le mettre en
garde contre la monotonie dans les momens où il veut
mettre de la chaleur; contre les accens pleureurs dont il
affaiblit et dénature le caractère un peu farouche du superbe
Hippolyte . On n'a point laissé passer sans observations son
goût pour les gestes et la pantomime; mais, soit qu'il ait
dédaigné ces conseils , soit que son talent n'ait pas toute la
flexibilité désirable , loin de corriger ses défauts , il en a
rendu quelques-uns encore plus sensibles à la seconde représentation.
Il a été plus larmoyant dans les endroits pathétiques
; il avait dit la première fois avec trop d'emphase
qu'il ne se souvenait plus des leçons de Neptune ; cette
fois il l'a répété d'un ton presque sépulcral. De même il
s'était contenté d'abord de revenir se mettre aux genouxde
son père à la fin de la scène où il vient d'être banni ; il
avait laissé du moins cette pantomime tout-à- fait muette :
lundi il a voulu la rendre plus touchante encore par de
longs
OCTOBRE 1809 . 497
WEPT
DE
L1
longs sanglots; il ne faudrait pas désespérer qu'à une troisième
représentation , il n'en vînt jusqu'à suppléer les vers
qu'il croit sans doute avoir été omis par Racine , si le public
avait encouragé ce mouvement ingénieux. Mais
M. Charlys a dû remarquer plutôt le contraire , et que dans
cet endroit, ainsi que dans tout le reste de la pièce
on lui a témoigné beaucoup moins d'indulgence qu'al
son premier début. Des signes de mécontement ont été sur
le point d'éclater d'une manière assez fâcheuse. Espérons
qu'il les préviendra dans la suite , en étudiant mieux l'es
prit de son rôle , en réformant dans sa manière ce que le
public judicieux paraît y blâmer.
Cette représentation a d'ailleurs été très - brillante . On
sait que la salle est toujours pleine lorsque Mlle Duchesnois
joue le rôle de Phèdre. Jamais on n'a rendu mieux qu'elle
le délire de la passion , les tourmens de la jalousie , les angoisses
du remords . Nous voulions cependant lui présenter
nos observations sur certains passages de ce rôle ; mais le
courage nous manque toujours pour la critiquer , lorsqu'au
moment de prendre la plume, nous rappelons tous nos souvenirs
. Qu'est-ce qu'un petit nombre de vers auxquels on
pourrait donner un autre accent, dans un rôle aussi long ,
aussi tragique , et joué d'un bout à l'autre avec une telle supériorité?
Le rôle de Thésée , rempli ce même jour parBaptiste, ou
plutôt la manière dont cet acteur termine la pièce , et dont
Leclerc l'avait terminée au premier début de M. Charlys ,
nous a donné lieu à une autre observation qui peut être plus
utile . Depuis long-tems les acteurs sont en possession d'écourter
la fin de plusieurs tragédies , en retranchant presque
tout ce qui doit se dire après la mort ou l'évanouissement
du personnage principal. Ainsi , dans Andromaque ,
la toile tombe sans que Pylade en dise les quatre derniers
vers ; dans Mithridate et dans Zaire, on supprime de
même ce qu'ont encore à dire Xipharès et Nérestan. Cela
tient au goût moderne , qui veut qu'on aille toujours de
plus fort en plus fort, que le dernier couplet d'une chanson
soit le plus piquant , et le dernier moment d'une tragédie
le plus tragique. Nous ne fûmes donc point étonnés lorsque,
Phèdre une fois morte , Leclerc , qui jouait Thésée, finit la
pièce par ces vers :
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
1
Nous fûmes surpris , au contraire , assez agréablement
lundi dernier , lorsque Baptiste continua le passage ; et
nous nous attendions que , selon l'intention de l'auteur , il
allait nous rassurer sur le sort d'Aricie , que Théramène
avait laissée en pleurs auprès du corps de son amant; mais
notre attente a été trompée . Craignant apparemment de parler
d'elle , Baptiste a mieux aimé intervertir l'ordre de deux
vers. Après ceux-ci ,
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste ,
Expier la fureur d'un voeu que je déteste ,
il a dit ,
Et pour mieux appaiser ses mânes irrités
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ,
au lieu de :
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;
Et pour mieux apaiser sés mânes irrités ,
parce qu'alors , sous peine de finir à une virgule , il aurait
fallu ajouter , comme Racine :
Quemalgré les complots d'une injuste famille
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille .
Nous laissons juger à nos lecteurs laquelle de ces deux
manières de tronquer l'auteur est la plus méritoire . Quant à
nous , qui , malgré la sévérité de certaines critiques , prenons
beaucoup d'intérêt à la pauvre Aricie , et qui sur-tout
sommes persuadés qu'un poëte tel que Racine avait plusde
goût et connaissait mieux son art que tous les comédiens du
monde , nous voudrions qu'on jouât tout bonnement ses
pièces sans les corriger.
-Phèdre et Thésée nous ont presque fait oublier le début
de M. Charlys dans la comédie; heureusement nous
n'avons que peu de chose à en dire. Il avait choisi le rôle
de Dormilly dans les Fausses Infidélités , rôle qui demande
beaucoup de chaleur , de vivacité , et qui ne peut
être bien rempli qu'avec une grande élégance de manières
et une grande habitude du théâtre. Au défaut de ces qualités
, M. Charlys y a mis de la décence et de l'intelligence.
Il paraissait un peu embarrassé de son épée et de son chapeau
sous le bras ; mais il peut facilement acquérir ce qui
lui manque de ce côté. Son défaut de prononciation est
OCTOBRE 1809. 409
moins sensible dans la comédie que dans la tragédie ; et
c'est peut-être dans la première qu'il est appelé à réussir.
etc
-Venons aux débuts de M. Salpêtre dans les rôles de
valet . Il en a joué deux ( et deux des plus importans ) dans
la même soirée ; le Dubois des Fausses Confidences et le
Figaro du Barbier de Séville. Nous croyons que la tâche
était un peu forte . M. Salpêtre , élève du Conservatoire ,
'où il a remporté le premier prix dans le genre comique , a
sans doute des dispositions heureuses , fortifiées par de
bonnes leçons ; mais sa santé paraît délicate , c'était
beaucoup trop pour un début que sept actes , où il est toujours
en mouvement. Aussi a-t-il rempli le rôle deDubois ,
dans les trois premiers, d'une manière beaucoup plus bril--
lante que celui de Figaro dans les quatre autres. Il porte à
merveille la grande livrée ; il a un masque très- expressif;
sondébit est franc , ses gestes naturels ; il a bien rendu dans
le personnage de Dubois cette rondeur , cette balourdise
apparente , sans lesquelles ce rusé valet ne tromperait
point Araminte par les fausses confidences dont il la repaît.
Il a joué même avec beaucoup de vivacité la fin du
second acte ; mais , au troisième , il a paru fatigué . Il a repris
un peu de vigueur pour sa première scène du Barbier
de Séville ; mais peu à peu cette vigueur s'est éteinte ; il a
joué toujours de bon sens , toujours avec beaucoup de naturel
, mais non avec assez de verve et de gaieté. L'absence
de ces deuxqualités était d'autant plus fâcheuse qu'elles sont
plus nécessaires que toutes les autres , et que le naturel
même , dans le rôle de Figaro . Ce personnage , un peu de
convention , comme notre Crispin et les masques de l'a
cienne Comédie italienne , veut être joué de la manière la
plus brillante ; il faut que la vivacité de l'acteur , pétillante
comme l'esprit de l'auteur , éblouisse le public au point
qu'il ne puisse apercevoir tout ce qu'il présente d'inconve
nant et d'invraisemblable. C'est ce que M. Salpêtre paraît
n'avoir pas senti , ou ce que ses moyens affaiblis ne lui ont
pas permis de rendre. Ila joué Figaro comme Dubois , et
son bon sens , son naturel , ont paru froids dans un rôle
qui n'est tout-à-fait , ni dans la raison , ni dans la nature.
l'an-
Nous sommes loin de vouloir donner , par ces observations
, une idée peu favorable du talent de M. Salpêtre . II
nous paraît , au contraire , que ce jeune acteur promet
beaucoup. Nous n'avons d'autre intention que de contribuer
, autant qu'il est en nous , à le diriger dans l'emploi
Ii a
500 MERCURE DE FRANCE ,
de ses moyens naturels et de ses facultés acquises . Nous
verrions avec peine que , possédant tout ce qu'il faut pour
remplir avec succès la me leure partie de son emploi , mais
borné peut-être par la délicatesse de sa santé à ne jouer
qu'un rôle dans la même soirée , il forçât son talent et ruinât
sa santé en joignant aux rôles de grande livrée les
Crispins et les Figaros , et en s'abstinant à occuper la
scène pendant quatre heures de suite .
Théâtre du Vaudeville .
Lavater.
-
V.
Première représentation de
Qui l'aurait dit que Lavater dût jamais fournir le sujet
d'un Vaudeville , et que ce théologien suisse , l'un des
plus graves observateurs de son siècle , viendrait un soir
fredonner aussi sur la petite scène de la rue de Chartres ?
Encore un peu de tems et la galerie des grands-hommes y
sera complète ; mais hélas ! au lieu de portraits à la manière
de Van-Dick , de Gérard ou de Robert Lefèvre , on n'y
trouve le plus souvent que de petites miniatures ou des
pastels à moitié effacés. Tous les grands-hommes ne sont
pas également bien accueillis au Vaudeville ; la réception
qu'ils éprouvent dépend peut-être de la manière dont on
lesy présente. Pour expliquer l'accueil faità Lavater , voyons
comment l'auteur ou les auteurs ont traité ce sujet.
Lavater , tout occupé à Zurich de ses recherches sur la
physionomie , fait élever à Glaris , Clara , orpheline confiée
à ses soins ; Valmont , jeune Français qui voyage pour son
plaisir , n'en trouve pas de plus vif que de dire à l'innocente
Clara combien il la trouve jolie : on sait que les demoiselles
suisses sont très -crédules ( au moins sur nos
théâtres ) , Valmont promet d'épouser , et Clara lui accorde
paraannttiiccipation tous les droits d'un mari ; mais , lorsque
sa faute devient visible , Valmont l'abandonne et partpour
Zurich : il y rencontre un certain baron de Steinach, le
plus outré partisan du système de Lavater ; le baron n'a
jamais vu Valmont , mais il trouve sur sa figure toutes les
indications qui promettent la constance , et aussitôt il se
hâte de lui offrir la main de sa nièce avec trente mille livres
de rente ; il n'y met qu'une condition , c'est qu'il se laissera
aussi examiner par Lavater. Valmont , qui fait l'esprit
fort , se prête de la meilleure grâce du monde au désir
du baron; mais c'est ici que le lecteur va voir l'incrédulité
confondue. A peine le docteur a-t-il fixé les yeux sur
Valmont, qu'il lui découvre , non pas la bosse, mais la ligne
OCTOBRE 1809. 501
de la séduction , et la science de Lavater est si complète ,
qu'il le reconnaît pour le séducteur de Clara .
J'espère qu'après une preuve aussi convaincante , les antagonistes
de Lavater ne s'aviseront plus de nier l'infaillibilité
de son système : par bonheur , cette intéressante
Clara est venue se réfugier chez son protecteur ; et cet incident
est d'autant plus heureux , qu'il permet aux auteurs de
finir par un bon mariage , que Lavater bénit lui-même ,
sans doute en sa qualité de pasteur.
Malgré toutes ces jolies scènes si naturelles , la pièce paraissait
dévolue aux sifflets ; déjà même plusieurs préludaient
sur un ton qui , sans doute , devait déplaire à l'auteur
, lorsque Mlle Desmares a demandé grâce pour lui ; et
s'adressant aux plus mutins , elle leur a chanté un couplet
dont le sens était que l'indulgence est la preuve d'un bon
esprit. Ce que c'est que de présenter à propos une louange
•conditionnelle ! A ces paroles magiques , vous eussiez vu
soudain s'appaiser la tempête; il ne s'est plus trouvé dans
le parterre personne qui voulût passer pour un mauvais
esprit, et le couplet de Mlle Desmares a obtenu les honneurs
du bis .
L'effet du compliment n'a pas été cependant jusqu'à
faire demander l'auteur ; et par conséquent il n'est pas
encore bien décidé si la pièce est ou n'est pas tombée.
Mais nos lecteurs peuvent décider sans peine quel est le
sort qu'elle a mérité.
)
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS , dans le dernier numéro du Mercure , au commencement
de mon article sur la nouvelle édition des Fastes d'Ovide traduite
par M. de Saintange , j'ai cité le tribunal civil de Versailles comme
celui qui avait rendu un jugement entre cet homme de lettres et le sieur
Tourneisen , son imprimeur. C'est une erreur qu'il m'est impossible
d'expliquer , mais dont il faut que je fasse l'aveu. Le tribunal qui a
jugé entre M. de Saintange et M. Tourneisen, n'est point celui de
Versailles .
J'ai l'honneur , etc. AUGER .
NÉCROLOGIE . - Jean-Baptiste -Henri Gourgault , plus connu sous
le nom de Dugazon , comédien du Théâtre-Français , vient de mourir
dans les environs d'Orléans , âgé de 65 ans . Il avait débuté à la comé
502 MERCURE DE FRANCE ,
1
die française le 29 avril 1771 , par les rôles de Crispin dans le Légataire
et de lord Houzay dans le Français à Londres. Il fut reçu en
1772 comme sociétaire. Lorsque les comédiens Français se divisèrent
au commencement de la révolution , Dugazon , à la tête de quelquesuns
de ses camarades , alla se mettre sous la direction de MM. Gaillard
et Dorfeuille qui venaient d'élever un théâtre (rue de Richelieu ) .
Cet établissement prit , quelque tems après , le nom de Théâtre de la
République, et porte aujourd'hui celui de Théâtre-Français .
Dugazon , comme acteur , sera difficile à remplacer. Certaines gens ,
qui se disaient de bon ton , lui reprochaient d'être farceur , trivial et
bas. On a déjà répondu plusieurs fois à ce reproche outré : Dugazon
> avait beaucoup de chaleur et de verve ; il ne savait pas toujours en
• modérer les élans , mais il vaut encore mieux pécher par cet excès
> que par l'excès contraire. »
Connupar quelques vers de société , Dugazon fut tenté pendant la
révolution de se produire aussi comme auteur. Le 11 octobre 1792 ,
on joua sur le théâtre de la rue de Richelieu l'Avénement de Mustapha
au trône, ou le Bonnet de Vérité , comédie en un acte et en vers .
Cette pièce oubliée aujourd'hui , et qui n'a pas étéimprimée, était de
MM. R** et Dugazon ; ce dernier en avait fait les couplets. Le 25 du
même mois , on représenta sur le même théâtre l'Emigrante ou le Père
Jacobin , comédie en trois actes et en vers ; l'auteur y jouait le principal
rôle . Nous ne croyons pas que cette pièce ait été livrée à l'impression.
Un an après , il fit jouer le Modéré , comédie en trois actes
et en vers . C'était encore une pièce de circonstance . Elle a été imprimée
chez Maradan , in-8 ° . Les curieux peuvent , sur ces ouvrages ,.
consulter l'Histoire du Théâtre-Français , par Etienne et Martainville
(tome III , page 13 à 20 et 125 à 128. )
Dugazon avait un talent singulier pour raconter des histoires plaisantes.
Il prenait tous les tons , imitait toutes les physionomies avec
une grande vérité . On croyait voir , entendre les personnages dont il
racontait les aventures . Ce talent le faisait rechercher des sociétés où
l'on aimait à rire,
Nous avons encore des éloges à lui donner sur son talent à former
des acteurs , même tragiques. Il a été le maître de déclamation de
Mile Gros , actrice du Théâtre-Français , et de quelques autres .
A. J. Q. B.
OCTOBRE 1809. 503
POLITIQUE.
La cour de Pétersbourg a fait publier solennellement
dans la capitale la nouvelle de la conclusión de la paix
avec la Suède. Toutes les bases qui avaient été proposées
par laRussie ont été acceptées ; la réunion de la Finlande
à l'Empire de Russie est confirmée ; la ville de Tornea , et
le fleuve qui porte ce nom , sont reconnus pour limites des
deux monarchies . Les ports suédois sont fermés aux Anglais
. Un Te Deum solennel a été chanté à cette occasion ,
et M. de Romanzow , négociateur et signataire du traité
de paix , a été élevé à la dignité de Chancelier de l'Empire ,
première des dignités dans l'ordre civil .
sera
L'empereur Alexandre , en ordonnant cette publication ,
paie unjuste tribut de reconnaissance à la divine Providence
qui a béni les armes de son peuple. Il signale la
contrée nouvellement réunie à son Empire comme une
acquisition précieuse : ses habitans sont actifs , laborieux ,
industrieux; le pays est fertile ; ses ports , ses forteresses ,
ses arsenaux sont en bon état , et la gloire dont l'armée
russe s'est couverte , dans la campagne difficile qu'elle a
soutenue dans ces climats , ne le cède qu'à l'utilité et à
l'importance de la conquête. Au surplus , après l'échange
des ratifications , le ttrraaité de paix publié avec un manifeste
particulier. Cette paix qui est proclamée avec éclat à
Pétersbourg estnommée fatale à Stockholm , où ses funestes
résultats sontjustes comme ils doivent l'être . La faute de
l'ancien gouvernement s'y dévoile à tous les regards , et
l'alliance de l'Angleterre est enfin jugée : on calcule que
cette alliance qui n'a jusqu'ici enfanté, pour ceux qui l'ont
souscrite , que des dangers sans secours , et des pertes
sans dédommagement, coûte à la Suède plus qu'elle n'avait
perdu depuis Charles XII;et dans cet état de choses si
affligeant pour la nation , on n'a d'espoir que dans les
efforts soutenus que fera le nouveau gouvernement pour
réparer les pertes éprouvées , du moins par le rétablissement
de la paix avec les autres puissances voisines .
Ce voeu , qu'on peut à juste titre nommer national , ne
tardera pas à être accompli. Le système du cabinet suédois
est changé , et il en était tems . Le voeu de la nation
504 MERCURE DE FRANCE ,
1
a porté au trône le duc de Sudermanie au moment où une
fausse politique avait conduit l'Etat au bord du précipice .
Cette politique est abjurée ; celle qui lui succède peut rendre
à la Suède son existence , son indépendance , sa prospérité.
En effet , la paix avec la Russie n'est que le prélude
heureux de celle qui va réunir les pavillons du nord
comme un seul et unique faisceau contre celui qui prétend
les tenir tous humiliés. Il est hors de doute que la Suède
va traiter avec le Danemarck , négocier avec la Prusse , et
obtenir de la France l'oubli du passé. On remarque que
déjà un major suédois , envoyé pour un échange de prisonniers
, est arrivé à Hambourg ; cet officier était autrefois
au service de France . Le ci-devant roi est toujours dans sa
retraite : il paraît qu'il ne quittera le royaume qu'après la
conclusion de la paix de la Suède avec les puissances continentales
. Le nouveau roi signale son avènement par des
réformes , des économies , et des ordres pour la révision de
certains actes administratifs ou judiciaires de l'ancien gouvernement.
De leur côté , les Etats -Unis se rapprochent ,
autant qu'il leur est possible, des puissances du nord , en apportant,
pour première garantie de leurs dispositions amicales
, le ressentiment que doit leur inspirer la conduite des
Anglais à leur égard. Leur ambassadeur en Russie , M.
Adams , est arrivé à Copenhague. Les Américains font
plus , ils repoussent le ministre anglais , M. Jakson .
Taut porte donc à croire qu'en soutenant noblement la
lutte dans laquelle l'honneur et leur intérêt bien entendu
les engagent , les Américains ne perdront pas de vue les
paroles mémorables que leur a adressées S. M. l'Empereur
des Français , par l'entremise de son ministre des relations
extérieures , que les intentions et les motifs de ce monarque
seront jugés , ainsi que les actes dont la lettre fait mention,
et que , conformément aux sages avis et aux utiles encouragemens
qu'elle renferme , les Anglais vont bientôt trouver
dans le nord des deux hémisphères une longue chaîne tendue
, où vieennddrroonntt ss''aarrrrêêtteer leurs vaisseaux et échouer leur
orgueil.
Qui les dédommagera des pertes immenses dont les menace
cette prochaine coalition , ce concert de la raison , de
la justice , du droit des gens contre une inexcusable violation
de tous les droits , contre une prétention révoltante
sur laquelle eux-mêmes ne peuvent être de l'avis de leur
ministère, égaré par la haine et par la passion ?
OCTOBRE 18og . 505
Est-ce la gloire de l'expédition de l'Escaut qui rachètera
pour leur commerce les sacrifices auxquels il faut s'attendre
dans le nord ? est- ce le succès de leurs troupes en Espagne
qui compensera les désastres de Walcheren ?
Ce nom de Walcheren ne peut plus être prononcé à
Londres qu'avec un sentiment de terreur à la fois et de pitié ;
les lettres écrites de cette île , par les malheureux qui y
attendent avec l'impatience du désespoir l'ordre de revoir
leur patrie , éclairent moins encore sur les intentions du
ministère que sur la situation des infortunés qui y ont été
sacrifiés .
Quels sontles nouveaux ministres ? L'administration estelle
totalement renouvelée ? Les principes qu'elle a suivis
seront-ils continués en tout ou en partie ? On s'est adressé,
pour former le ministère , à beaucoup de personnes . Amis
ou ennemis , on a frappé à toutes les portes : personne n'a
répondu . Le poste est périlleux , et la situation des affaires
est telle qu'il faut une extrême témérité pour oser soutenir
les premiers débats qui vont rendre les séances du parlement
si importantes , et peut-être si décisives dans la
grande lutte que soutient l'Angleterre. Quoi qu'il en soit ,
en conséquence du refus positif de lord Grenville et de
lord Grey d'entrer au ministère , s'il n'était pas entiérement
renouvelé , les membres restans de la dernière administion
ont tenu conseil , et il a été résolu de mettre sous les
yeux de S. M. l'arrangement qui suit : M. Perceval , premier
lord de la trésorerie et chancelier de l'échiquier ; lord
Harwbi , secrétaire-d'état pour le département des affaires
étrangères , à la place de M. Canning ; M. Robert Dundas
au département de la guerre , à la place de lord Castlereagh.
Ainsi la dispute entre M. Perceval et M. Canning est terminée
en faveur du premier.
Sur ces entrefaites, le corps municipal s'est assemblé le
26 septembre , pour entendre le rapport de son comité sur
la manière de célébrer , le 25 octobre prochain , le jour où
S. M. achèvera la cinquantième année de son règne . Les
débats qui ont eu lieu à cet égard sont extrêmement piquans
: les moeurs anglaises y sont empreintes ; l'on n'est
nullement surpris de voir les honorables aldermanns discuter
longuement , et souvent assaisonner de traits singuliers
et d'expressions fort originales la grave question de
savoir , si l'on dînera aux frais de la corporation , ou si
Ton dînera en payant chacun son écot, ou même si l'on
506 MERCURE DE FRANCE ,
dînera le jour de la cinquantaine célébrée ; mais à celte
discussion se mêlent , comme l'on peut bien s'y attendre ,
des considérations qui , dans la bouche des orateurs de la
cité , ont une bien autre importance que la question principale.
Il intéresse peu de savoir si l'on est gourmand à
Londres , comme le soutient M. Hearn , ou si ce dernier
ne va point à l'église , comme le lui fait observer M. Griffitsh
, ou si un dîner est un témoignage de reconnaissance
qui plaît à la Divinité , comme le soutientM. Dickson ; il
s'agit de savoir quelle impression font les circonstances sur
les honnêtes marchands de Londres , et quelles idées on a
de la politique du cabinet dans les comptoirs de la cité .
Orles discours prononcés n'ont rien laissé à désirer à cet
égard. M. Waithman, par exemple , s'est exprimé sous ce
rapport avec une franchise toute particulière : il a successivement
examiné l'état de l'Angleterre sous le rapport
des taxes , des revenus , des possessions , des alliances ,
de l'agriculture et du commerce pendant le règne de S. M.;
il s'est , à chaque partie de la discussion , demandé en quoi
le gouvernement pouvait être félicité , sur quelle partie de
ses actes il pouvait mériter des éloges , sous quel rapport
la nation pouvait célébrer un jubilé dans les dispositions
que ce mot annonce. La partie des impositions , sous le
poids desquelles gémit l'Angleterre , a sur-tout été traitée
par l'orateur enhomme auquel la matière est familière
en contribuable que le trésor public presse et atteint sous
mille formes différentes .
,
Beaucoup d'autres membres ont parlé dans ce sens avec
plus ou moins d'énergie et d'originalité . M. Millér a surtout
singulièrement égayé l'assemblée en rappelant un mot
de l'arlequin auquel ,un jour de fête , un Parisien dit que
l'illumination est pour tenir le peuple dans l'obscurité. On
conçoit que l'orateur n'a voté ni pour l'illumination , ni
pour la réjouissance . Le tout a cependant été ordonné , ou
plutôt consenti. Mais , puisqu'il s'agit d'illumination ou
d'obscurité, pour suivre la figure de M. Miller et celle d'arlequin
, il est sensible que les discours des membres da
corps municipal contre les ministres , porteront plus de
lumières dans toutes les classes du peuple de Londres ,
que l'illumination n'y répandra d'obscurité.
Pour connaître mieux encore l'état de ses affaires sur le
continent , l'Angleterre attend le retour probablementmo
-mentané de lord Wellesley déjà arrivé à Badajoz , et salné
OCTOBRE 1809 . 507
parla junte de cette ville. On apprend que l'armée est dans
l'impossibilité de réparer ses pertes , qu'elle est dans une
inaction absolue ; et que déjà la part prise par les Anglais
dans les dernières affaires , le ton de leurs généraux et de
leurs négociateurs avaient produit l'effet que nous en attendions
et que nous avons fait pressentir il y a quelque tems .
Les Anglais commencent à n'être plus jugés comme des
auxiliaires impuissans , mais comme des hôtes intéressés et
des amis dangereux. Voici ce qu'une correspondance authentique
de Madrid fait connaître à cet égard.
,
« Ilparait queles Anglais , après s'être convaincus à diverses reprises
de ce qu'ils avaient à espérer du courage et de l'expérience militaire
des insurgés de ce pays , quand il s'agissait de les secónder , ontgrensé
qu'il valait beaucoup mieux avoir à les combattre , que de se faire
battre pour eux. Suivant les bruits de Madrid , ils auraient déjà fait ,
dans cette nouvelle résolution une tentative contre Cadix , et se
seraient , dit- on , attiré Venegas sur les bras . Ce général de la junte re
peut trouver une plus belle occasion de venger la honte de sa défaite
d'Almonacid. En attendant , les fidèles alliés contre lesquels il marche ,
seront probablement dédommagés de la perte des canons et des équpages
que leur retraite précipitée de Talavera les a forcés d'abandonne .
Dans ce cas , les plaintes amères de Wellesley ne seraient pas moins
qu'un manifeste contre les meneurs de Séville ; et ce général se serait
empressé de donner un motif plausible aux pompeuses qualifications
que son gouvernement s'est plu à lui prodiguer aux dépens de l'Espagne
et de la vérité. On pouvait présager une pareille issue ; et rien
ne serait assurément plus extraordinaire que de voir la bonne intelligence
subsister entre des pirates et des factieux. Nous aimons à croire
qu'éclairés sur leurs intérêts et sur les suites funestes d'une confiance
insensée , les Espagnols , ceux même qui sont égarés par les passions
les plus furieuses , commencent à reconnaître quels sont leurs véritables
ennemis . »
Si le gouvernement du roi Joseph est désormais tranquille
sur les entreprises des Anglais et sur leur union
avec les insurgés , il reçoit aussi du ministère les renseignemens
les plus rassurans sur l'état des finances , et sur
les ressources que peuvent produire les dispositions prudentes
et énergiques à la fois de S. M. Il intéresse sous
plusieurs rapports de faire connaître cette situation avec
quelque détail.
La dette de l'Espagne tant viagère que perpétuelle , en compre
508 MERCURE DE FRANCE ;
nant les arriérés qui ne portent point intérêt , s'élève à 7,194,266,839
de réaux. ( Le réal vaut à peu près 5 sous de la livre de France. ) Les
rentes à payer annuellement montent , pour la dette constituée , à
155,682,743 ; et pour le viager , à 63,908,730 .
>> Or , d'après les bases arrêtées relativement à l'adjudication des biens
nationaux , le produit de ceux qui restent à vendre , ne peut être
moindre de 9,656,147,406 de réaux.
» Le ministre établit que , quand même on n'eût point eu recours à
la suppression des couvens et aux confiscations commandées par la
nécessité de réparer , aux dépens de leurs auteurs , les maux de l'Etat
, ses ressources eussent été suffisantes pour acquitter la dette nationale
. L'estimation des édifices et la réduction progressive du clergé
régulier , ne sont même pas portées dans ses calculs : « Sire , Votre
> Majesté peut se flatter , ajoute le rapporteur , de voir , dans l'espace
> de deux ans , le crédit de la couronne entiérement rétabli , et ses
> créanciers satisfaits , soit qu'ils préfèrent des propriétés , soit qu'ils
>> se bornent à la perception de leurs revenus ; elle verra disparaître
> cet engorgement occasionné par les valès-royaux dans la circula-
>tion , qui n'admet de papiers que ceux que légitime une entière
> confiance : cette confiance , ellc la verra renaitre avec l'activité des
> grandes associations , de la banque , des corporations d'artisans ,
> victimes , jusqu'à ce jour , de l'influence qu'exerçait sur elles l'ancien
> gouvernement : enfin elle arrivera à cette époque si désirée , où il
> lui sera possible de supprimer , de modifier du moins des impôts
> onéreux , et de n'écouter que la libéralité de ses principes et la
> générosité de son coeur royal , pour rouvrir toutes les sources de la
> prospérite publique. »
PARIS .
Les décrets qui donuent à M. de Montalivet le ministère
de l'intérieur , et les ponts et chaussées à M. Molé ,
ont été publiés officiellement. M. de Montalivet a prêté
serment entre les mains du prince archi-chancelier , et a
reçu le portefeuille du ministre de l'intérieur par intérim .
-En même tems , un sénatus- consulte , rendule 5 de ce
mois , et qui met à la disposition du Gouvernement 36,000
conscrits pris dans les classes de 1806 , 1807 , 1808 , 1809
et 1810 , a été promulgué dans les formes ordinaires ; ils
OCTOBRE 1809. 509
pourront être mis de suite en activité . Cet appel fait , les
classes désignées sont entiérement libérées .
-Un autre acte du Gouvernement a fixé l'attention auplus
haut degré ; il rappelle un événement malheureux dans les
annales de notre marine , le combat naval à l'île d'Aix , livré
le 22 juin , et consacre , par un mélange de justice , d'indulgence
et de sévérité , un grand exemple donné aux marins
français . Par décret de S. M. , un conseil de guerre
maritime a été convoqué à Rochefort pour prononcer sur
la conduite de quatre capitaines prévenus de n'avoir pas fait
leur devoir dans l'engagement dont il s'agit. Le conseil s'est
réuni sous la présidence du contre-amiral Bedout , le
contre- amiral l'Hermite faisant les fonctions de rapporteur
et de procureur impérial. Jamais procédure de cette
sorte n'a obtenu une publicité plus complète et plus absolue
. Huit feuilles supplémentaires du Moniteur ont été employées
à donner continuellement tous les actes de cette
procédure , les interrogatoires des témoins , ceux des accusés
, leurs défenses , les réquisitions du ministère public ,
les opinions motivées de chaque membre du conseil , enfin
le jugement qui est intervenu. La marine française assiste
ainsi toute entière au débat qui l'intéresse , et au jugement
provoqué par ses chefs contre des officiers dont la
conduite n'a pas répondu à l'attente du Souverain , et garanti
l'honneur du pavillon. Les dernières paroles du contre-
amiral rapporteur sont , à cet égard , très - remarquables .
« Jamais , dit-il , la marine n'avait offert le déplorable spectacle
de vaisseaux abandonnés dans le péril , et incendiés
sous le pavillon de l'ennemi ; mais il n'est personne de
nous qui ne puisse assurer que de pareils événemens ne se
renouvelleront pas .
» Non , messieurs , iln'est pas un marin quine soit prêt à
sacrifier sa vie pour notre auguste Maître , le guide et
l'exemple des braves , accoutumé à n'user du pouvoir souverain
que pour offrir des encouragemens et distribuer des
récompenses . L'Empereur attend qu'en intéressant sa munificence
par des actions généreuses , nous consolions
son grand coeur d'un acte de sévérité que commandait la
justice. "
En exécution du jugement rendu, M. le capitaine Lefort
, commandant le vaisseau de S. M. le Calcutta , apayé
de sa tête le crime d'avoir abandonné ce bâtiment en présence
de l'ennemi. Le capitaine Proteau , commandant
510 MERCURE DE FRANCE ,
l'Indienne, a été condamné à trois mois d'arrêts simples
pour avoir mis le feu à son bâtiment avec trop de précipitafion
. Son épée lui a été rendue. Le capitaiue Lacaille, commandant
la Tourville , pour avoir abandonné momentanément
son vaisseau , a été rayé de la liste des officiers de la
marine et de la légion d'honneur , et condamné à deux ans
de détention .
Le capitaine Clément la Roncière a été honorablement
acquitté de toute accusation .
-Un plus heureux sujet va nous occuper, et nous n'avons
plus qu'à nous rendre les interprètes de l'allégresse et de la
reconnaissance publique ; tous les doutes sont levés, toutes
les incertitudes ont cessé . La paix a été signée le 14 octobe
, jour heureux à la France , troisième et glorieux anniversaire
des journées où la Prusse et l'Autriche ont vu leurs
armées anéanties et humiliées , de la bataille à jamais décisive
d'Jéna, de la capitulation à jamais fameuse de trentecinqmille
hommes renfermés dans Ulm. L'anniversaire de
ces journées terribles devait être un jour de bonheur. Le génie
de Napoléon a ainsi réglé le sort des négociations
comme celui des batailles . Le Moniteur a cependant gardé
le silence sur cet événement ; il ne donne , au moment où
nous écrivons , que des nouvelles du 13. Mais la nouvelle
était télégraphique , et elle a tous les caractères de l'authenticité.
S. M. l'Empereur et Roi est désormais attendue à
chaque instant. On présume qu'elle descendra au palaisde
Fontainebleau , et qu'elle ne viendra recevoir que dans
quelques jours les acclamations de sa capitale.
ANNONCES .
La' seizième et dix-septième livraison du magnifique ouvrage de
M. Balthazar Solvyns sur les Hindous vient de paraître . Les deux précédentes
nous avaient représenté , entr'autres objets intéressans , les
costumes des femmes de différente classe , et nous avaient donné une
idée des ressources de la coquetterie d'une Hindoue . Celles-ci sont
entiérement consacrées à peindre les faqhyrs dans leurs nombreuses
variétés , dans leurs ridicules pratiques , dans leurs postures extraordinaires
, enfin dans toutes les bizarreries qu'ont pu imaginer la plus sotto
superstition et le fanatisme le plus outré. Nous ne pouvons mieux en
OCTOBRE 1809 . 511
donner une idée au lecteur qu'en copiant ce que dit l'auteur , lorsqu'après
avoir représenté un assez grand nombre de ces faqhyrs il dit
de ceux qu'il appelle Oudoubahous . « Nous avons déjà dans la livrai-
> son précédente passé en revue quelques espèces de faqhyrs : mais
> ce sont encore des gens raisonnables , en comparaison de ceux dont
> les folies fontle sujet de cette gravure . On en voit deux sur le pre-
» mier plan. I'un tient continuellement un bras en l'air ; l'autre a les
> mains jointes au-dessus de la tête sans les jamais séparer , en sorte
> que les ongles se sont tellement allongés qu'ils sont entrés dans la
> chair des bras : non content de ce supplice affreux , ce même faqhyr
» s'est aussi imposé le voeu de tenir pour jamais ses jambes croisées.
>>Cette position est si gênante , et il la garde si rigoureusement , que
> pour manger il est obligé de se faire mettre sa nourriture dans la
> bouche. Il semble que les faqhyrs rivalisent entr'eux par de nouvelles
> inventions de tourinens et de supplices . En voici sur la même gravure
> un troisième qui se transporte d'un temple à un autre , éloigné quel-
> quefois de plusieurs centaines de lieues , non à pied, mais couché
» sur le dos , et en se retournant de tout son corps pour avancer un
* peu . Non moins fort que son camarade , celui qui est à sa droite , a
> fait le voeu de parcourir une distance semblable , mais en reculant
> constamment de deux pas , après en avoir fait trois. Plus loin -est
> un faqhyr qui s'est laissé enchainer à un arbre , afin de rester dans
> cette attitude jusqu'à sa mort. Auprès de celui-là en est un autre
> qui s'est fait un devoir de regarder Axement tous les jours de sa
* vie le soleil depuis son lever jusqu'à son coucher et de suivre des
> yeux sa course journalière sans jamais les en détacher. A quelque
> distance de là on remarque deux autres dévots , dont l'un se cou-
> che toujours sur un lit hérissé de pointes de fer , et l'autre passe
» sa vie à réciter des prières sans discontinuer un moment , etc. »
,
,
Tous ces oblets curieux sont représentés avec une vérité frappante ;
on voit que l'auteur ne les peint pas seulement tels que l'imagination
pourrait les lui offrir ou même tels que la mémoire pourrait les lui
rappeler après en avoir vu un grand nombre, mais étant sur les lieux et
ayantles objets sous les yeux, de sorte , par exemple , que les représentations
sont en général de véritables portraits , observation qui peut s'appliquer
à presque toutes les nombreuses figures de cet ouvrage . L'auteur
le continue toujours avec le même zèle et le même succès , et
se rend de plus en plus digne de la protection que le gouvernement
a daigné lui accorder , de l'accueil du public , et de l'éloge qu'en' a
fait , à la dernière séance publique de l'Institut , le secrétaire perpétuel
de la classe des Beaux-Arts , dans son intéressant rapport sur les
.
512 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 180g .
travaux de cette classe , et les principaux ouvrages qui ont illustré les
arts dans le courant de cette année.
L'Ecossaise expatriée , nouvelle traduite de l'anglais , de Catherine
Selden , auteur de Séréna , etc. Un vol. in-12 . Prix , I fr . 80 c. , et
2 fr. 55. c. franc de port. A Paris , chez Maugeret fils , imprimeurlibraire
, rue Saint-Jacques , nº 38 , et salle Dauphine , nº 1 , palais
dejustice.
La morale des Poëtes , ou pensées extraites des plus célèbres poëtes
latins et français ; par M. Moustalon. Un vol. in-12 , de plus de 500
pages , très -bien imprimé. Prix , 3 fr . 50 e. , et 4 fr . 60 c. franc de
port. AParis , chez Lebel et Guitel, libraires , rue des Prêtres -Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº 27 , en face de la place de l'église ; Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ; et à Versailles , chez
Angé , libraire , rue Satory , nº 88.
Suite de la collection des auteurs classiques , latins et
grecs , du fonds de MM. Treuttelet Würtz , libraires à
Paris et à Strasbourg .
AUTEURS GRECS .
ΑΡΙΣΤΟΤΕΛΗΣ , Aristotelis Opera omnia , Græce , ad optimorum
exemplarium fidem recensuit , annotationem criticam
, librorum augmenta , et novam versionem Latinam
adjecit. Jo . Theoph. Buhle. vol . 1 à 5. pap. collé , .....
fr. c.
42
60 Papier fin ,
ΑΘΗΝΑΙΟΣ , Athenæi Deipnosophistarum libri quindecim.
Ex optimis Codicibus Manuscriptis bibliothecæ Impérialis
Parisinæ nunc primum collatis emendavit, et nova versionne
Latina, Animadversionibus Is . Casauboni aliorumque doctorum
vivorum et suis , commodisque Indicibus illustravit
Joh . Schweighæuser , 14 vol. pap . collé , ............. 192
- ( Dudit auteur une traduction française , voyez plus bas . )
ΔΙΟΔΩΡΟΣ , Diodori Siculi Bibliothecæ historicæ libri qui
supersunt , e recensione Petri Wesselingii, cum interpretatione
Latina Laur. Rhodomani atque annotationibus variorum
integris Indicibusque locupletissimis . Nova editio ,
cum commentationibus III. Chr. Gottl . Heynii et cum argumentis
disputationibus Jer. Nic. Eyringii . vol. 1 à 10. pap .
collé .......
---- Papier fin ,
....
85
122
( Lar suite au N° prochain . )
ע
MERCURE
DE FRANCE .
•DAPT
DE
LAS
N° CCCCXXXII .-Samedi 28 Octobre 1809.
POÉSIE .
MA FUITE DU COLLÉGE .
Au fond d'un noir collége à neuf ans relégué ,
De maîtres poursuivi , de leçons fatigué ,
Tous les jours , de l'ennui buvant la coupe amère ,
Je regrettais les soins , les baisers de ma mère ;
Je regrettais l'asyle où , du matin au soir ,
Jouer , manger , dormir , était mon seul devoir .
« De quel droit , me disais-je , un pédant en soutane
>> Vient- il flétrir mon front de ses oreilles-d'âne ?
> De quel droit , sous les coups de la verge ou du fouet ,
> Se fait-il de mes pleurs un barbare jouet ?
> Un enfant , d'un Caton doit-il avoir l'air grave ?
>> Parce qu'il est tyran , me prend-il pour esclave ?
> Est- ce ma faute à moi si je ne comprends pas
>> L'esprit des substantifs et la grâce des cas ,
> Si je confonds l'adverbe avec la particule ,
> Enfin , si conjuguer me paraît ridicule ?
> Qui pourrait y tenir ? Pourtant je ne dis mot
>> Des éternels pensums , du ténébreux cachot ;
> Je passe le supplice où la verge attentive
> Suit et cherche à frapper une main qui s'esquive ;
> Je ne prends point au grave , en censeur assez doux ,
» Le châtiment impie où l'élève à genoux ,
» Par un indigne culte , au milieu de l'école ,
> D'un maître redouté semble implorer l'idole .
> Je me tais ; mais je veux quitter l'antre proscrit
» Où l'on vend la sottise , en promettant l'esprit
» Je le veux , c'en est fait: dès que la nuit obseure ,
Kk
5 .
cen
514 MERCURE DE FRANCE ,
>>A son tour , au eachot aura mis la nature ,
> Moi , je brise mes fers et fuis l'affreux séjour ,
> Maman , où l'on ne peut vous montrer son amour. »
Conspirer est aisé , réussir difficile ;
Pour un pas qu'on avance , on en recule mille ;
Il faut du front , du coeur ; mais que peut un enfant
Qui s'attaque en aveugle au fort qui se défend ?
Or , aux portes campé , veillait , d'un oeil sévère ,
Undogue à face humaine , implacable Cerbère ,
Furieux de sa chaîne et de l'obscur séjour
Que jamais d'un rayon ne visita le jour ;
Furieux , dans sa faim , de samince pitance ,
Furieux , dans sa soif, de sa froide abondance..
Pour tromper ses regards , dans l'ombre de la nuit ,
Je me glisse en rampant aux pieds de son réduit :
Me voilà libre enfin ! ... Mais où trouver asyle ?
D'un enfant inconnu qui voudra dans la ville ?
Ou , si quelqu'un m'accueille , aisément deviné ,
Je crains d'être au collège à l'instant ramené.
Qu'eussiez-vous fait , lecteur ? Pour moi , dans la campagne ,
Je vais chercher mon gite au pied d'une montagne .
Là s'étendait un bois dont la profonde horreur
Convient au fugitif et charme le voleur ;
Bois vaste , où , vers le centre , un chêne au vert feuillage
Offrait de ses rameaux l'hospitalier ombrage .
Je me couche à ses pieds , invoquant le sommeil ,
Mais en vain : tout-à-coup , de son éclat vermeil ,
Comme une étoile au ciel , une faible lumière ,
En rayons inégaux , vient frapper ma paupière .
Inquiet , je l'observe : ô prodige glaçant !
Cette lumière marche et croît en s'avançant !
Alors jen'y tiens plus : au chêne je m'accroche ;
Des pieds , des mains , je grimpe; enfin , de proche en proche,
Sanglant , j'arrive au haut. Là , comme d'une tour ,
Promenant mes regards sur les bois d'alentour ,
Je revois ma lueur de sinistre présage ,
Que suit de vingt brigands l'effrayant assemblage.
11
L'un traînait un baril ; l'autre , au bout d'un bâton ,
Sur son dos abaissé , transportait un mouton ;
OCTOBRE 1809.. 515
Tous marchaient , à grands pas , vers l'arbre remarquable
Qui prêtait à ma peur un abri secourable .
Ciel , protège un enfant ! préféré parmi tous ,
Cet arbre , ce même arbre était leur rendez- vous ! -
Ils arrivent : je vois , je vois leur troupe infâme !
D'un bois sec qui pétille ils excitent la flamme ,
Et bientôt une main qui tourne avec lenteur ,
Sur deux appuis fourchus d'une égale hauteur ,
Du mouton en travers exposé sur la broche ,
Rôtit le corps fumant qui fuit et qui s'approche.
Cependant sur mon arbre assez mal affourché ,
De l'aspect des brigands sur-touteffarouché ,
Tremblant au moindre bruit , retenant mon haleine ,
Je n'osais remuer et respirais à peine .
Mais qui peut résister aux arrêts du destin ?
Alors qu'un feu plus vif avance leur festin ,
Le vent mal dirigé , de l'ardente ramée
Vers mon nez trop sensible élève la fumée :
J'éternue à grand bruit !!! Tous les yeux sont en l'air ;
Moins promptest le clin -d'oeil , moins rapide est l'éclair ;
On se lève , on s'approche , on voit , sous le feuillage ,
L'oiseau nouvellement échappé de sa cage .
Par la mort , dit le chef , nous sommes observés :
» Qui va là ? qui se cache en ces lieux élevés ?
» Répondez , descendez , ou bienje vais moi-même ... »
Hélas ! j'étais muet en ce péril extrême .
Le voilà donc sur l'arbre , en un saut , élancé ;
Il arrive au sommet par son poids balancé ,
Et , d'un bras vigoureux , m'attirant en arrière ,
Me force de rouler , non de descendre à terre .
Muse , raconte icile rire triomphant
Qui partit en éclats , à l'aspect d'un enfant
Dont l'âge encor si tendre et l'air plein d'innocence
Écartait du péril la frivole apparence .
Pourtant on m'interroge , et moi , pâle , interdit ,
Je réponds qu'échappé du collége maudit ,
Je cherche , dans ces bois , une retraite sûre .
Le fait paraît plaisant et chacun me rassure.
Le rôt , en ce moment, pénétré de chaleur .
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ;
Par l'odeur de ses sucs , par l'or de sa couleur ,
Annonce à l'appétit la joyeuse nouvelle
Que Vulcain a dompté sa crudité rebelle .
On s'assied à l'entour , on mange , et du tonneau
On tire une liqueur qui trouble le cerveau.
Je laisse à deviner les propos détestables ,
Les juremens affreux , les projets exécrables ,
Qui , du vin et du lieu , tirant un libre cours ,
Partaient , se confondaient , échauffaient leurs discours.
Tels , soumis aux brigands que Rollando gouverne ,
Les entendait Gil-Blas , dans sa noire caverne ;
Comme lui , dans mon coeur , en secret frémissant ,
Par air , j'étais complice et par goût innocent .
Enfin tous sont repus , la barique est vidée ;
Apartir , de ce pas , la troupe est décidée ;
Un seul point la retient : que fera- t-on de moi ?
« Le salut général est la suprême loi , »
Dit un drôle aux yeux noirs , « consultons la prudence;
» Il vaut mieux assurer qu'espérer le silence ;
>> Point de fausse pitié : l'on ne peut avoir tort ,
> Lorsque , pour l'éviter , on sait donner la mort.
> Vous m'entendez , j'espère : ainsi , malgré son âge
> Et l'air intéressant de son heureux visage ,
> Si j'en suis cru par vous , cet enfant périra ,
> Et de nous chez les morts seulement parlera . »
Il dit : à son avis qui paraissait fort sage
Chacun applaudissait et joignait son suffrage ,
Quand le chef( qui l'eût cru ? ) prenant un ton plus doux
Dit : « Voyez , més amis , un enfant à genoux;
» Il implore sa grâce , ah ! nous pouvons la faire ;
> J'en conçois un moyen qui ne peut vous déplaire ;
» Car enfin que craint-on ? qu'il n'observe nos pas ?
» Eh bien ! pourquoi fermer ses yeux par le trépas
> Voyez-vous ce baril ? Le traîner embarrasse ;
> De ses flancs arrondis qu'il occupe l'espace ,
> Qu'on l'y scelle , et qu'ainsi dûment emprisonné
>> A sa bonne fortune il soit abandonné .
> Que verra-t- il alors , et qu'importe qu'il vive ?,
1
Le conseil est goûté de la troupe attentive .
OCTOBRE 1809. 517
1
Al'ouvrage aussitôt tous appliquent leurs bras .
Le fonds sollicité saute sans embarras ;
Un abime est ouvert , on m'y plonge , on m'y scelle ,
Et je crains , pour mes yeux , une nuit éternelle.
Alors succède aux voix un murmure incertain ,
Au murmure , un bruit sourd qui meurt dans le lointain ;
Tout se tait, je suis seul ; mais non moindre est ma peine ,
Non moins triste mon sort et ma vie incertaine ..
Hélas ! pour respirer , je n'avais , comme on voit ,
De mon obscur baril que l'orifice étroit ;
Ma bouche s'y collait et cherchait avec peine
Un peu d'air qu'au passage aspirait mon haleine ;
Je me désespérais .... lorsque , tout près de moi
J'entends venir , flairer , roder , je ne sais quoi ,
Qui , flairant et rodant , promène sur ma bouche
Comme un léger duvet qui la flatte et la touche .
A ce tact inconnu , je recule soudain ,
Et , portant en avant une inquiète main ,
Je saisis par hasard , sans dessein , sans adresse
Unequeue à longs poils de la plus belle espèce ,
Souple et noble ornement , avec grâce attaché ,
D'un renard , en ces lieux , par l'odeur alléché.
,
3
f
L'animal d'opérer sa retraite brillante ;
Il entraîne avec lui ma prison sautillante ,
veral
Qui , tantôt contre un arbre et tantôt contre un roe ,
Dans ses flancs résonnans recevant quelque choc,
Devait , en se brisant , selon touțe apparence ,
Opérer du captif l'heureuse délivranee .
Cet espoir me plaisait ; puis , à ne rien celer ,
Je goûtais , en enfant , cette façon d'aller.
Bref, au premier matin , en ce tems où l'aurore ,
Sans refuser le jour , en est avare encore ,
Uncraquement subit éparpille en débris
Les cercles du baril et ses frêles lambris ;
Tout tombe , je respire et revois la lumière,
J'adresse alors au ciel ma fervente prière ,
Et , sauvé du péril , par un juste retour ,
En lâchant le renard ,je le sauve à mon tour.
Mais voici le plus beau : dans la vaste étendue
Du tableau qui d'abord vient s'offrir à ma vus ,
518 MERCURE DE FRANCE ,
Quel objet, croyez-vous , blanchi d'un faible jour ,
Me frappe , me surprend ?... C'était le doux séjour
Où demeurait maman , auquel tendait ma course ,
Enfin de mes malheurs le terme et la ressource ;
Lieu charmant où j'allais , dans un heureux loisir ,
Réparer les momens dérobés au plaisir.
J'y cours d'un pied léger , savourant par avance
Le bonheur qu'à coup sûr va causer ma présence .
Hélas ! je m'abusais ; lentement introduit
Au chevet de maman d'abord on me conduit ,
Qui , malgré l'intérêt de ma touchante histoire ,
Malgré tous mes périls , et malgré ma victoire ,
Malgré baril , renard , jette sur moi des yeux
Où je lis , en tremblant , son courroux furieux.
Elle ne goûte point le précoce héroïsme
D'un Brutus de neuf ans qui fuit le despotisme ,
Prétend qu'on obéisse et qu'on ne dise rien ,
Que tout ce qu'on m'a fait n'était que pour mon bien ;
Et , pour mieux le prouver , selon nos moeurs premières ,
Me fait par sa Marthon donner les étrivières.
C'est peu : vers mes tyrans , sur un grand palefroi ,
En croupe, un vieux laquais m'entraine plein d'effroi.
Je revois le séjour des pleurs , de l'esclavage ,
Mon dogue furieux de sa faim , de sa cage ;
Je revois la férule attentive à ma main ;
Les maîtres , les leçons , vont reprendre leur train ;
Et la porte sur moi , pour un durable terme ,
Sans pitié , sur ses gonds , tourne , crie et se ferme.
:
Ainsi finit , lecteur , le funeste roman
De mes projets fameux sur l'amour de maman ;
Ainsi, fouetté , repris , content comme on suppose ,
Des épines meurtri , sans avoir vu la rosé ,
Suis-je un sanglant avis aux enfans à venir
Qu'enfermés au collége , ils doivent s'y tenir ?
L. DE P ...
OCTOBRE 1809. 519
ENIGME .
DANS des lieux consacrés à chanter le Très-Haut ,
Un homme décoré d'un rouge ou blanc manteau ,
M'annonce à demi-voix , et comme en confidence ,
Au président de la séance ,
Qui me répète , haussant un peu le ton;.
Puis tout-à-coup rompant la conversation ,
A l'honorable assistance
L'homme au manteau , qu'accompagne un second ,
Entonne , en forme de romance ,
Un autre air que chacun continue en cadence ;
En observant pourtant , lecteur ,
Que l'assistance chante en choeur .
Dès que la chanson est finie ,
On entend aussitôt toute la compagnie ,
Quime reprenant en refrain ,
Sans mystère conduit moi , mot d'ordre , à sa fin.
S ........
LOGOGRIPHE .
Apeine aux yeux des gens j'ose me présenter ,
Que je mets l'assemblée en humeur de chanter.
On voit en moi , lecteur , le rat , l'oie et la pie ;
On voit l'âne , l'ânier , le héron , la harpie.
On voit hier , nier ,
Antre, trape , panier;
Tien , toi , rien ,trop , notre , hôte ,
An, pan , taon , paon , ré , note ;
Point , pointe , pont , Piron ,
On , ton , pion , raton ;
Pré , partie , oint , roi , trône ,
Porte , port , Pô , Rhin , Rhône .
Prote , aîné , prône , thế ,
Pâtir , pater , pâté :
Art , pin , train , ni , pain , pâte ,
Parenté , parent , hâte ,
Tapir , tape , taper ,
520 MERCURE DE FRANCE ,
Apre , rape , raper ,
Piano , part , pair , pire ,
Aire , poi , rot , air , ire ,
Honte , ponte , pot , rot ,
Pente , rente , trio .
Taie , aie , ah ! né , nain , tripe ,
Paire , parité , nipe ;
Port , porc , haine , hanter ,
Nitre , rite , hâter ;
Papire , prêt , rêt , ratine ,
Tare , taré , rapine ;
Oh ! hé ! rate , rapin ,
Poire , pari , patin.
Par le même .
CHARADE .
CELUI qui n'a pas mon premier .
Ami lecteur , ne se sent guère
Endisposition de faire mon dernier .
Parfois pour se moquer la maligne Glicère
Sait assez bien employer mon entier ;
Mais plus souvent encore elle s'en sert pour plaire .
NAR....
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Chimère .
Celui du Logogriphe est Chicane , dans lequel on trouve , Chine ,
haine , chien , cane , âne , hi , chaîne , Ain , Nice , Cain , niche , chic ,
an , etc.
Celui de la Charade est Porte-feuille.
:
OCTOBRE 1809 . 521
SCIENCES ET ARTS.
QU'EST- CE QUE LA MÉDECINE ?
J'ENTENDIS l'autre jour un médecin qui disputait avec
chaleur sur son art , et qui en faisait l'apologie à peu près
dans ces termes :
riences sur
« Je vous accorde que la science la plus vraie et la plus
fausse , la plus réelle et la plus chimérique , la plus utile
et la plus dangereuse , celle à qui l'on prodigue le plus le
mépris et la vénération , c'est sans contredit la médecine ,
de laquelle tant de gens parlent , et que si peu d'esprits
sont en état de bien comprendre. Je m'exécute sans difficulté
sur les défectuosités de mon art , persuadé que j'aurais
mauvaise grâce à défendre ce qu'on a raison d'attaquer.
Qui ne connaît point les imperfections de la médecine ,
en revanche n'en connaît point l'excellence , et n'a pas le
droit d'en publier les avantages . Mais d'où viennent les
défauts qu'on lui reproche ? A mon gré , de deux sources
principales . La première, c'est le genre particulier d'expélequel
cette science est fondée. La seconde, c'est
linhabileté des observateurs . Prenez garde d'abord que
I'homme , qui est le sujet de la médecine , est l'être le plus
compliqué de la nature. Je ne vous parle point de la multitude
et de la variété de ses organes , dont nous ne connaissons
malheureusement que la partie la plus grossière
et la moins utile : mais les propriétés intimes et cachées
de ces parties si diverses , ces propriétés sur lesquelles
l'art doit diriger toute son action , on n'en connaît ni l'essence
ni le principe. Résident-elles dans un être distinct
et indépendant ? Sont-elles dans la matière animée le produit
d'une certaine disposition de parties , d'un certain
arrangement de molécules ? Mystère impénétrable des deux
parts . Ce qu'on croit seulement savoir , c'est que ces propriétés
merveilleuses sont singulièrement modifiées par
l'état matériel des organes. Le volume , lasituation, la
figure , et sur-tout certain mode de composition dans les
molécules constituantes de chacun d'eux , toutes ces variétés
si fines , si délicates , qu'on ne peut ni constater ni
522 MERCURE DE FRANCE ,
décrire , mais qui peuvent s'associer deux à deux , trois à
trois , et ainsi de suite à l'infini , pour constituer autant
d'êtres distincts ; toutes ces circonstances , quelles qu'elles
soient , prises une à une ou dans leur ensemble , peuvent
avoir la plus grande influence sur la vie , laquelle n'est
pour nous que le produit total et apparent de l'organisation.
Comment tout cela se fait-il ? Quel est le lien de
cette secrète dépendance ? On n'en sait rien , mais la chose
estainsi , et cela doit nous suffire. Je ne parle ici que des
ressorts intérieurs de l'homme. Que dirais-je de l'action
qu'exercent sur lui tous les corps au milieu desquels il est
placé, et contre lesquels il lutte comme un athlète qui ne
se repose jamais ? Quelle source intarissable de nouvelles
modifications ! Ce que dit Rousseau des fluctuations et des
orages d'une sensibilité trop vive , doit s'entendre à la lettre
de l'homme pris dans les conditions les plus ordinaires de
son organisation. Son existence est liée à celle de tous les
êtres ; et Platon a raison de dire qu'il se fait le centre et la
mesure de tout. Ai-je besoin de puiser des preuves dans
l'histoire de l'espèce humaine , et de vous rappeler ce que
la font le climat , la température , les qualités de l'air , les
alimens qu'elle choisit , les vêtemens dont elle se couvre ,
et l'emploi qu'elle fait de ses forces ? Il n'y a pas jusqu'aux
désordres les plus légers dans les fonctions les plus simples
de l'économie animale , qui n'y laissent des empreintes
quelquefois ineffaçables. Bien plus , l'homme est changé
par ses propres ouvrages ; et pareil au statuaire qui se
prosterne aux pieds de la vaine image qui sort de ses
mains , il est subjugué par les institutions qu'il a fondées :
il est vaincu par ses propres créations .
anh
> De ce peu de paroles , ne suis-je pas autorisé à conclure
qu'il faut avoir perdu jusqu'à la dernière lueur de
raison pour mettre en doute la réalité de la médecine , ou
plutôt la réalité du fonds qu'elle exploite ? L'existence de
l'homme , avec ses modifications infinies , n'est-elle pas
pour l'homme , par ces modifications mêmes , la première
et la plus incontestable des vérités ? Or , quel est le but
que se propose la médecine ? N'est-ce pas de connaître ces
différens états de l'homme , de découvrir les circonstances
qui les déterminent , et de déduire de cette découverte des
principes propres à les régulariser ? Que penser donc d'un
écrivain qui veut assimiler la médecine aux sciences les
plus vaines , et la confondre avec les plus frivoles et les
OCTOBRE 1809 . 523
"
plus viles superstitions ? Qu'on me dite un seul fait en
faveur de l'astrologie , et de l'art de la divination. Ces
prétendues sciences n'ont pas même pour excuse la probabilité
la moins plausible. Elles reposent en entier sur la
supposition la plus fantastique. Un tel art , si c'en est un ,
n'a de pouvoir que par la folie de l'homme qui se dégrade
jusqu'à le consulter. La médecine au contraire est entourée
de mille et mille phénomènes; les faits les plus variés
courent sans cesse au-devant d'elle ; et c'est enquelque
sorte parce qu'elle a trop de choses à connaître , qu'elle
en connaît encore proportionnellement si peu.
>>Voilà le premier principe de sa faiblesse , la surabondance
de matériaux. Que va-t-il arriver maintenant , si aux
difficultés nécessaires des choses se joignent les erreurs
gratuites de l'homme ? L'art d'observer et de conclure est
peut- être le plus difficile et le moins avancé de tous les
arts: ce qui est d'autant plus déplorable , que , dépendant
d'une manière absolue de certaines facultés personnelles ,
cet art est intransmissible , et ne peut être suppléé par des
règles . Par quel artifice donner des sens à qui n'en apoint?
ou seulement redresser des sens mal faits , ce qui est piré
encore? Et dans la supposition que ce soit en effet le cerveau
qui voie , ou qui apprenne à voir , qui vous garantit
qu'il conduit l'action de l'oeil avec justesse , et qu'il en
reçoit les perceptions dans toute leur pureté , pour les
combiner avec celles des autres sens , et en tirer des résultats?
Il faut l'avouer : sur ce point essentiel , il nous manque
un critérium , un régulateur , un terme de comparaison
fixe et immuable. Où le prendre , en effet , hors de nous ?
et faute d'assurer ces premières opérations de l'esprit ,
comment répondre de ses opérations ultérieures ? comment
le mettre en garde contre la négligence et la précipitation ,
contre les insinuations des partis , l'empire des sectes , les
séductions de l'amour-propre et des préjugés ? En un mot,
le malade et le médecin étant hommes tous les deux ,
lorsque l'un observe l'autre , il s'ensuit que ce sont les
deux instrumens les plus mobiles de toute la nature qui
s'appliquent à se mesurer mutuellement , au moment
même où leurs variations réciproques leur en ôtent presque
la liberté .
" A travers tant d'obscurités d'une part , et d'obstacles
Part,
de l'autre , il n'est point d'esprit assez téméraire pour se
flatter de saisir toujours la vérité , et de rattacher exacte
524 MERCURE DE FRANCE ,
ment chaque effet à sa cause propre. L'infaillibilité , qui
n'appartient à personne , n'est donc point non plus le partage
de la médecine; et c'est une prétention tout-à-fait ridicule
que d'y vouloir tout réduire à des quantités , et plier
tout à la rigueur des mathématiques . La médecine est
vraiment un art tout conjectural. Elle ne procède que sur
de simples probabilités ; probabilités qu'elle accumule ,
qu'elle estime par approximation , et dont elle compare les
valeurs réciproques pour les balancer l'une par l'autre , et
en tirer les lumières dont elle a besoin pour agir. Sous ce
rapport donc , la médecine se rapproche de la législation ,
de la politique , de l'art de la guerre , etc. , en un mot, de
toutes les sciences en vertu desquelles on aspire à maîtriser
ce qu'il y a dans la nature de plus indocile et de plus fugitif
, je veux dire , les caprices des passions , et l'instabilité
de la fortune .
» Mais , quelles que soient les imperfections de toutes ces
sciences , dites-moi , je vous prie , s'il est en Europe une
société assez heureuse ou assez avancée pour s'en passer
absolument ? N'est-il pas évident , au contraire , que les
sciences y sont , en quelque sorte , de première nécessité ,
comme l'air et les alimens ? Il est, en effet, pour l'homme, une
nourriture plus substantielle encore : c'est la sagesse ; cesont
les leçons du tems et de l'expérience. Je n'exclus de ces
considérations aucune des sciences connues , parce qu'elles
s'éclairent et se fortifient l'une par l'autre . Mais je veux
parler plus spécialement de celles qui ont pour objet le
bien public, la conservation de la partie et du tout , de
l'homme et de la société. Plus on sait sur ce point important
, plus le bien public a de garanties ; plus la société est
florissante . Cherchez les causes secrètes de cette grandeur
qu'ont déployée les plus illustres nations , et vous découvrirez
que le principe de tout ce qu'elles ont eu de merveilleux,
tenait à quelques inventions d'un petit nombre
de têtes pensantes , qui ont tout fait sans se montrer. La
seule apparence a frappé les yeux de son éclat , et le principe
moteur est resté dans l'ombre ; mais ce principe caché
n'en est pas moins réel , et son obscurité le rend encore
plus respectable . Or , si tel est , comme je le pense , l'inévitable
effet des sciences sur le bon état des sociétés ; en
d'autres termes , si l'homme n'est supéricur aux animaux
et à lui-même que par l'esprit , il est clair que tout peuple
qui méprise les sciences , néglige sa propre grandeur , et
OCTOBRE 1809 . 525
:
compromet sa prospérité. Cela posé , il faut nécessairement
reconnaître que les sciences sont un élément social presqu'indispensable
; et si cette conséquence est absolue , il
n'est plus possible de faire une exception pour la médecine,
sans tomber dans la contradiction la plus choquante , et
j'ose dire la plus absurde.
Remarquez , en effet , que cette science est doublement
inhérente à la nature de l'homme , puisqu'elle repose à la
fois sur nos sentimens et sur nos besoins . Aussi , à quelque
degré de civilisation que vous preniez le genre humain
vous la retrouvez partout avec lui , sous la hutte du sauvage
, et dans les palais de nos brillantes académies . Or ,
de ce quelle a toujours été , j'en infère qu'elle a dû toujours
être; car c'est une des lois de notre esprit de convertir en
droit un fait qui ne se démentjamais. De sorte qu'il ne
faudrait plus mettre en question si la médecine existe ,
mais s'il serait possible qu'elle n'existât point. Pour justifier
cette dernière conclusion ,je vais un momentjeter les yeux
avec vous sur les utilités de la médecine , en examinant en
premier lieu ses connexions avec les autres sciences .
" L'homme étant, comme je l'ai dit , le sujet que la
médecine étudie , et l'homme étant un composé de matière
et d'esprit , deux principes qui réagissent perpétuellement
l'un sur l'autre , il est visible que la médecine , pour ne
rien ignorer de ce qu'elle peut savoir , doit considérer
l'homme dans les deux moitiés de lui-même , et dans les
rapports qu'elles ont entr'elles . Or , telle est la nature de
ces rapports , telle est la dépendance incompréhensible
mais incontestable qui attache l'un à l'autre les deux élémens
dont l'homme est constitué , qu'ils se transmettent
sans cesse leurs altérations réciproques ; et que tel état
dans celui-ci correspondant à tel état dans celui-là , c'est
une conséquence nécessaire que l'on ne peut les gouverner
que l'un par l'autre ; avec cette circonstance de plus , que
placé entre l'être moral et l'être physique , l'art n'ayant
point de prise directe sur le premier , ne peut pénétrer
jusqu'à lur que par le second en sorte que , sans outrer
la conséquence que je tirais tout à l'heure , peut-être seraitil
permis d'établir que la raison et la santé, l'erreur et la
maladie , sont des choses parfaitement identiques . Du
moins imagine-t-on difficilement comment on pourrait les.
séparer. De ce principe avoué de tout le monde , et confirmé
par l'expérience de chaque jour , on peut conclure,
526 MERCURE DE FRANCE ,
ce me semble , que l'art de conserver la santé , ou ce que
nous appelons hygièné , d'une part; et de l'autre , la logique
qui règle les opérations de l'intelligence ; et la morale ,
qui règle celles de la volonté; que ces trois choses rentrent
l'une dans l'autre , et sont , l'une comme l'autre , des instrumens
nécessaires à la vertu . Prouvez-moi que ces trois
sciences sont indépendantes ; faites qu'elles n'émanent
pas de la même source ; et j'aurai tort de soutenir qu'elles
ne sont qu'une extension de la médecine. Je n'ose en
dire autant de la législation et de la politique , bien qu'elles
soient elles-mêmes des conséquences et comme un complément
de la morale ; la première réglant nos actions
particulières ; la seconde , nos actions publiques : parce
que ce serait avancer une proposition vraie dans un sens ,
mais exagérée et même fausse dans un autre. On ne peut
nier toutefois que la législation et la politique n'aient avec
la médecine un but commun , qui est la conservation ; et
qu'ayant à statuer sur une foule de points qui intéressent
le physique de l'homme , il faut de toute nécessité qu'elles
empruntent des lumières à la science que je défends . L'art
de former les hommes , par exemple , tient de bien près à
celui de les gouverner; et dans la solution de ce grand
problême qui consiste à façonner les générations les unes
pour les autres , en les rendant néanmoins toujours meilleures
et plus éclairées , qui oserait faire la part de la médecine
, borner ses efforts , et lui marquer ses limites ?
Mais je m'arrête sur cette question délicate , pour ne pas
nuire à ma propre cause , et de peur que me voyant trop
demander en faveur de la médecine , on me refuse même
ce qu'il serait juste de m'accorder. A peine ferai-je remarquer
qu'elle va jusqu'à se mêler aux arts d'imitation ;
et que dans les poëmes d'Homère et dans les plus belles
statues qui soient sorties des écoles grecques , partout se
montre l'anatomie la plus correcte et la physiologie 'la
plus sublime . "
,
Ici le Docteur fit une pause. Un des assistans pritla
parole , et lui dit : De ce que nous venons d'entendre , il
résulte que la médecine se rattache à presque toutes les
branches de la philosophie , et qu'elle est très-utile à cultiver
, au moins comme science spéculative. Sur ce point ,
vous avez pour vous l'autorité de Socrate , de Bacon et de
Bolingbroke . Mais si nous la considérons comme science
d'application , j'ai bien peur que vos propres argumens ne
OCTOBRE 1809. 527
се
tournent contre elle ; car , si elle n'est ni aussi vraie , ni
aussi fausse que l'ont prétendu ses partisans et ses détracteurs
, qu'en conclure? sinon qu'il ne faut la rejeter ni
l'admettre , jusqu'à qu'après avoir comparé le bien
qu'elle fait avec le mal qu'elle peut faire , on ait déterminé
pour elle , comme pour les autres jeux , quelle est la proportion
de l'un à l'autre . Ce n'est que le nombre des
chances favorables ou contraires qui peut nous apprendre
endéfinitif si la médecine est ou utile , ou dangereuse , ou
indifférente. A-t-on jamais tenté ce genre de salcul ? Serat-
il jamais praticable ?
» Peut-être , reprit le docteur. Mais nous voilà conduits
à l'examen d'une question , très - épineuse , dans laquelle
il serait imprudent de nous engager sans préparation.
Toutefois , si vous y mettez quelqu'intérêt , j'oserai un jour
vous exposer mes idées sur ce point , et peut-être n'en
serez-vous pas tout-à-fait mécontens . »
E. PARISET.
2
528 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
TRADUCTIONS NOUVELLES DE SALLUSTE.
(TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE.)
L'HISTOIRE de la conjuration de Catilina réunit tous
les caractères d'une véritable tragédie. Les personnages
en sont célèbres, le sujet dramatique , l'exposition noble et
rapide , le noeud bien formé , l'action vive et forte , les caractères
tracés avec hardiesse , le style éloquent et passionné
, les incidens heureux et imprévus , l'intérêt croissant
de scène en scène , la catastrophe terrible pour le
crime, consolante pour la vertu. Entre Catilina et Ciceron
, entre une foule de parricides et Rome , la maîtresse
du monde , le lecteur , inquiet , agité tour à tour d'indignation,
d'espérance et d'effroi , doute, jusqu'au dénouement,
du succès de la bonne cause ; et même quand elle a
triomphé, la grandeur du périlpassé , l'aspect du champ de
bataille , le sang qu'a coûté une victoire long-tems douteuse
, laissent encore dans l'ame une profonde impression
de terreur et de tristesse . Sans doute Salluste a dû beaucoup
au choix de son sujet ; cependant , malgré la richesse
de ce sujet , on ne saurait nier qu'il fallut beaucoup de talent
pour le disposer d'une manière aussi dramatique :
c'est en quoi Salluste excelle , comme on le reconnaîtra
peut-être par cette analyse rapide de l'histoire de Jugurtha
.
Carthage n'est plus ; Scipion , son vainqueur , fait le
siége de Numance ; Micipsa , fils de Masinissa , l'ami
des Romains , envoie à la guerre d'Espagne , ou plutôt à
la mort , son neveu Jugurtha , dont les grandes qualités
lui ont inspiré des craintes pour ses propres fils , encore
en bas- âge . Jugurtha trouva dans cette guerre l'occasion
d'acquérir de la gloire , de développer son génie et d'obtenir
l'estime et l'amitié du grand Scipion. Par malheur ,
il rencontra aussi dans le camp du général romain des
hommes
OCTOBRE 1809 . 529
SEINE
hommes factieux et corrompus qui enflammèrentson ambition
, déjà trop ardente , en lui montrant le royaume de
Numidie comme un prix dû à sa valeur , et qu'il obtiendrait
sans peine de la vénalité de Rome .
ses de
DE LA
che
Après la destruction de Numance , Jugurtha , précede
de sa renommée , revient de exploits , auprès deMicipsa, qui
sa conduite et de la recommandation
de Scipion , adopte celui dont il avait souhaitoda parte
et l'institue l'un de ses héritiers . Quelques annees après
sentant sa fin prochaine , ce père malheureux , enpresence
de ses parens etde ses amis , fait venir Hiempsal , Adherbaty
et Jugurtha , et recommande de la manière la plus tou
chante ses fils à son neveu . A peine a-t-il fermé les
yeux , que la discorde éclate entre les trois prétendans .
Un mot , dicté par l'imprudence et l'orgueil à Hiempsal ,
allume la colère dans l'âme implacable de Jugurtha . II
respire le meurtre de son frère adoptif, il le médite , il le
prépare ; la fortune fournit un ministre au crime : Hiemsal
est égorgé , et sa tête apportée à Jugurtha .
Depuis ce premier attentat , plus de repos pour le
prince numide ; malgré le peuple-roi , malgré le sénat et
ses députés , il fait la guerre , il poursuit , il dépouille
Adherbal et l'égorge à son tour .
Maintenant la scène change et se passe à Rome . Le
gouvernement de la maîtresse du monde est joué , bravé
ou acheté par un roi numide . Son or lui a fait pardonner
un premier crime , il espère l'absolution du second
par les mêmes moyens . Il l'obtiendra peut-être de la profonde
corruptiondes patriciens ; mais les tribuns éclatent,
dévoilent toute la perversité des lâches qui veulent arracher
ou surprendre au sénat l'impunité de Jugurtha ; et
cette assemblée , à qui la conscience de sa prévarication
faisait craindre la colère du peuple , déclare enfin la
guerre, au meurtrier de deux rois amis et alliés de la république.
Jugurtha ouvre ses trésors , et achète encore les deux
patriciens chargés de le poursuivre à toute outrance .
Nouvelle plainte du tribun Memmius dans un discours de
la plus haute éloquence. Ce discours aurait dû rappeler
le sénat au sentiment de sa dignité , de ses devoirs ; mais
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
il se tait , et le peuple , excité par le tribun Memmius , envoie
le préteur Cassius à Jugurtha. Le Numide , effrayé
des suites de son crime , mais rassuré par la parole du
vertueux préteur , obéit au décret qui l'appelle à Rome .
Dans cette circonstance difficile., son génie , ses ressources
, son audace ne l'abandonnent point. Il répand
l'or à pleines mains , encourage ses nombreux affidés ,
brave le peuple et Memmius , fait tuer jusque dans la
ville un petit-fils de Masinissa ; et libre encore , après ce
nouveau forfait , qui réduit cependant ses partisans au silence
de la terreur, il sort de Rome en prononçant contre
elle cette exclamation si connue : Urbem venalem et
maturè perituram si emptorem invenerit!
La guerre est inévitable. Jugurtha , qui connaît bien
ses ennemis , a d'abord recours à la ruse , arme favorite
des Numides . Il exalte par ses craintes simulées la folle
présomption du lieutenant Aulus , tente son avarice ,
l'attire dans des chemins couverts de bois , tombe à
l'improviste sur l'armée romaine , trahie par des cohortes
gagnées en secret , et la force à passer sous le joug .
Dans la suite de la guerre , Jugurtha, tantôt victorieux,
tantôt vaincu , toujours plein de courage et de génie ,
ayant en tête le grave Métellus , le terrible Marius , et
Sylla , digne élève de ces grands capitaines , développe
toutes les ressources d'un prince également habile à conduire
une armée , à manier les affaires du gouvernement
et les esprits des hommes .
Quel que soit le talent de l'historien , tous ces détails
d'exploits militaires pourraient fatiguer la patience du
lecteur ; mais Salluste le ramène sur la place publique .
On y voit Marius solliciter et obtenir le consulat . On
l'entend , plus fier et plus irrité que jamais par la violente
opposition des patriciens ; on l'entend , dis - je ,
exhaler dans une harangue immortelle ses justes accusations
, ses profonds ressentimens contre une noblesse
avilie et corrompue . L'implacable Marius respire tout
entier dans cette harangue qui fait pressentir d'affreuses
et prochaines dissensions entre le peuple, orgueilleux de
sa victoire , et le sénat , ulcéré de sa défaite .
Bientôt le nouveau consul vole en Afrique avec
OCTOBRE 1809 . 531
une armée presque toute créée par sa popularité. Plus
entreprenant et plus actif que Métellus , il déploie
tout ce qu'il a d'audace et d'expérience , remporte des
victoires signalées , met plusieurs fois Jugurtha à deux
doigts de sa perte , et cependant le génie fécond et varié
du prince numide le relève sans cesse au moment où
ses affaires paraissent désespérées . Malgré la vigueur de
Marius , on ne peut prévoir quelle aurait été la durée de
cette guerre , si la trahison n'eût livré Jugurtha à l'heureux
Sylla , qui le remit entre les mains de son général .
Rome , qui , dans le tems mème de son austère vertu ,
appela souvent la perfidie au secours de ses armes , ne
rougit pas d'accorder les plus grands honneurs au consul,
déshonoré par cette infamie (1) . Jugurtha, chargé de
chaînes , traîné en triomphe , fut jeté dans la prison des
malfaiteurs , où il mourut de rage et de faim.
On ne peut refuser des éloges à la conception et à l'ordonnance
de l'ouvragede Salluste ; il ne brille pas moins
par le mérite de l'exécution . Les admirateurs mêmes de
l'histoire de Catilina ont reproché à son auteur des défauts
que je n'ai pas dissimulés dans mon premier article .
Presque tous ses défauts ont disparu dans le récit dela
guerre de Jugurtha . Sans rien perdre de son énergie et
de sa rapidité , le style de Salluste est devenu plus coulant,
plus pur , plus digne enfin de la majesté de l'histoire ; il
y règne un merveilleux accord entre la pensée et l'expression
. L'une est aussi précise que l'autre est claire et bien
choisie . Les harangues , déjà si belles dans le premier de
ces deux morceaux , ont peut-être un mérite plus éminent
encore dans le second . Sénèque trouve ces harangties
également superflues dans l'un et l'autre ouvrage , mais je
ne saurais partager son opinion. Elles me semblent si
bien placées , si conformes au caractère , au talent , à la
situation de chaque personnage , que je les regarde au
contraire comine d'admirables monumens de l'éloquence
(1) Sylla fit représenter sur une pierre , qu'il portait toujours à son
doigt , l'événement de Jugurtha trahi et remis entre ses mains par le
roi Bocchus . Cet indigne trophée fut la première cause qui excita la
colère et la jalousie de Marius .
Lla
1
532 MERCURE DE FRANCE ,
et du goût de Salluste . Mais il est tems de le mettre encore
une fois aux prises avec son dernier interprête , et de
prouver ce que j'ai avancé sur chacun d'eux. J'avais
d'abord résolu d'opposer au portrait de Catilina celui du
jeune Jugurtha faisant ses premières armes sous Scipion .
Ony auraitvu clairement que notre auteur a pris d'autres
formes de style , qu'il a voulu être plus abondant et plus
nombreux : mais forcé d'abréger cet article déjà trop
long , je me contente d'indiquer cette comparaison au
lecteur .
J'aurais eu encore un grand plaisir à rapporter
le discours de Micipsa mourant à ses fils et à Jugurtha
, et à faire connaître au lecteur la touchante éloquence
de Salluste dans ce morceau , où il a su parler
avec tant de vérité le langage du coeur et de la raison. Je
ne crois pas que Cicéron lui-même eût mieux écrit ce
discours . Malheureusement pour M. Mollevaut , je suis
forcé de restreindre mes citations ; d'ailleurs les lecteurs
seront peut-être plus contens de voir comment Salluste
et lui racontent une bataille . Marius , surpris , malgré
toute sa vigilance , se trouve tout à coup assailli par les
armées réunies de Bocchus et de Jugurtha. Il s'engage
entre les deux partis un combat terrible dont voici le.
récit :
Al'instant qu'une foule de rapports instruisent Marius
de l'approche de l'ennemi , l'ennemi lui-même se présente
; et , avant que l'armée puisse se ranger en bataille ,
rassembler ses bagages , recevoir aucun signal , aucun
commandement , la cavalerie maure et gétule ,
accord , sans discipline , mais rassemblée au hasard ,
fond sur les nôtres .
1
sans
Les Romains , troublés d'une attaque aussi brusque ,
rappellent cependant leur courage , prennent leurs
armes ou défendent ceux qui les prennent. Une partie
monte à cheval et marche à l'ennemi . L'action ressemble
plutôt à l'attaque de brigands qu'à une bataille . Sans
étendards , sans ordre , les cavaliers , les fantassins sont
confondus . On tue , on massacre , on enveloppe par derrière
ceux qui de front combattent vaillamment. Ni le
courage , ni les armes ne protégent assez contre un enOCTOBRE
1809. 533
nemi plus nombreux et répandu de tous côtés . Enfin , nos
anciens soldats et les nouveaux , instruits par l'exemple
quand le terrain ou le hasard les réunit , se forment en
cercle ; ainsi , partout couverts et défendus , ils soutiennent
l'effort de l'ennemi . )
Dans ce pressant danger , Marius , loin de s'effrayer ,
conserve tout son phlegme . Avec son escadron, composé
plutôt de ses braves que de ses amis , il parcourt le
champ de bataille , tantôt protége ceux qui plient , tantôt
s'élance au fort de la mêlée , et sert de son bras l'armée
qu'il ne peut commander dans cette confusion générale.>>
Sur la fin de cette première action , Marius , aussi
grand général qu'intrépide soldat , rétablit les affaires ,
se retire pendant la nuit sur deux hauteurs voisines , rallie
peu à peu son armée et laprécipite aulever du jour sur
les barbares qu'il surprend et taille en pièces. Nous venons
de le voir à la tête des légions : revenons sur nos
pas , et écoutons-le maintenant dans le Forum. Sans
doute il était plus fait pour la guerre que pour la tribune
; mais les violentes passions dont il était agité ,
l'ambition , un orgueil légitime et irrité par l'injuste
mépris d'un ordre odieux, la colère , la vengeance et la
force de la vérité sont des sources fécondes d'éloquence .
Après un exorde de la plus grande véhémence contre
l'insolence , l'impéritie , la corruption de ces nobles si
peu semblables à leurs ancêtres , le consul s'écrie :
« Romains , comparez maintenant à ces patriciens
superbes Marius cet obscur plébéien : ce qu'ils entendent
ou lisent , je l'ai vu ou pratiqué; ce qu'ils ont appris dans
les livres , je l'ai appris dans les combats . Voyez maintenant
si les actions valent mieux que les discours . Ils
méprisent ma naissance , moi leur lacheté ; ils m'objectent
ma condition , moi leur opprobre . Oui, la nature
rend les hommes égaux ; le plus noble , c'est le plus
brave; et si vous pouviez demander aux ancêtres d'Albinus
et de Bestia à qui d'eux ou de moi ils préféreraient
avoir donné le jour , que pensez-vous qu'ils répondissent
, si ce n'est qu'ils voudraient pour fils le plus
digne ? S'ils ont droit de me mépriser , qu'ils méprisent
donc aussi leurs ancêtres que leurs vertus ont anoblis
534 MERCURE DE FRANCE ;
comme moi. Ils envient ma place , qu'ils envient donc
aussi mes travaux , mon intégrité , mes dangers , source
de mon élévation . Mais ces hommes que l'orgueil a corrompus
, passent leur vie comme s'ils méprisaient vos
dignités , et ils les recherchent comme s'ils vivaient avec
honneur. Quel étrange abús de convoiter des choses si
opposées , les voluptés de la mollesse et les récompenses
de la vertu ! Lorsqu'ils parlent devant vous ou devant le
sénat , ils exaltent sans cesse leurs aïeux , et pensent se
rendre plus illustres en rappelant tant de faits mémorables
; mais c'est le contraire. Plus la vie des uns fut
éclatante , plus l'indolence des autres est infâme : et
certes , je puis le dire , la gloire des ancêtres est un flambeau
qui ne permet point que ni les vices ni les vertus
de leurs descendans restent dans les ténèbres ....
>>>Romains , je suis pauvre de leurs titres ; mais ce qui
m'honore davantage , j'ai mes actions et je puis en parler.
Maintenant voyez leur injustice : ils s'arrogent les
droits des vertus qui ne leur appartiennent pas , etme
refusent les droits de celles qui m'appartiennent ; sans
doute parce que je n'ai point d'aïeux renommés , parce
que ma noblesse est nouvelle ; mais il vaut mieux en être
l'auteur que d'avilir celle que l'on a reçue , etc. Jeane
puis , pour assurer votreconfiance , étaler les images , les
triomphes , les consulats de més ancêtres ; mais , s'il le
faut , je puis montrer mes lances , mon étendard , mes
caparaçons , mes autres dons militaires ,bet sur-tout cette
poitrine couverte de cicatrices : voilà mes images , voilà
ma noblesse , je l'ai achetée au prix de mes sueurs
et de mon sang ..»
:
Je n'ai pas cru devoir citer l'original; mais si quelques
lecteurs veulent le comparer à la version de M. Mollevaut
, je crois qu'ils y trouveront beaucoup de fidélité ,
de mouvement , de force et d'élégance , et peu de fautes.
Je pense encore qu'après avoir opposé le travail de ce
dernier traducteur à celui de MM. Dureau-de-la-Malle
et Lebrun , on accordera la préférence à leur émule qui
marche réellement de progrès en progrès dans le cours
de son ouvrage. Toutefois il ne faut pas que le vainqueur
s'endorme sur ses lauriers . Si l'on enjuge par le soin
L
OCTOBRE 1809 .. 535
qu'il prend de retoucher une troisième fois sa traduction
de Tibulle pour la rendre encore plus digne du suffrage
des connaisseurs , M. Mollevaut a choisi pour sa divise
la maxime de César :
Nil actum reputans dum quid superesset agendum .
Au nom de l'intérêt qu'inspirent son talent et sa constance
, je l'invite à de nouveaux efforts , et je me plais à
croire qu'il sera le plus digne interprête de Salluste ,
même aux yeux des juges les plus prévenus en faveur
du mérite et de la traduction de M. Lebrun .
P. F. TISSOT .
NOUVELLES OBSERVATIONS SUR BOILEAU , à l'usage des
jeunes étudians en littérature , et des étrangers qui
veulent apprendre la langue française ; par M. MERMET,
censeur des études au Lycée de Moulins . A Paris ,
chez Genets jeune , libraire , rue Thionville , nº 14 .
(SECOND ET DERNIER EXTRAIT. )
BAYLE , dans une des notes de son Dictionnaire historique
et critique , suppose un instant que la langue française
éprouve un jour le destin de la langue latine , qu'elle
devienne une langue morte , et que parmi les chefsd'oeuvre
qui l'ont immortalisée , les poésies de Boileau
échappent aux ravages des tems et passent à la postérité .
Il se représente dans cette supposition le travail des
commentateurs occupés à éclaircir un texte devenu
obscur , leurs singulières conjectures et leurs plaisantes
erreurs : entr'autres exemples il choisit ce vers :
,
Que chacun prenne en main le moelleux Abély.
La Moelle Théologique d'Abély pourra bien être alors
entiérement oubliée et perdue ; tous les livres qui en
auront parlé auront peut-être subi le même sort. Comment
donc les commentateurs parviendront-ils à expliquer
le sens de cette épithète moelleux , et quelles tortures
ne se donneront-ils pas pour l'interpréter ? Bayle
va plus loin : il tâche de deviner lui-même les extrava
536 MERCURE DE FRANCE ,
gances où pourront tomber à cette occasion quelquesuns
de ces futurs annotateurs ; et , quelle que soit la
bizarrerie des imaginations qu'il leur prête , le tableau
n'en paraîtra chargé qu'à ceux qui ne connaissent pas les
prodigieux écarts et les singulières aberrations où la
manie de tout commenter , de tout expliquer , a fait
tomber dans tous les âges ces pesans et érudits scholiastes
. « Je m'imagine , dit l'auteur du Dictionnaire
» historique et critique , que quelqu'un mal satisfait des
>> conjectures de tous ses prédécesseurs , dirait enfin que
>> l'écrivain Abély avait été favorisé de cette épithète , à
>> cause qu'on avait voulu faire allusion aux offrandes
>> d'Abel qui ne furent point sèches , comme celles de
» Caïn , mais un véritable sacrifice de bêtes. Il citerait
>> sur cela le sacrum pingue dabo , nec macrum sacri-
>> ficabo . Il dirait que les parties des victimes n'étaient
>> pas toutes également considérables , et que la graisse ,
>> sous laquelle il faut comprendre aussi la moelle , était
>> d'un usage singulier. Plus il serait docte , plus le ver-
>> rait-on courir d'extravagance en extravagance , et
>>> accumuler de chimères . En cet endroit , comme en
>>plusieurs autres , verrait-on vérifiée l'espérance dont il
>> est parlé dans la IX satire de M. Boileau . »
Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
Aux Saumaises futurs préparer des tortures .
Le Père Bouhours fait à peu près les mêmes remarques
sur ce vers :
Et qui s'en dit profès dans l'ordre des coteaux.
Et on pourrait en faire de pareilles sur cent autres . Il
est certain que de tous les écrits , il n'en est point que
la révolution des tems rende plus obscurs , plus difficiles
à entendre , que ceux qui ont pour objet des moeurs
inconstantes , des usages passagers , des ridicules du
moment; tels sont les ouvrages des poëtes satiriques .
Comment la postérité jugera-t-elle de la ressemblance des
portraits , lorsqu'elle n'aura pu connaître les originaux ?
Comment saisira-t-elle la finesse d'une raillerie qui consiste
dans une allusion à un fait , à un usage , à un ca
1
OCTOBRE 1809 . 537
ractère dont la mémoire est entièrement abolie ? Avec
elle a dû s'évanouir le sel d'une foule de plaisanteries ,
de critiques ou d'invectives extrêmement goûtées des
contemporains . Il n'est pas douteux que ce ne soit là
une des raisons de l'obscurité de Perse , et parmi les
poëtes satiriques plus faciles à entendre , combien de
traits dońt , par les mêmes causes , l'agrément , la grâce
ou la causticité nous échappent ! Combien de passages
d'Horace que nous croyons entendre , et que nous entendons
même matériellement , s'il est permis de s'exprimer
ainsi , mais dont l'éloignement des tems et
lignorance d'une foule de circonstances nous dérobent
le sens délicat et l'agréable enjouement ! Combien de déclamations
de Juvenal dont nous ne sentons pas toute
la mordante âcreté ! Avec quel empressement et quel
fruit ne lirions-nous pas des commentaires que nous
auraient laissés les contemporains de l'ami de Mécène ,
du courageux critique de Néron , de l'âpre censeur du
siècle de Domitien , sur les ouvrages de ces poëtes satiriques
! Il n'est pas douteux qu'un bon commentaire de
Boileau , fait dans un siècle aussi voisin de celui où il a
vécu , et dans un tems où les traditions les plus récentes
et les plus sûres empêchent que rien ne nous échappe
de sa pensée , ne fût très-utile dans les âges suivans ; et
pour en sentir l'utilité , il n'est pas nécessaire de recourir
à l'hypothèse de Bayle , et de supposer avec lui que la
langue française ne fût plus une langue vivante .
Mais ce n'est point un commentaire de cette nature
que nous offre M. Mermet ; ce sont des observations
littéraires et sur-tout critiques sur les poésies de Boileau
en général , et sur ses vers en particulier , et un pareil
ouvrage pourrait aussi avoir son utilité. Il n'aurait même
pas besoin d'attendre la postérité pour qu'on en sentit
tout le prix , et l'auteur verrait ses contemporains euxmêmes
applaudir à son ouvrage , s'il était bien fait , et
recueillir le fruit de ses études et de ses observations sur
un aussi grand poëte que Boileau ; sur ce législateur
célèbre que les plus beaux génies ont reconnu pour leur
maître ; fléau des méchans poëtes et modèle des bons ;
qui donna en même tems de si sages leçons et de si beaux
538 MERCURE DE FRANCE,
exemples , et contribua plus que tout autre à établir en
France le bon goût et à y enseigner l'art des bons vers .
Approfondir le savant mécanisme des siens , remarquer
la variété et quelquefois la hardiesse de ses tours ,
l'élégance et l'heureux choix de ses expressions , le sens
exquis de ses pensées et la parfaite raison qui domine
dans tous ses ouvrages , telle est la matière d'excellentes
observations sur Boileau ; et si elle était bien disposée ,
bien développée , on ne peut douter que l'ouvrage ne
fût utile . Mais il faudrait pour cela avoir le goût plus sûr
que M. Mermet , connaître mieux que lui les limites
qui séparent la langue poétique du langage commun ,
enfin sentir mieux tout le mérite de Boileau , et ne pas
se borner à dire , lorsqu'on lui accorde le plus , et qu'on
se montre le plus libéral en sa faveur , qu'il est quelquefois
poëte, et ajouter , comme si l'on faisait une découverte
, et même bon poëte .
D'ailleurs , si de bonnes observations sur Boileau sont
utiles , il est vrai de dire aussi qu'elles ont été faites
depuis long-tems par de bons esprits et d'excellens critiques
, et M. Mermet vient un peu tard pour nous en
donner de nouvelles : il l'a senti lui-même , car le plus
souvent il ne fait que copier mot à mot ses prédécesseurs
. Il copie Laharpe dans presque tout ce qu'il dit
de bien , et comme je ne demande pas mieux que de lui
ôfer tout ce qu'il dit de mal , je suis bien tenté de croire
qu'il l'a pris à d'autres ; car on sait que Boileau n'a pas
manqué de détracteurs parmi nous , tels que MM. Mercier
, Dorat Cubières Palmezeau , de Villette , un auteur
anonyme que Laharpe réfute un peu longuement , et
Marmontel bien supérieur à ceux que je viens de nommer
. M. Mermet avoue qu'il doit quelques-unes de ses
observations à ce dernier; il avoue aussi qu'il en doit
quelques autres à Laharpe. On croirait , d'après un aveu
ainsi énoncé , que l'auteur des Nouvelles Observations ne
s'est tout au plus permis que de profiter sobrement d'un
très-petit nombre de celles de Laharpe , qu'il a rarement ,
et même en changeant le tour et les expressions , fait
usage de quelques aperçus , de quelques vues littéraires
de ce critique célèbre. Mais ce n'est point ainsi que l'enOCTOBRE
1809 . 53g
,
tend M. Mermet : il se croit autorisé , par un petit avis
jeté ainsi dans un petit coin de son livre et qui doit y
rester inaperçu , à copier dans le Cours de Littérature
tantôt deux pages , tantôt quatre , tantôt six , tantôt huit ,
sans façon , sans plus nommer l'auteur , ni la source où
il puise , sans guillemets , sans indication quelconque .
On ouvre donc l'ouvrage de M. Mermet , et on trouve dès
le commencement quelques pages fort bien pensées , fort
bien écrites ; cela préviendrait en sa faveur si l'on n'avait
point de mémoire et qu'on ne se rappelât pas où il les a
prises . Il est vrai qu'on serait un peu étonné de la disparate
des pensées et du style, lorsque M. Mermet parlant
de lui-même , mêle ses propres réflexions à celles de
Laharpe. Ainsi , par exemple , lorsqu'après avoir lu
quelques bonnes pages extraites du Cours de Littérature
, on lit que Boileau est quelquefois poëte , on
s'aperçoit bien que ce n'est plus Laharpe qui parle :
lorsqu'après avoir du un autre morceau fort bien fait ,
puisé dans la même source , on. lit cette phrase :
tems qui associait Corneille à Boisrobert , et Voiture à
Pascal , n'était pas celui du bon goût; on voit bien
qu'on passe d'un auteur à un autre , et d'un style à un
autre , et que Laharpe n'aurait pas dit : un tems qui associe.
Mais il est vrai de dire que M. Mermet ne prend
pas souvent la parole , du moins dans les observations
générales ; il s'est réservé pour les critiques particulières
des vers de Boileau . Ces critiques-là sont bien de l'auteur
des Nouvelles Observations , ou du moins elles ne
sont pas de Laharpe ; car M. Mermet pourrait bien les
avoir trouvées dans quelques-uns des auteurs que j'ai
nommés plus haut , et les leur avoir empruntées , tant
paraît grande son inclination à copier
Un
Il est certain du moins qu'il ne se borne pas à copier
Marmontel et Laharpe , auxquels il avoue en passant ,
dans son avertissement , qu'il a emprunté quelques observations
. Par exemple , on lit p. 71 : Il faut distinguer
>>soigneusement dans les vers de Boileau ce qui est
>> devenu proverbe , d'avec ce qui mérite de devenir
» maxime. Les maximes sont nobles , sageset utiles .
>> Elles sont faites pour les hommes d'esprit et de goût.
540 MERCURE DE FRANCE ,
>> Les proverbes ne sont que pour le vulgaire , et l'on sait
>>que le vulgaire est de tous les états :
Pour paraître honnête homme , en effet il faut l'être .
On me verra dormir au branle de sa roue .
Chaque âge a son esprit , ses plaisirs et ses moeurs .
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
>>Voilà ce qu'on peut appeler des maximes dignes des
>>>honnêtes gens ; mais pour des vers tels que ceux-ci :
J'appelle un chat un chat , et Rollet un fripon .
S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Quand je veux dire blanc , la quinteuse dit noir.
Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.
La raisondit Virgile , et la rime Quinaut.
>>Ce sont-là plutôt des proverbes du peuple que des vers
>>dignes d'être retenus par les connaisseurs .>> Tout ce
morceau est copié mot à mot dans Voltaire , et M. Mermet
n'en avertit point , ne dit rien qui l'indique; ce sont
de véritables plagiats . Je ne me suis pas donné la peine
de rechercher dans quel ouvrage Voltaire s'exprime
ainsi , je crois que c'est dans les Questions sur l'Encyclopédie
, mais bien certainement le morceau est textuellement
de lui . On voit au reste qu'il est échappé à la
plume chagrine de sa vieillesse , et dans un de ces accès
d'humeur et de jalousie qui le rendaient injuste envers
les grands écrivains du siècle de Louis XIV , auxquels ,
dans de plus heureuses inspirations , il rendit plus d'une
fois de si éclatans hommages. Parmi les vers devenus
proverbes que Voltaire semble ne juger dignes que de la
canaille , le premier est d'une tournure piquante , c'est
un vers de satire très-heureux ; le tour satirique du dernier
est aussi fort ingénieux. Les autres, ainsi isolés , détachés
, perdent leur prix , mais ils en ont à la place que
leur a assignée Boileau. Je ne vois pas pourquoi Voltaire
regarde comme un proverbe ce vers :
S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
C'est un fait que Boileau a voulu énoncer , et non un
proverbe . Il a eu tort , sans doute ; le vers est blamable
A
OCTOBRE 1809. 541
sous d'autres rapports , mais je le répète , ce n'est pointun
proverbe . Je ne vois pas non plus une maxime dans celuici
:
Onme verra dormir au branle de sa roue.
C'est un beau vers , et voilà tout ; il n'y a point là de tour
sententieux .
Mais voyons ce que dit M. Mermet , lorsque c'est lui
qui parle , ou du moins lorsque cela est probable : il me
semble qu'alors il est presque toujours malheureux , non
seulement dans ses critiques , mais même dans ses éloges .
Il loue , ce me semble , avec exagération , la satire du
Repas ; il paraît la préférer à toutes les autres : « Si l'on
> en excepte celle du mauvais repas , dit-il , les satires
>>de Boileau offrent peu de gaîté ..... L'art du badinage,
>> dit- il ailleurs , n'est pas non plus le plus bel attribut de
>>>Boileau . >> Et après ces belles décisions aussi justes
que bien exprimées , M. Mermet passe en revue toutes
les satires les unes après les autres ; il trouve que dans
la première , Boileau décèlefortement son penchant à la
satire; observation judicieuse et profonde. M. Mermet
voudrait-il que l'auteur d'une satire décélat un vif penchant
à faire des madrigaux ? Enfin il trouve de bien
mauvais vers dans toutes ; pour les rendre meilleurs ,
quelquefois il se donne la peine de les refaire ; ainsi
Boileau avait dit :
Mais sans examiner si vers les antres sourds
L'ours a peur du passant ou le passant de l'ours .
M. Mermet, mécontent de ces deux vers , propose de leur
substituer ceux-ci :
Mais sans examiner par un trop long discours
Si l'ours craint le passant , si le passant craint l'ours .
L'oreille sensible de Boileau aurait sans doute été blessée
par les sons à la fois durs et sifflans de ce dernier
vers ; mais M. Mermet , moins délicat , va toujours proposant
des substitutions aussi heureuses . Dans son
épître à Racine , Boileau peignant l'homme de génie en
butte aux traits de l'envie, disait harmonieusement :
Etson trop de lumière importunant les yeux
De ses propres amis lui fait des envieux.
542 MERCURE DE FRANCE ,
M. Mermet lui propose de dire durement :
Et l'éclat qu'il répand importunant les yeux , etc.
En décrivant les embarras de Paris , le poëte satirique
avait dit :
Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer
Dans le même embarras se vient embarrasser .
Il est clair que Boileau a accumulé dans ce dernier vers,
pour mieux peindre , les mots embarras et embarrasser ;
mais M. Mermet s'imaginant que c'est parce qu'au lieu
d'embarras le poëte n'a pas su trouver chemin , le lui
indique et propose de changer ainsi le vers :
Et dans le même chemin se vient embarrasser .
Il serait encore plus exact de dire , et dans la même rue ;
malheureusement cela ne s'accorde pas avec la mesure .
Mais le plus souvent M. Mermet nous laisse nousmêmes
dans un cruel embarras , car il blâme les vers
sans les refaire . Il trouve qu'il était difficile à Boileau
d'avoir un style élevé , parce qu'il était passablement
ignorant , et qu'il ne savait pas ce que c'est qu'un astrolabe
. J'ai d'abord cru que dans M. Mermet, c'était le
bon caractère qui nuisait au bon goût , et que son aversion
pour le genre satirique , pour la critique amère , le
rendait injuste envers les ouvrages où Boileau s'abandonnait
à ce penchant à la satire qu'il lui reproche d'avoir
montré dès sa première satire : mais il ne traite pas plus
favorablement ses épîtres , et il n'en condamne pas moins
amèrement le poëte donnant noblement de justes
éloges , que le poëte distribuant avec esprit de justes
censures . S'il faut l'en croire , Boileau ne savait point
louer ; il lui applique sans restriction ce vers :
Mais sur le ton flatteur Pinchêne est votre égal .
« Boileau , dit M. Mermet , qui se fait adresser ce re-
>>> proche par un autre , a raison » . Dans une de ses épîtres
au Roi , Boileau ne dit rien que defade ; dans une autre ,
il le loue outre mesure , et quelquefois sans esprit.
M. Mermet préfère de beaucoup les épîtres d'Horace à
Auguste , et ici non seulement il ne copie pas Laharpe ,
OCTOBRE 1809 . 543
mais il le contredit formellement. « Auguste , dans les
>> épîtres d'Horace , dit Laharpe , n'a jamais été loué avec
>> autant de finesse , et chanté avec un ton si noble , sì
>>élevé , si poétique que Louis XIV l'a été dans celles de
>> Despréaux. Enfin , celles d'Horace n'ont pas un mor-
>>ceau comparable au passage du Rhin ..... Tout ce que
>>la prose éloquente de Voltaire a consacré dans le siècle
>> de Louis XIV , est exprimé par le poëte en beaux vers .
>> On y voit non seulement l'homme d'esprit qui sait
>>plaire , le poëte qui sait écrire , mais l'homme judi-
>> cieux qui choisit les objets de ses louanges , et ne veut
>>pas être démenti par la postérité . >>>
Là , ce sont des pensées fausses que prétend reprendre
M. Mermet , ici des vers durs , plus loin des expressions
basses , celle-ci , par exemple :
Non que tu sois pourtant de ces rudes esprits
Qui regimbent toujours , quelque main qui les flatte .
Mais M. Mermet ne sait pas que l'épître comme la satire
admet tous les tons , depuis le ton noble et élevé jusqu'au
ton simple et familier. Horace qu'il oppose souvent à
Boileau , ne dit-il pas lui-même que ses vers se rapprochent
du langage commun et familier ? Sermonipropiora .
N'est- ce pas le poëte latin qui a donné au poëte français
l'idée du vers et de l'expression qui choquent M. Mermet ?
Cui malè si palpere , recalcitrat undique tutus .
Mais de toutes les épîtres celle que l'auteur des Observations
traite avec le plus de mépris , c'est l'épître sur le
passage du Rhin. Nous avons déjà dit qu'il reprochait
à Boileau de n'y dire que des pauvretés et des misères . Il
ne s'en tient pas là ; il assure que le Rhin essuyant sa
barbe limoneusé est une image , une expression qui
choque la décence . Il y a , ce me semble , un peu de
pruderie dans ce scrupule et cette décision . Dans ce vers :
Sous les fougueux coursiers l'onde écume et se plaint ,
le censeur veut bien passer l'onde écume. « A la
>> bonne heure , dit- il , mais se plaint n'est évidemment
>> là que pour la rime. » Il se trompe , se plaint est ici
pour le complément de l'idée et l'expression poétique
:
544 MERCURE DE FRANCE ,
qui donne à tout un corps , une âme , un esprit , un visage,
et prête des sentimens aux choses inanimées . Enfin ,
entr'autres censures , tout aussi ingénieuses , il prononce
durement que tout le commencement de cette belle
épître n'offre qu'une suite de bouts rimés . On sait que
dans le commencement de cette épître le poëte peint la
difficulté de rimer et de faire des vers harmonieux avec
Ies noms durs et barbares des villes et des forts de la
Hollande , et qu'en montrant cette difficulté il la surmonte
heureusement . Ovide semble lui avoir fourni cette
idée dans ces deux vers de l'Héroïde de Laodamie à
Protésilas :
Ilion et Tenedos , Simoïsque et Xanthus et Ide ,
Nomine sunt ipso penè timenda sono .
quoique ce soit pour des raisons 'bien différentes que
les noms harmonieux de l'Asie mineure effraient Laodamie,,
et que les noms durs de la Hollande effraient le
poëte.
M. Mermet n'épargne pas davantage le Lutrin , il paraît
sur-tout indigné de ce vers :
La cruche au large ventre est vide en un instant.
Cette cruche au large ventre lui déplaît fort : « Le
>> trésorier , dit-il , est un homme qui a de l'aisance : ce
» n'est pas un homme de ce caractère qui se sert de
`>> cruche , il fallait lui donner des flacons , etc. >> Je suis
persuadé que le sacristain Boirude n'aurait pas été de
l'avis de M. Mermet . A l'occasion de ces vers :
L'air qui gémit du cri de l'horrible déesse ,
Vajusque dans Citeaux réveiller la Mollesse ,
le censeur prouve mathématiquement qu'il n'est pas
possible qu'un cri que la Discorde pousse à Paris réveille
Ia Mollesse à Citeaux ; je crois que Boileau lui-même
en serait convenu . Après avoir beaucoup blâmé , quelquefois
M. Mermet excuse aussi ; par exemple , dans ces
deux vers :
Partons , lui dit Brontin : déjà le jour plus sombre
Dans les eaux s'éteignant va faire place à l'ombre ;
M. Mermet trouve qu'il eût été plus poétique , plus
noble
OCTOBRE 1809 . 545
ED
DE
LA
noble de dire dans l'onde s'éteignant; « mais , ajoute-t-il ,
>> alors il y aurait eu six o dans ces deux vers , c'était
>>bien assez qu'il y en eût cinq. >> Réflexion profonde
Tel est le goût du censeur , qu'après avoir préféré unes
épître du roi de Prusse à une épître de Boileau , il préfère
à de beaux vers du Lutrin où le poëte personnifiant 15
les plaisirs , les peint entourant la Mollesse , pétrissant cen
l'embonpoint des chanoines , ou broyant le vermillon
des moines ; il préfère , dis-je , à ces vers charmans qu'il
trouvefroids de mauvais vers de l'Ouvroir , poëme qu'on
attribue à Gresset , mais qu'il n'avait point publié , et où
il peint ainsi les occupations des religieuses :
L'une découpe un agnus en losange ,
Ou met du rouge à quelques bienheureux.
L'autre bichonne une vierge aux yeux bleus ,
Ou passe au fer le toupet d'un archange .
Quel goût ! Je ne suivrai point M. Mermet dans une
foule d'autres critiques . J'avais eu dessein aussi d'examiner
quelques observations du métaphysicien Condillac
contre des vers de Boileau , mais la longueur de cet
article m'en empèche. Il est , au reste , d'une justice impartiale
de dire que parmi les réflexions de M. Mermet ,
il y en a un petit nombre de fort sensées . On voit que
c'est un homme instruit , qui tourne ses études vers des
objets solides ; et quoique le résultat n'en soit pas toujours
heureux , on doit en conclure néanmoins que s'il
n'est pas un bon auteur , il peut être un bon professeur
, un bon censeur des études . Ce sont deux choses
fort distinctes . Je dois dire de plus qu'il a mis à la fin
de son ouvrage et à la suite de l'éloge de Scaliger un
petit traité sur le mécanisme des vers de Boileau . Là ,
M. Mermet a déposé la férule du censeur , il n'est plus
qu'admirateur et panégyriste ; il pousse même le sentiment
de l'admiration jusqu'à se contredire lui-mème de
la manière la plus formelle : par exemple , il s'était écrié
dans son Commentaire , « quels mauvais vers que ceux-
» єі !
1
Grand roi ! poursuis toujours , assure leur repos :
Sans elles unhéros n'est pas long-tems héros.
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
>>Le dernier hémistiche du premier vers , ajoute-t-il,
>> rime avec le premier du vers suivant , et le premier
>> hémistiche de celui- ci avec le dernier. >> Mais dans le
traité sur le mécanisme de la versification de Boileau , il
pense que les rimes à l'hémistiche sont bien- loin d'être un
défaut , lorsque le même mot n'est répété que pourfaire
image ou une plus forte impression , et il donne pour
exemple les deux vers cités et critiqués plus haut. D'où
vient ce changement subit ? Serait- ce que M. Merinet
suivrait de meilleurs guides , ou les suivrait plus aveuglément
? Ou serait-ce enfin , qu'il est tout-à-fait converti
sur le compte de Boileau ? Je le souhaite .
ENGUÉRAND DE BALCO ,
ou GAIETÉ SOEUR DE COURAGE.
Anecdote du treizième siècle .
F.
ENGUÉRAND DE BALCO avait éprouvé de bonne heure le
noble désir d'unir aux vertus du chevalier les talens du
troubadour. A peine au sortir de l'enfance , il maniait avec
une égale adresse et l'épée et la harpe , et possédait une
étendue de connaissances que maint clerc plus âgé que lui
aurait pu envier. Pour l'augmenter encore , il passa une
année entière dans un cloître , où un chevalier de ses
parens , après avoir acquis un grand renom dans les cours
et dans les combats , s'était retiré pour jouir en paix de son
honorable vieillesse . Il fallait du courage pour vaincre à
dix-neuf ans et l'ennui de la solitude , et l'humeur des
moines qui souffraient impatiemment qu'on voulût apprendre
d'eux à en savoir plus qu'eux , et la fatigue de
chercher la science dans un chaos de manuscrits où le bon
était sans cesse étouffé sous le poids de l'inutile . Mais
Enguérand avait reçu de la nature une gaieté inaltérable ;
grâce à ce don précieux , il ne s'ennuya pas , ne se fatigua
pas , ne s'embrouilla pas ; il plut à tous les habitans du
cloître ; il se fit adorer de son parent , qui ne put résister
au désir de consulter , sur le sort d'un être aussi intéressant
, un vieux moine doué , disait- on , du talent de lire
dans l'avenir .
OCTOBRE 1809 . 547
Ce vénérable personnage se contenta de demander an
jeune homme quelle devise il choisirait lorsqu'il serait armé
chevalier . C'est à quoi Enguérand n'avait pas pensé : mats ,
comme par inspiration , il s'écria : Gaieté soeurde Courage!
Oui , dit le moine , ce sera ta devise ; ne l'oublie jamais ;
elle te tirera de grands dangers .
Rentré dans le monde , Enguérandy apportait le ridicule,
plus grave encore à cette époque qu'aujourd'hui , d'une
instruction au-dessus du vulgaire ; mais il était généreux
comme un chevalier , franc comme un buveur , espiègle
comme un page ; en faveur de cette dernière qualité , on
lui pardouna et son séjour au cloître , et même l'habitude
qu'il avait contractée de ne négliger aucune occasion d'apprendre
, et d'interroger, aussi soigneusement que l'eût pu
faire un pilote ou un marchand , tous les voyageurs , sur
la nature de leurs pays et sur les événemens qui s'y passaient.
De brillans avantages rassuraient Enguérand dans la
double carrière qu'il se proposait de parcourir. Une figure
agréable , une voix douce , et pourtant sonore , qui faisait
entendre au loin ses chants harmonieux; un esprit toujours
présent , une gaieté toujours aimable et jamais satirique :
voilà les moyens de succès du troubadour. Ceux du chevalier
( et Enguérand ne tarda pas à obtenir ce titre auquel
l'appelait sa naissance ) étaient un courage à l'épreuve ,
une adresse qui cachait toujours la vigueur sous les dehors
de la grâce , une loyauté que n'aurait fait fléchir aucun
danger comine aucune tentation.
Avide de renommée , il parcourait les châteaux , trouvait
partout des applaudissemens , et partout laissait des
regrets . Le hasard l'avait conduit un jour chez un baron
deBretagne ; rien de meilleur que ce baron et sa famille ,
mais rien de moins amusant , car il n'y avait rien de
moins amusable. On applaudissait les chansons de sire
Enguérand ,, parce que l'on connaissait son nom ; on riait
peu de sesplaisanteries , parce qu'on ne les comprenait pas ;
on ne lui adressait point la parole , parce que l'on ne trouvait
rien à lui dire . Le troubadour qui , au fond de l'ame ,
nommait ce séjour le Château de l'Ennui , résolut d'en
sortir avant la fin de la journée.
Le baron fit quelques efforts pour le retenir. Enguérand
n'avait point d'écuyer ; il n'en voulait plus depuis qu'il en
avait rencontré un très-ennuyeux , l'ennui étant la seule
chose que craignît Enguérand.- Vous ne voyagerez pas
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ;
deux heures , lui dit le baron , sans tomber dans les mains
de Marcouf. Quel est cet homme ? - Le chef d'une
bande de brigands qui désole la contrée ; c'est , dit-on , le
cadet d'une maison noble qui , las d'éprouver de sa famille
des injustices sans nombre , et de servir notre prince sans
en être payé autrement que par des dédains , a pris l'état
infâme qu'il exerce maintenant. Nos principaux seigneurs
le réduiraient peut-être , s'ils se réunissaient contre lui ;
mais jusqu'à présent toutes leurs tentatives n'ont servi qu'à
lui donner plus de renommée et de pouvoir. -Son âge ,
dit Enguérand ?- Cinquante ans . - Son caractère ?-
Brave et inflexible ; assez habile d'ailleurs pour maintenir
dans sa troupe une discipline sévère que nous ne pourrons
jamais faire observer à nos gens d'armes. Ajoutez à cela
que c'est l'homme le plus religieux de la contrée ; aucune
considération ne le ferait manquer à un serment : il ne
souffre point , à la suite de sa troupe , de femmes non
mariées ; toutes celles qu'on enlève reçoivent d'abord le
sacrement des mains d'un prêtre que Marcouf a ravi avec
autant de sollicitude que s'il se fût agi de la plus belle
dame de la Bretagne. Ce prêtre est devenu son conseil , et
exerce , par son ordre , les fonctions d'aumônier avec tant
de zèle , qu'il n'est pas un de ces brigands qui , tombant
les armes à la main , ne puisse aller aussi sûrement au cieł
que vous etmoi .
Voilà un singulier homme , disait en lui-même sire
Enguérand , je ne serais pas fâché de le connaître . Et puis
un chevalier peut-il rebrousser chemin dans la crainte d'une
troupe de brigands ! Enfin , quel plus grand malheur que
celui de rester au Château de l'Ennui!
Enguérand part donc sans écouter de remontrances . On
lui indique un sentier détourné où il peut courir moins de
risques ; il le prend par complaisance ; mais plongé bientôt
dans ses rêveries poétiques et joyeuses , il laisse
de coutume , la bride sur le cou de son cheval , et celui- ci
préfère la route la plus fréquentée .
-
,
comme
-
Tout-à-coup il est arrêté par un paysan qui se jette à
genoux.- Sire chevalier , de grâce , n'avancez pas plus
loin , vous rencontreriez le sire Marcouf. Tu l'as vu ?
Ses gens m'ont dépouillé à quatre pas d'ici de ce que je
portais au marché ; ils en ont fait autant à tous les autres
paysans , afin de célébrer avec pompe les noces de leur
chef. Il se marie ? A midi , il a enlevé la fille d'un
laboureur. Minuit est l'heure fixée pour la bénédiction
-
+
OCTOBRE 1809 . 549
nuptiale que doit précéder un grand festin.-Et on vas-tu
te réfugier ? -L'endroit le plus sûr est le château d'où vous
venez , sans doute , et où ce chemin conduit. Retournez-y ,
seigneur , et hâtons-nous ... Va , mon enfant , que le
ciel te protége , dit le troubadour , jetant au paysan quelques
pièces de monnaie , et poussant en avant son cheval .
-
Retourner au Château de l'Ennui , disait Enguérand ,
que peut -il m'arriver de plus honteux et de plus funeste ?
Des gens qui se marient , qui préparent un festin , qui
songent à se divertir , ne sont point dans une disposition
malfaisante ; on peut toujours en tirer parti ; enfin nous
verrons .
-
Il ne tarda pas à voir. En poursuivant sa route il eut
bientôt dépassé les sentinelles avancées que tenait Marcouf
dans les taillis voisins . S'en apercevoir et prendre son parti
fut l'affaire d'un instant . Au lieu de chercher son salut
dans la vitesse de son coursier , il continue sa route paisiblement
, et demande aux gens qu'il rencontre de le conduire
vers le sire Marcouf. Les brigands cèdent à cette
demande qu'ils entendaient sans doute pour la première
fois. Sire Marcouf , dit Enguérand au chef que surprenaient
son sang froid et sa figure ouverte , j'ai appris que
vous vous mariez ; en qualité de troubadour , je vous offre
d'égayer par mes chants la fête de votre hyménée.- Soit
que Marcouf fût surpris d'une proposition si peu attendue ,
soit que l'air noble, et franc de celui qui la faisait l'eût
intéressé , soit enfin qu'il regardât le chevalier comme
une proie qui ne pouvait lui échapper , il accepta son offre
et le convia au banquet nuptial . Enguérand donne sur-lechamp
ses ordres pour que l'on soigne son cheval , comme
s'il eût été dans le plus paisible des châteaux ; etses ordres
sont exécutés par les brigands , qui ne doutent pas que le
cheval n'appartienne déjà à leur maître .
On se met à table. Marcouf se place le premier ; à sa
droite est Nicette , l'héroïne ou plutôt la victime de la fête ,
dont les yeux baissés laissent sans cesse échapper des
larmes ; à sa gauche Enguérand , sur qui tous les regards
sont fixés . On commence , et c'est beaucoup , à croire
qu'il soutiendra la gageure .
Le vin coule à grands flots ; le troubadour a pris son
luth ; et les refreins brillans que sa voix embellit , sont
détonnés en choeur par les brigands . Cessant de chanter ,
il raconte ; et ses narrations , toujours plus joyeuses ,
accroissent sans cesse la gaieté générale ; il converse ,
il
550 MERCURE DE FRANCE ,
plaisante , on n'écoute que lui , il est vraiment le roi du
festin. Cependant il verse à boire sans relâche ; il ordonne
qu'on l'imite à la ronde , et il est obéi. L'ivresse du vin et
de la folie circule autour de la table , la nuit a remplacé le
jour , elle a dépassé la moitié de sa carrière ; tous les yeux
s'appesantissent , le sommeil ravit à chaque instant des
auditeurs à Enguérand enchanté ; Marcouf lui-même a
oublié la fête qu'il se préparait , et ferme involontairement
ses paupières assoupies ; l'aumônier , assis auprès d'Enguérand,
résistait encore; un refrein plus que libre , suivi
de deux ou trois rasades , acheva sa défaite ; et au milieu
d'une troupe si nombreuse , le gai troubadour se trouva
seul avec la belle affligée.
" Ne sais comme se fit , disait Enguérand , contant cette
» aventure ; la bachelette n'avait rien à me dire , fors qu'en-
>> levée à ses parens et honnie par cette violence , désirait
77 être conduite en lieu de sûreté , d'où pût se retirer en un
saint moustier. Devisâmės trois heures , et ne nous las-
" sions pas ; tant que Nicette m'advisa qu'allions être sut-
" pris par le jour qui à poindre commençait. "
Enguérand avait soigneusement remarqué la place où
était attaché son cheval ; Nicette monte dessus ; et lui , le
conduit à la main , au travers des brigands . Tous dormaient.
Le chevalier avait , et non sans fruit , convié la
troupe entière , et les sentinelles même , à prendre part à la
joie de leur chef. Un soldat , un seul venait de s'éveiller;
il voit Enguérand , et à l'instant même sent sur sa poitrine
l'épée du chevalier prête à punir un cri ou un mouvement
indiscret. Enguérand , du ton le plus gai , lui propose de
le suivre , promettant de le faire entrer au service d'un
grand seigneur. L'autre accepte , et montant à cheval se
hâte de guider vers le château de Penmarck sire Enguérand
qui , sur son destrier , cheminait tenant dans ses bras
la tremblante Nicette .
Le sire de Penmarck était assez puissant pour que son
château offrit un sûr asyle aux fugitifs. Alain (c'était le
nom du brigand ) se trouva le fils d'un des vassaux de ce
baron : le malheur et la violence , plus que l'inconduite ,
l'avaient jeté dans la troupe de Marcouf; sûr de son repentir
, le sire de Penmarck l'admit au nombre de ses domestiques
, et dégagea ainsi la parole d'Enguérand.
Nicette plut au sénéchal du baron il la prit en mariage .
Les médisans assuraient que le premier enfant de Nicette
aurait beaucoup de gaieté et la voix belle. « Ce qui fut en
i
OCTOBRE 1809 . 55г
79
effet , mais ne prouve rien , dit naïvement le troubadour ;
et ne faut croire lleess médisans à l'endroit des dames.n
Hors d'inquiétude sur le sort de ses compagnons de
voyage , Enguérand aurait pu s'occuper du sien. Le sire
de Penmarck , qui l'appréciait déjà comme il méritait de
l'être , avait une fille unique , très -jeune , très-jolie , et
qui témoignait au chevalier la plus grande considération .
La dame de Penmarck lui en témoignait peut-être encore
davantage , par le soin extrême qu'elle prenait de surveiller
sa fille. Ce soin contrariait bien un peu Enguérand , et lui
fit enfin faire quelques réflexions : pour penser au mariage ,
il était trop jeune , et sur-tout trop amoureux d'aventures ;
d'ailleurs son luth , son coursier , ses armes et ses chansons
composaient à peu près tout son bien , et la demoiselle de
Penmarck était une des plus riches héritières de la Bretagne.
Elle n'est pas pour moi , se dit-il avec un sentiment
de tristesse , le premier peut-être qu'il eût éprouvé
de sa vie ; et il résolut de s'en éloigner , avant qu'un sentiment
trop tendre rendît la fuite plus nécessaire et plus
difficile . Un autre motif contribuait à presser son départ.
Amesure que son séjour se prolongeait , les propos des
médisans frappaient davantage le sénéchal et pouvaient
nuire au bonheur de Nicette. Il ne devait donc pas demeurer
davantage ; car le troubadour ne voulait point gâter
son bienfait.
Après de vaines tentatives pour retenir son hôte , le sire
de Penmarck voulut du moins s'assurer qu'il pourrait
voyager en sûreté. Tous les rapports des personnes qu'il
interrogea s'accordèrent à confirmer l'éloignement de Marcouf
qui , sans doute , était allé porter dans une autre
province ses armes et la désolation. Enguérand , en conséquence
, refusa une escorte , que , dans tous les cas , il
n'eût accepté qu'avec répugnance. Alain voulait l'accompagner
; il n'y consentit pas ; il avait juré de n'avoir point
d'écuyer , et se représentait d'ailleurs les dangers qui menaçaient
Alain , s'il rencontrait sire Marcouf. Enguérand
oubliait que lui-même n'en aurait pas de moindres à
courir.
,
Deux jours se passèrent sans aventures . Au troisième
jour , il aperçut à l'entrée d'un pont un chevalier armé de
toutes pièces . Cette rencontre moins commune dans la
réalité que dans les romans , n'était pourtant pas rare à
une époque où les nobles prenaient souvent ce moyen
expéditif pour lever des péages sur les marchands et les
552 MERCURE DE FRANCE ,
-
cultivateurs . Enguérand n'en fut pas surpris et s'approcha
du pont. Le chevalier , en lui cédant le passage , d'une
façon courtoise , le pria de vouloir bien dire son nom et sa
devise.-Enguérand de Balco , Gaieté soeur de Courage !
-
,
Puisse votre devise , sire chevalier , vous prospérer tout
ce jour ! dit l'inconnu , sans relever sa visière . En même
tems , il invite Enguérand à se reposer et à prendre un
repas frugal dans une petite maison située à l'autre extrémité
du pont. Là se trouvait un pauvre écuyer malade à
qui le troubadour , dont tout le monde connaît la science ,
est prié de donner quelques simples qui le puissent soulager.
Pendant qu'il s'occupe de cette pieuse fonction
plusieurs guerriers sont entrés ; ils se jettent sur lui à l'improviste
, le saisissent , le désarment , l'entraînent au pied
d'un grand chêne auquel ils l'attachent fortement. La forêt,
qui semblait déserte , s'est peuplée comme par enchantement
; Enguérand est au milieu de la troupe de Marcouf;
d'affreuses clameurs lui révèlent que le chefdes brigands ,
avec un de ces sermens qu'il ne viole jamais , a juré la
mort du ravisseur de Nicette ; qu'il n'a cessé d'épier les
pas du troubadour , et de cacher ses propres démarches
avec autant de soin qu'il en eût mis à la conquête d'une
province. Enguérand entend à quelques pas de lui délibérer
sur le genre de son supplice , et le bon aumônier
affirmer avec force que sire Marcouf ne peut être dégagé
de son serment qu'en livrant aux flammes sa victime .
«En si piteux cas , dit le chevalier , recommandai mon
» ame à Dieu dévotement ; puis me revint en mémoire ma
>>bonne devise , qui alors semblait peu à propos ; mais
>>fidèle à Gaieté soeur de Courage , ainsi que se prolongeait
>>le débat sur ma mort , demandai mon luth pour chanter
>>encore une fois , au pied du grand chêne de la forêt. "
Les brigands , qui se rappelaient tous la bienveillance que
leur avait inspirée Enguérand , ne crurent pas devoir refuser
sa demande. On coupa les noeuds qui attachaient ses
mains , on lui donna son luth ; et , au milieu d'un cercle
d'auditeurs surpris , il chanta quelques couplets où étaient
peints sous des couleurs badines tous les sujets que l'homme
peut avoir de haïr la vie et de se consoler de la mort. Les
brigands répétaient son refrein , et à chaque instant sentaient
moins d'envie de faire périr un troubadour aussi
aimable et aussi brave . Quelques-uns des principaux s'élevèrent
enfin , et jurèrent qu'ils ne consentiraientpas à son
OCTOBRE 1809. 553
supplice. L'aumônier leur opposait le serment de sire Marcouf,
et Marcouf rappelait le droit qu'il avait de se venger.
Pour mettre tout le monde d'accord , voici ce que le
chevalier proposa : à pied , n'ayant que son épée , il offrit
de combattre sire Marcouf à cheval et armé de toutes
pièces . Ses partisans voulurent en vain empêcher ce combat
inégal; il insista ; on le délia par ordre de Marcouf, qui
s'empressa de revêtir aussitôt son armure .
Au milieu des écuyers qui l'aidaient , quel est celui que
remarqua sire Marcouf ? Enguérand lui-même qui , fredonnant
un refrein , se livrait à cette besogne le plus gaiement
du monde , et demandait à son adversaire s'il ne
voudrait pas prendre une double cuirasse. Marcouf goûta
peu la plaisanterie; et ceux qui l'entendaient se cachèrent
pour sourire.
La carrière est ouverte , Marcouf a crié : Vengeance ;
Enguérand : Gaieté soeurde Courage! Le chevalier s'avance
à pied au-devant du terrible guerrier qui pousse au galop
son cheval. La lance de Marcouf est prête à atteindre Enguérand
; par un mouvement leste , il l'a évitée ; le cheval
passe comme l'éclair : Enguérand aussitôt se sert de son
épée ; mais c'est avec la malice d'un page , pour piquer
vivement le coursier de Marcouf. L'animal se sentant
atteint où jamais éperon ne l'avait touché , bondit avec une
telle violence , qu'un cavalier ordinaire eût été désarçonné .
Marcouf veut reprendre carrière , mais l'instant où il va
détourner son cheval , il est encore déconcerté par l'espiéglerie
d'Enguérand. Furieux , il saute à terre , laisse sa
lance , et s'avance l'épée àla main. Son ennemi qui l'attend
de pied ferme , au lieu de frapper inutilement surune
armuré de fer , se borne à parer les coups qu'on lui destine .
Marcouf se consume en efforts impuissans ; surchargé du
poids de ses armes il sent diminuer sa vigueur , et pour
comble de rage , il entend Enguérand chanter à demi-voix :
Le premier il s'en lassera !
Marcoufjette son bouclier; et son'sang , qui coule aussitôt
sous l'épée d'Enguérand , lui fait regretter cette arme
défensive. Impatient de terminer le combat , et trop couyroucé
pour mesuser ses mouvemens , il rassemble toutes
ses forces , s'élance ; et ses coups portant à faux , il va de
son corps mesurer la terre aux pieds d'Enguérand. Celuici
le retient dans cette position où il est maître de sa vie.
Relevez-vous , sire Marcouf, lui dit-il gaiement , et , si
554 MERCURE DE FRANCE ,
» m'en croyez , dépouillez vos armes ; car , de par le vrai
>>Dieu , ai trop d'avantage sur vous . "
Marcouf hésite ; mais la honte de sa chute , la soif de la
vengeance , les exhortations de l'aumônier qui lui rappelle
son serment , l'ont emporté dans son ame ; il jette ses
armes , ne garde que son épée; une coupe pleine de vin
généreux ranime la vigueur des deux champions , et le
combat recommence .
Marcouf semble s'être défait de sa lassitude, ainsi que de
son armure. Enguérand a besoin de toute sa présence d'esprit
et de toute son adresse pour lui résister ; déjà il a reçu
une légère blessure. Impatient à son tour de mettre un
terme à cette lutte dangereuse , il saisit Marcouf dans ses
bras et tente de le renverser. Malgré la différence de l'âge ,
et l'avantage assuré à Enguérand qui avait réservé toutes
ses forces pour ce dernier moment , son succès aurait été
douteux, si la blessure qu'avait reçue Marcouf au bras
gauche n'eût affaibli ce guerrier et embarrassé ses mouvemens.
Pour la seconde fois , Marcouf est renversé ; pressé
sous le genou nerveux d'Enguérand , il voit la terrible épée
de son adversaire dirigée vers son coeur . "Relevez-vous ,
>>sire Marcouf, lui dit en souriant le chevalier , et si m'en
" croyez , reprenez vos armes ; car , de cette façon- ci , ai-je
>>encore trop d'avantage sur vous . "
Des applaudissemens universels se fontentendre.Vaincu
par la générosité plus encore que par l'adresse de son ennemi
, Marcouf ordonne à l'aumônier de le relever en forme
de son serment. Puis il embrasse le chevalier , lui fait rendre
son cheval et ses armes , et le prie d'assister à un festin
somptueux; il observe même en plaisantant , ce qui ne
lui arrivait pas tous les jours , que cette fois l'invitation serait
sans danger , puisqu'il n'y avait pas de femme à enlever.
Avant de s'asseoir au banquet , le troubadour , que
l'on invite à laisser panser sa blessure , applique des simples
puissans sur la blessure qu'a reçue sire Marcouf. Ce
n'est qu'après s'être acquitté de ce devoir qu'il consent à
porter ses soins sur lui-même , et qu'ensuite il prend place
au repas.
Aumilieu de la gaieté générale , Enguérand révèle à sire
Marcouf qu'il a sur lui de grands projets . Je veux , disaitil
en montrant l'aumônier , souffler à cet homme de bien
l'honneur de votre conversion et de celle de tous les braves
gens qui vous entourent. De grands éclats de rire accueil-
Lrent cette nouvelle saillie . Enguérand n'en développe pas
OCTOBRE 1809 . 555
moins un projet très-sérieux. Sur la côte la plus occidenfale
de la Bretagne était un point souvent désolé par les
incursions des pirates anglais . Le château qui les devait défendre
tombait en ruines depuis que le baron qui l'habitait
était mort sans héritiers , et que son vastedomaine avait été
réuni à celui dtt prince. Les laboureurs , les trafiquans
s'éloignaient d'un lieu où ils ne trouvaieut aucune protection
; la côte devenait un désert qui chaque jour s'étendait
davantage. Le prince , dit Enguérand , vous accordera sans
peine la jouissance d'un héritage que vous seul pouvez défendre
; vous repousserez les pirates , vous attirerez sous
votre protection des gens laborieux ; vous serez riche , puissant
, honoré , heureux enfin en faisant des heureux et en
servant votre pays .
Ce projet plut à Marcouf. Enguérand envoya un exprès
au sire de Penmarck pour l'en instruire . Le baron frémit à
l'idée des dangers auxquels avait été exposé son ami ; ce fut
le titre qu'il donna dès-lors à sire Enguérand. Frappé de la
justesse de son idée , il se chargea de la faire réussir auprès
duprince. En effet, il obtint bientôt de la cour de Bretagne
l'ordre qui conférait à Marcouf un don que tout autre que
lui eût craint d'accepter .
Dès que Marcouf fut parti pour sa nouvelle destination ,
Enguérand se rendit au château de Penmarck , dont le sire
devait le présenter au prince ; leur départ eut lieu deux
jours après : mais dans ces deux jours , la demoiselle de
Penmarck trouva le moyen d'apprendre par coeur tous les
chants d'Enguérand, et sur-tout les couplets qu'il composa
lorsqu'il était attaché au pied du grand chêne de la forêt .
Enguérand réussit auprès de son prince , qui , charmé
d'être délivré des brigandages de Marcouf et de pouvoir
opposer une digne redoutable aux invasions des pirates ,
promit de récompenser par le don d'un beau fief l'auteur
d'un tel service. Cette promesse demeura sans effet : le ministre
du prince ne l'avait pas ratifiée . Il s'était , mais en
vain , attendu que Marcouf, suivant l'usage qui prévalait
alors enBretagne , et qui sûrement ne s'est point renouvelé
en d'autres pays , lui payerait par un riche présent la permission
de jouir du don qui lui était conféré ; il haïssait
d'ailleurs sire Enguérand , qui , loin d'avoir pour sa personne
plus de respect que pour le prince', lui témoignait ,
au contraire , moins de déférence qu'à celui- ci . Il trouva
donc , ce qui n'est jamais bien difficile , le moyen d'empêcher
qu'un important service ne fût récompensé.
556 MERCURE DE FRANCE ,
Enguérand n'était point fait pour s'abaisser à de vaines
sollicitations ; il ne songeait plus qu'à quitter un séjour où
son mérite lui avait fait beaucoup d'envieux et pas un ami ,
et où l'ennui lui semblait avoir choisi son domicile habituel
. Mais l'arrivée du sire de Lesneven et de sa parente, la
belle châtelaine de Pospoder , devint à la cour le signal de
fêtes où ne pouvait se dispenser de paraître un chevalier et
un troubadour.
Le sire de Lesneven n'était renommé pour aucune des
vertus qui pouvaient rendre sa personne estimable et faire
le bonheur de ses vassaux : mais il était d'une haute naissance,
très-riche et très-puissant ; aussi n'y aurait-il eu rien
à dire contre lui , s'il ne se fût mis en tête de devenir le rival
des troubadours . Cette fantaisie , d'abord très -ridicule
par les mauvais vers qu'elle lui faisait débiter, le devint bien
davantage quand ses vers furent meilleurs ; car personne
n'ignora à qui il les empruntait. Il avait pris à son service
un ménestrel, nommé Crennon . Cet homme , né en Bretagne
d'un père napolitain que des crimes graves forcèrent
à s'expatrier , n'avait pas échangé contre la franchise de sa
patrie adoptive les qualités propres à ses anciens compatriotes
; mais les personnes qui le connaissaient le mieux et
le méprisaient le plus , convenaient unanimement de la supériorité
de son talent poétique ; cette supériorité n'en faisait
que mieux sentir la sottise du sire de Lesneven, quand
il s'appropriaît publiquement de beaux vers qu'il avait payés
cher et qu'il ne comprenait pas.
Jaloux de la réputation d'Enguérand , et craignant néanmoins
de se compromettre dans des combats poétiques où
l'on était souvent obligé d'improviser, il crut pouvoir avec
succès lui opposer son ménestrel. Doutant moins encore de
la victoire , Crennon se présenta dans la lice . Ses chants
étaient beaux , mais froids ; on y trouvait une sensibilité
étudiée , une gaieté pénible , peu d'invention , rien qui partît
du coeur , et jamais sur-tout cette teinte que l'on reconnaît
d'abord sans pouvoir bien la définir , et qui émane de
la noblesse de l'ame et de la fierté de la vertu . Tous ces
avantages étaient ceux d'Enguérand , et rachetaient un défaut
de correction et d'art que la rigoureuse perfection de
son rival faisait un peu ressortir ; ce qui ne le servait pas
moins bien, c'était sa gaieté affable et son instruction toujours
vaste et solide et jamais orgueilleuse , mises en contraste
avec la présomption et l'ignorance de Crennon. Enguérand
emporta la palme , et Crennon jura au fond du
OCTOBRE 1809 . 557
coeur une haine éternelle au rival qu'il félicitait hautement.
Le sire de Lesneven partagea le même sentiment et ne le
dissimula pas si bien; mais le reste de la cour couvritEnguérand
d'applaudissemens mérités .
La châtelaine de Pospoder partagea l'enthousiasme général
; son suffrage avait un grand prix. Veuve et libre de
son choix , cette dame joignait à un esprit vif , étendu ,
singulièrement cultivé , une beauté que son orgueil seul
pouvait égaler. On l'appelait la Belle dédaigneuse; et quand
on la vit pour la première fois aussi sensible au mérite, on
se hâta de prédire qu'Enguérand vengerait toutes les victimes
de ses superbes refus .
Il avait beaucoup à venger. Nul chevalier n'avait rencontré
les regards de cette dangereuse enchanteresse sans
en être vivement épris ; elle mettait son bonheur à inspirer
le plus ardent amour et à en punir l'aveu par les dédains
les plus humilians . Instruit de son caractère , Enguérand
avait juré qu'il ne l'aimerait pas ; la dame , de son côté , fit
un serment tout contraire .
Ce quefemme veut , Dieu le veut. Si ce proverbe n'eût
pas existé alors , Enguérand eût pul'inventer. La Belle dédaigneuse
vantait son talent , distinguait avec précision les
beautés les plus frappantes de ses chants , et sur les endroits
faibles l'éclairait par des avis judicieux. Quel auteur
résisterait à tant de séduction de la part d'une femme belle ,
qui semble toute prête à devenir tendre ?
Entraîné , aveuglé , jeté hors de lui-même , il risque un
aveu ; c'était-là qu'on l'attendait. Jamais la châtelaine de
Pospoder n'avait signalé ses dédains d'une façon plus mortifiante
. Enguérand accablé se voit d'avance l'objet des
railleries de toute la cour , de la dérision de ses envieux ;
il est au désespoir , il veut fuir les hommes , il déteste le
jour. Au milieu de ce tránsport , il se rappelle sa devise ,
et rougit de sa faiblesse ; sa gaieté le ranime ; il n'a jamais
fait de chansons satiriques , il en va faire une.... contre
lui-même. Dans des couplets joyeux , il badine avec grâce
sur la séduction dont il a été le jouet , sur l'espoir insensé
qu'il avait conçu , l'aveu téméraire qu'il a hasardé , la
sévère punition qui en a été le prix. La chanson circule à
lacour; mais la première personne à qui il la chante est la
Belle dédaigneuse; elle ne peut s'offenser d'une déclaration
si singulière , ni défendre sérieusement qu'on la
reproduise sous des formes variées . Enguérand a compris
que ce n'est point par la timidité que l'on peut subjuguer
558 MERCURE DE FRANCE ,
,
cette humeur altière ; il puise son courage dans sa gaieté ;
et affaiblissant sans cesse la résistance par la plaisanterie
augmente sans cesse de hardiesse : il touche au but ; il a
plu; et la Belle dédaigneuse , qu'il a trop amusée pour lui
laisser le tems de réfléchir , a cessé enfin de mériter ce
nom.
On peut juger si un tel succès accrut le nombre des
envieux d'Enguérand. Il avait autant de rivaux que l'on
comptait de chevaliers à la cour. Le plus affligé de tous
fut le sire de Lesneven : amoureux de sa belle parente , il
s'était flatté , en l'amenant à la cour, d'employer l'autorité
du prince pour la déterminer au mariage. Sa tendresse et
plus encore son orgueil souffraient de la préférence accordée
à sire Enguérand.
Le troubadour ne s'occupait ni de ses jaloux , ni de ses
ennemis : il aimait , il se croyait aimé ; ce sentiment remplissait
toute son ame. Mais les grandes passions ne sont
point gaies , même au sein du bonheur ; etEnguérand perdait
ainsi le charme qui lui avait mérité sa conquête . La
Belle dédaigneuse s'en aperçut bientôt , et bientôt Enguérand
put s'en douter. Tous les jours moins bien traité par
sa maîtresse , ses peines augmentaient encore à mesure
qu'il connaissait mieux celle que d'abord il avait crue parfaite
. L'orgueil superbe de la Belle dédaigneuse l'avait conduite
à la plus froide insensibilité; elle ignorait la pitié et
méprisait lajustice. Son penchant tendre n'était qu'une illusion
passagère , et déjà elle semblait haïr celui qui la lui
avait inspirée. Aussi cruellement désenchanté , Enguérand
voulut rompre sa chaîne ; mais aimant trop encore pour
s'éloigner le premier , il se promit du moins d'accepter son
congé dès qu'on le lui donnerait; cela arrivait souvent , il
n'eut pas long-tems à attendre.
Elle ne m'aime plus , disait-il ; elle ne me regrettera pas .
Le chevalier qubliait qu'à défaut d'amour , les femmes ont
de l'amour-propre. Furieuse d'avoir été prise au mot , la
Belle dédaigneuse éclate en imprécations contre celui qu'elle
appelle un perfide . On dirait qu'il s'est dérobé à la passion
de la maîtresse la plus sincère , et non pas soustrait à un
joug que rendaient chaque jour plus insupportable l'indifférence
et le mépris .
( La suite au Numéro prochain . )
1
1
1
i
OCTOBRE 1809. 559
VARIÉTÉS .
CHRONIQUE DE PARIS .
On a beaucoup ri de l'importance que certains auteurs
ont voulu donner à la Gastronomie , soit dans leurs couplets
, soit dans des volumes in- 12 et in-8° ; nous allons ,
cependant , commencer à croire que cet art n'est pas seulement
précieux pour quelques épicuriens , mais qu'il sera
bientôt utile à l'humanité entière . Nos lecteurs doivent se
rappeler que le prodigieux succès de l'Almanach des Gourmands
irrita l'estomac et enflamma l'imagination d'un
écrivain , qui avait beaucoup d'appétit et très-peu d'argent.
Il prétendit hardiment élever autel contre autel , et bientôt
Almanach des pauvres Diables , dédié au sentimental
M. d'Arnaud-Baculard , jouit de l'honneur d'être étalé
côte-à- côte de son orgueilleux rival. Il enseignait le secret
de faire bonne chère à peu de frais ; il fut étudié , commenté
, approfondi , et c'est à ces doctes recherches que
les pauvres diables , dont le nombre surpasse malheureusement
de quelques centaines de mille celui des habitués
du Rocher de Cancale , doivent ces affiches de toute forme
et de toute couleur qui couvrent les murs de Paris .- LISEZMOI
, dit l'une en gros caractères ; pour 26 sous chère
délicate et copieuse . - A 22 sous ! dit l'autre en encre
rouge , à 22 sous ! cinq plats au choix , linge blanc , argenterie
, vin vieux !-Etablissement unique et incomparable ,
lit-on sur une troisième ; pour 20 sousy vous serez servi
avec abondance et profusion ; on rendra l'argent à ceux
qui ne seront pas contens. Cette noble émulation des restaurateurs
, pour nourrir les passans au rabais , conduira
peut-être un jour les pauvres diables à dîner gratis .
Ces affiches rappellent des écriteaux qui , vers le milieu
du siècle dernier , étaient suspendus à toutes les portes ,
dans un pays où l'on se pique beaucoup plus de bojre
outre mesure que de faire bonne chère : c'était à Londres ,
sous le règne de Georges II. Chaque taverne , à l'envi l'une
de l'autre , mettait le gin ( eau-de-vie de genièvre ) au plus
bas prix possible , pour attirer les chalands. Enfin un cabaretier
s'avisa d'écrire au bas de son enseigne : On
promot à tous les messieurs et autres ( gentlemen and
560 MERCURE DE FRANCE ,
others ) qui entreront ici , de les rendre morts-ivres
( dead-drunk ) pour 2 pences (4 sous de France ) . Ils sont
» prévenus qu'il y a de la paille fraîche dans les caves . "
Malheureusementpour les amateurs qu'alléchait cette douce
promesse , le parlement prit la chose au grave , et considérant
que le gin , qui était probablement préparé , hébéterait
, démoraliserait , et tuerait enfin successivement tous
les sujets du roi , il rendit un bill qui portait peine de mort
contre les débitans de cette attrayante et funeste liqueur.
-Il faut au moins rendre justice à nos bons restaurateurs
à 20 et 22 sous : ils ne tueront sûrement personne .
-Un jeune homme , entiché de la plus folle anglomanie,
a failli derniérement payer un peu cher ce goût exclusif
pour tout ce qui se fait au-delà du Pas-de-Calais . Il avait
entendu dire que , lorsque les Anglais avaient besoin d'une
saignée , ils choisissaient pour cette opération le moment
où ils sortaient de table. Le jeune Parisien fait une chute
assez grave ; tous ses amis l'invitentà se faire saigner. Sans
leur répondre ; il les réunit autour d'un ample déjeûner
dont il prend largement sa part; puis il envoie aussitôt
chercherun chirurgien. Il le reçoit dans une pièce écartée ,
ne lui dit pas un mot de l'état actuel de son estomac , et
lui présente son bras. L'organisation physique de l'anglo- .
mane n'était pas apparemment en harmonie avec sa tête :
pendant troisjours on a désespéré de sa vie .
- M. Maelzel , auteur du Panharmonicon , vient d'inventer
, à Vienne , des jambes et des pieds artificiels , à.
l'aide désquels des militaires estropiés sont parvenus à
monter et à descendre des escaliers , et même à s'élancer
sur leur cheval. On ne saurait , assurément , trop vanter
ce chef-d'oeuvre de l'art , qui est un service éminent rendu
à l'humanité ; mais un journaliste, ne trouvant pas d'assez
belles phrases pour peindre son admiration , s'est écrié :
«Enfin ces jambes mécaniques sont au moins aussi com-
» modes que des jambes naturelles . "
-
Un M. Everat , qui ne publie pas une ligne sans
prendre la qualité d'homme de lettres , s'est avisé , un beau
jour, de prétendre que Gluck avait pillé dans le petit opéra
du Sorcier, de Philidor , la célèbre romance d'Orphée :
Objet de mon amour. L'opinion toute contraire régnait
depuis long-tems parmi les musiciens français ; mais
M. Everat n'en soutenait pas son dire avec moins d'acharnement.
Le point essentiel était d'établir la priorité. « Le
n Sorcier
OCTOBRE 1809 . 561
quelle
DADE
DE
> Sorcier est le plus ancien , criait M. Everat ; c'est Orphée,
> répondaient ses adversaires. » Enfin ceux-ci découvrent ,
dans les Mémoires de Favart , des Philidor avait la partition d'Orphéeleetnttrrese qlueis matatienstse,ntdan
le tems même qu'il composait celle du Sorcier. Qui n'aurait
cru le combat terminé ? point du tout : M. Everat imagin
après un long silence , d'arguer contre les dates des lettres
Mais laissons cette première querelle ; taisons même la
de Favart. Ses efforts , cette fois , n'ont ébranlé personne
réputation qu'avait Philidor , fort honnête-homme d'ailleurs
, de piller indistinctement , dans le besoin , amis ,
ennemis et soi-même. Disons seulement un mot de son
Ernelinde , dont la première représentation eut lieu en
1767 , c'est-à-dire , trois ans après que la partition d'Orphée
eut été gravée et mise au jour , à Paris , par les soins de ce
même Philidor . Or , en feuilletant cet opéra d'Ernelinde',
on trouve que le duo : Quoi ! vous m'abandonnez , est en
tiérement calqué sur l'air de l'Orfeo : che fiero momento ,
che barbara sorte ! Dans l'ouvrage français : Fortune ennemie
, etc. c'est le même chant , la même basse , le même
ton ( ut mineur ). Jamais , en un mot , plagiat në fut
mieux constaté. Le premier ne l'est pas moins pour ceux
qui ont recouru à la preuve écrite : et M. Everat ne cesse
de répéter qu'il était l'ami de Philidor ! Il faut convenir
que Philidor a de grandes obligations à ce bon ami qui
vient , après 40 et 45 ans , mettre le public sur la voie de
ses larcins . Que de verité dans ces deux vers fameux de
LaFontaine :
Rienn'est si dangereux qu'un ignorant ami ,
Mieux vaudrait un sage ennemi !
L. S.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
Argenteuil , le 4 octobre 1809 .
MESSIEURS , la courte analyse , que l'on pourrait aussi bien appeler
lacourte diatribe, que M. de Lasteyrie a faite dans len° 428 du Mercure,
page 270 , au sujet du Cours completd' Agriculture pratique d'Economie
rurale etdomestique, et de Médecine vétérinaire (à Paris , Buisson )
ouvrage auquel j'ai coopéré , m'a étrangement surpris . Comment ,
me suis-je dit , l'auteur de cet article s'est-il décidé à refuser à des
hommes d'un mérite reconnu , ( je ne parle ici que de mes collaborateurs
, ) toute clarté et toute précision dans l'exposition de leurs idées
tout loisir pour méditer et approfondir leur sujet , tout soin dans la
Nn
?
5
562 MERCURE DE FRANCE ,
rédaction ? Comment improuve-t-il chez nous ce qu'il admire et élève
jusqu'aux nues chez les autres? ( Voyez la Gazette de France , du 1er
de ce mois . ) Comment nous accuse-t-il seuls de précipitation , nous
qui, au nombre de dix-huit , avons employé treize mois à la publication
de six volumes ? Comment a-t-il passé son tems à compter scrupuleusement
les lignes de nos articles , au lieu d'en discuter le fond?
Comment s'est-il plu à nous dénigrer dans le Mercure en même tems
qu'il prodigue dans la Gazette de France la louange àd'autres auteurs
qui s'occupent à-peu-près des mêmes sujets ? Je ne serais point embarrassé
de répondre à toutes ces questions , et l'explication d'une critique
amère d'une part , et d'une extrême condescendance de l'autre , ne
me paraît nullement difficile , mais je dois me dispenser de la développer
ici
Adonné depuis quarante ans àla culture des champs et des vignes
que mes pères m'ont laissés , je n'ai ni le tems, niles talens nécessaires
pour entrer en lice avec un savant et un littérateur aussi renomnié
queM. de Lasteyrie ; je laisse à mes collaborateurs le soinde répondre
à sa critique , ou plutôt à ses allégations ; je n'aurais pas même pris la
plume s'il ne m'avait attribué des propositions que je n'ai point avancées
. En effet , je n'ai point dit que le vin d'Argenteuil fût le meilleur
des vins possible , ni qu'il surpassat en qualitéles vins de Bourgogne ,
de Champagne , de Bordeaux , etc. Cette absurdité que M. de Lasteyrieme
prête est un effort de son imagination , qui luidonne occasion
de me lancer des épigrammes du meilleur goût. 2
Il vous sera facile de vous convaincre , messieurs , de l'erreur
commise par M. de Lasteyrie , en vous donnant la peine de parcourir
dans le Cours d'Agriculture mon article Vigne; vous n'y
trouverez pas un mot de la sottise qu'il m'impute. J'ai dit , et je
maintiens , que la culture de la vigne ne se fait nulle part avec
plus d'intelligence et de soins qu'à Argenteuil ; c'est un fait que
Jes connaisseurs peuvent vérifier à chaque instant : il est vrai que
les vignerons n'y sont point exposés à se briser bras et jambes en
sefesant attacher avec des cordes , et en se laissant glisser à travers
des rochers escarpés pour y chercher les orepasses dans lesquelles
les vignerons de la Catalogne plantent la vigne; ce qui est aux yeux de
M. de Lasteyrie le comble de la perfection de la culture , et ce qui
nous paraît , à nous autres bonnes gens , l'enfance de l'art.
Il ne fallait pas moins que la fausse et ridicule imputation que me
fait M. de Lasteyrie , pour n'engager à la détruire et à détromper les
cultivateurs dont le suffrage est le seul dont jepuisse être flatté lorsqu'il
s'agit d'agriculture. J'attends de votre juste impartialité , messieurs ,
l'insertion de ma justification dans le n° le plus prochain du Mercure.
Recevez , messieurs , l'expression de la haute considération de
votre serviteur .
CHEVALIER.
OCTOBRE 1809 . 563
POLITIQUE.
LES Etats de Suède , réunis dans un plenum plenorum ,
ont entendu la lecture du traité de paix conclu avec la
Russie. Cette lecture était douloureuse , elle a produit l'effet
qu'on devait en attendre ; elle a pénétré tous les esprits de
la nécessité de še rallier autour du nouveau gouvernement
pour réparer les fautes de l'ancien , si cruellement empreintes
dansles pages mêmes du traité conclu après la folle
guerre que l'aveuglement de son roi faisait soutenir à la
Suède: c'est par le tableau du passé , c'est par celui des
suites de cette guerre si elle n'eût pas été terminée , que
S. M. a justifié le traité ; les concessions qui y sont stipulées
sont le fruit amer d'une faute grave et de la nécessité.
Le discours prononcé dans cette occasion par S. M. , offre
un caractère très-remarquable: il y règne un sentiment
pénible exprimé avec une juste mesure , et qui heureusement
laisse quelque place à l'espérance au moment où le
nom de l'Empereur Napoléon s'y trouve prononcé. Voici
un des fraginens de ce discours , qui en contient à-peuprès
la substance :
« Vous avez entendu ces conditions dont tous les efforts de mes
ambassadeurs n'ont pu engager la cour de Russie à se désister . C'est
à vos sentimens pour l'honneur et l'indépendance de la patrie , que je
laisse à juger combien mon coeur a dû souffrir , lorsque l'espoir d'une
paix plus avantageuse dut céder au besoin pressant qu'avait le
royaume d'un prompt repos. Je n'ai pas besoin de vous répéter tout
ce que je vous ai fait connaître relativement au dénuement total où se
trouvait l'état au moment où j'ai pris les rênes du gouvernement. En
faisant violence à mes sentimens , je suis obligé d'ajouter que les malheureuses
erreurs de mon prédécesseur , et sa résolution de n'entrer
en aucune négociation avec nos deux ennemis les plus puissans ,
-avaient conduit les affaires au point que tout espoir de salut semblait
disparaître. Sans la révolution par laquelle fut anéantie une volonté
qui ne calculait jamais les obstacles , cet antique royaume , si longtems
victorieux des siècles et des destins , aurait peut-être vu arriver
le terme de son existence .... Je pense que personne ne pourra m'attribuer
ces pertes irréparables . Il y a treize ans que je livrai à mon
neveu un royaume paisible , tel que je l'avais reçu des mains d'un
Nn 2
(
564 MERCURE DE FRANCE ,
frère mourant. J'espérais voir , sous un gouvernement paternel , la
Suède gagner en force et en prospérité .... Dans des circonstances
aussi fâcheuses , je me trouve chargé , non pas de maintenir un Etat
florissant , mais de conduire un royaume qui porte dans son sein tous
les germes de la destruction , vers un état de tranquillité et de bonheur.
Ayant voulu employer tous les moyens pour obtenir des conditions
moins contraires aux intérêts du royaume , j'ai dû mettre quelque
retard dans les négociations , et j'ai en effet dû à cette lenteur quelqu'adoucissement
dansles demandes auxquelles on eûtpu me reprocher
de souscrire trop promptement .... J'ai consulté votre comité secret ,
et tous les membres ont été d'avis que tous les moyens de défense étant
épuisés, et l'armée ne pouvant être augmentée sans ravir à l'agriculture
tous les bras , la paix devenait nécessaire ...... Après avoir
maintenant pris l'avis de tout mon conseil-d'Etat , je vous annonce
quej'ai résolu de donner ma ratification au traité dontvous venez
d'entendre la lecture , dans l'espoir que cette paix avec la Russie
amènera unprompt arrangement avec S. M. l'Empereur des Français
et avec S. M. le roi de Danemarck. »
C Les relations commerciales que permet la paix conclue ,
sont déjà rétablies. Les ministres suédois à Copenhague ,
àKænigsberg et à Paris , vont sans doute achever l'ouvrage
de leur auguste maître . APétersbourg et en Suède , les
effets publics ont haussé et les troupes reviennent de
l'armée. Des transports anglais circulent encore dans la
Baltique. Sous peu de jours , sans doute , la clôture de
tous les ports les en aura bannis.
Les Anglais se fortifient à Flessingue ; mais il leur est
difficile de dire ce que Bayard , assiégé dans Bresse , dit
à l'envoyé des ennemis en lui montrant ses guerriers :
Voici d'autres remparts dos vous ne parlez pas..
Ces autres remparts , c'est-à-dire ces soldats destinés à
les défendre en cas d'attaque, sont eux-mêmes hors de combat;
la maladie les enlève oules désarme. L'état des malades
de la garnison , au mois de septembre , donnait 184 officiers
, 500 sous-officiers et près de 9,000 soldats . Le 23º
régiment a été tellement réduit par les maladies qu'on a jugé
àproposde le dissoudre. Le 81 régiment l'a été également;
les individus qui ont survécu en petit nombre ont été renvoyés
en Angleterre. Le 6º est aussi hors de sseerrvviicce. On a
perdu depuis l'expédition à peu près 2,000 hommes pa
mois . En cas d'attaque , écrit le commandant sir Cooze ,
OCTOBRE 1809. 565
nous ne pourrions pas faire marcher le quart de la garnison.
Aussi , disent d'autres lettres de Flessingne , relatées
dans les papiers anglais , si , dans notre état de faiblesse ,
nous travaillons aux fortifications de Flessingue , c'est pour
l'ennemi bien plus que pour nous ; nous quitterons cette
place en bien meilleur état que nous ne l'avons trouvée :
cette île abominable vaut-elle le sacrifice de notre armée?
A la date du 29, les Anglais croyaient que nous avions
abandonné Sud-Bévéland , et ils étaient si bien informés à
cet égard, que long-tems après , le maréchal duc d'Istrie a
visité toutes les positions de cette île importante : on
croyait aussi à Walcheren que les braves rassemblés pour
la défense d'Anvers allaient être appelés par l'Empereur à
la défense du Danube. Ainsi s'abusaient les Anglais , et
sur notre situation , et sur les vrais motifs de l'inaction des
Français.
S'ils ne sont point attaqués dans Waleheren , ce n'est pas
que l'armée d'Anvers ait quitté l'Escaut pour marcher sur
le Rhin ou sur l'Ebre , ce n'est pas que l'attaque soit jugée
impossible ou même difficile , mais il est permis à la guerre
de profiter de toutes les circonstances défavorables à son
ennemi. Ici la maladie le tue; que serait-il besoin d'ajouter
à de tels désastres ? L'armée anglaise a été sacrifiée dans
un climat insalubre et meurtrier; les généraux français ont
dû l'y laisser dépérir, tandis qu'ils plaçaient eux leurs
troupes , bien vêtues et bien nourries , dans des lieux sains,
debonnes villes et d'excellens cantonnemens .
Toutefois , en entendant le canon de la Hollande proclamer
prématurément la paix , et celui d'Anvers annoncer cet
heureux événement sur un renseignement plus sûr et à
une date plus exacte, les Anglais auront sans doute reconnu
d'abord que l'arınée du Nord ne s'était pas éloignée ,et
qu'ensuite sa marche sur le Danube n'entrait nullement
dans les élémens des calculs de S. M. pour assurer le fruit
de ses victoires par le traité qu'il signait au jour mémorable
de la capitulation d'Ulm et de la victoire d'Jéna.
Unhasardheureuxnous donne de nouveaux renseignemens
sur la situation des Anglais enEspagne : ces renseignemens
confirment tous ceux reçus par la voie ordinaire ; les papiers
qui les renferment sont parvenus à Naples : le bâtiment qui
les portaita été pris par un corsaire napolitain aumomentde
sa sortie de Gibraltar. On y voit quels étranges avantages les
Espagnols ont retirés de l'alliance anglaise ; ils n'ont pas été
566 MERCURE DE FRANCE ;
utilement défendus , et ils sont cruellement divisés; loin
d'ajouter à leurs forces , on les a neutralisées . Ce qui reste
d'insurgés et de provinces soumises aux diverses juntes insurrectionnelles
établies est livré à la plus profonde anarchie.
Chaque jour est marqué par une révolte, une émeute
et quelque catastrophe. La junte elle-même est divisée ; on
sait ce que peuvent des corps délibérans nés du sein des
factions , où l'ambition de chacun n'est modérée par l'expérience
de personne. Aussi le cri public a été unanime ,
et la junte a été contrainte de céder. Le 1er septembre , les
cortès se sont réunis dans les provinces sur lesquelles la
junte exerçait son empire , et un régent doit être élu. Les
prétendans étaient nombreux , comme si le poste était sans
danger, comme s'il y était possible de commander aux
événemens et de soustraire l'Espagne à l'état qui l'attend ,
ét qui lui a été fixé par la volonté immuable et ferme de
l'arbitre de ses destinées. Au surplus , le général anglais
qui a pris le parti , après Talaveyra , d'accuser tous les généraux
espagnols qu'il n'a pu sauver de leurs défaites suecessives
, s'est retiré , en les abandonnant dans le moment le
plus critique ; il est en Portugal , laissant les Espagnols seuls
contre les Français réunis , qui , au premier moment, peuvent
les attaquer dans les asyles que le sort des armes leur a
fait chercher. Tel était l'état des choses vers la fin de septembre
, époque à laquelle on paraissait s'attendre à de nouveaux
et prochains événemens , dont probablement ne seront
pas témoins les renforts nombreux qui , déjà dirigés
sur l'Espagne , sont aux pieds des Pyrénées ou à la veille
d'y arriver.
A cet égard , le Morning Chronicle fait au Mercure de
France l'honneur d'être complétement de son avis , et celui
plus grand encore de publier les considérations politiques
que nous avons souvent émises sur l'ensemble
malheureux de ces trois expéditions entreprises à la fois ,
entreprises trop tard , et toutes trois marquées par les
échecs les plus déplorables . Celle de Naples n'a été que ridicule
, celle de l'Escaut est une tache pour les armes anglaises
et une époque de deuil pour la nation , et le Morning
évite , pour ainsi diré , d'en parler; mais la marche de lord
Wélesley au centre de l'Espagne , sans plan combiné, sans
ressources préparées, lui donne l'occasion d'un rapprochement
qui serait en effet curieux , s'il y avait entre les deux
chefs dont ont pèse la conduite militaire quelque moyen
de comparaison , quelque prétexte de parallèle. Notre
OCTOBRE 1809 . 567
1
un
brave général , dit le journaliste anglais , a voulu à ce
qu'il paraît , imiter l'exemple du grand capitaine du siècle .
Il avait remarqué sans doute que , dans plusieurs circonstances
, Napoléon avait vaincu par la rapidité de ses mouvemens
, et il s'est imaginé qu'en adoptant la même tactique
, il pourrait faire aisément la conquête de l'Espagne .
Mais lordWellington ne s'est pas donné le tems de considérer
la différence des circonstances dans lesquelles Bonaparte
a été prompt ou lent dans ses opérations.Avec un peu
de réflexion , il eût vu que les circonstances seules ont toujours
déterminé son plan de conduite . A-t-il eu affaire à
ennemi , tel que les Autrichiens , bien disposé à le rece
voir , et qui avait, sur ses derrières , des magasins bien
remplis ? Alors , dédaignant la marche ordinaire de la
guerre , on l'a vu s'avancer avec la rapidité de l'éclair, se
précipiter sur son ennemi avec une violence qu'on eût
prise pour l'audace du désespoir , enfoncer ses bataillons
pour pénétrer dans un pays où il était sûr de trouver les magasins
de l'ennemi pour fournir à la subsistance de son armée.
Mais quand Napoléon est entré en Espagne, sa conduite
a été bien différente; il savait qu'il ne trouverait ni
magasins , ni munitions , ni provisions , dans un pays qui
avait été si long-tems sous un gouvernement faible et imprévoyant.
Il met neuf mois à préparer les subsistances et
les munitions nécessaires à son armée , et à se pourvoir des
moyens de les transporter. Est-ce là ce qu'a fait lord Wellington
? Uniquement préoccupé de cette idée , que c'était
par la rapidité de sa marche qu'il devait surprendre et
vaincre l'ennemi , il oublie les subsistances , laisse derrière
lui , à une grande distance, ses magasins et ses vivres, et se
met dans une telle position , qu'il ne lui reste d'autre parti
à prendre qu'à livrer bataille , au risque de sacrifier le quart
de son armée pour un peu de gloire , etc. etc. etc.
Contre de tels faits , contre des résultats aussi évidens-,
il n'est pas de faux bruits , de fausses nouvelles , d'inventions
et de déclamations qui puissent long-tems aveugler
le peuple espagnol : en vain un courier de Gibraltar apporte-
t-il à Cadix la nouvelle authentique de l'évacuation
de Vienne par les Français , à la suite d'une action décisive
: en vain la Gazette de Séville compte-t-elle 40 mille
Français détruits une fois , et 45 mille l'autre : en vain
met-elle hors de combat40 de leurs généraux. Il faut cependant,
après avoir embouché la trompette pour de si brillans
avantages, reprendre une voix plus humble, pour annoncer
568 MERCURE DE FRANCE ,
et la signature et les conditions de l'armistice. Il est vrai
qu'ici l'indignation donne du mouvement et même de l'éloquence
au style des écrivains de la junte. Ils s'étonnent.
que l'Autriche ait signé l'armistice ; ils dénoncent à l'histoire
et à la postérité cette puissance qui a consenti à ne
pas laisser écraser les derniers restes de son armée , à
ne pas laisser envahir ses provinces les plus reculées ; le
sacrifice des bons et fidèles Tyroliens leur paraît sur-tout
un crime irrémissible , comme si la cause de ces montagnards
obstinés était la même que celle des Espagnols
rebelles , et l'archiduc généralissime est en butte à tous les
traits de leur haine , pour avoir mis , disent-ils , de l'empressement
à exécuter les conditions de l'armistice . Leur péroraison
est chaude et vigoureuse , c'est un appel à l'honneur
, à la dignité du chef de la Maison d'Autriche ; on le
somme de reprendre ses armes , de s'ensevelir sous les
ruines de sa monarchie. On frémit de l'idée d'une paix
qui probablement ne serait pas plus avantageuse que ne le
fait espérer l'armistice ..... Mais au moment où toutes ces
vaines déclamations nous arrivent , ce traité est conclu ,
signé , échangé , et la Gazette de Séville va le livrer bientôt
à ses commentateurs ingénieux , qui seront embarrassés
probablement d'y trouver un moyen d'encouragement pour
les rebelles , et la perspective d'une plus longue résistance.
Si quelque doute , à cet égard , pouvait encore être conservé
, les pièces importantes qui vont nous occuper devraient
achever de le détruire , et c'est dans cette idée
consolante que nous allons en donner la substance à nos
lecteurs .
Ces pièces forment l'ensemble de la communication
faite au sénat dans sa séance du 3 octobre par le prince
archi-chancelier de l'Empire , en vertu des ordres de S. M.;
elles sont relatives à la levée de 36 mille conscrits ; elles
consistent en un discours du prince archi-chancelier qui
expose avec la noblesse , la elarté et la précision qui caractérisent
son style , les motifs généraux du sénatus consulte;
enun rapport du ministre de la guerre à S. M.; en un
discours adressé au sénat par le ministre d'Etat directeur
de la conscription. La dernière pièce est le rapport de la
commission du sénat sur l'objet de la communication ,
rapport fait par M. le comte de Lacépède .
Ces différentes pièces ont un caractère d'exactitude et
de précision très-remarquable : elles sont un exposé de
OCTOBRE 1809. 569
situation très-curieux , et à l'époque où elles ont paru
quelques jours avant la nouvelle de la paix , elles étaient
une sorte de compte rendu de notre état politique et militaire
bien digne de fixer l'intérêt : les rapports des deux
ministres présentent peu de mouvemens oratoires , peu de
développemens appartenans à l'art des rhéteurs ; il nes'agissait
ici ni de persuader , ni d'entraîner , ni de convaincre ,
mais d'exposer avec simplicité des faits et des calculs dont
le rapprochement doit être une leçon puissante , et une
lecture utile aux ministres , quels qu'ils soient , qui vont
prendre en Angleterre le timor des affaires publiques .
Il résulte du rapport du ministre de la guerre à S. M. ,
qu'au moment où il l'écrit , 300 bataillons et 150 escadrons
français sont au-delà des Pyrénées : les champs de bataille
où s'illustrent les armes de l'Empereur sont trop
éloignés entr'eux pour qu'on puisse, sans exposer le soldat,
faire marcher une armée de l'un de ces champs de bataille
à l'autre; et satisfait de la valeur de ses troupes sur le
Danube , S. M. veut leur éviter les fatigues de la guerre
d'Espagne. Il ne faut donc pas y envoyer de nouveaux
corps , mais y compléter tous ceux qui s'y trouvent. Trente
mille hommes déjà rassemblés à Bayonne ont cette destination.
Il suffit donc de limiter aujourd'hui le recrutement
du contingent indispensable pour remplacer dans les cadres
de l'intérieur ce que le mouvement journalier en fait sortir.
Sur les états de 1806 , 1807 , 1808 , 1809 et 1810 , il reste
encoreunmillion d'hommes qui ont concouru au tirage ,
etn'ont point été appelés. Cet immense recrutement eût pu
servir si le danger de l'Etat l'eût exigé ; mais l'état des
choses n'en demande que 36,000 , et après cet appel , il
est possible de déclarer que les cinq classes sont absolument
libérées à l'avenir. Cette levée laisse à la disposition
de S. M. la classe de 1811 , qui présente 250,000 hommes
sur ses états ; le ministre déclare qu'il ne serait question
d'un appel à cette classe l'année prochaine , que dans le
cas où les événemens tromperaient les voeux et les espérances
pacifiques de S. M.
Les raisonnemens de M. le comte de Cessac sont appuyés
de calculs encore plus détaillés . La modération de
l'Empereur avait dissimulé les forces de la France ; il est
bon de dissipper une erreur fatale à nos ennemis même.
Voilà , dit le ministre , l'état au vrai de la force conscriptionnelle
de l'Empire .
1
2
570 MERCURE DE FRANCE ,
La classe de 1806 a fait entrer dans les cadres de la conscription ,
423,000 hommes .
Cette classe se composait de 15 mois , ci ,.
Celle de 1807 a fourni
Celle de 1808 , ....
Celle de 1809 , ..
Celle de 1810 , .....
Total
... 423,000
359,000
361,000
362,000
360,000
1,867,000
Sur ces classes on a levé jusqu'à ce jour 520,000
hommes ;
٢٥٦
Sur 1806 ,
Sur 1807 ,.
Sur 1808 ,.
Sur 1809 , ......
Sur celle de 1810 ,.
Savoir :
102,500
102,500
102,500
102,500
110,000
520,000
Surces cinq classes il reste donc dans leurs foyers 1,347,000 hommes.
« S. M. , dit M. de Cessac , demande aujourd'hui que ces mêmes
classes fournissent un contingent de 36,000 hommes ; ainsi , après
cette levée , qui doit être et sera la dernière , il restera encore à ces
cinq classes 1,300,000 hommes environ ; sur ce nombre , je dois le
dire, il en est à qui la nature a refusé la taille ou la force nécessaires
pour la guerre. Sur ce nombre , il en est que des règlemens d'administration
publique ont pour l'intérêt des sciences , de l'agriculture , des
arts , du culte , du commerce et des manufactures , exemptés du service;
il en est que des sénatus- consultes ont libérés : tels sont tous
ceux qui s'étaient mariés avant la promulgation du décret qui les appelait.
Mais , toutes défalcations faites , nos registres sont encore chargés
de 466,000 noms de conscrits qui doivent concourir à former le
contingent que S. M. demande.
> Des considérations d'un ordre différent contribueront aussi à
rendre cette levée prompte et facile On croira avec raison qui si cette
levée ne dispense pas les classes de 1811 et 1812 de fournir des contingens
, ces contingens seront probablement affaiblis , et ne seront
requis qu'à des époques éloignées . La libération absolue des classes
antérieures frappera d'autres esprits ..... ; d'autres seront touchés de la
bonté paternelle avec laquelle S. M. confirme les réformes légalement
faites , et resserre , s'il est possible ,les noeuds qui unissent de
jeunes époux. »
1
OCTOBRE /1809. 571
Ce sont de tels rapports , ce sont des calculs aussi positifs
qu'un état tel que la France doit se plaire à présenter à
ses amis et à ses ennemis ; c'est sur de tels actes que le
sénat français s'est empressé de voter le sénatus-consulte
dont nous avons publié le texte au dernier numéro .
• Les conjectures pacifiques que permettaient les discours
du prince archi-chancelier , et des ministres de S. M. n'ont
pas tardé à se réaliser : au moment où ils établissaient sur
ces conjectures la modération de la levée qui va s'opérer ,
la paix était donnée à la France par le génie qui lui a tant
de fois donné la victoire .
S. M. est partie de Schænbrunn , le 16 à midi. La veille
la ville de Vienne avait entendu proclamer la signature de
la paix au bruit des décharges d'une artillerie immense.
Le duc de Bassano , ministre secrétaire - d'Etat , le duc de
Rovigo , et le duc de Frioul , ont suivi de très-près S. M.
qui est arrivée à Passaw le 18. Là elle a donné l'attention
la plus entière aux immenses fortifications que dans sa
prévoyance , et dans son affection pour la maison de Bavière
, elle a fait élever avec la célérité qui caractérise l'exécution
de tous ses ordres , pour rendre cette place la clef
du Danube , et pour mettre désormais la Bavière à l'abri
des suites d'une invasion ennemie. Cette place était importante
, même dans l'état où elle se trouvait au moment
de la dernière invasion des Autrichiens ; elle est actuellement
inexpugnable ; les forts dont elle se hérisse ont reçu
des noms consacrés par la victoire , et qui ajoutent à leur
force réelle par le prestige de l'imagination ; ce sont les
noms de Napoléon, de Maximilien , d'Eugène , d'Alexandre
, de Rivoli , de Wagram , d'Eckmull. Douze mille
ouvriers sont encore occupés à ces travaux.
Le 20, la cour de Munich a reçu son glorieux libérateur
, le prince qui , à la tête des Bavarois , a défendu et
reconquis la Bavière , et qui a consacré une des plus mémorables
pages de l'histoire de France à une victoire pour
laquelle if est le seul Français qui ait combattu. Le 21 ,
une grande partie de chasse a succédé aux réjouissances
de la veille; et le 22 , à cinq heures du matin , S. M. est
partie pour visiter sur sa route les autres Etats qu'elle a si
heureusement protégés ..Son départ de Munich a eu lien
sous les auspices les plus heureux ; elle venait de recevoir
la nouvelle que les ratifications avaient été échangées à
Vienne entre M. le comte de Champagny , et M. le grand
chambellan , comte de Wrbna .
572 MERCURE DE FRANCE ,
1
Le même jour elle est arrivée àAugsbourg ; c'était encore
des Bavarois qu'elle entendait les acclamations et le témoignage
de reconnaissance. Elle est descendue chez l'ancien
électeur de Trèves . Elle a revu le soir cette ville
d'Ulm , qui l'avait contemplé lui-même dans une situation
inouie dans l'histoire , recevant avec ses clefs les armes de
trente-ciuq mille combattans. S. M. a voyagé toute la nuit,
et le 23 au matin elle était à Stuttgard au sein de la famille
royale de Wurtemberg. En continuant sa route , elle a reçu
àRastadt les hommages de la famille du grand-duc de
Bade, qui y était réunie. Le 24 au matin elle était à Stras
bourg, et le 26, à neuf heures du matin , à Fontainebleau.
S. M. jouit de la meilleure santé , et il faut s'empresser
d'ajouter qu'elle en a toujours joui. Les Anglais ont feint
decroire le contraire : ils ont répandu le bruit qu'une indisposition
sérieuse avait nécessité le voyage à Vienne du
premier medecin de S. M. , le célèbre docteur Corvisart ;
et en effet , àParis , en apprenant le voyage du docteur, on
apu croire que la santé de S. M. y était intéressée ; iln'en
était absolument rien. L'Empereur , dans cette campagne ,
n'a point été malade , il n'a pas eu la plus légère indisposi
tion. On devait en être sûr à Vienne , à Schoenbrunn , en
Hongrie, en Moravie , en Styrie même , où l'on avait successivement
et comme par enchantement vu paraître notre
infatigable Monarque , se délassant des fatigues du cabinet
par des courses de cinquante lieues par jour. Le voyagedu
docteur Corvisart au quartier-général n'avait rien de relatif
à la personne de S. M. Des symptômes de dyssenterie
s'étaient manifestés dans l'armée. On a désiré avoir l'avis
d'unhomme consommé dans l'art , et le docteur Corvisart
a été mandé. Ces symptômes se sont heureusement et
promptement dissipés. Voilà tout ce qu'il y a de vrai relativement
auxbruits qui ont été répandus et que les journaux
anglais ont colportés dans toutes les parties du monde ; ils
auront sans doute l'impartialité d'y publier aussi , et le retour
de S. M. au sein de ses Etats , et les témoignages de l'allégresse
publique , au moment où tout Paris apprend qu'il
suffit de voir S. M. pour reconnaître que sa santé n'a reçu
de ses extraordinaires fatigues que son effet heureux et accoutumé
, un accroissement réelde force et d'énergie .....
4
[
OCTOBRE 1809. 573
0
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Suife etfin de la collection des auteurs classiques , latins et
grecs , dufonds de MM. Treuttelet Würtz , libraires à
Paris et à Strasbourg .
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Lat. ad editionem Tib . Hemsterhusii et Jo . Fred. Reitzii
accurate expressi , cum varietate lectionis et annotat. Io vol.
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ΚΟΙΝΤΟΥ ΤΑ ΜΕΘ ΟΜΗΡΟΝ . Quinti Smyrnæi Posthomericorum
libri 14. Nunc primum ad librorum mss. fidem recensuit
, restituit et supplevit Th. Christ. Tychsen. Accesserunt
observationes Chr. Gottl. Heynii . pap. collé ............. 12
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Scriptores erotici Græci : Achilles Tatius , Heliodorus , Longus,
etXenophon Ephesius. Textum recognovit , seleetamque
lectionis varietatem adjecit Chr. Guil. Mitscherlich. 3 vol .
IV Part. pap . collé ......
ΘΟΥΚΥΔΙΔΗΣ , Thucydidis de Bello Peloponnesiaco libri octo,
Græce et Latine , ad editionem Jos . Wasse et Car . Andr.
Dukeri accurate expressi , cum varietate lectionis et annotationibus
. 6 vol. pap. collé , ......
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inhis trium Mss. Argentoratensium, recognovit, emendavit,
notisque criticis illustravit Joh. Schweighæuser. 2 vol.
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les frais de port et d'emballage sont à la charge des commettans. On
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toutes les bonnes librairies de la France et des pays étrangers .
TABLE
DU TOME TRENTE - HUITIÈME.
1
mm
:
POESIE .
Epitre à M. Framery sur la Grammaire ; par M. François de
Neufchâteau.
こう
3
Imitation de la XIIe Ode d'Horace ; par M. Demore. 65
Dieu , l'Honneur et l'Amour ; Romance parM. Lorrando. 67
Réflexion sur la Vie ; imitation de Métastase, par Aug. Labouisse. 68
AMme B. P. B.; par M. A.
7
Ibid.
Elégie. 129
L'Eau ; par M. Vial. 130
Imitation de Martial ; par M. de Kérivalant. 131
Ossian ou la Harpe éolique ; Romance par M. Eusèbe Salverte. 193
Catulle à lui-même ; par M. Kérivalant. 194
Epître à Melle Mars ; par M. Pallard , fils . 257
Le Calme ; Ode par M. Chaussard. 259
Le Refus ; Romance par M. Eusèbe Salverte . 260
L'Ane et les Roses ; par M. Ogier de Nevers. 321
Elégie sur la Mort de lajeune Désirée B.; par M. D. Séjourné.
Vers écrits aubord de la Mer ; par M. Eusèbe Salverte.
322
323
Agar dans le Désert; Scène lyrique par M. Jouy . 385
A Pétrarque ; par M. César-Auguste. 388
Epitaphe sur le Tombeau de Stéphanie Zoé J.; par M. A. J. P. 389
L'Estime publique , Discours en vers aux Elèves de Sorèze; par
M. R. D. Fertus . 449
•Ma Fuite du Collége ; par M. L. de P 513
Enigmes , 11,69,131,195,261,324, 389,454,519
Logogriphes . 11,69 , 131 , 195 , 261 , 325 , 390 , 455 , 519
Charades .
12 , 70 , 132 , 196 , 262, 326 , 390 , 456 , 520
TABLE DES MATIÈRES, 575
:
SCIENCES ET ARTS .
Sur quelques Expériences physiologiques .
:
Pages 13
Essai surla Géographie minéralogique des environs de Paris , par
MM. Cuvier et Broigniard. ( Extrait. ) 71
Géographie élémentaire ; par J. H. Hassenfratz . ( Extrait. )
Richard converti , ou Entretiens de quelques Cultivateurs , etc.
76
84
Scènes pittoresques et Animaux d'Afrique. ( Extrait. ) 133
Curtii Sprengel , historia rei herbariæ. ( Extrait. ) ...... 197
Chasses de l'Orient , d'après les dessins et les manuscrits du capitaine
Thomas Willamson . ( Extrait. ) 263
Cours completd'Agriculture ; par l'abbé Rozier , etc. (Extrait. ) 270
Du Calorique rayonnant ; parPierre Prevost. (Extrait. )
Voyages d'un Naturaliste ; par M. T. Descourtilz . ( Extrait. )
Qu'est-ce que la Médecine ; par M. E. Pariset.
327
457
T
521
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS...
Harangues de Ciceron contreVerrès ; traduction par M. Truffer.
(Extrait. ) 19
Les Métamorphoses d'Ovide ; Traduction nouvelle par M. Villenave
. 4741 28
Clémence et Isidore ; par Mme *** . ( Extrait ,) 40
Exposé de la Méthode de Pestalozzi. (Extraits . ) 88,137
Voyage en Espagne du chevalier de St. -Gervais. (Extrait. ) 97
Traductions nouvelles de Salluste . ( Extraits ..) . 148,211 , 528
Le Chevalier d'industrie , comédie en 5 actes et en vers , par M.
Duval. ( Extrait . ) 155
La Revanche , comédie en 3 actes et en prose ; par M. *** ,
Poésie sacrée ; par M. Parseval.
160
162,486
Mémoire historique sur la Bibliothèque publique de Bruxelles ;
par M. de la Serna Santander . ( Extrait . ) 208
Lettre sur la Grammaire et la Logique ; par M. P. Serre, 232 , 275
Poésie épique ; par M. Parseval. 281
Sur les Lettres et Mémoires particuliers , publiés depuis quelques
années ; par M. Esménard. 291
Revue de quelque Romans nouveaux,
Les Commentaires de César ; traduits par M. le Déiside Botidoux.
298
339 (Extrait.)
Nouvelles Observations sur Boileau ; par M. Mermet. ( Extraits.)
349, 535
576 TABLE DES MATIÈRES .
Bévues littéraires ; par M. Jouy.
Les Fastes d'Ovide ; par F. de Saint-Ange. (Extrait:)
Sur les Romans français , depuis le règne de Louis VII , jusqu'au
règnede François Ier ; par M. M. J. C.
Annales philosophiques , politiques et littéraires ; par unhabitant
Pages 357
391
401
de la Louisiane. ( Extrait . )
465
Ossian , Barde du troisième siècle , ou Poésies galliques , en vers
français ; par M. Baour-Lormian . (Extrait. ) 473
Enguérand de Balco , ou Gaieté soeur de Courage , Anecdote du
treizième siècle ; par M. Eusèbe Salverte . 546
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE .
:
Traits caractéristiques pour servir à l'Histoire des Egaremens de
l'esprit humain. 41
Variétés extraites des journaux anglais . 44
Notice sur la personne etles ouvrages de sir Williams Jones. 225
Barneck et Saldorf; par Auguste Lafontaine. (Extrait. ) 421
1
VARIÉTÉS .
Chroniquede Paris. 49, 103 , 172 , 240 , 559
Institut de France . 426
Conservatoire de Musique.
A
105
Spectacles. 109 , 176 , 243 , 304, 367 , 430 , 496
Nouvelles littéraires . 376
Lettres aux Rédacteurs . 113,501 , 561
DesProverbes. 246 , 307
LesMalheurs delaVie humaine.
Nécrologie.
363
183 , 436 , 501
POLITIQUE.
Evénemens historiques. 56 , 117 , 185 , 249, 311 , 378, 438 , 503, 563
Paris. 384,510
ANNONCES .
Livres nouveaux.. 64 , 127, 256, 446 , 512 , 573
Fin de la Table du tome trente-huitième .
je vais mourir ,
3. Couplet .
et moi je vais
mourir...
uters de leurs jours prodi guant leur
tendresse , sous
ar dau des ans s'ils viennent à flechir ,
el
ro: l'ap- pui de leur faible viel - les
se et
jeis mourir , et moi je vais mou
4 Couplet .
rir .
ui dieux entends une vier - ge plain ti
- ve , vois
plede mon pe re et daigne les ta rir ; don
-
lui des jours dont ta rigueur me prive ,
e savourir , et je sau - rai mourir .
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le