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1808, 07-09, t. 33, n. 363-375 (2, 9, 16, 23, 30 juillet, 6, 13, 20, 27 août, 3, 10, 17, 24 septembre)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE .
DEPT
DE
LA
5.
en
TOME TRENTE - TROISIÈME.
WIRES ACQUIRIT BUNDO
A
PARIS ,
Chez ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson et
dé celui de Mme Ve Desaint.
1808.
YSITY OF
CRIMSO
LIBRARIES.
ཨ་འཚན་བཅས་དྲིརྩམས་པ་
ORICLO
CHICAGO, IL
А Раё
M48
Gen. Lib.
v33
31 ....
1655556
(No CCCLXIII . )"
( SAMEDI 2 JUILLET 1808. )
2
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE.
LA FÊTE - DIEU DANS UN HAMEAU.
POÈME.
QUAND du brûlant cancer les fécondes chaleurs
ا .
Jaunissent les moissons et colorent les fleurs ,
༥tt 【° !
i
Belle de tous ses dons , la brillante nature
Revêt avec orgueil l'éclat de sa parure ;
Et l'Été sur son trône , au milieu de sa cour ,
Apparaît , rayonnant de tous les feux du jour.
Dans les champs fortunés , qu'embellit sa présence ,
Tout assure un plaisir ou promet l'abondance .
L'homme , rempli d'espoir , dans ces jours radieux ,
Elève un chant d'amour vers la voûte des cieux
Et la religion , se parant de guirlandes ,
An roi de l'Univers apporte ses offrandes .
99 €
Eloigné des cités , dans le caline des champs ,
i.
sibio of
how "
O combien me charmaient ces hommages touchans for
Ces lieux semblent porter à la recon naissance.
Tout d'un ciel bienfaisant y montre la puissance ,
Nos voeux y sont plus purs , tout y peint la candeur: o )
Et la bouche y dit mieux ce qu'a senti le coeurɔ wɔ b
Le tableau séduisant de la pompe champêtre ,
A mon oeil enchanté semble encore apparaître ;
Je revois la douceur des fêtes des hameaux ,
Et cette heureuse image appelle mes pinceaux.
s
A 2
4 MERCURE DE FRANCE ,
Déjà l'astre du jour , poursuivant sa carrière ,
Laissait tomber sur nous des torrens de lumière
Et dans un ciel d'azur s'avançait radieux .
Près du temple , à l'entour des tombes des aïeux ,
Qui , dépouillant leur deuil , couvertes de verdure ,
Semblaient de l'espérance accueillir la parure ,
Le hameau s'assemblait en groupes séparé.
O comme avec délice , en ce jour désiré ,
Il revoit tout l'éclat des fêtes solennelles ,
Que proscrivit l'athée et ses lois criminelles !
Comme alors , éprouvant un plaisir enchanteur ,
La foule avec transport accueillit son pasteur.
Il allait revêtir ses parures sacrées ,
Dans un coupable oubli trop long- tems demeurées .
Tel au trépas ravi l'heureux convalescent
Jette sur la nature un regard caressant ;
Tel l'antique pasteur , retrouvant sa patrie
Aux plus doux sentimens ouvre une ame attendrie.
Bientôt l'airain bruyant dans les airs entendu, `
Annonça du départ le moment attendu .
Le hameau s'avançait partagé sur deux files .
Fuyez loin de ces lieux , faste brillant des villes .
Là , ne se montraient point ces tissus précieux ;
L'or, l'opale , l'azur n'y frappaient point les yeux ;
Des bouquets sans parfum , enfans de l'imposture ,
N'y chargeaient point l'autel du Dieu de la Nature ;
Et des puissans du jour l'orgueilleuse grandeur
N'y venait point du luxe étaler la splendeur.
Combien je préférais la pompe du village !
Modeste , sans apprêt et même un peu sauvage
Sa vue attendrissait le coeur religieux .
D'abord des laboureurs , vieux enfans de ces lieux ,
Au front chauve , attestant leur utile existence
Sans ordre s'avançaient , et priaient en silence.
Le cortége pieux , non loin à mes regards ,
Se montrait , précédé des sacrés étendards.
Le feuillage bientôt le couvrit de son ombre.
Dans un sentier profönd , asÿle frais et sombre
La foule se pressait sur les pas de son Dieu ', ”
Et de ses chants sacrés venait remplir ce lieu.
Devant le roi des rois , sous ces vertes feuillées ,
Les jeunes villageois , de roses effeuillées
Sur la terre à l'envi parsemaient les couleurs.
Et , mêlant son parfum au parfum de ses fleurs ,
63
JUILLET 1808 .
L'encens , qui de Saba fit l'antique opulences, rien av
Comme un nuage au loin qui dans l'air sé balance ,
S'élevait lentement et planait sur les champs.
Aux voix des laboureurs entremêlant leurs chants ,
Les oiseaux s'unissaient à ces pompes, rustiques ; duh
Et , de son palais d'or embrâsant les portiques ,
Le soleil , couronné d'une immense splendeur ,
Sur ces arbres touffus arrêtait son ardeur.
64
r
27.4.1
J'aimais , j'aimais à voir ce peuple des villages ,
Sous la feuille des bois , ainsi qu'aux premiers âges
Célébrant l'Eternel et lui portant leurs voeux.
Ils ne demandaient point , ces hommes vertueux
L'éclat de nos palais , le luxe de nos villes ,
Et nos plaisirs bruyans et nos grandeurs serviles .
« Bénissez , disaient-ils , nos troupeaux et nos blés ;
» Que nos enfans , un jour près de nous rassemblés
» Sur l'hiver de nos ans répandent quelques charmes ;
» Que leur destin jamais ne provoque nos larmes ;
» Et simples dans nos goûts , heureux d'être chéris ,
» Toujours de nos vergers que nos coeurs soient épris .
De sa pompe sacrée , alors la troupe sainte
Du modeste hameau vint réjouir l'enceinte .
Quel spectacle touchant s'offrait à mes regards !,
Retenus par les ans , quelques faibles vieillards ,
གཉ་ཅུས
T
Adorant l'Eternel au seuil de leurs chaumières ,
Regrettaient leurs printems et leurs forces premières .
Consolez-vous , vieillards ; vos champs fertilisés ,
Vos jours laborieux dans les travaux usés ,
Votre ame qui , toujours fermée à la vengeance , deigle
Consola le malheur , accueillit l'indigence ,
De l'asyle des cieux vous promet la douceur .
Mais déjà tout ici vous offre le bonheur ;
Vos fils , à votre aspect redoublant d'allégresse ,
D'un sourire d'amour charment votre vieillesse :
Ce sourire d'amour a calmé vos douleurs.
Au retour de la fête , au déclin des chaleurs ,
Alors que l'horizon moins brûlant et plus sombre ,
Se bordera de pourpre , avant- coureur de l'ombre ;
Et que le vent du soir glissera dans les bois ,
Ils viendront , réunis devant vos humbles toits
De l'amour filial épuiser les délices ;
Leurs jeux s'embelliront sous vos heureux auspices ;
Et du vieux patriarche , en ces jours enchantés ,
16 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
Vous croirez retrouver les douces voluptés :i
Je vous quitte ; la fête àrabsuivre m'engage..
·
s.rmo )
2
COMAND 290 2
Non loin , couvert de liërre , et rembruni par l'âge , rolo 2
Un chêné vénérable éfendait ses rameaux. « THA
Là , dès le point du jour , les vierges des hameaux
Elevaient sous son ombre in tone de verduré.Saob
La mousse en longs festoffs en formait la bordure
Le lys , aux deux côtés , balançait sa blancheur ,
Et la rose , en bouquet , y montrait sa fraîcheur, vomicil
L'Eternel sur ce trône , orné par l'innocence , si anod
Devait quelques instays reposer sa puissance. I trend480
A l'aspect de ces lieux je sentais dans mon coeur ༽ ཥ ། །།
Couler d'un calme pur la secrète douceur , son shaEY!
Et ma pensée , alors tranquille, et, solitaire , ensinių còn 13
Pour un monde meilleur abandonnait la terre. abti »
Alors , faisant cesser ce calme solennel , initas aor guŷ V/
Le hameau lentement environna l'autel.noi, novidT958 -
Avec quel saint respect le pasteur du village hool snQ &
Seul , et,foulant les fleurs qui couvre son passagemia 1
Porte le roi des rois , et s'élève à nos yeux
Sous l'emblême immortel d'un pain mystérieux !
La foule , tout à coup , prosternée en sil
Du roi de l'univers adora la présence .
silence
auroin '!
ve son Dieu descendait dans son coeur
Chacun crut que
Non ce maître irrité , 797 monarque vengeur ,
12 10990
ut , s'armant d'un front sévere ,
༄། ! ་ ཧ་ སྲ་ ཉིན།;; .
Qui doit au dernier jour ,
ala terre , Au fracas de la foudre apparaître à
Et , juge sans pardon , au monde épouvanté
De ses arrêts divins proclamer l'équité.
Mais un Diểu , tempérant tout l'éclat dont il brille ,
Tel qu'un père adoré se montre à sa famille ,
Accueillant Finfortune , et portant dans les coeurs
L'espoir d'un meilleur sort et l'oubli des douleurs .
93 TH
Vers le séjour antique où se plaît la prière ,
Le hameau dirigeait sa modeste bannière.
Quel groupe harmonieux , marchant confusément
Non loin du dais sacré se montre en ce moment ?
ד י ד
J'aperçois , de respect et d'amour entourées ,
Les mères du hameau , de leurs enfans parées .
Tout sourit à leurs yeux dans ce jour de bonheur ,
Et leurs yeux laissent voir les plaisirs de leur coeur.
Là , de jeunes beautés , d'un lin blanc revêtues ,
Unissant à l'envi leurs grâces ingénues ,
Semblent à l'oeil charmé reproduire en ce jour,
0130
"
JUILLET 1808.
Ces anges embellis d'innocence et d'amour . in
Toutes suivaient le Dieu que fêtait la nature.
Leur voix comme leur coeur ignorait l'imposture.
La piété fidelle , aux charmes si touchants ,
Par leur bouche exhalait la douceur de ses chants ;
Et , portés dans les airs jusqu'aux divins portiques ,
Ces chants semblaient s'unir aux célestes cantiques.
Bientôt du temple saint le cortége pieux
En foule vint remplir les murs religieux ;
Et bientôt commença l'auguste sacrifice .
Ce mystère d'amour qui rend le ciel propice ,
Qui peut même des morts abréger la douleur
Des pompes de ce jour termina la splendeur.
M. PHILIPPE DE LARENAUDIERE.
T "
ENIGME.
EN divers sens mon nom peut être pris.
- Je suis d'abord fort d'usage à Paris ;
Mais seulement entre parens , amis ,
Comme en province entre gens du pays.
En second lieu je suis d'un très -grand prix
Aux yeux de ceux qui du saint paradis
Veulent jouir après leur mort . Et puis
En dernier lieu , certains jours , je conduis
Les bons chrétiens au temple où j'accomplis
L'office saint. -Cher lecteur , je finis ,
En faut-il plus pour dire qui je suis ?
>
LOGOGRIPHE.
S.
DEUX voyelles , quatre consonnes
Forment tout mon élément ,
Deux et quatre font six.... Eh ! non , tu t'en étonnes?
Décomposes- moi donc , et tu sauras comment . ¡
Je marche sur sept pieds . D'abord , dans ma structure
Cherche un terme d'architecture ,
Ce que fait un chien quand il boit ,
Une matière utile au toit ,
Une autre qui fermente et fait ta nourriture
Après avoir éprouvé la cuisson,
8 MERCURE DE FRANCE ,
Présent du ciel cueilli dans la moissong, "adero summa za e
Ce qui toujours se renouvelle ,
Et qui , pour mes malheurs , s'enfuit à tire-d'aile.
Lecteur , à cette occasion ,
Reçois les voeux de la saison ,
Pour deviner mon docte Logogriphe.
Ce qu'il ne faut pas êtré ; une espèce de griphe
Servant à l'art que j'aime avec fureur ,
Le Dieu qui nous donna l'instrument enchanteur
Qui séduit mon oreille et pénètre mon coeur.
Certaine note de musique ,
Et qui donne le ton aux différens concerts ;
Ce que fait l'oiseau dans les airs ;
+
Un terme de l'art héraldique ;
Un article français , masculin , féminin ;
Ce que prend un sauteur pour franchir la barrière ;
Un meuble de métal , ou de bois ou de terre ,
Ce qu'on cultive en un jardin.
Mais terminons cette matière ,
Tu m'as deviné , je le vois :
Și tu ne me tiens pas , cherches-moi dans les bois.
M.
་་་
CHARADE .
COMMENT , c'est toi ! parbleu , la rencontre est heureuse.
Ton amitié toujours me fut bien précieuse ,
Et la mienne pour toi ne saurait varier.
Allons , mon cher , puisque le hasard nous rassemble ,
Chez moi viens sans façon ; là , près de mon dernier ,
Charmés de nous revoir , nous prendrons mon premier
Après quoi , si tu veux finir le jour ensemble ,
Nous pourrons aller faire un tour à mon entier .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro ,
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Boeuf.
Celui du Logogriphe est Scène , dans lequel on trouve Çêne.
Celui de la Charade est Garde-Malade.
JUILLET 1808.
1
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÊLANGES. )
LE VIEIL AMATEUR , prologue pour l'ouverture du
Théâtre de Sa Majesté l'Impératrice - Reine ; par
M. ALEXANDRE DUVAL A Paris , chez Vente ;
libraire , boulevard des Italiens , nº 7.
AVANT de suivre les progrès rapides de Mlle Maillard sur
la scène française , il est juste de dire un mot d'un début
plus important , et qui peut avoir des conséquences plus
étendues pour l'art dramatique. Le 15 de ce mois , les acteurs
du Théâtre de l'Impératrice ont pris possession de
l'ancienne salle du Théâtre Français ( au faubourg Saint-
Germain ).
Cet édifice , l'un des plus beaux de la capitale , rétabli
par les soins du Sénat avec une magnificence digne du premier
corps de l'Empire , n'est pas destiné sans doute à ne
former qu'un théâtre subalterne . Avant la révolution , le
voeu des auteurs dramatiques , l'intérêt des lettres et l'opinion
du public sollicitaient l'établissement d'un second
Théâtre Français : cette idée fut malheureusement réalisée
dans un moment d'exagération et de folie , où l'on faisait
tout mal , même le bien. Il en résulta , peu d'années après ,
la chûte du théâtre dont on avait cru ranimer l'émulation ,
et le théâtre rival , malgré la jeunesse et l'énergie de ses
fondateurs , ne fit que languir au milieu des ruines dont il
était entouré. On eut enfin la sagesse de réunir dans le même
asyle les talens que de si longs orages avaient dispersés , et
les chefs-d'oeuvre sur lesquels repose en grande partie la
gloire littéraire de la nation , furent de nouveau représentés
avec un ensemble qui rappela les beaux jours du Théâtre
Français.
Cependant Thalie , de retour dans son temple, voulut conserver
sa petite maison : le théâtre de Louvois survivait aux
circonstances qui l'avaient fait naître , il prit alors un caractère
déterminé. Il avait essayé presque tous les genres et
n'avait obtenu de considération que par un seul écrivain :
les comédies de M. Picard formaient toute sa richesse ; elles
servirent de modèles à la plupart de celles qu'on y joua.
Peu à peu nos premiers auteurs comiques s'accoutumérent
à chercher sur cette scène , encore indigente , le zèle , l'emfo
MERCURE DE FRANCE ,.
pressement , l'activité , qui sont rarement le partage de l'opulence.
Le Théâtre Français semblait effrayé de l'étendue
et de la variété de son répertoire : le génie des morts suffisait
à sa gloire et à sa fortune ; il négligeait un peu l'esprit
des vivans. MM. Collin -d'Harleville , Andrieux , Duval , et
quelques autres , moins assurés de leurs succès , portèrent
au Théâtre de Louvois une partie de leurs productions .
Il s'enrichit aussi de plusieurs pièces de l'ancien répertoire
du Théâtre Italien , et même de quelques comédies ,
trop négligées sur une scène en possession de tous nos
chefs- d'oeuvre. Ayant ainsi posé les fondemens de son existence
, ce Théâtre s'est élevé rapidement à de plus hautes
destinées . Honoré de la protection la plus auguste , soutenu
par le charme de la musique italienne , dont le goût fait
tous les jours de nouveaux progrès , transporté par les bienfaits
du Sénat dans la salle la plus élégante et la plus
magnifique de la capitale , et dans un quartier d'où les
bonnes études repoussent encore l'ignorance étourdie d'une
foule d'oisifs et l'orgueilleuse sottise des Apicius modernes ,
il semble à la veille de réaliser l'ancienne espérance des
gens de lettres et les rèves ambitieux de ses entrepreneurs .
a
Il faut avouer , pourtant , que son début a un peu déconcerté
les faiseurs d'horoscopes ; le spectacle a paru long ,
triste et froid : je crois inutile d'en exposer ici les raisons ;
mais on ne peut expliquer que par le mêlange hétérogène
des spectateurs , et les distractions continuelles occasionnées
par le spectacle même , de la salle , l'accueil qu'a reçu le
Prologue d'ouverture , ouvrage d'un écrivain connu par de
nombreux succès - Laharpe fut autrefois vivement applaudi
dans une occasion absolument semblable , et dans un cadre
que M. Duval a très-habilement imité : son Prologue res
semble beaucoup à la petite comédie de ce critique illustre ,
intitulée : Molière à la nouvelle Salle . Il en differe par les
couleurs du tems , et par les souvenirs de quelques années ,
qu'on ne peut comparer à aucune époque historique. M.
Duval s'est emparé de ces souvenirs avec beaucoup d'esprit
et de gaîté , pour expliquer à un vieux amateur l'état actuel
de la comédie. Derbain , de retour à Paris après vingt ans,
d'absence , court au spectacle , croit y retrouver tous les
talens qui l'embellissaient au moment de son départ , et
fatigue long-tems le bon Germain , ancien portier du Theatre
Français , de l'ignorance et de la multitude de ses questions.
Enfin piqué lui-même des réponses qu'il reçoit , il s'écrie
avec un peu d'humeur :
*
1
JUILLET 1808 . 11
Si l'on connaît partout les destins de la France ,
Ses guerriers , ses héros , leur chef et leurs succès ,
On peut bien oublier le théâtre français !
Toi , qui depuis trente ans vis à la comédie
Apprends-moi le destin des enfans de Thalie .
GERMAIN .
Monsieur , c'est un récit que vous me demandez ;
Je sais comme on les fait ..... Bon , j'y suis : attendez .
A peine la discorde , et l'orgueil , et l'envie ,
Ont formé de poisons l'affreuse zizan e ,
Que la troupe bientôt , et sans ordre et sans chef.....
DERBAIN.
ཟླར་ཟླ་
Finiras-tu , Germain ?
*
GERMAIN.
1
Vous n'en voulez pas ?
fa
--
Tous les malheurs des tems , les petites recettes ,
D'autres opinions , et les Madelonettes ,
Les ayant séparés , tous nos joyeux enfans
Allèrent dans Paris colporter leurs talens :
Bref,
Las ! que devient la gloire , argent , quand tu commandes !
Ils furent à mes divisés en trois bandes .
yeux
Quelques comédiens , fidèles à leurs voeux ,
Gardaient du feu sacré les restes dans ces lieux :
Mais ce feu- là , Monsieur , brûla bientôt le temple .
Quel incendie ! ô ciel ! En est- il un exemple !
J'ai vu dans un instant consumer cinq palais,
De style grec , romain , deux prisous , trois forêts ;
Et malgré tout mon zèle et celui de ma fenime ,
Hélas ! nous n'avons pu dérober à la flamme
Qu'un tonnerre assez bon , nos deux grands Jupiters ,
Un océan tout neuf et vingt livres d'éclairs .
Ces plaisanteries qui ne sont pas neuves , mais qui sont
rajeunies d'une manière originale et piquante , auraient sans
doute produit plus d'effet si l'auteur avait essayé de varier
davantage les scènes ingénieuses où il les a placécs . Il me
semble qu'au lieu de sacrifier exclusivement aux circonstances
, de ne s'occuper que de la nouvelle troupe transportée
sur l'ancien théâtre , et de chercher tous ses effets
comiques dans ce rapprochement , il aurait pu généraliser
davantage ses peintures et ses critiques. Laharpe lui en'
offrait l'exemple dans ce même Prologue déjà cité , où nonseulement
il introduit , comme l'a fait M. Duval , un auteur
12 MERCURE DE FRANCE ,
novice et un cabaleur de profession , mais où il amène aussi
la Muse du drame , le vaudeville , et ce M. Milogramme
qui exhale si plaisamment sa fureur contre la manie du bel
esprit. On le trouve presque aussi à plaindre que le Chrisalde
des Femmes Savantes. Molière ! s'écrie-t-il ,
Que me dites-vous ?
Eh ! que Dieu nous le rende ! il nous vengerait tous.
Les abus de son tems n'approchaient pas des nôtres.
Chrisalde tourmenté chez lui ,
Pouvait aller au moins respirer chez les autres ;
Moi , je trouve en tous lieux le fléau que j'ai fui :
De tous les côtés il m'assiége .
Un camarade de collége ,
Mon ami , mon confrère , et que je croyais loin
De penser à rimer , m'abordant sans témoin ,
D'un air mystérieux tire de ses tablettes
Le volume ignoré de ses oeuvres secrettes.
Mon commis , à sa table écrivant de travers "
Ne sait pas l'orthographe et sait faire des vers.
J'entre dans mon bureau pour affaire qui presse :
Pas une ame. - Où sont-ils ? Je fais courir après.....
Un enragé d'auteur , ce jour-là tout exprès ,
Les a tous enlevés pour applaudir sa pièce ;
Car , Dieu merci , chez moi , de la cave au grenier ,
Ils ont tous plus ou moins la fureur du métier .
De leur maudit jargon j'ai l'oreille étourdie :
Mon fils en rhétorique a fait sa tragédie .
C'est chez moi qu'on bâtit les réputations .
On y crie à l'horreur ou bien à la merveille ;
Ma fille à quatorze ans juge déjà Corneille !
Ils ont toujours en main je ne sais quels chiffons
Où j'entends répéter d'un ton de suffisance :
Nous croyons , nous jugeons , nous pensons , nous blâmons,
Comme le Roi dit nous voulons .
Tête-bleu , dans toute la France ,
Il n'est point assez de sifflets ,
Assez de bonnets d'âne , assez de camoufflets ,
Pour tant de ridicule et tant d'impertinence.
Cette peinture si vive n'a pas cessé d'être fidelle , et M.
Duval pouvait aisément trouver dans son talent et dans
l'état actuel des lettres et de la société , de quoi rendre
ces traits encore plus piquans.
Il y a dans la pièce de Laharpe un de ces entrepreneurs.
de réputations et de succès dramatiques , dont le métier
JUILLET 1808 . 15
s'est si étrangement perfectionné depuis quelques années ;
il s'appelle M. Claque. L'auteur du nouveau Prologue a mis
sur la scène un descendant de ce grand homme , et sa gé→
néalogie est assez curieuse .
Ma famille (dit-il ) dans ces lieux est connue ,
Et de plusieurs acteurs elle était bien venue.
Mon grand père , on le sait , fit , à force de bras ,
Réussir vingt auteurs , redressa vingt faux pas :
On le surnommait Claque ; et son fils , jeune encore
Du beau nom de Claquet au théâtre s'honore .
Moi , fils de ce dernier , fidèle à mon destin ,
J'obtins par mon travail le nom de Claquetin .
·
DERBAIN.
Th quoi ! vous descendez de ce grand Monsieur Claque ?
CLAQUETIN,
J'en fais gloire : il était sur-tout fort pour l'attaque ;
Rien ne l'intimidait .
t
DERBAIN.
Oui , je sais qu'autrefois
Il gagnait en bravo ses vingt écus par mois.
Ce dernier vers est de Laharpe , et M. Duval l'a souligné
pour le faire reconnaître. Il y en a plusieurs dans son Prologue
qui méritent également d'être conservés , et qui sur
vivront à l'intérêt et à l'à-propos des circonstances. On doit
être surpris , je le répète , que ce petit ouvrage n'ait pas
obtenu plus de faveur à la première représentation , et l'on
ne peut applaudir à la modestie de l'auteur , qui a cru devoir
y supprimer plusieurs scènes , sans regretter les sacrifices
qu'il a faits. Cette conduite est d'un écrivain trop heureux
au théâtre pour attacher un grand prix à cette bagatelle
ingénieuse sans doute elle n'ajoute rien à sa réputation ,
mais elle suffirait au besoin pour prouver beaucoup d'esprit ,
de verve comique et de véritable gaîté. ESMÉNARD.
:
( EXTRAITS . )
Les Jeux de MAINS , Poëme inédit , en trois chants , par
C. C. DE RHULLIERE ; suivi de son Discours sur les disputes
, et de plusieurs pièces du même auteur également
inédites. Un vol. in-8° . Prix , 4 fr . , et 4 fr . 75 cent. franc
de port. A Paris , chez Desenne aîné , libraire , Palais du
14 MERCURE DE FRANCE ,
Tribunat , galerie vîtrée ; H. Nicolle , à la librairie stéréotype
, rue des Petits-Augustins , nº 15. — 1808 .
-
Nous ne connaissons encore et nous ne connaîtrons peutêtre
jamais qu'une partie des oeuvres sérieuses de M. de
Rhullière ; mais l'Histoire des troubles de Pologne suffit
elle seule pour lui assigner un rang distingué parmi les
écrivains les plus élégans et les plus recommandables ; son
Discours de réception à l'Académie française , où il remplaçait
M. l'abbé Boismond , est écrit avec autant de pureté
que de goût. Il peint à la fois le prédécesseur et le successeur
des éloges très-fins y couvrent une critique plus
fine encore , et laissent entrevoir tous les défauts qu'on a
reprochés au prédicateur célèbre , comme autant de taches
qu'on distinguerait à travers un voile précieux . Mais ce sont
seulement quelques-unes de ses pièces fugitives que nous
nous proposons aujourd'hui d'examiner ; ainsi nous suivrons
l'antique usage de laisser l'utile de côté pour ne songer qu'à
l'agréable.
"
Les jolis vers de M. de Rhullière ont commencé , ont
établi sa réputation ; ses succès en ce genre ont au moins
égalé son mérite , et peut - être même qu'une partie de
sa vogue a été autant de pris sur sa gloire. Le don heureux
de voir ce qui échappe aux autres , et de ne pas dire
les mêmes choses sur les mêmes choses ; le talent de donner
à ses pensées un tour souvent original et toujours élégant ;
une finesse amie de la malice ; des traits piquans , légers ,
inattendus ; un style toujours soigné , toujours précis ; une
correction qui ne se dément presque jamais ; l'adresse de
plier tantôt le vers à sa pensée , tantôt sa pensée au vers ;
et par-dessus tout , le mérite si rare , dans les ouvrages même
les plus courts , de n'être jamais trop long ; voilà ce que
la sévérité même ne contestera jamais au poëte dont nous
parlons . C'en est assez sans doute pour l'élever beaucoup audessus
de la tourbe des rimeurs de son tems , et pour l'approcher
( mais seulement l'approcher ) des premiers maitres
en ce genre , qui eux-mêmes sont si heureux quand ils approchent
de leur maître à tous..
JUILLET 1808. 15
.
Est-ce un bonheur , est -ce un malheur pour un poëte
'd'être recherché dans le monde et de le rechercher luimême
? L'un et l'autre peuvent se soutenir. Un poëte de
société , et telle était la profession et peut être la prétention
de M. de Rhullière , doit vivre avec les gens du monde
pour les peindre soit en beau , soit en charge . Eux seuls
peuvent le mettre dans leur secret ; ce n'est pas que ce ne soit
à peu près celui de la comédie ; mais enfin on voit mieux les
choses de près que de loin. Eux seuls peuvent le mettre
au fait de leurs ridicules , de leurs petits intérêts , de leurs
liaisons , de leurs aversions , de leurs caprices ; " eux seuls
peuvent lui donner le vrai ton du jour , soit pour la galanterie
, soit pour la plaisanterie , pour la flatterie ; et
même , nous sommes fàchés de le dire , pour la méchanceté
; car , au fait , un poète , qui n'est point par lui-même
ce qu'on appelle un homme du monde , y passe rarement
sa vie à ne faire que des madrigaux . Or , toutes ces données ,
souvent si précieuses , personne ici bas , quelqu'esprit qu'il
ait , ne les acquerra jamais dans la retraite ; c'est l'arbre
de la science du bien et du mal , dont la graine tombée
du paradis terrestre est venue germer dans la société : si
vous mangez de ses fruits , disait un esprit très-distingué
( Satan ) ; vous serez comme des dieux , c'est - à-dire , comme
des gens du beau monde .
;
D'un autre côté , ce beau monde , il faut en convenir ,
n'est rien moins qu'un Parnasse . On peut y avoir beaucoup
d'esprit , beaucoup d'agrémens , beaucoup de finesse ,
mais on n'y fait que de la prose . La plupart des grâces
vraiment poëtiques n'y réussissent guères ; Anacréon
même et Tibulle y seraient déplacés. Un poëte vraiment
poëte qui se trouve là , doit prendre garde à lui . Avec
de l'enthousiasme , il sera ridicule ; avec de l'érudition ,
on le trouvera pédant ; la gaîté sera quelquefois traitée
d'inconvenance , et la délicatesse de fadeur. Que d'écueils
à éviter ! on pourrait bien répondre à cela par le nom
de Voltaire ; mais Voltaire ne recevait pas la loi , il la
donnait.
16 MERCURE DE FRANCE ,
Le petit poëme des Disputes a plus qu'aucun autre ,
peut-être, fait apprécier le rare talent de M. de Rhullière.
On voit là qu'il écrit pour lui , et à cela près de quelques
licences que notre sévérité actuelle ne tolèrerait pas , la
pièce pourrait être proposée comme un modèle de finesse , de
précision et de goût . On croit entrevoir tantôt la manière
de Boileau , tantôt celle de Voltaire : vous y trouverez quelquefois
la raison de l'un , quelquefois le brillant de l'autre
mais toujours un poli , un fini , un soin , un travail qui semblerait
déposer contre la facilité du versificateur . Beaucoup
de ses meilleurs vers attesteraient , comme ceux de Boileau ,
tout ce que coûte la perfection , tandis que Voltaire nous
montre presque toujours combien peu elle lui coûtait .
Ce n'est point que M. de Rhullière , tout en suivant sa
route entre deux flambeaux aussi lumineux , ne fasse de
tems en tems quelques faux pas. En voici quelques-uns que
nous croyons avoir remarqués dans un espace bien resserré ,
Je hais , dit-il en parlant de certains disputeurs de profession
, je hais ces gens qui .......
"
Unpeu musiciens , philosophes , poëtes ,
Et grands-hommes d'Etat formés par les gazettes ,
Sachant tout , lisant tout , prompts à parler de tout ,
Et qui contrediraient Voltaire sur le goût ,
Montesquieu sur les lois , de Brogli sur la guerre ,
Ou la jeune d'Egmont sur le talent de plaire.
#
Unpeu musiciens , philosophes , poëtes ; un peu ne tient ici
qu'à musiciens , et la virgule prouve qu'il fallait qu'il fût
répété si l'intention était , comme cela est plus que probable ,
de dire un peu philosophes , un peu poëtes ; car s'il se contentait
de nous montrer ces gens-là comme assez superficiels
en musique , et que du reste il leur accordât d'être philosophes
et poëtes , ce serait assurément leur donner beaucoup
de mérite au lieu de beaucoup de ridicule . Gazettes ne rime
avec poëtes qu'autant qu'une brève peut rimer avec une
longue. Et grands hommes d'Etat , etc , et qui contredi
raient, etc. , la répétition de ces deux et dans le même membre
de la phrase choque l'oreille aussi bien que l'esprit et
dépare
JUILLET 1808.
DE
LA
5.
dépare tout le morceau . Mais ce que l'oreille , ce premier
juge des vers , pardonne encore moins , c'est de Brogli. Rien
de plus gauche en poësie que ce misérable article dont l
lustre nom de Brogli a moins besoin qu'aucun autre . Concen
tredirait la jeune d'Egmont sur le talent de plaire. Qu'en
tend-on par contredire une femme aimable sur le talent de
plaire ? est-ce lui contester ce talent-là ? Mais alors contre
dire n'est pas le mot . Est-ce la contredire dans ce qu'elle
dit sur ce talent-là ? Mais ce serait faire jouer un triste rôle
à Mme d'Egmont que de nous la montrer dissertant sur le
talent de plaire. C'est assurément le plus beau talent d'une
jeune femme ; mais elle se contente d'exercer , et ne professe
pas .
Les Jeux de Mains qui , dans leur tems , ont fait tant de
bruit , sont un petit poëme demi-burlesque sur une aventuré
dont la malice de quelques personnes d'alors voulait
faire durer l'éclat . Le sujet ne méritait pas la peine qu'ont
donnée les vers ; et tel d'entre nous qui aurait particuliérement
connu tous les acteurs de cette petite scène , serait
attristé même de la gaieté du poëte , en pensant que déjà
la faulx du tems n'a rien laissé de tout cela.
Cette manière de montrer les plus petits objets au microscope
de la poësie , et d'y attacher ironiquement les plus
majestueux ornemens de l'épopée ; cette manière , dis-je ,
commençait dès -lors à perdre de sa nouveauté , et après la
Secchia Rapita , après la Guerre des Rats et des Belettes,
après la Boucle de cheveux enlevée , après le Lutrin de Boi~
leau , il était difficile à M. de Rhullière d'aspirer , dans eette
espèce de jeu , à la couronne du vainqueur . Ce n'est pas que les
vers ne soient presque tous fort jolis , et la plupart des traits
fort piquans , même quand ils sont innocens ; mais tout cela
tient à un fil , et ce fil n'est qu'un cheveu , et ce cheveu .... est
tombé. Il y a des plaisanteries qui amuseront toujours ,
celles d'Horace , par exemple , de Molière , de Boileau , de
Pascal.... Mais les plaisanteries de société n'amusent guères
que pendant qu'on les fait .
On pense bien que tout le poëme se ressent des tournures
B
18 MERCURE DE FRANCE ,
et des formes que le poëte a su emprunter aux plus grands
modèles. En pareil cas , c'est le droit du jeu ; et l'imitation
ne fait tort qu'à ceux qui s'en cachent. On reconnaîtra de
reste ce que M. de Rhullière doit à Boileau , à Gresset , à
d'autres ..... Mais on aura peut-être été moins frappé de la
ressemblance d'un certain Valmir , le coryphée de ce qu'on
appelait alors la bonne compagnie , avec le coryphée des
songes que le Dieu du sommeil député vers la malheureuse
Alcyone pour la préparer à la triste vérité qu'elle doit
bientôt apprendre .
Excitat artificem simulatoremquefigura
Morphea ; non illo jussos solertius alter
Exprimit incessus , vultumque , modumque loquendi ;
•
Et consuetissima cuique verba.
(Ovid. Met. 1. 11. )
C'est lui qui ramena dans la société
Cet art de contrefaire aujourd'hui si fêté.
Il nomme par son geste et d'une adresse extrême
Tous ceux qu'il fait parler semblent parler eux-même.
Il prend leur voix , leurs traits , leur esprit , etc.
Nous commençons par applaudir ici à l'imitateur du poëte
latin beaucoup plus qu'au mime dont il s'agit ; car ce misérable
talent chez un homme du monde n'est d'ordinaire
employé qu'à la moquerie , et s'accorderait difficilement avec
beaucoup de loyauté . Au reste , on ne saurait rendre Ovide
avec plus de grâce que M. de Rhullière ne le fait dans ces
vers. Et sur-tout cet hémistiche , il nomme par son geste , ce
trait aussi heureux que hardi lui donnerait à nos yeux l'avantage
sur son modèle ; mais ce qui suit ne nous semble ni
hardi , ni heureux , ni correct :
Et d'une adresse extrême
Tous ceux qu'il fait parler semblent parler eux-même.
pour dire : Et il contrefait avec tant d'adresse que ceux , etc.
Ici la grammaire 'est visiblement blessée , et comme c'est
malheureusement par une cheville , l'offense n'a point d'excuse
.
La pièce de l'A-propos est une courte et brillante allégorie
qui vaut mieux à elle seule que toutes celles de J. B.
JUILLET 1808.
19
Rousseau. Elle a cependant aussi quelques taches ; mais
de celles qu'Horace pardonne en faveur du charme qui
règne dans l'ensemble.
Cet infatigable vieillard ,
Qui toujours vient , qui toujours part ,
Qu'on appelle sans cesse en craignant ses outrages ,
Qui mûrit la raison , achève la beauté .
Le mot achève dit - il si le tems donne la dernière main
à la beauté ou s'il en fait la fin. En général il est aisé de
voir que le talent de M. de Rhullière , voué presque sans
réserve à la galanterie , à la complaisance , à la malice , a
plus perdu que gagné dans le monde où il a vécu . Au lieu
de la légèreté d'un poëte aimable , il affecte souvent celle
d'un petit maître . Quelle dégradation ! Ses vers , à force
d'être soignés , paraissent quelquefois peinés . Son travail est
souvent de l'apprêt . En cherchant la grâce , il lui arrive de
tomber dans la manière . Sa galanterie même sent l'étude ;
et le sentiment , qui sous une forme ou sous une autre est
à toutes les poësies ce que la sève est à toutes les plantes ,
manque partout. Il avait plus reçu de la nature qu'il n'a
produit dans la société , et son talent s'y est rarement élevé
à la hauteur qu'il pouvait atteindre. Il nous en fait cependant
à peu près juger dans son Epitre sur le renversement
de sa fortune :
Eh quoi dans mon malheur c'est moi qui vous console !
Qu'a donc de si cruel l'honnête pauvreté ?
La fortune me quitte , et ne m'a rien ôté.
Qu'elle vienne , qu'elle s'envole ,
Mon sort ne dépend point de sa légèreté.
Tant qu'a duré sa faveur passagère ,
J'en ai joui , j'ai vécu très- heureux ;
Je la perds sans trouver mon destin rigoureux ,
Et comme on voit partir une aimable étrangère ..
Toute la pièce est à peu près du même ton. L'on aime à
voir la poësie s'engager noblement au service de la philosophie
; c'est-là son emploi le plus honorable . On croit voir
en même tems que plus le champ est vaste , plus ses mouvemens
sont libres , et qu'elle trouve , ainsi que nous , plus
de vie et de ressort dans les hautes régions.
}
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
M. de Rhullière entreprend ici une tâche toujours digne
d'un philosophe , et souvent , hélas ! bien nécessaire à un
poëte ; c'est de s'apprivoiser , s'il est possible , avec la pauvreté
, et de se la montrer à lui -même sous un aspect moins
hideux. Il cherche donc , où il peut , des raisons , des autorités
et des exemples ; et après avoir fait le recensement des
opinions des plus illustres philosophes de la Grèce et de
Rome , voici comme il se résume :
Ils ont , sur le bonheur , tout dit , tout réfuté ,
Ils ont par cent chemins conduit à la sagesse ;
Mais , dans leur contrariété ,
Quelques-uns ont craint la richesse ,
Aucun n'a craint la pauvreté .
Les vers suivans , non plus que beaucoup d'autres tirés de
la même pièce , ne seraient pas indignes des Epîtres d'Horace :
L'astre inconstant sous lequel je suis né
Des biens aux maux souvent m'a promené ;
Mais aux événemens ployant mon caractère
En jouissant de tout rien ne m'est nécessaire ;
Dès que j'ai vu l'espérance me fuir ,
J'ai suspendu ma course volontaire .
J'ai dans un sort nouveau pris un nouveau plaisir ,
Et mon repos forcé devient un doux loisir.
On regrette qu'un homme qui , en donnant un plein essor
à son talent , aurait pu rivaliser avec nos meilleurs poëtes
et s'assurer une longue admiration , ait souvent mis tant de
prix à des applaudissemens qui ne retentissent guères audelà
du petit théâtre où ils ont été prodigués. Encore une
fois , il avait choisi ses juges parmi des personnes beaucoup
plus brillantes qu'éclairées ; et ces tribunaux là prononcent
rarement aux poëtes le jugement de la postérité . Celui qui
briguera de pareils suffrages , sera souvent obligé d'en négliger
de plus glorieux ; souvent en cherchant le bon ton il
oubliera le bon goût. On ne lui laissera presque jamais rien
faire de grand ; on raccourcira son vol ; on lui interdira de
se servir de tous ses moyens , semblable à Therpandre à qui
les Archontes coupèrent impitoyablement deux cordes de
sa lyre.
JUILLET 1808. .21.
Voilà ce qui menace tous les poëtes , assez bornés dans
leur ambition pour avoir toujours en vue une certaine classe
d'hommes de préférence , et qui aimeront mieux, dans l'alter,
native , plaire à quelqu'un qu'à tout le monde.
BOUFFLERS.
LES PYRÉNÉES , poëme ; par M. DUREAU DE LA MALLE
fils , précédé d'un voyage à Vignemale , et d'une description
des vallées d'Azun , de Cauterets et de Lutour.
A Paris , chez Giguet et Michaud , imprim. - libr . ,
rue des Bons-Enfans , n° 34. - 1808.
Il y a peu de beautés naturelles qui fassent sur l'ame
une aussi vive impression , qui y laisse d'aussi profonds
souvenirs que la vue des Alpes ou des Pyrénées . Tout
ce qui peut charmer ou étonner les yeux dans le spectacle
de la nature se retrouve dans ces montagnes sous
un aspect plus riche , plus varié , plus propre à frapper
l'imagination . Non-seulement les masses principales du
paysage s'y présentent sous des formes plus grandes et
plus imposantes , mais on y voit aussi des feuillages plus
verts et plus frais , des eaux plus limpides et plus pures ,
des couleurs plus vives , des oppositions de lumière et
d'ombre plus tranchantes et plus pittoresques. C'est
sur-tout au printems que ces montagnes offrent un tableau
vraiment enchanteur, Leurs sommets couverts .
encore de grandes nappes de neige et frappés par les
rayons du soleil , resplendissent comme de hautes pyramides
d'argent . Sur leurs flancs s'étendent de vastes
forêts de sapins dont la sombre et triste verdure rehausse
encore l'éclat de cette éblouissante blancheur. Plus bas
c'est la végétation la plus riche et la plus vigoureuse ;
ce sont de gras pâturages , émaillés de toute espèce de
fleurs , ombragés d'arbustes de toutes les formes . Partout
on entend bruire les eaux qui descendent en filets
argentés , se précipitent en cascades inépuisables , et
entretiennent partout la fraîcheur et la vie . Mais c'est
peu que la nature se soit plu à orner ces paysages ,
la main de l'homme a contribué aussi à les embellir.
Des obstacles presqu'insurmontables et renaissans chaque
22 . MERCURE DE FRANCE ,
jour né peuvent décourager sa persévérante adresse ,
excitée sans cesse par le besoin et la pauvreté. L'oeil
aime à contempler ces humbles cabanes suspendues avec
tant de hardiesse au milieu des rocs escarpés , ces granites
arides qu'une pénible industrie a revêtus de verdure
, ces riches moissons flottant sur des précipices ;
partout il voit l'art usurpant lentement sur la nature ,
ou la nature se jouant en un moment des longs efforts
de l'art . Attiré vers ces hauts sommets qui lui promettent
encore de nouveaux spectacles , le voyageur , à mesure
qu'il s'élève , respire un air plus subtil et plus pur.
Son sang circule plus rapidement : une espèce de fièvre
donne une activité inconnue à son imagination et exalte
toutes ses pensées. C'est alors que le peintre demande
ses pinceaux , que le poëte cède à l'inspiration qui le
trouble , et émerveillé de ces ravissans spectacles , cherche
à faire passer dans ses vers l'enthousiasme qu'ils lui
font éprouver.
Cependant quelque poëtique que soit le séjour des
montagnes , quelque propre qu'il paraisse à féconder
l'imagination , ce n'est pas une petite difficulté de donner
de l'intérêt à un poëme exclusivement consacré à les
peindre. Ces tableaux imposans ont été déjà retracés
mille fois. Comment répandre sur des objets si connus
cet air de fraîcheur et de nouveauté , devenu si nécessaire
aux succès des compositions poëtiques ? Il n'y a
qu'un moyen pour cela , c'est d'oublier prose et vers ,
de regarder attentivement le spectacle qu'on a sous les
yeux , et de composer son tableau en présence du modèle.
Alors si tous les objets qu'on y fait entrer ne sont
pas également nouveaux , du moins la manière du
peintre lui appartiendra , et suffira pour imprimer à
son imitation un caractère particulier qui la distingue
de toutes les autres. C'est ce qu'a fait M. Dureau de la
Malle dans le poëme que nous annonçons . Il dit luimême
, dans sa préface , qu'à l'imitation des peintres
qui vont faire au milieu des montagnes des études de
paysage , il a voulu écrire un poëme d'après nature ;
et quand il ne le dirait pas , il serait aisé de s'en apercevoir
à la vérité de ses couleurs. Voici une courte
citation qui me paraît propre à justifier cet éloge. L'auteur
apostrophe poëtiquement les glaciers :
JUILLET 1808. 23
"
C'est vous qui nourrissez ces cascades fameuses
Où le torrent se courbe en voûtes écumeuses ,
Roule en flocons de neige , ou s'élance par bonds
Court , jaillit , rejaillit sur la pente des monts ,
Et s'ouvrant dans les airs des routes inconnues ,
En des gouffres sans fond tombe du haut des nues .
Ce fleuve altier, bientôt doux et tranquille et pur ,
Fuit en nappe argentée , ou glisse en lac d'azur ,
Puis retombe , et peignant sur ses vapeurs fumantes
L'arc d'Iris nuancé de sept couleurs changeantes ,
Tantôt , fier du cristal de ses flots écumans ,
Tantôt , brodé de perle , ou ceint de diamans ,
Sous le rocher qui gronde ou la forêt qui tremble ,
Siffle , tonne , murmure et mugit tout ensemble.
Ces vers ne sont peut - être pas tout à fait irréprochables.
L'expressiou brodé de perle me paraît bien
hasardée. Le mót glisse n'est point analogue à l'image
que présente un lac : il faudrait s'étend en lac d'azur.
Je ne crois pas non plus qu'on puisse dire un fleuve
altier. Cette épithète a , il est vrai , la même signification
que superbe , mais avec cette différence qu'elle
ne peut être appliquée qu'à des objets qui ont une élévation
physique , comme un chêne , une montagne, etc.
Ces taches légères , qu'il serait si aisé de faire disparaître ,
n'empêchent pas qu'on ne trouve dans cette peinture
plusieurs traits qui ne se seraient surement pas offerts
à l'imagination de l'auteur s'il n'avait jamais vu de cascades
que dans les livres ou dans les tableaux . Telle est
cette image si vraie du torrent qui se courbe en voûte
ou qui roule en flocons de neige tel est sur-tout ce
dernier vers qui donne si bien l'idée du bruit assourdissant
causé par la chûte d'une grande masse d'eau :
Siffle , tonne , murmure et mugit tout ensemble.
M. Dureau ne s'est pas borné à chanter les glaciers ,
les torrens , les cascades , tout ce qu'on peut appeler les
lieux communs des montagnes , il a aussi mis en oeuvre
avec beaucoup de bonheur les particularités que son
sujet lui offrait . Les Pyrénées sont riches en souvenirs
historiques. Annibal les traversa pour aller tenter la
conquête de l'Italie ; César s'y reposa de celle des Gaules ;
c'est sur leurs rochers que se brisèrent ces flots de Sar24
MERCURE DE FRANCE ,
razins qui menaçaient toute l'Europe . Tous ces faits
fournissent au poëte de nombreuses allusions qui lui
permettent de donner une agréable variété à son style.
Il a trouvé sur - tout d'heureux épisodes dans la description
des eaux thermales. Il serait difficile d'exprimer
d'une manière à la fois plus précise et plus poëtique
, l'effet merveilleux de celles de Barèges. Ma muse ,
dit-il ,
Admire l'effet de l'active liqueur
Qui des nerfs engourdis réveille la langueur ,
Qui, rouvrant sans effort leurs anciennes blessures
Des victimes de Mars adoucit les tortures ,
Déracine le plomb de leurs membres meurtris ,
Et des os fracassés rejoignant les débris ,
Fait couler dans leur sang la jeunesse et la vie ,
Et les rend à l'espoir de servir la patrie.
>
La peinture qu'il fait des plaisirs et des jeux qui semblent
s'être donnés rendez- vous aux Pyrénées dans la
saison des bains , a beaucoup d'agrément et de gaîté ;
l'histoire est mise aussi à contribution pour l'embellir
et l'on y distingue particuliérement ces vers heureux
sur la reine de Navarre , soeur de François Ier.
Ce lieu reçut aussi , dans l'âge de l'amour ,
L'aimable Marguerite et sa folâtre cour ,
Et , si souvent témoin de sermens infidèles ,
Sourit au doux récit des joyeuses nouvelles .
On croit , qu'en dessinant ces fidèles portraits ,
La reine à son histoire emprunta quelques traits ,
Et que des moeurs du tems ces peintures naïves
Sont de ses goûts légers les galantes archives .
2631
La reine de Navarre retrouverait encore aujourd'hui
dés moeurs à peu près semblables . La vie qu'on mène
aux eaux n'est pas moins joyeuse que de son tems , et les
divertissemens qu'on y trouve entrent sans doute pour
quelque chose dans leur renommée , et peut-être aussi
dans leur vertu .
Tantôt c'est un repas qu'avec art on combine ,
Un fat qu'on mystifie , un roué qu'on lutine ;
On racónte , on médit , on prie , on court au bal ;
Dans la rue on s'évite , on se cherche au Vauxhal ;
Le matin dans sa chaise en gémissant s'avance
La beauté , qui le soir saute , et folâtre , et danse , etc.
›
JUILLET 1808 . 25
A cette description enjouée , le poëte fait succéder la
peinture la plus touchante. A l'époque où il parcourait
les Pyrénées , une auguste princesse y pleurait la mort
d'un fils chéri. Cette triste circonstance lui inspira les
vers suivans.
Enfin , ces lieux ont eu le pouvoir salutaire
D'assoupir lentement la douleur d'une mère ;
Son ame succombait au poids de ses malheurs ,
Son oeil sec et glacé ne trouvait plus de pleurs :
L'oeil morne , et sur son sein laissant tomber sa tête ,
Sa marche était sans but , sa bouche était muette.
« Mon fils ! est le seul cri qu'exhalaient ses tourmens.
» Qu'on me rende mon fils ! » Hélas ! il n'est plus tems ;
Déjà l'auguste enfant que l'univers contemple ,
Héritier d'un grand nom et d'un plus grand exemple ,
A mêlé sa dépouille à la cendre des rois .
Contre un deuil si profond s'unissent à la fois
L'amitié vive et tendre et l'amour maternelle.
On l'entraîne , en dépit d'un désespoir rebelle ,
Vers ces monts où Pyrène épauche de son sein ,
Et l'onde la plus pure , et l'air le plus serein .
L'amitié la contraint à supporter la vie ;
( Car, reine , au sein des cours elle avait une amie. )
Un prêtre d'Esculape , habitant de ces lieux ,
Entreprit de dompter ce chagrin furieux ,
Egara sa douleur dans ces belles montagnes ,
La força d'admirer . Là , ses jeunes compagnes
Virent enfin ses yeux séchés par les douleurs ,
Ranimer leur éclat , et se r'ouvrir aux pleurs .
De sa bonté native elle reprit les charmes ;
Son chagrin , s'épanchant en longs ruisseaux de larmes ,
S'écoulait chaque jour , et voyant ces grands monts ,
Qui portent jusqu'au ciel leurs vénérables fronts ,
Et dont les fiers sommets cèdent à la tempête >
Sous le joug du destin elle ploya sa tête ;
Mais ces rocs , ces glaciers , témoins de sa douleur ,
Ayant calmé ses maux , restent chers à son coeur.
Tout ce morceau me paraît heureusement conçu .
L'auteur a bien consulté la nature en retraçant cetle
douleur maternelle qui s'assoupit plutôt qu'elle ne s'efface
, et qui apprend enfin à se soumettre à la nécessité ,
triste mais seule consolation qu'elle puisse recevoir.
Cette touchante digression est presqu'immédiatement
26 MERCURE DE FRANCE ,
suivie d'un autre épisode beaucoup plus considérable ;
c'est un récit qui offre de l'intérêt , mais qui n'est peut- →
être pas en proportion avec le peu d'étendue du poëme .
L'ouvrage est terminé par une belle description du
Mont - Perdu , sur lequel l'Arioste a placé plusieurs
scènes du Roland furieux ; ses brillantes fictions appartenaient
de droit au chantre des Pyrénées ; aussi lui ontelles
fourni l'une de ses plus heureuses tirades. La muse
de l'Arioste a su rendre ces lieux presqu'aussi poëtiques
que les bords du Simoïs et du Scamandre ; les noms des
Roland , des Ferragus , des Agramant , sont devenus favorables
aux beaux vers comme ceux d'Agamemnon ,
d'Achille et de Briséis , et l'on peut s'écrier avec M.
Dureau :
O pouvoir du génie et des Muses divines !
Tout vit par l'Arioste en ce fameux vallon ,.
•
Et , comme aux champs troyens , chaque roche a son nom .
•
Il est encore d'autres souvenirs attachés aux Pyrénées
, dont l'auteur aurait pu faire usage. Lui - même
rappelle dans sa préface le fameux traité conclu par
Louis XIV dans l'île de la Conférence : il nous apprend
que Pau et Avirèze sont encore entourés des vieux
chênes plantés par Henri IV, et qu'on voit encore dans
le Gave qui les arrose , le petit bassin où il se baignait
dans son enfance. On peut s'étonner qu'il n'ait pas mis à
profit ces particularités : il semble sur-tout que l'enfance
de Henri était susceptible de fournir l'épisode le
plus intéressant et le mieux adapté au sujet . A cette
petite observation critique , quelques lecteurs seront
tentés peut-être d'en ajouter une autre fondée sur le peu
de liaison qui règne entre ces différentes parties dont le
poëme se compose. L'auteur répondra qu'un poëme
purement descriptif n'exige pas d'autre ordre que celui
qui est le plus propre à faire valoir les divers tableaux
les uns par les autres. On pourrait répliquer que cette
apologie même renferme la condamnation de ce genre
de poësie. Mais si le défaut d'unité et d'ensemble a en
effet nui au succès de la plupart des poëmes descriptifs ,
il est à peine sensible dans un ouvrage aussi court que
celui- ci , et l'on conviendra facilement , sans doute
1
JUILLET 1868. 27
qu'un style élégant et poëtique , et beaucoup de variété
dans les peintures , sont bien suffisans pour soutenir
l'intérêt dans une lecture de cinq cents vers.
Cette agréable production est précédée d'une description
des vallées d'Azun , de Cauterets et de Lectour.
On suit l'auteur avec intérêt dans cette course souvent
périlleuse ; mais on pourrait désirer qu'il eût laissé à son
récit plus d'aisance et de liberté : il arrondit trop soigneusement
ses périodes ; il prodigue trop des expressions
et des tours poetiques que la simplicité de la prose
n'ose pas admettre ce devait être assez pour lui de
s'être montré poëte dans ses vers.
GAUDEFROY.
NOUVEAU DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN , Ccomposé
sur le plan du Dictionnaire latin - français du
même auteur , où se trouvent l'étymologie des mots
français , leur définition , leur sens propre et figuré ,
et leurs acceptions diverses rendues en latin par de
nombreux exemples choisis avec soin et verifiés sur
les originaux ; par M. NOEL , membre de la Légion
d'honneur , inspecteur- général des études , de plusieurs
Sociétés savantes. A Paris , chez Lenormant, impr.-
libraire , rue des Prêtres - Saint- Germain-l'Auxerrois ,
N° 17.
LORSQU'ON a obtenu des succès dans des ouvrages
d'imagination , il est rare qu'on abandonne un genre si
séduisant pour se livrer à des travaux dont le principal
mérite est l'utilité , qui exigent l'exactitude la plus figoureuse
, et dans lesquels on ne réussit qu'à force de
veilles et de fatigues. M. Noël a donné cet exemple que
l'histoire des lettres n'offre presque jamais. Il est vrai
que le grand Gerson , qui fut autrefois l'honneur de
l'église de France , quitta la carrière où il s'était couvert
de gloire pour instruire de pauvres enfans , et que
Bossuet , dont le génie foudroya toutes les erreurs , et
porta plus loin que les anciens l'éloquence historique
et l'éloquence oratoire , enseigna lui - même le catéchisme
dans l'église de Meaux . Mais ces traits si beaux
tiennent à des vertus négligées depuis long-tems ; et l'on
28 MERCURE DE FRANCE ,
doit se féliciter quand on en retrouve quelque image.
M. Noël fut couronné deux fois par l'ancienne Acadé→
mie française et obtint deux mentions honorables ( 1 ) ;
dans l'une de ces dernières luttes , il eut pour concurrent
un de ces hommes rares devant lesquels on peut
succomber avec gloire ; c'était M. de Fontanes. Qui
n'aurait cru que M. Noël , après des succès si flatteurs ,
se consacrerait entiérement soit à l'éloquence , soit à la
poësie ? Cependant , comme il le dit lui-même , quoique
des goûts plus attrayans eussent pu l'entrainer vers
d'autres genres de compositions , il n'a pas hésité à
sacrifier ces goûts au désir d'être utile.
Le Dictionnaire français-latin qu'il vient de donner
au public est composé sur le même plan que le Dictionnaire
latin dont nous eûmes occasion de parler il y a
quelque tems. C'est déjà en faire l'éloge : on sait en
effet que ce Dictionnaire parut non-seulement utile aux
eommençans , mais aux personnes à qui le latin était
le plus familier. Les étymologies qui ne se trouvent pas
dans les autres Dictionnaires , et sur-tout la classification
des matières , conception neuve et vraiment philosophique
, lui assurèrent cet avantage. L'empressement
qu'on mit à se procurer ce livre fut si grand que l'édition
en fut enlevée en peu de mois. Le Dictionnaire
français-latin est une production aussi recommandable ,
mais qui a dû coûter beaucoup plus de travail à son
auteur .
Il y a autant de différence entre un Dictionnaire
latin-français et un Dictionuaire français- latin qu'entre
un traducteur d'auteurs latins et un homme qui est
parvenu à bien parler cette langue. La traduction
n'exige pas jusqu'à un certain point la connaissance
parfaite du génie d'un idiôme . On peut bien l'entendre ,
et ne pas savoir en employer heureusement les tours et les
délicatesses : celui au contraire qui veut écrire ou s'exprimer
dans cet idiôme a besoin non-seulement de la
science des mots que la mémoire peut facilement acquérir
, mais d'un talent particulier qui lui facilite les
( 1 ) Eloge de Louis XII , couronné en 1788. Eloge de Vauban , couronné
en 1799 .
1
:
1
1
t
JUILLET 1808.
29
moyens de distinguer tous les genres de style et de
langage , et de les approprier avec goût au sujet qu'il
traite , talent infiniment rare , lorsqu'il s'agit d'une
langue morte. Dans un Dictionnaire français - latin ,
toutes les façons de parler , toutes les figures doivent
être rendues , autant que possible , par des équivalens
puisés dans les bonnes sources ; au lieu que dans un
Dictionnaire latin-français , l'auteur se borne à des tra→
ductions qui , comme on l'a démontré , offrent beaucoup
moins de difficultés. Si M. Noël a aussi bien réussi dans
ce second lexique que dans le premier , il mérite done
plus d'éloges. Non -seulement le travail était plus considérable
et plus épineux , mais il exigeait plus de science
et de talent.
On ne conservera aucun doute à cet égard , quand on
aura vu dans l'ouvrage même le plan et la méthode de
l'auteur. Je vais essayer d'en donner une idée. Autant
qu'un examen rapide et les bornes de cette feuille pourront
me le permettre , je joindrai les exemples aux
observations ; et , comme parmi les anciens lexiques
français- latins , le Dictionnaire de Lallemant est presque
le seul dont on faisait usage , je le comparerai à celui
que j'annonce quand l'occasion s'en présentera.
Presque tous les articles du Dictionnaire de M. Noël
offrent un plus grand nombre de phrases et de tours
que ceux de ses devanciers. Il suffit d'ouvrir le livre et
de comparer quelques articles pour s'en convaincre. Le
verbe aimer , dans l'acception de prendre plaisir à , en
offre un exemple. Quoique Lallemant paraisse avoir
épuisé tous les sens que ce mot peut avoir , M. Noël
en a ajouté trois qui doivent revenir fréquemment dans
le langage familier : j'aime à vous voir gai , j'aime à
me livrer au travail, j'aime cette maison . Le dernier
sur-tout est rendu par une expression charmante de
Plaute Arrident mihi cedes. Dans l'article convenir ,
Lallemant est assez complet ; cependant il avait oublié
une acception qui se présente souvent dans les discussions
littéraires. Ce mot convient fort bien à la chose.
M. Noël le rend par une figure tirée de Cicéron qui
paraît du goût le plus exquis : Học verbum aptè cadit
:
in eam rem.
30
MERCURE
DE FRANCE
,
M. Noël met en tête de chaque article l'étymologie
grecque , latine , celtique , allemande , etc. , lorsqu'elle
n'est pas assez indiquée ou par le mot latin , ou par la
définition elle -même. Cette méthode est d'une grande
utilité on se rappelle que M. de Voltaire aurait voulu
qu'on la suivît pour le Dictionnaire de l'Académie française.
En effet ce n'est qu'en apprenant l'étymologie de
chaque mot qu'on parvient à en savoir le sens primitif,
connaissance indispensable pour donner aux expressions
leur véritable propriété , pour leur conserver les nuances
qui les distinguent , et pour ne pas confondre mal à
propos des mots qui ne sont synonymes qu'en apparence .
Les définitions sont une des parties les plus essentielles
d'un Dictionnaire. MM. Lallemant les avaient un péu
négligées. M. Noël s'est attaché à ne laisser rien à désirer
sous ce rapport. Ses définitions , puisées principalement
dans le Dictionnaire de l'Académie pour ce qui regarde
la langue usuelle , littéraire et poëtique, et dans le Dictionnaire
de Trévoux pour ce qui concerne les sciences
et les arts , sont plus complètes que celles de Richelet ,
et son ouvrage pourrait suffire à ceux qui ne veulent
qu'étudier la langue française.
On se plaignait, et ce n'était pas sans raison , que les
auteurs de Dictionnaires français-latins se contentaient
trop aisément d'à peu près , et , comme le dit M. Noël ,
se permettaient trop souvent de tordre les passages des
auteurs anciens pour les faire cadrer avec les phrases
françaises. « Pour éviter l'un et l'autre défaut , con-
» tinue l'auteur , j'ai pris soin de vérifier les exeinples
» sur les originaux , j'ai réformé ceux qni étaient entachés
» de ce double vice , et lorsque j'avais à traduire , par
>> exemple , des expressions métaphoriques , je me suis
» efforcé de les rendre par des métaphores semblables ,
» et j'y suis souvent parvenu. Lorsqu'il s'est agi d'un
» terme ou d'un tour familier , ce n'est pas dans les
» poëtes et dans les orateurs , mais dans les coiniques
» que j'en ai cherché les analogues , et j'ai suivi le même
>> principe pour les tours nobles et pompeux . » Entre
une multitude d'exemples de la manière heureuse dont
M. Noël a sur-tout rempli ce dernier engagement , je
n'en citerai qu'un. En rendant compte du plaisir qu'on
"
JUILLET 1808 . 31
a éprouvé dans telle ou telle occasion , on peut s'exprimer
d'une manière noble ou d'une manière comique , suivant
l'espèce de satisfaction dont on a joui, les circonstances qui
l'ontaccompagnée ou le rang qu'on occupe dans le monde.
Ainsi un homme grave qui s'est trouvé dans une société
agréable , peut dire avec noblesse : de ma vie je n'ai eu
un si grand plaisir , tandis qu'un homme d'un caractère
plus libre , ou d'un état inférieur , dit gaîment : de ma
vie je n'ai tant ri. M. Noël a parfaitement distingué les
nuances de ces deux phrases que ses devanciers avaient
traduites par les mêmes expressions ; il rend la première
par une phrase de Cicéron : Ego in vitá med nulla
unquam voluptate tanta sum affectus ; et l'autre par
une saillie de Plaute : nunquam ullo die risi adæque.
-
Ce sont ordinairement les expressions proverbiales
qui mettent le plus de différence entre les langues ,
elles tiennent presque toujours à des localités , à des
usages particuliers , à des préjugés établis ; et ce n'est
qu'avec la plus grande peine qu'on peut leur trouver
des équivalens dans une autre langue . La multitude
étonnante des expressions de ce genre a toujours fait
le désespoir des traducteurs de Don Quichotte . M.
Noël a essayé de rendre en latin ces expressions qui
abondent dans notre langue : c'est dans Plaute , dans
Térence , dans les lettres de Cicéron qu'il a puisé des
équivalens à presque toutes nos tournures familières.
Ce travail exigeait un tact bien délicat , un goût
bien pur , et une grande connaissance du génie des
deux langues : M. Noël qui réunit ces qualités , a fait
tout ce qu'il était possible de faire . La critique relèvera
peut-être quelques expressions figurées rendues
par des expressions simples , quelques phrases latines
où la force de la phrase française ne se retrouve pas ;
mais si elle veut être de bonne foi , elle reconnaîtra
qu'il était impossible d'approcher plus près de la perfection
dans un travail si difficile et si aride .
A l'époque où l'on fit les premiers bons .Dictionnaires
français - latins , les modèles de style étaient Vaugelas et
Dablancourt. Ainsi tous les exemples furent puisés dans
ces deux auteurs. Quoiqué le premier sur-tout soit justement
considéré comme un des créateurs de notre
32 MERCURE DE FRANCE ,
langue , et que ses écrits se distinguent par le nombre,
la pureté et la clarté , cependant les écrivains qui lui
succédèrent , donnèrent à la phrase française plus de
concision et plus de rapidité. Plusieurs tours surannés
de ces auteurs avaient été conservés par Lallemant
et M. Noël s'est appliqué à corriger ce défaut . « Je me
>> flatte, dit- il , qu'avec un peu d'attention, on verrà que
» j'ai refait presque toute la phraséologie française
» pour y mettre plus de précision , plus de fraîcheur ,
>> plus de propriété. » On reconnaît dans ces changemens
l'écrivain pur et élégant qui avait mérité les suffrages
de l'Académie.
Mais l'avantage le plus grand du Dictionnaire de
M. Noël , est la classification des matières qui composent
chaque article. Comme dans son Dictionnaire latin-français
, l'auteur fixe d'abord le sens primitif de chaque
mot et sa véritable valeur ; ensuite il saisit le point où
le dernier chainon du sens propre rencontre le premier
anneau de la chaîne des sens figurés , et , suivant
ses expressions , il descend cette échelle en conservant
l'ordre dans lequel l'esprit humain a pu passer
de l'un à l'autre , d'après les développemens du langage
et les progrès de la civilisation . Cette idée est juste
et profonde ; c'est la première fois qu'elle est appliquée
à un Dictionnaire destiné aux écoles ; elle détruit là
confusiou qui , dans les anciens lexiques , faisait perdre
beaucoup de tems à chercher la tournure dont on avait
besoin , et donne insensiblement aux jeunes gens l'habitude
de la méthode et de la précision. « C'est sur- tout ,
» dit M. Noël , dans les articles susceptibles d'une grande
» variété d'acceptions que je supplie mes juges de com-
» parer ma marche avec celle de mes prédécesseurs.
» Ce n'est point au hasard que j'ai rangé ces nuances
» souvent délicates et fugitives ; c'est après avoir mé-
» dité long-tems sur la métaphysique du langage . »
Pour répondre au desir de l'auteur , je rapprocherai
un article de son Dictionnaire du même article traité
par Lallemant , et je choisirai un de ceux qui offrent
des acceptions nombreuses et variées .
L'article du mot vie , daus le Dictionnaire de M. Noël,
est divisé en six sections. La première commence par
la
30
LA
SEINE
JUILLET 1808. 53
la définition de Cicéron qui dit que la vie consiste dans
l'union de l'ame et du corps , définition pareille à celle
de la première édition du Dictionnaire de l'Académie
française. La définition de Lallemant se borne à bes
mots : l'action de vivre , et n'est guère meilleure que
la définition de l'opium dans le Malade Imaginaire.
Après avoir exprimé la naissance de l'homme , par les
mots recevoir la vie , naître , etc. , et avoir très -judicieusement
placé immédiatement après : commencer
la vie par souffrir ; M. Noël passe en revue toutes les
actions de la vie , en ayant soin de les classer de manière
à montrer non- seulement les développemens , de
Phomme , mais ceux de l'ordre social. Ensuite , l'auteur
exprime la perte de la vie et les circonstances qui l'accompagnent.
Une seconde section contient les divers emplois du
mot vie entendu par l'espace de tems depuis la naissance
jusqu'à la mort.
Dans une troisième , M. Noël exprime les différentes
manières de vivre , soit qu'on passe sa vie dans les plaisirs
ou l'oisiveté , soit qu'on l'emploie à l'étude ou aux
affaires . Il s'étend sur les circonstances principales de la
vie des hommes , l'innocence et la corruption , le bonheur
et le malheur , et finit par un proverbe très - moral
dont il trouve l'équivalent dans Cicéron : telle vie , telle
mort. Mors vitæ consentanea est .
Une quatrième section est consacrée à la vie future ;
elle est embellie par deux passages de Cicéron sur l'immortalité
de l'ame : on jouira dans le ciel d'une vie éternellement
heureuse. In coelo beati ævo sempiterno fruentur.
Pensez à la vie qui ne finira jamais. De perpetua
vitá cogitate.
Une cinquième section renferme les acceptions du
mot vie , lorsqu'il signifie nourriture et subsistance,
gagner sa viepar divers métiers , demander sa vie , etc.
Il est terminé par la phrase proverbiale faire vie qui
dure , rendu par cette expression de Térence : in longitudinem
consulere.
Enfin , une sixième et dernière section est consacrée
au mot vie , dans le sens . d'énergie et de force : un
tableau plein de vie , un style sans vie.
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
Dans le Dictionnaire, de Lallemant , l'article vie n'a
que trois sections. La première commence par la définition
imparfaite dont j'ai parlé : elle ne présente aucun
plan régulier , car la perte de la vie se trouve au milieu
du paragraphe. La seconde confond le mot vie dans
l'acception de l'espace de tems depuis la naissance jusqu'à
la mort , avec la manière de vivre. La troisième
contient d'une manière incomplète et sans ordre le sens
du mot vie , signifiant nourriture et subsistance.
On voit, par ce parallèle dont le sujet a été pris au
hasard , que le Dictionnaire de M. Noël l'emporte de
beaucoup pour la classification et le choix des matières
sur celui de Lallemant. Il a encore l'avantage de présenter
les dignités de toutes les espèces de gouvernemens
tant anciens que modernes , et l'étymologie de leurs
noms indique sur le champ leur origine et leurs fonctions.
Ainsi , le mot marquis , dérivé du mot allemand
mark qui veut dire limite , annonce que les anciens
marquis étaient préposés à la garde et au commandement
des frontières . Malgré la grande exactitude de
M. Noël , j'ai remarqué une légère omission . Il s'agit
d'une dignité qui n'existe plus , mais dont le nom se
trouve fréquemment dans notre histoire ; c'est celle de
vidame. Dam , dans notre ancien langage , répondait
à dominus ; ainsi , vidame voulait dire vice- seigneur ,
vice-dominus , pro-dominus. Ce nom était donné aux
seigneurs qui , sous le règne féodal , cominandaient les
troupes des évêques , et qui les représentaient dans leurs
fonctions temporelles ; tel était le vidame de Chartres.
Le Dictionnaire de M. Noël pourrait donner lieu à
plusieurs autres observations qui toutes seraient flatteuses
pour l'auteur. Les bornes de ce journal ne permettant
pas de les présenter, on doit dire , en général ,
que cette nouvelle production est digne en tout du
Dictionnaire latin-français : on y trouve la même exaotitude
, le même tact , le même scrupule ; et l'auteur
mérite d'autant plus d'éloges , que , comme nous l'avons
observé en commençant , l'entreprise offrait de grandes
difficultés. P..
JUILLET 1808 . 35
LE FILS BANNI , ou la Retraite des Brigands ; par
Mme REGINA- MARIE ROCHE , auteur des Enfans de
l'Abbaye ; traduit de l'anglais ; 4 vol. de 200 pages
chacun. A Paris , chez Joseph Chaumerot , libraire ,
Palais du Tribunat , galerie de bois , près le passage
Valois , nº 188. 1808.
---
*
JE crois , si j'ai bonne mémoire , que les Enfans de
l'Abbaye eurent quelque succès au moment de leur
apparition qui date de sept ou huit ans. Mais les
romans alors étaient à la mode , il n'y avait pas de jour
qu'il n'en parût un nouveau ; la plupart étaient inlisibles
, et les Enfans de l'Abbaye , du moins , avaient été
traduits par un homme de lettres connu , et qui savait
écrire sa langue. Au mérite d'un style correct sejoignait
celui de quelques caractères intéressans , de quelques
situations attachantes : mais comme , à vrai dire , il y
avait dans l'ouvrage autant à reprendre qu'à louer , son
succès ne pouvait être qu'éphémère , et n'a duré , en
effet , que fort peu de tems . Qui est - ce qui lit aujourd'hui
les Enfans de l'Abbaye , ou désire les relire ? Ce roman
avec ses défauts , est cependant beaucoup meilleur que
celui dont je vais parler. Je ne sais si quelque critique
s'est avisé de donner une analyse bien circonstanciée
du Fils banni ; quant à moi , je m'épargnerai cette
peine ; c'est assez , c'est même trop que de m'être imposé
celle de lire les quatre volumes dont il est composé .
1
2
Des personnages principaux qui disparaissent et sont
remplacés par des personnages épisodiques tombant des
nues; des gens qui se perdent et se retrouvent contre
toute attente ; une demoiselle, qui se voit tour à tour
aux prises avec un jeune et un vieux libertins dégoûtés
de leurs femmes ; un français , travesti en esdes
descriptions monotones , du bavardage insignihant,
des dialogues qui ressemblent à ceux des parades
, des baisemens de main eternels , des invraisemblances
qui impatientent , des brigands , une prison , un
cachot , un incendie , deux tempêtes , deux assassinats ,
deux duels , deux spectres et un hermite ; voilà , en peu
croc ;
C 2
36
MERCURE DE FRANCE
de mots , le mêlange irrégulier , par fois insipide , et toujours
bizarre , que l'on trouve dans le Fils banni ; et ce
fouillis a trouvé pour traducteur un écrivain dont le
style , en général assez correct , décèle un homme de
goût ! J'en ai été surpris.
Lorsque tant de gens semblent persuadés qu'il suffit
de remplir des pages d'événemens bien ou mal imaginés
pour produire un roman , c'est peut-être le cas de
jeter quelques idées sur ce genre de composition .
La marche du roman se rapproche beaucoup de celle
du poëme épique et du poëme dramatique. Tracer les
règles de l'un , c'est presque tracer celles des autres.
Dans le roman , comme dans l'Epopée et dans les
pièces de théâtre , l'auteur doit se proposer un but moral
; mais , dans l'Epopée , le merveilleux est admis , et
je pense qu'il doit être banni absolument du roman : je
le laisse aux conteurs qui n'écrivent que pour amuser
la curiosité. Le choix du sujet et des personnages est
d'une grande importance ; il faut que le sujet attache , ·
et que les personnages intéressent .
Nous avons l'exemple de plusieurs romanciers qui ont
pris leur sujet et leurs personnages dans l'histoire. Je me
réunirai à ceux qui s'élèvent contre cette sorte d'abus.
'C'est allier la fiction avec la vérité , et , par conséquent ,
tenir le lecteur dans une continuelle défiance , fermer
son esprit à la persuasion et son coeur à l'intérêt , ou , du
moins , le mettre souvent dans le cas de regarder comme
vrai ce qui est faux , ou comme faux ce qui est vrai.
Inventer , voilà la première loi imposée au romancier;
sujet , personnages, événemens , tout doit sortir de son
imagination .
Dès que vous inventez un sujet , je dois croire que
vous le méditez , et que vous ne vous arrêtez pas à une
idée première qui me rappellerait tout ce que j'aurais
vn. Votre sujet doit être neuf; et , dans ce cas , vous
avez déjà un grand mérite à mes yeux , celui de me
mener par des sentiers que je ne connais point , et , à
chaque pas que je fais avec vous , de piquer ma curiosité.
Chacun de vos personnages doit avoir un caractère
qui lui soit propre. Observez la nature humaine , et
"
3
JUILLET 1808.-
57.
:
vous verrez que les caractères entr'eux ne se ressem
blent pas plus que les physionomies. Variez donc
vos caractères de la variété naîtront les oppositions.
Les bonnes qualités , les vertus de tel personnage
feront ressortir les défauts , les vices de tel autre.
Mon intérêt ne se partagera pas également ; et mon
ame jouira délicieusement de l'espèce de combat que
lui livreront tour à tour les sensations douces ou pénibles
que vous exciterez en elle.
Je veux que les caractères soient variés , mais je veux
qu'ils soient pris dans la nature , présentés tels qu'ils
sont ou tels qu'ils pourraient être. Je suis , assurément ,
un des plus grands admirateurs de Richardson ; mais
Lovelace me paraît un personnage hors de nature , il
n'est point de libertin de cette espèce Grandisson
me semble un être de raison , il n'existera jamais un
homme aussi parfait.
Dès que vos caractères sont bien distincts , bien prononcés
, songez qu'ils ne doivent jamais se démentir.
Que dans toutes les grandes occasions , dans toutes les
circonstances importantes , on voie un rapport exact
entre les principes et les actions , entre les intérêts et les
démarches.
Si votre sujet est tel que , pour en aider le développement
, pour faire ressortir le caractère de vos personnages
principaux ( car il en est sur lesquels l'attention
se doit fixer plus particuliérement ) , vous ayiez besoin
de plusieurs personnages secondaires , évitez encore un
défaut justement reproché à l'immortel Richardson ; ne
les multipliez pas sans nécessité ; ne m'en présentez pas
qui me soient indifférens , ou , ce qui serait pis , me paraîtraient
inutiles ; enfin , ne donnez à chacun d'eux que
la place qu'il doit tenir , et ne l'y laissez que le tems
qu'il y doit rester : j'aime mieux regretter de la lui yoir
quitter trop vite que d'avoir à me plaindre de ce qu'il
l'occupe trop long-tems. Voulez-vous un modèle dans
l'art de varier les caractères , de les peindre d'une manière
aussi attachante que vraie , de les faire habilement
contraster ? Ouvrez Fielding ; lisez et relisez Tom-
Jones.
Il nous est arrivé ce qui arrive assez ordinairement
58
MERCURE
DE FRANCE ,
aux imitateurs . Ils ne se débarrassent pas toujours des
entraves , où semblent les retenir leurs modèles ; et ,
même en les surpassant , ils restent quelquefois entachés
de leurs defauts. C'est des Espagnols que nous
tenons celui de suspendre le cours de l'action principale
, d'interrompre le fil du récit pour faire intervenir
un personnage qui , sans qu'on l'attende , sans qu'on le
désire , nous raconte bien longuement ses aventures , et
partage ou distrait tellement l'attention , qu'on croit
avoir fermé le livre qu'on lisait et en avoir ouvert un
autre. Ces sortes de personnages font sur moi l'effet de'
ces visites qui arrivent inopinément dans un cercle au'
moment où la conversation était la plus intéressante et
la plus animée . On est fâché de n'avoir pas fermé la
porte à ces visites importunes , et moi je suis toujours
tenté de dire à ces personnages épisodiques : « Que vienstu
faire ici ? »
Ce n'est pas que je prétende exclure les épisodes . On
peut en orner son récit ; mais ils ne doivent pas être
étrangers au sujet , ils doivent au contraire y tenir toujours
un peu : il faut faire en sorte , comme l'a dit un'
Anglais , qu'ils ressemblent aux courtes excursions des
abeilles qui ne quittent leurs ruches que pour aller
chercher de quoi l'enrichir , et ne s'en éloignent jamais
jusqu'à la perdre de vue . C'est encore ce qu'on peut
admirer dans Fielding. A travers les événemens épisodiques
dont il amuse son lecteur dans le beau roman
que j'ai cité , on voit , on suit toujours le fil de l'intrigue
principale .
De même que les caractères doivent être naturels , et
cependant n'être pas trop communs , de même les événemens
doivent être naturels sans être pourtant trop
ordinaires. Mais ne les imaginons pas tels qu'ils ne puissent
exciter qu'une ignorante curiosité , ne captiver que
cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours
enfans ; songeons qu'ils doivent servir au développement
des caractères et à la peinture des pas ions.
Encore serait- ce peu que d'avoir inventé des événemens
à la fois intéressans et vraisemblables , s'ils n'étaient
racontés avec cette précision toujours nécessaire dans
un récit. La prolixité , dans quelque genre d'ouvrage
JUILLET 1808. 3g
que ce soit , est un défaut insupportable : gardons-nous
d'elle , car elle ne marche jamais sans traîner le dégoût
et l'ennui à sa suite.
Un roman ne doit pas présenter seulement et des
événemens et des faits ; l'écrivain , en les racontant ,
peut les semer de réflexions , mais il faut qu'elles soient
courtes , nécessaires , et que le lecteur ne soit pas toujours
en état de les faire lui - même ; c'est- à- dire qu'il
faut se défendre d'un vain étalage de vérités , de pensées
triviales qui feraient croire qu'on n'a d'autre mérite
que celui de répéter ce que tout le monde a dit , ce que
tout le monde sait . Une femme d'esprit me parlait derniérement
d'un roman nouveau , et m'assurait qu'il
l'avait vivement intéressée. Je le crois , lui dis -je , les
réflexions pourtant ne vous ont- elles pas semblé bien
longues , bbiieenn ccoommmmuunneess?? -Oh ! les réflexions , s'é
èria-t-elle , j'ai lu les premières , mais j'ai passé toutes
les autres. Ne nous mettons point dans le cas d'être
abrégés ainsi.
L'unité de lieu et l'unité de tems sont deux règles
sévères imposées aux auteurs dramatiques ; les romanciers
n'y sont point asservis : ils peuvent faire voyager
leurs personnages et les suivre dans le cours de la vie
la plus longue , pourvu qu'ils respectent la vraisemblance
et qu'ils n'imitent point l'abbé Prévost, du moins
en ce qui concerne le voyage de Cleveland chez les
Abaquis.
Mais il est une sorte d'unité que les romanciers doivent
observer , c'est celle d'action : on conçoit , en effet ,
que s'il y avait deux actions dans un roman , elles
se nuiraient réciproquement , partageraient , fatigueraient
l'attention du lecteur , le jetteraient , même dans
un état d'indécision , et par suite de ce qu'elles se disputeraient
, en quelque sorte , le droit d'envahir tour à
tour son ame , ne feraient sur elle que de légères impressions
, parce que les unes auraient à peine été produites
, que d'autres viendraient bientôt les effacer. Et
s'il y avait deux actions , comment se conformer au
précepte qui veut que non-seulement l'intérêt se soutienne
, mais aille toujours en croissant ? Il est évident
que cela serait impossible malgré tous, les efforts de l'art
et du talent.
40 MERCURE DE FRANCE ,
Il est encore une règle que le romancier ne saurait
violer impunément ; c'est celle qui lui prescrit de mettre.
dans son roman un commencement , un milieu et une
fin , mots qui équivalent à ce que l'on entend , dans
l'art dramatique , par l'exposition , le noeud et le dénouement.
Et c'est parce qu'il est essentiel de se conformer
à cette règle , que je préférerais la forme du
roman par chapitres à celle du roman par lettres, Dans
le premier , on entre aisément en matière et l'on peut ,
comme le dit le géant d'Hamilton , commencer par
· le commencement. Dans le second , l'exposition est difficile
; aussi est- il peu de romans épistolaires dans lesquels
, en lisant la première lettre , on ne se croie jeté
au milieu de l'ouvrage. Il me semble , d'ailleurs , qu'en
adoptant la forme du roman épistolaire , l'auteur se prive
d'un moyen puissant qu'il a toujours à sa disposition dans
le roman par chapitres , ce sont les lettres mêmes, Eh ! -
qui ne sent tout l'effet que peut produire , dans telle
ou telle circonstance , une lettre écrite et le résultat
que peut amener une lettre répondue ?
Quant au style du roman , on sent bien qu'il doit
varier selon la différence des caractères , des situations
des événemens , de l'âge et de la condition des personnages
, des lieux mêmes où se passe l'action ; qu'il doit
être plus ou moins vif , plus ou moins animé sans jamais
être languissant. J'ajouterai que si le romancier peut
se permettre des développemens interdits à l'auteur
dramatique , il ne doit user de ce privilége qu'avec
réserve , sans quoi les détails absorberaient le fond et
l'ennui commence où l'intérêt cesse ,
On a dit souvent que la lecture des romans est dans
gereuse ; elle l'est sans doute si les yeux et la pensée
s'arrêtent , non sur ceux où la licence se montre presque
à chaque page dans sa révoltante nudité , car ceuxci
, par bonheur , ne sont que dégoûtans , mais sur ces
romans où il n'est question que d'amour , où les dé
sordres de cette passion sont peints sous les couleurs
les plus séduisantes ; où un jeune homme ne rêve qu'au
moyen d'enlever sa maîtresse ; où une jeune personne
attend qu'une funeste sécurité ait endormi sa mère pour
pouvoir entretenir son amant ; où l'hymenn'est présenté
JUILLET 1808. 41
que comme une chaîne légère ou plutôtcomme un joug
insupportable ; et où la mère de famille , par consé
queat ; s'instruit à mépriser les droits sacrés de son
époux sur elle , les devoirs non moins sacrés qu'elle a
contractés envers ses enfans et s'en affranchit pour
écouter la voix d'un aimable séducteur . Oui , sans doute,
je le répète , la lecture de ces romans dont je ne donne
enc re qu'une idée incomplète , est et sera toujours dangereuse
. Le jeune homme y apprendra que le bonheur
suprême réside dans l'amour ; et que l'obligation de tenir
un rang honorable dans la société , d'être utile à sa
patrie, est subordonnée au besoin de plaire et de séduire;
la jeune personne , que sans consulter le voeu de ses parens
elle peut elle-même fixer impunément son choix
et pour peu qu'elle soit contrariée dans le don de son
coeur , quitter effrontément la maison paternelle pour
suivre l'objet qui a su le surprendre ; la femme mariée,
que le tems donné aux soins de son ménage est un tems
ridiculement employé , qu'un mari , pour elle , n'est
tout au plus qu'un honnête caissier chargé d'acquitter
ses dépenses , et que si elle veut jouer un rôle agréable
dans le monde , être rangêe parmi les femmes du bon
ton , recherchée dans tous les cercles , invitée à toutes
les fêtes , il lui est absolument impossible de se passer
d'un amant. De tels romans ne sont pas seulement dangereux
, ils sont pernicieux , j'ose le dire , et destructeurs
de tout principe , de toute vertu , de tout lien
social. Mais il n'en est pas de même de ces romans
où , en traçant le tableau de lá vie humaine , l'auteur
se propose d'éclairer l'esprit et de former le coeur ; où
il ne fait paraître un ridicule que pour l'exposer à la
censure ; où il ne met la vertu aux prises avec le vice
que pour faire triompher l'une et réduire l'autre à d'impuissans
efforts ; où il ne présente l'amour que comme
un lien qui doit unir deux coeurs honnêtes et vertueux ;
où il ne décrit les contrariétés , les tourmens , les malheurs
mêmes dont nous sommes froissés dans la vie
que pour nous apprendre à nous élever au-dessus d'eux ;
où il peint les passions , tantôt comme dangereuses
parce qu'elles nous égarent , tantôt comme utiles parce
qu'elles nous portent à des actions louables , et nous
42 MERCURE DE FRANCE ,
•
enseigne ainsi dans quels cas nous devons les suivre et
dans quelles circonstances nous devons les repousser.
Un roman de cette nature bien composé , bien écrit ,
dans lequel on verrait toujours non une morale stoïque
qui n'offrirait de la vertu et de l'humanité qu'uir
modèle idéal et désespérant , mais une morale douce ,
facile et pénétrante; dans lequel les hommes seraient peints
tels qu'ils sont , capables de fautes et de repentir , de
faiblesses et de retour ; ce roman , je le demande , seraitil
dangereux à lire ? Ah ! qu'il paraisse , et j'assure à
son auteur le succès le plus flatteur et le plus désirable .
L'époux sera enchanté de le voir dans les mains de sa
femme , le père le mettra dans celles de son fils , et
il n'y aura point de mère qui ne se croie obligée d'en
recommander la lecture à sa fille . VIGÉE .
VARIETES .
SPECTACLES. Théâtre de l'Opéra- Comique.
On a
donné mardi dernier à ce théâtre , la première représentation
de Cimarosa , opéra bouffon en deux actes . En voici
l'analyse
Cimarosa est logé à Naples dans la maison du signor
Fiorelli dont il aime la fille : le dérangement de ses affaires
retarde son mariage avec la charmante Fiorina : un huissier
vient saisir ses meubles , mais son vieux valet imagine un
expédient pour les remplacer ; pendant que son maître est
absent , il brûle quelques vieux papiers dans son appartement,
et répand dans Naples le bruit qu'il a tout perdu dans cet
incendie . A cette nouvelle les plus grands seigneurs s'empressent
de lui envoyer des bijoux , de l'argent ; mais Cimarosa
ne veut pas profiter de leur erreur , il renvoie tous
ces cadeaux , et n'accepte que l'offre faite par les acteurs
du théâtre des Florentins de jouer son nouvel opéra sur le
champ : Fiorelli , témoin de ce refus , lui donne la main de
sa fille .
Le lecteur s'aperçoit que ce poëme n'est qu'un canevas
arrangé , comme l'Irato , de manière à faire briller le
talent du compositeur , et cependant on l'a critiqué avec
autant de sévérité que s'il se fut agi d'une comédie régulière
; l'auteur des paroles , écrivain plein d'art et de talent ,
et habitué aux plus grands succès , n'a pas voulu se faire
JUILLET 1808. 45
nommer ; en gardant l'anonyme il a prouvé qu'il attachait
peu d'importance à cet ouvrage , qui cependant a réussi sans
contestation .
Ce n'est donc que la musique de cet opéra qu'il faut juger.
L'ouverture est vive et originale , les rentrées d'instrumens
à vent sont gracieuses . On a particuliérement applaudi un
grand morceau de composition chanté au piano par Martin ,
chargé du rôle de Cimarosa ; ce chanteur l'a éxécuté avec
tant de verve , qu'on eût pu croire qu'il lui était réellement
inspiré . Me Duret et Martin ont ensuite chanté un duo'
fort amoureux , et ils ont reçu les applaudissemens dus à
leur beau talent . Nous demanderons aux gens qui se plaignent
toujours du tems présent , et le dénigrent au profit
du tems passé , à quelle époque l'Opéra- Comique a posséde
deux voix aussi belles que celles de Me Duret et de Martin .
Mme Duret a développé dans cette soirée les plus beaux
moyens et un talent musical , qui n'étonnera que ceux qui
ne savent pas que cette cantatrice est élève du célèbre Garat .
M. Nicolo n'a encore rien donné au théâtre Feydeau qui
puisse être comparé à cette nouvelle production , qui lui
assure un rang parmi nos compositeurs.
•
re
M. Bory de Saint-Vincent , capitaine de dragons , a été
nommé dans l'avant- dernière séance classe › par la 1
de l'Institut de France , correspondant de cette savante
Académie . Cette nomination est une juste récompense des
voyages et des ouvrages de ce jeune militaire , qui était déjà
correspondant du Muséum d'Histoire naturelle , et de la
Société des Curieux de la nature de Berlin .
Aux Rédacteurs du Mercure.
109 III
Messieurs , j'ai lu dans les Numéros des derniers jours de Mars du
Journal allemand le Freymüthig , publié à Berlin , par 'MM . Kotzebue
et Kuhn , une nouvelle intitulée Clara ou les Mariages de convenance.
J'y ai reconnu la traduction la plus fidèle , la plus littérale , de
la nouvelle insérée , sous mon nom , et sous le même titre , dans le
Mercure du 26 décembre 1807. J'en avais pris l'idée dans une anecdote
espagnole de Garcias Baxillo. Il a plu , cependant , à M. Auguste
Kuhn de donner ce conte comme étant entiérement à lui . La propriété
en est , sans doute , de peu de prix , mais je ne me sens pas assez riche
pour la céder au collaborateur de M. Kotzebue .
J'ai l'honneur , messieurs , etc.
སྙ
L. DE SEVELINGES .
44 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES POLITIQUES.
-
( EXTÉRIEUR. )
ет
--
RUSSIE. Pétersbourg, le 1er Juin. La gazette de la
cour donne aujourd'hui la suite des opérations de l'armée
de Finlande , sous les ordres du général comte de Buxhowden
. Il y est dit entr'autres que l'absence du général en chef,
qui s'était rendu à Lovisa , et la grande distance qui se
trouve entre les différens points sur lesquels les troupes
opèrent en Finlande , ont retardé l'envoi du journal depuis
le 1er jusqu'au 6 mars , v. st . Ce journal est donc parvenu
très-tard , et tous les événemens qu'il contient , sont déjà
connus.
Le général termine son rapport en disant que l'ennemi
poursuivi sans relâche par une petite partie de nos troupes ,
est dans le plus grand désordre , et n'a pu se sauver que par
une prompte fuite . Il ajoute que nos troupes sont parfaite-
-ment approvisionnées de vivres .
-
TURQUIE . Belgrade , le 29 Mai . - Le corps du séras
quier Mustapha-Bairactar , qui , à la fin d'avril , s'était porté
des environs de Rudschuck sur le Danube , par Niccopoli
et Widdin , est maintenant campé ; on évalue la force de ce
corps à 25 ou 30 mille hommes : il a été joint , le 16 , par
2500 hommes , que commande Emir-Aga , pacha de Nissa.
Molla-Aga de Widdin , campe sur le Timok avec 5000
hommes. Les pachas de Sophie et de Serès sont en marche
avec leurs corps. Les deux camps sur la Drina et la Ruska
forment environ 12 mille hommes , et ils reçoivent tous les
jours des renforts . Les Turcs élèvent des batteries tout le
long de la Morava , et depuis la source du Timok jusqu'à
son embouchure dans le Danube . Leur armée tire toutes ses
provisions de Sophie ; la caisse de l'armée , ainsi que le
payeur et ses bureaux , y sont arrivés le 16 .
-La navigation par les Dardanelles a repris toute son
activité ordinaire , depuis que Smyrne , Alexandrie , Salonique
, et quelques autres ports ne sont plus bloqués par les
Anglais. Depuis la prolongation de l'armistice avec la Russie,
le commerce entre les ports russes et turcs est même devenų
assez vif. Les négocians de la Crimée font sur-tout d'excel
lentes affaires. D'immenses quantités de marchandises levan-
1
JUILLET 1808. 45
tines sont transportées de Smyrne et d'autres ports turcs à
Odessa , Cherson , etc. et expédiées de là par terre dans la
Russie méridionale et la Pologne. Quoique le transport soit
très-cher par cette voie , on le préfère pourtant à celle de
Trieste et de Fiume qui est plus dangereuse .
ALLEMAGNE.
Geam Vienne , le 14 Juin.
-- Il est maintenant
décidé qu'il n'y aura point , cette année , de grands camps
de plaisance dans notre monarchie ; le licenciement des
soldats qui ont rempli le tems de leurs services a lieu comme
à l'ordinaire.
Outre la forteresse de Braunau qu'on achève de démolir,
l'Empereur vient de donner des ordres pour faire
démolir également la forteresse d'Egra en Bohême. D'un
autre côté ; on s'occupe à élever de nouvelles places ; car ,
outre le fort de Comorn en Hongrie , l'Empereur se propose
de faire fortifier la ville d'Ens dans la Haute-Autriche
; et celle de Salzbourg. Les plans ont déjà été dressés
par nos plus habiles ingénieurs , et l'archiduc Jean a fait à
1'Empereur un rapport circonstancié sur cet objet .
-Le clergé protestant a obtenu le privilége d'être , ainsi
que le clergé catholique , soumis , pour les affaires contentieuses
, à la jurisprudence adoptée pour la noblesse . S. M.
J'Empereur tient fortement au système de tolérance que
Joseph II a introduit en Autriche ..
-
On remplace en ce moment les anciens billets de banque
par de nouveaux. Ceux d'un florin sont déjà mis hors
de la circulation . Les nouveaux billets sont de 2 , 5 , 10 ,
25 , 50 , 100 et 5000 florins .
-On écrit des environs de Wismar , du 7 juin , que le
premier jour de Pentecôte une grêle épouvantable a exercé
ses ravages dans plusieurs districts , et sur-tout à Rüggow.
Les grélons pesaient une demi-livre , et il est tombé des
morceaux de glace de la grosseur d'une demi-tuile : tous les
environs ont été dévastés . Les chevaux et les bêtes à cornes
s'étaient serrés fortement les uns contre les autres en poussant
des mugissemens ; beaucoup de ces animaux ont été
bsses . Toutes les fenêtres des maisons , ainsi que les tuiles
des toits , ont été brisees ; tous les arbres à fruits sont détruits
et les champs ravagés . On ne se rappelle pas d'avoir
vu dans ce pays un semblable désastre .
-
Le 22 mai , entre cinq et six heures du matin , il est
tombé dans le pays de Stannern , près d'Iglau en Moravie ,
46 MERCURE DE FRANCE ,
pendant un brouillard et à la suite de trois coups de tonnerre
assez semblables , des pierres qui ressemblaient parfaitement
aux pierres météoriques connues jusqu'alors .
Quelques - unes pesaient de quatre à cinq livres . Aussitôt
que l'Empereur fut informé de ce phénomène , il ordonna
à MM. de Scheibern et de Widmanstaetten , directeurs du
cabinet , de s'occuper des recherches nécessaires .
SAXE. Schwerin , le 8 Juin.
l'ordonnance ci - dessous :
----
On vient de publier ici
« Frédéric- François , etc. Les troupes de S. M. l'Empereur des Français
ayant entiérement évacué nos Etats , nous avons fait occuper par
nos propres troupes nos ports et nos côtes , afin d'empêcher tout commerce
et toute communication avec l'Angleterre et la Suède , ainsi que
" cela a dejà été défendu plusieurs fois . En conséquence , nous faisons
savoir à tous nos sujets et habitans de nos Etats , particuliérement aux
négocians , que toutes les ordonnances publiées jusqu'ici pour défendre
le commerce des marchandises anglaises et la communication avec l'Angleterre
, subsistent dans toute leur force et teneur , et qu'on veillera
rigoureusement à leur exécution . Comme les commandans de nos troupes
doivent observer les mêmes mesures de sureté que les troupes de S. M.
P'Empereur des Français , nous leur avons donné une instruction pour
-leur servir de règle de conduite ; et en conséquence , nous avertissons
sérieusement chacun de nos sujets de ne mettre aucun empêchement à
ce que ladite instruction soit ponctuellement observée par nosdits commandans
, etc. >>
--
ESPAGNE. Madrid , le 15 Juin . - Aujourd'hui en plein
Conseil les décrets suivans ont été lus :
« Ayant accepté la cession de la couronne d'Espagne qu'a faite en ma
faveur mon très- cher et bien - aimé fière l'auguste Empereur des Français
et Roi d'Italie , Napoléon Ier , comme il a été donné communication au
Conseil , le 4 du courant , j'ai nommé pour mon lieutenant- général
S. A. I. et R. le grand-duc de Berg je lui en fais part sous cette même
date , le chargeant de faire expédier tous les décrets convenables , afin
que les tribunaux et les employés de toutes les classes continuent l'exer-
¿cice de leurs fonctions respectives , parce qu'ainsi l'exige le bien général
du royaume qui sera toujours le but de mes soins . Le Conseil le tiendra
pour entendu et en soignera l'exécution en ce qui le concerne .
Bayonne , le 10 Juin 1808.
A M. le doyen du Conseil.
PROCLAMATION.
Signé, MOI LE ROI .
L'auguste Empereur des Français et Roi d'Italie , notre très - cher et
bien-aimé frère , nous a cédé tous les droits qu'il avait acquis à la cóuJUILLET
1808 . 47
ronne des Espagnes par les traités conclus , les 5 et 10 de Mai , avec le
Roi Charles IV et les princes de sa maison.
En nous ouvrant une si vaste carrière , la Providence a sans doute
jugé nos intentions ; elle nous donnera la force de faire le bonheur du
peuple généreux qu'elle confie à nos soins ; elle seule peut lire dans notre
ame , et nous ne serons heureux que le jour où , répondant à tant d'espérances
, nous pourrons nous rendre à nous -même le témoignage d'avoir
rempli la tâche glorieuse qui nous est imposée : le maintien de la sainte
religion de nos ancêtres dans l'état prospère où nous la trouvons ; l'intégrité
et l'indépendance de la monarchie seront nos premiers devoirs .
Aidé par le bon esprit du clergé , de la noblesse et du peuple , nous
espérons pouvoir faire revivre le tems où le monde entier était plein de
la gloire du nom Espagnol , et sur-tout nous désirons établir la tranquillité
et fixer le bonheur dans le sein de chaque ménage par une bonne
organisation sociale .
Faire le bien public en nuisant le moins possible aux intérêts particuliers
, ce sera l'esprit de notre conduite . Quant à nous , que nos peuples
soient heureux , et nous serons trop glorieux de leur bonheur. Quel
serait le sacrifice qui pourrait nous coûter ? C'est pour les Espagnes ,
non pour nous , que nous régnerons .
A Bayonne , le 10 Juin 1808.
A M. le doyen du Conseil.
Signé , MOI LE ROI .
( INTÉRIEUR ) .
et
Bayonne , le 22 Juin . Le 22 juin 1808 , la Junte s'est
réunie . On a distribué à chacun de ses membres un exemplaire
des deux premières feuilles imprimées du projet de
constitution , afin de pouvoir examiner à loisir les articles
qu'elles contiennent , et S. Exc . M. le président a invité de
nouveau à fournir les réflexions que pouvait suggérer cette lecture .
Plusieurs membres ont fait diverses observations , qui ont
été recueillies par MM. les secrétaires.
M. Don Ignace Sanchez de Texada , représentant du
nouveau royaume de Grenade en Amérique , a lu un discours
, dans lequel il a exposé les besoins , les intérêts et les
sentimens des colonies . If a parlé avec détail des motifs de
leur attachement à la métropole et des inconvéniens du
régime auquel elles ont été soumises jusqu'à ce jour.
-
Toulouse, le 15 Juin: Les sieurs Lacoste et Bidault
viennent de terminer le plan en relief du canal de Languedoc
, ouvrage qui leur a coûté quatre années de soins
* pénibles et de travaux assidus , ouvrage immense qui re48
MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1898.
1
présente , dans la proportion d'un pouce par toise , 63
corps d'écluse , 100 sas , 168 portes d'écluse , quatre
grands ponts-aqueducs et 56 autres de moindre grandeur ,
37 épanchoirs , 115 digues et bassins de cales , 17 grands
déversoires , 24 piles à rainure pour bâtardeaux , 10 murs de
quais pour divers ports ou embarcations , 2 grands réservoirs ,
toute la partie de la Montagne- Noire sur laquelle on a exécuté
des travaux , 4 chantiers , 300 maisons , 100 barques et
moulins. L'échelle de proportion de la Montagne -Noire et
des bassins de Saint-Ferréol et de Lampi n'est que de deux
lignes et demie par toise . Les barques naviguent dans le plan
comme dans le canal dont il est la représentation , et les eaux
y coulent en y faisant exactement le même service pour les
moulins , les déversoirs et les écluses ; tous les sites et les
paysages y sont représentés avec la pompe que la nature a
prodiguée sur ses bords.
7
•
PARIS. Le 25 Juin , en exécution du décret rendu
Bayonne le 19 du même mois , par lequel S. M. l'Empereur
et Roi permet que Mg" le cardinal de Belloy , décédé archevêque
de Paris , soit enterré dans l'église métropolitaine de
Notre - Dame , et conformément aux dispositions arrêtées t
dans la conférence du 21 de ce mois , la pompe funèbre de
S. Em. Mg Jean-Baptiste de Belloy , cardinal- archevêque
de Paris , sénateur , grand-aigle de la Légion d'honneur , a eu
lieu dans l'église métropolitaine de Notre -Dame .
Les cérémonies de l'église pour cette pompe funèbre et
pourl'inhumation du corps de S. Em. dans l'église métropolitaine
ont été célébrées avec la plus grande solennité,
afin de remplir à cet égard l'intention de S. M. I. et R. qui
a voulu honorer ainsi la mémoire de ce prélat si recommandable
par les vertus dont il a donné l'exemple pendant
soixante années d'épiscopat .
ERRATA du N° . 362.
Page 578. Dans le conte de l'Alchimiste et ses Enfans , après ce
vers :
Et les soins dus à sa progéniture.
´il en a été omis deux , qu'il faut rétablir :
Mieux eût valu ne savoir presque rien ,
Et de son fils faire un homme de bien.
Lorsque Mahmoun reçut de la nature , etc , ´
:
Page 620 , ligne 24 , ces leçons mêmes ; lisez les leçons mêmes.
Page 621 , ligne 8 , qui fit le premier ; retranchez le mot fit.
ligne 30 , et ils ont produit ; retranchez le mot et , et mettez
deux points avant ils.
(No CCCLXIV. )
SEINE
DE
LA
( SAMEDI 9 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
LA VISITE ACADÉMIQUE.
POUR entrer à l'Académie
Un candidat allait trottant
En habit de cérémonie ;
?
De porte en porte visitant ,
Sollicitant et récitant
' Une bannale litanie ,
Demi modeste, en mots choisis ;
Il arrive enfin au logis
D'un doyen de la compagnie ;
1
Il monte , frappe à petits coups.
- Hé ,
Monsieur ! que demandez-vous ?
Lui dit une bonne servante
Qui toute en larmes se présente .
Pourrais -je pas avoir l'honneur
De dire deux mots à Monsieur ?...
-
Las ! quand il vient de rendre l'ame.
Il est mort ? - Vous pouvez
Entendre les cris de Madame ;
Il ne souffre plus , dieu-merci.
-
d'ici
Ah ! bon dieu ! je suis tout saisi ! ...
Ce cher ! ... ma douleur est si forte !
Le candidat parlant ainsi
Referme doucement la porte,
DEPT
5.
cen
50
MERCURE
DE FRANCE
,
Et sur l'escalier dit je vois
Que l'affaire change de face ;
Je venais demander sa voix ;
Je m'en vais demander sa place .
M. ANDRIEUX , de l'Institut.
HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE ,
VAUDEVILLE .
AIR : Dans cette retraite à quinze ans. ( Des Visitandines. )
SUR le monde eu jetant les yeux
Sans doute il est permis d'en rire ;
\ J'aime assez les propos joyeux
Qu'assaisonne un grain de satire :
Quelques tableaux , point de portraits
Je déteste la médisance ;
Sans amertume , sans apprêts
J'esquisse au hasard quelques traits :
Honni soit qui mal y pense. ( Bis. )
Sous les regards de ses parens
Laure , élevée avec décence ,
Ne reçoit pas de jeunes gens ,
Excepté son maître de danse ;
Cependant son coeur est atteint
D'un mal qui croît dans le silence
L'éclat de ses yeux , de son teint
Depuis deux ou trois mois s'éteint ...
Honni soit qui mal y pense .
Dans un Caton de vingt - cinq ans
La sagesse est chose hien fade ;
J'aime mieux les défauts brillans
Du séduisant Alcibiade :
OV 260
La Grèce entière , qu'il charma ,
Tui la même indulgence ;
Eut pour
Le divin Socrate l'aima
Il l'instruisit il le forma :
Honni soit qui mal y pense...
31
On se plaint de ces écrivains
Qui dans leur rage famélique
Versent sur des talens divins
JUILLET 1808 . 51
Les flots d'une amère critique :
Les insectes au meilleur fruit
Donnent toujours la préférence :
Gloire à l'instinct qui les conduit !
Gloire à la main qui les détruit !
Honni soit qui mal y pense.
Le gros Verseuil est tout surpris
Qu'à son retour d'un long voyage
Sa femme lui présente un fils ;
Très-gravement il l'envisage :
Laissez-moi compter par mes doigts ,
Dit-il ; la chose est d'importance :
Je suis parti depuis vingt mois ....
Le cher enfant n'en a que trois ....
Honni soit qui mal y pense.
Vêtu d'un justaucorps mesquin ,
Paul vint à pied de son village ;
Je vis arriver mon faquin ,
En sautoir portant son bagage :
Il a des terres , des châteaux ....
D'où lui vient donc tant d'opulence ?
Il a fourni les hôpitaux ,
Il a prêté ses capitaux :
Honni soit qui mal y pense.
Vantez-nous ce globe maudit :
( S'écrie Alceste , qui l'abhorre )
L'hiver le froid nous engourdit ;
L'été le soleil nous dévore :
Pour la vertu sont les revers ;
Le vice prospère ; on l'encense .
- On dîne dans cet univers ;
On fait l'amour , on fait des vers :
Honni soit qui mal y pense.
M. DE JOUY...
LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE.
FRAGMENT
C'EST ici qu'admirant de plus près la nature
Je me fais jardinier et j'apprends la culture .
D 2
52 MERCURE DE FRANCE ,
1
A ma voix les plaisirs y vont naître à l'envi :
Toujours plus variés ils banniront l'ennui .
Tantôt au peuple ailé je déclare la guerre ,
Et je bats la forêt armé de mon tonnerre ;
Tantôt avec mon chien franchissant les guérets
Au timide lapin je vais tendre mes rets ,
Ou quittant mon fusil pour l'hameçon perfide ,
Je dresse un piége adroit au brochet trop avide .
Ainsi , de mes plaisirs suivant la douce loi ,
Chaque jour plus heureux va trouver son emploi .
Au milieu de mes jeux j'aime encore à m'instruire :
De ces bocages frais le silence m'inspire.
De la mélancolie ici l'aimable auteur ( 1)
D'une douce pitié sait pénétrer mon coeur ;
Toi , poëte des champs , naïve Deshoulières ,
Je suis sous les ormeaux tes aimables bergères ;
Corneille ici m'émeut , et m'arrache des cris ;
Là, le tendre Racine enchante mes esprits ;
Je tremble pour Auguste et j'admire Emilie.
Je m'attendris , je pleure avec Iphigénie ,
Ou , suivant Bossuet dans ses élans de feu ,
Je me sens tressaillir au nom de son grand Dieu (2).
L. B..... ( De Brest . }
QUATRAINS .
A la douleur enfin le tems offre des charmes ,
Mais le souvenir reste et ne peut s'effacer ,
Le coeur conserve encor des larmes
Quand les yeux cessent d'en verser .
L'amour ne peut toujours enflammer notre coeur :
L'amitié consolante est le trésor du sage.
On pardonne à l'amant volage ,
Et jamais à l'ami trompeur .
Modeste en sa conduite et paisible en ses goûts ,
La femme qui remplit le voeu de la nature ,
(1 ) M. Legouvé.
1
(2) Allusion à cette expression de Bossuet : Mon grand Dieu.
JUILLET 1808. 53
Emprunte des vertus sa plus douce parure ,
Fait le bonheur d'un seul et l'agrément de tous.
La coupe du plaisir brille à l'oeil enchanté :
Qui l'épuise est puni d'une telle imprudence.
Le poison du bonheur est la satiété ,
Et la satiété naît de l'intempérance.
L'abîme du passé dévore nos instans.
Dans le fleuve d'oubli la mort bientôt nous plonge :
Nos maux et nos plaisirs sur les aîles du tems
S'envolent sans laisser plus de traces qu'un songe.
Par M, Du WICQUET-D'ORDRE ( 1).
EPIGRAMME DIALOGUÉE.
Certain plaisant en ac , assez laid cadédis ,
Du reste , digne enfant de l'illustre Garonne ,
S'écrie en voyant Laure : « Ah ! qué d'appas , sandis !
Tout séduit dans votre personne ;
Lé port est plein dé grâce et lé minois charmant. »
-
« Je voudrais , Monsieur , je vous jure,
Vous faire un pareil compliment ,
Mais je déteste l'imposture. »
« Beauté naïvé , je vous croi :
2
Vous né mentez pas commé moi . »
ENIGME.
M. DE L. R.
De maint fripon je suis l'apôtre ;
f Ma résidence est à Paris ,
Et cependant comme jadis
Je voyage d'un pôle à l'autre.
Autrefois , sous un nom charmant ,
J'étais fort à la mode ,
Et je possédais la méthode
(1) L'auteur de ces quatrains en a fait au moins six cents , qu'il se
propose de réunir en un seul recueil , et de donner au public,
54 MERCURE DE FRANCE ,
De ne jamais vieillir , d'être toujours galánt.
Et pour finir ma période ,
Cher lecteur , tu te sers de moi :
N'est-ce pas me livrer à toi?
L. B..... ( de Brest. )
LOGOGRIPHE .
Pour des rôles divers j'ai reçu la naissance ,
Agrémens et dangers entourent le premier .
L'on attend le second avec impatience ,
Et quelquefois , dit -on , plus encor le dernier.
Décomposant mon nom , l'habile anatomiste
Trouvera du dégoût la franche expression ;
Le travail important d'une certaine artiste ;
L'arbre qui fut planté pour décoration ;
Un terrain dont l'abord serait inaccessible ,
Si les efforts de l'art ne le rendaient possible.
i
CHARADE.
DANS la république des lettres ,
Mon premier tient le premier rang ;
Dans la collection des êtres ,
Mon dernier à bon droit passe pour le plus grand ;
Mon entier est un mot que l'amant en délire ?
A l'objet qu'il chérit ne voudrait jamais dire.
S ..
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Salut ( de civilité ) Salut
( de l'ame ) , et Salut ( d'église ).
Celui du Logogriphe est Platane , dans lequel on trouve plan
late , pate , an , ‹ âne , pâte à pâter le papier de musique , part ,
la , plane , pal , le , là , élan , plat, plante.
Celui de la Charade est Thé-atre.
JUILLET 1808. 55
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
LETTRE aux Rédacteurs du Mercure , sur le poëme
des Jeux de Mains , de RHULliére.
Je viens de lire , Messieurs , dans votre dernier numéro ,
un article fort spirituel sur le poëme des jeux de mains de
Rhullière. Le critique dit les choses les plus fines et les
plus justes sur le talent de Rhullière en général , sur ses prétentions
et ses succès comme auteur et homme du monde .
Mais , par des motifs particuliers que je soupçonne et que je
respecte , il a glissé si légérement sur le sujet du poëme ,
qu'il me paraît bien difficile que vos lecteurs s'en fassent une
idée. Ces acteurs de la petite scène décrite par Rhullière ,
sont des personnages que leur élévation a rendus , pour
ainsi dire , publics : peu d'entre nous les ont connus , mais
tous ont entendu parler d'eux ; et ceux qui en voudraient
parler à leur tour , s'ils péchaient contre l'exactitude , ne
pécheraient pas au moins contre la bienséance . Un journal
estimé par son respect pour les convenances , les a déjà
nommés : il me semble que , sans offenser leur mémoire , ni
blesser la délicatesse de ceux qui les regrettent , vous pourriez
aussi les faire connaître à vos abonnés , et sur-tout
raconter , d'après Rhullière , la petite aventure dont ils sont
les héros et dont il est le chantre. Vous devriez d'autant
moins vous en faire un scrupule , que le poëme , tel qu'on
nous l'a donné , ne contient absolument rien qui flétrisse
leurs moeurs ni leur caractère .
Il semblait être dans la destinée de Rhullière , que ses
principaux ouvrages ne pussent pas être imprimés de son
vivant , ni du vivant des personnes intéressées . Cette singularité
peut s'expliquer par la malignité connue de son caractère
, qui lui faisait choisir de preference des sujets contemporains
de satire historique ou morale. Il vivait d'ailleurs à
une époqué et dans un monde qui fournissaient une ample
matière à sa causticité . Mais , s'il cédait volontiers à la tentation
de peindre ce qu'il avait observé , sa sûreté lui faisait
une loi de cacher ses tableaux , ou du moins de ne les montrer
qu'en secret . Ces confidences souvent répétées devenaient
une sorte de publicité qui finissait par avoir ses risques.
Il est vrai qu'en même tems il en résultaït pour l'auteur
un succès plus sûr et peut-être plus vif que celui qu'il
eût obtenu d'une publicité réelle . En tout , on aime les pré56
MERCURE DE FRANCE,
mices et les jouissances exclusives . Comment ne pas admirer
un ouvrage qu'on nous juge particuliérement dignes d'entendre
, qu'on soumet à notre goût , et que l'on confie à notre
discrétion ? Il faut bien que notre goût le trouve délicieux ,
et que notre discrétion aille le prôner partout . Ces succès de
société ont souvent des retours fàcheux. Le public , qu'on a
frustré de son droit , et à qui l'on promet une merveille
dédaigne quelquefois trop ce qu'on lui a trop fait attendre ,
et sur-tout trop vanté. Les productions historiques de Rhullière
n'ont point eu à expier leur réputation précoce et
clandestine , le public l'a confirmée sans restriction. L'Histoire
de la Révolution de Russie sur-tout a paru un morceau
achevé , où le malin observateur de l'événement a fait ressortir
de la manière la plus piquante les contrastes de profondeur
et de légéreté , de rudesse et de grâce , de férocité et
d'enjouement , de sottise et d'habileté qui ont marqué toutes
les scènes de cette tragi -comédie politique .
On peut douter que le poëme des Jeux de mains fasse la
même fortune . Rhullière savait observer et décrire ; mais
le don d'inventer lui manquait absolument ; il faut bien
qu'il l'ait ignoré , puisqu'il a entrepris de faire un poëme en
trois chants sur le sujet le plus mince et le plus futile que
jamais poëte ait mis en oeuvre . Plusieurs couples d'époux et
d'amans , un soir d'automne , au sortir de l'Opéra , se rendent
à Passy , dans l'intention d'y passer plusieurs jours au
milieu de tous les plaisirs . On se met à table : Valmir , en
train de faire un conte , est frappé d'une boulette de pain
entre les yeux ; il riposte par trente autres boulettes ; tous
les convives prennent part au jeu : on se lève , on se poursuit
autour de la table et dans les coins de la salle . Corinne
veut verser sur les combattans un sceau de porcelaine rempli
d'eau à la glace . Artemise , la maîtresse de la maison , reçoit
au front un petit coup de ce vase ; elle s'évanouit , ses vapeurs
lui prennent , et , malgré les instances de tout le
monde, elle veut retourner à Paris , et tout le monde y
retourne. On a pu rire un jour ou deux dans la société de ce.
qu'une boulette de pain avait ainsi déconcerté les projets de
six ou huit personnes entre qui l'on pouvait supposer ce
qu'on appelle des arrangemens ; et Rhullière , à l'invitation
de quelque femme qui n'était pas de la partie , a pu se déci
der à mettre en vers cette aventure moitié galante , moitié
ridicule , comme autrefois Pope fit la Boucle de cheveux enlevée
à la demande de milord Petre qui avait un jour coupé
une boucle de cheveux à madame Fermor , et l'avait fort
indisposée par cette mauvaise plaisanterie . Mais si , du côté
JUILLET 1808 . 57
1
de la futilité , la boucle de cheveux n'a rien à reprocher à la
boulette de pain , quelle prodigieuse différence dans le parti
que les deux poëtes en ont tiré ! Le poëme de Pope est une
véritable épopée , pleine de vie et de mouvement : le merveilleux
de la science cabalistique y est employé avec infiniment
d'art et de grâce ; les sylphes , les gnomes , les nymphes
et les salamandres , démons ou esprits dont les rêveries
des Rose- Croix ont peuplé les quatre élémens , y remplacent
les divinités d'Homère et de Virgile , qui ne pouvaient figurer
dans une action moderne . Le poëme de Rhullière est un
récit sans invention , sans imagination même dans les détails
, coupé en trois chants par un esprit de parodie plutôt
que par le besoin du sujet : la malice ingénieuse des portraits
et le talent de la versification porté quelquefois à un trèshaut
degré , vous font aller sans ennui jusqu'à la fin de ces
trois chants fort courts ; mais , arrivé à ce terme , vous dites :
` est-ce bien là tout ? Quoi ! ce n'est que cela ! et vous êtes
"prêt à déplorer le travers d'un homme d'esprit qui a rimé
péniblement et sèchement une misérable anecdote ,
dont on
devait avoir perdu le souvenir dans la société même qui l'avait
fournie , avant qu'il eût fait seulement le tiers de son
poëme . Je ne dois pas oublier de dire que Rhullière a imité
de Pope les deux seules fictions qu'il se soit permises , les
balances d'or du destin que Pope lui-même avait prises dans
Homère , et la description de la Peur , calquée sur celle de la
Mélancolie , dont Voltaire a donné une si heureuse imitation
.
Valmir , l'un des héros du poëme , est , dit-on , le baron
de Bezenval. C'est à ceux qui l'ont connu , à juger de la ressemblance
du portrait qu'en a tracé Rhullière , et dont l'auteur
de l'article a cité les principaux traits . Le vieux seigneur
Dimas est incontestablement le maréchal de Richelieu : lui
seul alors , de tous les gens du grand monde , avait pu voir
les dernières années du règne de Louis XIV.
Dimas , jeune autrefois , dans une cour blasée ,
Joignit au ton dévot une importance aisée ,
Devint sous la régence un honnête vaurien ,
Changé comme son siècle , en ce tems il n'est rien ;
Et toujours gouverné par nos airs incommodes ,
A pris , quitté , repris plus de deux mille modes.
Vingt règnes de beautés célèbres à la cour
L'ont vu redevenir vingt fois l'homme du jour ;
Et discret confident des plus tendres mystères ,
Il sait de tout son tems les véritables pères ,
.58 MERCURE DE FRANCE ,
Je remarquerai , en passant , que Rhullière faisait une
cour fort assidue au maréchal de Richelieu et à sa fille
Mme d'Egmont. Les autres personnages sont d'Azir , Silvie,,
Corinne et Artemise . On prétend que ces noms cachent
ceux de M. et de Mme de Beauveau , de Mme de Valentinois
et d'une autre femme qu'il faut deviner : chacun pourra les
appliquer d'après ses idées et ses notions particulières. Au
reste , tout ceci est un badinage plus innocent qu'on ne devait
l'attendre de Rhullière : la malice ne va pas au- delà de ce
qu'il est possible à tout le monde de savoir ou permis de
soupçonner. On avait fait grand bruit du poëme et des motifs
qui en avaient empêché la publication .
Il n'avait mérité
Ni cet excès d'honneur , ni cette indignité .
Seulement , les personnes intéressées , toutes plus ou moins
puissantes et distinguées , ont dù ne pas vouloir que le récit
d'une petite scène intérieure de maison de campagne devint
l'entretien de toute la bourgeoisie ; mais Rhullière lui-même
était fait pour sentir cette convenance- là , lui qui l'a si bien
exprimée dans son conte de la Chanoinesse ; et je doute
'qu'on ait cru nécessaire de lui rien défendre à cet égard.
Cependant quelques personnes , admises autrefois à la confidence
du poënie , croient se souvenir que la malice y étaitmoins
adoucie et la volupté moins voilée ; cela tient peutêtre
seulement à la différence des impressions causées par
celle de l'âge et des circonstances. Laharpe qui avait aussi
entendu la lecture des Jeux de Mains , dit , dans sa Correspondance
littéraire , qu'ils n'avaient que deux chants ; aujourd'hui
ils en ont trois : voilà encore une raison de croire
que nous ne les avons pas , tels qu'ils ont été faits ; mais
il serait possible que Laharpe se fut trompé . Ce que j'assurerais
bien , c'est que Rhullière n'a pas écrit ainsi ces deux
vers :
On se plaît à les voir se défier , se craindre ,
Se joindre , s'éviter au moment de se joindre.
On a relevé cette 'rime dans un journal , en s'étonnant que
Rhullière se la fût permise . Il était plus simple d'imaginer
que Rhullière avait mis au moment de s'atteindre. Ce n'est
ni la justesse de l'expression , ni la correction du style et de
la versification qui lui manquent : ce sont là au contraire
ses qualités distinctives ; elles sont en partie le fruit du tra¬
vail , et Rhullière travaillait ses moindres productions avec
un soin extrême . On le sent trop dans son poëme des Jeux
JUILLET 1808. 59
de Mains ; ce soin un peu pénible qui ne se dissimule point
assez , n'avait pas été remarqué désavantageusement dans
les Disputes , ouvrage dogmatique et satirique à la fois , où
tous les vers doivent être faits de manière à porter coup ;
mais dans un poëme badin , il faut que le style ait la legéreté
du sujet , le poëte , en qui la facilité n'est pas naturelle
, doit la feindre , et si bien qu'on y soit trompé. Celui
qui écrit péniblement , manque presque toujours de clarté ;
ne pouvant suivre avec souplesse le fil de la pensée , il le
tord , il le brouille , il le rompt dans ses efforts . Rhullière
n'est pas tout à fait exempt de ce défaut dans ses Jeux de
Mains ; il y règne une clarté douteuse qui devient quelquefois
de l'obscurité . Honneur aux vers qu'on relit pour
en jouir encore ! malheur à ceux qu'on relit pour les entendre
! Avec beaucoup de patience et de goût , on réussit à
donner aux détails ce fini précieux , ce poli brillant qui
charme dans les petits ouvrages . C'est le premier talent dé
Rhullière comme poëte. Je n'en voudrais pour preuve que
çette ingénieuse comparaison imitée de Virgile :
Quand du flambeau du jour ou de l'astre des nuits ,
Aux fentes d'un volet les rayons introduits
D'une onde transparente ont touché la surface ,
Ou d'un trumeau dans l'ombre ont effleuré la glace ,
Si par quelque hasard ce vase , ou ce miroir
Dans cette obscurité viennent à se mouvoir
Des mobiles reflets la lueur incertaine
Du parquet au plafond se joue et se promène ,
Vient , fuit , et , dans ses jeux rapides et croisés ,
Frappe et refrappe encor tous les murs opposés.
f
1
On aimera peut-être à rapprocher de ces vers , ceux où
M. Delille a traduit Virgile :
Tel dans l'airain brillant où flotte une eau tremblante ,
Le soleil variant sa lumière inconstante ,
Croise son jeu mobile et son rapide essor →
Va , vient , monte , descend et se relève encor "
Et des murs aux lambris rapidement promène
Des reflets vagabonds la lueur incertaine.
Ces deux derniers vers , qu'on retrouve presque en entier
dans Rhullière , pourraient faire penser que l'un des deux
poëtes a eu communication du travail de l'autre , et ne s'est
point fait scrupule d'en profiter. Cependant les expressions
sont tellement justes , propres et nécessaires , qu'il est fort
60 MERCURE DE FRANCE ,
possible que chacun d'eux les ait trouvées de son côté. Ces
sortes de rencontres sont plus fréquentes qu'on ne veut le
croire.
Voilà , Messieurs , les réflexions que m'a suggérées la lecture
des Jeux de mains . Le critique ingénieux qui a rendu
compte de ce poëme dans votre journal , les eût sans doute
beaucoup mieux exprimées que moi ; mais il a craint ( luimême
le déclare ) de s'arrêter sur un sujet qui réveillait en
lui des souvenirs et des regrets douloureux . Si vous croyez
que ma lettre puisse suppléer , au moins pour le fond des
choses , à ce que cette honorable sensibilité l'a forcé d'omettre,
vous m'obligerez de l'insérer dans votre prochain numéro
.
En ma qualité de bibliophile , il faut bien que je dise un
mot de la manière dont on a composé le recueil des poésies
de Rhullière ; il s'en faut qu'il soit complet. On n'y a point
inséré une excellente épigramme contre Champcenetz , que
Laharpe cite dans le dernier volume de sa Correspondance
littéraire , non plus qu'une autre épigramme contre Vilette ,
qu'on trouve dans un volume des Saisons du Parnasse. Je
regrette aussi de n'y pas voir des vers , à la vérité peu connus
, que Rhullière fit dans un bal masqué à Bordeaux. Le
maréchal de Richelieu , qu'il avait beaucoup lutiné sous le
masque , lui ayant demandé qui il était , il répondit par cet
impromptu peut-être fait d'avance :
Tu voudrais connaître mes traits
Et les sentimens de mon ame.
Si je t'aime , je suis Français ,
Si je te crains , je suis Anglais ,
Si je t'adore , je suis femme.
J'ai l'honneur d'être , etc. L***
VOYAGE dans les Départemens du Midi de la Frances
par AUBIN-LOUIS MILLIN , membre de l'Institut , etc.
Tome III.
(PREMIER EXTRAIT. )
ON a rendu compte dans le Mercure des premiers
volumes de cet ouvrage , que l'auteur continue avec
autant de zèle que de succès : on a fait sentir combien
la première conception en était heureuse , et combien
JUILLET 1808 . 61
il était avantageux pour le lecteur qui cherche à la
fois l'agrément et l'instruction , de trouver ici réuni
presque tout ce qu'il y a d'intéressant dans les Voyages ,
les Histoires , les Descriptions particulières de nos
provinces et de nos villes méridionales. Le goût des
sciences et l'intérêt des grands souvenirs , qui exerce
un si noble empire sur l'imagination , conduisent souvent
les voyageurs sur les ruines de Rome antique
et dans les solitudes périlleuses de la Grèce moderne :
des artistes , des philosophes , des écrivains politiques ou
religieux , sont allés dans les montagnes de la Syrie , et
jusque dans les sables du désert , visiter , avec un respect
mêlé d'attendrissement , les derniers vestiges de la
magnificence de Zénobie et les débris des temples du
Soleil ; ils ont essayé de dérober à la faulx du tems , et
de reproduire par la parole et par le pinceau , les monumens
de ces arts majestueux que la Grèce envoya tourà-
tour vers l'Orient et dans l'Italie : si nous payons un
juste tribut de reconnaissance et d'estime à leur courage
et à leurs travaux , ne devons-nous rien au patriotisme
éclairé qui , sans dangers , mais non pas sans recherches ,
découvre au sein de nos provinces , et nous montre ,
pour ainsi dire , à côté de nous , les monumens des
mêmes arts et des mêmes siècles ? Les Français , qui
sous des souverains dignes d'eux , s'élèveront toujours
au niveau des plus grandes nations de l'antiquité , leur
ont disputé , dans tous les tems , la prééminence des
armes , mais ils en ont reçu celle des arts et des lettres ,
et sans doute ils conserveront ce double héritage de
puissance et de gloire ; ils doivent donc aimer à reconnaître
les traces de leurs aïeux , mêlées à celles des Grecs
et des Romains : et c'est sur-tout dans le Midi de leur
Empire que ce spectacle attachant frappera leurs yeux .
C'est- là ce qui donne un intérêt continuel au voyage
de M. Millin . Le troisième volume , qui vient de paraître ,
renferme presque toute la Provence , contrée doublemnt
célèbre par la splendeur antique de ses villes et
par le souvenir de ces Troubadours qui , dans un siècle
å demi-barbare , offrirent des modèles de la plus noble
politesse , formèrent par leurs chansons deux langues
poëtiques , illustrées depuis par des chefs-d'oeuvre en
62 MERCURE DE FRANCE ,
France et en Italie , et répandirent , long- tems avant la
renaissance des arts , le goût des travaux et des plaisirs
de l'esprit. Il semble , en effet , que le beau ciel de la
Provence ait dû toujours inspirer des idées de gloire et
de galanterie. M. Millin , qui fait cette remarque , rappelle
que c'est à peu de distance de Marseille , d'Aubagne
et de Cassis , aux châteaux de Signe et de Pierrefeu
quesiégeaient ordinairement ces tribunaux singuliers ,
connus sous le nom de Cours d'Amour. On y décidait
les questions proposées par les Troubadours . Des princes
renommés par leur prudence et leur valeur , Alphonse ,
roi d'Arragon ; Richard , roi d'Angleterre ; l'empereur
Frédéric Barberousse , ne dédaignaient pas de les présider.
« Mais cet honneur , dit M. Millin , était encore
>> plus souvent réservé aux dames , et l'on choisissait
>> toujours les plus distinguées par l'éclat du rang , l'an-
» cienneté de la naissance et la délicatesse de l'esprit . »
L'histoire a conservé ces noms illustres , dont plusieurs
prouvent encore aujourd'hui que les grâces et les talens
sont héréditaires dans certaines maisons . Je me borne
à citer les deux comtesses de Baux , Agnès de Forcalquier
, dame de Fretz ; Briande d'Agout , comtesse de
Lune ; Mabile de Villeneuve , dame de Vence ; Béatrix
d'Agout , dame de Sault ; Isoarde de Roquefeuil , dame
d'Ausouis ; Anne , vicomtesse de Tallard ; Adélasie , vicomtesse
d'Avignon ; Blanche de Flassans , Douce de
Mortier , Antoinette de Cadenet , dame de Lambese ;
Magdelaine de Salon , dame de Salon ; Rixande de Puyvert
, dame de Trans . Laure de Sade , immortalisée par
les vers de Pétrarque , fut aussi l'un des ornemens de
la Cour d'Amour : les papes eux- mêmes protégèrent ces
institutions galantes , dont la délicatesse et l'honneur
avaient dicté les lois. Innocent VI donna aux comtes
de Vintimille et de Tende , qui étaient venus le visiter ,
le spectacle d'une Cour d'Amour. Il est sans doute inutile
d'ajouter que les chevaliers les plus intrépides étaient
précisément ceux qui respectaient le plus les décisions
d'un tribunal formé par les dames , auxquelles ils avaient
voué leurs services et consacré leur vie.
De ces peintures riantes , M. Millin passe tour-à-tour
à l'examen réfléchi des monumens de l'antiquité , et
JUILLET 1808. 65
à l'explication des coutumes qui en sont , pour ainsi
dire les ruines vivantes. Il aime à les observer dans
les plus humbles villages comme dans les plus florissantes
cités : aussi trouve -t-il un véritable intérêt dans
les moindres fêtes de nos hameaux , et dans plusieurs cérémonies
où l'orgueil philosophique ne voit que de
vaines superstitions. Après avoir décrit les processions
qui ont lieu à Aix et à Marseille , le jour du St.-
Sacrement ; après avoir distingué ce que la ferveur
chrétienne dans sa pieuse simplicité , emprunte , à son
insçu , des usages du paganisme ; il regrette avec raison
la procession de la délivrance des captifs , qui avait ,
dit-il , pour les Marseillais , un intérêt vraiment dramatique.
« C'étaient les religieux de l'ordre de la Merci ,
» fondé en Espagne , par S. Pierre Nolasqué , et les
>> trinitaires , établis en Provence dans le XIIe siècle ,
» par Jean de Matha et Félix de Valois , qui se char-
>> geaient du noble soin de recueillir les dons dest
>> chrétiens compatissans , et d'en employer le produit
» à la rédemption des captifs. Ils consacraient encore
» à cet oeuvre méritoire le tiers de leurs propres reve-
>> nus. Mais ces sacrifices pécuniaires n'étaient que les
>> prémices d'une charité plus sublime , d'un plus gé-
» néreux dévouement. Ils allaient eux-mêmes braver les
» périls de toute espèce , les avanies souvent cruelles
» qui les attendaient dans la Barbarie , et ramenaient
» avec eux un nombre plus ou moins grand d'infor-
>> -tunés qu'ils avaient arrachés à l'esclavage. La pro-
» cession de ces captifs , marchant deux à deux , en
>> casaque rouge ou brune , les mains encore chargées
» de fer ; montrant les marques des coups qu'il avaient '
>> reçus , des mutilations qu'ils avaient souffertes , et
>> suivant leurs libérateurs , pour aller rendre grâce à ¹
» dieu de leur rachat , avait un caractère plus véné-
» rable et plus touchant à Marseille qu'à Paris , où l'on
>> voyait aussi de tems en tems , le même spectacle. Les
>> communications fréquentes et directes des Marseil- ~
>> lais avec le Levant , pouvaient faire craindre à cha-
» cun d'eux un pareil sort , et l'homme est naturelle-
>> ment plus sensible aux malheurs qu'il peut éprouver .
» Il y avait plusieurs de ces captifs qui retrouvaient
4
3
1
64 MERCURE DE FRANCE ,
» encore des amis et d'anciennes relations dans la ville.
>>> Espérons , ajoute M. Millin , qu'une société.
>> d'hommes bienfaisans s'établira pour remplacer les
» généreux Pères de la Merci et les Trinitaires et
» que dirigée par un esprit philantropique plus étendu
» et plus digne encore d'une si belle institution , elle
>> ne se bornera pas à délivrer des chaînes de Tunis
>> et d'Alger , les esclaves catholiques , mais qu'elle.
>> étendra ses soins charitables à tous ceux qui méri-
>> teront ce bienfait , quelle que soit la religion qu'ils
professent . » Je crains bien que M. Millin ne prenne
ici ses voeux pour ses espérances, et que ses espérances
ne nous consolent point de nos regrets. En politique ,
il est à peu près démontré que le bien est presque
toujours ce qu'il y a de mieux .
»
une
On s'attend bien , d'après les fonctions que M. Millin
exerce à la bibliothèque impériale , d'après ses études
habituelles et son goût pour l'antiquité, que les médailles
, les inscriptions , les tombeaux , les statues ,
et les moindres monumens du séjour des Romains en
Provence, ont particuliérement appelé ses recherches
et fixé son attention. Orange , Saint-Rémy , Arles ,
Marseille , offraient à ses yeux de toutes parts , l'empreinte
de ces tems reculés , dont nous exagérons sans
cesse le bonheur et la gloire : non seulement il l'a
étudiée avec l'empressement d'un digne antiquaire ,
mais encore il s'est efforcé d'en éloigner , avec
espèce d'indignation religieuse , tout ce qui pouvait
en altérer la pureté. On montre à Marseille , dans la
rue des Grands-Carmes , sur la façade d'une maison fort
obscure , le buste grossièrement sculpté d'un homme ,
nu, qui porte sur la tête une espèce de couronne en
forme de cercle , et qui est supporté par une console
décorée de la figure d'un loup . La tradition veut que
ce buste soit l'image de T. Annius Milo , de cet illustre
banni qui délivra Rome et Cicéron des fureurs
insensées de Clodius , et que toute l'éloquence de l'orateur
ne put garantir d'un exil rigoureux . Ruffi et
Grosson , marseillais , qui ont écrit sur l'histoire et
les antiquités de leur patrie , soutiennent vivement
cette opinion. M. Millin l'écarte avec un dédain marqué.
1
;
JUILLET 1808 .
DEP
qué . Je ne sais cependant s'il suffirait pour la deuire
de dire que Milon , personnage distingué par sa is
sance et par ses richesses , n'a ри habiter une si chétive
demeure : il me semble que les maisons de Marseille
ont souvent changé de forme depuis cette époque reculée
, et que le buste de Milon, avant d'être mis à
la place qu'il occupe à présent , pourrait avoir été
trouvé dans un édifice plus digne de lui. M. Millin
me paraît plus heureux dans sa réfutation , quand il
observe que les Marseillais auraient probablement
employé le ciseau de quelque artiste grec à reproduire
les traits de ce romain célèbre ; il assure ensuite que
cette mauvaise figure ne peut appartenir qu'au moyen
âge ; mais que ce n'est point celle de St.- Victor ,
comme l'ont cru d'autres écrivains , attendu St.-
que
Victor , étant soldat , n'aurait pas été représenté nu.
<< Il est évident , dit-il enfin , que c'est celle d'un Christ
>> après la flagellation ; la nudité du corps et les bras
» croisés , le démontrent d'une manière certaine. La
» couronne qui est sur sa tête , convient au roi du
>> monde . >>
*
Nous voilà bien loin d'Annius Milon : j'avoue que
j'en suis fâché ; car Marseille grecque et romaine parle
plus vivement à l'imagination , qu'une ville du moyen
Age. L'ingénieux auteur de la Mère. Jalouse et des
Fausses Infidélités , Barthe , que M. , Millin ne devait
point oublier parmi les Marseillais modernes qui ont
honoré leur patrie , aimait comme moi l'origine antique
de sa ville natale et les souvenirs inspirans qu'il
trouvait sur ses rivages. Combien de fois , assis au bord
de la mer , non loin de ce château Borelly , où M. Millin
n'a vu que deux canopes accompagnés d'hiéroglyphes
, et le tableau qui représente le chevalier Rose
faisant enterrer des pestiférés , n'ai-je pas répété les
vers où le poëte marseillais semblait me raconter mes
propres pensées !
Là , disais-je , à travers les eaux ,
Des Grecs pour fonder ma patrie ,
Vinrent du fond de l'Ionie
Fixer l'ancre de leurs vaisseaux :
Isi , ce peuple redoutable ,
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
Ces fiers Romains ont respiré ;
Ici Milon a soupiré ;
César foulait ce même sable .
De ces grands noms , de ces héros ,
J'occupais mon ame attendrie ;
Et cependant le bruit des flots.
Interrompait ma rêverie .
*
Au reste , je ne prétends pas faire un reproche à
notre savant voyageur , d'avoir désenchanté le buste
de Milon : son explication rend bien plus à la piété
des fidèles , qu'elle n'enlève à la crédulité de ceux qui
comme moi , renoncent difficilement aux vieilles traditions
. M. Millin devait plus à la vérité qu'à notre
faiblesse , et je suis bien loin de lui en vouloir . Il s'est
fait d'ailleurs des querelles si graves avec les Marseillais
et les habitans d'Autun , que je regarderais
comme un procédé peu généreux , d'ajouter encore à ses
embarras. J'avoue que je n'ai pas reconnu son excellent
esprit , sa justice , et sa politesse accoutumée ,
dans la manière dont il flétrit les moeurs actuelles de
Marseille. « On peut assurer , dit-il , que le libertinage.
y règne plus que partout ailleurs : il y paraît sous
toutes les formes , sans qu'on prenne aucun soin pour
le cacher. Cela est dur , et l'accusation est trop gé
nérale pour être vraie. Mais elle est bientôt détruite
par des éloges qu'on s'étonne de trouver si près d'une
déclamation satirique . M. Millin , qui tantôt reprochait
aux Marseillais de ne connaître aucun plaisir trans
quille , de dédaigner les charmes de l'étude et les jouissances
domestiques , de consumer leur vie chez des
courtisanes ou dans des maisons de jeu , avoue tout
à coup , qu'au milieu de ce désordre effréné , les habitans
de Marseille trouvent le tems de servir un
nombre prodigieux d'établissemens de bienfaisance ,
et qu'il y a même dans leur ville une société de jeuneš
gens qui , les jours de fètes , se consacrent à la visite et
à la consolation des malades dans les hôpitaux . Assurément
une institution pareille , contraste beaucoup
avec la dissipation , la cupidité , le libertinage , el si
Marseille en était infectée, plus qu'aucune autre grande
ville , on n'y verrait pas dans l'âge et dans l'efferves-
+
JUILLET 1808. .67
cence des passions , de si nobles et de si nombreux
modèles de charité chrétienne , de bienfaisance et de
vertu.
En exagérant beaucoup la peinture des vices qui
malheureusement se réunissent à Marseille , comme
dans toutes les cités riches, commerçantes et populeuses,
M. Millin s'est attiré des reproches amers et derniérement
encore une plaisanterie fort vive , imprimée
sous le nom d'un marseillais , dans un Journal trèsrépandu
. J'ignore si l'auteur de cette lettre , pleine
d'une mordante finesse , a voulu réellement venger les
injures de sa patrie , mais il me semble que ce motif
honorable aurait dû l'engager à ne pas s'écarter de
son but , pour courir après des épigrammes plus ou
moins piquantes . Si ce n'est pas un grand malheur de
n'être d'aucune Académie , ce n'est pas non plus un grand
tort d'être de plusieurs ; et le caustique marseillais pouvait
, je crois , pardonner à M. Millin d'être de celle
de Gap , en faveur de celle de Marseille , à laquelle
il a l'honneur d'appartenir , et dont il parle dans son
voyage , avec l'estime et la considération que mérite
un corps littéraire aussi distingué.
Pour contribuer , autant qu'il est en mon pouvoir ,
à réconcilier M. Millin avec son critique , j'oserais prier
celui - ci de jeter les yeux sur le charmant tableau du
marché aux fleurs de Marseille , où le voyageur rend
au moins justice à la grâce , à l'élégance , à la propreté
des coutumes méridionales. « Les fleurs , dit-il ,
ne devraient être vendues que dans des quartiers spa-
» cieux , dont l'abord fût propre et facile , par des fem-
» mes agréables et bien vêtues : ces Glycères trouveraient
alors des Pausias. A Paris , la vente s'en fait dans le
» lieu le plus sale de la ville , près du marché au
» poisson. On y arrive par des rues noires , étroites ,
>> boueuses et infectes ; et la main grossière qui les
» présente , sent encore l'huitre qu'elle vient d'ouvrir...
» A Marseille , au contraire , la vente des fleurs se fait
» sur le cours , entre la rue de Rome et la Canébière
» ( ce sont les plus beaux quartiers de la ville ) elle
>> a lieu toute l'année , et meme pendant l'hiver . c'est-
» là que de jeunes filles , agréablement vêtues , dont
E 2
68 . MERCURE DE FRANCE ,
1
>> plusieurs sont coiffées d'un chapeau de castor , orné
» de rubans et de galons d'argent , se rangent sur deux
» files ; elles tiennent dans les mains des touffes de
>> fleurs ; elles ont des arbustes dans des pots ; elles pré-
» sentent des plantes agrestes comme des plantes cul-
» tivées , des tubéreuses , des narcisses , des jacinthes ,
>> des liliacées de toute espèce , des cassies , des jasmins,
» des branches d'oranger et de nyctanthes. Plus loin
» sont entassés les melons , les pastèques , les auber-
» gines , les raisins , les figues , les pêches ; partout
>> Pomone unit ses richesses au luxe de Flore. Le goût
» des fleurs est si général , qu'une jeune fille , quelque
» pauvre qu'elle soit , n'oserait sortir le dimanche sans
» en parer son sein. Outre les jardins de Marseille ,
» on met à contribution , pour en obtenir une aussi
>> grande abondance, ceux de Toulon , de Nice , de Saint-
>> Rémy. Tous les balcons , toutes les terrasses en sont
» garnis. La veille de la Saint -Jean , la place de Noail
» les et le Cours sont nettoyés. Dès trois heures du
» matin , les gens de la campagne y affluent , et à six
>> heures tout y est couvert de fleurs , d'arbustes
» d'herbes ar matiques ; le peuple attache à ces plantes
» des idées superstitieuses , etc. , etc. » On voit que si
M. Millin blâme avec trop peu de mesure les moeurs
des habitans de Marseille , il n'en est pas moins touché
du charme et de l'élégante simplicité de leurs usages.
Nous le suivrons une autre fois dans l'enceinte solitaire
d'Arles , de cette ville qui fut presque la rivale
de Marseille , quand Marseille était la soeur de Rome ,
l'émule d'Athènes et la terreur de Carthage ( 1 ) ; qui
devin ensuite la capitale d'un royaume puissant , quand
Marseille tomba sous le joug d'un seigneur particu
lier ; mais qui n'a pas su relever comme elle sa fortune ,
son commerce et son existence. Il lui reste cependant
un assez grand nombre de monumens que M. Millin
nous expliquera : nous lui demanderons ensuite quel-
( 1 ) Massillia Romæ soror , Carthaginis terror Athenarum
æmula , etc. Tel était le commencement d'une inscription placée sur la
façade de l'Hôtel- de - Ville de Marseille . Elle a été enlevée pendant la
révolution .
JUILLET 1808 . 69
ques détails sur la foire de Beaucaire , ce marché général
des peuples du Midi , et l'on verra que sous le
triple rapport de la politique , de l'érudition et de l'agrément
, le voyage de M. Millin doit intéresser presque
également toutes les classes de lecteurs.
ESMÉNARD.
BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DES VOYAGES , ou
Notice complète et raisonnée de tous les Voyages
auciens et modernes dans les quatre parties du
Monde , publiés tant en langue française qu'en langues
étrangères , classés par ordre de pays dans leur série
chronologique ; avec des extraits plus ou moins
rapides des Voyages les plus estimés de chaque pays ,
et des jugemens motivés sur les relations anciennes
qui ont le plus de célébrité. Par G. BOUCHER DE LA
RICHARDERIE , Ex-Juge en la Cour de Cassation , et
Membre de la Société française de l'Afrique intérieure
instituée à Marseille. Six vol. in-8 ° . de 5 à 600 pages ,
grande justification , de l'imprimerie de Crapelet.
Prix , 36 fr. pour Paris , et 45 fr. franc de port. - Un
petit nombre sur papier vélin ; prix , 72 fr . pour
Paris , et 81 fr . franc de port.
JE
« Je ne sache pas , dit Montaigne , de meilleure école
>> à façonner la vie que de lui proposer la diversité d'au-
» tres vies , fantaisies et usances , et lui faire goûter une
» si perpétuelle variété de formes de notre nature. »
Voilà , en peu de mots , le plus bel éloge que l'on puisse
faire des Voyages , dont l'utilité . n'est méconnue que
par des esprits superficiels , ennemis de toute instruction
solide, et par ces petits oracles de cotteries littéraires qui
liment péniblement de petites phrases sonores et vides
d'idées.
Mais les bons esprits , les seuls dont on doit rechercher
les suffrages , apprécient justement et ces descriptions
qui promènent le lecteur dans tous les coins de l'univers
, et ces tableaux qui montrent l'homme dans toutes
ses conditions et la nature dans tous ses aspects. Ils re༡༠
MERCURE DE FRANCE ,
connaissent que l'ensemble des Voyages forme le véri
table panorama du monde , et que dans cette manière
d'étudier les nations et les pays tout est dramatique ,
tout est animé , tout enfin plaît à l'imagination , à l'esprit
et à la raison .
La seule manière d'acquérir surement des connaissances
géographiques est de les puiser dans les Voyages ,
et non dans ces traités ex professo , dans ces géographies
anglaises qui depuis quelques années sont en possession
d'égarer la jeunesse de nos écoles. interrogez les jeunes
gens dónt Guthrie est le guide ; ils vous parleront de
Ï'Europe telle qu'elle était il y a cinquante ans , et des
autres parties telles qu'elles n'ont jamais été . S'ils ont une
foi robuste dans leur auteur , ils vous décriront sérieusement
les aigles à deux têtes et autres gentillesses qu'on.
trouve dans ce merveilleux ouvrage qui a coûté tant
de coups de ciseaux à son père. Cependant cet ouvrage
est prôné comme un chef- d'oeuvre , et fait autorité
parmi une classe assez nombreuse. Il faut avouer que
les admirations donnent assez la mesure de l'esprit que
l'on apporte généralement en France dans l'étude de la
géographie.
Je ne m'aviserai pas toutefois de partir de là pour
faire la critique de nos géographes. Je distingue les
savans de la multitude , et je reconnais avec tout le
plaisir que doit avoir un bon Français à faire l'éloge de
ses compatriotes , que les nations voisines n'ont pas en
géographie de noms plus célèbres que ceux des de l'Isle ,
des Danville , des Buache , des Gosselin , des Bougainville ,
des Fleurieu , des Sainte - Croix . Mais si nous possédons
des savans aussi recommandables que les Anglais et les
Allemands , il faut avouer que nous avons en France
beaucoup moins de facilités pour acquérir la science .
Voyez l'Allemand , par exemple , environné de Bibliographies
, de Catalogues raisonnés , dé Bibliothèques historiques
, de Dissertations , enfin de tous ces ouvrages
où l'on apprend à travailler , à connaître les sources ,
à en apprécier le mérite , et où l'on peut puiser et ces
connaissances préliminaires indispensables à l'historien ,
au naturaliste et au géographie , et ces renseignemens précieux
qui demanderaient des années à rassembler , et
1
JUILLET 1808.
71
qu'on trouve réunis dans un petit nombre de volumes.
Plus riches que les peuples dont nous parlons dans toutes
les parties de la littérature qui demandent du génie ,
mais plus pauvres dans celles qui ne veulent que de la
patience , nous manquions jusques à présent de guides
pour diriger notre choix et nos études dans plusieurs
branches des sciences historiques. Nous n'avons plus de
regrets à former relativement à la partie importante des
Voyages : la Bibliothèque de M. de la Richarderie va
laisser sans excuse ceux qui seraient tentés de rester
dans l'ignorance.
Personne ne s'était avisé d'entreprendre , en France ,
un pareil travail , et ce qui augmente encore le mérite
de M. de la Richarderie , c'est que les ouvrages allemands
et anglais, qui ont pour but de faire connaître les Voyages,
n'étaient pas capables de servir de modèles à sa Bibliothèque.
La Notice de Stuck , publiée à Halle en 1784 et
1787 , a le défaut d'une sécheresse repoussante . C'est
une nomenclature aride des titres des Voyages et des
noms de leurs auteurs , disposés dans l'ordre alphabétique.
Stuck s'est dispensé d'y joindre des notes sur
le mérite ou sur l'utilité des relations , dont il ne
donne que les titres ; il n'est pas non plus assez scrupuleux
sur le choix de ces relations. C'est un reproche
que l'on peut faire également à la Notice anglaise des
Voyages faits en Europe , Notice qui forme dans l'ouvrage
original le second volume du Traité du comte
Léopold Berchtold . M. de la Richarderie a su éviter les
défauts de ses prédécesseurs , et donner à son travail
un degré d'intérêt qui manque au leur. Par exemple ,
comme Stuck , il ne s'est pas contenté de transcrire les
titres des Voyages dans la langue où ils ont été composés
, il les a traduits en français lorsqu'ils étaient étrangers
à cette langue ; de manière que la Bibliothèque
de M. de la Richarderie est réellement un vaste répertoire
qui peut être consulté dans toutes ses parties par
ceux même qui ne connaissent que le français . Mais pour
le rendre tout à fait indispensable aux personnes dont
je parle , il me semble que l'auteur n'eût pas dû s'en
tenir à faire connaître , dans des notes très-bien faites
d'ailleurs , l'utilité et pour ainsi dire le contenu de chaque
1
72
MERCURE DE FRANCE ,
Voyage , écrit dans la langue française . Sa Bibliothèque
aurait un double mérite s'il se fût également occupé
des Voyages écrits en langues étrangères : c'était ceuxlà
qu'il importait d'apprécier , et sur lesquels il devait
-fixer l'opinion . Quant à ses notes sur les Voyages de
notre nation , il me paraît que l'auteur s'étend trop peu
sur ce que la géographie physique et morale doit à
chaque relation ; cet examen était , selon moi , la base
obligée de son travail. Tracer rapidement l'état des connaissances
sur tel ou tel pays , à l'époque où le voyageur
dont on s'occupe l'a parcouru , rappeler ensuite celles
qu'il a ajoutées par ses observations , dire les erreurs
qu'il a fait disparaître , ou celles qu'il a propagées , suivre
les progrès des sciences naturelles dans l'histoire des
Voyages , et comparer entr'eux les renseignemens qui
ont quelque identité , voilà la seule manière d'écrire des
notes vraiment intéressantes sur des Voyages , notes que
M. de la Richarderie était très- capable de composer et
qu'on regrette doublement qu'il ait négligées. La manière
dont il a envisagé les siennes est plus superficielle ,
et convient par cela même à un bien plus grand nombre
de lecteurs ; il s'occupe bien plus de l'histoire du livre
et de la marche du voyageur que de celle de la géographie
; mais les anecdotes dont il sème son récit , les
descriptions agréables qu'il y fait entrer , les tableaux
piquans qu'il offre fréquemment des moeurs de chaque
pays , assurent d'une manière honorable le succès de
son ouvrage. J'ai dit ce qui me semblait convenable
pour le rendre esssentiellement utile aux savans , M. de
fa Richarderie a fait tout ce qu'il fallait pour le rendre
propre à instruire ceux qui prétendent le devenir . Le
service qu'il rend est plus général ; et les éloges des ennemis
de l'ignorance dans les gens du monde le dédommageront
amplement des petites chicanes qu'il pourra
éprouver des amis de l'érudition .
On sent facilement que l'analyse en règle d'un livre qui
se compose de vingt ou trente mille articles séparés , est
rigoureusement impossible. C'est un squelette qui échappe
à la dissection . Je dirai simplement l'ordre auquel l'auteur
s'est assujetti dans la composition de son ouvrage.
I commence par une notice des principaux traités qui
JUILLET 1808. 73
ont paru sur l'utilité des Voyages ; il passe de-là au
petit nombre de relations que les anciens nous ont transmises
, et après avoir fait connaître celles qui ont paru
dans les neuvième , douzième , treizième , quatorzième
et quinzième siècles , il arrive aux grandes et petites
collections de Voyages , publiées soit en latin , soit dans
les langues étrangères , soit en français. Il s'occupe ensuite
des histoires générales des Voyages , et fait immédiatement
succéder les Voyages faits autour du monde.
Enfin avec la notice de quelques Voyages qui ont paru
sur l'une ou l'autre partie du monde sans indication
de lieu , il en donne une , classée avec soin , des Voyages
successivement faits dans plusieurs parties du monde
par les mêmes voyageurs , mais où les contrées par eux
visitées sont clairement désignées . Tels sont les objets
que renferme la première partie de la Bibliothèque des
Voyages. Il rapporte ensuite les relations particulières
qui concernent les diverses parties de la terre à cinq
divisions principales , qui forment les cinq autres parties
de scn ouvrage. Dans les deuxième , troisième , quatrième
et cinquième , il range les Voyages en Europe ,
en Asie , en Afrique et en Amérique ; la sixième et dernière
embrasse les Voyages à la mer du Sud et aux Terres
Magellaniques et Australes.
On voit au premier coup - d'oeil tout ce que cette
marche a de méthodique ; mais ce qu'on ne peut trop
louer , c'est la manière dont l'auteur a exécuté le plan
qu'il s'était proposé , et sur-tout le soin qu'il a mis à
ranger les Voyages dans un ordre chronologique. Il
résulte de-là que le lecteur peut suivre les révolutions
arrivées dans chaque contrée qu'ont décrite les voyageurs
qui les ont successivement visitées , qu'il peut
comparer les dernières relations aux premières , et acquérir
sur le pays et sur les peuples des notions certaines
puisées aux sources et épurées au creuset de la
critique. C'était ainsi que l'illustre d'Aguesseau , qui n'était
étranger à aucune branche de-connaissances humaines ,
voulait que l'on étudiât la géographie . C'était cette méthode
qu'il recommandait à son fils , lorsqu'il lui disait :
« Le détail ingrat et stérile de la science géographique ,
lorsqu'on la détache de toute autre chose , n'est à pro-
#
74 Mercure de France ,
prement parler que le squelette du monde connu. Il
faut lui donner de la chair et de la couleur , si l'on
veut la faire passer dans la mémoire sous une forme plus
gracieuse qui l'invite à la conserver plus fidellement.
C'est ce qu'on fera par la lecture des Voyages : mais pour
y donner un arrangement qui lie toutes les idées et qui
donne une plus grande facilité pour les couserver , il
faut faire , autant qu'il est possible , cette lecture dans
un ordre presque semblable à celui des géographes. On
voyage même en quelque sorte par cette méthode , et
l'on voyage de suite , on va de proche en proche , et l'on
est plus en état de comparer les moeurs et les opinions
des différens peuples. »
"
Quelques critiques pourront peut-être blâmer M. de
la Richarderie d'avoir refusé l'entrée de sa Bibliothèque
aux ouvrages qui appartiennent à la géographie proprement
dite , et aux Voyages purement scientifiques.
J'avoue que je serais un peu de l'avis de ces critiques -là .
Une géographie bien faite n'étant qu'un résumé plus
ou moins étendu des Voyages , il me semble qu'il n'y
avait aucun motif pour l'exclure . Quant aux relations
qui ont pour but direct et spécial l'avancement d'une
des sciences naturelles , je crois qu'il y a trop de raisons
en faveur de l'admission pour mettre ce point- là en
question. Au reste cette légère imperfection , celles
que j'ai remarquées dans cet article , et les inexactitudes
qu'un observateur minutieux pourra rencontrer , principalement
dans quelques noms étrangers et dans quelques
titres , n'empêchent pas que l'ouvrage de M. de la
Richarderie ne mérite les plus grands éloges sous tous les
rapports , et que son travail ne soit extrêmement utile
à ceux qui s'occupent des sciences historiques.
LARENAUDIÈRE .
C
REMARQUES INÉDITES du Président BoUHIER , de
BREITINGER et du Père OUDEN , sur quelques passages
d'HORACE , avec une Lettre sur l'Art Poetique et sur
la Satire IV , Liv. II , publiées par G. PRUNELLE ,
docteur et bibliothécaire de l'Université de MontJUILLET
1808. 5
-
pellier , ancien médecin de l'armée d'Orient , médecin
des camps et armées de S. M. I. et R. , et de son hôpital
militaire de Paris , etc. In-8 ° de LI et 107 pages.
Prix , 2 fr . , et 2 fr. 50 c. franc de port. A Paris , póri .
chez Delance , impr . - libr. , rue des Mathurins , hôtel
Cluny, 180 .
-
Les différens morceaux qui composent ce recueil
ont été successivement publiés dans le Magasin Encyclopédique
; mais on a cru faire plaisir aux nombreux
admirateurs d'Horace en les réunissant . Le président
Bouhier fut , comme on sait , un magistrat intègre , un
profond érudit , et un littérateur agréable. Sa vaste correspondance
avec presque tous les savans de l'Europe ( 1 ) ;
les éloges qu'ils lui ont donnés et l'enipressement avec
lequel ils consignaient dans leurs ouvrages seś judicieuses
observations, prouvent qu'il jouissait chez l'étranger
, comme dans sa patrie , de la plus grande considération
.
Il avait fait une étude particulière d'florace , sur-tout
de l'Epitre aux Pisons , sur l'Art Poëtique. Comme
beaucoup de critiques , il trouvait dans ce dernier ou
vrage , plein de goût et de raison , un désordre qu'il
n'osait attribuer à son auteur . Il croyait en avoir découvert
la source dans ce passage de Quintilien ( 2) où,
après avoir parlé du mêlange confus de différens dialectes
grecs dans un discours , il ajoute : Cui simile
( 1 ) Le docteur Prunelle dépouille cette correspondance , et il publiera
'tout ce qu'elle renferme de plus important pour les sciences et les lettres .
De mon côté , j'ai rassemblé tous les ouvrages de critique et de littérature
du président Bouhier. Plusieurs sont devenus très-rares , et quelques
autres sont encore inédits . Lorsque le commerce de la librairie aura repris
quelque vigueur , j'en donnerai une édition soignée , revue sur les manuscrits
de l'auteur. Elle remplira 7 à 8 vol. in - 8° . Mais je publierai
auparavant une édition , prête depuis long- tems , des Quvres complètes
de La Monnoye , en 5 vol . in - 8° . Celle que donna à Dijon , en 1769 ,
Rigoley de Juvigny , tronquée , mutilée , défigurée dans tous les sens ,
parut si mauvaise à l'éditeur même , qu'il se crut obligé de la désavouer,
La mienne aura pour garans de son exactitude les manuscrits autographes ,
de l'auteur .
(2) Liv. VIII , Ch . III .
76
MERCURE
DE FRANCE
,
+
monstrum est apud nos , si quis sublimia humilibus ,
vetera novis , poëtica vulgaribus misceat. Id enim tale est
monstrum , quale Horatius in PRIMA PARTE libri de
arte poëtica fingit :
Humano capiti , etc.
Cette expression in prima parte fournit au président
les réflexions suivantes : « Les anciens grammairiens
» avaient divisé cette Epître en plusieurs sections ou
» parties , à peu près comme je l'ai fait ; j'en trouve la
» preuve dans Quintilien , lequel ( Inst. Lib. VIII,
» cap. III. ) cite le premier vers de cette Epître en ces
» termes : Tale , etc .; car je ne vois pas pourquoi il
» se serait servi de ces mots : in prima parte , si la divi-
» sion dont je viens de parler n'eût été faite. La raison
» pour laquelle apparemment on l'avait inventée , était
» pour mieux faire sentir la méthode de ce traité , et
» pour servir de repos aux maîtres qui le dictaient et
>> l'expliquaient à leurs disciples . Or il n'est pas impos-
» sible que ces morceaux , ayant été dictés séparément
» et en divers tems , ceux qui ont voulu ensuite les
>> ramasser en un corps n'en aient troublé et renversé
» l'ordre , et que de cet assemblage confus n'ait été
» formé l'exemplaire d'où ont été tirés tous ceux qui
>> restent de cet ouvrage. »
D'après cette conjecture , qui lui paraît vraisemblable ,
le président Bouhier distribue cette Epître en trente
sections , et les dispose dans un nouvel ordre très-ingénieux
et très-méthodique. Je crois cependant que ce
savant critique a pris une peine inutile pour mettre de
l'ordre dans une Epître familière , écrite avec cette
liberté et cette indépendance de pensée dont Horace
était plus jaloux qu'un autre. Ce n'est point un poeme
didactique que l'auteur a voulu composer ; ce sont des
vues générales sur l'art poëtique et sur les différens
genres qu'il embrasse . Ainsi il attache peu d'importance
ou plus ou moins de liaison dans ses idées et dans ses
principes. Cependant le nouvel ordre établi par le président
Bouhier , dans l'Art Poëtique d'Horace , peut être
très-utile aux -professeurs qui se proposent de l'expliquer
à leurs élèves. Chacune des trente sections leur
JUILLET 1808.
17
fournira le texte d'une leçon très - intéressante , dans
laquelle ils rapprocheront ce qu'Aristote , Vida , Boileau
et les maîtres de l'art ont écrit sur cette partie. Il faudrait
, il est vrai , consacrer trente leçons , c'est-à-dire ,
trente jours , à l'explication d'une Epître de 476 vers ;
mais si l'on considère que tous les préceptes essentiels
sur l'Art Poëtique sont renfermés dans ce petit nombre
de vers ; que chacun d'eux fournit la matière d'un commentaire
instructif , on conviendra facilement que ces
trente jours seront utilement employés , et que , si le
professeur a le talent et l'instruction que demande un
pareil sujet , ses élèves feront un cours complet de
poëtique.
La Dissertation sur l'Art Poëtique d'Horace , avec le
texte , distribué en trente sections , remplit 32 pages.
Le reste du volume renferme des discussions intéressantes
du président Bouhier , du Père Oudin , de Breitinger
et de Boivin l'aîné sur quelques passages des
Odes , des Satires , et des Epîtres d'Horace. Tous ces
morceaux étaient inédits , et l'on doit savoir gré au
docteur Prunelle de les avoir publiés . Mais je dois ajou
ter que l'éditeur a mis à la tête de ce recueil une lettre
savante à M. Sicard aîné , jurisconsulte à Montpellier.
Le docteur Prunelle y discute avec beaucoup de sagacité
quelques passages de l'Art Poëtique d'Horace et les
vers 51,56 de la Satire IV du Liv. II. Le vers 128.de
l'Art Poëtique :
Difficile est proprie communia dicere.
a exercé de grands critiques. Le docteur Prunelle pèse
leurs opinions et les combat ou les modifie. Il pense
qu'il faut traduire ainsi ce passage : Il est difficile de
traiter des sujets connus et à la portée de tout le monde ,
d'une manière qui nous soit propre. Les amateurs compareront
cette explication avec celles de Dacier , du
marquis de Sévigné , de l'abbé Galiani , et de Dumarsais.
La première de ces explications se trouve dans les remarques
sur Horace qui accompagnent la traduction
de ce poëte par Dacier ; la seconde , dans un petit livre ,
très-rare aujourd'hui , ayant pour titre : Dissertation
critique sur l'Art poëtique d'Horace , etc. Paris. Girin
78
MERCURE
DE
FRANCE
,
!
1698 ( par Errau 1618 ) , petit in- 12 de 122 pages ; la
troisième , dans la Gazette littéraire , rédigée par MM.
Snard et Arnaud , tom . VIII , 15 Sep. 1765 , pag . 75,75 ;
la quatrième enfin , dans le Mercure de France du mois
de Janvier 1746 , et dans le IIIe volume , pag. 285, des
Euvres de Dumarsais. Les vers 96 , 98 :
2
Telepus et Peleus , quum pauper et exul uterque ,
Projicit ampullas et sesquipedalia verba ,
Si curat cor spectantis tetigisse quereta .
Ces vers paraissent à notre critique présenter un sens
différent de celui que leur donnent ordinairement les
interprètes. M. Du lés a rendus ainsi , dans sa traduction
élégante d'Holace .:..
Pauvres et dans l'exil , Jà , Télèpe et Pelée ,`
Pour nous intéresser au récit de leurs maux ,
Doivent bannir loin d'eux l'enflure et les grands mois.
Le docteur Prunelle établit d'abord la véritable signification
du verbe prójicere. « Le projicit , dit- il , de ce
» vers a été pris par le plus grand nombre des inter-
» prètes , et par Forcelini lui- même , dans le sens de
» mittit , abjicit : ce qui est contraire au véritable sens
» d'Horace. Projicere verba , sermonem signifie toujours
» proférer des mots , un discours . » Ensuite , au lieu de
quum il adopte la leçon des anciennes éditions et des
manuscrits CUR. « Horace , ajoute -t-il , critique ici la
» manière dont l'auteur des tragédies de Télèphe et de
» Pelee avait fait parler ces princes dans leur malheur ;
» observation qu'aucun.commentateur n'a faite encore ,
>> et qui devient . cependant évidente par tous les vers
suivans où perce le ton d'un critique peu satisfait ,
» qui indique ce qu'il faut faire pour le contenter . »
D'après ces données , le docteur Prunelle rétablit ainsi
ce passage :
e :
•
2
Telephus ct Peleus , CVR, pauper et exul uterque ,
Projicit ampulliset sesquipedalia verba
modo Si curat cor spectantis tetigisse querela ?
C'est-à-dire , pourquoi Télèphe et Pelée , pauvres et exilés
tous les deux , emploient- ils de grands mots s'ils veulent
totacher, par leurs plaintes , le coeur des spectateurs ?
JUILLET 1808 .
79
H faudrait , pour porter un jugement certain sur cette
conjecture , avoir sous les yeux les deux tragédies d'Euripide
, auxquelles Horace fait allusion ; mais elles ne
sont pas venues jusqu'à nous. Aristophane , dans la scène
quatrième du second acte des Acharniens , se moque
longuement du Télèphe ; il n'oublie ni les haillons , ni
le bâton , ni la besace , ni le reste de l'équipage de mendiant
qui signalait Télèphe dans cette tragédie ; mais
il ne fait aucun reproche sur l'enflure du style . On voit
au contraire par les fragmens qui nous restent de cette
pièce que les expressions de Télèphe sont toujours conformes
à sa situation malheureuse . Pardonnez , dit- il
dans un endroit , à un mendiant d'oser prendre la parole
au milieu des gens de bien. Je crois done que la conjecture
du docteur Prunelle n'est qu'ingénieuse ; mais
elle annonce dans son auteur , ainsi que ' beaucoup
d'autres passages de cette lettre , un esprit observateur
qui raisonne ses lectures , et qui s'accoutume de bonne
heure à cette sage critique , sans laquelle on ne fait
jamais de véritables progrès dans aucune science . Jeune
encore , ayant l'amour de l'étude et la patience du travail
( qu'on me pardonne cette expression ) , le docteur
Prunelle promet un digne successeur aux Lorry , aux
Barthès , aux Musgrave , aux Bernard , qui cultivèrent
avec un égal succès les lettres et leur art , et furent en
même tems d'excellens médecins et des critiques habiles.
CHARDON DE LA ROCHETTE.
EUVRES COMPLÈTES DE Mme LA MARQUISE DE
LAMBERT , suivies de ses Lettres à plusieurs personnages
célèbres . Seule édition complete. A Paris ,
chez Léopold Collin , libraire , rue Gilles -Coeur , nº 4 .
1808. -
-
Mme de Lambert n'a point assez joui de toute la gloire
qui lui était due , et la postérité sans doute achèvera
d'acquitter la dette de ses contemporains. Il se peut
aussi que cette aimable et digne personne n'ait point
assez senti le besoin d'être célèbre , et que contente de
80 MERCURE DE FRANCE ,
ce qu'il y a de solide dans l'estime , elle ait cru põuvoir
se passer de l'admiration. La renommée , entre
nous soit dit , aime assez qu'on lui fasse des avances ;
il y a tels personnages dont elle ne saurait que dire , si
eux-mêmes ne prenaient la peine de lui faire son
thême. Apparemment que du tems de la bonne Mme de
Lambert , on se contentait de quelques amis et qu'on
ignorait encore tout le parti qu'on peut tirer d'une armée
de prôneurs ; on attendait modestement l'approbation
et l'on ne songeait pas à se procurer à tout
prix des applaudissemens. Comme les modes changent !
Mme de Lambert a l'air de consulter sa plume sur tous
ses devoirs et sur tous ses goûts. Effectivement la plume
d'un auteur , et même de quelque sexe qu'il soit , est
d'ordinaire encore plus sage que lui . Mais il paraît par
les mémoires du tems , que cet auteur- ci était aussi sage
que sa plume , et c'est encore un trait qui la distingue.
La table des différens écrits de Mme de Lambert , suffirait
pour donner une idée de son mérite ; et comme
cette table ne se trouve pas dans l'édition que nous
avons sous les yeux , nous allons y suppléer.
On trouvera d'abord , les avis d'une mère à son fils ,
suivis immédiatement de ceux d'une mère à safille.
Ce sont deux maternités différentes. D'un côté on croit
voir une dame de Lacédémone , où l'on sait qu'elles
se vantaient de savoir seules former des hommes ; de
l'autre , c'est une Athénienne consommée dans la science
des femmes , l'art de plaire ; mais cette Lacédémonienne
a daigné sacrifier aux graces , mais cette Athénienne
emploie la grace á parer la sagesse . <<< Votre
» père , dit- elle à son fils , vous a laissé un nom et des
>> exemples ; le nom vous devez le porter avec dignité,
>> et vous devez l'imitation à ses vertus. Je ne vous en
» demande pas davantage , mais je ne vous quitte
» pas à moins.
» Il est bon , dit- elle plus loin , d'approcher les
>> hommes , de les voir de près , et avec leur mérite
>> de tous les jours.
>> Oubliez toujours ce que vous êtes , dès que l'hu-
» manité vous le commande , mais ne l'oubliez jamais
» quand la vraie gloire veut que vous vous en souveniez .
>> II
JUILLET 1808. 81
» Il ne faut pas abandonner la raison dans vos
>> plaisirs , si vous voulez la retrouver dans vos peines....
Quel instituteur pour un jeune homme , qu'une pa
reille mère !
Dans ses conseils à sa fille , de gouverneur elle se
change en gouvernante , ou plutôt , de père elle devient
mère , et son esprit rassemble tout ce que la connaissance
de soi-même , celle du monde , celle des devoirs
et des intérêts d'une femme , peut lui fournir de plus
fort , et en même tems de plus doux , pour laisser dans
l'ame de sa fille des impressions durables.
En parlant à sa fille de religion ( non sous le rapport
de l'opinion , mais sous celui du sentiment ) :
« Rien n'est plus heureux et plus nécessaire , dit Mme de
>> Lambert , que de conserver un sentiment qui nous
>> fait aimer et espérer , qui nous donne un avenir
» agréable , qui accorde tous les tems , qui assure tous
>> nos devoirs , qui répond de nous à nous-mêmes et qui
» est notre garant envers les autres. » Convenons tous
que la cause de la religion est bien belle , quand elle
est ainsi plaidée par la vertu. Il ne lui faut que des
avocats sincères .
<«< Les plaisirs du monde sont trompeurs ; ils pro-
» mettent plus qu'ils ne donnent. Ils nous inquiètent
» dans leur recherche , ne nous satisfont point dans leur
» possession , et nous désespèrent dans leur perte. >>
On croit entendre le son de voix touchant d'une
aimable femme qui a connu tout cela par elle -même,
et c'est ce qui rend la leçon encore plus pénétrante.
Aussi dit-elle peu après à sa fille , mais d'une manière
si douce et si maternelle ! « Ces réflexions sont trop
>> ortes pour une jeune personne et regardent un âge
» plus avancé. Cependant je vous en crois capable , et
» de plus c'est moi qui m'instruis.
» La renommée ne se charge point de nous , » ditelle
en parlant des femmes , comme si elle n'avait
pensé à aucune exception.
DE
DEP
<«< Il faut avoir une pudeur tendre. » Une pudeur
tendre ! Ce mot est , sans contredit , d'une bien honnête
femme ; mais en même tems d'une personne honnête
qui est bien femme. On aime à voir par écrit ,
F
en
82 MERCURE DE FRANCE ,
aussi bien qu'en peinture , les draperies accuser les
formes .
Tout est plein , là comme ailleurs , de ces sortes
de petites trahisons qu'elle se fait à elle -même et qui
découvrent le fond de sa pensée , comme par mégarde.
« Ce serait un heureux traité à faire avec elle ,
( dit- elle , en parlant à sa fille du charme et du danger
de l'imagination ) , que de lui rendre ses plaisirs
à condition qu'elle ne vous ferait point sentir ses
peines. >>
Après les avis maternels , viennent des pensées sur
l'amitié , sujet toujours neuf pour le sentiment , mais
depuis long-tems usé pour la dissertation ; et ce qu'elle
en dit montre un coeur fait pour la sentir , un caractère
fait pour l'inspirer , un esprit fait pour la peindre. Si
elle avait voulu , sur une matière où tant de grands
maîtres ont pris plaisir à s'exercer , se parer comme
tant d'autres , des richesses de tant d'autres , il ne te→
nait qu'à elle , mais elle s'en est tenue à elle- même ,
et certes , elle a bien fait ; d'autant plus que c'est l'amitié
des femmes qu'elle a sur-tout en vue , et qu'il
lui a fallu tailler son étoffe sur un autre patron. «< II
» n'y a qu'elles ( dit -elle en parlant des amitiés entre
» homme et femme ) , il n'y a qu'elles qui sachent
» tirer d'un sentiment tout ce qu'elles en tirent ; les
>> hommes parlent à l'esprit , les femmes au coeur. »
Tout en pensant d'après elle , Mme de Lambert aime
à s'appuyer des pensées des autres , et presque toujours
elle se fait un devoir de citer les auteurs qui ont le bonheur
de se rencontrer avec elle . Mais celui des philosophes
pour qui elle marque le plus d'affection , et
avec qui ( à certaines libertés près ) , on croit lui entrevoir
le plus d'affinité , c'est le bon Montagne , dont
elle enchâsse volontiers les pensées dans les siennes ,
et alors l'entourage est souvent de la même eau que
le diamant.
Son traité de la vieillesse , ainsi que celui de l'amitié,
est plus particuliérement consacré à l'usage des femmes ;
elle y dit souvent , mais toujours à sa manière , une
chose qu'on ne doit pas se lasser de répéter , que la
vertu applanit les dernières stades du chemin de la vie.
JUILLET 1808. 83
Il n'y a point de si petit bien qui ne vaille quelque
>> chose entre les mains d'une personne habile. Mettons
» à profit le tems de la vieillesse . Ces réflexions , ma
» fille ( car elle est toujours mère ) , qui sont à présent
» pour moi , seront un jour pour vous ; préparez- vous
» une vieillesse heureuse , par une jeunesse innocente ;
» souvenez - vous que le bel âge n'est qu'une fleur que
» vous verrez changer. Quelque jeune que vous soyez ,
» ce qui vient avec tant de rapidité , n'est pas loin de
» vous.
» Le monde nous dérobe à nous-mêmes et la soli-
>> tude nous y rend ; le monde n'est qu'une troupe
» de fugitifs d'eux-mêmes. »
Après le traité de la vieillesse , nouvelle réflexion
sur les femmes , sur lesquelles il y aura toujours quelque
chose de nouveau à dire , tant qu'il en restera une
sur la terre. Ici , Mme de Lambert s'élève comme elle
le fait souvent dans le cours du livre , contre un préjugé
aussi absurde qu'impérieux , qui a long- tems interdit
aux femmes d'éclairer , d'exercer lear esprit et
de prétendre aussi à quelque gloire. Mais je crois
qu'elle a tort d'accuser les hommes de cette injustice .
Il fallait sur-tout s'en prendre à la prévoyance de celles
d'entre elles qui ne sauraient entrer dans la carrière
et qui sentaient combien les autres auraient pris sur
elles d'avantages. Dans le monde où les voix sont
plutôt comptées que pesées , c'est une terrible puissance
que la réunion de toutes les sottes , sur- tout
quand elles ont su mettre de leur côté tous les sots ,
et même quelques hommes d'esprit ; et en effet , quel
est l'homme d'esprit qui ne se laissera pas quelquefois
gagner par une sotte ? Il y en a de si jclies !
Mme de Lambert , dans ses conseils à sa fille , s'est
montrée femme autant que l'exercice de la maternité
le lui permettait ; mais elle s'est refusé plusieurs traits
charmans qu'elle réservait pour ses nouvelles réflexions.
Ici , en parlant des devoirs des femmes , leur secret lui
échappe. « C'est elle ( la pudeur ) qui sert leur véritable
» intérêt , elle augmente leur beauté , elle en est la
>> fleur , elle est le charme des yeux , l'attrait des
la caution des vertus . .; si elle est une
» coeurs ,
F 2
84 MERCURE DE FRANCE ,
L.
» sûreté pour les moeurs , elle est aussi l'aiguillon des
» désirs ; sans elle l'amour serait sans gloire et sans
» goût ; c'est sur elle que se prennent les plus flatteuses
» conquêtes : elle met le prix aux faveurs. La pudeur
» enfin , est si nécessaire aux plaisirs , qu'il faut la
>> conserver même dans les momens destinés à la
» perdre. »
·
Il faut convenir qu'ici la morale emploie des armes
victorieuses. On accuse la plupart des lois de n'être
en dernière analyse , que des menaces ; celles - ci , du
moins , annoncent des récompenses.
Ceux qui ont vécu de la vie de l'amour ( la vie de
T'amour ! ) » savent combien leur vie était animée ; et
» quand il vient à leur manquer , ils ne vivent plus. »
Sainte Thérèse n'aurait pas mieux dit.
A la suite de ces nouvelles réflexions , on en trouve
sur le goût. On les a vues presque toutes dans la pièce
précédente. Mais elles sont toujours bonnes à relire , et
on y trouvéra cette jolie définition du goût qui ne
pouvait être écrite que de la main d'une femme. « C'est
» je ne sais quoi de sage et d'habile , qui connaît ce
>> qui convient et qui fait sentir dans chaque chose la
» mesure qu'il faut garder. »
La femme hermite est une nouvelle comme on en faisait
alors , et comme on en a fait beaucoup depuis. Elle
est purement écrite et agréablement contée ; mais nous
avons quelque peine à y reconnaître Mme de Lambert ,
Parce que le conte pouvait aussi bien être d'un autre.
Les réflexions sur les richesses sont une belle paraphrase
de deux versets des proverbes de Salomon . Cet
écrit semble appartenir à la vieillesse de M. de Lambert.
On y voit un esprit toujours brillant , et une ame
noble qui s'exhorte elle- même à se détacher des choses
du monde entre lesquelles on sait que l'argent est la
plus généralement estimée . En parcourant ce peu de
pages , on y trouve ces belles paroles : « Les hommes
qui mettent tant de délicatesse en amour , en met-
» tent peu dans l'ambition , et ils sont aussi flattés d'une
» place achetée que d'une place méritée ; ils ne veulent
» qu'être élevés , ils ne se soncient pas d'être grands . »
La trop courte explication de l'allégorie de Psyché,
JUILLET 1808. 85
n'appartient qu'à une personne aussi aimable , aussi intéressante
que Psyché même, et prête à l'ingénieux Apulée
encore plus d'esprit qu'il n'en avait.
Viennent ensuite des portraits qui font aimer leurs
modèles. Celui de Lamotte , à la fois lyrique , tragique et
fabuliste , n'élevera jamais , malgré l'autorité de Mme de
Lambert , ni le lyrique à la hauteur de Rousseau , ni
le tragique à la hauteur de Racine , ni le fabuliste à
la hanteur de La Fontaine. En parlant des auteurs contemporains
, on ne fait que plaider , c'est l'avenir qui
juge. Mais dans ce portrait , Mme de Lambert a su placer
l'homme de lettres , le philosophe , le critique , l'honnête
homme sur-tout dans leur véritable jour , et montrer
l'esprit de Lamotte embelli par son caractère. Quel
mot charmant , en parlant de l'horrible douleur qui
tourmentait ce digne homme après la perte de ses yeux !
<<< Il la souffre avec patience , il est donc avec elle. »
Nous passerons sur le dialogue entre Diogène et
Alexandre , où l'on ne trouve que ce qu'on a prêté de
tout tems à l'un et à l'autre , mais où Alexandre n'est
point assez brillant , et Diogène point assez bourru,
On sera peut- être étonné du titre qui suit :
Discours sur le sentiment d'une Dame qui croyait
que l'amour convenait auxfemmes lors même qu'elles
n'étaient plus jeunes.
Celle-là du moins parlait à coeur ouvert. Mme de
Lambert affecte un peu d'embarras en prenant la négative
, et dit naïvement : « Je soutiendrais mal une
» cause que j'aurais quelqu'intérêt à perdre. >>
Quelques mots sur la délicatesse d'esprit et de sentiment
, prouveraient à quel point elle les possédait
toutes les denx ; elle pense que la première , en raffinant
les plaisirs , multiplie les dégoûts ; la seconde n'est
jamais contente et fait souvent des mécontens : il en
résulte beaucoup de troubles dans certaines liaisons
et on a beau , dit Mme de Lambert , en appeler
bunal de l'Amour , « la seule justice qu'on y trouve,
» c'est celle qui établit les plus rudes peines pour qui
>> a goûté de plus doux plaisirs . »
au tri-
Le Discours sur la différence de la considération à
la réputation , couronne l'oeuvre. La préférence que
86 MERCURE DE FRANCE ,
Mme de Lambert donne à l'une sur l'autre prouve qu'elle
a tout fait pour la considération et tout laissé aller pour
la réputation . « L'une , dit Mme de Lambert , est plus
» près de nous , l'autre s'en éloigne : quoique plus grande ,
» celle-ci se fait moins sentir et se convertit rai ement
» dans une possession réelle . » Et plus bas : « La con-
>>> sidération est le revenu du mérite de toute une vie. »
On trouve à la fin de cette édition quelques lettres
particulières en trop petit nombre , mais dignes de la
personne qui a écrit le reste. Celle au père Bouhours
à propos des différens de Lamotte et de Mme Dacier ,
mérite d'être remarquée. « Les querelles d'érudition ,
» dit Mme de Lambert , vont toujours plus loin qu'il
» ne faut. L'esprit seul devrait être de la partie... J'aime
» M. de Lamotte et j'estime infiniment Mme Dacier.
» Notre sexe lui doit beaucoup , elle a protesté contre
>> l'erreur commune qui nous condamne à l'ignorance;
» elle a mis en liberté l'esprit qu'on tenait captif sous
» ce préjugé , etc. Par reconnaissance pour l'une , par
» amitié pour l'autre , voyons si nous ne pouvons pas
» les rapprocher .... Mme Dacier s'est soulagé le coeur
>> par le grand nombre d'injures qu'elle a dites ; le public
rit et applaudit à M. de Lamotte ; son dernier
» ouvrage a plu infiniment... Il se fait donc entr'eux
» une espèce de compensation , mais il faut être bien
» juste pour attraper le point de l'équilibre. »
La suite de ces lettres intéressera toujours par le
charme du style , quand les choses dont elles parlent
nous seraient indifférentes ; mais ce qui ne peut pas
l'être pour des lecteurs qui finissent nécessairement
par s'attacher à une femme aussi aimable , c'est de
la savoir en liaison avec une partie de l'élite de son
tems : Lamotte , Fontenelle , le père Bouhours , M. de
Sacy et l'immortel M. de Fénélou. Nous avons lu son
livre , c'est avoir lu dans son ame , et chacun de nous
jouit en voyant l'amie qu'il aurait choisie , entourée des
amis qu'on lui choisirait.
Tels sont les écrits de Mme de Lambert ; il n'y en a
pas un qui ne soit dicté par la raison , et cependant ils
plaisent. L'auteur a su donner à cette raison si peu
goûtée dans ce monde , tout ce qui lui manque. Au
JUILLET 1808. 87
lieu d'une sévérité qui intimiderait les enfans qu'elle
conseille , c'est une sensibilité qui veille à tous leurs
intérêts , c'est l'expérience d'une mère qui veut leur
applanir la route qu'elle a parcourue , qui leur marque
les mauvais pas , et qui leur montre les ronces sous les
roses. Le mérite distinctif de Mme de Lambert , c'est
d'être toujours sage et toujours femme, ce qui fait qu'elle
n'est jamais l'une ou l'autre au-delà de la juste mesure.
Ce sont tantôt les traits imposans de Minerve , tantôt
la physionomie souriante de Vénus qui , au lieu de se
nuire , se servent l'une l'autre en montrant que la sagesse
et les grâces ne sont pas toujours incompatibles.
Minerve devient aimable , et Vénus estimable , ce qui
leur est jusqu'ici bien rarement arrivé.
BOUFFLERS .
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE. ― Classe d'histoire et de littérature
ancienne. Séance publique du vendredi 1er Juillet 1808 .
Voici quel a été l'ordre des lectures :
1º. Jugement des Mémoires envoyés au concours , et proclamation
du prix , dont le sujet était : Examiner quelle a
été l'influence des Croisades sur la liberté civile des peuples
de l'Europe , sur leur civilisation et sur les progrès des
lumières , du commerce et de l'industrie .
La Classe a reçu dix Mémoires pour ce concours ; et elle
a vu avec plaisir que la question proposée a été approfondie
et résolue d'une manière satisfaisante par plusieurs des concurrens.
Parmi ces Mémoires , elle en a particuliérement distingué
deux qui lui ont paru avoir un droit égal au prix ,
quoique par un genre de mérite un peu différent , et elle
a cru devoir le partager entr'eux .
L'un de ces Mémoires , enregistré sous le n° 4 , porte
pour épigraphe : Totus fervet , totus concutitur , vel potius
transformari videbatur mundus. ( Conradus à Liechtenaw,
Chronic. ad ann. 1099 ) . L'auteur est M. Maxime de Choi
seul-Daillecourt.
L'autre , enregistré sous le n° 10 , et ayant pour épigraphe :
Tu ne cede malis , est de M. Heeren , professeur d'histoire
à l'Université de Gottingue.
88 MERCURE DE FRANCE ,
La Classe a encore distingué et jugé dignes d'être cités
honorablement , le Mémoire portant le n° 6 , et pour épigraphe
, ce passage traduit de Diodore de Sicile :
« Ministres et imitateurs de la Providence , les historiens
» ne font qu'un corps des grandes choses qui se sont faites
» dans tous les tems et dans tous les lieux , comme la Pro-
» vidence n'a fait qu'un monde de tous les astres et de
» toutes les créatures qui se sont répandues dans l'univers ; »
Et le n° 7 , ayant pour épigraphe : Quis nesciat primam
esse historic legem ne quid falsi dicere audeat , ne quid
veri non audeat , ne qua suspicio gratiæ sit , ne qua simultatis.
( Cicero , 1. II de Orat. )
L'auteur de ce Mémoire s'est fait connaître ; c'est M. le
Prevost d'Iray, censeur des études du Lycée impérial .
2º. Rapport des travaux de la Classe pendant l'année
qui vient de s'écouler , par M. Ginguené ;
3°. Notice historique sur la vie et les ouvrages de M.
Anquetil Duperron , par M. Dacier , secrétaire perpétuel ;.
4. Extrait d'un Mémoire sur les signaux des anciens ,
par M. Mongez ;
5°. Mémoire sur le défi d'Apelles et de Protogènes , ou
Eclaircissemens sur le passage dans lequel Pline rend compte
du combat de dessin qui eut lieu entre ces deux peintres ,
par M. Quatremère de Quincy.
Le tems n'a pas permis que l'on donnât lecture du Mémoire
qui devait terminer la séance.. Il est intitulé : Comparaison
des Hippocentaures et Taurocatapsies de Thessalie,
avec les Bouviers et les Ferrades de la Camargue , par M.
Millin.
Prix proposé au concours pour l'année 1810. La Classe
d'histoire et de littérature ancienne propose pour sujet du
prix qu'elle adjugera dans la séance publique du premier
vendredi de Juillet 1810 , la question suivante : Quel fut,
sous le gouvernement des Goths , l'état civil et politique des
peuples de l'Italie ? quels furent les principes fondamen
taux de la législation de Théodoric et de ses successeurs ;
et spécialement quelles furent les distinctions qu'elle établit
entre les vainqueurs et les peuples vaincus ?
Le prix sera une médaille de 1,500 francs.
er
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au 1º* Avril
1810. Ce terme est de rigueur.
JUILLET 1808.
89
M. Martini , connu par la musique de l'Amoureux de
quinze ans , du Droit du Seigneur , de Sapho , et de plusieurs
autres productions non moins recommandables , vient
de faire paraître une Messe de sa composition . Il l'a dédiée
à S. A. E. le prince Primat , protecteur éclairé des talens ,
et qui , jaloux de donner un témoignage éclatant de la
satisfaction avec laquelle il a entendu cette Messe , a fait remettre
à l'auteur une magnifique boîte d'or ( 1 ) .
LES diverses espèces de potasse et de soude offrent , généralement
, une si grande disproportion entre le prix courant et la force
alcaline de chacune d'elles , que , depuis long- tems , pour les essayer
comparativement , on sentait le besoin d'un procédé prompt , facile ,
la portée de tous les acheteurs , et qui donnât des résultats certains.
M. Descroizilles l'aîné avait fait connaître , il y a quelques années , un
instrument nommé par lui alcali-mètre , et qui laissait à désirer quelques
perfectionnemens dans son exécution seulement . Ce chimiste
manufacturier vient enfin d'atteindre le but de ses recherches à cet
égard. On trouve actuellement des alcali -mètres de M. Descroizilles ,
chez M. Chevallier , ingénieur- opticien de Sa Majesté le roi de
Westphalie , tour de l'horloge du Palais , N° 1 , à Paris. On trouve
aussi à cette adresse les notices du même auteur , sur les alcalis du
commerce et sur l'usage de l'alcali-mètre.
Aux Rédacteurs du Mercure.
Poitiers , 24 Juin 1808.
MESSIEURS , louer les hommes qui , unissant des vertus
utiles et des talens distingués , ont su mériter les regrets de
leurs contemporains et l'estime de la postérité , est un devoir
que la raison universelle et la justice sociale imposent aux
amis des lettres et de l'humanité , c'est-à-dire , à ceux qui ,
seuls , ont le droit et le pouvoir de distribuer et de fixer la
renommée. La mémoire de M. Chéron a obtenu de vous cet
hommage. ( Merc . du 21 Nov. 1807. ) J'ai pensé , Messieurs ,
que vous me sauriez gré de vous faire connaître les inscriptions
placées sur le monument élevé depuis peu , en cette
(1 ) Cette Messe se trouve à Paris , chez les marchands de musiquez
Prix, 48 fr.
90 MERCURE DE FRANCE ,
ville , à cet homme de bien , sur le lieu même où repose sa
dépouille mortelle. Je me glorifie d'avoir été un de ceux
qui ont voté ce monument . Les inscriptions ont été composées
par M. Bellin de la Liborlière.
Ici repose Louis-Claude Chéron , homme de lettres ,
Membre de l'Assemblée législative ,
Préfet du département de la Vienne ,
Mort à Poitiers , le 19 Octobre , dans la 47° année de son âge.
Il fut le favori des Muses ,
Le protecteur des malheureux
L'idole de sa famille ,
Le père de ses administrés .
La mort a suspendu le cours de ses bienfaits ;
Le tems ne pourra en effacer le souvenir.
Vous qui l'avez connu
Pleurez un ami ;
"
Vous qui vécútes loin de lui ,
Vénérez le tombeau d'un homme de bien .
Ce Monument , voté par le conseil municipal de Poitiers ,
fut élevé aux frais de la commune , le 14 mai 1808 : Pierre-
Marie Irland de Bazoges , étant maire , C. F. Duplaisset,
et P. Bourbeau , étant adjoints.
:
( A l'autre bout de la tombe , au- delà de l'urne . )
Il était puissant :
Il fit le bien ,
Et fut regretté par le pauvre.
J'ai l'honneur , Messieurs , de vous saluer .
JOUYNEAU-DESLOGES , Abonné.
SOCIÉTÉS SAVANTES EITTÉRAIRES . La Société philotechnique ,
composée de plusieurs membres de l'Institut , des hommes de lettres
et des artistes les plus distingués , compte quinze années de succès .
Elle a tenu le 3 de ce mois une séance très-intéressante .
M. Bouilly , rapporteur de la Société , a fait l'exposé des travaux de
ses membres pendant les deux derniers trimestres . On a pu voir par
son rapport qu'un grand nombre, des embellissemens , dont la magniJUILLET
1808.
91
ficence de , Napoléon décore chaque jour la capitale , ont été exécutés
par des artistes que la Société philotechnique possède dans son sein .
Voici de plus les titres de plusieurs ouvrages qui ont été récemment
publiés par des auteurs membres de la Société : Annales de la Légion
d'honneur , par M. La Vallée ; Recherches sur les antiquités religieuses
, par M. Le Noir ; Belzunce poëme , par M. Millevoye ;
l'Eloge de Corneille , par M. Victorin Fabre ; etc.
Le rapporteur s'est élevé contre quelques injustes critiques dirigées
contre ce dernier ouvrage ; et l'assemblée , par ses vifs applaudissemens
a manifesté tout l'intérêt qu'elle prenait à son jeune anteur .
2°
Dans les lectures qui ont eu lieu ensuite , le public a sur-tout accueilli
et distingué un Conte ingénieux de M. Guichard : l'Amour et l'Amitié;
une Fable très -piquante de M. Raboteau , intitulée l'Oie et l'Etudiant ;
le Bouton de rose , par M. Dubos , idylle où il y a beaucoup de douceur
et d'élégance . La pièce finit par ce conseil à la beauté si souvent
comparée à la rose.
Songez qu'à cette fleur si tendre
La nature sut attacher
Une feuille pour la cacher ,
Une épine pour la défendre.
L'attention de l'assemblée s'est fixée aussi sur un rapport de M.
Chauvet , dont le sujet est un ouvrage de M. Bouvier des Mortiers sur
les sourds -muets de naissance : elle a été plus vivement excitée encore
par une Epître de M. La Vallée sur la Bienfaisance . Nous avons
retenu les vers suivans adressés aux riches qui répandent le mépris avec
l'or dans le sein de l'indigent :
Vos secours imprudens ont creusé son abîme ;
Vous avez de ses maux outragé la pudeur ;
L'insulte de vos dons a pesé sur son coeur.
M. Luce de Lancival a lu une nouvelle Epître de M. Victorin Fabre ;
le sujet de cette pièce est encore les Voyages ; le poëte couronné l'année
dernière par l'Académie française pour un discours en vers sur le même
sujet , a sans doute pensé qu'une matière si intéressante méritait d'être
envisagée sous tous ses rapports. Il avait retracé dans son discours les
bienfaits des voyages et leur influence sur la civilisation des peuples ,
sans cependant dissimuler les malheurs dont ils avaient été cause : il a
peint en traits de feu dans son Epître les crimes , les malheurs , les
ravages dont ils ont été suivis , sans dissimuler les avantages que les
peuples anciens et modernes en ont également retirés . On a reconnu
partout la belle manière de l'auteur : le genre de l'Epître lui a permis
d'être plus varié , plus flexible . Il a paru remplir parfaitement le précepte
de Despréaux , lorsqu'il recommande aux poëtes de rier sans ,
cesse leurs discours , et de passer du grave au doux , du plaisant
au sévère. 1
92 MERCURE
DE FRANCE ,
Le public en sortant de la salle , faisait une réflexion très-flatteuse
pour la Société philotechnique : Ses séances , disait-il , sont toujours
courtes . C. D.
SOCIÉTÉS ÉTRANGÈRES . - Société royale des sciences de Copenhague.
➤ Dans la séance du 4 Décembre 1807 , M. Bugge a lu un éloge de feu
M. Tetens , membre de la Société, connu par plusieurs ouvrages . On a présenté
ensuite un aperçu des pertes que la Société a éprouvées , lors du
dernier bombardement de la ville , en cartes géographiques et instrumens
de mathématiques . Cette perte a été évaluée à 2,566 écus danois . Enfin
on a déclaré à la Société , que les cartes trigonométriques , les grandes
cartes et leurs planches , et les coins des médailles ont été sauvés et déposés
dans les archives.
Dans la séance du mois de Société des sciences de Goettingue.
Novembre 1807 , la Société a célébré le 56ª anniversaire de sa fondation .
Le rapport des travaux de la Société fut fait par M. Heyne , qui lut
ensuite un mémoire : Sermonis mythici seu symbolici interpretatio
ad causas suas et regulas revocata.
M. Gauss fut reçu membre de la classe des mathématiques , et la So- .
ciété s'est occupée ensuite des prix à proposer pour les années suivantes. /
Ces prix sont :
-
Prix de Physique . — « La différence entre le sang artériel et veineux
» dans le foetus . » —- Le prix est de 50 ducats , et le terme fixé au 1er Novembre
1808.
« L'influence des différentes espèces de gaz sur la production de l'élec-
» tricité par le frottemeut . » - Même prix . Terme fixé au 1er Novembre
1809.
-
Prix d'histoire . « Recueillir les notices géographiques contenues
» dans les ouvrages de Carpini , Rubriquis et Marco Polo , de Venise ,
>> concernant les pays , les peuples , les villes , montagnes et rivières , et
» de les comparer avec les meilleurs Voyages et ouvrages géographiques
>> modernes , pour en constater l'exactitude . » —- Le terme est fixé au
er Septembre 1810 .
Prix d'économie. ( Prix renouvelés . ) « Quels sont les meilleurs
» moyens de relever un Etat ruiné par la guerre , et dont la prospérité
» était fondée autrefois sur l'économie rurale , plutôt que sur les manu-
> factures et le commerce ? » Le terme a été fixé au 1er juillet 1808.
<< La meilleure manière d'organiser et de distribuer une grande ferme ,
>> tant par rapport à la situation des terres , qu'à la construction des
» différens bâtimens . » - Le terme est fixé au 1er novembre 1808.
( Nouveaux prix. ) « Indiquer la meilleure manière de dédommager
>> les propriétaires , qui ont été obligés de dispenser leurs paysans du
> service de la corvée . » Terme fixé au 1er juillet 1809.
-
« Déterminer l'influence du changement du systême monétaire , sur
JUILLET 1808.
93
Terme fixé au 1er novemles
différentes branches de l'industrie. » —
bre 1809.
Le prix de chacune de ces questions est de douze ducats , et les termes
de l'envoi des Mémoires sont fixés aux mois de mai et septembre des
années 1808 et 1809.
NOUVELLES
POLITIQUES.
( INTÉRIEUR ).
Baïonne , 1er Juillet. - Nous nous proposons de publier le
texte de la constitution espagnole , d'après le journal officiel ;
en attendant , voici quelques - uns des articles principaux ,
qui ont déjà été insérés dans un de nos journaux :
La religion catholique , apostolique et romaine est la seule religion
admise en Espagne.
Le princeJoseph- Napoléon , Roi deNaples et de Sicile , est Roi d'Espagne
et des Indes .
La couronne sera héréditaire de mâle en mâle , par ordre de primogé
niture , à l'exclusion perpétuelle des femmes . A défaut de descendans ,
elle reviendra à S. M. l'Empereur , dans ses héritiers et descendans naturels
et légitimes ; à leur défaut , à ceux du roi de Hollande ; à leur
défaut , à ceux du roi de Westphalie.
La couronne d'Espagne ne pourra jamais être réunie à une autre
Couronne sur la même tête.
Le roi est mineur jusqu'à dix-huit ans accomplis.
Les palais de Madrid , de l'Escurial , de St.- Ildephonse , d'Aranjuez,
del Pardo , et tous autres qui font partie des biens de la couronne , en
forment le patrimoine jusqu'à la concurrence d'un million de piastres ; le
trésor public versera en outre annuellement dans celui de la couronne
une somme de deux millions de piastres.
Les chefs et grands -officiers de la maison royale sont au nombre de
six , les ministères au nombre de neuf, etc.
L'Espagne sera régie par un seul Code de lois civiles .
L'ordre judiciaire est indépendant.
Dans ce projet de statut constitutionnel , il y a un Sénat ,
un Conseil-d'Etat et des Cortès , dont les attributions sont à
pu près celles du Sénat , du Conseil- d'Etat et du Corps-
Legislatif en France .
PARIS. Les gazettes de Paris et des pays occupés par
l'armée française se permettent les propos les plus hasardés .
C'est une tactique d'agiotage pour semer l'alarme et l'inquié¬
tude dans les esprits
9't
MERCURE
DE FRANCE
,
Une gazette de Berlin a osé dire que le méréchal Davoust
avait accordé une prime de 100 fr . à tous les déserteurs russes.
Ce général a été , comme de raison , très -choqué de cette
assertion , qui dénoterait un procédé contraire aux sentimens
qui animent les deux Empires .
D'autres gazettes ont donné des détails sur les prétendus
malheurs qu'éprouvaient la Moldavie et la Valachie , et sur
les excès auxquels on prétendait que se livraient les troupes
russes .
Dans le tems où la Russie renouvelle ses prohibitions
contre les marchandises anglaises , d'autres gazettes annoncent
qu'elles sont reçues à Riga et à Cronstadt.
D'un autre côté , on dit que les marchandises coloniales ,
escortées par des Anglais , sont reçues à Trieste . Enfin , on
a l'impudence de dire que les bâtimens américains ont été
admis en Espagne , quelle que fùt la nature de leur chargement
. Tous ces bruits sont également faux. Les journalistes
devraient porter plus d'attention à ne pas accréditer de faux
bruits. ( Moniteur. )
ANNONCES .
Nouvelle Carte générale et détaillée de l'Europe , offrant le tableau
actuel , géographique , politique et commercial de tous ses Etats , leurs
limites respectives , les fleuves , les rivières , les grandes chaînes de
montagnes et les principales routes , les divisions et subdivisions de cette
partie du monde , depuis le traité de Tilsitt jusqu'à présent ; dressée sur
un nouveau plan , d'après les Cartes particulières françaises et étrangères
les plus détaillées , les plus nouvelles , les plus estimées , avec des changemens
, des rectifications , et les positions assujetties aux observations
astronomiques les plus récentes , déterminées par les Académiciens et
autres savans par M. Hérisson , ingénieur- géographe , gravée au burin
par M. Glot. Quatre grandes feuilles sur papier Colombier , superfin ,
devant être assemblées pour n'en former qu'une seule , coloriées .
Prix , 12 fr . 50 c . La monture sur gorge , toile et rouleau coûtera 12 fr.
Celle sur toile pliée , avec étui , 9 fr.
sus ,
Nota. L'emballage pour envoyer par les diligences , coûtera en
un fr . pour les exempl. montés sur gorge , etc. , et 60 c . pour les exempl .
en feuilles et pour ceux collés sur toile , renfermés dans un étui.
A Paris , chez Desray , libraire , rue Hautefeuille , nº 4 , près celle
Saint- André-des - Arcs ; Picquet , géographe -graveur du cabinet de Sa
Majesté Impériale et Royale , et de S. M. le Roi de Hollande , quai
Malaquais , nº 15.
JUILLET 1808.
95
Les améliorations indiquées ci -après contribuent à faire distinguer
cette nouvelle Carte , puisqu'elle et la seule de ce genre qui les offre .
1º. La nouvelle division de la Russie en gouvernemens , y compris la
réunion de la Finlande ;
2º. La Prusse , après le traité de Tilsitt ;
3°. Le duché de Warsovie , avec la Nouvelle- Silésie ;
4° . La confédération du Rhin , son ensemble , ' ses divisions par Etats ,
et les subdivisions nouvellement établies ;
5°. Le royaume de Wesphalie divisé en départemens ;
6º. Le royaume de Hollande divisé en départemens , avec l'Oòst-Frise ;
7° . Le grand-duché de Berg , avec ses nouvelles acquisitions ;
8°. Le royaume d'Italie , avec la réunion du duché d'Urbin , du Camé
rino et de la Marche d'Ancône , divisé en départemens ;
9° . L'Empire français , avec la réunion de la Toscane, divisé en dépar
temens ;
10°. L'intérieur de la mer du Nord , d'après la Carte marine que le
Gouvernement vient de publier.
Code nouveau des rentes créées pour cession de fonds ou à prix
d'argent , précédé d'une Introduction , suivi d'un Précis historique sur
le systême territorial français , avant le régime féodal ; l'origine et les
principes de ce régime , et en quoi il a consisté. Livre premier. →
Quelles rentes foncières sont féodales ou entachées de féodalité , suivant
les lois des 17 Juillet et 2 Octobre 1793 , 8 Pluviose , 7 et 11 Messidor
an II , le décret du 7 Ventose de la même année , l'avis du Conseil-d'Etat
du 30 Pluviose an XI , et le décret impérial du 23 Avril 1807 ? Ouvrage
dédié à sa Majesté l'Empereur des Français , Roi d'Italie , Protecteur de
la Confédération du Rhin , par M. Mariette , avocat , ancien capitainecommandant
d'artillerie , membre du collége électoral du département
de la Manche , chef et directeur propriétaire de l'Agence des rentes nationales
qui étaient ignorées ou abandonnées de l'Administration des
domaines , au 21 Nivose an XIII . — Prix , 10 fr,, et 12 fr. franc de
port . A Paris , chez l'auteur , rue du Helder , nº 6 ; Rondonneau , libraire
, au Dépôt des Lois , rue St. - Honoré ; et Lenormant , rue des
Prêtres-St. - Germain -l'Auxerrois , nº . 17. — 1807 .
-
Nota. Le second Livre paraîtra incessamment .
Histoire naturelle des Oiseaux de l'Amérique septentrionale ,
depuis Saint-Domingue jusqu'à la baie d'Hudson , contenant plusieurs
genres nouveaux , l'histoire et les moeurs de plus de 400 espèces , parmi
lesquelles plus de 50 sont décrites pour la première fois , et plus de 160
n'avaient pas encore été figurées ; par M. L. P. Vieillot , continuateur
de l'Histoire générale des Colibris et des Oiseaux-Mouches ; auteur de '
celle des Jacamars , des Grimpereaux , des Promerops , des Oiseaux de
Paradis , et de la plupart des articles d'Ornithologie et du nouveau Dictionnaire
d'Histoire naturelle , etc. , etc .; ouvrage orné d'environ 250
96 MERCURE
DE FRANCE
, JUILLET
1808.
·
planches , dessinées et gravées par les plus habiles artistes de Paris
imprimées en couleurs et retouchées au pinceau . Formal grand in -folio
sur papier vélin superfin dit Nom-de- Jésus .
Cet ouvrage sera publié par souscription et par livraisons composées
chacune de six planches et du texte . Il en paraîtra réguliérement une
livraison le premier de chaque mois , à commencer du 1er septembre
1807 , et il ne sera rien payé d'avance .
Pour tenir lieu d'épreuves avant la lettre , les vingt premiers exem
plaires seront imprimés sur très -grand format d'atlas et sur papier vélin
superfin , dit colombier , figures imprimées en couleurs . Prix , chaque
livraison , 72 francs ; et pour MM. les souscripteurs 60 francs . Chaque
livraison sur papier vélin superfin , dit Nom- de-Jésus , figures coloriées ,
36 francs ; et pour MM . les souscripteurs 30 fr. Le même , chaque
livraison sur papier vélin superfin , figures noires , 20 fr. — A Paris , chez
Desray , libraire , rue Hautefeuille , nº 4.
Les Métamorphoses d'Ovide , représentées en 140 estampes gravées
au burin , sur les dessins des meilleurs peintres français , par les plus
habiles graveurs ; accompagnées de la traduction française de M. l'abbé
Banier. VI et VII LIVRAISONS . Prix de chaque livraison , composée
de six planches et du texte , sur grand raisin vélin , 3 fr . 50 cent .
franc de port. Le même , sur grand raisin d'Auvergne , 2 fr . 50 cent .
Il paraît deux livraisons par mois.
L'ouvrage complet est composé de vingt- quatre livraisons , formant
deux gros volumes grand in- 8° . Ayant attendu qu'il fût achevé d'imprimer
pour l'annoncer par souscription , ceux qui voudront prendre
de suite les vingt-quatre livraisons , ne paieront le papier véliu que 72 fr.
au lieu de 84 , et le papier grand raisin fin d'Auvergne , que 48 fr . au
lieu de 60. Pour le port franc par la poste , on ajoutera 4 fr. La poste
ne se charge pas de livres reliés . La reliure en veau coûtera 6 fr.;
en veau filet , 8 fr. ; et en veau filet tranche dorée , 10 fr. ; en maroquin
rouge , vert ou bleu , 18 fr. par exemplaire. · Chez le même.
-
―
Entomologie , ou Histoire naturelle des insectes , avec leurs carac
tères génériques et spécifiques , leur description , leur synonymie , et
leur figure coloriée ; par A. G. Olivier , docteur en médecine , membre
de l'Institut de France. Tome cinquième et dernier. XXVII LIVRAISON
, composée de 12 planches , contenant les figures d'environ
240 insectes , et du texte , figures coloriées . Prix , 24 fr. - La même
livraison , figures noires , 6 fr.
Nota. Cet ouvrage sera complet à la fin du mois d'août prochain. —
Chez le même.
ERRATA du N° . 363 .
Page 8. Le mot de la Charade du N° précédent est Sage-Femme , au
lieu de Garde-Malade .
( No CCCLXV. )
( SAMEDI 16 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE,
POËSIE.
BUD TIC
J
LES AMANS DE BAYONNE ( 1 ) ,
ÉLÉGTE.
MUSE , pleure avec moi , pleure , en touchant ta lyre ,
Le malheur que Pyrène en pleurant m'a conté :
Du sort de deux amans ma tristesse soupire ,
Et j'en veux émouvoir l'avenir attristé.
A la rose des champs Psycale était pareille ;
Le jeune amour fit naître et croître cette fleur ?
Angèle était brillant comme l'aube vermeille ;
Ils s'aimaient ; et des lys l'éclat cédait au leur.
Muse , plains avec moi l'injustice cruelle
De l'oeil qui poursuivit leurs innocens amours ,
Et les força de fuir dans un lieu qui récèle
La sauvage union des hydres et des ours !
Seul , et non loin des murs de l'antique Bayonne ,
Angèle , promenant sa rêveuse langueur ,
Au pied d'un rocher nu , voit la mer qui bouillonne ,
Et , comme sur les flots , le trouble est dans son coeur.
(1) Un jeune homme et sa maîtresse s'étant donné rendez -vous dans
une grotte près de Saint-Jean -de-Luz y périrent , surpris pår le flus
de la mer.
G
98
MERCURE
DE
FRANCE
,
Muse , dis avec moi quel fut l'avis perfide
Qu'à cet amant donna la Nymphe de ces bords ,
Qui , jalouse de lui , leva sa tête humide
Sur le mouvant cristal où nageait son beau corps :
<< Vois s'avancer ces rocs sur la vague brisée :
» Ce seul rivage mène en leurs enfoncemens ;
>> Une haute caverne en leurs flancs est creusée ,
» Temple ignoré qui s'ouvre à l'hymen des amans . »
Muse , plains , à ces mots , l'allégresse fatale
Du jeune homme ravi , palpitant , hors de soi ,
Dont le coeur , appelant la timide Psycale ,
La devance au refuge où l'attire sa foi .
Tous deux vont sous la grotte , enivrés d'être ensemble.
Un lit d'algue et de mousse est dans l'antre discret .
L'amant s'élance aux bras de l'amante qui tremble .....
Le mystère les couvre , et je tais leur secret .
Muse , entends avec moi l'écho de leur demeure
Répondre à l'Océan qui menace à l'entour.
Eux , n'écoutant plus rien , oubliaient jusqu'à l'heure
Où Phoebé le ramène envahit ce séjour.
Aveuglés de leur joie , et perdus en eux-mêmes', ****
Quand le jour en fuyant laissait entrer le deuil ?
Ils se disaient encor : « Je t'adore , tu m'aimes ,'') jumap
» Jamais de cet abri n'abandonnons le seuil ! »
Muse , pleure sur eux ! que ta lyre frémisse !
Pleure ces deux époux ! ils n'ont point vu marcher
Les eaux où la nuit veut que leur lit s'engloutisse !
Un flot , que suit la mort , a fermé le rocher,,
O terreur ! ………. Leurs regards se tournent vers les ondes
....
Qui , se gonflant de rage , ont clos l'antre écumeux :
Et telle que Scylla , sous les roches profondes ,
La mer de toutes parts hurle contre tous deux.
Muse , redis quels cris mille flots repoussèrent !
Peins -toi de ces amans la soudaine pâleur !
Dis avec quel effroi leurs beaux corps s'embrassèrent
Dis en quel long naufrage expira leur douleur !
11012
La mer , d'horreur emplie , et bientôt fugitive ,
Rendit aux mêmes lieux , à leurs tyrans punis
Ces objets de son crime étalé sur la rive. be sh 25q
Ces amans que la mort n'avait pas désunis.
JUILLET 1808 .
*99*
Muse , pleure avec moi par le chant le plus tendre ,
Dans un hymne plaintif et qui dure toujours ,
Cette Héro nouvelle , et ce nouveau Léandre ,
Dont la jalouse mer éteignit les amours !
NEPOMUCÈNE L. LEMERCIER.
A UN BOSQUET.
SALUT , bosquet délicieux ,
Planté par la maîn du´ mystère ,
Toi dont le voile officieux
Rendit la pudeur moins austère
Et l'amour plus audacieux !
Que l'hiver t'épargne sa rage ,
L'été sa dévorante ardeur ;
Que ton voluptueux ombrage
Echappe aux flèches de l'orage
Comme aux ciseaux de l'émondeur.
Que la tourterelle indolente
Ne chante que sur tes ormeaux ;
Et contre la dent des troupeaux
Que la houlette vigilante
Défende tes jeunes rameaux.
Puisse le caressant zéphire
Eternellement te sourire ,
Et des bois te rendre l'honneur !
Puisse enfin toute la nature
Protéger ta douce verdure ,
Et te payer
de mon bonheur !
" MILLEVOYE.
ENIGME.
FILLE de l'art et mère du silence ,
L'empire d'Apollon est mon pays natal ;
Inutile au barbon , nécessaire à l'enfance ,
Pour un grand bien , je fais un peu de mal.
Quoique d'un sexe né pour plaire ,
Jamais pourtant on ne me fait la cour.
Suis-je maussade ? Oh ! non ; l'on me trouve , au contraire ,
Douce , polie , et sur-tout faite au tour.
G2
100 MERCURE DE FRANCE,
Chef sans soldats , roi sans couronne ,
Le maître que je sers commande en souverain ,
Un peuple soumis l'environne ,
Moitié grec , et moitié latin.
Pour moi , quelque nom qu'on me donne ,
Arbitre des honneurs qu'on rend à sa personne ,
J'ai l'air d'un sceptre dans sa main.
LOGOGRIPHE.
A Paris , à Florence , un étranger m'admire ;
Je loge Raphaël , Rubens et l'Apollon.
Otez un de mes pieds ; j'inspire
Le vieux Homère , Horace , Anacreon.
CHARADE.
Mon premier est sublime ou criminel ,
11 peut traîner à la potence ;
peut élever jusqu'au ciel.
Mon second est le père du silence ,
Mon tout fut en mourant surnommé l'immortel.
1
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADI
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Mercure.
Celui du Logogriphe est Fille , dans lequel on trouve fi , fil ,
if, ile.
Celui de la Charade ost; Adigu.
JUILLET 1808. 101
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
RUDIMENS DE LA TRADUCTION , ou l'Art de tra-
'duire le latin en français , ouvrage élémentaire
contenant un Cours de latinité ; par J. L. FERRI DE
SAINT-CONSTANT , proviseur du Lycée d'Angers .
Un vol. in- 12 de 600 pages. - Prix , 3 fr. 50 cent. ,
et 5 fr. franc de port. A Paris , chez Arthus-Bertrand
, libr. , rue Hautefeuille , nº 23 ; et à la librairie
stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits-Augustins
, nº 15,
--
On sait que dans les classes deux moyens sont employés
pour conduire les élèves à la connaissance de
la langue latine ; l'un est la traduction de français en
latin qu'on appelle theme , l'autre est la traduction de
latin en français qu'on appelle version. Les thêmes
autrefois étaient fort en faveur , parce qu'on aspirait
non-seulement à comprendre facilement les auteurs latins
, mais à écrire et à parler soi- même dans leur
langue. Mais depuis que la latinité moderne est tombée
dans une sorte de décri , qu'on ne fait plus ni discours
ni poëmes en latin , que les médecins , les jurisconsultes
et , je crois , les théologiens eux-mêmes ont renoncé à
faire usage du latin soit dans leurs exercices , soit dans
leurs ouvrages , la version a prévalu comme le moyen
le plus simple et le plus naturel de parvenir au seul
but qu'on se proposât désormais , c'est-à -dire à la facile
intelligence des écrivains latins , poëtes et prosateurs.
Je rapporte ce qui est arrivé , sans prétendre le condamner
ni l'approuver en aucune façon.
Cependant , quoique les thêmes , sans être entiérement
bannis de l'enseignement , n'en fissent plus que la moindre
partie, la forme des livres élémentaires n'avait point
changé en raison de ce changement. On mettait toujours
dans la main des écoliers ce qu'on appelle le
Rudiment , recueil des élémens et des règles particulières
de la langue latine ; où l'on apprenait à faire
l'emploi des uns et l'application des autres , par con102
MERCURE DE FRANCE ,
1.
séquent à faire du latin. C'est à peu près sur ce modèle
que sont faites toutes nos grammaires des langues vivantes
, dont l'objet principal est de nous enseigner à
les parler et à les écrire .
M. Ferri de Saint- Constant , apparemment frappé de
ce défaut d'accord qui existe entre les moyens et le but
de nos études actuelles , a eu dessein de les mettre en
harmonie en composant un Rudiment de traduction
française . Cette entreprise est utile , et elle me semble
fort bien exécutée . L'ouvrage est divisé en cinq parties.
La première traite de la valeur des mots. L'auteur établit
que , pour bien connaitre la valeur des muts , il
faut remonter à leur étymologie , connaître les homonymes
, c'est-à-dire , discerner les différentes significations
des mots pareils et les diverses acceptions d'un
même mot , distinguer les synonymes et entendre les
expressions proverbiales . It donne ensuite un choix assez
nombreux de ces différentes sortes d'objets : ce sont
autant de nomenclatures distinctes qui comprennent les
exemples les plus propres à faciliter l'intelligence des
auteurs difficiles.
L'arrangement des mots est le sujet de la seconde
partie. Ce sujet devait être traité avec un soin particulier.
La plus grande différence qui existe entre le
latin et le français , est celle de la construction ; c'est
aussi là ce qui donne le plus de tortures à l'esprit des
jeanes gens . Dans le latin , le rapport des mots entre
eux est marqué par des terminaisons variées qui nous
les font rapprocher pour le sens , à quelque distance
qu'ils se trouvent les uns des autres ; à peu près commie
le rapport des contours où des angles saillans et rentrans
sert aux enfans à remettre à leur place les portions
éparses d'une carte de géographie découpée. Mais
quelquefois les phrases sont si longues et le jeu de l'in-
I version croisé en tant de sens différens , que tout cela
forme un véritable labyrinthe d'où l'intelligence des
écoliers ne peut sortir . Plusieurs personnes ont essayé
de remettre dans leurs mains un fil qui leur en fît reconnaitre
l'entrée , les détours et l'issue ; mais toutes
ces méthodes avaient de graves inconvéniens que M.
Ferri de Saint-Constant démontre fort bien ; il propose
JUILLET 1808. 1 . 103
de les remplacer toutes par celle de M. l'abbé de Gauthier
, dont il démontre également bien Jes avantages.
Je n'en pourrais faire comprendre l'ingénieux mécanisme
, qu'à l'aide d'explications et même de figures
qui ne peuvent trouver place ici . Le latin étant une
langue essentiellement elliptique , l'auteur , dans un
traité particulier de l'ellipse appliquée à toutes les parties
du discours , fournit les moyens de la reconnaître.
et de la suppléer.
La troisième partie traite des qualités générales de la
traduction. L'auteur les réduit à quatre principales , la
fidélité , la précision , la clarté et la pureté du style.
Elles pourraient se réduire à une seule qui est la fidélité
bien entendue , celle qui rend la pensée, avec la plus
grande exactitude possible , en conservant les qualités
du style de l'original , c'est- à - dire , suivant les cas , son
abondance , sa concision , son énergie , sa grace , sa
noblesse , etc. La précision étant dans les idées et nondans
les termes , rigoureusement parlant, un traducteur
ne peut pas en manquer. Il n'en est pas de même
de la concision , parce qu'elle porte sur les mots ; encore
ne peut-elle être que relative en lui ; car il ne faudrait
pas par exemple qu'en traduisant Cicéron , il se
piquât d'exprimer les idées de ce, grand orateur , en
moins de mots qu'il ne l'a fait , ce qui souvent serait
possible tout ce qu'on veut de lui , c'est qu'il n'en
emploie pas davantage , et alors il y aura véritablement
concision de sa part , tout comme s'il avait traduit
Tacite avec la briéveté de l'original. Quant à la clarié
et à la pureté du style , elles ne sont pas des qualités
propres de la traduction ; elles appartiennent à tous les
genres d'écrits et sont indispensables dans tous.
·
Il est question dans la quatrième partie des qualités
particulières de la traduction , par rapport aux différens
genres , genre historique , oratoire , philosophique et
épistolaire. On a bientôt dit ce qu'une traduction doit
être; rien n'est plus vague d'ailleurs et en même tems
plus inutile que ces préceptes généraux sur l'art d'écrire
, si l'on n'a le soin d'en faire l'application , pour
ainsi dire , en sens direct et en sens inverse , à des
exemples choisis où les règles soient alternativement
1
104 MERCURE DE FRANCE ,
observées et violées. C'est ce que M. Ferri de Saint-
Constant n'a point manqué de faire. Il rapproche les
unes des autres un grand nombre de phrases traduites
du même original , il les analyse successivement , fait
voir en quoi elles l'emportent ou le cèdent entre elles
sous le rapport de la fidélité , de la concision , de l'élégance
, etc. De cette comparaison critique et détaillée ,
il passe à de simples rapprochemens de morceaux plus
étendus tirés de Cicéron , des deux Pline , de Sénèque ,
de Tite-Live , Tacite , Salluste , Florus , etc. , et traduits
à la fois par plusieurs écrivains. Il donne le texte
de tous ces morceaux , en sorte qu'on peut le compa
rer avec chacune des traductions , de même que comparer
toutes celles- ci entre elles . Il fait pour la poësie
le même travail que pour la prose ; il met tous les
poëtes latins à contribution , depuis Lucrèce jusqu'à
Martial , et chaque morceau qu'il en cite , est accompagné
de plusieurs traductions en prose et en vers.
Faut-il traduire les poëtes en vers ou en prose ? C'est
une question qu'on a mille fois débattue , et qu'on
débat tous les jours. On peut bien être sûr quand ,
après tant de discussions , on n'est pas d'accord sur
une question , ou que cette question n'en est pas une ,
ou qu'elle ne peut être décidée que par un partage
auquel malheureusement l'amour-propre des contendans
ne veut point consentir. L'auteur essaie de les
faire entrer en accommodement ; je doute qu'il y
réussisse . De quoi s'agit- il cependant ?. Une traduction
en vers et une traduction en prose sont deux genres
d'ouvrages très- différens , dont chacun a son mérite
propre et son utilité particulière. Une traduction en
vers est un poëme écrit avec les mêmes idées dans une
autre langue. Une traduction en prose est le plus souvent
un guide pour ceux qui veulent étudier l'original ,
Elles ne sont pas astreintes à la même espèce de fidé
lité : l'une doit s'attacher davantage à saisir l'ensemble
de la pensée ou de l'image et à en conserver l'esprit
poëtique ; l'autre est plus obligée à rendre le sens littéral
et à tenir compte de la valeur de tous les mots.
Chacune d'elles exige un travail et une aptitude différente
enfin , la traduction en prose de Lucrèce ,
*
&
*
7
JUILLET 1808. 105
soit en
par Lagrange et la traduction en vers des Géorgiques ,
par M. Delille , sont deux très-beaux ouvrages dont il
serait très-fâcheux que l'un ou l'autre nous manquât.
La question n'est plus ce qu'elle était , quand on n'ayait
que de mauvaises traductions soit en vers ,
prose , alors les deux partis semblaient avoir également
raison : aujourd'hui ils ont tort tous les deux , et
il serait bien tems que de part et d'autre , on renonçât
à proscrire des genres qui nous ont valu des chefsd'oeuvres.
La cinquième et dernière partie de l'ouvrage est la
notice des traductions des auteurs latins , avec un
jugement précis sur le mérite de chacune d'elles il
n'y est fait mention , bien entendu , que des traductions
qui jouissent de quelque réputation. Ce catalogue ne
sera pas sans utilité pour ceux à qui le livre est
destiné .
Parmi les modèles de traductions en vers , M. Ferri
de Saint-Constant , cite celles que MM. Daru et Ferlus
ont faite de la fable du Rat de Ville et du Rat des
Champs , tirée d'une satire d'Horace : MM. Daru et
Ferlus étaient assurément bien dignes de cette distinction
; mais je regrette que l'auteur n'ait pas joint
à leurs traductions , celles qu'ont faites , par une espèce
de défi , MM. Collin d'Harleville et Andrieux ,
ces deux poëtes pleins d'esprit et de talent , ces deux
rivaux amis , que la mort a séparés depuis peu , mais
dont les noms du moins sont à jamais inséparables.
Je ne puis m'empêcher aussi de regretter qu'il n'ait
point fait usage des fragmens de la Pharsale traduits
en beaux vers par M. Legouvé . L'un de ces fragmens
répond à un fragment de Laharpe qu'il rapporte
; je pense qu'il aurait dû préférer le premier pour
la couleur poëtique , l'énergie et la chaleur du style :
du moins aurait-il dû les placer à côté l'un de l'autre ;
quand il s'agit de morceaux estimables , quoique inégalement
beaux , on ne court pas grand risque à multiplier
les objets de comparaison . Mais il y a lieu 'de
croire que M. Ferri de Saint -Constant , qui ne pou
vait ignorer l'existence de ces fragmens de M. Legouvé ,
n'a pas su dans quel recueil les prendre car assuré
1
106 MERCURE DE FRANCE ,
ment , il eût mieux aimé citer M. Legouvé , que Breboeuf
, en qui l'on trouve seulement quelques beaux
vers , noyés dans une diction surannée , diffuse et emphatique.
L'ouvrage est imprimé avec une correction devenue
trop rare , sur- tout dans les livres élémentaires où elle
est pourtant de rigueur. Le bon marché , autre condition
nécessaire , recommande aussi les Rudimens de
la Traduction : on est vraiment édifié du désintéressement
du libraire , en songeant à l'épaisseur considérable
du volume , et à la petitesse des caractères
avec lesquels le texte latin et les traductions sont imprimés.
Je serais bien surpris que ce livre n'obtint pas
un grand succès auprès des chefs de l'enseignement ,
des maîtres et même des écoliers . AUGER.
IL GENIO , canto lirico nel compleanno dell' incoronazione
a Rè d'Italia di NAPOLEONE IL GRANDE
offerto a S. A. I. Principe EUGENIO NAPOLEONE
vicerè d'Italia , da ANTONIO BUttura.
1808 .
C'EST la troisième fois que M. Bultura célèbre poëti¬
quement l'époque du couronnement de S. M. l'Empereur
, comme Roi d'Italie. Il le fit l'an dernier par une
fort belle Ode , qui fut insérée , en italien et en français ,
dans la Revue ; son hommage de cette année a trop
d'étendue. pour
entrer tout entier dans le Mercure , et
d'ailleurs l'auteur n'y a pas joint cette fois une traduction
française. Nous nous bornerons donc à donner dans
cet extrait une idée du sujet qu'il a choisi et de la
manière dont il l'a traité .
Ce n'est pas seulement en étendue qu'il s'est accru ;
il a aussi acquis plus d'élévation , plus de force ; et l'on
dirait que son talent s'augmente à mesure qu'il le consacre
à une puissance qui va toujours en augmentant.
L'horizon qu'il embrasse dans ce champ lyrique est immense
, c'est celui du génie même.
<«< Dans le sein horrible et sombre de la nuit , voyez
une vive étincelle qui jaillit , brille , s'enflamme , s'étend,
JUILLET 1808. 107
et agitée par les vents envahit la plaine et le bois antique
: déjà la montagne voisine est toute de flamme :
elle s'élève immense , elle embrase les vastes espaces de
l'air. Le nocher qui traverse au loin l'onde que rougit
l'incendie , le regarde et reste pensif. Tel s'élève le
génie , lumière de la nature , ame du monde , esprit
des Dieux. A son aspect , revêtu d'une beauté nouvelle ,
l'Univers sort du nuage obscur qui enveloppe et confond
les divers objets , et se déploie dans le plus bel
ordre autour de lui . Il mesure d'un regard la mer , la
terre , les cieux , l'oeuvre des siècles et leur cours. Il
n'y a point d'abîme , point de coeur qui lui soit caché ;
et tandis que roule avec impétuosité le tourbillon des
événemens humains , il plane au haut des cieux sur
ses ailes de flamme , commé l'aigle roi des airs , qui
vole en maître au-dessus des nuages et des tempêtes ,
puis referme ses robustes aîles auprès de Jupiter , où
les sons harmonieux de la lyre éternelle environnent de
gloire son repos , et où la jeune Hébé lui apprête la
coupe de nectar . »
Après ce début tout à fait pindarique , le poëte se
demande d'où nait cette force et cette puissance du
génie , ou plutôt il le demande à sa muse : il veut qu'elle
s'élève sur son char jusqu'aux lieux où s'allume ce feu
divin , jusqu'à la sphère d'où descendit l'ame du navigateur
ligurien qui découvrit un nouvel Univers , ou
à celle d'où l'audacieux penser de Galilée vit la terre
tourner sur elle-même , ou à cet astre où fut le berceau
de l'ame du sage d'Albion qui s'éleva jusqu'à la source
du mouvement et de la lumière , et découvrit dans les
trésors profonds de la Divinité comment et par quelle
loi facile une force mutuelle d'amour réunit dans l'immensité
des cieux et gouverne la famille des mondes.
Ces mondes rappellent au poëte le désir ambitieux
d'Alexandre qui se trouvait trop resserré sur la terre
qu'il avait soumise ; mais les limites de l'Univers même
ne sont point le dernier terme où tend le véritable
honneur, Le pouvoir , si l'art de régner ne le guide
pas , est passager et fragile. Abattre des trônes , conquérir
de vastes contrées , est d'un mortel , et c'est ce
qu'a fait souvent un héros vulgaire : rendre le calme
*108 MERCURE DE FRANCE ,
aux nations agitées , élever sur des colonnes inébran-
Jables l'édifice d'un vaste empire , est l'ouvrage d'un
Dieu. C'est ce qui restait à faire au fils de Philippe avant
de se vanter d'une origine céleste , mais ce qui ne fut
jamais accordé ni à lui ni à aucun autre. L'esprit qui
se formait au milieu du conseil des Dieux pour accomplir
cette grande entreprise pour laquelle la grande cité
latine eut besoin des sublimes vertus d'un peuple de
héros , devait naître dans notre siècle et pour nous.
Le voilà parvenu à son but par cette marche irrégulière
et hardie qui est celle des grands poëtes lyriques :
mais suivant cette même marche , il paraît s'en écarter
aussitôt. Suivra-t-il cette impulsion qui l'attire vers une
si grande gloire ? Essayera-t-il de louer ce qui est audessus
de tout éloge ? Non ; loin de lui les louanges !
Quel prix une fleur du Pinde peut-elle ajouter à une
couronne immortelle ? Ce n'était point pour célébrer
les hauts faits du génie qu'il est aujourd'hui monté sur
l'Hélicon , c'était pour en découvrir la source , et c'est
encore à la connaître qu'il borne tous ses voeux. Il adresse
à sa Muse une prière plus ardente. Clio lui répond enfin ,
et cette réponse paraît en effet dictée par la Muse que
le poëte fait parler : ce serait lui faire tort que de ne
pas mettre au moins ici le texte de la première et de
la plus belle strophe , avant d'en essayer la traduction ,
dût cette traduction en paraître plus faible encore :
Ove rifulge il merto
Perchè temi lodar ? Le Lodi , ofiglio ,
Sono prole di giove , ed han soggiorno .
Sovra splendidi troni a giove intorno.
Ercole , Bacco , e a tempo men vetusto
Il fortunato augusto
Esse innalzaro e aggiunsero a' superni,
Ben talor le Lusinghe
Figlie di Pluto su pomposi vanni ,
Di queste Dee fingendo aspetto e voce ,
Teutan levare in ciel ricca viltate ;
Ma le ravvisa il giusto Re degli anni
Che va sedegnoso interno a le heate
Soglie del tempio eterno ,
E le caccia in averno .
Le vere Lodi intanto
JUILLET 1808 . 109
Vestono in lor furgore
Ed vittime e d'altari ,
Le virtù de' mortali :
Apron de' earmi le sonanti porte ,
E quaggiuso i giorondi ,
Stimolo al ben oprar ,
Versan inni fecondi ;
Come ruggiada estiva ,
Che sul campo di flora
mercè de l'opre ,
Dolce si spande colla prima luce ,
I nascenti floretti apre e colora ,
I languenti ravviva ,
E nuovi fior produce.
<«< Quand tu vois briller le mérite , pourquoi crains-tu
de louer? O mon fils ! les Louanges sont filles de Jupiter
Elles habitent sur des trônes brillans autour de leur
père. Hercule , Bacchus , et dans des tems moins reculés ,
l'heureux Auguste furent portés aux cieux par elles et
mis au rang des immortels. Quelquefois , il est vrai
les Flatteries , filles de Pluton , agitant des aîles pompeuses
et prenant la figure et la voix de ces Déesses , s'efforcent
d'élever jusqu'au ciel l'opulente Bassesse ; mais l'équitable
roi des années qui sans cesse irrité contr'elles , vole
autour des heureuses demeures de ce temple éternel ,
les aperçoit , et les replonge dans les enfers. Cependant
les vraies Louanges couvrent de leur éclat et offrent
aux Dieux des dons plus précieux que des autels et des
victimes , les vertus des mortels. Elles ouvrent les portes
sonores de la poësie , et versent ici bas des hymnes brillans
et féconds , qui excitent aux belles actions et qui en sont
la récompense ; comme la rosée printanière qui se répand
sur le champ de Flore dès le premier rayon du
jour , ouvre et colore les fleurs naissantes , ranime celles
qui languissent et produit de nouvelles fleurs. >>
On aperçoit facilement ici l'heureuse imitation d'une
fiction célèbre d'Homère, mais que M. Buttura s'est rendue
propre par le parti qu'il le parti qu'il en a su tirer . Dans l'Iliade , les
Prières , filles de Jupiter , suivent d'un pas faible et
timide l'Injure altière et tâchent de réparer les maux
qu'elle fait aux hommes . Ceux qui les écoutent en sont
écoutés à leur tour ; mais si quelqu'un les méprise et
110 MERCURE DE FRANCE ,
les rejette , elles vont prier Jupiter de lui envoyer
l'Injure , qui ne tarde pas à le punir. Dans l'Ode italienne
, ce sont les Louanges nobles , les vraies Louanges
et les basses Flatteries qui sont en opposition ; ces der
nières s'efforcent en vain d'élever la Bassesse opulente :
le tems en fait justice et les replonge aux enfers d'où
elles tirent leur origine , tandis que les premières , filles
du ciel , couvrent les vertus de leur éclat , les récompensent
et les font naître , comme une rosée bienfaisante qui
colore les fleurs , les ranime et en reproduit de nouvelles.
Rien de plus ingénieux , de plus grand ni de plus
juste pour l'idée , rien de plus élégant ni de plus poëtique
pour l'expression .
*
Mais , poursuit Clio , si tu veux découvrir comment
naissent les fleurs , et ce qui donne au zephyr ses aîles.
odorantes , ton esprit remonte cause en cause et la
première t'est toujours cachée , et tu voudrais voir sans
nuage et sans voile la source du génie ! Le génie ressemble
à cette flamme étincelante qui brillait sur la
tête d'Achille et dont la pointe se perdait dans les cieux ,
ou plutôt il ressemble à ta flamme divine , chantre immortel
d'Achille , sublime Homère , etc. La Muse renonçant
alors à définir le Génie , trace en quelque sorte
son histoire , ou plutôt son vol à travers les siècles. La
Sagesse , don précieux des immortels , fleurit d'abord
sur les rives du Nil , mais à l'apparition d'Homère , elle
passa dans la Grèce revêtue des formes et des brillantes
couleurs de la poësie. Elle tourna ensuite ses pas vers
l'Italie , où elle fixa long-tems son séjour. Avant de retourner
au ciel , elle bâtit sur le sommet de la montague
de Jupiter un temple magnifique où elle revenait souvent
respirer l'encens et les voeux que lui offraient ses
adorateurs. C'est-là qu'elle attendait ce grand homme
prédit par les destins , et qui devait réunir en lui seul
tous ses dons. Il vient enfin ; elle lui apparaît , et lui
remet le gouvernement de l'Italie et du monde. Elle
lui recommande sur-tout le choeur sacré des Muses.
Sans elles , point d'immortalité, point de gloire sans
elles l'éloge de l'homme vertueux et du brave peut bien
retentir et se répandre ; mais comme un son que l'écho
JUILLET 1808 . 111
répète , qui diminue par degrés , se dissipe enfin dans
l'air et est emporté par les vents. »
Telle est la marche libre et animée de cette nouvelle
production de M. Buttura. Lastrophe que nous en avons
citée suffit pour faire juger du style dont elle est écrite .
Il nous semble que la poesie italienne n'a rien produit
dans ces derniers tems qui rappelle mieux les tems de
sa plus grande perfection . Cette Ode est dans le geure
de celles du Guidi ( 1 ) ; elle leur ressemble non-seulement
par la coupe irrégulière et par l'inégalité dithyrambique
des vers el des strophes , mais par la sublimité , l'invention
et le feu poetique. Elle doit ajouter à la réputation
de l'auteur , déjà bien établie en France et en
Italie , par sa traduction de l'Art poëtique de Boileau
et par d'autres ouvrages . On dit qu'il se prépare à en
publier un recueil . Les amateurs de la poësie italienne
doivent désirer vivement cette publication.
GINGUÉNÉ.
POÉSIES DIVERSES ; par JEAN-FRANÇOIS DELAFOSSE.
-A Orléans , chez Huet- Perdoux , imprim.-libraire
du Lycée , rue Royale , n° 5. — 1807 .
CE recueil de poësies diverses est précédé d'une préface
en vers que rcus allous transcrire ici ,, parce qu'elle
nous servira de première donnée pour l'extrait de l'ouvrage
:
rea
J'ai fait des vers dans ma jeunesse on A
J'en faisais dès mes premiers ansl; trob
Toutes les sources du Permesse seren 15
Coulaient pour moi dans mon printems ;
J'en fais encor dans ma vieillesse 'no dali
Qui ne sont pas les plus méchans, au me
Au naytonnier de l'autre monde , o rit
Arrivé sur le sombre bord
Je compte en présenter encor ,
(1 ) Poëte lyrique du XVIIe siècle qui partagea , avec le Filicaja et le
Redi , la gloire de résister au torrent du mauvais goût , qui s'était géné -
ralement introduit en Italie.
212 MERCURE
DE FRANCE ,
)
Avant de m'embarquer sur l'onde ,
Pour qu'il me conduise à bon port.
O toi , dont la flamme chérie
M'a fait goûter de vrais plaisirs ,
Amitié , charme de la vie ,
Reçois le fruit de mes loisirs !
Point de remarque et de réplique
Muses , je veux et je prétends
A tous les traits de la critique
Livrer aujourd'hui mes enfans.
Grâce , monsieur le journaliste ,
Soyez doux , honnête , indulgent.
Epargnez-moi sur votre liste
La honte d'être au dernier rang.
Que plein d'une maligne joie ,
Ce grave et rigide censeur
Déchire sa nouvelle proie ,
Je ris de sa mauvaise humeur.
Dufeu qu'enfante la tempête
On veut en vain parer le coup ;
L'agneau dans une humble requête
Ne peut jamais fléchir un loup.
Je le vois , la face ridée ,
Animer les soeurs d'Apollon ,
Pour une rime hasardée
Me citer au sacré vallon.
Si je cucille une seule rose,
C'est dans le champ de mon voisin,
Et , d'après sa maudite prose ,
Je suis coupable d'un larcin :
Si l'on m'imprime , je m'expose
A rencontrer dans mon chemin
La dent de cet esprit malin ,
Sa verge , sa griffe ou sa glose ;
Pauvre auteur , voilà ton destin :
Mais on ne meurt pas , ce me semble
Pour une bagatelle , un rien .
J'en connais un qui me ressemble ,
Qui vit et qui se porte bien .
Le public n'est plus guères la dupe de ces petites facéties
préliminaires , dans lesquelles nos versificateurs
modernes paraissent d'avance se moquer de ceux qui
auront l'audace de ne pas trouver bons leurs méchans
vers ,
DE
SEINE
LA
JUILLET 1808. 113
vers , car c'est ainsi qu'ils les appellent. Il y a longtems
que nous sommes faits à ce manége . Aussi skips
cesser d'être honnétes , mais ne croyant pas que ce soit
notre devoir d'être indulgens , nous allons en vrais loups
de la littérature , avec notre face ridée , nos dents , notre
verge , notre griffe ou notre glose , puisque l'auteur
nous donne lui - même ces attributs , examiner si les
vers de M. Delafosse sont bons ou mauvais , car c'est
là la question. Nous nous permettrons d'abord de lui
faire observer que nous savons très- bien ce que c'est
que le nautonnier des sombres bords , mais que nous
ne connaissons pas le nautonnier de l'autre monde.
Nous lui objecterons qu'indulgent et rang ne sont point
du tout une rime hasardée , mais tout simplement une
mauvaise rime. Nous lui dirons que parer le coup du
feu de la tempête est du style le plus détestable ; et que
lorsque l'on écrit si mal il est possible , comme dit
l'auteur , qu'on se porte bien , mais difficile qu'on soit
encore vivant , du moins dans la mémoire des autres.
Rien n'est si aisé à présent que de faire de ces pièces
de vers si improprement appelées fugitives , puisqu'elles
nous poursuivent au contraire sans cesse. On parcourt
de l'oeil les vers de Benserade , de Pavillon , de Chapelle
, de Chaulieu qui leur est si supérieur , du faible
Ducerceau , de Gresset dont la Muse est si aimable ; de
Voltaire , qui est le modèle désespérant de ce genre ;
de Barthe et de Dorat , qui ne sont pas des modèles ,
mais qui ont de la grâce , de l'esprit et quelquefois de
l'élégance. On croit imiter la manière de ces écrivains
ingénieux , et l'on n'est qu'un copiste trivial et sans
couleur. Les vers que l'on croit composer ne sont que
des centons dont la mémoire du lecteur , lorsqu'on en
trouve , reporte les paillettes empruntées à la broderie
originale où elles ont d'abord été mises en oeuvre. Des
vers , pour valoir quelque chose , doivent avoir , ou le
mérite réuni de la pensée et du style , ce qui est trèsrare
et n'appartient qu'aux esprits du premier ordre ,
ou le mérite de la pensée , ou au moins celui du style
qui consiste , non dans quelques vers , mais dans son
tissu tout entier. Ce ne sont pas les fautes qui gâtent.
le plus les vers , c'est l'absence totale de beautés , et sur-
H
114
MERCURE DE FRANCE ,
tout de celles qui conviennent au sujet que l'on traite.
Examinons le madrigal suivant , adressé par M. Delafosse
à Mme de Paysac :
Ce bel enfant qui tient tout dans sa chaîne ,
Vient dans l'instaut de se mettre en courroux ;
Il m'a menacé de sa haine
Si je faisais des vers pour d'autres que pour vous :
Moi qui crains tant de pareilles disgraces ,
Qui crains de perdre ses faveurs ,
J'ai tout promis : lors , en suivant ses traces ,
Dans les bosquets de Gnide il a cueilli ces fleurs ;
Porte -les , m'a-t-il dit , à la mère des Grâces ,
Paysac et moi nous régnons sur les coeurs .
Pourquoi ce madrigal est- il mauvais ? Ce n'est point
parce que le mot crains est répété assez maladroitement
dans deux vers qui se suivent ce n'est point
parce que , dans ceux-ci , lors en suivant ses traces ,
dans les bosquets de Gnide il a cueilli ces fleurs , c'est
l'amour qui a l'air de suivre ses propres traces ; tandis
que l'auteur veut dire que c'est lui qui suit les traces
de l'amour : tout cela peut se corriger ; mais la grande
raison , c'est que le madrigal en lui-même est insignifiant
qu'il y a long-tems que l'on compare les belles
que l'on flatte à la mère des Gráces , et qu'on leur répète
que comme l'Amour elles règnent sur les coeurs.
Ce défaut est le pire de tous , parce qu'il n'y a qu'un
remède , c'est de supprimer la piece toute entière . M.
Delafosse n'y est pourtant pas toujours tombé. Voici un
autre madrigal , intitulé le Galant Capucin , où l'on
trouve de l'esprit et de la grâce :
:
Le Père Antoine , orateur capucin ,
Ayant un jour bien débité sa prose ,
Descend de chaire , et trouve en son chemin
La jeune Iris au teint de rose.
Sur cinq doigts nus comme la main ,
Soit par malice ou sans dessein ,
Notre espiégle en passant vous pose
Un élégant et petit escarpin .
Ah ! je vous ai blessé , dit- elle , au séraphin .
Non ( dit de saint François le plus galant des frères ) ,
D'une belle l'abord ne peut être fatal ;
JUILLET 1808. " 115
Les grâces sont toujours légères ,
Et joli pied n'a jamais fait de mal .
Nous n'approuvons pas l'inversion du vers que nous
avons souligné , mais le mot du madrigal , quoiqu'il ne
soit pas neuf , est galant et spirituel , et ce capucin sait
vivre. La meilleure pièce de tout l'ouvrage est un madrigal
sur la mort de Julie L*****.
Dieux ! l'aimable et tendre Julie
Vient d'être moissonnée à la fleur de ses ans !
Ces charmes , ces appas , tous ces traits si touchans ,
Dont le ciel l'avait embellie ,
Ne devaient briller qu'un printems .
Sur l'urne qui contient sa dépouille mørtelle ,
Qu'un funeste cyprès ombrage d'un rameau ,
On lit à la lueur d'un lugubre flambeau ,
Ces vers , ces tristes vers qu'amour grava pour elle.
« Passant , si vous cherchez des grâces la plus belle ,
» Elle repose en ce tombeau . »
#
Il n'y a à reprendre dans ces vers que ces mots : ces
charmes , ces appas , parce que , pour l'idée , ils sont
identiques. L'expression en est d'ailleurs touchante ; et
l'on voit que c'est le sentiment qui les a dictés et non
l'esprit . Nous aurions désiré trouver dans les poësies de
M. Delafosse un plus grand nombre de pièces de ce
mérite. D. V.
ESSAI SUR LE MÉCANISME DE LA GUERRE , ou
Application des premiers principes de la mécanique
au mouvement et à l'action des corps d'armée , etc.;
par un Officier français, membre de la Légion d'honneur.
Un vol. in-8° . A Paris , chez Magimel
libraire , rue de Thionville , n° 9 ; Cocheris , rue de
Verneuil , nº 58 ; Barba , Palais du Tribunat , sous
les galeries de bois . - 1808.
?
La guerre est de tous les âges. A toutes les périodes
LA
de la civilisation , on la voit agiter les hommes. Elle
semble un besoin pour cette espèce qui se prétend douée
exclusivement de la bonté , de la raison , de la justice !
1
H 2
116 MERCURE DE FRANCE ,
L'ambition , la nécessité de se défendre ont dû chercher
bientôt à changer en art ce qui n'était d'abord
que l'instinct cruel de l'avidité ou de la vengeance.
L'humanité que la guerre outrage , gagna pourtant
à ce changement .
Il est reconnu que la guerre la mieux conduite est
la moins meurtrière. Elle rend les deux partis plus
circonspects ; elle les force à mieux apprécier ce que
valent les hommes ; et ses résultats plus prompts et plus
vastes , sont aussi plus décisifs . Ensuite , et ce motif
n'est pas le moins important dans la balance , les instrumens
qu'emploie un chef habile , dirigés et rassurés ,
au milieu même du choc le plus terrible , par des combinaisons
profondément réfléchies , se battent pour vaincre
et non pour tuer , et substituent naturellement un courage
généreux , tranquille , susceptible de s'arrêter au
premier signal , à cette férocité aveugle qui , chez les
peuples sauvages , fait d'un combat général un assemblage
de duels à mort.
C'est donc servir l'humanité autant peut-être que la
politique , que de tendre à perfectionner l'art des combats
; et le philantrope , comme l'amant de la gloire,
peut lire avec satisfaction les ouvrages que ce désir a
inspirés.
Considérés sous le rapport de la méthode qui préside
à leur rédaction , le plus grand nombre de ces ouvrages
se divise en deux classes.
Les uns , et ce sont les moins nuls pour l'instruction
positive , s'attachent à des campagnes consacrées dans
l'histoire , et n'admettent de principes que ceux qui
sont propres à en expliquer le cours et l'issue . On voit
assez qu'avec un plan semblable , on s'expose à présenter
comme des axiômes fondamentaux , des conséquences
très-secondaires et tout à fait dépendantes de
ces détails de tems et de localité qu'aucune théorie ne
peut apprécier ni prévoir.
Les autres , plus brillans et moins circonscrits dans
leurs vues , établissent , sur quelques observations et
beaucoup de raisonnemens , des doctrines que l'expérience
n'a point confirmées , que peut-être elle ne confirmera
jamais . Sûr , en effet , que dans la carrière qu'il
JUILLET 1808.
117
:
parcourt aucun écart ne reste impuni , un militaire
sage ne s'élancera point inconsidérément dans des routes
non encore frayées tout au plus essayera-t-il de modifier
par ses propres réflexions les hypothèses qu'on
lui présente , et d'en faire l'application dans une ou
deux conjonctures où elle lui paraîtra évidemment sans
danger.
Ainsi , entourés de livres qui ajoutent quelques faits
à leur instruction , ou , les excitant à penser , leur font
augmenter de quelques vues nouvelles la somme de
leurs idées , les hommes de guerre sentent encore dans
leur bibliothèque un vide important , le manque d'un
livre élémentaire et classique qui soumette à la démonstration
les principes de la tactique comme ceux des
autres parties de l'art militaire. De nombreux efforts
tentés sans fruit pour remplir ce vide , ont dû les amener
à regarder comme chimérique une telle entreprise ;
et la plupart , en effet , sont persuadés que , sur ce point ,
la supériorité tient à une inspiration du génie , telle
qu'on essayerait vainement de l'analyser d'avance dans
des règles écrites ."
Comment atteindre le but ? Comment, malgré cette
prévention à laquelle les talens et les succès donnent tant
de poids , conquérir des suffrages aussi honorables que
difficiles à obtenir ? Difficilement , ce me semble , seraient-
ils refusés à l'homme qui fondrait dans un systême
unique ce qu'il y a d'estimable dans les deux classes
d'ouvrages que j'ai désignés ; et simplifiant la synthèse
hardie de ceux-ci , généralisant les utiles analyses de
ceux-là , réduirait la théorie à quelques théorêmes tellement
précisés , que chacune de leur application éclaircît
plusieurs résultats observés chez des nations et à des
époques différentes , et que désormais les fastes militaires
n'offrissent guère d'événemens importans , qui , en détachant
ce qui ne peut jamais être soumis au calcul , ne
vinssent se ranger, parmi les corollaires et les preuves
des principes.
Cette règle une fois admise , doit décider le sort de
Y'Essai sur le mécanisme de la guerre.
Avant de discuter l'ouvrage sous ce point de vue ,
rapportons-nous dans toute sa force une objection spé
118 MERCURE DE FRANCE ,
cieuse , mais plus populaire que solide , contre le dessein
mème que l'auteur s'y est proposé .
:
Les théories sur l'art militaire sont chimériques ou
inutiles inutiles , si , dans la pratique , elles ne suppléent
pas au talent , au génie ; chimériques , si elles ont
la prétention d'y suppléer ..
Les principes de la mécanique , répondrai-je , sont en
petit nombre , et à la portée de tout le monde. Rapprochez
les applications qu'en sait faire un homme de
génie , Vaucanson , par exemple , et les informes essais
d'un homme ordinaire. On a vu des hommes , sans les
connaître , inventer des machines ingénieuses : s'ils les
eussent connues , peut-on douter qu'ils n'eussent obtenu
des résultats bien autrement importans ? Peut-on croire
aussi que tant d'hommes à qui l'on doit des travaux
utiles , les auraient jamais exécutés s'ils avaient ignoré
ces principes ?
Cette comparaison s'applique parfaitement au sujet :
Car la tactique n'est réellement que la mécanique des
» corps humains armés. » ( Essai sur le mécanisme de
la guerre , page vij ) . ( 1 )
Sans doute il faut d'abord supposer dans les troupes
des deux partis égalité de valeur réelle : dix mille soldats
novices , dépourvus d'armes , harassés par les
fatigues , affaiblis par les maladies , découragés par les
revers , sont : loin d'équivaloir à dix mille soldats bien
armés , bien exercés , et joignant à la vigueur physique
cette vigueur morale que donne l'habitude des succès.
Mais pour rétablir l'équilibre , il suffit , dans l'évalua
tion des premiers , de diminuer leur nombre. propors
tionnellement aux circonstances , ou d'augmenter d'une
manière analogue le nombre des autres.
On peut donc , pour simplifier le calcul , considérer
avec l'auteur chaque corps armé comme un mobile ,
composé d'un nombre connu de molécules égales , et
destiné à repousser ou à abattre un corps de même
nature opposé à lui .
Il est aise dès- lors de déterminer , par la première loi
( 1 ) Nous regretions que l'auteur n'ait mis que dans une note cette
définition aussi claire , aussi justé qu'élégante et précise.
I
JUILLET 1808.
119
de la mécanique , son centre de gravité , c'est- à - dire le
point où toutes les forces particulières se réunissent pour
composer la force totale .
Dans un assemblage de plusieurs corps armés , le
centre de gravité est semblablement déterminé 1 °. par
le nombre de ces corps ; 2° . par leur proportion entre
eux (2 ) ; 3 °. par leur distance et leur position respectives
; 4 ° . par la direction de chacun d'eux ..
Dans chaque réunion de corps armés , comme dans
chaque corps isolé , on doit considérer le centre de gravité
comme le point où la force toute entière agit à la
fois.
Donc , pour renverser l'ennemi que l'on a en tête , il
faut diriger sur ses parties faibles ce point de force . Ce
principe suit d'une mécanique si simple , qu'il ne demande
pas de plus longues explications.
Et néanmoins , il renferme tout le secret des préceptes
et des exemples du grand Frédéric , du prince Eugène ,
et des célèbres tacticiens de l'antiquité , dont l'art principal
était d'occuper l'ennemi de front , tandis qu'on
portait rapidement sur ses parties faibles le gros des
légions , de la phalange , c'est-à-dire le centre de force
de l'armée ou de sa principale division . Il termine aussi
les longues discussions sur l'ordre mince et l'ordre profond
, dont les partisans n'avaient tort que quand ils
devenaient exclusifs : il distingue nettement les cas où
chacun des deux ordres offre le plus d'avantage.
Mais , avant de combattre l'ennemi , il le faut atteindre
; et , l'expérience de nos dernières campagnes l'a
glorieusement prouvé, l'art des marches est bien sou-.
vent celui de la victoire.
Les théoriciens donnaient autrefois , pour règle fondamentale
des marches. , le triangle objectifdont le sommet
est placé au point où l'on veut arriver , et les deux
autres augles aux extrémités de la base d'opérations ou
de la ligne sur laquelle se trouvent les corps d'armée
destinés à se réunir au sommet . L'auteur n'a pas de
peine à prouver que , même lorsque l'on tend vers un
2 (2) L'auteur les suppose égaux , pour compliquer moins l'exposition
du principe.
120 MERCURE DE FRANCE ,
point immobile , tel qu'une place forte , le triangle objectifsera
nécessairement dérangé par le moindre mouvefera
l'armée ennemie.
ment que
Il s'applique en conséquence à faire distinguer deux
points indicateurs dont la position relative doit toujours
diriger une marche. L'un est le centre de gravité du
corps armé ou centre d'action ; l'autre le centre passif
ou centre de gravité des convois de l'artillerie , du
bagage et des munitions. Si l'un est destiné à agir offensivement
, l'on ne peut , dans une marche , songer qu'à
défendre l'autre , sur lequel l'intérêt de l'ennemi est
toujours de tomber . On y parviendra si l'on combine la
marche de manière que le second centre soit protégé
par le premier , en s'en tenant constamment plus près
que
du centre d'action de l'armée ennemie.
L'auteur apprécie ensuite ce que peuvent ajouter à la
puissance réelle d'une armée en marche , les places
fortes , les positions susceptibles d'être fortifiées , ou ne
permettant l'attaque que de bas en haut , ou même formant
naturellement des remparts inaccessibles : il fait
voir comment , en se liant au corps d'armée qu'ils profégent
, ces divers points déplacent utilement , et portent
en avant son centre d'action.
D'après les mêmes principes , il discute le nombre de
colonnes sur lequel une armée doit marcher . La marche
sur une colonne n'est admissible qu'autant qu'elle est
forcée par les circonstances , et que l'armée , comme au
fameux passage du Saint- Bernard , est garantie de toute
attaque par des obstacles insurmontables. Dans tout
autre cas , la position du centre de gravité , au centre
même de la colonne , en abandonne la tête aux attaques
de l'ennemi , et ne permet pas de protéger les convois
et les bagages qui filent nécessairement sur ses deux
côtés. La défaite déplorable du général Léchelle , dans
la guerre de la Vendée , n'a que trop prouvé la justesse
de cette assertion.
La marche sur deux colonnes , bien moins dangereuse
a encore cet in convénient , quand on est près.
de l'ennemi , que le centre de gravité est relativement
trop éloigné de la tête des colonnes. L'ordre que l'on
doit préférer , est celui qui s'avance sur trois colonnas ;
JUILLET 1808 . 121
parce qu'à l'avantage d'offrir une disposition toute faite
pour l'ordre de bataille le mieux calculé , il joint celui
de protéger constamment le centre passifpar le centre
d'action , ce que ne fait pas d'une manière aussi sûre
la marche sur quatre ou cinq colonnes.
Les corollaires de ces théorêmes en découlent si naturellement
, qu'on est tenté de croire que ce n'est ici
qu'un pur systême , où l'application arbitraire de principes
abstraits ne trouve aucun des obstacles qui se rencontrent
à chaque pas dans la pratique,
Et cependant les mèmes corollaires se prêtent si bien
au développement de nombreux résultats militaires
qu'ils semblent en avoir été directement déduits . Ainsi ,
pour une seule proposition , une seule figure explique les
défaites du général Otto , la veille de la bataille de Marengo
; des Prussiens , à Sainte- Ménéhoult ; du prince
Eugène , à Denain Une autre rend raison du succès de
la manoeuvre qui fit lever le blocus de Maubeuge ; ou
pour passer , comme dit l'auteur , du bien au merveilleux
, de celte marche rapide qui rendit sans effet la prise
de Gènes par les Autrichiens , et prépara la victoire de
Marengo.
>
Ainsi encore l'auteur démontre théoriquement la necessité
, quand on peut appuyer l'une de ses aîles à un
obstacle insurmontable , tel que des monts fortifiés , un
grand fleuve ou la mer , de conduire le centre de gravité
toujours parallèlement à l'obstacle ; mais , en même
tems , de marcher dans un ordre oblique , en portant en
avant l'autre aîle renforcée de tout ce que l'avantage de
la position permet d'ôter à la première. Les ennemis
alors ne peuvent s'engager dans le rentrant formé ainsi
par l'armée et l'obstacle , sans se jeter dans une position
très - dangereuse ; et s'ils n'osent le faire , ils laissent l'aîle
portée en avant pénétrer rapidement et avec sécurité
au sein de leurs Etats envahis.
Puis , sur le champ , cette théorie est confirmée par
son application à nos marches sur les bords du Pô , dans
nos premières campagnes d'Italie ; aux mouvemens de
la grande-armée dans la campagne de Prusse , après le
passage de l'Elbe ; à l'effet combiné du golphe de Gènes
et de nos places fortifiées dans les Alpes , sur notre
123 MERCURE DE FRANCE ,
position à Marengo , au même effet reproduit en notre
faveur dans la campagne de Pologne , par notre marche
entre la Vistule et la Baltique. Une seule figure suffit
à toutes ces applications.
Le centre de gravité , que l'on a dû considérer dans
toutes les manoeuvres préparatoires , ne devient centre
d'activité dans les combats , qu'autant que toutes les
parties du corps armé ne sont pas à plus de six cents
toises de l'ennemi : cette distance est calculée d'après
la portée de l'artillerie , et la célérité avec laquelle le
soldat peut s'avancer dans un tems donné. On conçoit
que c'est le centre d'activité qu'il faut jeter sur les parties
faibles de l'ennemi. Les conséquences de cette loi
se trouvent encore réduites en pratique dans l'histoire
des batailles de Malplaquet , de Fontenoy , de Lippa ,
de Marengo et d'Eylau.
Les bornes d'un extrait ne nous permettent pas de
suivre l'auteur dans ces nouveaux détails , non plus que
dans les applications de son systême au passage des montagnes
et des rivières , aux siéges et aux retraites. Nous
croyons en avoir dit assez pour justifier l'idée que nous
avous donnée d'abord de sa méthode . D'un principe purement
mécanique , il déduit avec une rigoureuse exactitude
, des corollaires qui nous semblent off ir l'explication
de presque tous les grands événemens militaires
dont une cause étrangère à l'art n'a point déterminé
l'issue , et par un mêlange habile de démonstrations et
d'exemples , il est à la fois conséquent et clair , instructif
et intéressant. Il ne nous appartient pas d'en porter un
jugement plus décisif : ce droit est réservé aux hommes
qui ont pratiqué avec supériorité cet art dont l'auteur
de l'Essai sur le mécanisme de la donné la
théorie.
guerre a
Il termine son ouvrage par l'exposition de nouveaux
moyens offensifs et défensifs dont il est l'inventeur .
L'homme paisible gémit en voyant multiplier sans cesse
ou perfectionner des moyens de destruction qui servent
indifféremment la justice et l'injustice ; mais l'état actuel
de la civilisation fait de ce soin un devoir. Le peuple
qui devient moins redoutable que ses voisins , est bientôt
écrasé par eux . C'est ce que ne doivent point oublier les
JUILLET 1808.
123
"
Français dont le caractère noble. . confiant n'est porté
que par une nécessité preute vers ces inventions terribles
, et répugne d'ailleurs à prévoir , au sein de la paix ,
des aggressions injustes , méditées pendant de longues
années à l'abri des traités les plus saints. Dans un délire
de générosité , la France déclara qu'elle ne ferait plus
de conquêtes ; et aussitôt elle vit ses frontières inondées
d'armées étrangères qui , en espérance , démembraient
notre territoire ; et les globes de compression ébranlèrent
nos remparts ; et les machines infernales , les fusées incendiaires
portèrent dans nos ports la flamme et le ravage.
On doit , autant qu'on peut , ne rester sur rien en
arrière d'aucun autre peuple : mais sur le beau sol de
notre patrie , objet de la jalousie du reste de l'Europe ,
si nous voulons con erver une tranquillité honorable
( Otium cum dignitate ) , il faut que nous soyons les
premiers dans toutes les parties de l'art militaire. Heureusement
, sous le chef qui les guide , les guerriers
français n'ont aujourd'hui rien à désirer ; et , grâce à cé
chef encore , l'avenir n'offre point à leurs successeurs
une perspective moins rassurante ou moins glorieuse (3) .
( Article communiqué. ) EUSEBE SALVerte .
DE HENRI FOUQUET, prononcé dans la séance
publique de l'Ecole de Médecine de Montpellier , le
11 novembre 1807 , par CHARLES- LOUIS DUMAS ,
Directeur de l'Ecole de Médecine de Montpellier ,
Professeur d'anatomie , de physiologie et de clinique
de perfectionnement , etc. , etc. , etc. Brochure in-1°
de 92 pages, dédiée à S. A. S. le prince Archi-Chan-
(3) Sous le voile de l'anonyme dont sReut couvre l'officier français ,
auteur de l'Essai sur le mécanisme de la guerre , nous nous croyons
fondés à reconnaître M. Reverony , sous- directeur du génie . Les
principes établis dans l'Essai sont les mêmes que M. R. a professés à
l'Ecole polytechnique en l'an IV. Les ' inventions qui le terminent se
rapportent , sur plusieurs points , au système de fortification indiqué , fil
y a quelques années , par M. R. , dans une brochure intitulée : Inven
tions militaires et fertifiantes.
1
124
MERCURE DE FRANCE ,
celier de l'Emp. A Montpellier , chez G. Izar ,
1807.
CHOISI par l'Ecole de médecine de Montpellier , pour
rendre un dernier hommage à la mémoire du professeur
Fouquet , enlevé depuis peu aux sciences , M. le
directeur Dumas a rempli cette tâche honorable , en
prononçant l'éloge de ce savant médecin , dans la séance
publique qui a précédé l'ouverture du cours de cette
Ecole. Un concours heureux de circonstances particulières
prêtait à cette cérémonie un caractère auguste
et touchant qui en augmentait l'intérêt ; le lieu de la
séance , une assemblée nombreuse et choisie , la présence
de S. A. S. le prince archi-chancelier de l'Empire , et la
vue même de l'orateur qu'une nouvelle place rendait
plus cher à ses collègues et aux élèves. C'est là que le
panégyriste s'est rendu l'interprête des regrets du public
et de l'Ecole , et a payé le tribut d'éloges dû aux talens ,
aux lumières et aux vertus de son illustre collègue.
C'est là que juste appréciateur de son mérite et de ses
travaux , il a tracé , dans un tableau fidèle et détaillé ,
tout ce que Fouquet a fait pour les sciences et l'humanité
; et que , rendant tour à tour hommage aux qualités
qui le distinguaient , il l'a successivement présenté à son
auditoire comme écrivain , comme praticien et comme
professeur. C'est d'après cette triple considération , que
M. Dumas a divisé son discours.
On sait que le mérite d'un éloge historique ne consiste
pas seulement à faire connaître un personnage fameux
d'une manière isolée , soit par les principaux traits de
sa vie , soit par ses ouvrages , etc. , mais à lier cette
histoire particulière à celle de la science dont il a reculé
les limites , à montrer l'influence que ses travaux ont
eue sur son avancement ; en un mot, à désigner la place
qu'il doit occuper dans les fastes de cette science , et le
jugement de la postérité. C'est ce double but qu'a eu en
vue le panégyriste dans chacune des trois parties de son
éloge , et qu'il a rempli avec le talent qu'on devait
naturellement attendre d'un écrivain aussi distingué ,
et cher , à plus d'un titre , aux sciences médicales.
Je ne me propose point d'analyser ici l'éloge de Henri
JUILLET 1808 . 125
Fouquet , ni de suivre l'orateur dans les détails qu'il
donne de la vie de ce professeur. Ces objets sont assez
connus , et tout le monde sait quels titres à la célébrité a
laissés en mourant un homme qui n'est entré dans la
carrière médicale qu'à l'âge de trente-deux ans. Voulant
seulement donner une idée du mérite qu'on remarque
dans cet ouvrage , et de la manière dont il est écrit
je me bornerai à citer quelques fragmens qui pourront
mieux que tout ce que je dirais , faire juger du ton qui
y règne , et de ce que les bornes de cet extrait m'empêchent
d'offrir à l'attention du lecteur.
"
Le mouvement oratoire auquel se livre le panégyriste
dans l'exorde , nous a sur-tout paru remarquable :
« En commençant , dit-il , de célébrer le professeur il-
>> lustre que les sciences et l'humanité regrettent , je
>> sens qu'il me sera difficile de proportionner l'étendue
» de mes éloges à celle de mes intentions et de mes
>> voeux . Je voudrais que tous les malades dont il soula-
» gea les maux , dont il calma les souffrances; que tous
>> ceux qui trouvèrent auprès de lui des conseils efficaces
» pour adoucir la vie , ou pour écarter la mort ; que
» toutes les familles au sein desquelles il porta la conso-
>> lation et l'espoir ; que tous les disciples qu'il instruisit
» dans l'art sublime et difficile de guérir ; que toutes les
>> personnes enfin qui ont connu ses travaux et profité
» de ses lumières pussent répondre en même tems à ma
» faible voix , et paraître subitement au milieu de cette
» assemblée. Averti par leur présence , vous me verriez
>> bientôt substituer l'éloquence de leurs ames à l'inuti-
» lité de mes discours. Prévenu par leurs témoignages ,
» je ne chercherais ni à les surpasser , ni à les embellir.
» Certain de ne rien faire pour la gloire de Fouquet que
» l'interprétation fidèle de leurs pensées n'effaçât , je
» m'interdirais toute autre louange , dans la juste crainte
» de rester au- dessous ; et quittant cette tribune où je
>> dois faire entendre son éloge , j'irais me joindre à vous ,
>> Messieurs , pour applaudir seulement à la vérité de
» leurs récits. >>
Un autre morceau frappant de la première partie ,
est la description d'une des époques les plus glorieuses
du dix-huitième siècle , celle où la science de l'homme,
126 MERCURE DE FRANCE ,
"
éclairée par l'esprit philosophique de ce siècle , était enfin
débarrassée de l'ancien jargon barbare et scholastique
et des doctrines mécaniques qui l'avaient si longtems
défigurée. « La physique générale , les mathéma-
>> tiques , la chimie , l'anatomie même reprenaient à son
» égard leur véritable place . Winslow portait dans l'é-
>> tude de l'anatomie une sévérité , une précision jusqu'a-
» lors inconnues chez les anatomistes français. Haller,
» élevait à la physiologie un des plus beaux monumeus
» que l'esprit humain ait consacré aux progrès des
>> sciences. Rouelle donnait à la chimie une de ces
» grandes impulsions que notre professeur Venel devait
» bientôt poursuivre , que Lavoisier a rendu si féconde ,
» et dont Berthollet vient encore d'étendre les limites .
>> Buffon prêtant à l'Histoire naturelle tout l'éclat de son
» imagination , toute la majesté de son style , renfermait
» cette science dans un édifice superbe que son génie
» construisait et auquel l'esprit observateur de Linné
» préparait d'immenses matériaux. Sauvages essayait
» d'établir les bases d'unsystême nosologique et de com-
>> prendre toutes les maladies dans le cercle d'une classi-
>> fication précise et méthodique . Bordeu proelamait une
doctrine modeste , ramenait toutes les parties de la
» médecine aux règles de l'observation , revendiquait
» les droits de l'organisme vivant , défendait les lois de
» l'économie animale , et intéressait tout le monde à
» sa cause par la tournure piquante de ses idées et l'ai-
» mable abandon de son style : une réunion étonnante
» de savans , de littérateurs et d'artistes travaillait à
>> l'ouvrage immortel de l'Encyclopédie , et d'Alembert
>> avait écrit cet admirable discours qui unit tant de
>> justesse à tant de profondeur , et qui , par l'accord sin-
>> gulier des suffrages , repoussa victorieusement le trait
» malin d'une injuste satire. »
L'orateur avant de parler des succès de Fouquet dans
la carrière de la pratique , les fait pressentir d'avance
en décrivant rapidement les avantages précieux qu'il
avait reçus de la nature , de l'éducation , du travail et
de l'exemple. «Une taille élevée ; une physionomie grave ;
» un regard expressif ; une contenance imposante où
» se peignait la noblesse plutôt que la fierté de caractère ;
JUILLET 1808 .
127.
» le sourire d'une ame contente; la démarche d'un es-
>> prit occupé ; l'attitude du commandement ; un air
» méditatif, mais affable ; des manières sérieuses , mais
>> faciles ; de la dignité sans contrainte ; de l'assurance
» sans pédantisme ; de la retenue sans défiance ; de la
» fermeté unie à la douceur ; de l'amabilité jointe à la
» force de tête qui imprime le respect et produit la sou-
» mission : voilà , Messieurs , à quels traits on pouvait
» reconnaître celui que chacun de vous se rappelle , et
>> dont il semble que la nature en le formant ait voulu
» faire le type du médecin. »
1
Je terminerai cet extrait par un dernier morceau
tiré de la péroraison. « Le modeste tribût que nous ve-
» nons de payer à la mémoire du professeur illustre
>> dont notre Ecole déplore la perte , ne ressemble point
>> à une de ces vaines représentations où l'orateur ayant
» à louer des homines que la fortune et la renommée
> comblèrent de faveurs , les montre sous un appareil-
» de pompe et de magnificence étranger à leur mérite
>> et inutile pour leur gloire.... L'éloge de notre vénë-
>> rable collègue ne s'est trouvé étroitement uni qu'à l'his-
» toire de ses malades et de ses disciples. Sa vie se com-
» posa toute entière des fonctions qu'il remplit dans le
» double ministère de médecin et de professeur. Tous
>> ses jours furent marqués par le bien qu'il fit aux
>> hommes ; toute son élévation s'est bornée à occuper
>> dans l'estime publique une place honorable que le
>> respect de ses concitoyens , la confiance des étrangers ,
>> l'opinion de ses confrères et le suffrage des savans lui
>> assignèrent. Tous ses titres furent liés à des actions
>> utiles ; tous ses ouvrages ont été profitables ; et pour
>> connaître ce qu'il fut , il suffirait de savoir ce qu'un
» médecin vraiment digne de ce nom doit être. »
L. OCHIER , D. m. m.
128 MERCURE DE FRANCE ,
EXTRAIT du Mémoire sur la cause immédiate de la
carie ou charbon des blés , et sur ses préservatifs ;
par M. BÉNÉDICT PRÉVOST.- Un vol. in- 8 ° . A
Paris , chez Bertrand. — 1808 .
L'AUTEUR après avoir parlé brièvement de ceux qui
l'ont précédé , et se sont occupés de cet objet , donne
la description de la carie . Suivant lui elle attaque
l'intérieur des grains sans dénaturer les balles , ni les
parties intérieures de la fleur. Cependant elle les défigure
plus ou moins , le germe est détruit , et la
substance farineuse est remplacée par une poudre brune,
presque noire , de mauvaise odeur , sur- tout quand
elle est fraîche. On peut reconnaître à l'extérieur les
tiges qui donneront des grains cariés , avant que l'épi
ne soit sorti des feuilles , car il reste droit sans retomber
sur lui-même comme les autres .
200
Vue au microscope , la carie paraît composée de grains
presque noirs , grossiérement sphériques ; mesurés aussi
exactement que possible , les plus petits ont de
ligne , ou 00000 de mètre , en diamètre ; les plus gros
de ligne. Ils sont plus pesans que l'eau , cependant quelques-
uns surnagent.
I
M. Prévost vient ensuite à l'examen de la cause
physiologique ; la forme et la pesanteur des graius
de carie lui ayant fait présumer que c'étaient des corps
organisés et les graines ou germes de quelque cryptogame
, il les a tenus quelque tems dans l'eau ; par
ce moyen il avait obtenu précédemment des globules
de quelques Uredo , des tiges qui se sont singuliérement
alongées par la végétation , et il promet , à ce
sujet , quelques détails ultérieurs au bout de trois
jours les grains de carie lui ont pareillement donné
des espèces de tige , dont il a reconnu trois formes
différentes , qu'il nomme simple , liliforme , stupéiforme
ou en mèche .
:
Quoiqu'il donne le nom de feuilles à des parties
qui les terminent , il avertit qu'il ne leur reconnaît
point les caractères de cet organe .
Ces tiges produisent des espèces de graines qui reproduisent
des plantes semblables à celle qui leur a
donné
JUILLET 1808. 29 5.
NE
donné naissance. De là il se croit autorisé à concrecen
que les grains de carie sont les graines ou congyles
d'une plante parasite.
Mais comment s'introduit- elle dans les parties du
ble qu'elle infecte ? Comme il a pu reconnaître longtems
avant la manifestation de cette substance , les
épis renfermés dans les feuilles qui doivent en être
infectées , il a pu les observer dans leurs différens
progrès , et de cet examen progressif , il conclut que
la carie est une plante qui naît sur la surface du blé
ou dans son voisinage , et non dans son intérieur , car
il l'a observée dans ses différens états , sur la superficie
du blé. Il regarde comme impossible que les
graines de carie , quelque menues qu'on puisse les
supposer dans leur premier état , puissent monter des
racines par les conduits ordinaires de la sève , jusque
dans le grain de blé.
Reste à savoir comment cette plante pénètre de
l'extérieur dans l'intérieur ; car ici l'auteur convient
qu'il n'a pu l'observer directement. Il est réduit aux
probabilités.
npasse ensuite à l'examen de quelques plantes intestines
, qu'il regarde comme propre à jeter du jour
sur l'origine de la carie. Nous ne pouvons le suivre
dans ses recherches, quoiqu'extrêmement curieuses. Nous
nous contenterons de dire qu'il croit s'être assuré que
certaines Puccinies sont les fructications de diverses
espèces d'Uredo . D'autres espèces rapportées à ce même
genre , Uredo , lui ont fait découvrir un phénomène
très-remarquable. Car il croit pouvoir assurer que des
globules les plus intérieurs de quelques-unes de ces
plantes , il a vu sortir des corps particuliers , qui
avaient des mouvemens spontanés fort marqués. Il
promet , dans un mémoire subséquent , de développer
les moyens par lesquels il s'est assuré de ces mouvemens
et de leur spontanéité. Poussant ses recherches
plus loin , il a vu de pareils corps sortir de différentes
portions de graine , telle que celle du blé , des sucs
de plantes , etc. Après un certain laps de tems , ces
corps ont produit des tiges grêles , particulières. Ce-
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
pendant , ils donnaient toujours des signes d'animalité
aussi évidens que les animalcules infusoires.
Voici la conclusion de M. Prévost.
« Par tout ce qui précède , j'établis d'une manière
>> incontestable que la cause immédiate de la carie ,
» est une plante du genre des Uredo ou d'un genre
» très-voisin ; que la végétation de cette plante , ainsi
que celle de la plupart des Uredo , commence à
» Fair libre et s'achève dans l'intérieur de la plante
» qu'elle attaque. »
L'auteur , passant ensuite en revue les circonstances
qui nuisent à la végétation ou à la propagation de la
carie et celles qui la favorisent , termine son mémoire
par la partie la plus essentielle pour l'agriculture , celle
des préservatifs . Après avoir examiné ceux qui ont été
mis en pratique jusqu'à présent , il en propose un qui
li a été indiqué par le hasard , et qu'il regarde comme
plus sûr et moins dispendieux . Il consiste en des préparations
de cuivre , entre autres le sulfate de ce métal
. C'est aux cultivateurs qu'il appartient de porter un
jugement sur ces deux assertions.
Suivant M. Prévost , cette maladie des grains était
inconnue aux anciens , et il croit pouvoir assurer que
eela provenait de ce qu'ils se servaient , pour les préparations
données aux grains avant d'être semés , de
vaisseaux de cuivre. On sent qu'il serait bien difficile
de donner une preuve bien complète de cette assertion
. Il n'en est pas de même des faits et des expériences
sur lesquels repose le travail de M. Prévost ,
car il assure que la plupart sont très- faciles à vérifier.
Il décrit ses procédés avec soin , et des figures trèscorrectes
représentent les objets décrits.
Ce ne sera qu'en les consultant , ainsi que le mémoire
lui-même , qu'on pourra se former une idée juste
de l'importance des découvertes de M. Prévost.
La germination de la plantule qui produit la carie
et la production des animalcules ou molécules animées
en sont les points les plus remarquables.
Pour ce dernier phénomène , il serait curieux de le
comparer avec les découvertes de Munchausen , qui
avait annoncé vers le milieu du siècle dernier , avoir
JUILLET 1808. 131
va les grains de carie , Ustilago , se changer en animalcules
oblongs , qui nageaient dans l'eau comme des
poissons. Linné adoptant cette idée , avait fait mention
de ces animaux , dans son Systema Nature ,
le nom de Chaos Ustilago.
"
D'un autre côté , M. Decandolle , dans son mémoire
sur les champignons parasites , lu à l'Institut et imprimé
dans les Annales du Musée , Tome IX , pag. 56,
assure avoir examiné un grand nombre de ces plantes
sans avoir pu y trouver des traces d'animalité .
Ce n'est pas le seul point cu ces deux auteurs diffèrent
entre eux ; mais comme l'un et l'autre paraissent
également auimés de l'amour de la science et de
la vérité , ils ne tarderont pas sûrement à s'entendre ;
de leur accord , it pourra résulter quelques éclaircissemens
sur cette partie de la botanique , qui malgré
les efforts d'un grand nombre de naturalistes distingués,
reste encore bien obscure.
Dans ce même mémoire cité , M. Decandolle regarde
aussi la carie du blé comme un Uredo. A. P.
L'ARITHMÉTIQUE- PRATIQUE analysée et démontrée
dans tous ses développemens et dans ses différentes
applications à tous les usages du commerce , de la
·banque, de la finance , des arts et métiers , dédiée à
S. Ex. Monseigneur MOLLIEN , ministre du trésor
public ; par M. EDMONT DEGRANGE , membre de la
Société académique des sciences de Paris . Deux
vol. in-8° d'environ 320 pages chacun , caractères
petit-romain et petit - texte. Prix , 8 fr. et 10 fr.
franc de port . A Paris , chez madame veuve Hocquart,
rue de l'Eperon , n " . 6 , et chez M. Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº . 23 .
- -
L'AUTEUR a suivi la méthode d'invention. En fixant
l'attention du lecteur sur les développemens des principes
qui lui sont déjà connus , il le conduit à découvrir
naturellement l'analogie de toutes les règles qui n'en
sont que la conséquence , et le prépare à entendre , sans la
I 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
moindre difficulté , tout ce qui est dit ensuite de chacune
de ces règles en particulier. Par exemple , lorsqu'il paraît
ne s'occuper que de la multiplication , il examine comment
on en compose le produit , et comment , par une
opération inverse , on peut le décomposer ; cette décomposition
n'est autre chose qu'une analyse bien faite de la
division connue par cet artifice , avant que l'auteur en ait
prononcé lenom. Les développemens relatifs à la division ,
conduisent à la découverte des fractions qui ne sont que
des quotiens inférieurs à l'unité , ou que des divisions
indiquées , dont le diviseur est plus grand que le dividende
; ceux relatifs aux quatre premières règles , conduisent
aux rapports qui ne sont que des quotiens , aux
proportions qui ne sont que la comparaison faite de
deux rapports égaux présentés sous deux formes diffé→
rentes , à ce qu'on appelle la règle de trois qu'il généra
lise , et qui n'est autre chose qu'une règle de proportion
dans laquelle , ayant un produit indiqué et l'un de ses
deux facteurs , il ne s'agit que de trouver l'autre; et ces
développemens démontrent en même tems l'analogie de
toutes les opérations et abréviations relatives aux divisions
, aux fractions et aux rapports , ainsi que celles
relatives aux facteurs d'une multiplication et aux
trois termes connus d'une proportion dont il s'agit
de trouver le quatrième terme. Ces premières connaissances
conduisent insensiblement à celle de la
règle appelée conjointe , qui n'est qu'une proportion
composée de plusieurs proportions simples , des règles
de compagnie , d'alliage , etc. , et sur - tout à
celles des progressions qui ne sont que des proportions
continues prolongées au-delà de trois termes. Enfin ,
les progressions conduisent aux logarithmes , tou ' logarithme
n'étant autre chose que l'exposant de la puissance
à laquelle la raison d'une progression géométrique dé- -
cuple est élevée dans le terme de celle- ci qui correspond
à ce même logarithme. C'est ainsi qu'en suivant pas à
pas l'analogie , l'auteur réduit l'étude de la science des ,
nombres à celle de ses quatre premières règles bien dé→
veloppées . Telle est sa méthode .
Mais voici ce qui caractérise particuliérement le genre
d'utilité de cette arithmétique. Elle contient , outre ce
JUILLET 1808 . 133
qui constitue cette science , tous les renseignemens-pratiques
résultans de la longue expérience d'un professeur
obligé de s'occuper de tous les genres d'applications usuelles
que l'on chercherait vainement ailleurs réunis dans uu
seul ouvrage. Ces applications ne laissent rien à désirer sur
toutes les opérations et abréviations de l'arithmétique
dont la suite non interrompue conduit des procédés les
plus simples aux plus compliqués par des degrés insensibles
; sur les diverses natures d'escompte , la tare , l'avarie
, l'intérêt simple , commun et composé , les époques
moyennes , titres moyens , portées moyennes , prix
commun , etc.; les changes étrangers , les arbitrages ,
le pair intrinsèque , les valeurs numéraires et intrin
sèques des monnaies ; la comparaison des poids et mesures
de tous les peuples du monde ; le degré de fin des
métaux , la manière d'en hausser ou baisser le titre par
leur mêlange à la fonte; les annuités , etc.; toutes
Choses
qui ont obligé l'auteur à donner une infinité de définitions
et de détails étrangers à l'arithmétique proprement
dite , et cependant indispensables , tant pour qu'on
puisse , dans la pratique , en appliquer les règles à tous
les cas analogues aux différens intérêts du commerce ,
de la banque , des arts et métiers , que pour suppléer au
défaut de pratique , ou plutôt pour s'y exercer.
C'est ainsi , par exemple , qu'il a été entraîné à insérer
dans la première partie les notions de l'étendue , quoiqu'elles
appartiennent exclusivement à la géométrie ,
parce qu'elles sont indispensables pour comparer les
poids et mesures , ce qui suppose la connaissance de la
nature des unités linéaires de surface , de volume ou capacité
, et ce qui entre dans le vaste plan de l'Arithmeti
que-pratique , ainsi intitulée pour exprimer qu'outre les
principes de la science du calcul considéré en lui- même ,
elle contient toutes les applications qu'on en peut faire
aux divers intérêts du commerce et de l'industrie , tous
les procédés usités par les plus habiles calculateurs-pratiques
, et tous les renseignemens nécessaires sur les di
vers objets de ces mêmes applications. E.
134 MERCURE
DE FRANCE ,
"
SPECTACLES.
VARIÉTÉS.
Théâtre du Vaudeville. -Première représentation
du Voyage de Chambord , ou la veille de la
premiere representation du Bourgeois Gentilhomme.
Lorsque le public fait justice d'un mauvais ouvrage , il
ne reste plus au critique qu'à verser de l'huile et du miel
sur les blessures de l'auteur tombé ; mais lorsqu'un parterre
uniquement composé de quelques intrépides amis de
l'auteur applaudit à la plus insignifiante des productions ,
c'est alors au journaliste qu'il appartient de retablir les
faits , et d'avertir ses lecteurs de ne pas se laisser surprendre .
par l'apparence d'un succès usurpé.
+
et
On n'accusera pas les auteurs de ce vaudeville de s'être
tourmentes pour trouver quelqu'intrigue nouvelle ;
il leur a
paru plus commode de s'emparer d'une partie de celle du
Bourgeois Gentilhomme. La scène se passe å Chambord :
M. Le Simple , champenois , et tuteur d'Adèle' , refuse de
donner sa main à Derval, jeune peintre , qu'il n'a jamais vu .
On persuade àM. Le Simple que le Grand- Turc et le Grand-
Mogol viennent d'arriver dans l'auberge où il se trouve ,
qu'ils vont , en bons voisins , rendre une visite à Louis XIV :
cette mascarade est jouée par Baron et Lathorillière , acteurs
de la troupe de Molière. Derval , qui passe pour le truchement
de ces princes étrangers , leur présente M. Le Simple ;
sa tournure , son esprit conviennent beaucoup à son altesse
turque qui le choisit pour secrétaire M. Le Simple en signe
le diplome , qui n'est autre chose que le consentement au
mariage d'Adèle et de Derval.
Je croyais que l'ouvrage se terminait à cette scène ; mais
voilà Moliere qui arrive lui-même dans l'auberge pour nommer
: Derval peintre des décorations de son théâtre tous
les assistans se confondent en complimens : Moliere repousse
les éloges qu'on lui adresse ; et , dans une demi-douzaine
de couplets qui pourraient au besoin remplacer un
dictionnaire historique , il cite soigneusement tous les hommes
distingués de son siècle , et prétend que , dans cette
illustre réunion , il ne pourra être remarqué . Tout allait bien
jusque- là ; mais les spectateurs , entendant Molière citer
Montesquieu et Rousseau , les plus sages et les moins instruits
n'ont pu s'empêcher de donner quelques marques
d'improbation.
JUILLET 1808. 135
• Les auteurs demandés par quelques amis qui appelaient
dans le désert , ont été nommes : ce sont M. Desfontaines
et Dupin. Ce dernier n'est pas connu ; mais , comment se
fait-il que M. Desfontaines , qui est connu par des succès
nombreux et mérités , se trouve de moitié dans cet ouvrage ?
Encore une victoire comme celle- ci , disait un général à
ses officiers après une affaire très-sanglante , et nous serons
forcés de battre en retraite. Encore quelques succès pareils ,
pourront dire les entrepreneurs du théâtre du Vaudeville ,
et nous serons obligés de fermer,
B.
- NECROLOGIE. Notice sur la vie et les ouvrages de J. B.
JUMELIN , docteur-régent de l'ancienne Faculté de médecine
de Paris , et professeur de physique et de chimie au Lycée
Impérial; par N. L. M. DESESSARTS , membre de plusieurs
Académies .
J. B. JUMELIN , médecin , et professeur de mathématiques , naquit dans
une commune située entre Valogne et Cherbourg , le 12 Septembre 1745.
Quoiqu'il eût acquis toutes les connaissances indispensables pour
exercer la médecine avec succès , il avait moins de goût pour la science
médicale que pour les sciences physiques : aussi était- il sans cesse occupé
à répéter les expériences des plus célèbres physiciens , et à faire même
des essais qui pouvaient accélérer la marche de la science et accroître
sou domaine .
Parmi ces essais nous citerons ceux qui ont eu le plus de publicité.
Il inventa , en 1778 , un moyen pour prendre l'eau au haut des syphons
recourbés , sans interrompre le courant établi dans le syphon ; en 1779 ,
il fit une machine pneumatique d'une structure particulière , et une
pompe à feu , dont la construction diffère absolument de celles qui
existent un des travaux auxquels il s'est livré avec plus de constance ,
c'est la démonstration des effets résultans du mouvement de rotation
influencé par une ou plusieurs forces dont la direction fait angle
oblique avec l'axe de rotation .
"
J. B. Jumelin a fait un ouvrage ex professo sur cette matière qu'on a
dû trouver parmi ses papiers ; car il se proposait de le livrer à l'impression ,
et il l'avait annoncé à ses amis .
En exerçant la médecine il avait essayé de connaître , par des expériences
les effets de l'électricité sur l'économie animale ; il avait également voulu
découvrir les effets des stiptiques sur l'irritabilité , et déterminer l'action
générale des enivrans de toute espèce sur la même faculté , et l'action
particulière de chacun de ceux qui sont connus .
Ces travaux avaient acquis à J. B. Jumelin la réputation d'un amateur
136 MERCURE DE FRANCE ,
éclairé des sciences physiques , et lui avaient procuré la connaissance des
savans les plus célèbres . Ce fut dans une de ces sociétés , composée des
hommes les plus instruits de la capitale , qu'on proposa à M. de Choi
seul- Gouffier de mettre le docteur Jumelin au nombre des savans et des
gens de lettres qui devaient l'accompagner dans son ambassade à Constantinople
. Le docteur Jumelin fut flatté de faire partie d'une réunion
d'hommes aussi distingués par leurs talens dans tous les genres que ceux .
que cet illustre ambassadeur avait choisi , et il passa plusieurs années à
Constantinople. Il employa une partie de ce tems à faire des expériences
microscopiques avec l'abbé Spallanzani qui habitait alors la même ville ,
et recueillit avec soin tout ce qui concerne l'histoire naturelle de ce pays .
Ce fut dans un des voyages qu'il faisait sous la protection de M. l'ambassadeur
Choiseul - Gouffier qu'il découvrit les ruines de Githium , dont
personne n'avait parlé avant lui , et dont il fit la description dans un
Mémoire qu'il s'empiessa , à son retour en France , de donner à l'Iustitut
.
Le docteur Jumelin avait la passion des voyages . Aucun obstacle ne
l'arrêtait . Après avoir été témoin des époques les plus orageuses de la
révolution , sans y avoir pris d'autre part que celle d'avoir été chargé
de diriger une partie importante des travaux et des approvisionnemens de
l'artillerie des armées françaises , on lui proposa de faire un nouveau
voyage à Constantinople et dans la Mer- Noire . Quoique les circonstances
ne fussent pas favorables pour entreprendre un voyage aussi long et aussi
périlleux , le docteur Jumelin s'embarqua pour se rendre dans les îles de
l'Archipel , qu'il désirait revoir , pour y faire de nouvelles observations
sur l'histoire naturelle ; mais il avait à peine quitté les côtes de France ,
que le navire sur lequel il était fut pris par les Anglais qui le conduisirent
à l'île de Corse , dont ils s'étaient emparés . Le docteur Jumelin fut pri❤
sonnier dans cette île pendant plusieurs mois ; mais comme il n'était que
simple passager , et qu'il voyageait pour le progrès des sciences , il obtint
la permission de revenir en France.
Ce ne fut pas sans peine qu'il se vit forcé de renoncer aux espérances
qu'il avait conçues de perfectionner des travaux qu'il avait déjà com◄
mencés ; il fut sur-tout vivement affligé de la perte qu'il avait faite , lors
de la prise du vaisseau sur lequel il était embarqué , de ses manuscrits
et de ses instrumens de physique . Revenu en France , il s'y livra à ses
occupations ordinaires . Comme il avait été membre du Bureau de Consultation
des arts et des métiers , il avait conservé des relations avec les
savans les plus distingués , entr'autres , avec MM. Bertholet et Fourcroy.
Il avait été sur-tout très -lié , dans les commencemens de la révolution ,
avec le célèbre et infortuné Lavoisier. N'ayant jamais eu d'autre passion
que celle de s'instruire , il ne s'était pas occupé de sa fortune . Aussi , loin
d'avoir augmenté son patrimoine , il l'avait au contraire diminué pour
se procurer les instrumens nécessaires pour faire des expériences.
JUILLET 1808.
137
Le docteur Jumelin étant alors dans un âge trop avancé pour commencer
une nouvelle carrière , on lui conseilla de demander une place
· de professeur de physique au Prytanée , qui lui fut accordée : depuis ce
moment il ne soccupa plus que des sciences dont il était chargé de donner
des leçons à ses élèves . On peut dire , sans craindre d'être démenti
parceux qui l'ont connu , que jamais aucun professeur ne fut plus exact,
et ne mit plus de zèle que lui à remplir ses fonctions ; aussi fit-il d'excellens
élèves qui chaque jour le regrettent.
Pour rendre ses leçons plus utiles , il avait composé un Traité élé➡
mentaire de physique et de chimie , qu'il a fait imprimer , et qui a parų
l'année dernière . On y a trouvé le principal mérite de ces sortes d'ouvrages
,, l'ordre et la clarté. Les journaux ont donné de justes éloges au
travail du professeur Jumelin , qui avait le projet de faire paraître successivement
divers Traités élémentaires sur les mat es qu'il enseignait ,
lorsque la mort l'a enlevé à une épouse chérie , à sa famille , et à ses
nombreux amis , le 25 Septembre 1807 , à Visigneux , près Soissons . On
regrette , avec raison , qu'il n'ait pas eu le tems de mettre la dernière
main à tous les travaux qu'il avait commencés ; mais son Traité élé➡
mentaire de physique et de chimie suffit pour le placer au rang des savans
qui ont rendu des services importans à la jeunesse . Elle trouvera en
effet , toutes les notions dont elle a besoin , dans le volume qui contient
son Traité de physique et de chimie . Chacune de ces sciences y est
soumise à la discussion la plus claire et la plus méthodique. On peut
donc regarder ce volume comme un Manuel indispensable à tous ceux
qui veulent connaître les élémens de la physique et de la chimie.
--
9
Programme des prix pro- SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES.
posés pour l'an 1809. - L'Académie de Marseille , désirant seconder
l'impulsion que le Gouvernement vient de donner aux Français , pour
affranchir l'ancien continent d'une partie du tribut qu'il paye au nouveau
, et convaincue des avantages que les départemens méridionaux
et l'industrie nationale recueilleraient , s'il était possible de procurer
un nouveau moyen de consommation des produits de la vigne , qui
sont souvent sans valeur par l'effet des guerres maritimes et de la
stagnation du commerce ; propose pour sujet du Prix qu'elle décernera
dans sà séance publique du mois d'avril 1809 , un Mémoire en réponse
aux questions suivantes :
« 1º. Quels sont les procédés les plus économiques et les plus simples
» pour extraire le sucre du raisin ?
» Quelle sera la quantité , la qualité et la valeur du sucre qu'on
» pourra se procurer par la méthode proposée ?
» 2º. Quels sont les procédés les plus sûrs pour obtenir le sirop de
» raisin , dépouillé de tout acide et de tout principe étranger ?
138 MERCURE
DE FRANCE
,
» Dans quelles préparations pourrait -on substituer avec avantage
» sans nuire à leur qualité , le sirop de raisin au sirop de sucre ?
» Serait - il possible , par exemple , de le perfectionner assez pour en
» introduire l'usage dans la fabrication des liqueurs et des sirops , dans
>> la composition de certaines confitures , de plusieurs préparations
>> pharmaceutiques , etc. ?
- » 3º . Quelles sont les espèces de raisins , qu'il convient d'employer de
préférence pour l'extraction du sucre et du sirop de raisin dans le
» département des Bouches - du- Rhône et dans les départemens limi-
>> trophes ? >>
4 .
** L'Académie exige que les concurrens envoient avec leurs Mémoires
des échantillons des résultats de les expériences et des certificats des
autorités compétentés qui attestent les procédés qu'ils auront suivis
pour les obtenir . Ces certificats devront être rédigés de manière à ce
que le nom des concurrens ne soit pas connu de l'Académie , avant
qu'elle ait prononcé son jugement .
Le prix sera de la valeur de 600 francs.
Les Mémoires ne seront reçus que jusqu'au premier mars 1809 ; ce
terme est de rigueur.
L'Académie n'ayant reçu , depuis deux ans , aucun ouvrage pour le
concours relatif à l'éloge de M. de Montclar , procureur- général du
parlement de Provence , a retiré ce sujet de Prix , et elle a chargé un
de ses membres de prononcer à l'une de ses premières séances publiques
, l'éloge de cet illustre Magistrat.
Aucun des ouvrages qui ont été envoyés à l'Académie pour concourir
au prix de poësie qu'elle avait proposé sur la bataille d'Jena , ne lui
a paru digne de ce graud sujet et de la couronne académique . ,
L'Académie propose une seconde fois le même sujet de Prix pour
l'an 1809.
Les mêmes ouvrages pourront être reproduits avec les corrections
dont ils sont susceptibles .
Ils ne seront pas reçus après le premier mars 1809. Le Prix est de
la valeur de 300 francs .
L'Académie rappelle au public qu'elle doit décerner dans sa séance du
mois d'août prochain un prix de trois cents francs au meilleur Mémoire
qui lui sera adressé sur la question suivante :
«-D'après les changemens qui s'opèrent dans le systême politique des
» uations , quels seront , à l'époque de la paix maritime , les moyens les
>> plus propres pour ranimer à Marseille le commerce et la navigation ,
et pour en étendre les rapports ? »
.. Les Mémoires doivent être rendus avant la fin de Juin de cette année .
Au mois d'Août 1809 , elle décerna un Prix de la même valeur sur la
question médicale relative à la phthisie pulmonaire qui a été détaillée
dans un programme particulier.
JUILLET 1808 ...
159
Tout ce qui est relatif aux divers concours , don être adressé franc de
port, à M. Achard , Secrétaire perpétuel de l'Académie de Marseille .
NOUVELLES POLITIQUES .
--
( EXTÉRIEUR. )
TURQUIE Bucharest , le 6 Juin. D'après un ordre
du feld- maréchal prince Prosorowski , tous les soldats des
régimens qui se trouvent en Valachic , qui ont appris le
métier de charpentier , doivent être réunis au corps des
pontonniers .
Quelques différends qui ont eu licu dans le courant du
mois dernier , entre les habitans de la Valachie et de la
Bulgarie , ont déterminé M. de Tutschnikow , notre nou→
veau gouverneur , à rompre, toute communication entre
ces deux provinces .
la
RUSSIE. Pétersbourg, le 15 Juin. Dimanche dernier
, plusieurs régimens , parmi lesquels se trouvait une
partie de la milice choisie , se sont mis en route pour
Finlande. La garde à cheval s'est aussi mise en marche pour
Strina , sa résidence ordinaire pendant l'été . --
-
-La gazette de la cour contient un rapport des opérations
de nos armées en Finlande. Ce rapport va jusqu'au 15
avril seulement , et nous ne voyons pas que , depuis cette
époque , il soit survenu aucun événement important dans
ces contrées .
130
D'après ces nouvelles , « le général - lieutenant Tutschkow fut informé ,
Je 15 Avril , que l'ennemi avait fait , du côté de Limango , une fausse
attaque , à six heures du matin , tandis qu'il avait porté ses principales
forces contre le général-major Bulatow , du côté de Franzil. Le général
Bulatow , ne sachant pas que l'ennemi s'était -considérablement renforcé ,
´se reposant d'ailleurs sur la valeur reconnue de ses soldats , fut surpris par
un nombre bien supérieur , reçut deux blessures et tomba sans connais -
sance . Le détachement qu'il commandait se retira en désordre , abandonnant
quatre canons , et ayant essuyé une perte que le général
Tutschkow porte à cinq cents hommes. Cet avantage de l'ennemi lui
ouvrait le chemin de Wiganof et le mettait à même dee couper la retraite
au général Tutschkow qui était à Pihajocki ; celui- ci en conséquence
crut devoir se retirer .
M. le général , comic de Buxhowden , attribue cet avantage à la con140
MERCURE DE FRANCE ,
·
fiance et à la lenteur du général Bulatow , qui a donné le tems à l'ennemi .
de s'avancer de Franzil à Pawola , et d'exécuter son projet . Il aurait fallu
faire de fortes patrouilles et établir des védettes de Limango à Franzil . En
tout , il paraît que les mouvemens de la cinquième division n'ont pas été
assez prompts ; le général Tutschkow est resté cinq jours à Kopio. Lė
général Bulatow est aussi resté trop long-tems dans cette ville , au lieu
de poursuivre l'enuemi sur la route d'Uleaborg , son détachement d'ailleurs
n'était point en proportion avec les forces des Suédois . M. le
général en chef , comte de Buxhowden , a donné le commandement de
cette division au général - lieutenant Bajewski ; il devait aller lui -même
rejoindre ce corps , afin d'agir d'une manière décisive . »
SAXE. - Weimar, le 24 Juin. La superbe collection
de tableaux et gravures que feu le duc Frédéric- Auguste
de Brunswick-Oels a léguée par testament à notre souverain
, a été exposée aux regards du public pendant quinze
jours à l'Université d'Jéna. Sa bibliothèque , composée de
60 mille volumes , a été donnée à notre ville .
Le château d'Jéna qui a long - tems servi d'hôpital à
l'armée française , est entiérement réparé . On y conserve
le beau cabinet de minéralogie et de zoologic. Le nombre
des étudians à l'Université s'est considerablement augmenté
depuis Pâques. On doit ce succès au zèle et à la réputation
des professeurs,
-
DANEMARCK. Kiel , le 24 Juin. - D'après des nouvelles
particulières , il y a eu , le 10 , sur les frontières de
Norwège , une nouvelle affaire dans laquelle les Suédois
ont été battus. Vingt officiers , et plus de 350 sous- officiers
et soldats , sont amenés à Frédericthald comme prisonniers
guerre ; les Suédois ont perdu , en outre , deux pièces
de canon , et plusieurs caissons ou chariots de bagage.
de
ALLEMAGNE. Francfort , le 3 Juillet. - Le prince- pri+
mat fait élever au célèbre astronome Képler un monument
qui fera beaucoup d'honneur au ciseau de M. Danneker ,
sculpteur de Stuttgard . Le buste de Képler était déjà achevé .
il y a quelque tems. L'artiste vient d'exposer le bas relief
qui est en marbre de Carrare , et qui représente le Génie
de l'astronomie soulevant le voile d'Uranie : cette Muse présente
au Génie le télescope inventé par Képler.
---
BAVIÈRE. - Augsbourg, le 1er Juillet. Un nouvel édit de
censure , publié dans le royaume de Wurtemberg , établit un
collége particulier de censure , auquel il est enjoint de veiller
à ce qu'il ne s'imprime rien de propre à offenser des Etats ,
des souverains , des sociétés religieuses légalement établies ,
JUILLET 1868. 141
des personnes remplissant des fonctions publiques , ou même
des corporations et des individus. Les censeurs doivent également
empêcher la circulation de tout livre propre à
éteindre les sentimens de morale et de religion , à produire
des impressions préjudiciables à l'autorité des magistrats ,
l'ordre , à la tranquillité publique . On ajoute dans le même
édit que chacun est cependant autorisé à publier le résultat
de ses recherches sur la religion , lamorale , les sciences ,
la politique , ete . , pourvu qu'il le fasse toujours avec la
modération , avec la dignité que réclament de pareils
sujets.
- Les nouvelles de Vienne , da 26 Juin , marquent
que, depuis quelques jours , les marchandises coloniales
avaient baissé de cinq pour cent ; cependant le change avait
continué de baiss r , du 22 au 25 ; il était , à cette dernière
époque , à 270. A la clôture de la bourse , il avait remonté
et se trouvait a 250 ; on espérait qu'il ne tarderait pas à reprendre
le taux où il était au commencement du mois. Hier ,
le cours de Vienne s'est aussi beaucoup amélioré sur notre
place . Depuis quinze jours , il y a eu ici des pertes et des
gains considérables .
-
*
Les nouvelles de la Valteline marquent que le lac
formé par l'Adda , dans le val de Sermio , a débordé inopinément
par la chute d'une partie de montagne ; ce débordement
a formé un torrent qui s'est écoulé pendant douze
heures , et a entrainé beaucoup de terres . Les plaines fertiles
des environs de Tirano sont ravagées ; plusieurs ponts ,
même ceux qui étaient de pierre , ont été emportés.
Du 4 Juillet. - S. M. a publié une ordonnance qui porte
que le peage personnel auquel les Juifs étaient assujettis
dans plusieurs provinces de la monarchie bavaroise , étant
abroge , il est defendu aux communautés et aux particuliers
qui out possedé jusqu'à ce jour le droit d'exiger un péage
pareil , de l'exercer à l'avenir . Les communes qui jouissaient
encore de ce droit , sont celles de Nuremberg , Bamberg
, Donawerth , etc.
SUISSE . Lucerne , le 30 Juin . - La diète helvétique a
discuté , ces jours derniers , une question très-importante ;.
savoir , si le landammann de la Suisse peut envoyer des ambassadeurs
ou ministres extraordinaires aupres des puis
sances étrangères sans le concours de la diete ? Il n'a encore
été pris aucune décision sur cet objet que l'on regarde
comme l'une des questions les plus intéressantes de notre
142 MERCURE DE FRANCE ,
nouveau droit public. Ceux qui ont soutenu qu'il n'appartenait
qu'à la diete d'envoyer des ambassadeurs vers une
puissance étrangère , se sont fondés sur le texte méme de
l'acte de mediation , qui parait favorable à cette opinion ,,
ainsi que sur le danger qui pourrait en résulter pour Ja
Suisse , si le landammann seul jouissait de ce droit , tandis
qu'il n'est pas lui-même nommé par tous les cantons , mais
uniquement par le grand- conscil de celui qui se trouve
chaque année canton directorial . Ceux qui soutiennent
T'opinion contraire , ont représenté qu'il peut y avoir des
circonstances urgentes , des cas particuliers où il n'est pas
possible au landammann de convoquer une diète extraordinaire
, dont le rassemblement exige toujours un certain
tems , et qu'alors le landamnann qui représente le corps
helvétique à l'égard des étrangers , doit avoir la faculté de
pourvoir aux intérêts de la Suisse ; mais que l'on convient
cependant que cela ne doit avoir lieu que dans des circonstances
pressantes , etc. On est impatient d'apprendre comment
cette question va être décidée .
On s'est occupé des Suisses, qui étaient autrefois au service
de France et de Piémont . On a arrêté qu'un rapport
sur cet objet serait rédigé et présenté à S. M. l'Empereur
des Français.
.. Parmi quelques autres objets politiques soumis à la diète ,
on remarque plusieurs notes du chargé d'affaires de France ,
M. Rouyer. L'une de ces notes , relative au recrutement
des régimens suisses , invite la diete à prendre les mésures
nécessaires pour compléter ces régimens , l'expérience ayant
prouvé que la voie du recrutement volontaire n'est pas suffisante
pour le moment actuel , quoiqu'elle puisse l'etre à
l'avenir. La diète a pris le parti d'établir un comité particulier
pour
les recrutemens , et lui a envoyé cette note , en
le chargeant de faire un rapport sur cet objet important.
La diète s'est en outre occupée des relations commerciales
de la Suisse . Les députés de tous les cantons sont
arrivés munis d'instructions sur cet objet ; mais aucune de
ces instructions n'embrasse l'intérêt genéral de la Suisse ,
mais seulement l'intérêt particulier de l'un ou de l'autre
des cantons. Chaque député a émis le voeu d'augmenter les
relations commerciales avec la France , avec l'Italie ,
F'Allemagne . On a présenté des réclamations contre les mesures
prises par quelques-unes de ces puissances.
avec
La diète , convaincue que ces divers objets méritaient
une attention particulière , les a renvoyés à l'examen d'une
JUILLET 1868 . 145
commission spéciale , pour lui en faire un rapport dans le
plus court délai possible.
ROYAUME D'Italie. -- Milan , le 28 Juin. S. A. I..le
prince a rendu , le 22 de ce mois , un décret qui divise le
territoire maritime du royaumé en quatorze syndicats de
première c'asse , et trois de seconde classe . Les syndics sont
à la nomination du ministre de la guerre et de la marine.
---
Le local du couvent et de l'église des Frères -Mineurs ,
à Sinigaglia , est accordé gratuitement à l'hôpital des Enfans-
Trouvés et des infirmes de cette ville .
Sera publié dans les trois nouveaux départemens , lé
décret du 26 mai 1807 , qui abolit les confréries , excepté
celle du Saint -Sacrement , dans chaque paroisse .
( INTÉRIEUR ) .
-
Plaisance , le 28 Juin. La publication du sénatusconsulte
du 24 mai , qui a réuni à l'Empire français les
Etats de Parme , s'est faite à Plaisance le 26 de ce mois ,
jour de dimanche , de la manière la plus solennelle .
$
Bayonne , le 30 Juin 1808. Le 28 Juin , à midi , la
Junte espagnole s'est réunie dans le lieu ordinaire de ses
séances .
Après la lecture du procès -verbal , on a continué à proposer
à la délibération les différentes questions résultant
des opérations faites de vive voix ou par écrit , par MM . les
députés , sur le projet de constitution . Il a été procédé à
cet égard de la menie,manière que dans les séances précédentes.
La discussion ayant été suspendue à six heures du soir ,
il a été proposé à la Junte d'adhérer à ce que le Mémoire
des révérendissimes Pères , généraux des Ordres religieux ,
membres de la Junte , sur un objet dont le projet de constitution
ne faisait pas mention , savoir , l'utilité et le mode
de la réforme des religieux réguliers de l'un et de l'autre
sexe , fat remis avec recommandation entre les mains de
S. M. C. Cette proposition a été adoptée , et M. le président
a été chargé de présenter ce travail à S. M. , et la séance at
été levée .
Le surlendemain , 30 juin , les dernières modifications ou
additions proposées ont été mises en délibération en suivant
les memes formes que dans les précédentes séances .
--- La Junte a terminé ses séances le 6 de ce mois . Le
114 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808.
Moniteur donne aujourd'hui l'acte constitutionnel en espa
gnol et en français.
-S. M. a rendu , le 24 Juin 1808 , à Bayonne , son Conseild'Etat
entendu , un décret par lequel elle autorise la
Banque de France à établir un comptoir d'escompte dans
chacune des villes de Lyon et de Rouen , en se conformant
à ce qui a été déterminé à ce sujet par le décret du 18 Mai
dernier.
S. M. a rendu à Bayonne , le 24 Juin 1808 , son Conseild'Etat
entendu , un décret concernant les créanciers des
colons de Saint - Domingue ; ce décret contient les dispositions
suivantes :
1. Tout créancier pour une des causes prévues par l'article Ier du´
décret impérial du 20 Juin 1807 , concernant Saint- Domingue , pouira ,
en justifiant de son indigence , faire payer à son débiteur une provision
alimentaire et annuelle , qui ne pourra excéder l'intérêt du capital à
lui dû , et qui sera arbitré dans cette limite par les tribunaux , d'après
la position respective du créancier et du débiteur.
2. Les jugemens qui interviendront en cette matière , à défaut de
convention entre les parties , seront rendus sommairement et sans frais.
3. A défaut de convention à l'amiable entre les parties , il y sera
pourvu par les tribunaux , sommairement et sans autres frais que ceux
des citations et jugemens à interveni .
4. Ces jugemens seront exécutés provisoirement , nonobstant opposition
ou appel , et sans donner caution .
ANNONCES .
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers , avec des remarques
et des notes , par M. de Saintange . Nouvelle édition , revue , corrigée ,
le texte latin en regard , et ornée du portrait de l'auteur et de 140
estampes , gravées au burin sur les dessins des meilleurs peintres de
P'Ecole française , Moreau le jeune , et autres ; de l'imprimerie de Cra
pelet , sur ses nouveaux caractères neufs , sur papier vélin superfin , dit
Nom-de-Jésus , 4 gros volumes in-8° , hauteur du format in-4° , édition
tirée à 100 exemplaires , brochée avec soin. Prix , 150 fr. Les mêmes ,
même édition , sur papier dit grand raisin fin d'Auvergne , 4 gros
volumes grand in-8° , ornée du portrait de l'auteur et de 140 estampes ,
brochée. Prix , 84 fr. Chez Desray , lib . , rue Hautefeuille , nº 4.
-
ERRATA du N° . 364.
-
Page 76 , ligne 36 , ou plus ou moins ; lisez : à plus ou moins.
78 , 1 , ( par Errau 1618 ) ; lisez ( par erreur 1618 ) (*)
Idem , 7 , Telepus ; lisez : Telephus.
Idem , 14 , Télèpe ; lisez : Télèphe.
20 , Forcelini ; sez : Forcellini.
Idem ,
85,
17 , il est donc avec elle ; lisez : il est doux avec elle .
(*) La date de l'approbation de cet Opuscule intéressant du marquis
de Sérigné , est dû 3 Août 1697 , et celle du titre porte M. DC . XVIII.
( No CCCLXVI . )
SEINE
DE
LA
SAMEDI 23 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE.
LE TOMBEAU DE CLÉMENTINE ET DE JULIE .
ÉLÉGIE.
QUEL Son mélancolique a frappé mon oreille ?
Sous deux coups mesurés l'airain vient de frémir,
Tandis que dans les champs tout repose et sommeille
Marchons vers ces tombeaux pour veiller et gémir.
Voilà des nuits l'inégale courière
Qui montre son disque d'argent ,
Et sa vacillante lumière
Va me conduire auprès du monument.
Prête-moi , sombre Young , Pharmonieuse lyre
Qui rendait sous tes doigts des accords si touchans ;
Hélas ! le sujet qui m'inspire
Est le sujet qui produisit tes chants.
Vous n'êtes plus ! Clémentine , Julie !
Ce froid gazon vous couvre pour toujours . "
Sous le ciseau de la parque ennemie
Vous succombez au matin de vos jours .
Vous n'êtes plus ! Votre malheureux père
Vous déposa lui-même dans ces lieux ;
De ce verger lui -même ouvrant la terre
Lui confia vos restes précieux .
K
DEPT
cen
146 MERCURE DE FRANCE ,
Pour protéger votre dernier asyle ,
L'épineux églantier croise mille rameaux ,
Et dans ce bocage tranquille
Rien ne pourra troubler la paix de vos tombeaux.
Aux tiges d'un cyprès viennent s'unir deux roses ;
Oui ! de ces fleurs à peine écloses ,
Vous aviez la fraîcheur , l'éclat et la beauté ,
Hélas ! aussi même fragilité ! '
Dans leur parfum respirant votre haleine ,
Je crois cueillir encor vos baisers innocens ,
Lorsqu'autour de mon col vous formiez une chaîne
De vos petits bras caressans .
Je ne crains point qu'un jour la bèche impie
Vienne fouiller dans ces lieux respectés ,
Et votre ami qui n'aime plus la vie ,
Pourra bientôt s'asseoir à vos côtés.
Qui , oui ! bientôt j'en conçois l'espérance ,
Nous nous verrons dans un séjour meilleur ;
Je tends les bras avec impatience ,
Et crois déjà vous presser sur mon coeur.
Je reverrai ces grâces enfantines ,
Ces yeux d'azur , ces blonds cheveux ,
Ce teint brillant , ces douces mines ,
Tous ces attraits naissans dont j'étais amoureux.
Cieux , entr'ouvrez vos portes azurées !
Que par un doux souris ces ombres adorées ,
Calmant mes esprits inquiets ,
Viennent dire à mon coeur : nous reposons en paix.
Alors , sans murmurer , j'attendrai , plus tranquille ,
Le moment où la mort , brisant uu vil argile ,
Auprès de mes enfans me rendra pour jamais.
Doute irréligieux ! coupable incertitude !
Loin du séjour de la béatitude ,
Eh ! pourquoi donc un Dieu puissant et bon
Placerait - il ces ames innocentes ,
Du bien et du mal ignorantes ?
Pour punir mes erreurs ? - Non , non :
Malgré mes maux , malgré ma repentance ,
Si j'ai pu mériter la céleste vengeance ,
Ma tête suffira , je ne puis échapper ,
Et sur moi soul la foudre doit frapper .
Mais je vois que déjà l'aurore matinale
JUILLET 1808 . 147
D'un léger incarnat colore l'horizon ;
Phoebé s'enfuit , timide et pâle ,
Devant les coursiers d'Apollon .
Déjà le coq par son bruyant ramage
A réveillé l'habitant du village ,
Et les cloches des boeufs par leur son argentin
M'annoncent . qu'on reprend les travaux du matin.
Il faut quitter ces lieux. Adieu ! tombe chérie ;
Adieu , Clémentine et Julie ;
Adieu , je reviendrai demain.
YDUAG .
ENIGME..
TOUJOURS ! jamais ! ces mots , qui font l'éternité ,
Sans moi , lecteur , n'auraient point existé.
Suivi d'un adjudant , je supplée à moi- même.
Je me passe de lui quand j'estime , quand j'aime ,
Quand j'honore , ou bien imagine ceci ,
Quand j'offre enfin , et quand j'usurpe aussi .
-
Trois mois de l'an me portent à leur tête.
Je ne les nomme pas . Tu serais une bête ,
Si tu pouvais plus long-tems m'ignorer.
S .......
LOGOGRIPHE.
Au nom d'un grand niais mariez une fleur ,
Vous trouverez un fruit acerbe en sa primeur .
CHARADE .
AVEC grand fracas , mon premier
T'appelle dans les bois , mon aimable Araminthe ;
Tu parais quel bonheur de te voir sans contrainte !
Que j'admire en toi mon entier !
J'aurais un plaisir singulier ,
A le serrer de la plus førte étreinte .
K 2
148 MERCURE DE FRANCE,
Tu me repousses , ah ! tu céderais sans crainte ,
Si tu n'étais trop mon dernier.
M.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Férule .
Celui du Logogriphé est Musée , où se trouve Muse.
Celui de la Charade est Vol-taire .
LITTÉRATURE . —-SCIENCES ET ARTS .
LA PAUVRE SARA.
SARA NELKEN était la plus jolie et la plus malheureuse
fille d'une petite ville de Silésie , ' Sa mère avait perdu la vie
en la lui donnant ; son père , honnête cultivateur , l'avait
laissée en mourant , sous la garde d'une tante qui conservait
dans tous ses traits , dans toutes ses manières , l'orgueil d'avoir
été première femme de chambre d'une comtesse du Saint-
Empire. Le caractère insolent et acariâtre de Me Dorothée
Babeck était le fléau de toutes les jeunes personnes du
quartier.
Sara , dans sa dix- septième année , livrée au travail le plus
assidu , et tremblant sans cesse devant sa tante , était loin de
soupçonner qu'e le fut un prodige de grâces et de beauté . Un
jeune élève du chirugien , son voisin , ne s'en était que trop
aperçu ; il rasait ( 1 ) les premiers personnages de l'endroit ,
et tout-à-coup il négligea ses plus illustres pratiques. Il les
charmait par sa politique et ses grands récits ; et maintenant ,
lorsqu'on lui demandait des nouvelles , il ne savait plus que
répondre qu'il avait vu passer Sara , que Sara était bien jolie
et Mme Babeck bien méchante . Jamais Albert n'avait osé
aborder cette redoutable tante ; quand il la voyait , avec sa
nièce , sur le seuil de sa porte , il avait toujours envie de lui
adresser quelque compliment bien respectueux ; mais les yeux
de Mme Babeck étaient si terribles , que le pauvre jeune
(1) On sait qu'en Allemagne , et dans tout le Nord en général , ce son
les chirurgiens qui rasent.
JUILLET 1808 . 149
homme se hâtait de lui tirer son chapeau jusqu'à terre , et
de se réfugier chez son patron .
Cependant le hasard , qui gouverne tout , lui fournit enfin
l'occasion d'ouvrir son coeur. Toute la ville s'était rendue à
la fète d'un village voisin : Albert , plongé dans ses réflexions
chagrines , revenait seul , au jour tombant , par un sentier
détourné. Qu'aperçoit- il à vingt pas devant lui ? Mme Babeck
et Sara. Il veut presser sa marche , les jambes lui manquent .
Mais la pluie commence à tomber , et Sara a un chapeau
tout neuf ! Albert sent renaître son courage , il s'approche ,
détache de son cou sa belle cravate de soie ponceau, et supplie
la jeune personne de permettre qu'il lui en couvre la tête . Mme
Babeck se retourne avec surprise , et prenant la mine impo
sante dont elle s'armait jadis pour défendre l'entrée du boudoir
de la comtesse : « que veut Monsieur ? dit- elle d'une voix
» aigre . — Je crains , Madame , rubans
e le chapeau , les
» de Mademoiselle .... Ce n'est pas vous qui les lui avez
>> donnés , Monsieur. Mais , Madame , sa santé ! elle a
» chaud , si un rhume.... Si elle est malade , Monsieur
» ce ne sera pas vous qui la soignerez . Adieu . » Et elle lui
tourna le dos : les yeux de Sara semblaient le remercier et
lui demander excuse. Il resta pétrifié .
"
Le lendemain , il se traîna machinalement chez ses pratiques
; mais le désordre de son esprit avait totalement égaré
sa main. Le marguillier de la paroisse reçut une estafilade
qui ressemblait à un coup de sabre ; le bailli faillit avoir
le nez emporté , et , pour la première fois de sa vie , le bourguemestre
manqua l'audience , en attendant son barbier.
Le chirurgien reçut de toutes parts des plaintes sur la maladresse
de son élève . Albert , désespéré , lui avoua la cause
du trouble qui s'était emparé de son esprit ; le patron ,
qui l'aimait , lui répond que si Mme Babeck savait que ,
dans quatre ans , il peut se faire recevoir maître chirurgien
, elle deviendrait , à coup sûr , plus traitable. Albert ,
à cette douce perspective , reprend de la confiance et des
forces ; il passe la nuit à méditer sa harangue , et , de grand
matin , il frappe à la porte de Me Babeck. « Quoi ! c'est
» encore vous , Monsieur ? Madame , dans la confusion
» inexprimable ……... dont je me sentis ..... dont je me sens
» encore saisi...... » Aucune de ses belles phrases ne lui
revient ; il balbutie , et finit , avec beaucoup de peine , par
faire comprendre à la terrible tante que , dans quatre ans ,
il espère obtenir une maîtrise , et se montrer digne , alors ,
de la main de Sara. Dans quatre ans ! Monsieur croit-il
-
150 MERCURE DE FRANCE ,
» que nous soyons faites pour l'attendre ? Et d'ailleurs , que
>> fera Monsieur dans quatre ans ? Les Titus ont ruiné les
» perruquiers ; les hommes n'ont qu'à reprendre la mode
» des longues barbes , comme leurs ancêtres , et voilà les
>> barbiers aussi sans travail . Quant à la chirurgie , que
» vaut-elle à présent ? Sommes - nous encore dans le bon
» tems où toute personne raisonnable se faisait saigner
>> une fois par mois ? ou bien Monsieur se figure-t- il qu'on
» va se. casser tous les jours , des bras et des jambes ,
» pour avoir le plaisir de l'employer ? Allez , allez , M.
» Albert , reprenez votre rasoir , et laissez -nous en repos . »
9
Le pauvre jeune homme ne répond que par un profond
soupir ; il trouve à peine la force de rentrer chez son
maître , et de lui raconter la triste issue de sa démarche .
Le chirurgien ne veut pas qu'il se laisse abattre ; il lui
représente qu'avec du courage , au contraire , il peut , en
doublant ses efforts , diminuer de moitié le tems de son
apprentissage. La dureté de Mme Babeck avait inspiré à
Albert , par réflexion , un ressentiment violent dont il tira
ane ardeur inespérée pour se livrer aux études , qui devaient
le conduire au jour heureux , où il pourrait tirer d'elle la
plus douce des vengeances , en épousant Sara . Son application
fut couronnée de succès si rapides , qu'au bout de
quelques mois son maître , hors d'état de lui faire faire de
nouveaux progrès , lui conseilla d'aller suivre les cours des
grands démonstrateurs de la capitale .
Quelque douloureux qu'il parut d'abord au pauvre Albert
de s'absenter du séjour qu'habitait l'objet de toutes ses
affections , l'idée qu'il ne s'éloignerait d'elle que pour travailler
à la mériter , vint lui prêter une nouvelle énergie.
Il part pour Berlin , après avoir trouvé le moyen de faire
remettre à Sara un billet , où il l'instruisait de sa résolution
, et lui jurait de lui conserver sa tendresse et sa foi .
Me Babeck apprit , avec une extrême satisfaction , le
départ d'Albert . Elle ne croyait pas qu'il eût fait une grande
impression sur le coeur de sa niece ; mais elle calculait ,
du moins , qu'il lui serait bien plus facile désormais de la
disposer à écouter les soupirs d'un vieux greffier qui , vingt
ans auparavant , avait brûlé du plus beau feu pour
la respectable
tante elle -même. En un instant sa joie fut troublée ,
son ambition confondue. Un juif, qu'elle chargeait secrètement
de secourir les malheureux , en leur prêtant sou argent
à cent pour cent , disparut tout à coup avec le plus clair
de sa petite fortune. Le greffier se trouva , sur l'heure
JUILLET 1808. 151
guéri de tout amour pour la nièce , comme de toute amitié
pour la tante.
-
Après avoir donné d'abondantes larmes à ses ducats ,
Mine Babeck puisa quelques consolations dans une idée lumineuse
que lui suggéra son bon naturel , aidé d'une longue
expérience . Une tante vulgaire n'eût songé qu'à se défaire
au plutôt d'une nièce qui lui était devenue à charge ; Mme
Babeck imagina un expédient qui devait avoir le double
avantage de la débarrasser de la sienne , et d'en faire en
même tems pour elle la source d'une nouvelle fortune .
« Ecoute , ma chère Sara , lui dit-elle ; tu vois que ce
» maudit juif m'a ruinée de fond en comble. Tes parens
» ne t'ont rien laissé , mon enfant ; ainsi il faut songer à te
» tirer de la situation où nous voil outes deux. Moi , je
>> ne puis plus rien entreprendre ; ris je vais , du moins ,
» t'aider de mes conseils . Le comte e a comtesse de Hoch-
>> buttel ont conservé un souvenir tes flatteur de mes ser-
» vices ; avec une lettre de moi , tu s
» je le serais moi - même. Avant 1 .
>> adroite comme tu l'es , que sait-o
» mière femme de chambre de ma
» tu savais ce que c'est que d'êtr
>> chambre d'une comtesse ? D'abor
reçue d'eux comme
de l'année , jolie
peux devenir prela
comtesse ; et , si
remière femme de
>>
chbuttel .
Mme Babeck fut obligée de s'arr t'au moment d'entrer
dans des détails qui souriaient encre tant à sa mémoire ;
la pauvre Sara , suffoquée par ses sanglots , était hors d'état
de l'entendre . Elle la laissa pleurer à son aise , et alla composer
une longue épître à ses anciens maîtres , pour les supplier
d'admettre dans leur maison une nièce formée par
elle aux bons principes . Partout ailleurs où les bons principcs
de Me Babeck eussent été cnus , ils auraient suffi
pour faire rejeter sou élève ; mais en était autrement , et
pour cause , chez M. le comte de
Sara , munie d'un petit paquet Ja précieuse lettre de
sa tante dans son sein , s'achemir tristement vers la capitale
. Elle se fait indiquer l'hôtes u comte ; elle entre ,
la tête baissée . Elle était déjà sur les premières marches
du perron , lorsqu'une grosse voix lui crie : « Où allez-vous ,
» la petite ? » Effrayée , elle se retourne , et voit une tête
passée par une lucarne , près de la porte ; c'était celle du
/ suisse qui répète sa question avec la même aménité . « Mon-
» seigneur , répond-elle toute tremblante , voici une lettre
» de ma tante. » Le largè baudrier et les épaulettes du
suisse lui avaient ébloui les yeux , elle le prenait pour le
152 MERCURE DE FRANCE ,"
comte .
xx
ww «Et quelle est cette tante ? Mme Dorothée Ba-
>> béck . - Ah ! la chère Mme Babeck ! Nous voyons ce que
c'est montez , la petite , montez. » Il sonne ; un domestique
vient au- devant de Sara , prend sa lettre , et la porte
à l'une des femmes de la comtesse.
Pendant que Sara attend dans l'antichambre , entourée de
de dix laquais , qui la considèrent en ricanant , nous allons
essayer de faire connaître les maîtres de la maison. Leur
fortune était immense ; ils en avaient joui si long-tems , et
de tant de façons ensemble , qu'ils imaginèrent , un jour ,
de chercher le bonheur , chacun de son côté , et à sa manière.
M. le comte de Hochbuttel acquit la plus brillante
renommée par ses chevaux , son jeu , et ses maîtresses ; Mme
la comtesse remplit toute l'Allemagne du bruit de ses soupers
à la française , de ses romans , et de ses noirceurs.
Effrénée dans ses passions , implacable dans ses vengeances ,
rien ne lui coûtait pour assouvir les unes et les autres.
-
-- Sara est enfin introduite à sa toilette . « M Babeck
» me dit beaucoup de en de vous , mon enfant ; mais , levez
>> donc la tête , qu'on voie ! Oui , de la figure , des yeux....
Et , pas de service Non , Madame la comtesse .
>> J'entends , toute la gaucherie de la province ; maís , on
» vous formera , la petite , je vous recommanderai à Mlle Ida ,
» ma femme de confiance . Je ne puis me résoudre à renvoyer
» ce qui me vient de la part de cette bonne Babeck . » Sara
rendait grâces au ciel de lui avoir donné une maîtresse aussi
indulgente.
-
Le comte , qui avait été averti par un de ses gens , entra
comme par hasard. « Ah ! vous voilà , Comte ; je vous
>> aurais fait prier de passer chez moi. La pauvre Dorothée !
» savez-vous qu'il lui est arrivé de bien grands malheurs ?
» tenez , voici sa lettre et sa nièce . Oui , la lettre doit être
>>> tout-à-fait touchante ; mais la nièce est bien , très- bien, foi
» d'homme d'honneur. Vous n'êtes donc pas heureuse, petite?
>> Monseigneur , dans votre maison, je ne puis manquer de
» l'être , à ce que m'a dit ma tante. Elle a , parbleu , raison
» votre tante... Mais , elle est jolie , sur ma parole , du dernier
» joli ! Qu'est- ce que vous ferez de Comtesse ? Tenez , il
» me vient une idée excellente , à moi ; vous savez que mon
>> valet de chambre est un lourdaud qui casse et déchire
>> tout ce qu'il touche : il faut charger la petite d'avoir soin
» de mes dentelles et de mes porcelaines . Ce sera toujours une
>> occupation pour elle , en attendant qu'elle soit en état
» de faire son service auprès de vous. La comtesse ne
ça ,
JUILLET 1808 . 153
put s'empêcher de rire aux éclats . « Vos dentelles et vos
porcelaines ! en vérité , Comte , je ne vous vis jamais si
» soigneux et si rangé. Au reste , vous êtes le maître . Allez ,
» Sara ; le valet de chambre de monsieur le comte vous ins-
» truira de ce que vous aurez à faire . »
Sara se retira en faisant une profonde révérence ; un
rouge de feu couvrait ses joues ; les regards du comte et les
ris de la comtesse l'avaient toute déconcertée . Les deux illustres
époux restés seuls , continuèrent à s'égayer sur l'idée du
comte , et sur l'embarras de la petite innocente.
- « C'est
>> assez plaisanter , dit enfin la comtesse , avec le plus noble >> sang-froid : vous savez nos arrangemens
, comte ; liberté ,
>> liberté absolue ! >>
---
M. le comte sort en baisant la main de sa digne moitié , et
se sentant très-disposé à user , dans toute sa plénitude , de la
permission qu'elle voulait bien lui donner ; l'occasion ne
tarda pas à s'en offrir . Dès le lendemain matin , Sara , docile
aux leçons du valet-de - chambre et de Mlle Ida , était dans
l'anti-chambre de son maître , occupée à bâtir son jabot et
ses manchettes de point. Le com Paperçoit et sourit. Il
sonna pour demander son déjeûner , et , au lieu de l'épais
valet-de -chambre , c'est la jolie Sara qui vient lui verser son
café . « Aravir , petite , lui dit-il ; nouveau Jupiter , me
» voilà servi par une Hébé ; et , sans doute , la sienne n'était
pas aussi jolie que toi , car eût -il pu se résoudre à la rem-
» placer par Ganymede ? — Je ne sais pas quel était ce
» Monsieur-là , répondit modestement Sara ; mais j'ose vous
> assurer , M. le comte , qu'il ne prenait pas de meilleur café
» que vous ; j'y ai mis tous mes soins. Mille grâces , char-
» mante petite , il ne peut être que délicieux .... Mais que
>> vois-je ? Comment est-il possible d'avoir des mains de cette
» blancheur , en province , et au milieu d'occupations gros-
» sières ? » Et il lui prenait la main pour mieux la considérer.
Sara essaya de la retirer , le comte la serra plus fort.
— « Tu veux en vain m'échapper , belle enfant ; il faut que
» tu apprennes à connaître où ton heureuse étoile t'a con-
>> duite ; tiens , prends une tasse , un siége , et déjeûne avec
» moi. Ah ! M. le comte , je sais trop bien que le res-
» pect ... Point de respect , ma petite ; de la confiance et
» de l'abandon ! » Il approche une chaise , et la fait asseoir
malgré elle. Sara couvrait avec son mouchoir la rougeur de
son visage. « Quoi ! pleurerais- tu , par hasard ? . Mais , je
» devine , tu as laissé là-bas quelqu'objet chéri , un amant
» bien gauche , bien sot , bien transi ? Non , M. le comte ,
--
-
-
-
154 MERCURE DE FRANCE ,
- ((
-
―
1
-
>>>>Albert n'est ni sot , ni gauche. Ah ! ah ! c'est un mon-
» sieur Albert ! Et qu'est-ce que c'est que monsieur Albert ?
C'est un honnête jeune homme qui m'a promis de m'é-
» pouser. - Oui , oui , comme cela se promet ; et où est-il ce
>> Monsieur qui épouse ? · Hélas ! il est à Berlin ; mais mal-
>> heureusement je ne sais où il demeure.
pas
Malheureu-
>> sement ? Voyez donc la petite innocente ! Allons , Sara ;
» oublie ton M. Albert , ou du moins ne m'en parle plus. Va
» mettre le verrou à la porte de ma chambre ; il ne faut pas ,
» en effet , que mes gens voient que je te fais déjeûner avec
>> moi . » Sara court à la porte , l'ouvre et s'enfuit . Le comte
se lève, s'élance après elle, et rencontre dans l'anti- chambre
un chasseur à la livrée du premier ministre , qui lui annonce
la visite de son maître . En toute autre circonstance ,
la vanité du comte se serait trouvée flattée de cette visite ;
il fallut , dans le moment présent , qu'il fit un grand effort
sur lui -même pour ne pas maudire à haute voix les fàcheux
et les premiers ministres.
trouva
Devenue méfiante depuis cette dernière tentative , Sara
trouvait toujours quelque moyen de n'entrer dans l'appartement
de M. le comte , que lorsqu'elle savait qu'il n'était
point seul. Piqué de ses petites rusés , le comte ,
bientôt un prétexte pour mettre sa prudence en défaut. La
résistance ne fait que l'enflammer davantage ; il devient
très- pressant . Sara , semblable à l'oiseau échappé que l'on
veut reprendre , vole d'un bout de la chambre à l'autre ; le
comte la poursuit , il saisit enfin une de ses mains , mais de
l'autre elle le repousse ses doigts s'embarrassent dans les
cheveux du comte , et son faux toupet s'y trouve suspendu .
Dans ce moment , la porte s'ouvre . . . . C'était la comtesse
qui amenait chez son époux une jeune femme , à laquelle
tout Berlin savait qu'il cherchait à plaire . La surprise , l'embarras
du comte ne peuvent se décrire . La jeune femme
riait aux éclats ; la comtesse se mordait les lèvres pour n'en
pas faire autant ; et Sara confuse , quoique victorieuse , son
tablier à ses yeux , avait déjà gagné l'anti- chambre .
Le comte , dissimulant son dépit , s'efforça de plaisanter
lui-même sur sa mésaventure ; mais il était intérieurement
trop humilié pour ne pas s'occuper déjà de ses moyens de
vengeance : il saisit les premiers que lui offrit le hasard ; et
ce fut le soir même dans une conversation qu'il eut avec la
comtesse.
« Vous sentez bien , Madame , lui dit-il , que j'avais trop
» d'usage pour ne pas tourner en plaisanterie la scène de ce
JUILLET 1808. 155
» ser.
―
>> matin ; mais , maintenant que nous sommes seuls , je ne dois
» pas vous cacher que c'est un monstre d'ingratitude que
» votre petite Sara. Comment , ma Sara ? Mais , comte , je
» ne l'ai prise que parce que vous avez paru vous y intéres-
Moi ! de ma vie : et comment m'intéresserais -je à
» une petite effrontée qui ne respecte rien , pas même sa
» maîtresse , et qui se permet de parler d'elle avec une im-
>> pudence ... De moi ? la malheureuse ! Et qu'ose-
» t-elle dire ? En vérité , je ne puis prendre sur moi de le
» répéter. Expliquez-vous , comte , je l'exige . Eh
>> bien ! elle va débitant par-tout que vous mettez du blanc .
>> - Langue de vipère ! Que vos sourcils sont peints .
Que vous avez trois dents postiches.
-
-
----
>> L'infame ! · Oh !
» la scélérate ! je n'en veux pas entendre davantage . Oh !
» petite misérable , que tes noirceurs vont te coûter cher ! »
Le comte souriait , il voyait que tous ses traits avaient porté .
Dès le lendemain , Sara fut reléguée dans les cuisines , et
condamnée aux emplois les plus vils de la maison. Tous les
domestiques la plaignaient ; elle supportait son sort avec
patience , et n'éprouvait de chagrin que lorsqu'elle rencontrait
l'orgueilleuse Ida , qui ne manquait jamais de lui rire
au nez en haussant les épaules .
Pauvre Sara ! elle était loin de prévoir à quels excès la
vengeance allait se porter contr'elle . Heureuse d'ètre délivrée
des poursuites de M. le comte , et se rappelant toujours
le premier accueil de sa maîtresse , elle se livrait à l'espoir
d'être bientôt rapprochée d'elle , lorsqu'un matin , Ida lui
apporte l'ordre de sortir de l'hôtel à l'heure même. Elle
demande qu'il lui soit permis d'aller se jeter aux pieds de la
comtesse ; la cruelle messagère lui répond que si elle tarde
d'un instant à obéir , elle la fera traîner à la porte par des
valets.
, Sara , dans lá rue son paquet
sous le bras , ne sachant
de
quel côté se diriger
, entre
chez une honnête
marchande
,
dont la boutique
était presqu'en
face de l'hôtel
de Hochbuttel
;
elle lui expose
son embarras
. La marchande
lui offre de la
conduire
chez une riche
douairière
, où elle peut compter
sur les meilleurs
traitemens
. Sara accepte
avec reconnaissance.
Tout à coup paraissent
deux agens de police, qui l'arrétent
comme
accusée
de vol . A ce mot affreux
, ses joues
pålissent
, un tremblement
universel
la saisit ; elle veut
parler
, sa voix expire
; et ces signes
de son innocence
sont
déjà pris pour une première
conviction
. La bonne
marchande
elle-même
, levant
les yeux au ciel , s'écriait
: « Hé-
1
156 MERCURE DE FRANCE ,
» las ! dans un âge aussi tendre , avec une physionomie qui
» respire la candeur , qui l'eût jamais pu soupçonner ? »
Sara est conduite , ou plutôt portée à l'interrogatoire du
magistrat charge de la police. On ouvre son paquet , et le
premier objet qu'on y aperçoit est un collier de diamans , qui
est reconnu appartenir à la comtesse de Hochbuttel . Il est
présenté à la jeune accusée , qui avoue l'avoir yu plusieurs
fois sur la toilette ', ou au cou de sa maîtresse . On lui demande
comment ce bijou se trouve parmi ses effets ; elle ne
répond que par un sourire plein d'amertume et d'expression.
Elle est envoyée en prison. 368
>>
L'instruction du procès commence : Ida vient y déposer
comme témoin ; les probabilités s'accumulent . Sara , sommée
de confesser son crime , dit d'une voix douce , mais
ferme : « Messieurs , en vérité , je ne suis pas coupable.
Jamais on ne put tirer d'elle d'autres paroles . « Mais la
» sûreté publique , disaient les uns , veut un exemple : sans
doute , disaient les autres ; mais elle est trop jolie pour être
>> condamnée . » Cette dernière réflexion fut l'arrêt de la
malheureuse Sara . Le président du tribunal , homme intègre
, mais timide , craignant en effet de paraître séduit par
les charmes d'une jeune fille , s'arma , par un excès contraire
, d'une rigueur aveugle : son opinion entraîna celle de
ses collègues ; la fatale sentence fut prononcée . On vint la
signifier à Sara dans sa prison . Elle dit encore avec le même
calme « Messieurs , en vérité , je ne suis point coupable . >>
Déjà le jour du supplice est fixé ; déjà , selon l'usage du
pays , elle est revêtue de son habit de mort , de la fatale
robe blanche et noire . Elle était assise sur un banc de pierre ;
ses mains étaient liées : elle priait . Le docteur Naumann ,
chirurgien des prisons , suivi d'un de ses élèves , traversait la
cour le jeune homme , frappé du costume sinistre de la
prisonnière , arrête ses regards sur elle ; il jette un cri
lamentable ; il tombe à ses pieds : c'était Albert.
Depuis son départ de sa ville natale , Albert n'ayait rien
négligé pour se procurer des nouvelles de sa chère Sara ;
mais, tout ce qui était parvenu à sa connaissance , c'est
qu'elle était partie pour Berlin . Me Babeck n'avait eu garde
de confier à personne en quelle maison elle envoyait sa niece ;
et Sara , pendant le peu de tems qu'elle avait passé à l'hôtel
de Hochbuttel , n'avait pu faire que de légères recherches
pour découvrir la demeure de son fidèle Albert .
« Sara , ma Sara , lui disait-il d'une voix qu'entrecou-
» paient les sanglots , était- ce ici que je devais te revoir ? »
JUILLET 1808. 157
-Elle ne pouvait l'entendre : elle était complètement évanouie
. Albert arrosait de larmes les liens dont étaient chargées
ses mains délicates , il les serrait dans les siennes , il
l'appelait à grands cris . Les secours du chirurgien la firent
revenir peu à peu ; son premier regard rencontra celui de
son amant ; et ces paroles , qui semblaient être les seules
dont une commotion violente lai eût laissé l'usage , sortirent
aussitôt de sa bouche : « Messieurs , en vérité je ne suis point
>> coupable.
» Non , elle ne l'est point , s'écria le jeune homme , non ,
» elle ne peut l'être ! Monsieur , dit- il à son maître , cette
>> malheureuse fille a toute ma tendresse ; si elle périt , je
» meurs . Sauvons-la ; c'est moi qui vous devrai la vie . -Hé-
» las ! que puis-je faire pour elle ? son arrêt est prononcé.—
>> Eh bien ! si ses juges n'ont pas été touchés de sa jeunesse
» et de sa beauté , vous savez qu'il est un état du moins , ой
» les lois ordonnent de respecter les jours de la femme la
>> plus criminelle ; c'est la seule voie de salut qui nous reste,
» employons-la . - Jeune homme , vous exigeriez de moi
» une fausse déposition ? — Eh ! ne sont - ce pas aussi de
>> fausses dépositions qui l'ont perdue ? Serons-nous plus
Sans
»> scrupuleux que les scélérats qui l'assassinent ? »
attendre la réponse définitive du docteur , Albert se penche
vers Sara , il lui parle à l'oreille ; il lui dicte la déclaration
qu'elle doit faire : mais quelle est sa surprise et sa douleur ?
Sara , par un simple signe de tête , exprime son refus de recourir
au moyen qui lui est offert ; puis levant les yeux au
Ciel , et s'efforçant de ramener ses mains sur son coeur , elle
semblait dire : « Ils ont voulu ma mort ; laissez -moi du moins
» la recevoir avec toute mon innocence !
-
-
-
» Vous le voyez , mon ami , dit le docteur ; irai -je attester
» ce que cette infortunée dément elle-même ? Venez , quit-
>> tons ces horribles lieux ; épargnez-vous un spectacle dé-
>> chirant. Moi , que je la délaisse , s'écrie Albert , que je
» la fuie quand elle n'a plus que moi sur la terre ! Non , je
» ne m'en sépare plus ! .... » La cloche funèbre se fait entendre
, les portes s'ouvrent , la garde paraît . Albert frémit ,
il embrasse étroitement Sara , il veut la couvrir de son corps ;
lutte trop inégale ! elle est bientôt arrachée de ses bras ;
il s'élance sur le sabre d'un soldat , il tente de s'en percer
mais , à l'instant même , désarmé , saisi , il voit entraîner
celle qu'il adore ; il to mbe à terre sans force et sans mouvement.
Le funèbre cortège s'avance vers le lieu du supplice ; le
158 MERCURE DE FRANCE ,
peuple , en contemplant la victime , paraissait touché de la
voir si jeune et si belle ; et par un cruel caprice du coeur.
humain , toute cette multitude se précipitait pour être témoin
du coup fatal qui allait trancher ses jours. Tout à coup le
canon retentit , de bruyantes acclamations l'accompagnent ;
des cavaliers percent la foule en criant : grâce ! grâce ! On
les entoure , on apprend que la Reine est accouchée , que
l'héritier du trône vient de naître , Un antique usage accorde
la vie à tous les condamnés . Le peuple entier répête les cris
de grâce ; Sara est reconduite à la prison ; elle n'avait point
changé de visage un seul instant ; elle paraissait profondément
insensible à tout ce qu'elle voyait , à tout ce qu'elle entendait .
-
Au bruit qui se fait autour de lui , Albert sort de l'anéantissement
où il était plongé. Ses yeux s'ouvrent , aperçoivent
Sara , il la prend pour son ombre , il se croit transporté avec
elle dans un autre monde . «‹ - Elle a sa grâce , lui criait- on
» de toutes parts , elle ne mourra pas. - Elle ne mourra
» pas ! répétait-il , en la contemplant ; je pourrai donc vivre
» pour elle ! » Il lui adressa les paroles les plus tendres, elle
ne répondit pas ; il la conjura de parler , elle resta muette :
ses yeux étaient fixes , ses paupières immobiles. Le docteur
, inquiet lui-même de l'état de son élève , le pressait instamment
de se retirer , pour laisser à sa jeune amie le loisir
de prendre quelque repos . Sûr de la revoir librement désormais
, Albert se laissa enfin persuader ; en sortant , il remit
à la femme du geolier tout l'argent qu'il possédait , et la
supplia de prodiguer tous ses soins à Sara.
Le lendemain , dès le point du jour , il vole auprès d'elle ;
il espérait que le sommeil ayant calmé ses sens , l'effroi
aurait fait place par degrés à la joie de l'heureuse révolution
survenue dans son sort . Il la voit , il lui parle ;
même silence , même stupeur : de sinistres idées s'emparent
de lui ; il les repousse , il n'ose s'avouer à lui-même que
l'excès de l'infortune et de la douleur a pu aliéner l'esprit
de cette faible créature . Le docteur arrive ; de légères observations
lui suffisent pour s'assurer que la malheureuse
Sara a totalement perdu l'usage de la raison .
Accablé par cette funeste certitude , Albert retombe dans
le plus violent désespoir ; son maître ne parvient à lui rendre
quelque calme , qu'en lui faisant aussitôt entrevoir la possibilité
d'obtenir que sa jeune amie soit conduite dans sa
maison , pour y recevoir le traitement particulier qu'exige
son état . La requête aux juges est dressée sans délai ; elle
n'éprouve point d'opposition ; bientôt il est permis au docJUILLET
1808. 159
teur de retirer et de garder Sara chez lui , sous sa responsabilité
.
4
Tous ses vêtemens avaient été enlevés , le jour qui devait
être le dernier de sa vie. Il ne lui restait plus que son habit
de mort , la robe blanche et noire . Le docteur fut donc
obligé de l'emmener dans ce sinistre costume. Son premier
soin fut de le lui faire quitter ; mais , à son grand étonnement
, la malheureuse fille fondit en larmes , et refusa toute
nourriture , jusqu'à ce qu'on le lui rendit. Les traitemens
les plus doux ne pouvaient obtenir d'elle une seule parole :
si le docteur , dans le dessein de faire quelqu'impression
sur ses organes , prenait un ton de voix plus élevé que
de coutume , elle se croyait encore devant ses juges , et ,
joignant les mains , elle ne savait que répéter : « en vérité ,
» Messieurs , je ne suis point coupable . »
Albert , pendant que son maître et lui travaillaient
rendre la raison à l'infortunée Sara , réfléchit qu'il n'était
pas moins important de lui rendre l'honneur. Il fit toutes
les démarches nécessaires pour obtenir la révision du procès ;
elle commença sous les meilleurs auspices : toute la ville
faisait des voeux pour la jeune victime , qui n'avait été sauvée
de la mort que par le hasard le plus extraordinaire .
Déjà le comte et la comtesse de Hochbuttel ne se montraient
plus en puhlic ; ils ne pouvaient se dissimuler qu'ils
étaient l'objet de l'animadversion générale . Ce n'est pas toutefois
que leur intention eût été de pousser leur vengeance
jusqu'à cette affreuse , extrémité. Ils n'avaient pas cru que
le châtiment du délit qu'ils dénonçaient pût étre plus grave
qu'une simple détention ; et déjà le comte avait calculé que
Sara , réduite à l'opprobre et à la misère , se trouverait trop
heureuse de se remettre en son pouvoir. Mais le docteur
craignant quelques nouvelles machinations de leur part ,
leur avait fait donner le faux avis de la mort de leur innocente
victime .
Bientôt un trouble inconnu avait remplacé la fureur dans
l'ame de la comtesse ; poursuivie par les remords de sa conscience
, elle ne pouvait plus goûter aucun repos. La nuit
sur-tout était pour elle un tems d'angoisse et d'effroi ; elle
ne pouvait supporter l'obscurité , ni la solitude ; il fallait
qu'une de ses femmes veillât auprès de son lit. Pour surcroît
de douleur , ce qui lui restait de charmes s'était rapidement
évanoui ; sa santé dépérisssait de jour en jour :
celui de sa punition approchait.
Sara était gardée dans un pavillon , à l'extrémité du jardin
160
MERCURE
DE FRANCE
,
du docteur ; son amant y passait des journées entières auprès
d'elle , sans que ses soins délicats , ni toutes les ressources
de l'art opérassent le moindre changement heureux sur son
esprit . Albert rentrait , un soir , après avoir terminé de nombreuses
visites ; impatient de savoir des nouvelles de Sara ,
il vole au pavillon ; il n'y trouve qu'une femme éperdue
qui lui apprend que tandis qu'elle était allée dans la maison
remplir quelques devoirs , la jeune malade avait disparu ,
sans laisser aucun indice de la route qu'elle avait pu prendre.
Au lieu de perdre en reproches un tems précieux ,
Albert s'élance hors de la maison , il court çà et là dans
les ténèbres , il interroge tous les passans , personne n'a
vu celle qu'il cherche : après trois heures de la plus cruelle
agitation , il revient épuisé de fatigue et de douleur , annoncer
au docteur qu'il n'y a plus d'espoir de retrouver sa malheureuse
amie ; son état différait peu de celui où il était ,
le jour même qui devait terminer l'existence de l'infortunée
' créature .
Cependant Sara , protégée par l'obscurité , traverse plusieurs
rues de Berlin ; et , soit par effet du hasard , soit
par un de ces souvenirs confus que l'on observe souvent
dans les individus attaqués de démence , elle arrive devant
l'hôtel de Hochbuttel ; les portes étaient ouvertes ; il était
minuit ; il y avait grand jeu dans les appartemens du comte ,
et tous les domestiques, à l'imitation de leurs maîtres, jouaient
dans la lóge du suisse . Sara entre , elle n'est vue de personné
; elle reconnaît un escalier dérobé qui conduit &
l'appartement de la comtesse ; elle monte sans bruit , et
paraît tout à coup à la porte d'un cabinet qu'occupait Ida,
l'infame calomniatrice qui l'avait perdue par un faux témoignage
. Ida lève les yeux ; elle aperçoit un fantôme vêtu
de blanc , une figure påle qui est celle de cette Sara qu'elle
croit morte , elle pousse des cris horribles et se réfugié
dans la chambre de sa maîtresse . La comtesse , fatiguée
du jeu , s'était retirée chez elle pour lire un roman nouveau
; elle tressaille , elle interroge Ida qui , étendue à
ses pieds , est hors d'état de répondre : mais bientôt tous
ses doutes sont éclaircis ; Sara est debout devant elle ; ses
mains sont croisées sur sa poitrine , et une voix qui retentit
jusque dans l'ame de cette femme perverse , prononce lentement
: « En vérité , je ne suis point coupable. » Comme
frappée de la foudre , la comtesse tombe, évanouie à côté
de sa complice . Sara se retire , et sort de l'hôtel sans avoir
été découverte par aucune autre des personnes qui l'habitent .
Elle
JUILLET 1808. 161
mann' ;
Elle regagne heureusement la demeure du docteur Nauc'est
Albert qui la reçoit ; il la serre dans ses bras ,
il la baigne de ses larmes ; elle est aussi insensible aux transports
de sa joie qu'elle l'était ordinairement à l'expression
de sa pitié. Ravi d'avoir retrouvé l'objet de toutes ses affections
, le jeune homme renouvelle ses vives instances pour
hâter la révision du procès. Un événement inespéré , dont
il était bien éloigné de pénétrer le motif, fit plus , en un
instant , que ses longues et pressantes sollicitations.
Glacée par la terreur , la comtesse avait cru voir devant
elle l'ange de la mort , chargé de lui annoncer sa fin prochaine.
Dès qu'elle eut repris ses sens , elle envoya prier
un officier public de venir recevoir une déposition importante
, qu'elle ne pouvait différer d'un instant . Elle confesse
c'est par son ordre que le collier de diamans a été caché
parmi les effets de Sara, Ida , interrogée , déclare que c'est
a l'instigation de son maître qu'elle a porté un faux témoignage
. L'ordre est donné d'arrêter les trois coupables : la
comtesse n'échappe à l'infamie qui l'attend que par une mort
accompagnée d'horribles convulsions .
que
DE
LA
DEPT
DE
Il n'existait plus d'obstacle à la réhabilitation de l'infortunée
victime de la trame exécrable qui venait d'être découverte.
Le jour fixé pour cet acte de justice , tout ce qu'il
y avait de plus illustre dans Berlin se pressa dans l'enceinte
du tribunal . Le docteur Naumann fut invité à produire
la prisonnière qui lui avait été confiée ; il s'avance
conduisant Sara par la main . Albert marchait derrière elle ,
prêt à soutenir ses pas chancelans . Tous les regards étaient
attachés sur ce charmant visage , décoloré par l'infortune
et plus blanc que son vêtement , sur ces yeux immobiles
et privés d'expression : on eût dit voir marcher une statue
d'albâtre. Oppressés par un vertueux remords , les juges
n'osaient la contempler.
་ ༈ ༼ Le président se lève : il déplore la fatale erreur du tribunal
, et le félicite de ce qu'il est encore en son pouvoir
de la réparer. Il prononce enfin l'heureuse déclaration qui
doit venger la vertu du triomphe passager du crime . Sara
semblait ne pas entendre ; mais à ces mots : « Nous recon-
» naissons , en conséquence , ladite Sara Nelken pour plei-
>> nement acquittée et parfaitement innocente du délit dont
» elle était accusée ...... » Elle s'écrie d'une voix forte et
sonore : « Oui , oui , je suis innocente , et je le fus toujours ! »
Ses yeux s'animent , ses joues et ses lèvres se colorent ; elle
promène ses regards autour d'elle , elle les àrrête sur Al-
L
5.
162 MERCURE DE FRANCE ,
bert. « Ah ! c'est lui ! » s'écrie- t -elle , et elle tombe dans
es bras. En un instant , toute l'assemblée est instruite par
le docteur Naumann de l'amour et de la fidélité de l'honnête
Albert . « Pourrai-je supporter tant de félicité en un
» jour ? disait le jeune homme à ceux qui l'entouraient ; en
» lui rendant l'honneur , on lui a rendu la raison . » En effet ,
elle l'entendait , elle lui répondait ; elle reconnut le docteur
et lui rendit grâce de ses soins . Elle dit aux juges qui étaient
descendus de leurs siéges pour lui exprimer leurs regrets
qu'elle prierait Dieu toute sa vie , de leur pardonner le mal
qu'ils lui avaient fait .
L'infanie Ida fut condamnée à une détention perpétuelle
-dans une maison de correction . La famille du comte obtint
que sa peine se bornerait à vingt ans de prison dans un châ
teau-fort. Albert s'est acquis la plus brillante réputation dans
son art ; le docteur Naumann , qui n'avait point d'enfans , lui
a légué toute sa fortune . Sara est la plus vertueuse et la plus
douce des femmes : à sa prière , son mari a bien voulu permettre
qué sa tante vint terminer ses jours près d'elle . Ce
fut un samedi qu'elle dut être conduite à la mort : toutes les
semaines , à pareil jour , elle visite les prisonniers ; elle leur
porte des consolations et des secours .
L. DE SEVELINGES .
Nota. Quoique M. Kotzebue n'ait fait aucune difficulté
de s'emparer d'un Conte qui m'appartient ( aaiinnssii que l'atteste
ma réclamation insérée dans le Mercure du 2 Juillet ) , je .
n'ai pas eru devoir publier celui que l'on vient de lire , sans
déclarer que j'en ai pris le sujet dans une Nouvelle de cet
auteur , intitulée : Das arme Gretchen. Sans indiquer les
nombreux changemens qui m'ont paru nécessaires , je me
bornerai à dire que , chez M. Kotzebue , l'héroïne est réellement
pendue ; au moment où le docteur va la disséquer
sen amant la reconnaît . Comme l'exécution avait été mal
faite , la pauvre fille revient à la vie , mais elle se trouve
attaquée d'une folie incurable. J'ai pensé qu'il fallait supprimer
d'affreux détails et amener un dénouement ; mes lecteurs
décideront si je me suis trompé.
JUILLET 1808. 165
1
***
}
LA PRINCESSE DE CLÈVES , suivie des Lettres de
Mme la marquise sur ce roman , et de la Comtesse
de Tende. A Paris , de l'imprimerie des sourdsmuets
, sous la direction d'Ange Clo , rue Saint-
Jacques , nº 256 . 1807 .
-
AVANT la Zaide de Mme de la Fayette , que l'on
aurait dû insérer dans ce recueil , et les deux autres
romans du même auteur dont nous allons rendre compte,
les romans de la Calprenède et ceux de Mlle de Scudéry
, composés sous la minorité de Louis XIV , avaient
la vogue , et jouissaient d'une grande réputation. Ils
avaient chassé des ruelles et des toilettes la divine Astrée
et la Diane de Montemayor dont elle était une imitation
: ils en furent chassés à leur tour par ces trois ba
gatelles aimables , ouvrages d'une femme de beaucoup
d'esprit qui avait recueilli à la cour d'Henriette d'Angleterre
, première femme de Monsieur , frère du roi ,
et dans la confiante amitié dont cette princesse l'honorait
, cette fleur de galanterie noble et de sentiment
que Racine répandit depuis à pleines mains sur sa tragédie
de Bérénice . Alors disparurent de la cour et de
la ville , et furent relégués dans les bibliothèques poudreuses
, ces énormes billots des Cleopátrès , des Caloandres
, des Cyrus , des Artamènes , des Clélies , dont les
interminables conversations égalaient en longueur les
grands coups de lance que leurs héros se portaient , sans
jamais se tuer. Alors les rodomontades du célèbre Artaban
furent appréciées ce qu'elles valaient. Dans ces
productions distinguées , c'est -à -dire dans Zaide , la
Princesse de Clèves et la Comtesse de Tende , les amans
et les maîtresses sont tendres et passionnés , et se contentent
d'aimer au lieu de discourir sur l'amour ; et
des héros y sont braves , et non pas fanfarons. C'était ,
sans resserrer le domaine de l'imagination , faire évanouir
les chimères que l'on prend quelquefois pour elle ,
quoiqu'il soit si aisé d'en saisir la différence . Nous ne
perdrons pas notre tems à discuter si Ségrais eut quelque
part à ces intéressantes Nouvelles : elles ont été attribuées
à Mme de la Fayette , de son vivant ; elles sont
parvenues sous le nom de cette dame à la postérité ;
L3
164 MERCURE DE FRANCE ,
ne lui ôtons donc point ce que personne ne lui conteste
, ou du moins n'a intérêt à lui contester.
M. de Laharpe , dont l'autorité est d'un grand poids en
matière de goût , sur-tout lorsqu'il juge les morts , semble
donner à Zaïde le pas sur les autres romans de Mme' de
la Fayette . Il ne trouve rien de si intéressant que la
situation de Zaïde et de Gonsalve , qui , s'aimant à la
première vue par un de ces coups de sympathie qui
décident en un moment de notre destinée , et ignorant
chacun la langue de l'autre , n'ont que leurs regards
pour interprêtes de leur passion . Certainement , il y a
un intérêt doux dans cette situation ; 'mais est-il à comparer
à celui qu'inspire la princesse de Clèves , lorsque ,
ne pouvant résister à la passion qu'elle ressent pour le
duc de Nemours , l'homme le plus aimable de la cour
de Henri II , se croyant trop faible avec sa vertu , elle
se jette dans les bras de son mari qui l'adore , lui fait ,
en rougissant , l'aveu de cet amour qu'elle combat vainement
, sans lui en nommer l'objet , et le prie de l'aider
à en triompher. Cette situation est unique. C'est
peut-être même un problême à résoudre que de décider
quel est le personnage le plus intéressant ou de la
femme qui se résout à un aveu si pénible , ou du mari
qui le reçoit et le pardonne ; et le style est , dans ce
moment , au moins égal à la force de la situation. Ecoutons
Mme de la Fayette : « Que me faites- vous envisager,
» madame , s'écria M. de Clèves ? Je n'oserais vous le
» dire , dans la crainte de vous offenser . Mme de Clèves
>> ne répondit point ; et , son silence achevant de confir-
» mer son mari dans ce qu'il avait pensé , vous ne me
» dites rien , reprit-il , et c'est me dire que je ne me
>> trompe pas. Eh bien , monsieur , lui répondit- elle ,
» en se jetant à ses genoux , je vais vous faire un aveu
» que l'on n'a jamais fait à son mari ; mais l'innocence
» de ma conduite et de mes intentions m'en donne la
» force . Il est vrai que j'ai des raisons pour m'éloigner de
» la cour , et que je veux éviter les périls où se trou-
>>> vent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai
» jamais donné nulle marque de faiblesse , et je ne
» craindrais pas d'en laisser paraître , si vous me
» laissiez la liberté de me retirer de la cour , ou si
JUILLET 1808 . 165
» j'avais encore Mme de Chartres ( sa mère ) pour aider
» à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti
« que je prends , je le prends avec joie pour me conser-
» ver digne d'être à vous. Je vous demande mille par-
» dons , si j'ai des sentimens qui vous déplaisent , du
» moins je ne vous déplairai jamais par mes actions.
>> Songez que , pour faire ce que je fais , il faut avoir plus
» d'amitié et plus d'estime pour un mari
que l'on n'en
» a jamais eu : Conduisez-moi , ayez pitié de moi , et
» aimez-moi encore si vous pouvez. » Nous ne connaissons
rien , dans ce genre , de plus beau que ce discours ,
et sur-tout que la phrase touchante qui le termine ; et ,
s'il y a quelque chose au-dessus , ce ne peut être que là
réponse de M. de Clèves. « M. de Clèves était demeuré ,
>> pendant tout ce discours , la tête appuyée sur ses
>> mains , hors de lui-même , et il n'avait pas songé à
» faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de par-
» ler , qu'il jeta les yeux sur elle , qu'il la vit à ses
» genoux , le visage couvert de larmes et d'une beauté
>> si admirable , il pensa mourir de douleur ; et l'em-
>> brassant en la relevant : Ayez pitié de moi vous-
» même , madame , lui dit -il , j'en suis digne ; et par-
» donnez si , dans les premiers momens d'une affliction
>> aussi violente qu'est la mienne , je ne réponds pas
» comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous
>> me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que
» tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ;
>> mais aussi je me trouve le plus malheureux homme
» qui ait jamais été ...... J'ai tout ensemble la jalou-
>> sie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impos-
>> sible d'avoir celle d'un mari , après un procédé comme
» le vôtre ; il est trop noble pour ne me pas donner une
» sûreté entière , il me console même comme votre
» amant .... Vous m'estimez assez pour croire que je
» n'abuserai pas de cet aveu : vous avez raison , ma-
» dame , je n'en abuserai pas , et je ne vous en aimerai
» pas moins. » Alors M. de Clèves presse sa femine pour
qu'elle lui nomme celui qu'elle veut éviter ; mais elle
résiste , et termine cette scène attendrissante par ces
paroles remarquables : « Vous m'en presseriez inuti-
» lement , répliqua-t - elle ; j'ai de la force pour taire ce
---
166 MERCURE DE FRANCE ,
*
» que je ne crois pas devoir dire . L'aveu que je vous ai
» fait n'a pas été par faiblesse ; et il faut plus de courage
» pour avouer cette vérité , que pour entreprendre de
» la cacher. » Lorsqu'on se rappelle que M. de Nemours
, caché à son insçu dans les jardins de Mme de
Clèves , entendait cette conversation , l'intérêt de cette
situation s'accroît encore de la présence de ce prince ;
et l'on n'est plus étonné du prodigieux succès qu'obtint
dans sa nouveauté ce roman qui , aux yeux de la postérité
, n'a rien perdu de son mérite. Boursaut , connu
par ses deux comédies du Mercure galant et d'Esope à
la Cour , fit , de la princesse de Cleves , une tragédie
qu'il donna au théâtre , et qu'il intitula Germanicus .
Cette pièce ent du succès ; et l'on prétend que Corneille
dit , à une des représentations , qu'il ne manquait à cette
tragédie que le nom de Racine pour être achevée. Nous
aurons toujours beaucoup de peine à croire qu'un
homime de génie ait dit une sottise ; et Corneille savait
trop bien que l'auteur d'Andromaque , d'Iphigénie et
de Phedre ne pouvait jamais descendre à faire Germanicus.
Me de la Fayette , que cette belle situation de son
roman de la Princesse de Clèves avait sans doute séduite ,
voulut la reproduire encore dans celui de la Comtesse
de Tende. Mais elle manqua le but , précisément parce
qu'elle prétendit aller au - delà . Mme de Clèves avoue
seulement à son époux qu'elle ressent de la passion pour
un autre que lui , et c'est déjà beaucoup : il fallait tout
le talent de l'écrivain pour faire passer cette hardiesse.
Mme de Tende va beaucoup plus loin. Non-seulement
elle avone à son mari qu'elle en a aimé un autre , mais
même elle ose lui écrire ( c'est ce qui nous paraît
étrange ) qu'elle porte dans son sein un gage decet amour
adultère. Non , cela n'est ni vrai , ni même vraisemblable.
Rien ne peut excuser cet aveu , ni la mort du séducteur
, père de son enfant , ni la résolution où elle paraît
être de mourir elle-même en se livrant à toute la vengeance
d'un mari oûtragé , ni l'espoir qu'elle conçoit
que M. de Tende , sûr du secret , ne repoussera pas
de la maison paternelle le fils d'une mère coupable.
D'ailleurs cette faute connue et avouée ôte toute espé-
•
JUILLET 1808 . 167
rance d'un dénouement qui puisse satisfaire , et ravit
au lecteur cette douce incertitude où nous aimons que
l'auteur fasse , pour ainsi dire , flotter notre ame. Aussi
il s'en faut bien que le roman de la Comtesse de Tende
jouisse de la même estime que les autres romans de
Mme de la Fayette , quoique le style en soit tout aussi
recommandable.
Il nous reste maintenant à dire un mot de M. de
Valincourt, auteur des Lettres de la Marquise ***, qui
furent pendant quelque tems attribuées au père Bouhours.
Il n'est pas aisé de démêler , dans ces lettres un
peu prolixes , mais écrites avec esprit et politesse , la
véritable opinion de leur auteur sur le roman de la
Princesse de Clèves , pour l'examen duquel elles furent
composées. On voit seulement que Valincourt , ne
sachant pas lequel , de Ségrais ou de Mme de la Fayette ,
était le véritable auteur de la Princesse de Clèves , craint ,
en en disant trop de bien , de flatter un homme ; et , en
en disant trop de mal , de compromettre sa galanterie ,
et de se perdre auprès d'une femme tout à la fois auteur
et courtisan . Jean- Baptiste-Henri du Trousset de Valincourt
, était un de ces demi-seigneurs , demi-gens de
lettres , qui , n'étant pas assez titrés pour frayer avec
les Montmorenci , les Mortemar et les La Rochefoucaut ,
et n'ayant pas assez de talent, pour rivaliser avec les
Corneille , les Boileau , les Molière et les Racine , vou-
Jaient jouer le rôle d'auteurs auprès des gens
de qualité ,
et celui d'hommes de qualité auprès des auteurs . Nous
avons connu des amphibies de celle espèce , et qui
même ne valaient pas Valincourt , qui voulaient se
faire passer , aux yeux des Duras et des Richelieu
pour amis et collaborateurs de Voltaire , et aux
yeux de Voltaire , pour des gentilshommes au moins
à seize quartiers. Ces Messieurs s'attachent ordinairement
aux grandes réputations ; et , pour peu qu'ils
aient le bonheur de survivre aux hommes de génie
dont ils grossissaient le cortège , leur petite fortune
littéraire est faite. Ils ont une voix prépondérante
dans les sallons , dans les Athénées , dans les coulisses
, et vous entendez dire autour d'eux : « Paix ,
écoutons Monsieur un tel , il a été l'ami de Voltaire , de
168 MERCURE DE FRANCE,
Buffon , de Raynal ; et Monsieur un tel , comme de raison
, dit du mal de tous les gens de lettres qui n'ont pas
l'honneur d'être morts . » Tel était un peu ce Valincourt.
Il s'attacha d'abord , comme on vient de le voir , aux
succès de Mme de la Fayette : bientôt , pour parler à la
manière de Descartes , il quitta le tourbillon de cette
dame , pour aller tourner dans celui de Boileau et de
Racine ; et c'est là qu'il prospéra. Il s'insinua dans leur
esprit , gagna leur amitié, devint leur collègue dans les
Académies , dans la place d'historiographe , composa
quelques dissertations qui furent beaucoup trop vantées ,
des vers dont personne ne dit du mal , parce que personne
ne les redoutait . Il obtint , à force de vivre long- tems ,
une sorte de réputation qu'il conserve même encore ,
on ne sait pas trop pourquoi ; et lorsqu'un incendie
eût consumé , en 1725 , sa maison de campagne ,
sa bibliothèque et ses manuscrits , sa renommée s'en
accrut , et l'on regretta singuliérement les ouvrages prétendus
du célèbre M. de Valincourt , tandis que le malin
vieillard riait sous cape de se voir fameux à si bon marché
: car, ce n'est pas acheter cher la gloire que de l'obteenir
au prix d'une bibliothèque et de quelques manuscrits
brûlés. L'éditeur nous annonce qu'heureusement
tout n'a pas été consumé : cela nous fait espérer quelque
nouvelle opération de librairie , spéculée sur les
oeuvres de Valincourt ; et Dieu sait combien de manuscrits
, tous autographes , que l'on croyait perdus , vont
être retrouvés. Mais nous craignons que la spéculation
ne soit pas lucrative , si les morceaux dont cette édition
sera composée n'est pas meilleure que les vers suivans
qui commencent une pièce de Valincourt sur un
gros rhume qui l'avait empéché de sortir au commencement
de l'année :
Rhume , qui me tiens dans ma chambre ,
Depuis le dernier de décembre
Jusqu'au quinzième de janvier ,
J'ai bien à te remercier
De m'avoir épargné les peines
De deux fatigantes semaines .
Que d'inutiles complimens ,
Que de fades embrassemens ,
JUILLET 1808 . 169
De souhaits et de révérences !
Que de trompeuses assurances
De voeux , de bénédictions ,
De fausses protestations ,
Qui toutes ne sont que paroles
Et paroles des plus frivoles !
Il faut avouer que Jean-Baptiste-Henri du Trousset
de Valincourt n'avait pas beaucoup profité dans la
compagnie de Nicolas Boileau et de Jean Racine. Tout
n'est cependant pas si mauvais , dans les poësies de cet
amateur , et il se trouve quelques vers agréables et bien
tournés dans deux de ces pièces , le Sens commun et le
Caprice. Les deux romans de Mme de la Fayette sont
d'ailleurs imprimés en assez beaux caractères dans cette
édition qui est soignée , quoiqu'on puisse encore y
remarquer bien des fautes. .M .
-
LÉONTINE DE BLONDHEIM, traduit de l'allemand par
Mr. H. L. C. Trois vol. in- 12 . A Paris , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , n° 10 ; et
Delaunay , libraire , Palais du Tribunat , galeries
de bois.
2 .
LE but moral de ce roman est d'affaiblir l'influence
que la légéreté , l'ignorance et l'envie exercent sur la
renommée ; de prouver que des talens supérieurs et
des vertus imprudentes conduisent souvent à une trèsmauvaise
réputation ; et qu'on est presque toujours sûr
d'en usurper une bonne avec un peu d'adresse , un peu
d'hypocrisie et beaucoup de médiocrité. L'étude de la
société , dans tous les tems et dans tous les pays , ne
confirme que trop ces vérités affligeantes : j'observerai
seulement qu'il est difficile , après Tom - Jones ,
tracer un tableau neuf, intéressant et dramatique. Aussi
M. Kotzebue n'a-t-il pas eu le projet de lutter contre
Fielding : il n'a pris de lui que l'idée principale de son
ouvrage : il assure d'ailleurs qu'aucun intérêt particulier
n'a dirigé sa plume , et qu'il ne faut chercher dans
son livre aucune espèce d'applications personne , je
·
d'en
1170
MERCURE
DE FRANCE
,
pense , n'a le droit de révoquer en doute la pureté de
ses motifs ; et cependant , on ne verra point M. Kotzebue
attaquer avec tant d'art la vanité des bonnes réputations
et s'attacher constamment à justifier les mauvaises
, sans être tenté , sur-tout en France , de soupçonner
un singulier mêlange de modestie et d'orgueil
dans ses intentions.
Son traducteur , bien plus franchement modeste , à
cru devoir garder l'anonyme après avoir traduit l'ouvrage
avec beaucoup d'elégance et de correction , et
suivant l'expression d'une dame allemande aussi distinguée
par son rang que par son esprit , après l'avoir
embelli de tout ce qu'il en a supprimé. Le voile dont ce
traducteur est convert n'a pas empêché de reconnaître
un écrivain d'un talent facile et d'un goût exercé , qui
jageant lui-même ses productions avec trop de rigueur ,
réserve l'indulgence et la politesse pour celles de ses
rivaux. Mais quelque soin qu'il prenne de se cacher , je
dois l'avertir qu'il ne jouira pas long-tems du privilége
de n'avoir rien fait : j'ose même lui conseiller d'abaudonner
ce privilége à ceux qui en abusent avec une
intrépidité si lucrative . Pour lui , ses ouvrages peuvent
répondre de ses jugemens littéraires, et son talent lui
rend inutile la protection de l'obscurité.
* Ces réflexions seraient déplacées dans l'analyse d'un
roman vulgaire , et sur-tout d'un roman traduit , si le
traducteur ne se montrait ici fort supérieur à l'ouvrage
et même à l'auteur original. La manière dont il apprécie
P'un et l'autre suffira pour donner une idée de son goût
et de son style. Elle me dispensera d'ailleurs de relever
l'insolente folie de M. Kotzebue , dont le traducteur a fait
justice. Le critiqué le plus éclairé ne parlerait pas de
cé roman , avec plas de raison et d'impartialité.
Je l'ai traduit , dit M. H. L. C. , avec autant de
fidélité qu'en exige ce genre d'ouvrage , et je n'y ai
même fait que deux retranchemens un peu considérables.
Le premier porte sur deux lettres qui , fort inutiles à
Faction , avaient en outre le défaut d'être écrites à peu
près dans le style des halles. Des morceaux pareils
peuvent plaire à quelques compatriotes de M. Kotzebue ,
qui pensent avoir répondu à toutes les objections quand
JUILLET 1808. 171
ils ont dit que ces choses - là sont dans la nature :
mais ils n'auraient pu que choquer des lecteurs français
qui conservent assez de goût pour vouloir qu'on leur
offre la nature choisie , et non la nature basse et dégoûtante
.
» La seconde suppression portesur un épisode créé tout
exprès pour injurier les armées françaises , ou plutôt le
bon sens et la vérité. Cette sortie ridicule annonce dans
son auteur autant d'ignorance des lois de la guerre , et
sur-tout de la manière dont les différens peuples de
l'Europe la font aujourd'hui , que ses pasquinades politico-
helliqueuses annonçaient naguère de folie et d'ignorance
militaire et politique..
>> En mettant de côté ces écarts , qui sont comme le
cachet de l'écrivain , on retrouve dans Léontine son
talent ordinaire , purgé d'une partie de ses défants ; je
veux dire qu'on y retrouve son imagination vive et bizarre
, son talent pour observation , et qu'il y règne
moins de désordre et de mauvais goût que dans la plupart
de ses autres ouvrages. »
7
Ce jugement est de la plus parfaite équité : j'ajouterai
seulement , pour ceux qui aiment les détails , mème
dans l'analyse d'un roman , que dans le premier volume
de celui- ci , l'intérêt est long-tems étouffé par les dissertations,
et que la marche de l'action ne se ranime
set n'avance qu'au commencement du second volume.
Je conseille donc aux lecteurs qui ne cherchent dans
les ouvrages de ce genre que des faits , du mouvement
et des émotions , de passer rapidement les deux cents
premières pages : mais s'il s'en trouve un seul qui soit
bien aise d'étudier les opinions de l'auteur , de suivre
ses aperçus , de méditer ses observations sur l'esprit de
la société , je crois qu'il lira plus lentement le premier
volume que les deux autres. J'ai déjà dit que l'intention
et le but moral de l'ouvrage , étaient de prouver
l'injustice , la fausseté des jugemens publics et le néant
des réputations . Le système de M. Kotzebue à cet égard
est entiérement développé dans une lettre que Vallerstein
, le héros du roman , écrit à son vénérable institu
teur , le pasteur Gruber. Comme il me paraît à peu près
certain que l'ouvrage entier n'a été composé que pour
172 MERCURE DE FRANCE ,
démontrer la vérité des principes établis dans cette lettre ,
je crois devoir en soumettre la théorie au jugement du
lecteur : il suffira d'ailleurs pour lui donner une idée
exacte de la partie romanesque de l'ouvrage , de l'avertir
que tous les événemens sont les résultats et la preuve
des opinions que Vallerstein développe dans les passages
suivans :
« Qu'il me soit permis , dit- il à son ancien gouverneur
, de vous soumettre sur l'article des Réputations ,
ma confession de foi toute entière..... J'ai souvent réfléchi
sur cet objet important ; je crois l'avoir considéré
sous toutes les faces : pardonnez-moi donc , mon ami,
de m'étendre un peu sur un pareil sujet .
» La bonne réputation ressemble au vent ; on ignore
d'où il vient , on ignore où il va : on peut avoir beaucoup
de réputation sans en avoir une bonne , et l'on peut
en avoir une très-bonne , et vivre à peu près ignoré.
Pour estimer la valeur conventionnelle d'une bonne
réputation , il est parfaitement inutile de connaître la
source d'où elle sort : comme le Nil , c'est assez qu'elle
se répande de toutes parts : on s'embarrasse tout aussi
peu d'en connaître l'origine , que les Egyptiens de découvrir
celle du fleuve qui enrichit leurs villes et fertilise
leurs campagnes.
, <<< Mais , si on voulait assigner à la bonne réputation.
sa valeur morale et réelle , n'est-ce pas , au contraire ,
sa source qu'il faudrait examiner ? Et , alors , que découvrirait-
on? .... Ne rien voir , ne rien blâmer , ne se
moquer d'aucune des sottises humaines , ne se permettre
contre qui que ce soit la plus simple ironie ; en un mot ,
prendre pour règle constante de sa conduite ce vieil
adage : mange ton pain , esclave , et tais-toi ! Voilà les
qualités négatives qui donnent et assurent une bonne
réputation .... Un coeur franc , toujours prêt à voler
sur les lèvres , et incapable de déguiser ses opinions ; un
sentiment vif et prononcé contre l'injustice et l'orgueil ,
même contre celui des grands et des puissans , le conrage
d'élever la voix en faveur d'un opprimé .... Ah !
mon ami , en voilà dix fois plus qu'il n'en faut pour
perdre de réputation le plus honnête de tous les hommes ;
et sitôt qu'il est diffamé , il ne s'élèvera pas , soyez-en
·
JUILLET 1808 .
sûr , une seule voix , une seule en sa faveur ; car l'expérience
prouve que les bons eux-mêmes répètent , avec
dix fois plus de plaisir le mal que le bien , et la critique
que la louange. Chacun semble craindre de diminuer
de son propre prix , et de faire brèche à son mérite
personnel , s'il louait celui d'autrui. >>
Celui qui tient ce langage , est un jeune homme
ardent et sensible , épris des nouveautés séduisantes qui
promettent le bonheur à un plus grand nombre d'individus
, ennemi des vieux préjugés , constant dans ses
goûts et dans ses devoirs , mais souvent infidèle à la
mode et aux usages reçus. Il affranchit ses paysans , et
se moque de l'opinion de ses voisins , il prodigue ses
bienfaits à l'innocence , à la beauté malheureuse , et
ne daigne pas s'informer des motifs que les prudes
du quartier lui supposeront ; en un mot , c'est une
espèce de Tom-Jones , mais philosophe , raisonneur ,
souvent même caustique et misanthrope , et , par
conséquent , beaucoup moins aimable et presqu'aussi
calomnié que le héros de Fielding. Voici la suite
de ses réflexions.
<< Un homme de bien , dont la franchise et la réputation
chagrinent quelques ames charitables , et certains
flatteurs de cotteries ou de salons , a-t-il commis quelque
faute que lui-même ne cherche point à cacher ?
S'est-il montré un peu vif, un peu emporté? A-t- il ,
dans la chaleur de la discussion , laissé échapper un de
ces mots qu'il voudrait , l'instant d'après , n'avoir point
prononcé ? A-t - il , dans le monde , le tort de ne pas
assez cacher aux sots l'ennui qu'ils lui causent , ou la
pitié qu'ils lui inspirent ? Oh ! alors , sa réputation est
perdue , perdue sans retour ! C'est à qui enchérira sur
son compte. Non-seulement on rapetissera le bien qu'il
pourra faire , mais on s'appliquera sans cesse à dénaturer
sa conduite , en lui prêtant des motifs criminels ,
car l'homme ne voit , en général , qu'avec peine exécuter
par d'autres les choses, louables qu'il n'a pas le courage
ou la volonté d'accomplir. Il nie le bien aussi long-tems
qu'il le peut ; et , dès qu'il n'ose plus le nier , il en
recherche la source afin de l'empoisonner.
« Voilà le sort qui attend et qui frappe sur-tout les
174
MERCURE DE FRANCE ,
hommes ardens , qui font le bien avec un peu dee préci
pitation , parce qu'ils ne pensent qu'à atteindre le but ,
Sans songer aux inconvéniens qu'ils pourront rencon
trer , ni aux iutérêts qu'ils pourront blesser sur la route.
Remarquez , mon ami , que les hommes ordinaires font
toujours le bien méthodiquement , et n'avancent qu'avec
réserve. Ils se demandent d'abord : Que dira ma
famille ? Que diront tel ministre , tel ou tel prince , que
j'ai intérêt à ménager ? Sont-ils en repos sur ce point ,
ils se demandent encore : Mais que pensera le monde !
Ne pourra-t-on pas donner quelqu'interprétation dangereuse
? Cela est-il convenable ? dans les règles ? et
ainsi du reste . Oui , sans doute , de pareilles gens ont
la certitude de voir la bonne rénommée accompagner
toujours leurs bonnes actions. Mais un homme d'un
caractère noble , actif, indépendant , qui fait et aime le
bien pour le bien lui-même , doit s'attendre à être
accompagné sur sa route , par les cris de tous les
méchans et de tous les sots qu'il a pu heurter ou froisser
"
dans sa course . » 101
+
Ce langage est bien celui d'une jeunesse ardente,
inexpérimentée , qui s'irrite des lenteurs réfléchies de la
sagesse , et qui , par des sentimens nobles et généreux ',
peut cependant se livrer à des innovations précipitées
et funestes. Aussi M. Kotzebue a -t-il soin de punir son
héros , et de le corriger avant de le faire parvenir au
bonheur qu'il mérite par ses vertus réelles . Ce morceau
nous paraît rempli d'observations justes et d'aperçus
assez fins sur la société. Ce qui suit est plus piquant par
une certaine couleur satirique et par la vigueur de
l'expression ; mais il y a peut-être moins de raison et de
vérité.
« Je me suis souvent donné la peine d'examiner de
près cette espèce d'hommes que j'entendais citer comme
des gens de bien ; j'ai presque toujours vu que ce sont
des hommes à têtes étroites , qui ne sortent jamais du
sentier de la routine , qui ont toujours un sourire prêt
pour les idées des autres , qui savent être polis et prevenans
même avec les fripons , qui remplissent avec exaetitude
les devoirs de la société , n'oublient jamais une
visite , encensent l'idole du jour , s'inclinent devant la
JUILLET 1808. 175
:
t
supériorité du rang , et ne se permettent jamais d'avoir
une opinion devant un homme en place ou un homme
puissant. Si de pareils êtres ne se trouvent sur la route
de personne , on peut être sûr que leur réputation s'élèvera
jusqu'au ciel . Ils ne portent ombrage à qui que
ce soit de là leur bonheur et leur bonne renommée ;
car , ce que l'homme , et sur-tout l'homme en place ,
pardonne le moins , c'est de voir clair et d'oser avoir
raison. Voilà pourquoi un homme célèbre a toujours
une réputation au moins très-partagée. Tout ce qu'il
fait de bien , il le fait à sa manière , et les hommes ordinaires
ne le comprennent pas les regards du monde
se fixent sur lui , et les hommes communs ne le lui pardonnent
point son nom retentira au loin ; mais ceux
qui l'entourent chercheront à s'affranchir de sa renommée
, en flétrissant sa réputation. »
C
:
Je ne multiplierai pas davantage les citations . En
voilà plus qu'il ne faut pour apprécier le but que l'auteur
de Leontine s'est proposé , et les moyens sur lesquels
il a fondé la fable de son roman, Les derniers
Volumes sont d'un intérêt assez vif, et le style du traducteur
les fait lire avec un plaisir soutenu. Mais il est
aisé de voir , sans se livrer à un parallèle qui blesserait
la gloire de Fielding , combien Wallerstein est infé
rieur à Tom-Jones , et de combien d'avantages dramatiques
M. Kotzebue s'est privé en faisant écrire et moraliser
son héros , au lieu de mettre continuellement en
action ses défauts et ses vertus , comme l'a fait l'auteur
anglais. Plus on imite , dans toutes les langues et dans
tous les pays , le chef- d'oeuvre de Fielding , plus l'im
perfection de ces faibles copies confirme l'opinion des
hommes éclairés qui regardent Tom- Jones comme le
premier de tous les romans,
ESMENARD.
PRAXEDE ; par CESAR - AUGUSTE , avec cette épi ~
graphe :
Sur les écrits du coeur , la raison doit se taire."
D'ARNAUD.
Deux vol. in-18 . - Prix , 2 fr. 50 cent. , et 3 fr.
176 MERCURE
DE FRANCE ,
་
- -
franc de port. A Paris , chez Léopold Collin , libr. ,
rue Gilles-Coeur , n° 4 ; et Arthus-Bertrand ,
Hautefeuille , nº 23.
« Si les pleurs ( dit M. César-Auguste dans son avant-
>> propos ) , si les pleurs que le sentiment fait répandre
» ont pour toi quelque charme , si le tableau de l'a-
» mour peut t'intéresser , et s'il t'est doux de compâtir
>> aux maux d'autrui , homme sensible , lis Praxede :
>> j'ose d'avance me flatter que tu ne me sauras pas mau-
» vais gré de l'avoir publié. Ah ! puisse- t-il te mettre en
» garde contre une passion indomptable qui , trop sou-
> vent , précipite vers sa perte la jeunesse impru
>> dente ! >>>
En effet , quoiqu'il y ait bien quelques détails à reprendre
dans cet ouvrage que le sentiment semble
avoir dicté , Praxède nous paraît écrit dans les plus
louables intentions : il nous offre l'image d'un jeune
homme plein de feu , ennemi du grand monde et plus
encore de ses maximes perverses , doué de toutes les
qualités de l'esprit et du coeur , d'une imagination ar
dente , d'une extrême sensibilité , adorant la vertu et
cependant dévoré d'une passion qu'il croit criminelle.
Praxède , entiérement occupé de cette passion qui l'effraye
, la combat et la flatte tout à la fois ; écoutons- le
lui-même :
ལྟ་ ་་་ ""
<«< Avant de la connaître , j'étais heureux ; je jouissais
>> de tous les agrémens d'une vie tranquille : aujourd'hui ,
>> je gémis , je pleure , je me désespère ; tout ce qui m’in-
>> téressait m'est devenu insupportable ; je ne trouve
>> plus de plaisir à rien ; la joie m'est importune ; les
>> gens gais me déplaisent ; les moindres occupations me
» sont à charge ; tout me cause de l'ennui , tout m'ob-
» sède ; la vie me paraît un pénible fardeau ...
>> Sterne , Gessner , Rousseau , ces amis de mon coeur ,
› avec lesquels je passais tant de momens agréables ,
» ne parlent plus même à mon esprit si je prends
>> machinalement un de leurs livres immortels , mes
>> yeux se fatiguent inutilement à le parcourir ; je jette
» un regard rapide sur la première page ; je crois avoir
» saisi quelques traits de génie ; je tourne le feuillet ,
:
je
JUILLET 1808.
cen
» je ne saurais dire un seul mot de ce que j'ai lu : j'es-
» saye de recommencer , je lis de nouveau , et j'arrive
» encore à la fin de la page sans être plus avancé ......
» Son image me poursuit sans cesse ; elle charme et
>> trouble toutes mes occupations ; elle est toujours devant
» mes yeux ; je la vois dans tout ce que je fais , je la
>> vois dans mes songes , je la vois partout , et partout
» elle déchire mon coeur ; je ne roule dans ma tête que
>> des projets plus insensés les uns que les autres ; tantôt
» je me livre aux écarts d'une imagination présomp-
>> tueuse ; je vois Agathe sourire à mon amour , l'ap-
» prouver , y répondre ........ Tout à coup , je l'aperçois
» près de son époux ...... Alors , je pleure , je maudis mon
>> existence , et quand je suis bien accablé , quand mon
>> pauvre coeur ne peut plus suffire à mes tourmens ,
» je m'étudie à prendre un visage serein. Quelquefois ,
» le rire est sur mes lèvres , et je sens des larmes rouler
» dans mes yeux , etc. , etc. »
C'est avec regret que nous nous voyons forcés d'abréger
nos citations ; mais ce passage , que nous avons pris au
hasard , suffira pour faire connaitre le style de Braxede.
Donnons maintenant une idée de l'intrigue.ri
M. de Versac , que l'auteur nous représente comme
un homme extrêmement singulier , et dont la nianie
est de passer pour un original , M. de Versac , trompé ,
trahi par ses amis , ses maîtresses , son épouse même ,
a résolu de ne marier Agathe , sa fille unique , ' qu'à
celui qui saurait la mériter par l'honnêteté de ses moeurs
et la bonté de son coeur. Sensible à l'excès et peut-être
un peu romanesque , il était persuadé qu'il ne pouvait
pas exister d'union parfaitement heureuse sans amour;
il voulut donc qu'Agathe , avant de subir le joug de
l'hymen , aimât et fût aimée , il voulut que son ainant
formât lui-même son coeur et son esprit ; et ce fut
Praxède que M. de Versac jugea digne de cet honneur .
En conséquence cet homme vraiment extraordinaire
et bizarre par caractère , qui , d'ailleurs , et par une
suite naturelle de cette bizarrerie , avait élevé Agathe
en cachant avec le plus grand soin qu'il en fût le père ,
cet homme , dis-je , très-irréligieux sans doute , feignit
de l'épouser et de partir aussitôt pour l'Espagne , lais-
M
f
1-8 MERCURE
DE FRANCE
,
•
sant sa prétendue épouse sous la tutelle du père de
Praxède , son meilleur ami .
Voilà donc Agathe , âgée de seize ans , dans la maison
de son tuteur , et confiée aux soins d'un jeune homme
qui , comme on le pense bien , ne peut la voir sans
l'aimer éperdument ; c'est ici que l'action commence :
Praxede est le précepteur d'Agathe ; chaque jour il découvre
en elle de nouvelles qualités , et , malgré lui ,
malgré ses principes qui lui défendent de séduire l'épouse
d'un autre , chaque jour il s'attache davantage
à elle .
M. de Versac , caché près de nos amans , fait tout
pour allumer en eux une véritable passion. Il ne réussit
que trop bien ; et Praxède alarmé de ses progrès dans
le coeur d'Agathe , effrayé par un songe sinistre dont
le souvenir l'obsède , Praxède s'échappe de chez son
père et va se réfugier dans les montagnes du Dauphiné.
Bientôt , las de traîner une existence si malheureuse ,
il a résolu de se donner la mort . Mais Germain , serviteur
fidèle qui l'a suivi dans son exil , découvre son
projet et se hâte d'en instruire son père. Celui -ci accourt
, cherche à calmer le désespoir de Praxède , et
lui découvre tout le mystère .
4 Cependant Agathe , très-affaiblie par le chagrin que
lui a causé le départ de son amant , a jeté les yeux sur
la lettre du domestique. Le danger de Praxède achève
de troubler tous ses esprits , elle devient folle . Bientôt
-elle meurt épuisée par ses souffrances , et Praxède expire
lui-même de regret et de douleur d'avoir perdu son
amie.
Telle est l'analyse qu'on peut donner d'un ouvrage
dont le plan sans doute est fort défectueux , mais duquel
nous pensons que M. César - Auguste a su tirer
parti. Quoi qu'il en soit , Praxède se fait lire avec
plaisir on s'attache à des scènes agréables que l'auteur
a su habilement y mêler , et quelquefois on se sent les
› yeux baignés de larmes. L'ouvrage est en lettres , ou
plutôt ce ne sont point des lettres , mais le journal d'un
amant uniquement occupé de sa maîtresse , et qui ,
que jour , instruit son ami des moindres secrets de son
coeur.
chaJUILLET
1808. 179
* Nous ne craignons donc point d'assurer que cette
production , malgré ses imperfections , doit faire quelque
hoineur à son auteur , et que , s'il continue ainsi à suivre
la carrière dans laquelle il est entré , il ne tardera pas
à obtenir une place parmi nos modernes romanciers.
Combien Praxede n'est - il pas au - dessus de la Noce
Piémontaise , que M. César -Auguste a publiée il y a
quelques mois !
Nous regrettons que M. César-Auguste ait cherché à
grossir son ouvrage en y faisant entrer , comme malgré
elle , une Nouvelle traduite de l'italien qui , quoiqu'assez
intéressante , n'en est pas moins un hors-d'oeuvre . Cette
Nouvelle , d'ailleurs ; n'est qu'une très-faible imitation
d'un Conte fort connu de Voltaire.
Nous regrettons également que les fragmens trouvés
dans les papiers de Praxede , et placés à la fin du roman
, n'aient pas fait partie des lettres : ces fragmens
ainsi isolés ne produisent plus d'effet.
X.
1
L'AMOUR MATERNEL. ( Extrait d'un ouvrage inédit de M.
Millot , ancien membre des college et académie de chirurgie
, etc. )
La nature envoie , nu et sans puissance , dans le monde ,
celui qui doit un jour dompter les animaux les plus féroces
et commander à tous ; cependant il ne peut , comme eux ,
satisfaire le plus pressant besoin .
Remercions donc l'ètre des êtres d'avoir donné à nos
mères une affection sans bornes ; il les a douées d'une
patience et d'un courage à toute épreuve , d'une tendresse
et d'une sollicitude sans fin : il a placé dans leur ame un
sentiment qui tient du prodige ; car , quelque faible que soit
une mère , il n'est point de fatigue qui l'arrête , point de
soins qui la rebutent , point de dangers qu'elle ne brave
pour la conservation de ses enfans ; ce sentiment surpasse
et maîtrise tous les autres : le désir de plaire , les illusions
de la coquetterie , tout se tait , et ce silence est le témoi
gnage
de l'amour maternel. C'est dans le coeur d'une mère
que se trouve l'amour par excellence ; il y règne en souverain
, sans opposition et sans rivaux.
Nous avons vu de ces mères à moitié épuisées , résister
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
encore à l'impérieux besoin du sommeil , pour provoquer.
celui de leurs intéressantes créatures , et ne goûter de repos
que quand elles étaient parvenues à les appaiser et à les endormir.
Nous ne pouvons donc pas trop répéter leur apologie
, en disant : O femme ! obict divin ! toi qui , par tes
vertus et par ta bonté , as deux fois reçu la beauté , tu fus
d'un souffle pur animée , et par l'Etre suprême tu nous fus
donnée pour aimer , aussi bien que pour être aimée.
A l'instant où l'enfant entre dans la carrière de la vie , il
n'a d'autre appui qu'une mère ; il naît si faible et si dénué
de facultés nécessaires pour se procurer sa subsistance
qu'il ne peut trouver le sein de sa mère , et , sans l'amour
qu'elle a pour lui , il mourrait presqu'aussitôt qu'il est né ;
c'est elle qui répand sur lui les premiers bienfaits ; c'est elle
qui , la première , lui donne les marques de l'affection la
plus sincère , en le portant à son sein au sortir de ses flancs ;
c'est sa sensibilité morale qui entretient l'existence de son
enfant , et qui prévient ses besoins ; le père n'est rien pour
lui en ce moment.
Quand la mère remplit bien ses obligations , elle est son
premier soutien , sa première institutrice ; elle commence
l'ouvrage que le père doit un jour perfectionner ; mais les
femmes seules peuvent jeter les fondemens d'une bonne
éducation physique.
Après la naissance de l'enfant , la nature semble ne s'occuper
plus que des mamelles , parce que c'est d'elles qu'elle
a un besoin spécial pour continuer le développement et
l'accroissement de la créature ; et c'est par la secrétion du
lait et par l'allaitement qu'elle y parvient.
Si les mamelles placées sur la charpente de la poitrine
font le plus bel ornement de la nourrice , elles sont aussi les
plus précieuses ressources de l'enfant hors du sein maternel ,
puisqu'elles sont les seules voies qui lui transmettent naturellement
les sucs nutritifs que le placenta lui fournissait éncore
un moment ayant sa naissance ; aussi la nature y transporte-
t-elle ces sucs qui sont convertis en lait par ces organes
, seuls sécrétoires qui puissent le faire couler commodément.
La position de ces fontaines lactifères , nouvelles sources
de la vie de l'enfant après sa naissance , est telle que cet
objet de la tendresse maternelle se trouve sous les yeux de
sa mère ; par cette conformation , on voit que la nature a
voulu établir entre la mère affectueuse , et celui auquel
elle a donné le jour , un commerce constant de caresses ,
JUILLET 1868. 181
qui la dédommageât des nombreux sacrifices qu'elle lui fait ;
car c'est en vain que des plaisirs variés appellent la bonne
mère qui allaite ; sourde à leur voix , son amour pour son
nourrisson les remplace tous ; son devoir envers lui , est le
plus vif plaisir qu'elle puisse éprouver.
L'auteur de la nature qui a mis en nous , mais plus spécialement
encore dans le coeur de la mère , un invincible
amour pour ses enfans , lui fait désirer d'être payée de
retour.
Hé qui peut faire naître , plus efficacement , cette réciprocité
d'amour , que les soins de l'allaitement , que cette
espèce d'union continuée , car celle qui allaite n'est guères
plus séparée de son enfant que pendant la gestation ; elle a
de plus l'inappréciable avantage de jouir des premières
caresses dont elle est à la fois si fière et si jalouse ; elle.
recueille les premiers fruits d'un amour qu'elle fait naître
dans l'ame de cette intéressante créature .
Quoi de plus touchant que le sourire d'un enfant , quand
il quitte le sein de sa mère ? Cette marque de satisfaction
ne porte - t - elle pas une émotion préférable à toutes les
voluptés ; ce contentement la dispose de nouveau à une
parfaite lactation ; cette espèce de remercîment est d'autant
plus touchant qu'il est l'expression de la seule nature .... , etc.
VARIÉTÉS.
SPECTACLES.Théâtre de l'Impératrice .
*
-
La reprise des
Amours de Bayard a occupé les politiques de coulisses
autant que l'eût pu faire la première représentation d'un
ouvrage long-tems attendu cette comédie héroïque est
jugée depuis long-tems ; il n'est donc plus besoin d'examiner
son mérite réel , ni de discuter si elle a donné naissance
à la foule de mélodrames dont nous avons été accablés
depuis vingt ans . Nous ne parlerons ici que de la
manière dont cet ouvrage a été remis à la scène : les Journalistes
qui en ont rendu compte après la première représentation
, n'ont pas flatté les acteurs , et ils avaient raison ;
mais on sait qu'une première représentation n'est jamais
qu'une répétition générale à la seconde les acteurs plus
sûrs de leurs rôles , les ont rendus d'une manière beaucoup
plus satisfaisante .
Clausel , chargé du rôle de Bayard , a représenté ce per182
MERCURE DE FRANCE ,
sonnage avec noblesse et sentiment . Au troisième acte ,
Mme de Rendan lui donne son portrait pour lui servir d'égide
dans le combat à outrance qu'il va soutenir contre son rival .
Bayard s'écrie , en fixant les traits chéris de sa maîtresse :
Sotto-Mayor est mort. Clausel a rendu ce moment avec
beaucoup de feu , et il a été couvert d'applaudissemens .
Firmin a joué avec talent le rôle de La Palisse . Nous avons
les premiers remarqué les dispositions de ce jeune acteur ,
et nous sommes flattés de voir les encouragemens que nous
lui avons donnés , justifiés par ses progrès.
me
Mme Dacosta est chargée du rôle de Me de Rendan , elle
y a laissé beaucoup à désirer ; mais qu'il est difficile de jouer
un rôle après Me Contat : le souvenir du talent et de la
sensibilité que cette actrice parfaite déployait dans cet
ouvrage , a dû naturellement intimider Me Dacosta ; mais
cette jeune actrice a assez de talent pour prendre glorieusement
sa revanche . Les autres rôles de l'ouvrage sont
joués avec ensemble : la foule était aussi considérable à la
seconde représentation qu'à la première .
Théâtre du Vaudeville. Première représentation de
Bayard au Pont- Neuf, de MM. Dieu-la-Foi et Gersaint.
Il fallait que les auteurs de ce vaudeville fussent bien embarrassés
pour trouver quelque nouveau sujet de pièce ,
puisqu'ils ont choisi , pour y coudre des couplets , l'altercation
qui s'est élevée entre M. Monvel et les comédiens français
, relativement à la remise au Théâtre de l'Imperatrice
des Amours de Bayard..
Voici comment ils ont traité ce sujet : MM. Citrapont et
Ultrapont se disputent la possession de Bayard : chacun
d'eux , pour l'attirer chez soi , met tout en usage . Bayard
est à cheval sur le Pont-Neuf : M. Citrapont lui rappelle
qu'il lui doit son ancienne gloire , et pour faire pencher la
balance en sa faveur , il lui présente Madame de Rendan.
M. Ultrapont de son côté lui offre de l'argent , ét à son
cheval un picotin d'avoine. Ces deux raisons puissantes déterminent
Bayard , qui suit M. Ultrapont dans le nouvel
établissement qu'il vient de former dans le faubourg Saint-
Germain .
Cette pièce , quoique médiocre , est l'ouvrage de deux
hommes d'esprit sans doute ; mais elle a le tort de distribuer
des outrages à plusieurs poëtes connus par de grands
succès. Les gens raisonnables gémissent de voir le Vaudeville
prendre ce ton , et s'arroger le droit de juger les talens ;
mais qu'il ne s'y trompe pas , le goût et l'esprit ne sanctionnent
jamais des arrêts exprimés de cette manière.
JUILLET 1808. 183
Aux Rédacteurs du Mercure.
Poitiers , 3 juillet 1808 .
MESSIEURS , tout ce qui appartient à la mémoire de Malesherbes
me paraît mériter un intérêt général . Voici donc une petite anecdote
dans laquelle il figure . Je l'ai apprise , dans le tems , d'un de mes amis ,
qui en avait été témoin.
* Après sa retraite du ministère , Malesherbes , comme on le sait ,
voyagea. Il vint passer quinze jours dans sa terre de Chefboutonne , en
Poitou . Son amabilité et sa bienfaisance le firent bientôt chérir et bénir .
par tous ceux qui l'approchèrent . Aucun grand , dans l'acception que
l'on donnait alors à ce mot , n'a jamais été aussi accessible ; il prévenait
tout le monde ; l'habitant pauvre , comme l'habitant aisé , reçut plus
d'une fois sa visite . Il n'était venu là qu'avec un secrétaire et des demestiques
ce qui lui rendit d'autant plus nécessaire et même agréable
pendant son séjour , la société des notables du lieu , parmi lesquels il
en trouva qui dûrent lui plaire . Il aimait beaucoup la promenade à
pied ; il en usait souvent , et presque toujours il engageait ces notables
à l'accompagner. Un jour , ( c'était au mois d'août , dans un sentier un
peu étroit et à une heure où l'ardeur du soleil était très-vive ) passèrent
près de lui et d'un médecin , avec lequel il se promenait , une paysanne
et son fils âgé de neuf à dix ans . La femme s'empresse de faire à
sa manière la révérence la plus respectueuse . L'enfant , au contraire ,
le regardant avec un air d'assurance , garde son bonnet . La mère , toute
honteuse de ce qu'elle croit être une impolitesse de la part de son fils ,
lui dit brusquement : Veux-tu bien ôter ton bonnet à notre bon
seigneur. Malesherbes qui , dans ce moment , était tout près de l'enfant
, arrêta le mouvement qu'il faisait pour obéir à sa mère , et lui
mettant la main sur la tête , dit : Et moi , ma bonne femme , je lui
ordonne de la part du soleil qui est un plus grand seigneur que moi ,
de garder son bonnet.
Ce mot peint , selon moi , toute la bonté d'ame de Malesherbes.
JOUYNEAU-Deslosges .
Ecole de médecine de Paris. Son Excellence le Ministre de l'intérieur
a confirmé , dans le mois de mars dernier , le choix que MM. les
professeurs de l'Ecole de médecine avaient fait pour remplir les fonctions
de bibliothécaire dans leur établissement , de M. Moreau ( de la
Sarthe ) , l'un de nos estimables collaborateurs , pour les sciences , et
auteur de plusieurs ouvrages justement célèbres , relatifs à la médecinepratique
, à la littérature et à la philosophie médicales."
Les fonctions de bibliothécaire de l'Ecole de médecine étaient vacantes
184 MERCURE DE FRANCE ,
AS VI
par la permutation de M. Sue , qui les remplissait depuis la fondation de
cette Ecole , et qui a passé à la place de professeur de médecine légale ,
en succédant à M. le Clere , que les sciences médicales ont eu le malheur
de perdre dans le cours de cette année .
- SOCIÉTÉS SAVANTES . Société littéraire hollandaise de Leyde.
Cette Société propose , pour le 1er Janvier 1809 , les deux prix suivans :
I. L'ancienne éloquence des Grecs et des Romains est-elle supérieure
à l'éloquence moderne ?
II . Un Mémoire sur le mérite et les défauts du style.
Le prix consiste en une médaille d'or de cent cinquante florins , et les
Mémoires , écrits en hollandais ou en latin , seront adressés , franc de
port , au secrétaire de la Société , M. le professeur Siegenbek , à Leyde.
NOUVELLES POLITIQUES .
--
( EXTÉRIEUR. )
-
TURQUIE. Constantinople , le 20 Juin. Tout est maintenant
tranquille ici ; les transports de marchandises en
Hongrie et en Transylvanie , par la Turquie européenne ,
n'éprouvent plus , de quelque côté que ce soit , aucun obstacle.
L'armistice entre la Turquie et la Russie continue
toujours .
de
Il arrive à Smyrne , de toutes les contrées de l'Asie ,
riches caravanes , chargées de nombreuses marchandises
principalement de cotons , que les Suisses et les Français de
Lyon et de Marseille achètent à bon prix , pour les envoyer
en Europe. Il est aussi arrivé à Smyrne des marchands américains
, dont les cargaisons ont trouvé un bon débit .
- RUSSIE.
Pétersbourg , le 21 Juin. On dit que l'on va établir , dans tout l'Empire , des télégraphes d'une nou- velle invention. Cronstadt et Oranienbaum correspondent
déjà de cette manière. On va placer encore deux de ces télégraphes entre Oranienbaum
et la capitale ; et si l'expé- rience réussit , on en établira dans tout l'Empire .
Du 22. La Société philarmonique , fondée en 1802 ,
a consacré ses recettes et le produit des souscriptions à la
formation d'un capital dont les intérêts sont employés en
pensions aux veuves des artistes sans fortune. Ce capital
JUILLET 1808. 185
s'élève déjà à plus de 30,000 roub. qui produisent à sept
veuves une pension de 300 roubles chacune. La même Société
vient de faire frapper une médaille d'or du poids de
47 ducats , en l'honneur d'Haydn : elle représente une lyre
surmontée du nom de ce grand compositeur ; sur les revers
se lit cette inscription : Societas philarmonica Petropolitana
Orpheo redivivo. Cette médaille a été envoyée à Haydn , à
Vienne , avec une lettre remplie des expressions les plus
flatteuses pour l'illustre vieillard.
Libau , le 24 Juin. Depuis huit jours nous voyons de
tems à autre des vaisseaux anglais dans nos parages ; ils inquiètent
les côtes en tirant , de distance en distance , quelques
coups de canon , qui n'ont produit aucun effet .
-
DANEMARCK . — Copenhague , le 5 Juillet. — On assure à
présent que l'expédition anglaise est partie de Gothembourg ,
et qu'elle va commencer ses opérations contre la Norwège ,
mais nous saurons bien faire échouer toute entreprise de
l'ennemi.
- Le ROYAUME DE WESTPHALIE. Cassel , le 5 Juillet.
samedi 2 juillet , l'ouverture des Etats s'est faite avec la plus
grande solennité. Voici un extrait du discours prononcé par
Sa Majesté .
<< Messieurs les membres des Etats , il me tardait d'être au milieu
de vous .
» Mon ministré de l'intérieur vous exposera , dans une autre séance ,
ee que j'ai fait pour l'organisation et le complément de l'acte constitutionnel
; il vous présentera un tableau de la situation du royaume .
» Aujourd'hui , en ouvrant votre première session , je veux vous dire
moi-même, ce que j'attends de vous pour la prospérité et la gloire de
mes peuples , inséparables de celle de mon trône .
» La réunion des différentes souverainetés dont est composé le royaume,
exige une refonte totale des lois ; il faut retrancher ce qui était vicieux
ou trop compliqué , étendre à tous les pays ce qu'il y avait de bon dans
chacun ; prendre des institutions françaises ce qu'une partie de l'Europe
s'empresse et s'honore d'imiter ; ce qu'elles ont de plus analogue avec
notre constitution , et former un tout de dispositions diverses et particulières
.
» J'ai fait discuter et rédiger sous mes yeux , par mon` Conseil- d'Etat ,
les décrets que j'ai dû rendre pour atteindre à ce but , et les projets de
lois qui vous seront présentés .
» Après qu'ils auront été de nouveau discutés avec les sections de mon
Conseil - d'Etat , je ne doute pas que vous ne les adoptiez avec empressement.
Je vous recommande sur - tout la dette publique .
186 MERCURE DE FRANCE ,
» Il est plus vrai que jamais qu'il faut être prêt à la guerre pour còn-.
server la paix . Ce n'est pas que je craigne qu'elle soit de long-tems troublée
; j'ai pour garant de ma sécurité les relations d'amitié et les lien
du sang qui m'unissent si étroitement à la France , la bonne harmonie
qui règne entre moi et les princes mes voisins , et l'union du continent
contre l'ennemi commun .
» Braves et bons Westphaliens ! dans cette occasion solennelle où
vous exercez , pour la première fois , vos droits constitutionnels , vous
prouverez votre attachement à ma personne , en secondant mes vues
pour le bien du royaume , que nous devons tous avoir à coeur.
» Nous y travaillerons de concert ; moi en roi et en père , vous en
sujets fidèles et affectionnés . »
Du 7. --
S. Ex . le´ministre de l'intérieur et de la justice
a fait à l'assemblée des Etats un exposé de la situation- du
royaume. ( Nous le donnerons dans un autre numéro )...
BADE. - Carlsruhe , le 12 Juillet. - Parmi les changemens
qui ont eu lieu dáns notre législation , on doit citer
l'introduction du Code Napoléon , qui devient loi de l'Etat.
Cependant comme ce Code contient plusieurs dispositionsqui
ne s'adaptent pas entiérement à nos usages et aux localites
, S. A. R. le grand-duc a ordonné qu'on s'occupat sans
délai de déterminer et de rédiger les modifications que l'on
jugera nécessaires. M. le conseiller intime Braner est chargé
de ce travail important.
Depuis plusieurs années nous avions dans notre grandduché
plusieurs autorités supérieures , qui correspondaient
directement avec le souverain , telles que la commission
générale des études , celle des eaux et forèts , celle de
sante , etc. D'après le nouvel ordre de choses , tous ces établissemens
seront soumis désormais aux divers ministères ,
afin qu'il y ait plus d'unité dans le gouvernement .
-
ALLEMAGNE. -
Vienne , le 30 Juin . — On a déjà envoyé
des circulaires aux cercles pour l'organisation de la milice
nationale . Tous ceux qui ne feront pas partie de la réserve
seront obligés de se faire inscrire dans la milice , et seront
exercés les dimanches et fêtes .
- Des ordres ont été transmis aux autorités autrichiennes
des villes frontières , relativement aux étrangers. Non-seulement
on y examine les passe-ports des voyageurs avec la
plus scrupuleuse attention , mais on s'informe même très
en détail de l'objet de leur voyage ; et si malgré les passeports
ils ne peuvent pas prouver que des affaires rendent
T
1
JUILLET 1808. 187
t
absolument leur présence nécessaire en Autriche , la permission
d'y entrer leur est refusée .
Du 1er Juillet. La réunion des jeunes gens appelés à
former la réserve , s'effectue dans les différentes provinces
de la monarchie autrichienne . Aussitôt que cette réunion
sera terminée , les jeunes gens seront exercés dans leurs
cantonnemens. Lorsque la première réserve sera prête à
être exercée , on rassemblera la seconde , qui commencera
ses exercices lorsque ceux de la première seront finis . La
durée des premiers exercices est fixée à un mois. Pendant
ce tems , les jeunes gens de la réserve seront casernés , et les
troupes de ligne logeront chez le bourgeois.
-
Francfort , le 8 Juillet. Voici les principales dispositions
d'un décret rendu par S. A. le prince primat de la confédération
du Rhin :
1º. L'Esprit du Code Napoléon est adopté dans nos Etats , comme
base de l'enseignement du Code Napoléon .
2º. En conséquence , nous ordonnons la traduction de l'ouvrage eu
langue allemande ; il s'imprimera dans le même format que l'édition
française , avec la même disposition typographique , afin d'en faciliter
davantage l'intelligence et la comparaison des objets qu'il présente.
3º. Nous en avons confié la traduction , conjointement au professeur
Bachmann et à notre conseiller de justice et professeur du Code Napoléon
, le docteur Steckel , à Wetzlaer , qui déjà s'est distingué , par un
essai , à traduire cet important ouvrage. L'auteur , M. le conseillerd'Etat
Locré , veut bien se charger de la révision de cette traduction ,
à mesure qu'elle paraîtra.
1
Lubeck , le 2 Juillet. Des lettres de Pétersbourg annoncent
qu'on pousse les armemens contre la Suède avec
une nouvelle vigueur , et qu'une partie des troupes qui se
trouvaient encore dans la Pologne russe s'est mise en marche
pour l'Ingrie , la Livonie et l'Esthonie . L'embarquement
des corps qui se trouvent déjà en Courlande et en
Livonie n'est pas encore effectué , mais on est persuadé qu'il
ne tardera pas à avoir licu .
Une partie de la flottille des galères russes est heureusement
arrivée au port de Swéabord , événement important
dans les circonstances actuelles .
GRAND- DUCHÉ DE VARSOVIE. - Varsovie , le
29 Juin
.
On a publié la pièce suivante , datée du palais de Pilnitz
9 le g mai.
188 MERCURE DE FRANCE ,
« Frédéric- Auguste , par la grâce de Dieu , roi de Saxe , duc de
Varsovie , etc.
» Afin qne notre armée dans le duché de Varsovie
soit constamment
au nombre
d'hommes
prescrit
par la constitution
, et afin que le pays
soit toujours
prêt à combattre
pour sa défense
, nous avons décrété
ce
qui suit :
sans
» La conscription est établie dans tout le duché de Varsovie , tant
pour les bourgeois et habitans , que pour ceux qui ne seraient pas domiciliés
et qui appartiendraient d'une manière quelconque au pays ,
avoir égard à leur naissance , à leur état , dignité , profession et religion
. Sont exceptés de la conscription , ceux qui ont un emploi et qui
sont au service civil de l'Etat , tant qu'ils seront en place ; tous les
ecclésiastiques , etc.
>> Quant aux Juifs qui demeurent dans le duché de Varsovie ( quand
même ils seraient nés ailleurs ) , ne seront exceptés de la conscription ,
qu'un rabbin et un chantre par chaque commune.
» Tous ceux qui sont âgés de vingt ans et un jour appartiennent sans
distinction à la conscription jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de vingthuit
révolus .; tous ceux qui ont vingt-huit ans et un jour sont exempts
de la conscription .
» Outre la conscription , il sera formé une réserve , à laquelle appartiendront
tous les hommes du cercle , qui ont plus de 28 ans , et qui
par conséquent n'ont pas été inscrits sur les registres de la conscription .
Tout individu qui aura atteint l'âge de cinquante ans et un jour sortira
de la réserve et sera compté parmi les anciens . Tous les conscrits
appelés à l'armée , dès qu'ils y auront servi six ans consécutifs , sans
déserter , appartiendront à la classe de ceux qui ont acquitté leur dette
à la patrie. De cette manière tous les individus du sexe masculin des
départemens et de chaque cercle du duché de Varsovie , seront partagés
en cinq classes : la première comprendra ceux qui n'ont pas atteint
l'âge prescrit ; la deuxième ceux qui sont propres à la conscription ; la
troisième ceux qui appartiennent à la réserve ; la quatrième ceux qui
ont servi leur tems , et la cinquième les anciens. »
------ ANGLETERRE. · Londres , le 24 Juin. - Le 14 de ce mois ,
S. William Scott a déclaré , dans une séance du tribunal
des prises , que toutes les propriétés portugaises , qui avaient
été prises et conduites dans des ports de l'Angleterre , seraient
rendues au ministre du prince de Brésil , et livrées
sous sa direction à ceux qui les réclameraient. Ces actes
de générosité viennent malheureusement trop tard , pour
que nous réussissions à convaincre les peuples du continent
de notre désintéressement et de notre équité .
- Comme la session actuelle du parlement est près de
JUILLET 1808 .
189
a
sa fin , M. de Perceval , chancelier de l'échiquier , proposa ,
le 15 Juin , un vote de crédit . Ce vote portait d'abord deux
millions et demi de liv . sterl . Mais comme le parlement
déjà consenti une somme de 300,000 liv. sterl. de subsides
annuels pour le roi Ferdinand VI , pendant la guerre ,
le vote de crédit n'a été porté qu'à deux millions 200,000 liv.
Accordé .
Le calme n'est point encore rétabli à Manchester.
Le 21 Juin , des attroupemens de séditieux se sont portés
à Saint- Georges- Fields et dans les rues voisines . Non-seulement
ils arrêtèrent tous ceux qui travaillaient ou se disposaient
à travailler , mais ils les contraignirent de retourner
dans les endroits d'où ils venaient. Beaucoup de pièces
d'ouvrages et un grand nombre de métiers ont été détruits.
Des corps considérables d'artisans égarés se sont rassemblés
aujourd'hui dans les mêmes endroits ; mais leurs dispositions
paraissaient plus paisibles . Des détachemens du 4° régiment ·
de dragons de la garde , ont fait des patrouilles , et ces mesures
empêcheront probablement les scènes dont nous avons
été témoins de se renouveler .
Dans la séance du 12 Juin , de la chambre des communes
, on a agité longuement la question relative à l'hybillement
des troupes anglaises . Le général Stewart a fait remarquer
qu'il valait mieux s'occuper des moyens de maintenir
la discipline parmi les troupes , que des formes de leurs
habits . Après des discussions sur cet objet , la séance a été
levée , sans qu'il fût rien décidé .
La motion de mettre une taxe sur les capitaux que les
étrangers possèdent dans nos fonds publics , a été rejetée
sur l'observation de M. Perceval , qu'une semblable mesure ,
‚ quoique très-juste , serait impolitique dans les circonstances
actuelles .
- ROYAUME DE NAPLES. Naples , le 8 Juillet. - C'est
hier à six heures du soir que notre souveraine s'est mise en
route avec les deux princesses ses filles . S. M. avait consacré
'les deux derniers jours de sa résidence à Naples , à recevoir
les officiers et grands-officiers de la couronne , les ministres ,
le Conseil-d'Etat , les officiers supérieurs de la garnison , les
corps de magistrature , la municipalité , la Société royale et
toutes les personnes présentées à la cour. Elle a paru vivement
émue des témoignages d'amour et de respect que dans
cette pénible circonstance elle a reçus universellement de
tous les habitans de sa capitale .
190
MERCURE DE FRANCE ,
ROYAUME D'ITALIE. Milan , leg Juillet. - S. A. I. le
prince vice -roi vient de rendre un décret qui contient les
dispositions suivantes :
Art. Ier . Tout individu sujet du royaume d'Italie et appartenant aux
trois nouveaux départemens du Metauro , du Masone et du Tronto , qui
dans deux mois , à compter de la publication du présent décret dans les
mêmes départemcns , ne sera pas rentré dans le royaume , et ne prouvera
pas qu'il a obtenu de S. M. une autorisation spéciale de conserver
ou accepter un service militaire ou civil à l'étranger , cessera d'être
considéré comme italien .
II. Ces individus perdront tous les droits civils et politiques , et seront
déclarés inhabites à posséder et à succéder dans le royaume .
III. Les biens qu'ils possèdent en ce moment dans le royaume , ainsi
que ceux qui pourraient leur échoir à l'avenir par succession ou autrement
, seront séquestrés et administrés , pendant leur vie , par le dontaine
au profit du trésor public ; et à leur mort , ils seront rendus à leurs hériters
légitimes et naturels .
(INTÉRIEUR . )
Bayonne , le 13 Juillet. - Sa Majesté Catholique est
attendue à Madrid avec la plus vive impatience. Dans toutes
les villes qui se trouvent sur sa route , les autorités , les
corps ecclésiastiques , civils et militaires , s'empressent de
venir lui porter les témoignages de leur respect et de leur
fidélité ; et les peuples célèbrent son passage par des fetes.
Sa douceur et son affabilité lui gagnent tous les coeurs .
Strasbourg , le 12 Juillet. Les travaux du canal Napoléon
se continuent avec une grande activité. On procède dans
ce moment même à l'adjudication des ouvrages à exécuter
en terrassement pour l'ouverture d'une partie de ce canal ,
qui s'étend entre Krafft et Botzheim , arrondissement de
Schelesdadt . Ces travaux doivent être commencés au plus
tard dans le délai d'un mois après l'adjudication ..
PARIS , le 19 Juillet . - Le 14 juillet , on a commencé les
travaux pour l'érection d'un quai en prolongation du quai
Bonaparte , en aval du pont de la Concorde. Ce nouveau
quai , qui porte la dénomination de quai des Invalides , est
destiné à établir la communication sur la rive gauche de la
Seine , entre le pont de la Concorde et le pont d'Jéna .
L'ambassadeur de Perse , Asker-Chan , vient d'arriver
à Paris avec une suite de quarante personnes. M. Jaubert ,
secrétaire-interprète de S. M. l'Empereur et Roi , et M. OuJUILLET
1808 . 191
trey , vice-consul de France à Bagdad , étaient partis de Paris
depuis quelques jours , pour aller au- devant de S. Exc.
-
Un décret impérial du 16 juin dernier , divise les départemens
en neuf arrondissemens , dans chacun desqueis
il sera formé une maison centrale de détention pour la
réunion des condamnés par les tribunaux criminels de ces
départemens .
On a monté hier sur l'arc de triomphe du Carrousel la
statue de l'Empereur. Cette statue , qui doit être placée sur
le char , est de plomb doré , ainsi que les deux Victoires qui
tiendront de chaque côté les rênes des chevaux .
ANNONCES .
Traité de navigation ; par J. B. E. du Bourgnet , ancien officier de
la marine , et professeur des première et seconde Classes de mathématiques
au Lycée Impérial ; ouvrage approuvé par l'Institut de France .
Cet ouvrage , grand in -4° de plus de 500 pages , avec table et figures ,
imprimé avec soin et sur beau papier , paraîtra au commencement du
mois d'Août, et se livrera par souscription à raison de 18 fr . par exemplaire
pour Paris , et 22 fr . , franc de port , pour les départemens ; dont un
ters se paie en souscrivant , et les deux autres tiers en retirant l'ouvrage.
La souscription sera fermée au premier Août ; et , lorsque l'ouvrage paraîtra
, ceux qui n'auront pas souscrit , le paieront à raison de 22 fr. pour
Paris , et de 26 fr. , franc de port , pour les départemens. Ceux qui souscriront
pour plus de douze exemplaires auront la remise d'un dixième
sur le prix.
La liste des souscripteurs , parmi lesquels on compte déjà plusieurs
noms illustres , sera imprimée en tête de l'ouvrage .
L'on sonscrit chez l'Auteur , au Lycée Impérial , rue Saint -Jacques ,
Dº 121 , à Paris ;
Chez Fain , imprimeur , rue Saint - Hyacinte - Saint - Michel , n ° 25 ,
Arthus- Bertrand , libr . , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez les principaux
libraires de l'Europe .
On affranchira les lettres et l'argent .
N. B. Le Prospectus se distribue aux adresses ci-dessus .
Euvres d'Agriculture de Varenne- Fenille , contenant. 1º . Mémoires
sur l'administration forestière et sur les qualités individuelles des bois
indigènes où qui sont acclimatés en France , auxquels on a joint la
description des bois exotiques que , nous fournit le commerce. Ouvrage
utile aux propriétaires qui veulent se ménager de la futaie , juger avec
192 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808.
précision de l'âge auquel ils doivent couper leurs forêts , et connaître
l'emploi le plus avantageux des différentes espèces d'arbres , d'après
leurs qualités déterminées par un grand nombre d'expériences nouvelles ,
2 vol. in-8 ° , fig. 2° . Mémoires et expériences sur l'agriculture , particuliérement
sur la culture et l'amodiation des terres , le desséchement et
la culture des étangs et des marais ; la culture et les usages du maïs ,
la plantation et les soins des vergers ; sur la mortalité du poisson des
étangs pendant les grandes gelées , et les moyens de l'en préserver ;
sur les jachères , etc. avec des additions nouvelles et des développemens
indispensables à la théorie exposée par l'auteur dans ses Mémoires
sur l'administration forestière. 1 vol . A Paris , chez A. J. Marchant ,
libraire pour l'agriculture , rue des Grands-Augustins , nº 20. 1807 et
1808. Prix , 9 fr. , et 11 fr. 50 cent. franc de port .
Les Rosecroix , poëme en douze chants , par Evariste Parny , nouvelle
édition , revue et corrigée . De l'imprimerie de Didot aîné , 1808 ,
in- 18 , grand- raisin , 2 fr . papier ordinaire , et 4 fr . papier vélin .
Au grand Buffon , librairie de A. G. Debray , rue Saint-Honoré ,
vis-à-vis celle du Coq , nº 168 .
On trouve chez le même libraire , du même auteur, Euvres complètes,
5 vol. in- 18 , id. papier ordinaire 12 fr. , papier vélin 24 fr .
On remarquera que peu d'oeuvres sont exécutées avec plus de soin.
Sermons de Hugues Blair , ministre de l'église cathédrale , et pro
fesseur de belles- lettres dans l'Université d'Edimbourg , traduits de
l'anglais , par M. de Tressan . Les tom. IV et V. Prix , 10 fr . , et 12 fr .
50 cent. franc de port .
N. B. Cet ouvrage est complet en 5 vol . in- 8° . Prix , 24 fr. , et 30 fr.
franc de port. A Paris , chez G. Dufour', libraire , rue des Mathurins-
Saint-Jacques , nº 7 ; et Charles Barrois , libraire , place du Carrouzel
n° 26.
ERRATA du Nº . 365.
Dans l'extrait de l'ode italienne de M. Buttura.
Page 106 , ligne 15 de l'extrait . Dans ce champ lyrique ; lisez : daqs
ce chant lyrique .
.107 , ligne 24 , s'élève ; lisez l'élève. •
108 , onzième vers de la citation italienne , teutan ; lisez : tentan .
Treizième vers , sedegnoso ; lisez : sdegnoso.
109 , ligne 1 , furgore ; lisez fulgore .
ligne 2. Ed vittime e d'altari ,
Le virtù de' mortali.
Il y a un vers entier de passé , ce qui laisse vide de sens
le milieu de cette belle strophe ; lisez :
Ed offrono agli dei , doni più cari
Di vittime ed altari ,
Le virtù de' mortali.
ligne 4 , earmi ; lisez carmi.
ligne 5 , giorondi ; lisez : giocondi .
( No CCCLXVII . ) ``
( SAMEDI 50 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
MORT D'ANTIOCHUS ÉPIPHANE.
ANTIOCHUS régnait : sous ses lois asservie
Ce superbe vainqueur voyait gémir l'Asie ;
Et trop ambitieux , comptait pour ennemis
Tous ceux qu'à son empire il n'avait pas soumis
Bientôt du peuple juif méditant la conquête ,
Dans ses vastes projets il n'est rien qui l'arrête.
Tout fuit à son aspect. Pressés de toutes parts ,
Les Juifs n'ont contre lui que de faibles remparts.
Tu le vis , Israël , tu vis le téméraires
Profanant du Très-Haut l'auguste sanctuaire ,
Enlever ses trésors , et sur les saints autels
Où l'on sacrifiait au maître du tonnerre ,
Prodiguer un encens et des voeux criminels
A des Dieux impuissans l'opprobre de la terre ;
II osa.... Mais qui peut retracer sans horreur
Les funestes effets de sa noire fureur !
"
Vers ce roi sacrilege un saint vieillard s'avance.
Sa démarche et son air annoncent sa naissance ;
Ministre du Très -Haut, son zèle et sa vertu
Faisaient l'unique espoir d'Israël abattu .
Des préceptes divins , observateur fidèle ,
Aux ordres du tyran sa foi se renouvelle ,
Antiochus affecte une tendre pitié ,
N
DET
DE
5 .
en
SEIN
19't MERCURE DE FRANCE ,
Plus dangereuse encor que son inimitié .
Il le flatte , il le plaint ; ses perfides promesses
Joignent pour l'ébranler les honneurs aux richesses .
Le trouvant inflexible , il étale à ses yeux.
;
Des plus cruels tourmens l'appareil odieux
Mais en vain ce héros , d'un courage intrépide ,
Va braver les tourmens et le glaive homicide ;
Et voyant les bourreaux prêts à trancher ses jours ,
Il ose au roi barbare adresser ce discours :
« Inflexible tyran , toi , dont l'aveugle rage
>> Porte jusqu'en ces lieux, l'horreur et le carnage ,
>> Toi qui viens sous l'effort des tourmens rigoureux
>> Immoler , sans pitié , nos peuples malheureux ,
» Crois - tu d'un Dieu puissant éviter la vengeance ?
>> Crois-tu qu'enfin lassé de ta vaine insolence
>> Il ne s'apprête pas à punir tant d'horreurs ?
» Frémis , tu vas sentir le poids de nos malheurs .
>> En vain , le coeur saisi d'une frayeur mortelle ,
>> Tu voudras ......» A ces mots une rage nouvelle
Transporte le tyran , il ordonne aux soldats
De lui faire subir le plus cruel trépas.
Il monte sur son char . « Où vas- tu , téméraire ?
>> Aux traits de l'Eternel prétends-tu te soustraire ?
» Arrête , c'en est fait , tu n'as plus qu'un instant ;
>> Vois la mort qui te suit , vois l'enfer qui t'attend ,
» Reconnais ton erreur , répare ton offense ; 1
» Mais non , tu vas tomber sous sa juste vengeance ;
» Il frappe , tu péris , et ton règne est passé . »
De son char à l'instant le prince est rénversé ,
Et soudain pénétré d'une douleur amère ,
Son corps entier n'est plus qu'un effroyable ulcère.
Le dirai-je ? des vers naissent de tous côtés ,
D'une infernale odeur les sens sont infectés :
Tout l'abandonne . Alors , reconnaissant son crime ,
Du céleste courroux il se voit la victime .
Ce prince , qui voulait dompter tout l'Univers ,
Et transporter les monts et commander aux mers ,
Soumis , humble et tremblant , implore la clémence
Du Dieu dont il venait de braver la vengeance ,
Promet de rendre aux Juifs et leurs biens et la paix ,
De combler leur pays de signalés bienfaits ,
D'adorer le vrai Dieu , de rétablir son temple.
Mais du divin courroux , ô redoutable exemple !
JUILLET 1808. 195
Ce Dieu , ce juste Dieu qui sait sonder les coeurs
Voit d'un oeil irrité ses perfides douleurs ;
Et cet impie enfin , frémissant de furie ,
Vomit avec horreur sa criminelle vie .
Par M. TALAIRAT.
BONSOIR LA COMPAGNIE ,
VAUDEVILLE MORAL .
AIR : Servantes , quittez vos paniers.
A fredonner de faibles sons
Quand je passe ma vie ,
Vous réveiller par mes chansons
Voilà ma seule envie :
Vous m'avez souri jusqu'alors ;
Aujourd'hui , malgré mes efforts ,
Si par malheur je vous endors,
Bonsoir la compagnie .
Tant que nous avons tour à tour
Bon vin et belle amie ,
Nous avons des amis du jour
La troupe réunie :
Malgré tous nos soins obligeans
Par quelques revers affligeans
Si nous devenons indigens ,
Bonsoir la compagnie .
Le jour où monsieur Soliveau ,
En homme de génie ,
Donne un mélodrame nouveau
La salle est bien garnie :
Pour être certain du succès
Il remplit la salle à ses frais :
Retournez -y deux jours après ;
Bonsoir la compagnie.
Par mille charmes séducteurs
Rose était embellie ;
Elle eut beaucoup d'adorateurs
Tant qu'elle fut jolie.
Voyant ses amans déloger ,
Et ses appas déménager ,
Rose dit : « Pourquoi s'affliger ?
« Bonsoir la compagnie. »
"
M 2
196
MERCURE
DE
FRANCE
,
Comme le négoce à présent
Se fait de compagnie ,
Sur chaque enseigne on va lisant :
Un tel et compagnie :
Bien des gens , séduits par l'effet
Que la brillante enseigne fait ,
Vont- ils pour toucher un effet ,
Bonsoir la compagnie .
John Bull , du danger se moquant ,
S'engage par folie ;
Mais... dès qu'il aperçoit le camp
Mon pauvre anglais s'écrie :
<< Godden ! que de bruit , de fracas !
» Du métier je suis déjà las :
> On va se battre , je m'en vas ;
>> Bonsoir la compagnie . »
味
M. BRAZIER . 、
( Extrait de l'Epicurien Français . )
A MADEMOISELLE ****.
J'ADMIRE ces bosquets , ces eaux cette verdure , "
Et crois te voir auprès de moi :
En pensant aux beautés que produit la nature
Comment ne pas songer à toi ?
A UNE JEUNE PERSONNE
Qui se plaignait de ne pas connaître ses parens .
Tu te plains , belle Eglé , d'ignorer ta famille ;
Qu'importe les parens à qui tu dois le jour ?
Chacun sait que Vénus est mère de l'Amour ;
Mais on ignore encor de qui Vénus est fille.
M. DE JOUY .
ENIGME.
Je tiens un rang parmi les plus rares vertus ;
Je n'habite jamais en des coeurs corrompus.
C'est dans mes noeuds charmans que tout est jouissance ;
JUILLET 1808 . 197
Le tems ajoute encore un lustre à ma beauté ,
Et je serais la volupté
Si l'homme eût conservé sa première innocence ( 1 ) .
S.....
LOGOGRIPHE.
CHACUN Court après moi, rarement on me trouvé ;
Plus je suis délicat , mieux je me fais sentir.
Mais hélas ! trop souvent l'indiscret qui m'éprouve ,
De sa vivacité pourra se repentir.
Je marche sur sept pieds ; si tu me décomposes ,
Tu trouveras en moi maintes métamorphoses ,
Regarde quels trésors je renferme en mon sein.
J'offre à tes yeux une cité brillante
Qui surprend l'étranger , le ravit et l'enchante ;
Un des quatre élémens ; ce qui tient lieu de pain
Chez un peuple qu'à tort nous traitons de barbare ;
La femme de Jacob ; un titre jadis rare ,
Aujourd'hui devenu celui du genre humain ;
Une marque de joie ; une pierre estimée ,
Utile à la peinture , et de grains d'or semée .
C'en est assez , lecteur ; si , pour me deviner ,
bientôt tu vas me soupçonner.
Tu me ressens,
CHARADE.
Au bord d'un clair ruisseau si mon tout vous arrête,
Amusez-vous à cueillir mon dernier ,
Sans aller contre mon premier
Follement vous casser la tête.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est la lettre J.
Celui du Logogriphe est Groseille , où l'on trouve Gille et Rose.
Celui de la Charade est Cor-sage.
(1) Ces pensées sont dues à Voltaire et au Gentil-Bernard.
( Note du Rédacteur de l'Enigme. )
198 MERCURE
DE FRANCE
,
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
-
L'OEUVRE DE CHARITÉ .
NOUVELLE ESPAGNOLE.
---
― - Je
- Je ne suis
Je ne suis pas
Tu as quelque chose , ma Léonora , disait Dona Clémenza
en se promenant avec sa nièce qui répondait suivant l'usage :
Non , ma tante , je n'ai rien . Tu as du chagrin .
vous assure que je n'ai rien . Tu ne ris pas.
pas gaie . Tu ne marges presque point.
gourmande. Ce n'est pas que j'aime qu'on mange beaucoup
; mais ne vas pas non plus être malade , mon enfant ,
car tu sais comme je t'aime ; et puis c'est les maladies
sont ruineuses. De ce côté-là , ma tante , j'espère ne pas
vous mettre en frais . Tiens , pour te dissiper , regarde la
belle vue le proverbe n'est pas menteur :
-
-
Qui en non a visto a Sevilla
Non a visto Maravilla.
que
les
Il y a des gens qui viennent de bien loin et qui dépensent
bien de l'argent pour voir un moment la Maravilla , tandis
que nous la
voyons tous les jours et pour rien ; puisque de
nos fenêtres , c'est comme si on se promenait dans la ville .
Oui , ma tante , c'est - à - dire sur les toits ; car , pour
rues, on ne nous y voit jamais . Dieu nous en préserve
mon enfant elles sont sales à faire horreur ; on ne peut y
aller qu'en carosse , et c'est bon pour des folles à qui rien
ne coute. Mais la compagnie. -Oh ! la compagnie est
trop chère ; aussi ce ne sont que tertulias , réfrescos , concerts
, combats de taureaux ; il faut arriver-là parées comme
des Madones , et nous ne sommes pas riches , entends-tu ?
Mais aussi , nous ne sommes pas plus pauvres que bien
d'autres. Et du tems de ma bonne mère ..... Tiens , ne me
parle pas de ta mère qui jetait tout par les fenêtres ; ta mère ,
oh ! bien , oui. — Cependant , ma tante , elle était aimée de
tout le monde . Parce qu'elle se ruinait ; c'est la vraie
manière . Que le monde garde son amitié , je n'en veux point
à pareil prix. Elle n'a pourtant pas dissipé son bien . —
Non , mais elle n'a point amassé , et demandez-moi à quoi bon
la fortune , si ce n'est pour s'enrichir ? A cause qu'elle avait
passé quinze ou vingt ans à Paris , ne voulait-elle pas vivre à
la parisienne ? à la parisienne dans Triana ! Un hôtel comme
----
-
JUILLET 1808 .
199
―
-
-
-
-
pour un grand ; galerie , bibliothèque , salle à manger , que
sais-je ? Jusqu'à une chapelle , avec une messe de fondation
pour tous les jours de l'année . Cette messe , ma tante , vous
l'entendez Bon pour l'entendre ; mais la payer , et nourrir
le chapelain par-dessus le marché ! Ah ! ma tante , vous
n'y avez surement pas regret , puisque le bon père Grenada
est en même tems votre confesseur. Eh ! santa Maria !
si j'en avais pris un autre , n'aurait- il pas fallu faire encore
quelque chose pour lui ? Ainsi , du moins , c'est un profit ;
mais j'en reviens à tout le train de cette maison. Un régiment
de domestiques , autant de voleurs ! Tous les jours un
tas de ce qu'ils appellent des beaux esprits , avec qui je
ne pouvais pas seulement causer , sans compter qu'on te
laissait faire toutes tes folies . - Des folies , ma tante.
Qui ; soigner des malades , habiller de petits orphelins , établir
de pauvres filles , donner à des mendians des réaux
tout entiers .... Qu'est - ce qui en résulte ? C'est que tu as
toujours le tems passé dans la tète , et que tu ne peux pas
t'accoutumer à la vie rangée que nous menons à présent ,
Mais , mon enfant , il faut prendre ton parti ; après le carnaval
, le carême . Je ne me plains point , ma tante .
Je ne dis pas cela ; je dis seulement que nous ne sommes
pas riches.
Vous me l'avez souvent répété , ma chère
tante , aussi je fais ce que je puis pour ne pas vous être à
charge , et quant à l'ajustement , par exemple , il y a quatre
ans que j'ai perdu ma bonne mère , et depuis la fin de son
deuil ( que je porterai toujours au fond du coeur ) , on ne
m'a pas vu auprès de vous d'autres robes que mes anciennes.
Mais , ma tante , voyez vous-même comme elles sont usées ,
comme elles sont courtes , et comme j'aurais besoin d'une
muchas un peu honnête et qui soit à ma taille ; car à vingt
ans on n'est pas comme à seize ; et vous avez surement
envie que je sois bien. Ma chère enfant , les étoffes sont
d'un prix fou. Les doublures d'à - présent coûtent plus que
les dessus d'autrefois ; et les maudites ouvrières se font payer
le double . Je sens tout cela pour vous , ma tante , et
c'est une raison de plus pour être modeste. Brava .
Pour être soigneuse. - Brava. Pour être économe.
Mais non pas certainement pour être ridicule.
Comment , ridicule ? — Qui , ma tante , j'ai vu derniérement
, à la fête de notre paroisse , que tous les jeunes hidalgos
me regardaient avec un air de compassion , et les
senorites avec un sourire moqueur, Tenez , ma tante , quoiqu'on
ne soit pas fiere , on supporte avec peine d'etre plus
-
Bravissima..
-
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1
200 MERCURE DE FRANCE ,
mal que les autres. Ce n'est pas pour me plaindre , ma tante ,
c'est seulement pour que vous vouliez bien donner une
nouvelle marque d'amitié à votre nièce en lui achetant une
robe qui ne la fasse pas montrer au doigt. Vraiment tu
me touches , mon enfant. Eh bien tu en auras une , mais
il faut le tems . Le tems de la faire , n'est-ce pas ma petite
tante ? — Oui . Tu sais que je t'aime bien , et si nous étions
riches comme nous le serons peut- être un jour , je voudrais…..
- Quoi , ma tante . Te donner un mari. Oh ! ma tante ,
pensons d'abord à ma robe . Ou plutôt n'y pensons plus ,
--
-
ma nièce ; car c'est comme si tu l'avais .
-
-
Tout en traitant cette grande affaire , la matrona et la sénorite
étaient parvenues en avant de leur verger, jusque dans
le bois de châtaigniers qui mène vers Alcala , quand tout à
coup elles jettent à la fois un cri d'horreur ...... « Fuyons ,
fuyons , dit la vieille . Non , non , restons , restons , dit la
jeune . N'approchez pas , dit la vieille , c'est horrible.
C'est pour cela , dit la jeune , qu'il faut approcher. » L'objet
est horrible en effet . Est-ce un mort qu'elles voient étendu
au pied d'un arbre ? Il est à peine couvert de quelques lambeaux.
Une peau livide , des chairs meurtries , des membres
déchirés de blessures , des cheveux collés de sang et de
poussière , rabattus sur des yeux presque sortis de la tête ,
et sur des traits entiérement défigurés , laissaient à peine
entrevoir quelques vestiges d'un visage humain . << Encore
une fois , crie la duègne , allons-nous-en , Léonora . Donnezmoi
le bras , et allons-nous-en ; rien ne porte malheur comme
de rencontrer un mort . -Et point du tout , ma tante , point
du tout , rien ne porte malheur comme d'abandonner un
mourant. Mais ne voyez - vous pas qu'il respire encore ?
( Et , en meme tems , elle tenait la main sur son coeur ) . -
Fi donc ! ôtez votre main ; en vérité , vous ne savez ce que
vous faites. Ma tante , je vous assure qu'il respire encore .
Eh bien ! quand il respirerait , croyez-vous pouvoir le
sauver ? êtes-vous médecin ? êtes-vous chirurgien ? êtes-vous
sainte ? Je le voudrais bien , ma tante ; mais j'ai un coeur
qui souffre de voir souffrir , et je cherche à m'en soulager .
Eh bien la vraie manière est de nous en aller , et bien
vite encore. Non , ma tante , la vraie manière est de secourir
si l'on peut , ou du moins de consoler. Mais , ma
tante ! il n'y a pas loin d'ici à la maison ; allez -y toute seule ,
puisque vous avez trop de sensibilité pour supporter cette
vue-là . Non , mon coeur , je reste avec toi ; moi , te laisser
seule ici ! et qui sait ce qui peut arriver ? Ma tante , ma
-
―
-
JUILLET. 1808. 201
-
tante , il vient de faire un mouvement . Il me semble qu'il
essaye de parler. Eh bien ! qu'est-ce qu'il dit ? Il dit :
J'ai soif. Restez -là , ma tante . Ñous avons passé tout près
de notre gros oranger , et précisément j'y ai avisé des fruits
qui m'ont paru bien mûrs ; je cours en cueillir. Fort
bien ; mais n'en cueilles que ce qu'il en faut et garde-nous
les meilleurs . «< Pendant que la tante parle encore , la nièce
est déjà revenue avec la plus belle orange ; de la peau d'une
des moitiés elle en fait une coupe où elle a exprimé le jus
du fruit ; et voilà qu'elle l'apporte avec inquiétude , frémissant
d'en laisser tomber une goutte . Le malheureux qui
l'entend approcher , soulève ses paupières appesanties , et
croit voir l'ange du désert . Il jette sur elle un languissant
regard. Ses yeux se referment ensuite ; mais un soupir s'exhale
de sa bouche , et une larme de reconnaissance a coulé sur
sa joue tachée de son sang. » Voilà qui vous sera bon , dit
la belle infirmière ; essayez d'en goûter , tâchez d'approcher
vos lèvres de mes mains , sarfs quoi je crains de tout
laisser tomber ; allons , courage , vous devez déjà vous sentir
un peu rafraîchi . Les yeux s'ouvrent de nouveau , et un.
second regard encore plus expressif que le premier , accompagné
de je ne sais quel sourire arraché à la souffrance
annonce déjà plus clairement un retour de sensibilité . Puis ,
d'une voix à la vérité bien faible , il prononce péniblement :
Le ciel vous paiera. « Voilà qui est bien , dit Clémenza ,
voilà qui est bien , voilà une bonne oeuvre de faite . Le père
Grenada sera bien content . Allons-nous-en , à présent , allonsnous-
en. » A ces mots , ce visage mourant qui s'était un moment
ranimé , retombe comme accablé d'une nouvelle douleur.
Ses yeux cherchent ceux de Léonora et semblent lui
dire : Et vous aussi , m'abandonnerez -vous ? « Ma tante ,
ma tante , dit Léonora toute en larmes , nous bornerons-nous
à l'avoir rappelé un moment à la connaissance , seulement
pour lui faire sentir ses angoisses qu'il avait oubliées dans
sa léthargie ? Et que voulez -vous y faire ? - Ma tante ,
si nous essayions de le mener jusque chez nous ? il n'y a
pas si loin. Allons donc , vous êtes folle ; voyez cet hommelá
; lui donner une chambre , en avoir soin , le panser , le
nourrir ! Oh non , Mademoiselle , tout cela est fort beau
dans le discours ; mais quand on vient au fait et au prendre ,
on ne voit que de la dépense . Ma tante , nous voyons
tout autour de nous , dans la plupart des maisons d'Hidalgos ,
qu'ils ont presque tous la bonne habitude de retirer chez
eux un pauvre qu'ils nourrissent . - Grand bien leur fasse ,
-
B
?
202 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
pauvre.
--
-
-
-
voya
Pourquoi ne ferions-nous pas comme eux ? C'est un si
bel exemple ! Toujours de la vanité ! A cause que les
autres ont leur pauvre , ne faut-il pas que la senorite ait le
sien ? Apparemment que c'est du bon air . C'est comme cette
muchas que vous me demandiez tout à l'heure , la peste
soit des bons airs ! il va m'en coûter quinze ou seize piastres
pour cette maudite muchas , et la sénorite veut à présent
m'embarrasser d'un pauvre qui m'en coûtera peut- être autant
dans l'année . - Eh bien ! ma tante , permettez-moi de vous
proposer un marché . Je vous tiens quitte de la robe , accordez-
moi le A la bonne heure ; mais qu'est -ce
que cet homme ? qui êtes-vous ? Eh ! ma tante , vous voyez
bien qu'il ne peut presque point parler. Et vous , comment
voulez-vous que je prenne un homme chez moi sans
le connaître ? Ah ! ma tante , pour la charité il ne faut
pas d'autres titres que la misère . Qui me dit que ce n'est
pas un voleur ? - L'état où vous le voyez . - C'est peut-être
un drôle qui aura demandé la bourse ou la vie à des
geurs ; ils se seront défendus , et il aura reçu ce qu'il méritait
; ces misérables- là me sont toujours suspects. Il y a
si près d'un pauvre à un gueux ! Tenez , ma tante , voilà
le père Grenada qui vient ; je suis persuadée qu'il vous parlera
le
pour et pour moi. - La bonne dame va audevant
du père Grenada et lui baise bien respectueusement
la main pendant que la charmante nièce , penchée
vers le blessé , cherche à rappeler ses forces en lui faisant
respirer un petit flacon de vinaigre , puis elle défait sa basquine
et l'étend sur lui . - Eh bon Dieu ! que faites-vous ?
dit la dame en se retournant ; bon père , avez-vous jamais
vu une extravagante comme ma nièce ? vraiment elle est
folle de charité , c'est sa maladie . Ah ! pourquoi cette maladie
- là n'est -elle point épidémique ! reprend le père , elle
changerait la face de ce monde - ci , et je crois aussi de
l'autre ; car il ne serait plus question d'enfer ni même de
purgatoire , puisque nous lisons que beaucoup de péchés sont
remis à qui a beaucoup aimé . Courage , ma fille , courage ,
poursuit- il en voyant cette basquine étendue sur ce pauvre ,
c'est un manteau comme cela qui a porté Saint - Martin au
ciel. «La vieille parcimonieuse n'eut plus rien à dire . » Bon
père, dit Léonora , voilà que je suis parvenue à l'asseoir contre
l'arbre , daignerez - vous m'aider à le conduire jusqu'à la
maison ? J'allais m'offrir , dit - il , et je remercie la Vierge
de m'avoir envoyé à votre secours pour me donner une
petite part à vos mérites. « Là - dessus le hon homme , qui
-
pauvre
-
JUILLET 1808. 203
preconservait
encore assez de force pour son âge , va dire à ce
malheureux quelques paroles de consolation ; puis le
nant sous un bras , tandis que Léonora le soutient sous l'autre
, on l'aide à se mettre debout et même à faire un ou
deux pas. Le père se ressouvient alors qu'il porte dans sa
besace un excellent déjeûner qu'une de ses dévotes venait
d'y mettre ; il en donne quelques bouchées au malade , avec
deux gorgées de bon vin d'Alicante . La force , le mouvement
et la parole ne tardent pas à lui revenir ; voilà déjà
qu'il n'a presque plus besoin de soutien. « Où suis-je ? dit- il ,
ou suis-je ? -Avec des amis , dit le bon père , qui auront
bien soin de vous . Il me semble aller en paradis . — Vous
irez , j'espère , dit l'homme de Dieu. Mais pas sitôt , ajoute
Léonora . Eh oui , en paradis , répond le blessé , entre un
ange et un saint. » Ce mot de saint fit plaisir au digne père
Grenada , tout modeste qu'il était , mais qui ne pouvait pas
se défendre d'un petit sentiment d'orgueil pour son couvent .
Il se sentit dès-lors un nouveau degré d'intérêt
le malade
, et le soutint avec plus d'affection.
où
-
--
-
•
---
pauvre
pour
Dona Clémenza était allée en avant , afin d'ouvrir la
chambre qu'elle destinait à son nouveau pensionnaire , et
l'on pense bien qu'elle ne choisit pas la meilleure . Pendant
qu'assistée de sa fidelle confidente et cuisinière Quivira ,
elle croit pourvoir à tout , le pauvre souffrant avec son
pieux cortege continuait sa marche : chaque pas , quoique
douloureux , semblait le rapprocher de la vie et lui donner
un nouveau courage pour ceux qui lui restaient à faire .
« Vous souffrez beaucoup, disait Léonora ; je le vois et même
je le sens. Ah ! sentez plutôt le bien... que ... vous me
faites . Mais pourriez-vous nous dire comment cela vous
est arrivé ? - La Siéna Moréna , dit le homme avec
une respiration entre-coupée .... des brigands .... la nuit .....
ils m'ont jeté à bas de.... mon cheval .... ils m'ont accablé
de coups .-Ah ! Dieu de bonté ! s'écrie la tendre Léonora .....
se peut- il que vous ayez fait des méchans ? .....
pour mort ..... , arraché mes habits , jeté leurs lambeaux .....
pour me cacher...... tout perdu , tout .... ne me reste plus
rien ...... rien ...... que votre bonté ...... « Ils ont passé la
palanquère , ils sont dans la cour , lorsque Dona Clémenza
vient au - devant d'eux . « Révérend père , tout est arrangé ,
dit-elle et si vous avez , comme dans toutes vos tournées ,
les saintes huiles sur vous , vous pouvez lui donner l'extrême
- onction sur le champ. Quoi ! ma tante , lui dit
tout bas Léonora , est- ce que vous ne craignez pas d'af-
――
Laissé
204 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
fliger ce pauvre homme ? Comment l'affliger ? répond
elle tout haut , est - ce que l'extrême - onction a quelque
chose d'affligeant pour un homme qui va mourir , et un
pauvre encore ? vraiment il lui siérait bien de s'affliger !
Oh ! il faut qu'il s'arrange. C'est à moi à voir cela ,
reprend doucement le père Grenada ; notre premier soin
à tous les trois , c'est d'essayer de le rendre à la vie et de
nous occuper du salut de son corps pour qu'il ait le tems
de penser à celui de son ame . Comme il vous plaira , dit
la matrône au père , devant qui elle se contenait un peu ;
mais elle ajoute à l'oreille de sa nièce , pourvu que cela
ne dure pas long-tems.
-
<< Nos lecteurs sauront que ces dames habitaient ensemble
dans une assez grande et assez agréable maison , mais dont
tous les contre- vents , à l'exception de deux , n'avaient point
été ouverts depuis la mort de Mme de l'Ovega , mère de
Léonora . C'était celle qui l'avait bâtie , et tout à côté il Ꭹ
avait une mazure délabrée appartenant à la vieille , et où
la vieille avait demeuré tant que la jeune avait conservé
sa mère. Or c'est , comme de raison , dans cette mazure
que Dona Clémenza établissait son nouvel hôte ....... Mais
qui pourra se faire une idée de l'appartement qu'elle lui
avait destiné ? Un sale réduit rempli jusqu'au plafond de
mille vieilleries hors de service , que la bonne dame n'avait
pas voulu faire réparer parce que cela coûte , et qu'en même
tems elle n'avait pas cru devoir réformer absolument , parce
que cela peut valoir encore quelque chose ....... Des tas de
chiffons , de vieilles images déchirées , d'anciens portraits
de famille , rongés des rats et disparus dans la poussière ,
comme ceux qui leur avaient servi de modèles . Joignez-y
de vieux fers , des morceaux de vieux meubles , des taissons
de toutes sortes de potteries , des dessus de tables
brisés , des pieds , des dos , des bras de fauteuils et mille
choses de ce genre que l'avarice garde religieusement pour
ne pas perdre l'habitude de garder , et vous commencerez
à vous faire une idée de l'ameublement. Quant à la tapisserie
, les araignées s'en étaient chargées , et depuis longues
années la pauvre Quivira , qui composait à elle seule tout
le domestique de la dame , ne s'était point permis de les
troubler dans leur travail...... C'était-là qu'on avait daigné
éparpiller dans un coin quelques brins de vieille paille , lit
suffisamment bon , suivant Clémenza , pour un homme qui
Jui paraissait avoir si peu de tems à passer dans ce monde.
A l'aspect de cette retraite où l'aimable Léonora n'était
JUILLET 1808. 205
jamais entrée , le coeur lui manqua doublement , moitié de
dégoût , moitié de compassion . « Ah ! ma tante , dit - elle ,
ma tante , vous contenterez -vous de cela pour un homme
que la Providence nous adresse ? Bon père Grenada , parlez
pour lui. Le père Grenada lève les épaules et se met en
devoir d'étendre lui-même le malade sur cette paille qui ,
à la vérité , n'était ni fraiche ni abondante . « Prenez ceci ,
dit-il , en espérant mieux : la terre est le lit commun de
tous les hommes. Il y en a de meilleurs ; mais quelquefois
le ciel permet que les bons reposent mieux sur la dure que
les méchans sur le duvet , et dans cette confiance-là ,
j'espère que vous vous trouverez mieux peut-être que vous ne
Vous y attendez .
.... 2
Pendant que dans la cour la dame et la domestique rai--
sonnaient sur l'économie à mettre dans la réception du nouvel
arrivé , Léonora s'est glissée à la cuisine , elle y a puisé
un gobelet de bouillon qu'elle a sur le champ remplacé par
autant d'eau fraiche , elle le porte clandestinement à son
pauvre , et le digne père Grenada y verse généreusement le
reste de son vin d'Alicante : le malade , à qui cette boisson
cordiale a fait recouvrer presqu'entiérement sa force et sa
connaissance , fait signe au bon religieux qu'il voudrait avoir
avec lui un entretien particulier . Léonora s'éloigne et va
chercher des herbes dont elle connaît la vertu. « Prenez
courage , dit le père , les peines ont leur terme ; je ne vous
demande pas le détail de vos fautes , une confession en règle
vous fatiguerait . Je pense d'ailleurs que le malheur expie le
péché quand on souffre avec patience et confiance , et puis le
respect que, vous m'avez paru avoir pour notre habit m'est
ungarant de votre façon de penser'; apprenez-moi seulement
qui vous êtes , voire nom , votre profession , et par quelle
aventure nous vous voyons réduit dans un état aussi pitoyable.
Je tâcherai de vous répondre , mon père , mais avant
tout je vous demande le secret de la confession . Il suffit . -
Mon nom est Delas Palmas . Delas Palmas de Valladoled
? - Oui , mon père , nous étions deux jumeaux élevés
ensemble chez l'alcalde notre père ; jamais deux jumeaux
ne se sont autant ressemblés ; mêmes traits , même taille ;
mêmes manières , même son de voix ; nos père et mère qui
s'amusaient souvent à nous habiller de même , n'étaient jamais
sûrs de ne pas s'y tromper et ils se plaisaient dans leur
incertitude. Hélas ! où est-il maintenant ce bon frère ? et suisjeau
moins le seul malheureux ? -Reprenez vos esprits , dit
l'honnête religieux ; dans l'état où vous êtes , trop d'atten-
!
206
MERCURE
DE FRANCE
,
-
—
-
drissement pourrait vous faire du mal . - Non , mon père , il
y a des tristesses qu'on préfère à tout ...Vous saurez donc , mon
père , que nous nous aimions encore plus, s'il est possible ; que
nous ne nous ressemblions , et que cet amour ainsi que cette
ressemblance n'avaient fait que s'accroître avec les années .
A l'âge de dix-huit ans nous perdimes notre digne père , qui ,
pour nous éviter les embarras d'un partage , et les gênes
d'une tutelle , avait expressément annoncé dans son testament
que nous serions émancipés du jour de sa mort , et que nous
jouirions toujours en commun de notre bien. - Et vous étiez
riches ? Assez pour être toujours heureux si nous ne nous
étions jamais quittés. Eh bien ! comment vous êtes-vous
séparés ? Le croirez -vous ? mon père , par un effet de cette
même sympathie qui aurait dû nous enchaîner l'un à l'autre .
-Expliquez- vous . -La lecture des voyageurs dont l'Espagne
se glorifie , avait enflammé nos jeunes esprits d'une mémé
ardeur , nous avons pensé qu'il serait beau d'avoir fait à nous
deux le tour du Monde , et pour avoir plutôt vu la fin de
notre grande entreprise , il fut arrêté que nous partirions le
même jour. -Ensemble ? —Ah plût au Ciel ! mais non , l'un
pour l'Amérique et l'autre pour les Grandes-Indes, nous chargeant
chacun de parcourir un hémisphère , et nous divisant
ainsi le globe pour jouir ensuite en commun du fruit de nos
voyages. O jeunes gens , jeunes gens ! dit le Père ; mais
qu'il a dû vous en coûter au moment où vous vous êtes dit un
adieu éternel. Eternel , oh ! mon père. Quand je dis
éternel , j'entends pour bien long-tems. - Hélas ! nous étions
encore dans notre première ivresse , nous promettant bien
l'un à l'autre que nous finirions par nous rejoindre ; soit que
mon frère , arrivé le premier à Panama , vînt me chercher au
Japon , soit que moi , des dernières îles du Japon , je vinsse
en Amérique. - Ohjeunes gens , jeunes gens ! s'écrie de nouveau
le bon père ; mais c'est trop parler , reposez-vous , je
vous quitte un moment pour aller dire mon office , et prier
pour vous ; car vous m'intéressez plus que je ne puis vous
l'exprimer. Dormez à présent ; le sommeil est le premier des
baumes.
-
- -
Une heure après , le bon homme rentre doucement dans
la chambre de son pénitent et le trouve endormi sur sa dure
couche , prononçant alternativement dans son sommeil les
noms de Pèdre et de Lorenzo . « Ah ! père , dit - il en se réveillant
, sans doute vous avez prié pour moi , car je mesens mieux
que je n'espérais . En ce cas , dit le Père , achevons ce
nous avons commencé. Eh bien donc , mon père , le parti
que
JUILLET 1808 ...
207
1
était pris , nous avons armé deux navires parfaitement semblables
, nous les avons nommés , l'un don Pèdre , et l'autre
don Lorenzo ; mon frère , don Pèdre , s'embarqua sur le
don Lorenzo , et moi réciproquement sur le don Pèdre
pour que nos deux noms fussent toujours ensemble ; nous
mettons en même tems à la voile ; nous marchons quelque
tems de concert , nous voyant , nous saluant , nous
parlant même d'un bord à l'autre ....... Tout allait bien
jusque - là , l'ivresse durait encore ; mais à une certaine
hauteur , les deux navires n'ont pas plutôt cinglé , l'un à l'est,
l'autre à l'ouest , que j'ouvris les yeux sur ma démence et je
ne suis que trop sûr que mon pauvre frère en fit autant ; je
poursuivis par une espèce de fausse honte . Hélas ! il a sans
doute fait de même , et au bout de huit jours je sentis , ou
plutôt nous sentimes que nous avions laissé les seuls vrais
biens pour courir après des fantômes : ah ! bon père , rien
n'est pis que de devenir sage dans le courant d'une folie ; autant
la perspective m'avait séduit , autant la réalité m'attrista ;
puisse mon frère n'avoir pas éprouvé les mêmes chagrins !
cependant il fallut continuer. Je parcourus les Indes , la
Chine , le Japon , et après mille contrariétés ; mille mauvais
traitemens que la jalousie , et les calomnies des commerçans
me firent éprouver de la part des différentes nations que je
ne voulais connaître qu'en simple voyageur , je fus trop heureux
, en renonçant à tout espoir de succès , de trouver un
vaisseau de notre nation qui partait pour la Corogne : je m'y
embarquai donc comme un simple passager avec une trèsmince
pacotille ; le vaisseau contrarié par le gros tems ,
obligé d'entrer à Sétubal ; et là , je me suis vu retenu avec
mes effets et renfermé dans une espèce de Lazaret , où l'on
trouvait toujours quelques prétextes pour me faire recommencer
la quarantaine : mais enfin je m'évadai , content de
laisser le peu que je rapportais , au pouvoir des commis.
Je traverse à pied les Algarves , et j'arrive heureusement
sur terre d'Espagne : là , me croyant une fois en sureté , je
tire quelques pièces d'or que j'avais cousues dans mes habits
et j'achète un cheval pour continuer ma route .
assez pour aujourd'hui , dit le bon père , votre voix comà
s'altérer , ainsi remettons la partie ; au reste , tout
en vous écoutant , je regardais vos blessures , elles me font
pitié , cependant je vois avec plaisir qu'elles sont plus effrayantes
que dangereuses et qu'il n'y a rien à craindre pour
la vie. Allons, je vous laisse , je vais dîner avec dona Clémenza ,
et , sans rien dire assurément de ce que je viens d'entendre ,
je me propose de vous recommander à sa charité . »
mence
fut
En voilà
208 MERCURE
DE FRANCE ,
L'infortuné Lorenzo , resté seul , recommence à sentir ses
douleurs et se livre au plus triste découragement. - Ces
gens-là , disait- il en lui-même , m'ont secouru d'abord , mais
cela durera- t- il ? encore si la jeune personne était la maîtresse
de la maison ! ..... Mais cette vieille ! la dureté de ses propos ,
son envie de me laisser au pied de cet arbre , la saleté de
tout ceci , cette paille qu'elle avait encore l'air de plaindre ,
et dans quel moment ! Non , tout cela m'annonce un avenir
bien cruel ; n'importe , souffrons ; souffrir c'est vivre . Ah !
Pedro , Pedro, que je te plaindrais , si tu me voyais ! ...- Tout
à coup la porte s'ouvre pour un ballot qui peut à peine y
passer , et que Lorenzo voit avancer dans la chambre sans
apercevoir d'abord la charmante Lorenza qui le poussait de
toutes ses forces : elle avait profité du moment que la dame
et la cuisinière étaient bien dévotement à la messe pour aller
tirer un matelas de son lit et le conduire jusque chez son protégé
, dont elle n'est aperçue qu'au moment où elle se retire .
« Sénora , Sénora , dit- il d'une voix mourante . → Eh bien !
quoi ? Je cherche des paroles. Et moi , je vais vous
chercher à dîner . « Quelques minutes après , elle rentre avec
tout ce qu'il fallait pour soutenir le malade jusqu'au lendemain
, et retourne bien vîte auprès de sa tante recevoir la
réprimande qui l'attendait. « En vérité , Sénora , votre cha→
rité est bien la charité la plus ruineuse qu'on ait jamais connue
. Mais ma tante , les bonnes oeuvres . Les bonnes
oeuvres sont bonnes , mais les prières les valent bien ; je vous
vois presque toujours tirer votre bourse et presque jamais
votre rosaire ; cela me scandalise : à votre place , je dirais de
tems en tems un ave de plus et je donnerais un réal de moins.
-
―-
-
―
Cependant , ma tante , le père Grenada paraît content , et
dans toutes les occasions il m'engage à continuer . - Oui ,
oui , continuez tant que cela pourra durer , et après avoir
fait l'aumône , ce sera votre tour de la demander . - Soit ,
ma tante , dit la nièce en souriant ; vous me la ferez , n'est- ce
pas ? Je ne vous conseille pas d'y compter ; vous savez
que l'économie est ce que j'estime le plus dans une fille ;
ainsi quand vous aurez mangé l'héritage de votre mère , qui
ne durerait pas long tems , entendez-vous , si on vous laissait
aller , vous vous adresserez à qui il vous plaira , pour moi je
vous renie . Ah ! ma bonne petite tante , dit-elle en l'embrassant
..... Il n'y a point de petite tante . Adressez-vous
au père Grenada. - Pourquoi pas ? dit Léonora en badinant
toujours , il est bien charitable. Oui , du bien d'autrui . »
A peine cette mauvaise parole est-elle sortie de sa bouche
W
------
qu'elle
JUILLET 1808. 209
SEINE
qu'elle se donne un med culpa , et récite un ave pour l'ex
pier ; puis , quand elle se croit quitte envers le ciel elle
demande à sa nièce de n'en rien dire au père , et ve se
mettre à table .
. Est - ce - là de la soupe , Quivira ? dit la vieille . Donez
cela à ce pauvre. Ce n'est que de l'eau. Jele gross
bien , répond la cuisinière , aussi bavarde que lelle,
la Sénorite est toujours à la cuisine , et ce n'est ma
elle qui vous fera du bon potage. N'a-t- elle pas pre
matin une bonne écuellée de bouillon ? Je ne sais pas s
c'est pour elle ou pour son cher malade. Et qui vous
a dit cela , Quivira ? dit Léonora . Ah ! vous verrez , Mademoiselle
, que je ne sais point ce qui se passe dans ma
marmite , comme si je n'en sortais pas . Je n'ai pas vu du
bouillon répandu à la porte , peut- être ? Je parie que ce
sera quand vous l'aurez ouverte . Je n'ai pas vu l'eau diminuée
dans la cruche , peut-être ? Apparemment quand vous
aurez fait la finesse de remplacer le bouillon . Óh non ! je
n'ai pas vu non plus qu'il manque à mon bouilli un morceau
de viande , gros comme mes deux points encore ? et
tout cela pour qui ? pour quelqu'un qui n'a peut-être pas
deux jours à vivre ma foi , tenez , les gens qui meurent , il
faut les laisser mourir , et ne pas se mêler de leurs affaires ,
et les gens qui vivent , il faut les aider à vivre aussi bien
qu'ils le peuvent . Jésus ! Jésus ! si madame avait tous les
jours de la soupe comme cela , qu'est- ce qu'elle deviendrait ?
et vous aussi , notre demoiselle , qui voudriez maigrir pour
engraisser les autres ? Ma chère , dit Léonora avec sa
douceur ordinaire , vous feriez mieux de respecter un peu
plus le père et ma tante , devant qui vous parlez trop , et
de me donner vos leçons en particulier . Non , Mademoiselle
, je suis bien aise de vous en faire la honte , parce que
ce sont des tours que vous me jouez continuellement . Ily
a tous les matins devant cette porte un tas de petits pauvres
qui ne font que pleurer et crier la faim , et vous les renvoyez
toujours avec quelque chose : dites-moi si ça n'est pas
terrible ? Continuez , Quivira . - Continuez , dit le bon
père ; il me semble entendre un procès de canonisation.
Cela m'amuse aussi , ajoute Clémenza d'un ton un peu
moins naturel que celui du père ; cependant il y a des
bornes à tout , et je tâcherai toujours de ne point donner à
ma nièce des exemples de prodigalité. »
Après le diner , le père proposa d'aller voir le malade ;
la tante , craignant sans doute que cette visite ne la mit en
LA
PET
210 MERCURE DE FRANCE ,
---
-
dit
Ma
frais , s'y refusait d'abord , sous prétexte qu'elle avait peun
du mauvais air. « Mais cet homme n'est que blessé ,
le brave capucin , et les coups ne se gagnent pas. » La dame
qui n'a rien à répliquer , entr'ouvre la porte , et que voitelle
? de la paille fraîche , un matelas sur cette paille ,
une couverture sur ce matelas . « Ah mademoiselle ! s'écrie-
t-elle en se retournant , je vous reconnais-là , un matelas
perdu , une couverture perdue , des blanchissages à
u'en finir , en attendant les pas frais d'enterrement.
tante , ma tante , grondez -moi si je vous ai déplu , mais
n'affligez pas un mourant. -Avec votre compassion , vous
me feriez devenir folle , et moi donc , moi que yous chagrinez
, est-ce que je ne mérite pas aussi votre compassion ?
Et d'où est- il ce matelas ? De mon lit , ma chère tante,
C'est donc vous qui allez coucher sur la paille . S'il
ne fallait que cela pour soulager un malheureureux ! ...
Et vous l'avez porté vous-même ? » Ici le père intervient , et
dit à la sénora : « Permettez que notre couvent supplée à ce
qui pourrait manquer ici , et qu'il remplisse en partie les
louables intentions de votre pieuse nièce , nous ne sommes
pas riches , nous vivons d'aumônes , mais la piété des fidèles
ne nous laisse manquer de rien , et nous donne même
souvent de quoi en secourir d'antres. Ah ! madame
dit le blessé resté sur sa première paille , et qui n'avait
point encore pu se traîner jusqu'au matelas, vous voyez
que je n'ai jusqu'à présent touché à rien , reprenez les
bienfaits de la sénorite ; que lui rendrais-je , hélas ! mais
si je vis , je prierai pour elle ; si je meurs , elle priera
pour moi . Allons , c'est bon , dit Clemenza , voilà de
bons sentimens à porter dans l'autre monde ; mais puisque
votre lit est fait , servez-vous-en , soit que vous gué
rissiez , soit que vous mouriez , j'espère qu'il n'y en aura pas
pour long-tems. Qu'il me soit seulement permis , ajouta
T'autre , d'avoir encore un moment d'entretien avec le père. »
On les laisse. « Eh bien ! eh bien , mon pauvre ami , il me
semble que vous vous sentez un peu mieux.
Oui , bon
père , graces en partie à vos bontés. De quoi avez -vous
besoin en ce moment ? De rien , que de vous remercier.
-
-
Tranquillisez- vous , dit le bon homme en essuyant ses
yeux. Cependant, je crains d'être à charge à la sénora.
-Ne craignez rien , j'arrangerai tout de mon mieux ;
mais pendant que nous sommes seuls ; pourquoi m'avezvous
donné votre nom et votre état sous le sceau de la
confession ? Vous sentez vous - même , mon cher père ,
JUILLET 1808. 211
#
que si j'étais connu pour ce que je suis , dans l'état où
vous me voyez , je ferais honte à toute ma famille , et
qui sait , peut - être même à mon bon frère : pourvu encore
, ajouta -t - il avec un profond soupir , que la des
tinée qui nous a toujours si également partages , ne l'aitpas
jeté dans la même infortune . » Il soupire encore et
retombe dans son premier accablement . Le père sort
et la demoiselle revient avec un nouveau paquet ; cette
fois , c'était l'habillement complet d'un jardinier , que
huit jours auparavant , la sévère dona Clémenza venait
de renvoyer à peu près dans le même équipage où l'on
avait trouvé le pauvre blessé , parce qu'elle l'avait surpris
mangeant furtivement un oignon cru dans un coin du
jardin . « Tâchź , dit l'aimable fille , de vous accommoder
de ces vêtemens- là , tout grossiers qu'ils sont , j'aurais bien
du plaisir à vous en procurer de meilleurs. Ah ! sénorite
, vos bienfaits sont tous pour moi d'un prix égal. Il
du reste de mon
sang. » Léonora s'éloigne touchée de tant de reconnaissance
, et surprise en même tems , de ce
n'y en a pas un que je ne voulusse pant
de reconnais-
རྩྭ་
primée avec tant de politesse. En rentrant dans la grande
maison , elle rencontre la redoutable cuisinière qui l'avait
si méchammeut dénoncée au sujet de ses pieuses déprédations.
« La bonne , lui dit - elle , je devrais être fachée ,
car tu as fâché ma tante contre moi. Dame aussi , voyezvous
, mademoiselle , c'est que rien n'est aussi désagréable ,
pour une brave femme comme moi , comme de s'entendre
faire des reproches qu'on ne mérite pas. Toucher à mon
pot , c'est toucher à mon honneur , voyez-vous ; cependant ;
jee serais encore plus chagrine , si je vous avais fait de la
peine . Ah ! mon Dieu , mon Dieu , l'enfant que j'ai reçu
quand elle est venue au monde , que je n'ai pas plus quitté
que mon coeur , si je lui avais fait de la peine ! « Oui ,
tu m'en as fait , la bonne , et beaucoup ; cependant , si tu
en as du regret , je te pardonne. » Quivira tombe aux
genoux de la senorite qui lui dit en la relevant : Je
vais te donner un moyen de tout réparer. -Oh ! quand
il faudrait passer dans un fau. Tu vois ce pauvre blessé
prends le sous ta protection , aie soin de lui , le ciel vous
paiera , m'a-t- il dit , au pied de l'arbre ; tiens , Quivira ,
ces paroles-là me porteront sûrement bonheur , et je veux
que tu en aies ta part. » En même tems , elle détache une
petite croix d'or de son col d'albâtre , elle la passe au
col plissé de la vieille , et comme si c'eût été un miracle
O. 2
212 MERCURE DE FRANCE ,
de la croix ou de l'or , voilà cette femme si querelleuse ,
si acariâtre , transformée , à la figure près , en une autre
Léonora , et qui pense trébucher en courant à la chambre
du blessé , pour le servir comme son maître , et le soigner
comme son fils. Les planchers , les murs sont balayés , la
paille est renouvelée , le matelas est arrangé , le lit est
fait le malade y est établi , une vicille table , une vieille
chaise , toutes deux boiteuses , sont remises en état , toutes
les choses utiles pour le moment et même pour l'avenir
sont apportées ! Quivira devenue une vraie soeur de la charité
, lave le sang dont le malheureux est encore taché ;
elle étuve les blessures pour y appliquer les sucs des
herbes que sa jeune maîtresse est allée cueillir , elle n'a
bientôt plus besoin d'y être encouragée , et sent déjà ce
plaisir secret qui s'attache de lui- même à toutes les bonnes
oeuvres.
Le digne capucin , de son côté , ne demeure point
en reste . Il apporte journellement tantôt du vin , tantôt
des livres , tantôt de l'encre et du papier ; il n'a point
apporté de chemises , parce qu'elles ne sont pas plus d'usage
dans son couvent que dans le paradis terrestre ; mais
il à trouvé dans la sacristie de vieilles aubes qui venaient
d'être remplacées par de plus magnifiques ; il les livre sans
scrupule aux ciseaux de Quivira , bien sûr de ne point les
profaner en les employant au soulagement de la douleur ,
et au vêtement de la nudité ; voilà , comme en peu de
jours , notre pauvre malheureux a rassemblé , sans le savoir
dans cette maison , un parti puissant contre la maîtresse
elle -même , tant la nature a donné de droits à tout
infortuné sur ceux dont l'avarice ou l'ambition n'ont
point usurpé tout le coeur !
"
On
pense bien
que Clémenza
se reposait
sur son aumônier
, et sa nièce pour les soins à donner à son hôte , et
qu'elle ne l'importunait pas de ses visites . Il n'en était pas
ainsi de Léonora , elle le voyait sans cesse , prenait toujours
un nouveau plaisir à s'entretenir avec lui et jouissait
des
progrès
de sa guérison , mais avec une certaine tristesse , en pensant
que le jour approchait où elle ne le verrait plus . « Me
voilà donc enfin rassurée , lui dit- elle un jour , le poids de l'inquiétude
est si accablant , sur-tout quand chaque jour ajoute
à l'intérêt. Que vous rendrai-je , dit-il , avec un certain
attendrissement naturel à la convalescence , que vous
rendrai-je pour tant de soins ? -Eh ! ne seront - ils pas bien
payés par votre parfait rétablissement ? Hélas ! madeJUILLET
1808. 213
-
-
-
-
moiselle , je le crains ce rétablissement . Pourquoi ? -
Parce qu'il faudra peut-être vous quitter et que devenir
après ? Je ne suis pas aussi riche que je le voudrais
aujourd'hui ; mais nous tâcherons de pourvoir à tout.
Ah ! puissiez-vous seulement pourvoir à ce que je ne vous
quitte jamais ; vous m'avez donné , il y a quelques jours ,
Phabit d'un de vos serviteurs , donnez -m'en aussi l'emploi ,
dès que je pourrai le remplir , et soyez sûre qu'aucun
travail ne me sera pénible , qu'aucun office ne me semblera
humiliant , en pensant que je vous sers .
Vous me
paraissez au-dessus de l'état que vous demandez et je souffrirais
trop de vous y voir . Cependant ce serait mon seul
moyen d'entrer en compte avec madame votre mère .
Dites , ma tante , je vous en prie , ah ! si ma mère vivait
Vous ne pourriez que la bénir. Au moins je la bénis
d'avoir donné le jour à sa fille . Au reste , reprit- elle ( en
rougissant d'avoir parlé un peu trop à coeur ouvert ) , ma
tante est meilleure qu'elle ne paraît , le bien lui coûte à
faire , mais elle en fait , et c'est un double mérite . - Encore
une fois , Mademoiselle , ce jardinier , si j'en crois le Père et
Quivira , n'est pas remplacé ; ne pourrais-je donc pas , à mesure
que mes forces reviendront , reprendre son ouvrage , et
dans d'autres momens si Mme votre tante ou yous.... vous surtout
, Mademoiselle , si vous aviez besoin de quelqu'autre
service , j'oserais encore m'offrir . Généreuse reconnaissance
, dit Léonora . Ce n'est point un domestique à gages
que vous aurez , c'est un esclave qui appartient à votre maison
, disposez-en à votre gré. » A ce mot d'esclave , les larmes
roulent dans les yeux de Léonora ; elle s'éloigne pour les
cacher et va rejoindre sa tante. « Eh bien ! ma nièce , avezvous
fait assez de folies ? M'embarrasser d'un homme qu'il
faudra nourrir , soigner , médicamenter peut-être , et Dieu sait
pour combien de tems ! Ma tante , il va mieux . - Eh
bien ! qu'il s'en aille , qu'on lui donne un bon morceau de
pain , un reste de viande avec une calebasse pleine d'eau ,
c'est tout ce qu'il lui faut pour gagner pays , et vite , et vite ,.
qu'il déloge . Mais ma tante il n'est pas en état de marcher.
Qu'est- ce que cela fait pour un pauvre ? qu'il parte toujours
. Et puis , ma tante , est-ce que vous le renverriez
tout nu comme cela de chez vous ? -Je le renverrai comme
je l'ai pris ; belle question ! semblerait-il pas que c'est nous
qui l'avons dépouillé ? Au contraire , quand on le verra
comme cela , il excitera d'autant plus la charité des bonnes
ames comme la vôtre . Vous voyez vous-même que bien des
—
―
214
MERCURE
DE FRANCE
,
gens qui ont de bons habits les cachent pour mendier , ainsi
votre ami sera tout équipé pour continuer son état , Ah !
ma tante , qu'est-ce qu'on dirait autour de nous ?-A la bonne
heure ; tu sais ce grand morceau de tapisserie dans la salle
au-dessus de sa chambre , et qui est tombé parce que les clous
n'y tenaient pas , il n'a qu'à s'arranger là - dedans , il sera aussi
bien couvert que la plupart de ses compagnons de fortune.
Ma tante , ce pauvre garcon vous offre.... Qu'est-ce qu'un
gueux peut m'offrir ? -Il vous offre de vous servir pour rien .
-
Pour rien ? c'est quelque chose. Il dit qu'il nous doit la
vie , et qu'il veut nous la consacrer. — Et qu'est-ce que nous
ferons de sa vie ? —Qu'il sera notre domestique , notre esclave ,
qu'il veut travailler au jardin. Mais... , cela merite qu'on y
pense , car depuis que j'ai chassé cet autre coquin , rien n'a
été arrosé , et tous nos légumes sont comme de l'amadou ;
heureusement que nous avons ici. l'habit que j'avais donne à
notre mangeur d'oignon , avec une chemise neuve que Quivira
lui avait cousue , et si notre homme travaille bien seulement
pendant six mois, que mon jardin prenne une certaine
tournure , que je sois bien satisfaite , je pourrai . Quoi , ma
tante? Lui prêter
l'habit. Oh que non! ma tante , vous
ferez comme à votre ordinaire , plus que Vous ne prometteż ,
yous lui laisserez mettre l'habit dès qu'il le pourra , parce que
yous voudrez qu'on voye notre esclave un peu moins misérable.
Non , je crois que cette maudite enfant est venue au
pionde pour ma ruine . Eh bien ! il aura l'habit puisque tu le
veux ; mais tu n'auras pas la robe . Merci , ma tante , merci ,
ma tante , je n'avais pas tant de besoin de la robe
l'habit.
*
(La suite au numéro prochain .Jue
de
THEATRE FRANÇAIS .
;. SUITE des débuts de Mademoiselle MAILLARD ; rentrée de
Mademoiselle DUCHESNOIS , etc,
On avait annoncé que Mlle Maillard , après avoir joué successivement
Hermione , Alzire , Roxane et Idamé , avait inutilement
demandé qu'il lui fût permis de terminer ses débuts
par le rôle d'Emilie dans Cinna ; on ajoutait même qu'elle
allait être écartée sans retour de la scène française ; et déjà
Ja malignité légère du public cherchait un motif à la disgrace
imprévue de cette jeune actrice dans des circonstances
JUILLET 1808 . 215
qui lui sont étrangères , lorsqu'elle a reparu tout à coup
dans le rôle d'Hermione.
Les détails d'une querelle qui n'avait d'importance que
sous le rapport de la propriété littéraire , les procédés qui en
ont été la suite , toutes ces anecdotes fugitives qui amusent
un moment les oisifs d'une grande ville , peuvent offrir une
heureuse ressource à l'imagination épuisée des journalistes ;
la mordante gaîté du Vaudeville peut s'en emparer à son
tour , et tenter de naturaliser parmi nous l'esprit et la licence
d'Aristophane : mais la société des comédiens français est
trop éclairée pour mettre l'humeur à la place de l'honneur ,
et l'on sent qu'il ne serait ni juste ni délicat de punir Mlle
Maillard des torts réels ou supposés qu'on reproche à son
maître . Il suffit que celui-ci soit un excellent professeur , que
son élève ait profité de ses leçons , que le publie l'ait , pour
ainsi dire , adoptée par ses espérances et ses applaudissemens ,
pour que la comédie doive respecter cet arrêt suprême , la
première récompense et la plus puissante recommandation
du talent .
1 x X
Cette jeune actrice , annoncée peut être avec un peu trop
d'éclat , a reçu de la nature des traits moins agréables qu'expressifs
, un organe imposant et sonore , une force vraiment
prématurée , pour exprimer les affections violentes et le
délire des passions tragiques. Tout le succès qu'elle a obtenu
tient évidemment à ces rares dispositions , car le mérite
d'une diction sage et ferme est celui que la multitude apprécie
le moins . Après avoir ainsi rendu justice aux qualités de
Mlle Maillard , il ne faut point dissimuler que sa taille pourrait
avoir plus d'élévation et de majesté , qu'au premier
coup d'oeil on a de la peine à la croire en état de supporter
l'emploi qu'elle a choisi , et que l'étendue et le caractère de
sa voix étonnent avant de rassurer, Mile Maillard est encore
assez jeune pour attendre du tems une partie des avantages
qui lui manquent : l'art ne les remplace jamais qu'imparfaitement;
mais il apprend à diriger les moyens , à les soutenir
, à les étendre par un usage plus mesuré il me semble
que Mile Maillard en a le plus grand besoin. Jusqu'ici , sa
déclamation est inégale , son jeu vague , ses mouvemens
incertains ; ses gestes , beaucoup trop multipliés , manquent
souvent d'effet , mais rarement d'intention ; elle est bien loin
de posséder cette utile expérience qui tire un si grand parti
d'un vers , d'un hémistiche heureusement prononcé : elle
ne sait ni attendre , ni s'arrêter , ni recommencer ; mais elle
surprend , elle entraine quelquefois par une énergie extraor→
216 MERCURE DE FRANCE ,
dinaire , et par l'accent passionné qu'elle donne à des senti
mens dont il est difficile qu'elle ait une juste idée . Il y a
donc , dans son talent , une sorte d'instinct plus puissant
que l'art et l'étude , mais que l'art et l'étude doivent régler
et perfectionner.
C'est sur-tout dans le rôle d'Alzire que cette inégalité de
caractère et d'expression a vivement frappé le spectateur
attentif. Le troisième acte de cette tragédie est un des plus
brillans qu'il y ait au théâtre : il faut plaindre les ennemis
de Voltaire qui se condamnent au tourment de l'analyser et
de n'y voir que des invraisemblances. Trop instruits pour en
méconnaître les beautés , trop assidus au spectacle pour n'avoir
pas senti l'effet qu'elles y produisent , il ne leur reste
d'autre parti que de nier ce qu'ils éprouvent , et de blâmer
par système , par entêtement , par esprit de parti , ce qu'ils
sont forcés d'admirer par sentiment et par conviction . Mlle
Maillard qui , dans ce troisième acte , se livrait plus franchement
à son émotion et à son instinct , a fait passer dans tous
les coeurs l'interet de cette situation , si éminemment tragique
:: elle s'est elevée au- dessus de son âge et de son talent ;
et soutenue par Laffond , elle a rendu , avec une expression
toujours vraie , souvent admirable , les détails de cette scène
étonnante , qui , traduite dans toutes les langues , a fait verser
des larmes chez toutes les nations . Dans le reste de la
pièce , elle a été généralement faible et quelquefois outrée ;
elle a justifié les reproches sévères qu'on peut lui adresser ,
mais elle a laissé entrevoir dans l'avenir une de ces actrices
d'un talent naturel et singulier , qui y rachètent de grands
défauts par des effets sublimes ; et j'avoue que je les prefere à
ces petits prodiges d'éducation , qui , ne donnant jamais
l'envie de les applaudir , ni le droit de les siffler , n'apprennent
de leur professeur qu'à perfectionner la monotonie de
la médiocrité .
4
Mlle Maillard , à quelques différences près , a montré
dans le second et le troisième actes de l'Orphelin de la
Chine , le même talent qu'elle avait fait applaudir dans le
troisième acte d'Alzire. Le rôle d'Idamé , dit avec raison
M. de Laharpe , est un des plus beaux que Voltaire ait écrits .
Il est intéressant et noble d'un bout à l'autre , et du plus
grand pathétique au second et au troisième actes. Il est sans
exemple que le talent lyrique ait produit un rôle pareil dans
un poëte sexagénaire ; c'est une des exceptions qui étaient
réservées à Voltaire . Idamé est , sans contredit , le personnage
le plus attachant de la tragédie de l'Orphelin , l'intérêt
JUILLET 1808. 217
fondé sur le péril de son fils et sur ses alarmes maternelles ,
est celui qui domine dans la pièce ; mais c'est principalement
dans les premiers actes : il s'affaiblit à la fin du troisième , et
cesse bientôt tout à fait , jusqu'au dénouement , par une malheureuse
conséquence du plan de l'auteur , qui avait d'abord
resserré ce sujet en trois actes , et qui n'a pu l'étendre sans
détourner la marche de l'action . Ajoutons à ces remarques
judicieuses que le défaut principal de l'ouvrage ne peut être
dissimulé que par un art profond , par un talent supérieur
dans l'acteur chargé du rôle de Gengis-Kan ; et malheureusement
, depuis Le Kain , ce rôle ne paraît pas même avoir
été bien conçu dans toutes ses parties . Laffond rend , avec
beaucoup de chaleur et de noblesse les caractères chevaleresques
, les sentimens doux et passionnés ; mais il saisira
difficilement les traits de ce tartare farouche , qui doit épouvanter
sa maîtresse par la seule expression de son amour ,
que Voltaire lui-même comparait à un tigre qui , pour caresser
sa femelle , lui enfonce les griffes dans les reins .
et
Je ne dirai rien des rôles de Roxane et d'Hermione , sur
lesquels on disserte réguliérement cinq ou six fois par semaine
, et souvent sans mettre plus de sincérité dans l'admiration
qu'on affiche pour l'auteur d'Andromaque et de Bajazet
, que dans la critique ou l'éloge des acteurs qui représentent
ces immortels chefs- d'oeuvre . J'observerai seulement
que le rôle d'Hermione est celui dans lequel Mlle Maillard a
réuni le plus de suffrages : le public l'a demandée après la
dernière représentation ; et quoique cet hommage soit prodigué
ridiculement , il n'en était pas moins honorable pour
la débutante de le partager avec Talma . Nous terminerons
ici ce qui la regarde , en l'invitant au nom de l'intérêt qu'elle
inspire , à se défier sur-tout des succès qu'elle obtient ; de
tous les piéges qui environnent son inexpérience , les plus
perfides sont les éloges intéressés ou peu réfléchis . Si la voix
empoisonnée de quelques flatteurs parvenait à lui persuader
qu'elle est déjà Mlie Clairon , elle resterait toujours Mlle
Maillard.
Je ne dirai pas tout à fait la même chose de Mlle Duchesnois
, qui vient de reparaitre dans le rôle de Phèdre , après
une maladie douloureuse et une longue convalescence . Il est
juste qu'elle se méfie beaucoup moins des applaudissemens
qu'elle a reçus , et qu'elle fasse elle -même la distinction des
encouragemens et des récompenses . Sa rentrée avait attiré ,
malgré la chaleur , une assemblée nombreuse , et parmi les
témoignages de l'intérêt général , il était facile d'apercevoir
218
MERCURE
DE FRANCE
,
a
un peu d'inquiétude , mêlée à beaucoup de curiosité : l'organe
de Mile Duchesnois , cet organe si flexible et si pur , qui
donne une expression si touchante à la mélancolie et à la
douleur , pouvait se ressentir encore des souffrances qu'elle
a éprouvées : un reste de faiblesse pouvait la trahir , et l'empêcher
de rendre , d'une manière digne de sa renommée , les
tourmens de Phèdre et la violence de sa passion . Ces craintes
ont été promptement dissipées . Mlle Duchesnois , en entrant
sur la scène , a paru vivement émue de l'accueil qu'elle recevait
; mais l'impression de la reconnaissance et du plaisir n'a
pas long-tems affaibli ses forces, et bientôt l'actrice à retrouvé
à la fois et la pureté de son organe et l'énergie de son talent .
Les défauts mêmes qu'on lui a reprochés autrefois , avec plus
de sévérité que de justice ; ces passages un peu brusques, d'une
l'angueur qui affadissait la tragédie à des emportemens qui en
compromettaient la majesté ; ces défauts , dis-je , n'ont pas
été remarqués dans cette représentation ; soit qu'en revoyant
une actrice justement célèbre , et qu'on a craint un moment de
perdre , on ait voulu se livrer au plaisir bien doux d'une admiration
sans mêlange , soit que l'infidélité de celle qui partage
a quelque tems les succès de Mlle Duchesnois , nous
attache davantage à sa rivale demeurée fidelle à son pays et à
la bienveillance publique ; soit enfin que dans les loisirs d'une
longue convalescence , Mlle Duchesnois ait cherché les
moyens de mettre à profit les leçons de la critique et de
l'amitié par de nouvelles études et par de nouvelles réflexions
sur le caractère de son art et de son talent , il est certain du
moins qu'elle n'avait pas encore joué avec autant de force et
de vérité , la scène du quatrième acte , où Phèdre se livre
tour à tour aux mouvemens opposés de sa jalousie , de son
amour et de son repentir. Cette scène passe pour la plus
difficile qu'il y ait au théâtre , et je ne sais si dans les deux
tirades célèbres , qui ont ensemble plusde soixante vers , on
aurait pu reprocher à Me Duchesnois plus de deux ou trois
fautes légères , échappées à la chaleur du sentiment ou à la
rapidité du débit . Il suffirait , pour la gloire d'une grande
actrice , qu'elle jouât tout le rôle de Phèdre avec la même
supériorité et Me Duchesnois ne me paraît pas éloignée d'y
parvenir
+
Une singularité moins remarquée , et qui mérite pourtant
de l'être , c'est la manière dont Me Volnais a joué , pour la
première fois , le rôle d'Aménaïde dans Tancrède. Cette
jeune actrice se distingue par une émulation de zèle que
rien ne peut rébuter : on lui doit plus que des encourageJUILLET
1808. 219
:
mens , et ce n'est pas être complètement juste envers elle ,
de dire qu'elle a bien rendu la partie raisonnable de son
rôle. Il y a bien peu de chose pour le talent dans les ròles
où domine la raison d'ailleurs , cette critique du caractère
d'Aménaïde est-elle bien réfléchie?Il me semble qu'Hermione
est encore moins raisonnable que l'amante de Tancrède ,
et que Roxane ne l'est pas beaucoup plus , quand pour déterminer
Bajazet à l'épouser , elle lui propose de venir voir
étrangler sa maîtresse ."
Ma rivale est ici ; suis -moi sans différer.
Dans les mains des muets viens la voir expirer ;
Et libre d'un amour , ta gloire funeste ,
Viens m'engager ta foi........
Cette horrible proposition n'est pas très-raisonnable ; mais
c'est ainsi que raisonne la passion en délire , et Voltaire
savait aussi lui conserver son langage . Aménaïde est une
infortunée qu'égare tour à tour l'excès de l'amour et du
désespoir. Mlle Volnais n'a pas reçu de la nature des moyens
assez forts pour la situation du quatrième et du cinquième
acte ; mais elle a mis dans son rôle beaucoup mieux que
de la raison , une grace touchante , une intelligence parfaite
et la plus vive sensibilité .
ESMÉNARD.
LES METAMORPHOSES D'OVIDE , traduites en vers ,
avec des remarques. Troisième édition , revue , corri
gée , augmentée ; par M. DESAINTANGE. A Paris ,
chez Giguet et Michaud , imprimeurs-libraires , rue
des Bons-Enfans , n° 54.
Voici la première fois que le texte des Métamorphoses
est joint à la traduction de M. Desaintange. La comparaison
des deux ouvrages en devient plus facile , et
sera faite sans doute par un plus grand nombre de lecteurs
. Ovide est là , pour ainsi dire , en face de son traducteur,
toujours prêt à témoigner en faveur de son exactitude
ou à déposer contre son infidélité. M. Desaintange ,
loin de redouter cette épreuve , l'affronte avec une confiance
qui ne sera surement pas trompée. La réputation
de son poeme est faite ; il n'est plus tems d'en contester le
mérite : mais ce mérite dont l'estimation a varié nécessai220
MERCURE DE FRANCE ,
rement au gré des différens esprits , peut , je crois , être
apprécié de nouveau , sans que le critique soit accusé de
nier un grand succès et d'attaquer un bel ouvrage.
L'auteur , dont la sensibilité n'est pas moins connue que
le talent , pourra s'affliger de quelques remarques d'autant
plus fâcheuses pour lui qu'elles seront plus justes ;
mais par cela même qu'elles seront justes , il finira par
en profiter ; et s'il faut que celui qui les aura faites , renonce
à la reconnaissance de M. Desaintange , personne
du moins ne pourra le priver du plaisir d'avoir contribué
, en ce qui dépendait de lui , à la perfection d'un
poëme fait pour honorer et l'auteur et son siècle.
-
M. Desaintange a entrepris , a composé sa traduction
dans des dispositions d'esprit très - favorables au développement
de son talent , mais dont il ne devait peut- être
pas faire si naïvement confidence au public . Amoureux
de son modèle , il le préfère à tout , à Virgile lui-mêmẹ :
c'est ce qu'il a dit vingt fois , sans croire peut-être l'avoir
dit une seule ; la passion s'ignore souvent elle-même
et ne s'en trahit que mieux. Ensuite une traduction en
vers lui paraît le dernier effort de l'esprit humain ; il
met les bons traducteurs en vers au dessus des génies
originaux , parce que beaucoup de ceux - ci ont échoué
dans la traduction , et que les premiers sont nécessairement
doués des facultés propres à la composition originale.
<«< Bien traduire , dit- il , c'est créer avec plus d'en-
>> traves que l'auteur qui imagine. » Enfin il rapporte ,
en l'adoptant , ce mot d'un Aristarque moderne : «< Il
» n'appartient qu'à un vrai génie de vaincre les diffi-
>> cultés que présente une traduction en vers. » Sans
trop presser les conséquences de tout ceci , on en peut
conclure que , selon M. Desaintange , M. Desaintange
est supérieur à Ovide qui est supérieur à tout , et que
sa traduction est l'ouvrage d'un vrai génie ; car il né
doute pas qu'elle ne soit excellente , et il le dit encore
plus positivement que tout le reste . « Je puis me flatter,
>> dit- il , d'avoir élevé une pyramide d'Egypte dans le
» domaine de la poësie française , et mettre au bas pour
» inscription : Exegi monumentum. Si l'Envie ne me
» pardonne pas de trouver dans cette illusion la récom-
» pense de mon travail , elle ne peut nier du moins que
JUILLET 1808. 221
la traduction en vers des Métamorphoses d'Ovide ne
» soit regardée , par les vrais juges des talens , comme
» un des plus beaux , et , sans contredit , comme le
>> plus vaste monument de notre langue poëtique . » Si
l'Envie est forcée d'accorder cela à M. Desaintange , je
ne vois pas ce qu'ensuite elle aurait à lui refuser.
M. Desaintange est un versificateur d'une extrême
habileté , qui lutte avec un courage opiniâtre contre les
innombrables difficultés de notre idiome poëtique , et
qui , les surmontant presque toujours , donne souvent
un air d'aisance et de grâce aux efforts que la victoire
lui coûte. Voilà ce que les plus sévères appréciateurs de
son talent n'ont pu s'empêcher de reconnaître. Mais soit
qu'il existe des obstacles invincibles pour la force et la
patience réunies , soit que ces facultés elles - mêmes aient
nécessairement leurs instans de relâche et d'affaiblissement
, soit enfin qu'un certain amour de soi et de ses productions
, un peu trop loin poussé , trompe le goût le
plus sûr , et vous persuade quelquefois qu'une chose doit
être bonne par la seule raison que vous l'avez écrité ,
toujours est - il certain que l'ouvrage de M. Desaintange
offre des inégalités fâcheuses ; que tel morceau écrit
avec la plus heureuse élégance , est suivi d'un autre morceau
que désavouerait la plume la plus novice , et que
souvent dans les passages mêmes les plus recommandables
, on rencontre des vers qui semblent avoir été interpolés
par une main jalouse de la gloire du poëte.
Je n'oserais pas assurer que les endroits les plus répréhensibles
ne fussent pas quelquefois ceux - là même que
l'auteur a le plus travaillés . La perfection d'un ouvrage ,
et sur-tout d'un ouvrage en vers , est une chose presque
indéfinie de sa nature ; mais le talent de chaque écrivain
a ses bornes où il faut qu'il s'arrête : celui qui essaie de les
reculer , consume inutilement son tems et sa peine , et
souvent il est repoussé bien en - deçà du but par les efforts
mêmes qu'il a faits pour le dépasser. Ce malheur est arrivé
plus d'une fois à M. Desaintange. Ayant comparé
entr'elles la première et la dernière édition de son poëme,
je crois pou oir assurer que , si celle - ci offre un assez
grand nombre d'heureuses corrections , elle présente
aussi beaucoup de changemens très-malheureux. J'en
222
MERCURE DE FRANCE ,
4
vais citer quelques exemples. Au commencement du
premier livre , M. Desaintange avait dit qu'un dieu ou
la nature elle- même
Sépara dans les flancs du ténébreux chaos ,
Et les cieux de la terre et la terre des eaux ,
Et l'air moins épuré de la pure lumière.
A ce dernier vers , qui rendait au moins d'une manière
distincte Et liquidum spisso secrevit ab aëre coelum , il
a substitué celui- ci :
Et de l'air moins subtil épura la lumière .
D'abord ce vers est amphibologique , car on ne sait s'il
ne s'agit pas de la lumière de l'air. Puis , épurer la
lumière de l'air , ue signifie pas complètement que la
lumière pure fut séparée de l'air moins subtil , et que
l'un et l'autre allèrent occuper des places différentes.
L'homme lui seul , debout , la tête redressée ,
Elève jusqu'au ciel sa vue et sa pensée .
C'est la dernière leçon ; voici la première :
Doué de la raison et presque égal aux Dienx ,
L'homme élève un front noble et regarde les cieux.
Malgré le remplissage du premier vers , le second , qui
est à la fois élégant , concis et littéral , aurait dû , je
crois , faire préférer la première leçon à la seconde. Sa
vue et sa pensée sont dans la manière moderne ; Ovide
ne parle point de la pensée.
Calisto , nymphe de Diane , séduite par Jupiter , rougit
de sa faiblesse , et se trahit par son silence même . On
lit dans la dernière édition :
Avec moins de vertu , Diane eût pu l'entendre ,
Et ses Nymphes mieux qu'elle ont bien su le comprendre.
Dans la première édition , on lisait :
Diane ignore tout : Diane est vierge et sage ;
Mais ses Nymphes , dit-on , en savent davantage .
Ces deux derniers vers , d'un tour beaucoup plus piquant
et plus léger que les deux autres, devaient d'autant moins
leur être sacrifiés , qu'ils ont aussi le mérite de rendre
beaucoup mieux l'expression et le sens ingénieusement
malin de l'original.
JUILLET 1808 225
Et , nisi quod virgo est , poterat sentire Diana
Mille notis culpam : Nymphæ sensisse feruntur.
Voici qui est un peu plus extraordinaire : Ovide com→
pare la nymphe Salmacis , que la pudeur colore , à la
lune qui rougit ; et il rappelle qu'à l'apparition de ce
phénomène assez commun , des peuples superstitieux
font du bruit avec des instrumens d'airain pour chasser
loin de l'astre un dragon qu'ils supposent prêt à le dévorer.
M. Desaintange avait d'abord rendu ainsi cette
idée :
Au ronge de Phoebé , quand l'airain dans la nuit
Appelle à son secours et résonne à grand bruit.
Il a mis depuis :
Au rouge de Phoebé , quand le sonore airain
Appelle à son secours un magique tocsin .
Je passe par dessus cette fausse onomatopée de sonore
airain ; mais je demande ce que c'est qu'un airain qui
appelle un tocsin , quand c'est l'airain qui produit le
tocsin , ou bien est le tocsin lui-même.
M. Desaintange me paraît avoir sur l'observation des
règles grammaticales en poësie , une morale un peu trop
relâchée. Il avait fait ces deux vers :
Mais n'auriez -vous pas vue , en longs cheveux épars ,
Une esclave , à l'instant cachée à mes regards ?
Il a changé ainsi le premier vers :
Mais n'auriez-vous pas vu , seule , en cheveux épars , etc.
La faute a disparu , il n'y a plus rien à redire au vers ;
mais je suis faché que le poëte , en le réformant , ait semblé
faire un changement indifférent , plutôt qu'une correction
nécessaire. Il prétend qu'à toute force on peut
passer l'irrégularité grammaticale de son vers , comme
une licence poëtique . C'est bien ici que Francaleu pourrait
dire :
Monsieur , la poësie a ses licences ; mais
Celle- ci passe un peu les bornes que j'y mets.
Une véritable faute de langue d'où il ne résulte aucune
beauté, ne sera jamais qu'une licence condamnable ; la
difficulté de faire autrement ne suffit pas pour la justi224
MERCURE DE FRANCE ,
fier , et cette raison n'est nullement recevable de la part
d'un versificateur tel que M. Desaintange . Je pense donc
qu'il devrait corriger plusieurs autres vers où la grammaire
est violée sans profit et sans nécessité . Je lui en
indiquerais bien quelques -uns ; mais je craindrais que
ce ne fût pour lui une raison de ne point les changer.
Un critique justement estimé , rendant compte de la
première édition des Métamorphoses , avait fait remarquer
à M. Desaintange que cet hémistiche : elle approche
, hátons- nous , avait sept pieds au lieu de six ,
puisque la dernière syllabe d'approche ne peut s'élider
devant l'h aspirée de hátons-nous. M. Desaintange eut
certainement connaissance de l'observation , car il répondit
fort vivement dans le tems à l'article dont elle
faisait partie ; cependant il a gardé son hémistiche ,
quoiqu'il fût aussi facile qu'indispensable de le corriger.
Si c'est par esprit d'indocilité et de contradiction , le
plus mauvais service qu'on puisse lui rendre , sans doute ,
c'est de lui faire apercevoir ses fautes.
Les constructions irrégulières ou forcées ne sont pas
le seul tribut que lui ait imposé la tyrannie de la versification
; elle l'a encore fréquemment contraint à employer
des expressions impropres qui dénaturent la
pensée ou l'image , souvent aussi à supprimer totalement
des circonstances essentielles , ou à les remplacer
par d'autres qui ne les compensent pas.
Tysiphone avait apporté des enfers un choix des plus
redoutables poisons pour en infecter Athamas et Ino.
Au nombre de ces poisons se trouvaient de l'écume de
Cerbère et du venin d'Echidna , monstre moitié femme ,
moitié serpent , qui avait engendré le chien des enfers :
oris Cerberei spumas et virus Echidnæ. M. Desaintange
traduit :
L'écume de Cerbère
Et le venin de l'Hydre et du fiel de vipère .
On sent tout de suite combien ce fiel de vipère figure
mesquinement et ridiculement après ces poisons infernaux
dont la Furie s'était munie.
Ovide compare le labyrinthe au Méandre . Après avoir
décrit
JUILLET 1808 .
225 DEPT
DE
décrit le fleuve , il dit , ou plutôt son interprète lui fait
dire :
Tel de nombreux oircuits par Dédale entouré
Tourne le labyrinthe .
Il est clair que le labyrinthe est formé et non point
entouré de circuits. De même Cadmus , devenu serpent ,
ne peut pas entrelacer le sein de sa femme , comme le
dit M. Desaintange. Qu'il l'enlace , soit ; mais il ne peut
l'entrelacer : entrelacer ne se dit que de deux choses
également flexibles qui unissent et confondent leurs
noeuds. Dans cette même fable de la métamorphose de
Cadmus en serpent , Hermione , sa femme , lui dit :
Cadme , quid hoc ? ubi pes ? ubi sunt humerique manusque ?
Et color et facies ? et dum loquor omnia ?
« Cadmus , quel est ce prodige ? Que deviennent tes
>> pieds , tes bras , tes mains , ta couleur , tou visage , et
» tout enfin , à mesure que je te parle ? » Ce dernier
trait est on ne peut pas plus ingénieux . Cette épouse
infortunée ne peut suivre de la parole les phases successives
et rapides de la métamorphose. Tandis qu'elle en
remarque une , une autre s'opère , et elle n'a pas achevé
de parler , que son époux est entiérement métamorphosé.
M. Desaintange anéantit tout cela.
Ah ! cher époux , demeure ;
Où sont tes pieds , tes bras , et tout ce que tu fus ?
Le traducteur veut décrire les procédés employés
par Dédale pour fabriquer ses ailes et celles de son fils .
Une cire onctueuse , enduite aux environs ,
De's plumes qu'il attache unit les avirons.
Enduite aux environs , de quoi ? des plumes , sans
doute. Mais , qu'est- ce que les environs des plumes ?
Ovide dit que la cire fixe les plumes à l'une de leurs
extrémités , et que le fil les assujettit par le milieu : tum
lino medias et ceris alligat imas. Voilà ce qu'il fallait
exprimer .
Qui jamais pourra se représenter un compas , en
lisant cette description ?
De deux axes de fer , à la pointe dorée ,
Pour arrondir le cercle , il forma le compas.
Р
5.
cen
226 MERCURE DE FRANCE ,
Où sont les deux axes dans un compas ? Ovide parle de
deux branches de fer qu'un seul noeud ( une charnière )
réunit : ex uno duo ferrea brachia nodo vinxit.
Ovide veut donner une idée de cet énorme chêne
consacré à Cérès , qu'Erésichton abattit pour son malheur
, et il dit que les bras de quinze nymphes ( quinque
ter ) qui se tenaient par la main , et formaient un cercle ,
pouvaient à peine embrasser le tronc de cet arbre. M.
Desaintange dit , en parlant des Dryades , et sans en
fixer aucunement le nombre ' :
Quelquefois de leurs mains entrelaçant la chaîne ,
Elles formaient un cercle , et ce long cercle à peine
De ses flancs spacieux embrassait le contour .
Comment puis-je me représenter le diamètre de cet
arbre , si j'ignore de combien de bras était formée la
chaine qui l'entourait ?
Ovide prétend qu'on n'avait pas seulement du plaisir
à voir les ouvrages sortis des mains d'Arachné , qu'on
en prenait encore à les lui voir faire :
Nec factas solùm vestes spectare juvabat ;
Tùm quoque cùm fierent.
Le vers de M. Desaintange :
Admiraient à l'envi son art et ses travaux
ne rend cette idée que fort imparfaitement. Il en est de
même de celle-ci , au sujet d'une bête sauvage et d'un
chien qu'un dieu changea en pierre , tandis que l'un
poursuivait l'autre , afin sans doute qu'aucun des deux
ne fût vaincu dans ce combat où ils avaient déployé
tant de force et de vîtesse :
Scilicet invictos ambo certamine cursûs
Esse Deus voluit , si quis Deus adfuit illis .
Le traducteur comprend tout cela dans ce vers insuffisant
et presqu'énigmatique :
En adresse , en vigueur , un Dieu les juge égaux .
Je me borne à ce peu d'exemples pris dans un trèspetit
nombre de fables ; ils suffiront pour prouver que
' ouvrage est encore éloigné de la perfection qu'on est
en droit d'attendre de l'auteur. On doit donc conseilJUILLET
1808 . 227
ler à M. Desaintange de le revoir encore ; mais à condi+
tion qu'il mettra un peu plus de discernement dans ses
corrections ; car, il change quelquefois le bien en,
ma !, on pourrait craindre qu'il ne changeât le mal en
pis ; et alors il faudrait le prier de laisser les choses
comme elles sont.
En tête de l'ouvrage , on lit une vie d'Ovide , composée
d'après les détails qu'Ovide lui- même a donnés sur
sa personne. M. Desaintange , dans sa première édition ,
avait traduit ces passages en prose , et les avait cités
textuellement au bas des pages. Dans la nouvelle édition
, il a cru devoir les traduire en vers : cette innovation
n'est pas heureuse. L'exactitude est le premier mérite
des détails biographiques , et elle s'altère toujours
un peu dans une traduction en vers. M. Desaintange ne
nous en a guère dédommagés par l'élégance de sa poësie ,
dont voici un échantillon :
C'est-là que je naquis , époque où le Tésin`
Vit périr deux consuls par un même destin.
Il avait mis d'abord :
Deux consuls à la fois entrèrent au tombeau ,
Lé jour qui le premier éclaira mon berceau .
Ces deux vers , sans être bons , valaient au moins les
deux autres ; mais ce qui valait mieux que tout cela
dans une Vie d'Ovide , c'était de dire tout simplement
en prose , qu'il était né à Sulmone , la même année
que les consuls Hirtius et Pansa périrent dans une bataille
contre Antoine.
Les notes marginales de la première édition et celles
qui en terminaient chaque volume , ont été réunies ,
augmentées en nombre et en étendue , et reportées à la
fin de chaque livre. Il y en a d'utiles et de bien faites ;
mais en général M. Desaintange semble s'y être un peu
délassé d'avoir fait tant d'esprit avec Ovide. C'est -là
qu'il s'indigne , sans fin ni mesure , contre les traducteurs
en prose ; qu'il prodigue le dédain à ceux même
qui écrivent en prose sans traduire et qu'il accable
des traits de son courroux ceux qui faisant de la prose
ou n'en faisant pas , ont l'audace de juger les vers , ce
qui réduit les trois quarts et demi des lecteurs à ne plus
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
faire qu'admirer tous les vers qu'on voudra bien com
poser , ou , s'ils l'aiment mieux , à ne pas les lire , et
assimile la poësie à ces langues sacrées dont l'intelligence
était exclusivement réservée à un petit nombre de
prêtres et d'initiés . C'est encore là qu'aux dépens de
tous les auteurs anciens et modernes , il professe pour
Ovide , son modèle , cette admiration sans bornes qui
n'est égalée que par celle qu'il professe pour lui-même.
C'est enfin là qu'il recueille précieusement les moindres
variantes qui lui sont échappées dans le cours de son
travail , et qu'apostrophant le lecteur , il lui demande
s'il n'est pas bien surpris qu'un poëte ait eu le courage
de sacrifier des vers aussi beaux , et lui apprend que s'il
les a sacrifiés , c'est pour des vers plus beaux encore.
On est toujours fâché de voir que M. Desaintange n'ait
pas assez de confiance dans son mérite et dans son siècle ,
pour attendre de celui- ci les éloges qui sont dus à l'autre,
et qu'il condamne ses plus vifs admirateurs au silence ,
en les mettant dans l'impossibilité d'égaler par leurs applaudissemens
la force et le nombre de ceux qu'il se`
donne à lui-même.
>>
Je parlerai en détail d'une seule note ; elle est relative
à l'énigme du Sphinx. « Quel est , dit M. Desaintange ,
l'animal quadrupede le matin, bipède à midi et tripède
» le soir? On n'en connaît point ; mais qu'on pense à la
» métaphore du matin , du midi et du soir de la vie ;
» qu'on se ressouvienne que le pied d'une table est un
» bâton : l'énigme est devinée. » L'Appendix de Diis
et heroibus poeticis nous a appris à tous dans nos classes ,
que ce qui forme le troisième pied de l'homme dans sa
vieillesse , est le bâton sur lequel il s'appuie : Senex
baculo , quasi tertio pede , fulcitur. Voilà ce qu'Edipe
a deviné , et je crois qu'il a deviné juste ; mais certes
s'il eût été dans la pensée du Sphinx , que le troisième
pied d'un vieillard fût le pied d'une table , jamais dipe
ne s'en fût avisé , il n'eût point confondu le monstre , il
n'eût point épousé sa mère et n'en eût point eu des fils
destinés à se hair et à s'entr'égorger , ce qui , comme on
voit , eût épargné beaucoup de malheurs , de poemes
et de tragédies.
AUGER.
J
JUILLET 1808.
229
CONSIDERATIONS sur l'état de la peinture en Italie
dans les quatre siècles qui ont précédé celui de
Raphaël ; par un membre de l'Académie de Cortone.
-A Paris , chez Mongie , libraire , Cour des Fon
taines.
ON
en
On pense communément , d'après Vasari , que Cimabué
, Florentin , est le premier élève des peintres grecs
et le restaurateur de la peinture en Italie. L'auteur de
la brochure que nous annonçons , a pressenti que cette
opinion n'était pas fondée , et qu'il avait existé des peintres
italiens bien avant celui qu'on regardait comme
le premier de tous. En conséquence il s'est livré ,
Italie même , à des recherches pénibles et dispendieuses,
pour y découvrir les ouvrages des maîtres inconnus dont
il avait deviné l'existence : un plein succès a récompensé
ses soins. Le premier peintre dont il ait trouvé des traces
, est André Ricco , qui vivait au commencement du
douzième siècle ; mais il n'ose pas assurer que ce soit.
le premier italien qui ait cultivé la peinture : il pense
que les fureurs des Iconoclastes ayant pendant longtems
rendu l'exercice de cet art presque inutile et même
dangereux , les effets de cette persécution s'étendirent
tellement , qu'un siècle même après qu'elle eut cessé ,'
on osait à peine en Italie et en Grèce , se livrer à la
peinture , et qu'on s'y appliquait sans succès. De là ,
l'impossibilité de trouver des tableaux antérieurs au
douzième siècle . A partir d'André Ricco , l'auteur a
établi et constaté par des ouvrages authentiques une
succession de trente-huit peintres , qui s'étend sur trois
siècles et s'arrête au Pérugin , le maitre de Raphaël
et presque le plus ancien peintre dont le Musée Napoléon
possède des tableaux . Ainsi la collection dont
nous parlons , est , pour ainsi dire , à celle du Muséum,
ce qu'une introduction est à une grande Histoire ; elle
remonte à l'enfance de l'art , lève le voile obscur qui
la couvrait , et fait apercevoir dans des productions
plus ou moins imparfaites , le germe heureux des chefsd'oeuvre
qu'il est désormais impossible de surpasser
>
250 MERCURE- DE FRANCE ,
On retrouve dans les tableaux d'un de ces anciens peintres
, ces fameux arabesques de Raphael , qu'on admirait
comme le fruit de son imagination riche et facile.
Cette brochure qui renferme peut -etre le germe d'un
grand et bel ouvrage , est terminée par le catalogue raisonné
des anciens tableaux qui en sont l'objet. A.
MÉMOIRE relatif à trois espèces de Crocodiles ; par M.
GEOFFROY- SAINT-HILAIRE ; ( inséré dans les Annales du
Muséum d'Histoire naturelle . )
M. GEOFFROY-SAINT-HILAIRE a décrit , dans le même cahier
des Annales que M. Cuvier , trois crocodiles ; celui de
Saint-Domingue , que le même auteur avait deja publié
d'après deux individus nouvellement arrivés des Antilles ;
le crocodile vulgaire , d'après un individu qu'il a rapporté
d'Egypte , et un troisième qu'il a nommé suchos , et qui se
trouve pareillement dans le Nil .
Le crocodile de Saint- Domingue a la tête longue comme
deux fois sa plus grande largeur , plus un tiers : il a une
éminence ovoide sur le chanfrein , et les écailles du dos rectangulaires
et plus larges que longues. Ces écailles , au nombre
de quatre seulement à chaque rangée , sont inégalement
relevées de crêtes à leur milieu : les crêtes des écailles latérales
sont beaucoup plus hautes que celles des écailles du
centre ,
M. Moreau de Saint-Méry , qui a observé ce crocodile à
Saint-Domingue , nous a communiqué à son sujet les renseignemens
suivans. Cet animal se retire dans les tanières pendant
le jour : il ne peut s'y retourner , ces tanières ayant leur
plus grande étendue en profondeur ; il y entre à reculons ;
c'est quelque fois aussi dans des trous de tortue qu'il cherche
un abri ; alors celles- ci n'en ont plus rien à craindre . Hors
de là , au contraire , le crocodile leur fait une guerre continuelle
, étant plus friand de leur chair que de celle de toute
autre proie...
On a ouvert plusieurs estomacs de crocodiles , dans lesquels
on a trouvé assez souvent jusqu'à trois tortues. Un fait
curieux , c'est qu'il n'y ava t ordinairement qu'une portion
de l'une des tortues qui eût été soumise à l'action des sucs
digestifs .
M. John Antes parle , dans ses Observations sur les moeurs
des Egyptiens , des deux espèces de crocodiles du Nil. Ce
JUILLET 1808. 231
voyageur insiste plus particuliérement sur les différences de
dimensions et de proportions des deux espèces. Le crocodile
vulgaire , le plus grand des deux est proportionnellement
plus court , plus trapu , et fourni de crétes plus saillantes
que l'autre . Le petit crocodile lui a paru sur - tout
remarquable par la plus grande longueur de la queue .
La tête du crocodile vulgaire a deux fois en longueur la
largeur de la base : son chanfrein est plane ; les écailles du
dos sont parfaitement carrées , au nombre de six à chaque
rangée , et fournies de crêtes égales.
Le crocodile suchos a le crâne plus long que celui de l'espèce
précédente : sa longueur est à sa largeur comme 5 est
à 2. Il a également le chanfrein applati ; mais , en avant ,
les os du nez forment une légère saillie en dos d'àne : tout le
dessus du crâne est plus lisse que dans la précédente les
plaques du col sont aussi différentes , en ce qu'elles sont plus
longues que larges ; enfin les rangées d'écailles de la queue
sont aussi plus nombreuses : en général , ce crocodile est plus
grêle et plus menu que le crocodile vulgaire .
:
Comme plus faiblement armé , et d'une plus petite dimension
que la grande espèce , il a pu être apprivoisé par les
anciens . M. Geoffroy penche à croire que c'est à lui qu'appartient
le nom de suchos ou de suchus , que Strabon et Damas
crus nous ont en effet conservé comme étant le nom d'une
seconde espèce de crocodile . N'y aurait- il eu que ce crocodile
de consacré dans la théogonie égyptienne ? Ce qu'il y a
de vrai , du moins à cet égard , c'est que M. Geoffroy l'a
trouvé inhumé parmi les animaux déifiés , comme il le
prouve par un crâne très-bien conservé , qu'il a retiré d'une
momie de crocodile . ( Extrait du Bulletin des Sciences , par
la Société philomatique . )
VARIÉTÉS .
LES Commissaires nommés par la Classe des sciences mathématiques
et physiques de l'Institut , pour lui rendre
compte d'un Mémoire intitulé : Recherches sur le systéme
nerveux en général et sur le cerveau en particulier ; par
MM. Gall et Spurzheim , docteurs eu médecine , ayant mis
sous les yeux de la Classe , par l'organe de M. Cuvier , le
travail qu'ils ont fait à ce sujet ; il vient d'être rendu public.
En voici les principaux résultats .
D'abord il n'est nullement question dans le Mémoire des
232 MERCURE DE FRANCE ,
anatomistes allemands , de la partie de la doctrine du docteur
Gall , qui l'a rendu si célèbre , et qui étant « relative
» aux dispositions morales et intellectuelles des individus.
» n'entre point , disent les savans commissaires , dans les
>> attributions d'aucune Académie des sciences .
>> Suivant les commissaires , MM. Gall et Spurzheim ont
» 1 ° . le mérite d'avoir , non pas découvert , mais rappelé à
» l'attention des physiologistes , la continuité des fibres qui
s'étendent de la moëlle alongée dans les hémisphères et le
» cervelet...... et la décussation ( 1 ) des filets des pyramides ,
» déjà décrite , mais sur laquelle il était resté du doute.
2º. « Ils ont les premiers distingué deux ordres de fibres
>> dont la matière médullaire des hémisphères paraît se com-
» poser , et dont les unes divergent en venant des pédoncules ,
» tandis que les autres convergent en se rendant vers les
>> commissures.
༣༠ . (< En réunissant leurs observations avec celles de leurs
» prédécesseurs , ils ont rendu assez vraisemblable que les
» nerfs dit cérébraux , remontent de la moëlle , et ne des
» cendent pas du cerveau , et en général ils ont fort affaibli ,
» pour ne pas dire renversé , le systême qui fait venir origi
>> nairement tous les nerfs du cerveau .
» Mais il paraît en même tems aux commissaires , 1º . que
MM. Gall et Spurzheim ont généralisé , d'une manière un
» peu hasardée , la ressemblance de structure et de fonctions
» des diverses masses grises ou grisâtres qui se rencontrent
» dans les différens endroits du système nerveux ; et 2º . que
» quant au déplissement du cerveau comme une membrane ,
» partie des découvertes attribuées à M. Gall , qui a fait le
» plus de bruit dans le monde , non -seulement il ne s'agit
» pas , comme l'ont reconnu les auteurs du Mémoire , de dé-
» plisser le cerveau , mais qu'il faut encore réduire de beau-
» coup l'idée du déplissement , malgré les expressions adou-
» cies dont se sont servis MM. Gall et Spurzheim pour ex-
>> pliquer leur opinion. >>
Les commissaires croient enfin « qu'en adoptant même
» la plupart des idées de MM . Gall et Spurzheim , on serait
» encore loin de connaître les rapports , les usages , et toutes
» les parties du cerveau ; » ce qui leur fait dire , « qu'ils
» finissent presque avec autant de doute qu'ils avaient com-
» mencé . >>
La Classe a approuvé ce rapport , et en a adopté les
conclusions.
(1 ) Point où les lignes se croisent .
JUILLET 1808. 235
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
CHINE. - Kanton , le 28 Décembre 1807. Il n'y a plus
maintenant à Bambou que des vaisseaux anglais et américains.
Parmi les premiers , treize appartiennent à la compagnie
des Indes ; les autres sont au nombre de six ou de huit...
Le 3 décembre , un vaisseau du commerce de la Chine , ap-.
partenant à un Anglais , et chargé pour le Bengale , prit feu
et brûla jusqu'à fleur d'eau.
Les vaisseaux de guerre de la Grande-Bretagne ont commis
beaucoup d'hostilités près de Macao . Les Anglais ont
tué un capitaine américain qui leur avait refusé par deux
fois le permission de venir à son bord pour visiter son bâtiment.
Pour justifier ce meurtre , ils ont déclaré que le capitaine
était un forban ; et , sans autre forme de procès , ils ont
emmené le vaisseau , le chargement et l'équipage . Nous savons
cependant que le capitaine américain n'a jamais exercé
aucune piraterie. Son nom est Nicolis ; il commandait le
vaisseau le Topez , faisant le commerce de la Chine , et appar-.
tenant à une des premières maisons de Baltimore. On se
demande maintenant ce que diront les Américains de cet
acte de violence .
- --
TURQUIE. Constantinople , le 18 Juin. Si la guerre
venait à se renouveler entre la porte et la Russie , le grandvisir
commanderait l'armée destinée contre les Russes , et
Mustapha- Bairactar , pacha de Rutschuck celle destinée
contre les Serviens .
ROYAUME DE WESTPHALIE. Cassel , le 12 Juillet. - Voici
quelques passages de l'exposé de la situation du royaume ,
présenté par le ministre de la justice et de l'intérieur , dans
la séance des Etats , du 7 Juillet :
« •••• Les peuples que vous représentez ne pouvaient aspirer à la gloire
d'être comptés parmi les nations , tant qu'ils étaient morcelés entre
diverses puissances.
» Séparé de l'Angleterre qui ne peut le défendre , le Hanovre devenait
le gage qui répondait au Continent des injustes prétentions de son prince.
» Les provinces prussiennes , la plupart récemment unies à la monarchie
que
le génie de Frédéric avait élevée au-delà de sa grandeur naturelle ,
devaient se ressentir des désastres de ses successeurs.
La Hesse et Brunswick étaient entraînés dans le systême politique
234 MERCURE DE FRANCE ,
de leurs voisins , et se soutenaient principalement , l'une par le commerce
qu'elle faisait de ses braves soldats vendus à des étrangers ; l'autre , par la
sagesse et la bonne administration de son souverain ; avantages passagers
qui , dépendant de sa personne , ne pouvaient que s'éteindre avec lui.
>> La réunion de ces modiques Etats en une seule masse , accroît la
force et les richesses de chacun d'eux ; fait tomber les barrières qui entravaient
leurs communications et leur commerce ; crée une nation où il
n'existait que des provinces , un esprit public où il n'y avait que des
intérêts particuliers et presqu'individuels ' ; use les préjugés , ces ennemis
de la prospérité commune , qui se conservent dans un cercle étroit , et se
dissipent dans une plus grande atmosphère .
+
>> Tous les sujets sont égaux devant la loi ; sa protection s'étend à tous
les cultes . Ce n'est point par sa croyance que l'on sera estimé et apprécié ,
mais par sa conduite . Plus de serfs ; partout des hommes libres , maîtres
de se livrer à tous les genres d'industrie , certains d'acquérir pour eux et
leurs enfans , sans qu'un seigneur vienne partager avec eux le fruit de
leurs épargnes ; mais acquittant , de leur côté , avec fidélité les redevances
qui sont le prix légitime des propriétés qu'ils en avaient reçues .
Les distinctions de naissance subsistent , mais pour rappeler à ceux
qui en jouissent , les vertus et les services qui fondèrent la noblesse de
leurs aïeux , et qui seuls peuvent la leur conserver pure et respectée ; la
noblesse n'est pas dans le sang , elle n'est pas , comme la santé et la force ,
une qualité physique ; elle est dans les principes , dans les sentimens ,
dans les actions ....
Un des premiers soins du roi a été d'ordonner l'imposition des biens
ci-devant exempts . Elle a été prescrite avec toutes les précautions propres
à garantir qu'elle ne serait pas disproportionnée , et que l'abus d'une
exemption ne serait pas remplacé par l'injustice d'une surcharge ....
» S. M. a formé son Conseil -d'Etat des hommes qui lui ont paru les
plus capables de l'éclairer sur la situation de chaque partie du royaume .
Elle les a choisis , de toutes les anciennes provinces , parmi les personnes
les micux éprouvées par leurs services , ou les plus recommandables par
leurs talens ou par leurs propriétés ; elle y a placé deux membres de cette
université de Goettingue , qui a élevé tant de magistrats et d'administrateurs
habiles . Dans les nombreux encouragemens que l'Allemagne prodigue
aux sciences , cet exemple manquait ; il´appartenait à l'amour que le roi
leur porte , de le donner'; et comme la constitution appelle dans les Etats
du royaume , des savans , S. M. a voulu qu'ils jouissent d'un semblable
honneur dans son conseil.
» La direction de l'instruction publique a été confiée à un écrivain
célèbre , auquel ses contemporains ont , avec justice , décerné le nom de
Tacite germain ; ce choix est la garantie lá plus sûre qui pût être donnée
que l'instruction publique , loin d'être négligée , recevra , s'il est possible.
un nouveau lustre ....
Ne serait-il pas possible , avec moins d'Universités et en concentiant
}
1
JUILLET 1808. 235
davantage ces grands foyers de lumières , d'appeler autant d'étrangers ,
et d'obtenir avec moins de dépenses et moins de luxe d'enseignement ,
tout ce dont on jouit , et peut-être mieux encore ? Cette question n'est
pas du moment présent , il suffit de l'indiquer à l'opinion publique et à
l'opinion des bons esprits....
L'administration et la justice avaientaussi leur luxe et leur complication .
Ici les réformes sont plus faciles , leur utilité se montrait plus à découvert
et la constitution les commandait.
» Peu d'administrateurs et beaucoup de juges , telle est la règle d'un
bon Gouvernement
» Les actes de l'administration requièrent presque toujours célérité ,
elle a besoin d'agir et peu le tems de délibérer . Il faut donc qu'elle
dépende d'une seule volonté ....
>> On a donc concentré , dans les mains d'un seul préfet , ce qui était
confié aux chambres administratives ; ce n'est point une expériences
qu'on a hasardée : on avait l'exemple heureux que la France et l'italie
ont donné à cet égard , et qui commence à être imité dans diverses parties
de l'Allemagne ….…..
>> On établira au besoin , dans chaque canton , un maire auquel les
autres recourront dans les choses urgentes , comme autrefois les bourgues
maîtres aux baillis . Ce maire sera l'intermédiaire entre les cantons et le
sous-préfet , comme le sous-préfet entre son district et le préfet du département.
>> Les améliorations dans l'ordre judiciaire ont été nombreuses : les
unes sont résultées du Code- Napoléon ; les autres de l'organisation des
tribunaux .
» En éteignant les substitutions et laissant pourtant une graude latitude
à la faculté de disposer , le Code-Napoléon a ramené dans les families un
ordre plus conforme aux devoirs des pères et aux droits natu : els des eufans .
Les filles , les cadets , que la vanité d'un aïeul , qui ne les connaissait pas ,
avait déshérités à perpétuité , ne seront plus condamnés à vivres pauvres
à côté d'un aîné opulent....
>> S. M. a ordonné une traduction de ce Code en langue allemande ;
des jurisconsultes habiles en ont été chargés . Ils ont consulté les traductions
les plus estimées qui ont déjà paru . Il y a lieu de croire qu'en pro- ´
fitant des travaux de ceux qui les ont précédés , et en y joignant ce que
leurs lumières et leur expérience , dans le langage de la jurisprudence ,
leur fournissent de moyens , ils seront parvenus à la traduction la plus
parfaite qu'on puisse désirer ....
» Les jurisdictions seigneuriales , cet abus de la féodalité , ont été supprimées
; il n'y a de justice que celle du roi .
>> Elle sera promptement administrée , et sur les lieux mêmes , dans
les affaires d'importance , par les jugés de paix , dont la dénomination
indique qu'ils doivent être autant des conciliateurs que des juges ....
» Le roi fait rendre la justice par les magistrats auxquels il délégue
236 MERCURE DE FRANCE ,
l'exercice de cette portion de sa puissance . Mais ils sont libres et indépondans
dans leurs jugemens , pourvu qu'ils se conforment aux règles de
la procédure. L'application des lois appartient à leur conscience et å
leurs lumières ....
» Au criminel , il y a une action publique ; il s'agit de l'intérêt de la
Société , de punir la violation des lois qui maintiennent la tranquillité et
la sureté générale et individuelle. La poursuite appartient essentiellement
au magistrat ; l'intérêt des parties n'y est qu'accessoire ....
» La section de législation du Conseil - d'Etat a proposé , le Conseil a
adopté , et le roi a approuvé un Code où se trouvent expliquées ou omises
des dispositions de la procédure française ; d'autres y ont été ajoutées . Ce
Code vous sera présenté ; vous y verrez qu'il tend éminemment à l'abréviation
des procès ....
» L'audience n'est pas dans vos usages ; mais pourquoi n'essaierait-on
pas d'approprier à la Westphalie une institution brillante ? Où Démosthènes
et Cicéron , ces maîtres de l'art oratoire , ont-ils des admirateurs
plus éclairés ? Cette admiration sera-t -elle stérile ? et lorsque la littérature
allemande se pique de rivaliser avec celle de toutes les nations modernes ,
lorsqu'elle vante ses poëtes , ses historiens , ses écrivains , fandra-t- il
qu'elle n'ait jamais rien à dire de ses orateurs ?
» Saisissez -vous de la gloire et de l'éloquence du barreau qui vous
manquait ; si quelquefois elle est prolixe , elle est toujours plus courte
que la discussion écrite . Une nation qui réfléchit plus et s'émeut moins
que celles où l'art de la parole fut dès long-tems cultivé , se défendra facilement
des abus de la plaidoierie , et n'en recueillera que les avantages ...
» L'audience devient indispensable pour les jugemens criminels . La
constitution veut qu'ils soient publiquement rendus par des jurés . Une
loi qui organise ce principe , vous sera présentée ....
» L'institution du jury est peut -être plus nécessaire que nulle part ,
dans un pays où l'on professe comme une maxime , que la déposition
uniforme de deux témoins fait une preuve complète , et équivaut au
témoignage de mille . Eh bien , le juré au lieu de compter les témoins ,
les pèse ; au lieu de rechercher si Farinacius , Carpzovius , ou tel autre
doeteur , a décidé qu'il y a conviction , lorsque telle et telle preuves existent
, ou lorsqu'un tel nombre de semi-preuves est accumulé , le juré
suit les lumières naturelles de sa raison ; il consulte l'effet que les débats
ont produit sur son esprit.... ༈ དྷ ཝཱ
» Un Code pénal vous sera présenté dans une autre cession ; il était
moins urgent de s'en occuper , que des autres objets dont je vous ai rendu
compte. Les lois criminelles en vigueur dans la plupart des anciens Etats
qui composent le royaume , sont douces et peuvent , en tout cas , être
mitigées par la clémence du roi .....
» S. M. a réuni dans un seul bureau les nombreuses fondations qui .
existent à Cassel . La distribution des secours y est faite avec plus d'ordre ,
JUILLET 1808.
257
f'ensemble et d'intelligence qu'elle ne pouvait l'être par des adminis→
trations particulières .....
» Le royaume doit un contingent à la Confédération du Rhin dont il
fait partie ; c'est un des devoirs les plus chers au coeur d'un jeune roi ,
élevé dans les armes , et qui compte déjà plus de succès et de victoires
qu'il n'en faudrait pour honorer une longue vie .
» S. M. a donné une attention particulière à la formation des premiers
régimens qui seront le noyau de son armée. Elle a rappelé tous les soldats
qui étaient sous des drapeaux étrangers . Le tems n'est plus où les braves
habitans de la Westphalie allaient prendre ailleurs un service qu'on ne
leur donnait pas chez eux , ou avaient à se soustraire au commerce que
l'on faisait de leur sang . Ils ont à servir une patrie , un roi qui les chérit
, et qui , si jamais il faut combattre , les conduira lui -même à la vic
toire .
» L'armée se recrutera par la conscription , qui , en appelant sans distinction
tous les jeunes citoyens , est à la fois plus douce et plus utile ,
C'est la conscription qui forme les armées vraiment nationales , qui
perpétue et entretient cet esprit militaire si propre à rendre les guerres
courtes et heureuses , et à conquérir de longues paix.
>> L'armée est mieux habillée , mieux payée qu'elle ne le fut jamais ;
une discipline plus régulière et plus habituelle préserve le soldat de la
corruption ou de l'affaiblissement auxquels il est exposé dans les semestres
annuels ou dans les garnisons trop sédentaires . Si elle rompt des
habitudes chéries , le soldat trouvera un grand dédommagement dans une
plus courte durée de son service obligé . Après cinq ans , pourra rentrer
dans ses foyers , et s'y livrer au genre d'industrie qu'il choisira , sans
crainte d'en être jamais détourné ....
?
» Des améliorations considérables ont été préparées par l'organisation
des contributious directes , des postes , d'une administration forestière
de l'établissement de patentes qui , sans charger le commerce , lui feront
acquitter la part qu'il doit comme les terres , aux besoins de l'Etat .
»' Une caisse des économats a été formée ; on y verse les revenus des
canonicats et des prébendes vacantes ; ils serviront à fonder une caisse
d'amortissement , qui deviendra une source de libération et de prospérité....
>> Les sciences sont l'ornement des Etats : les unes éclairent les esprits
les autres utiles aux arts qu'elles perfectionnent , qu'elles munissent d'ins
trumens , et des machines plus simples et plus promptes , S. M. les favo
sera. Mais c'est l'agriculture et le commerce qui font la force des
nations ; S. M. n'oubliera rien pour encourager l'industrie des dépar
temens riverains de l'Elbe et du Weser , pour exciter celle de quelques
autres départemens qu'on avait laissé languir et s'éteindre ; enfin , pour
favoriser l'agriculture , qui est la principale richesse du royaume ,
qui trouve déjà , dans la libre circulation des grains , un si grand encouragement.,
•..
et
258 MERCURE DE FRANCE ,
>> Les routes seront réparées ; de nouvelles seront ouvertes sur les
points qui manquent de communications . S. M. fait examiner la possi
bilité et l'utilité d'un canal qui joindrait l'Elbe et le Weser……………
>> Tout ce qui sera bon et utile aura toujours pour excitateur et protecteur
un monarque , à qui son âge offre la perspective de travailler
cinquante ans au bonheur de ses sujets , qui s'en occupera avec les
moyens que lui donnent ses grandes alliances , avec l'activité qui est
une des qualités caractéristiques de sa dynastie .... »
-
( INTÉRIEUR . )
PARIS. Prix décennaux , institués par S. M. l'Empereur et Roi.
➡Ce n'est pas ici le lieu de rappeler tout ce que l'auguste chef de
l'Empire français a fait depuis le commencement de son règne pour
accélérer le progrès des lumières , honorer les talens , encourager les
travaux utiles et exciter l'émulation dans tous les genres d'industrie .
Jamais les sciences , les lettres et les arts n'ont trouvé , dans un
souverain , un protecteur plus éclairé et un bienfaiteur plus magnifique.
Mais il peut être nécessaire de rappeler à l'attention du public une
institution que la multitude des événemens mémorables qui se sont
succédés depuis quelques années avec autant d'éclat que de rapidité
a pu faire perdre de vue à ceux même que cette institution intéresse
davantage.
Il existe un décret impérial daté du palais d'Aix-la - Chapelle , le
24 fructidor an XII , dont nous allons rapporter les dispositions :
< « Etant dans l'intention ( dit S. M. I. dans le préambule ) d'encou-
» rager les sciences , les lettres et les arts qui contribuent éminemment
Dà l'illustration et à la gloire des nations .
» Désirant non- seulement que la France conserve la supériorité qu'elle
» a acquise dans les sciences et dans les arts , mais que le siècle qui
>> commence l'emporte sur ceux qui l'ont précédé :
>> Voulant aussi connaître les hommes qui auront le plus participé
» à l'éclat des sciences , des lettres et des arts , nous avons décrété et
» décrétons ce qui suit .
» Art. 1er. Il y aura de dix ans en dix ans , le jour anniversaire
» du 18 brumaire , une distribution de grands prix donnés de notre
>> propre main dans le lieu et avec la solennité qui seront ultérieurement
>> réglés.
» 2. Tous les ouvrages des sciences , de littérature et d'arts , toutes
>> les inventions utiles , tous les établissemens consacrés aux progrès de
> l'agriculture et de l'industrie nationale , publiés , connus ou formés
» dans un intervalle de dix ans , dont le terme précédera d'un an l'é-
>> poque de la distribution , concourront pour les grands prix . »
Dans les articles suivans , S. M. établit vingt-deux grands prix , dont
neuf de 10,000 fr. , et les autres de 5,000 fr. , pour les meilleurs ouvraJUILLET
1808. 259
ges de sciences et d'histoire pour les meilleurs poëmes dramatiques ou
antres ; pour les meilleures traductions de manuscrits en langues ancieunes
ou orientales ; pour les machines les plus utiles aux arts et aux manufactures
; pour les établissemens d'agriculture et d'industrie les plus
avantageux ; enfin , pour les plus beaux ouvrages de peinture et de
sculpture.
Une condition essentielle des pièces de poësie et des ouvrages de
peinture et de sculpture , c'est qu'ils aient pour sujets des traits puisés
dans notre histoire et honorables au caractère français ; et certes jamais
le génie et le talent n'ont pu avoir pour s'exercer un champ plus vaste
et plus riche .
L'article 3 fixe la première distribution de ces grands prix au 18
brumaire an XVIII ( 9 novembre 1809 ) , et par conséquent le concours
expire le 9 novembre 1808.
D'après l'article 7 , ces prix seront décernés , sur le rapport et la proposition
d'un jury composé des secrétaires perpétuels des quatre classes
de l'Institut , et des quatre présidens en fonctions dans l'année qui pré- *
cédera celle de la distribution .
Quoique les différens genres d'ouvrages et de travaux qui peuvent
concourir aux prix décennaux , n'aient besoin que de la notoriété
publique pour obtenir l'attention la plus scrupuleuse du jury institué
pour le jugement de ces prix , cependant dans la vue d'éviter de vaines
réclamations sur les ouvrages que l'on pourrait croire avoir été oubliés
ou négligés au concours , tout auteur d'un ouvrage , d'une invention ,
d'un établissement , qui , suivant le texte du décret impérial , sera
dans le cas de concourir à l'un des prix décennaux, est invité à envoyer
une note détaillée et explicative de ses titres , au secrétariat de
l'Institut , adressée spécialement au jury des prix décennaux. Les concurrens
sont invités en même tems à s'interdire toute sollicitation ou
recommandation auprès des membres du jury en particulier . Des démarches
de ce genre prouveraient , dans ceux qui se les permettraient
, aussi peu de confiance dans la bonté de leur cause que dans
l'impartialité de leurs juges .
ANNONCES.
Histoire de France , commencée par Velly , continuée par Villaret ,
et ensuite par Garnier , jusqu'au milieu du XVIe siècle , achevée par
Antoine Fantin Désodoards. Depuis la naissance de Henri IV jusqu'à la
mort de Louis XVI . Vingt- cinq vol. in- 8° , de 28 à 30 feuilles .
Prix , 5 fr. le vol . , broché , et 6 fr. 50 cent . , franc de port . A Paris ,
chez l'Auteur, Impasse Sainte-Marine , en la Cité , nº 4 ; et chez Fantin ,
libraire , quai des Augustins , nº 55 .
-
--
En attendant que nous fassions connaître les trois volumes qui pa
240 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808.
raissent de cet ouvrage , nous croyons devoir donner l'extrait du Prospectus
qu'a publié l'auteur :
<< L'histoire moderne est l'étude à laquelle j'ai consacré má vie entière .
Je ne me flatte pas , malgré mes efforts , d'avoir levé toutes les difficultés
que présentent plusieurs événemens considérables de l'Histoire de France .
Si je n'étais aussi proche du terme de ma carrière , instruit des imperfections
de mon livre , je ne songerais pas à le publier ; mais c'est le résultat
d'un travail assidu de près d'un demi-siècle . Un autre , dans le
même espace de tems , eût probablement mieux réussi que moi ; cependant
, lorsque je considère que sans les circonstances qui m'ont environné
jusqu'à la révolution , il m'eût été physiquement impossible de m'occuper
du même ouvrage durant un si grand nombre d'années ; que j'ai donué
un exemple de patience qui ne sera pas souvent imité , j'espère que mon
livre remplira , sous beaucoup de rapports , l'attente de ceux qui désirent
la publication d'une nouvelle Histoire de France .
» Mon ouvrage forme vingt - cinq volumes , en y comprenant un volume
d'introduction .
*
» J'ai partagé mon Histoire de France en deux parties . La première
comprend les trente volumes que nous devons à Velly , Villaret et Garnier
; ils sont renfermés dans les onze premiers tomes de mon ouvrage .
La seconde partie s'étend depuis la naissance de Henri IV jusqu'à la mort
de Louis XVI. Je publie , à mes frais , les trois premiers volumes de cette
seconde partie . Ils renferment l'Histoire de France sous les règnes de
Charles IX , de Henri III et de Henri IV. Je continuerai de même jus
qu'à l'époque de la mort de Louis XVI . Le tout sera imprimé en moins
d'un an. Cette seconde partie peut être considérée comme un ouvrage
nouveau ou simplement comme la suite de Velly et de ses continuateurs
.
>
す
4
» La première partie sera imprimée après la seconde ; elle remplacera ,
en faveur de ceux qui ont Velly , l'ouvrage que Garnier se proposait de
publier sous le nom d'Introduction et de Supplément à l'Histoire de
France ; mais j'observe qu'aucun doute ne pourrait s'élever au sujet de
l'existence de cette première partie ; elle a fait le sujet de mes leçons pu
bliques à l'Athénée de Paris .
>> Si ceux qui auront lu les trois premiers tomes de mon ouvrage , désiraient
que les deux parties dont il est composé fussent imprimées simultanément
, je leur propose la voie de la souscription . On ue m'enverrait
aucun argent d'avance ; je ne demande que la seule assurance , par ung
lettre affranchie , qu'on prendra les volumes à mesure qu'ils paraîtront.
Les Souscripteurs ne paieront chaque volume chez moi ou chez M. Fantin
, que 4 fr. Je ferais imprimer mon ouvrage de manière que trois
volumes paraîtraient de six semaines en six semaines . Mon ouvrage sera
conforme , papier , format et caractères , aux trois volumes qui paraissent
dans le moment . »
( No CCCLXVIII. )
( SAMEDI 6 AOUT 1808. )
DET
DE
LA
SE
MERCURE
DE FRANCE.
5 .
cen
POËSIE.
ÉPITRE A MON AMIE.
DEROBONS-NOUS , Fulvie , au tumulte des villes
De la société les usages serviles
Enchaînent de l'esprit les ressorts impuissans
Et nous font négliger le charme des talens ;
L'étude fuit les lieux où la folie habite
Et c'est aux champs sur-tout que le sage médite.
Viens , le printems ici nous promet de beaux jours ;
Flore n'a point encor dépouillé ses atours ;
Loin d'un monde léger sous ce paisible ombrage ,
Nous fuirons des amans le frivole langage ; *
Les Muses daigneront présider à nos jeux.
Animant d'un clavier l'ivoire harmonieux ,
Tes accords vont s'unir à ma voix attendrie ,
Et chasser loin de nous la tristesse ennemie ;
Déjà la soie et l'or sous nos doigts vigilans ,
Ornent du canevas les fils obéissans ;
Dans nos rians jardins la tulipe élégante
S'embellit par nos soins d'une couleur brillante
Et la rose étonnée admire à ses côtés
Les pins d'Otaïti sur leur tige agités.
Nous irons dans les champs au lever de l'aurore
Voir l'éclat radieux dont le ciel se colore ,
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
Entendre des oiseaux le concert matinal ,
Admirer cette paix , cet ordre sans égal
Qui , prouvant à l'impie un sublime architecte ,
Unit la terre aux cieux , unit l'homme à l'insecte .
Si nous nous asseyons sur ces gazons fleuris ,
Quel spectacle charmant s'offre à nos yeux surpris !
Ici de mille fleurs ce verger se couronne
Et nous laisse entrevoir les trésors de Pomone ;
Plus loin des prés rians appellent les troupeaux ;
La Naïade tranquille y promène ses eaux ;
Les bois majestueux étendant leur orabrage
Bordent de ce vallon le riche pâturage ;*
Et le berger sans art animant son hautbois
Méconnaît d'Apollon les tyranniques lois ;
Heureux à peu de frais et sans philosophie ,
Il méprise les soins qui troublent notre vie .
0 que ne puis- je aussi , près de ces clairs ruisseaux ,
Errante sans dessein goûter un doux repos !
Que n'ai- je vu le jour dans une humble chaumière !
Conduisant mes brebis sur la verte fougère ,
Simple comme la fleur qui parerait mon sein ,
Une quenouille seule occuperait ma main ;
Je ne connaîtrais pas ces règles si frivoles
D'asservir la pensée au nombre des paroles ,
Et ne chercherais point par d'inutiles chants
A préserver mon nom des outrages du tems.
Sur moi la calomnie au teint pâle , à l'oeil louche ,
N'aurait jamais versé les poisons de sa bouche,,
Et tranquille à l'abri de mon obscurité
J'aurais su de ses traits braver la cruauté.
Mais que dis - je ! Ah ! plutôt sur ces rives fleuries ,
Occupons notre esprit d'aimables revêries !
Admirons de Thétis le spectacle imposant ! ...
Sur ses flots colorés des feux du diamant /
Mon oeil croit voir eucor Vénus sortant de l'onde ,
Il suit avec plaisir sa course vagabonde ,
Et bientôt dans mes mains un magique pinceau
Aux mortels étonnés retrace ce tableau ! ....
Douces illusions de l'antique Aonie ,
Animez de ces lieux la riante féerie !
Peuplez nos bois naissans , nos jardins , nos guérets ;
Que la Nymphe timide habite nos bosquets ,
Que du sang d'Adonis la rose se colore ,
Et qu'au sein des forêts Echo soupire encore !
AOUT 1808. 243
Ainsi je charmerai nos tranquilles loisirs ,
Fulvie à m'écouter bornera ses désirs ,
Et d'un art enchanteur admirant les prodiges ,
Elle suivra mon vol au pays des prestiges ;
Elle aime , ainsi que moi , ces prestiges chéris !.
Ces doux rêves un jour nous seraient- ils ravis ! mal
Ne sentirions - nous plus le charme qui nous pressé!!
Hâtous-nous , jouissons de cette douce ivresse ;
Ah ! quand l'âge a glacé nos esprits abattus ,
Il est un tems , pent-être , où l'on ne rêve plus !
Par Mile V. SARRASIN DE MONTFÉRIER.
LA JUSTIFICATION.
DIALOGUE ENTRE DEUX POÈTES.
Contre mes vers , Damis , je viens d'apprendre
Que tu lances maints traits divers .
-
· Moi , je critiquerais tes vers !
Eh ! mon cher Paul , je ne puis les comprendre.
M. de L. R.
ENIGME.
TANTOT majestueux , tantôt simple et modeste ,
Tantôt vert , tantôt blanc et tantôt bigarré ,
A détourner de l'homme un éclat trop funeste
Je fus par la coutumé en tout tems consacré .
Sans jamais s'écarter du séjour de la terre
Ma tête touche au ciel ; et quoique dans les fers
J'ai par fois le bonheur d'aller rejoindre un frère :
Le jour , la nuit , au gré du maître que je sers ,
De combien de secrets je suis dépositaire !
Faut-il les révéler au grand jour , ces secrets .... ?
Non , non : l'on doit sur - tout respecter le mystère ,
Quand on est établie contre les indiscrets .
SARTRE ,
..C
LOGOGRIPHE.
PRIS en un sens je suis un corps délibérant ,
Guidé par l'intérêt plus que par la justice .
Q 2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Soit raison , soit caprice ,
La révolution m'avait mis au néant ,
Quand un nouvel ordre de choses
Ne permit pas que mon arrêt de mort
S'exécutât : je vis encor .
Cher lecteur , si tu te proposes
De m'avoir sous un autre sens ,
J'existe depuis fort long- tems
Dans tes registres , dans tes comptes ,
Dans les histoires , dans les contes ,,
Dans les romans , les livres d'oraisons ,
De piété , de méditations.
De mon corps si tu veux faire l'anatomie ,
Outre le nom du pape Pie ,
Tu trouveras le nom d'un oiseau babillard ,
Celui d'un certain ronge- lard ,
Celui d'un ornement d'église ;
Dans tout marché ce que le moins on prise,
Ep courant ce qui te fait mal.
Un captureur de marchandise
Sur la plage liquide. Un malin animal ;
Un ordre autrefois très -austère ;
Le synonyme de colère ;
1
Le conducteur d'un animal bêlant ,
Enfin ce qu'on décerne au héros triomphant.
CHARADE.
IL faut suivre , lecteur , les lois de mon dernier ,
Et très-souvent il faut , pour trouver mon entier ,
Perdre beaucoup de tems à faire mon premier.
'Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIFHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Amitié.
Celui du Logogriphe est Plaisir , où l'on trouve Paris , air , ris ,
lia , pair, ris ( rire ) , lapis.
Celui de la Charade est Mur-mure.
AOUT 1808 . 245
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
Suite de L'OEUVRE DE CHARITÉ .
NOUVELLE ESPAGNOLE.
C
et
On peut désormais se tranquilliser sur le sort de notre
infirme , ses blessures sont fermées , ses meurtrissures sont
moins douloureuses , il a même pu se lever , s'habiller ,
grâce à tout ce que l'attentive cuisinière et le serviable
confesseur lui ont fourni à l'envi , ses traits ont commencé
à reparaître sous leur ancienne forme . Le premier jour de
cette métamorphose , Léonora entrant chez lui avant midi ,
comme à son ordinaire , pour savoir s'il ne lui manque rien ,
le trouve tout coiffé , tout habillé , assis à la table qu'on lui
a dressée ; il n'a rien entendu , occupé qu'il était à tracer
de son mieux une action de grâce à la Vierge pour lui avoir
fait trouver ( c'était son expression ) , au dernier terme de ses
malheurs , des consolations plus douces pour son coeur que
la plus brillante prospérité. « Nous en avons bien notre
part de ces consolations là , mon cher Lorenzo , dit Léonora
qui lisait derrière lui sans qu'il l'eût aperçue. Est - ce
bien vous , Madame ! s'écrie Lorenzo , en tournant vers elle
un visage qu'elle avait à peine entrevu jusque-là , et où pour
la première fois le rayon de la vie avait succédé aux ombres
de la mort. Elle est frappée de la noblesse , de la grâce , de
la douceur , de ces traits qu'elle avait toujours craint de
fixer dans leur abattement . Un reste de pâleur dans le teint ,
un reste de langueur dans les yeux , un reste d'embarras
dans les mouvemens ajoutaient encore je ne sais quel intérêt
de plus à la première impression ; elle reste un moment en
silence. « Eh quoi ! continue - t - il avec un accent que la
faiblesse ne rendait que plus expressif, vous daignez vousmême
rassurer un esclave jusqu'à présent inutile , et qui
craint toujours d'etre une charge dans votre maison ; mais,
yous le voyez , je hate autant que je le puis le moment où
je pourrai payer votre respectable tante par le travail de
mes mains, Pour vous , Sénorite , continue-t - il en soulevant
vers elle des yeux adorateurs , je ne vous paierai jamais que
de mes voeux et de mes larmes . »
"
Léonora , trop émue , ou craignant de trop s'émouvoir
cherche à parler d'autre chose. « Quelle superbe écriture !
dit-elle. Mon éducation , répond-il , a été assez soignée t
-
246 MERCURE DE FRANCE ,
-
---
dans cette partie-là , j'ai aussi marqué assez de dispositions
pour le dessin et même pour la peinture . Et moi aussi ,
Lorenzo , dit-elle en le fixant attentivement , j'en avais un
assez bon commencement du tems de ma bienheureuse
mère , et je me propose bien de le reprendre si vous restez
dans notre maison.- Si .... ah ! Sénorite ! - Lorenzo , vous
cachez ce que vous êtes , c'est un tort , oui , un tort ; est- ce
que je ne vous marque point assez d'intérêt pour mériter
votre confiance ? Ah! Dieux ! Tenéz , si j'avais un secret ,
je vous le dirais ; dites -moi le vôtre . Il est vrai , Sénorite
que je ne suis pas né dans l'état où vous me voyez ; mais
tant de malheurs ! ... Le malheur , Lorenzo , le malheur
est-il donc une honte devant des yeux qui le pleurent ? —
Bon ange ! si je me nommais devant vous d'un nom honorable
, sur quel témoignage me croiriez -vous ? Sur celui
་
-
de mon coeur , sur votre air , mon cher Lorenzo , sur votre
langage , sur vos manières , sur.... La jeune et bonne
Léonora , dit Lorenzo , pourrait y ajouter foi .... Le reste du
monde m'accuserait ; non , laissez - moi tout entier à mon
obscurité et à ma' reconnaissance ; laissez-moi vous servir
et attendre en silence que des événemens qui peuvent arriver,
mais qui ne peuvent se prévoir , m'autorisent à satisfaire
votre flatteuse curiosité. Des événemens , dites-vous ,
Lorenzo , et vous voulez qu'une chose à laquelle j'attache
tant d'importance 'dépende du hazard? Eh quoi ? si j'étais
ce que je ne parais pas ? Dites plutôt ce que vous paraissez.
་ OH
Eh bien Sénorite , dans quatre ans , m'a-t-on dit , vous
serez votre maîtresse ; si dans tout cet intervalle votre humble
esclave a'mérité votre confiance , il osera se faire connaître
à l'arbitre de sa destinée , mais d'ici là , commandez-
Tai tout , et ne lui demandez rien. » Léonora part , Quivira
Ja relève et ne se tient pas de joie en voyant son Lorenzo
pour qui elle avait conçu une affection maternelle , en le
voyant , dis -je , levé , coiffe , habillé , encore pale , mais beau,
et avec je ne sais quel air qui ne lui annoncalt pas un
compagnon de service . Quoi ! c'est vous , lai dit-elle , qui
devez etre notre jardinier ? Pourquoi pas , ma chère
Quivira. Vous n'avez pas une mine à cela , ces mains-là
sont ma foi trop blanches pour manier la bèche ; m'est
avis que vous écrivez mieux que vous ne labourez . - A
l'oeuvre on connaît l'ouvrier ; ma chère ; vous ne m'avez
encore vu que dans mon lit , mais dès que mes blessures
vont être cicátrisées ' , vous prendrez une autre idée de votre
camarade. A propos , dit Quivira , la Sénofite m'a dit
de vous donner de sa part le paquet que voici ; elle dit
ز
AOUT 1808 . 247
-----
-----
-
-
qu'il y a toutes sortes de drogues que vous pouvez prendre ;
mais regardez-y bien da , parce qu'il ne faut pas prendre
comme ça toutes sortes de drogues. Excellente personne !
dit en soupirant Lorenzo qui trouve en ouvrant la boîte
un assortiment de couleurs avec des pinceaux , du papier ,
du vélin , rien n'y manque ; il se met à l'oeuvre sur le champ,
et dès les premiers traits la bonne cuisinière qui n'avait
jamais été grande connaisseuse en peinture , est frappée
de la physionomie de Léonora. Ah ! sainte Vierge ! s'écriat-
elle . Vous avez raison , dit - il , c'est aussi une vierge
que je veux faire. Lorsque j'ai été attaqué dans la Sierra
Moréna , j'ai fait vou à la Vierge de lui dédier une belle
image si elle voulait prendre pitié de moi ; ensuite quand
j'ai été laissé pour mort , que j'ai pu me relever et que
je suis parvenu à me traîner toute la nuit , en perdant mon
sang et mes forces , jusqu'au pied de cet arbre où j'allais
´rendre l'ame…….. Ah ! oui , cet arbre où Mademoiselle va
tous les matins prier si dévotement . Quoi , c'est vrai ,
Quivira ? -Oh ! bien vrai ; mais dites toujours . Et là ,
quand votre bonne demoiselle a posé sa main contre mon
coeur , il a recommencé à battre , et j'ai senti comme un ravissement
céleste. Voyez-vous ! dit Quivira. - Et il m'a
semblé que c'était Notre- Dame de Pitié elle -même qui était
descendue sur terre pour adoucir mes souffrances. -Ah ! le
beau et bon jeune homme ! s'écrie la cuisinière toute hors
d'elle-même ; comme il est dévot à la Vierge , et comme
il aime notre demoiselle ! Allez , allez , ça vous portera
bonheur ; ni l'une ni l'autre ne vous laisseront manquer :
savez-vous que la Sénorite aura bieu de quoi rendre ben
riche quelqu'un qu'elle aimera ? C'est elle qu'a le bien ;
mais, dame , latante garde tout , et quand notre demoiselle ,
qui est si charitable , si charitable ! veut faire quelque charité
, il faut qu'elle fasse... Quoi ? comme si elle la demandait
à sa tante. La grande maison où elles sont , c'est
à mamzelle. Ah ! dame ! il y a là de la place , il faut voir
pour faire danser tout un Séville . C'était du tems de la
maman qu'il faisait bon . Oh ! la bonne et brave dame ! eh
ben ! la fille est tout son portrait . Mais , mais , pendant que
je jase , voilà déjà des yeux qui regardent , voilà une bouche
qui sourit , mais qui sourit comme mamzelle quand elle dit
je voudrais que ce pauvre garçon là soit bien heureux....
Et ces beaux cheveux noirs qui tombent à présent sur son
front.... Non , je crois que vous êtes sorcier , ma foi . - Vous
croyez cela , ma camarade ? et croyez-vous que si j'avais été
sorcier , je me serais laissé accommoder comme vous m'avez
248 MERCURE De France ,
"
vu ? - Ah ! ah ! voilà déjà la basquine et la mantille , et
tiens ! la résedille . Si ça n'était pas si petit , on dirait que c'est
elle-même qui vient se coucher là sur le papier. Oh Jésus !
Jésus ! que cela va être beau ! Bon ; à cette heure qu'est-ce
que vous lui mettez -là en l'air au-dessus de la tête comme un
anneau d'or ? - Ce qu'on met aux saints et aux saintes.
Oh ! grâce au bon Dieu , notre demoiselle n'est pas encore
une sainte , puisqu'elle est en vie . Mais aussi ce n'est pas
notre Sénorite que j'ai voulu peindre , c'est Notre- Dame de
Bonne Espérance qui m'est apparue et qui m'apparaît encore
tous les jours sous cette figure-là . Voyez un peu ! c'est
pourtant vrai ça ! si j'étais la maîtresse comme Notre-Dame
ce serait là tout juste la figure que je prendrais qnand je
voudrais me montrer , car il n'y en a pas une plus belle
ni une plus aimable dans tout le pays. -N'est- ce pas, Quivira,
qu'elle a quelque chose de céleste ? Ma foi , je ne sais
pas , je n'ai pas des yeux comme vous , moi , pour voir d'ici
le monde qui est dans le ciel , mais je sais bien que quand
notre demoiselle paraît à l'église le dimanche , il n'y a pas
jusqu'à tout le clergé qui se retourne pour la regarder ;
ça vous montre bien ça , que son visage est un vrai tableau
de dévotion. Et moi , bavarde que je suis , peut-être que
mon pot s'enfuit à cette heure , et puis qu'est-ce que Madame .
dira ? mais aussi c'est qu'il y a tant de plaisir avec un beau
jeune homme à le voir travailler. -Merci , ma bonne mère ,
je tâcherai de conserver toujours votre amitié . Comine
il est bon , comme il est aimable ! Oh ! ma foi , quand
Madame devrait gronder , je m'en vais vous apprêter une.
bonne petite croustade , et je vous l'apporterai avec un bon
petit verre de Malaga . Bien obligé , ma bonne , bien
obligé , je voudrais être à même de vous payer de vos bons:
sentimens.— Tiens ! me payer ; j'ai besoin de l'argent d'un
pauvre , n'est-ce pas ? au contraire , c'est moi qui vous en
donnerais si j'en avais ; et tenez , je garde toujours une bonne
petite douzaine de creuzades , et si vous voulez je les partage
avec vous , aussi bien je n'ai pas d'enfans et je vous
regarde comme mon fils . » A ces mots le pinceau tombe
des mains de Lorenzo qui se retourne brusquement , malgré
ses douleurs , pour embrasser la bonne vieille ; il se remet
ensuite à son ouvrage , et l'autre retourne à son pot au feu.
Cependant Lorenzo , peintre en miniature , en attendant
qu'il puisse être manoeuvre , continue son travail ; chaque
nouveau coup de pinceau semble écrire de nouveau le nom
de Léonora sur le vélin , et déjà tout connaisseur en voyant
le portrait aurait trouvé qu'il était peint con amore. Quand '
;.
---
AOUT 1808 . 249
pour
›
l'artiste le croit assez avancé , il l'attache à la muraille
mieux juger de l'effet ; à cette vue ses genoux endoloris se
plient malgré eux , et le voilà , nouveau Pygmalion , prosterné
devant l'oeuvre de ses mains ; l'image en était digne ,
et il avait placé au-dessous l'oraison que Léonora lui avait
vu écrire avec tant de dévotion. La voici : Vierge céleste
consolatrice des coeurs , amie des malheureux , vous ! dont
les regards compatissans peuvent changer la douleur en délices
, ne les détournez pas de celui dont vous avez daigné
prendre pitié , et souffrez que la vie qu'il vous doit soit toute
consacrée à vous aimer et à vous bénir. Mais la porte
s'ouvre tout coup ; c'est Dona Clémenza qui est curieuse
de juger par elle-même quand son nouveau jardinier pourra
se mettre au travail , et qui arrive avec le père Grenada
qu'elle consultait également pour le spirituel et pour le
temporel. Lorenzo , relevé de son mieux , a l'air de continuer
son travail ; mais comme la dame n'était rien moins
que passionnée pour les beaux-arts .... « Que faites-vous-là ?
dit-elle aigrement , ce n'est pas un barbouilleur qu'il me
faut , c'est un jardinier. Sénora , dit le bon père , prenez›
donc garde qu'il souffre encore beaucoup , et que cette occupation-
là n'est que l'amusement de sa première convalescence .
Mais voyez toujours , dit-elle en interrompant le père ,
voyez cet enfant prodigue. Et qui donc , Madame ? -Cette
Léonora qui va donner ses couleurs et son papier à cet
autre , au lieu de les conserver pour elle , et d'envoyer ce
fainéant-là à son ouvrage. Soyez bien sûre , Sénora , dit
Lorenzo , que dès que vous et le père m'aurez jugé en état
de travailler au jardin , je quitterai le pinceau pour la bèche.
-Ce serait dommage , reprend le bon capucin , car voilà
une image qui vaut beaucoup , mais beaucoup , et en même
tems une prière qui m'édifie , et si la Sénora n'avait pas un
besoin pressant de vous , mon cher ami , je vous prierais :
de m'en faire une toute pareille , avec la même oraison
au-dessous de l'encadrement . Demandez , dit Lorenzo ,
à la maîtresse de mes actions , j'y aurai grand plaisir si elle
y consent. Voilà qui me plaît , dit Clémenza , flattée de
ce titre de maîtresse des actions de quelqu'un , ce garçon-là
est bien élevé , et cela me console un peu de ce qu'il
m'en coûte pour le rétablir en attendant qu'il me paye .
Sénora , dit le père , je vois que notre nouvel ami a un trèsbeau
talent , et si vous le trouvez bon , nous pourrions
quelquefois vous envoyer un de nos frères qui est excellent
jardinier et qui travaillerait à votre potager , tandis que ›
Lorenzo travaillerait de son côté pour notre couvent , et
―
-
- -
250 MERCURE DE FRANCE ,
---
nous ferait un tableau dont nous avons besoin dans notre
église . Tant qu'il vous plaira , mon père ; j'espère que
votre frère est vraiment en état de bien travailler , et je souhaite
que mon domestique puisse faire l'ouvrage que vous
demandez . - Oh ! s'il le peut ! ( dit le père Grenada qui avait
quelques connaissances de plus que le commun des capucins
. ) Regardez plutôt . » Dona Clémenza , qui avait la vue
un peu basse , n'avait encore aperçu que du blanc , du rouge ,
du bleu , mais en y regardant de près , elle est frappée de
la ressemblance de sa nièce , et se promet bien de faire
faire à Lorenzo des images , dans les heures de loisir , pour
les envoyer débiter aux portes des églises les jours d'indulgence
plénière , et se payer ainsi de l'entretien de son criado ;
et voilà , disait -elle intérieurement , comme les bonnes actions
sont toujours récompensées . « Mon ami , dit le père à
Lorenzo , si l'on vous fournit de chez nous de quoi peindre
à l'huile , réussirez-vous aussi bien en grand qu'en petit ?
Avec beaucoup plus de facilité , révérend père , et je sentirai
un redoublément de zèle en m'acquittant , si je puis ,
envers votre sainte maison d'une partie de ce que je lui dois.
-
Nous avons besoin , dit le père , d'un tableau d'autel pour
la chapelle Sainte-Anne ; voyons un peu comme vous vous y
prendrez Si Dona Clémenza le permet , dit Lorenzo ,
j'essayerai de peindre sa respectable figure , assise devant
une table grossière , comme il convient à la simplicité de la
sainte famille ; elle aura l'air de montrer à lire et à écrire à
son incomparable fille ; et quant à la Vierge , je tâcherai de
Jui donner, comme ici , les traits que Notre-Dame elle-même
choisirait pour enflammer tous les coeurs de son amour. →
Oh ! que c'est bien parlé , s'écrie le bon père qui aimait véri
tablement Léonora comme sa fille .-Et j'aurai soin , continue
Lorenzo , de réduire si je le puis la taille et les gràces de la
jeunesse à celles de l'enfance . Bravo ! bravo ! dit le père . »
La bonne Clémenza de son côté est aux anges en pensant
qu'elle va tenir une place entre les saintes du paradis , et
que tous les yeux des fidèles qui viendront entendre la messe
à la chapelle Sainte-Anne vont s'attacher sur ses traits , car
on a beau aimer l'argent , on s'aime aussi .
Dès le lendemain matin , le frère lai apporte chez Lorenzo
, tout l'attirail nécessaire au grand tableau ; il prend
ensuite les ordres de Dona Clémenza pour le jardin , après
quoi , les deux se mettent en devoir , l'un de peindre ,
l'autre de labourer . A mesure que l'ebauche avance , tout le
couvent vient successivement en juger , et l'on ne se lasse
point d'applaudir aux talens de Lorenzo. Quivira , sur-tout ,
AOUT 1808 . 251
qui n'a point perdu Léonora de vue depuis sa naissance , est
ivre d'admiration en la revoyant dans ses premières années ,
et revient cent fois par jour , tantôt avec un consommé , tantôt
avec une tasse de chocolat , tantôt avec des fruits secs ,
variant autant qu'elle le peut ses prétextes pour visiter son
cher camarade , bien sûre en même tems que ces attentions-
là ne seront point perdues auprès de sa jeune maîtresse
. Enfin , les forces sont revenues les blessures sont
fermées , les douleurs sont entièrement passées ; et les intervalles
où le peintre est obligé de laisser sécher son tableau
, il peut déjà les employer à l'arrosement des fleurs
et des légumes. Clémenza l'observait un jour de sa fenêtre
, et dit à sa nièce : « Ah ! pour le coup , voilà notre esclave
véritablement à son devoir ; car je t'avouerai que
toutes ces peintures-là ne me font que médiocrement de
plaisir , cela n'est bon qu'à satisfaire la petite vanité du bon
père et de son couvent , et puis je te dirai en confidence que
cette vieille figure qu'il m'a faite ne me flatte pas beaucoup ;
pourquoi me donner le visage d'une femme de soixante ans ,
quand il te donne l'air de n'en avoir que dix à douze ? C'est
ce qu'il trouve lui-même , dit adroitement la nièce : mais
tenez , ma tante , je dois vous avouer que c'est ma faute.
- Comment , ta faute ? Vous savez que je peins aussi .
- Encore une dépense de plus ! eh bien ? Eh bien , ma
tante , je voulais avoir le plaisir de peindre votre visage moimême
, et malheureusement il a eu la complaisance de me
Jaisser faire . - Il a eu tort ; il fallait me donner trente ou
trente-deux ans tout au plus , puisque Sainte -Anne n'est que
la mère de la Vierge , et pas sa grand'mère ; c'est que ce barbouilleux-
là ne sait pas sa religion . Ah ! s'il m'avait peinte
comme j'étais à cet âge-là , nous verrions pour laquelle des
deux les fidèles brûleraient le plus de cierges . » Léonora
ne manque point de faire part au peintre de la critique , et
en une demi-heure , Sainte-Anne est rajeunie à sa grande
satisfaction de plus de vingt- cinq ans .
-
-
"
-
―
"
Les jours de Lorenzo se passent ainsi entre la culture et
la peinture ; mais son étrange situation n'est triste qu'en
apparence : la résignation est entre son ame et son malheur :
sans cesse occupé de son frère , au fond de sa pensée , il s'oc
cupe d'autant moins de lui ; et les malheureux ne vivent
que de distractions ; mais le vrai contre-poison de son chagrin
c'est la vue de sa bienfaitrice qui le ravit à toute heure
et qui prête du charme à sa bizarre destinée. Au reste ,
c'était peu de l'emploi de jardinier , d'autres offices l'atten252
MERCURE DE FRANCE ,
daient encore auprès de Dona Clémenza ; ceux de lecteur ,
d'écrivain et même de confident.
Ne voila- t- il pas qu'une veille de grande fête , pendant
que la belle Sénorite était allée à confesse , on apporte un
billet de la part de M. l'alcade de Séville . Un billet !
Moins la vieille était accoutumée à recevoir des billets , plus
elle est curieuse de savoir ce qu'il y a dans celui ci : elle
l'ouvre donc . Mais ouvrir ne suffit pas ; il faut lire , et pour
lire , il faut l'avoir appris . Or , ce point avait précisément
manqué à son éducation , qui , en tout , ne paraissait pas
avoir été fort libérale ; enfin , comme la lectrice ordinaire en
a peut-être encore pour une grande heure , et que la curio
sité n'a jamais le tems d'attendre , le jardinier est appelé , et
lit :
« L'Alcade de Séville a l'honneur d'adresser à la Sénora
la copie ci-jointe d'une lettre qu'il reçoit à l'instant de
Buenos-Aires ; elle est de ...... Puis , en retournant la page ,
Dom Pedre de Las Palmas :
-
A ce nom , Lorenzo demeure sans voix. Je crois , en
vérité , que ce garçon-là est fou , dit la vieille ; comme il
palit , comme il rougit ; ne dirait-on pas que cela le regarde ?
Pardon , Madame , mais..... Mais , il n'y a pas
mais ; tenez voilà sur cette console de l'eau et du vin , buvez
de l'eau , et continuez .
m de
« M. l'Alcade , j'ai l'honneur de prévenir votre seigneurie
» qu'il a été expédié de Buenos-Aires le vaisseau la Santa-
» Maria de Solazo , chargé , entr'autres objets de cargai-
» son , d'une pacotille de quinze lingots d'or , de soixante
» éméraudes et de quelques autres bagatelles que je destine
» à mon frère Lorenzo , comme un premier gage de ma ten-
» dre amitié , en attendant que je puisse lui en porter de plus
» dignes de lui , ou plutôt que je commence à jouir de ma
>> fortune en recommencant à vivre avec lui pour ne jamais
» nous séparer. Je prie donc votre seigneurie de vouloir bien
» faire faire , dans toute l'étendue de son district , les re-
» cherches nécessaires pour savoir si mon bon frère est enfin
> revenu de son voyage , et lui donner avis de l'envoi que je
> lui fais . >>
- P. S. « Si , par malheur pour moi , mon bon frère ne se
>> trouvait pas dans le pays , et qu'au bout de trente jours
>> toutes les recherches eussent été inutiles , la pacotille en
» question"appartiendrait à la jeune Léonora Lovégas , fille
» de mon cousin Lovegas , pour lui servir de dot en cas qu'il
» lui plaise de se marier avant mon retour ; si , au contraire ,
AOUT 1808 . 253
» mon cher frère est revenu , comme je l'espère , je le prie
» de prendre des renseignemens au sujet de notre cousine
» que je ne connais que par les éloges que j'en entendais
>> faire presqu'encore dans son enfance ; j'autorise en même
» tems mon bon frère de tirer sur moi toutes les sommes qu'il
» jugera nécessaires à l'entretien de notre cousine , et je l'en-
» gage à ne rien épargner pour l'établir honorablement.
» J'ai l'honneur , Dom Pèdre de Las Palmas. »
Quelqu'effort que fit Lorenzo pour se remettre de son émotion
, et pour lire cette lettre d'un ton de voix ordinaire ,
il aurait été bien facile à toute autre qu'à Clémenza de s'apercevoir
qu'il hésitait , qu'il balbutiait , et que son esprit
était comme de fait à mille lieues de lui ; mais la dame ,
toute entière à son agitation , avait à peine pris garde à celle
de son lecteur. Il parvient enfin à se calmer , et plein de son
bonheur, content du présent , tranquille sur l'avenir , il
trouve un plaisir secret à continuer sonrôle . Jamais personne
n'a été aussi véritablement aimé ; il l'a vu , e'est tout ce qu'il
lui faut , et caché sous le voile de sa misère , il est glorieux
de devenir le bienfaiteur de sa bienfaitrice.
« Sais-tu bien , dit la vieille , que ceci peut devenir une
grande affaire pour la maison? Je le pense comme vous ,
Madame , et la générosité de Dom Pedre.... Et que si ce
diable de frère que je crains comme l'antéchrist ne vient pas ,
tout juste , pour me voler la pacotille , cela va me mettre à
même de bien entretenir ma nièce qui me rompt la tête de
toutes ses demandes ; et puis , ce qui me fera plus de plaisir
que cela , c'est que je pourrai me payer bien à l'aise de tout ce
que je dépense pour son entretien ; mais , tiens , je crois que ce
serait encore mieux fait de ne pas lui en parler , et je ne suis
pas fâchée qu'elle n'ait pas été ici quand la lettre est venue .
-Madame , j'ai peur que votre seigneurie ne soit obligée de
lui en faire part , car l'envoi s'adresse directement à la Sénorite.
Tu as raison , mais j'espère qu'elle est assez bien élevée
pour.... , tu m'entends bien .... , et après tout ce que j'ai
fait pour elle !...- Ah ! Madame , il paraît que la Sénorite ,
votre nièce , a l'ame aussi grande que bonne , et que V. S.
n'aura jamais qu'à s'en louer . Oh! oui , je le crois ; aussi ,
ce n'est pas là ce qui m'inquiète . D'ailleurs , je t'aurai pour
m'aider à lui faire entendre raison , n'est- ce pas ? et ...
Toujours aux ordres de Madame ; - tu penses bien que ce
serait ton profit , car .... Sénora , vous verrez , j'espère ,
que mon zèle n'est pas intéressé. Non , ce qui me tracasse
, c'est ce chien de frère... Santa Maria , s'il allait se
-
V.S.
254 MERCURE DE FRANCE,
retrouver dans les trente jours ! C'est trente jours , n'est-ce
pas ? Oui , Madame . Trente jours ! c'est bien long ; s'il
allait se retrouver , dis donc toi-même , quel malheur !
Votre seigneurie est si sensible ! - Je reconnaîtrais bien là
ma mauvaise étoile , car je n'ai jamais été riche , et j'ai toujours
eu envie de l'étre . - Pour faire du bien , sans doute ?
-
--
-
-
que
Aussi pour en avoir. Votre seigneurie a cela de commun
avec beaucoup de personnes raisonnables comme elle .
Mais , dis donc , crois -tu qu'il se retrouverá ce frère ?
Pas de sitôt , Madame , et j'oserais presque garantir à V. S.
que la Sénorite jouira de la pacotille . C'est- à-dire , en
jouira , c'est bientôt dit , il faudra que nous comptions ensemble
. Ces choses-là sont entre vos seigneuries ; il n'appartient
pas
à votre Criado de s'en mêler . · Je vois que tu es
un garçon de bon sens ; aussi je commence à me savoir bon gré
de tout ce que j'ai fait pour toi , et même , dès que j'aurai la
pacotille , tu peux t'attendre à une bonne creuzade ; car ,
enfin , il faut bien que tu en ayes ta part. — Quoi qu'il plaise
à votre seigneurie de m'accorder , ma reconnaissance égalera
toujours sa générosité . -Comment dit-il qu'il s'appelle , ce
frère ? — Attendez , Madame , je crois que c'est Alonzo ou
Lorenzo , quelque chose comme cela. Oui , je crois
c'est Lorenzo ; mais , c'est comme toi . Ah ! Madame , il y
a tant de Lorenzo en Espagne . C'est vrai , un malheureux
peut porter le nom de baptême d'un riche . Cela se voit
tous les jours , Madame , les Saints de qui on les emprunte
n'y regardent pas de si près . Mais je t'aime mieux comme
te voilà que si tu étais l'autre Lorenzo . Ah ç'a , dis-moi à présent
, si ce compagnon-là se présentait , ne pourrions- nous
pas trouver quelque moyen de l'écarter ? C'est à Madame
à peser cela dans le secret de sa conscience . Enfin , le
premier venu n'a qu'à venir nous dire qu'il est ce damné de
Lorenzo . Il le peut , Madame ; mais il faudra qu'il nous
le prouve. Et s'il allait le prouver. Il m'étonnerait
beaucoup . Bon. - Croyez que je ne me rendrais pas
facilement ; je ne suis qu'un criado , mais je répondrais bien
de le confondre . Non , tu es un homme admirable , dit la
vieille hors d'elle -même , Quivira , Quivira , apporte ici la
petite bouteille de paille où j'ai mon vin Rancio , et verse- le
à ce bon garçon- là , je l'aime de tout mon coeur ; il est vrai
qu'il me doit tout , mais je n'y ai pas regret.
-
--
---
―
-
-
Madame a compté les jours , si ce n'est les heures . On est
au trentième ; il ne s'est présenté personne, et Dona Clémenza
qui désormais ne verra plus que par les yeux de son jardinier
, le charge d'écrire en son nom à l'Alcade , une lettre qu'il
AOUT 1808. 255
-
-
portera lui-même pour réclamer la pacotille ; elle lui enjoint
en même tems de faire bien observer à l'Alcade que
quand l'homme désigné se présenterait une minute après le
terme fixé , il n'aurait pas un maravédis à prétendre . Le
messager ne pouvait pas être mieux choisi . L'Alcade or
donne qu'on délivre le paquet , et fait partir un commissaire
pour le remettre en main propre à la Sénorite . La
jeune personne , à la vue de tant de richesses , pousse un
profond soupir , et dit à demi voix en se retournant vers
Lorenzo : « Que ne puis-je en disposer ! -Mademoiselle , dit
la vieille , en disposer ! voilà une parole bien hardie ! Non ,
non , Mademoiselle ; quand vous aurez soldé toutes les dépenses
que je fais pour vous jusqu'au dernier maravedis ,
Vous pourrez prétendre à disposer de votre bien ; mais , en
attendant , je le garderai s'il vous plaît , et je crois remplir
en cela l'intention de mon cher cousin ; qu'en pensez-vous
M. le commissaire ? » Le commissaire fait une profonde révérence
et se retire . « Et vous , Lorenzo ? Je ne suis pas
encore assez habile en affaires , répond Lorenzo , pour user
me vanter de penser comme la Sénora . — Mais , ma tante .
voilà bien des lingots. Vous appelez cela bien des lingots
, dit la tante , il y en a quinze . Eh bien , ma tante ,
je ne vous en demande qu'un ; je vous laisse le reste .
Non , j'y perdrais un lingot , cela est-il raisonnable ? Je le
demande à Lorenzo ; un lingot ! et pourquoi , et pour qui ? »
Léonora baisse ses beaux yeux noirs , et rougit ; jamais
elle n'avait été si belle . « Ma tante , reprend - elle avec un
charmant embarras , ma bonne tante , vous savez ce que
tout le monde dit du tableau de Sainte-Anne ; vous savez
que , dans tout le couvent qui est cependant rempli des
Ouvrages de Morellos , les Pères conviennent tous qu'on n'a
jamais rien vu de si beau ; vous savez que le père Grenada
qui est grand connaisseur , en est dans l'extase ; vous savez
qu'il attire un concours prodigieux de fidèles .
Vous savez ,
Vous savez , et où prétendez-vous me mener avec toutes vos
belles paroles ? Eh bien ! oui , Mademoiselle , je sais tout
cela.- Mais ce que vous ne savez pas , ma petite tante , ou ce
que vous ne voulez pas savoir , c'est que c'est votre figure qui
attire tout ce concours-là . ( Icila tante se rengorge . ) En vérité ,
si j'étais la maîtresse , je ne croirais pas le peintre assez payé
d'un de ces lingots . ( Ici la tante se renfrogne ; et bientôt la
passion dominante remportant une victoire complète sur la
vanité :) Un lingot , dit-elle en grinçant les dents ? savezc'est
la fortune d'un honnête Vous que homme ; ( et regardant
Lorenzo avec un air de dédain ) un lingot à cet homme
---
―
"
256 MERCURE DE FRANCE ,
que nous avons ramassé ! Mais pensez
donc qu'il n'y a pas de
proportion entre un pauvre et un lingot. Oh bien ! oui
faites l'aumône avec des lingots , et on verra bientôt le bout
de votre charité ; au lieu qu'avec des maravedis , quand on à
ce goût-là , on peut faire durer le plaisir . -- Oui , ma tante ,
et le besoin.....
On pense bien au reste que tout ceci doit finir sinon à
l'honneur du moins à la satisfaction de Clémenza ; que la nièce
n'aura que la nue propriété du trésor , que la tante en gardera
la possession , et qu'elle ne trouvera jamais assez de clefs
pour l'enfermer . Cependant le bruit se répand aux environs.
que cette maison , très -pauvre en apparence , renferme un
trésor ; il en renferme deux , si l'on compte l'argent et les
pierreries pour un. Mais nous savons de reste que ce ne sont-là
que des misères , des riens qui doivent être regardés comme
des zéros , et néanmoins ces zéros-là ne laissent pas d'ajouter
à une fille à marier autant de valeur , que de vrais zéros à un
nombre. La preuve en est que tous les agréables de l'Andalousie
ont depuis quelque tems martel en tête , et rôdent
jour et nuit autour de cette demeure , quelques semaines
auparavant si solitaire . Ce sont lettres sur lettres , messages
sur messages , sérénades sur sérénades ... Tant d'empressement
ne conviennent point à la tante , encore moins à la nièce
encore moins peut-être au jardinier , et comme des deux parts
il lui est expressément enjoint d'écarter les importuns , il
faut voir comme il s'en acquitte .
"
Un jour que les deux maîtresses du logis , accompagnées
de la fidèle Quivira , étaient allées à pied malgré une bize
assez piquante à l'hermitage d'Alcala , gagner des indulgences
, Lorenzo demeuré seul à la garde du logis s'occupait à
relever et à palisser quelques pots de jasmins et d'oeillets que
Léonora prenait plaisir à cultiver de ses belles mains , et que
le vent avait renversés . Tout en travaillant , ses dernières
conversations avec Léonora se répétaient d'un bout à l'autrè
dans sa mémoire ce refus de dire son nom à celle qu'il
aimait , à celle dont il se voyait aimé ; ces quatre ans
d'épreuve qu'il avait lui-même demandés et ce silence qu'il
venait de garder en lisant la lettre de son frère , et l'abandon
qu'il avait fait du beau présent ; tout cela lui roulait dans
la tête , accompagné de mille petits détails que nos lecteurs
trouveraient trop minutieux , mais qui en pareil cas sont
d'une si grande importance pour les parties intéressées !
Tout entier à sa rêverie , il lui semblait qu'il y eût en lui
deux hommes d'avis différent ( comme on dit qu'ils sont en
effet
AOUT 1808. 257
-
-
-
―
- Au
je
effet au-dedans de nous ) , deux hommes qui se parlaient
et se répondaient alternativement à peu près en ces termes :
Te voilà donc toujours pauvre , Lorenzo ? Pauvre ,
oui , mais content . Cependant , un mot , et le trésor t'appartenait.
Mais il n'aurait peut-être point appartenu à
Léonora, En attendant , la tante s'en est saisie .
moins elle ne le dissipera point , et dans quatre ans Léonora....
oui , oh ! dans quatre ans. Mais , quatre ans d'attente
sont bien longs. Mais d'ici- là je la verrai tous les
jours , et chacun de ces jours-là , même tels qu'ils sont ,
les payerais de plus que je ne donne . Penses-y bien , Lorenzo
, les quatre ans n'en seront que plus longs ; et
puis , quatre ans de servage sont bien durs. Moins peutetre
que cela ne paraît ; Jacob a servi plus long- tems chez
Laban , et Rachel ne valait sûrement Léonora.
pas
pourquoi ne pas rapprocher le terme ? Il ne fallait qu'un mot.
-Toujours ce mot ! eh bicn , délicatesse à part , si je l'avais
dit ce mot , il aurait fallu prouver , et où étaient mes preuves ?
La tante aurait jeté feu et flammes ; plus de Léonora pour
moi d'ici à long-tems. Je vois d'ici Lorenzo traité comme
un imposteur , jeté peut-être dans un cachot , et Léonora ?...
Oh ! Léonora m'en aurait cru , mais elle n'en serait que
plus malheureuse ..... Léonora malheureuse ! ...... Non , non ,
j'ai suivi mon coeur et il m'a bien conduit ; enfin je ne me
repens point. Aujourd'hui même je ne sais pourquoi tout
rit à mes pensées , on dirait qu'il n'y a plus pour moi que
des roses dans le champ de la vie ......
- Mais
C'était ainsi que le brave Lorenzo s'entretenait avec lui- '
même , lorsqu'un aspect inattendu vient tout à coup mettre
fin à la conversation. Il voit sortir du plant de châtaigniers ,
en face du jardin , un brillant hydalgo à cheval , sur un fier
andaloux riehement harnaché , et à sa suite une troupe de
domestiques , bien montés eux-mêmes et bien vêtus. Il était
enveloppé d'un grand manteau d'écarlate , dont un pan
rejeté avec grâce sur son épaule découvrait une partie de
son baudrier , auquel pendait une belle épée , la poignée
en était de diamans , et semblait renvoyer tous les
rayons du soleil plus vifs qu'elle ne les recevait. Du reste
le collet de son justaucorps , relevé et boutonné sur son
menton le défendait de la bise , aussi bien qu'un large chapeau
enfoncé jusqu'à ses yeux , et dont les aîles débordées
d'un plumet blanc comme neige , ombrageaient le reste de
son visage.... Lorenzo , frappé d'abord de la bonne mine du
cavalier , s'arrête à le considérer ; il le voit qui tourne et
R
DEPT
DE
LA
5.
cena
258 MERCURE DE FRANCE ,
•
-
----
-
retourne en dehors de la Palanquère , regardant de tous
les côtés , contraignant l'allure de son beau cheval , faisant
de fréquentes pauses , et parlant de tems en tems à son
monde , avec l'air et les gestes d'un observateur attentif ;
mais l'observateur était bien observé , et il n'en fallait en
effet pas tant au fidèle confident de la tante ainsi que de
Ja nièce pour lui rappeler sa consigne . Ainsi donc le brave
Lorenzo , poussé d'ailleurs par un mouvement de curiosité
irrésistible , veut s'assurer de tout par lui-même , et s'avancé
tranquillement à la rencontre des cavaliers ..... « Bon homme ,
lui dit l'hydalgo , pourriez-vous m'apprendre à qui appartient
cette jolie habitation ? Monseigneur , répond le criado ,
à la Sénora Clémenza de las Gamas , ou du moins à la
Sénorite Léonora de Lovegas , sa nièce . Etes-vous à leur
service ? - Oui , Monseigneur , je m'en fais honneur.
Sont-elles à la maison ? Non , Monseigneur , et quand elles
y seraient , elles ne reçoivent personne. Comment , elles
ne recevraient pas même un ami ? Monseigneur , je ne
leur connais point d'ami . - Comment , pas un parent ? -
Monseigneur , je ne leur connais point de parens. Cependant
ne parlent-elles pas quelquefois de deux cousins ?.
Deux cousins ? répète Lorenzo avec un air pensif.
Et oui ,
qui se sont embarqués . Embarqués ? Il y a douze ans .
Mais , mon ami , est-ce à un homme que
je parle ou à un écho ? Monseigneur , c'est à un homme
qui supplie votre seigneurie d'excuser son embarras.
pourquoi trembler en me parlant ? dit le cavalier avec douceur
; un homme doit-il avoir peur d'un autre homme ? -
Monseigneur , on peut trembler d'autre chose que de peur.
—Allons , allons , remettez-vous , et faites-moi un plaisir.
Vous connaissez ce bois que voilà , n'est- ce pas ? —Ah ! si
je le connais ! - Savez-vous lire ? Un peu. Eh bien ,
venez avec moi à vingt pas d'ici m'expliquer une inscription
que je n'ai pas comprise. » Ils arrivent au pied du vieux
châtaignier , si remarquable dans l'histoire de Lorenzo , et
là , sur une tablette attachée à l'écorce , l'hydalgo lit ces
lignes :
Douze ans !
-
-
-
----
-
― Et
Ici ma vie était finie , ici ma vie a recommencé , grâce
à vous , Vierge secourable ; et au miracle opéré sur moi par
votre vivante image , accordez-mci de pouvoir la contempler
jusqu'à ma dernière heure..
« Ce que vous lisez là , Monseigneur , dit Lorenzo , est un
ex-voto suspendu ici par un malheureux . Eh ! pourquoi
cette image miraculeuse n'est -elle pas aussi suspendue à
AOUT 1808. 259
-
-
Parbre ? Ah ! Monseigneur , reprit Lorenzo , en souriant
un moment de la méprise , cette image est réellement vivante;
c'est une personne dont l'ame est vraiment céleste , mais dont
la grace est l'ornement de la terre ; c'est la Sénorite Léonora
de Lovegas....- Léonora ! voilà qui redouble mon désir de
la voir ; et qui est celui qu'elle a sauvé ? Monseigneur ,
vous le voyez devant vous. - Ah ! je sens , oui je sens que
j'en aime encore plus la Sénorite. » Il relit l'inscription
d'un ton plus ému , et fixant attentivement le jardinier.
« Ami , lui dit- il , je vous étonne peut - être à mon tour par
mon extreme sensibilité , mais tout ce qui part du coeur y
va..., et d'ailleurs ceci me rappelle... ; tenez , mon cher , » en
lui présentant une poignée d'or .... Lorenzo recule et , demande
en rougissant si Monseigneur n'a point d'autres ordres
à lui donner. « Ce serait d'abord , répond le cavalier , d'accepter
ce que je vous donne de si bon coeur ( encore un
signe de refus ) , et puis de m'aider , si vous en avez le tems ,
à trouver le sens de ces deux lignes que nous lisons d'ici à
cet autre arbre , elles m'intriguent au - delà de ce que je puis
vous dire .... Lorenzo , Lorenzo , l'Océan sera - t - il toujours
entre toi et ton cher P...... Que veut dire cette dernière
lettre ? elle paraît devoir commencer un mot .-Hélas ! oui ,
Monseigneur , Et quel est ce mot ? Est - ce père ? Est - ce›
pays ? Est-ce patron ? Non , Monseigneur , c'est un nom
propre. Un nom propre ? Je n'ai point pu achever de
fécrire , parce qu'alors j'étais trop attendri . Mon ami ,
mon ami , je sens que je le suis moi-même.-Ah ! un nom qui
m'est bien cher , Monseigneur ! et que pourtant je ne prononce
qu'avec peine . Ah Dieu ! si c'était ...- Eh ! qui ,
Monseigneur ? Si c'était ... Pedre . Votre seigneurie le
nomme. Ah ! mon frère , mon frère , s'écrie le cavalier.
en s'élançant de son cheval dans les bras de Lorenzo , comment
ai-je été si long-tems à comprendre ce que mon coeur
me disait ? >>
-
-
-
-
-
-
Un même trouble , un même ravissement , enlève à la
fois aux deux frères , l'usage de la parole et même de la
raison ; car lorsque l'ame est inondée de joie , la pensée
est quelque tems à surnager ; mais , une fois remis de cette
crise délicieuse , la confiance et la curiosité succèdent entr'eux
aux caresses . Un quart d'heure leur suffit pour remplir
la longue lacune de leur vie , et tresser de nouveau les
fils de leur existence . Don Pèdre sait bientôt toute l'histoire
de son frère , ses longues infortunes , son naufrage , les vexa¬
tions des douanes , l'aventure de la Sénora Moréna ; sou
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
agonie au pied du châtaignier , la charité de Léonora
le caractère de Clémenza , les bons offices du père Grenada
; les raisons de Lorenzo pour taire son nom , le ' silence
qu'il a gardé sur la pacotille , les motifs de ce silence
, et sur-tout , le voeu qu'il a fait à la Vierge , de
consacrer sa vie au service de Léonora. Un moment a
suffi à Dom Pèdre pour lire dans les replis du coeur de son
frère ...... Il y a vu partout le nom de Léonora gravé en traits
de feu , et serrant Lorenzo dans ses bras. « Oui , cher frère ,
dit-il , cher Lorenzo , tu la serviras toujours , mais dès aujourd'hui
, ajouta-t-il en passant doucement de l'attendrissement
au sourire , dès aujourd'hui , j'espère que tu changeras près
d'elle de condition. Où sont - elles ? Près d'Alcala.
Quand reviennent-elles ? - A la nuit. Bon , nous avons
la moitié de la journée devant nous , c'est tout ce qu'il
nous faut. Puis se tournant vers ses gens , il prend son
crayon , écrit deux lignes , ajoute quelques mots de vive
voix qui finissent par , n'épargnez rien : et les voilà galoppant
sur le chemin de Séville , avec l'empressement qu'on aura
toujours pour les ordres d'un millionnaire .
-
--
Les deux frères s'acheminent vers la maison sur laquelle
Don Pedre avait déjà confié ses projets à Lorenza , et passant
devant la mazure croulante où Dona Clémenza résidait avant
de venir gouverner la jeunesse de Léonora . « Est-ce là , dit
Farrivant , que notre tante loge ses chiens ? Est- ce là ,
dit Lorenzo , comme tu parles du palais de ton frère ?
Quoi ! c'est-là que tu as tant souffert ; pauvre Lorenzo , que
je te plains ! » Lorsqu'apercevant la Sénorite peinte en
madone , brillante à la fois de toute sa beauté et de toute
sa compassion. « Ah ! dit-il , je cesse de te plaindre . » Delà
ils passent à la véritable maison , et se mettent à en ouvrir
les contre-vents qui , à l'exception de deux seuls , étaient
restés depuis quatre ans hermétiquement fermés sur cest
entrefaites arrive une calèche suivie d'une longue file d'autres
voitures et de plusieurs grands chariots chargés de toute
aspèce de provisions ; les uns portaient des cuisiniers , des
marmitons , des pâtissiers , des rôtisseurs , des confiseurs ,
avec de la batterie de cuisine , de la vaisselle , des cristaux
et tous les apprêts d'un festin magnifique ; les autres chariots
sont remplis de charpentiers , de menuisiers , de décorateurs,
d'artificiers , d'ouvriers de toute espèce ; ils amènent avec
eux les préparatifs de la plus belle fête qui aura jamais été
donnée en Espagne , même avant l'expulsion des Maures.
Lampions , pots à feu , verres de couleurs , lanternes , guirAOUT
1808. 261
landes , lustres , girandoles , devises , transparens , on n'a
pas oublié la moindre inutilité . C'est un monde , un train ,
un tapage , un mouvement dont cette paisible retraite a
sûrement vu peu d'exemples , et particuliérement sous le
régime austère de la très-modeste dona Clémenza... Laissons-
les à l'ouvrage , et puisque don Pèdre , ou plutôt don
Aboulkazem veut bien s'en mêler , soyons sûrs que tout
ira bien....
Cependant la nuit est fermée , et nos trois pélerines , après
leurs dévotions finies , sont en chemin , ne sachant que penser
d'une lueur inattendue qui rougit au loin toute l'atmosphère.
Arrivées jusqu'au - dessus du petit côteau de vignes , en
avant du bois de châtaigniers , et d'où l'on commence à découvrir
la maison , elles la voient toute en feu. « Santa
maria ! Santa Maria ! crie d'abord Dona Clémenza , aussi
peu accoutumée à recevoir des fêtes qu'à en donner , Santa
Maria ! tout est perdu ! tout est perdu ! Courons , courons ,
Quivira , c'est ce maudit Lorenzo , c'est lui . Ils n'en font
pas d'autres , ces coquins-là ; ils entrent chez les honnêtes
gens , on les y traite comme des princes , ils voient ce qui
s'y passe , ils savent ce qui s'y trouve , ensuite dès qu'on a
le dos tourné , ils emportent tout , et brûlent le reste . Ah!
les scélérats ! ah ! ma maison ! ah ! mes lingots ! ah ! mes
émeraudes ! Chien de Lorenzo ! et puis faites la charité ,
voilà ce qui vous en revient. Oh ! voilà qui me corrigera
bien de ces maudites bonnes oeuvres. Courons , courons ,
répétait-elle toute hors d'haleine ; mais vas donc , Quivira,
vas donc , vieille bête éreintée. Mais voyez la tortue , je crois
qu'elle est du complot et qu'elle va partager avec Lorenzo ...
et toi aussi , Léonora . Comment ? et moi aussi , ma tante ,
je suis de moitié avec Lorenzo ? dit la nièce en éclatant de
rire.» Ce n'était pas qu'elle eût percé le mystère , mais elle
voyait aisément qu'il n'y avait dans tout cela rien de tragique.
« Mais vas donc ; mais cours done , disait toujours la
vieille qui n'en pouvait déjà plus ; mais toi , Léonora , qui
es jeune , qui as de bonnes jambes , tu devrais déjà y être
Oh ! pour cela non , ma chère tante , quand il s'agirait
de tout l'or du Pérou , je ne vous laisserais pas à cette heureci
dans l'état où je vous vois ; reprenez courage , nous arriverons
ensemble..... La dame et la suivante poursuivent
leur route , tremblantes , palpitantes , essoufflées. Chaque
pas cependant détrompe de la première alarme ; mais chaque
pas , en diminuant la peur , ajoute à la curiosité. « Madame
disait Quivira , qu'on me soutienne à présent qu'il n'y a
262 MERCURE DE FRANCE ,
:
pas de sorciers allez , allez , nos bons pères capucins ont
bien raison quand ils nous conseillent de nous en défier ,
et ceux- là qui les brûlent font encore mieux . » La plus jeune
des trois , quoique la plus raisonnable , n'était cependant
guères plus à son aise ; car enfin ce pouvait fort bien êtrë
quelque nouveau poursuivant qui voudrait gagner le consentement
de la tante ; mais elle connaît sa tante ; ces manières-
là ne réussiraient pas auprès d'elle , et puis le bon
Lorenzo trouverait toujours quelque moyen de parer le
coup ; car elle est bien sûre que c'est l'homme du monde
à qui ce projet-là rirait le moins . « Ah ! si not bon pèrè
Grenada était tant seulement avec nous , disait Quivira qui
n'était rien moins qu'un esprit fort , comme il vous les renverrait
d'où ils viennent ! Eh ! d'où viennent - ils , má
chère ? demande Léonora . Et pardi , Mademoiselle , de
l'enfer , c'est bien clair à voir ; pourvu encore que ces
diables-là n'aient pas jeté un sort sur mon beau et bon camarade
pour qui j'ai tant prié à l'église , et vous aussi
Mademoiselle .......
----
Pendant que ces dames donnent ainsi carrière à leur
imagination , elles voient venir à elles un cavalier tout brillant
d'or , qui s'avance , d'un air noble et assuré , jusqu'à
la Palanquière : il commence par les saluer avec une grâce
digne du Cid , puis offrant respectueusement la main à
Dona Clémenza qui ne savait laquelle des siennes lui donner:
«Madame , permettez-vous , dit- il , qu'un parent.………….. -Ah !
Santa Maria ! un parent ! dit - elle en frissonnant moitié
de trouble , moitié de crainte . -Permettez-vous , reprend-il ,
qu'un parent , le chef et le représentant de votre noble
famille , vous offre , ainsi qu'à la belle Léonora , une petite
fête qui sera bien plus pour lui que pour vous ; si elle peut
Jui gagner les bonnes grâces de deux parentes qu'il espère
ne plus quitter. Monseigneur et cousin , lui dit la vieille
en balbutiant , je ne m'attendais pas.... je suis confuse……… . je
bénis Dieu , je remercie la Vierge.... je.... jo.... Mais remerciez
vous-même , Sénorite , en lui abandonnant le bras de
son écuyer , car tout ceci s'adresse pour le moins autant à
vous qu'à moi . Nous n'avons jusqu'ici de nouvelles , dit
la jeune personne avec modestie , que de notre cousin Don
Pèdre de las Palmas.... Je crois le reconnaître à la manière
dont vous vous annoncez . Souffrez done , mon cher cousin ,
que je commence par vous remercier du superbe présent
que .... Ah ! ma cousine , dites un faible tribut.
tante le garde soigneusement pour le rendre ..... ( à ce
- Ma
AOUT 1808. 263
-
pas ,
mot de rendre la tante la tire par la manche ) pour le
rendre , dis -je , à mon cousin Lorenzo , s'il plaisait à la
divine Providence de le ramener dans nos contrées. Non ,
chère cousine , faisons-en plutôt , vous et moi , hommage à
notre bonne tante. A moi , à moi , n'est-ce dit Clémenza
dans le délire du bonheur , et pour M. Lorenzo ,
on lui en souhaite. - Oh pour Lorenzo , dit le cavalier , il
peut s'en passer , il aura toujours la fortune de son frère ,
et s'il y joint l'amitié de sa cousine .... » En disant ces der
niers mots , son visage s'animaït , ses joues se coloraient , ses
yeux semblaient jeter des flammes , et toute sa personne prenait
une expression qui inquiétait et charmait tout à la fois,
la bonne et simple demoiselle ; mais ce qui l'occupait le
plus , c'était cette parfaite conformité de traits , de taille ,
d'attitude , de manières , avec cet infortuné dont elle avait
și charitablement sauvé les jours. —Elle le dit à l'oreille de
Dona Clémenza . Oui , (reprend tout haut la bonne dame ,
qui craignait que sa nièce n'eût été entendue) , autant qu'un
pauvre peut ressembler à un riche ; mais Santa Maria purissima
! cette mine assurée ce maintien noble , cet air
délibéré n'appartiennent qu'à certaines gens ; ma foi il faut
convenir que la noblesse , et qui plus est la richesse , font
bien valoir un homme. » En causant ainsi l'on avance toujours
, et en approchant de la maison , dont une belle décoration
en transparent couvrait toute la façade , Léonora voit
écrit sur la porte , avec des lampions artistement disposés :
TEMPLE DE L'HYMEN.
,
« Quelle audace ! s'écrie Léonora en se dégageant brusquement
de la main qui la soutenait .- Eh bien done ! qu'est-ce
que vous faites ? dit la vieille , et pourquoi n'entrez -vous par ?
-
-Non , ma tante , je n'entrerai point.-Mais vous ne resterez
pas ici non plus, reprend Dona Clémenza, qui n'entendait rien
á un pareil scrupule , et qui ne savait pas positivement qu'hymen
fût synonyme de mariage..Quoi ! dit le cavalier , en
reprenant la main de Léonora qui essayait encore de la retirer
, vous ne permettriez pas à votre cousin de vous y conduire
? Allons , marchez , Mademoiselle , dit la tante d'un
ton d'autorité , est - ce qu'on peut refuser quelque chose à un
homme aussi magnifique , à un grand d'Espagne ? -Ah ! Madame
, vous me faites trop d'honneur , dit le cavalier . — Eh
bien ! un grand du Pérou , ce sont là vraiment ceux de la première
classe encore une fois , marchez , Mademoiselle , et
sur-tout , ajoute- t -elle d'un ton plus bas , ne vous avisez pas de
parler de cette ressemblance , car il n'y a rien de si maihon264
MERCURE De France ,
-
-
-
aussi
nête. Cette ressemblance , dit la jeune personne , en élevant
la voix à dessein , est le premier titre de Don Pèdre auprès de
moi. Même feuille annonce même fruit . Ainsi , je suppose ,
quand les traits sont ainsi pareils , que les ames s'en ressentent
, et que mon noble cousin doit être aussi délicat ,
honnête , aussi sensible , et par conséquent aussi réservé
que mon cher Lorenzo . Quoi ! charmante cousine , vous
refuseriez la plus riche fortune du Pérou ? Je fuserais
le Pérou lui-même ; j'aimerais mieux labourer la terre avec
celui dont je connais l'ame , que régner avec celui dont je ne
connais que la fortune ; et qu'est-ce que des aïeux , qu'est-ce
que des trésors , en comparaison des sentimens et des vertus
? » La tante était sur les épines, et ne cessait de lancer sur
sa nièce des regards foudroyans. « Votre seigneurie , dit- elle
avec embarras , voit bien que c'est une petite personne qui
essaye de l'amuser par son badinage ? Cette jeunesse aime à
rire ; mais vous préférer sérieusement un homme comme
cela , un homme qui n'a rien , assurément je ne l'ai point
élevée dans des sentimens si bas. Oh ! ma tante , répond
le cavalier , j'ai lieu de croire que ce ne sont point là vos
principes. Ma tante , reprend Léonora avec humeur , la
bassesse n'est point dans le désintéressement .
-
-
Mais voyez
la petite audacieuse , dit la tante. Allons , Mademoiselle ,
continuez à vous perdre dans l'esprit de notre bienfaiteur ,
de notre protecteur , et qui nous fait l'honneur d'être notre
cousin.... Mais voici bien autre chose , cet homme que sous
son habit de bure on avait pris jusque-là pour le très-humble
Lorenzo , ne se contient plus , il se jette au col du brillant
Hydalgo , et l'embrassant avec transport : « Heureux , mille
fois heureux , frère ! s'écrie-t-il , le ciel t'a mieux traité que
moi , et dans tout le Pérou , tu n'aurais jamais trouvé un trésor
comme celui-là . » Au secours ! au secours ! crie la vieille
toute estomaquée , et frappant de tout son petit reste de
forces sur l'habit de son valet .... un mendiant , un Picaro ,
oser parler devant le plus riche seigneur, de toute l'Espagne !
oser le tutoyer ! oser l'embrasser ! Oh ! vraiment la fin du
monde approche . Monseigneur et cousin , ordonnez à vos
gens de le battre jusqu'à ce qu'on ait fait venir l'Alcade qui
n'est qu'à une demi- fieue .... - Le voici , madame , dit tout à
coup une voix qu'on n'avait point entendue . ( C'était l'Alcade
lui-même que Dom Pedre avait prié à sa fète , et qui , avec
le père Grenada , était resté caché dans la maison , pour se
montrer en tems et lieu . ) « Le mystère , dit-il à haute voix ,
va s'éclaircir en présence de toute la noblesse de Séville , qui
AOUT 1808. 265
s'est rendue ici à l'invitation de Dom Pedre . Plusieurs d'entre
vos seigneuries , continua-t-il en se retournant vers l'assemblée
, ont entendu parler autrefois de la parfaite ressemblance
des deux jeunes Las Palmas ; jamais frères jumeaux
n'ont donné lieu à tant de méprises ; et la Sénora ainsi que
la Sénorite montrent assez en ce moment qu'on peut encore
s'y tromper ; mais puisqu'enfin mon témoignage devient
nécessaire , je dois conter à vos seigneuries une scène dont le
révérend père Grenada et moi nous venons d'être témoins ,
heureux si je puis la rendre comme je l'ai vue . Arrivés des
premiers , d'après la recommandation expresse de sa seigneurie
, nous trouvons les deux frères occupés de préparer
les merveilles qui vous éblouissent . Dom Pedre , après les
premiers complimens , nous engage le Père et moi à passer
dans une chambre séparée , et nous demande de vouloir bien
permettre que le jardinier y soit admis . Il ferme ensuite la
porte au verrou , et après avoir embrassé fraternellement le
jardinier à notre grande surprise.- Trop cher Lorenzo , lui
dit-il, maintenant que nous voici en présence de deux témoins
aussi dignes de toute confiance , j'ai une proposition à te
faire. Hélas ! tu n'as qu'à parler , dit Lorenzo, ton frère
est ton esclave. Il faut que nous tâchions d'amuser notre
tante et notre cousine . Eh bien ! ferons-nous ?
que nous faisions quelquefois étant enfans pour amuser notre
père . Nous changerons entre nous d'habits ? - Y penses -tù ,
dit Lorenzo en rougissant ? Oui , répond Dom Pèdre en
l'embrassant de nouveau ; j'ai besoin de reposer mes yeux de
la peine que tu leur fais dans ces vêtemens-là. - Et faut-il ,
dit avec attendrissement le noble Dom Lorenzo , affliger
ceux de ton frère ? Mais songe donc, réplique Dom
Pedre , que pour moi c'est une mascarade , au lieu que
pour toi.... En disant ces mots : au lieu que pour toi , il
regardait tendrement son frère et s'essuyait les yeux ; et puis,
continue-t-il , ne sommes- nous pas en communauté de biens ?
-
----
-
--
--
que
Ce
C'est toi qui l'exiges , reprend Lorenzo ; mais veux-tu entrer
aussi en communauté de malheur ?. Que ne l'ai-je pu;
mais allons , point de scrupule , ajoute Dom Pèdre , j'ai dans
la tête que ce soir même , tu auras plus besoin que moi d'un
bel habit . Explique-toi , dit celui- ci . Laisse-moi faire ,
dit l'autre , et fie-toi à Dom Pèdre ; mais en attendant obéis ,
parce qu'entre deux vrais frères , le pouvoir appartient à
celui qui a voulu le premier ... Après cette contestation d'un
nouveau genre , ajoute l'Alcade , l'échange des habits s'est
fait en présence du Père et de moi , et je puis certifier à vos
266 MERCURE DE FRANCE ,
seigneuries que c'est bien véritablement Dom Lorenzo qui
donne en ce moment la main à sa vertueuse libératrice .
Un silence profond a régné pendant tout le récit de
l'Alcade , mais à peine a-t -il fini , que des acclamations et
des battemens de mains redoublés lui répondirent à la fois
de toutes les fenêtres . La tante , seule , n'osait point prendre
part à la joie universelle ; elle sentait au fond du coeur une
contrition parfaite d'avoir battu un hommé riche , et court en
demander l'absolution au père Grenada , en le priant surtout
d'employer sa mediation pour que Monseigneur ne lui retire
' point le superbe don qu'il lui a fait . La brave Quivira de son
côté répète à qui veut l'entendre , qu'elle n'y aurait pas été
trompée ; « car j'ai bien vu d'abord , disait- elle , que ce
beau Monsieur avait tout juste au menton la marque d'une
blessure que j'avais pansée au menton de mon camarade ,
et puis quand cet autre mal vêtu m'a mis une bourse d'or
dans la main , si lourde , si lourde , que je ne puis quasi
pas la porter , j'ai encore dit : ce n'est pas notre jardinier ,
c'est quelque sorcier qui aura pris sa figure et qui me donne
tout cela pour me fermer la bouche. » Pendant ce premier
tumulte , Léonora , pâle de joie , ne voyait plus , n'entendait
plus ; elle s'arrêtait ; elle hésitait ; elle frissonnait ;
ses genoux se sont dérobés sous elle celui qu'elle a
rendu à la vie la soutient à son tour : elle s'y confie , mais
avec quelle langueur ! mais avec quel abandon ! Elle sent
une main qui tremble ; elle sent un coeur qui bat ; elle
sent pour la première fois des lèvres brùlantes qui ont rencontré
ses lèvres sans couleurs... puis tournant vers son Lorenzo
des yeux inquiets comme pour s'assurer encore que
c'est bien lui , elle se ranime , et franchit gaîment le seuil
du TEMPLE DE L'HYMEN.
BOUFFLERS .
L'ENEIDE , traduite en vers , par Mr. J. HYACINTHE
GASTON , proviseur du Lycée de Limoges , ancien
officier de chasseurs , avec cette épigraphe :
Tu longè sequere , et vestigia semper adora !
Suis de loin , ô ma Muse ! et respecte sa trace !
Seconde édition , avec le texte et des notes ; ouvrage.
adopté pour les Lycées . -Quatre vol . in- 12 . A Paris ,
AOUT 1808. 267
chez Léopold Collin , libr . , rue Gilles - Coeur , nº 4.
1808.
L'ADOPTION de cet ouvrage pour les Lycées semble
devoir imposer silence à la critique ; aussi ne sont- ce
que des doutes que je proposerai à M. Gaston. Il fallait
du talent et de la persévérance pour réussir dans une
entreprise aussi difficile que la traduction de l'Enéïde ;
ni l'un ni l'autre ne lui ont manqué : il pourrait même
s'énorgueillir du succès qu'il a obtenu lorsqu'il avait
pour rival un poëte tel que Delille. Mais si le traducteur
immortel des Géorgiques n'a pas tout à fait rempli l'attente
des connaisseurs en traduisant l'Eneide , M. Gaston
ne laisse-t-il rien à désirer lorsqu'il la traduit à son tour ?
C'est ce que l'on jugera , si l'on prend la peine de lire
les observations que je vais lui soumettre.
J'ouvre le premier chant , j'applaudis au traducteur
élégant et fidèle , et j'arrive à l'imprécation de Junon ,
Virgile lui fait dire entre autres choses :
Ast ego , quæ divûm incedo regina , Jovisque
Et soror et conjure , UNA cum gente , TOT ANNOS ,
Bella garo ! Et quisquam numen Junonis adoret
Præterea , aut supplex aris imponat honorem ?
M. Gaston traduit ainsi ces quatre vers :
Et moi de Jupiter et la soeur et l'épouse ,
Moi reine de l'Olympe , à ma haine jalouse
Je verrais échapper ces Troyens détestés !
Eh ! qui voudrait encor dans mes solennités
A Junon sans pouvoir offrir de vains hommages ,
Et d'un tribut de fleurs honorer mes images .
Le latin , ce me semble , n'est pas rendu . Virgile se
garde bien de faire avouer à Junon qu'elle est tourmentée
d'une haine jalouse , mots que M. Gaston n'eût
peut-être pas mis dans la bouche de la Déesse si le
second ne lui avait fourni une rime à épouse , il exprime
seulement la colère qui la transporte lorsque depuis
tant d'années elle est en guerre avec une seule nation.
M. Gaston qui , par fois , surmonte avec tant de bonheur
les difficultés que lui présente Virgile , devait- il
se dispenser de traduire ces expressions significatives
que je viens de souligner et que ne remplacent certai268
MERCURE DE FRANCE ,
nement pas celles qu'il leur substitue ? Je me permettrai
de lui demander ensuite si mes solennités ne sont
pas encore des mots ajoutés pour la rime , sans agrément
et sans nécessité ; et si ce petit tribut de fleurs que Junon
regrette dans le français équivaut au supplex aris
imponat honorem qui est si élégant , si noble et si
poëtique dans le latin ?
Je m'élève contre ce tribut de fleurs parce que c'est
lui , j'en suis sûr , qui a fait tomber , deux vers plus
bas , M. Gaston dans une sorte d'afféterie aussi éloignée
de sa manière ordinaire que de celle de Virgile. Celuici
dit :
Talia flammato secum dea corde volutans
Nimborum in patriam , loca foeta furentibus austris
Eoliam venit.
Il y a une énergie poëtique très - remarquable dans le
premier vers , Talia , etc. Ne disparaît-elle pas dans
cette traduction :
Elle dit et son coeur brûle de se venger.
Mais voici une addition émanée du tribut des fleurs qui
ne me semble guères en harmonie avec la situation où
se trouve Junon et les lieux où sa fureur la conduit.
Quels sont ces lieux ? La patrie des orages , le séjour
des vents furieux . Virgile ne dit pas comment elle y
arrive , M. Gaston répare ainsi cette omission :
Sur l'aile du zéphyr un nuage léger
La porte dans cette île , etc.
Etait- il bien nécessaire , sauf la rime encore , de prêter
cette charmante image à Virgile ? Et Zéphyr ne serat-
il pas bien effrayé lorsqu'il se trouvera si près des
Aquilons , lorsqu'il les entendra , non pas comme le dit
M. Gaston ,
Murmurer sourdement indignés de leurs fers ,
mais , comme le dit Virgile , frémir MAGNO cum murmure
?
La description de la tempête invoquée par Junon ,
excitée par Eole , ne me laisse pas dans la même incer
titude que les morceaux précédens sur le mérite et la
fidélité du traducteur :
AOUT 1808. 269
On entend , à ce bruit précurseur des orages ,
Crier les matelots et siffler les cordages.
Plus de ciel , plus de jour : la nuit fond sur les mers ;
Dans les airs ténébreux brillent d'affreux éclairs
Et les pôles tonnans´et la mer mugissante
Par-tout aux matelots offrent la mort présente.
:
Je dirai plus c'est que M. Gaston lutte avec avantage
contre Virgile lorsqu'il rend ces deux vers :
Eripiunt subito nubes coelumque diemque
Tenerorum ex oculis : ponto nox in culat atra.
Par celui-ci dont la concison est singuliérement pittoresque
:
Plus de ciel , plus de jour : la nuit fond sur les mers.
Je crois seulement que le mot montrent eût mieux
valu que le mot offrent. Ce dernier , dans sa signification
propre , ne présage jamais rien de funeste , et
par conséquent ne peut s'allier avec l'image terrible de
la mort qui menace les matelots. On montre l'échafaud
à un criminel , et on lui offre sa grâce.
Cette tempête se calme à la voix de Neptune qui
gourmande les vents. Virgile , après le discours qu'il fait
tenir au Dieu de la mer , se contente d'ajouter :
Sic ait ; et , dicto citius , tumida æquora placat ,
Collectasque fugat nubes , solemque reducit.
M. Gaston a cru devoir faire parler Neptune plus longtems.
Il avait apostrophé les vents , il lui fait apostro
pher le soleil , la mer et les nuages :
Soleil , rends-nous le jour ! Disparaissez , nuages !
Mer , calme-toi ! ... La mer rentre dans ses rivages ,
L'aquilon effrayé se dérobe en grondant ,
Et le soleil sourit au pouvoir du trident .
Cette seconde apostrophe était-elle bien nécessaire ? Je
ne le pense pas. J'aime mieux la briéveté de Virgile ,
sic ait; et dicto citius . Je remarquerai en outre que je.
préfère la simplicité de ces mots solemque reducit , et
il fait reparaître le soleil , à la recherche de cette image
au moins hazardée et sur- tout anti-virgilienne :
Et le soleil sourit au pouvoir du trident.
Si par fois M. Gaston alonge Virgile , par fois aussi il
270
MERCURE DE FRANCE ,
l'abrége , et ce n'est pas toujours avec raison . Par exemple,
Enée ne sauve de toute sa flotte que sept navires seulement
:
Huc septem Eneas collectis navibus omni
Ex munero subit.
Cette circonstance devait- elle être omise ? Réfugié dans
úne ile , le héros monte sur un rocher pour tâcher de
découvrir les vaisseaux qui lui manquent ; il n'en découvre
aucun , mais il aperçoit trois cerfs errans sur
le rivage et suivis de beaucoup d'autres qui paissent le
long des vallées . Il s'arrête , saisit l'arc et les flèches que
porte son fidèle Acathe , abat les trois qui marchent à
la tête du troupeau , poursuit les autres à travers les
bois , et ne les quitte point sans en avoir terrassé sept
des plus grands , et en avoir égalé le nombre à celui
de ses vaisseaux , Retrouve-t -on ces diverses circonstances
dans M. Gaston ? Je le transcris :
Mais le chef des Troyens erre de toutes parts ,
Non , il monte seulement sur un rocher , et c'est ce qu'il
doit faire. Conscendit scopulum.
Et du haut des écueils porte au loin ses regards
Espérant découvrir sur la mer agitée
Le vaisseau de Capys et du fidèle Anthée .
Il voudrait bien découvrir aussi celui de Caïcus , dont
la poupe était chargée d'armes , et de plus ses galères
phrygiennes. Phrygiasque birunes , aut celsis in puppibus
arma Caici.
Trois cerfs frappent ses yeux , ils s'élancent par bonds ,
La maudite contrainte de la rime fait bondir dans le
français les pauvres cerfs qui errent dans le latin :
errantes.
D'autres paissent au loin dans le creux des vallons ,
Sept fois il tend 'son arc , et la flèche rapide
Sept fois atteint les chefs de ce troupeau timide ,
Qui de son front superbe abaissant la hauteur
Dans l'épaisseur des bois va cacher sa terreur.
Ces vers sont bien tournés ; mais M. Gaston ne nous
ayant pas dit qu'Enée n'avait rassemblé que sept vaisseaux
des débris de sa flotte , on ne sait pas pourquoi if
AOUT 1808 . 27.1
tue précisément sept des animaux qu'il poursuit. Virgile
nous le dit : et numerum cum navibus æquet. Je
passe sur les autres détails oubliés ou altérés par M. Gaston
, le lecteur les aura remarqués. 7
Après avoir regretté des omissions , je vais chicaner
encore une addition . Virgile nous peint les Troyens se
nourrissant du gibier tué par Enée , réparant ainsi leurs
forces; et quand ils sont rassasiés , déplorant la perte
de leurs compagnons
,
M. Gaston dit :.
On épuise les dons de Bacchus , de Cérès ,
Et ajoute :
Et déjà les plaisirs ont fait place aux regrets .
Ce vers antithétique est tout de son invention; et je
crois qu'il aurait pu s'éviter la peine de le trouver ; je
crois même qu'il aurait mieux fait de traduire ce vers :
Postquam exempta fames epulis mensæque remota.
1
Ce n'est qu'après que leur faim est apaisée , et que
leur
repas est fini , que les Troyens déplorént la perte
de leurs compagnons , ce qui est naturel .
J'aurais quelques observations pareilles à faire encore
sur ce premier chant , mais je ne cite plus que les quatre
vers qui terminent l'apparition de Vénus à Enée :
Sur son front tout à coup brille un rayon divin , it L
L'or de ses blonds cheveux voile son chaste sein ,
Sa robe , sur ses pieds en plis d'azur s'abaisse ,
Elle marche , et sou port révèle une déesse .
42.
)
"
Ces vers ont de l'élégance et révèlent un poëte ; mais
lorsqu'on lit le latin , on regrette le rosed cervice ; on
regrette :
Ambrosiæque comæ divinum vertice odorem
Spiravere.
Virgile fait exhaler aux cheveux de Vénus une odeur
céleste ; le traducteur veut que la déesse s'en serve pour
voiler son chaste sein. Le chaste sein de Vénus ! Diane ,
à cette épithète , sourira.
Il est aisé de s'apercevoir que plus M. Gaston avançait
dans son travail, et plus il se sentait de force , plus
272 MERCURE DE FRANCE ,
les difficultés s'applanissaient pour lui . En effet , j'arrive
au quatrième chant , et je pourrais faire de longues
citations où l'on ne trouverait presque rien à reprendre.
Mais en louant et ses efforts et son talent , je dois remplir
la tâche que je me suis imposée. Je m'arrête donc
à ce moment où Enée essaye de prouver à Didon qu'il
est forcé de l'abandonner . Je passe sur la paraphrase
que M. Gaston fait en six vers , de ce que Virgile dit en
trois : talia dicentem , etc. Me voici à la réponse de
Didon : nec tibi diva parens , etc.
-
Non , tu n'es pas le fils de la tendre Vénus ,
Non , cruel , tu n'es pas du sang de Dardanus .
Le Caucase glacé te donna la naissance
Les tigres d'Hircanie ont nourri ton enfance .
Ouvre les yeux , Didon ! a-t -il plaint tes malheurs ,
L'as-tu vu soupirer ? A-t - il versé des pleurs ?
- Va , Jupiter s'apprête à venger mon outrage .
Comment , avec du goût , avec cette connaissance parfaite
que M. Gaston a du beau talent de Virgile , de cette
manière sublime dont il fait parler la passion , comment ,
dis-je , a-t-il pu défigurer ainsi son modèle , non dans les
quatre premiers vers , mais dans les suivans ? Les premières
paroles que Didon adresse à Enée sont terribles ;
c'est l'explosion d'une indignation qu'elle ne peut plus
contenir ; et à peine elle les a proférées , que , par un
mouvement admirable dans Virgile , loin de se les
reprocher , elle s'en justifie en se retraçant l'insensibilité
d'Enée , en prévoyant le sort plus affreux qui l'attendrait
si elle gardait quelques ménagemens avec lui .
Nam quid dissimulo ? Aut quæ me ad majora reservo?
« Car à quoi bon dissimuler ou attendre de sa part de
plus indignes traitemens ? >>
Pourquoi M. Gaston ne rend-il pas ce mouvement ?
Pourquoi le remplace-t- il par cette froide exclamation
? Ouvre les yeux , Didon ! Eh ! ses yeux sont
ouverts ; ils ne le sont que trop . Pourquoi encore ne pas
rendre les vers ci-après :
Quæ quibus anteferam ? Jamjam nec maxima Juno
Nec Saturnius hæc oculis pater aspicit æquis.
Va , Jupiter s'apprête à venger mon outrage.
Ce
AOUT 1808 .
275
Ce vers rend-il ceux de Virgile? Non , sans doute ; il
forme au contraire un véritable contre-sens. Didon accuse
et Junon et Jupiter d'injustice , puisqu'ils permettent
qu'Enée l'abandonne ; et dans sa situation , elle
doit penser et parler ainsi . Ce que lui fait dire M. G
ton est en contradiction ouverte avec tout ce qui pre
cède et tout ce qui suit .
DE
Mais , relever toujours ce qui me paraît faible on dé
fectueux dans l'ouvrage de M. Gaston , ce serait annon- 5.
LA
SE
cer l'intention de troubler
son succès , intention
que jeconhe
n'ai point , et que sans doute il ne me supposera pas
On m'a dit qu'il avait été l'objet d'éloges outrés et de
critiques fort dures . On ne devait lui prodiguer ni les
uns ni les autres. Sa traduction est estimable , mais
n'est point parfaite ; elle a besoin d'être revue sans
doute : mais , dût-il la laisser telle qu'elle est , elle lui
ferait encore honneur , et lui donnerait une place distinguée
parmi les poëtes de nos jours.
Je m'étais proposé d'examiner successivement plusieurs
chants. Cet examen me mènerait trop loin . Ne
laissons pourtant pas le lecteur dans une sorte d'indécision
; non , ne lui laissons pas croire que si j'ai loué M.
Gaston , ce n'était que pour adoucir l'impression que
pourraient faire sur lui mes critiques. Voici un morceau.
qui prouvera que souvent sa traduction est digne d'éloges
, il fait partie des imprécations de Didon."
..Je mourais , mais du moins j'aurais eu quelque joie
A dresser mon bûcher sur les débris de Troie ;
A détruire , en un jour , des alliés sans foi ,
मे
Et le fils , et le père , et tout son peuple , et moi.víti mi
Soleil qui dois rougir d'éclairer le parjure !
J.
Toi , Junon qui ressens notre commune injure !
Pâle divinité , que l'homme avec horreur
Honore dans la nuit par un cri de terreur !
Triple Hécate ! Alecton ! Dieux d'Elise mourante !
Exaucez-moi ! s'il faut qu'une main plus puissante
Conduise enfin ce traître au rivage latin ,
•
Et s'il nous faut céder aux arrêts du destin ,
Ah ! du moins puisse -t-il , errant de ville en ville ,
Survivre à ses amis , sans secours , sans asile,
D'un superbe vainqueur essuyer les mépris ,
274 MERCURE
DE FRANCE
,
De ses bras suppliaus voir arracher son fils , "
Et puisse , avant le tems , rebut de la nature ,
Son corps dans un désert languir sans sépulture !
Dieux vengeurs ! Acceptez et mon sang et mes voeux.
Je trouverais de même de beaux morceaux à citer
dans le sixième chant : j'en prends un, et pour pronver
mon impartialité , je ferai de légères observations.
Enée va pénétrer dans les cufers :
Le héros est admis dans la barque fragile ;
Sous ce pesant fardeau son écorce débile
Se rompt de toutes parts , et dans ses flancs ouverts
Reçoit les flots fangeux du fleuve des enfers.
Se rompt de toutes parts est trop fort ; s'il en était ainsi ,
le héros serait obligé de traverser le fleuve à la nage.
Virgile dit seulement
Sutilis .
Gemait sub pondere cymba
Mais lé fleuve est franchi ; lá bârque paresseuse
Dépose le héros sur l'algue limonense; ´
Là veille incessamment sous un roc ténébreux
Cerbère , affreux gardien de ce séjour affreux ,
De qui la triple voix fait retentir l'averne.
Virgile est plus concis et plus énergique .
Cerberus hæc ingens latratu regna trifauci
Personat, adverso recubans immanis in antro.
La pretresse le voit de sa sombre cavernes , ein from ‹b …….
Sortir , dressant ses crins hérissés de serpens...
Elle eut soin d'enivrer de stics assoupissans
La farine et le miel que sa main lui présente.
Tu- wh &
b A
Ce n'est pas tout à fait cela. Le tour de Virgile est plus
naturel : la Sybille voyant que Cerbère dresse ses serpens
lui jette un gâteau composé de miel et de pavols.
ea bo
Cui vates horrere vidéns , jam colla colubris“,
Melle soporatam et medicatis frugibus offam
Objicit.
eform - 295 2 4G
13
De ses gosiers béants la rage impatiente
Engloutit cette proie , et le charme imprévu
Le frappe d'un sommeil à ses yeux inconan .
Il chancelle ; appuyé sur sa croupe difforme.
Il tombe , et de son corps remplit son antre énorme.
32
4
"
275
AOUT 1808 .
Virgile n'en dit pas tant :
Ille , fame rabida tria guttura pandens ,
Correpit objectam , atque immania terga resolvit
Fusus humi , totoque ingens extenditur antro.
Le héros s'élançant , plein d'audace et d'espoir
S'éloigne de ces bords qu'il ne doit plus revoir.
Ces derniers mots ne sont point exacts et ne rendent
point l'irremeabilis undæ , le fleuve qu'on ne répasse
jamais. Il ne fallait pas appliquer à Enée , vivant , ce
que Virgile applique à tous les morts.
Tout à coup il entend gémir sur cette rive
Ces enfans malheureux dont l'ame fugitive
Entr'quverte un matin à la clarté du ciel ,
Vers le soir s'exhala sur le sein maternel ,
Une ame entr'ouverte à la clarté du Ciel ! N'est-ce pas
un peu hardi ? Virgile dit : infantum animæ flentes et
j'entends cela.
•
Près d'eux il aperçoit de nombreuses victimes
Que l'échafaud punit quoiqu'exemptes de crimes.
Mais l'équité préside aux arrêts de Minos..
Ce dernier vers semble être une espèce de correctif de
celui qui le précède . C'est prêter à Virgile une intention
que , si je ne me trompe , il n'a pas eue.
Nec vero haec sine sorte datæ , sine judice , sedes.
Tout simplement : ces places ne sont point assignées au
hazard et sans examen .
En foule rassemblés les pâtres , les héros
Devant son tribunal se rangent en silence ;
Il agite son urne , il dicte leur sentence ,
Sa voix atteint le crime et venge la vertu.
Plus loin , sont les mortels dont le coeur abattu ,
D'un glaive destructeur arma leur bras impie :
Insensés ! qui loin d'eux ont rejeté la vie !
Ah ! s'ils pouvaient encor reprendre ses travaux
Combien ils béniraient la chaîne de leurs maux !
Vain espoir ! à l'entour de leurs prisons profondes
Le Styx , en noirs replis , roule neuf fois ses ondes.
Eu voilà assez pour prouver , comme je l'ai dit , que
la traduction de M. Gaston laisse à désirer ; mais que
si elle n'est pas parfaite , elle n'est pas non plus sans
Sa
276
MERCURE
DE FRANCE
,
un mérite réel et peu commun. Je regrette de ne pou
voir m'étendre sur les notes qui sont placées à la fin de
chaque chant , et j'engage les jeunes gens à les lire , la
plupart décèlent un écrivain plein d'érudition et de
goût.
VIGÉE.
.
L'HISTOIRE ou les Aventures de Joseph Andrews et
de son ami M. Abraham Adams , ouvrage écrit
en anglais par HENRI FIELDING , à l'imitation de Don
Quichotte , de CERVANTES ; et traduit par M. LUNIER
A Paris , chez Lenormant , impr.-libr. , rue des
Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
-
-
CETTE traduction doit plaire aux amateurs de la littérature
anglaise . Non seulement M. Lunier paraît
posséder à fond cette langue , mais on voit qu'il a étudié
les moeurs du pays , qu'il s'est familiarisé avec les
expressions proverbiales , et qu'aucune allusion n'a pu
Iui échapper. Ces dernières connaissances sont sur-tout
nécessaires quand on traduit un romancier tel que
Fielding. A l'exemple de Cervantes , cet auteur a peint
toutes les classes de la société : ses scènes comiques sont
souvent puisées dans les travers d'un peuple grossier ;
et ses plaisanteries , tantôt fines et délicates , tantôt licencieuses
et mordantes , mais toujours piquantes et
originales , ont des rapports plus ou moins directs avec
des abus et des ridicules qu'il faut connaître pour les
bien rendre. C'est donc avec raison qu'on a reproché à
Laplace et à l'abbé Desfontaines , premiers traducteurs
de Tom-Jones et de Joseph Andrews , d'avoir négligé
l'étude de la langue vulgaire et des moeurs anglaises , et
d'avoir souvent affaibli on dénaturé les peintures de
Fielding. Peut-être M. Lunier est-il tombé dans l'excès
opposé ; peut-être n'a-t-il pas assez senti que , dans une
version de ce genre , l'exactitude devait avoir des bornes.
Les principes de traduction d'un roman , tel que ceux de
Fielding, ne sont pas les mêmes que ceux qu'on doit
suivre en traduisant des chefs-d'oeuvre de poësie ou
d'éloquence. Rien ne peut , il est vrai , excuser un ira,
AOUT 1808. 277
ducteur qui , par négligence ou par ignorance de la
langue , ne craint pas de mutiler l'original ; mais celui
qui , après avoir fait une traduction complète de son
auteur , se permettrait ensuite des suppressions et des
adoucissemens , soit pour ménager la délicatesse de ses
lecteurs , soit pour leur épargner des peintures trop
libres , serait plutôt digne d'éloge que de blâme. aurai
occasion , dans le cours de cet extrait , de montrer que
la fidélité scrupuleuse du nouveau traducteur n'est pas
toujours conforme aux règles du goût. Cette qualité si
louable ne doit pas être portée trop loin : comme toutes
celles qui se concilient l'estime des hommes , elle perd
de sa valeur si elle tombe dans l'exagération . Il faut
qu'une juste mesure préside aux combinaisons d'un travail
de ce genre ; et la crainte d'être inexact ne doit
pas entraîner un traducteur dans les minuties d'une
traduction littérale. In vitium ducit culpæ fuga.
et
Les grands succès de Fielding l'avaient habitué à avoir
son franc-parler avec le public : il en a abusé quelquefois
. On trouve dans ses romans des digressions , des
réflexions qui n'ont le plus souvent presqu'aucun rapport
avec le sujet , qui sont amenées d'une manière forcée ,
qui , trop développées , retardent ou embarrassent la
marche de l'action . Cervantes , le modèle de l'auteur
anglais , s'était acquis le même privilége ; mais il s'en
servait avec plus d'art et de goût : jamais il n'est plus
aimable que quand il semble s'éloigner de sa route ,
pour y rentrer avec autant de grâce que de naturel.
Si les digressions de Fielding sont quelquefois déplacées ,
du moins elles n'excitent jamais l'impatience et l'ennui .
Considérées comme morceaux détachés , elles sont piquantes
et instructives ; elles annoncent des études variées
, un talent rare pour la satire enjouée , et surtout
une grande connaissance des hommes. Ses préfaces sont
du même genre : il s'amuse à soutenir des paradoxes
littéraires , et toutes les ressources de la dialectique sont
employées à cette espèce de jeu . La préface de Joseph
Andrews , est remarquable sous ce rapport. Fielding
avance que le roman peut être comparé au poëme épique,
Vet que la seule différence entre ces deux genres est celle
qui existe entre la comédie et la tragédie. Tous les
278 MERCURE
DE FRANCE ,
*
1
avantages que la poësie a sur la prose ne l'embarrassent
nullement; et les fictions les plus communes lui paraissent
de nature à être comparées au merveilleux de l'épopée .
Cette opinion que Fielding soutient avec beaucoup
d'esprit sera surement partagée par ceux qui font des
ronians. Ne seront-ils pas flattés fort agréablement de
se trouver avec leurs petites brochures sur la même
ligne qu'Homère et Virgile? Dans ce jeu d'esprit d'autant
plus piquant que Fielding y conserve parfaitement son
sérienx , on trouve une excellente définition du ridicule
dont l'affectation est la source unique et féconde.
Joseph Andrews est très-inférieur à Tom-Jones . Dans
ce dernier roman , l'auteur a peint deux personnages
dont , suivant M. de Laharpe , la conception est un trait
de génie en morale . « L'un , poursuit ce grand critiqué ,
>>. paraît toujours avoir tort , l'autre toujours avoir rai-
> son; et il se trouve à la fin que le premier est un honnête
» homme et l'autre un fripon ; mais l'un , plein de la
candeur et de l'étourderie de la jeunesse , commet
>> toutes les fautes qui peuvent prévenir contre lui ;
» Pautre , toujours maître de lui -même , se sert de ses
» vices avec tant d'adresse qu'il sait en même tems
» noircir l'innocence et en imposer à la vertu : l'un n'a
» que des défauts , il les montre et donne des avantages
» sur lui ; l'autre a des vices , il les cache et ne fait
» le mal qu'avec sureté. » Dans Joseph Audrews , la
conception est loin d'être aussi juste et aussi profonde.
A cette époque , la Pamela de Richardson faisait beaucoup
de bruit ; tout le monde était enthousiasmé du
caractère de l'héroïne , et son histoire avait été mise
sur la scène en France et en Italie ( 1 ) . Fielding intágina
de lui donner un frère aussi chaste qu'elle ; il
l'exposa à des tentations fort dangereuses ; mais il eût
soin que ces tentations ne vinssent point de l'objet aimé.
Il sentit que la résistance de ce jeune homme aurait ,
dans ce dernier cas , peu de vraisemblance , et que
d'ailleurs la personne dont il était épris n'inspirerait
aucun intérêt si elle faisait des avances à son amant.
( 1 ) Par la Chaussée , Boissy et Goldoni . Le même sujet a été traité
depuis par M. François ( de Neufchâteau . )
AOUT 1808. 279
Toute la vertu de Joseph Andrews se réduit donc à
repousser les poursuites de quelques femmes , dont une
seule peut avoir quelque chose de séduisant , et à conserver
à Fanni une fidélité intacie. Cette vertu ne s'élève
pas assez au-dessus des forces humaines , pour fournir
le sujet d'un roman intéressant ; et il fallait tout le
talent de Fielding pour la présenter de manière à captiver
les lecteurs. D'ailleurs , le plan de Joseph Andrews
ne peut être comparé à celui de Tom-Jones : on sait que
ce dernier présente une multitude de situations attachantes
, d'aventures imprévues , et que le dénouement
est amené avec beaucoup d'art . L'histoire du prétendu
frère de Pamela , se borne au contraire à un voyage
fort court où il éprouve avec le vicaire Adams , dont je
vais parler , tous les désagrémens qui suivent la pauvreté
et le défaut de prévoyance.
*
1
Ce vicaire ami et instituteur de Joseph Andrews , est
fort original ; il est dommage que son caractère soit un
peu forcé. Adams jouissant d'un revenn inférieur à celui
des portions congrues de nos anciens vicaires de
campagne , et chargé en outre d'une femme et de six
enfans , n'a aucune inquiétude sur l'avenir; livré à l'étude
, possédant les langues anciennes , familier avec les
langues modernes , grand admirateur d'Eschyle , et
ayant à lui seul un fonds d'érudition , tel qu'on en trouverait
à peine un plus considérable dans tous les membres
d'une Université réunis , il ne montre aucun usage
du monde , aucune connaissance des hommes , et s'abandonne
à chaque instant aux distractions les plus extraordinaires.
Du reste il se distingue par une grande force
dans le poignet , et peut lutter sans cramte contre les
plus fameux boxeurs d'Angleterre; talent , suivant pos
moeurs, assez peu convenable à un ecclésiastique.
Cet homme , dont la morale est pleine d'élévation
et de pureté , qui intéresse même par ses défauts , est
exposé à une mystification dont l'idée paraît être puisée
dans Don Quichotte , mais qui a bien moins de gaité. La
Duchesse , dans le roman espagnol , en se prêtant à la
folie du chevalier de la Manche , ne s'écarte pas jusqu'à
un certain point de la plaisanterie permise : l'insensé
dont elle s'amuse ne s'aperçoit point qu'on le trompe.
280 MERCURE DE FRANCE ,
Don Quichotte d'ailleurs trouve chez elle tous les se→
cors dont il a besoin ; on lui donne des fêtes superbes ;
et les aventures qu'on lui présente ne lui font courir
aucun danger . Il est heureux en voyant ses chimères
réalisées ; et les expiégleries qu'on lui fait , loin de l'affliger
, lui paraissent une suite nécessaire de la position
brillante où il est placé. Au moment où il quitte le château
de la Duchesse , on remet à son écuyer une somme
d'or qui peut le soutenir long- tems. Comme on le voit ,
cette plaisanterie n'a rien de cruel ; et le lecteur en en
suivant les détails , n'éprouve pas ce sentiment de tristesse
que fait naître la conduite du gentilhomme anglais
envers le bon vicaire Adams. Une troupe de libertins
et d'étourdis l'outrage de propos délibéré sans qu'il
ait donné lieu à ce traitement par des inconvenances et
des distractions : pendant qu'il fait sa prière avant de se
mettre à table , on lui tire sa chaise et il tombe à la
renverse ; ensuite on répand sur lui une assiette pleine
de soupe : le dîner fini , on veut le faire danser ; et ,
comme il s'y refuse , on attache à sa soutane un pétard
dont le bruit imprévu le force à quitter sa place : quel
ques momens après , on le jette dans une cuve d'ean , etc.
Ces tours n'ont rien de comique , et il est probable que
Fielding ne les aurait pas fait entrer dans son roman ,
si le modèle du gentilhomme dont il parle n'eût pas
existé en Angleterre . Le titre du chapitre indique assez
son intention : il dit que c'est une mystification ajustée
au goût et au tems présens.
Le jeune élève du vicaire n'a pas plus d'expérience
que lui : cependant les excellens principes qu'il a reçus
dans son enfance , le préservent des dangers auxquels il
est exposé. Ayant inspiré de l'amour à une grande dame
dont il est domestique , ce nouveau Joseph oppose la
même résistance à la femme de son maître. La passion
de Lady Bobi est fort bien peinte ; mais on aurait désiré
que le traducteur eût un peu adouci les avances
qu'elle fait à ce jeune homme sept jours après la mort de
son mari. Joseph , déjà fort embarrassé de résister à sa
maîtresse , est assez malheureux pour avoir inspiré la
même passion à Mile Slipslop , femme de chambre de
Milady. Les poursuites de cette vieille fille sont encore
AOUT 1808. 281
,
plus vives que celles de sa maîtresse ; et le traducteur
toujours fidèle , n'a pas adouci ce tableau trop dégoûtant
pour qu'on puisse en citer quelques traits. «< Son
>> empressement lorsqu'elle est en tête - à - tête avec
>> Joseph n'est guère moins révoltant . De même qu'un
» tigre altéré de sang , qui a couru long- tems sans
>> trouver une proie sur laquelle il puisse assouvir sa
» faim , aperçoit presque sous sa griffe un tendre agneau ,
» et se prépare à le dévorer ; ou de même qu'un bro-
>> chet vorace , d'une taille énorme , qui voit au travers
´» de l'élément liquide un rouget , out un goujon qui ne
>> peut lui échapper, ouvre une gueule épouvantable
>> l'engloutir ; de même Mlle Slipslop se préparait à
» étouffer dans ses embrassemens amoureux le jeune et
» timide Joseph.. » Il paraît que la suppression ou du
moins l'adoucissement de pareils passages n'aurait pas
dû exciter les scrupules du traducteur.
pour
Les scènes dramatiques , qui sont fort nombreuses
dans ce roman , en forment la partie la plus piquante
et la plus instructive. On y voit la peinture fidelle des
moeurs anglaises. Les combats à coups de poing , les.
disputes d'auberge y reviennent peut-être un peu trop
souvent ; et l'on pourrait adresser à Fielding le même
reproche qui fut fait à Cervantes pour sa première partie
de Don Quichotte. L'auteur espagnol terminait presque
toutes les aventures de son héros par des coups de
bâton. Quoique cela fût fort naturel , on y trouva de la
monotonie ; et Cervantes évita soigneusement ce défaut
dans la suite qu'il donna quelques années après , de son
roman. Dans Joseph Andrews , les combats , presque
aussi fréquens , sont beaucoup moins bien amenés , et cen'est
pas sans étonnement qu'on voit un grave ministre
exceller dans ce genre d'exercice. Parmi les scènes
comiques , on doit sur-tout distinguer celle du faux
brave , celle du vicaire Adams avec le ministre Trulliber
, et la conversation de deux hommes de loi , où ils
expriment leur sentiment sur la même personne. Je ne
citerai que cette dernière.
« Adams , qui avait remarqué une assez belle maison
, demanda à qui elle appartenait . L'un de ses deux
compagnons n'eut pas plutòt prononcé le nom du
282 MERCURE DE FRANCE ,
propriétaire , que l'autre l'accompagna d'un torrent
d'injures les plus grossières.... Aux injures succédèrent
les imputations les plus odieuses. Lorsqu'il est à la
chasse , dit-il , il n'a pas plus de respect pour un champ
de blé qu'il n'en a pour la grande route . Il fait fouler
aux pieds de ses chevaux le blé des pauvres fermiers ; et
lorsque ceux - ci s'avisent de lui faire quelques représentations
, il leur répond avec son fouet. Dans toutes les
circonstances , il se montre l'emiemi le plus implacable
de tous ses voisins . Aucun fermier n'ose avoir un fusil
chez lui , lors même qu'il est autorisé par la loi . Dans
sa maison , c'est le maitre le plus féroce ; aucun domestique
n'a pu y rester plus d'un an. Dans l'exercice de ses
fonctions de juge de paix , il se conduit avec la partialité
la plus révoltante : il envoie en prison ou il remet en
liberté , suivant son caprice , sans aucun égard pour la
vérité ou les dépositions des témoins. Du diable si je cite
jamais personne devant lui ; j'aimerais, cent fois mieux
paraître comme accusé devant certains juges , que de
me charger de poursuivre une affaire devant son tribunal
. Eahin , si j'avais une propriété dans son voisinage ,
je la vendrais pour la moitié de sa valeur ; plutôt que de
vivre près de lui . »
Ce voyageur s'ctant retiré un moment , son compagnon
dit à Adams : « qu'il y avait beaucoup d'exagéra- ·
tion dans ce qu'il venait d'entendre ; qu'à la vérité , la
personne dont il était question avait quelquefois traversé
, dans ses parties de chasse , un champ de blé qui
n'était pas à lui , mais qu'il avait toujours amplement
dédommagé le propriétaire ; que bien loin de vexer ses
voisins et de leur enlever leurs fusils , il connaissait luimême
plusieurs fermiers qui , non- seulement avaient un
fusil , quoiqu'il n'y fussent pas autorisés , mais encore
qui s'en servaient pour tuer du gibier ; qu'il était un
très-hon maître pour ses domestiques , dont plusieurs
avaient vieilli à son service ; qu'il était le meilleur juge
de paix qu'il y eût dans le royaume , et qu'il avait ,
à sa
connaissance , décidé plusieurs affaires délicates qui
avaient été soumises à son jugement , et toujours avec
un esprit remarquable de sagesse et d'équité ; enfin ,
qu'il était convaincu qu'il y avait des fermiers qui donAOUT
1808. 283
4
neraient , pour un bien situé dans son voisinage , une
année de revenu de plus que pour un autre qui serait
dans la dépendance de n'importe quel homme puissant
du pays. »
Les deux voyageurs partent ; et le bon vicaire ,
étonné de ce qu'ils ont parlé ainsi , croit qu'il a été qu'estion
de deux personnes différentes. « Non , non , mon
-maître , lui dit l'aubergiste , je connais parfaitement
celui dont ils viennent de parler , et je les connais eux-
-mêmes encore mieux . D'abord , quant à ce qu'ils ont
dit de son habitude de fouler aux pieds de ses chevaux
les champs de blé de ses voisins , je suis sûr que , depuis
deux ans , il n'a pas monté à cheval ; je n'ai jamais entendu
dire que cela lui fût arrivé avant cette époqué ;
mais , pour ce qui est des dédommagemens , je ne le
crois pas assez généreux pour cela . Je n'ai jamais entendu
dire non plus qu'il ait enlevé le fusil d'aucun fermier
: j'en connais plusieurs qui ont des fusils chez eux ;
mais je ne pense pas qu'ils s'en servent pour tuer du
- gibier , car personne n'est plus sévère que lui sur l'article
de la chasse , et il est capable de les ruiner à jamais s'ils
s'en avisaient . L'un de ces messieurs vous a dit qu'il était
très-mauvais maître , et l'autre qu'il n'y en avait pas de
meilleur. Pour moi , qui connais tous ses domestiques ,
je ne leur ai jamais entendu dire qu'il fût , ni un bon , ni
un mauvais maître. Bien , bien , dit Adams ; et comment
se conduit- il , je vous prie , dans ses fonctions de
juge de paix ? Sur ma foi , répondit l'aubergiste , je
doute qu'il soit encore juge de paix : mais je sais qu'il
jugea , il y a très- long-tems , un procés dans lequel ces
deux messieurs qui viennent de sortir plaidaient l'un
contre l'autre , et je suis sûr qu'il le jugea bien , car j'ai
entendu moi-même toute l'affaire. En faveur duquel
décida-t- il , dit Adams ? pas be-
Je crois que je n'ai
soin de répondre à cette question ; dit l'aubergiste ,
d'après la manière opposée dont ils viennent de s'expliquer
à son égard. Ce n'est pas à moi à contredire ceux
qui me font l'honneur de boire dans ma maison ;
mais je
savais bien que , dans tout ce qu'ils disaient , il n'y avait
pas un mot de vrai . → Dieu préserve le monde , dit
Adams , d'arriver jusqu'à ce degré de dépravation où
n
284 MERCURE DE FRANCE ,
quelqu'un pourra impunément calomnier la réputation
de son prochain par des motifs d'affection , ou , ce qui
est encore pis , par des motifs de ressentiment ! J'aime
mieux croire que c'est un mal entendu , et qu'ils ont
voulu parler de deux personnes différentes , car il y a
plus d'une maison sur la route. >>
Cette scène est d'un excellent ton ; elle montre la foi
qu'on doit ajouter à l'opinion des hommes , quand l'intérêt
ou la haine ont quelqu'influence sur leurs jugemens .
Dans ses disgressions , Fielding fait souvent des comparaisons
très-piquantes ; je n'en citerai qu'une , où ,
à l'occasion du trouble qui agite une femme alternativement
livrée au désir de céder à sa passion et à la
honte qui doit suivre sa faiblesse , l'auteur rappelle deux
célèbres avocats de Londres qui mettent les juges dans
une incertitude à peu près pareille.
« C'est ainsi que j'ai vu au palais de Westminster ,
l'avocat Bramble à droite et l'avocat Puzzle à gauche,
maintenir , lorsqu'ils étaient également payés , l'opinion
des juges en suspens , en faisant alternativement pencher
la balance. Tantôt c'est Bramble qui jette dans
son bassin un argument qui fait monter jusqu'au plancher
le bras du côté de Puzzle. Tantôt c'est Bramble
qui éprouve le même sort , enlevé par l'argument
plus pesant de Puzzle. Ici , Bramble frappe de son
côté ; Puzzle riposte : ici , c'est Bramble qui l'emporte ;
là , c'est Puzzle qui triomphe ; jusqu'à ce qu'enfin les
auditeurs , agités en tous sens , ne savent auquel
donner raison : les paris sont égaux pour l'un comme
pour l'autre , et les juges et les jurés ne savent comment
éclaircir l'affaire , tant les avocats ont pris soin
de l'embrouiller. »
Les morceaux que j'ai cités peuvent donner une idée
du style du traducteur ; il est en général naturel et
comique , et l'on ne peut blâmer que quelques " fournures
éloignées du génie de la langue française , tournures
qui paraissent tenir à l'exactitude trop scrupuleuse
de la version . Ce défaut qui vient d'une bonne
qualité portée à l'excès , ne peut être relevé qu'avec
la plus grande indulgence ; et la critique doit se garder
d'encourager la négligence des traducteurs qui , sous
AOUT 1808. 285
le prétexte de corriger l'original , y feraient des suppressions
et des changemens capables de le dénaturer.
Du reste , la traduction fidelle de ce roman qui , après
Tom-Jones , tient la première place parmi les productions
de l'auteur anglais , ne peut manquer d'être accueillie
non-seulement les amateurs de ce genre ,
par
mais par ceux qui cherchent à étudier au théâtre et ›
dans le monde , les faiblesses et les travers des hommes.
PETITOT.
NOUVELLES POLITIQUES.
TURQUIE .
( EXTÉRIEUR. )
Constantinople , le 24 Juin. - Il est arrivé ,
ici un bâtiment anglais en parlementaire ; mais on a refusé
de recevoir les dépêches dont il était porteur : il lui a été
répondu qu'on ne voulait avoir aucune communication avec ,
l'Angleterre. On se flatte toujours que la paix sera bientôt
conclue avec la Russie.
Il continue d'arriver d'Odessa , par la Valachie , une
grande quantité de marchandises , principalement du coton ;
celles qui sont achetées pour le compte des Français , ne
paient en Valachie aucun droit de sortie .
-
Il a paru dans l'Archipel quelques bâtimens de guerre
anglais qui rendent la navigation dangereuse.
RUSSIE. Pétersbourg , le 27 Juin. Divers avis venus
directement de l'armée de Finlande , annoncent que depuis ,
l'arrivée du lieutenant- général Barclay de Tolly , les Suédois
craignant d'être tournés sur leur gauche , se sont repliés
de nouveau derrière Uléaborg.
- L'on s'attend à recevoir sous peu des nouvelles impor
tantes des opérations maritimes. L'île de Gothiand paraît etre
le point contesté entre l'escadre suédoise et notre flottille.
S. M. I. vient de décider que les femmes des prêtres
seront désormais , aussi bien que leurs máris , exemptes des.
punitions corporelles . La déclaration s'exprime ainsi : « La
femme d'un prêtre qui commet un vol , pour la première
fois , et d'un objet au-dessous de 100 roubles , sera con286
MERCURE DE FRANCE ,
damnée à la restitution du double. Si elle vole plus de 100
roubles , ou si c'est une récidive , elle sera envoyée dans les
colonies . Si enfin la femme d'un prêtre commet un délit plus
grave , elle sera déportée en Sibérie ; mais dans tous les cas ,
elle ne pourra être châtiée dans sa personne.
Du 2 Juillet. Un ukase de S. M. 1. , adressé au sénat
dirigeant , le 17 juin dernier , contient l'ordre suivant :
« Pour écarter tout mal -entendu , relativement à l'exécution
de notre ukase , du 1er avril 1808 , qui prohibe toute
marchandise de manufactures anglaises , nous voulons qu'en
outre tous les produits anglais , de quelque espèce qu'ils
soient , qu'ils appartiennent à l'Angleterre proprement dite ,
ou à ses autres possessions et colonies , soient compris dans
ladite prohibition . »>
-
Du 6. vient de paraître ici un réglement fort
étendu , relatif à un changement introduit pour les recrues
et qui consiste en ce que les propriétaires des terres , qui
doivent les fournir , ne leur donneront plus , comme jusqu'à
présent , l'habillement et les vivres nécessaires jusqu'à leur
arrivée au dépôt , mais en remettront la valeur en argent
dans les caisses du gouvernement.
DANEMARCK . -
Copenhague , le 20 Juillet. La nouvelle
d'une rupture entre la Suède et l'Angleterre s'est pleinement
confirmée. Le roi de Suède est parti pour la Finlande.
Suivant le rapport de quelques Danois que les Anglais
ont échangés , lord Cathcart , ayant jugé impraticable une
expédition en Séelande yu le grand nombre de troupes qui
défendent ce pays , en a dissuadué le ministère.
-
Nos prisonniers en Suède sont en partie nourris de la
chair de cheval.
-Plusieurs navires marchands anglais ayant essayé de
s'introduire , sous pavillon étranger , dans des ports de la
Baltique, y ont été confisqués par ordre des consuls français.
-Nos gazettes contiennent diverses nouvelles de Londres ,
extraites des papiers anglais du 7 Juillet . La plus importante
est celle de la prorogation du parlement britannique . Le roi
y a prononcé un discours sur la situation respective de l'Angleterre
et de l'Europe.
Le journal le Dagen contient des extraits des journaux
anglais du 9 Juillet , qui confirment la nouvelle d'une mésintelligence
complète entre les Anglais et les Suédois . Il
AOUT 1808. 287
paraît que l'ordre du départ est arrivé le 17 Juin . Le général
Moore n'a eu qu'à peine le tems d'échapper aux ordres du
roi de Suède pour l'arrêter.
SAXE. Leipsick , le 24 Juillet . Le graveur Abramson:
a fait , pour le compte du célèbre juif Jacobson , une mé- 1
daille relative au décret qui accorde aux Juifs la jouissance
des droits civils. D'un côté , cette médaille représente lesgénies
du christianisme et du judaïsme qui s'embrassent ;"
de l'autre , on voit la religion juive sous la figure d'une
femme qui prie pour le roi et la patrie . Le roi de Saxe a›
bien voulu accepter l'hommage de cette médaille... 1
POLOGNE. Dantzick, le 5 Juillet. La reconstruction '
des maisons de notre ville , réduites en cendres , lors du
bombardement , est encore fort peu avancée : l'inaction du,
commerce et le défaut d'argent , qui en est la suite , en sont,
les principales causes . Le pain est toujours fort cher , mais
nous espérons que les approches de la moisson vont en faire
baisser le prix. Il est remarquable que , vu sa rareté , le seigle,
est maintenant plus cher que le froment.
nous.
er
Le 1 Juillet , le Code- Napoléon a été introduit parmi
ALLEMAGNE. — Vienne , le 11 Juillet. Aussitôt après [
l'édit qui a paru pour l'établissement d'une milice nationale ,
le commerce de cette capitale s'est occupé de la formation
d'un corps composé en entier de commerçans , et qui doit
s'armer et s'équiper à ses frais . L'Empereur a accueilli cette ,
proposition avec la plus grande, bienveillance .
Les lettres de convocation viennent d'etre envoyées;
aux Etats de Hongrie , pour qu'ils assistent , à Presbourg ,
au couronnement de S. M. l'impératrice . Cette cérémonie
aura lieu dans les premiers jours de septembre.
"
Du 12. D'après des nouvelles certaines , que l'on reçoit
de la Gallicie , les troupes autrichiennes qui sont dans cette
province , se concentrent du côté de Cracovie.
Il a été publié , il y a déjà plus d'une semaine , un'
réglement relatif à l'organisation de la milice nationale . Ce
réglement est fort étendu , et contient tous les détails qui
doivent être prévus dans l'exécution de cette importantes
mesure, dont le plan a été tracé par S. A. J. l'archiduc
Charles.. .}
Du 15.- La Gazette de la Cour donne les nouvelles de
Turquie suivantes :
"
« L'armée du grand -visir , continuellement renforcée par des troupes
288 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808 .
asiatiques , s'est portée d'Andrinople sur Sophia . Le colonel russe Bekle
mischew est revenu de Constantinople au quartier- général du prince
Prosorowski. L'armée russe , prodigieusement renforcée , occupe divers
camps le long du Danube . Les Turcs paraissent avoir beaucoup travaillé
à l'approvisionnement et à la réparation de leurs places . Ils ont doublé
les garnisons des îles de Lemnos et de Mytilène . »
Du 18. - Les Etats de la Basse- Autriche ont dû se rassembler
hier pour délibérer sur la levée de la milice nationale.
--
Du 19. On assure
que
notre
cour
a envoyé
un ministre
extraordinaire
auprès
de la Sublime
Porte
.
La disette de vivres qui règne dans plusieurs pays , a
engagé notre gouvernement à former des magasins de vivres .
BAVIÈRE . — Augsbourg , le 21 Juillet. On travaille
depuis quelque tems avec beaucoup d'activité aux changemens
à effectuer dans l'ancienne église de Sainte-Catherine ,'
pour en faire à l'avenir notre musée . On y placera entre
autres la galerie des tableaux que nous devons à la munificence
de notre souverain .
-
On s'occupe en ce moment à remplacer tous les militaires
bavarois qui ont quitté leurs corps depuis les dernières
campagnes. Le tirage au sort a commencé dans toutes les
parties de la province bavaroise en Souabe.
-Les commissions réunies à Munich , et composées des
jurisconsultes et des hommes d'Etat les plus distingués de
la monarchie bavaroise , s'occupent toujours de la révision
de nos différens codes , qui deviendront obligatoires à la
même époque où notre nouvelle constitution sera mise en
activité.
-
(INTÉRIEUR . )
"
PARIS . Le 14 août , veille de la fête de S. M. l'Empereur ,
les spectacles de Paris seront ouvert gratuitement . Le len
demain 15 , il y aura joùte sur l'eau , illumination , feu
d'artifice , etc. D'après les ordres donnés , le palais impériak
des Tuileries sera illuminé ; un concert sera exécuté le soir.
LL. MM. II . et RR. sont arrivées à Auch le 24 Juillet ,
à onze heures du matin . Le lendemain 25 , elles sont arrivées
à Toulouse .
-
Les aspirans à l'Ecole polytechnique , qui se sont fait
enregistrer au secrétariat géneral de la prefecture , sont
prévenus que les examens s'ouvriront le 8 du présent mois
d'Août , à 9 heures précises du matin, au Collège de France ,
place Cambray.
( No CCCLIX . )
SAMEDI 13 AOUT 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
FRAGMENT
D'une traduction nouvelle de l'Énéïde , par M. FRANÇOIS BECQUEY,
Mais d'un luxe royal s'embellit le palais ;
D'un.superbe festin commencent les apprêts .
Des tapis qu'a brodés une aiguille savante ,
Etale sur vingt lits leur pourpre éblouissante .
Sur les tables l'argent brille de toutes parts ;
De toutes parts y brille un or pur
où les arts ,
Des aïeux de Didon gravant l'antique histoire
De leurs faits , d'âge en âge , ont conservé la gloire .
Cependant le héros , qui brûle de revoir
lüle , de son sang le seul et doux espoir ,
Veut que l'agile Achate aille sur le rivage ,
Lui dise cet accueil , et l'amène à Carthage .
Il lui commande encor de choisir pour Didon
Des présens arrachés aux flammes d'llion ;
D'un manteau chargé d'or l'éclatante parure ;
Un voile où court l'acanthe en légère bordure ;
Ornemens précieux , magnifiques tissus ,
Que de Léda sa mère Hélène avait reçus ,
Et que , prête à former de criminelles chaînes ,
Elle avait dans Pergame apportés de Mycènes ;
T
DEPT
200
MERCURE DE FRANCE ,
Il lui demanda aussi le sceptre qu'autrefois
Ilione portait sur le trône des rois ;
Les perles , de son sein parure accoutumée ;
Et sa couronne d'or , de diamans semée.
Achate va remplir ses ordres souverains.
Mais Vénus , dont la nuit redouble les chagrins ,
Qui redoute une cour au mensonge nourrie ,
Et de Junon sur -tout l'implacable furie
1 S'arme de ruse et veut que son fils Cupidon ,
Au lieu du jeune Ascagne , amené vers Didon ,
Lui porte ces présens , et glisse dans son ame
Du plus ardent amour la dévorante flamme .
La Déesse l'aborde et lui parle en ces mots :
« Mon fils , ô toi !, la gloire et l'appui de Paphos !
» A qui je dois les voeux et l'encens de la terre ,
> Qui seul impunément peux braver le tonnerie ,
» Je te viens implorer. Tu sais par quels malheurs
>> De Junon contre Énée éclatent les fureurs .
>> Souvent tu partageas mes trop justes alarmes ;
>> A mes larmes souvent se mêlèrent tes larmes.
>> Un doux accueil l'arrête à la cour de Didon ;
» Mais je crains un séjour qui le livre à Junon .
>> Certes , dans un moment pour elle si prospère ,
» Ne s'endormira point sa jalouse colère .
» Prévenons-la , mon fils ; à la reine en ce jour
» Inspirons pour Enée un invincible amour.
» Apprends donc les moyens de seconder ta mère.
>> Pour se rendre à Carthage , où l'appelle son père ,
» lüle , en ce moment , choisit sur ses vaisseaux
» Des présens échappés des flammes et des eaux ,
>> Pour qu'ils ne troublent point mon heureux artifice ,
» Lui versant un sommeil à nos desseins propice ,
>> Je le transporterai dans mes rians bosquets .
» Enfant , de cet enfant dont tu connais les traits ,
» Prends , cette nuit , la forme et les grâces naïves ;
>> Et tandis qu'au milieu de ses joyeux convives ,
>> Didon te recevra dans ses bras caressans ,
>> De tes poisons subtils embrase tous ses sens . »
Cupidon obéit ; ses aîles il dépose
Et part en souriant de sa métamorphose.
La Déesse aussitôt , par un charme puissant ,
Epanche sur lüle un baume assoupissant ;
Mollement sur ses bras l'enlève , et dans Cythère
Le place sous l'abri d'un bosquet solitaire ,
AOUT 1808 . 291
Où le lis et la rose exhalant leurs odeurs ,
S'inclinent sur sa tête et l'ombragent de fleurs.
Cependant Cupidon , joyeux de son message ,
Sur les pas de son guide avance vers Carthage.
Il arrive : déjà sur un lit fastueux ,
群
Au premier rang , Didon foule un carreau pompeux.
Déjà le fils d'Anchise et l'élite troyenne ,
Reposant sur la pourpre environnent la reine ,
De serviteurs choisis un diligent essaim ,
Leur offre des tissus formés du plus beau lin ,
Et sur leurs mains répand l'eau pure des fontaines.
Au-dedans , à l'envi , cinquante tyriennes ,
Ordonnent du festin les apprêts somptueux ,
Et des vastes foyers entretiennent les feux .
Cent autres , en: beauté comme en grâces pareilles,
Avec cent Tyriens apportent les corbeilles
Où sont amoncelés les présens de Cérès ,
Et rangent sur la table et les vins et les mets.
L'élite de la cour , par la reine appelée ,
Sur de riches tapis est aussi rassemblée.
Du faux Ascagne on vante et l'air et les présens ,
Son aimable langage et ses traits séduisans ,
Et la riche tunique , et ce voile où l'acanthe ,
Elégamment brodée , en bordure serpente.
Dévouée aux poisons de ce funeste enfant ,
Didon le suit des yeux , s'enflamme en l'admirant ;
Ses charmes tour à tour et ses présens la troublent .
Lui , dans les doux baisers que ses feintes redoublent ,
Long-tems au cou d'Enée il reste suspendu ,
Puis marche vers Didon , qui le coeur éperdu ,
Et des yeux et de l'ame à la fois le dévore ,
Le presse entre ses bras : malheureuse ! elle ignore
Quel redoutable Dieu repose sur son sein .
Mais Cupidon poursuit son funeste dessein ;
Par degrés , de ce coeur à des mânes fidelle ,
Il efface Sychée , et d'une amour nouvelle
Y versant les poisons , détruit sa longue paix .
Aux premiers mets bientôt succèdent d'autres mets ;
Des urnes que l'on penche , à grands flots le vin coule ;
Le bruit confus des voix alors s'élève et roule .
Sous les lambris dorés où , rivaux du soleil ,
Cent lustres de la fête éclairent l'appareil .
De diamans et d'or , magnifique assemblage ,
T2
292
MERCURE DE FRANCE ,
Une coupe existait , qui par un long usage ,
Depuis le vieux Bélus et les rois ses neveux ,
Fut toujours consacrée aux hommages pieux .
On l'apporte d'abord la main de la princesse ,
Le remplit d'un vin pur ; aussitôt le bruit cesse .
:
<< O Jupiter , dit-elle en élevant la voix ,
>> De l'hospitalité toi qui dictas les lois ,
>> Daigne bénir ce jour et le rendre prospère ;
» Que pour nos descendans la mémoire en soit chère .
» Bacchus , Dieu de la joie , et vous aussi , Junon ,
» Protégez les saints noeuds de Troie et de Sidon ;
» Et vous , ô Tyriens , fêtez ces noeuds propices . >>>
De la coupe , à ces mots , elle épand les prémices
L'effleure seulement de sa bouche , et soudain ,
La donne à Bytias d'une pressante main :
Lui du fumeux breuvage , avidement s'inonde ,
La coupe se remplit et circule à la ronde .
Jopas à sa voix donne un sublime essor.
Digne élève d'Atlas , sur une harpe d'or ,
Il chante de la nuit l'inégale courière ,
Et comment du soleil s'éclipse la lumière ;
Quel principe a formé l'homme et les animaux ,
La terre , l'onde , l'air , les célestes flambeaux ;
Donné leur influence aux hyades , à l'ourse ;
Pourquoi les jours d'hiver , précipitant leur course
Les jours d'été si tard s'éteignent dans les mers .
Chacun avec transport , applaudit ses concerts.
Mais dans les entretiens qu'elle aimait à poursuivre ,
La reine lentement , d'un long amour s'enivre ;
Et tantôt sur Priam ramène le héros ;
Tantôt lui fait d'Hector raconter les travaux ,
Des coursiers de Rhésus l'enlèvement funeste ,
Memnon qu'en vain couvrait une armure céleste ,
Et cet Achille enfin , la terreur d'Ilion .
<< Ou bien , daignez plutôt , lui dit encor Didon ,
>> Du malheur des Troyens reprendre l'origine ,
» Dire à quel artifice ils ont dû leur ruine ,
>> Et depuis sept printems sur la terre et les mers ,
>> Quels furent vos dangers , vos courses, vos revers. »
AOUT.1808.
293
ENIGME .
Je ne crains ni l'eau , ni le feu ,
J'enferme l'un , et l'autre m'environne ;
Vient-on à m'échauffer un peu ,
Je frémis , et bientôt j'écume et je bouillonne. t
S .......
LOGOGRIPHE.
Je vis au sein d'un élément ,
Et sur sept pieds , lecteur , je t'offre un aliment.
En mettant de côté ma tête , ;
Je sers d'ornement aux prélats .
Ma queue à bas , alors je brave la tempête ;
Et la vague sur moi se brise avec fracas .
CHARADE .
DE mes deux moitiés la première
Donne du lait à ma bergère .
L'ombre que donne ma dernière
Du hâle préserve son teint ;
Et de mon tout elle sait faire
Un bouquet qui pare son sein.
S.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Rideau
Celui du Logogriphe est Chapitre ( corps de moines ou de chanoinesses
assemblés ) , et Chapitre ( division d'un livre ) .
Celui de la Charade est Pas-sage.
294 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . -SCIENCES ET ARTS .
VICTORINE D'OLMOND ,
OU ᏞᎬ DOUBLE MARIAGE ( 1 ) .
Le président d'Olmond avait une fille unique : il était
difficile de décider ce que l'on devait le plus aimer en Victorine
, de sa figure , de son esprit ou de sa bonté. Privée ,
dès ses premières années , de la meilleure des mères , son
jeune coeur avait , du moins , retenu les sages leçons dont
une tendresse éclairée avait su toujours entremêler les jeux
de son enfance. Sans cesse était présente à sa mémoire la
promesse dictée par la bouche mourante de cette´ mère
chérie : elle avait juré de la remplacer , dans tous ses soins ,
auprès d'un époux inconsolable . Fidelle à ce serment si doux
à remplir , Victorine était l'orgueil et les délices du président
d'Olmond .
Elevée sous ses yeux , dans une terre éloignée de la capitale
, elle avait atteint sa quinzième année , sans qu'une
seule de ses pensées se fût portée au - delà de l'enceinte du
parc. Ses livres , ses crayons , sa musique , ses oiseaux remplissaient
tous les momens qu'elle ne pouvait consacrer à
son père.
Le président , satisfait de la vie paisible dont il jouissait
dans sa solitude , semblait lui-même , comme sa fille , y
avoir oublié le monde entier , lorsqu'un jour il reçut une
lettre qui lui donna matière à de graves réflexions . Le baron
de Sézanne , son plus ancien et son meilleur ami , lui demandait
un service . Le second de ses fils venait d'achever
son éducation à l'Ecole militaire de Paris : nommé officier
dans un régiment employé en Amérique , le chevalier de
Sézanne ne devait s'embarquer pour rejoindre son corps
que dans quelques mois. Le père , redoutant pour son inexpérience
le séjour d'une ville si fertile en dangers de tout
genre , conjurait le président de lui donner un asyle , jusqu'à
ce qu'il vint l'y reprendre pour le conduire à Brest .
« Le baron de Sézanne doit tout attendre de moi , se disait
» le président , en se promenant d'un pas lent dans les allées
» de son parc. J'aurai pour ses enfans l'affection que je
» porte au père ; mais accueillir dans ma retraite un jeune
(1) Le fond de cette histoire est tiré des Causes célèbres .
AOUT 1808 . 295,
» homme de dix- sept ans ! et , d'après le portrait que m'en
» fait le père..... ; revoyons sa lettre : « Oui , mon ami ,
» tout ce que l'on me mande de mon chevalier est trop
» satisfaisant , trop flatteur , pour que je puisse résister au
» plaisir de vous en donner ici un léger aperçu , avant que
» vous soyez à portée d'en juger vous -même . Il paraît qu'il
» passe déjà pour un des plus jolis cavaliers de son âge ; il
» a remporté tous les prix de littérature et de sciences ;
>> personne ne manie un cheval ou ne fait des armes avec
plus de grâce ; enfin , mon digne ami , je suis persuadé
» qu'il vous intéressera. » —— « J'en suis bien persuadé aussi ,
» reprit le président ; mais suis-je le seul ici qu'il pourrait
>> intéresser ? Si ma Victorine , éblouie par des dehors si pré-
>> venans , séduite par des qualités plus attrayantes encore ,
» allait ..... Mais , non : de quoi vais -je m'alarmer ? Victorine
» est un enfant ; et , d'ailleurs , sûr d'avoir sa première con-
»> fidence , ne serai-je pas toujours le maître de l'arrêter à
>> tems ? >>>
Après ce monologue , toutes les appréhensions du prési
dent se trouvèrent dissipées , et il fut résolu que le chevalier
de Sézanne serait reçu , comme un fils , au château
d'Olmond.
Il arrive le président l'accueille cordialement , mais en
s'avouant qu'il l'eût embrassé avec plus de plaisir s'il eût
été moins bien que son portrait . Victorine rougit , puis fit
une profonde révérence . Elle voulait regarder le chevalier ,
et ses yeux se baissaient sans cesse ; elle voulait . lui parler ,
et sa voix expirait sur ses lèvres . Elle sentit cependant que
pour faire les honneurs de la maison au jeune ami de son
père , il fallait sé résoudre à soutenir ses regards et à lui
adresser la parole. Cet acte de courage lui réussit : le jeune
homme répondit à toutes ses questions avec une politesse ,
une mesure dont elle fut encore moins charmée que son
père. La conversation s'anima par degrés : Victorine se
retira , en se disant tout bas que le chevalier de Sézanne
était incomparablement plus aimable et plus spirituel , que
toutes les demoiselles des environs qu'elle voyait aux grandes
fetes ; et le chevalier , méditant sur sa journée , avant de
s'endormir , réfléchissait qu'il était bien surprenant qu'une
jeune personne élevée , pour ainsi dire , au milieu des champs
et des bois , réunît tant de charmes à la fois dans ses discours
et ses manières .
La réserve du chevalier de Sézanne ne se démentit pas ;
Victorine , loin d'avoir conservé quelques traces de sa pre296
MERCURE
DE FRANCE
,
mière contrainte , se sentait aussi parfaitement à son aise
avec lui que si elle l'eût connu de tout tems. Le président
entiérement rassuré , s'applaudissait de sa complaisance ; il
ne chercha pas même à se dissimuler que le fils de son vieil
ami égayait la monotonie de la vie solitaire , à laquelle il
se reprochait quelquefois d'avoir condamné Victorine . Il
prenait part à leurs entretiens , à leurs lectures , à leurs
promenades. Il proposa un jour d'aller visiter une antique
abbaye située à peu de distance du château d'Olmond . En
traversant le bois qui entourait le monastère , ils furent
avertis par le son des cloches qu'il s'y célébrait quelque
solennité . Arrivés à la porte principale , une tourière leur
apprit qu'on allait rendre les derniers devoirs à une jeune
religieuse , morte la veille . Le président voulait épargner
ce spectacle à sa fille ; il offrit de la mener à la nouvelle
ferme qu'il venait de faire construire ; mais Victorine insista
pour entrer dans l'abbaye ; elle pria même le chevalier
d'unir ses instances aux siennes . Le président ne s'oppose
-plus à leurs désirs : ils pénètrent dans l'église .
Les sons plaintifs de l'orgue accompagnaient les chants
funèbres de la communauté : Victorine´sentit son coeur
oppressé ; elle serra plus fortement le bras du chevalier de
Sezanne . L'éclat de nombreuses lumières attira bientôt leurs
yeux vers la grille du choeur : ils approchent ; ils apercoivent
le cercueil dans lequel , selon l'usage , était étendue ,
à face découverte , la jeune religieuse , objet de cette triste
cérémonie. Le reflet des flambeaux colorait la pâleur de
ses joues ; ses yeux étaient fermés , ses mains étaient jointes :
Victorine la contemplait attentivement . « Voyez , dit- elle
» au chevalier , ne dirait-on pas qu'elle prie ou qu'elle dort ?
Mourir si jeune , si belle ! Non , je ne puis le concevoir .
» Il me semble , ajouta-t - elle en baissant la voix , que si
» j'étais dans un pareil état , et que quelqu'un que j'aimasse
» tendrement vint m'appeler , je me réveillerais à l'instant . »
Le chevalier la regarda : il crut voir briller dans ses yeux
une exaltation surnaturelle ; il lui répondit d'un ton qui
trahissait son émotion : « Quelle horrible idée , Mademoiselle
! Vous au tombeau ! Ah ! celui..... ceux qui attachent
» à votre vie le destin de la leur n'auraient plus d'autres
» désirs que d'y être enfermés avec vous ! Le président
les prit tous deux par la main , et les emmena. Ils allèrent
s'asseoir dans le bois : ils gardèrent long-tems un profond
silence , chacun d'eux livré à des rêveries qui ne sont dépourvues
de charme que pour le coeur froid ou l'ame coupable.
AOUT 1808. 297
Depuis ce jour , Victorine sentit redoubler sa confiance
pour le jeune ami de son père ; elle l'entretenait avec abandon
de toutes les idées que la lecture ou la réflexion avait
fait germer dans son esprit ; elle éprouvait même le besoin
d'épancher dans son coeur tous les mouvemens du sien ;
mais par un sentiment indéfinissable , elle trouvait qu'il était
au-dessus de ses forces d'être aussi franche sur ce point
que sur les autres . Un seul mot du chevalier eût suffi pour
lui faire révéler un secret dont elle n'était plus maîtresse :
il ne le prononçait pas ; sa réserve semblait croitre avec
son amour.
Cependant , un événement auquel il devait être préparé ,
quoiqu'il parût l'avoir perdu de vue , vint hâter l'instant
où il ne pouvait plus persister à se taire , sans s'exposer à
-perdre l'objet qui avait développé en lui des sensations inconnues.
Le président reçut une lettre du baron qui , en
le remerciant des bontés dont il avait comblé son fils , le
priait de le faire partir sans délai pour Brest , où une indisposition
assez grave le privait de le conduire lui-même.
La flotte avait ordre d'appareiller au premier signal ; il n'y
avait pas un instant à perdre.
Le chevalier , hors de lui , trouve à peine la force de
faire une réponse insignifiante au président ; il feint de
monter à sa chambre ; il vole dans un pavillon du jardin ,
où Victorine était restée devant son piano . Elle ne l'entendit
pas revenir ; il entre elle lève les yeux sur lui . « Chevalier
, qu'avez - vous ? que signifie cette pâleur , cet air
» égaré ? Ciel ! parlez , je suis toute tremblante !
Ah !
Mademoiselle .... une lettre ..... Monsieur votre père ... que
» devenir ?- Une lettre ! où est -elle ? Lisez . Serait-
››› il vrai ? Vous partez ? Ah ! malheureuse ! -Cruel devoir !
--
-
pars
-
―
--
» il faut nous séparer , il faut mettre la mer entre vous et
>> moi ! Non , non ; mon père est trop bon , il n'y con-
>> sentira pas . - Je dans une heure . Dans une heure !
» et moi.... ! moi ! grands Dieux ! — Victorine , je ne vivais
» que pour vous ; Victorine ! ma bien aimée ! » Elle ne
l'entendait plus ; elle était tombée entre ses bras , sans force
et sans mouvement : le président paraît .
<< Monsieur , dit le chevalier , l'état de désespoir où vous
» nous voyez l'un et l'autre vous explique assez ce que mon
>> amour pour mademoiselle votre fille , et ma confiance
>> en vous , exigeaient que je vous révélasse avant de quitter
» ces lieux . Voici , croyez-moi , la première fois que j'ai osé
>> faire éclater des sentimens qui n'ont pas encore votre aveu ;
298 . MERCURE
DE FRANCE
,
-
» j'aurais eu la force , n'en doutez point , de garder le silence
>> plus long-tems ; mais vous voyez tout ce que ma situation
» a d'horrible . Votre Victorine est tout pour moi , et il
>> faut fuir loin d'elle ! · Jeune homme , répondit le pré-
» sident d'Olmond , je ne pourrais vous faire un crime de
» vos sentimens sans en accuser mon imprévoyance . Vous
>> aimez Victorine : il faut la mériter. Le devoir vous appelle
» à d'énormes distances de nous si le tems et l'éloigne-
>> ment n'influent pas sur votre passion , si votre conduite
» ne cesse pas d'être digne de votre excellent père , et de
l'estime que vous m'avez inspirée , vous n'aurez plus de
» voeux à former à votre retour . >>
Le chevalier arrosait de ses larmes une des mains du président
: Victorine , revenue à elle , couvrait l'autre de baisers ,
qui exprimaient à la fois la part qu'elle avait prise à la déclaration
du chevalier , et sa reconnaissance pour la réponse
de son père. Le président fait un signe : il n'est que trop bien
compris . Le chevalier feint un prétexte pour retourner au
château : il jette un dernier regard à Victorine , il s'élance
hors du pavillon ; bientôt il est entraîné rapidement loin de
tout ce qu'il aime. Victorine , livrée à la plus violente agitation
, les yeux sans cesse tournés vers le château , prêtait
peu d'attention à l'image du bonheur à venir sur laquelle
son père s'efforçait de fixer son esprit. Le président vit qu'elle
ne l'écoutait pas : « Il va revenir , lui dit -il. Ah ! s'écria-
» t-elle , s'il ne revenait jamais ! »
Dès qu'elle eut acquis la fatale certitude que son amant
était parti sans recevoir ses adieux , elle tomba dans un profond
accablement. Elle ne surmonta sa douleur que pour
dissiper celle dont son père était saisi lui-même , en la voyant
souffrir. Une lettre écrite par le chevalier de Sézanne , au
moment où il se rendait à son bord , renouvela ses sermens de
tout faire pour mériter Victorine ; trois mois après , une seconde
lettre annonça qu'il était arrivé à Boston . Ce fut la
dernière : le président lut dans les papiers publics les détails
d'une action très -vive , qui avait eu lieu sur les frontières de la
Pensylvanie ; le régiment du chevalier de Sézanne , comme
celui qui avait le plus contribué à la victoire , était aussi celui
qui avait le plus souffert : le nom de l'infortuné jeune homme
terminait la liste des officiers tués dans le combat.
"
Le président d'Olmond le pleura sincérement : il versa des
larmes plus amères , encore , sur sa malheureuse fille ; il
connaissait son excessive sensibilité ; il ne prévoyait que trop
qu'un coup si cruel devait influer sur le reste de ses jours.
AOUT 1808.
299
Il la prépara par degrés à le recevoir , en ramenant fréquemment
la conversation sur les dangers de tout genre auxquels
était exposé un militaire dans une expédition lointaine. Le
coeur d'une jeune personne qui aime , pour la première fois ,
se livre plus facilement encore aux alarmes qu'à l'espérance :
Victorine conçut d'affreuses inquiétudes . Elles ne se réalisèrent
que trop tôt ; son père avait laissé un papier sur la table
du pavillon où elle aimait à s'abandonner à sa mélancolie , elle
reconnaît l'écriture du baron de Sézanne , elle lit avidement :
plus de doute , plus d'espoir ! le fatal papier échappe de ses
mains ; elle jette un cri aigu , elle tombe anéantie ; elle ne
recouvra ses sens que dans les bras du président qui lui disait :
« Victorine , songe qu'il faut que tu vives pour ton vieux
père ! »
Le président imagina qu'un déplacement subit , une vie
toute nouvelle , pouvaient seuls faire distraction à une douleur
si vive. Dès le lendemain , en conséquence , il quitte la
retraite où il comptait finir ses jours , il prend une maison
à Paris. Sacrifiant tous ses goûts au nouveau plan que lui a
dicté la tendresse paternelle , il attire chez lui une société
nombreuse ; il donne à sa fille les maîtres les plus distingués
; il parcourt avec elle les ateliers des artistes , les spectacles
; il la conduit dans les fêtes les plus brillantes : inutiles
efforts ! Victorine , dominée par un sentiment unique , suivait
docilement son père , mais elle ne semblait ne voir ,
n'entendre rien de ce qu'il offrait à sa curiosité . Le président
gémissait de ne pouvoir obtenir aucun changement dans un
état plus pénible pour lui-même , que pour celle qu'il eût
voulu en arracher au prix de son existence . Une seule ressource
lui restait : il résolut de l'employer.
Parmi les hommes qui composaient sa société habituelle ,
il n'en était aucun dans lequel il trouvât des qualités suscep
tibles de distraire Victorine de ses sombres pensées . Mais il
avait rencontré , dans le monde , un jeune homme qu'il avait
remarqué avec d'autant plus d'intérét , qu'il était fils d'un de
ses anciens confrères . M. de Saint-Alban avait à peine atteint
sa trentième année , et il était déjà un des conseillers au parlement
les plus considérés . Sa figure , ses manières prévenaient
autant en sa faveur que l'esprit et la raison répandus dans
ses discours . Le président recherchait sa conversation , il lui
fit le reproche obligeant de ne lui avoir pas encore procuré
le plaisir de le recevoir dans sa maison , lui qui y avait tant
de droits à un accueil particulier .
M. de Saint-Alban , malgré les préventions que le président
300 MERCURE DE FRANCE ,
avait tenté d'inspirer à Victorine en sa faveur , ne fit pas plus
d'impression sur elle , que la foule d'adorateurs que ses charmes
et son immense fortune avaient déjà reunis à ses pieds . Le
président , prenant enfin pour du calme l'apathie profonde
où elle languissait , lui proposa une union qu'il désirait ardemment
par tous les motifs réunis . « Hélas ! mon père , ce
» n'était pas à M. de Saint-Alban que j'avais juré d'appar-
» tenir ! » Ce fut sa seule réponse . Le président réitéra ses
instances et ses caresses ; il lui dit que ce mariage ferait son
bonheur : Victorine , insensible à tout , hors à la tendresse
de son père , le suivit à l'autel : Saint -Alban
y reçut sa main. Devenue
madame de Saint- Alban , Victorine
, formée dès l'enfance
à l'accomplissement
scrupuleux
de ses devoirs, chercha
sincérement
à s'attacher
à son époux. Elle devint mère :
elle ne
pouvait contempler
ses enfans , sans éprouver
un retour
affectueux
envers l'auteur
de leurs jours. Peu à peu sa noire mélancolie
se dissipa : elle éprouvait
quelque charme à faire
la félicité d'un homme honnête
et sensible , que son père
chérissait
. Peu s'en fallait que , malgré la présence
conti nuelle d'un souvenir
ineffaçable
, elle ne trouvât de la douceur
dans son état : ce n'était point du bonheur , mais quel- que chose qui y ressemblait
; son mari n'était point son
amant ; mais c'était un ami , un frère .... -
Six années s'écoulèrent dans cette vie paisible : elle fut
tout-à- coup troublée par un événement affreux pour le coeur
de Victorine . Une attaque d'apoplexie laissa à peine au président
d'Olmond le tems de faire ses derniers adieux à sa fille .
- Inconsolable , elle ne pouvait se détacher de ce corps glacé :
« Laissez-moi finir-là ! » Disait-elle à Saint-Alban qui s'efforçait
doucement de l'arracher à ce déplorable spectacle. A
ses regrets amers se joignait une pensée cruelle : la mort d'un
amant , d'un père , enlevés si rapidement à son amour , était
pour elle le présage assuré d'un coup non moins funeste :
elle y voyait écrite la perte de ses enfans.
Frappée de cette idée sinistre , et se consumant dans de
douloureux efforts pour ne pas la laisser pénétrer par son
époux , Victorine dépérissait rapidement de jour en jour.
Les médecins les plus habiles furent appelés par Saint-Alban ;
tous leurs secours furent vains : elle s'éteignit sous leurs
yeux . Saint-Alban lui amenait ses deux filles : la porte de
l'appartement lui est refusée par les médecins . « Je ne la
reverrai donc plus ! s'écrie -t-il ; mes enfans , vous n'avez
» plus de mère ; je jure sur vos têtes chéries de ne vivre que
» pour vous , de ne jamais remplacer celle que nous ne cesAOUT
1808. 301
» serons de pleurer ensemble ; je jure de porter le deuil jus-
>> qu'au jour où j'irai la rejoindre . »
Victime d'un chagrin dévorant , Victorine , en fermant les
yeux , ne connaissait pas encore toute l'étendue de son infortune
. Elle pleurait la mort du premier objet de son amour :
mais n'est- il pas pour une femme sensible un mal plus grand
que de gémir sur la tombe de celui qu'elle aime ? n'est - il pas
cent fois plus affreux pour elle de savoir qu'il respire , et de
se voir enchaînée dans les bras d'un autre ? Telle eût été la
situation de Mme de Saint-Albán , si la connaissance de la
vérité fût parvenue jusqu'à elle .
Le combat dans lequel , selon les nouvelles publiques ,
le chevalier de Sézanne avait perdu la vie , s'était engagé
par la surprise des avant-postes français. Le chevalier y
reçut une balle dans la poitrine ; ses soldats le voyant
tomber , le crurent tué . Il fut ramassé par les Anglais et .
envoyé dans l'intérieur des terres , sous la garde de sauvages
qui le guérirent . Il chercha plusieurs fois , vainement ,
à faire passer des lettres à son corps qui s'était porté dans
Ja Caroline , à plus de deux cents lieues de la contrée où
il était détenu . Tous ses camarades avaient dû , naturellement
, le compter au nombre des morts.
Au bout de quelques mois , méditant sans cesse sur les
moyens de rejoindre l'armée française , il profita d'une
grande partie de chasse que firent ses gardiens , pour
s'enfoncer dans les vastes forêts qui bordent l'Ohio . Guidé
par un jeune sauvage dont il s'était fait un ami , il par
vint jusqu'à un camp américain , et bientôt se retrouva
au milieu de ses compatriotes . Peu de jours après , la paix
est proclamee ; le chevalier s'embarque avec son corps
pour repasser en France .
Arrivé sur le sol natal , il se met aussitôt en route pour
le château de Sézanne . Voulant ménager une douce surprise
à des parens chéris qu'il n'a point vus depuis des
années , il descend d'abord chez un vieux fermier , ami
de son enfance . Mais frappé lui-même de l'étonnement que
cause sa présence , il apprend que le bruit de sa mort est
répandu dans tout le canton ; que son père n'existe plus ,
que sa mère est allée habiter Paris. Il hazarde une question
sur Victorine d'Olmond ; le fermier lui raconte , sans
ménagement , que Victorine , croyant qu'il avait succombé
en Amérique , a épousé un M. Saint-Alban , dont elle a
déjà deux enfans .
« Qu'ai-je entendu ? s'écrie le chevalier. Ah ! cruel
502 MERCURE DE FRANCE,
>> homme , tu m'assassines ! des chevaux ! au nom du ciel ,
>>> des chevaux ! » Et déjà il vole vers Paris.
*
Mille projets confus agitaient ses esprits ; mais bientôt
un seul sentiment y domine ; c'est le tendre respect qu'il
conserve pour Victorine, dont une funeste erreur justifie l'infidélité
apparente ; il prononce le serment de s'abstenir
de toute démarche , capable de compromettre la tranquillité
de celle qui lui est encore plus chère que la vie .
-
Dès l'approche de la barrière de Paris , il se sentit en
proie à une pénible anxiété ; ses regards , à la fois curieux
et craintifs , examinaient toutes les voitures qui passaient
auprès de la sienne ; il désirait , il tremblait d'y apercevoir
l'objet d'une passion jadis si douce , mais désormais si funeste
, puisqu'elle ne peut plus être partagée . Un grand
tumulte le tire de ses sombres réflexions ; son postillon
s'était arrêté ; une file de carosses drapés de noir obstruait
le passage . Le chevalier met la tête à la portière , il demande
quel est ce convoi funèbre : — C'est celui d'une
dame , lui répond-on . Une dame ? Son nom ? - Ceux à
qui il s'adresse l'ignorent . Il renouvelle ses questions ; un
vieillard en cheveux blancs sort de la foule : —Ah ! monsieur
, dit-il , vous voulez savoir qui nous accompagnons
au tombeau ! Qui ne connaît pas la bienfaitrice de tout
ce quartier , la jeune Me de Saint-Alban ? - Mme de
Saint-Alban ? femme de monsieur ....... Femme de M. de
Saint- Alban , conseiller au parlement. Frappé de la
foudre , le chevalier retombe dans le fond de sa voiture
il n'a plus la force de donner un ordre ; mais le postillon
, comme s'il l'eût deviné , prend une rue détournée
et le conduit à la demeure de la baronne de Sézanne .
me
;
La vue d'une mère pouvait seule ranimer l'infortuné
jeune homme. Les transports de joie auxquels elle se livra ,
le plaisir de se sentir dans ses bras , suspendirent un instant
le sentiment de ses maux. Elle cherche à détourner
sa pensée du fatal spectacle dont il vient d'être témoin :
elle le presse de lui faire le récit de sa captivité et de sa
délivrance ; mais il n'est plus qu'un sujet qui puisse occuper
son attention ; il recherche avidemment les détails les
plus douloureux , il semble se complaire à rassembler sur
son coeur tout ce qu'il a souffert , depuis le jour où il a
connu Victorine , jusqu'à l'instant qui la lui ravit pour
jamais. Ses premières douleurs étaient épanchées dans le
sein de sa mère , elle avait satisfait à sa triste curiosité ;
il paraissait plus calme . La baronne saisit ce moment pour
le déterminer à prendre quelque repos.
+
3
AOUT 1808 . 303
Du repos ? en était-il pour une ame déchirée de tant
de traits ? Une voix intérieure semblait lui dire sans cesse :
<< Tu ne la verras plus ! jamais ! jamais ! » Cette effroyable
idée d'une séparation éternelle , ranima tout son désespoir ;
mais tout - à - coup une idée vient sourire à sa douleur
mortelle .
-
譬Dès qu'il voit régner autour de lui une tranquillité
profonde , il descend , il sort de la maison sans être aperçu .
Il retrouve les chemins qu'il a parcourus le matin , il
reconnaît l'endroit fatal où il a rencontré le convoi funèbre
, il voit la place où lui a parlé le vieillard , l'église
qu'il lui a indiquée. Un homme sortait du cimetière , armé
d'une pelle et d'une pioche ; c'est celui qu'il cherchait,
Il l'aborde : - Est-ce vous qui êtes chargé des fosses de
ce cimetière ? - Oui. Est-ce vous qui avez creusé celle
de Mme de Saint-Alban ? Oui. Où est-elle ? — Que
Vous importe ? Parlons bas : vois-tu cette bourse d'or ,
elle est à toi , si tu veux me servir. Que faut-il faire ?
Mme de Saint-Alban était tout pour moi dans ce monde
elle est morte sans avoir pu recevoir mes derniers adieux.
Je ne veux que la contempler encore une fois .
vous ce que vous me proposez ? -Le péril est incertain ,
la récompense est sûre. N'as - tu pas une femme , des enfans
? -Oui , malheureux comme moi ? Eh bien ! à cet
or , ajoute encore celui- ci .
-
-
-
―
-
----
-
Suivez-moi.
Savez-
Arrivé dans un angle du cimétière , le fossoyeur s'ar
rête : - Tenez , dit-il , c'est-là que nous l'avons déposée ce
matin ; prenez cette bèche , aidez -moi , et sur-tout ne
parlez pas. Le chevalier saisit l'instrnment ; à chaque
pelletée de terre qu'il enlevait , il pensait qu'il était plus
près de Victorine ; il redouble d'ardeur , et bientôt la
bière résonne sous un coup de bèche. Il frissonne , il s'arrête
: - Allons , monsieur , lui dit son compagnon , sans
vous , je ne puis achever. Ils réunissent leurs efforts ; le
cércueil est amené sur le bord de la fosse ; il est ouvert ;
le chevalier tombe à genoux . D'une main tremblante , il
écarte le linceuil ; un rayon de la lune vient éclairer cette
figure angélique , où malgré sa pâleur , il retrouve les
attraits dont il était idolâtre ; il prend une de ses mains ,
il la couvre de baisers et de larmes ; et soudain , comme
par inspiration , il se rappelle la scène de l'abbaye : il se
souvient des paroles de Victorine. Aussitôt il se penche
vers elle , il approche ses lèvres des siennes , il l'appellé :
« Victorine , ma bien-aimée , Victorine ! tiens ta promesse ,
504-
MERCURE
DE FRANCE
,
» réveille -toi ! Il presse plus fortement la main , le bras
dont il s'est emparé ....... Tout à coup , il croit sentir le
battement d'une artère : -Dieu puissant ! s'écrie- t-il , elle
n'est point morte ! Monsieur , lui dit l'ouvrier tout tremblant
, vos cris vont nous perdre ! Silence ! calmez - vous !
laissez-moi m'assurer de la vérité . — Le chevalier se sou-
-
--
― Mon
tenait à peine ; il attendait son arrêt : Monsieur ! monsieur
! vous ne vous êtes pas trompé ; elle n'est point morte ;
mais , au nom du ciel, point de bruit ! - Le chevalier
s'élance dans ses bras , il le nomme son sauveur .
ami , tout ce que je possède est à toi ; il faut que tu
achèves ton ouvrage ; hâtons-nous d'enlever cette femme
hors de ces horribles lieux. -Y pensez -vous ? Sans un
ordre de la justice ? -Mais penses-tu toi-même que tu ne
peux avertir l'autorité , sans avouer que tu as exhumé cette
femme ? Oui , il faut choisir entre la punition qui t'attend
et la fortune que je t'offre ; il faut enfin , combler tous
mes voeux , ou te résoudre à me tuer sur la place .
Hélas ! monsieur , vous êtes maître de moi ; je vous suis
au bout du monde .
En un instant le cercueil est rejeté dans la terre , la
fosse comblée , Mme de Saint-Alban enveloppée dans le
manteau du chevalier , et chargée sur ses épaules. Ses yeux
étaient toujours fermés ; le mouvement ne fut pas capable
de l'arracher à sa profonde léthargie . Le chevalier regagne
heureusement sa demeure avec son précieux fardeau ; il
dépose Victorine sur un lit , et court éveiller sa mère . La
baronne , non moins alarmée de l'extrême agitation empreinte
sur sa figure , que de le voir entrer chez elle au
milieu de la nuit , le presse de s'expliquer. Il lui fait un
récit fidèle de tout ce qui vient de se passer. La baronne
se lève , et vole auprès de Victorine. On lui prodigue
les soins les plus empressés , les mieux entendus ; ses
paupières s'entr'ouvrent , et se croyant dans un autre monde ,
elle n'est point surprise d'y voir son amant auprès d'elle .
Un habile médecin , attaché dès long-tems à la famille de
Sézanne , est promptement appelé . Sa discrétion était à
l'épreuve : on lui confie le mystère de cette étonnante
aventure ; il répond de la vie de la malade .
Au bout de quelques heures , elle avait entiérement recouvré
l'usage de ses sens ; elle veut savoir où elle est , et à sa
première parole , c'est la baronne elle-mème qui paraît au
chevet de son lit. Victorine reconnaît Mme de Sézanne , et sa
présence ne fait qu'accroître son étonnement ; elle entend de
sa
AOUT 1808. 505
-
sa bouche le récit de l'événement extraordinaire qui vient de
la tirer du tombeau. « Quoi ! c'est lui qui m'a sauvée , disait-
» elle , en levant au ciel des yeux où sa reconnaissance était
» peinte , lui , dont moi - même j'avais pleuré la mort ! » Au
son de cette voix si puissante sur son coeur , le chevalier qui
était caché dans un coin de la chambre, ne peut plus se contenir
: « Victorine , ma Victorine , s'écria- t- il , vous m'êtes
donc rendue , rendue pour jamais ! » — La vue de celui qui
avait été l'objet de ses premières amours faillit épuiser de
nouveau toutes ses forces . «< -- Ah ! chevalier , lui dit- elle ,
>> faut- il qu'à l'instant même où vous venez de conserver mes
>> jours , je sois obligée de vous rappeler que je ne m'appar- .
» tiens plus ? un lien sacré .... Des liens? je n'en connais
>> plus , ils sont tous brisés ; vous êtes libre , Victorine , libre
» comme au moment où votre père me permit d'aspirer à
» votre main. Quels droits viendrait réclamer aujourd'hui
>> celui qui fut votre époux ? N'êtes-vous pas morte pour lui
» qui vous a fait porter au tombeau ? N'êtes-vous pas morte
» devant la loi même ? Vous avez cessé d'exister pour tout
>> autre que pour moi . Oserai-je vous le dire , Victorine ?
>> votre vie est à moi , elle m'appartient : ne vous l'aurai-je
>> rendue que pour envier moi - même une place dans la
» tombe d'où je viens de vous arracher ? » L'amour et le
scrupule se combattaient dans le coeur de Victorine ; elle
portait alternativement ses regards , du chevalier sur la
baronne ; le jeune homme s'aperçut qu'elle hésitait : « ~ O
» ma mère s'écria-t-il , plaidez ma cause , c'est plaider
» pour ma vie ! »
"
La baronne de Sézanne était une femme d'un mérite
reconnu ; une longue carrière honorée par toutes les vertus
donnait un grand poids à ses paroles. Victorine avait été
élevée dans le plus profond respect pour cette ancienne
amie de sa famille ; la baronne parla peu , mais avec clarté
et avec force ; elle déclara qu'elle regardait tous les noeuds
comme rompus par la mort ; elle soutint que Victorine ne
pourrait plus se réunir à M. de Saint-Alban lui-même sans
un nouveau mariage ; qu'elle avait donc la faculté de disposer
de sa main en faveur de tout autre homme. Victorine
l'écoutait avidement ; mais les regards du chevalier , Pexpression
de toute sa physionomie , ses larmes prêtes à couler,
firent plus d'impression encore sur son coeur que la voix
de Mme de Sézanne . Elle leva ses mains et ses yeux vers
le ciel , puis d'un accent pénétré : — « Pardonne-moi , mon
» Dieu , s'écria-t - elle , pardonne-moi si je m'abuse ! » Et se
5.
cen
LA
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
retournant aussitôt vers la baronne : « Oma respectable amie,
» ma mère , lui dit-elle , soyez toujours mon guide ! » Le chevalier
, hors de lui , se précipite sur une des mains de Victorine
; il prononça le serment de lui consacrer tous les instans
de son existence .
La baronne , après avoir pris part à la joie d'un fils si
tendrement chéri , exposa toutes les mesures que lui suggérait
sa prudence ; elle n'eut pas de peine à faire conprendre
à ses deux enfans ( car c'est ainsi qu'elle les appela
désormais ) , que la décence , non moins que leur sûreté ,
exigeaient qu'ils vécussent loin de Paris et le plus ignorés
qu'il serait possible ; elle avait une terre en Provence ; elle
leur proposa d'aller y fixer leur séjour. Son offre fut acceptée
avec transport ; ils sentaient combien il était important
de hater l'instant du départ . La perspective d'une félicité
au- dessus de tout espoir avait opéré en Victorine un
rétablissement rapide . En peu de jours elle fut en état de
supporter la fatigue d'un long voyage .
Ils arrivent en Provence : le premier soin de la baronne de
Sézanne est de procéder au mariage de son fils avec Victorine
d'Olmond. Il n'était personne dans cette province éloignée ,
qui eût connu Me de Saint-Alban : Les deux nouveaux
époux y vécurent dans une paix profonde. Victorine disait
souvent à Sézanne qu'elle avait recommencé une nouvelle
vie ; que tous les instans heureux dont elle jouissait étaient
doublement son ouvrage . Sézanne , de son côté , he cèssait
de lui répéter qu'il n'avait attaché de prix à son existence
, que du jour où il avait été libre de la lui consacrer.
Toujours attentif à écarter ce qui pouvait lui déplaire , toujours
empressé à prévenir ses désirs , il craignit pour elle la
monotonie de leur séjour champêtre : il lui proposa les distractions
que pouvait offrir la société des châteaux voisins .
« Des distractions ! répondit Victorine ; vous voudriez donc
» me distraire de mon bonheur ? » Sézanne voyait , avec une
joie inexprimable , que si Victorine était tout pour lui , seul
aussi il suffisait à combler tous ses voeux. Il avait fait construire
à l'extrémité de ses jardins un pavillon qu'il avait rendu
semblable autant que possible à celui du parc d'Olmond .
Le piano , les livres , les dessins de Victorine , tout y était
dans le même ordre . C'était toujours là qu'ils venaient terminer
leurs promenades , et se livrer à des souvenirs si pleins
de charmes pour des coeurs éprouvés par l'infortune . La
bonne baronne de Sézanne , témoin jamais importun de
ces tendres épanchemens , semblait rajeunir quand elle était
assise entre son fils et sa fille ; elle s'était créé la plus douce
AOUT 1808. 307
des occupations : c'était elle qui présidait à l'éducation de
deux petits garçons charmans , qu'elle considérait déjà comme
l'espoir de la maison de Sézanne .
Victorine ne pouvait serrer ses enfans dans ses bras , sans
songer aux deux filles chéries qui étaient restées au pouvoir
de M. de Saint- Alban . « Il les aime , il les rendra heu-
>> reuses , disait-elle , mais elles oublieront qu'elles ont eu une
» mère ! » Depuis sept ans elle en était séparée ; le médecin
de la baronne de Sézanne , chargé de lui rendre
compte de tout ce qui pourrait l'intéresser à Paris , avait
mandé que la plus jeune de ces enfans n'avait échappé
qu'avec peine à une maladie épidémique très -dangereuse .
Victorine , alarmée des périls que pouvait courir l'autre ,
se sent dominée par un désir insurmontable de les revoir.
Szanne ne peut se défendre d'un mouvement d'effroi ,
cette proposition imprudente ; mais était-il en son pouvoir
de résister aux prières , aux instances de sa Victorine ? La
baronne s'éléva avec énergie contre un projet dont elle
fit entrevoir les funestes conséquences : ses avis étaient toujours
respectés ; mais ici , elle avait à combattre les caresses
et les larmes d'une épouse adorée le départ pour Paris
fut résolu. Ses enfans étaient déjà dans leur voiture , qu'elle
leur retraçait encore toutes les précautions qu'ils avaient
à prendre elle les chargeait d'une lettre , par laquelle elle
conjurait son médecin de veiller sur toutes leurs actions,
sur tous leurs pas.
:
Ils descendent chez le docteur : Le premier mot de Victorine
est pour demander des nouvelles de ses filles ; elle
apprend que leur gouvernante les mène souvent se promener
aux Tuileries. Accompagnée de Sésanne , et la figure
couverte d'un voile épais , elle parcourait toutes les allées
du jardin ; elle s'arrétait long-tems aux endroits consacrés
aux jeux des enfans ; ses yeux avides se portaient sur toutes
les jeunes personnes , dont l'age et la taille pouvaient lui
donner l'espérance de découvrir l'objet de ses recherches .
Que de fois elle fut sur le point de hasarder d'indiscrètes
questions ! Qu'il était pénible pour elle de rentrer le soir
dans sa demeure , sans avoir pu satisfaire un désir si légitime
et si pressant ! Sézanne seul avait le pouvoir de calmer
l'amertume de ses regrets , en lui faisant espérer que la
journée suivante serait plus heureuse pour elle , en lui
promettant enfin qu'il allait s'occuper d'un expédient plus
certain , pour lui procurer la vue de ces enfans si chers à
son coeur maternel.
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ,
Victorine et son époux avaient passé une journée presqu'entière
dans une vaine attente : la nuit n'était pas éloignée.
Victorine se sentait disposée à la mélancolie : « Mon
» ami , dit-elle à Sézanne , il me vient une idée en ce mo-
» ment. Vous savez combien j'aime à me rappeler que c'est
» vous qui m'avez rendue à la vie : c'est aujourd'hui l'anni-
» versaire de ce jour d'un éternel souvenir ; quel autre pour-
» rais-je mieux choisir , pour vous prier de me conduire au
» lieu où vous me vîtes renaître entre vos bras , pour recom-
» mencer à vous aimer sans obstacle et sans partage? » Depuis
son arrivée , Sézanne éprouvait le même desir ; un excès de
délicatesse et de précaution l'avait seul retenu d'en faire part
à Victorine. Il craignait d'avoir l'air , à ses yeux , de mettre
trop d'affectation à lui retracer tout ce qu'elle lui devait ; il
redoutait , enfin , pour elle l'émotion trop violente que pouvait
lui causer l'aspect de la tombe, où elle avait été enfermée
vivante. Mais aujourd'hui , c'était Victorine elle- même qui le
demandait : il fait approcher sa voiture , et bientôt ils descendent
devant l'église indiquée . Une petite porte conduisait
au cimetière : Sézanne s'avance , guidant Victorine .
Elle ressentait un frémissement involontaire ; elle s'appuyait
sur le bras de son époux. Sézanne reconnaît les lieux ,
il fait quelques pas , mais bientôt il croit se tromper ; à la
place si bien gravée dans sa mémoire , il voit un monument
funèbre , qui attestait les regrets ou la magnificence de celui
qui l'avait fait élever. Le crepuscule lui permit de distinguer
le nom de Victorine gravé sur le marbre. « C'est - ici , lui dit-il
» d'une voix émue ; arretons-nous ! » Il l'entourait de ses
bras ; on ' eût dit qu'il craignait qu'elle ne lui fùt ravie une
seconde fois .
Victorine avait relevé son voile pour lire l'épitaphe qui
couvrait une des faces du socle ; elle veut passer derrière
le monument , pour voir la face opposée : quelle est sa
snrprise d'apercevoir un homme , à genoux , et vêtu de
deuil ! Il était si profondément absorbé dans ses prières
ou dans sa douleur , qu'il ne leva la tête qu'au cri de
frayeur que Victorine ne put retenir. Cet homme sembla
tout à coup pétrifié ; il ouvrait des yeux hagards : -
Dieu! s'écria-t -il enfin , serait-ce son ombre ? Quelle illusion
! Mon ami , sortons d'ici , dit Victorine en cachant
sa tête dans le sein de son époux , au nom du ciel , fuyons !
-Non , vous ne sortirez point , reprit l'inconnu , en la
saisissant par le bras . Il faut que je sache si mes yeux ou
mon imagination m'ont trompe, - Sézanne Lepousse
AOUT 1808. 309
..
avec indignation.
V
Mais s'élançant avec une sorte de
fureur , savez-vous , Monsieur , dit -il à Sézanne , quelle
est la femme que vous accompagnez ? - C'est la mienne .
-
-
-
―
-
-
Elle ! à vous ? Je vous le répète ; mais calmez le délire
où vous êtes , et ne me forcez pas à réprimer un emportement
qui m'outrage . Quoi ! y aurait-il puissance
au monde qui pût m'empêcher de réclamer une épouse ,
lorsque je la retrouve ? Votre épouse , dites-vous ?
Eh ! pour quelle autre serais-je venu prier sur cette pierre?
Pour quelle autre couleraient les pleurs qui baignent encore
mon visage ? —Insensé ! laissez - nous !
Sézanne prononça
ces derniers mots d'une voix moins ferme ; malgré tout
son courage , un trouble dont il n'était pas maître s'était
emparé de lui. Un trait affreux de lumière avait passé
jusque dans son coeur. Victorine ne se soutenait plus. Sézanne
l'enlève , et la porte dans la voiture ; l'inconnu
voulait y monter avec eux ; il l'écarte avec force , et ordonne
au cocher de s'éloigner de toute la vitesse de ses
chevaux.
M. de Saint-Alban ( car qui ne l'a pas encore reconnu ? )
appelle à son secours ; il promet une forte récompense
à celui qui pourra suivre la voiture et lui dire où elle se sera
arrêtée. Plusieurs hommes s'élancent sur le chemin qu'elle
a pris , et au bout d'un certain tems , on lui rapporte qu'après
plusieurs détours , deux personnes en sont descendues
dans une maison qu'on lui indique exactement, M. de St.-
Alban passe la nuit à faire toutes ses dispositions .
Dès le point du jour , la maison est entourée ; on sait
que le médecin loge deux étrangers chez lui ; à la première
question qui lui est adressée , Sézanne se présente ;
il déclare qu'il est arrivé depuis peu de jours , avec sa
femme , de la province qu'il habite . Mais cette simple réponse
ne peut suffire ; M. de Saint-Alban a rendu une plainte
formelle , dans laquelle il soutient que la prétendue dame
de Sézanne est son épouse légitime . Sézanne affecte de ne
voir en lui qu'un homme dont la tête est égarée .
Cependant cette cause singulière est portée devant le
parlement ; l'avocat de M. de Sézanne produit des actes
formels , une foule de témoignages irrécusables qui attestent
que , depuis sept ans , il est connu pour unique époux
de la femme qui habite avec lui . L'avocat de M. de Saint-
Alban avoue qu'en effet toutes les preuves du décès de Mme
de Saint-Alban existent ; il ne me pas même qu'elle a été
enterrée publiquement , mais il allègue qu'elle pouvait
310- MERCURE DE FRANCE ,
n'être pas morte , qu'elle a pu être rendue à la vie par un
événement que l'on ignore ; enfin , il maintient que les
droits de son client sur elle n'ont rien perdu de leur validité.
La Cour ordonne que Mme de Sézanne sera entendue
elle -même.
Victorine , pour la première fois de sa vie , refusa opiniatrément
de rendre hommage à la vérité ; elle soutint son
interrogatoire avec une présence d'esprit qui confondit ses
juges ; elle répondait avec un art merveilleux aux questions
les plus subtiles , elle triomphait : mais tout à coup une
porte s'ouvre ; deux petites filles charmantes se précipitent
à ses genoux , en l'appelaut leur mère. Victorine pâlit ,
chancelle .... « Ah ! cette dernière épreuve est trop forte
» pour mon coeur , s'écrie-t- elle ; je renierais mes enfans !
» mon sang ! Non , jamais ! .... Je suis leur mère ! » Elle les
pressait toutes deux dans ses bras.
:
Madame de Saint-Alban était reconnue vivante : l'un de
ses deux mariages était donc nul ; mais lequel de ses époux
devait renoncer à jamais à elle ? Ici , le procès prit un
nouvel aspect M. de Sézanne représenta que Victorine
d'Olmond , déclarée, morte par son premier mari lui-même ,
ne pouvait plus ètre réclamée par lui ; « elle n'appartenait
plus qu'à la tombe où il l'avait descendue , ajouta - t-il , elle
» ne peut plus appartenir qu'à moi qui l'en ai tirée . M. de
» Saint-Alban redemande une mère pour ses enfans ; mais
» pourquoi les miens seraient- ils privés de la leur ? » Tout
l'auditoire était ému ; la plupart des juges eux-mêmes penchaient
pour le sauveur de Victorine .
>>
M. de Saint- Alban ne répondit que par un mot : il invoqua
la loi formelle et précise qui déclarait les liens du mariage
subsistant , pendant toute la durée de la vie des époux. « Ma
» femme existe , dit-il , elle est devant vous : qui done peut
>> me la disputer ? » Ce fut la loi qui jugea : tous les coeurs
étaient consternés,..
Victorine entendit ce terrible arrêt ; une.noble dignité vint
ranimer ses forces. « Puisqu'il ne m'est plus permis de faire
» un choix , dit-elle , puisque je ne puis plus disposer de mes
» jours en faveur de celui qui me les a conservés , qu'il ne me
» soit pas refusé , du moins , de les terminer dans la retraite . »>
Sa demande lui fut accordée d'une voix unanime . Sa pensée
se porta aussitôt vers un lieu que les souvenirs de son enfance
lui rendaient cher ; elle alla se réfugier dans l'abbaye voisine
de la terre d'Olmond. Il fut permis à ses enfans de l'y suivre :
elle leur partage également ses soins et ses caresses, Entourée
AOUT 1808. 311
de ces êtres chéris , elle adresse des voeux ardens au ciel pour
que son coeur , délivré de regrets trop amers , puisse enfin
se reposer dans l'oubli du monde et de ses hazards cruels .
M. de Sézanne , désespéré , forma le projet d'aller chercher
la mort en combattant sous des drapeaux étrangers : il songea
sa mère , et il resta pour pleurer avec elle .
M. de Saint-Alban , déjà usé par de longues douleurs ,
tomba dans une noire mélancolie . Sa conscience timorée lui
reproche son erreur comme un crime : Victorine descendue
vivante au tombeau est sans cesse devant ses yeux.
L. DE SEVELINGES.
REVUE DES THEATRES.
THEATRE FRANÇAIS → Débuts de Mademoiselle EMILIE LEVERT.
Le 30 juillet , Melle Emilie Levert a débuté sur ce théâtre
par le rôle de Célimène , dans le Misanthrope et par
celui de Roxelane , dans les Trois Sultanes . Elle a joué
depuis Céliante , dans le Philosophe Marié ; la Comtesse ,
dans le Legs ; Elmire , dans le Tartuffe ; Dorimène , dans
les Fausses Infidélités , et Julie , dans la Coquette Corrigée .
On ne peut nier que cette actrice n'ait pris une route
un peu détournée pour arriver au Théâtre Français. On
l'a d'abord vue , dans les ballets de l'Opéra , brillante de
jeunesse et de fraîcheur , parvenir à se faire remarquer
dans cet essaim de beautés qui rappellent souvent les
filles de Doris , telles qu'Ovide les a dépeintes :
Facies non omnibus una ,
Nec diversa tamen : qualem decet esse sororum.
MÉTAM. LIB. II.
Leur figure diffère et pourtant se ressemble ;
Elle sied à des soeurs.
( Trad. de M. de Saintangè . )
Et delà vient peut - être que le chansonnier Collé les appelait
nos soeurs de l'Opéra . Melle Emilie Levert , ayant
ensuite passé de la scène lyrique au théâtre Louvois , y
fit applaudir assez long- tems la franchise et la finesse de
son jeu ; mais on reconnut dès-lors qu'elle ne pouvait trouver
que sur la scène française le véritable genre de son
talent , les motifs d'une émulation toujours inspirante , et
des modèles dignes de perfectionner ses rares dispositions .
312 MERCURE DE FRANCE ,
Heureusement ou malheureusement , l'emploi des grandes
coquettes , celui qui convient le mieux à Melle Levert ,
était déjà rempli d'une manière fort distinguée . On sait que
cinq ou six jeunes rivales ont des droits plus ou moins
avoués sur ces rôles brillans , et pourraient être regardées
comme la monnaie de Melle Comtat , si l'on ne comptait
parmi elles Mme Talma , la première dans l'ordre du talent
et du tableau . Mais cette actrice , remarquable par
un excellent ton , une décence parfaite , une sensibilité
pleine de charme , semble préférer le drame , ou du moins
la comédie de La Chaussée , genre dans lequel on ne peut
lui contester une supériorité frappante. Melle Mézeray ,
qui se trouve plus directement sur la route de Melle Levert ,
n'a point rempli toutes les espérances que ses débuts avaient
fait naître il en résulte à son égard une justice un peu
rigoureuse , qui succède à une bienveillance longue et méritée
; son talent n'en est pas moins très-agréable ; c'est
une fort bonne actrice du second ordre , dans un tems où il
y en a si peu du premier. Je ne dirai qu'un mot de Melle
Mars , appelée ensuite par la chronologie du théâtre , à
jouer aussi les grandes coquettes ; il me paraît impossible ,
de quelque grace , de quelque finesse qu'elle soit douée ,
qu'elle prenne ce nouvel emploi , sans se faire vivement
regretter dans celui qu'elle quittera. L'art et la nature ne
produisent pas , dans le même talent , deux genres de
perfection absolument opposés. Pour Melle Bourgoin , qui
après avoir essayé ses forces , l'été dernier , dans le rôle de la
Coquette Corrigée , est revenue avec une ardeur nouvelle ,
à ceux de Chimène et d'Andromaque , il faut espérer que
ses heureuses dispositions finiront par l'emporter sur les
leçons qu'on lui donne , et qu'elle aura le bonheur d'échapper
à la tragédie . Elle est née pour être amoureuse
de comédie , pour être même une soubrette piquante ;
l'enflure de la déclamation n'en fera point une héroïne
tragique ; et comme elle a besoin de longues études
ètre en état de représenter un jour les femmes du grand
monde et les coquettes de bonne compagnie , on peut en
attendant permettre à Melle Emilie Levert de se présenter
pour cet emploi , qui n'est véritablement occupé , dans ce
moment , que par Melle Mézeray. D'ailleurs , l'autorité qui
veille sur la durée du Théâtre Français et sur l'avenir
des acteurs qui en sont l'ornement , fait preuve d'une vigilance
éclairée , en leur cherchant d'avance des héritiers.
et des successeurs. On sait trop que les plus grands copour
AOUT 1808 . 313
médiens ne laissent que des souvenirs ; et quoiqu'un poëte
ait dit avec raison ,
Nous n'aimons que la gloire absente ;
La mémoire est reconnaissante ,
Les yeux sont ingrats et jaloux .
·
>
Il n'en est pas moins vrai que nous cesserions bientôt
d'être justes envers ceux que l'âge éloigne de la scène
si le talent qui les y remplace , ne nous offrait chaque jour
un objet de comparaison qui nous rappelle leurs services ,
en même tems qu'il assure leurs dernières récompenses.
Ainsi , l'intérêt général de la comédie , plus puissant que
l'amour propre des individus , garantira toujours un accueil
favorable aux débutans honorés de la protection du public ,
et depuis long-tems , personne n'en a reçu des marques
plus signalées que MonerEsmoinlniee Levert.
Il est rare aussi qu'une débutante réunisse , dans un pareil
degré , les qualités qui semblent appartenir à la jeunesse du
talent , et celles que donnent ordinairement l'étude et l'expérience
; qu'elle joigne , par exemple , le sentiment des
convenances théâtrales , l'usage de la scène , l'art des nuances
et des transitions avec la chaleur , l'enjouement , la grâce
⚫et la vivacité . Sans doute , les premiers essais de Mlle Emilie
ne lui sont pas inutiles aujourd'hui : et cependant si l'on observe
l'extrême différence des deux répertoires et le ton de
la comédie qu'on joue ordinairement au théâtre de Louvois ,
on s'étonne encore davantage que cette jeune actrice ait pu
s'élever si rapidement à des rôles dont ses premières études
ne lui donnaient pas même l'idée . Tels sont les rôles de
Célimène dans le Misanthrope , et d'Elmire dans le Tartuffe.
Rien ne prouve mieux qu'elle est appelée par un véritable
talent à l'emploi qu'elle a choisi , que d'avoir faibli dans des
pièces telles que les Trois Sultanes et le Legs , et de s'être
soutenue dans les chefs - d'oeuvre de Molière. Il est vrai
qu'elle n'a pas moins réussi dans la Coquette corrigée , comédie
de fort mauvais ton , où les caractères , les sentimens et
les moeurs sont presque toujours faux , et les ridicules souvent
exagérés. Dans quelle société , du genre de celle que
Lanoue a voulu peindre , a-t -on jamais entendu débiter gravement
des leçons d'impudence et de libertinage , telles que
le marquis en donne à Julie , quand celle - ci s'avise de prononcer
devant lui le mot de décence ?
....... Encore on n'y peut plus tenir ,
Et ce terme est ignoble à faire évanouir.
314 MERCURE DE FRANCE ,
Laissez -là pour toujours et le mot et la chose.
Savez-vous bien qu'à tort votre nom en impose ?
Par un début d'éclat vous nous éblouissez ;
Rien ne résiste à l'air dont vous vous annoncez :
« Des coeurs et des esprits voilà la souveraine ;
» Scrupules , préjugés , dit-on , rien ne la gêne . »
Point ce sont des égards , de la discrétion ,
Une tante par-tout qui nous donne le ton .
Après six mois d'épreuve on dit décence encore ….....
Oh ! parbleu , finissez , ou je vous déshonore .
« Il est impossible , observe très-bien M. de Laharpe ,
» qu'une femme à qui l'on ne peut reprocher jusque - là
» qu'un peu de coquetterie et de légéreté , travers fort com-
» mun à son âge , mais qui n'a ni rien dit , ni rien fait qui
» annonce un caractère gâté , un coeur corrompu ; qui même
» va tout à l'heure revenir des erreurs de sa jeunesse , et s'en
» repentir assez pour exciter un moment d'intérêt , entende
» sans indignation des discours qui sont pour elle le der-
>> nier degré de l'avilissement. Le Méchant de Gresset , qui
» veut corrompre un jeune homme , garde avec lui cent fois
» plus de mesure que ce marquis n'en garde avec une jeune
» femme ; et cependant quelle différence devait y mettre
>> celle du sexe , et dans un sens tout contraire ! Mais Gresset.
>>- connaissait les bienséances du monde , et Lanoue ne l'avait
» guère vu que dans les coulisses. »
Je ne conteste point la justesse et la vérité de ces observations
. J'avoue aussi que la présidente , présentée dans la Coquette
corrigée , comme une femme du grand monde et qu'on
jage même capable de rivaliser un moment avec Julie dans
tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté , ressemble plus à
l'Araminte, des Ménechmes , à l'une de ces vieilles folles de
comédie , courant sans cesse après des hommes qui les fuyent
toujours , qu'à une femme de la société . Mais Lanoue avait
besoin de cette exagération pour frapper vivement sa coquette
, et préparer le dénouement . Malgré les critiques trèsfondées
qu'on a faites de sa Pièce , ce n'est point un ouvrage
sans mérite . Laharpe lui - même , dont le plus gsand tort est
de donner souvent à la raison le ton de l'humeur et de l'injustice
, reconnaît que le rôle de Julie est très -propre à montrer
le pouvoir de la figure et du talent d'une actrice . Après avoir
réussi plus que personne dans cette épreuve brillante , après
avoir paré ce rôle de la coquette , des prestiges les plus séduisans,
Mlle Comtat a pris celui de la tante , le meilleur et le
plus raisonnable de la pièce : je l'ai vu jouer autrefois par
AOUT 1808. 315
1
Mile Raucourt , qui savait très-bien déposer la majesté tragique
, et ne conserver ici que de l'aisance , du calme et de la
dignité ; Mlle Comtat y joint quelque chose de plus délicat et
de plus affectueux : mais s'il est difficile de regretter personne
dans les rôles dont elle veut bien se charger , il est impossible
de ne pas la regretter elle-même dans tous ceux qu'elle abandonne
, et rien ne fait plus d'honneur à Mlle Emilie Levert ,
que d'avoir su la rappeler quelquefois . Si ces légères ressemblances
appartiennent à l'imitation , elles prouvent l'excellent
goût de la débutante dans le choix de ses modèles ; si
elles appartiennent à l'instinct , elles promettent un talent
trop rare pour n'être pas puissamment encouragé .
Tant d'avantages sont compensés par quelques inconvéniens
. Mile Levert a dans la prononciation un défaut naturel
qu'elle combat avec une constance opiniâtre , et qui n'a pas
encore cédé à ses efforts . Les conseils de l'expérience doivent
aussi l'engager à soigner davantage sa diction qui n'est pas
toujours également ferme et juste : son intelligence paraît
sure ; elle saisit en général très-bien le sens et les intentions
d'un rôle ; mais l'art de les faire ressortir par une distribution
prompte et sage de toutes les parties , a besoin chez
elle d'être perfectionné . Cet art est peut-être ce qui produit
le plus d'effet au théâtre , ou du moins l'effet le plus sûr
et le plus soutenu ; il annonce dans un acteur l'heureuse
alliance de l'esprit et du jugement , de la nature et de l'étude :
on ne peut guère douter que Mile Emilie Levert ne parvienne
à l'acquérir . Elle a , dit-on , le goût le plus vif pour
le théâtre , une patience que rien n'épuise , un zèle que
rien ne décourage' ; et si , contre l'autorité de l'exemple ,
elle répond à la bienveillance du public par de nouveaux
efforts , on peut hardiment lui promettre des succès aussi
peu communs aujourd'hui , que les moyens qu'elle emploie
pour les obtenir . ESMÉNARD .
Esprit de MADAME NECKER , extrait des cinq
volumes des Mêlanges tirés de ses manuscrits , publiés
en 1798 et en 1801 ; par M. B. D. V. A Paris ,
chez Leopold Collin , libr . , rue Gilles - Coeur , n° 4.
M. Necker publia en 1798 trois volumes de Mêlanges
extraits des manuscrits de sa femme , et ces trois vol ,
furent suivis de deux autres qui parurent en 1801
316 MERCURE DE FRANCE ,
>
Ce recueil fut trouvé beaucoup trop considérable
on fit à l'éditeur le reproche d'avoir moins prouvé son
goût que sa tendresse conjugale , en offrant au public
parmi un assez grand nombre de pensées justes ou
brillantes , un nombre plus grand encore d'idées fausses
ou rebattues , de phrases obscures ou insignifiantes , trèspropres
à compromettre , sous le rapport de l'esprit
et du jugement , la mémoire de l'auteur chéri pour
lequel il voulait nous faire partager son admiration et
ses regrets. Un nouvel éditeur , dont aucun sentiment
personnel ne pouvait sans doute égarer le discernement
vient de réduire les cinq volumes en un seul : c'est
déjà faire une cruelle satire de l'ouvrage ; mais s'il arrivait
que ce seul volume dût encore être réduit à moitié
pour qu'il ne contînt que des choses intelligibles , utiles
ou piquantes , M. Necker mériterait bien plus de reproches
encore qu'on ne lui en a fait , ou bien il faudrait
en faire de très-graves au compilateur étranger
qui n'aurait pas su mettre tout le bon à profit faute de
le distinguer , et aurait employé confusément le bon et
le mauvais jusqu'à la concurrence du nombre de pages
qu'il se proposait de remplir. Je ne m'établirai point
juge de cette question ; je la laisse à décider à ceux qui
ayant lu en entier les Mêlanges de Mme Necker et lisant
l'extrait qu'on en vient de donner , seront à même
de sentir si celui-ci offre le meilleur choix possible de
ce que renferment les autres. Je me bornerai à examiner
l'extrait en lui-même.
Mme Necker , douée d'un esprit très-cultivé, et remplie
d'une véritable passion pour les lettres , rassemblait dans
son opulente maison , plusieurs des écrivains les plus
célèbres de son tems ; Buffon et Thomas figuraient principalement
dans cette réunion . Mme Necker avait pour
tous les deux une admiration profonde , respectueuse
et tendre ; elle les mettait au-dessus de tout le reste .
des hommes ; mais elle admettait entre eux une inégalité
qu'elle exprimait ainsi : Thomas est l'homme de
son siècle ; Buffon est l'homme de tous les siècles. En
général , les femmes jugent les auteurs et les livres avec
leurs affections plutôt qu'avec leur goût et leurs lumières
: l'écrivain qu'elles aiment le mieux , est le meilAOUT
1808 . 317
leur des écrivains. Cette préférence , souvent injuste en
elle-même , entraîne nécessairement des exclusions et
des répugnances plus injustes encore. Buffon et même
Thomas n'aimaient point Voltaire ; par conséquent Me
Necker ne l'aime pas non plus ; elle juge son caractère
et ses ouvrages avec une excessive sévérité , et l'on
peut croire que lorsqu'elle proposa la première de lui
élever une statue , elle céda moins à un mouvement
de véritable enthousiasme pour ce grand homme , qu'au
désir de mêler son nom à une chose d'éclat. Elle n'épousait
pas seulement les intérêts de rivalité et les sentimens
d'aversion de ses deux amis ; elle adoptait encore
leurs pensées ; elle se les appropriait et les commentait
en cent façons : elles devenaient la base de sa doctrine
en morale ou en littérature . Buffon avait pour systême
qu'on peut à peu près tout ce qu'on veut fortement
que le génie n'est autre chose qu'une application profonde
et persévérante , et que par conséquent il faut
sans cesse diriger vers un objet unique toute son attention
, toutes les forces de son esprit . Cette maxime qu'il
mettait en pratique au point de rester étranger à toutes
les choses de littérature qui n'avaient pas un rapport
direct avec ses travaux et d'ignorer même en quoi
consistaient les premières règles de notre versification ,
cette maxime est répétée , retournée dans le livre de
Mme Necker en autant de manières qu'une pensée peut
l'être ; et les formes ne sont ni assez variées , ni assez
piquantes pour déguiser la monotone identité du fond .
Mme Necker fait un abus continuel d'images et de
comparaisons ; elle ne dissimule point sa prédilection
pour ce genre d'esprit et de style. Saisir des rapports
justes , quoique éloignés , entre deux idées , lui paraît
la chose la plus facile et la moins désirable ; mais marquer
la relation apparente qui existe entre un objet
métaphysique et un objet matériel , est pour elle la
plus belle opération de l'esprit humain et le véritable
secret de l'art d'écrire en un mot , elle préfère de
beaucoup une image nouvelle à une idée neuve , c'està-
dire rien ou presque rien à quelque chose. Elle avait
probablement puisé cet amour du style figuré et métaphorique
dans son admiration passionnée pour Thō318
MERCURE DE FRANCE ,
mas , dont le principal vice , comme écrivain , est de
transporter avec profusion dans la langue de l'éloquence
et de la philosophie , des expressions et des images
empruntées à la langue des arts , et à celle des sciences
mathématiques et naturelles . Mais , comme il arrive à
tous les imitateurs , Mme Necker outre beaucoup les
défauts de son modèle. Thomas manquait de naturel
mais non pas de clarté ; Mme Necker est à la fois affectée
et obscure. Aurait - elle pu comprendre elle- inême
deux jours après l'avoir écrite , cette pensée que je vais
transcrire ? «< Deux puissances reconnues maintiennent
>> l'équilibre de cet Univers , dont l'une attire sans cesse
>> vers un centre commun des corps qu'une impulsion
» puissante met en mouvement , et qui ont besoin de
>> ce mouvement pour ne pas se réunir dans une masse
» inerte , mais qui cependant s'écarteraient du centré
» et renverseraient l'ordre des choses , s'ils n'étaient pas
>> retenus par cette force toujours puissante , quoique
» son action ne soit pas toujours apparente. Un des
>> avantages de cette vue générale est de pouvoir ré-
» former nos plans imparfaits par les plans parfaits que,
»> nous avons devant les yeux ; et , sans aller plus loin ,
>> cette comparaison fournirait des réflexions bien utiles
>> aux corps constituans. » Qu'est- ce que Voltaire aurait
dit de ce style , lui qui appelait du galithomas le style
physico- métaphysique de l'ami de Me Necker ? Elle a
nombre de pensées de cette obscurité- là beaucoup
aussi sont fort claires et le sont trop ; cela arrive souvent
aux gens en qui l'obscurité ne vient pas de la profondeur
, mais de la difficulté d'être clair ou de l'envie
de ne pas l'être. Pour parler figurément , comme Me
Necker , ce sont des ruisseaux dont on ne voit pas le
fond , parce qu'on en a troublé l'eau ; dès qu'elle est
reposée , on s'aperçoit qu'il n'y a pas de quoi se baigner
le bout des pieds.
Mme Necker s'est donné la peine d'écrire cette phrase :
« Une légère contrariété dérange la tête d'un homme
» de génie , comme un grain de sable tourmente sa
» machine et la détruit enfin . » Elle n'avait donc pas
Ju , ou bien elle avait oublié ce que Pascal a dit si
énergiquement du petit grain de sable qui se mit ilans
AOUT 1808. 319
l'urètre de Cromwel. Elle avait donc oublié que ce
profond penseur avait dit aussi en parlant du plus
grand homme du monde : « Ne vous étonnez pas s'il ne
» raisonne pas bien à présent ; une mouche bourdonne
» à ses oreilles ; c'en est assez pour le rendre incapable
» de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la
» vérité , chassez cet animal qui tient sa raison en échec ,
» et trouble cette puissante intelligence qui gouverne
» les villes et les royaumes . » Ce n'est point assez pour
Mme Necker de répéter , en les affaiblissant , des pensées
consacrées et devenues proverbiales ; elle répète aussi
les siennes , comme pour les dédommager de ce qu'elles
ne feront point la même fortune. Mais ce reproche
s'adresse beaucoup moins à elle qui était bien la maîtresse
d'écrire plusieurs fois une même chose sur des
manuscrits qu'elle ne destinait point à l'impression ,
qu'à ses éditeurs et particuliérement au second dont
l'attention portant sur un objet de bien moindre étendue ,
ne devait pas laisser passer des répétitions qui n'ont
point échappé à celle de son lecteur. S'il veut se convaincre
de ce que j'avance, qu'il rapproche entr'elles , par
exemple , les pages 109 et 176 ; 162 et 180 ; et il s'apercevra
qu'elles contiennent les mêmes pensées , sans la plus
légère différence d'expressions . Il a divisé son recueil en
pensées et traits , pensées et souvenirs , et fragmens de
correspondance : cette division est inutile et chimérique
du moins quant aux deux premières parties , puisqu'elles
contiennent des choses de nature absolument semblable ,
et quelquefois les mêmes choses . Enfin , je reprocherai
au nouvel éditeur de n'avoir pas même pris la peine de
composer l'avertissement qui précède l'ouvrage , et de
l'avoir tiré presque entier d'un article sur la première.
partie des Mélanges de Mme Necker qui fut inséré dans
la Décade , page 81 du 1er trimestre de l'an VII. Il voit
que je circonstancie les faits et que je ne l'accusse point
vaguement. J'ajouterai, aux dépens de qui de droit, que
le livre est fort mal imprimé. On y lit cette phrase ainsi
orthographiée : « M. de Salincourt disait en voyant
» brûler sa bibliothèque je n'aurais guères profité de
» mes livres , si je ne savait pas les perdre. » Cette der
nière faute n'est que de typographie , elle ne tire point à
520 MERCURE De France ,
2
conséquence ; la première peut induire en erreur sur un
fait. Ce n'est point M. de Salincourt , mais bien M. de
Valincourt , ami de Racine et de Boileau , chargé après
leur mort de continuer l'histoire du roi , qui vit brûler
en 1726 sa maison de Saint- Cloud , et tint le propos
que rapporte Mme Necker. Sans doute on doit des encouragemens
au jeune libraire dont l'activité et la confiance
semblent seules aujourd'hui imprimer quelque
mouvement au commerce de la librairie ; mais il est
tems de l'engager sérieusement , pour l'intérêt de tous et
principalement pour le sien , à mieux choisir désormais
ses ouvrages et ses éditeurs . Le scandale des éditions mal
faites est à son comble , et le public instruit en est justement
révolté.
Je reviens à Mme Necker . Quels que fussent les défauts
de son esprit et de son style , il n'est point rare de
rencontrer dans ses Mélanges des pensées remarquables
par la justesse , la profondeur et le véritable éclat : on
y trouve aussi des mots piquans échappés à l'imagination
ou fournis par la mémoire des hommes d'esprit
dont elle vivait entourée. Je demande la permission de
citer ici quelques-unes de ces pensées et de ces mots :
<«< Les systêmes ne sont pas dangereux pour les bons
>> esprits c'est un fleuret dont ils s'amusent dans la
>>> chambre , et qu'ils changent contre une véritable épée
>> au milieu du combat. -La vertu la plus pure doit être
>> quelquefois victime sur la terre , comme on préférait
>> les animaux sans tache pour les immoler sur l'autel.
>> Il faut garder son énergie pour les opinions essentielles .
>> - Marmontel , étant en Hollande , y parlait beaucoup
>> detolérance . Pourquoi insistez -vous tant, lui dit-on , sur
» la tolérance , dans un moment où tout le monde est
>> tolérant? C'est , répliqua - t- il , qu'il faut travailler aux
» digues , quand les eaux sont basses.-Quand Thomas
>> eut peint les malheurs qui environnent la gloire , on
» lui écrivait : vous nous envoyez à la gloire comme à
» l'échafaud . L'argent est un sujet d'inquiétude pour
>> certaines gens ; mais c'est en intervertir l'usage : car
» l'emploi le plus utile qu'on en puisse faire , après
» celui de la bienfaisance , est de nous garantir des
>> agitations de la vie. Il ne faut donc pas qu'il en soit
-
>> l'effet ,
AOUT 1808. 521
» l'effet , mais le remède.-M. Dubucq disait que l'amour
>> est un état de guerre ; c'est pour cela que tous les
>>> termes en sont militaires : vaincu , vainqueur , chatne
» conquéte , etc. On racontait à M. Borda , que
>> fameux Struensée avait avoué , dans son interroga-
>> toire , ses liaisons avec la reine de Danemarck, Un
» Français , dit M. Borda , l'aurait dit à tout le monde,
» et ne l'aurait avoué à personne. -M. Dubucq vantait
>> beaucoup l'esprit d'un homme avec qui il venait de
» s'entretenir pour la première fois . On lui prouva que
» c'était un sot. Ce n'est pas ma faute , dit-il , s'il n'a
» de provisions que pour un jour. Le cardinal de
>> Fleury refusait une place à un jeune homme , et disait
» à son père : Soyez tranquille , si vous lui manquez , je
» le protégerai. En ce cas , répondit-il , je le recom-
» mande à votre Éternité. » que
-
A tout prendre , le volume vaut la peine d'être lu ;
mais je crois qu'il pourrait être meilleur , et je suis sûr
qu'il pourrait être mieux fait. AUGER.
LA
-
HISTOIRE des guerres civiles de la République romaine,
traduite du texte grec d'APPIEN , d'Alexandrie ; par
J. J. COMBES-DAUNOUS , ex-législateur , et membre
de quelques Sociétés littéraires. Trois vol . in- 8° .
-A Paris , chez Lenormant , impr. - libr . , rue des
Prêtres-Saint-Germain - l'Auxerrois , n° 17 ; et à la
Librairie stéréotype , chez H. Nicolle, rue des Petits-
Augustins , n° 15.
LES événemens que la traduction de cette Histoire
nous rappellent , ont tellement assiégé notre mémoire ,
pendant le cours de l'éducation première que nous avons
reçue de nos maîtres , et de la seconde que chacun de
nous s'est donnée à lui-même , ils sont une si grande
partie de nos études et de nos réflexions , que c'est maintenant
pour nous une matière épuisée , et une espèce
de lieu commun . Mais les Romains ne se lassaient pas
de les lire. Ils les dévoraient dans Salluste , Tite- Live ,
les Commentaires de César , Paterculus ; ils étaient flats
X
522
MERCURE
DE
FRANCE
,
pas
"
tés que Plutarque , Appien , Dion- Cassius les fissent revivre
dans la langue de ces Grecs dont ils avaient conquis
jusqu'à la littérature . Ce n'est pas qu'Appien , fort
supérieur à Dion- Cassius , soit de la force de Plutarque
et des autres historiens que nous venons de citer : son
style a peu d'éloquence et de mouvement. Il est diffus ,
traînant : mais il a de la méthode et de la clarté. Il y
a dans l'ouvrage d'Appien une lacune qui s'étend depuis
les proscriptions des triumvirs jusques à la bataille d'Actium
. M. Combes- Dauuous , son traducteur , s'est servi de
Plutarque pour la remplir , et a mis à contribution la
Vie d'Antoine de ce célèbre biographe. Appien n'est
toujours d'accord sur les faits et leurs conséquences avec
Paterculus et Tile-Live ; et c'est un désavantage pour
lui , parce que ces deux historiens étant plus près du
tems où les événemens qu'ils retracent se sont passés .
ont dû moins les aitérer qu'un auteur grec qui d'ailleurs
écrivait avec les préjugés de sa nation ; mais quand il
se trouve en contradiction avec César , dans ses Commentaires
sur la guerre civile , et avec Cicéron , dans
ses Lettres , le désavantage est bien plus grand ; car il
est impossible que l'on n'accorde pas plus de créance
à César et à Cicéron qui ont été acteurs dans ces scènes
fameuses , qu'à Appien qui les raconte deux cents ans
après , et qui , vivant sous Adrien , a quelque intérêt à
en pallier l'atrocité , pour ne pas déplaire à un des successeurs
d'Octave . M. Combes relève plusieurs de ces
contradictions avec assez d'impartialité mais il y en
a beaucoup qu'il passe sous silence. Les notes où il se
livre à cette discussion , sont savantes et instructives .
Quant à sa traduction , nous la croyons fidelle. Nous
aurions seulement désiré qu'il eût donné à son style
plus de conleur et d'élégance , et que dans une narration
de faits qui sont presque toujours d'un ordre élevé ,
il ne se fût pas permis des expressions basses et des locutions
populaires et proverbiales , comme , par exemple ,
il fallait en découdre , lorsqu'il s'agit d'annoncer une
bataille dont le sort pouvait être décisif et pour les
vainqueurs et pour les vaincus . Il faut toujours mettre
de la dignité dans son style , si l'on veut être lu avec
intérêt. Cela était d'autant plus facile à M. Combes , que
t
AOUT 1808 . 523
quand la matière le comporte , et que son auteur paraît
mieux sentir l'importance de ce qu'il écrit ( ce qui'
d'ailleurs n'arrive pas souvent à Appien ) , le traducteur
soigne alors davantage sa diction . Nous allons en
donner la preuve par deux morceaux que nous croyons
devoir faire plaisir au lecteur. Le premier est une préparation
à la bataille de Pharsale. Dans cette espèce
d'exorde , Appien , qui paraît alors plus éloquent qu'à
lui n'appartient , a l'air de promener ses yeux et sa
pensée sur les deux armées et de Pompée et de César ,
et de lire sur le front et dans les regards des soldats
des deux partis les accablantes réflexions dont leur ame
est la proie. Ecoutons Appien , c'est-à-dire son traducteur
:
« Lorsque tout fut prêt des deux côtés , on resta
» long- tems immobile et dans un profond silence. On
» hésitait , on craignait encore ; on se regardait récipro-
» quement , ne sachant qui commencerait la charge.
"
"
» Des sentimens de commisération entrèrent dans le
» coeur du plus grand nombre ; car on n'avait jamais
» vu des troupes romaines si nombreuses partageant le
» même danger. On déplora l'usage que tant de braves
» allaient faire de leur valeur , sur -tout en réfléchissant
» que c'étaient des Romains qui allaient combattre'
» contre des Romains. A l'approche du moment criti-
» que , l'ambition , qui avait jusqu'alors enflammé
» aveuglé toutes les ames ; s'éteignit et fit place à la ter-
» reur, Le bon sens imposa silence à la vaine passion de
» la gloire ; il mesura le danger, il en approfondit la
>> cause. Ou ne vit que deux citoyens qui disputaient
>> entr'eux à qui aurait la première place , qui , pour
>> cela , s'exposaient à perdre eux-mêmes la vie , à'ne
» pouvoir plus rester , après leur défaite , même dans le
>> rang des derniers citoyens , et qui compromettaient en
» même tems un très-grand nombre de gens de bien
» pour leur querelle. On se rappelait qu'ils avaient été
>> autrefois amis , alliés par des relations domestiques ;
» que c'était par un commerce réciproque de bons
» offices , qu'ils avaient étendu leur crédit et agrandi
» leur influence ; tandis que , dans ce moment , ils
» avaient le glaive tiré l'un contre l'autre , entraînant
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
>>
» dans la même impiété , ` dans le même sacrilége , les
>> deux armées qu'ils commandaient , dont les soldats
appartenaient à la même nation , à la même cité , à la
» même tribu , à la même famille , et dont même quel-
» ques-uns étaient frères ; car cette circonstance ne man-
» qua point à l'horreur de cette bataille. Il était dans
>> l'ordre qu'un combat qu'allaient se livrer deux armées si
» nombreuses de la même nation , fût signalé par des évé-
>> nemens inouis. En y songeant l'un et l'autre , les deux
>> chefs se sentirent émus d'un repentir qui alors ne pou-
>> vait plus rien produire; et chacun d'eux , en réfléchissant
» que les résultats de cette journée allaient le rendre le
>> premier ou le dernier des mortels , rougissait d'avoir
» engagé la querelle . On prétend qu'ils s'attendrirent
>> l'un et l'autre jusqu'à répandre des larmes . »
L'éloquence de ce morceau ne consiste pas dans le
choix des expressions et dans l'entraînante rapidité des
mouvemens oratoires. Ici tout est calme , réfléchi : c'est
l'éloquence de la pensée , c'est celle de l'histoire , du
moins telle que l'écrivent les anciens ; car il s'en faut
qu'on trouve beaucoup de pages de cette force dans les
historiens modernes qui ne fixent notre attention que
par l'importance des faits qu'ils racontent , et ne cherchent
jamais à la captiver , en nous mettant dans la
confidence de leurs sentimens et de leurs réflexions .
Le second morceau que nous allons transcrire , est
d'un tout autre genre . C'est un de ces discours que les
anciens mettent dans la bouche des personnages dans les
momens les plus intéressans des scènes historiques , soit
que ces personnages ( ce qui est difficile à croire ) aient
réellement prononcé ces discours , soit que l'historien
parle pour eux. Les triumvirs , à ce que raconte
Appien , peu contens de proscrire les hommes et de
s'emparer de leurs biens , voulurent aussi taxer les femmes
, et les faire contribuer aux besoins de la guerre ;
et de quelle guerre encore ? de celle qui les privait de
leurs pères , de leurs frères , de leurs époux , s'égorgeant
les uns les autres. Quatorze cents de ces dames romaines
les plus distinguées par leur fortune , furent soumises
à une cottisation arbitrairement ordonnée. Elles
jugèrent convenable d'implorer le secours des femmes
AOUT 1808 . 325
qui appartenaient aux familles des triumvirs . Elles furent
accueillies par la soeur d'Octave et la mère d'Antoine ;
mais Fulvie , sa femme , leur fit ignominieusement fermer
sa porte , injure qui les souleva d'indignation . Elles
se rendirent au Forum , et fendant la presse du peuple ,
écartant les gardes , elles vinrent se placer auprès de la
tribune aux harangues. Hortensia , fille de l'orateur
consul , Hortensius , et qui sans doute avait hérité de
l'éloquence de ce digne rival de Cicéron , avait été choisie
pour porter la parole. Nous passerons la première
partie de son discours qui est un peu vague , et nous ne
citerons que la seconde..
<< Pourquoi voulez - vous nous mettre à contribution ,
» lorsque nous ne participons ni aux magistratures , ni
» aux honneurs , ni aux commandemens de province ,
» ni à ces fonctions quelconques du gouvetnement que
» vous disputez entre vous au prix de tant de calamités ?
>> parce que vous avez , dites-vous , à faire la guerre ? Et
» quels ont été les tems où la République n'a pas eu des
» ennemis à combattre ? Et à l'occasion de quelle guerre
"
les femmes ont- elles été mises à contribution , elles ,
» que leur sexe sépare des hommes sous les rapports
» politiques ? Une fois seulement nos mères , s'élevant
» au-dessus d'elles- mêmes contribuèrent aux besoins
» publics , lorsque réduits à l'extrémité par les Cartha-
» ginois , vous courûtes les plus grands dangers pour
» tous les pays de votre domination , et pour Rome ,
» même ; mais elles n'offrirent alors qu'une contribu-
>> tion spontanéc et volontaire ; mais ce ne fut ni aux
» dépens de leurs terres , ni aux dépens de leurs do-
>> maines , ni aux dépens de leurs dots , ni aux dépens
» de leurs maisons , toutes choses sans lesquelles les
» femmes de condition libre ne sauraient subsister. Ce
>> ne fut qu'aux dépens de leurs ornemens domestiques ,
» sans appréciation préalable , sans avoir à craindre ni
» délateurs , ni accusateurs , sans avoir à redouter ni
>> contrainte , ni violence ; ce ne fut que d'après l'im-
>> pulsion de leur bon plaisir. Or , avez-vous aujourd'hui
» de quoi vous alarmer sur le compte de l'Empire
» romain ou de la patrie ? Ayez à combattre ou les
» Gaulois ou les Parthes , et vous verrez que dans l'inté
»
326 MERCURE DE FRANCE ,
» rêt du salut commun , nous ne le céderons point à nos
» mères. Mais aux dieux ne plaise que , pour une guerre
>> civile , nous nous mettions à contribution , que nous
» vous fournissions aucuns secours lorsque vous allez
» vous faire la guerre les uns aux autres ! nous n'en
» avons fourni aucun à César ni à Pompée ; Marius
»> ne nous en imposa pas la nécessité; Cinna ne songea
» pas à nous y contraindre , ni même Sylla qui fut le
» tyran de sa patrie , tandis que vous prétendez n'avoir
»pour but que d'y rétablir le bon ordre. >> Appien
ajoute que les triumvirs donnèrent aux licteurs l'ordre
d'éloigner ces femmes de la tribune et de les chasser ;
qu'il s'éleva alors un grand tumulte ; que les licteurs
n'osèrent pas exécuter l'ordre des triumvirs , et que ces
derniers se levèrent et ajournèrent le peuple au lendemain.
Ce fait , qui n'est rapporté que par Appien , est
remarquable. On aime à voir des monstres trembler devant
un sexe qui n'a de force que sa faiblesse , et la
fille d'Hortensius faire pour un moment triompher la
cause de ses illustres clientes dans ce même Forumi où
son père avait disputé et quelquefois ravi à Cicéron la
palme de Féloquence.
M.
INSTRUCTION sur les moyens de suppléer le sucre dans
les principaux usages qu'on en fait pour la médecine
et l'économie domestique ; par M.PARMENTIER, membre
de la Légion d'Honneur et de l'Institut de France.
-Brochure in- 8° de 96 pages. - Chez Méquignon
aîné , libraire , rue de l'Ecole de Médecine .
QUELQUES étrangers prétendent qu'il n'y a point
d'esprit public en France. Si par esprit public , ils en-
> tendent cet égoïsme national qui donne une préférence
exclusive à tout ce qui est du pays ; cet entêtement mercantile
qui attache plus de prix aux grossiers produits
indigènes , qu'aux plus utiles productions exotiques ;
cet orgueil aveugle qui s'astreint aux privations par
mépris pour l'industrie étrangère ; cette morgue inhospitalière
repoussant tout ce qui n'est pas né dans le
AOUT 1808 . 327
même climat ; cette sotte prévention traitant de barbares
les hommes letirés qui parlent une autre langue;
la France assurément est dépourvue d'esprit public . Mais
si l'on doit entendre par ce mot le civisme inué , cette
opinion générale qui commande les plus grands efforts ,
pour soutenir l'honneur du nom français , cet amour
inépuisable et ce courage opiniâtre secondant les vues
du chef habile qui règle les destinées de l'Europe , cette
confiance inaltérable , universelle , absolue , consentant
aux plus nombreux sacrifices pour assurer la paix et
la prospérité , la France possède le véritable esprit
public.
C'est cet esprit libéral qui inspire le gémie des savans
et les reud cosmopolites , dans la seule intention
d'enrichir leur patrie du fruit de leurs recherches ;
mais lorsqu'une puissance ennemie refuse l'échange de
lumières et de bienfaits qu'ils lui offrent , ce même
e prit public leur ouvre de nouvelles sources et force
la nature à livrer à l'industrie agricole ou manufacturière
les trésors qu'elle n'avait offerts jusqu'alors que
dans les contrées lointaines . Tel est le but où tendent
maintenant les naturalistes , les physiciens et les ' chimistes
français. Les uns veulent acclimater le colon ou
multiplier les végétaux textiles ; d'autres essayent à
suppleer le thé , le café , la cochenille , l'indigo ; ceuxci
veulent retirer le sucre de la pomme ou du raisin .
Nous affranchir du tribut honteux que nous avons
payé long-tems à la cupidité insulaire , est le voeu qu'ils
forment tous , et la considération générale qui récompense
leurs travaux, est la preuve la plus sûre de l'existence
de l'esprit public .
Depuis trente ans , M. Parmentier avait annoncé la
possibilité d'extraire de plusieurs racines , de plusieurs
fraits et sur-tout du raisin , une matière sucrée propre
à remplacer la cassonade ; mais la facilité avec laquelle
nous retirions des colonies le sucre de canne préférable
à tout autre , lui fit ajouter peu d'importance à ce supplément
indigène. Depuis ce tems M. Achard , chimiste
de Berlin , prouva que la betterave ( bela- vulgaris ) pouvait
fournir une grande quantité de sucre. On répéta
en France les expériences de Prusse ; elles ne doninèrent
2
328 MERCURE DE FRANCE
pas un résultat satisfaisant. On fit d'heureux essais sur
les érables , les carottes ; et M. Parmentier lui-même
obtint du sucre cristallisé de la tige du maïs : mais toutes
ces tentatives parurent plus curieuses qu'utiles et l'on
aurait cessé sans doute de s'occuper de semblables recherches
, si le commerce des îles n'avait point reçu
d'entraves. Dès que l'on eut la crainte de ne pouvoir
tirer d'Amérique ou du Levant une quantité de sucre
égale aux besoins du Continent , on interrogea de nouveau
les savans. M. Pully , chimiste italien , naturalisé
français , et M. Proust , chimiste français , naturalisé
espagnol , appelèrent l'attention publique sur la matière
sucrée du raisin et publièrent à ce sujet des notices
intéressantes . Le Journal de physique nous apprit
que M. Proust avait fait à Madrid de la cassonade de
raisin d'une saveur sucrée franche et analogue à celle
del'arundo saccharifera . Ce succès excita l'émulation des
Français. M.Cadet-de-Vaux indiqua les moyens d'obtenir
de la pomme un sirop fort utile dans les usages domestiques
, et M. Parmentier reprit ses anciens travaux sur
la matière sucrée des végétaux . Il s'appliqua sur-tont
au raisin et rédigea l'instruction que nous analysons
en ce moment . Ce savant philantrope ne se borna pas
au simple exposé du procédé par lequel on retire le
sucre du raisin du Midi , il entre dans le détail de
toutes les préparations qui peuvent conserver au moût
sa propriété sucrée dans les provinces méridionales et
dans le nord . Il présente la meilleure manière de prépa
rer le rob et le sirop des raisins nouveaux ou secs ;
il enseigne une excellente méthode pour faire la conserve
de raisin ou raisiné et vin cuit ; enfin , il fait connaître
toutes les applications utiles que peuvent recevoir
ces préparations , soit pour améliorer les vins de
crù médiocre , soit pour remplacer le sucre cristallisé
dans la médecine et dans les usages domestiques .
L'époque à laquelle paraît l'instruction que nous donne
M. Parmentier , est on ne peut plus favorable : les
vignes sont partout chargées de raisin , partout on
éprouve le besoin de suppléer le sucre , et l'active prévoyance
de S. Ex. le Ministre de l'intérieur , n'a laissé
aucun département dans l'ignorance des moyens que
AOUT 1808. 329
་
t
la science offre à l'économie. Il n'existe donc plus d'obstacles
, si ce n'est cette routine indolente qui résiste
à toute innovation lors même que son utilité est évidente.
Espérons que la confiance due aux conseils d'un
savant dont tous les travaux ont pour objet le bien
public , triomphera de cette force d'inertie , enrichira
le commerce d'une nouvelle branche lucrative , et
prouvera aux ennemis de la France qu'elle peut se
suffire à elle-même en trouvant sur son sol , un superflu
que l'habitude a rendu nécessaire. C. L. CADET .
VARIÉTÉS.
NECROLOGIE. La mort vient d'enlever aux arts M. François-
Marie Neveu , professeur de dessin à l'Ecole polytechnique.
Il naquit à Paris le 8 décembre 1756 ; il y est décédé le 7
août 1808.
Il fit les meilleures études au collège de Mazarin. Aucun
des arts qui parlent à l'imagination ne lui fut étranger ; mais
la peinture fut celui qui le captiva le plus. Le talent qu'il
avait acquis dans cette partie, et sur-tout son élocution vive et
facile , le firent distinguer de bonne heure parmi ceux qui
couraient la même carrière , et lui méritèrent des places honorables
. Dès l'âge de vingt-huit ans , il fut employé par le
gouvernement , soit à la Bibliothèque royale , dans la partie
du dessin , soit à la commission des travaux publics , en
qualité de secrétaire - général , soit comme commissaire en
Allemagne , pour y recueillir les ouvrages relatifs à son art ,
et même les ouvrages relatifs à la littérature à laquelle il
consacrait le tems qu'il dérobait à la peinture .
Il acquit dans cette mission des connaissances minéralogiques
fort étendues , et y fit des observations qu'il avait le
projet de mettre au jour.
Nommé professeur de dessin à l'Ecole polytechnique au
moment de sa fondation , il y a fait preuve du plus grand
talent , par la manière claire et brillante dont il enseignait ,
par
les principes qu'il y professait , et par les leçons insérées
dans les journaux de l'Ecole .
Ses rivaux ne
La jalousie n'eut aucune prise sur son ame.
recurent jamais de plus grands ni de plus sincères éloges
que de lui.
330
9
MERCURE DE FRANCE ,
i
"
Ses ouvrages annoncent qu'il joignait une grande facilité
à une conception vive. Ses paysages sont remarquables par
la fraîcheur du coloris , et la vérité des lointains . Ses études
sont pittoresques et ses dessins originaux ; ´en général toutes
ses productions portent l'empreinte de la sensibilité .
Ses qualites et ses talens fui attirerent beaucoup d'amis ,
parmi lesquels il s'honorait de compter le ministre d'Etat
directeur- général de l'Ecole polytechnique , et le president
du Corps- Législatif , ainsi que des savans distingues.
Les dernières années de sa vie ont coulé rapidement dans
une union douce et calme qui l'arracha aux sociétés
bruyantes dont il faisait le charme dans sa jeunesse .
Sa vie entière fut celle d'un homme de bien , religieux
sans excès , bon parent , bon ami : ses derniers momens ont
été ceux d'un tendre époux et d'un excellent père.
La mort l'a séparé d'une femme aimable et de deux
enfans , auxquels il ne laisse pour héritage que son nom et
les services qu'il a rendus au gouvernement.
Voici le discours que M. de Vernon , colonel du génie
directeur des études de l'Ecole polytechnique , a prononcé
le jour des funérailles de M. Neveu :
༈ *
« MESSIEURS , tel guerrier , au champ d'honneur , calcule les effets terribles
qui amènent la destruction des hommes avec le sang- froid et la
tranquillité d'ame qui caractérisent le vrai courage , et ne peut cependent
approcher la tombe de son ami sans verser des larmes .
» Eh ! Messieurs , c'est la position oùཟོསn་ ous nous trouvons aujourd'hui.
En jetant les yeux sur cette honorable Assemblée, je ne vois que des savans
affligés , des guerriers émus , et une nombreuse jeunesse plongée dans la
consternation .
"
» Je me représente les profonds regrets du Gouverneur de l'Ecole impériale
polytechnique ...... Je quitte , il y a quelques instans , une veuve
inconsolable.
A :
*
» François-Marie Neveu fut choisi , lors de la fondation de l'Ecole
impériale polytechnique , pour y être preinier instituteur dans les arts
du dessin .
--
» Sa réputation , ses talens motivèrent et justifiaient ce choix ; plusieurs
de ses discours , plusieurs de ses leçons écrites orneut le Journal de
P'Ecole et prouvent l'étendue et la justesse de ses vues . On n'oubliera
jamais à l'Ecole celui qui sut y créer cette partie de l'enseignement ; on
n'oubliera pas la facilité et la grâce de son elocution , son excellente
méthode de démontrer , son zèle pour les progrès des élèves . » Le
premier
talent d'un instituteur
est de faire aimer la science ou
l'art qu'il professe
; le second , inséparable
du premier
peut -être , est
de se faire aimet lui- même : Qui jamais les posséda mieux que François-
Marie Neveu ! Il a rempli pendant
douze ans ces fonctions
honorables
;
AOUT 1808 . 331
१
respecté , aimé des élèves ; estimé , chéri des chefs de l'Ecole , de ses
collègues , et plus particulièrement de ses collaborateurs dont il s'était
fait autant d'amis .
» Sincérement et profondément religieux , saps faiblesse , il pensait que
la croyance en des vérités incompréhensibles était faite pour agrandir
* l'imagination ; ses talens étaient vivifiés par son ame ardente , élevée ;
ses moeurs étaient douces et simples ; il fit le bonheur d'une épouse qui
a la douleur de lui survivre ; il était cher à ses amis..... Faut-il que cet
excellent homme succombe à 50 ans sous une cruelle maladie , dont les
lents progrès l'ont consumé insensiblement !
» Hélas ! j'ai été le témoin habituel de ses longues souffrances ; il les
supportait patiemment , et souvent les dissimuſait pour nous rassurer.
Maintenant il ne souffre plus , et les douleurs sont pour nous .
» J'aurais désiré que ce dernier tribut , pour être plus digne de celui
auquel il s'adresse , lui fût payé par une autre bouche que la mienne :
à défaut d'éloquence je lui offre des pleurs et la douleur d'un ami. Conservons
et honorons sa mémoire ; c'est celle d'un homme à grands talens
et d'un homme de bien . Heureux qui peut en laisser une semblable ! ...»
NOUVELLES POLITIQUES.
-
( EXTÉRIEUR . )
TURQUIE . Constantinople , le 28 Juin.-M. de la Tour-
Maubourg , actuellement chargé d'affaires de France près
la Sublime- Porte , a reçu , le 17 de ce mois , de sa cour , un
courier extraordinaire , qui lui apportait la nouvelle des
nouveaux changemens arrivés en Espagne ; il a été de suite
en donner la communication officielle au divan.
-
M. le marquis d'Almenara , envoyé espagnol près la
Sublime-Porte , fait ses préparatifs de départ .
RUSSIE. Pétersbourg , le 8 Juillet. On a pris des
mesures si efficaces pour garantir les ports de Cronstadt et
d'Archangel de toute attaque de la part des Anglais , que
l'Empereur a cru devoir en témoigner sa satisfaction aux
directeurs des travaux d'une manière distinguće .
-Les Anglais se montrent quelquefois devant Revel ,
mais c'est à quoi se borne toute leur entreprise. Non-seulement
cette ville n'a point essuyé un bombardement , comme
le disent les gazettes allemandes , mais elle n'en a jamais
craint.
332 MERCURE DE FRANCE ,
-
- -
— -
DANEMARCK. Copenhague , le 26 Juillet. Les auteurs
et signataires de la capitulation de Copenhague , qui fat
conclue l'année dernière avec les Anglais , ont été traduits
devant un conseil de guerre , ainsi qu'on l'a déjà dit . Ce
grand procès sera incessamment jugé. Le procureur du roi
a remis un acte d'accusation contre les généraux Peymann ,
Bielefeld et Gedde. Ces deux derniers ont été aussitôt renfermés
dans la citadelle. Le général-major Waltersdorff est
consigné chez lui , et le lieutenant -colonel Vrigt est arrêté.
ALLEMAGNE. Vienne , le 27 Juillet. L'ordre de ne
plus admettre de bâtimens américains dans nos ports a été
expédié par la chancellerie d'Etat et transmis aux autorités
supérieures des districts maritimes par voie extraordinaire .
Il est expressément enjoint aux commandans de ne point les
admettre , lors même que les capitaines prouveraient que
le chargement des bâtimens a été fait dans un port ami ou
neutre . On veut par-là prévenir toute espèce de fraude. La
défense relative à l'admission des bâtimens anglais a été en
même tems renouvelée , et sera exécutée avec la plus grande
rigueur . L'ordonnance portant prohibition absolue de marchandises
anglaises , de quelque pays qu'elles viennent ,
paraîtra sous peu. On assure de plus que l'entrée de nos
ports va être également défendue aux pavillons siciliens ,
maltais , suédois et sardes , ces pays étant alliés de l'Angleterre.
ANGLETERRE . Londres , le 13 Juillet. Le commodore
américain Barron , commandant du Chesapeack , lors de la
fameuse rencontre avec notre vaisseau le Léopard, a été
démis du service par un conseil de guerre américain , pour
cinq ans , pour n'avoir pas pris sur son vaisseau les mesures
de défense nécessaires .
La flotte de retour de la Jamaïque est arrivée à Portsmouth
, sous le convoi de la frégate l'Arethuse.
- Le bruit court que le dey d'Alger a déclaré la guerre
aux Etats-Unis d'Amérique.
-
L'amiral Gardner croise actuellement devant le Texel ,
et l'amiral Gambier devant Brest.
Une flotte de la Chine , de 8 vaisseaux , est arrivée à
Plymouth , sous le convoi de l'Alban.
-
Les ministres s'assemblent fréquemment à Piccadilly ,
chez le duc de Portland .
-Les lettres de la Jamaïque portent que le prix du blé
s'y est élevé dans une proportion effrayante : heureusement
AOUT 1808 . 533
les autres comestibles , au lieu d'augmenter dans la même.
proportion , ont sensiblement diminué.
-
Le parlement britannique a été prorogé le 4 par une
commission royale .
-Dans le premier trimestre de 1807 les exportations
d'Angleterre se sont élevées à 6,100,000 liv . st . Dans le pre-:
mier trimestre de cette année , elles n'ont été que de
4,900,000 liv . st.
- Du 15. M. Adair , notre dernier ministre à Vienne ,
est parti pour Malte à bord de la frégate l'Hyperion . Le
chargé d'affaires ottoman Sedki-Effendi est parti à bord de
la même frégate . Ce départ annonce qu'il n'y a plus aucun
espoir d'accommodement
avec la Porte -Ottomane ; mais le ,
ministère , pour calmer les inquiétudes du public , fait répandre
le bruit que M. Adair doit se présenter devant les
Dardanelles pour faire des propositions à la Sublime Porte ; ,.
si tel est le but de son voyage , nous craignons bien qu'il ne
renouvelle la farce ridicule qui fut jouée il y a quinze mois
par sir Arthur Paget , et qui nous a couverts de honte aux
yeux de toute l'Europe.
Cassel , le Juillet.
29
-
ROYAUME DE Westphalie. Le
chapitre de l'abbaye de Levern , département du Weser ,
avait , après la mort de Mme de Munichhausen , son abbesse ,
élu Mme la baronne de Hagen pour lui succéder . Cette démarche
étant contraire à la teneur du décret du 5 février
dernier , S. M. a annullé la nomination , et il a été expressément
défendu au chapitre de lui donner aucune suite , ou
de procéder à une nouvelle élection , sous peine de suppression
entière du chapitre.
Du 30. Un décret royal porte ce qui suit :
Douze mille conscrits sont appelés pour l'année 1808 ,
savoir : neuf mille pour l'armée active , et trois mille pour
la réserve ; ils seront répartis entre les départemens , conformément
aux tableaux annexés au présent décret.
Cette levée sera prise parmi les jeunes gens qui sont nés
depuis le 1er janvier 1783 jusqu'au 31 décembre 1787 .
ROYAUME DE NAPLES. Naples, le 30 Juillet. Le fils
de Cimarosa , jeune homme âgé de 19 ans , a fait entendre "
ces jours derniers , à l'église de la Piété , une musique de sa
composition pleine de verve et de choses nouvelles : elle a
été couverte d'applaudissemens . Le célèbre Paësiello , qui
était présent , a embrassé le jeune auteur avec transport , et
lui a adressé ces mots Marchez avec gloire sur les traces
de votre père , et surpassez-le , s'il est possible.
334 MERCURE DE FRANCE ,
― Du 1er Août. Hier le conseil d'Etat s'est assemblé
extraordinairement pour entendre la lecture de pièces dont
voici un extrait :
Napoléon , par la grâce de Dieu , Empereur des Français , roi d'Italie ,
protecteur de la confédération du Rhin ,
Le trône de Naples et de Sicile étant vacant par l'avénement de
notre cher et bien - aimé frère Joseph - Napoléon au trône d'Espagne et
des Indes ,
Nous avons statué et statuons les dispositions suivantes pour être
exécutées comme faisant partie du statut constitutionnel , donué à
Bayonne le 20 juin de la présente année .
Art. 1er . Notre cher et bien -aimé beau- frère le prince Joachim -NA--
poléon , grand-duc de Berg et de Clèves , est roi de Naples et de Sicile ,
à dater du 1er août 1808.
2. La couronne de Naples et de Sicile est héréditaire dans la descendance
directe , naturelle et légitime dudit prince Joachim- Napoléon ,
de måle en mâle , par ordre de primogéniture , et à l'exclusion perpétuelle
des femmes et de leur descendance.
3. Dans le cas néanmoius où notie chère et bien- aimée soeur la
princesse Caroline survivrait à son époux , elle montera sur le trône.
4. Après la mort de notre cher et bien - aimé beau-frère Joachim-
Napoléon , et de notre chère et bien aimée soeur la princesse Caroline , '
et à défaut de descendance masculine , naturelle et légitime dudit prince
Joachim-Napoléon , la couronne de Naples et de Sicile sera dévolue -¹à ›
nous et à nos héritiers et descendans mâles , naturels et légitimes ou
adoptifs . ( Et ainsi de suite dans les Maisons du roi d'Espagne , du roi '
de Hollande et du roi de Westphalie . )
Et dans le cas où le dernier roi n'aurait pas d'enfans mâles , à celui
qu'il aura désigné par son testament , soit parmi ses parens les plus
proches , soit parmi ceux qu'il jugera les plus dignes de gouverner les
Deux-Siciles .
5. Le prince Joachim - Napoléon , devenu roi des Deux- Siciles , conservera
la dignité de grand-amiral de France , laquelle restera attachée
à la couronne , tant que l'ordre de succession établi par le présent statut
subsistera.
Le présent statut constitutionnel sera enregistré aux archives du
conseil d'Etat , transcrit sur les registres des cours et tribunaux du
royaume , publié et affiché dans les lieux et selon les formes usitées..
Donné en notre palais impérial et royal de Bayonne , le 15 juillet 1808.
Signé , NAPOLEON.
Par l'Empereur ,
Le ministre secrétaire d'Etat ,
Certifié conforme ,
Le ministre secrétaire d'Etat ,
Signé , H. B. Maret.
F. RICCIARDI.
AUOT 1808. 535
DECRET ROYAL.
Joachim -Napoléon , roi des Deux-Siciles ,
Ouï le rapport de notre ministre des affaires étrangères , avons décrété
et décrétons ce qui suit .
Le titre que nous prenons en montant sur le trône des Deux- Siciles ,"
est le suivant :
Joachim-Napoléon , par la grâce de Dieu , et par la constitution
de l'Etat , roi des Deux- Siciles , grand- amiral de l'Empire , etc.
Donné à Bayonne , le 20 juillet 1808.
Signé , JOACHIM-Napoléon .
(INTÉRIEUR . )
Dijon, le 4 Août. — Les travaux du canal de la Côte-d'Or ,
suspendus en 1790 , et repris avec quelque suite en l'an X
ont été , depuis , continués sans interruption jusqu'à ce jour .
La partie la plus avancée et presque terminée, est celle qui se
trouve entre Dijon et la Saône ; l'autre , c'est-à - dire celle qui
va de Dijon à l'Yonne , n'a encore que très -peu d'ouvrag s
faits. Maintenant ces travaux reprennent une nouvelle activité
vers l'embouchure dans l'Yonne , et l'on sait que les
ouvrages d'art vont commencer entre Dijon et la Cude . Depuis
l'an X, il a été assigné 819,198 fr . pour les travaux de la
partie qui est entre Dijon et la Saône , et la loi du 16 septembre
1807 a.assigné de nouveaux fonds pour terminer le
canal dans toute son étendue . Il suffit de jeter un coup- d'oeil!
sur la carte pour se convaincre de l'importance de cet ou
vrage.
!
PARTS.Dans toutes les villes que l'Empereur visite pendant
son voyage , son passage est marqué par quelques
bienfaits . S. M. a rendu à Bayonne un décret le 12 juillet
pour faire exécuter dans plusieurs villes des travaux , dont
P'utilité égalera la magnificence.
Par ordonnance de police , la chasse sera ouverte le 1er
septembre prochain , dans le ressort de la préfecture de
police . Il est défendu de chasser avant cette époque , même
sous prétexte de tirer des hirondelles le long des rivières . Il
est également défendu de chasser dans les vignes avant que
les vendanges soient entiérement terminées .
-
L'Empereur était à Rochefort le 6 de ce mois. S. M. a
visité le port et tous les établissemens militaires et maritimes
de cette ville. Le retour à Paris de LL. MM. II. paraît trèsprochain.
-L'ambassadeur de Perse , qui excite la curiosité générale ,
est indisposé depuis deux jours , mais il n'y a rien de sérieux
536 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1808 .
dans sa maladie ; chacun se loue de l'aménité des personnes
qui composent la légation ; le neveu de l'ambassadeur particuliérement
, est un homme aimable , instruit , et montre un
grand attachement pour les Français.
- Le poëme des Trois Règnes de la Nature , par M. Delille
, paraîtra le 16 de ce mois. Onpubliera à lamême époque
la nouvelle traduction de Salluste , par M. Dureau de la´
Malle.
ANNONCES .
-
Traité de la Navigation ; par J. B. E. du Bourguet , ancien officier
de la marine , et professeur de première et seconde classes de mathématiques
au Lycée impérial ; ouvrage approuvé par l'Institut de France ,
et mis à la portée de tous les navigateurs . Un vol. grand in -4° , de
plus de 500 pages , avec tables et figures , et dans lequel la partie typo
graphique a été très- soignée . Prix , 22 fr . , et 26 fr. franc de port.
A Paris , chez l'Auteur , rue Saint- Jacques , n° 121 ; Fain , impr .- libr. ,
rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel , nº 25 ; et les principaux libraires .
Nota. MM. les Souscripteurs sont prévenus qu'ils pourront faire retirer
leurs exemplaires à dater du 16 Août , jour de la mise en vente.
-
Carte de la Finlande , gravée par Tardieu l'aîné , et dressée pour®
les Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire , de M.
Malte-Brun ; par M. P. Lapie , capitaine- ingénieur - géographe ; sur une
feuille de grand- raisin vélin , coloriée avec soin . Prix , 2 fr . , prise à
Paris , et 2 fr. 50 cent . , roulée , franche de port par la poste . A Paris ,
chez F. Buisson , libraire , rue Gilles - Coeur , nº 10 ; et chez Ch . Picquet ,
géographe , graveur de S. M. l'Empereur , quai Malaquais , nº 15.
-
Nouveau Dictionnaire grammatical , ouvrage dans lequel on trouve
la solution des difficultés que présente notre langue dans son orthographe,
sa prononciation et sa syntaxe ; par C. P. Chapsal .- Un vol . in-8° , broc .
-Prix , 5 fr. , et 6 fr . 50 cent . franc de port . A Paris , chez H. Nicolle ,
à la Librairie stéréotype , rue des Petits-Augustins , nº 15.
܂
ERRATA du Nº . 368..
Page 269 , lig. 10. Tenerorum ex oculis : ponto nox in culat atra ;
Lisez : Teucrorum ex oculis : ponto nox incubat atra.
Page 270 , lig. 26. Birunes , lisez : Biremes:
( No CCCLXX . )
( SAMEDI 20 AOUT 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE.
LE TESTAMENT DE L'AMOUR.
ALLÉGORIE .
VULCAIN des bosquets de Paphos
Avait enlevé Dionée ,
Et dans les forges de Lemnos
La retenait emprisonnée .
Du plus fort le droit rigoureux
Triompha de sa résistance : -
Un beau jour Vulcain fut heureux ,
Et l'Hymen reçut la naissance.
L'Amour l'apprend : quel déplaisir !
Un froid mortel vient le saisir.
Le mal croît ; pour ses jours on tremble:
Ah ! dit Vénus , il en mourra :
Je l'ai prévu , ces enfans- là
Ne pourront jamais vivre ensemble.
Quand il est en santé l'Amour
A l'avenir ne songe guères ;
Au moment de perdre le jour
Il veut mettre ordre à ses affaires:
Aussitôt on voit accourir
Le garde-note de Cythère .
Quel Dieu pourra le secourir ?.
DEPT
DE
5 .
LA
SEINE
338 MERCURE DE FRANCE
"
C'en est fait , l'Amour va mourir !
Il a fait venir un notaire .
Près de succomber à ses maux ,
L'Amour , entr'ouvrant sa paupière
D'une voix mourante en ces mots
Dicte sa volonté dernière :
« Par le présent acte arrêté ,
» Consenti , revu , constaté ,
>> Le tout dans la forme ordinaire ,
» J'établis la fidélité
y Ma principale légataire ,
» Et je nomine la Volupté
» Exécuteur testamentaire .
» Je lègue au Plaisir mon berceau
>> Mon patrimoine à l'Espérance ,
» Mes ailes à la Jouissauce ,
» A la Discorde mon flambeau ,
>> A la Justice mon bandeau , *
>> Et mes armes à l'Innocence ;
» Enfin , pour contenter les voeux
» Que je formé encor sur la terre ,
» Je demande que le Mystère
D Dans le fond d'un désert affreux
» Cache ma tombe solitaire ;
» Qué sur ce triste monument
>> On grave pour tout ornemcut
>> Ces mots en style lápidaire :
» Ci-git du monde le soutien ,
<» Le fléau , l'espoir ou l'envie
» Le plus grand mal, le plus grand bien;
» Un ange , un monstre , un dieu , tout, rien.
>> Ci-git l'Amour.... Adieu la vie!!! »
Il dit , et ferme ses beaux yeux .
Le soleil pâlit dans les cieux ;
Uu voile épais couvre la terre ;
Le désespoir est dans Cythère ,
Et du monde attristé les Dieux
Partagent la douleur amère ;
Enfin , dans les bras de sa mère ,
Qui voudrait avec lui mourir ,
L'Amour en accusant son frère ,
Exhale son dernier soupir.
Dans des lieux stériles , agrestes ,
Comme il l'a prescrit en pouránt ,
AOUT 1808. 559
Sur les bords glacés d'un' torrent
On dépose ses tristes restes :
Là les Jeux, les Grâces en deuil
De pleurs arrosant son cercueil ,
Attendaient la troisième aurore.
Elle naît ; spectacle enchanteur!
Ce n'est plus ce séjour d'horreur ,
Ce désert que le ciel abhorre;
C'est un vallon chéri de Flore,
Où la rose , qui vient d'éclore ,
Exhale ses douces odeurs ,
Où la nature se décore
De fruits , de feuillage et de fleurs :
Tout croît , tout s'unjt , tout fermente ,
Tout s'embrase de feux nouveaux,
Et jusque dans le sein des eaux
Circule une sève brûlante.
Bientôt dans ce riant séjour
Le plus doux miracle s'achève .:
Un mirte fleurit et s'élève
Sur cette tombe où fut l'Amour
Sous son ombrage solitaire
Daphnis et la jeune Glycère
Se livrent à d'aimables jeux ;
Dans l'innocence de leurs voeux
Une ardeur plus vive , plus tendre ,
De son charme vient les surprendre ,
Et tout à coup au milieu d'eux
Un long soupir se fait entendre.
Quel enfant paraît à leurs yeux ?
C'est lui ! ... qui pourrait s'y méprendre !...
C'est l'Amour plus brillant , plus beau,
Il sort de la nuit du tombeau :
Telle on voit l'oiseau d'Arabie
Au sein d'un bûcher parfumé
Puiser une nouvelle vie
Dans les feux qui l'ont consumé.
M. DE JOUY.
1
LE BIBLIOTHÉCAIRE .
ÉPIGRAMME.
ON nomme bibliothécaire
Damis aussi vain qu'ignorant ;
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Dans cet emploi que peut-il faire ?
Demandait partout un plaisant :
Quoi ! dit en secouant la nuque ,
Certain vieillard très -étonné ,
Eh ! n'est-ce pas par un eunuque
Que le sérail est gouverné ?
L. B ..... ( de Brest. )
ENIGME .
Traduction d'une Enigme grecque , insérée au Recueil des Enigmes
publiées par Cléobuline , fille de Cléobule , l'un des sept sages de
la Grèce , l'an 660 avant J. C.
Je suis mère de douze enfans ,
Et chacun d'eux en a soixante :
Trente d'entre eux sont enfans blancs ,
Sont enfans noirs les autres trente .
Vivant et mourant tour tour ,
Alors que l'un fuit l'autre accourt.
S .....
LOGOGRIPHE.
MON tout avec sa tête
Contient mon tout , quand il n'a plus sa tête.
CHARADE.
AIR : Femmes qui voulez éprouver
Au peuple qu'on nomme Anglican
Mon premier est très -nécessaire ;
Et si mon second n'est ardent
Mon premier ne saurait se faire.
Mon tout offre à plus d'un vaurien
·
De ses défauts l'utile image,
Ìl en rit , mais se garde bien
De s'en corriger davantage .
L. B.........
( de Brest. )
AOUT 1808. 341
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Pot-au-feu.
Celui du Logogriphe est Brochet , dans lequel on trouve broche
roche et rochet.
Les mots renfermés dans le Logogriphe du samedi 6 de ce mois sont :
Pie ( le pape ) , pie ( oiseau ) , rat , chape , pire , rate , rape , chat ,
trape , ire , pâtre , et char.
Celui de la Charade du dernier numéro est Chèvre-feuille,
LITTÉRATURE. -SCIENCES ET ARTS .
EXTRAIT d'un Voyage inédit , en Italie , en Grèce
et à Constantinople.
( N. B. Il a paru deux ou trois fragmens de cet ouvrage dans le
Mercure de France et dans les notes du poëme de la Navigation. }
>
EN allant de Rovigo à Padoue , on passe l'Adige , qui ,
près de son embouchure , forme une grande et belle rivière .
Je me souvins avec plaisir de l'avoir vue , près de sa source
dans les Alpes tyroliennes , ruisseau bruyant et limpide ,
serpentant au milieu des rochers et des bois ; ici c'est un
fleuve paisible qui parcourt une plaine féconde , d'un cours
égal et majestueux. Gresset compare la carrière de la vie à
la marche inconstante des ruisseaux : tout le monde connaît
ces vers charmans de la Chartreuse s
En promenant vos rêveries
Dans le silence des prairies ,
Vous voyez un faible rameau ,
Qui , par les jeux du yague Eole
Enlevé de quelque arbrisseau ,
Quitte sa tige , tombe et vole
Sur la surface d'un ruisseau.
Là , par une invincible pente ,
Forcé d'errer et de changer ,
Il flotte au gré de l'onde errante
Et d'un mouvement étranger ;
Souvent il paraît , il surnage ,
542 MERCURE DE FRANCE ,
Souvent il est au fond des eaux ;
Il rencontre sur son passage
Tous les jours des pays nouveaux
Tantôt un fertile rivage
Bordé de côteaux fortunés ,
Tantôt une five sauvage
Et des déserts abandonnés.
Parmi ces erreurs continues
Il fuit , il vogue , jusqu'au jour
Qui l'ensevelit à son tour
Au sein de ces mers inconnues
Où tout s'abîme sans retour.
Cette peinture , pleine de philosophie et de sentiment ,
s'offre bien souvent à la pensée du voyageur ; et soit qu'il
se compare au faible rameau , soit que l'orgueil lui persuade
un moment qu'il ressemble davantage à la rivière sur laquelle
il surnage , il prévoit le contraste douloureux qui
l'attend à la fin de sa carrière , entre une vieillesse pesante
et débile , et l'impétuosité majestueuse du fleuve qui touche
au terme de sa course. · Après avoir passé l'Adige , on
dipe à Montecelsi , et l'on arrive de bonne heure à Padoue.
Cette ville est grande , assez bien bâtie , et peuplée d'environ
quarante mille habitans. Il y a quelques églises remarquables
, telles que la cathédrale , dont la sacristie
possede plusieurs tableaux de prix Il Santo , temple consacré
à saint Antoine de Padoue , qui est ici , comme
saint Janvier à Naples , le Saint par excellence. La ville ,
où son culte est le plus révéré , semble être devenue sa
véritable patrie et peu de gens savent que saint Antoine de
Padoue était né à Lisbonne. Sur la place qui précède son
église , on voit la statue équestre , en bronze , de Gattamelata
, général des Vénitiens , ouvrage du Donatello , dont
Vasari fait un éloge ridiculement exagéré . L'église de saint
Antoine est gothique , mais elle est remarquable par sa
richesse , et sur-tout par les statues et les peintures qu'elle
renferme . -Sainte Justine , qu'on trouve un peu plus loin ,
est une abbaye dé Bénédictins , très-célèbre en Italie : les
dévots y vont chercher le corps de saint Luc , et les artistes
un très-beau tableau de Paul Véronèse , qui malheureusement
a beaucoup souffert.
En sortant de cette église , on s'arrête sur une grande
place , nommée Prato della valle , dont la décoration sin
gulière appelle les regards et les souvenirs. C'est un double
rang de statues , de grandeur naturelle , séparé des rues voi
AOUT 1808. 343 1
}
sines par un canal , d'environ dix pieds de large , rempli
d'eaux courantes , qui forme une espèce d'ile où la prome
nade n'est pas sans plaisir pour l'esprit et pour la mémoire .
Ces statues ont été récemment élevées , aux frais de l'Université
, de la ville et de quelques familles particulières , à
des citoyens de Padoue , et à des étrangers illustres qui
avaient étudié dans cette ville. A l'une des principales entrées
, on voit quatre doges de Venise , Justiniani , Memo
Contarini et Mocenigo ; à l'entrée opposée à celle- ci , sont
les papes Alexandre VIII ( Ottoboni ) , Clément XIII
Rezonnico ) , tous deux Vénitiens , Eugène IV et Paul II.
Parmi les hommes célèbres dont les statues forment les deux
rangs circulaires , on remarque Thraséas et Tite-Live , à
qui Padoue s'honore d'avoir donné le jour ; Pétrarque , ce
poëte des graces et du sentiment , qui passa dans cette ville
les dernières années de sa vie ; Galilée , le plus célèbre des
philosophes qui ont illustré son Université ; le Tasse et
Arioste , que son académie des Ricovrati eut la gloire de
posséder , et dont les ouvrages ont immortalisé la langue
moderne de l'Italie..
Les statues de Morosini , le Péloponésiaque , et celle de
J. Contarini , qui prit sur les Turcs la ville de Spalatro ,
rappellent deux des plus illustres capitaines que la république
de Venise ait produits. On oublie , en les voyant , une
foule de procurateurs , de cchheevvaalliieerrss ,, de graves professeurs,
dont les services ont laissé des souvenirs chers aux habitans
de Padoue , mais dont la réputation me paraît renfermée
dans l'enceinte de leur ville. Les étrangers verront
avec plus d'intérêt les monumens élevés à Jean Sobieski et
a Etienne Battori , rais de Pologne , par Stanislas- Auguste ,
le dernier successeur de ces deux héros ; prince encore plus
malheureux qu'imprudent , que l'ambition d'une maitresse
impérieuse fit tomber du trône où son amour l'avait fait
asseoir , et qui , dépouillé de la couronne des Jagellons
consentit à vivre et à mourir à Pétersbourg , dans les antichambres
du palais des czars. Une autre statue du Prato della
Valle , devant laquelle on s'arrête avec respect , est celle
de Gustave-Adolphe , érigée à sa mémoire par Gustave III ,
monarque plein d'esprit et de courage , qui se crut un moment
permis d'aspirer à la gloire du souverain qu'il avait
choisi pour modèle , et dont la fin plus tragique ne fut ni
moins imprévue , ni moins prématurée.
Le duc de Glocester , frère du roi d'Angleterre , a fait
aussi placer , dans le Prato della Valle , la statue d'Azon 1 ,
544 MERCURE DE FRANCE ,
1
•
que les princes de la maison d'Est et de Brunswick reĉon→
naissent pour le premier de leurs aïeux. Celle de François
Salviati , peintre fameux , est due à la munificence du cardinal
Salviati , qui n'a pas cru les talens indignes d'être
alliés à la pourpre romaine : enfin la statue du pape Paul II
a été faite aux dépens de Pie VI , à qui sans doute quelque
ami de la religion et des beaux -arts s'empressera d'élever
un jour , dans la même enceinte , un semblable monument .
:
M. de Lalande , dont le Voyage en Italie est remarquable
par une exactitude quelquefois minutieuse' , n'a rien
dit des statues qui décorent le Prato della Valle : je ne
connais aucun voyageur moderne qui en ait parlé ; j'ignore
pourquoi il est vrai que ces statues n'ont rien de remarquable
du côté de l'art ; le dessin et l'exécution en sont
également médiocres mais l'intention qui a décoré cette
promenade n'en est pas moins digne d'éloges : la place ,
telle qu'elle est , forme une espèce de galerie historique qui
intéresse l'admirateur des talens et de la vertu : si quelquesunes
de ces statues sont élevées par l'orgueil ,, presque toutes
du moins rappellent des hommes qui eurent des droits à
l'estime ; et dans ce cas même , la dette de la reconnaissance
publique est acquittée par la vanité des particuliers .
De Padoue à Venise on compte 25 milles ; on en fait une
partie en bateau , sur la Brenta , ou en voiture , sur ses bords :
quelque manière qu'on préfère , on jouit d'un spectacle
charmant . Les deux rives de la Brenta sont ornées de jolis
villages , de riches cultures et de palais superbes . Ceux des
Michieli et des Giovanelli m'ont paru les plus beaux , après
celui de Pisani , dont les jardins immenses et les bâtimens
somptueux égalent la pompe et la richesse de plusieurs
maisons royales. On raconte que l'empereur Joseph II , visitant
cette habitation magnifique , ne put s'empêcher de dire
qu'elle ne convenait qu'à un souverain .
- Che siamo noi?
,
que sommes-nous ? ) lui répondit le propriétaire , l'un des
hommes les plus éclairés et des membres les plus illustres
de l'ancienne aristocratie vénitienne . Tout ce pays est
extrêmement peuplé ; et dans certaines saisons de l'année
la Brenta couverte de péotes élégantes , et ses rivages enchantés
, présentent un tableau dont il est difficile de se
faire une juste idée . A Fusina , on quitte la Brenta pour
entrer dans les lagunes , et dans moins de deux heures ,
on arrive à Venise.
Venise est , comme la Hollande , un exemple frappant de
ce que peuvent l'industrie , le commerce et la liberté . Une
AOUT 1808 . 545
ville superbe s'est élevée sur un amas d'écueils infertiles ,
placés dans des lagunes , à l'extrémité d'une mer orageuse
et resserrée , où la navigation , coupée par un grand nombre
d'îles et de bas-fonds , et souvent contrariée par les vents les
plus impétueux . Ses habitans passèrent de la pêche aux
conquêtes: une partie de l'Italie reçut leurs lois , tandis que
leurs vaisseaux allaient asservir Constantinople et la Grèce.
Venise devint le marché de toutes les nations , elle fut l'entrepôt
de l'Europe et de l'Asie , le point de réunion entre
les peuples de l'Orient , du Nord et du Midi.
Cette puissance extraordinaire , élevée par la politique
et la navigation , alarma dans le quinzième siècle , les états
voisins et des souverains éloignés . Au lieu d'imiter une
république commerçante et guerrière , dans les moyens
qu'elle employait pour assurer sa grandeur , ils se réunirent
pour la détruire. On vit un pape , un empereur , un
Foi de France , et quelques princes obscurs , combinant
des desseins secrètement opposés et des intérêts évidemment
contraires , conjurer ensemble la perte de quelques
nobles marchands que leur opulence avait énorgueillis.
On connaît les suites de cette coalition . Venise perdit en
Italie plusieurs places importantes ; mais elle acquit la
gloire d'avoir su conserver la plus grande partie de ses
provinces , malgré les efforts de tant d'ennemis.
Il était réservé à la navigation , qui avait créé la grándeur
de Venise , d'en arrêter les grogrès et d'en préparer
la décadence. La découverte de l'Amérique , et le passage
aux Indes par le cap de Bonne-Espérance ruinèrent un
édifice que la ligue de Cambrai avait à peine ébranlé.
Les papes les plus adroits , les monarques les plus puissans
, les armées les plus nombreuses ne portèrent aux
Vénitiens que des atteintes légères. Christophe Colomb
et Vasco-de-Gama leur firent des blessures que le tems n'a
jamais pu fermer.
Depuis le jour où l'audace de ces deux navigateurs ouvrit
au commerce des routes inconnues , jusqu'à l'époque
récente où Venise passa sous la domination autrichienne
chaque année avait diminué ses forces , sa richesse et sa
considération politique ; les belles possessions qu'elle avait
autrefois arrachées à la faiblesse des empereurs de Constantinople
, étaient tombées sous le joug ottoman . Elle
avait perdu successivement la Romagne , la Pouille , Ferrare
, Bologne , Crémone et Mantoue . Réduite en Italie
* quelques provinces d'une médiocre étendue , au littoral
346
MERCURE
DE FRANCE ,
de la Dalmatie , et à ses îles dans la mer Ionienne , elle
a vu former à ses côtés et presque à ses portes , sur des
rivages qui furent soumis à ses lois , des ports qui attiraient
tout le commerce de la mer Adriatique. La souveraineté
qu'elle se vantait encore d'exercer dans ce golfe orageux ,
resté chimérique de sa puissance et de sa gloire , était sur
le point de lui échapper sans retour . La variété des productions
, les franchises , les avantages de tout genre ,
conduisaient déjà les navigateurs à Trieste , à Ancône ,
même à Goro ; rien ne les appelait plus à Venise , d'où
les prohibitions , les vents et les côtes semblaient les
éloigner. Cette république qui avait couvert la Méditerrannée
et l'Archipel de ses flottes , n'avait , en 1795 ,
qu'environ quatre cent cinquante navires marchands sous
son pavillon ; et le bourg de Raguse en avait plus de deux
cents sous le sien. Il faut espérer que, réunie au nouveau
royaume d'Italie , et pour ainsi dire , associée aux destinées
de la France , elle reprendra bientôt son ancienue
place , sinon parmi les puissances politiques , du moins
parmi les villes les plus riches , les plus actives et les plus
florissantes de l'Europe .
Dans son état actuel , Venise offre encore aux voyageurs
un assez grand nombre de monumens dignes de sa grandeur
passée , indépendamment du coup-d'oeil singulier
que présentent ses canaux , ses ponts , ses églises , ses dômes ,
ses édifices pompeux , qui semblent sortir du fond des eaux.
Il y a des villes plus belles que Venise ; il n'y en a point
d'aussi étonnantes : on voit bien des canaux dans celles
de la Flandre et de la Hollande ; mais ces canaux , bordés
de grands arbres , offrent de chaque côté , des rues alignées ,
propres , spacieuses , ornées de maisons d'une élégante et
modeste simplicité , tandis qu'à Venise , ce sont les canaux
mêmes qui forment les grandes rues ; ils viennent haigner
les murs des maisons , et ces maisons sont , en général
noires , irrégulières , d'une architecture gothique et bizarre ,
qui fait ressortir davantage un petit nombre de palais aussi
riches qu'imposans , ouvrages de Palladio , de Scamozzi ,
de San Sovino . Le goût et la magnificence qui les décorent ,
forment le plus singulier contraste avec ces mazures ens
fumées , qu'on croirait échappées à un incendie . récent
quoique plongées dans des canaux sales et tortueux. Gelui
qu'on appelle le grand canal , offre seul un aspect vraiment
pittoresque et toujours animé. Il est orné des plus beaux
édifices , et revêtu d'un quai fort commode dans les environs
AOUT 1808. 347
du pont de Rialto. Le quai des Esclavons ( riva degli
Schiavoni) , qui règne tout le long du port , est encore
plus magnifique ; la promenade y est charmante par la richesse
du point de vue et du site ; malheureusement le rezde-
chaussée de toutes les maisons y est occupé par de sales
et misérables boutiques , d'où s'exhale , en tout tems , une
odeur infecte. Il n'y a point d'autres quais à Venise , si ce
n'est celui qui borde le Canareggio , celui d'un nouveau
quartier qu'on bâtit vis-à -vis l'ile Murano , derrière le conservatoire
des Mendicanti , et le quai qui règne le long de
l'ile de la Giudera. 中美
La place Saint-Marc , si fameuse dans les romans et dans
les . voyages ( deux sortes d'ouvrages qui ont entr'eux beau
coup de ressemblance ) , est d'une grandeur médiocre et
d'une exacte régularité. C'est un carré long , pavé de larges
dalles de pierre , orné d'arcades et de portiques qui règnent
dans toute sa longueur . Les Procuraties vieilles , et les
Procuraties neuves , bâtimens d'une hauteur égale et
d'une parfaite uniformité , quoique d'un style d'architec
ture très-différent , occupent trois côtés de la place , et se
reunissent à l'église de Saint- Géminien ; vis-à-vis de cette
église , à l'autre extrémité de la place , s'élève l'église ducale
de Saint-Marc , devant laquelle on voyait autrefois les
étendards de la république et le lion atlé du saint protecteur
qu'elle avait choisi . A côté de l'église , est l'ancien
palais du doge , vaste édifice gothique où résidait un prince
esclave de sa dignité , chargé toute sa vie du poids d'une
représentation sans agrément , et d'une grandeur sans autorité
. C'est dans ce vieux palais , enrichi des chefs- d'oeuvre
du Titien , du Véronèse , du Tintoret , et de tous les peintres
de l'école vénitienne, que s'assen blaient le sénat et le
grand conseil ; c'est -là que veillait le fantôme effrayant
de l'inquisition d'état , et qu'on allait contempler quatre
fois par an, dans quelques vaines cérémonies , l'antique
magnificence et la majesté toujours un peu sombre de la
république..
L'église de Saint-Marc est un vieux édifice du plus mauvais
goût ; mais la beauté de sa situation , la richesse de
son trésor , peut-être aussi cee, bizarrerie de la renommée
qui donne quelquefois de l'éclat aux choses qui en méritent
le moins , lui conservent une espèce de célébrité . J'avais
entendu parler souvent de cette église , dans un pays
la religion emprunte ordinairement tous les prestiges des
arts pour décorer les édifices sacrés. Je fus donc surpris
où
548 MERCURE DE FRANCE ,
de ne trouver dans celui- ci , ni monumens d'architecture
ni mausolées , ni statues , ni tableaux . Des mosaïques tapissent
les voûtes , les coupoles , les niches , les murailles ,
-même le pavé ; mais dans tous ces ouvrages , la richesse
de la matière égale à peine l'étonnante grossièreté de l'exécution.
En un mot , il n'y avait de vraiment digne d'attention
dans l'église de Saint-Marc , que ce qui lui était absolument
étranger ; je parle des quatre chevaux de Lysippe ,
placés sur le portail , qui après avoir décoré , dans l'ancienne
Rome,, les arcs de triomphe d'Auguste , de Trájan
et de Domitien , sont venus orner celui que la reconnaissance
élève à la Victoire , sur le Carousel de Paris . Constantin
les avait transportés dans la ville à laquelle il donna
son nom , et les avait placés dans l'hyppodrome avec le
char du Soleil . En 1206 , les Vénitiens , conduits par le
doge Dandoló , alors aveugle et âgé de quatre-vingts ans ,
s'emparèrent de Constantinople ; l'audace brillante des
Français , avait décidé le succès de l'entreprise ; mais nos
braves aïeux n'attachaient encore aucun prix aux monumens
, des arts , et les chevaux de Lysippe tombèrent dans
le partage des Vénitiens. Il a fallu près de six cents ans
pour qu'un peuple belliqueux et sensible à tous les genres
de gloire , reconquit ces trophées qui attestent son ancienne
valeur. Mais depuis long-tems il était assez éclairé pour en
connaître le prix....... etc. , etc. , etc. ESMÉNARD .
MEMOIRES de la Classe des Sciences mathématiques
et physiques de l'Institut de France. Second
semestre de 1807 .
LES grandes collections académiques ne sont pas seulement
utiles pour constater et conserver les découvertes
nouvelles . Dépositaires des vérités et des erreurs
de chaque siècle , elles offrent avec la sincérité de l'histoire
le tableau des progrès de l'esprit humain. On y
voit le développement de pensée s'opérer par degrés
chez une nation toute entière comme le développement
de l'intelligence dans un individu ; mais la carrière
de ce dernier est, bornée par la nature : son génie s'af
faiblit avec le tems , au lieu que l'esprit humain , par→
venu dans sa force , ne connaît point de vieillesse et
ne revient plus à l'enfance.
AOUT 1808. 349
Pour sentir la vérité de ces réflexions , et reconnaître
par soi-même cette marche progressive des lumières ,
si digne d'être observée , il suffit d'ouvrir les premiers
volumes des Mémoires de l'Académie des Sciences , de
cette Académie qui a si puissamment contribué à l'avancement
des connaissances humaines , en France et dans
toute l'Europe . On y trouve à la vérité de belles découvertes
d'astronomie , amenées par l'invention encore
récente des lunettes et des horloges à pendule ; mais
les sciences physiques sont dans l'enfance ; la climie
n'existe point ; car on ne saurait nommer ainsi quelques
décompositions sans but et sans résultat. Cependant
ces essais se perfectionnent ; on devient plus scrupu
leux sur les faits , plus difficile sur les explications , on
remarque une infinité de circonstances auxquelles on
n'avait d'abord aucun égard et qui donnent souvent la
clef des phénomènes. Ainsi vous voyez la science se
former , el en suivant l'ordre des tems vous arrivez enfin
à la chimie moderne , exacte , scrupuleuse , observatrice
, et à l'invention de cette brillante théorie qui
fondée sur les découvertes des chimistes de tous les pays ,
a cependant pris naissance au sein de l'Académie des
Sciences.
On doit remarquer ici que le commerce des géomètres
avec les physiciens et les chimistes eut une grande .
influence sur ces progrès. De grandes découvertes s'étaient
faites dans la théorie du systême du monde. On
en calculait tous les phénomènes , et l'on cherchait à
vérifier les calculs par des observations exactes ou
par des expériences précises. On envoyait à l'équateur
et au pôle des observateurs chargés de mesurer
la figure de la terre , d'observer les réfractions et toutes
les circonstances physiques qui importaient à l'astronomie.
On découvrait par ces voyages la variation de la
pesanteur terrestre , et on en calculait les lois. Cette
comparaison continuelle du calcul et des expériences
faisait discuter ces dernières , et le même esprit de critique
et d'examen s'étendant bientôt à tous les objets.
dont s'occupait l'Académie , y introduisit la précision et
l'exactitude.
Cette influence mutuelle des sciences les unes sur les
550 MERCURE DE FRANCE ,
autres est le moyen le plus sûr de développer leur véritable
philosophie ; et c'est là un des principaux avantages
des Sociétés savantes . Personne n'a mieux montré
cette vérité que M. Laplace dans son exposition du systême
du monde. « La nature , dit ce savant célèbre
» est tellement variée dans ses productions et dans
>> ses phénomènes , elle est si difficile à pénétrer dans
» ses causes , que pour la connaître et la forcer a
> nous dévoiler ses lois , il faut qu'un grand nombre
>> d'hommes réunissent leurs lumières et leurs efforts.
» Cette réunion est sur-tout nécessaire quand les sciences
» en s'étendant se touchent et se demandent de mutuels'
» secours. Alors le physicien a recours au géomètre
» pour s'élever aux causes générales des phénomènes
» qu'il observe , et le géomètre à son tour interroge le
>> physicien pour rendre ses recherches utiles en les
» appliquant à l'expérience , et pour se frayer par ces
» applications mêmes de nouvelles routes dans l'analyse.
Mais le principal avantage des Sociétés savantes
» est l'esprit philosophique qui doit s'y introduire , et
» de là se répandre dans toute une nation et sur tous
» les objets. Le savant isolé peut se livrer sans crainte
» à l'esprit de systême ; il n'entend que de loin la con-
» tradiction . Mais dans une Société savante , le choc
>> des opinions systématiques finit bientôt par les dé-
» truire , et le désir de se convaincre mutuellement
>> établit entre les membres la convention de n'ad-
>> mettre que les résultats de l'observation et du cal-
» cul. Aussi l'expérience a prouvé que depuis l'origine
» de ces établissemens la vraie philosophie s'est gé-
» néralement répandue. En donnant l'exemple de tout
>> soumettre à l'examen d'une raison sévère , ils ont
fait disparaître les préjugés qui avaient régné trop
» long-tems dans les sciences , et que les meilleurs es-
» prits des siècles précédens avaient partagés. Leur utile
>> influence sur l'opinion a dissipé des erreurs accueillies
» de nos jours avec un enthousiasme qui , dans d'autres
>> ' tems , les auraient perpétuées . Enfin c'est dans leur
>> sein , ou par leurs encouragemens , que se sont for
» mées ces grandes théories que leur généralité met
>> au-dessus de la portée du vulgaire , et qui se répanAOUT
1808. 351
» dant par de nombreuses applications sur la nature et
sur les arts , sont d'inépuisables sources de lumières
» et de jouissances. »
La classe de l'Institut qui a succédé à l'Académie des
sciences a hérité de son esprit et de ses principes , en
même tems qu'elle a recouvré plusieurs de ses mem→
bres les plus célèbres. Aujourd'hui plus que jamais , on
exige de l'exactitude dans les expériences , et de la
réserve dans les explications. C'est sur-tout dans cet
esprit et sous le point de vue de la méthode qu'il faut
examiner les ouvrages de science , et c'est ainsi que
nous allons rendre compte du volumne de l'Institut que
nous annonçons , en nous bornant aux recherches de
mathématiques ou de physique qui y sont renfermées .
On y trouve d'abord un Mémoire de M. Bouvard sur
la construction des nouvelles tables de Jupiter et de
Saturne , calculées suivant la nouvelle division du jour
et de la circonférence du cercle.
On sait que les mouvemens des corps célestes s'exé
cutent d'après les lois de l'attraction universelle . En
partant de ce principe , les géomètres ont trouvé des
méthodes pour calculer les mouvemens des planètes et
des satellites . Leurs formules réduites en nombres et
disposées dans un ordre facile à consulter , forment co
que l'on appelle des tables astronomiques , au moyen
desquelles on peut connaître avec la plus grande exactitude
, et pour une époque quelconque , la position de
ces astres dans le ciel.
Mais la formation de ces tables ne se réduit cependant
pas à un simple calcul numérique. L'astronome.
qui veut les construire doit préalablement déterminer
certains élémens qui entrent dans le calcul du géomè
tre , comme des données fondamentales. Telles sont la
distance moyenne de la planète au soleil , la durée de
sa révolution , la position de son orbite , et généraleinent
ce que l'on nomme les élémens du mouvement
elliptique. Pour cela , il faut recourir aux observations ,
les discuter , c'est -à -dire , examiner les circonstances
dans lesquelles elles sont faites , peser le talent des observateurs
, la bonté de leurs instrumens , choisir enfin
les meilleures , et les combiner ensemble de la manière
15
552 MERCURE DE FRANCE ,
Ja plus favorable à la détermination de chaque élément,
Cet examen , pour être bien fait , demande beaucoup de
soin , de critique , et une grande connaissance des
moyens pratiques de l'astronomie. A ces premières
données , il faut en joindre d'autres qui sont les masses
des planètes étrangères à celles que l'on considère , eț
qui , par leur force attractive , modifient ses mouvemens.
Tous ces résultats étant trouvés , on les introduit dans
les formules , on les réduit en nombres , et on obtient
ainsi des tables de la planète que l'on a considérée. Mais
tout n'est pas fait encore , et l'on n'est qu'à la moitié
du travail. En calculant les élémens elliptiques , on est
obligé de considérer chacun d'eux à part pour le déduire
des observations qui sont les plus propres à le
donner , et on regarde les autres comme connus , ou
l'on fait sur leur valeur les suppositions les plus probables.
Il suit de là que les tables fondées sur ces premiers
résultats , ne peuvent être considérées que comme une
approximation. Il faut s'en servir pour calculer de
nouveau les élémens elliptiques que l'on considère alors
simultanément , et que l'on corrige tous ensemble au
moyen d'équations de conditions que l'on établit entre
les erreurs dont ils sont susceptibles . On détermine par
le même procédé les corrections qu'il faut faire aux
masses des planètes perturbatrices qui ne sont pas toutes
également bien connues. Avec tous ces résultats corrigés
on reprend une seconde fois le calcul des formules , et
on obtient enfin des tables astronomiques exactes.
Les premières tables de Jupiter et de Saturne , publiées
par Halley , en Angleterre , ont été pendant longtems
les seules que les astronomes possédassent. Cependant
elles n'avaient pas tardé à devenir défectueuses ,
car en 1760 les erreurs des tables de Jupiter surpas
saient onze minutes , et celles de Saturne s'élevaient
jusqu'à vingt-deux minutes de degrés. En vain Lalande ,
à qui l'astronomie doit beaucoup de travaux utiles , essaya
de corriger ces erreurs , et donna de nouvelles tables de
ces deux planètes , il ne fut pas plus heureux que Halley ,
et il ne pouvait pas l'être , car la cause de cette imperfection
des tables était beaucoup plus profonde qu'on ne
l'avait pensé ; elle tenait à l'action réciproque de ces deux
planètes
AOUT 1808. 353
pas
SEINE
planètes qui produisait , dans leurs mouvemens, de gran
des inégalités , dont on ne soupçonnait même S
Texis-A
tence. C'est ce que M. Laplace fit connaitre dans les Mé
moires de l'Académie pour 1784. Il démontra l'existence
et la cause de ces grandes inégalités , assigna leur étendue
et leur période qui est de plusieurs siècles . Enfin il fit voir
que les erreurs des tables de Halley , corrigées d'après
cette théorie , disparaissent presqu'entiérement. Ces de
couvertes engagèrent M. Delambre à calculer de nou
velles tables de Jupiter et de Saturne . Ces tables faites
avec le talent et l'exactitude que l'on connaît à cet
habile astronome , étaient incomparablement meilleures
que celles de Halley , car leurs plus grandes erreurs surpassent
rarement trente secondes ; mais depuis cette
époque , les observations s'étant multipliées , et la théorie
ayant encore été plus approfondie , il est devenu possible
de donner aux tables une nouvelle perfection ; c'est
ce qui a engagé M. Bouvard à calculer ces dernières ,
et il les a construites suivant la division décimale du
cercle et du jour , d'après l'invitation du bureau des
longitudes de France , afin d'introduire parmi les astronomes
l'emploi de ce systême qui est si avantageux
pour les calculs.
Les nouvelles tables de M. Bouvard sont si exactes
que leurs plus grandes erreurs sont à peine de douze
secondes , encore s'élèvent- elles bien rarement à cette
limite. Cette précision sera très-utile pour perfectionner
la mesure des longitudes qui se fonde le plus souvent
sur les éclipses des satellites de Jupiter. Sous ce point
de vue les nouvelles tables de cette planète rendrent un
important service à la géographie et à la navigation .
Le Mémoire suivant , qui est de M. Biot , a pour objet
de déterminer l'influence de l'humidité et de la chaleur
dans les réfractions.
Les rayons lumineux que les astres nous envoient ne
parviennent à nos yeux qu'après avoir traversé l'atmosphère
qui , en vertu de l'inégale densité de ses couches ,
les courbe et les infléchit vers la terre . Ce phénomène
que l'on nomme réfraction change le lieu apparent des
astres et les fait voir plus élevés qu'ils ne le sont réellement.
Il importe done aux astronomes de le bien con-
Z
354
MERCURE
DE FRANCE
,
'naître et d'en avoir la mesure exacte ; aussi ont-ils fait
beaucoup d'efforts pour l'obtenir , et ils y sont heureu
sement parvenus ; mais ils n'ont pu déduire de leurs
observations que des résultats relatifs à l'état moyen de
l'atmosphère. Il importait de savoir si le mêlange des
vapeurs aqueuses et les variations de la chaleur altèrent
L'action de l'air sur la lumière , ou si leur influence se
borne à changer sa densité . Déjà M. Laplace avait renda
ce dernier résultat probable relativement à la vapeur
aqueuse , par une induction très-ingénieuse , en montrant
, d'après une expérience de Newton , que la force
réfringente de l'eau en vapeur doit être , à force élas
tique égale , très-peu différente de celle de l'air. M. Biot
a confirmé cette induction par des expériences directes
en observant la réfraction de la lumière à travers un
prisme creux dans lequel il avait introduit de l'air sec ,
tandis que l'air extérieur était porté artificiellement au
plus haut degré de chaleur et d'humidité qui puisse
jamais se rencontrer dans les observation astronomiques.
Ces mêmes expériences ont donné pour le pouvoir
réfringent de l'air une valeur si peu différente de celle
que M. Delambre a trouvée par les observations astronomiques
, qu'il importe peu d'employer l'une on
T'autre dans les recherches d'astronomie . Ainsi ce travail
a servi à prouver deux vérités utiles : la première , que
les variations de la température n'altèrent point l'action
de l'air sur la lumière ; la seconde , que pour une
même hauteur du baromètre , l'air humide réfracte la
lumière sensiblement comme l'air sec , de sorte que les
astronomes peuvent se dispenser d'avoir égard à l'indication
de l'hygromètre . M. Biot avait prouvé d'ailleurs
dans un autre Mémoire que la force réfringente de l'air
est proportionnelle à sa densité. Au moyen de ces résultats
, les tables de réfractions deviennent indépen
dantes de tout empyrisme ; elles sont entièrement fondées
sur des données exactes , tirées de l'expérience
et assujetties à des calculs rigoureux ; ce qui est le véritable
but auquel on doit s'efforcer d'amener toutes
les parties de la physique mathématique.
Après ce mémoire on en trouve deux de M. le
comtede Ramford, Lepremierrenferme des expériences
DAOUT 1800, 655
sur l'adhérence des molécules de l'eau entr'elles. Tout
le monde sait qu'une aiguille que· l'on pose doucement
sur la surface de l'eau , dans le sens de sa longueur ,
reste sur cette surface et ne tombe pas au fond de
P'eau , quoiqu'elle soit spécifiquement plus pesante que
ce fluide. Le même effet a lieu avec beaucoup d'autres
corps , même avec des globules de mercure , et des
poussières métalliques. M. Laplace , dans sa Théorie
mathématique de l'action capillaire , a prouvé par le
calcul que tous ces phénomènes sont dus à l'air qui ,
adhérant à tous ces petits corps , forme autour d'eux
une enveloppe qu'ils n'abandonnent que difficilement ;
de sorte qu'en les posant sur l'eau ils dépriment seulementautour
d'eux la surface de ce fluide , et font naître
par cette dépression même, la force qui les soutient . M.
le comte de Rumford considère la chose autrement. Il
suppose que Fadhésion des molécules de l'eau entr'elles ,
produit à la surface de ce fluide , comme une sorte de
pellicule qui résiste au passage des corps et qu'ils doivent
percer avant que de pénétrer dans l'intérieur. L'objection
que nous avons rapportée d'abord , ne lui a sans
donte pas échappé , et il a cru la détruire en répétant
Jes mêmes expériences avec des liquides superposés
les uns aux autres par exemple , avec de l'eau et
de l'éther. Ce dernier étant plus léger que l'eau , nage
an- dessus d'elle , et ne s'y mêle pas sensiblement. On
y laisse tomber un globule de mercure qui traverse
l'éther et s'arrête à la surface de l'eau. Un second
globule produit un effet semblable , jusqu'à ce que le
poids des globales devenant trop fort , ils tombent tous
dans l'intérieur de l'eau , ce que M. de Rumford attribue
à la rupture de la pellicule ou de l'espèce de sac par
lequel il les suppose soutenus et enveloppés. Mais on
peut lui répondre que ces globules en traversant l'éther
n'abandonnent pas l'air qui adhère à leur surface; ou
que s'ils l'abandonnent , ils se couvrent d'une nouvelle
couche d'éther et qu'ainsi enveloppés , ils se trouvent
encore à l'abri du contact de l'eau , ce qui les fait s'arrêter
et flotter à la surface de ce fluide. On peut lai
répondre que tous ces phénomènes tiennent aux lois
de l'action capillaire , développée d'une manière si ri-
Ꭹ
Za
556 MERCURE DE FRANCE ,
goureuse , par M. Laplace , au moyen du calcul ; qu'ils
s'expliquent parfaitement , d'après cette théorie , en
ayant égard au changement de figure que l'impression
de ces petits corps produit sur la surface de l'eau ,
lorsqu'ils y arrivent enveloppés d'air ou de quelque
autre liquide qui ne s'y mêle pas instantanément ;
car la forme de la surface est réellement ce qui détermine
le poids que la colonne d'eau peut supporter
sans se rompre , et la cause n'en est point dans la
viscosité de l'eau .
.
Partir comme l'a fait M. Laplace des premières lois
générales de l'attraction moléculaire , pour calculer les
attractions que les corps exercent à leur surface , selon
la figure qui les termine ; déduire de ce calcul la
hauteur où doivent s'élever les différens fluides dans
les mêmes tubes , ou le même fluide dans des tubes
de différens diamètres ; donner la mesure de toutes ces
hauteurs , et l'explication calculée de tous les phénomènes
capillaires , dans leurs moindres détails ; rattacher
à ces phénomènes tous ceux qui dépendent de la même
cause , et qui en paraissent les plus éloignés ; enfin , comparer
numériquement les valeurs données par le calcul
, aux résultats des expériences les plus exactes et
montrer leur accord surprenant , voilà une théorie
mathématique.
Imaginer , comme le fait M. le comte de Rumford
l'existence d'une force étrangère à toutes les autres actions
de la nature , et que le calcul ne peut ni saisir , ni
démontrer ; faire produire à cette cause des phénomènes
qui s'expliquent très - simplement d'une autre
manière ; vouloir ensuite en faire dépendre des faits
qu'elle n'explique que vaguement dans leur ensemble ,
et nullement dans leur détail , tandis que le calcul fondé
sur les lois ordinaires de la nature , en donne la quantité
et la mesure précise .
Le second Mémoire de M. de Rumford a pour objet de `
montrer la lenteur avec laquelle se fait le mêlange de
différens liquides lorsqu'ils sont superposés . L'auteur a
rendu ce phénomène sensible , en jetant dans l'intérieur
deux liquides de petits corps plus légers que l'un et plus
lourds que l'autre , de sorte qu'ils se tenaient d'abord
AOUT 1808. 357
>
au milieu d'eux , et qu'ils indiquaient ensuite par leur
ascension graduelle , la progression selon laquelle le
mêlange se faisait . Ces recherches sont fort curieuses
et il est à désirer que l'auteur , qui se montre toujours
extrêmement ingénieux dans les expériences , continuo
celles- ci comme il en a annoncé l'intention .
Après ce Mémoire , viennent diverses expériences
d'artillerie par M. Guyton de Morveau ; elles ont surtout
pour objet la force de la poudre , le tems nécessaire
à son inflammation , selon son degré de grossièreté
ou de finesse , et enfin la manière dont ses effets se modifient
pour la même pièce d'artillerie , selon les dimensions
du boulet. M. Guyton trouve , par ses expériences
, que la poudre grossière s'enflamme plus promp→
tement que la fine. Il trouve que cet intervalle qu'on
laisse pour la facilité de la manoeuvre entre le boulet et
la pièce , et que l'on nomme le vent en termes d'artillerie,
diminue considérablement les effets . Mais , ce qui
est fort singulier , la suppression de cet intervalle par un
boulet trop juste , rend cette perte plus grande encore ;
probablement par le frottement qui se produit alors
entre le boulet et l'ame de la pièce , formés tous
deux de métaux très-durs. En enveloppant le boulet
d'une bague de plomb , et l'enfonçant à force pour imiter
ce qui a lieu dans les carabines à balle forcée , M.
Guyton a trouvé que ces inconvéniens disparaissaient
mais cette construction qui aurait de l'avantage pour
l'intensité des effets ne s'accorderait pas avec la rapidité
de la manoeuvre que l'artillerie nécessite.
Je n'entreprendrai point de parler de plusieurs Mémoires
d'anatomie et de physiologie de M. Portal et de
M. Sabatier , non plus que d'un Mémoire de botanique
de M. Ventenat , que nous venons d'avoir le malheur de
perdre ; ces objets intéressans me sont trop étrangers
pour que je puisse en rendre compte , et je passe à un
Mémoire de chimie de MM. Fourcroy et Vauquelin.
Les substances végétales paraissent presque toujours
composées d'un petit nombre d'élémens à peu près semblables
, combinées dans des proportions souvent peu
différentes entr'elles . Cependant , quand on réfléchit à
l'infinie variété des plantes , on est forcé de penser que
358 MERCURE DE FRANCE ,
des proportions presque semblables d'hydrogène , d'oxigène
et de carbone peuvent , par leur combinaison , donner
des substances très- diverses dans leurs caractères éxtérieurs
et dans leurs propriétés . Sous ce point de vue ,
la chimie végétale est comme la chimie animale , du plus
grand intérêt , et en effet elles ont déjà toutes deux fait
connaître un nombre considérable de produits dont les
propriétés sont aussi curieuses que distinctes , et que l'on
n'aurait probablement pas découverts directement . MM.
Fourcroy et Vauquelin , qui ont fait , dans cette partie
de la chimie , des travaux si nombreux , suivent avec
ardeur ces recherches utiles. Le suc de l'oignon , qu'ils
ont analysé , leur a présenté , entr'autres principes ,
de l'acide phosphorique libre , une huile volatile , âere
et odorante , du soufre et beaucoup de matière sucrée.
C'est le soufre qui noircit les vaisseaux d'argent dans
lesquels, on a laissé l'oignon séjourner , et qui donne l'odeur
infecte que ce bulbe produit eenn sseeppourrissant.
C'est cette huile acre et volatile qui irrite les yeux et y
excite cette douleur cuisante qui est connue de tout le
monde. Lorsque cette huile a été chassée par la cha-
Jeur , c'est la matière sucrée qui donné aux oignons
Ja saveur agréable qui les fait employer dans les
mets. Enfin , l'acide phosphorique libre pouvant
dissoudre le phosphate de chaux , a dû être quelquefois
utile contre les calculs composés de cette
substance , ce qui aura donné lieu à l'opinion générale
de l'utilité du suc d'aignon contre la maladie de la
pierre. Mais malheureusement tous les calculs ne sont
pas composés de phosphate de chaux , et ceux qui sont
formés d'acide urique et d'oxalate de chaux resteront
inattaquables par ce principe. On voit , par cet exemple,
qu'il n'y a rien de petit dans les sciences , et que
des recherches qui portent sur les objets les plus simples
peuvent quelquefois conduire aux résultats les plus
importans pour la société...
2
Z
A la suite des Mémoires , on trouve les comptes
rendus des travaux de la classe pour l'année 1806 , par
ses deux secrétaires perpétuels , MM. Delambre et
Cuvier, Le volume est terminé par des notices historiques
sur Lalande et Broussonnet. Ces deux mor-
1
AOUT 1808. ·
359
ecaux , dont lepremier est de M. Delambre , et le second
de M. Cuvier , sont écrits avec le talent qu'on leur connaît
, et les applaudissemens que le public leur a donné
nous dispensont d'en faire l'éloge.
BIOT .
2
SAVINIA RIVERS , ou le Danger d'aimer ; par Mis-
TRISS SOPHIE LEE , auteur de Matihlde , ou le Sou
terrain, etc., traduit de l'anglais par Mme de S ***** .
A Paris , chez Deniu , imprimeur-libraire , rue du
Pont-de-Lodi , nº 5. - 1808.
#
:
Nous sommes dans l'usage de nous attribuer en littérature
une grande supériorité sur les autres nations
modernes , et cette prétention , toute orgueilleuse qu'elle
puisse paraître , est sans doute fondée à plusieurs égards :
mais dans le roman il est difficile de ne pas reconnaître
les Anglais pour nos maîtres. Nous pourrions , il
est vrai , à leur Clarisse , à leur Tom-John opposer
Gilblas mais ce n'est point comme roman , c'est plutôt
comme ouvrage de morale que cet excellent livre
est un chef-d'oeuvre. La fiction n'y produit pas cet intérêt
entraînant. que l'on veut trouver ordinairement
dans les compositions romanesques ; on n'en dévore pas
la lecture ; on ne tourne pas rapidement les pages pour
courir plus vite au dénouement : on le lit posément.
Quand on l'a lu , on peut le recommencer , et y trou
ver même plus de plaisir que la première fois . Ce n'est
pas trop là l'effet que produisent sur les amateurs les
plus décidés les romans proprement dits.
Il serait sans doute intéressant de trouver dans les
moeurs privées des Anglais la cause de leur prédilection
pour les romans , et des succès qu'ont obtenus dans
ce genre d'écrire le grand nombre de leurs auteurs qui
s'y sont exercés. Sans prétendre entrer dans cette recherche
aussi difficile que curieuse , on peut observer
qu'il règue chez ce peuple , même dans les classes les
plus élevées de la société, un goût pour la vie domestique
que l'amour des plaisirs et le relâchement des
mocurs n'ont pas encore altéré jusqu'ici. Les liens qui
360 MERCURE DE FRANCE ,
unissent entr'eux les divers membres de la famille y
sont plus forts et plus resserrés que chez nous . Dans
le choix de ses liaisons , on y consulte davantage les
rapports de goût , d'occupations , de principes , et toutes
les convenances morales. On n'y voit point entre les
deux sexes ces rapprochemens continuels et cette aimable
familiarité qui produit dans les sociétés de nos grandes
villes tant d'agrément et de grâces , et malheureusement
aussi tant de chûtes et de corruption . Chez un
tel peuple les passions , moins divisées , doivent jeter des
racines plus profondes , et offrir à l'observateur des développemens
plus pathétiques et plus touchans. Sa vue
resserrée dans nn horizon plus borné , ne sera point attirée
et distraite par cette foule de caractères opposés
qui dans nos cercles bruyans se succèdent sans cesse et
s'effacent les uns les autres . Ainsi ayant sous les yeux
moins d'objets de comparaison , il offrira rarement dans
ses ouvrages ces grands résultats qui caractérisent d'un
seul trait l'homme tout entier ; mais il étudiera à loisir ,
jusque dans les moindres nuances , les personnages peu
nombreux qu'il aura devant les yeux . Voilà sans doute
la source de ces petits détails de moeurs , pleins de naturel
et de vérité , qui ont tant de charmes sous la
plume des romanciers anglais , quoiqu'ils en fassent
abus trop souvent .
On pense bien que je ne prétends pas appliquer cette
apologie à ces lugubres compositions qui eurent tant de
vogue il y a quelques années. Ce n'est point en mettant
aux prises des personnages froidement atroces , ni en
serrant le coeur par une terreur pénible , ni en mêlant
à des époques historiques des fictions invraisemblables
et forcées , que les romans peuvent mériter quelquefois
d'occuper les loisirs des gens de goût . C'est par des combinaisons
naturelles , par des peintures vraies des moeurs
et de la société , par des développemens de passions et
de caractères simples et intéressans . Or , sans parler
des chefs-d'oeuvre de Richardson et de Fielding qui
doivent être mis à part comme ouvrages de génie , on
trouve chez les Anglais beaucoup de romans qui offrent
dans un degré remarquable ce mérite aussi rare qu'il
paraît facile le roman que nous annonçons doit err
AOUT 1808. 361
•
augmenter le nombre. Il présente , il est vrai , peu d'originalité
, soit dans les incidens , soit dans les caractères ;
mais l'adresse avec laquelle la fable est conduite , l'agrément
des détails , l'élégance et la facilité du style suffisent
pour en rendre la lecture très- attachante . Savinia
Rivers , ainsi que le titre l'annonce , en est l'héroïne ,
et il est presque inutile d'ajouter qu'elle est pourvue à
la fois de toutes les vertus , de tous les talens et de toutes
les grâces . Fille d'un simple ministre , qui lui a donné
une éducation fort au-dessus de sa condition et de sa
fortune , elle se trouve à dix-neuf ans orpheline , et
sans autre ressources que celles qu'elle peut tirer de ses
talens . Elle saisit donc avec empressement l'offre qui
lui est faite par lady Westbury de se charger de l'éducation
de ses deux jeunes filles . Malheureusement cette
lady , peu faite pour apprécier les belles qualités de
Savinia , a un mari qui , plus clairvoyant qu'elle , ne
tarde pas à les distinguer. Peu satisfait de la conduite
d'une femme qu'un goût effréné pour l'éclat et la dissipation
ont depuis long-tems éloignée de lui , son coeur
tourmenté du besoin d'aimer , ne peut voir la belle institutrice
sans la plus vive émotion , et il se sent entraîné
vers elle par un attrait semblable à celui qu'elle éprouve
elle-même , et dont elle s'efforce en vain de triompher.
La peinture de cette passion réciproque combattue par .
tous les sentimens de l'honneur et du devoir , forment
tout le sujet des deux premiers volumes. Cette situation
est loin d'être nouvelle. On la retrouve dans une foule
de comédies , de drames , de tragédies , de romans. Mais
comme elle montre aux prises les sentimens les plus
puissans sur le coeur humain , on peut dire qu'elle offre
une source inépuisable d'intérêt . Aussi en répand - elle
beaucoup dans cet ouvrage , ce qui n'empêchera pas
les romanciers à venir de s'en emparer à leur tour ,
même d'en tirer encore des effets nouveaux.
Après divers incidens qui découlent naturellement
de cette première donnée et qui mettent à de nombreuses
épreuves la vertu et la constance des deux amans ,
lady Westbury meurt , et avec elle s'évanouit la barriere
insurmontable qui les séparait ; aucun obstacle
étranger ne s'oppose plus à leur bonheur , et le roman
•
369 MERCURE DE FRANCE ,
Em
pourrait finir en cet endroit , si l'auteur n'avait jugé
à propos de leur préparer encore de nouvelles traverses
Le frère de lord Westbury dont Savinia a rejeté les
youx et une lady Killarney , que ce lord a quittés
pour elle , unissent leurs ressentimens. Ils mettent en
oeuvre les plus odieuses perfidies , ilsi noircissent
tour-a-lour les deux amans , et à force de calomnies ,
ils parviennent ainsi à les tenir séparés , mais saus pouvoir
détruire dans aucun des deux cet amour si tendre
quiles offense . Cette combinaison n'est guère plus neuve
que la premiere ; mais elle est peut-être encore plus
touchante et plus féconde. On a observé avec raison
que de toutes les positions malheureuses dans lesquelles
deux amans puissent se trouver , la plus déchirante est
celle où ils se placent eux-mêmes par d'injustes soupcons
, et où ils ont perdu cette confiance dans l'objet
aimé qui peut consoler de tous les maux. C'est une
combinaison de ce genre qui donne un intérêt si pathétique
aux tragédies de Tancrède et de Zaïre : il est
fâcheux qu'une pareille situation ne puisse jamais
être fondée que sur un mal entendu , qu'un seul mot
éclaircirait, mot que les personnages paraissent souvent
prêts à se dire , mais que le poëte leur défend
soigneusement de prononcer, Dans le roman qui nous
occupe , Savinia est obligée d'écrire à lord Westbury;
il semblerait naturel qu'elle lui adressât quelques mots
de reproches dont l'effet infaillible serait de faire soupconner
à cet amant désespéré , qu'il a été calomnié
auprès d'elle. Sa réponse amènerait naturellement une
explication , et tout irait bientôt le mieux du monde.
Mais ce n'est pas- là le compte de miss Sophie Lee ,
el elle refuse impitoyablement au lecteur , cette explication
si désirée jusqu'à ce que ses cinq volumes
soient bien complets. Alors tout s'éclaircit facilement ,
les méfiances réciproques se pardonnent et les deux
amaus sont unis ; mais les longues souffrances de Savinia
, ont épuisé ses forces. Le bonheur même ne pent
la rendre à la vie , et elle meurt en donnant un
à son époux. L'auteur en terminant ainsi son roman ,
a songé sans doute au dénouement de Clarisse , la
chef d'oeuvre de toutes les compositions romanesques ,
}
fils
TAOUT 1808 . 363
si du moins on en juge par les pleurs qu'il fait répandre
; mais j'avoue que cette imitation ne me paraît
pas heureuse. L'héroïne de Richardson a été la victime
de la plus profonde perversité . Elle est désho
norée aux yeux des hommes ; la mort est un bienfait
pour elle. Son inaltérable douceur , sa touchante
résignation , ou plutôt sa joie céleste , en voyant approcher
la fin de ses souffrances , pénètrent et consolent
à la fois , l'ame du lecteur et lui font verser les
plus douces larmes ; mais Savinia est dans une posi→
tion toute différente. Rien ne prépare ni ne motive
une mort si prématurée ; elle n'est souillée par aucune
faute même involontaire ; ce dénouement ne tient
donc en rien à la nature du sujet , et l'on voit trop
que l'auteur ne l'a choisi qu'afin de laisser une vive
impression dans l'ame du lecteur. Miss Sophie Lee
pourrait peut être répondre qu'elle a voulu remplir
son second titre , le Danger d'aimer , mais comme
la mort de son héroïne n'est la suite d'aucune faute
à laquelle son amour l'ait entraînée , elle n'a prouvé
en effet que le danger d'avoir une constitution trop
délicate. Au reste , il est presque inutile de remarquer
que ce second titre annonce une intention morale qui ,
cómme toutes celles qu'affichent la plupart des romans ,
ne peut avoir aucun effet . Ce n'est pas eu peignant
l'amour sous les traits les plus vifs et les plus touchans ,
qu'on réussira à le faire craindre. Cette dangereuse
passion a tant d'attraits pour les ames sensibles , qu'elles
ne craignent point de s'exposer à tous les malheurs dont
elle est souvent la source, pourvu qu'elles puissent
saisir quelques momens de la félicité qu'elle promet.
C'est à peu près ainsi que dans les hommes nés pour la
guerre , la vive peinture des dangers d'une bataille ,
ne fait que redoubler l'impatience de les braver.
>
J'ai cherché , dans cette analyse rapide , à faire connaître
le sujet de cette nouvelle production de miss
Sophie Lee, sans lai ôter d'avance , pour le lecteur
cet intérêt de curiosité avec lequel un roman perd
toujours la plus grande partie de sa valeur. Il ne me
reste plus qu'à faire connaître le style du traducteur.
Pour cela , je transcrirai une partie de la lettre tou564
MERCURE DE FRANCE ,
chante que Savinia écrit à son époux , pour lui être
remise après sa mort.
« Mille symptômes internes de dépérissement et
d'anéantissement, me rappellent sans cesse, mon Edward
chéri , un danger que mes amis s'efforcent de me déguiser.
J'ai cru prudent de les tromper , en leur donnant
la satisfaction de croire qu'ils me trompaient moimême
; mais j'ai toujours considéré comme le premier
de mes devoirs , de fortifier mon esprit contre ce moment
terrible , où la nature défaillante a besoin de trouver
un soutien dans des souvenirs d'innocence , et
s'élève ou s'abat , suivant le témoignage de sa conscience
..... »
» Je sais que tout le monde réprouve comme fastueuses
et inutiles de semblables transmissions de nos
idées aux approches de la mort ; mais l'usage de notre
raison doit- il nous être interdit tandis qu'il nous appartient
eucore , et que notre volonté ne pourrait en
prolonger la durée d'une seule heure ? De fidèles amis
se séparent-ils , même pour peu de jours , sans s'adresser
un tendre adieu ? Comment pourrais - je garder
le silence avant d'entreprendre le long voyage qui
va me séparer de vous ? J'ai toujours senti qu'il me
serait impossible de vous faire connaître de vive voix
plusieurs choses sur lesquelles nous ne pourrions nous
entendre ; et , quoique ce dernier témoignage de mon
amour doive d'abord ajouter à votre affliction , il deviendra
par la suite un motif de consolation pour vous.
Il vous sera doux de penser qu'à cette heure imposante
et cruelle , mon esprit soumis conservait quelque
sérénité.
>> Recevez donc , mon maître , mon ami , mon amant,
mon mari ( ah ! où trouverai-je un nom assez expressif
pour soulager la plénitude de mon coeur ) , recevez
les derniers , les premiers remercimens de cette femme
que vous avez choisie pour compagne , et qui , par
vous , a joui de tout le bonheur qu'on peut goûter
sur la terre. Mon Edward , lisez souvent cette expression
de ma reconnaissance , et que la certitude d'avoir
mérité dans toute son étendue , cette sincère , cette ardente
reconnaissance , change en une douce jouissance
AOUT 1808. 365
les sentimens doulonreux que vous fera éprouver momentanément
ce témoignage de ma juste tendresse.
» L'espoir de devenir mère ne m'a point été ravi , et
un pressentiment me dit que mon enfant me survivra :
le ciel ne voudra pas vous enlever votre Savinia toute
entière. Que ce nouveau lien vous fasse chérir la vie !
Je transmets à cet enfant inconnu tous mes droits à
votre affection. Songez , mon Edward , que vous serez
tout pour lui ; gardez -vous de lui enlever son dernier
appui. Si je vous donnais un fils , il deviendrait l'objet
de vos soins immédiats , et mes ferventes prières auraient
été accueillies ; mais si je dois vous rendre le
père d'une troisième fille , unissez -la dans votre coeur
à celles que vous possédez déjà , et rappelez- vous
qu'elles ont toutes , droit à la surveillance la plus vigilante
de votre part. Vous en retirerez le fruit dans
cet attachement dont elles se pénétreront pour vous ,
dans ces prévenances journalières que la gratitude inspire
plus encore que la nature et qui versent un baume
salutaire sur les plaies profondes de l'ame....
>> Mistriss Forrester qui, ainsi que sa famille, a dans
mon affection un titre assuré à vos égards , aura , je
n'en doute pas , la bonté de veiller sur votre intérieur
aussi long-tems que vous le désirerez , aussi long-tems
que vous n'aurez pas donné à une autre épouse le droit
d'y commander. Loin de moi la crainte d'être jamais
bannie de votre souvenir ; mais fidelle à mon coeur ,
mon Edward ne doit pas l'être à mes cendres : non
mon bien-aimé , ne réprimez pas vos affections ; que
jusqu'au dernier moment de l'existence le feu du sentiment
vivifie votre âme ! Faites le bonheur d'un nouvel
objet , et ne pensez pas qu'en mourant , votre Savinia
forme un vou contraire. J'ai la parfaite certitude
que celle qui méritera d'être appelée par vous à
me remplacer, possédera tous les droits à l'estime ; mais,
o mon Dieu ! elle ne me remplacera pas , car elle n'aimera
jamais comme je vous aime.
>> Adieu , mon Edward ! un sens d'un charme inexprimable
est compris dans ce mot .... Adieu ! Que tous
vos jours soient heureux comme les miens l'ont été
par vous , jusqu'à ce que , comblé de gloire et d'années,
566 MERCURE DE FRANCE ,
vous cessiez de porter un nom sanctifié par vos vertus ,
et que vous montiez dans ce séjour où les justes sont
unis aux pieds de l'éternel , par un lien dont les noeuds
du mariage sont ici-bas l'emblême. C'est là que Savinia
attendra son Edward. » !
嶙
On peut juger par ce moreean que j'ai abrégé à regret
, que cet ouvrage , où l'on reconnait souvent la
touche délicate et sensible d'une femme , a trouvé dans
une femme aussi , Me de S****, un traducteur habite
qui a su se pénétrer des pensées de l'auteur , et la faire
parler dans notre langue avec autant de naturel que
de grâce.
GAUDEFROY.
C
MARIE DE BRABANT, reine de France , roman this
torique , par F. P. À. MAUGENET. 1
Et quò fata trahunt , virtus secura sequetur.
LUCAN.
う
Paris , chez Leopold Collin , libraire , rue Gilles-
Coeur , n° 4.
PHILIPPE III , fils de saint Louis , avait trois fils de sa
première femme Isabelle d'Arragon . L'un d'eux , Louis ,
âgé de onze ou douze ans , mourut presque subitement.
Philippe de la Brosse , chirurgien et barbier de saint
Louis , devenu favori et grand chambellan de Philippell ,
essaya de persuader à son maître que le jeune prince
était mort empoisonné , et que l'auteur du crime était
la nouvelle reine Marie de Brabant , princesse d'une
grande beauté , de beaucoup d'esprit et de prudence ,
dont le crédit menaçait le sien auprès du roi. Il eut
recours pour cet effet à deux ou trois imposteurs qui
se vantaient d'avoir commerce avec Dieu , et d'en obienir
la révélation des choses les plus cachées. Mais ces
misérables craignant pour eux les conséquences d'une
affaire si grave , n'osèrent charger la reine. Peu de
tems après , la Brosse fut convaincu d'avoir des intelligences
avec les ennemis de l'Etat. L'innocence de
la reine fut bientôt reconnue , et son indigne accusateur
expia par le plus vil supplicę les crimes qu'il avait
AOUT 1808. A 367
1
น้า
commis et ceux qu'il avait voulu commettre. Tel est
le trait d'histoire doot M. Maugenet s'est emparé pour
en faire ce qu'on appelle un roman historique. Le genre
admis , on ne peut qu'applaudir an choix du sujet
qui est d'un intérêt puissant. Y a-t-il en effet rien de
plus propre à exciter l'indignation et la pitié , que lè
spectacle d'une reine aimable et vertueuse dont l'hon
neur , la liberté et peut-être la vie sont attaqués par les
menées d'un vil scélérat qui , parvenu des classes inférieures
de la société aux premières dignités de l'Etat ,
abuse des bienfaits et de la faiblesse de son maître , pour
porter de désespoir dans son coeur , l'infamie et la dé
solation dans sa famille? Mais , j'ai regret de le dire ,
M. Maugenet me semble avoir défiguré cette aventure
terrible et touchante par plusieurs incidens qui ne sont
conformes ni au caractère réel ou convenu des per
sonnages , ni à la situation , ni à l'époque où ils sont
placés : ce qu'il y a de plus fâcheux encore , c'est qu'ils
sont inutiles et quelquefois ridicules. Le la Brosse de
J'histoire était un personnage méprisable et odieux ; mais
beaucoup de manège et d'adresse sans doute expliquaient,
sans la justifier , son étonnante fortune. Dans le roman ,
il est bien vil et execrable , mais il manque de pru
dence et d'habileté . Il en résulte que le roi , dupe des
plus grossiers artifices , excite plus de dédain par son
avengle faiblesse , que d'intérêt par son malheur. L'au
teur a fait de la Brosse un scélérat théoricien , qui
étale complaisamment aux yeux d'un favori son sysrême
de perversité , mais dont les actions ne répous
dent point à une spéculation si profonde. Il se contente
d'enlever le jeune prince et de l'enfermer dans un des
caveaux de Notre-Dame : il devait savoir qu'assassiner
est le plus sûr , et comme on l'a dit avec une férocité
plus recherchée , qu'il n'y a que les morts qui ne re
viennent pas. Mais l'auteur avait besoin que le jeune
Louis revint , aussi bien que le scélérat subalterne qui
avait été chargé de le faire disparaître ; et voilà pourquoi
la Brosse n'a pas fait mourir l'un , et n'a donné
à l'autre qu'un poison assez lent pour qu'il fût encore
en état de déclarer , à la fin du roman , l'innocence
de la reine et le crime de la Brosse. Ni la vérité , ní
i
368
MERCURE
DE FRANCE
,
-
la vraisemblance ne s'accommodent ordinairement de
toutes ces considérations dramatiques ou romanesques :
l'art est de les concilier. La Brosse est aussi un esprit
fort qui ne croit ni à Dieu ni au diable , et qui affronte
hardiment l'épreuve d'un combat singulier, parce
qu'il est convaincu que la divinité ne se mêle point
de ces affaires - là . C'est méconnaître l'esprit du tems
et pécher contre le costume. Rien n'était plus rare alors
qu'un incrédule , et les scélérats qui ne l'étaient pas autant
, savaient très-bien allier le crime et la dévotion .
D'ailleurs pourquoi la Brosse , malgré les instances de
son roi , veut- il commettre aux hazards d'un duel
Isa vie et sa fortune pour laquelle il a tout sacrifié ?
Ce duel est dans l'histoire : ce fut le duc de Brabant ,
frère de la reine qui le proposa , et il ne fut point accepté.
Il fallait que quelque misérable spadassin , ‘aux
gages de la Brosse , soutînt l'accusation contre le duc
et remportât sur lui l'avantage , pour prolonger et compliquer
la situation ; mais la Brosse ne devait point
s'exposer ou bien il fallait qu'il pérît : on souffre de
voir un prince souverain , un guerrier , un frère jus
tement furieux , succomber sous un infâme traître qui
n'avait manié d'autres armes que le rasoir et la lancette
, et être redevable de la vie à sa fausse générosité.
Ce duc de Brabant vient incognito à la Cour de Philippe
qui veut lui faire la guerre ; cette démarche peu
convenable et périlleuse par la haine mortelle que lui
porte le favori , il la fait pour juger par lui-même du
caractère du roi , comme si le rôle d'ambassadeur, qu'il
prend , devait lui procurer des communications bien
intimes et bien fréquentes avec le monarque ; enfin
il se présente sous le nom du comte de Namur , amant
aimé de la reine avant son mariage , tout exprès apparemment
pour fournir des armes contre elle à la Brosse
et confirmer les soupçons jaloux du roi. M. Maugenet
prête à la Brosse le désir et même le dessein de fomenter
la haine qui existe entre les rois de France et d'Angleterre
, de les perdre l'un par l'autre , et de réunir
un jour leurs deux couronnes sur sa tête. Ce projet
qui entre , on ne sait pourquoi , dans ses motifs pour
accepter le combat , ce projet n'est pas celui d'un scélérat
AOUT 1808.
LA
SEINE
r
t
3
lérat ambitieux , c'est celui d'un fou . Mais , en général,
les personnages du roman ne sont pas fort raisonnales
Florestan , gouverneur du palais et Isaure fille hon
neur de la reine , tous deux dans les intérêts de cette 5 .
princesse et persuadés de son innocence , refusen decen
lui apprendre par quels odieux soupçons jetés sur elle,
sa présence inspire l'horreur à tout ce qui l'environne.
« Vous vous taisez , cruels ! leur dit la reine . O mys-
» tère épouvantable ! dit Isaure en sortant . O reine in-
» fortunée ! dit le gouverneur en suivant Isaure. » Voilà ,
il en faut convenir , une singulière preuve de zèle et
de dévouement que ces serviteurs donnent à leur reine !
Florestan n'est pas plus heureux quand il se montre ,
que lorsqu'il s'enfuit . Il imagine de jouer le rôle d'un
hermite de Chantilly, imposteur que la Brosse a suborné
pour dénoncer Marie ; il s'affuble d'une chevelure et
d'une barbe fausses , et en cet équipage , il paraît
devant le roi à qui il déclare que la reine est innocente.
La Brosse qui est présent et ne trouve point son
compte à ce discours, s'approche de l'hermite, le regarde
et reconnaît sur le champ Florestan qui ne s'était sûrement
pas bien grimé. Cette comédie est ridicule ; elle
tourne à la confusion de Florestan , au détriment de
la reine et à l'avantage de son accusateur ; cela ne pou- !
vait pas être autrement.
Le style de l'ouvrage n'est pas plus exempt de défaut
, que la contexture et les situations . L'auteur ignore
que l'inversion répugne invinciblement à la prose , et
que de toutes les formes poëtiques , c'est peut- être la
seule qu'il soit impossible d'y transporter. Il y a beaucoup
de phrases comme celle que je vais citer : « Oui ,
» d'un tel un bonheur , et toujours
>> au frère de mes
a
bonheur je me faisvirai
de mère. » Ses
constructions sont quelquefois inexactes et incomplètes .
« Soit , dit-il , que Philippe , trompé comme tant d'au-
» tres par les merveilles qu'on lui raconte de l'hermite
» de Gentilly , soit que , persuadé par le favori , il
» veuille par toutes sortes de voies , connaître la vérité
» sur ce terrible événement , il a résolu , etc. » Le premier
membre de phrase commençant par soit que ,
exigeait un verbe. M. Maugenet qui a pris la phrase
A a
3 0 MERCURE DE FRANCE ,
dans le P. Daniel , en substituant seulement l'hermite
de Gentilly à la béguine de Nivelle , aurait bien dû la
copier toute entière. Daniel a dit : « Soit que le roi ,
» trompé comme plusieurs autres , par les merveilles
» qu'on lui racontait de la béguine , fa crût une grande
» sainte , soit que persuadé , etc. » M. Maugenet dit
ailleurs de cet hermite , qu'il se mêlait de découvrir
pour de l'or et des prétendues révélations , ce que l'on
tient de plus secret. On ne sait ce que c'est que
découvrir pour des prétendues révélations . Cela n'est
ni français , ni clair. Daniel a dit : par de prétendues
révélations , et il fallait encore ici dire tout à fait comme
Daniel. Tout ceci n'annonce pas un écrivain suffisamment
instruit et exercé. Il est cependant juste de reconnaître
qu'en plusieurs passages sa diction ne manque
pas de correction , de naturel , d'élégance et de
douceur : quelques pensées nobles ou fortes y sont
dignement exprimées.
Les notes qui forment la moitié du second tome ,
raffinent sur l'art aujourd'hui si perfectionné de grossir
inutilement des volumes. A propos du duel de la Brosse
et du duc de Brabant , on nous raconte l'histoire du
chien d'Aubry de Montdidier et de chevalier Macaire .
A propos de l'hermite de Gentilly , on nous décrit ce
village , ses antiquités , ses environs , Bicêtre et son fameux
puits ; delà le couvent des Chartreux , autrefois
le palais de Vauvert , et enfin la rivière de
Bievre , depuis sa source jusqu'à son embouchure . De
tout cela , pas une ligne n'est de l'auteur , qui sans
doute n'a mis fin à ses notes , que lorsqu'il a été las de
copier.
Derrière ces notes , se cachent modestement quelques
poësies. Ce sont des fragmens de poëme épique , de
drame héroïque et de comédie , des épîtres , des romances
et des madrigaux. Il y a dans les pièces fugitives ,
de l'esprit , de la grace et beaucoup de facilité. Toutes
ces qualités me semblent réunies dans le Destin d'une
Rose , Histoire véritable . C'est une rose qui se livre
successivement aux caresses du zéphyr , d'un papillon ,
d'une abeille et d'un frélon' :
Un frélon , pour combler ses maux
La trouve encore assez jolie.
AOUT 1808. 371
Fixé sur son sein expirant ,
Rempli d'une brutale ivresse ,
Il jouit sans délicatesse ;
Avec fureur il la caresse
Et ce lieu , jadis si charmant ,
Est profané par la tendresse
D'un être affreux et dégoûtant ,
Dont les plaisirs sont une offense ,
Qui triomphe avec indécence ,
Et croit aimer en insultant.
La pauvre rose meurt dans l'abandon et le mépris ,
sans qu'un seul de ses nombreux amans donne un
regret à sa fin déplorable. M. Maugenet me paraît
appelé à composer des romances ; il y met du sentiment,
de la délicatesse et ce qu'il y faut de poësie.
J'ai regret de ne pouvoir citer celle qui commence
ainsi :
Oiseau charmant , doux colibri ,
Fleur vivante , mais fugitive , etc.
AUGER.
#
DICTIONNAIRE raisonné des Onomatopées françaises ,
par CHARLES NODIER , adopté par la Commission
d'Instruction publique , pour des bibliothèques des
Lycées. Paris , Demonville , imprimeur-libraire , rue
Christine , nº 2007
LE}Président de Brosse , dans son Traité de la formation
mécanique des langues , établit que les premiers
mots de toutes les langues ont été des onomatopées ,
c'est-à-dire , des imitations du bruit des objets , et
qu'ensuite on a élendu ce mode de désignation aux
choses qui ne rendent aucun son , en saisissant une certaine
analogie entre l'effet que les êtres bruyans produisent
sur l'ouïe , et celui que les êtres muets produisent
sur la vue , l'odorat , le goût et le toucher. Ce
systême n'est pas moins solide qu'ingénieux. En effet ,
il est impossible d'imaginer que les premiers nomenclateurs
aient imposé aux choses , des noms, composés
de syllabes arbitraires et dénuées de tout rapport avec
A a 2
722
·
MERCURE
DE FRANCE ,
les choses elles-mêmes. L'emploi de ces syllabes insignifiantes
n'aurait pu avoir lieu qu'au moyen d'une
convention antérieure , qui elle -même eût exigé une
langue déjà formée et propre aux abstractions métaphysiques
or c'est ce qui n'a pu exister. Il est donc
constant qu'on n'a d'abord désigné les choses absentes ,
que par l'imitation. Tandis que le geste représentait
aux yeux celles qui sont en mouvement , la voix peignait
à l'oreille celles qui produisent du bruit. Les animaux
composent en grande partie cette dernière classe
d'êtres ; et l'on voit que, dans presque toutes les langues
, leurs noms et les verbes dont l'objet est d'exprimer
le cri qui leur est propre , sont formés du son
même que ce cri fait entendre. Comment ensuite a-t-on
imaginé de désigner par des sons les choses qui n'en
produisent aucun ? Par quelles combinaisons de rapports
secrets entre des sensations toutes différentes , eston
parvenu à affecter l'oreille d'une manière analogue
à l'impression que les yeux , le nez , le palais ou la main
reçoivent des objets ? Voilà ce qu'il est beaucoup plus
difficile d'expliquer , aujourd'hui que nos idiômes sont
si éloignés de leur simplicité primitive . Mais on y trouve
encore assez de traces de cette espèce d'onomatopée
réfléchie , pour qu'on doive adopter une opinion dont
le seul raisonnement suffirait pour démontrer la vérité.
Il demeure certain , incontestable , que les langues
parlées ont eu pour base l'onomatopée ou imitation des
sons ; de même que les langues écrites ont commencé
par l'hieroglyphie ou imitation des formes. Cette dernière
a entiérement disparu : l'autre subsiste encore ,
et chaque jour , pour ainsi dire , elle enfante de nouvelles
dénominations , principalement dans la bouche
du peuple et des enfans.
M. Nodier qui , si je m'en souviens bien , a publié ,
il y a quelques années , un petit volume de poësies sous
le titre d'Essais d'un jeune Barde , M. Nodier , livré
maintenant à des travaux plus sérieux , nous apprend
dans la préface de son Dictionnaire , qu'il avait eu des
sein de composer un grand ouvrage sur les onomatopées
de toutes les langues , suivies jusque dans leurs
dernières dérivations , mais qu'ensuite il a cru devoir
AOUT 1808. 573
preuve
se borner à une énumération raisonnée des onomatopées
françaises , sauf à faire quelque jour une application
plus complète de sa théorie sur cet objet , si le
public accueille son essai. Cet essai donne une opinion
favorable des lumières et de la sagacité de M. Nodier ,
et je lui crois tout le courage nécessaire pour mettre à
fin la grande entreprise qu'il avait d'abord projetée.
Mais j'ose lui conseiller de bien examiner auparavant
si les résultats utiles seront en proportion avec tout ce
qu'un pareil ouvrage exige de recherches , de méditations
, de fatigue et de tems. Le savoir et sur-tout la
constance dans le travail sont devenus des facultés trop
rares , pour qu'on ne regrette pas de les voir absorbées
par un objet sans utilité, lorsque tant d'autres d'une
importance réelle en réclament vainement l'application.
On se complait dans ses recherches ; on s'en exagère
le mérite et le succès : M. Nodier , je le crains , se
sera laissé prendre à ce piége. Sans doute il a fait
d'un esprit d'analyse et d'une pénétration peu commune
, en découvrant le son radical de plusieurs mots
fondés sur une onomatopée que la plupart ne soupçonnaient
pas ; mais , je le lui demande à lui-même , quand
il n'aurait pas fort souvent donné dans les explications
subtiles et hazardées , tant reprochées aux autres étymologistes
, quel profit véritable voudrait-il qu'on retirât
de son livre ? L'étymologie , proprement dite ,
celle qui nous apprend de quels mots d'autres mots sont
composés ou dérivés , a du moins cet avantage , que
s'occupant des signes de la pensée , et non pas seulement
des sons , elle fournit à l'esprit une pâture plus
substantielle et un exercice plus digne de lui , celui
d'examiner par quelles associations de termes , par quels
changemens de forme , ou par quelles déviations de
sens les expressions sont arrivées à l'état où nous les
voyons aujourd'hui . L'étymologie qui recherche dans
l'onomatopée l'origine première des mots , est loin
d'avoir cet intérêt . Elle nous montre que tel mot est
formé de syllabes ou de lettres propres à donner à
l'oreille une sensation qui rappelle la chose elle-même
à l'esprit ; voilà tout , absolument tout. Il y a donc déjà
une grande différence entre les deux genres d'étymo
374 MERCURE DE FRANCE ,
en
logies considérés en eux-mêmes , et elle est toute au
désavantage du dernier ; mais cette différence est bien
plus grande encore dans l'application, La véritable étymologie
affermit l'esprit dans la science des véritables
significations , tout en indiquant les altérations qu'elles
ont subies , et l'on en écrit avec une plus grande propriété
d'expressions. De quelle utilité Pautre étymologie
peut- elle être pour l'art d'écrire ? Les mots sur
lesquels elle s'exerce , sont presque tous nécessairement
des mots physiques , dont la signification simple est
toujours restée la même , et n'a pas besoin d'être déterminée
autrement que par l'usage. Outre cette signification
, ils ont un son qui a plus ou moins d'analogie
avec elle si ce son est encore distinct , l'oreille
aperçoit sans peine ; s'il ne l'est pas , il mérite peu qu'on
s'en occupe. Du reste , pour savoir exactement quel
bruit dans son origine un mot a voulu exprimer , les
écrivains et principalement les poëtes en mettront- ils
plus d'harmonie imitative dans leur style ? Si les mots
qui peignent sont les mots nécessaires , il faudra bien
qu'ils les emploient s'ils ne le sont pas , ils sauront bien
les employer de préférence , sans qu'on les leur indique
alphabétiquement , comme on a fait pour les rimes.
D'ailleurs , c'est bien moins dans les mots eux- mêmes
que dans leur assortiment , leur combinaison et leur
place , que les poëtes vont chercher des ressources pour
imiter par les sons ; or , le Dictionnaire des onomatopées
n'apprend ni ne peut apprendre à disposer les
mots d'une manière pittoresque. AUGER.
:
VARIÉTÉS
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
d'Isis.
Reprise des Mystères
La reprise de ce chef- d'oeuvre de musique a laissé beaucoup
à désirer aux amateurs . Le journaliste étranger à toute
cabale se trouve bien embarrassé lorsqu'il doit rendre compte
d'une parcille représentation . S'il dit ce qu'il avu , ce qu'il
a éprouvé , il ne peut manquer de déplaire à ceux que sa
conscience l'oblige à critiquer d'un autre côté , s'il cède
à des considérations personnelles et qu'il taise la vérité ,
:
AOUT 1808.
575
ses lecteurs ont le droit de lui reprocher son extrême indulgence
, d'autant plus repréhensible que dans ce cas elle
peut nuire aux progrès de l'art .
L'opera des Mystères d'Isis est si connu qu'il serait superflu
de prouver de nouveau son mérite musical ou de
reproduire l'analyse du poëme nous ne parlerons que de
la distribution des rôles et de l'effet de la représentation .
Je voudrais bien ne pas affliger Lainez , qui remplissait le
rôle d'Isménor , mais pourquoi ses amis ne l'avertissent - ils
pas qu'il n'est plus d'âge à jouer et chanter le rôle d'un
prince aussi jeune ?
MH Maillard représentait Myrrhène . Cette actrice à sans
doute rendu autrefois de grands services à l'Opéra , mais
a-t- elle conservé assez de fraîcheur et d'étendue de voix
pour chanter la musique de Mozart ?
J'ai été bien étonné lorsqu'au lever du rideau je me suis
aperçu que Dufrêne jouait le rôle de Zarastro : ce rôle , le
plus important de l'ouvrage , a été créé par Chéron , et j'espérais
qu'il serait confié à Dérivis , son double et maintenant
son digne successeur . Dufrêne peut être un acteur fort
utile , mais le rôle de Zarastro est bien au- dessus de ses
moyens. Lays et Mlle Armand seuls ont bien chanté . Malheureusement
les morceaux les plus brillans de l'ouvrage
sont placés dans les rôles de Zarastro , d'Isménor , de Pamina
et de Myrrhène , et les acteurs qui en étaient chargés
ont fait tant de prudentes coupures , que le public peut se
Vanter d'avoir entendu à peu près la moitié de l'ouvrage .
Il n'est pas glorieux pour l'Académie impériale de musique ,
qui passe pour le premier théâtre de l'Europe , qu'un opéra
de Mozart y soit en général plus mal chanté que dans une
ville d'Allemagne du second ordre .
La danse est toujours la partie brillante et sans reproche
des représentations de l'Opéra . A cette reprise , mesdames
Gardel , Chevigni , Bigottini et Rivière , MM. Branchu ,
Beaulieu et Albert ont mérité des applaudissemens : nous
invitons cependant Me Gaillet à se donner la peine de
danser tout à fait les pas qui lui sont confiés , et à ne pas
se contenter de les indiquer. M. Mérante , qui faisait plaisir
sur le théâtre de la Porte Saint-Martin , ne me paraît pas
bien placé à l'Opéral
Fel brille au second rang qui s'éclipse au premier.
Théâtre du Faudeville. - Première représentation de la
Chaumière Moscovite.
Le czar Ivan , caché sous de pauvres habits , demande
376
MERCURE DE FRANCE ,
l'hospitalité à la porte de plusieurs maisons d'un villagé
voisin de Moscou ; il est partout refusé : Pétrowitz seul l'accueille
dans sa pauvre chaumière . Ivan lui fait espérer qu'un
homme riche et puissant , qu'il connaît à Moscou , voudra
bien être le parrain du nouveau né , et Pétrowitz lui promet
de l'attendre une heure après le lever du soleil pour
la cérémonie du baptême . Ils s'étendent tous deux sur une
natte , et le bon paysan s'endort . Le jour va paraître , Ivan
profite du sommeil de son hôte pour retourner à Moscou .
Au point du jour , Rigoraff, percepteur du pays , vient
saisir chez Pétrowitz qui doit et ne peut payer deux années
de taille ; mais dans ce moment le czar paraît suivi de ses
gardes , et Pétrowitz reconnaît l'empereur dans le pauvre
voyageur à qui il a donné l'hospitalité. On sent bien qu'Ivan
chasse Rigoraff, et comble de biens la famille du bon Pétrowitz.
Cet ouvrage , qui est tiré d'un conte de Mme de Genlis ,
est d'un intérêt doux et touchant : il a été , justement applaudi
, et le parterre a fait répéter plusieurs jolis couplets.
Ce vaudeville est de M. Joseph Pain , accoutumé à avoir
des succès à ce théâtre , et d'un jeune homme qui a désiré
garder l'anonyme.
-
Théâtre de l'Impératrice. On donna la semaine dernière
à ce théâtre , le Frondeur , comédie en cinq actes et
en vers , de M. Maugenet , auteur qui débute dans la carrière
dramatique : elle n'eut point de succès ; mais à la
troisième représentation elle a été fort applaudie : des mains
amies ont débarrassé cet ouvrage de quelques longueurs et
d'un bon nombre d'expressions hazardées : telle qu'elle est
aujourd'hui cette comédie sera vue avec plaisir : elle est
jouée avec un ensemble très- satisfaisant .
Les débuts se succèdent à ce théâtre : c'est en présentant
au public de la capitale plusieurs sujets dans chaque emploi
, que l'administration du Théâtre de l'Impératrice parviendra
à former une troupe digne peut- être de rivaliser, un
jour , celle du Théâtre francais.
M. Faure , qui vient d'y débuter dans l'emploi des valets ,
mérite d'ètre distingué ; il a de l'intelligence et de l'habitude
de la scène : sa manière se ressent un peu de celle de
la province , et son débit n'est pas toujours assez net ; malgré
ces légers défauts , il a fait preuve de talent dans le rôle de
Figaro , dans la comédie des Deux Figaros de M. Martelly ,
et le public lui a témoigné d'une manière non équivoque
que ses efforts pour lui plaire avaient atteint leur but.
1
AOUT 1808. 377
.
"
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR . )
-
RUSSIE. - Pétersbourg , le 19 Juillet. La gazette de la
cour publie le rescrit impérial suivant , adressé au chambellan
actuel , M. Alopeus.
<< Voulant récompenser vos services et le zèle actif que vous avez
montré dans votre mission à Stockholm ; voulant aussi vous témoigner /
notre satisfaction particulière de la fermeté de caractère que vous avez
déployée dans l'arrestation que vous avez subie par un ordre du roi de
Suède , contraire au droit des gens , je vous nomme chevalier de l'Ordre
de Sainte -Anne de la première classe , et je vous en envoie la décoration
. >>
Votre très-affectionné ,
Du 20.
ALEXANDRE .
Depuis que l'introduction des marchandises
anglaises est totalement prohibée en Russie , nos manufactures
commencent à s'élever . Au lieu du drap anglais qui se
vend actuellement quinze roubles l'arschin , on en peut avoir
de très-bon de fabrique russe pour cinq roubles et demi. Il
en est de même de nos fabriques de coton .
Tout promet une récolte très-abondante en Russie .
Les nouvelles que nous recevons de la Finlande , marquent
que notre armée y a remporté de nouveaux avantages.
On doit encore envoyer de nouvelles troupes dans
cette province .
Nous avons , depuis quelque tems , beaucoup de nos soldats
qui sont de retour de la France où ils étaient prisonniers.
Ces soldats sont tous bien portans , de bonne mine et trèsbien
vêtus . Un grand nombre d'entr'eux parlent français.
Nous sommes ici aussi tranquilles qu'en pleine paix , et
nous n'entendons presque point parler de la guerre . Le prix
des denrées coloniales est la seule chose qui pourrait nous
y faire penser. Le sucre coûte un rouble 45 à 50 copeks la
livre ; le café deux roubles 25 à 30 copeks , et les autres
marchandises coloniales en proportion . Cependant les comestibles
ont considérablement baissé de prix ; nous attendons
, de l'intérieur de l'Empire , une grande provision de
grains destinés à être exportés .
Notre flotte a mis à la voile de Cronstadt , sous le commandement
de l'amiral Chanikow. Elle est composée de
neuf vaisseaux de ligne , onze frégates , et beaucoup d'au378
MERCURE DE FRANCE ,
tres bâtimens plus petits . On ne connaît pas encore sa destination
.
Quelques régimens russes se rendent encore en Finlande .
On lit l'annonce suivante dans la Gazette de Pétersbourg
:
« - Le général - major de Blankennagel établit , comme on sait , en
1802 , une fabrique de sucre de betterave dans le gouvernement de
Tula . Le gouvernement , après s'être assuré de la bonne organisation
et de l'utilité de cette fabrique , accorda des secours à M. le généralmajor.
Il obtint un emprunt en argent , et il lui fut permis de vendre
´annuellement mille mesures de la liqueur spiritueuse qu'il tirait da
· · résidų des betteraves . Au moyen de ces encourageraens , M. de Blaukenuagla
porté sa fabrique à un tel degré de perfection , qu'elle peut
livrer anjourd'hui , par des pròcédés très - simples , une quantité consi-
-dérable de sucre Brut , et que le sucre raffiné qui en sørt ne le cède ni
en beauté , ni en qualité à aucune autre espèce de sucre . L'analyse
chimique a démontré ces avantages de la fabrique de M. Blankennagel .
Le ministre de l'intérieur en donde avis au public , invite à suivre cet
.exemple , et promet les mêmes secours de la part du gouvernement ;
savoir des avances d'argent , des terres de la couronne , et la per-
-mission de distiller des eaux-de- vie du résidu des betteraves . »
:
― ---
DANEMARCK . Elseneur , le 10 Juillet. Un parlementaire
anglais s'est présenté hier devant ce port pour remettre
une trentaine de marins échangés , et nous avons appris par
cette voie la confirmation de la grande nouvelle du départ
de toute la flotte anglaise stationnée devant Gothenbourg.
Elle est partie le 1 du courant , et le 3 , elle a été vue
dans la mer du Nord , faisant route vers l'Angleterre . Nos
marins , mis à terre par le parlementaire anglais , s'accor-
.dent à dire que le colonel Murray , à son arrivée en Angleterre
dont il venait de faire le voyage pour la seconde fois ,
a eu avec le roi de Suède un long entretien , à la suite duquel
le roi l'a fait retenir aux arrets pendant deux jours ;
que relâché ensuite , ce colonel s'est rendu auprès de l'amiral
Saumarez , et qu'aussitôt Fordre du retour a été donné
à toutes les forces anglaises de terre et de mer ; que longtems
avant le départ , des rizes sanglantes ont eu lieu entre
les individus des deux nations ; que la populace suédoise
poursuivait à coups de pierres les Anglais qui retournaient à
bord . Tout fois l'amiral anglais n'a mis à la voile qu'après
avoir pris le soin de vendre les vivres capturés qu'il avait
à terre , il a mis ces subsistances à un taux si élevé , que les
Suédois lui ont payé le tonneau de seigle jusqu'à 24 riksd.
1
AOUT 1808 . 3-9
Il paraît que la cause principale de ces dissentions est la
prétention élevée par les Anglais d'occuper les forteresses
de Marstrang, d'Afsborg et le port de Gothenbourg , comme
garantie ; ce à quoi le roi de Suède se serait constamment
refusé .
On dit que les Anglais ont déclaré au roi de Suède qu'ils
ne pourraient à la longue le soutenir contre les forces réunics
de la Russie , de la France et du Danemarck , et qu'en
conséquence ils ne s'opposeraient pas à ce qu'il s'arrangeat
avec ces puissances .
En attendant , ils l'abandonnent.
-- Copenhague , le 26 Juillet. D'après un ordre de S. M. ,
tout vaisseau de l'Etat qui passe devant une batterie danoise
doit se légitimer. Le bâtiment qui refuserait de se soumettre
à cette formalité , y sera contraint par le feu des batteries ,
et il sera tenu de payer la valeur des coups de canon qui
auront été tirés sur lui..
- Du 2 Août. S. M. la reine de Danemarck , qui est toujours
à Kiel , donne pour la reconstruction de notre marine
la moitie de la somme qui lui est assignée annuellement ,
c'est-à -dire douze mille écus . La princesse sa fille donne
deux mille écus ..
ww
Hier , la générale fut battue dans cette ville , à deux
heures après minuit . En un moment toutes les troupes furent
sous les armes , S. M. parut au milieu d'elles , et eut la
satisfaction de voir avec quel zèle chacun s'était rendu à son
poste . Ce signal n'avait été, donné que pour éprouver le
soldat.
$12.
ALLEMAGNE.Vienne , le 30 Juillet. On s'occupe
beaucoup en Hongrie de la réunion prochaine de la diete .
Partout on nomme des députés , et l'on rédige des instructions
, afin qu'ils ne puissent agir que conformément à leurs
mandats.
- L'organisation de la garde nationale étant achevée dans
les provinces allemandes des Etats autrichiens , les exercices
vont commencer.
On assure , mais d'une manière vague , il est vrai ,
qu'une partie du cordon autrichien sur les frontières de la
Turquie a reçu ordre de s'éloigner de la frontière et de se
rapprocher de l'intérieur de la Hongrie.
Du 3t . On a publié une proclamation par laquelle on
annonce que l'inscription pour la milice nationale dans
la Basse-Autriche , est terminée. Les officiers sont , en
380 MERCURE DE FRANCE ,
les
grande partie , d'anciens militaires . L'uniforme est pour
soldats habit court , vert foncé , revers rouge , pantalon de
même couleur , guêtres , etc. Le premier bataillon sera complétement
habillé dans huit jours .
Du 1er Août. M. le comte de Wurmser est parti pour
Cracovie , afin d'y organiser les bataillons de réserve ,
concert avec le général Bellegarde .
-
Notre ci -devant ambassadeur à Pétersbourg , le général
comte de Meerfeldt , est arrivé le 13 juillet à Lemberg,
où il fixera sa résidence . Les nouvelles de la Servie sont
très - incertaines. Czerni-Georges y a toujours une grande
influence .
-
La Gazette de la Cour donne les nouvelles de Turquie
suivantes :
« La grande flotte du capitan - pacha reçut , le 17 juin , l'ordre de
mettre à la voile sous trois jours ; on s'est occupé sur- le -champ de
compléter son armement avec une activité extraordinaire . On croit que
cet ordre a été provoqué par l'apparition d'une escadre anglaise dans
l'Archipel . Le capitan a mis en mer , le 27 , avec onze vaisseaux de
ligne , sept frégates et cinq autres bâtimens armés . L'armée du grandvisir
en Bulgarie et en Romélie a reçu de nombreux renforts. Mustapha-
Bairactar s'est réconcilié complétement avec le ministre , et se trouve à
son quartier- général d'Andrinople . Le major Berevitz y est envoyé par
le prince Prosorowsky , général en chef de l'armée russe . Cette armée
ne fait aucun mouvement ; mais la Servie et même la Bosnie sont en
proie à de violens troubles . L'Egypte paraît assez calme ; les beys n'ont
pas rompu les arrangemens qu'ils ont pris envers Mehmed- Aly , kaimakan
de la Porte ottomane. On craindrait plutôt en Egypte que les
Anglais ne tentassent quelque coup sur Alexandrie . Les symptômes de
peste qui avaient éclaté à Smyrne , et qui pouvaient en écarter l'affluence
plus grande que jamais des négocians étrangers , ont entiérement
disparu . >>
4
er
Francfort, le 4 Août.-S. A. R. le grand-duc de Darmstadt
a , par un édit du 1
de ce
mois , ordonné que le Code
Napoléon fit partie de l'instruction publique dans toutes les
Universités de ses Etats , et que tous les membres des tribunaux
cherchassent à se pénétrer de l'esprit de ce Code , attendu
que son intention était de l'introduire dans ses Etats .
BAVIÈRE . - Munich , le 28 Juillet. Comme , d'après la
constitution , toutes les parties du royaume de Bavière doivent
être mises sur le même pied , la conscription va être
établie dans le Tyrol..
ROYAUME D'ITALIE , Milan , le 4 Août. Un décret de -
AUOT 1808. 381
S. M. l'Empereur et Roi , daté de Bayonne , le 17 , porte
qu'il sera fabriqué dans le royaume d'Italie , une monnaie
de 10 centimes au titre de 200/1000 de fin et du poids de
deux deniers .
-
Du 8. — S. A. I. le prince vice-roi est arrivé hier au palais
de Monza , de retour du voyage qu'il a fait dans les départemens
nouvellement réunis. L'esprit public est excellent dans
ces départemens ; le peuple est par-tout pénétré des sentimens
de reconnaissance et de fidélité pour son nouveau souverain
. S. A. I. n'a pas été moins satisfaite de l'esprit qui
règne dans les anciens départemens du royaume , qu'elle a
parcourus. Elle a eu par-tout sujet d'applaudir au zèle des
administrations et à la conduite louable des habitans.
――
ROYAUME DE HOLLANDE. Amsterdam , le 8 Août.
L'eau qui couvrait , depuis la dernière inondation , une
partie des terres de Tergoes ( l'une des îles de la Zélande ) ,
baisse de manière qu'une grande étendue de terrain est
rendue de nouveau à l'agriculture et aux habitations .
-La gazette royale a publié les nouvelles suivantes de
l'ile de Java :
on
« La Psyché a pris , le 30 août de l'année dernière , la corvette de
guerre le Scipion , commandée par le cominandant M. Carrega. La frégate
ennemie , infiniment supérieure à notre corvette , l'avait forcée de
faire côte près de Samarang. Le combat a duré une heure . Le com →
mandant hollandais a été griévement blessé . Peu avant le combat ,
avait transporté à terre une somme considérable qui se trouvait à bord
du vaisseau hollandais . Les officiers ont été relâchés sur leur parole
d'honneur ; l'équipage a aussi été renvoyé . Le premier lieutenant , Baggelaar
, commandant une galère du pays , fut poursuivi par une frégate
ennemie , et forcé d'échouer son bâtiment . N'ayant pas répondu au
feu de l'ennemi , celui- ci envoya deux chaloupes armées pour en prendre
possession ; mais le lieutenant Baggelaar les reçut si chaudement ,
que l'une de ces chaloupes fut obligée de se rendre , et l'autre prit la
fuite. Ce brave officier a conservé ainsi son bâtiment . Le meilleur esprit
règue parmi les troupes qui sont à l'île de Java . Batavia est amplement
approvisionné on y a même pu céder , sur la demande du général
Decaen , une grande quantité de riz pour l'Isle -de -France . La récolte
du café devient chaque année plus abondante , et la plus grande trauquillité
règne dans l'île. Le gouverneur- général , le maréchal Daendels ,
est arrivé , le 1er janvier , à Batavia. »
SUISSE . Berne , le 6 Août . Dans sa vingt -quatrième
séance , la diète helvetique a entendu le rapport de sa commission
sur les établissemens d'agriculture d'Hofwyl . Dans
382 MERCURE DE FRANCE ,
les cinq jours que les commissaires y ont passé , ils ont pu
rassembler un grand nombre de données , de faits et d'observations
; mais ils ne se sont pas crus en état d'énoncer une opinion
décisive sur un objet aussi important qui a déjà donné
lieu à des discussions assez vives , et sur lequel le jugement
du public peut dépendre beaucoup du témoignage qu'ils en
rendraient ; ils veulent attendre , avant de prononcer , le second
examen qu'ils doivent faire sur les lieux cet automne .
Cependant ce qu'ils ont déjà vu suffit pour leur persuader que
l'établissement d'Hofwyl est un point central d'expériences
d'agriculture , d'où les lumières se répandront dans toute la
Suisse , et qui deviendra une excellente école pour les jeunes
agriculteurs ; que cet établissement n'a point encore acquis
toute la perfection dont il est susceptible; mais que des progrès
constans se font remarquer dans les vues du fondateur , dont
les qualités personnelles inspirent la plus haute estime ; enfin
qu'il est extrêmement à désirer que le gouvernement soutienne
cet établissement , D'après ces considerations , la commission
a proposé les mesures suivantes : Que M. Fellemberg fat remercié
au nom du landammann et de la diète de ses utiles.
travaux , et assuré de leurs concours à les faire prospérer
que les gouvernemens cantonnaux fussent invités à accorder
à l'établissement d'Hofwyl , pour un certain nombre d'années
, un privilége exclusif pour la fabrication des instrumens
aratoires nouvellement inventés ou perfectionnés , enfin que
le landanımann fût invité à témoigner aux cantons d'Hauterive
, canton de Fribourg , et de Kreuzlingen en Turgovie ,
que la diete approuve les mesures qu'ils ont prises pour
mettre à profit les découvertes d'Hofwyl . Ces propositions
ont été acceptées à l'unanimité .
ANGLETERRE . Londres , le 15 Juillet. Quelques jours
avant la prorogation du parlement , le comité des finances
a proposé la suppression de presque toutes les places connues
sous le nom de sinecures . « En effet , dit un de nos journaux ,
quand on voit la famille Grenville posséder des sinecures
pour 40,000 liv. st . par an , peut-on s'empêcher d'un mou
vement d'indignation ? Il faut payer généreusement les
hommes qui travaillent pour le public ; mais il est scandaleux
de voir qu'on paie des gens pour ne rien faire . »
-Une proclamation de l'amirauté , insérée dans la Gazettę
de la Cour , annonce un changement dans la manière de
distribuer aux marins leurs parts de prises . Jusqu'à présent le
commandans en chef recevaient les trois -huitièmes . Désormais
ils n'auront que deux-huitièmes . On distribuera parnri
AOUT 1808. 383
les officiers et l'équipage le huitième restant. Cette mesure
n'a produit que peu de sensation parmi les matelots , attendu
que les prises deviennent de jour en jour plus rares.
( INTÉRIEUR. )
PARIS. - LL . MM . II . et RR . sont arrivées le 14 août à
quatre heures après-midi , au palais de Saint-Cloud .
Le mème jour à cinq heures tous les théâtres de la capitale
ont été ouverts gratuitement , conformément au programme
arrêté par S. Exc. le ministre de l'intérieur , pour la célébra
tion de la fete anniversaire de S. M. l'Empereur et Roi :
cette célébration a été annoncée à six heures du soir par de
nombreuses décharges d'artillerie .
Le soir , du même jour , il y a eu dans les jardins du Sénat
une fète charmante , favorisée par le plus beau tems . Ce
jour avait été choisi par le Senat , ordonnateur de la fête en
célébration de l'anniversaire de S. M. , afin de ne distraire
en rien l'attention et le concours du publie des spectacles
et des jeux préparés pour aujourd'hui , conformément au
programme arrêté par M. le conseiller d'Etat , préfet de la
Seine , et publié par ordre de S. Exc. le ministre de l'intérieur.
La façade du palais du Sénat du côté de la rue de Tournon
, et celle du jardin étaient également illuminées de
manière à bien marquer , par des cordons de feux , les lignes
de l'architecture du palais . Une foule immense de spectateurs
, parmi lesquels on remarquait un très- grand nombre
de femmes élégamment parées , remplissait le jardin et se
pressait sur-tout autour du parterre , au milieu duquel un
orchestre nombreux avait été établi. Des jeux de toutes
sortes , des exercices et autres spectacles de curiosités étaient
disposes , et ont occupé la soirée jusqu'au moment où un feu
d'artifice magnifique a été tiré .
Le Theatre de l'Impératrice avait également disposé sur
la belle facade de l'Odéon , une décoration ingénieuse dans
son allégorie , et une illumination très-brillante .
Dans les autres parties de Paris , plusieurs édifices particuliers
avaient été également illuminés , au moment où les
salves d'artillerie avaient annoncé la fete , et leurs habitans
avaient ainsi voulu prévenir le moment de l'illumination
générale qui a lieu ce soir.
Le 15 août , jour de S. Napoléon , S. M. l'Empereur et
Roi a reçu au palais de Saint-Cloud , dans son cabinet , les
princes et princesses de la famille impériale et les princes de
384 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1808 .
l'Empire . Les ministres , les grands- officiers de l'Empire ,
les dames et officiers de la maison impériale et des maisons
des princes ont été admis ensuite à lui présenter leurs hommages.
A dix heures , S. M. a reçu successivement , dans le salon
du Trône , les félicitations du Sénat , du Conseil-d'Etat , de
la cour de Cassation , de la cour des Comptes , du clergé de
Paris , de la cour d'Appel , de la cour de Justice criminelle ,
des autorités civiles et militaires de Paris et du Consistoire .
Ces corps ont été conduits et présentés avec les formes
ordinaires.
A onze heures et demie , S. Exc . le baron de Dreyer ,
envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M.
le roi de Danemarck , a présenté à S. M. l'Empereur et Roi
de nouvelles lettres de créance .
Ensuite le corps diplomatique a été conduit à l'audience.
de S. M. par les maîtres et aides des cérémonies , et introduit
pår S. Exc . le grand-maître des cérémonies de la manière
accoutumée .
Après cette audience , LL. MM. ont entendu la messe quí
a été suivie d'un Te Deum .
Après la messe , il y a eu grande audience dans la galerie .
Dès le matin du 15 , des salves d'artillerie avaient proclamé
la solennité : le programme de la fête a été exécuté dans toutes
ses parties , favorisé par un tems doux et serein : les jeux
préparés aux Champs-Elysées avaient attiré un concours nombreux
de prétendans et de spectateurs ceux sur la rivière
présentaient un coup- d'oeil magnifique : le beau bassin entre
le Pont-Royal et celui de la Concorde, la terrasse des Tuileries,
les quais , les ponts étaient couverts d'une foule innombrable
devant laquelle ont été exécutés les joûtes et les jeux annoncés
: les vainqueurs ont reçu les prix au milieu des applaudissemens
.
A huit heures , un feu d'artifice magnifique a été tiré aŭ
point-rond des Champs-Elysées : la ville entière était illuminée.
-Parmi les illuminations du 15 de ce mois on a remarqué
avec plaisir celle de M. l'ambassadeur extraordinaire de
Perse . Elle était d'un genre tout à fait asiatique et d'un effet
brillant . Le chiffre de S. M. l'empereur et les armes du sophi
y paraissaient entrelacés avec art.
S. Exc. a fait tirer chez elle , dans la même soirée , un beau
feu d'artifice . Des chanis guerriers , exécutés par les musiciens
persans de l'ambassade , ont terminé cette fète orientale.
(No CCCLXXI . )
LA
EPODE
SAMEDI 27 AOUT 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
FRAGMENT DES TROIS RÈGNES DE LA NATURE ,
Poëme nouveau de M. JACQUES DELILLE.
CHANT DE L'AIR.
QUAND la nature et l'art leur laissent un cours libre ,
L'air est , ainsi que l'onde , ami de l'équilibre.
Est-il rompu ? Soudain , des nuages errans
Les flottantes vapeurs s'épanchent en torrens ,
Ou leur sein se déchire et lance sur la terre
Les flèches de l'éclair et les traits du tonnerre .
D'autres fois , conduisant la tempête et la nuit ,
Les vents impétueux accourent à grand bruit ,
Et , rival effréné des tempêtes de l'onde ,
Dans l'Océan des airs l'affreux orage gronde ;
Souvent aussi d'Éole , enfant audacieux ,
Du pied rasant la terre , et le front dans les cieux ,
Le terrible ouragan mugit , part et s'élance ,
La ruine le suit et l'effroi le dévance ;
Il détruit les hameaux , déracine les bois ,
Le rocher vainement se défend par son poids ;
Le fer cède en éclats , l'eau s'enfuit à sa source,
L'oeil suit avec effroi la trace de sa course :
Des révolutions , tel l'ange désastreux
Va semant la terreur sur son passage affreux ;
Bb
366 MERCURE DE FRANCE ,
Moeurs , lois , trônes , autels , tout tombe : et d'un long âge
L'ouragan politique anéantit l'ouvrage .
Ainsi , de l'air troublé les tourbillons mouvans
Livrent au loin la terre au ravage des vents.
Eh! qui ne sait comment leurs fougueuses haleines
Des déserts africains tourmentent les arênes. ,
Enterrent en grondant les kiosques , les hameaux ,
La riche caravane et ses nombreux chameaux ;'
Que dis-je ? quelquefois sur une armée entière
L'affreux orage roule une mer de poussière ,
La nature se venge , et dans d'affreux déserts ,
Abîme ces guerriers , l'effroi de l'Univers .
C'est toi que j'en atteste , malheureux Cambyse !
Rapide conquérant de l'Egypte soumise ,
Déjà des Lybiens tu menaçais les Dieux .
Plus nombreux que les flots , tes essaims belliqueux
De trente nations présentaient le mêlange ;
Les uns avaient quitté les rivages du Gange ,
D'autres ceux de l'Indus ; et le fer et l'airain
Réfléchissaient les feux du soleil africain .
Aux lueurs de l'éclair , aux éclats de la foudre ,
Tout à coup sont partis des nuages de poudre ;
L'air gronde , le jour fuit , de ce nouveau combat
Le courage étonné vainement se débat.
Tel qu'un coursier fougueux sous un maître intrépide ,
L'ouragan autour d'eux tourne d'un vol rapide ,
Les enveloppe tous de ses noirs tourbillons :
D'abord serrés entre eux , leurs épais bataillons
Bravent et la tempête et l'arêne mouvante.
Bientôt courent partout le trouble et l'épouvante :
Tous aux vents en courroux errent abandonnés ,
Le courage est vaincu , lés rangs désordonnés ;
Tous ces peuples divers qu'un même lieu rassemble ,
S'agitant , se poussant , s'entre - choquant ensemble ,
Sur des monceaux de dards , de boucliers brisés
L'un sur l'autre abattus , l'un par l'autie écrasés
Dans la profonde horreur de la nuit ténébreuse
Présentent , saus combattre , une mêlée affreuse .
Un même effroi saisit l'homme et les animaux ,
Les chameaux renversés roulent sur les chameaux ;
Cavalier et coursier l'un sur l'autre succombe ;
Lui-même avec ses tours l'énorme éléphant tombe ;
Comme une vaste mer , le souffle impétueux
Ecartant , ramenant ses flots tumultueux ,
Fouette d'un sable ardent leur brûlante paupière
AOUT 1808.
387
Ferme leur bouche à l'air , leurs yeux à la lumière ;
Tous s'enfoncent vivans dans ces vastes tombeaux ,
Et l'orage en triomphe emporte leurs drapeaux .
Parmi ces noirs amas qui sur eux s'amoncèlent ,
L'un l'autre vaiuement ces malheureux s'appellent :
Leurs cris meurent dans l'air , le trouble croît , les vents
Redoublent leurs fureurs , le sable ses torrens .
Si l'effroyable assaut laisse un moment de trève ,
La foule renversée en tremblant se relève
Et pose sur l'arêne un pied mal affermi.
Bientôt l'air plus fougueux de colère a frémi ;
Il tourmente , il enlève , il rejette la terre ,
Mêle à des flots de poudre une grêle de pierre :
Le vent pousse le vent , les flots suivent les flots ,
La lutte est sans espoir , l'ouragan sans repos.
Il vole , il frappe l'air d'une aîle infatigable ,
Pousse , entasse sur eux des montagnes de sable.
A peine on voit sortir des sommets d'étendards ,
Des bras sans mouvement , et des pointes de dards.
De moment en moment l'orage qui s'anime
Sur eux ouvre , referme et rouvre encor l'abîme,
Tour à tour le jour fuit et se montre à leurs yeux ;
Par d'effroyables cris tous lui font leurs adieux ;
Enfin ce grand débris , luttant contre la tombe ,
Par un dernier effort se soulève et retombe.
Alors de longs soupirs s'entendent un moment ,
D'un peuple enseveli vaste gémissement .
"
La nuit vient , le jour meurt , et la terre en silence
N'offre qu'un calme affreux et qu'un désert immense .
Malheureux ! c'en est fait ; non vous ne boirez plus
Ou les ondes du Gange , ou les flots de l'Indus ;
En vain vous espériez revoir votre famille ,
Et reprendre en vos mains l'innocente faucille .
Vous-mêmes moissonnés mourez sous d'autres cieux :
Aujourd'hui même encor vos ossemens poudreux
Frappent le voyageur ; et dans son trouble extrême ,
De son propre danger l'épouvantent lui-même.
LE SONGE DE LUCI.
ROMANCE.
L'ASTRE des nuits épanchait sa lumière ,
Sur les forêts et les monts d'alentour ,
Bb. 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Lorsque Luci versant des pleurs d'amour st
Sentit enfin se fermer sa paupière.
Du bien-aimé qui lui promit sa foi,
Elle suivit en songe le navire ;
Mais tout à coup une voix vint lui dire :
Oma Luci ! ne pleure plus sur moi.
A ces accens , à cette voix mourante ,
Jetant près d'elle un regard incertain ,
Elle aperçut le malheureux Elvin
Qui lui tendait une main défaillante.
Luci ! dit-il : hélas ! bien loin de toi ,
Pâle et glacé , je repose sans vie ;
Je dors au sein d'une mer ennemie :
O ma Luci ! ne pleure plus sur moi.
Durant la nuit , une tempête affreuse
Nous a poussés vers de funestes bords ,
Et mon vaisseau , malgré tous nos efforts ,
A disparu sous la vague orageuse .
Du sort jaloux prêt à subir la lei ,
Je t'ai donné ma dernière pensée :
Mais aujoud'hui la tempête est passée ,
O ma Luci ! ne pleure plus sur moi .
Tu me suivras un jour , sur ce rivage ,
D'où les chagrins sont à jamais bannis ;
Là, par l'amour tous les deux réunis ,
Nous goûterons un bonheur sans nuage.
Le doux fantôme alors , avec effroi ,
S'évanouit aux lueurs de l'aurore ,
Mais en fuyant , il murmurait encore :
O ma Luci ! ne pleure plus sur moi.
༡༩9 །
S. E. GERAUD.
ENIGME.
QUOIQU'ON me compare au mystère ›
De la Très-Sainte-Trinité ,
L'incompréhensibilité
N'est pourtant pas mon caractère ,
Lecteur, et ta sagacité
A deviner qui je puis être ,
Prouve la possibilité
De m'expliquer et me connaître.
AOUT 1808. 389
Je ne suis qu'un et toutefois
Je ne suis qu'un et je suis trois .
Mon premier moi brûle et ses feux
A mon second sont dangereux.
Mon second constamment anime
Mon premier dont il est victime
Avec eux confondant son sort ,
Mon troisième cause la mort
Des deux premiers , puis il expire.
Mon destin peut-il être pire !
Dès que tous trois sont disparus
A mon tour je n'existe plus.
LOGOGRIPHE.
Je suis un animal peu connu dans la France ,
Sur sept pieds je m'élève , et me fais voir au jour ,
Otez ma tête et je suis le séjour
Qu'habitent ma bergère et l'aimable innocence,
CHARADE.
CHEZ une femme mon premier
Est un titre que l'on honore ;
Et chez un homme mon dernier
Est synonyme de pécore .
Doux acabit de mon entier
Plaît fort au goût du frugivore.
S..
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est l'Année.
Celui du Logogriphe est Seau , dans lequel on trouve eau .
Celui de la Charade est Théâtre.
590
MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . — Sciences et ARTS . -SCIENCES ET
DU GENIE DES PEUPLES ANCIENS , ou Tableau
historique et littéraire du développement de l'esprit
humain chez les peuples anciens , depuis les premiers
tems connus jusqu'au commencement de l'ère chrétienne
; par Mme V. DE C********.- Quatre vol . in- 8 ° .
- Prix , brochés , 24 fr . , et 30 fr. franc de port. —
A Paris , chez Maradan , libraire , rue des Grands-
Augustins , vis-à-vis celle du Pont-de - Lodi , nº 9 .
EST-CE bien par hazard ou d'après des conventions
immémoriales que la plupart des idiômes connus n'attribuent
le genre masculin à presque aucun des êtres moraux
, et qu'ils nous montrent le monde comme un
vaste tableau mouvant , dont les fils invisibles seraient
tous entre ' des mains de femmes ? Il suffit en effet de
jeter les yeux sur le premier dictionnaire venu pour
s'assurer qu'entre tous les termes abstraits , entre tous
les mots destinés à désigner des choses immatérielles ,
sur dix ou douze il s'en trouve à peine un qui ne soit
pas féminin. La sensibilité , l'intelligence , l'imagination ,
sont de cette cathégorie ; il en est ainsi des idées , des
pensées , des paroles , des affections , des passions : enfin
cela s'étend jusque sur ce qui paraît au premier coupd'oeil
le moins convenir au beau sexe , comme la ré--
flexion , la méditation , la raison et même la sagesse.
Ne dirait-on point que ce sont seulement des femines
qui ont fait tous ces arrangemens-là , mettant de leur
côté les qualités et les vertus , et nous laissant malignement
les défauts et les vices , et que nos arrière-grandspères,
de qui nous les tenons, les tenaient de leurs arrièregrands
❜mères ?
Il se peut aussi que lorsqu'on a commencé à démêler
l'ame d'avec le corps , on ait regardé l'un comme le
frère et l'autre comme la soeur , à cause de sa légèreté ,
et que par une conséquence naturelle tout ce qui paraissait
appartenir à celle- ci on l'ait supposé du même
sexe. Voila peut-être pourquoi l'amour , par exemple ,
AOUT 1808 . 3gi
qui avant d'être parfaitement épuré , comme de nos jours ,
semblait tenir de plus près à ce frère grossier qu'à cette
soeur délicate , est resté masculin , tandis que l'amitié
est partout du même genre que celle à qui elle est fière
d'appartenir.
Mais où cette intention primitive est encore plus marquée
, c'est dans la Mythologie ; on y voit comme dans
nos temples beaucoup plus de femmes que d'hommes ; car
indépendamment des plus grandes dames de l'Olympe ,
vous y trouverez une foule de Divinités de tout rang ,
exerçant toute sorte d'emplois , depuis les Grâces jusqu'aux
Parques , et qui pis est jusqu'aux Furies . Il n'y
a pas une fontaine , pas une montagne , pas une forêt ,
pas un arbre qui n'ait sa patrone , et presque rien de tout
cela n'a de patron . Ce serait donc bien à tort que nos petits
maîtres français se vanteraient de leur galanterie; croyezmoi
, les bons vieux patriarches qui ont présidé aux premières
conventions du langage étaient bien autrement
galans ; ils ont adjugé la partie gracieuse toute entière
au beau sexe , comme ne pouvant pas être en de plus
dignes mains , et si des fonctions plus difficiles ont été
réservées à des êtres plus robustes , c'est sans doute
parce qu'on savait que les Déesses n'en régneraient pas
moins sur les Dieux , et qu'on supposait que c'était làhaut
comme ici , où la grâce finit toujours par subjuguer
la force. Le département de la pensée entre autres
leur a été confié presque sans restriction ; et la féconde
Muémosyne n'a pas eu , que je sache , un enfant mâle.
Je ne sais si les choses en allaient mieux ou plus mal
mais
Nos pères , plus méchans que n'étaient nos aïeux ,
ont essayé de changer tout cela. Il y avait bien , je crois ,
un peu de faveur pour ces dames dans les premières
dispositions , mais on a mis de la violence dans celles
qui ont suivi. Les hommes ont voulu s'attribuer exclusivement
ce qui paraît devoir rester indivis entre les
deux moitiés du genre humain , et l'on a cru pouvoir
faire de la science un majorat qui passerait toujours de
mâle en mâle , sans se souvenir qu'il faut laisser la
pensée à qui pense , la parole à qui parle , et la plume
à qui écrit.
592
MERCURE DE FRANCE,
A voir cet abus de la force physique , on serait tenté
de croire , ou que nos devanciers ont écouté je ne sais
quel esprit de corps qui conseille toujours mal , ou bien
que les beaux esprits mâles vis-à-vis des beaux esprits
femelles ont pu avoir jadis quelque désavantage bien
marqué dont ils leur gardaient rancune. On rougissait
peut-être de la victoire de Corinne sur Pindare , on prévoyait
peut-être les triomphes de quelqu'autre Corinne
sur ses contemporains , et c'est peut - être pour cela
que nous nous sommes prévalus d'une grossière supériorité
pour écarter une concurrence inquiétante.
C'est pour cela que , pendant bien des siècles , nous
avons obligé les femmes à s'en tenir au babil , à la gentillesse
, à la médisance , à la coquetterie , au soin de
leur ménage , au soin encore plus intéressant de leur
parure , et aux connaissances nécessaires pour avancer
l'éducation des enfans , jusqu'à l'âge de trois ou quatre
ans. On s'est néanmoins adouci depuis , on leur a permis
et même recommandé d'acquérir , si elles le pouvaient ,
quelques petits talens sans conséquence , tels que la musique
, la danse , le dessin, et même un peu de déclamation
: comme si elles avaient bien besoin d'apprendre à
jouer la comédie ! Ce premier pas une fois fait , il á fallu
par une suite nécessaire les autoriser à donner quelque
culture à leur esprit , afin de pouvoir de tems en tems
prendre une petite part à nos conversations ; nous
avons même quelquefois applaudi à de petites productions
qui ne leur coûtaient aucun travail , qui ne supposaient
aucune étude , et qui récréaient nos esprits
comme les fleurs des champs récréent notre vue. Eh
bien , il faut que ces essais , quoique bien légers et bien
rares , aient causé des alarmes à tout le college de lettrés
, car on a tâché d'engager ces dames à s'en tenir là ;
on leur a fait entendre que plus serait trop ; nous avons
mis l'opinion dans nos intérêts , et nous avons fini par
leur défendre poliment de chasser sur nos plaisirs.
Au reste , en dépit de nos lois saliques , le moment
approche où l'empire des lettres pourrait bien tomber
en quenouille : nous avons usé d'indulgence tant qu'il
n'a été question que de jolis vers , de petits contes de
Fées , de nouvelles galantes , de romans agréables , et
AOUT 1808 . 393
autres bagatelles , nous croyant bien sûrs que la partie
savante nous resterait , fondés sur l'idée que nous avions
de nos aimables émules , les croyant aussi frivoles qu'elles
se montraient légères , et prenant la délicatesse pour de
la faiblesse .
Mais voilà toutes les limites franchies , voilà toutes
nos mesures déjouées ; je crois voir les plus jolis oiseaux
de nos bocages atteindre les aigles dans les airs , et j'en
distingue un entre autres qui naguères prenait plaisir
à voltiger parmi les fleurs dont il semblait augmenter
le nombre ; vous auriez dit qu'il ne se lèverait jamais
qu'à la hauteur des roses et des lis ; mais à notre grande
surprise il plane maintenant au plus haut des airs , et
de là son regard , à qui rien n'échappe , se promène sur
tout ce que la nature , l'art et le tems ont produit de
plus admirable.
Quittons les comparaisons , et nommons Mme Victorine
de Chatenay , qui , à la faveur de tout ce que l'esprit
et le savoir peuvent se prêter entr'eux de clarté , n'entreprend
pas moins que de tracer à nos yeux la marche
du génie dans tous les tems et tous les pays où il a porté
son flambeau . Elle le suivra depuis ses premiers élans
jusqu'au milieu de sa course , signalant ses directions
diverses , ses progrès , ses déviations , ses fausses routes ,
ses retours , tenant compte des obstacles , des facilités ,
des secours , des entraves qu'il aura pu rencontrer sous
les différentes lois qui ont régi les hommes ; ne perdant
pas de vue un détail qui puisse concourir à son plan ,
et montrant partout les causes derrière les effets , pour
servir en tems et lieu , et mériter , s'il se peut , autant
de reconnaissance que d'applaudissemens.
Ce précieux tableau du génie des peuples anciens
peut et doit être regardé comme une première moitié
d'une histoire universelle , offerte sous un nouveau
point de vue plus utile et plus intéressant que tous les
autres grands travaux de ce genre . En effet , la plupart
de ces compilations historiques ne nous présentent que
révolutions , guerres , conquêtes , destructions ; il sem-"
ble lire un recueil de bulletins des différentes maladies
des nations , et particuliérement de ces fièvres chaudes
auxquelles le genre humain a de tout tems été si sujet ;
394
MERCURE DE FRANCE ,
leçons utiles , sans doute , mais qui attristent l'homme
en l'instruisant , au lieu que dans ces nouvelles observations
, les faits historiques ne nous sont presque jamais
montrés que comme accessoires ; l'auteur no
nous en parle que pour fixer les époques , établir les
circonstances , indiquer les causes qui ont dû influer
sur l'activité ou le ralentissement des travaux de l'esprit
, ainsi que sur les traces qu'il a laissées dans l'espace
et la durée . Ceci est done , à proprement parler , l'histoire
de la pensée écrite par elle - même , et accompagnée
d'une carte de son vol . Que ceux qui pourraient
être également effrayés et de l'étendue d'un long ouvrage
, et de la sécheresse d'une courte analyse , que
ceux-là , dis-je , se rassurent : une sage distribution , un
ordre indiqué par la chose même , soumettent un vaste
horizon à un rapide coup-d'oeil ; entre tant de générations
entassées , pour ainsi dire , dans une même enceinte , pas
un personnage digne d'attention qu'on ne reconnaisse
distinctement , pas un historiert , pas un prophète , pas
un philosophe , pas un poëte , pas un orateur , pas un
législateur qu'on ne soit sûr de retrouver. Là comparaîtront
tous ceux que les lettres , les sciences , les arts
ont consacrés , tous ceux qui ont acquis quelque droit
à la reconnaissance humaine.
Quique sui memores alios fecere merendo.
Ceux enfin qui ont survécu à eux-mêmes , et qui avaient
reçu entre les élémens de leur être assez de substance
céleste pour surnager sur l'abîme des tems..... Chacun
arrivera suivant son rang d'ancienneté , prêt à déposer ,
un tribut prélevé sur tout ce qu'il a de plus précieux
dans son trésor ; et celle qui rassemble tant de richesses
prouvera qu'elle était plus en état que personne d'en
faire l'estimation .
Ainsi donc ces quatre tomes , qui ne paraîtront volumineux
qu'avant de les avoir lus , exposeront successivement
neuf époques depuis les premiers tems du
inonde connu jusqu'à l'ère chrétienne ; depuis Moïse ou
même Job , à qui notre auteur accorde l'ancienneté sur
Moïse , jusqu'à Ovide ; et dans cet immense intervalle ,
on verra l'arbre de la science soumis à la diversité des
AOUT 1868.
395
elimats , et souvent aux intempéries des siècles , croître
où du moins se soutenir par sa propre vigueur ; tantôt
paré , tantôt dépouillé de son luxe ; mais conservant
toujours sa sève , étendant ses rameaux sur les nations
diverses , et variant son feuillage , ses fleurs et ses fruits ,
suivant les différentes expositions .
Pour mieux faire connaître la manière dont ce vasle
plan a été rempli , il suffira d'ouvrir le livre au hazard ,
et c'est ce que nous allons faire , avec un peu plus de
conscience qu'on n'en met d'ordinaire après une pareille
annonce..
Liv. I, chap. II du livre de Job.
« Je considère avec respect ( c'est Me Victorine qui
» parle ) l'un des livres les plus anciens , et j'étudie avec
» vénération les maximes consacrées il y a près de
>> quatre mille ans. Il est beau de s'assurer que la pure
» morale et la religion n'ont point d'âge . On se croit de
» niveau avec les siècles , quand on voit briller sur sa
» tête le char des sept étoiles , cet astre du matin que
» Job admirait aux mêmes places ; les palmes , les vi
» gnes , les pampres qui se développaient autour de lui
» n'ont pas cessé de renaître tous les ans , la rosée bien-
>> faisante les rafraîchit encore , etc. » Ce début religieux
, noble et touchant , annonce au lecteur la satisfaction
qui l'attend à chaque page ; il est suivi d'une analyse
de Job qui pourrait servir de modèle à toutes les nôtres ;
vous diriez un extrait , plutôt à la façon des chimistes ,
qu'à celle des écrivains , car c'est tout l'esprit de la
chose. « Les anciens ( dit notre auteur , qui semble avoir
» lu dans leur ame au travers de leurs livres ) , les an-
>> ciens exprimaient sans ménagement le cri de leur
» coeur. La franchise de leurs leçons , leur longueur
» même , tout dispose notre ame à s'agrandir en s'en
» pénétrant , et l'on éprouve , quand on les étudie , cet
>> effet imposant d'une matinée silencieuse au milieu
» d'un pays sauvage. »
La plupart des livres hébreux , jusqu'à Salomon ,
sont analysés comme celui de Job , avec un art qui ne
laisse rien à désirer ; ce qui n'est pas inexplicable est
expliqué ; les beautés sont mises dans leur jour ; les
596
MERCURE DE FRANCE ,
plans , si difficiles à reconnaître quand par hazard il
y en a dans ces divines poësies , sont mis à découvert ;
on a le fil de tout , on est frappé de ce qui frappe l'auteur
, on s'étonne souvent de ne l'avoir pas été plutôt ,
et l'on se dit plus d'une fois qu'on allait faire les mêmes
observations , mais.... c'est après les avoir lues.
Nos lecteurs pensent bien que le plus beau fleuron
de la couronne d'Israël , le plus savant , le plus poëtique
, le plus sage , et peut-être aussi le plus gai des
rois , celui qui dans ses brillans loisirs a peint la femme
forte et composé le Cantique des Cantiques , on pense
bien , dis-je , que Salomon ne sera point oublié. Mais
l'analyse des ouvrages philosophiques , didactiques , érotiques
de ce juif si différent du reste des Juifs , annonce
dans l'écrivain qui en rend compte , un esprit exercé
à la juste admiration et à la juste critique ; un esprit
que l'enthousiasme ne rend point aveugle , et que les
connaissances ne rendent point difficile. Mme Victorine
sait bien que toutes les pensées ne se tiennent pas de
bien près dans les ouvrages de Salomon , non plus que
dans ceux du roi son père ; elle sait que le fil rompt
souvent , que souvent il se replie sur lui-même , que
les mêmes idées reparaissent plusieurs fois sous les mêmes
formes , et que la plupart de ces pièces ne soutiendraient
pas la sévérité de nos Aristarques modernes ; mais voici
comme elle excuse ce qu'elle n'entreprend point de
justifier :
3
« J'aime , je l'avoue , jusqu'à ces redites , jusqu'à ces
» longueurs qui supposent tant de loisir. Les idées nais-
» sent une à une. Le coeur jouit en les voyant éclore.
» Tels ces jeunes boutons qu'un tiède zéphyr entr'ouvre
» feuille à feuille et qui s'épanouissent peu à peu , selon
» les influences graduées de la saison. »
Nous avons annoncé que nous ouvririons le livre au
hazard , et le hazard nous fait tomber en ce moment
sur le chapitre d'Homère. Voyons si notre auteur entend
aussi bien le grec que l'hébreu :
« Le sentiment de grandeur qui respire dans cet
» ouvrage ( l'Iliade ) élève et confond le lecteur : on
» demeure frappé comme à l'entrée de ces édifices im→
» menses , si hors de proportion avec l'homme qui les a
AOUT 1808. 397
» faits ..... Il faut avoir profondément senti pour avoir
» inventé le vingt-quatrième chant de l'Iliade ; les alar-
» mes d'Hécube , l'auguste libation qu'offre le vieux
>> Priam en partant pour aller implorer Achille et re-
» demander le corps d'Hector, le messager des Dieux qui
>> pendant le chemin le rassure et l'encourage , l'état
» d'Achille dans sa tente où ses officiers l'environnent ,
» où ses amis sont les seuls qui l'approchent ; les discours
» de Priam , les réponses d'Achille , l'effroi qu'Achille
» conçoit un moment de lui-même , les consolations
» qu'il donne , le repas après lequel le vieillard et le
>> héros s'admirent tous les deux , le sommeil que goûte
» Priam près de la tente du vainqueur .... Tout inspire
>> l'admiration , et peut- être l'attendrissement. » Liré
ainsi un poëte , c'est l'être aussi.
>> Le poëme charmant de l'Odyssée , continue le plus
>> aimable des scoliastes , porte un tout autre caractère ;
» l'Iliade peint de grands effets , elle peint les passions
» dans un développement absolu ; tout dans l'Iliade est
» foule , action , magnificence ; tout se réduit à un seul
instant , l'Asie est le théâtre , et l'Olympe donne les
>>>> acteurs.
» Dans l'Odyssée , Ulysse seul et sans secours est un
» homme qui erre de rivage en rivage : les longueurs de
» son exil , témoignage frappant de l'isolement des na-
» tions , laisse au poëte assez de latitude pour amener
» selon son gré ses fictions et ses histoires.
>> Tout annonce dans l'Odyssée combien le monde
» était encore peu peuplé , combien les arts snels , qui
» font l'aisance de la vie , étaient encore peu connus ,
>> sur-tout dans les contrées éloignées de l'Asie . »
Sur quelque sujet que notre auteur fixe notre attention
, on voit toujours , et même dans ce que nous connaissons
le mieux , quelque chose qui nous avait échappé.
C'est ce qui arrive quand on se promène dans une galerie
de tableaux avec un peintre.
En marchant toujours comme nous avons commencé ,
c'est-à-dire à la bonne aventure , nous rencontrons Zoroastre
et Confucius , et tous deux parlent , sinon comme
ils l'ont fait , du moins aussi bien qu'ils l'ont jamais pu
faire. Zoroastre et son école remplissent l'esprit de l'in398
MERCURE DE FRANCE ,
%
8
nombrable foule des différens êtres intermédiaires entre
l'homme et le grand Etre , c'est à la fois une mythologie
et une liturgie intarissables qui , en ravissant tran- .
quillement l'imagination , captivent la pensée. Confucius,
moins poëte , n'en est que plus philosophe, et Mme de
Chatenay paraît se complaire à nous le montrer dans .
la plénitude de sa sagesse et de sa bonté . On peut juger
de l'une et de l'autre par une réponse du sage Chinois
qu'on lit avec tant d'édification dans notre livre ,
et qui serait si bonne à répéter à quelques saints modernes.
Quel est l'homme pieux ? lui demandail-on ,
celui qui aime les autres.
« Hérodote ( c'est celui qui se présente ) parle avec
>> justesse de ce qu'il sait et n'intéresse guères moins.sur
» ce qu'il ignore. Il écrit d'un style simple et harmonieux;
» ses livres ont été le premier ouvrage suivi qui n'ait
>> pas été mis en vers. Chacun de ses livres fut couron-
» né du nom d'une Muse ....... C'est par ces noms flat-
» teurs qu'on les désigne encore de nos jours , et l'acela-
>> mation d'Olympie se répète encore dans nos bouches.
>> Thucydide était présent quand Hérodote fit sa lecture ,
» et enflammé d'émulation , il sentit qu'il devait écrire. »>
Nous sommes heureux que Mme Victorine ait senti une
pareille émulation , et nous espérons qu'elle la fera naître .
Mais qui louera , qui peindra ou plutôt qui nous remon
trera jamais comme elle ces illustres morts , les orateurs
, les philosophes , les poètes qu'elle évoque chacun
à leur tour ? Un exemple suffit ; « Pindare , en notre
» siècle et traduit dans notre langue , est un astre dans
» les nuages . » Ne croirait- on pas cette image empruntée
de celui qu'elle représente ? E
Devenons plus sobres de citations , et sur tout de réflexions,
de peur qu'on ne trouve l'extrait aussi long que
le livre paraîtra court. Contentons-nous seulement de
répéter à nos lecteurs , d'après une agréable expérience ,
qu'ils trouveront partout le même charme et le niême
intérêt. Dans quelque place que vous perciez un palmier
, il en sortira toujours une douce liqueur.
Mme Victorine s'est un peu trop étendue peut- être ,
et sûrement bien à contre- coeur sur les crimes , les intrigues
, les fureurs, les prodiges sanglans qui ont épouAOUT
1808. 399
vanté le monde pendant la terrible agonie de la république
romaine. Ce n'est pas que cette partie du quatrième
tome ne soit écrite d'un style qu'on voudrait
prêter à tout ce qu'on lit ; mais le tableau n'est point
pour la place , et ferait ailleurs plus d'effet. L'intérêt
même que cette peinture animée nous inspire , ne laisse
pas que de nuire à celui de tout l'ouvrage , et coupe un
fil que le lecteur aimerait tant à retenir et à prolonger.
On suivait avec plaisir les vestiges lumineux du génie ;
on les quitte malgré soi pour voir les crimes , les haines ,
les plus hideuses passions dans leur essor le plus effrayant
; on avait pris la douce habitude d'une sorte de
société avec les plus beaux et les plus nobles esprits de
tous les siècles et de tous les peuples , et l'on se trouve
au milieu d'une foule de scélérats , de brigands , de bourreaux
, entre lesquels cependant il faut malgré soi admirer
César , et même l'aimer. Au reste , les orateurs
comme les alcions ne se montrent jamais autant que
dans les tempêtes , et il ne fallait peut-être pas moins
qu'un Marius , un Sylla , un Catilina , un Verrès , un
Clodius , un Antoine , un Octave même, pour annoncer
un Cicéron.
C'est ce grand homme sur-tout que notre auteur s'attache
à nous peindre d'une manière digne du sujet ; nous
voyons le zélé citoyen , l'habile politique , l'orateur irrésistible
, le philosophe profond , l'ami fidèle , l'homme
sage , l'homme utile , l'homme aimable dans toutes les
fluctuations , dans toutes les crises , dans tous les changemens
de scène de sa vie orageuse . Mme Victorine lui
devait cette distinction ; et rien n'entrait mieux dans le
plan de l'ouvrage que beaucoup de détails , tous intéressans
, sur un génie qui , à la poësie près , montre à
lui seul jusqu'où peuvent s'étendre les développemens
de l'esprit humain.
•
« Cicéron ( dit Mme Victorine ) a porté les talens na-
» turels aussi loin qu'il appartenait à un mortel de le
>> faire : il y a joint tout ce que l'étude pouvait y ajouter.
» Un rang élevé dans l'Etat en favorisa l'importance ,
>> et des momens orageux et terribles en multiplièrent
>> les applications.
» Une clarté , une logique parfaite font l'ame de ses
400 MERCURE DE FRANCE ,
<
» excellens discours ; simple comme la nature , dont les
>> productions sont toutes chargées de fruits , Cicéron
» est riche comme elle ; il n'épargne et ne prodigue
>> rien . »
S'il pouvait exister dans le siècle où nous sommes
un esprit assez étranger à toute espèce d'instruction
pour savoir à peine le nom de Cicéron , et qui ne le
connût que par les citations et les jugemens de Mme Vic
torine , il en prendrait une idée plus juste que s'il avait
consumé ses jeunes années à l'entendre expliquer par
tous les pédans du ci-devant pays latin : la langue de Cicéron
n'est ni dans les glossaires , ni dans les commentaires
, elle est toute dans le sentiment , dans l'intelli→
gence , dans l'érudition , dans le goût de ses lecteurs ,
et voilà pourquoi Mme Victorine l'interprète si bien.
S'il se trouvait en ce moment parmi nous un homme
dont le talent , comme chez l'orateur latin , eût tou
jours été en harmonie avec la vertu , un homme instruit
dès sa jeunesse par la piété filiale à éclairer l'esprit , à
charmer l'oreille , à attendrir le coeur dans la défense
constante de la plus noble , de la plus touchante cause ,
un homme dont la voix sonore eût tonné depuis au
milieu des orages populaires , et les eût plus d'une fois
conjurés ( 1 ) ; et si cet homme , plus qu'estimable , consacrait
aujourd'hui ses sages loisirs à faire retentir , s'il se
pouvait , dans notre langue les mémorables paroles du
premier des latins ! ..... Certes , c'était à lui qu'il conve→
nait de l'entreprendre. Il l'a fait , il nous a confié son
dessein , il nous a même laissé voir une partie de son
travail et si l'amitié ne se défiait pas de ses jugemens ,
nous oserions prédire , qu'alors , alors seulement , la
France verra Cicéron brillant de toute sa gloire.
•
Revenons à notre objet . On nous accusera de prévention
peut - être , mais nous en appelons au livre
lui-même , pour nous justifier ; on verra mieux que
nous ne pourrions le prouver , que notre aimable auteur
sait donner à la foule d'objets qu'il présente , la
place , la forme , et la couleur qui convient à chacun
que toujours instructive et toujours élégante , ou elle
(1 ) Nous croyons reconnaître M. de Lally . ( Note des Editeurs . )
dit
LA
SEIN
✓
AOUT 1808 .
dit des choses qu'on ne savait pas , ou que si elle dit les
les choses qu'on sait , elle les dit mieux qu'on ne des
savait , et que chaque page de son livre promet autant
de profit que de plaisir.
DE
Il y a presque toujours une différence marquée entre en
les jugemens des hommes et ceux des femmes , c'est
que les premiers jugent des hommes d'après les choses , et
que les autres jugent des choses d'après les hommes , et
c'est sous ces deux points de vue réunis que Mãe Victorine
considère les ouvrages et les auteurs. On ne citera
pas un classique dont elle ne connaisse tout ce que la
postérité en pourra connaître. Elle a tout lu , tout discuté
, et du caractère , des moeurs , des aventures de
chacun d'eux , de leurs positions dans la société , d'es
circonstances particulières où ils ont pu se trouver
elle tire souvent des moyens de terminer les ennuyeuses
disputes des commentateurs. L'histoire est pour elle un
dictionnaire qui ne lui laisse pas faire de contre- sens .
Lire avec fruit , écrire avec goût , citer avec choix ,
recueillir avec soin , comparer avec art , disposer avec
ordre , embrasser un grand ensemble , observer les
moindres détails , tirer de la lumière de tout , en répandre
sur tout , instruire , intéresser , charmer , et , ce
qui étonnera le plus , donner, à la fleur bien visible de
ses ans, un ouvrage qui pour l'érudition toute seule aurait
occupé toute la vie d'un savant..... Tels sont les té
moignages que la malveillance même essayerait en vain
de refuser à Mme Victorine de Chatenay.
e Nous avons cependant quelquefois cru entrevoir c
que la jalousie ( et Mme Victorine en mérite beaucoup
ce que la jalousie , dis-je , plutôt que la critique aura
pris soin de recueillir, et sur-tout de chercher dans tout
le cours du livre , pour se consoler du plaisir qu'il doit
faire à tous ses lecteurs. Mais en bonne foi reprocherons-
nous à Mme Victorine quelques phrases un peu
recherchées , sur- tout lorsque la délicatesse des pensées
ne pourrait souvent pas être rendue dans un langage
plus ordinaire . L'accuserons-nous de trop de luxe ? C'est
un grand défaut aux yeux de beaucoup d'écrivains qui
ne sont pas comme elle assez riches pour le soutenir .
Le luxe déplaît sur-tout aux pauvres. On voit claire-
C c
402 MERCURE DE FRANCE ,
ment , diront ses tristes censeurs , qu'elle cherche toujours
à plaire ; soit , mais on voit encore plus clairement
qu'elle plaît toujours . Voulez -vous lui interdire quelques
ornemens qui pourraient à toute rigueur être
superflus , mais qui sont toujours agréables ? et doit-on
faire à la beauté un crime de la parure ?
BOUFFLERS .
GLOSSAIRE DE LA LANGUE ROMANE , rédigé d'après
les manuscrits de la Bibliothèque impériale , et d'après
ce qui a été imprimé de plus complet en ce genre ;
contenant l'étymologie et la signification des mots
usités dans les XI , XII , XIII , XIV , XV et XVI
siècles , avec de nombreux exemples puisés dans les
mêmes sources ; et précédé d'un Discours sur l'origine
, les progrès et les variations de la langue française.
Ouvrage utile à ceux qui voudront consulter
ou connaître les écrits des premiers auteurs français.
Dédié à S. M. JOSEPH NAPOLÉON , roi de Naples et de
Sicile ; par J. B. B. ROQUEFORT . A Paris , chez B.
Warée oncle , quai des Augustins , n° 15. De l'imprimerie
de Crapelet. Deux forts volumes in - 8 °.
ON reproche aux Français trop d'indifférence pour.
leur ancienne langue : cette indifférence qui tient à celle .
qu'ils ont en général pour les langues étrangères , car
cette langue l'est devenue pour eux , peut venir aussi
de deux autres causes. D'abord la langue romane est
'non-seulement difficile , mais grossière , sans règles fixes ,
livrée aux caprices des écrivains qui la maniaient au
gré de leur imagination déréglée et de leur ignorance ;
c'est même dans cette irrégularité , dans cette mobilité
de formes , de terminaisons et de constructions dé mots
que consiste sa plus grande difficulté . Ensuite cette difficulté
vaincue ne procure souvent d'autre avantage que
d'entendre des ouvrages plus imparfaits et plus grossiers
encore pour la plupart que le langage dans lequel ils
şont écrits , de longues histoires en mauvaises rimes , des
contes sans autre sel que des ordures un style lâche ,
diffus , et dont le seul mérite est dans une naïveté peu
AOUT 1808. 403
méritoire , puisqu'elle est presque toujours forcée , et
qu'elle naît de l'impuissance d'être autre chose que naïf.
Que cherche-t -on ordinairement en étudiant une
langue , lorsque ce n'est pas par des raisons d'utilité où
de nécessité qu'on l'apprend ? On cherche des combinaisons
nouvelles d'idées , des pensées , des images nouvelles
, des fictions , des inventions ou créations du
génie , qui perdraient trop à passer dans une autre langue,
et qui augmentent la masse des jouissances de l'imagination
et de l'esprit. Assurément on a beau feuilleter
les manuscrits et le peu d'éditions que nous avons de
nos écrivains des XI , XII et XIIIe siècles ; on'est bien
sûr de n'y rien trouver de tout cela.
}
Quel intérêt nous reste- t- il donc de connaître ce vieux
langage de nos pères ? Un intérêt purement littéraire
et philologique celui que doit inspirer à des gens instruits
la recherche des origines et des vicissitudes d'une
langue devenue l'une des plus belles , et la plus répandue
sans exception de toutes les langues modernes. Or , le
nombre des esprits curieux de cette sorte d'instruction
est toujours assez petit , même dans une nation et dans
un siècle où l'instruction en général est devenue commune.
L'esprit national , on si l'on veut l'amour des
choses qui honorent notre pays ne peut y entrer que
pour peu ; car il est certain que rien de ce qui remonte
plus haut que Commines en prose , et Marot en vers ,
n'est fait pour flatter notre amour- propre.
I
Je ne parle point des auteurs plus modernes , qui sont
cependant anciens à notre égard , et dont nous appelons
vieux le langage , tels que Rabelais , Amiot et Montaigne.
Ceux-là sont vraiment de grands écrivains ,
qu'il est honteux à un Français d'ignorer , et qui ,
nourris de l'étude des auteurs grecs et, latins , ont
donné un tel caractère à notre langue qu'une grande
partie de ce qu'elle a d'excellent nous vient d'eux , et
qu'une partie de ce qui a vieilli en eux est à regretter
pour nous. Je parle de ces écrivains primitifs qui bégayaient
une langue incertaine , variable , informe et
encore barbare. Quelques prosateurs , et sur-tout quelques
historiens , mériteraient pourtant d'être connus ,
et vaudraient la peine d'être expliqués et publiés. Ville-
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
Hardouin et Joinville autorisent à penser que la publi
cation de Mémoires , de chroniques ou de morceaux
d'histoire , écrits par des hommes de leur tems ou même
d'un tems antérieur , serait pour nous une bonne acquisition,
Quant aux poëtes , on l'a déjà fait pour quel
ques-uns. Nous avons le roman de la Rose , qui n'est à
la vérité que du XIVe siècle ; nous avons un recueil de
fabliaux et quelques autres anciennes pièces données
par Barbazan ; nous avons même une suite de poëtes
depuis Villon , Martial de Paris , Cretin , Cocquillart
, etc. Soyons de bonne foi , après les avoir lus par
curiosité , qui est- ce qui peut relire ces poësies aussi
peu intéressantes par les sujets que par le style , et ces
fabliaux , presque toujours écrits sans force , sans vivacité
, sans art , bornés , comme je l'ai dit , pour tout
mérite à cette naïveté qui vient plutôt de l'enfance de la
langue que du tour d'esprit de l'écrivain , et si différente
de la naïveté que l'on aime dans les bons morceaux
de Marot ?
Cependant , quelque borné que soit le nombre des
personnes qu'une activité , une curiosité naturelle d'es
prit , ou quelques motifs particuliers engagent à rechercher
et à lire les auteurs qui ont écrit dans les premiers
âges de la poësie française , on a toujours pensé
qu'une collection bien faite de leurs meilleurs ouvrages ,
et un bon glossaire de leur langue tiendraient essentiellement
leur place dans notre littérature , devraient être
dans toutes nos bibliothèques , et seraient sur- tout
nécessaires à tous les gens de lettres français , curieux
comme ils doivent l'être , de connaître non-seulement
dans son état présent , mais dans tous ses degrés de formation
et de perfectionnement et dans tontes les révolutions
qu'elle a subies , cette langue dont il leur est
permis d'être fiers aujourd'hui , et qui ne paraît plus
avoir d'autre révolution à éprouver que la corruption
et la décadence.
Le Glossaire de la langue romane que vient de publier
M. Roquefort est donc un véritable service qu'il
rend aux lettres , et nous devons lui en tenir d'autant
plus de compte que l'entreprise était plus difficile , et
qu'elle exigeait plus de recherches fastidieuses et péni
AOUT 1808. 40
bles. D'autres l'avaient tentée avant lui . Mais ni le Trésor
de recherches et antiquités gauloises et françaises de
Borel , publié en 1655 , ni le Dictionnaire du vieux
langage , donné par Lacombe plus d'un siècle après
( 1766 ) , ni le Dictionnaire Roman , Wallon et Tudesque
du bénédictin Don Jean François , impriméen 1777x
ne remplissaient l'idée qu'on peut se former d'un pareil
Glossaire ; ces auteurs n'avaient point sur-tout assez
fouillé dans la mine si féconde , si riche , mais si difficile
à exploiter de nos vieux manuscrits.
Barbazan l'avait fait plus qu'aucun d'eux. Il avait
composé , sous le titre de Nouveau Trésor de Borel , un
Dictionnaire beaucoup plus ample de l'ancien langage,
en deux volumes in-folio. Dès 1756 , tems où il publia
ses Fabliaux et Contes des vieux poëtes français , l'ouvrage
était terminé et déposé chez un libraire . Mais le
grand travail de M. de Sainte-Palaye faisait alors beaucoup
de bruit. La publication prochaine de son Glossaire
était annoncée . Barbazan retira le sien , et l'on ne sait
ce qu'il est devenu après sa mort. Le Glossaire de
Sainte - Palaye et les pièces qui tiennent à cette partie
volumineuse de son immense travail , sont déposés à la
Bibliothèque impériale. Le laborieux M. Mouchet , que
la Bibliothèque a récemment perdu , avait entrepris de
le terminer entiérement et d'en reprendre l'impression ,
que la Révolution avait interrompue. M. Roquefort a
conçu le sien sur un plan moins vaste mais suffisamment
étendu pour conduire à l'intelligence de tous nos
anciens auteurs ; il s'est entouré de toutes les lumières ,
a puisé dans toutes les sources , et a mis à contribution
les conseils de plusieurs savans qui ont fait une étude
particulière de nos antiquités. Il y a donc tout à présumer
en faveur de son ouvrage. Il a cependant la
modestie de ne le donner que comme une sorte d'essai ,
et d'invoquer les observations des gens de lettres sur
celte première édition , pour qu'il puisse le corriger et
le perfectionner dans une seconde. Je voudrais pour
ma part l'aider dans cette vue si louable , et lui présenter
ici quelques réflexions qui ne lui fussent pas
inutiles. Il a , outre les connaissances acquises , tout ce
qui est fait pour intéresser , la jeunesse , la modestie ,
l'application et le zèle.
406 MERCURE DE FRANCE ,
On s'est beaucoup occupé depuis quelque tems , des
antiquités celtiques , et l'on a poussé peut-être un peu,
loin le système qui trouve dans la langue des anciens
Celtes l'origine de la plupart des langues modernes .
M. Roquefort se déclare ouvertement contre ce systême ,
et répondant à un excès par un autre , il paraît , dans
sa préface , révoquer même en doute qu'il y ait eu
une langue celtique . Il l'appelle nettement une prétendue
langue. « La raison et l'histoire , dit - il , se refusent également
à croire que ce soit du jargon de Quimper- Corentin
que toutes les langues tirent leur origine .... Les
amateurs de cette chimère disent que cette prétendue
langue se retrouve dans la Bretagne et dans la principauté
de Galles . Ignorent- ils donc les révolutions qu'ont
éprouvées ces deux pays ? ignorent - ils ? etc ..>>
Les partisans du systême celtique n'ignorent vraisemblablement
rien de tout cela ; mais que M. Roquefort leur
permette de lui demander à leur tour si avant ces révolutions
, quelqu'anciennes qu'elles soient , on ne parlait
pas dans ces deux pays une langue quelconque , et
s'il n'est pas naturel de penser que le fond des deux .
langues populaires étant encore aujourd'hui le même
( car ce n'est pas une prétention ni une supposition ,
c'est un fait ) , ce fond est nécessairement un reste de
celte très- ancienne langue , antérieure aux révolutions
connues des deux pays. Voici un autre fait incontestable.
La langue bretonne que nos savans Bretons croient
être l'ancienne langue celtique , n'est point un jargon ,
un dialecte , un patois dérivé et altéré d'une autre langue ;
c'est une langue toute particulière , originale , et indépendante.
Elle est simple , bornée , et si l'on veut même
barbare ; n'est- ce pas une raison de plus pour la croire
antérieure dans le pays à la langue latine et à celles
des autres peuples qui ont conquis la Bretagne ? Son
existence actuelle n'est- elle pas une preuve vivante et
parlante de son indomptable ténacité ? A ne compter
que depuis la réunion de ce pays à la France , trois
siècles se sont écoulés depuis que la Bretagne est toute
française , régie par les lois , administrée par les autorités
françaises. La langue s'est étendue , elle a emprunté
du français ce qui était nécessaire aux besoins usuels
AOUT 1808. 407
mais le fond en est resté le même ; on la parle toujours
dans toute la Basse-Bretagne ; le peuple des campagnes
la parle seule ; et la plus grande partie de ses mots ne
ressemble pas plus au français et au latin que le mot
bara , qui veut dire en breton du pain , ne ressemble
à pain et à panis ( 1) .
N'est-il pas plus que vraisemblable qu'elle résista de
même au latin , et ensuite aux langues des Normands ,
et des Anglo -Saxons ? Si elle en diffère essentiellement ,
et cela est prouvé , elle leur est donc antérieure , car
comment et à quelle époque se serait-elle formée , au
milieu des conquérans de la Bretagne , avec le caractère
étrange et indépendant qu'elle conserve ? Si elle
est antérieure , quelle autre langue peut - elle être que
ce gaulois ou ce celtique , qui était le langage commun
des Gaules avant la conquête des Romains ? Les Romains
détruisirent autant qu'ils purent et les monumens , et
les usages , et la religion , et la langue des Gaulois ; mais
à celte extrémité péninsulaire de la Gaule , de malheureux
Gaulois , plus entêtés que les autres , comme ils
ont encore la réputation de l'être , ne purent- ils pas
sauver au moins leur langue du naufrage de leurs anciennes
institutions ?
La ressemblance qui existe entre le bas-breton et la
langue du pays de Galles ne prouve rien , ni pour ni
contre , attendu les fréquentes communications et les
migrations et émigrations qu'il y eut entre les deux
pays ; mais voici une autre ressemblance qui fait autrement
réfléchir , c'est celle du bas-breton avec la langue
basque , du moins pour une infinité de mots qui se
trouvent dans les deux langues , et s'y trouvent exclusivement
à toutes les autres . Sans doute aussi à cette
extrémité des Gaules , près de la mer et au pied de
hautes montagnes , des peuplades entières gardèrent plus
long- tems leur langage ; et le caractère actuel de ces
( 1 ) Un étymologiste bien décidé dirait peut- être que ba est évidemment
le même que pa , et qu'en changeant nis en ra , bara vient trèsclairement
de panis . On a écrit et l'on écrit encore très- sérieusement
de ces choses - là ; mais je n'ai jamais pu mettre à les entendre le sérieux
qu'on met à les dire .
408. MERCURE DE FRANCE ,
peuples autorise encore à le croire. Mais les points de
contact qu'ils eurent fréquemment avec les Arabes d'Espagne
, et ensuite avec les Espagnols modifièrent chez
eux cette langue bien plus qu'elle n'a pu être modifiée
chez ces Bretons circonvenus par la mer , que l'on n'abordait
que pour leur faire la guerre , peu disposés à
se laisser rien enseigner par leurs ennemis , vainqueurs
ou vaincus , et repoussant , même du côté des Gaules ,
comme ils le font encore aujourd'hui , et la langue , et
presque tous les progrès de la civilisation .
Il me paraît que ce sont-là des questions de philologie
qui méritent l'attention des meilleurs esprits , et
qu'on ne doit pas traiter légèrement, Sans doute, si vous
demandez séchement , et sans aucune explication , s'il
est vraisemblable que toutes les langues tirent leur ori
gine du jargon de Quimper Colentin , on pourra vous
répondre que la raison et l'histoire se refusent égale
ment à le croire ; mais ce n'est pas ainsi que la question
doit être posée. La langue bretonne se parle seule parmi
le peuple dans toute la Basse- Bretagne , ou si l'on veut
dans ce triangle irrégulier que forment l'Orient d'un
côté , Saint-Brieuc de l'autre , et Brest en pointe : elle
a les propriétés que j'ai dites : elle donne lieu aux rés
flexions que je n'ai qu'indiquées ; qu'on examine la
question sous ce point de vue ; M. Roquefort , qui ne
paraît pas l'avoir envisagée ainsi , avouera lui-même
qu'elle en vaut la peine beaucoup plus qu'il ne l'avait
Cru .
S'il pousse plus loin ses recherches , il pourra reconnaître
que l'on n'a rien gagné avec cette maudite langue
celtique en établissant , comme cela est très-vrai , que
le latin est la source la plus commune de l'ancien roman
, du français , de l'italien , de l'espagnol et des autres
langues modernes , car de doctes antiquaires voient dans
le latin même une dérivation de l'ancien celtique. Et
voici en abrégé comment le savant D. Peloutier , dans
son Histoire des Celtes , et Bullet dans les Mémoires sur
la langue celtique , qui précèdent son Dictionnaire de
cette langue (2 ) , établissent cette dérivation.
(2) Trois vol , in- folio . Besançon , 1754. Bullet était professeur
AOUT 1808.
409
?
Lorsqu'à une époque prodigieusement reculée , les
anciens Celtes , ou Celto- Scythes , dont la langue , si elle
n'est pas primitive dans un sens absolu , l'est au moins
relativement à presque toutes les langues connues , se
furent répandus d'une part dans l'Asie Occidentale , et
de l'autre eu Europe , ils s'étendirent dans cette dernière
partie , les uns au Nord , les autres le long du
Danube. La postérité de ceux - ci remontant ce fleuve
arriva ensuite aux bords du Rhin , le franchit et remplit
de ses populations nombreuses tout l'intervalle qui
s'étend des Alpes aux Pyrénées et aux deux mers . Partout
la langue des Celtes se mêlant avec les idiômes
indigènes , forma des combinaisons où elle domina sen →
siblement ; et même , dans des cantons qu'ils avaient
trouvés déserts , ou dont ils avaient fait disparaître les
habitans , le celtique se conserva dans sa purété originelle.
Quelques siècles après , la population toujours croissante
de ces Celtes ou Gaulois les força de passer et les
Pyrénées et les Alpes. En Italie , après avoir occupé
d'abord tout ce qui est au pied des montagnes , ils s'éten
dirent de proche en proche , dans l'Insubrie , dans l'Om→
brie , dans le pays des Sabins , des Etrusques , des Osques
, etc. Dans ce même tems , des Grecs abordaient
à l'extrémité orientale de l'Italie. Ils y formaient des
colonies et des établissemens. Hs quittèrent bientôt les
bords de la mer , et s'avançant toujours , ils rencontrèrent
enfin les Celtes , qui de leur côté continuaient
aussi de s'avancer.
Après quelques guerres sans doute , car tel a toujours
royal et doyen de la Faculté de théologie de l'Université de Besançon
de l'Académie des belles-lettres , sciences et arts de la même ville . Ses
étymologies sont souvent forcées et vagues , comme le lui reproche
M. Roquefort ; mais il y aurait de l'injustice à ne pas reconnaître que
souvent aussi elles sont évidentes et naturelles ; que son Dictionnaire
est le fruit d'un immense travail , auquel aucun amour- propre national
ne l'engageait , puisque , pour me servir d'une expression de mon paysa
il n'avait pas l'honneur d'être Breton ; qu'enfin ses Mémoires supposent
de fortes études , d'immenses recherches et un esprit de discussion et de
critique qui rendent la confiance plus excusable peut-être quand elle
adopte ses résultats , que quand elle les rejette trop généralement.
410 MERCURE DE FRANCE ,
été l'abord de deux peuples qui se rencontrent , ils se
réunirent dans l'ancien Latium , et n'y formèrent plus
qu'une société qui prit le nom de peuple latin. Les Ĩangues
des deux nations se mêlèrent , se combinèrent avec
celles des habitans primitifs et n'oublions pas de remarquer
que dans cet amalgame le Celtique avait un
grand avantage. Le Grec , qui n'était pas encore , à
beaucoup près , la langue d'Homère et de Platon , devait
de son côté la naissance à un mêlange de marchands
Phéniciens , d'aventuriers de Phrygie , de Macédoine ,
d'Illyrie , et de ces anciens Celto - Scythes qui , tandis
que leurs compatriotes se précipitaient en Europe ,
s'étaient jetés sur l'Asie occidentale , d'où ils étaient ensuite
descendus jusqu'au pays qui fut la Grèce . Il y
avait donc déjà du celtique altéré dans la langue grecque
, qui se combinait de nouveau avec le celtique .
C'est de cette combinaison multiple que naquit cette
langue latine , qui grossière dans l'origine , mais polie
et perfectionnée par le tems , devint enfin la langue des
Térence , des Cicéron , des Horace et des Virgile.
C'est cette même langue latine qui , après le plus beau
règne , terminé par un long et triste déclin , s'amalgama
encore une fois en Italie dans le moyen âge , avec le
celtique , source commune des dialectes barbares des
Goths , des Lombards , des Francs et des Germains ,
pour devenir peu de tems après la langue de Dante , de
Pétrarque et de Bocace . C'est elle enfin qui dans les
Gaules , se fondit avec les langues , celtiques d'origine ,
de ces mêmes barbares , et forma par des combinaisons
et des altérations successives cette langue romane à qui
il a fallu bien des siècles pour devenir la langue des
Corneille , des Despréaux , des Racine et des Voltaire .
Ainsi partout dans les langues européennes on retrouve
ce celtique que l'on voudrait fuir. C'est- là certes
bien autre chose que le jargon de Quimper- Corentin .
Qu'ensuite on parle encore et à Quimper-Corentin et
dans toute la Basse - Bretagne , et dans le pays de Galles ,
et en partie dans le pays basque , une langue que l'on
dit être l'ancien celtique , c'est une seconde question ,
mais qui en amène nécessairement une troisième . Quelle
serait cette langue , originale et différente de toutes les
AOUT 1868.1 411
autres , évidemment plus ancienne que le latin même ,
si elle n'était pas la langue celtique , que l'on parlait
dans les Gaules , ou au moins dans une grande partie
des Gaules , avant la conquête des Romains ?
Mais c'est trop nous arrêter à la Préface de M. Roquefort
, et même à quelques mots de sa Préface . Passons
à son ouvrage même ; et bornons-nous à récommander
la lecture du Discours préliminaire , dans lequel l'auteur
a su renfermer avec beaucoup de précision et de
clarté le tableau des révolutions que la littérature et le
langage éprouvèrent dans les Gaules depuis qu'elles
furent conquises par Jules- César ; de la naissance et des
progrès de la langue romane , dont les premiers monumens
remontent jusqu'au neuvième siècle ; enfin des
degrés presqu'insensibles par lesquels cette langue cessa
d'être le Roman , pour devenir le Français .
GINGUENÉ...
( La fin à un prochain numéro. )
L'ENÉIDE , traduite en vers français , par FRANÇOIS
BECQUEY . Première partie , contenant les quatre
premiers livres. Paris , à la librairie stéréotype , chez
H. Nicolle , rue des Petits -Augustins , nº 15.
CETTE nouvelle traduction de Virgile a déjà fait une
sensation honorable. Des journaux en ont parlé avec
éloge ; les gens du monde s'en sont occupés , autant
qu'ils peuvent s'occuper de vers et sur-tout de traductions
; parmi les gens de lettres des discussions se sont
élevées , où l'on balançait les - avantages et les inconvéniens
du systême suivi par l'auteur , et où l'on réglait ,
chacun d'après son goût , le rang que l'ouvrage doit
occuper parmi ceux du même genre , mais où tout le
monde s'accordait à reconnaître une manière nouvelle,
des efforts souvent heureux et en tout un mérite fort
distingué. Une telle production ne saurait être examinée
avec trop de soin . 10 . 36h Vi
Il n'est pas si facile qu'on pourrait le croire , de déterminer
les qualités que doit avoir une bonne traduction
en vers . D'abord les préceptes , en pareille matière , ont
"
412 MERCURE DE FRANCE ,
nécessairement quelque chose de vague et d'indécis.
Ensuite les traducteurs-poëtes ont suivi des routes différentes
qu'ils s'étaient tracées d'avance ou qu'ils avaient
prises par instinct. Quelques- uns'ont réussi presque au
même degré : éloignés tous de cette perfection absolue
qu'il est plus aisé de concevoir que de définir et d'atteindre
, ils ont à peu près compensé réciproquement leurs
défauts et leurs qualités. Celui- ci, en qui l'on blâmait jus
tement la diffusion et l'inexactitude , se vantait de son
élégance , de sa facilité et de son éclat ; celui- là à qui l'on
reprochait avec raison un peu de roideur et de sécheresse,
tirait avantage de sa concision, de sa force et de sa
fidélité . Chaque traducteur établissait sa théorie d'après
son ouvrage , et chaque systême avait ses partisans que
lui donnaient trop souvent des considérations tout-à -fait
étrangères à la justice et à la vérité. Tous semblaient s'accorder
en ce point , que le traducteur en vers doit écrire
absolument comme l'auteur original écrirait dans la
langue de son interprête. Mais quelle serait en français
la manière de Virgile , par exemple ? Nouvelle source
de dissentimens . Virgile, dit l'un , serait brillant , nombreux
et abondant comme moi. Il aurait , dit l'autre ,
ma précision , mon nerf et mon audace. C'est à ne jamais
s'entendre , à ne jamais finir.
La paraphrase est généralement désapprouvée ; mais
cela tient à ce que personne ne croit en faire usage. Celui
qui noie dans un déluge de mots sans force les beautés
concises, et énergiques de son modèle , allègue la nécessité
de tout rendre et l'impossibilité de rendre plus briévement.
Malheureusement l'exemple de ceux qui étant
plus précis que lui , c'est-à- dire comptant moins de vers,
ont fait supporter à leur original tous les frais de cette
réduction , semble trop souvent prendre soin de le
justifier.
Cependant , au milieu de ces opinions et de ces pròcédés
contraires, un systême paraît avoir prévalu, c'est
celui des équivalens et des compensations. Il consiste
beaucoup moins à traduire les expressions et même les
tours d'un auteur , qu'à reproduire , de manière à
faire la même impression , ses sentimens , ses pensées ,
ees images et ses mouvemens. De plus , comme il est
AOUT 1808. 415
reconnu que telle figure , telle idée même ; gracieuse
ou noble en latin , aurait en français les défauts contraires
, et qu'il n'est pas toujours possible d'y sup
pléer par une figure ou une idée analogue , il conseille
l'entier sacrifice de ce qu'on ne peut ni exprimer
, ni remplacer heureusement , sous la condition
qu'ailleurs on prêtera à son original de quoi balancer la
perte qu'on lui a fait éprouver. Ce qu'il permet pour
les idées , il le prescrit pour le style ; ainsi , n'exigeant
pas qu'on soit simultanément avec son auteur , précis
ou nombreux , simple ou brillant , gracieux ou éner →
gique , il veut qu'on le soit où il ne l'est pas , qu'on
le soit plus que lui partout où il est possible de le
surpasser , et qu'ainsi l'égalité se trouve rétablie. Enfin,
comme l'a dit M. Delille qui a le premier rédigé en
systême ce mode de traduction et en a fait l'applica
tion la plus heureuse dans les Géorgiques : « Quiconque
se charge de traduire , contracte une dette ; il faut ,
pour l'acquitter , qu'il paye, non avec la même monaie
, mais la même somme. » Ce systême a de grands
dangers : il veut tout un poëte , et s'il en est qui , pouvant
se signaler par des compositions originales , veu→
lent bien employer leur talent à importer dans notre
langue les richesses d'une autre , n'y a -t-il pas à craindre
que s'abandonnant à leur génie , sacrifiant à leur
goût et abusant de leur facilité , ils ne travestissent ingénieusement
un auteur , au lieu de le traduire , que
laissant au vulgaire des traducteurs ce respect religieux
qu'il faut prouver par trop d'efforts , ils ne retranchent
ou n'ajoutent , ne resserrent ou n'amplifient , moins sui→
vant le besoin que selon leur caprice ou leur commodité
, et qu'enfin ils ne considèrent leur modèle que com
me un canevas , où, pourvu qu'ils suivent à peu près
le dessin des figures , il leur est permis de broder avec
des couleurs de leur choix et d'ajuster des ornemens
de leur goût ? Si par hazard ce modèle est Virgile ,
Virgile dont les sentimens si vrais , les pensées › si naturelles
, les images si justes , sont toujours rendus dans
la forme et dans a mesure qui leur convient , le plus
fameux poëte , en le traduisant ainsi , aura-t-il fait autre
chose que de dépenser beaucoup d'esprit et de ta
lent pour défigurer un chef- d'oeuvre ?
414 MERCURE DE FRANCE ,
M. Becquey a pris une route tout opposée ; et il est
véritablement le premier qui l'ait ouverte . Comparée à
la sienne , la plus fidelle des traductions passerait pour
une imitation libre. Il semble n'avoir pas cru qu'une
idée , une tournure , une expression de Virgile pût être
remplacée par une autre ; à plus forte raison , s'estil
bien interdit d'en retrancher aucune ; mais ce qu'il
aurait regardé comme le comble de l'audace et du sacrilége,
c'eût été d'en ajouter une seule. Enfin il a vouļu ,
comme il le dit dans sa préface , réproduire Virgile
en vers avec autant d'exactitude que le pourraient faire
les traducteurs en prose les plus fidèles. A cet égard
il a complétement réussi ; mais cette exactitude souvent
littérale est- elle une véritable fidélité ? La pensée dé
Virgile est rendue , sa forme , son attitude et , pour
ainsi dire , sa dimension ont été conservées ; mais la
poësie dont elle est pénétrée et revêtue , a -t-elle passé
dans les vers du traducteur ? Le mot français qui correspond
le plus exactement avec le mot latin , n'a pas
toujours son énergie , son extension , sa noblesse ou son
élégance : un équivalent ou une périphrase n'auraientils
pas été quelquefois préférables ? Enfin, le traducteur,
avec toute son exactitude , a - t-il réellement traduit
tout Virgile , c'est - à -dire , la force , l'éclat , la grâce,
le charme et l'harmonie de ces vers immortels qui enchantent
l'imagination , l'ame , l'esprit et l'oreille ? M.
Becquey pourrait répondre à toutes ces questions , qu'on
est bien exigeant envers lui , qu'il n'a point prétendu à
tant de perfection hi de gloire , et que sans vouloir
condamner, ni vaincre ceux qui ont adopté d'autres
systêmes , il n'aspire qu'à l'honneur de n'avoir pas entiérement
échoué dans celui dont il est le créateur .
Mais qu'il y prenne garde , les novateurs sont suspects et
presque toujours jugés aveő rigueur : sur-tout lorsqu'un
peu de faveur publique s'attache à leurs essais . Quicongue/
faib autrement que les autres , prend l'engagement
de faire mieux . Je le préviens donc que je vais
examiner son ouveage avec sévérité , ne fùi-ce que
pour fixer , de manière ou d'autre les dontes de ceux
qui ne conçoivent pas qu'on puisse traduire Virgile en
vers avec l'exactitude de la prose et l'élégance de la
AOUT 1808. 415
poësie. Si cet examen me conduisait à prouver que
la fidélité de M. Becquey est quelquefois prosaique ou
forcée , il faudrait nécessairement que ce fût la faute
de son système ou la sienne : alors ce serait à lui de
décider la question , soit en apportant quelque mo
dification à sa méthode , soit en conciliant plus heu
reusement ses principes et ses obligations.
Je vais commencer par quelques observations de détail
. Ce qui choque le plus dans l'ouvrage de M. Becquey
, ce sont les inversions forcées et insolites . En
Voici quelques exemples :
Mais d'un luxe royal s'embellit le palais.
Certes , dans un moment pour elle si prospère ,
Ne s'endormira point sa jalouse colère.
Cupidon obéit ; ses aîles il dépose , etc. P D
Ces vers et quelques autres du même genre peuvent
être facilement changés . Plusieurs renterment des impropriétés
de termes qu'il est également bon de faire
disparaître. Enée dit :
Réveillé , du palais j'atteins bientôt la voûte.
Voûte dénature le sens du vers ; falte était le mot nécessaire.
On ne dit pas bien non plus la chair que
l'on sépare , pour la chair que l'on divise , que l'on
partage. Deux fois le traducteur rend pulcherrima Dido,
par la superbe Didon : superbe ne s'emploie que familiérement
dans le sens de très-beau ; dans le style
noble , il est l'équivalent de fier. Je doute que fumeux
breuvage rende bien spumantem pateram. Nen déplaise
à quelques poëtes modernes , fumeux n'est pas
la même chose que fumant ou écumant ; il ne se dit
que d'un vin qui envoie des fumées à la tête ; comme
dans ce vers de Boileau : D'un auvergnat fumeux , etc.
Je crois qu'on n'approuvera pas davantage l'expression
ranger les monts cérauniens , qui appartient à la marine
et nullement à la poësie. Le portrait de Polyphème,
d'ailleurs fort beau , est terminé par ce vers où l'image
est renversée aux dépens de la justesse et de l'effet
Et son flanc élevé touche à peine les ondes . :
416 MERCURE DE FRANCE ,
L'idée de toucher à peine , entraîne l'idée d'efforts
faits pour atteindre. Polyphême est dans l'eau.
Ce ne sont point ses flancs qui cherchent à toucher
lés flots : ils le pourraient sans peine , pour peu que
le cyclope fléchît les genoux ; ce sont les flots qui ,
pour ainsi dire , tâchent de s'élever jusqu'à ses flancs
et qui ne peuvent y parvenir. Necdum fluctus latera
ardua tinxit. Aux cris de Polyphême , tous ses effroyables
frères accourent sur le rivage , et y forment une
réunion , un groupe que Virgile appelle concilium
horrendum , horrible assemblée. M. Becquey traduit :
Conseil horrible ! C'est un contre-sens manifeste. Concilium
ne signifie point là une réunion de gens convoqués
pour délibérer , ce que nous appelons un
conseil ; il est employé dans son acception pure et simple
d'assemblée. C'est le seul exemple que j'aie remarqué
d'un latinisme aussi malheureux , et il y avait à craindre
qu'il ne s'en trouvât beaucoup dans une traduction
souvent fidèle jusqu'à la littéralité . Les règles de notre
langue n'y sont pas moins respectées que son caractère.
Je blâmerai seulement l'auteur d'avoir dit : Táche à
rompre des noeuds , et tache à déraciner. Il y a également
peu de chose à redire à la versification qui , aux
inversions près , dont j'ai déjà parlé , est généralement
bien travaillée et satisfaisante pour l'oreille . J'avoue
toutefois que je n'aime point ce vers :
"
1
Majestueusement domine sur sa cour.
Laharpe se moque , avec raison , des hémistiches-adverbes
ou adverbes-hémistiches dont Roucher a rempli
son poëme des Mois ; mais Roucher allait bien plus loin
que M. Becquey ; car , pour plus d'effet , il plaçait ces
interminables adverbes , non pas au commencement ,
mais à la fin du vers ; ainsi il a dit :
Ce grand roi s'avançait majestueusement.
On fait grand bruit des plagiats , sur- tout les auteurs
volés ou qui prétendent l'être. Voltaire lisait , je ne sais
plus quel ouvrage devant Racine fils : Celui- ci qui entendit,
passer un de ses vers , se plaignit du vol à plusieurs
reprises la lecture en était interrompue. Voisenon
dit à Voltaire : Eh ! mon Dieu, rendez-lui son vers ,
1
qu'il
AOUT 1808 . 417
SEINE
LA
qu'il s'en aille et nous laisse tranquilles. On en pour
rait souvent dire autant de ces gens qui revendiquent
sans cesse des vers dans les ouvrages d'autrui : ils
sont pas si fâchés qu'ils en ont l'air , et c'est presque une
bonne fortune pour eux que d'être volés. Au restes
véritables plagiats , plus rares qu'on ne dit en fait de
poëmes originaux , le sont encore bien davantage fors
qu'il s'agit de traductions. Une même idée à rendre a cen
même tournure à suivre , souvent les mêmes mots
employer , tout cela amène nécessairement d'assez fréquentes
rencontres dans le cours d'un long poëme.
Ainsi ces vers de M. Becquey qui se trouvent aussi dans
la traduction de M. Delille :
De l'autre ( main ) , du palais ils saisissent le faite.
Plus grande que jamais ne la virent mes yeux.
Et même cet autre vers qui appartient également
M. Gaston : >
vers qui appartient également à
Je redoute les Grecs jusque dans leurs présens.
Ces vers , dis -je , ont été , ou du moins ont pu être
répétés fortuitement par le nouveau traducteur . Mais
en voici deux qui paraissent avoir été empruntés , à
moins d'un hazard auquel on croira difficilement ; il
s'agit de Vénus :
Sa robe mollement jusqu'à ses pieds s'abaisse ,
Elle marche , et son port révèle une déesse.
Ces deux vers , à quelque changement
près dans le
premier qui n'est pas le plus remarquable
, ont paru
d'abord dans la traduction de M. Gaston. On les a lus
ensuite dans celle de M. Delille , qui , s'il ne fallait s'en
rapporter
qu'à l'époque de la publication
, les aurait
pris à M. Gaston. M. Becquey les prend à son tour , et
mon avis est qu'il a bien fait de ce moment , ils appartiennent
éternellement
à quiconque
traduira Virgile.
C'est une preuve de bon esprit plutôt que d'impuissance
, de s'en être servi , et c'est de plus un hommage
à celui qui a rendu le premier d'une manière désespé
rante pour ses rivaux , le Et vera incessu patuit dea.
Je passe à quelques observations un peu plus impor
tantes. Il m'a semblé qu'en plusieurs endroits , le sega
Da
418 MERCURE DE FRANCE ,
de Virgile était faussement ou incomplétement rendu
par M. Becquey, Sinon est arrêté par les Troyens , on
P'interroge sur l'objet de sa démarche , sur son pays
son état ; on veut savoir enfin quelle confiance on peut
prendre en lui : Quae sit fiducia capto. M. Becquey
traduit ainsi ce dernier hémistiche :
Et , pour croire un captif, quels seront nos garans ,
Capto n'est ici qu'une manière de désigner Sinon , et la
situation où il se trouve. Ce n'est pas parce qu'il est
captif qu'il inspire plus de défiance , et qu'on exige de
lui des éclaircissemens plus satisfaisans ; c'est parce qu'on
s'est défié de lui qu'on l'a arrêté , et maintenant on veut
qu'il s'explique. Pour être captif , il n'aura ni plus ni
moins de peine à se faire croire. L'envie de tout exprimer
a trompé ici le traducteur.
L'exactitude a donc ses écueils , même pour le sens.
En voici peut-être un autre exemple ; M. Becquey termine
de cette manière le récit de la mort de Laocoon :
Les horribles dragons , d'une fuite rapide ,
Cherchent l'abri sacré de l'immortelle égide .
Virgile dit effugiunt , ils s'enfuient ; et le traducteur
ajoute encore à sa pensée en mettant fuite rapide. J'oserais
croire qu'en latin effugere ne comporte pas nécessairement
l'idée de précipitation ; d'ailleurs lemotlapsu ,
en glissant , modifie un peu l'expression . C'est ainsi du
moins que quelques modernes l'ont entendu . Malfilâtre
qui a fort heureusement imité le beau récit de Virgile
, dit :
Alors les énormes reptiles
Tranquillement rentrent dans leurs asyles.
Et , après Malfilâtre , M. Delille , obligé à plus de fidélité
comme traducteur , dit que l'un et l'autre reptile
de la déesse , et sous son bouclier ,
Aux pieds
D'un air tranquille
et fier va se réfugier
.
J'avoue que cette retraite tranquille me paraît beaucoup
mieux convenir qu'une fuite rapide , à deux
serpens qui servent le courroux d'une divinité , et que
doit rassurer sur leur salut la terreur profonde qu'ils
inspirent,
AOUT 1808. 419
Les Troyens ayant fait entrer le cheval de bois dans
leurs murs , se livrent aux transports de la joie ces
malheureux dont ce doit être le dernier jour , se port
tent en foule aux temples de leurs Dieux , et les ornent
de feuillages comme aux jours de fête.
Nos delubra Deum miseri , quibus ultimus esset
Ille dies , festa velamus fronde per urbem.
Nous , qu'éclairait le jour pour la dernière fois ,
Malheureux , à l'autel enrichi de guirlandes ,
En foule nous portons de pieuses offrandes .
Je ne seus point dans cette traduction cet air de fête
qui respire dans l'original , et qui contraste d'une ma→
nière si terrible et si touchante avec les malheurs qui
vont fondre sur Troye. A l'autel ne rend point delubra
·Deúm , per urbem : tous les temples de la ville ; festá
fronde dit bien autre chose que guirlandes et pieuses
offrandes.
Troye est à feu et à sang : ses rues sont couvertes
de cadavres : Plurimaque per vias sternuntur inertia
passim corpora ,
Tout est jonché des morts qu'a moissonnés la guerrė .
dit M. Becquey. Guerre suppose résistance : ici il n'y en
a point ; ce sont des malheureux surpris sans défense
au milieu de leur sommeil et égorgés par milliers . Le
mot guerre affaiblit nécessairement l'horreur de ce
tableau.
Une magicienne à qui Didon a demandé un philtre ,
pour tromper sa soeur sur le dessein qu'elle a de se
donner la mort , rassemble tous les ingrédiens qui doivent
entrer dans la composition de ce breuvage au
nombre est cette caroncule qui se trouve sur le front
des poulains naissans , et qu'on leur enlevait , de peur
que la mère ne la dévorât , et ne voulût plus ensuite
souffrir ni nourrir son petit.
Quæritur et nascentis equi de fronte revulsus
Et matri præereptus amor.
C'est ce que M. Becquey exprime par ces trois vers :
Enfin mêle à ces sucs le philtre qu'on enlève
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
"
Sur le front du coursier dès qu'il a vu le jour ;
Perte qui lui ravit le maternel amour .
Je n'examine point ces vers sous le rapport de la construction
ni de l'élégance , mais seulement sous le rapport
du sens . Ils sont tout à fait en contradiction avec le
préjugé populaire que Virgile a consacré. Si on enlevait
cette excroissance de chair aux poulains pour que leur
mère les aimât , en la leur enlevant , on ne leur ravissait
point le maternel amour.
Mais toutes ces remarques et quelques autres encore
que je pourrais faire dans le même genre , ne sont nullement
caractéristiques. Toute autre traduction que
celle de M. Becquey en fournirait de semblables , et en
beaucoup plus grand nombre peut-être. Il est tems de
faire connaître cet ouvrage par ce qui le distingue
véritablement , et il n'y a pour cela d'autre moyen que
d'en citer quelques passages d'une certaine étendue. Je
prends la tempête du premier livre.
S
Comme il parlait , l'Eurus que l'Aquilon seconde ,
Frappe de front la voile , aux cieux élève l'onde :
La rame alors se brise , et la nef du héros
Tourne , et livre le flanc à la fureur des eaux.
L'onde en monts soulevée , ou creusée en abîmes ,
Tient les uns suspendus sur ses liquides cimes
Aux autres laisse voir , entre les flots ouverts ,
L'arène et le limon bouillonnant sous les mers.
Le terrible Notus , de son souffle rapide ,
Emporte trois vaisseaux sur un écueil perfide ,
Qui s'étend au niveau de l'azur écumeux ,
Et , sous le nom d'Autel , dès long-tems est fameux.
Tout à coup par l'Eurus ( spectacle déplorable ! )
Trois autres sont jetés sur un long banc de sable ,
Dont le rempart mouvant se replie autour d'eux .
Aux yeux du chef troyen , tombant comme des cieux ,
Sur la nef où d'Oronte est la fidèle troupe ,
Une montagne humide ensevelit sa poupe ;
Loin du timon , soudain , le pilote emporté ,
Dans la profonde mer roule précipité ;
Trois fois enveloppant le vaisseau qui tournoie
Le flot se creuse en gouffre et dévore sa proie .
On voit , au gré des eaux , flottant de toutes parts ,
Des trésors , des débris confusément épars ,
AOUT 1808. 421
Et quelques bras luttant sur cet abîme immense.
Du vaisseau d'Aléthès , vieillard plein de vaillance
De ceux où commandaient Ilionée , Abas ,
Et l'intrépide Achate et le prudent Gyas ,
Avec soin la carène en vain fut affermie ;
Ils sont vaincus , leur flanc reçoit l'onde ennemie.
Ce morceau a trente vers ; il en a vingt-deux dans Virgile
: le caractère des deux langues et des deux versifications
ne permet pas une moindre différence. Toutes
les idées , toutes les expressions sont rendues , le texte
en fait foi ; et , pour le dire en passant , M. Becquey a ,
de toute manière , fort bien fait de le placer en face
de sa traduction : s'il - sert quelquefois d'excuse à des
hardiesses qu'on serait tenté de trouver trop fortes ou
à des détails qui pourraient sembler peu dignes de la
poësie , plus souvent il fait éclater l'heureuse fidélité
de ces passages où le français , comme un voile transparent
laisse apercevoir , sans altération , toutes les
formes , toutes les couleurs de l'original. J'ose donc
inviter nos lecteurs , pour leur propre plaisir , à comparer
avec le texte , tout ce que je leur ferai connaître
de la traduction de M. Becquey. Qu'ils soumettent à
cette épreuve le morceau de la tempête , et ils conviendront
sans doute que les huit premiers vers sont à la fois
frappans d'exactitude et brillans de poësie. Le traducteur
ne s'est pas tiré aussi heureusement de ce détail géographique
par lequel Virgile nous apprend que les rochers
à fleur d'eau sur lesquels trois des vaisseaux d'Enée
furent poussés par le Notus , étaient appelés du nom
d'Autels par les peuples d'Italie ; il a négligé , je ne sais
pourquoi , cette belle apposition qui en orne la simpli
cité : Dorsum immane mari summo. Mais il s'est promptement
relevé , et l'aggere cingit arena , me paraît parfaitement
rendu par ce vers :
.
Dont le rempart mouvant se replie autour d'eux .
On aura pu remarquer comme une expression repréhensible
celle du vers suivant , tombant comme des cieux,
appliquée à cette énorme montagne d'eau qui fond sur
le vaisseau d'Oronte : elle manque de noblesse ; elle
rappelle trop cette locution, proverbiale : tomber du
422 MERCURE DE FRANCE ,
ciel , tomber.des nues ; mais ce défaut réel est bien racheté
par les deux ver's qui terminent la période :
Trois fois enveloppant le vaisseau qui tournoie ,
Le flot se creuse' en gouffre et dévore sa proie .
Soyons justes , les vers de Virgile ne sont pas supérieurs
à ceux -ci .
Ast illam ter fluctus ibidem
- Torquetragens circùm et rapidus vorat æquore vortex.
Lefot
flot se creuse en gouffre n'est pas dans le latin , et
serait digne d'y être ajouté. Le reste de la description
est traité avec beaucoup de soin et de talent. La poesie
fatine , plus hardie que la nôtre dans ses métaphores ,
avait représenté les vaisseaux et les vagues dans un état
de véritable hostilité ; celles- ci sont ennemies , ceux - là
sont vaincus : Vicit hiems ..... Accipiunt inimicum imbrem
. Le traducteur , fortement appuyé sur Virgile , a
fait une heurense violence à la timidité de notre langue
poëtique , et il a dit des vaisseaux ' :
06
Ils sont vaincus , leur flanc reçoit l'onde ennemie.
- [ 09 $ 4
On a pu juger la manière de M. Becquey dans la
partie descriptive du poëme on va voir ce qu'elle est
dans la partie, dramatique. Je choisis le fameux discours
de Vidon à Enée : Nec tibi Diva parens , etc.
"Non , tu n'es point le sang des Dieux ni des héros .
Au milieu des frimas , le Caucase sauvage ,
De ses plus durs rochers te forma dans sa rage ;
Et par une tigresse , en naissant , adopté ,is
Barbare ! tu suças toute sa cruauté. « «
A quoi bon , après tout , m'abaisserais -je à feindre ?
Et quels affronts plus grands aurais - je encore à craindre ?
Mes pleurs l'ont- ils touché ? Lai-je vu s'attendru ?
Ai-je pu de son coeur arracher un soupir ?
Donne-t- il une larme à sa plaintive amante ?
Essuya -t-on jamais injure plus sanglante ?
Et l'auguste Junon le peut voir sans horreur and
Et du maître des Dieux dort le foudre vengeur !
Sur quelle foi compter ? Triste rebut de l'onde ,
I apporte en ces lieux sa misère profonde9
Je l'accueille ; arrachant ses Troyens à la' mort ,
Je sauve ses vaisseaux échoués sur ce bord ;
Insensée avec lui je partage mon trême.
k
: ། ་ ། 8
ᎪᎾᏌᎢ 1808;
423
Et voilà ( tout mon sang dans mes veines bouillonne-) !
Et voilà qu'Apollon , voilà que les destins
Lui prescrivent de fuir aux rivages latins !
Que le grand Jupiter , lui dictant le parjure ,
Pour ce lâche départ a député Mercure 4
Comme si de tels soins pouvaient toucher les Dieux !
Je pe te retiens plus : pars , va , loin de ces lieux ,
A la merci des vents , chercher ton Ausonie .
Ah ! si la trahison par les Dieux est punie ,
Brisé contre un écueil , tout sanglant , et cent fois
Nonmmant en vain Didon d'une mourante voix ,
Traître , tu subiras les vengeances célestes.
Absent , je te suivrai par des clartés funestes ;
Et quand me couvrirent les ombres du trépas,
Partout , spectre effiavant , j'assiégerai tes pas.
Oui , tu seras puni : je le saurai , barbare ,
KOL apes thr
Le bruit m'en parviendra jusqu'au fond du Ténare .
J'en appelle encore un fois au texte : il a vingt-quatre
vers , et le français en a trente- quatre. Le plus célèbre
devancier de M. Becquey en a cinquante- six , c'est-àdire
deux fois et au-delà plus que Virgile . On ne juge
point d'une traduction , je le sais , par une règle d'arithmélique
, et il serait triste d'avoir à en compter les
vers pour lui trouver quelque mérite . Mais la précision
qui n'étrangle point les idées de l'original , qui n'appauvrit
point la richesse de son expression , qui ne substitue
point la dureté , la sécheresse et la roideur , à la
douceur , à la mollesse et à l'élégante facilité du style ,
cette précision est un avantage incontestable ,, et c'est
celle-là qui brille dans le morceau que je viens de citer.
Il serait facile d'y faire apercevoir quelques légères imperfections
de détail ; mais l'ensemble en est beau , et
produit tout son effet. Les mouvemens du style et la
coupe des vers , fidèlement
sur le texte , sont
reproduits avec une liberté tout à fait originale . Je n'en
veux que ces vers pour preuve :
Triste rebut de l'onde ,
Il apporte en ces lieux sa uisère profonde ;
Je l'accueille , etc.
Comparez ce passage avec le latin .
Ejectum littore , egentem
Excepi , et regni demens in parte locavi ;
424 MERCURE DE FRANCE ,
Amissam classem , socios à morte reduxi.`
Heu ! furiis incensa feror ! Nunc augur Apollo ,
Nunc Lycia sortes , nunc et Jove , etc.
Vous retrouverez tout Virgile dans son traducteur : l'épigraphe
de beaucoup d'autres pourrait être : Quantùm
mutatus ab illo ! M. Becquey mérite souvent qu'on lui ·
applique ce vers de son modèle :
Sic oculos , sic ille manus , sic oraferebat.
J'avais noté beaucoup d'autres passages , également propres
, je crois , à faire partager à nos lecteurs la haute
estime que j'ai pour le talent de M. Becquey ; mais il
faut se borner : la fin de cet article sera la fin même
de l'ouvrage , c'est-à- dire , les derniers vers du IV livre.
La puissante Junon , sensible aux longues peines
De cette ame luttant sous le poids de ses chaînes ,
Pour finir ses tourmens et délier ses noeuds ,
Près d'elle envoie Iris de la voûte des cieux .
Comme, au livre du sort , sa fin n'est point tracée ,
Que , par le désespoir l'heure en fut avancée ,
Le cheveu qu'attendait le monarque infernal ,
N'est pas encor tombé sous le ciseau fatal.
Brillante de rosée , et les ailes empreintes
D'or , de pourpre et d'azur , et de ces riches teintes
Que du soleil lointain lui prêtent les rayons ,
Iris franchit des airs les vastes régions ,
Et sur Didon s'arrête : « Au Dieu du noir rivage ,
Du tribut qu'il attend je dois porter l'hommage ,
Dit-elle , et t'affranchir des liens de ton corps.
Saisissant le cheveu , sa main le coupe. Alors
La chaleur se dissipe , et , soudain exhalée ,
L'ame au souffle des vents , dans les airs s'est mêlée.
Pour louer dignement ces trois derniers vers où s'unissent
tant de fidélité , d'élégance et de charme , je ne
connais qu'un moyen , c'est de citer Virgile :
Sic ait , et dextrá crinem secat : omnis et unà
Dilapsus calor , atque in ventos vita recessit.
AUGER .
AOUT 1808, 425
HISTOIRE DE FRANCE , commencée par VELLY , continuée
par VILLARET , et ensuite par GARNIER , jusqu'au milieu
du seizième siècle , seconde partie ; depuis la naissance
de Henri IV jusqu'à la mort de Louis XVI ; par ANTOINE
FANTIN DÉSODOARDS ; dynastie capétienne , branche des
Valois. Trois volumes in-8° , A Paris , chez l'auteur ,
cul-de-sac Sainte-Marine , en la Cité , n° 4 , et chez
Fantin , libraire , quai des Grands-Augustins , nº 55. —
1808.
--
AVANT que M. Désodoards eût entrepris d'écrire l'histoire
de France depuis les premières années du règne de
Henri II , jusqu'à la fin du dernier siècle , trois auteurs
avaient commencé et continué successivement l'histoire de
nos premiers monarques jusqu'au milieu du seizième siècle .
Le premier ( Velly ) concis dans ses idées , précis dans son
style , avait en général puisé dans les bonnes sources , et
quoiqu'il eût été jésuite , n'était pas trop imbu des opinions
ultramontaines . On ne pouvait guères lui reprocher, que
de nous avoir donné un roman pour une histoire , lorsqu'il
nous avait retracé les règnes des quatre prétendus prédéces→
seurs de Clovis. Avant lui le Président Hénaut avait prouvé
jusqu'à l'évidence que l'existence de Pharamond , de Clodion
, de Mérovée , de Chilpéric , n'était rien moins que
certaine ; et Velly aurait dû adopter cette opinion , qui est
actuellement celle de tous les bons esprits . Villaret qui succéda
à Velly , lui est bien inférieur , sur-tout pour le style
qui est lâche , diffus , souvent ampoulé , et quelquefois bas
et trivial . Garnier , qui le remplaça , et qui valait mieux
que lui , n'est pourtant pas exempt d'une sorte d'emphase.
Il est un peu rhéteur , ce qu'un historien ne doit jamais
être , et il vise trop à accumuler volume sur volume. On
sera peut- être surpris que nous n'ayons nommé ni Mézeray ,
ni le Père Daniel , parmi les auteurs qui ont écrit l'histoire
de France en voici la raison ; c'est que leurs ouvrages ,
426 MERCURE DE FRANCE ,
quelque recommandables qu'ils puissent être d'ailleurs , celui
de Mézeray sur-tout qui se distingue par son austère hardiesse
, n'offrent point un corps complet d'histoire comme
celui que M. Désodoards continue ; et que ', dans Daniel,
les petites actions et les petites paroles du Père Cotton et du
Pere Joseph , confesseurs de Henri IV et de Louis XIII , y
tiennent beaucoup plus de place que Ics hauts faits et les
dits mémorables du premier de ces deux rois . Parmi les
écrivains qui , sans faire un corps complet d'histoire de
France , se sont bornés à discuter quelque point important
de cette histoire , on doit citer avec honneur M. Gaillard ,
qui a très-bien démêlé et expliqué l'origine et les causes de
la rivalité de la France et de l'Angleterre . Mais revenons
à M. Désodoards. L'époque , dont , pour le moment , il nous
donne l'histoire , c'est-à -dire les règnes de Henri H de
François II , de Charles IX , de Henri et de Henri IV
sont féconds en grands crimes , et en grandes vertus, On
aime à voir les derniers efforts de cette antique chevalerie ,
qui reproduisant jusques sous Henri II les fêtes et les tournois
, dont nos aïeux avaient été si fort idolatres , inspiraient
à un grand monarque l'envie de rompre une lance avec un
de ses sujets , le comte de Montgommery : et on regrette
fue ce trait de bravoure lui ait coûté la vie. On voit avee
horreur une reine , voluptueuse à la fois et superstitieuse ,
s'essayer , par la courte tutelle qu'elle exerça sur le faible
François II son fils , à cette tutelle plus longue et plusidé
sastreuse dont elle prolongea les atrocités jusques sous
Charles IX et sous Henri III. On est quelquefois consolé
des forfaits que firent commettre , à ces époques malheureusement
trop fameuses , le fanatisme et l'ambition , par
des actions héroïques et des traits de vertu qui feraient honneur
aux plus beaux,tems. Al'astucieuse ambition des deux
ducs de Guise et des deux cardinaux de Lorraine , et au
fanatisme également funeste des Catholiques et des Protestans
, on aime à opposer le grand caractère de l'amiral de
Coligny , de Pibrac , du Président de Thou , d'Achille de
Harlay, surtout de cet immortel chancelier de l'Hôpital
·
AOUT 1808. 427
20
qui fut près d'être enveloppé dans le massacre de la Saint-
Barthelemy . et qui , en parlant de cet attentat impolitique ,
dont il voulait effacer l'époque des fastes de la France
disait avec Silius Italicus ,
܂
Excidat illa dies avo , nec postera " credant
Sæcula.
?
Et lorsqu'à tant d'attentats , de fautes et d'imprudences , on
voit enfin , dans la personne de Henri IV, succéder la vertu ,
du moins celle des grands rois , la bravoure , la clémence ,
la générosité ; lorsqu'on espère que la France va respirer ';
on se trouve replongé dans le désespoir , par l'assassinat et
la mort de ce grand prince , dont l'heureuse influence allait
changer les destinées de l'Europe . Certes une pareille époque
est digne des pinceaux de l'histoire . Mais si dans les
tableaux que M. Désodoards reproduit sous nos yeux , on
remarque le talent de composition , et une heureuse disposition
du sujet , malheureusement la couleur lui manque ,
ou celle qu'il emploie , n'est adaptée ni aux faits qu'il nous
retrace , ni aux personnages qu'il fait agir. Son style n'a
presque jamais la noble simplicité de l'histoire . Voyez si
cette simplicité se retrouve dans ce portrait de Catherine de
Médicis . « Catherine fut conduite en France sur une galère
» dorée . On lisait sur des banderoles de pourpre , cette
» devise convenable à la descendante du restaurateur des
» arts et des sciences en Europe : J'apporte la lumière et la
✩ sérénité . La beauté de Catherine prêtait un nouvel éclat
» aux fêtes données à l'occasion de son mariage . On la
» comparait à la blonde Vénus sortant de l'onde. Son air
» tantôt majestueux , tantôt caressant , attirait tous les re-
» gards , tous les hommages. Avec un goût exquis , elle in-
» ventait chaque jour une parure nouvelle. Son sein obéissait
» sans effort au corps de baleine qui le pressait et qui en
» dessinait les contours . Les femmes de la cour , voulant
» imiter son exemple , amincirent leur taille aux dépens de
» leur estomac. De nouvelles modes s'introduisirent pour
3
3
$
les robes et pour la coiffure Catherine embellissait tous
» les ajustemens . Le dauphin , son époux , et la cour entière
428 MERCURE DE FRANCE ,
.....
A
» en étaient idolâtres. Elle chantait agréablement , elle
» figurait dans les ballets avec avantage : on l'eût prise pour
» Diane dans les forêts , pour Euterpe dans un concert ,
» pour Therpsycore dans un bal. Plusieurs his-
>> toriens l'accusent d'avoir formé une réunion des plus
» belles femmes de la cour , qu'elle appelait son troupeau.
» Les historiens se sont trompés . Catherine conserva seule-
>> ment ce charmant troupeau dont François Ier avait été
» l'heureux berger. » Il faut avouer que ce style n'est celui
ni de l'austère Mézeray , ni du sage de Thou. N'est-il pas
un peu étrange de voir Catherine de Médicis transformée en
bergère du Lignon ? Quelle bergère que celle qui ordonna
la Saint- Barthelemy ! Ce n'est pas que M. Désodoards dissimule
ses crimes , disons mieux , ses atrocités : malgré la
peinture plus que mignarde qu'il nous fait de ses charmes
et de ses grâces , il retrace ses forfaits politiques en bon
français , c'est-à-dire , de manière à en inspirer et à en
perpétuer l'horreur . Mais nous nous étonnerons qu'il s'efforce
d'atténuer les soupçons qui poursuivent la mémoire de Marie
de Médicis et du duc d'Epernon , au sujet de l'assassinat de
Henri IV. Sans doute il n'existe aucune preuve matérielle
qu'ils en aient été ou les complices ou les instigateurs : mais
les présomptions contre tous les deux sont nombreuses et
fortes. Le duc d'Epernon est accusé d'une manière formelle
par Sainte-Foix , écrivain judicieux et véridique : et quant à
Marie de Médicis , n'y eût-il contre elle que la peinture que
nous fait Sully de la joie qui régnait dans les petits appartemens
du Louvre au moment des obsèques de Henri , et
çes terribles mots du président Hénaut : « Marie de Médi-
» cis , princesse dont la fin fut digne de pitié , et qui ne fut
» peut-être pas assez surprise , ni assez affligée de la mort
> funeste d'un de nos plus grands rois , en ajoutant dans un
» autre endroit , surprise , on m'entend. » N'y eût-il contre
cette reine que ces présomptions qui nous paraissent acca→
blantes , nous croyons que c'en était assez pour qu'un historien
, qui doit être impartial , les discutât , au lieu de trancher
sans examen. M. Désodoards aurait mieux fait d'entrer
AUOT 1808. 429
franchement dans cette discussion , que d'exagérer quelques
légers torts de Henri La postérité , qui ne se rappelle
que ce qui est grand , en consacrant sa mémoire , en a déjà
perdu le souvenir.
M.
SPECTACLES .
VARIÉTÉS .
Théâtre Impérial de l'Opéra-Comique.
Un tuteur , deux pupilles , deux amans , et un valet niais ,
tels sont les personnages qui composent le nouvel opéra.
Le tuteur voudrait unir Julie à Verseuil , jeune officier
mais il ignore que depuis huit jours Julie est engagée à
d'Orville par un hymen secret. Qui pourrait savoir mauvais
gré à ce bon tuteur de n'être pas mieux instruit , et de
vouloir marier une femme qui l'est déjà ? on sait qu'à l'Opéra-
Comique les pères et les tuteurs ne sont au courant de ce
qui se passe chez eux et sous leurs yeux , que lorsqu'au dénouement
les deux amans ont besoin d'un consentement
qu'ils se gardent jamais de refuser.
Julie introduit son mari chez elle au moyen d'une échelle
de soie ; un jour en sortant de chez sa femme , d'Orville
rencontre son ami Verseuil qui va rendre visite au tuteur ;
reconnaissance , explication ; Verseuil confie à d'Orville qu'il
vient pour épouser Julie : il lui propose de le présenter au
tuteur ; d'Orville y consent ; ces deux amis arrivent , et comme
ilparait que ce château n'est pas fort étendu , on les introduit
dans la chambre à coucher de Julie : cela s'appelle
recevoir son monde sans cérémonie . D'Orville assure Verseuil
qu'il ne plaira pas à Julie ; celui- ci , pour le convaincre
du contraire , lui propose de se cacher pour écouter l'entretien
qu'il doit avoir avec elle . Julie voudrait que Verseuil
épousât sa soeur cadette , elle le reçoit donc très-bien ,
ce qui redouble la jalousie de d'Orville .
A minuit , Julie s'apprête à recevoir son mari ; quoique
seule , elle raconte tout haut la manière dont se font leurs
entrevues: Thomas , le valet niais qui a entendu le monologue
, court en instruire la soeur de Julie , et Verseuil à
qui il persuade que ce rendez-vous est pour lui ; la petite
soeur assez curieuse , se cache dans la chambre de Julie ,
apparemment pour apprendre comment les choses se
passent en pareil cas ; Thomas se cache aussi sous une
table ; d'Orville arrive , mais à peine a-t-il escaladé la fe430
MERCURE DE FRANCE,
nêtre , que l'on entend frapper à la jalousie , c'est Verseuil
qui vient aux rendez-vous ; d'Orville se caché également
Verseuil expose le motif de sa visite : un nouveau bruit le
force lui-même à se cacher , c'est le tuteur qui monte à son
tour par l'échelle de soie , et comme il y a assez long-tems
que l'on abuse de la patience du public , et que tous ces
personnages se trouvent réunis , le tuteur procède au denouement
en découvrant , les unes après les autres toutes
les cachettes . Julie continue son mariage avec d'Orville ,
Verseuil commence le sien avec la petite soeur , et le public
se retire assez mécontent d'être venu pour voir ce qu'il avait
déjà vu si souvent : 15200
Je ne veux pas relever toutes les invraisemblances
de cet
ouvrage ; je me contenterai de remarquer qu'il faut bien
peu connaître le monde pour supposer qu'un valet ose se
cacher la nuit dans la chambre à coucher de sa maîtresse
pour y épier ce qui s'y passe.
Les paroles sont de M. Planard ; la musique est de M. Gaveaux.
Les personnes qui ont un peu de mémoire musicale y
ont retrouvé quelques motifs connus , cependant on a justement
applaudi un fort joli duo entre Verseuil et la soeur :
les accompagnemens sont vifs , légers et harmonieux. B.
Voici la lettre écrite par S. A.. E. le prince Primat , à M. Jullien ,
sous-inspecteur aux revues , auteur de l'Essai sur l'emploi du tems ,
dont il a été rendu compte , dans le numéro du Mercure du 18 juin .
<< Monsieur , votre excellent ouvrage sur l'emploi du tems est un
» bienfait pour l'humanité ; je le fais traduire en allemand. Il sera
» l'objet des lectures journalières dans les Lycées de mon pays. Accablé
» d'un travail immense , il est rare et beau , comme vous le faites , de
>> trouver les momens d'exposer avec une élégance énergique des vérités
» si généralement utiles . »
Je suis avec les sentimens les plus distingués ,
Votre bien dévoué.
Aschaff. 9 juin 1808.
Signé , CHARLES , prince Primat.
L'Essai sur l'emploi du tems n'a pas été moins bien accueilli en
France par M. le grand-maître de l'Université impériale , qui a écrit à
l'auteur qu'il le regardait comme un présent utile fait à l'instruction et
à la jeunesse , et par M. le Conseiller - d'Etat , directeur - général dé
l'instruction publique , qui l'a adopté pour faire partie des livres desTUCAOUT
1808 . 451
tinés à composer les Bibliothèques des Lycées , et pour être douñé en
prix aux élèves (1 ) C
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR )
AFRIQUE. - Alger , le 18 Juillet . On vient d'apprendre
que les troupes de cette regence ont éte complétement bat
tues par celles de la regence de Tunis , et qu'en conséquence
de cette déroute , il a été ouvert sur-le-champ des négociations
de paix entre les deux puissances belligérantes .
Tout annonce qu'elle sera conclue incessamment . Les Algériens
sont très-mécontens de cette guerre . Djà le dey
est gardé à vue depuis plusieurs jours dans son palais . Le
peuple et les troupes ont voulu le forcer à faire la paix ; en
s'assurant de sa p rsonne .
1 .
Dans ces circonstances , les consuls étrangers ont ordonné
aux sujets de leurs puissances respectives de paraître en
public le moins possible , et il a été rigoureusement defendu
à ceux qui étaient à bord des vaisseaux , de descen- `
dre à terre.
- ETATS -UNIS D'AMÉRIQUE. New- Yorck , le 1er Juin.
M. Jefferson va quitter sa place de président. Le secrétaired'état
, M. Madisson , est sur les rangs pour la présidence ,
et M. Clinton pour la vice-présidence . Ils sont appuyés par
le parti démocratique contre M. Monroe et le général
Pinckney , qui doivent l'être à leur tour par les fédéralistes.
-
SERVIE. Belgrade , le 26 Juillet . - Le 23 de ce mois ,
Je commandant de la forteresse , M. Laden , recut la nouvelle
que les Turcs avaient cherché à enlever les redoutes
de Mélina. Pendant une journée entière , ils firent les plus
grands efforts pour s'emparer de cette position , mais ils
furent repoussés sur tous les points. On évalue leur perte å
300 hommes , et celle des Serviens à 100. On parle aussi
d'une affaire qui a eu lieu près de Nissa , et où les Turcs
ont obtenu un avantage signalé : un grand nombre de têtes
de révoltés ont été , dit-on , envoyées à Constantinople.
(1 ) L'Essai général d'éducation , du même auteur , dont l'Essai
sur l'emploi du tems , ou l'Art d'employer le tems , forme la seconde
partie , vient d'être mis en vente , chez M. Firmin Didot , rue Thionville
, nº 10. - In-4º , avec 22 tableaux analytiques du plan d'éducation
pratique. Prix , 13 fr . 50 cent .
452 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1808.
Ismaïl-Bey a reçu l'ordre de, se rendre à Andrinople . Depuis
ce dernier combat , la tranquillité paraît entiérement rétablie
des deux côtés .
Constantinople vient d'être le théâtre d'une nouvelle
révolution , et la Turquie a changé de maître . Mustapha-
Baraictar , pacha de Ruschuk, qui commandait les forces ottomanes
sur le Danube , est l'auteur de ce changement inattendu.
Déjà on savait qu'avec une partie de son armée , il
s'était rendu subitement à Andrinople auprès du grand-visir
avec lequel il était brouillé , et qu'il l'avait déterminé à marcher
avec lui vers Constantinople . On l'avait vu établir son
camp près des murs de cette place . Il disait qu'il n'était venu
que pour connaître son nouveau souverain et lui rendre hommage.
Mais déjà le commandant des forteresses du Bosphore
qui avait contribué à l'élévation du sultan Mustapha , avait
été assailli par des gens inconnus et mis à mort. Le janissaire
Aga avait été déposé, et remplacé par un homme sans caractère
; Mustapha-Baraictar avait déposé le muphti et les ulémas
de son parti : en cela il paraissait servir les intérêts du sultan
Mustapha , que ce muphti avait tenu jusqu'à présent dans sa
dépendance . Un nouveau muphti avait été nommé . Sultan-
Mustapha témoignait la plus grande confiance à Mustapha-
Baraictar. Mais le 28 Juillet , on vit ce pacha entrer dans
Constantinople à la tête de 8000 hommes , assembler le
muphti , les ulémas , les ministres , prononcer la déposition du
sultan Mustapha en lui demandant Selim. Sur le refus de le
livrer , il monte à cheval , à la tête de ses ministres et de ses
troupes , et marché vers le sérail . Le sérail se ferme ; bientôt
il s'ouvre , mais pour livrer le cadavre de Sélim égorgé à ceux
qui l'avaient demandé . Mustapha- Baraictar prodigue à ce corps
inanimé le témoignage de son regret et de son dévouement ,
Sultan-Mustapha est déposé , et son frère puîné Mahmout ,
cousin de Sélim , est proclamé Grand-Seigneur . Le vendredi
suivant , il s'est rendu , selon l'usage , à la mosquée , aux acclamations
publiques. Le grand-visir a été déposé, les ministres
ont été confirmés dans leurs places. Mustapha-Baraictar n'a
pas voulu être grand-visir ; il est chargé d'en faire le choix.
Quatre amis du Sultan-Mustapha et entr'autres , son grandécuyer
, ont eu la tête tranchée . Dix autres sont menacés
d'avoir le même sort.
( INTÉRIEUR ) .
PARIS . Le 21 , M. le Conseiller-d'Etat préfet du département
de la Seine , et le corps municipal de Paris ont donné
une très-belle fête pour la célébration de la St. -Napoléon , et
l'anniversaire de la naissance de S. M. l'Empereur et Roi.
( No CCCLXXII . ) M
LA
DE
a el
( SAMEDI 3 SEPTEMBRE 1808
romang 298 96 to se
shira qual 15 open ab his mot s
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE.
5
cen
FIN DU POÈME DES TROIS RÈGNES DE LA NATURE ,
PAR JACQUES DELILLE.
( DE L'HOMME. )
TELS sont les animaux ; mais tel n'est point leur maître ,
Sujets , abaissez-vous , votre roi va paraître .
Lui seul de la raison suit le divin flambleau ,
Cait distinguer le bon , sait admirer le beau ;
Lui seul dans l'Univers sait , par un art suprême ,
Se séparer de lui pour s'observer lui-même ;
Aux spectacles pompeux dont ses yeux sont témoins ,
S'unit par ses pensers comme par ses besoins ;
Par la réflexion accroît sa jouissance ;
** %
Il connaît sa faiblesse , et voilà sa puissance .
L'être que Dieu fit nu dut inventer les arts ,
Il file ses habits , il bâtit des remparts ;
Lui seul au vêtement sait unir la parure ,
Joint les besoins du luxe à ceux de la nature ,
L'exercice au loisir, le loisir aux travaux .
De ses nouveaux besoins sont nés des arts nouveaux :
Mais ces arts bienfaisans que l'instinct fit éclore ,
Dans leur obscurs berceau semblaient languir encore :
Enfin , avec des sons et des signes divers ,
Le langage parut et changea l'Univers ,
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
Et de la brute à l'homme agrandit la distance.
Non que des animaux la parfaite éloquence
N'ait ses propres accens et ses expressions ,
Signes de ses besoins et de ses passions :
Même son ne rend pas leur joie et leur tristesse ;
Ils ont leur cri de rage et leur cri de tendresse .
Combien d'accens divers du coq , roi de nos cours
Expriment les desirs , les haines , les amours !
Tantôt , sollicitant la poule rigoureuse ,
Il attendrit l'accent de sa voix langoureuse ;
Tantôt , aigre et criard , parle en maître irrité ,
Prend le ton caressant de la paternité ,
Provoque à haute voix ses émules de gloire ;
Il sonne mon réveil , il chante sa victoire ,
Et l'air répète au loin ses éclats triomphans.
La poule qui partage un ver à ses enfans
N'a pas le même cri que la poule éperdue
Dont l'horrible faucon vient de frapper la vue .
Mais ces accens si sûrs , cette foule de tons ,
•
"
Qui dit tout par les mots , qui rend tout par les sons ,
Des objets différens distingue la nuance ,
Marque ici leur contraste , et là leur ressemblance ,
Peint tantôt fortement , tantôt avec douceur ,
Les mouvemens divers de l'esprit et du coeur ,
Calme les passions ou réveille leurs flammes , rose
Echange nos pensers , fait commercer nos ames ;
L'organe hinmain lui seul, sait les articuler :,, In
D'autres s'exprimeront , l'homme seul sait parler.
C'est peu son art divin fixe* le mot qui vole,
Fait vivre la pensée et grave la parole ;
Mille fois reproduite elle vole en tous lieux ,
Au défaut de l'oreille elle instruit par les yeux .
Delà des arts sacrés l'immortel héritage ;
Un âge s'enrichit des pensers d'un autre âge ,
Le tems instruit le tems ; médiateurs heureux ,
Les signes vont unir tous les peuples entr'eux .
Par eux les nations s'entendent , se répondent ,
En un trésor commun leurs trésors se confondent;
Ainsi naît la richesse et la variété ;
Et tandis que l'instinct , à sa place arrêté ,
Des cités du Castor , du palais de l'Abeille ,
Jamais n'a su changer l'uniforme merveille ,
L'homme sait varier les chefs -d'oeuvres de l'art ,
Mettre à profit l'étude et même le hazard ;
4
SEPTEMBRE 1808 . 435
Sa main saisit du feu la semence féconde
Le feu dompta le fer , le fer dompta le monde.
L'homme lit dans les cieux , il navigue dans l'air ,
Il gouverne la foudre , il maîtrisé la mer ,
Emprisonne les vents , enchaîne la tempête,
Et roi par la naissance , il l'est par la conquête.
Que dis-je? de lui-même admirable vainqueur ,
Ainsi que la nature il subjugue son coeur ,
L'animal, sans vertu gardant son innocence ,
N'a point de l'avenir la noble conscience ;
L'instinet fait sa bonté , la crainte ses remords ;
L'homme seul sent le prix de ses nobles efforts ,
Sait choisir ce qu'il hait , éviter ce qu'il aime ,
Puiser l'amour d'autrui dans l'amour de lui-même.
Lui seul pour être libre il se donne des lois ,
S'abstient par volupté , se captive par choix .
Dieu , cette consolante et terrible pensée ,
Il l'apporte en naissant dans son ame tracée ;
Il l'appelle au secours de son coeur abattu ,
Sait mettre un frein au crime , un prix à la vertu ,
Et seul de l'avenir perçant la nuit profonde ,
Prévoit , désire , espère et craint un autre monde.25 925
Mais c'est la mort sur-tout , dont les touchans tableaux ,
Placent l'homme au-dessus de tous les animaux :
Là , dans tout l'intérêt de sa dernière scène
Paraît la dignité de la nature humaine .
Dans leur stupide oubli les animaux mourans
C
Jettent vers le passé des yeux indifférens ;
Savent- ils s'ils ont eu des enfans , des ancêtres ,
S'ils laissent des regrets , s'ils sont chers à leurs maîtres?
Gloire , amour , amitié, tout est fini pour eux :
L'homme seul , plus instruit , est aussi plus heureux .
Pour lui , loin d'une vie en orage féconde,
Quand ce monde finit commence un autre monde ;
Et du tombeau qui s'ouvre à sa fragilité ,
Part le premier rayon de l'immortalité ;
Son âme se ranime , et dans sa conscience
Auprès de la vertu retrouve l'espérance 1963 245.
De loin il entrevoit le séjour du repos viser
De ses parens en pleurs il entend des sanglots ;
Il voit après sa mort leur troupe désolée
D'un long rang de douleurs border son mausolée .
Au sortir d'une vie , où de maux et de biens ,
La fortune inégale a tissu ses liens yg
"
I
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Il reprend fil à filette trame si chère
Dont la mort va couper la chaîne passagère ;
Le souvenir lui peint ses travaux , ses succès ,
La gloire qu'il obtint , les heureux qu'il a faits .
Ainsi sur les confins de la nuit sépulcrale ,
L'affreuse mort au fond de la coupe fatale ,
Laisse encore pour lui quelques gouttes de miel :
Il touche encor la terre en montant vers le ciel ,
Sur sa couche de mort , il vit pour sa famille ,
Sent tomber sur son coeur les larmes de sa fille ,
Prend son plus jeune enfant , qui sans prévoir son'sort ,
Essaie encor la vie et joue avec la mort.
Recommande à l'aîné ses domaines champêtres ,
Ses travaux imparfaits , l'honneur de ses ancêtres ,
Laisse à tous en mourant le faible à secourir ,
L'innocent à défendre , et le pauvre à nourrir ;
De ses vieux serviteurs récompense le zèle ;
Jouit des pleurs touchans de l'amitié fidèle ,
Reçoit son dernier vou , lui fait son dernier don ,
De ses ennemis même emporte le pardon ;
Et dans l'embrassement d'une épouse chérie ,
Délie et ne rompt par les doux noeuds de la vie .
SUR LE PORTRAIT D'UNE PRUDE.
La belle dont voici l'image , '
Sut joindre jusqu'à son trépas ,
La gloire de passer pour sage ,
Au plaisir de ne l'être pas .
'Géraud a
ENIGME.
Je suis, ami lecteur , en français , en latin ,
Un mot qui toujours est du genre masculin ;
Chez le peuple latin , par ma forme arrondie ,
D'une femme je suis le plus bel ornement.
En devenant français, quel triste changement !
Je figure aujourd'hui dans la géométrie,
Ce nom jadis şi doux , ces gracieux contours
Dessinés mollement , par les mains des Amours,
SEPTEMBRE 1868. 437
N'offrent qu'un terme abstrait d'une science aride
Pour qui n'est point épris d'Archimède ou d'Euclide .
LOGOGRIPHE.
MONTÉ sur mes sept pieds , va me chercher , lecteur.
Je suis fort , je suis laid, mais je ne fais pas peur ;
On cite avec raison ma grande complaisance .
On trouve en moi beaucoup de patience ;
Supportant aisément la soif et les chaleurs .
Je suis d'un grand secours pour certains voyageurs.
Veux - tu décomposer mon être
Et mettre ma tête à l'écart ,
Tu trouveras un lieu champêtre
Où nature paraît sans art ;
Des élémens le plus perfide ,
Je fais voir le nom de l'enfant
Qui , d'après l'Ancien-Testament ,
Fut maudit d'un père rigide.
CHARADE.
LES ans peuvent , lecteur , te rendre mon premier ;
Mon second quelquefois dévaste ton grenier ;
Et quand l'astre du jour termine sa carrière ,
Mon tout sort aussitôt de son triste repaire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est le Cierge , ou la Chandelle
allumés.
Celui du Logogriphe est Chameau , dans lequel on trouve haméau ,
eau .
Celui , de la Charade est Reine- claude.
458 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . -SCIENCES ET ARTS .
IZOKPATOYE AOгoi , etc. , Harangues et Lettres d'Iso-
CRATE avec les anciennes scholies , auxquelles on
a ajouté des remarques et un discours sur l'enseignement
de la langue grecque ; composant les
tomes I et II , d'une Bibliothèque grecque qui s'imprime
et se publie aux frais des frères ZosIMA , en
faveur des Grecs qui veulent étudier la langue grecque.
-Deux vol . in-8 ° . - Prix , 21 fr. A Paris , de
l'imprimerie de Firmin Didot. - 1808 .
-
Nous regrélterions de n'avoir pas parlé plutôt de
cette édition soignée d'un des plus illustres orateurs
grecs , qui a paru depuis près d'un an , si le moment
présent ne nous paraissait pas extrêmement favorable
pour la recommander à l'attention des amis des lettres .
L'époque où l'on s'attend à voir donner une forme
désormais invariable à l'instruction publique en France ,
et où l'on va rétablir sur une base à la fois plus solide
et plus étendue l'enseignement et la culture des langues
anciennes , nous paraît tout à fait propre à intéresser
en faveur d'un ouvrage dont l'objet spécial est
de perfectionner et d'améliorer cet enseignement et
cette culture. On ne saurait se dissimuler que , depuis
plus de quinze ans , nous sommes tombés , sous ce rapport
, dans une sorte d'infériorité humiliante relativement
aux autres nations de l'Europe civilisée : et
s'il n'est pas moins glorieux de l'emporter sur ses voisins
par la supériorité des lumières que par celle des armes ,
nous devons désirer avec ardeur que ces études qui ont
contribué à former autrefois tant d'écrivains célèbres ,
dont les ouvrages assurent à notre langue et à notre
littérature une durée immortelle , reprennent enfin la
faveur et l'éclat dont elles ont joui parmi nous dans les
siècles précédens.
L'ouvrage que nous annonçons mérite d'autant plus
de fixer l'attention à cet égard , et dans l'état actuel
SEPTEMBRE 1808. 439
de nos connaissances , qu'il est plutôt propre à former
les jeunes maîtres , et à perfectionner ceux qui ont déjà
fait quelque progrès dans l'étude du grec , que destině
à être mis entre les mains des écoliers. Des deux volumes
qui le composent , le premier contient , 1º un
essai sur l'enseignement de la langue grecque , et une
dissertation sur Isocrate et sur ses écrits , en grec moderne.
2º Le texte entier des ouvrages qui nous restent
d'Isocrate . 3º Enfin huit à neuf pages d'anciennes scholies
sur cet orateur , partie peu considérable et d'un assez
médiocre intérêt , mais que l'éditeur a cru devoir
ajouter pour rendre son édition tout à fait complète.
Le second volume comprend le commentaire de l'éditeur
, qui a jugé convenable de l'écrire en grec à la
manière d'Eustathe et des anciens scholiastes , comme
étant destiné spécialement aux Grecs ses compatrioles.
Il y a joint les index nécessaires , et les témoignages des
anciens écrivains sur Isocrate et sur ses ouvrages , particuliérement
ce qui s'en trouve dans Denys d'Halicarnasse
.
Sans doute Isocrate n'est , ni par la nature des sujets
qu'il a traités , ni par le mérite et la variété des images
et des pensées , un des écrivains de l'antiquité dont la
lecture offre le plus d'intérêt . Notre illustre Fénélon ,
dans ses dialogues sur l'éloquence , en parle même avec
assez peu d'estime , et le place infiniment au - dessous
des orateurs du premier ordre tels qu'étaient Démosthène
et Cicéron. Cependant ce grand maître de l'éloquence
romaine était pénétré d'estime et d'admiration
pour les écrits d'Isocrate , et dans plusieurs endroits de
son traité de l'orateur il lui prodigue les plus grands
éloges ; Quintilien , qui avait aussi médité profondément
sur l'art oratoire , ne s'en montre pas moins admirateur.
Il en faut dire autant de Denys d'Halicarnasse
, qui , dans ses écrits sur la rhétorique , a examiné
fort en détail les discours d'Isocrate , auquel il donne
également beaucoup de louanges . Mais ces trois écrivains
s'accordent aussi sur les défauts qu'on peut légitimement
reprocher à cet illustre orateur : ils blament
en lui une affectation continuelle à balancer et à opposer
entr'eux les membres de ses périodes , un soin
440 MERCURE DE FRANCE ,
minutieux à rechercher des désinences semblables , à
éviter le concours des sons qui pouvaient rompre l'harmonie
de sa phrase , ce qui la rend monotone à force de
régularité ; en un mot , une attention și scrupuleuse sur
le choix et l'arrangement des paroles , que la vigueur .
ou la chaleur des pensées des sentimens est trop souvent
comme étouffée , sous cet amas d'ornemens recherchés
dont il s'attache à les revêtir.
Il pouvait donc être utile de rechercher jusqu'à quel
point ces défauts d'Isocrate sont réels ; d'en faire connaître
la cause , et de déterminer le degré d'utilité
qu'on peut néanmoins retirer de la lecture de ses écrits ,
et c'est ce que le savant et judicieux éditeur nous paraît
avoir fait avec beaucoup de succès dans le discours qui
sert d'introduction au texte de son auteur . Ce discours
où l'on trouve des réflexions pleines de justesse sur la
rhétorique et sur l'art de l'enseigner , un précis trèsintéressant
et très-instructif sur la vie d'Isocrate et sur
les éditions que l'on a données à différentes époques des
écrits de cet orateur , nous offre tous les documens
nécessaires pour fixer avec autant de certitude qu'on
peut le faire l'opinion que nous devons nous former du
genre de talent et du mérite des ouvrages d'Isocrate .
Une circonstance à laquelle ses détracteurs paraissent
n'avoir pas fait assez d'attention , c'est que l'éloquence
n'était pas encore formée à Athènes avant qu'Isocrate
en eût fait son étude spéciale , et , pour ainsi dire , sa
profession . Sans doute auparavant il y avait eu des
citoyens qui possédèrent à un très-haut degré le talent
de la parole ; c'était en grande partie à ce talent que
Solon , Pisistrate , et sur-tout Périclès , avaient dû
l'empire presque absolu qu'ils avaient exercé sur les
esprits et sur les volontés des Athéniens. Mais il n'en
est pas moins vrai que la rhétorique , ou l'éloquence
considérée comme un art particulier qui a ses règles et
ses principes , ne fut connue chez les Grecs qu'à l'époque
des sophistes , c'est-à- dire , vers le milieu du cinquième
siècle avant l'ère chrétienne , dans la jeunesse
d'Isocrate. C'est alors que Gorgias de Léontium , Prodicus
de Léos , Hippias d'Elée , et plusieurs autres
hommes doués de talens plus ou moins distingués , s'ap
"
SEPTEMBRE 1808 . 441
pliquèrent à l'étude de l'art de la parole , dont ils cultivèrent
les différentes branches ; les uns s'attachaient à
donner à leurs périodes du nombre et de l'harmonie ,
les autres , à rechercher des figures propres à émouvoir
les passions des auditeurs ; mais il est aisé de sentir , par
cela même , que ces différentes parties étant l'objet
d'une recherche et d'une attention particulière , les
productions où leurs auteurs en faisaient usage devaient
porter l'empreinte d'une affectation aussi contraire aú
but de la véritable éloquence qu'aux lois du bon goût.
On ne doit pourtant pas confondre avec les recherches
futiles , dont nous venons de parler , les efforts que fit
Prodicus de Céos pour déterminer avec plus de précision
qu'on ne l'avait fait jusqu'alors les divers sens dont
un même mot est susceptible . Ce genre de recherches
qui a fait la gloire d'un de nos plus célèbres grammairiens
( l'abbé Girard ) contribue essentiellement à lá
propriété de l'expression , l'une des plus précieuses
qualités du style.
Ce fut à l'école de ces premiers créateurs de l'art
oratoire que se forma Isocrate. Il eut particuliérement
pour maître ce Gorgias dont l'éloquence excita parmi
les Athéniens un tel enthousiasme , qu'ils lui accordèrent
d'un consentement unanime tout ce qu'il leur demandait
pour les Léontins , ses compatriotes , qui l'avaient député.
Sans doute , comme l'observe avec raison Diodore
de Sicile en racontant ce fait , les Athéniens , lorsque
leur goût se fut perfectionné , auraient fait peu de cas
de ces figures recherchées et prodiguées à l'excès , dont
la nouveauté les séduisit alors , et toute cette pompe
d'expression employée sans mesure et sans jugement ne
leur aurait paru que ridicule ; mais c'étaient-là les premiers
essais d'un art qui dans la suite devint tout puissant
sur ce peuple doué d'une imagination si vive et
d'une si heureuse organisation , et le triomphe qu'obtint
alors Gorgias ne nous permet pas de douter qu'il ne fût
lui-même doué d'un talent peu commun , auquel la culture
avait dû nécessairement ajouter une sorte d'éclat
et de mérite réel.
Quoi qu'il en soit , Isocrate eut incontestablement celui
d'appliquer l'éloquence à des sujets plus dignes d'intés
442
MERCURE DE FRANCE ,
resser des hommes raisonnables , et de les traiter avec infiniment
plus de sagesse et de goût que ne l'avaient fait ses
maîtres et ses devanciers. C'est le témoignage que Platon,
qui affecta toujours de faire assez peu de cas de la rhétorique
, semble s'être plu à lui rendre. « Je lui trouve
» pour l'éloquence , fait- il dire à Socrate , un naturel
» plus heureux qu'à Lysias , des sentimens plus nobles
» et plus élevés , enfin il y a dans ses pensées un fond
» de philosophie qui peut un jour l'élever à quelque
>> chose de grand et de sublime. » En effet , Isocrate
quoique son excessive timidité l'eût toujours empêché
de se produire en public , ' et d'y réciter lui-même ses
harangues , paraît avoir eu beaucoup de fermeté de
caractère , et cette sorte de courage à la fois la plus
rare et la plus honorable , qui consiste à braver le crime
tout puissant , et à manifester , même au péril de sa
vie , une opinion généreuse et conforme à la justice .
Il en donna des preuves signalées dans deux circonstances
également remarquables . La première , lorsqu'il
osa seul se joindre à Socrate pour prendre la défense
de Théramène que les trente tyrans condamnèrent injustement
; la seconde , lorsqu'après la mort du plus
sage des Athéniens , il ne craignit pas de porter publiquement
le deuil de Socrate , reprochant ainsi aux juges
et aux infâmes calomniateurs d'un grand homme , leur
lâcheté et leur conduite ignominieuse.
S'il faut convenir , au reste , qu'Isocrate ne parvint
point à cette sublime hauteur de talent que Platon semblait
avoir présagée , du moins ne saurait-on nier qu'il
perfectionna singuliérement et le style et les idées ; que
dans tous ses écrits les sentimens les plus nobles et les
plus généreux sont revêtus d'expressions également justes
et heureuses , et qu'il a peut-être . plus qu'aucun autre
écrivain l'art d'employer toujours le terme propre , et
la phrase la plus correcte et la plus claire : ses défauts ,
que je n'ai point prétendu dissimuler , sont donc évidemment
ceux de l'époque où il a vécu et des circonstances
personnelles qui ont influé sur son talent ; mais
ses qualités , et il en a beaucoup de très- précieuses ,
lui appartiennent exclusivement : aussi a- t- il eu , au jugement
des critiques les plus éclairés , cette gloire sinSEPTEMBRE
1808. 443
gulière que les plus illustres orateurs qui sont venus après
lui , sans en excepter Démosthène lui-même , ont élé
ses disciples ou ses élèves ; et Cicéron , qui semble avoir
modelé , en quelque sorte , ses phrases et ses périodes
sur celles d'Isocrate , lui rend le témoignage honorable
que c'est de son école que sortit la foule des princes
de l'éloquence grecque , comme autrefois l'élite des héros
de l'armée des Grecs était sortie du cheval de Troye .
.
Telle est donc l'idée exacte et fondée sur les documens
les plus authentiques que M. Çoray nous donne ,
dans son discours préliminaire , du genre de mérite de
l'auteur dont il nous offre une édition complète et traitée
avec un extrême soin. L'écrivain qui fut universellement
reconnu pour réunir à l'intérêt des pensées morales et
philosophiques le double mérite d'une rare justesse et
d'une singulière correction dans l'expression , lui a paru .
le plus propre à être mis dans les mains de la jeunesse
qui se livre à l'étude du grec ; et c'est par cette raison
qu'il y a joint un commentaire que nous ne craindrons
pas de mettre fort au- dessus de tout ce qui a été fait en
ce genre depuis fort long- tems , en France , si nous en
exceptons le travail du même savant sur Héliodore et
sur Théophraste. Toutes les difficultés du texte y sont
signalées et éclaircies , sans tout ce vain luxe d'érudition
qui , prodigué hors de propos , est plus propre à
fatiguer l'esprit qu'à l'éclairer . Mais M. Coray , qui assurément
est aussi riche , et beaucoup plus riche en ce
genre qu'un grand nombre de commentateurs , s'est
sagement borné à ne faire de remarques que celles qui ·
pouvaient servir directement à la parfaite intelligence
de son auteur ; et la partie de son commentaire qui a
pour objet la critique du texte , est encore traitée de
manière que la plupart du tems il y a une instruction .
réelle et importante à puiser dans les discussions auxquelles
cette critique donne lieu , et dans l'exposition des
motifs qui le déterminent à adopter ou à rejeter telle ou
telle leçon. Au reste , indépendaniment des éditions antérieures
à la sienne , et dont les plus remarquables sont
celle de Wolf, imprimée en 1570 ; celle de l'abbé Auger
, en 1782 ; et celle de M. Lange , professeur de
philosophie dans l'Université de Hall , en Saxe , qu'il
444 MERCURE DE FRANCE ,
a suivie plus particuliérement , M. Coray s'est servi ,
pour constituer son texte , d'un précieux manuscrit du
onzième siècle , fruit des victoires des Français en Italie .
Ce savant a donc rendu un service réel aux lettres
et à ceux qui les cultivent par le soin qu'il a donné à
ces restes précieux de l'éloquence antique , et on ne doit
pas moins de reconnaissance et d'estime à ceux des
généreux compatriotes de l'éditeur , qui , dans la vue
de ranimer dans leur pays le goût des sciences et l'amour
du beau et du bon dans tous les genres , consacrent à
l'impression des meilleurs ouvrages grecs une partie de
l'honorable opulence qu'ils doivent à leurs travaux et
à leur industrie. MM. les frères Zosima , riches négocians
grecs , ont invité M. Coray à entreprendre la publication
d'une collection des écrivains grecs les plus
recommandables ; le premier volume de cette intéressante
collection a paru il y a deux ans , il contient les
histoires diverses d'Elien , avec les fragmens d'Héra- ·
clide de Pont , et de Nicolas de Damas , et de plus un
discours préliminaire de l'éditeur plein de recherches
curieuses sur la grammaire grecque et de sages réflexions
sur les réformes et les améliorations dont l'enseignément
de cette langue est susceptible ; l'édition d'Isocrate
, dont nous venons de rendre compte , compose
les volumes II et III de cette collection , et sera incessamment
suivie des vies des hommes illustres de Plutarque
, dont le texte sera épuré et corrigé avec le
même soin par M. Coray.
Quoi qu'en puissent dire les détracteurs de la nation
grecque et les ennemis de toute idée grande et libérale ,
une pareille entreprise ne saurait que faire le plus grand
honneur à ceux qui s'y sont voués , quand même elle
ne serait pas couronnée par tout le succès que la réunion
des circonstances les plus extraordinaires et les
plus favorables semble lui promettre.
En effet , jugeons ce peuple , non sur les relations
frivoles et mensongères du voyageur allemand Bartholdy
( 1 ) , ou sur les sarcasmes injustes de l'érudit
(1 ) Voyage fait en Grèce dans les années 1803 et 1804 ; il en a paru
~une traduction française il y a environ six mois.
SEPTEMBRE 1808 . 445
Villoison (2) , mais sur les faits qui sont à notre connaissance
: tout semble lui présager une régénération
qu'il appelle de tous ses voeux , à laquelle il conspire de
tous ses efforts ; et cette heureuse révolution serà d'au
tant plus sûre et d'autant plus durable qu'on paraît
désirer la devoir uniquement au progrès des lumières
et de la raison .
Le clergé grec est déjà même assez éclairé sur ses
vrais intérêts pour sentir que sa dignité et sa fortune
seront plus solidement fondées , sur la supériorité des
connaissances et sur le bien qu'il pourra opérer , en les
propageant et les protégeant , qu'elles ne l'étaient autrefois
sur l'aveugle et stupide ignorance du peuple. Le
patriarche de Constantinople , par une circulaire datée
du 20 septembre de l'année dernière a manifesté
tout l'intérêt dont il est animé pour les établissemens
d'instruction qui existent dans la Grèce , et a invité à
les multiplier autant qu'il serait possible. Le professeur
du gymnase de Constantinople a été derniérement
promu à la dignité d'archevêque de Philadelphie. Beaucoup
d'ecclésiastiques distingués par leurs lumières professent
les sciences et les lettres dans les différens gym →
nases ; par exemple , dans celui de Cydonie , petite ville
du continent vis-à-vis de Lesbos , à Chio , etc. Ces éta+
blissemens se sont fort multipliés depuis un certain
tems ; la seule ville de Jannina , en Epire , en a deux :
je ne parle pas des colléges , où l'on enseigne la littéra,,
ture grecque , et qui sont répandus en plus grand nome
bre encore sur le continent et dans les îles. Il se fait ,
des principales villes de l'Europe , pour toutes ces écoles
de fréquens envois de livres , d'instrumens de mathématiques
et de physique ; les professeurs , dont plusieurs
(2) On s'est plu à citer dans quelques journaux des fragmens du voyage
de M. Villoison , trouvés , dit-on , dans ses manuscrits , et on a affecté
de donner une grande importance au jugement défavorable qu'il paraît
avoir porté de la nation grecque . Mais on sait très-bien qu'il est possible
qu'un homme d'une érudition prodigieuse et d'une vaste mémoire , soit
absolument incapable de juger et d'apprécier l'esprit et le caractère d'un
peuple ; et en vérité , tous ceux qui ont connu M. Villoison sont fort
surpris d'entendre citer son opinion en ce genre comme une autorité
d'un grand poids.
4.7
>
446 MERCURE DE FRANCE ,
sont prêtres , comme je l'ai dit , entretiennent pour cet
objet des correspondances suivies à Vienne , à Venise et
à Paris. Beaucoup de jeunes gens , la plupart destinés
à l'état ecclésiastique , ou déjà membres du clergé , sont
répandus en Italie , en Allemagne et en France , où ils
se livrent à l'étude des sciences (3); ils traduisent les
meilleurs ouvrages européens qui sont imprimés , et
envoyés en Grèce aux frais des négocians de ce pays ,
dont les plus riches semblent rivaliser de zèle avec les
membres éclairés du clergé pour favoriser la propagation
des connaissances utiles , et le progrès de la civilisation
dans leur patrie . On peut citer , en ce genre , la
munificence de MM. Zosima , qui font distribuer gratuitement
douze exemplaires de la bibliothèque grecque
qui s'imprime à leurs frais , à tous les colléges et gymnases
de leur pays , et qui ont donné des ordres pour
que tous leurs compatriotes connus pour cultiver les
lettres et les sciences , dans les différens pays de l'Europe
en reçussent , aussi gratuitement , chacun un exemplaire
, ou pussent le réclamer.
J'ai cru que ces faits , qui sont très-positifs , étaient
essentiels à faire connaître , pour détruire les idées fausses
que les lecteurs français auraient pu prendre de la nation
grecque et de son état actuel dans la relation de
M. Bartholdy , et dans les journaux qui se sont faits les
échos de cet écrivain allemand . J'ai cru sur- tout que
c'était une justice due à l'excellent esprit dont un grand
nombre des membres du clergé grec paraissent animés.
Parce qu'il a plu à un moine imbécille du Mont Athos
de déclamer , dans un pamphlet (4) absurde , contre
Пу (3) II y a en ce moment à Paris un prêtre grec , et un jeune diacre de
la même nation , qui y sont venus l'un et l'autre pour cet objet intéressant
, et tous deux avec la permission du patriarche de Constantinople
.
(4) Qui s'attendrait à trouver des calembourgs dans un ouvrage de
cette espèce , et fait par un tel auteur ? Il y en a pourtant un dont nous
croyons devoir réjouir ceux de nos écrivains qui marchent sur les traces
de frère Nathanael de Néocésarée , ( c'est le nom du moine grec dont
nous parlons. ) Il prétend que ceux de ses compatriotes qui montrent
tant de zèle et d'ardeur pour les arts et les sciences de l'Europe civilisée
>
SEPTEMBRE 1808. 447
1
tout ce qui se fait de bon et d'utile dans sa nation , et
de damner de son autorité privée tous ceux de ses compatriotes
qui voyagent en Europe pour s'instruire , M.
Bartholdy, qui était sur les lieux , n'aurait pas dû prendre
ce ridicule écrit pour l'expression des sentimens du
clergé grec , en général , malgré tous les faits contraires
sur lesquels il ne tenait qu'à lui d'ouvrir les yeux ; il
n'aurait pas dû sur-tout se livrer à un esprit de dénigrement
et de satire injurieuse , qui est au moins trèsinjuste
et très-indécente quand elle s'adresse à un peuple
tout entier. Le voyageur anglais Eton a su éviter cet
excès blâmable , il a parlé de la nation grecque , qu'il
a beaucoup mieux observée que ne l'a fait M. Bartholdy ,
avec une estime et des égards remarquables . Enfin
M. Castelan , qui a visité aussi la Grèce dans ces derniers
tems , et qui paraît doué des qualités les plus estimables
dans un voyageur , l'esprit d'observation , et
l'impartialité , s'est plu à rendre justice au caractère des
habitans de cette contrée , à laquelle se rattachent tant
de souvenirs intéressans ; il en parle souvent avec éloge ,
et toujours avec décence.
19
Cette digression , au reste , ne paraîtra pas sans doute
trop étrangère au sujet qui m'a fait prendre la plume ,
et j'espère que les amis de la justice et de la vérité me
la pardonneront volontiers. En effet , en faisant connaître
un excellent livre que nous devons au zèle éclairé
des négocians grecs pour le bien de leur patrie et aux
travaux d'un savant grec , fixé parmi nous il était
juste de réclamer contre l'injurieuse partialité avec
laquelle la nation grecque est traitée dans un ouvrage
récemment traduit en français , et dans quelques journaux
où cet ouvrage a été vanté avec aussi peu de
jugement que de convenance... THUROT.
•
"
ne sont pas des philosophes ( amis de la science ) , mais des philozophes
( amis des ténèbres . ) On voit que l'application est tout à fait heureuse ,
et que frère Nathanael raisonne aussi bien que le font tous ceux de
son parti.
448 MERCURE DE FRANCE ,
t
HISTOIRE DE LA GRÈCE , traduite de plusieurs auteurs
anglais , revue et corrigée par J. J. LEULIETTE ; suivie
d'un Tableau de la littérature et des arts chez les
Grecs , depuis HOMERE jusqu'au règne de JULIEN
par l'Editeur. Deux vol . in- 8° d'environ 1200 pages.
A Paris , chez la Ve Moutardier , quai des Augustins ,
n° 25 .
( SECOND EXTRAIT ( 1 ) . )
L'HISTOIRE de la Grèce , depuis l'avènement aut
trône d'Alexandre le Grand , jusqu'à son entière sou
mission au pouvoir des Romains , peut se diviser en
deux grands périodes ( 2) . Le premier se termine à
l'époque où les Romains commencèrent à se mêler des
(1 ) Voyez le numéro 344 , dù 20 février 1808 , page 364.
(2) « Quoique dans le Dictionnaire de l'Académie , le mot période
soit féminin , même quand il est employé comme mesure de tems
cependant l'usage , plus fort que les Dictionnaires , a fait période mas
culin dans cette acception . Ce mot n'est féminin que lorsqu'il signifie
phrase. On dit une belle période et un période de tems : on en excepte.
la période julienne , qui est un mot consacré. »
( Laharpe. Cours de littérature , tome 14 , page 230 , Observations
sur l'histoire de la décadence et de la chûte de l'Empire romain , tra→
duite de l'anglais de M. Gibbon . ) 1
J
le
Cet article sur Gibbon est un de ceux que M. de Laharpe avait écrits
pour les journaux , et qu'on a insérés assez mal à propos dans un Cours
de littérature. Depuis l'époque où parut cet article , l'Académie s'est
servie du masculin en prenant le mot période dans l'acception qu'il
doit avoir ici . Peut-être n'eût-il pas été inutile d'observer que genre
de ce mot ayant changé , par trait de tems , comme celui d'une foule
d'autres , on lui avait cependant conservé son ancien genre dans quelques
expressions qui reviennent très-souvent chez les historiens , et que
pour cela on a considérées comme des phrases faites , telles non-seulement
que la période julienne , mais la période attique , et quelques
autres qui toutes expriment un espace de tems connu , déterminé , et
ne sont , à vrai dire , que des noms propres,
Je place ici cette petite note , parce que des écrivains très-estimables
tombent encore tous les jours dans la faute , au moins très-légère , que
Laharpe avait reprochée au traducteur de Gibbon .
affaires
SEPTEMBRE 1808. 449
LA SE
affaires de la Grèce , et comprend un espace d'environ
cent vingt-quatre ans . Alexandre n'y paraît qu'un moment
, et semble le remplir tout entier : tous les événemens
qu'il renferme se rattachent aux conquêtes de
ce prince. Sa vie est connue de tous les hommes qui
lisent ; mais elle l'est , en général , par les récits d
Quinte-Curce , romancier historique , qui se plaît
charger sa narration de fables et de prodiges ; et que
pour des raisons de toute espèce , on ne devrait point
selon moi , mettre entre les mains des jeunes gens , dans
le tems de leurs premières études . Arrien est beaucoup
plus sage ; il fait souvent preuve de discernement , et
n'écrit que sur des Mémoires authentiques : mais il
montre trop de penchant à voiler les fautes inexcusables
, et les coupables excès d'un grand prince . Plutarque
va plus loin ; toute sa vie d'Alexandre est écrite
avec un enthousiasme qui trahit le désir patriotique
d'élever le héros de la Grèce au-dessus de tous les héros.
Il y a dans l'Esprit des Lois un chapitre admirable
intitulé Alexandre. Ce sont peut- être les plus belles
pages sorties de la plume de Montesquieu : si ce chapitre
n'est pas complet , ce n'est point parce qu'il est
très- court ; ce serait même en quelque sorte une vie
entière du roi de Macédoine , si le blâme y était aussi
bien que l'éloge ; mais Montesquieu n'a fait qu'un panégyrique
(3) .
Le docteur Gast est plus impartial : il paie un tribut
d'éloges mérité au grand génie d'Alexandre ; mais il
dénonce avec une justice rigoureuse ses vices et ses
crimes nombreux. Peut -être même il ne loue point
assez , il ne fait pas connaître dans toute leur étendue
les brillantes qualités de cet homme extraordinaire ,
dont on ne se fera qu'une idée très-imparfaite si l'on
ne considère en lui que le capitaine habile , et l'heureux
conquérant. Mais on peut dire qu'en général l'auteur
anglais apprécie les desseins et la conduite d'Alexandre
(3 ) Ceux qui voudraient étudier d'une manière particulière la vie
d'Alexandre , et se rendre un compte exact de ses conquêtes , peuvent
consulter avec beaucoup de fruit le savant travail de M. de Sainte-
Croix sur les historiens de ce prince.
Ff
DEPT
DE
5.
icen
(450 MERCURE DE FRANCE ,
avec beaucoup plus de justesse que la plupart des historiens
; et que dans cette partie de son ouvrage , il
montre un jugement très -sain , et un fort bon esprit de
' critique.
4
A dater de la mort d'Alexandre , jusqu'à cet instant
d'éclat dont à brillé la république d'Achaïe , cette histoire
n'offre plus qu'une suite non interrompue de massacres
, de perfidies , de meurtres , d'empoisonnemens
d'atrocités de toute espèce. Cette uniformité de malheurs
et de crimes commence par révolter le lecteur ,
' et finit par l'assoupir.
>
Parmi tant de sanglantes révolutions , la Grèce perdit
tout ce qu'il lui restait d'hommes illustres et de citoyens
vertueux. Phocion lui-même fut mis à mort par les
ingrats Athéniens , devenus les plus lâches des esclaves
' depuis que la voix de Démosthènes ne les rappelait plus
à l'honneur et à la liberté.
L'on a porté de ce grand homme dont le patrio-
' tisme égalait l'éloquence des jugemens si divers , et sa
mémoire a été quelquefois si indignement outragée
qu'il ne me paraît point inutile de tracer avec rapidité
un tableau de sa vie politique. D'ailleurs , quelques
* lignes consacrées à Démosthènes peuvent-elles sembler
déplacées dans un journal littéraire ?
・
Démosthènes parut à une époque où sa république
était déjà corrompue : mais par l'élévation de son ame
il eût mérité d'être le contemporain des Miltiades et des
Aristides. Il ne pouvait oublier les jours de gloire de sa
patrie ; il voulait ranimer les vertus et le patriotisme
qui les avaient enfantés. Quand Philippe menace d'envahir
la Grèce , il arme ses concitoyens contre Philippe
: et quand Philippe est vainqueur , il le combat
encore de son éloquence. Les présens n'avaient pu le
corrompre ; les périls ne peuvent l'abattre. Il avait fui
sur le champ de bataille ; il se montre inébranlable à
la tribune Philippe ( tel fut son aveu ) , redoute plus
son éloquence que les troupes qu'elle avait armées
contre lui ; et , maître de la Grèce entière , il se plaint
de n'avoir pu triompher de Démosthènes.
:
Les succès prodigieux d'Alexandre affligent l'orateur,
sans l'ébrank r. Il voit que les intérêts de la Grèce sont
SEPTEMBRE 1808. 451
changés : si l'empire de Darius est assujetti , c'en est fait
pour jamais de l'indépendance d'Athènes. Il éclaire ses
concitoyens sur leur situation présente , avec toute la
circonspection que lui paraissent exiger les vieilles semences
de haine que nourrissent au fond du coeur ces
ennemis du nom persan. ·
Antipater , commis alors au gouvernement de la
Macédoine , cherchait depuis long - tems tous les moyens
de le perdre ; le hasard lui en offrit l'occasion . Le traître
Harpalus s'étant approprié les trésors qu'Alexandre avait
confiés à sa garde , vint solliciter dans Athènes un asyle
qui lui fut refusé. Démosthènes , ennemi de toutes les
espèces de trahison , fut le premier qui s'éleva contre
la protection demandée par cet indigne ministre . Mais
tous les orateurs de ce tems- là n'étaient pas des Démosthènes
plusieurs furent achetés au prix qu'ils mirent
eux-mêmes à leur conscience.
« Démosthènes , dit Plutarque , était présent lorsque
Harpalus fit débarquer ses trésors : une coupe d'or d'une
grande valeur et d'un travail admirable parut flatter
ses regards. Harpalus , qui remarqua son admiration ,
lui mit la coupe dans la main , afin qu'il pût juger de
sa pesanteur. Démosthènes demanda ce qu'elle pouvait
valoir. Pour vous , répondit le macédonien , elle vaudra
vingt talens : et il la fit porter , en y ajoutant les vingt
talens , dans la maison de l'orateur. On en prit occasion
d'accuser Démosthènes ; il devait parler , dit-on , contre
Harpalus : mais la coupe d'or lui ayant fait voir l'affaire
sous un autre point de vue , il s'en excusa , prétextant ,
ajoute-t-on , une indisposition subite.
Telle est l'accusation flétrissante , mais grossière et
ridicule , que divers écrivains ont renouvelée contre la
mémoire de Démosthènes. L'historien anglais n'a-t- il pas
raison d'observer qu'une action de cette nature annoncerait
un manque de délicatesse , un mépris de l'opinion
publique , dont on ne saurait , accuser un homme
tel que Démosthènes , qui avait un grand caractère à
soutenir ; et que la conduite d'un si habile politique durait
été plus circonspecte , s'il avait voulu se vendre à Harpalus.
Les récits de Plutarque sont tous en faveur de
cet illustre accusé : et Pausanias rapporte que le prin-
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE ,
cipal domestique d'Harpalus , mis à la torture par Philoxène
, ennemi personnel de l'orateur athénien , rendit
un témoignage si éclatant à l'innocence de ce grand
homme , que Philoxène lui - même fut contraint de
l'avouer.
Son innocence ne put le défendre : Athènes était alors
remplie de traîtres vendus à Antipater. Le gouverneur
macédonien épiait , comme je l'ai observé , le moment
de perdre un ennemi si redoutable ; et c'était le perdre
avec beaucoup de fruit que de le décréditer dans l'esprit
de ses concitoyens . C'était frapper avec lui la cause
qu'il avait défendue ; c'était souiller , avec sa gloire , les
principes qu'il avait proclamés. Démosthènes fut condamné
à l'amende et à l'exil.
A
Mais l'exil fut court , et le rappel fut un triomphe.
I prouverait seul l'innocence de Démosthènes : la Grèce
était alors en guerre avec Antipater. « Lorsque Démosthènefut
proche du Pyrée , le corps entier des citoyens ,
est-il dit dans cette Histoire , même les prêtres et les
magistrats allèrent au -devant de lui pour le compli→
menter sur son retour. Il resta toujours soumis à l'amende
, les lois d'Athènes ne permettant pas qu'on fit.
de grâce sur cet objet , mais on trouva moyen de l'indemniser.
On lui donna le soin de préparer et d'orner
le temple de Jupiter conservateur , avec cinquante talens
d'appointement , somme à laquelle l'amende se montait.
»
Dans les villes qui se trouvaient sur le passage de
Démosthènes à son retour , il avait plaidé la cause de la
liberté avec tant d'éloquence que toutes s'étaient déclarées
en faveur de la cause commune , et liées d'intérêts
avec sa patrie. Les troupes confédérées commeneèrent
la guerre avec succès : elles finirent par être taillées
en pièces. Athènes se soumit aux volontés d'Antipater
; la première victime exigée par le tyran fut
Démosthènes , qui , comme on sait , se donna la mort.
C'est alors qu'on put voir clairement combien il avait
eu de part à tout ce qu'Athènes avait tenté de grand
à tout ce qu'elle avait encore déployé de patriotisme et
d'énergie. Ces restes d'une ancienne vertu avaient expiré
avec lui. Il n'était plus d'Athéniens dans Athènes.
SEPTEMBRE 1808. 455
Tous , par crainte ou par corruption , se précipitaient
à l'envi sous le joug étranger. Les descendans des Thé
mistocles et des Trasibules , toujours prêts à changer de
maîtres , égaraient , au gré de la fortune , leurs hommages
de tyrans en tyrans : et , parmi tant de révolutions
soudaines , tandis que les successeurs d'Alexandre se
disputaient son empire en le détruisant ; eux , esclaves
inconstans mais soumis , ils attendaient , l'encensoir à la
main , le vainqueur du jour , qui remplaçait sur leurs
autels le vainqueur de la veille , pour faire place à son
tour au vainqueur du lendemain. L'adulation la plus
vile inspirait l'éloquence vénale de leurs orateurs ; elle
dictait les oracles de leurs prêtres , et les décrets de leur
Sénat. La victoire inscrivait les Princes sur le rituel de
leurs Dieux ; et les adorations prodiguées au vainqueur
expiaient les adorations qu'on avait prodiguées au
vaincu (4).
Tel était l'état d'abjection , de profond avilissement ,
où les principales villes de la Grèce se trouvaient alors
réduites. Cependant la république d'Achaïe subsistait
encore. Elle s'élèva bientôt à un degré de puissance et
de splendeur qui paraîtrait inconcevable , si l'on n'en
trouvait la cause dans l'avilissement même des autres
Etats et dans d'autres circonstances étrangères , non
moins que dans la sagesse de ses premières institutions ,
et dans le caractère héroïque de quelques-uns de ses
magistrats. Les cités les plus célèbres , des républiques ,
et même des tyrans , s'empressèrent d'entrer dans la
confédération achéenne . Ce qu'elle exécuta de grand sous
la conduite des Aratus et des Philopémens , montre ce
dont les Grecs étaient encore capables , lorsqu'ils avaient
à leur tête des héros qui leur retraçaient les vertus et
le dévouement de leurs ancêtres : et la république d'Achaïe
aurait sans doute long- tems défendu l'indépendance
de la Grèce , si tous ses peuples eussent été assez
éclairés sur leurs intérêts pour voir dans cette république
leur dernier rempart contre les dominations
étrangères , et assez amis de la commune patrie pour
(4) Voyez dans les historiens grecs les honneurs plus que divins rendus
dans Athènes à Démétrius Poliorcète , etc. , etc.
454 MERCURE DE FRANCE ,
y demeurer constamment attachés . Mais l'esprit de rivalité
, les divisions , qui avaient autrefois perdu leurs ancêtres
, se ranimèrent bientôt avec plus de violence , et
perdirent la Grèce une seconde fois . Les guerres impolitiques
d'Athènes contre Sparte , de Sparte contre les
Thébains , l'avaient livrée sans défense à l'ambition des
rois de Macédoine : les guerres plus impolitiques encore
des Etoliens contre les Achéens , des Achéens contre les
Spartiates , la livrèrent alors sans retour à l'ambition
des Romains, Ces républicains tyranniques l'accablerent
de plus de maux que tous ces rois dont elle avait fait
des Dieux .
Du moment que les Romains se trouvèrent mêlés
dans les affaires de la Grèce , sa servitude fut assurée à
jamais. Les rois de Macédoine , exposés eux -mêmes aux
plus violentes révolutions , et toujours en guerre contre
des ennemis redoutables , ne pouvaient agir contre les
Grecs avec cette unité de vues , cette continuité d'efforts
, qui seules affermissent et perpétuent les succès.
D'ailleurs , un roi venait quelquefois à mourir durant
le cours de ses conquêtes ; souvent un rival le détrô
nait ; presque toujours son successeur avait d'autres
intérêts, et une politique différente : inais le Sénat romain
ne mourait point ; et sa politique était éternelle comme
lui . Tandis que tous les Etats de la Grèce variaient sans
cesse dans leurs desseins et changeaient avec une égale
imprudence et d'alliés et d'ennemis , lui , toujours constant
dans ses projets , et poursuivant sans relâche le
plan qu'il s'était tracé , abaissait les uns comme ennemis
, tyrannisait les autres comme alliés ; et , les détruisant
tour à tour par ses protections et par ses vengeances
, il établissait sa domination , moins par la terreur
de ses armes que par l'astuce des intrigues et le mensonge
des négociations.
C'est ici la partie de l'histoire la plus honteuse pour
les Romains. Jamais on ne commit sous le masque plus
de crimes et de noirceurs. La violation des sermens
l'interprétation perfide des traités , les révoltes domes
tiques , les trahisons à main armée (5) , tout fut égale-
(5) Qu'on se rappelle entre autres les deux mille lances de Flaminius,.
qui firent déclarer l'assemblée de Thèbes en faveur des Romains , etc. , etc.
SEPTEMBRE 1808. 455
1
ment mis en usage , et tout fut couronné par le succès .
Il ne manquait pour compléter l'asservissement entier,
de la Grèce , que de proclamer sa liberté. C'était livrer
chacun des Etats à une indépendance apparente qui détruisait
jusqu'à l'espoir de sa liberté de tous ; c'était™
ruiner des forces divisées ; c'était abandonner aux fac-,
tions , et au délire d'une folle joie , cette populace imbé
cille qui s'imaginait être libre parce que ses orateurs le
lui disaient ; parce qu'elle entendait le bruit des assemblées
populaires ; parce qu'elle usait encore du droit de
suffrage , lorsqu'en effet il n'y avait plus de magistrats
à élire .
Flaminius proclama donc la liberté de la Grèce , aux
jeux Isthmiques d'abord , ensuite aux jeux Néméens.
L'ivresse insensée des Grecs , leur confiance en un ennemi
perfide est tout à fait inconcevable. Ce qui le
paraît bien davantage , c'est que non-seulement Tite-
Live , mais Plutarque , mais Polybe qui , en qualité de
principal magistrat d'Achaïe , avait été lui-même victime
de la perfidie des Romains , aient tous également
approuvé , ou du moins peint de couleurs favorables ,
cet événement dont les suites ne pouvaient plus avoir
rien d'obscur pour eux . Cela s'explique ; Rome était
alors toute puissante : et le sage Polybe lui-même , qui
y avait été long- tems en exil , conservait des relations
très -étroites avec plusieurs de ses principaux sénateurs.
Mais quiconque n'a pas été comme Polybe , le prisonnier
de Rome , et l'ami de Scipion , ne peut s'empêcher
de voir dans cette liberté d'un jour , la cause d'une éter-
.nelle servitude . Quant aux atrocités qui se mêlèrent à
tant de perfidies , ou qui en furent les suites naturelles ,
il suffit pour s'en former unejuste idée de jeter un coupd'oeil
sur la conduite des Romains après la conquête du
royaume de Macédoine .
« On nomma dix commissaires pour régler , conjointement
avec le consul , l'administration de la Macédoine,
dont les principaux articles avaient été dictés
par le sénat. En conséquence , ce royaume eut une
nouvelle forme de gouvernement. Tout le pays fut
partagé en quatre districts ; les habitans de chacun ne
devaient avoir aucune liaison les uns avec les autres,
456 MERCURE DE FRANCE ,
ni contracter aucun mariage , pas même échanger aucune
de leurs possessions ; ils devaient faire des corps
absolument séparés , ne commerçant nulle part , ni ne
permettant à personne de commercer chez eux . L'importation
et l'exportation des sels ,, lors même qu'ils en
avaient la plus grande abondance , leur étaient interdites
, ou du moins étaient soumises à des formes dictées
par les Romains , leurs nouveaux maîtres. Ils n'avaient
P'usage des armes que dans les endroits exposés aux
incursions des Barbares qui les entouraient. Ils pou
vaient exploiter leurs mines de cuivre et de fer , mais
on leur défendit , sous des peines sévères , de travailler
à celles d'or et d'argent , de peur probablement que si
ces malheureux acquéraient quelques richesses , ils ne
tâchassent de recouvrer une partie de leur première
grandeur. Ils étaient exclus de tous les emplois quí
tenaient à l'administration du gouvernement , on leur
laissait seulement quelques charges peu importantes
dans les affaires civiles , et qui furent accordées à plusieurs
officiers municipaux choisis annuellement parmi
le peuple macédonien ; tandis que tous les nobles du
royaume , tous ceux qui avaient eu quelque commandement
dans les flottes ou dans les armées , tous les
gouverneurs des villes , tous les officiers attachés au
roi ; en un mot , tous ceux qui jouissaient d'un certain
rang , par leur naissance , par leurs possessions
par leur fortune , ou par toute autre circonstance qui
les élevait au - dessus du vulgaire , eurent ordre , sous
peine de mort , de quitter leur patrie avec tous leurs
enfans au-dessus de l'âge de quinze ans , et de se trans-.
porter en Italie . >>
•
Les historiens ne sont point d'accord sur le produit
des spoliations dont ce malheureux pays fut le théâtre 2
mais on en peut juger d'après un fait appuyé sur l'au
torité de Cicéron et de Plutarque. Tous deux affirment
que les richesses versées par Paul-Emile dans le trésor
public , après la guerre de Macédoine , firent cesser
toute espèce d'impôts durant un espace de cent vingtcinq
ans.
Les Romains avaient tout dévasté en Macédoine ; ils
firent plus en Epire : tons les citoyens de ce royaume
SEPTEMBRE 1808.. 457
devinrent esclaves en un jour. Les Epirotes avaient
suivi le parti de Persée : mais ils s'étaient soumis ensuite
au vainqueur ; et les principaux auteurs de leur alliance
avec la Macédoine avaient ou péri par le fer , ou été
remis aux Romains.
<«< Le consul , est- il dit dans cette histoire , ordonna
que les garnisons romaines fussent retirées sur le champ
de l'Epire , et que tout le pays fût rétabli dans la jouissance
de sa liberté ; mais il se fit suivre par dix des
principaux habitans de chaque ville , auxquels il donna
ordre de rassembler tout l'or et l'argent qui se trouveraient
dans les maisons et dans les temples , pour être
livrés , à un jour nominé , aux personnes dont il aurait
fait choix ; ce qui fut ponctuellement exécuté. Les malheureux
Epirotes , dans une parfaite sécurité , se flattaient
que cette immense contribution serait au moins
le seul châtiment qu'on leur ferait subir. Mais ils ne
connaissaient point l'atrocité de la politique romaine.
Des corps de soldats furent envoyés dans leurs villes
sous différens prétextes ; on prit des mesures pour qu'ils
arrivassent tous environ dans le même tems , et ils eurent
ordre qu'au même jour et à la même heure ils
fissent captifs tous les habitans qui étaient nés dans le
pays , que les murailles de leurs villes fussent démolies ,
et qu'ils les dépouillàssent de tout ce qu'ils possédaient
encore, l'or et l'argent ayant été apporté auparavant
par ordre du consul . A un signal convenu , cent cinquante
mille personnes , sans être entendues , sans être
accusées d'aucun crime , furent au même instant réduites
en esclavage , leurs demeures livrées au pillage ,
et leurs villes , au nombre de soixante -dix , totalement
détruites. >>
2
Raleigh , dans son Histoire du Monde , dit : « Je ne
le croirais pas ,
si quelque écrivain avait avancé le
contraire. » Mais il faut bien le eroire avec Raleigh
puisque tous les écrivains l'ont confirmé. Un pareil attentat
rappelle , et justifie le mot terrible que Tacite
met dans la bouche de Galgacus contre les Romains :
Ubi solitudinem faciunt , pacem appellant. Après ce
mot de Tacite , il ne reste rien à dire..
Je ne suis point injuste envers ce peuple-roi , qui , ✯
"
458 MERCURE DE FRANCE ,
plusieurs égards , aurait mérité de l'être , s'il l'avait
moins ambitionné : mais qu'on a trop loué peut-être ;:
car c'est aussi pour les peuples que la louange est l'at
tribut de la royauté. Je respecte profondément les
vertus patriotiques dont on trouve de si beaux exemples
dans les premiers siècles de son histoire. Aucun
peuple n'a déployé plus d'énergie et de vigueur , celte
première vertu de l'ame , lorsqu'elle est jointe à l'humanité.
Mais l'humanité fut trop souvent étouffée par
le patriotisme ou par l'ambition romaine ; trop souvent
les peuples anciens ont méconnu ou violé ses droits.
Rome s'énorgueillit en vain de ses conquêtes ; les
Français ont , depuis quinze ans , le droit de les moins
admirer ; ses exploits ont été surpassés. Ses cruautés
n'ont pu l'être , mème par les barbares qui détruisirent
son empire. Ces libérateurs du monde , qui devinrent
aussi ses tyrans , étaient grossiers et sauvages sans doute ;
mais il est bien plus aisé de les outrager que de les con→
naître, et un Alboin , un Théodoric , ne pourraient-ils
pas nous dire :
3
Barbarus hic ego sum , quia non intelligor illis ?
J'espère démontrer un jour que ces peuples que nous
appelons Barbares , et qui sont nos pères ( 6) , auraient
été jugés avec moins de sévérité , si ce n'étaient pas les
Romains qui nous eussent transmis leur histoire.
Mais revenons à celle de la Grèce , dont la servitude
et les malheurs s'accroissaient de jour en jour. Nonseulement
ses principales villes , telles qu'Athènes et
Corinthe , furent prises et saccagées dans les guerres
qu'elle eut encore à soutenir contre les Romains ; mais
enveloppée dans les destinées de Rome , et troublée pour
des intérêts qui n'étaient pas les siens , elle devint souvent
le théâtre des discordes sanglantes , des combats de
Cesar et de Pompée , de Brutus et de Marc - Antoine , de
Marc-Antoine et d'Auguste : trois fois ces chefs ambi-
( 6) Début de l'Histoire ancienne des peuples de l'Europe , par le
comte du Buat ; ouvrage que nous devons aux soins d'un homme de
lettres , auquel la littérature et la philosophie ont de nombreuses obligations.
SEPTEMBRE 1808. 459
tieux combattirent en Grèce pour l'empire du Monde ,
dans les champs de Pharsale , de Philippe et sur les côtes
d'Actium .
Sous le gouvernement des empereurs , la Grèce retrouva
plus de calme ; mais ce calme fut celui de l'anéantissement.
Elle avait perdu pour toujours son existence
nationale : son génie , ses vertus , et les beaux
jours de sa gloire , n'étaient plus qu'un souvenir. Il est
à remarquer cependant que sa liberté fut encore une
fois proclamée ; elle le fut par Néron. Plutarque semblerait
louer cette action si généreuse ; mais il a soin
de rapprocher la liberté promise à la Grèce par Néron ,
de la liberté proclamée par Flaminius . Plutarque , selon
mon sens , rend justice à l'un et à l'autre.
L'histoire de la Grèce dans ses dernières époques
devient extrêmement compliquée : elle se lie à l'histoire
de l'Asie , à celle de l'Egypte , et enfin à l'histoire
de l'Empire romain , c'est-à-dire , du Monde . En retraçant
des événemens si divers , et qui se passent en
des lieux si éloignés , le docteur Gast a cru devoir
diviser sa narration en chapitres , dont un est consacré
aux affaires d'Asie , un autre aux affaires de Macédoine ,
et ainsi de suite . Ces divisions l'ont entraîné dans des
répétitions nombreuses : il prodigue à chaque instant
ces formules fatiguantes : Comme nous l'avons dit plus
haut ; ainsi qu'on l'a déjà vu , etc. et ces formules , ces
répétitions , ne l'empêchent pas toujours de tomber
dans quelque obscurité. Mais il faut convenir aussi que
l'histoire des successeurs d'Alexandre , par exemple ,
est dans plusieurs de ses parties tellement confuse et
mêlée , qu'il est bien difficile à l'historien d'être partout
également clair , précis et méthodique.
M. Gast se montre , en général , très-judicieux dans
la critique des faits ; ses réflexions me paraissent sages
et bien placées ( 7 ) . Il apprécie sur-tout avec beaucoup
(7 ) Il faut en excepter toutefois une longue digression sur l'empereur
Julien , et sur l'abjuration qu'il fit du christianisme . Tout ce morceau ,
je l'avoue me paraît aussi peu sage que déplacé. Le traducteur
l'avoue comme moi . J'ajouterai que toute la fin du chapitre sur les
empereurs , à quelques endroits près , est plutôt un sommaire de l'his-
"
(
460 MERCURE DE FRANCE ,
de justesse l'insidiense politique des Romains ; mais
dans cette partie de l'histoire , la plupart de ses observations
ne semblent être qu'un bon commentaire des
aperçus lumineux et profonds , des traits de génie de
ce Montesquieu , dont on peut dire sans exagération ce
qu'il a dit lui-même si heureusement de Tacite , qu'il
abrégeait tout , parce qu'il voyait tout.
Il me semble que cette Histoire ne devait point être
réunie à celle de Goldsmith. Celle- ci n'est qu'un abrégé,
fait pour être mis entre les mains des jeunes gens , selon
l'intention de l'abréviateur ; l'autre est une compilation
assez complette pour être étudiée avec fruit , par ceux
qui cherchent l'histoire de l'antiquité dans les compi→
lations modernes. Il en résulte une disproportion choquante
entre les diverses parties de ce qu'on a réuni
comme ne devant faire qu'un même ouvrage. D'ailleurs
on trouve quelquefois chez M., Gast des répétitions de
Goldsmith ; et c'était bien assez de celles qu'il fait de
lui-même.
L'éditeur , M. Leuliette , nous apprend que cette traduction
est l'ouvrage d'une dame qui appartenait à l'une
des plus grandes familles de l'ancienne monarchie , et
qui , au milieu des troubles de la France , trouvait dans
l'étude ces consolations que les ames supérieures sont
seules capables de goûter . Plusieurs femmes distinguées
par leur naissance se sont vues , à la même époque ,
forcées de chercher dans l'étude plus que des consola
tions. Il en est qui se sont condamnées à un travail assujettissant
et pénible par des motifs plus généreux que
ceux d'un intérêt personnel. Cette résolution courageuse
, loin de mériter la raillerie , qu'on ne leur a
cependant pas épargnée , me paraît digne des plus grands
éloges.
Mais quelques dispositions favorables que j'aye apportées
à l'examen de cette traduction , je ne puis
in'empêcher d'avouer qu'elle contient beaucoup d'anglicismes
, et même des fautes nombreuses qui ne tiennent
toire byzantine qu'une suite de l'histoire de la Grèce. Pour ce qui
regarde l'empereur Julien , je renvoie les lecteurs au chapitre qui porte
son nom dans l'Essai sur les Eloges.
SEPTEMBRE 1808. 461
point à une imitation trop servile des tournures et des
formes de l'original. Il faut savoir gré toutefois au traducteur
des efforts qu'il a faits pour transporter dans
notre langue un ouvrage très-estimable. Si cet ouvrage
est accueilli avec faveur , il s'apercevra sans doute lui-
-même des fautes qui lui sont échappées ; et , ne considérant
ce premier travail que comme une ébauche , il y
consacrera de nouveaux momens. Nous avons des tra
ductions de ce genre dans notre langue qu'il serait trèsutile
d'étudier lorsqu'on veut entreprendre un semblable
travail , et qui me paraissent dignes d'être proposées
pour modèles , autant par l'élégance que par la propriété
des tours et le choix des expressions.
Quelques notes du traducteur , rejetées au bas des
pages , annoncent du goût , un bon esprit , et le mérite
rare parmi les traducteurs de savoir connaître et avouer
les fautes de l'original : raison de plus pour l'engager à
revoir sa traduction avec sévérité , à y donner de nouveaux
soins qui ne doivent pas être infructueux .
Le Tableau de la littérature et des arts chez les Grecs,
depuis Homèrejusqu'à l'empereur Julien , par l'éditeur
de cette traduction , me semble , malgré des défauts de
plus d'un genre , y ajouter un nouveau prix . Des aperçus
généralement justes , et quelques rapprochemens
ingénieux entre la littérature des Grecs et les littératures
modernes , montrent à la fois dans son auteur
des connaissances variées , et le talent de les mettre en
ceuvre d'une manière intéressante et utile.
VICT. FAB.
LES FLEURS ; Idylles morales , suivies de poësies
diverses ; par E. CONSTANT-DUBOS , professeur au
Lycée impérial. A Paris , chez Léopold Collin , rue
Gilles-Coeur. Un vol . in-8° . Prix , 3 fr. 50 cent , et
4 fr . franc de port.
LES Fleurs ! ce titre prévient en faveur de l'ouvrage.
Les Fleurs combien ce mot réveille d'idées riantes ,
de sensations - douces , de tableaux suaves ! « La Fleur ,
462
MERCURE
DE FRANCE ,
!
dit un de nos plus éloquens prosateurs ( 1 ) , est la fille
du matin , le charme du printems , la source des parfums
, la grâce des vierges , l'amour des poëtes. Elle
'passe vîte comme l'homnie ; mais elle rend doucement
ses feuilles à la terre. On conserve l'essence de ses
odeurs ; ce sont ses pensées qui lui survivent . Chez les
Anciens , elle couronnait la coupe du banquet et les
cheveux blancs du sage : les premiers chrétiens en couvraient
les martyrs et l'autel des catacombes : aujourd'hui
même encore , nous en parons nos temples. Dans
le monde , nous attribuons nos affections à ses couleurs ,
l'espérance à sa verdure , l'innocence à sa blancheur ,
la pudeur à ses teintes de rose . Il y a des nations , ой
elle est l'interprête des sentimens : livre charmant , qui
ne cause ni troubles ni guerres , et qui ne garde que
l'histoire fugitive des révolutions du coeur ! »
Un sujet aussi aimable ne doit jamais vieillir . Même
après Anacréon , il plaît encoré dans les chants de
Rapin; et les vers que les fleurs ont inspirés parmi
nous à MM. de Fontanes et Parny , conservéront toujours
l'éclat et la fraîcheur des roses .
Séduit par le charme innocent des fleurs , un nouveau
chantre de leurs attraits leur consacre aujourd'hui
un nouvel hommage. Ce n'est pas seulement leurs
grâces , leur variété , leurs parfums , qu'il célèbre dans
ses rimes faciles : l'ami de Flore veut encore être celui
des moeurs ; et sous la plume de notre aimable Anthophile
, l'éloge de chaque fleur offre , dans une idylleélégante
, une leçon utile auprès d'une image agréable.
Chacun instruit à sa manière ; celle qui plaît est la
meilleure. Pour faire aimer la vertu , lá naïve Deshoulières
eut recours à ses Moutons ; et la morale a plus
d'un prédicateur éloquent , chez les loups mêmes de
notre bon La Fontaine . Ingénieux disciple de ces pré-
' cepteurs sans férule , M. Constant-Dubos a choisi
pour
son portique ou son lycée , les rians parterres de la
nature. Philosophe ami des grâces , peu lui importe
Aristote ou Platon : tout bosquet est son Académie ; et
(1 ) M. de Chateaubriand.
SEPTEMBRE 1808. 465
s'il est tant soit peu péripatéticien , c'est quand il nous
promène parmi ses fleurs.
Quoi de plus indulgent que ses leçons , de plus aimable
que ses emblêmes ? Prêche-t-il la sagesse à la beauté
naissante ? Il songe au Bouton de rose ; et le charme *
des images sert de passe-port au sermon :
<< Voyez- vous sa corolle humide
S'épanouir aux traits du jour ?
Tel s'ouvre aux rayons de l'amour
Le coeur d'une vierge timide.
Faut-il qu'un précoce larcin
A périr en naissant l'expose !
Bouton d'innocence et de rose
Ont hélas ! le même destin .
Quand sur sa tige maternelle ,
La rose commence à s'ouvrir
Le papillon et le zéphir
Viennent voltiger autour d'elle .
S'il arrive qu'avant le tems
Une indiscrète main la cueille ,
Pâle , inodore , elle s'effeuille
Et perd ses volages amans .
Ainsi quelquefois l'imprudence
Flétrit l'objet de nos désirs.
Ainsi trop souvent nos plaisirs
Coûtent des pleurs à l'innocence
Toi dont l'incarnat, enchanteur
Offre une fleur à peine éclose ;
Jeune Eglé , veux-tu de la rose
Conserver long- tems la fraîcheur ?
Songe qu'à cette fleur si tendre
La nature sut attacher,
Une feuille pour la cacher ,
*
Une épine pour la défendre . » ( Idyl. I. ) f
Près du bouton de rose j'aperçois la Violette , odorante
avant-courrière du printems , célébrée comme
la rose par les poëtes de tous les âges , et comme elle
chérie des bergères. Son nom recommande la grâce et
la modestie :
<<< Aimable fille du printems ,
Timide amante des bocages ,
MERCURE DE FRANCE ,
Ton doux parfum flatte mes sens ,
Et tu sembles fuir mes hommages .
Comme le bienfaiteur discret ,
Dont la main secourt l'indigence ;
Tu me présentes le bienfait ,
Et tu fuis la reconnaissance.
Sans faste , sans admirateurs ,
Tu vis obscure , abandonnée ;
Et l'oeil encor cherche ta fleur ,
Quand l'odorat l'a devinée. » ( Idyl. II. ),
Voici , penché sur le bord d'un ruisseau , le Narcisse
amant de lui-même : il sèche et meurt en s'admirant
dans l'onde. Ainsi l'amour- propre est l'écueil de
l'amour-propre. Fuyons ses perfides caresses :
« Oh ! si les Narcisses nouveaux
Pouvaient , dans le cristal des eaux >
De leur ame entrevoir l'image ;
Epouvantés de leur laideur ,
Moins d'amour que de douleur
Ils mourraient sur le rivage . » ( Idyl. XIII. )
A cette tige élancée , à ce calice étincelant d'incarnat ,
et d'azur et d'albâtre , j'ai reconnu l'aimable OEillet.
Humble et frêle naguère , il implorait un support : mais
l'art est venu pour lui au secours de la nature : la fleur ,
rampante hier , s'élève aujourd'hui parée d'un triple
diadême ; et devant elle , l'orgueil du lys s'est abaissé.
Vous à qui sourit la fortune , protégez le jeune talent ;
que serait-il sans la culture ?
« Voyez-vous ce champêtre asile ?
Là , peut-être un nouveau Virgile
Pour éclore attend vos secours ;
Peut-être un nouveau Démosthène
Par vous de l'éloquente Athène
Va meme rappeler les beaux jours .
Cultivez la plante orpheline ,
Qui s'offre à vos soins bienfaisans ;
Sans doute le ciel la destine
A couronner vos cheveux blancs.
Vous verrez son jeune calice
Aux rayons d'un soleil propice
Bientôt
DR
LA
SEPTEMBRE 1808. 465
Bientôt déployer ses attraits
Et même encor dans la vieillesse ,
EP
Vous jouirez avec ivresse
De sa gloire et de vos bienfaits . » ( Idyl. IX. )
Mais quelle est cette fleur superbe , qui , fière de ses
riches couleurs , domine au loin toutes les fleurs d'alentour
, et semble la reine du parterre. C'est la fille de
l'Orient , c'est l'altière Impériale. Sa taille majestueuse
ressemble au sceptre des rois ; sur son auguste front ,
resplendit une couronne d'or ; et les gouttes limpides
et brillantes qui s'échappent de son sein , se balancent
mollement sur ses feuilles légères , comme autant de
perles liquides. Honneur à toi , noble symbole des monarques
! rangées en cercle autour de la tige élevée , les
autres fleurs se plaisent à composer la cour , et , s'inclinant
avec respect , te saluent leur souveraine':
« Mais au sein de ta cour , toujours simple et discrète ,
Envers la fleur des champs aujourd'hui la sujette
Garde-toi d'affecter de superbes mépris.
Fille du même sol , tu passeras comme elle ;
Les vents d'automne , d'un coup d'aîle ,
Un jour avec les siens confondront tes débris.
Me trompé-je ? ….. Je crois , au pied de ta colonne ,
Voir des larmes tomber ! ... Auguste fleur , pardonne:
Des larmes l ... En est - il au faîte des grandeurs ?
Des souverains du monde image trop fidèle ,
Par toi leur secret se révèle :
Hélas ! leurs yeux aussi recèlent donc des pleurs !
Quand leur peuple , ébloui d'une apparence vaine ,
Leur envie un bonheur qu'ils connaissent à peine ,
Les chagrins avec eux sont assis sous le dais .
De la mort à leur tour ils sont les tributaires :
Apprenez , ô mortels vulgaires ,
A souffrir sans murmure , à mourir sans regrets. »
Ainsi , dans la forme des fleurs , comme dans leurs
habitudes et leurs instincts , l'auteur sait puiser des
leçons utiles à tous les âges , à tous les rangs. Afin de
jeter quelques ombres dans les tableaux , et de diversifier
les préceptes , il fait des unes l'emblême des vertus ,
et des autres le symbole des vices ; et variant avec art
Gg
5.
cen
466 MERCURE DE FRANCE ,
l'objet , le ton, le style , et jusqu'au rhythme de chaque
sujet , il présente toujours la morale ornée des agrémens
de la poësie.
Ce que M. Constant Dubos a fait pour les fleurs , il
se propose de le faire aussi pour les arbres ; et ce nouyeau
travail est déjà commencé. Parcourez le jardin de
notre poëte : entre la Rose , image fugitive du plaisir ,
et l'Immortelle durable image de l'amitié , s'élève l'arbre
mélancolique , favori de la douleur. Amans infortunés
, vous trouvez dans le Saale le confident de vos
soupirs :
« Son feuillage , toujours cher à la rêverie ,
Offre un réduit propice aux mortels malheureux ;
Il aime à les couvrir de sa mélancolie ;
On dirait qu'il pleure avec eux .
Les oiseaux , recueillis sous sa pâle verdure , ´
De son tranquille abri n'osent troubler la paix ;
Le ruisseau qui l'arrose adoucit son murmure ,
Et semble exprimer des regrets.
Oh! que j'aime à le voir , vers l'onde rembrunie ,
Incliner mollement ses flexibles rameaux ;
Comme , en cheveux épars , on nous peint l'élégie
Soupirant auprès des tombeaux !!
Saule cher et sacré , le deuil est ton partage.
Sois l'arbre des regrets et l'asile des pleurs :
Tel qu'un fidèle ami , sous ton discret feuillage ,
Accueille et voile nos douleurs .
O toi que du plaisir la voix flatteuse engage ,
Crédule amant , jouis de ton bonheur d'un jour :
Le Myrthe en ce moment , te prête son ombrage ;
Demain le saule aura son tour. » ( Idyl, III,)
La teinte de ces vers est celle du sujet. On ne peut
rendre la mélancolie plus aimable , et donner plus de
grâce à la tristesse.
L'auteur , à la suite de ses Idylles , a placé des notes
où les détails moins propres à la poësie sont exposés
avec une précision qui n'exclut pas l'élégance. Il a pensé,
non sans raison , que l'analyse botanique des divers sujets
qu'il a traités aurait le double avantage de jeter
SEPTEMBRE 1808.
467
quelque variété dans son recueil , et , peut-être , d'ins
pirer aux jeunes personnes le goût d'une étude intéressante.
Attentif à sauver jusque dans des notes l'aridité de
la science , il a soin de rapporter , après les développemens
qu'elle exige , les plus jolis vers des modernes qui
se sont plu comme lui à célébrer les fleurs . Tantôt sa
prose facile réproduit dans une traduction élégante les
grâces latines de Rapin et de Cowley , de Politien et
de Sautel ; tantôt courtisan des Muses françaises , il dérobe
innocemment , pour orner son parterre , les fleurs
éparses de nos postes les plus aimables, Fontanes et
Delille , Boisjolin et Parny ; Le Brun , Ducis , Arnault ;
Saint-Ange , de Guerle et Castel ; Hoffmann , Roger ,
Millevoye tous ces noms ; auxquels sourit le Dieu du
goût , sont rappelés avec éloge dans le recueil de M.
Constant Dubos ; et quelquefois ils y figurent au bas ďun'
récit agréable ou d'une fiction ingénieuse. ---
Nous ne dirons qu'un mot des poësies diverses qui ·
terminent le volume. L'auteur modeste les donne pour
des essais de sa jeunesse mais en lisant la romance de
la Piété filiale , l'idylle du Ruisseau , et les stances sur
la Mélancolie , on sent qu'il est des talens de tout âge
comme des fleurs de toute saison. D. G
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. Theatre de l'Impératrice. Première
représentation de la Forêt de Nicobar , opéra en un acte ,
de Trento . Débuts de MM . Brida et Ranfagna .
:
Une première représentation et deux débuts , en voila
plus qu'il ne faut ppour attirer la foule aussi la salle de
POdéon était-elle remplie d'une brillante et nombreuse
société .
On est convenu depuis long-tems de ne plus donner
l'analyse des poëmes italiens , et l'on a sagement fait d'y
renoncer : La Forêt de Nicobar offre à peu près les mêmes
situations que l'opéra de la Caverne , mais avec les invraisemblances
et les folies que l'on trouve dans presque tous!
les opéras bouffons italiens.
468 MERCURE DE FRANCE ,
:
La musique est de Trento c'est le premier ouvrage de
ce compositeur que l'on représente à Paris . Trento est connu
en Italie par sa manière supérieure de jouer de la guitarre
il a fait pour cet instrument beaucoup d'airs détachés ,
mais il ne note jamais que le chant , et laisse à un autre
musicien le soin de faire les accompagnemens ; on dit cependant
que ceux de la Forêt de Nicobar sont de lui ; quor
qu'il en soit , la musique de ce nouvel opéra a fait généralement
plaisir ; on a sur-tout applaudi un beau duo entre
Mme Barilli et M. Brida , un grand air parfaitement chanté
par ce dernier , un quatuor d'un bel effet , et un morceau
exécuté par Mine Barilli , avec tout le charme et toute la
pureté de son talent.
M. Brida , l'un des débutans , est destiné à remplacer
Bianchi sa voix est une véritable haute- contre très -étenduc ;
elle a cela de particulier , qu'elle est plus forte et plus claire
dans les tons hauts , c'est-à- dire que M. Brida donne les
notes élevées de pleine poitrine , chose devenue fort rare
dans ce pays , où les chanteurs trouvent plus aisé de chanter
avec la voix de tête ; et , par ce moyen , tel d'entr'eux qui
pourrait à peine solfier un air écrit pour un tenore , défigure
hardiment les partitions des hautes-contres. La méthode de.
M. Brida est sage ; cette simplicité d'exécution a un peu surpris
les spectateurs , mais elle n'a étonné que ceux qui
croyaient que les Italiens indistinctement sont dans l'habitude
de surcharger la musique d'ornemens qui lui sont trop
souvent étrangers. Le débutant me paraît formé à l'école de
Marchési : il a été applaudi , mais il méritait de l'être beaucoup
plus. Nous l'engageons , quoi qu'on puisse lui dire , à
persévérer dans son excellente méthode. L'acquisition de ce
chanteur est précieuse pour la troupe italienne à qui il manquait
un tenore .
M. Ranfagna a une basse-taille peu étendue ; il a joué avec
succès le rôle d'un valet poltron et niais : son masque est
comique ; et ses bouffonneries , sans être trop multipliées ,
ont beaucoup amusé les spectateurs .
Il est impossible de rendre compte d'une représentation
aux bouffons , sans parler de l'orchestre et sans lui donner
les éloges que méritent son ensemble et sa précision .
B.
La veille de la fête de l'Empereur , on a coulé la statue en
bronze qui doit couronner la colonne d'Austerlitz . La fonte
SEPTEMBRE 1808 . 469
s'en est faite à St.-Laurent , dans les ateliers de M. Delaunay,
en présence de M. Denon , directeur- général des Musées , et
des architectes de la colonne . C'est la première statue de l'Empereur
que l'on ait coulée . L'opération a réussi au- delà de
toute espérance ; il ne se trouve dans tout le bronze qu'un trèspetit
trou dans la draperie , tout le reste est venu parfaitement
pur. Cette figure , qui a 10 pieds de proportion , a été fondue
d'après le modèle exécutée par M. Chaudet , membre de
l'institut et l'un de nos premiers sculpteurs . Elle pèse environ
quatre milliers. L'artiste a représenté l'Empereur appuyé sur
son épée et tenant d'une main une boule surmontée de la
Victoire .
Comme on avait mis dix milliers de matière en fusion , on
a coulé le même jour quatre bas- reliefs du fùt de la colonne :
ainsi ce monument va bientôt s'achever ; les travaux sont
maintenant en pleine activité ; on a déjà commencé à poser
les parties lisses et les cimaises du soubassement ; le soubassement
lui -même sera sous peu de jours revêtu des bas- reliefs
qui doivent le décorer.
L'Académie d'Amiens propose pour le concours de l'année prochaine
les deux questions suivantes :
« Donner la description des voies romaines , vulgairement appelées
Chaussée de Brunéhaut , qui traversent la Picardie , et particuliérement
de celle qu'Agrippa fit construire depuis Lyon jusqu'à Boulogne , et qui
passe par Soissons , Noyon , Amiens , etc .; indiquer leurs anciennes directions
, les changemens qui y ont été faits , leur proximité ou leur éloigrement
de quelques -uns des camps connus dans cette province sous le
nom de Camps de César : leur largeur et leur épaisseur ; si elles sont
formées de différens lits de pierre , de caillou , de sable , d'arêne , etc. ,
les comparer avec nos routes modernes sous le rapport de la solidité , des
construction et d'entretien .
» Déterminer l'influence du commerce et des manufactures sur l'agriculture
et réciproquement de celle- ci sur celles -là dans le département de
la Somme ; en faire connaître les avantages ou les inconvéniens sous leurs
rapports mutuels , et indiquer par les moyens les plus simples ce qu'on
pourrait faire pour leur prospérité réciproque. »
Les concurrens sont invités à consulter des développemens que M.
Besville donna l'année dernière sur cette question importante , dans la
feuille de M. Caron l'aîné , sous la date du 29 août 1807 , et dans celle
de M. Maisnel fils .
L'Académie propose pour sujet d'un troisième prix , l'éloge de M.
Louis -Gabriel de la Moîte d'Orléans , évêque d'Amiens .
470 MERCURE DE FRANCE ,
Les mémoires seront adressés , franc de port , au secrétaire-perpétuel ,
avant le 1er juillet 1809. Un billet cacheté contiendra le nom de l'au--
teur , avec la devise mise en tête du mémoire .
Le prix sera une médaille d'or.
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
ANGLETERRE. - Londres , le 8 Août. Nous avons reçu
des journaux français jusqu'au 27 juillet , et des journaux
hollandais jusqu'au 1er du courant . Ils annoncent le départ
de Napoléon , de Bayonne , le 21 juillet . Il s'est rendu à Pau ;
mais on ne forme que des conjectures sur la route qu'il doit
tenir ensuite. On parle de Nantes et de Brest ; mais tout ce
qu'on dit à ce sujet n'a probablement pour objet que de
cacher sa véritable destination , et il est vraisemblable qu'il
se rend du côté du Rhin .
Des corps nombreux de troupes françaises sont déjà
rassemblés à Strasbourg , et dans les environs , et des ordres
ont été donnés pour la formation d'une armée de réserve ( 1 ) .
Si ces préparatifs n'indiquent pas des hostilités prochaines ,
ils sont du moins une preuve des soupçons que Napoléon
a conçus sur les desseins de l'Autriche , qui , tôt ou tard ,
doivent amener une rupture . Tandis que Kellermann prépare
une armée sur la rive droite du Rhin , toutes les
troupes françaises qui se trouvent dans le Frioul vénitien
ont reçu ordre de former un camp dans les environs
d'Udine. Il est probable qu'on augmenterà cette armée de
toutes les forces disponibles des royaumes d'Italie et de
Naples , si , dans l'état d'agitation où se trouve ce pays ( 2) ,
(1 ) Il est vrai que 40 mille hommes de la dernière conscription se
rendent en Allemagne pour renforcer les cadres de la Grande-Armée ;
et remplacer le double de vieilles troupes qui en sont retirées pour
l'Espagne ; ainsi la Grande-Armée sera plutôt diminuée qu'augmentée ,
par l'effet de cette mesure qui n'indique donc aucun projet hostile .
(2) Jamais le royaume de Naples n'a été plus tranquille . Depuis
sent ans , il n'y a jamais eu moins d'assassinats et de brigandages ;
les galériens que des frégates anglaises y ont débarqués , ont été pris
par les gardes du pays , et livrés à la justice . La présence de l'armée
anglaise en Sicile ne s'y fait point sentir ; elle est retranchée dans
Syracuse et Messinė ; l'expérience prouvera si elle saura défendrë
le Sicile .
SEPTEMBRE 1808. 471
et malgré la présence d'une armée anglaise assez considérable
en Sicile , Bonaparte veut se hazarder à diminuer
les forces dans ces contrées. Il est cependant d'un intérêt
si grand pour lui d'attaquer l'Autriche de ce côté , qui est
véritablement le plus faible , qu'il est probable qu'il y fera
passer la plus grande partie de ses forces (3 ). Ces présages
d'une rupture prochaine entre la France et l'Autriche , sont
fortifiés par des bruits qui ont été répandus hier , en conséquence
du rapport fait par un individu qui est parti de Hollande
mardi dernier , et est arrivé à Londres samedi soir , 6
du courant. Il annonce que l'ambassadeur d'Autriche en
Hollande avait demandé ses passe-ports , et était parti pour
Vienne ; que l'ambassadeur d'Autriche à Paris était rappelé ;
que le général Andréossy avait quitté Vienne , et que les
troupes françaises affluaient de toutes parts vers les frontières
de l'Autriche et de la Boheme (4) .
4
Nous regardons conime extrêmement probable une rup
ture entre ces deux puissances . L'Autriche s'occupe , depuis
quelque tems , à recruter son armée , et à la mettre sur le
pied le plus respectable . On peut regarder comme certain
que Napoléon est résolu à ne jamais le permettre : L'Autriche
avait sans doute le desir d'éviter une rupture jusqu'au moment
où elle aurait porté son armée à sa plus grande force ;
mais Napoléon étant déterminé depuis long-tems à détruire
cette puissance , l'on croit généralement que son intention
était de déclarer la guerre à l'Autriche , une fois les affaires
d'Espagne terminées , ne s'attendant pas à trouver dans ce
pays autant de résistance . Il parait néanmoins qu'il ne s'est
pas départi de son plan , et qu'il se croit assez fort pour tenir
tête en même tems à l'Espagne et à l'Autriche (5).
(3) Quelle ineptie !
(4) Bruits d'agiotage . Le comte de Metternich est à Paris , et qui
mieux est , y est très-bien vu . Le général Andréossy est à Vienne . Les
troupes françaises sont dans leurs cantonnemens , et à plus de cent
lienes de l'Autriche proprement dite.
(5) Il est plaisant de mettre en doute si la France et ses alliés peuvent
à la fois faire la guerre à l'Autriche et à l'Espagne , lorsque , sans alliés
elle a vaincu quatre coalitions dix fois plus redoutables . N'importe
les Anglais verraient avec plaisir l'Autriche faire la guerre , dans le
même esprit qu'ils ont excité la coalition de la Prusse , quoiqu'ils prévissent
bien ce qui arriverait à la Prusse , Mais ils vivent au jour le
jour ; une guerre qui ne durerait que six mois , serait toujours autant
de gagné pour eux ; ils ne songent pas au résultat qui ne pourrait
qu'empuel eur position .
472
MERCURE
DE FRANCE
,
Ce mouvement soudain de Napoléon doit sans doute nous
engager à ménager nos propres ressources ; mais nous devons
fournir aux ennemis de Napoléon de l'argent et des
munitions tant qu'ils en auront besoin (6) .
(6 ) L'Angleterre connaît l'étroite union qui existe entre la France et
la Russie ; elle sait que ces deux grandes puissances sont résolues à
réunir leurs forces , et à reconnaître pour ennemi tout ami de l'Angleterre
; elle sait que la paix ne sera pas troublée en Allemagne ; et elle
ne conserve aucun espoir raisonnable de succès définitifs , en fomentant
des troubles et des désordres en Espagne ; elle sait que c'est du sang et
des victimes inutiles : mais cet encens lui est agréable ; les déchiremens
du continent sont ses délices . Elle sait bien aussi qu'avant que l'année
soit réyolue , il n'y aura pas un seul village d'Espagne insurgé , pas
un Anglais sur cette terre . Mais qu'importe à l'Angleterre ? elle ne
connaît ni honte ni remords . Ses armées se rembarqueront et abandonneront
ses dupes ; elle traitera les insurgés d'Espagne comme elle
a traité le roi de Suède. Elle a mis les armes à la main à ce souverain ,
l'a flatté d'un secours puissant : 20 ou 30,000 hommes devaient le
secourir contre le Danemarck et contre la Russie ; mais les promesses
sont faciles . Le général Moore et 5000 hommes sont arrivés et son
restés deux mois mouillés sur la côte de Suède , pendant que la Finlande
était conquise , et que les Suédois était chassés de la Norwège. Il y a
peu de semaines , nous cherchions comment l'Angleterre pourrait se
tirer avec honneur de cette lutte folle du Nord . Si elle débarque une
armée , disions-nous , cette armée sera prise pendant l'hiver ; nous ne
pouvions nous attendre , quelque manvaise opinion que nous eussions.
de la bonne foi britannique , que cette perfide puissance abandonnerait
a Suède à son malheureux sort , et sortirait de là en donnant de nou-
Ivelles preuves de ce que les alliés de l'Angleterre ont à attendre d'elle
trahison et abandon . Les insurgés espagnols seront trahis et abandonnés
de même , lorsque l'Aigle français couvrira de ses aîles toutes.
les Espagnes.
L'ineptie , le défaut de courage , d'esprit , ont fait essuyer quelques
échecs à nos armes ; ils seront promptement réparés , et alors les Anglais
se précipiteront sur leurs vaisseaux , ils abandonneront leurs alliés ,
et , comme à Quiberon , tireront sur les malheureux qu'ils auront laissés,
sur le rivage.
Quant à l'Autriche , la paix sera maintenue sur le continent , parce
que l'Angleterre y est sans influence . Le mépris et la haine qu'elle
inspire sont communs à toutes les grandes puissances ; toutes ont été
ses victimes . M. Adair a été chassé de Vienne le jour où M. de Staremberg
est revenu de Londres .
Les armemens faits par l'Angleterre sous pavillon américain , qu'esSEPTEMBRE
1808. 473
Une lettre d'Amsterdam , en date du 28 juillet , annonce
l'arrivée à Vienne d'un ministre anglais que l'on suppose
être M. Alair. On dit qu'il a reçu un accueil flatteur du
cortaient à Trieste des frégates anglaises , ont été répoussés et proscrits
par un dernier édit de l'empereur François II . La bonne intelligence n'a
pas cessé de régner entre l'Autriche et la France.
Les agens obscurs que l'Angleterre solde , et qui se cachent dans
cette foule d'escrocs que poursuit la police de tous les gouvernemens
de l'Europe , ont dit à Vienne que la France allait faire la guerre à
l'Autriche , et à Paris , que l'Autriche levait de nouvelles armées pour
attaquer la France. Les oisifs , avides de nouvelles et d'émotions , ont
pu , sur ces obscures rumeurs supposer des marches , des contremarches
, et bâtir des plans de campagne aussi frivoles qu'eux ; mais
les deux cabinets n'ont pas cessé d'être dans les relations les plus
amicales .
Dans l'entrevue que l'empereur Napoléon a eue avec l'empereur
François II en Moravie , l'empereur François lui promit qu'il ne lui
ferait plus la guerre . Ce prince a prouvé qu'il tenait sa parole. Il est
curieux de voir que tandis que le cabinet d'Autriche assure et déclare
qu'il est bien avec la France , que la France publie les mêmes assurances
, il est curieux , disons-nous , de voir que cette faction brouillonne
qui se nourrit d'agiotage , de calomnies , de libelles , continue à
jeter l'inquiétude parmi les hommes paisibles .
Les affaires d'Espagne sont irrévocablement fixées . Elles sont reconnues
par les grandes puissances du continent . Si l'on été déçu dans
l'espoir de conduire ces peuples dans un meilleur ordre de choses sans
troubles , sans désordres , sans guerre , c'est une victoire qu'a obtenue
le génie du mal sur l'esprit du bien . Du reste et en définitif , cela ne
sera funeste qu'à l'Angleterre et à ses partisans . Ces vérités sont évidentes
, et il n'y a pas un homme de sens à Londres qui n'en soit
pénétré . Que penser de la politique et de la raison d'un cabinet qui ,
ayant excité la Suède contre la Russie , espérait la soutenir avec une
expédition de 5000 hommes ?
Tant qu'il s'agira de calomnier , de séduire , de suborner , l'Angleterre
aura l'avantage dans ce genre de guerre ; mais lorsqu'elle verra
l'Aigle le suivre de l'oeil , le léopard sentira fuir sous ses pas la terre
ferme , et ne trouvera de refuge que sur ses flottes et dans l'élément des
tempêtes.
La paix est le voeu de l'Univers . Les événemens qui ont changé la
face du Monde depuis la rupture de la paix, d'Amiens , c'est à la rupture
de cette paix qu'il faut les attribuer ; les événemens si défavorables.
à l'Angleterre qui se sont passés depuis la mort de Fox , c'est à sa mort
et à la rupture des négociations qu'il faut les attribuer ; les changemens.
474
MERCURE DE FRANCE ,
comte Stadion , et qu'il a eu plusieurs conferences avec ce
ministre et avec l'ambassadeur de Russie , le prince Kurakin
(7).
Le gouvernement a reçu des dépêches de l'Inde , en date
du 15 mars. Elles annoncent qu'il a éclaté une nouvelle
guerre entre les Seiks , et qu'on avait en conséquence rassemblé
des forces considérables sur les rives de l'Attock. Un
de ces corps avait été taillé en pièces par le parti opposé , en
tentant de pénétrer à Lahor . Tout le pays , du côté de l'Ouest ,
est soulevé , et l'on a jugé nécessaire de diriger , de Candahar
sur Moultan , des renforts considérables (8) .
Du 13 Acút. Le brick canonnier l'Encounter, qui a fait
voile de la rade de Lisbonne le 3 du courant , vient d'arriver
à Plimouth. Il rapporte que Junot était sorti du fort de Saint-
Julien avec 18,000 hommes , sans qu'on sût pour quel objet.
Il paraît néanmoins que ses amis , les Russes , avaient débarqué
la principale partie de leurs équipages , et défendaienles
forts et les batteries des côtes .
On mande de Bombay, en date du 21 fevrier : « On dit
que le roi de Perse a cédé Gombreom aux Français (9) , et
survenus en Europe depuis la paix de Tilsitt , c'est au refus d'accepter ›
la médiation de la Russie qu'il faut les attribuer : ce qui arrivéra encore
sur le continent de contraire à la grandeur et à l'intérêt de l'Angleterre
si la paix n'a pas lieu , il faudra l'attribuer à cette obstination follé , à
cette politique aveugle et furibonde qui malgré l'union de grandes
puissances , met toujours son avenir dans les rêves d'une division impossible
, et du renouvellement de coalitions qui ne peuvent exister qué
contre elle. C'est bien ici le lieu d'appliquer cette maxime de Cicéron ,
que le parti le plus politique est celui qui est le plus conforme à la justice.
La continuation de la paix d'Amiens eût laissé l'Europe dans le
même état. La paix que voulait Fox eût empêché la ruine de la Prusse
et l'occupation des villes du Nord . L'acceptation de la médiation offerte
par la Russie eût empêché les affaires de la Baltique et d'Espagne . Et si
la paix n'a pas lieu dans l'année , qui peut prédire les événemens contraires
à l'intérêt de l'Angleterre qui se seront passés d'ici à un an ?
(7) Quelle pauvreté ! aucun ambassadeur anglais n'est sur le continent .
Et y en aurait-il un , il ne serait pas chez le prince Kourakin qui ne reçoit
pas les ennemis de son maître.
(3) Nous sommes instruits par la voie de terre , que les affaires des
Anglais dans les Indes vont très -mal , et que l'arrivée de la moindre division
européenne y produirait un entier soulèvement.
€
(9) Gombroom , Gomrom ou Bender- Abassi ( port d'Abas ) , est
SEPTEMBRE 1808. 4-5
qu'une escadre est partie d'ici pour intercepter l'armement
français qui doit en prendre possession . Nous apprenons pa
reillement qu'un général français et 300 partisans étaient
arrivés à Théran ( 10 ) , dans le dessein de pénétrer dans
l'Inde. »
AUTRICHE. Vienne , le 17 Août. La première nouvelle
de la révolution qui a eu lieu à Constantinople est arrivée
ici , dans la nuit du 12 au 13 de ce mois , par un courier
extraordinaire chargé des dépêches du général en chef
russe prince de Prorosowsky pour le prince Kurakin , ambassadeur
de Russie près de notre cour . Le second et le troisième
courier arrivèrent , le 13 à midi , directement de Constantinople
, l'un avec des dépèches de M. Latour-Maubourg,
chargé d'affairesde France près la Porte , pour l'ambassadeur
de France , M. le général Andréossy ; l'autre avec celles de
M. de Sturmer , notre envoyé à Constantinople , pour notre
chancellerie d'État . Ces couriers étaient en outre porteurs de
beaucoup de lettres particulières , qui sont loin de s'accorder
sur toutes les circonstances de cet événement ; ils ont
fait une telle diligence , qu'ils n'ont mis que douze jours
pour venir de Constantinople à Vienne.
Voici sur cette révolution quelques nouveaux détails qu'on
donne pour authentiques :
« Depuis quelques tems il y avait eu fréquemment des
troubles à Constantinople ; mais on les appaisait aussitôt en
mettant à la mort les principaux auteurs connus de ces désordres
; de sorte que ces événemens ne produisaient dans
le public aucun effet . A la fin Kawlaki-Óglou , chef prinune
ville maritime , située à l'entrée du golfe Persique . Après la chûte
d'Ormus , elle devint l'entrepôt des richesses de l'Inde et de la Perse .
Les Français , les Anglais , les Hollandais y avaient des comptoirs , et
partageaient les avantages de sa situation . Les Anglais , devenus depuis
les dominateurs et les tyrans des mers de l'Asie ont forcé le commerce
à suivre des routes nouvelles . Partout où leur cupidité n'a pu
s'en emparer exclusivement , leur jalousie a tenté de le détruire . Le bruit
de la cession de Gomrom à la France , n'est que le voeu des nations de
P'Inde , qui , depuis long-tems , appellent des libérateurs .
(10) Théran où Tahiran , ville considérable dans Plrac -Agémi . Le
souverain actuel de la Perse y fait sa résidence , et depuis qu'elle est
le siége du gouvernement , on s'accoutume à la regarder comme la
capitale du royaume , quoique Ispahan , Tauris et Schiraz , soient des
villes beaucoup plus considérables .
476
MERCURE DE FRANCE ,
à
cipal de la révolution opérée contre Sélim , fut surpris et
assassiné dans le fort où il commandait , ce qui commença
faire soupçonner que ces troubles étaient relatifs à la déposition
de ce sultan. A la même époque, plusieurs des principaux
fonctionnaires de l'empire , réunis à Andrinople , quartiergénéral
du grand- visir , délibérèrent sur les moyens les plus
convenables pour affermir la tranquillité dans l'intérieur , et
sur les principes politiques à adopter dans la situation actuelle
des affaires. Le grand - visir et Mustapha-Bairactar assistèrent
à ees délibérations et les dirigèrent en partie. Tous deux
prévinrent le sultan Mustapha qu'il y avait à Constantinople
une faction qui voulait le détrôner et rétablir Sélim ; ils lui
offrirent en conséquence de se rendre eux - mêmes avec
quelques troupes à Constantinople , pour réprimer les efforts
de ce parti. Le sultan accepta ces offres avec la plus
grande satisfaction , et autorisa par - là les mouvemens du
grand- visir et du pacha de Rudstuck . Le premier se mit donc
en marche avec 20,000 hommes , et Mustapha- Bairactar avec
18,000 . Arrivé dans le voisinage de Constantinople , le grandvisir
s'arrêta , et Bairactar entrant dans la capitale , marcha
sur le sérail. Le capitan - pacha et un grand nombre de janissaires
se réunirent à lui ; ses forces augmentèrent à vue d'oeil .
Mustapha-Bairactar cerna le sérail et demanda Sélim , menacant
, en cas de refus , de donner l'assaut et de prendre le
sérail de vive force . Bientôt on lui jetta le corps de ce prince
par dessus le mur extérieur . On a su depuis qu'au moment
où le sultan Must ha reconnut qu'il s'était trompé en comptant
sur Mustaphairactar , il fit étouffer Sélim d'une manière
très-douloureuse , mais qui était usitée depuis longtems
en turquie . Lorsque les troupes reconnurent le corps
qu'on leur jettait pour celui de Sélim , le capitan -pacha et
plusieurs autres chefs parurent perdre entiérement courage ;
mais le pacha de Rudstuck les ranima en leur criant que rien
n'était encore perdu , et en faisant proclamer aussitôt que le
sultan Mustapha était incapable de gouverner , et que Mahomet,
son jeune frère , était déclaré grand - seigneur. Le changement
dans le gouvernement fut annoncé au peuple par des
décharges d'artillerie , et aumême instant Mustapha-Bairactar
réalisa ses menaces ; on planta des échelles contre les murs
du sérail; on y enfonça les portes et après d'assez grands ef
forts on parvint à se rendre maitre des cours intérieures .
Mustapha-Bairactar qui marchait lui-même à la tête des assaillans
, entra dans l'appartement du grand- seigneur le sabre
à la main , sauva la vie à Mahomet , que le sultan était sur le
point de massacrer et qu'il avait déjà blessé . Le sultan MusSEPTEMBRE
1808. 477
tapha , obligé de céder , signa une renonciation au trône et
fut ensuite enfermé . » #
. On ajoute que Mustapha -Bairactar s'est lui- même nommé
grand-visir et que le grand- visir a été nommé commandant de
la forteresse d'Ismaïl . Bairactar a ensuite fait proclamer que
la Porte avait des ennemis ; qu'elle était obligée de faire la
guerre , et qu'il fallait redoubler sur le champ tous les préparatifs.
Des avis particuliers assurent que le grand-visir , en s'approchant
avec son corps d'armée de la capitale , avait donné
avis au sultan Mustapha de la conspiration , et lui avait promis
de le sauver ; mais que Mustapha- Bairactar découvrit a tems
sa trahison , et qu'il l'a fait décapiter. D'après d'autres avis le
sultan Mustapha aurait également péri .
Tous ceux qui connaissent Mustapha- Bairactar le désignent
comme un homme audacieux , actif et prudent . Il gouverne
maintenant la Turquie sous le nom du jeune Mahomet .
( INTÉRIEUR . )
PARIS , 2 Septembre. - Dimanche dernier , M. le général
de brigade d'Oraison , MM. les colonels Dommanget , Sparre,
Méda ; Casteix et d'Haugéranville , et M. Dupont- Delporte ,
auditeur au Conseil-d'Etat , nommé préfet du département
de l'Arriége , ont eu l'honneur d'être présentés à S. M. l'Empereur
et Roi.
Le dimanche précédent , S. M. assistant à la messe dans
la chapelle des Tuileries , avait reçu immédiatement après
l'Evangile , le serment de M. François-Amable de Voisins
vicaire-général de la grande-aumônerie , nommé à l'évêché
de Saint-Flour , et de M. Gabriel- Raymond- Ferdinand de
Beausset , nommé à l'évêché de Vannes.
Lundi 29 , S. M. a chassé au tir dans la forêt de Saint-
Germain , et a déjeuné au pavillon de la Muette . Le prince
Guillaume de Prusse , M. le comte Tolstoy , ambassadeur
de Russie , MM . les maréchaux Massena , Lefebvre et Lannes
ont eu l'honneur d'accompagner S. M.
-M. le maréchal Victor , duc de Belluno , et M. le sénateur
Roederer , ministre des finances du royaume de Naples ,
sont arrivés à Paris .
-Les messagers , embarqués sur le navire américain , le
Hope , qui est entré dans le port du Havre le 19 du mois
dernier , ont assuré que le gouvernement des Etats - Unis
venait de faire remettre son ultimatum à la cour de Londres ;
4-8 MERCURE DE FRANCE ,
Jes Américains réclament , dit-on , avec beaucoup d'énergie,
l'indépendance de leur pavillon , et la liberté des mers ; on
ajoute aussi qu'ils sont résolus de déclarer la guerre à S. M.
Britannique , si elle refuse de souscrire à ces conditions.
-Les journaux d'Allemagne et d'Italie , comme ceux de
Pintérieur de la France , sont remplis de détails touchans
sur la manière dont on a célébré partout l'anniversaire de
la naissance de S. M. l'Empereur . A Hambourg , comme
à Naples , à Francfort , comme à Florence , les princes , les
peuples , les armées , ont réuni leurs hommages et leurs
vaux pour le héros qui , souvent forcé de vaincre , n'a
jamais cherché dans la victoire que les moyens de rendre'
la paix à l'Europe .
9
La réponse que le Moniteur a faite aux déclamations
des journaux anglais ( 1 ) , dissipe tous les nuages qu'on avait
élevés sur les dispositions pacifiques de l'Autriche , et confoud
les espérances cruelies d'un cabinet qui ne rêve que
le déchirement et la ruine du continent . Il semble que la
conduite du gouvernement britannique devrait avoir épuisé
la surprise et l'indignation. Mais qui peut se défendre d'un
nouvel étonnement , quand on le voit encore offrir avec
une insultante sécurité , son alliance et ses secours à ceux
qui en ont été si souvent les victimes ! On dit que des Espagnols
ont prêté l'oreille à ses perfides promesses : des malheurs
inévitables les auront bientôt détrompés. On dit que
des villages , quelques villes mêmes sont insurgés , et que
des corps isolés de l'armée française ont essuyé quelques
revers . Ces villages , ces villes seront soumis , et les Anglais
avec des troupes sans expérience , sous des généraux
sans renommée , ne seront pas plus heureux en Espagne
contre le génie de Napoléon et les vainqueurs de l'Europe ,
qu'ils ne le furent au commencement du dernier siècle
dans la vieillesse de Louis XIV , avec des armées qui
avaient gagné les batailles de Blenheim et de Ramilies .
Le sort de la monarchie espagnole est fixé ; son nouveau
souverain est reconnu par toutes les puissances du
continent . Désormais leur système politique serait incomplet
; il n'opposerait qu'une impuissante barrière au despotisme
de la marine anglaise , si cette riche péninsule qui
embrasse toutes les Espagnes n'était irrévocablement liée à
la France par un nouveau pacte de famille. On sait bien
(1 ) Voyez ci- devant l'article Londres.
童
SEPTEMBRE 1808. 479
3
que de tout tems l'Angleterre a voulu rompre cette union
intime , nécessaire à la liberté des mers et à l'indépendance
des nations commerçantes ; mais ses efforts ont échoué même
aux jours de sa plus grande force , et ces jours , dont le
souvenir irrite l'impuissance actuelle de ses ministres , ne
peuvent plus revenir. Une expérience terrible a fait voir
à tous les princes du continent ce qu'ils doivent attendre
du gouvernement britannique ; et les résultats de l'alliance
anglaise , opposés à ceux de la protection de la France ,
forment un tableau qui peut épargner aux politiques beaucoup
de fautes et de malheurs. Nous nous bornons à réunir
ici quelques traits de ce tableau .
L'Autriche, après une lutte honorable et sanglante , avait
acquis , par le traité de Campo-Formio , toutes les provinces
vénitiennes à l'orient de l'Adige , l'Istrie , la Dalmatie et
les Bouches du Cattaro..-Elle consentit à s'unir de nouveau
avec l'Angleterre , et cette alliance lui coûta l'Etat de
Venise , le littoral de l'Istrie , la Dalmatie , l'Albanie , le
Tyrol , et trois millions, d'habitans.
La Prusse , alliée, de la Erance , avait acquis successivement
presque tout le cercle de Westphalie , le pays d'Hanovre
et le quart de la Pologne . Sa population était d'environ
10 millions d'ames. Elle s'allie avec l'Angleterre ,
―
et perd , dans une campagne , la moitié de son territoire et
de sa population. La maison de Bragance avait conservé ,
malgré sa faiblesse , toutes ses possessions en Europe et en
Amérique. Elle s'obstine à rester sous le joug de l'alliance
anglaise ; le Portugal change de maîtres , et ses princes sont
forcés d'aller chercher un asyle au Brésil .
La Suède , unie à la France par d'anciennes liaisons et par
le génie de ses habitans , est précipitée par son roi dans l'al
liance de l'Angleterre . Deux ans sont à peine écoulés , et la
Suède , en perdant la Poméranie et la Finlande , a déjà perdu
le tiers de sa population et de ses ressources .
Une branche de la maison de Bourbon , établie à Naples
conservait , sous la protection de la France , deux royaumes
sans ennemis , riches par la nature et par leur situation ,
480 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMB. 1808 .
-
peuplés d'environ six millions d'habitans. Elle s'est ralliée
avec l'Angleterre ; il ne lui reste plus que la possession
mal assurée de la Sicile .
Le roi de Sardaigne et l'électeur de Hesse-Cassel , longtems
protégés par la France , consentent à vendre leurs
troupes et leur pays aux passions du cabinet britannique . Le
premier est aujourd'hui exilé , avec le titre de roi , dans une
ile indigente et sauvage ; le second erre en Europe , sans
Etats , et pour ainsi dire sans patrie .
Teis sont les résultats bien connus de l'alliance de l'Angleterre.
Veut- on apprécier ceux de la protection française ?
Qu'on interroge les princes de la Confédération du Rhin.
Les maisons de Bavière , de Saxe , de Wurtemberg , de Bade ,
de Darmstadt et de Nassau , depuis quelques années , ont vu
presque doubler leur puissance et la population de leurs
Etats . R.
ANNONCES .
Paris et ses Monumens , ou Collection des édifices publics et
particuliers , les plus remarquables de cette capitale , dans son état
actuel et des chefs - d'oeuvre des arts qui les décorent , mesurés , dessinés
et gravés par Baltard , architecte ; avec des descriptions et notices
historiques , par Amaury-Duval. Ouvrage publié par souscription
format grand in-folio .
-
Dédié et présenté à Sa Majesté l'Empereur et Roi .- Vingt-quatrième
livraison ; troisième du château de Fontainebleau , contenant le
plan général de ce palais , une vue de la porte Dauphine , servant
d'entrée à la cour principale , deux autres feuilles présentant une partie
du plafond de la galerie de Diane . Les deux feuilles de texte quî
l'accompagnent sont ornées d'une belle vignette ; elles contiennent l'histoire
de Fontainebleau depuis son origine jusqu'à François Ier inclusi →→ .
yement. Nous rendrons compte de cet ouvrage dans un prochain
numéro.
-
Prix de chaque livraison , 16 fr. papier colombier ; 20 fr. papier grand
aigle ; 32 fr . papier vélin satiné.
On souscrit à Paris , chez l'auteur-éditeur , rue du Bac , n° 100 , et .
chez les principaux libraires .
Barthèle , ou Encore une victime de la jalousie , avec cette
épigraphe :
Quid foemina possit :
Deux vol . in- 12 , par M. Duronceray , avocat , membre de plusieurs -
fsociétés littéraires , correspondant de celle de Rouen . Prix , 3 fr . , et 4 fr.
ranc de port . Paris , chez Chaumerot , libraire , au Palais -Royal , galerie
de bois , n° 88.
DE
SEA
(N° CCCLXXIII . )
( SAMEDI 10 SEPTEMBRE 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
ALINE. - ÉLÉGIE.
CLOTILDE Veuve et pauvre avait pour tout trésor ,
Quelques brebis , une chaumière ,
Et de faibles agneaux , qui de leur mère encor
Avaient suivi les pas dans la saison dernière ;
Mais elle avait plus que de l'or ;
Clotilde était heureuse mère .
Aline partageait ses rustiques travaux ,
Elle soignait , aimait , caressait ses agneaux ,
Les conduisait gaîment sur l'herbe tendre et fine •
Et pour eux seuls Faimable Alinė
Cherchait l'ombrage et les ruisseaux .
A son retour de la prairie ,
Aline au milieu du troupeau
Faisait jaillir un lait nouveau ,
Amassé dans les flancs de sa brebis chérie ;
Et ce breuvage heureux que ses soins caressans
Rendaient encor plus salutaire ,
Joyeuse elle venait l'apporter à sa mère.
Par l'hiver arrêtés , tristes et languissans
Quand ses agneaux paissaient autour de la chaumière ,
Aline allait chercher dans le sein des forêts ,
La feuille par les vents chassée ,
Ses mains y ramassaient la branche délaissée ,
Et bientôt vers sa mère au travers des guérets ,
Hh
DEPT
5.
Icen
482 MERCURE DE FRANCE,
Elle accourait dans sa retraite
* Où déjà Clotilde inquiète ,
Les yeux tournés sur le hameau ,
De lin pour son Aline entourait un fuseau .
Dans sa cabane enfin d'une lampe éclairée ,
Aline chante , file et charme la soirée ;
Pour sa mère elle apprête un champêtre repas .
Elle arrange , elle anime , embellit la chaumière ,
Et prépare la couche où dormira sa mère.
Aline ignore ses appas ,
Et le pouvoir heureux d'une beauté touchante :
Séduits par sa grâce innocente ,
Tous les bergers suivent ses pas ;
Hélas ! c'est vainement . Aline ne croit pas
Qu'on puisse jamais sur la terre
A d'autre qu'à sa mère abandonner son coeur ,
Ni qu'il soit un autre bonheur ,
Que de vivre auprès de sa mère.
Mais l'implacable hiver , les sinistres frimats ,
Les vents impétueux , les aveugles tempêtes ,
Long-tems suspendus sur nos têtes ,
Mugissent sur la terre et tombent en éclats ;
Pourtant il faut porter à la ville voisine ,
Des oeufs , un lait durci que de ses mains Aline ,
Dans un ozier flexible , a long- tems préparé ;
Il les faut échanger contre un pain nécessaire ,
Qui va bientôt , hélas ! manquer dans la chaumière.
Le soleil reparaît , et le ciel épuré
D'un jour plus doux semble éclairé ;
Clotilde part enfin , Aline suit sa mère.
Elles vont rapporter le froment salutaire.
Clotilde presse son retour ,
Et déjà d'un oeil triste a mesuré le jour.
Hâtez-vous ; le soleil achève sa carrière ,
L'épouvante et la nuit vont régner sur la terre ;
Le nord a déchaîné tous ses fougueux enfans ;
Dans l'air avec fureur leur haleine glacée
Reporte les frimats et la neige amassée ;
On n'entend plus bientôt que le bruit des torrens ;
Tout fuit , tout meurt, tout cède à l'hiver en furie ;
De la terre effrayée il a chassé la vie ,
Et seul , bravant ses traits , sous un ciel menaçant ,
L'oiseau sinistre plane et jette un cri perçant.
Aline tremble et pleure , et dévorant ses larmes,
A sa mère elle veut dérober ses alarmes .
SEPTEMBRE 1808. 483
Sur la neige endurcie elle prévient ses pas ,
La presse , la soutient , l'échauffe dans ses bras.
Vains efforts ! par le froid saisie ,
Clotilde , hélas ! s'arrête , elle tombe affaiblie .
Fuis , Aline , dit-elle , ah ! retourne au hameau ,
Ma fille !..... et dans son sein sa voix reste oppressée.
Aline la soulève et l'emporte glacée ;
;
Mais bientôt sur ce cher et funeste fardeau ,
Elle tombe , et ses cris font retentir la plaine.
Par des traits plus aigus , plus durs , plus rigoureux,
Le froid redouble encor son atteinte inhumaine
La neige , épaississant ses flocons nébuleux ,
De tourbillons glacés emplit l'air ténébreux ;
Plus de jour , plus de cieux , elle a comblé l'espace ;
Et du chemin , qu'au soir , en revenant des champs ,
Le pâtre fatigué cherche et suit à pas lents ,
Ses flots amoncelés ont effacé la trace .
Aline .... O trop funeste sort !
Le front déjà couvert des ombrès de la mort ,
Elle succombe frémissante ,
Et renaît sur le sein de sa mère expirante.
Sa voix l'appelle avec des cris .
L'excès de sa douleur ranimant ses esprits ,
Malgré le ciel, les vents , le froid , la nuit obscure ,
A sa mère attachée , Aline entre ses bras ,
L'emporte et tombe encor , et pour sa mère, hélas !
Implore en vain les Dieux et toute la nature.
Trop inutiles voeux ! Clotilde n'entend plus :
Et consumant sa vie en efforts superflus ,
Aline se dépouille , Aline palpitantc
Arrache de ses bras la laine obéissante.
Elle rompt tous les noeuds qui captivent son sein ,
Et de ses vêtemens enveloppant sa mère ,
Aline , hélas ! Aline en vain ,
Croit réchauffer ce sein , cette tête si chère ,
Ce coeur qu'elle animait du plus doux sentiment ,
Et dont le dernier mouvement
Semble chercher sa main et répondre à ses larmes .
Dans ce funeste lieu qu'ignore la pitié ,
Pour elle -même sans alarmes ,
Aline n'a gardé qu'un voile sur ses charmes ;
Excepté la pudeur elle a tout oublié.
Mais l'astre de la nuit perce enfin les ténèbres ,
Et trop sûre de son malheur ,
Hh 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
(
Elle laisse échapper ces vêtemens funèbres.
Son front pâlit , et sur son coeur ,
Que déjà le trépas dévore ,
Tenant encor sa mère , et de sa mère encore
Pressant la main glacée , Aline vers les cieux ,
Lève un triste regard et ferme enfin les yeux :
Heureuse , hélas ! en sa misère ,
Quand sa mère n'est plus , de perdre la lumière !
A peine on voit de l'aube un rayon matinal ,
Qu'un berger du hameau sur ce chemin fatal ,
Trouve Aline étendue , et Clotilde entourée
Des habits que la veille Aline embellissait.
Cette main qu'en mourant Aline encor pressait ,
Cette main sur son sein , sur son coeur demeurée ,
Par sa main semble encor serrée .
La mort a respecté ce douloureux tableau ,
Et ne séparant point des dépouilles si chères ,
Le pasteur révéré de ces pauvres chaumières
A voulu les unir dans le même tombeau.
Les bergers attristés brisant leur chalumeau ,
Les mères , les vieillards et les jeunes bergères ,
Les yeux noyés de pleurs , et le coeur plein de deuil ,
De Clotilde et d'Aline ont suivi le cercueil .
Tous les jours , au milieu de sa jeune famille,
En pleurant sur leur sort , chaque mère à sa fille
Les cite encor dans le hameau.
Aline , ange charmant , dors auprès de ta mère :
Tu n'as perdu que la lumière ,
Et ton amour existe au-delà du tombeau.
FRAGMENT D'UN POÈME SUR LES RUINES .
JE te fuis , ô Paris ! à tes jeux attachans ,
A tes nombreux palais , à tes vastes portiques ,
A ton luxe , à ta pompe , à tes beautés magiques ,
Mon coeur préfère encor l'heureux exil des champs.
Mais j'évite avec soin , lorsque je fuis la ville ,
De ces parcs si vantés la richesse inutile ,
J'évite Trianon , et Versaille et Marly ,
Qu'en aucun sens jamais le compas n'abandonne ,
Oû l'arbre façonné ne croît plus qu'à demi ;
Mon oeil ne peut souffrir leur beauté monotone.
Je demande un désert , où la nature en paix
Travaillant sans efforts , et produisant sans fra is ,
SEPTEMBRE 1808 . 485
Etale librement sa pompeuse verdure ,
Et confie au hasard le soin de sa parure.
Sur-tout loin des cités , mes regards sont jaloux
De joindre quelquefois à ces riches images ,
Ces augustes débris , vieux témoins des vieux âges ,
Qui des tems reculés parvenus jusqu'à nous ,
De nous jusqu'à leur tems , reportent la pensée,
De ces vieux monumens la splendeur effacée ,
Leurs murs abandonnés , tristes , silencieux ,
Qu'un jour faible et douteux dispute à peine à l'ombre
S'environnent pour moi d'un deuil religieux ,
Et versent dans son ame une volupté sombre .
Alors , de souvenirs mon esprit oppressé,
Des hauts faits , des grands noms réveillant la mémoire ,
Recule dans le tems , et rempli du passé ,
Déroule devant lui les pages de l'histoire .
Là , ces restes fameux des plus hardis travaux ,
Ces débris menaçans , ces pompeuses ruines ,
Qui du tems , d'âge en âge , ont émoussé la faux ,
Me rappellent encor ces enfans des Sabines ,
Vils esclaves chez eux , mais rois dans l'Univers ,
Qui le glaive à la main , du creux des sept collines,
Portèrent en tous lieux les beaux -arts et les fers .
D'abord loin des hameaux , cachés dans les montagnes ,
Ou sur les bords du Tibre , errans et vagabonds ,
Quand la faim les pressait , fondant sur les campagnes ,
De Cérès éplorée ils ravissaient les dons .
Bientôt le manipule ( 1 ) a flotté sur leurs têtes :
Ils s'arment , de brigands ils deviennent guerriers ,
Leurs crimes plus brillans se parent de lauriers ,
Leur audace est vertu , leurs vols sont des conquêtes.
La victoire avec eux vole de tout côté :
Au pied du Capitole , ils fondent leur cité ;
Le Tibre voit leurs murs emprisonner son onde ;
Et déjà de son nom Rome étonne le monde.
ENIGME.
TANTOT grande , tantôt petite ,
Je prends , selon l'occassion ,
( 1 ) première enseigne des Romains .
F. MAROIS.
486 MERCURE DE FRANCE ,
S'en m'en croire plus de mérite ,
Plus ou moins d'élévation ;
Bâtarde quelquefois , jamais illégitime :
En certain lieu je suis sublime ;
Je prétends aux premiers honneurs ;
Avec les Rois , avec les Empereurs
Je vais de pair , et , selon l'occurrence ,
Je traite comme on sait de puissance à puissance,
Par l'intervention de mes ambassadeurs .
S .....
LOGOGRIPHE.
UN poëte souvent qui se croit très -habile
Me méprise , et je suis à ses yeux trop facile
Insensé métromane , il déclame en tout lieu ,
Il lit très-rarement Jean - Jacques , Montesquieu ;
Et c'est là cependant où son esprit s'égare .
Je suis tantôt si vile , et tantôt si bizarre ,
Que c'est avec regret qu'il ose me chercher,
Quoique dans chaque rue on puisse me trouver.
Il est immense , Ami , le cercle que j'embrasse !
Il est plus d'un auteur que par fois j'embarrasse ;
Mais pour tout dire enfin , un esprit éclairé
Et le coeur tonjours juste , et le goût épuré ,
Voilà les qualités qu'il faut pour me connaître.
On doit en l'art d'écrire être un habile maître .
Pour me faire fleurir il fallait un Buffon ,
Il fallait un Bossuet , ou bien un Fénélon.
Dans un riant parterre on peut me voir éclore ;
Marchant sur quatre pieds , de l'empire de Flore
On me nomme la reine ; et l'amant matinal
Brûle de me fixer sur un sein virginal.
CHARADE.
DANS mon premier , lecteur , un amant en délire
Avec Lise se plaît à fôlâtrer et rire ;
Ou plutôt le berger , en quittant le hameau ,
Dès l'aurore y conduit son docile troupeau ;
Exempt de tout souci , loin du fracas des villes ,
Il suit de mon dernier les leçons fort utiles ,
SEPTEMBRE 1808.
487
Et sans cesse fuyant la route de l'erreur ,
C'est de lui qu'il apprend à goûter le bonheur.
Vous admirez parfois l'homme chantant merveille ,
Qui fait ce qu'on a fait et le jour et la veille ,
Eh bien ! cet homme- là fait très -mal mon entier :
Ah ! sachez mépriser ce perfide sorcier .
Mots de l'ENIGME , du LogoGripHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Sinus ( sein ) , et le mot
français , Sinus ( d'un angle ).
Celui du Logogriphe est Chameau , dans lequel on trouve hameau ,
eau et Cham .
Celui de la Charade est Chauve-souris.
1
LITTÉRATURE . — SCIENCES ET ARTS .
EXTRAIT des recherches récemment faites , en Angleterre
et en France , sur la décomposition des alcalis.
Il n'y a pas long- tems que la chimie passait encore pour
un art occulte connu d'un petit nombre d'adeptes , qui fondaient
sur ses secrets des promesses mensongères ou de
vaines illusions . Mais depuis , l'instruction étant devenue
plus générale , et la science s'étant enrichie d'une multitude
de découvertes aussi importantes qu'extraordinaires , tout le
monde a voulu en connaître , au moins d'une manière superficielle
, l'objet et les résultats ; et ainsi la curiosité commune
a dissipé le préjugé que l'on avait contre cette belle
science . En effet il n'en est aucune qui soit plus propre à
nous frapper par ses résultats surprenans et ses singulières
métamorphoses ; et s'il n'est pas nécessaire à tout le monde
d'en sonder les profondeurs , du moins il est toujours intéressant
d'en connaître les principaux phénomènes , sur-tout
quand leur découverte présente l'attrait de la nouveauté.
C'est ce qui m'a fait espérer que l'on verrait avec plaisir ,
un extrait succinct des curieuses expériences que les chimistes
viennent de faire sur les alcalis .
Le premier principe de ces découvertes est dû à M. Dawy,
jeune chimiste anglais , d'un talent extraordinaire , qui depuis
1
488 MERCURE DE FRANCE ,
1
quelques années a déjà fait faire à la chimie plusieurs autres
pas importans. M. Dawy essayait la décomposition de diverses
substances par l'action de la colonne électrique de
Volta , que l'on a improprement appelée l'appareil galvanique
. On sait en effet que cet admirable instrument décompose
les combinaisons les plus intimes , au moyen des
deux électricités contraires qu'il possède à ses deux pôles ,
et dont les forces opposées étant appliquées aux molécules
des corps , tendent avec la plus grande énergie à désunir
leurs élémens. M. Dawy exposa à cette action des petits fragmens
de potasse et de soude , deux des corps que les chimistes
ont nommés alcalis , et dont ils n'ont pu jusqu'à présent
opérer la décomposition par aucun procédé . Aussitôt
il se produisit le phénomène le plus surprenant . La soude
et la potasse s'échauffèrent à un haut degré, coulèrent comme
un liquide , ou plutôt se transformerent en gouttes d'une
substance nouvelle , susceptible de s'enflammer par le seul
contact de l'air brûlant avec rapidité quand on la jetait dans
l'eau , mais qui, recueillie et conservée dans l'huile de naphte,
présentait un aspect brillant , métallique , en un mot avait
tout à fait l'air d'un véritable métal . La substance donnée
par la potasse était solide à une basse température : elle
prenait l'apparence du mercure à 16 degrés du thermomètre
centigrade : elle était complétement liquide à 38 : la
soude perdait sa cohésion à 50 degrés et devenait entiérement
liquide à 77. La pesanteur spécifique de la première ,
celle de l'eau étant à 10 , était à peu près 6 , et celle de la
seconde 9.
Ces phénomènes se produisirent constamment au pôle
négatif de la pile , à celui qui a la propriété de repousser
l'oxigène. M. Dawy en conclut que les métaux de la po
tasse et de la soude n'étaient que la potasse et la soude
elles-mêmes privées d'oxigène , et que les alcalis dans l'état
ordinaire où nous les avons sont des véritables oxides métalliques
, dont la colonne électrique désunit les élémens ,
D'après cette théorie , on expliquait pourquoi les nouveaux :
métaux , projetés dans l'eau , en dégageaient de l'hydrogène .
On attribuait cet effet à l'attraction de ces métaux pour l'oxigène
, ils l'enlevaient à l'eau , reformaient de l'alcali et rendaient
libre l'hydrogène , ce second principe dont l'eau est
composée .
Lorsque cette belle expérience fut connue en France ,
elle excita vivement l'intérêt et la curiosité de nos chimistes ,
MM. Gay-Lussac et Thénard s'empressèrent de le répéter,
1
SEPTEMBRE 1808.
489
fls la trouvèrent exacte ; mais en suivant l'idée de M. Dawy
ils imaginèrent de se procurer les nouvelles substances par
le secours de la chimie , en élevant les deux ' alcalis à une
haute température , et leur offrant dans cet état un corps
qui , ayant beaucoup d'affinité avec l'oxigène , leur enleva
ce principe. Le fer leur parut très -propre à produire cet
effet , car c'est ainsi qu'il agit dans la fameuse expérience
de la décomposition de l'eau , lorsqu'étant lui-même échauffé
jusqu'à rougir , on fait passer de la vapeur aqueuse sur sa
surface. Il désunit les deux principes dont cette vapeur est
formée , absorbe l'oxigène , et laisse l'hydrogène libre . MM .
Gay-Lussac et Thénard tentèrent une expérience absolument
analogue. Ils firent passer de l'alcali en vapeurs sur
de la limaille de fer rouge contenue dans un canon de fusil ;
l'effet répondit à leur attente : ils virent le nouveau métal
couler en abondance par l'extrémité inférieure du cánon.
Ce résultat était sur-tout précieux parce qu'il donnait le
moyen d'obtenir les nouveaux métaux en assez grande quantité
pour pouvoir les bien étudier et déterminer exactement .
leurs propriétés .
Cette belle expérience de MM. Thénard et Gay- Lussac
était , comme on vient de le voir , une suite naturelle de la
théorie de M. Dawy. Le résultat avait pu se prévoir d'avance ,
et il la confirmait parfaitement . Qui n'aurait cru , d'après
un pareil accord , que cette théorie était exacte ? Mais pour
être assuré de la vérité dans les sciences , il ne suffit pas de
satisfaire à un certain nombre de phénomènes et de les
représenter d'une manière générale , il faut montrer que
la cause qu'on leur suppose est la seule capable de les produire
, ou s'il est impossible d'obtenir une preuve aussi
complète , il faut multiplier tellement les phénomènes et
les applications de la théorie que la probabilité de cette
dernière devienne infiniment grande .
Le premier genre de démonstration était impraticable
dans ces expériences . Il aurait fallu combiner un poids
connu du nouveau métal avec un poids connu d'oxigène ,
et obtenir pour résultat un poids d'alcali égal à l'une des
deux substances employées . C'est ainsi que l'on a procédé
relativement à la composition de l'eau , et c'est ainsi que
l'on en a eu la preuve irrécusable . Mais ici la haute tem
pérature à laquelle il faut élever les alcalis , et la nature des
appareils rendait la chose impossible . Il fallait donc recourir
à la seconde méthode , rechercher avec soin les propriétés
de ces nouveaux métaux , observer leur action sur les autres
490
MERCURE DE FRANCE ,
substances , en un mot multiplier les phénomènes , et voir
s'ils étaient d'accord avec la première idée que l'on avait
eue .
C'est ce que MM. Gay-Lussac et Thénard ont fait , et ils
ont été conduits à une infinite d'expériences curieuses et de
résultats nouveaux , tels qu'on peut les attendre d'un réactif
entiérement nouveau lui-même , doué de propriétés trèsén
rgiques et manié par des chimistes aussi habiles que
ceux que nous venons de nommer. Dans le cours de ces expériences
, ils examinèrent l'action de leurs métaux sur le
gaz ammoniac , qui d'après une belle découverte de M. Berthollet
, est formé de gaz hydrogène et de gaz azote . Le
métal et l'ammoniaque se combinèrent , formèrent un produit
solide d'un aspect particulier , et en même tems il
resta sous la cloche où se faisait l'expérience , une quantité
d'hydrogène à peu près égale aux deux cinquièmes du
volume du gaz employé . D'où pouvait venir cet hydrogène ?
Il était évident , d'après la théorie supposée , qu'il devait
avoir été donné par l'ammoniaque , et son azote combiné
avec le métal avait dû donner la substance nouvellement
obtenue ; mais en vérifiant cette conséquence on la trouva
fausse . La nouvelle combinaison étant exposée à la chaleur
se décomposait. Elle rendait , à la vérité , outre le métal , un
produit acriforme ; mais ce produit n'était point de l'azote ,
c'était de l'ammoniaque pure et sans mélange d'aucun gaz
étranger. Ainsi l'ammoniaque n'avait pas été décomposée
dans la première expérience , comme on l'avait cru d'abord.
Ce qui confirmait ce résultat , c'est qu'en reprenant l'ammoniaque
dégagée par la chaleur de sa combinaison avec
le métal , et y introduisant une nouvelle quantité de métal ,
on en retirait encore de l'hydrogène comme la première
fois , et la nouvelle combinaison solide qui se reproduisait
rendait encore de l'ammoniaque . On pouvait ainsi par des
essais successifs développer , au moyen d'une quantité d'ammoniaque
donnée , une quantité d'hydrogène indéfinie . Cet
hydrogène ne provenait donc pas de l'ammoniaque comme
on l'avait cru d'abord , mais du métal ; par conséquent celuici
n'était pas de l'alcali moins de l'oxigène , mais de l'alcali
plus de l'hydrogène.
D'après cela on doit aussi expliquer d'une autre manière
le dégagement de l'hydrogène qui a lieu lorsqu'on projette
les métaux alcalins dans l'eau , ou dans une substance quelconque
fluide qui contient de l'eau. L'eau n'est point décomposée
dans cette expérience ; c'est la combinaison de
SEPTEMBRE 1808 . 491
l'alcali avec l'hydrogène qui se défait . L'alcali qui´ a été
privé d'eau par la chaleur , en est devenu très-avide ; partout
où il la rencontre , il s'en empare en abandonnant l'hydrogène
avec lequel il était combiné .
Delà il résulte que les alcalis ne sont pas encore décomposés.
Mais MM. Dawy. , Thénard et Gay-Lussac n'en ont
pas moins fait une découverte très-importante , en trouvant
une combinaison douée de propriétés si nouvelles , si énergiques
, et qui offre à la chimie un réactif si puissant et si
sûr pour reconnaître la présence de l'eau. Cette faculté est
déjà devenue entre les mains de MM . Thénard et Gay-
Lussac la source de plusieurs autres découvertes . Enfin ,
c'est un résultat très-curieux que de voir un corps composé
d'alcali et de gaz prendre un aspect parfaitement métallique
et tous les caractères extérieurs des métaux , à la pesanteur
près qui est moindre que dans les métaux ordinaires.
Quelques-uns de ceux que nous avons regardés
jusqu'ici comme des corps simples et comme des métaux
véritables seraient-ils donc aussi composés ? Et si l'aspect
métallique seul ne suffit plus pour caractériser les métaux ,
quelle est donc la cause qui le leur donne , et par quelle
autre propriété pourra-t-on les distinguer désormais des
autres corps ? Voilà des questions qui appartiennent à la
chimie la plus profonde , mais dont l'énoncé est bien capable
de faire réfléchir les personnes qui aiment à remonter aux
principes des choses , et qui , habituées à observer la nature ,
connaissent le plaisir que l'on goûte à méditer sur ses lois .
BIOT.
LES QUATRE SAISONS DU PARNASSE , ou Choix de
poësies légères , avec des mêlanges littéraires et des
notices sur les ouvrages nouveaux et sur les nouvelles
pièces de théâtre ; par M. FAYOLLE. Été. 1808.
quatrième année. Paris , chez Mondelet , éditeur ,
rue du Battoir , nº 20 .
LES mêlanges bien composés sont une lecture fort
agréable . On peut les lire de suite sans ennui , parce
que la variété et le peu d'étendue des morceaux alimentent
la curiosité sans la rassasier jamais on peut
les quitter sans contrariété , parce que chaque morceau
492
MERCURE DE FRANCE ,
est un tout , indépendant de ce qui précède et de ce
qui suit ; c'est la lecture de tous les lieux et de toutes
les heures. Parmi les recueils de ce genre qui méritent
d'avoir du succès , on a depuis long-tems distingué les
Quatre Saisons du Parnasse. Elles sont les archives où
la poësie légère vient déposer ses plus aimables bagatelles
, et où la haute poësie vient consigner d'avance
ses engagemens avec le public , en lui offrant quelques
morceaux d'élite , détachés de ses grandes compositions.
Si les fragmens qui nous sont présentés cette
fois , ne sont pas des gages trompeurs , si les effets doivent
suivre de si brillantes promesses , nos richesses
littéraires s'accroîtront quelque jour de plusieurs poemes
importans. MM. Fayolle et de la Tresne nous donneront
chacun une traduction de l'Enéide ; M. Aignan nous
en donnera une de l'Iliade , et de plus il publiera un
poëme sur les insectes qui n'aura pas moins de quatre
chants. Aux fragmens qui nous donnent de l'espoir , il
s'en joint quelquefois qui nous donnent des regrets : tel
est un fragment de ce poëme sur la musique que Marmontel
a laissé inachevé , et qui aurait été sans doute
une de ses meilleures productions. Ce fragment est fort
joli ; j'en citerai la fin . Trigaud ( c'est-à- dire l'abbé
Arnaud , partisan de la musique de Gluck , et antagoniste
de Marmontel qui tenait pour Piccini ) , Trigaud
prétend qu'en musique il faut crier ; il persuade à ses
disciples que la Tournelle est le lieu où il faut consulter
la nature sur l'énergie et la beauté du son , et il les détermine
à l'y suivre.
"
.
Il dit , se lève , et sans plus de délais ,
Suivi des siens , il marchait au Palais .
Sur son passage , un nombreux auditoire
Environnait l'opérateur toscan
Qui , sur le pont , théâtre de sa gloire ,
Les deux bras nus armé d'un pelican ,
Allait d'un rustre ébranler la mâchoire.
Bon ! dit Trigaud ; sans aller plus avant ,
Je trouve ici le tragique en plein vent .
Ecoutez bien comme il faut que l'on chante ;
Ici , messieurs , la nature est sans fard ;
Vous allez voir qu'elle en est plus touchante ,
SEPTEMBRE 1808.
493
Et que
les cris sont le comble de l'art .
Sur les tréteaux , la victime tremblante ,
Le front couvert d'une froide pâleur ,
Les yeux au ciel et la bouche béante ,
En frémissant attendait la douleur .
Au ratelier le pélican s'attache ;
Le manant crie , et la dent se détache .
Vous l'entendez cet accent douloureux
Disait Trigaud ; voilà du pathétique ,
Voilà le chant , le vrai chant dramatique ;
Et c'est ainsi qu'un héros malheureux
Doit soupirer et se plaindre en musique.
Sur les esprits sa harangue opéra ,
Et l'art des cris pour un tems prospéra.
Quelques gluckistes , encore chauds de cette ridicule
querelle où l'on se prodiguait les injurcs et quelquefois
les coups en l'honneur de l'harmonie germanique ou de
la mélodie italienne , pourront être scandalisés de la
citation ; mais tous les autres , je crois , trouveront que
la plaisanterie y est fort bonne , et les vers supérieurement
tournés .
Je m'accuse d'avoir appris , pour la première fois ,
en lisant ce volume , que Mme des Roches était une
poëtesse fort distinguée , et je désire en convaincre
ceux qui , comme moi , l'auraient ignoré jusqu'ici. Le
recueil est embelli de deux de ses pièces. L'une est une
idylle intitulée la jeune Mère , sujet parfaitement analogue
au talent d'une femme , et d'une femme qui jouit
peut-être des douceurs et des tourmens de la maternité
. Tout ce morceau , d'une mélancolie aimable et
touchante , est bien composé , et écrit de ce style à la
fois facile et pur qui décèle une plume exercée. Zulima
est devenue mère ; au lever du soleil elle se rend sur un
mont solitaire , pour s'entretenir avec la divinité , et la
remercier de son bonheur : elle lui adresse un hymne
rempli des plus tendres voeux pour son fils. Cependant
son époux l'a suivie ; il l'entend , il se jette dans ses bras ,
et il y dépose ce fils , le fruit et le gage de leur amour .
Zulima se récrie ..... Elle presse à la fois
L'époux qui la chérit et l'enfant qu'elle adore ;
Elle voudrait parler encore ,
Et le bonheur éteint sa voix ,
494
MERCURE DE FRANCE ,
L'autre morceau du même auteur , plus remarquable
encore peut -être du côté du talent , est celui qui a pour
titre Agatha ou la Confession . C'est une jeune fille qui
va s'accuser d'avoir été un peu trop émue à l'aspect
d'un beau jeune homme : son confesseur , par des discours
pleins de douceur et de piété , rétablit le calme
dans son coeur. Des détails gracieux , touchans et toujours
poëtiques embellissent à l'envi ce sujet si simple
qui ne pouvait être fécondé que par une belle ame et
un beau talent . Je vais essayer d'en donner une idée
en transcrivant le portrait du pasteur .
Sous les regards de la divinité ,
Priant au pied du tabernacle auguste
Par qui ce lieu s'emplit de majesté ,
Est un vieillard : ses traits de l'homme juste
Out la noblesse et la sérénité .
Vers le séjour où le bonheur l'appelle
Un doux espoir élève tous ses voeux ,
Et des humains son charitable zèle
Vient recueillir les pénitens aveux .
A l'implorer il voit que l'on s'apprête ;
Devant l'autel il incline sa tête ,
Au Dieu qu'il sert demande avec ardeur
De lui transmettre en secret sa parole ,
De lui donner , par un pouvoir vainqueur ,
L'accent qui frappe et l'accent qui console .
Il dit , revêt un léger ornement ,
Sur l'humble siége il se place en silence ;
D'un air confus Agatha qui s'avance
A ses genoux vient tomber doucement.
Il va prêter une oreille attentive ;
Et cependant de la beauté naïve,,
Dont il attend les pénibles secrets ,
Un fin tissu lui cache les attraits .
Je ne crains poiut d'abuser de la citation et de
fatiguer le lecteur , en lui faisant connaître encore
un passage , celui de l'absolution . Le prêtre dit :
Je vais sur vous , prononçant le pardon ,
Verser les biens que la foi nous dispense .
La néophyte en un doux abandon ,
Des biens promis sent déjà l'influence .
SEPTEMBRE 1808.
495
Le saint vieillard , ô moment solennel !
Etend les mains ; lentement il profère
Des mots sacrés dont le touchant mystère
Ouvre à ses yeux les demeures du ciel ;
Sans tache , ainsi qu'aux jours de son enfance
Lui rend soudain la robe d'innocence ,
Et la bénit au nom de l'Eternel .
?
D'un Dieu prodigue en ses grâces secrètes
Agatha semble épuiser les faveurs ,
Sa voix s'éteint sur ses lèvres muettes
Et son visage est embelli de pleurs.
Mais le tems fuit , et rompt la rêverie
Qui tient son coeur doucement égaré ;
Elle se lève heureuse et recueillie
Et quitte enfin le temple révéré .
Je reviens un instant sur mes pás , pour dire quelques
mots des fragmens de l'Enéide , par MM. Fayolle ,
et de la Tresne . Celui -ci ne manque point de talent , il
tourne bien les vers et quelquefois rend heureusement
l'original ; mais il me semble que l'autre lui est supérieur.
Tous deux ont traduit le passage du sixième
livre où Virgile expose le systême de Pythagore . Les
vers de M. Fayolle ont la précision et l'élégante propriété
de termes qui conviennent à un morceau purement
didactique , et la poësie de l'expression y déguise
souvent l'aridité du sujet. M. de la Tresne n'a pas ces
avantages au même degré . Voici le debut de M. Fayolle :
Le ciel , la mer , la terre et les flambeaux du monde
Nourrissent dans leur sein une flamme féconde ,
Qui de chaque partie animant les ressorts 2
1
Ame de l'Univers , se mêle à ce grand corps .
Je reprendrai dans ces vers le trop grand rapprochement
des mots ame et animant , qui forment une
sorte de consonnance peu agréable , et de plus une
battologie réelle dire que l'ame anime , c'est dire à
peu près que l'ame est une ame. La fin du morceau me
paraît irréprochable .
:
Après mille ans entiers , un Dieu rassemble enfin
Sur les bords du Léthé cet innombrable essaim ;
Et tous , avec l'oubli de leur forme première ,
Y boivent le désir de revoir la lumière .
496
MERCURE DE FRANCE ,
J'indiquerai comme des morceaux distingués chacun
dans leur genre , une ode de M. Gaston sur les honneurs
décernés au Tasse par le roi de Naples ; une ode
de M. de Chénedollé , intitulée Michel-Ange ou la Renaissance
des arts , dont le fond emprunté au poëme
de la peinture de l'abbé de Marsy , est développé par
une imagination plus riche ; une élégie dans le goût ancien
par André Chénier ; le Guide nocturne , ode anacréontique
de Le Brun , et deux ou trois petites pièces
fugitives de M. Millevoye. La plus mauvaise pièce du
recueil sans contredit est celle qui le commence : son
titre , l'Eté , lui a valu cet honneur ; le volume étant
le tribut poëtique de cette saison , elle en est , pour ainsi
dire , l'annonce et le frontispice . Le magasin de M.
Fayolle est rempli d'excellentes choses ; mais son enseigue
est de la main d'un barbouilleur. Voici l'harmonieux
début de cette pièce de l'Eté :
La saison par qui l'an commence
Retire à la terre ses dons .
L'Eté d'un pied poudreux s'avance ,
Le front couronné d'épis blonds .
L'Essai sur l'astronomie de M. de Fontanes , ce bel
ouvrage d'un talent élevé comme le sujet , termine et
couronne dignement les Mêlanges de poësies .
Ceux de prose ne sont ni moins riches , ni moins
variés . Leur plus bel ornement est le morceau sur la
tragédie de Prométhée par Eschyle , que M. Legouvé a
inséré dans ce journal , il y a plusieurs mois . Ce morceau
où le père des tragiques grecs est jugé par l'un
de nos premiers tragiques vivans , offre le rare assemblage
du talent d'analyse et du talent poëtique : il rappelle
ces excellentes dissertations littéraires où Voltaire
enchâssait dans sa prose facile et spirituelle , de brillantes
imitations en vers des poëtes de l'Angleterre et
de l'Italie. Il faut citer encore une notice sur Rivarol
par l'éditeur du recueil , et un morceau sur Young ,
par M. de Châteaubriand.
Je répète et crois avoir prouvé que les Quatre Saisons
du Parnasse sont un recueil fort bien fait , très-supérieur
à toutes ces rapsodies périodiques dont on nous
inonde
SEPTEMBRE 1808.
497
inonde à chaque renouvellement d'année , et digne d'occuper
une place dans la bibliothèque de ceux qui
aiment encore la bonne prose et les bons vers.
AUGER .
Glossaire de LA LANGUE ROMANE , rédigé d'après
les manuscrits de la Bibliothèque impériale , et d'après
ce qui a été imprimé de plus complet en ce genre ;
contenant l'étymologie et la signification des mots
usités dans les XI , XII , XIII , XIV , XV et XVI®
siècles , avec de nombreux exemples puisés dans les
mêmes sources ; et précédé d'un Discours sur l'origine
, les progrès et les variations de la langue française.
Ouvrage utile à ceux qui voudront consulter
ou connaître les écrits des premiers auteurs français.
Dédié à S. M. JOSEPH NAPOLÉON , roi de Naples et de
Sicile ; par J. B. B. ROQUEFORT. - A Paris , chez B.
Warée oncle , quai des Augustins , nº 13. De l'imprimerie
de Crapelet . Deux forts vol . in-8° .
( FIN DE L'EXTRAIT ) .
L'UN des genres d'ouvrages dont il est le plus difficile
de donner l'idée dans un extrait , est sans contredit
celui-ci. Les articles isolés d'un Glossaire sont peu susceptibles
d'analyse : il est difficile de saisir dans leur
série et leur ensemble la méthode et le systême de l'auteur
, et dans l'exécution , ce qui approche ou s'éloigne
le plus du point de perfection qu'il a dû se proposer
d'atteindre. Il n'y a point ici de règles tracées dont on
puisse réclamer l'observation , et souvent l'éloge ou le
blâme peuvent se réduire en apparence à énoncer que le
critique approuve ou n'approuve pas que l'on ait fait
ainsi , sans que , dans ce dernier cas , il y ait de points
fixes qui puissent servir à décider entre l'auteur et lui.
On peut cependant regarder comme des règles pour
la composition des vocabulaires en général certaines
conditions à remplir , telles que la justesse des definitions
, la conci ion , la clarté des explications , le bon
choix des exemples , etc .; et pour la composition d'un
li
498 MERCURE DE FRANCE,
1
"
Glossaire particulier tel que celui- ci , la nécessité d'y
mettre tous les anciens mots de la langue qui peuvent
se rencontrer dans des écrivains des premiers siècles
et aussi celle de n'y employer aucun des mots qui sont
restés dans la langue actuelle , et que les Dictionnaires
communs de cette langue contiennent et expliquent
encore aujourd'hui. Il n'y faudrait pas non plus admettre
des mots étrangers , quoiqu'ils puissent se trouver accidentellement
dans de vieux livres ou manuscrits français,
ni de simples corruptions du langage , soit par la seule
orthographe , soit par des terminaisons ou des inflexions,
usitées dans des provinces , mais qui ne faisaient pas
plus réellement alors partie de la langue romane qu'ils
ne le font aujourd'hui de la langue française , quoique
la plupart se soient conservées dans ces mêmes provinces.
Sans cela ce Glossaire deviendrait celui des jargons
et des patois , au lieu d'être purement celui de la
langue.
En examinant sous ce rapport une partie de la lettre A
dans le Glossaire de M. Roquefort , j'ai noté quelques
mots qui me paraissent fournir matière à observation .
ACCENSER affermer , donner à cens. ACCENSEUR :
celui qui prenait ou donnait une terre à louage. ACCENSISMES
: nous prîmes à cens , à fermage.
Il est clair qu'il faudrait dans l'explication du premier
de ces trois mots : Affermer , donner ou recevoir
à cens , à louage , à fermage , pour que cette explication
s'accordât entiérement avec celle des deux mots
suivans. Dans l'explication du second mot , il faudrait ,
par la même raison , répéter les mêmes mots à cens ,
a louage , etc. Quant au troisième , il était inutile . C'est
une simple corruption , un mot populaire qui l'est encore
dans beaucoup d'endroits parini le peuple des campagnes.
Nous allimes , et même j'allimes , ou j'allismes ,
pour nous allámés : quand nous arrivimes , et quand
J'arrivimes , pour quand nous arrivâmes , etc. C'est ainsi
que l'on fait même encore parler les paysans au théâtre ,
dans des pièces imprimées : mais ce n'est pas une raison
pour employer ces tems corrompus , et sur-tout la première
personne du pluriel de ces tems , dans un Dictionnaire
de la langue .
SEPTEMBRE 1808. 499
ACCENTONES , accendones : ceux qui animaient les
gladiateurs dans l'arêne.
Comme depuis la naissance de la langue romane il
n'y eut point dans la Gaule de combats de gladiateurs ,
ce mot latin ne paraît pas avoir dû être naturalisé en
France , à moins que ce ne soit dans quelque vieillé.
traduction , par l'impuissance de rendre , et peut- être
même d'entendre avec précision ce mot. Ici , la citation
du texte était bien nécessaire . Elle serait en général
d'une grande utilité dans la plupart des articles. L'auteur
n'avait pas d'abord reconnu cette utilité : dans presque
toute sa lettre A , il y a peu de citations ; mais il l'a
sentie ensuite , et dans les lettres suivantes , elles sont à
peu près aussi fréquentes et aussi étendues qu'elles pou
vaient l'être.
ACCESSOUARE : Accessoire , grand danger , incident ,
conjoncture , elc.
Qu'accessoire ait eu autrefois ces significations détournées
, toujours a- t- il dû être écrit ainsi , accessoire.
Accessouare n'a pu jamais être qu'une corruption
admise dans telle ou telle province , une faute d'orthographe
, faite dans tel ou tel manuscrit qu'on a pu avoir
sous les yeux , mais qui ne tire point à conséquence :
ou bien , il faudrait mettre aussi tous les noms en oire ,
que d'autres mauvais copistes peuvent avoir écrit quare.
Cela n'a jamais dû être dans la langue.
ACOSSELH : Secrètement , en silence , tout bas. Voyez
Conseiller.
Cette terminaison n'a jamais été française ni romane.
Au mot CONSEILLER , auquel l'article renvoie , on lit
pour explication : raconter à voix basse , parler à l'o̟-
reille , .... consulter , aider , etc. Immédiatement après
on trouve le mot CONSELT : aide , conseille ; ce qui fait
penser que c'est acosselt et non acosselh qu'il faudrait
mettre au premier mot. Un't mal fait peut avoir été
facilement pris pour un h dans les manuscrits.
Acq : Acquit , quittance. Acq n'est- il pas une simple
abréviation du premier de ces deux mots ?
ACTEONISER , faire cornard. Ce mot plaisant et poëtique
, dont on peut trouver l'explication un peu crue ,
n'a pu être dans la langue , que ce qu'il y sera encore
Ii2
500
MERCURE DE FRANCE ,
1 quand on voudra . C'est un verbe tiré d'un nom , comme
le tartuffier de Molière , etc.
ADOBADO : ajusté , paré. Cette terminaison est du
roman provençal , et non du roman français ; de la
langue d'oc et non de la langue d'oil. Or c'est encore
une distinction bien nécessaire , dans un Glossaire destiné
à expliquer les anciens auteurs français , et non
les Troubadours provençaux .
ADOBAR , qui est le verbe de cet adjectif , est expliqué
par satisfaire , accorder , payer , armer un chevalier.
Cette dernière signification est la seule qui rentre
dans le sens donné au premier de ces deux mots : il y
fallait ajouter au moins ajuster , parer. Mais le verbe a ,
comme l'adjectif, une terminaison italienne , espagnole,
provençale , et non française.
ALEGRARSI se réjouir , être gai : c'est de l'italien
tout par ; comme ALIAS , autrefois , ci- devant , est de
pur latin. Le vieux poëte Cretin a dit en parlant de
lui même :
Le gros Dubois , Alias dit Cretin ,
comme on le dirait encore , sans que
cela fût plus français
alors que cela ne le serait aujourd'hui.
ALIBI et ALIBIFOREIN , sont aussi restés datis la langue
commune , et se disent aujourd'hui comme ils se disaient
alors.
ALTITONANT , le Dieu du tonnerre , est un mot poëtiquement
tiré du latin , que rien n'empêcherait d'employer
encore , et qui n'est pas à proprement parler
de l'ancienne langue , ou il n'a peut-être été dit qu'une
seule fois.
AMADOR , AMAR , et AMBACIATOR , sont des mols
espagnols , provençaux, languedociens, mais non de l'ancien
français.
ANALECTEUR , faiseur d'analectes , est plutôt un mot
scientifique qu'un vieux mot ; de même qu'ANORMAL ,
irrégulier , contraire aux règles ; ANTHONOMASIE , l'emploi
d'un nom propre pour un nom commun , et vice
versá, qui diffère si peu de notre mot antonomase , qu'on
ne peut mettre cette difference que sur le compie de
l'orthographe.
t 501 SEPTEMBRE 1808 .
Si je voulais relever dans cette même lettre A tous.
les mots qui sont restés dans le français moderne , et
qui par conséquent ne devaient pas se trouver dans un
Glossaire de l'ancien français , je citerais accoupler , accoutrer
', accoutumance , quoiqu'un peu vieilli , accueillir,
acerbe , acéteuse , ´ackre , ou acre de terre , admirable ,
afféager , affrioler , affublement , agace , ou agasse , pie
l'agasse eut peur , dit La Fontaine) , agreste , aheurter,
obstiner , contrarier , alaiter , alegrement , alléchement,
allécher , allodial et allodialité , ambages , amende
amphore , ancombre et ancombrer , qui ne sont que
mal écrits , pour encombre , encombrer , etc. , etc.
Plusieurs de ces mots ont à la vérité perdu quelquesunes
des significations qu'on leur donne ici dans leurs
articles , mais la plupart leur sont restées , et c'était , si
je ne me trompe , une raison suffisante pour les écarter
de ce Glossaire ; ou bien il aurait fallu marquer avec
soin ces nuances , ce qui eût augmenté le travail et le
volume , mais ce qui , en alongeant un peu ces articles ,
leur eût donné une netteté et une précision qui leur
manquent.
Après cette épreuve faite sur la première lettre , si je
parcours les deux volumes à l'aventure ou , comme on
dit , à l'ouverture du livre , je ne m'arrête sur presque
aucune page que je n'y trouve des mots de même espèce ,
et auxquels je donnerais la même exclusion ; tels que
cartulaire , espèce d'archives ou papier terrier des églises
; encre , pour ancre de vaisseau , qui n'est qu'une
faute de copiste ; esglantier , pour églantier ( ce qui ne
valait pas la peine d'un article , ou il en faudrait faire
un pour chacun des mots auxquels l'usage à seulement
ôté quelque lettre ) ; explorateur , terme poëtique par
lequel on cherche encore à ennoblir un métier trèsvil
, mais très-lucratif; forain étranger , qui n'est
du lieu ; gaule , perche , et gauler , abattre avec une
perche ; gaupe , femme de mauvais ton et de mauvaise
vie ; gonfalon , bannière , enseigne , et gonfalonnier ;
huche , coffre à mettre le pain ; impétration d'un béné→
fice , impollu , propre , pur , sans tache ( mot immortalisé
par le ridicule dans ce malheureux vers de la
Théodore de Corneille :
A l'époux sans macule une épouse impollue. )
pas
502
MERCURE
DE FRANCE ,
jalage , droit sur le vin ; jalon , bâton pour aligner ;
lippe , pour lèvre , lippée ( franche lippée ) ; messéance ,
indécence , chose qui blesse l'usage ; mesure , pour modération
, sagesse ; nonchalant , nonnain , ormille , plan
d'ormes ; pamoison , páme , défaillance ( il ne fallait
mettre que páme , car pamoison n'a pas vieilli ) ; pelice
ou pelisse , porcher , referendaire , sabouler , serrer ( enfermer
sous clef) , service , surgir ( au port ) ; taquiner
taquinement , tricher , tricherie , vagissement d'un enfant
, etc. , etc.
>
Si tous ces mots étaient de la langue romane , assu¬
rément ils sont aussi de la langue française , et il n'y a
pas beaucoup plus de raison de les mettre dans ce
Glossaire qu'il n'y en aurait , par exemple , d'y meltre
les mots riche , chiche et charrue , qui se trouvent
dans les trois premiers vers du premier fabliau de
Barbazan ( 1 ) . Notez bien que tous ces mots sont pris
au hazard dans les deux volumes , et qu'en lisant de
suite chacune des lettres de l'alphabet , on y trouverait
à proportion autant de mots de cette espèce que
j'en ai relevé dans la lettre A.
S'il Ꭹ a donc un défaut dans cet ouvrage , c'est sur¬
tout cette sorte de surabondance ou de superfluité , défaut
bien plus facile à corriger que ne serait le vice contraire .
L'auteur me paraît avoir rempli toutes les autres conditions
requises dans un pareil travail. Il a pris grand
soin de marquer à chaque mot les variations que
ce mot a subies dans son ortographe et dans ses significations.
I choisit bien ses exemples , et puise
ses citations dans des sources , ou peu connues
ou même jusqu'à présent entiérement inconnues du
public. En expliquant d'anciens mots , il explique aussi,
dans l'occasion , d'anciens usages. Enfin il redresse ,
avec justesse , les erreurs où étaient tombés les auteurs
qui l'avaient précédé dans la carrière , et les articles
de ce genre sont quelquefois assaisonnés d'une petite
dose de malignité critique , qui rompt la monotonnie ,
et remédie aux inconvéniens de l'uniformité . En voici
un exemple :
( 1 ) Le vilain mire , d'où Molière a tiré le sujet du Médecin malgré
mire signifie en roman chirurgien , médecin.
tui ;
SEPTEMBRE 1808. 503
}
» BACHELER , Bachelard , Bachelier , Bachelor :
jeune homme qui n'est pas parvenu au degré qu'il
désire , qui n'est point formé , qui n'est point encore
parvenu à l'âge viril , mineur qui ne jouit pas de
ses biens , gentilhomme qui n'étant pas chevalier , aspire
à l'être ; apprentif, soit dans les armes , les sciences,
les arts ou tel métier que ce soit , aspirant , étudiant ,
homme dont l'éducation n'est pas formée en basse
latinité Baccalarius ; en Picardie , Bacheler ; en Dauphiné
, Bachelart ; en ancien Provençal , Bacelájhe.
Je vous di que maint Bacheler ,
Maint chevalier , mainte pucelle ,"
Maint borjóis , mainte damoiselle ,
Venaient laiens ( 2) à grand tas .
Le dict. du Lyon.
1
Barbazan (3 ) pense que le mot latin Baccalia , arbrisseau
qui porte fruit , a bien pu donner naissance à
notre mot bachelier. « En effet , dit-il , un jeune apprentif
est un jeune arbrisseau qui a déjà porté du
fruit ; mais qui n'est pas venu encore au point où il
aspire. Le latin bacca signifie toutes sortes de graines
et même d'arbrisseaux ; que sont autre chose les jeunes
gens , les étudians , si non de jeunes plantes qui ne
sont point encore formées ? » Au reste , continue M.
Roquefort , de toutes les étymologies que j'ai trouvées ,
celle- ci m'a paru la plus satisfaisante. Celle de Ragueau
d'après Cujas , est ridicule ; celles de Ménage et de Ducange
ne satisferont personne , non plus que celles de
Favyn , de Monet : Borel dérive ce mot de baculus
et peu après de baccalaureus : il est toujours en sust
pens , tantôt d'un avis , tantôt d'un autre. On pourrait
relativement à ses étymologies , lui appliquer ces
vers :
Il va du blane au noir ;
Il condamne au matin ses sentimens du soir. »
(2) Laiens est le même que Laians , et léans ; dedans , là- dedans.
Il est ici de trois syllabes .
(3) C'est par erreur ou plutôt par oubli qu'on a dit dans le premier
Extrait qu'on ne sait ce qu'est devenu le Glossaire manuscrit de Bar
bazan après sa mort . Il est à la Bibliothèque de l'Arsenal.
504 MERCURE DE FRANCE ,
Il serait impossible , on le voit bien , que tous les
articles fussent ainsi traités ; Mais on en trouve plusieurs
de ce genre , qui joignent l'agrément à l'utilité.
Ne dissimulons cependant pas que ce trait contre Borel
n'est pas d'une justesse parfaite . Cet auteur , dans
son article bachelier , rapporte d'abord les opinions
des autres et notamment de Fauchet , sur l'étymologie
de ce mot ; puis il ajoute : « Mais j'estimé qu'il
vient plus vraisemblablement de baccæ lauri , à cause
du rameau de laurier qu'on leur donnait , comme on .
fait encore à ceux qui passent maîtres-ès-arts , après
leur philosophie. » J'avoue que je préfère cette étymologie
à celle de Barbazan . Bachelier a été pris surement du
latin- baccalaureus , évidemment formé des deux mots
bacca et laurus. Appliqué d'abord aux étudians qui recevaient
la branche de laurier , il s'est étendu ensuite
aux jeunes gens de leur âge , et du noviciat des connaissances
humaines à celui de tous les arts et de toutes
les professions. !
Borel est plus justement critiqué dans l'article besan,
et cet article contient des observations curieuses sur
l'origine de ce mot et la valeur de cette monnaie. 17 te
« BESAN, Besant , Bezant : monnaie d'or ainsi nommée
de ce qu'elle . commença d'avoir cours dans la
ville de . Bysance. Borel et Ragueau ont écrit qu'il valait
cinquante livres tournois , et que la rançon du
ro S. Louis , fut payée en cette monnaie. Le sire de
Joinville en a effectivement parlé , mais il lui assigne
une valeur bien diffèrente , car selon lui le besan ne
valait que dix sols . « Et lors le conseil s'en r'ala parler
au soudanc , et rapportèrent au roy que se la roine
vouloit paier dix cent mil besans d'or , qui valoient
cinq cent mile livres , que il délivreroit le roy. » Joinv.
Hist. de S. Louis. Si le besant avait valu cinquante
livres , la rançon du roi serait donc montée à cinquante
millions ; et c'était alors une somme si exorbitante
qu'il est permis de douter que la France eût pu
la fournir. Voyez la vingtième dissertation de Ducauge
sur l'histoire de S. Louis , p. 257 ..... On voit par
les écrits du treizième siècle , que le plus beau cheval
n'était estimé que de quarante à cinquante livres ; à
SEPTEMBRE 1808. 505
moins que le mot besant étant venu d'outre mer on
n'eut donné son nom en France , à une monnaie de
plus grande valeur que celle frappée. ( Il faudrait que
` celle qui avait été frappée ) à Bysance : enfin , dans
plusieurs titres d'abonnement de fief , le besant est
apprécié vingt sols , et dans d'autres dix sols . Aussi
Ducauge ( Hist. de S. Louis , p. 259 ) , dit- il que le
marc d'argent valait huit besans , ou quatre livres
(quatre-vingt sols ) en argent . Au sacre de nos rois
on en présentait treize à la messe , et on les nommait
bysantins . »
Cette discussion est d'une bonne critique. Il resté
cependant toujours des obscurités et des incertitudes
sur la valeur précise du besant d'or. Car s'il
ne valait que dix sols , il devait être d'une petitesse
extrême. Nos anciens demi-louis de 12 hvres et nos
petites pièces de 10 fr. peuvent en donner une idée .
Que serait-ce qu'une monnaie d'or qui ne serait que
la vingt- quatrième partie des uns et la vingtième des
autres ?
4.
Le mot besant , ajoute l'auteur en finissant son
article , a été formé du nom de la ville de Bysance ,
aujourd'hui Constantinople , Bysantium , comme les
parisis de Paris , les tournois de tours , les pictes de
Poitiers , les carolus de Charles , etc , L'étymologie de
Borel , bes et as , deux as , ressemble à celle que M.
Grandval , dans son poëme de Cartouche , fait donner
par son héros au mot argot : Argot , dit Cartouche ,
vient du grec argos . w
?
Des articles encore plus étendus ' que ceux -là , sont
de véritables dissertations où M. Roquefort examine
des questions d'antiquité , réfute des erreurs , ou éclaircit
des doutes , et tire le plus souvent ses solutions
de nos plus anciens manuscrits. Je pourrais surtout
citer les deux articles Graal et Sainct- Graal,
qui se suivent et s'expliquent l'un l'autre. Leur longueur
seule m'en empêche et j'y renvoie le lecteur ;
mais ce ne sera point encore sans observer que l'auteur
y montre toujours trop de prévention contre
Borel , et qu'en expliquant beaucoup mieux que luti
ce que c'est que ce Saint- Graal , il n'a pas raison en
ნინ MERCURE DE FRANCE ,
tière dans la critique qu'il fait de son explication.
Par exemple , il lui reproche d'avoir appelé le sang
de J. C. (qui fut , dit-on , reçu dans ce graal ou
vase ) , tantôt sang real , royal , et tantôt sang
agréable. Il est certain que si Borel eut ainsi employé
cette dernière épithète , il aurait dit une chose fort
ridicule ; mais il dit , le sang agréable aux hommes ,
en ce qu'ils en lavent leurs péchés , ce qui est très- différent.
J'ajouterai que M. Roquefort établit fort bien que
graal signifiait en général un vase , un grand plat ou
plutôt un grand bassin creux , que le beau vase d'émeraude
qu'on nomme le Saint- Graal , sur lequel nous
avons une savante dissertation de M. Millin , est celui
dans lequel on dit que Saint-Jean d'Arimathie reçut le
sang de J. C. et qui fut apporté à Gênes après la conquête
de Jérusalem par les croisés ; mais qu'en voulant
mieux expliquer que Borel , deux anciens passages , il
paraît s'être trompé lui-même.
le
« Et por ce l'appelon nos graal qu'il agrée as prodes
hommes. En cest vessel gist le sang de J. C. » Roman
manuscrit de Merlin : ce qui signifie , dit notre auteur,
et nous appelons ce vaisseau , ce vase , parce qu'il plaît
ainsi aux gens sensés , le saint graal , parce qu'il renferme
sang de J. C. Il me semble que le texte dit bien
clairement : nous l'appelons graal parce qu'il agrée aux
gens sensés. Le point qui suit arrête là le sens , et le texte
ajoute , comme un fait , qn'en ce vaisseau est le sang de
J. C. Cette espèce de jeu entre graal et le mot agrée est
réellement le sens du manuscrit : mais il prouve seulement
que l'auteur du manuscrit s'est trompé et qu'il
ignorait lui-même l'étymologie du mot graal , sans
qu'il soit nécessaire d'expliquer forcément ce qu'il a dit ,
et sans que la manière dont M. Roquefort a expliqué ces
mots graal et saint graal soit moins juste.
De même dans le second passage , le roman dit : « Et
comment le clameron nos qui tant nos grée , cil qui li
voudront clamer , ne mettre non à nos esciens , le clameront
le graal qui tant agrée : et quant cil l'oyent , si
dient , bien doit avoir non cist vesseaux graax, » Ce qui
ne veut dire autre chose , selon M. Roquefort , sinon
SEPTEMBRE 1808. *** 507
qu'il leur plaît de nommer ce vase , ce vaisseau , saint
graal ( sanctam crateram ) et cela parce qu'il renfermait
le sang de J. C. , que ce vase , ce graal leur plait
beaucoup , et qu'il mérite d'être nommé saint, — Qui
tant nos grée et qui tant agrée , se rapportent évidemment
dans cette phrase du roman au vase même et signifient
bien ce qu'ils semblent signifier , et M. Roquefort
n'a nullement besoin de donner au texte l'entorse
qu'il lui donne pour avoir parfaitement raison dans
tout le reste de son article .
Ces observations ne doivent lui prouver que l'attention
avec laquelle j'ai lu son ouvrage et l'intérêt que doit
inspirer à tout homme studieux de notre langue l'entreprise
qu'il a eu le courage de former ; il l'a conduite
dès le premier pas à un point qui ne paraît plus exiger
que peu d'efforts pour l'élever jusqu'au degré de perfection
où ces sortes de productions peuvent atteindre.
Je finirai cet extrait en l'invitant très-fortement à revoir
son travail entier avec une nouvelle application et un
nouveau courage. Il aura peu à y ajouter , si ce n'est quelques
mots qui peuvent encore avoir échappé à ses pre→
mières recherches , et quelques citations d'anciens tex
tés , sur-tout au commencement : les rectifications où
corrections seront peu considérables; quant aux suppres
sions , elles seroient , à mon avis , plus nombreuses . Je
lui en ai dit les raisons : c'est à lui de les peser , avec
désir de bien faire dont il paraît animé , et cet esprit justes
et éclairé qui lui donne tous les moyens d'y parvenir, (16
Le premier de ces deux volumes est orné d'une jolie
gravure représentant un chevalier assis , et une jeune
dame debout , lui faisant une lecture qu'il écoute avec
intérêt. Les costumes , l'architecture et tous les accessoi
res rappellent les siècles dont le Glossaire est destiné à
expliquer le langage. L'édition de cet ouvrage est très→
soignée , comme le sont toutes celles qui sortent des
presses de M. Crapelet , et la correction du texte est sans
reproche ; genre d'éloge que l'on donne avec d'autant
plus de plaisir qu'on voit paraître aujourd'hui moins
d'ouvrages qui le méritent.
GINGUENÉ.
508 MERCURE DE FRANCE ,
DISCOURS prononcé par M. VIGÉE , le jour de la distribution
des prix de l'institution polytechnique.-
De l'imprimerie de Jean Gratiot , rue Saint-Jacques ,
n° 41.
-
DANS ce Discours , M. Vigée , qui joint le goût de
la bonne littérature à un talent poëtique très varié ,
développe avec clarté et intérêt cette vérité , qu'il est
nécessaire de faire un sage emploi du tems. Dans toute
autre circonstance , et devant tout autre auditoire lé
développement de cette vérité , incontestable mais connue
, eût peut-être paru inutile ; mais lorsque l'on parle
à de jeunes élèves , il faut bien leur rappeler les vé
rités premières , et les élémens même de la morale
pratique. Voulant être sur-tout compris , on n'est pas
le maître devant eux de dominer et de généraliser
şes idées , comme devant des auditeurs instruits , et
qui se trouvent au niveau de la pensée de l'orateur.
Ce genre de sacrifice , car c'en est un , n'est pas si facile
qu'on le pense. Horace l'avait dit avant nous : difficile
est proprie communia dicere. L'orateur , qui , dans
ce cas , n'a rien de nouveau à nous apprendre , parce
que ce qui est neuf pour la jeunesse ne l'est pas pour
l'âge mûr, ne peut alors captiver l'attention du lecteur,
que par une manière de s'exprimer qui lui appartienne
au moins , puisque le fond n'est pas à lui.
Il n'a pas même , devant cette jeunesse qui l'écoute ,
l'avantage de pouvoir déployer toutes les richesses et
toutes les ressources de sa langue. Il craint que ce luxe
'de l'éloquence auquel leurs oreilles ne sont pas encore
accoutumées, ne soit pour eux qu'un vain son , qu'un
eliquetis de mots qui les détourne de la chose. Que lui
reste-t- il donc ? la méthode , la clarté , une sorte d'élégance
qui n'exclut pas la simplicité , et sur-tout cette
onction affectueuse qui lui fait des amis de ceux qui
l'entendent , et qui leur prouve qu'il est lui - même persuadé
de ce dont il veut les. convaincre. Il nous semble
que dans ce Discours , M. Vigée a ce genre de merite ;
il n'éblouit point , il définit avec justesse , il discute
SEPTEMBRE 1808. 50g
avec précision , il émeut doucement l'ame , il persuade
enfin . Il remplit donc son but , car c'était là sa tâche.
Veut - il peindre à cette jeunesse si mobile par ellemême
le tems dont rien ne peut retarder la fuite ,
voyez comme il s'exprime ? « Le tems ! oseriez - vous
» calculer sa brièvete ? voyez comme il s'écoule dans
» ces heures fugitives où le délassement succède au
» travail , où les jeux se partagent et se disputent vos
» loisirs. Que dis-je ? si l'étude a pour vous des char-
» mes , comme il s'écoule dans les momeus consacrés
>> à votre instruction ! Le tems ! Non , le nuage que
chasse devant lui un vent impétueux ne passe point
» avec plus de vitesse , et le torrent qui jaillit d'un
» roc inaccessible , tombe , se précipite et roule avec
» moins de rapidité , et lorsque le tems fuit à si grands
» pas , lorsqu'il n'est point d'obstacle qui puisse le res
» tarder , point de bras qui puisse le retenir , specta-
» teurs indolens de sa course accélérée , vous abandon-
» neriez à une molle nonchalance , à une coupable
» oisiveté , à une dissipation funeste des instans qui se
» succèdent sans retour , qui , une fois perdus , ne se
>> recouvrent jamais ? S'il en était ainsi , hâtez -vous ,
» jeunes élèves , vous le pouvez encore , hâtez - vous
» de réparer des torts dont , à présent , vous ne pré-
» voyez pas les conséquences , mais qui , un jour , se
>> raient pour vous une source inépuisable de regrets. »
Certainement ce morceau ne frappe notre ame d'au
cune idée nouvelle e ce mérite n'y aurait point été à
sa place , et l'auteur ne devait pas le rechercher ; mais
les pensées en sont justes , et le style qui a du mou
vement et la chaleur propre au sujet , lui donne le
degré d'intérêt dont il était susceptible. remmen
44
1
Voici un autre morceau , où l'expression est plus
riche , et où l'auteur semble s'élever au- dessus de la
simplicité dont il s'est fait une règles mais sans sortir
cependant du ton convenable au sujet qu'il traite.
« On parle de richesse ; la véritable richesse , c'est
» le tems. Oui , le tems est le trésor de tous les âges
>> et de toutes les conditions. C'est celui de l'enfant
» qui , pâlissant sur des livres , enrichit peu à peu sa
» mémoire , et facilite ainsi le développement de son
510 MERCURE
De France
,
>> intelligence; celui du jeune homme qui est assez
>> avancé pour sentir que plus il a appris , et plus il
» lui reste à apprendre ; celui de l'homme fait que
» tourmente un noble désir de tenir par ses talens ,
>> un rang honorable dans la société; celui du vieil-
» lard qui , en garde contre la mort , ne veut pas
» qu'elle le surprenne au milieu de ses projets , de ses
»voeux ou de ses espérances . C'est celui du laboureur
» qui trempe de ses saeurs le sillon qui doit le nour-
» rir ; celui de l'artisan qui , éveillé avant le jour ,
» n'interrompt qu'avec la nuit ses pénibles et profitables
>> travaux ; celui de l'artiste qui , dans quelque car
>> rière qu'il parcoure , se propose toujours pour but
>> le suffrage de son siècle et les hommages de la pos
>> térité ; celui du savant qui , dans ses recherchez
>> laborieuses , dans ses calculs profonds ou dans ses
» expériences hardies , est sans cesse occupé de hâter
» le progrès des lumières ou d'augmenter la masse des
» connaissances ; celui de l'amant des lettres qui ne
» rêvant que la gloire , attache son nom à un ouvrage,
» et espère que cet ouvrage sauvera son nom d'un
» éternel oubli . Le tems , comme je n'ai pas craint de
» l'avancer , est donc la véritable richesse dont l'homme
» est doté en naissant ; je dirai plus , c'est la seule
» réelle , peut-être , puisqu'elle ne dépend point du
>> caprice du hazard ; que , tant qu'il vit , elle ne peut
» jamais lui échapper , et que , lorsqu'elle lui est ra-
» vie , c'est qu'il est arrivé au terme de ses désirs et
» de ses besoins. » Ce morceau , qui ne sort pas du
genre tempéré, est néanmoins brillant. La figure dont
Forateur se sert , est l'énumération ( car pourquoi
donner des noms grecs à ce qui peut être dit plus
clairement en français ? ) Elle est d'autant mieux
placée ici , que l'Auteur , par cette figure très -adroitement
employée , semble rallier autour de l'étude , et
rappeler à un bon emploi du tems , tous les âges , et
tous les états de la vie humaine . On voit que M. Vi
gée connaît les secrets du style , et qu'il est du petit
nombre des écrivains qui ne sont pas moins familia
risés avec la bonne prose qu'avec une poësie élégante
et délicate. Nous warions pu rélever quelques expres
SEPTEMBRE 1808. 511
sions qui nous ont paru n'être ni assez justes , ni assez
choisies ; mais elles sont en très-petit nombre ; et
l'auteur a trop de goût pour ne pas les apercevoir
lui-même en relisant son ouvrage. Nous nous arrêtons
donc ici , pour prouver à M. Vigée , que nous avons
profité à son école , et que nous voulons ménager son
tems , le nôtre , et celui de nos lecteurs. N.
VARIÉTÉS .
THEATRE FRANÇAIS.
·Suite des débuts de Mademoiselle EMILIE Levert :
débuts de Mademoiselle FLORINE Bazire.
Les débuts , ou plutôt les succès de Mlle Emilie Levert ,
ont un éclat si soutenu ; l'affluence qu'elle attire , dans la
saison la moins favorable aux spectacles , est un témoignage
si marqué de la faveur publique ; les suffrages nombreux
qu'elle réunit portent un tel caractère de désintéressement
et de franchise , qu'on ne peut guères révoquer en doute
l'admission prochaine de cette jeune actrice au Théâtre
Français. Elle paraît successivement , dans les rôles les plus
opposés , à côté des talens les plus remarquables ; elle n'éclipse
personne ; mais elle prend une place distinguée dans
les réunions les plus parfaites que le théâtre puisse offrir.
On l'avait vue , dans la Coquette corrigée , passer rapidement
de l'étourderie , de la légèreté , de l'impertinence
même , à la décence , à la modestie , à la sensibilité . On
vient de la voir , dans la Femme jalouse , exprimer , avec
la même énergie , l'emportement d'une passion effrénée , et ·
l'accablement , la douleur profonde que ses excès laissent
après eux dans un coeur honnête et détrompé . Cette double
épreuve , dans des ouvrages qui doivent presque tout au
talent des acteurs , a été pour Mlle Levert un double triom--
phe. Elle a d'ailleurs montré , dans tous les rôles qu'elle
a joués , une intelligence également vive et sûre , un heureux
mélange de vigueur et de grâce , de finesse et de
aurel. En joignant à des avantages si rares un amour
passionné pour son art , des études constantes , une docilité
peu commune pour les avis de la critique , Mlle Levert
doit , en peu d'années , s'élever au premier rang , et ne
conserver que des traces légères des défauts qu'on peut
512 MERCURE DE FRANCE ,
4
encore lui . reprocher. Mais ces défauts sont assez graves
pour qu'une bienveillance sévère l'en avertisse fréquemment.
En général , quoiqu'elle saisisse et qu'elle rende , avec beaucoup
de vérité , les principaux traits du caractère qu'elle
représenté , sa diction trompe quelquefois son intelligence :
elle ne la soutient pas toujours avec une égale fermeté ; dans
ce qu'on appelle au théâtre un grand couplet , souvent elle
abandonne les derniers vers , de manière à beaucoup affaiblir
l'effet qu'elle a produit dans les vers précédens. Le défaut
de sa prononciation cède lentement à un travail opiniàtre ,
mais il n'a point encore entiérement disparu . Enfin ce n'est
point assez pour Mile Levert que l'usage de la scène , la
confiance et la sécurité lui donnent aujourd'hui plus d'aisance
, il faut encore qu'elle mette dans certains rôles u
peu plus de poblesse et de dignité. Ses premières habitudes
dramatiques ne l'avaient point préparée à saisir le ton de
la haute comédie ; le moment est venu pour elle de l'acquérir
, et de le concilier avec la vivacité , le. naturel et la
franchise , qui forment le caractère particulier de son talent.
**
un
Les succès de Mile Florine Bazire sont plus contestes
dans l'opinion que ceux de Mlle Levert , quoiqu'ils ne le
soient pas davantage au parterre. Cette jeune personne
a débuté dans un emploi que Mlle Duchesnois remplirait
seule , si ses forces égalaient son zèle et son talent ,
mais qui , par le nombre , l'importance et la difficulté des
rôles qu'il embrasse , exigeait au moins la réunion de
Mlle Georges et de Mlle Duchesnois . L'absence de la première
laisse donc une place vacante , et la carrière est
ouverte aux prétentions et aux espérances, Mlle Maillard
s'est dabord présentée pour la remplir : élève d'un grand
acteur , fière d'une force prématurée , quelquefois étonnante
et souvent digne d'être applaudie , meme dans ses
écarts , mais inégale , gauche , et d'un physique , ( pour
parler le langage des coulisses ) qui soutient mal la majesté
de la tragedie , elle a terminé ses débuts sans avoir
entiérement fixé l'opinion des connaisseurs. Mlle Florine
lui succède dans cette lice périlleuse : elle y porte une
figúre noble et régulière , une diction sage , de l'intelligence
, de la mesure , de la raison . La manière, dont elle
a joué Camille dans les Horaces , annonce qu'elle ne
manque point de vigueur ; cependant on lui reproche de
ne pas donner aux passions tragiques une expression assez
forte et de ne pas les peindre sur son visage : sans doute il
faut qu'elle anime davantage sa figure et ses mouvemens .
Mais
SEPTEMBRE 1808.
DE
LA
SEINE
1
Mais sans compter qu'il y a dans les premiers débuts un
fond de timidité qui trahit souvent les meilleures intentions
, et qui ne permet pas de rendre comme on sent
ne sommes-nous pas un peu gâtés par l'exagération de C
quelques acteurs , qui le sont , à leur tour , par les applaudissemens
frénétiques du public ? Je sais que les vives
émotions de l'ame altèrent la voix la plus douce et troublent
l'harmonie de la plus touchante figure . Mais ne
peut-on les peindre que par des cris et des contorsions ?
Il me semble qu'au théâtre , la douleur , le désespoir , et
même les passions féroces , comme la haine et la vengeance
, doivent conserver de la noblesse et de la grandeur.
Les Euménides étaient belles sous le pinceau des
anciens ; et c'est ainsi , je crois , que dans l'optique de la
scène doivent paraître les traits d'un acteur , lors même
qu'il veut exprimer les plus violentes passions . Au reste ,
je ne prétends pas que Me Florine Bazire doive à des
réflexions semblables l'empire qu'elle a conservé sur ellemême
, dans les passages les plus entraînans des rôles
qu'elle a joués. Je voudrais aussi que dans Phèdre , dans
Hermione , dans Aménaïde , elle eut montré plus de chaleur
et plus d'abandon . Elle a besoin de conseil , d'étude ,
de travail , mais elle à des avantages qu'on peut méconnaître
et qui favoriseront beaucoup ses heureuses dispositions
;
de la grace , de la beauté , de l'intelligence , une
très-bonne diction , une taille qui porte bien le manteau
de Melpomène , et dix-huit ans,
Quel doit être le terme de ces débuts ? qui doit en
être le juge ? quel en sera le résultat ? Telles sont les
questions que la curiosité , l'amour-propre , l'intérêt personnel
, et même celui de l'art dramatique , font discuter
tous les jours. Sur la première , un ancien usage et peut
être aussi le réglement , répond que trois débuts dans trois
rôles différens , suffisent aux épreuves ; mais Mlle Levert
en a déjà joué dix , et le caissier de la comédie soutient ,
à la treizième réprésentation , que des débuts semblables
doivent durer toute l'année . Sur la seconde question , le
public qui ne doute de rien et ne se pique pas de modestie
, prétend qu'à lui seul appartient le droit de juger
ce qu'on lui présente , en vertu d'une magistrature qu'il
-achète à la porte du théâtre . Ses arrêts sont respectés
tant que la toile est levée ; mais ceux qui sont les plus
soumis devant lui , se vengent ordinairement de ses hauteurs
en rentrant dans les coulisses , et le jugement du par-
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
terre est souvent cassé dans les foyers . Quel sera donc le
résultat des débuts ? C'est la troisième question qui se
présente , et pour la résoudre , il faut nécessairement recourir
à l'autorité protectrice qui veille sur le premier
théâtre de l'Europe : elle est heureusement confiée à un
homme , que les talens aimeraient à choisir pour guide
s'ils ne l'avaient pas pour juge , et qui joint à l'esprit le
plus aimable , au goût le plus éclairé , la bienveillance la
plus polie pour toute espèce de mérite. Nul doute que sa
décision ne soit conforme aux intérêts de l'art dramatique ,
à ceux du Théatre Français et au vou du public impartial.
ESMENARD.
NOUVELLES POLITIQUES .
PARIS , 8 Septembre. - Relation des événemens d'Espagne.
LES hommes éclairés , partisans des idées libérales , et désireux de voir
leur pays régi par une constitution qui garantisse les droits de la nation ,
sont très-nombreux en Espagne .
Ce royaume renferme aussi beaucoup de personnes qui ont accompagné
de leurs voeux les différentes scènes de la révolution en France .
}
Le tiers du territoire est possédé par le clergé séculier les moines ,
presque tous sans aucune instruction , et fanatiques au plus haut degré,
exercent une puissante influence sur les classes inférieures du peuple ,
qui vivent dans une ignorance plus entière en Espagne que partout ailleurs ,
et qui , sous une telle direction , n'ont fait de progrès depuis plus d'un
siècle , que daus le goût des pratiques superstitieuses et de l'oisiveté.
Les événemens successifs de l'Escurial et d'Aranjuez , qui frappèrent
d'une atteinte profonde le respect dû au trône , la convocation d'une Junte
à Bayonne , pour discuter les bases d'une constitution ; les événemens
'extraordinaires et imprévus du 2 mai à Madrid ; toutes ces circonstances
mirent en jeu les passions , et portèrent au plus haut point d'exaltation
les craintes et les espérances. * *
La faction anglaise ne pouvait manquer de chercher à mettre à profit
cette situation des choses . Elle fut toujours très -active et très - puissante
dans les ports . Son influence se fit même sentir , dans tous les tems , à.
Madrid. Elle avait acquis plus de force par les circonstances générales
du continent, et par les sacrifices que ces circonstances exigeaient du
commerce espagnol. Toutes les intrigues tendirent donc à faire naître la
pensée d'abandonner l'alliance de la France pour se mettre en relation
avec l'Angleterre , et ce voen secret eut une part assez considérable dans
les événemens d'Aranjuez et dans ceux qui suivirent . ^
La majeure partie des propriétaires et des hommes éclairés qui constituent
, soit la noblesse , soit le haut clergé , était animée d'un bon esprit
et des meilleurs sentimens. Mais le parti de l'inquisition et celui des
moines , agités par les agens nombreux que l'Angleterre entretenait en
Espagne , profitèrent de l'ignorance et de l'aveuglement du peuple , l'abuSEPTEMBRE
1808. 515.
serent par de fausses rumeurs , mirent les armes à la main des prolétaires,
et la sédition éclata à la fin de mai , dans le moment où tous les arrangememens
relatifs à l'Espagne étaient consommés , et où la Junte se réunissait
à Bayoune , et commençait ses opération's .
2
Des miracles furent solennellement proclamés à Saragosse , à Vallado→
lid , à Valence , à Séville , etc. Ces jongleries , qui ne sont propres qu'à
déshonorer la religion et qui seraient impuissantes sur les autres peuples.
du continent , ont eu sur les habitans de l'Espagne les plus grands effets .
Sur les côtes , un parti nombreux , connu par sa haine pour la France
et que l'on excitait à faire cause commune avec l'Angleterre pour obtenir
la liberté de son commerce , encouragea les passions du peuple et feignit
de partager ses erreurs superstitieuses . Les plus funestes désordres résultèrent
de ses dispositions ; ils éclatèrent presqu'en même tems dans les
provinces méridionales , dans les provinces de Navarre et d'Arragon , en
Estramadure , dans les Castilles et dans les provinces de Léon , des
Asturies et de Galice .
Ils commencèrent le 27 mai dans les provinces méridionales . Don Miquel
de Saavedra , conseiller- d'Etat , était capitaine -général du royaume de
Valence . Il voulut s'opposer aux desseins des insurgés . Sa vie étant ine→
nacée , il se réfugia à Requena . Les insurgés informés du lieu de sa retraite
, s'y portèrent en foule , se saisirent de sa personne , le ramenèrent
à Valence , et le massacrèrent près de l'hôtel du comte de Cerbellon ,
qui paraissait jouir de leur confiance , et dont les efforts furent inutiles
pour le sauver. La tête de don Miquel de Saavedra fut mise au bout
d'une pique , promenée dans toutes les rues , et ensuite placée au haut
d'une pyramide , sur la place de Santo-Domingo . Le marquis d'Arneva
était destiné au même sort ; mais il parvint à échapper aux insurgés .
Dans les premiers momens de l'insurrection de Valence , les insurgés
avaient exigé que tous les Français domiciliés dans le royaume fussent
conduits à la citadelle , et leurs biens confisqués . Quelques jours après ils
trainèrent en prison l'équipage d'un bâtiment français , qui , poursuivi
par une frégate anglaise , s'était réfugié sur la côte espagnole . Le 14 juin ,
dans un nouvel accès de fureur , ils s'emparèrent de ces prisonniers et les
égorgèrent . Le 17 juin , les membres de la Junte qui , sous peine de la vie ,
avaient été forcés de prendre part à ce comité , dénoncèrent par un acte
solennel et vouèrent à l'exécration générale l'instigateur de ces atrocités .
Celui que la Junte désigna pour tel, fut un nommé Balthazar Calbo , ministre
des autels et membre du chapitre de San -Isidoro de Madrid .
A Cuença , le corrégidor et l'intendant furent chargés de chaînes et
emmenés par les paysans attroupés , qui , avant de partir , pillèrent les
maisons et maltraitèrent cruellement les familles de ces deux respectables
magistrats ..
A Carthagène , le peuple mit à mort le gouverneur qui avait long-tems
joui de la considération générale .
•
A Grenade , le 30 mai , le générale Truxillo , gouverneur de Malaga .
arriva dans cette ville . Il fut assassiné par le peuple , son corps fut
traîné dans les rues , coupé en morceaux et ensuite brûlé .
A Algésiras , le 2 Juin , le consul de France fut jeté en prison . Le
peuple mutiné demanda sa tête , et la fermeté des gens de bien s'opposa
ce nouveau crime.
A Saint-Lucar de Barameda , le 4 juin , le gouverneur de la ville ,
général distingué par son rang et son mérite , fut massacré par le peuple .
A Jaen , les paysans forcèrent les habitans d'abandonner leurs maisons
et leurs propriétés , massacrèrent le corregidor et pillèrent la ville.
: Séville , ayant levé l'étendard de la révolte , forma une Junte d'insur-
7
Kk2
516 MERCURE DE FRANCE ,
rection ; et une partie des soldats du camp de Saint-Roch et de Cadix ,
attirés par la forte paie que promettaient les insurgés , déserta et se réunit
à eux. Pour premier essai de leur puissance , ils massacièrent le comte
d'Aquila , l'un des hommes les plus considérés de Séville ; un capitaine
de contrebandiers fut nommé chef , et les insurgés , composés de moines
de déserteurs , de contrebandiers , marchèrent en armes pour défendre
l'entrée de Cordoue.
A Cadix , le 27 et le 28 mai , le peuple se souleva contre le lieutenant.
général Solano , marquis del Soccoro , qui était capitaine-général de la
province et gouverneur de la ville , homme jusqu'alors généralement
adoré. Les insurgés enlevèrent des armes dans les casernes , et un canon
sur le rempart , attaquèrent l'hôtel du gouverneur , parvinrent à se saisir
de sa personne , et le massacrèrent de la manière la plus atroce .
A la Caroline , le corregidor voulant s'opposer aux désordres , fut décapité
par le peuple .
Des événemens non moins affreux se passaient dans les provinces de
Navarre , d'Arragon et de Catalogne ..
A Saragosse , les paysans fusillèrent le colonel espagnol du régiment
du Roi , dragons ; et 33 autres officiers de leur parti , contre lesquels ils
se révoltèrent , furent saisis par eux et mis à mort avec les circonstances
les plus cruelles .
La même haine pour toute espèce d'autorité et pour tous les hommes
revêtus du pouvoir et de la considération publique , produisit des effets
non moins atroces en Estramadure et dans les Castilles .
A Badajoz , le 30 mai au matin , la sédition se manifesta et fut en un
instant à son comble. L'hôtel du gouverneur , comte de la Torre del
Freno , fut assailli . Les insurgés demandèrent qu'on les enrôlât et qu'on
leur donnât des armes. Le gouverneur parut sur son balcon pour les
exhorter à rentrer dans l'ordre . L'évêque était à côté de lui . Les furieux
ne voulurent rien entendre. Ils forcèrent la garde du palais , montèrent
à l'appartement du gouverneur , l'en arrachèrent , et le traînèrent jusqu'à
la porte des Palmes , où il le massacrèrent à coups de bâton et à coups
de couteau ; il portèrent son corps nu et sanglant sous les yeux de sa
femme , et mirent le palais au pillage.
A Valladolid , le 5 juin , le général don Miquel Ceballos , commandant
du génie à Ségovie , fut conduit en vertu d'un ordre du général Cuesta
dans les cachots de Carbonero. Les insurgés l'enlevèrent de sa prison , le
mirent en pièces sur le Campo- Grande , en présence même de sa femme
et de ses enfans , portèrent sa tête au bout d'une pique , et se partagèrent
ses membres , qui furent traînés en triomphe dans toutes les rues.
A Talavera , le 5 juin , le corregidor voulut réprimer les mutins ; ils
demandèrent sa tête , et ce fut au courage de quelques hommes de bien
qu'il dut le bonheur de se sauver et d'échapper à la mort.
Les provinces de Léon et des Asturies étaient dans le même tems en
proie à des scènes aussi sanglantes.
A la Corogne , le 29 mai , le général Filangieri voulut employer la per
suasion pour ramener les paysans attroupés . Il allait être tué d'un coup
de fusil , lorsqu'un officier d'artillerie se plaça au- devant de lui et lui
sauva la vie . Le lendemain 30 , les insurgés s'emparèrent du palais du
gouverneur , qui s'était réfugié au couvent de Santo -Domingo , et le pa-
Jais fut saccagé.
Au Ferrol , le 22 juin , la maison du lieutenant -général de marine
Obrejon fut pillée . Cet officier , trouvé dans les fabriques d'Isquiendo
fut jeté dans les cachots de Saint- Antoine.
?
Dans le royaume de Léon , à la date du 22 juin , les paysans s'étaient
SEPTEMBRE 1808. 517/
portés en foule dans plusieurs villes , bourgs et villages , et avaient fait
tomber les têtes des principaux citoyens . On annonçait que le gouverneur
de la Corogne , le corregidor de Léon et le comte de Castro Fuorte ,
colonel des milices de Valto , remis entre les mains du général Cuesta
allaient être livrés au bourreau .
De tous côtés , les hommes qui , par leurs dignités , leur rang , leurs
vertus , leur fortune , étaient en possession de la considération publique ,
payaient de leur tête leur résistance courageuse à l'oppression et leur
dévouement à la patrie. Des comités d'insurrection s'emparaient des
caisses , s'organisaient et faisaient peser sur les hommes de bien la plus
cruelle terreur .
Les ministres , les membres de la Junte de Madrid et de la Commission
du gouvernement , employaient tous les moyens de conciliation ;
mais leurs efforts étaient inutiles , et ne pouvaient ramener à l'obéissance
des hommes ignorans et fanatisés , que la superstition et la ruse égaraient ,
et qui se livraient avec fureur à l'amour du pouvoir et à l'attrait du
pillage.
Cette effervescence était le résultat inévitable de l'état d'incertitude ,
de souffrance et de malaise dans lequel un mauvais gouvernement avait
jeté la nation espagnole . Elle avait été préparée , excitée par les intrigues
et la corruption de l'Angleterre , et par le désordre des idées publiques
qui était né lui-même de la faiblesse de ceux qui gouvernaient , de la
divergence des opinions politiques et des partis qui s'étaient formés
contre l'autorité suprême. Il fallut avoir recours aux armes , pour réprimer
les excès et en imposer aux malveillans .
Le maréchal Bessières fit le premier marcher différens détachemens
sur Logronno , Sarragosse , Ségovie , Valladolid et Saint-Ander , Ces
colonnes , toutes peu nombreuses , obtinrent partout les plus grands
succes , sans éprouver aucune perte notable.
La ville de Logronno s'était mise en insurrection ; elle avait pris pour
chef un tailleur de pierres reconnu pour un des plus mauvais sujets
du canton. Le général Verdier eut ordre de se mettre en marche
avec deux bataillons . Il investit la ville , le 6 juin , mit en déroute les
insurgés , leur prit six mauvaises pièces de canon qu'ils avaient déterrées ,
fit punir les plus séditieux , et remit à la tête de la ville les principaux
citoyens qui avaient été jetés en prison . Il rentra ensuite à Vittoria.
Le général Frère avait marché sur Ségovie où des mouvemens
s'étaient aussi manifestés ; il était à un quart de lieue de cette ville , le
7 juin , lorsqu'il envoya un parlementaire aux magistrats , pour les
inviter à faire rentrer les insurgés dans le devoir. Leur nombre était
de 5000 hommes avec 30 pièces d'artillerie enlevées dans le parc de
Ségovie . Ils ne laissèrent point avancer parlementaire , et l'accueillirent
à coups de canon . Le général ordonna aussitôt l'attaque ; la
place fut emportée de vive force ; beaucoup d'insurgés périrent dans
le combat. Un grand nombre fut fait prisonnier , et l'on s'empara de
tous leurs canons.
La ville , délivrée du rassemblement insurgé et rendue à elle- même ,
fit sa soumission .
Le général Lasalle marcha de Burgos sur Torquemada , où se trouvaient
6000 insurgés , qu'il fit attaquer le 7 par 500 chasseurs à cheval .
Ces insurgés furent dissipés , en laissant 1200 hommes sur le champ de
bataille. Le petit village de Torquemada fut incendié.
Le général Lasalle marcha le 8 sur Palencia . A son approche , une
députation , présidée par l'évêque , vint offrir la soumission. de la ville ,
qui rentra aussitôt dans le devoir .
518 MERCURE DE FRANCE ,
Le général Lasalle avait employé le 9 et le 10 à désarmer la ville et
la province de Palencia . Le 12 , il se dirigea sur Duennas , où il fit sà
jonction avec le général Merle , et d'où il continua sa niarche sur
Valladolid . Cette ville avait levé l'étendart de l'insurrection , et le
général Cuesta , capitaine - général , s'était mis à la tête des mécontens.
Il avait pris position à Cabeson avec 7000 insurgés et 6 pièces de
canon .
Après avoir reconnu la position occupée par les insurgés , le général
Lasalle les fit attaquer au pas de charge , par le général Sabatier , tandis
que le général Merle faisait ses dispositions pour leur couper la retraite
sur Valladolid. Le feu ne dura qu'une demi-heure . Les insurgés , complètement
battus , se dispersèrent de toutes parts , laissant sur le champ
de bataille leurs canons 4000 fusils et environ 1000 morts .
9
L'évêque de Valladolid , avec les principaux curés de la ville , vint
au-devant du général Lasalle , demandant le pardon pour la cité et
pour ses habitans . La division française entra à Valladolid au milieu
d'une multitude , qui avait mérité un châtiment sévère , et qui voyait
avec admiration la clémence et la générosité des Français . La ville et
la province ont été désarmées . Dix membres du corps municipal de
Palencia , de Ségovie et de Valladolid , furent députés auprès de S. M.
C. à Bayonne , pour solliciter sa clémence et lui offrir l'hommage de la
fidélité de leurs concitoyens .
L'évêque de Saint-Ander ayant excité ses diocésains à l'insurrection ,
et s'étant livré lui-même à tous les excès , le général Merle se dirigen
vers les montagnes de Saint-Ander , où se portait également le général
Ducos.
Le 21 , à trois heures du matin , il attaqua les insurgés avant Lantuenno
; il les chassa de toutes leurs positions , et leur prit deux pièces
de canon de 18 , qu'ils n'avaient eu le tems de tirer que deux fois à
mitraille , et dont personne n'avait été atteint . La perte des insurgés a
été considérable .
Le général Ducos était arrivé le 20 à Soncillo . Il y avait attaqué
les insurgés et les avait poussés vigoureusement pendant plus d'une
Tieue .
Le 21 , il les avait également attaqués et mis en déroute dans le
passage de la Venta de l'Escudo , qui était défendu par quatre pièces de
canon et 3oco hommes. Le 22 , il était à quatre lieues de Saint- Ander.
Le 23 , le général Merle et le général Ducos sont entrés à Saint- Ander ,
l'un par le chemin de Torre de la Véga ; l'autre , par celui de l'Escudo .
Après l'arrivée des troupes françaises , on a vu , de toutes parts , les
paysans rentrer dans leurs maisons , et les habitans de Saint-Ander
revenir dans la ville .
La ville de Saint- Ander s'étant soumise , prêta solennellement serment
de fidélité à S. M. C. , comme l'avaient fait Ségovie , Palencia et
Valladolid .
Ainsi en peu de jours les troupes aux ordres du maréchal Bessières
avaient pris 30 pièces de canon et 50,000 fusils , et avaient désarmé
Palencia , Valladolid et le pays de la Montagne ; ce qui maintint la
tranquillité dans la Navarre , dans le Guipuscoa , l'Alava et la Biscaye.
Pendant les premières opérations du maréchal Bessières , des troubles
, s'étaient aussi manifestés à l'extrémité méridionale de la Navarre
et en Arragon.
Le général Lefebvre des Nouettes , partit de Pampelune à la tête de
SEPTEMBRE 1808. 519
3000 hommes , que composaient en grande partie les lanciers polonais
et le premier régiment de la Vistule.
Il se dirigea sur Tudela , où il y avait un rassemblement de 3 à 4000 ,
hommes venus de Saragosse . Il les attaqua et les dispersa le 9 juin .
s'empara de six pièces de canon et fit justice des chefs de l'insurrection
.
Il fit rétablir le pont de l'Ebre qui avait été brûlé , et , à la tête des
lanciers polonais , il marcha sur Mallen , où un nouveau secours envoyé
aux. insurgés par la ville de Sarragosse , avait pris position .
Il y arriva le 13 , et l'attaque commença aussitôt. Une seule charge
des lanciers polonais suffit pour culbuter les insurgés qui prirent la fuite .
en abandonnant les cinq pièces de canon qu'ils avaient avec eux .
Les choses se passèrent de même , le 14 , à Alagon. Les insurgés y
avaient trois quatre mille hommes. Ils furent mis en déroute et perdirent
leurs canons .
Ils n'opposèrent pas plus de résistance , le 16 , dans les champs d'eliviers
et dans les faubourgs de Sarragosse . སྒ་ ༄་
Les combats d'Epila et de Monte - Torrero , des 23 et 27 , eurent de
semblables résultats .
Dans ces différentes expéditions , les insurgés ont eu deux ou trois
mille hommes tués et beaucoup de blessés . On leur a fait un grand
nombre de prisonniers , et on leur a pris tous leurs canons , c'est- àdire
, une trentaine , de pièces . Notre perte a été légère ; elle s'est élevée
20 ou 30 hommes tués , et à 60 ou 80 blessés .
Le général Verdier joignit le général Lefebvre devant Sarragosse ,
et commença à investir la place.
Le 2 juillet , après avoir fait jouer quelques obusiers , il fit attaquer,
et enlever le couvent de Saint - Joseph , qui couvrait une partie de l'enceinte
de la ville de Sarragosse.
Du 2 au 13 juillet , les dispositions furent faites pour resserrer toujours
davantage les insurgés , et pour rassembler les matériaux nécessaires
à la construction d'un pont de radeaux sur l'Ebre .
Le 11 , le passage de la rivière avait été effectué de vive force , et des
troupes s'étaient établies sur la rive gauche pour favoriser la construction
du pont , qui fut terminé le 12 , à midi . Pendant ce tems
divers corps d'insurgés s'étaient rassemblés dans la campagne pour
gêner les communications . Ils furent battus à Almunia , à Catalayud ,
et à Tauste , sur la route de Tudela ; ils perdirent , dans ces affaires
partielles beancoup d'hommes et de munitions.
:
Les troupes qui occupaient la rive gauche du fleuve devant Sarragosse
, éprouvèrent aussi plusieurs attaques de la part de détachemens
sortis de la ville les insurgés furent toujours repoussés avec grande
perte , la baionnette dans les reins , et ils perdirent dans ces différens ,
combats , et notamment à Jouslival , beaucoup de monde et plusieurs
pièces de 8. $
Le blocus de la place , où s'étaient jetés les divers partis d'insurgés ,
qui avaient fait des efforts inutiles pour tenir la campagne , se trouva
alors entiérement terminé.
Le général Duhesme commandait en Catalogne , et son quartier- ✨
général était à Barcelonne. Des rassemblemens se formèrent aussi dans››
quelques parties de son commandement .
Les premiers symptômes d'insurrection s'étaient manifestés dans les
villes de Manrese et de Tarragone . Sur les invitations qui leur avaient été
faites ,
elles promirent de se soumettre. Cette promesse ne s'effectuant'
520, MERCURE
DE FRANCE
,
point , le général Swartz occupa Manrese , et le général Chabran
Tarragone.
Le général Swartz eut ordre de se diriger par la route de Lerida ,
et de fouiller le Montserat , où on était informé qu'il y avait des rassemblemens
. Le 6 juin , il rencontra les insurgés à Bruck , les força
et leur tua beaucoup de monde . Il eut de semblables succès à Esparguera
, à Martorell et à Molinos del Ré.
D'autres rassemblemens de paysans insurgés s'étaient fortifiés avec du
canon sur la rivière de Lobrega ; ils s'étaient emparés de l'artillerie qui
se trouvait sur les côtes . Le général Duhesme les fit attaquer . Ils furent
forcés partout du 8 au 10 juin , et leur artillerie leur fut prise . Cette
expédition se termina sans aucune perte de notre côté , et avec beaucoup
de perte de la part des insurgés .
De nouveaux rassemblemens descendus des montagnes avaient coupé
le chemin de Montgat et de Moncada , et avaient occupé le petit château
de Montgat, où ils s'étaient retranchés. Ils furent attaqués le 17 ,
et dissipés presqu'aussitôt . Le château de Montgat fut emporté d'assaut ;
les insurgés perdirent beaucoup de monde , leurs drapeaux et vingt
pièces de canon de tous calibres .
Le général Lecchi , poursuivant les fuyards , arriva dans la ville
de Mattaro qui avait été mise en défense et barricadée . Il l'attaqua
avec la même rapidité , s'en empara et prit dix pièces de canon en
batterie.
Le général Duhesme dirigea la même colonne sur les défilés de Saint-
Paul ; il les attaqua le 19 , et sans que les troupes eussent presque besoin
de s'arrêter , il les força et prit dix pièces de canon.
Après ces différentes affaires , qui avaient pour objet d'assurer ses
communications , le général Duhesme rentra à Barcelonne . Il n'avait eu
que cent hommes tués ou blessés . La perte des insurgés était extrêmement
considérable.
Pendant ces opérations , une nouvelle ligne d'insurgés s'était formée
derrière le Lobrega , grossi par la fonte des neiges et par les pluies qui
tombaient depuis plusieurs jours dans les montagnes. Ils avaient à
Molinos del Ré , une batterie de trois pièces de canon qui balayaient le
pont de pierres coupé dans plusieurs endroits ; tous les gués étaient
retranchés jusqu'à l'embouchure du fleuve ; la droite des insurgés
s'appuyait à la mer ; deux pièces de campagne attelées se promenaient
derrière la ligne .
Le 30 juin au matin , les troupes se mirent en marche pour attaquer
les insurgés . Le général Goullus et le général de brigade Bessières se
portèrent à l'embouchure de la rivière , forcèrent le passage et remontèrent
la rive droite en prenant à revers toutes les positions des insurgés ,
qui ne résistèrent point , et éprouvèrent une perte considérable . En
même tems la division du général Lecchi attaquait le pont de Molinos
del Ré , s'en emparait et enlevait le trois pièces de canon qui défendaient
le passage . Les débris du rassemblement , battus de tous côtés , se
retirerent sur Martorell , qui était leur point de ralliement . Le général
Lecchi les suivit , l'épée dans les reins , les dispersa et occupa la posi→
tion . On ne peut calculer leur perte en hommes. On a ramassé , sur le
champ de bataille , 4000 fusils , et l'on a pris tout ce qui restait de
canons aux insurgés .
Du côté de Figuièras , des rassemblemens de paysans s'étaient formés
pour intercepter les communications de cette ville . Le général de division
Reille s'y porta de Bellegarde , le 5 juillet . Après avoir battu et
dissipé les insurgés , il ravitailla la place et renforça la garnison ,
SEPTEMBRE 1808. 521
Pendant que les événemens dont on vient de faire le récit se passaient
dans la Biscaye , la Navarre , l'Arragon et la Catalogne , l'insurrection
ayant éclaté dans le royaume de Valence , le maréchal Moncey se mit
en mouvement avec son corps d'armée.
Le 21 juin , il rencontra les insurgés retranchés sur les belles positions
qui environnent le village de Pesquera , et défendant , avec quatre
pièces de canon , le pont sur la rivière de Cabriel et l'entrée du défilé.
Le pont et le défilé furent forcés ; les insurgés perdirent leurs canons ;
500 suisses et gardes espagnols passèrent dans nos rangs .
Les insurgés , ralliés à leur principale armée , se retirèrent à Las Cabreras
, en avant de Siete Annas , où ils se retranchèrent dans une position
qu'ils regardaient comme inexpugnable .
Le 24 , le maréchal Moncey les aperçut , occupant en effet une posi
tion très-escarpée et très-difficile à emporter. Attaqués avec la plus
grande impétuosité , ils furent chassés de mamelon en mamelon , perdirent
successivement toutes leurs positions , s'enfuirent en désordre et
abandonnèrent leurs canons au nombre de douze pièces , leurs munitions
et presque tous leurs bagages .
L'armée continua sa marche sur Valence , où une jante insurrectionnelle
s'était formée . Elle rencontra les insurgés à une lieue et demie
de cette ville . Ils s'étaient retranchés derrière le canal , et défendaient
avec du canon le pont de la grande route qui est située au village_de
Quarte , lequel avait été coupé . L'artillerie prit aussitôt position . Les
troupes marchèrent en colonne sur plusieurs points , et en moins d'une
heure , les lignes furent forcées , le pont fut rétabli , le village de
Quarte enlevé , cinq pièces de canon prises et les insurgés entiérement
dispersés .
Le lendemain 28 , dès la pointe du jour , le maréchal Moncey se
porta sur Valence. Les environs de cette ville sont coupés par une
grande quantité de canaux , et couverts de jardins et de maisons ; les
faubourgs se prolongent jusqu'aux portes . Le maréchal Moncey ordonna
l'attaque l'impétuosité française franchit tous les obstacles ; les faubourgs
furent enlevés et jonchés de morts. Vingt pièces de canon furent
prises ; mais les remparts , couverts par des fossés pleins d'eau , étaient
l'abri d'un coup de main. Le maréchal posa son camp , attendant
l'arrivée de quelques pièces de grosse artillerie .
:
Quelques jours après , il fut informé qu'une division de 5 à 6000
insurgés voulait tenir la campagne. Il marcha sur elle et se porta sur la
rive droite du Xucar. Les hauteurs sont aussitôt attaquées et enlevées ;
les insurgés sont dispersés ; ils perdent plusieurs pièces de canon
sont menés battant jusqu'au col d'Almanza.
"
et-
Le 3 , ils furent forcés dans ce défilé ; un grand nombre y trouva la
mort. Nos troupes occupèrent Almanza , où le maréchal Moncey reçut
l'ordre de position à Saint-Clémente . Il avait rassemblé la grosse artil
lerie nécessaire pour attaquer Valence ; et il était au moment de mar
cher sur cette place , lorsque les événemens de l'Andalousie en déci❤
dèrent autrement . •
Dans ces divers mouvemens , où le maréchal Moncey a livré six
combats , il a tué beaucoup de monde à l'ennemi , a pris cinquante
pièces d'artillerie et trois drapeaux. Sa perte a été de deux cents tués et
cinq cents blessés .
Pendant ces différentes opérations , le peuple de Cuença s'était porté
aux plus grands excès contre un officier et plusieurs soldats français , Le
général de brigade Caulaincourt eut ordre de se mettre en marche et
d'aller le punir . Il partit de Tarançon le 1er juillet , et arriva le 3 , à
1
322 MERCURE DE FRANCE ,
"
quatre heures du soir , à Cuença . Les insurgés paraissaient vouloir défendre
les approches de la ville ; ils étaient au nombre de 3 à 4000
hommes avec deux pièces de canon . Le général Caulaincourt les fit
attaquer sur le champ , ils perdirent leur artillerie , furent mis tellement
en déroute qu'ils ne pensèrent plus à défendre la ville , et´se jetèrent de
tous côtés dans les montagnes , laissant leurs armes et sept à huit cents
hommes tués ou blessés . La ville , que tous les habitans avaient abandonnée
à l'approche des Français , fut livrée au pillage .
Le général Dupont , parti de Madrid à la fin de mai , s'était porté sur
PAndalousie . Dans les premiers jours de juin il avait passé la Sierra -Morena
, et s'était dirigé sur le Guadalquivir Arrivé à Andujar , il avait
appris qu'une junte insurrectionnelle s'était formée à Séville , soulevait
les povinces de Cordoue , de Grenade , de Séville , et une partie de celle ,
de Jaen , et qu'un rassemblement nombreux devait s'être formé aux environs
de Cordoue : il se mit aussitôt en mouvement. Le 6 Juin il avait occupé
Montoro , Carpio et Bugalence , sans avoir rencontré les insurgés ;
mais il fut alors informé , par une reconnaissance dirigée sur Alcolea
peu de distance de Cordoue , qu'ils étaient en force sur ce point , et
qu'ils paraissaient vouloir disputer le passage du Guadalquivir.
Le point d'Alcolea est très -long et d'un difficile accès ; il était défendu
par une tête de pont , par des batteries disposées sur une éminence , et
par de l'infanterie qui faisait d'une rive à l'autre un feu de mousqueterie
très -vif. La première attaque fut faite le 7 à la pointe du jour. On s'aperçut
que le pont n'était 'pas coupé , et l'attaque des retranchemens , dont les
fossés étaient très-profonds , fut aussitôt ordonnée. La tête de pont , le
pont et le village d'Alcolea furent emportés en très-peu d'instans . Les
insurgés s'enfuirent dans le plus grand désordre , abandonnant leurs pièces'
et un grand nombre d'hommes tués et blessés .
Tout ce qui avait échappé au combat d'Alcolea se retira sur Cordoue
sans oser tenir le camp que les insurgés avaient en avant de la ville , et où
Fon trouva des armes de forme bizarre et inusitée , des piques et des fusils
anglais .
}
Ce corps d'armée étant arrivé devant Cordoue , le général fit demander
le corregidor , et envoya le prieur d'un couvent pour inviter à ne point
faire de résistance , et à accepter la clémence qui était offerte . Ces mesures
ayant été inutiles , et les insurgés , qui étaient au nombre de 15,000 hommes
de levées insurrectionnelles et de 2000hommes de troupes réglées , faisant
feu de toutes parts , le canon battit en brêche , les portes furent enfoncées
et la ville fut enlevée de vive force .
Le succès de cette journée a été complet ; l'ennemi a perdu beaucoup
de monde, et le calme a été rétabli dans la ville .
Le 19 , le capitaine Baste fut envoyé , avec une colonné de goo hommes
d'infanterie , 100 hommes de cavalerie et de l'artillerie , pour faire des
vivres à Jaen . Il se fit précéder par deux parlementaires sur lesquels les
insurgés tirèrent. Le lendemain , à six heures du matin, il attaqua le camp
retranché , le château fort et la ville. L'attaque fut vive , toutes les positions
furent emportées. Les insurgés perdirent 200 hommes tués et 500
blessés . La colonne n'eut que cinq hommes blessés .
Cependant deux divisions de contrebandiers , formant à peu près 3000
hommes , s'étaient portées sur la Sierra-Morena , et interceptaient les
communications avec Madrid . Le duc de Rovigo , qui avait pris le commandement
après le départ du grand -duc de Berg , fit marcher le général
Vedel , avec sa division , et la division Gobert.
Le général Vedel arriva le 26 juin aux défilés de Penna -Pennor . Voir
L'ennemi , l'attaquer , le mettre en déroute , ce fut l'affaire d'un instant.
SEPTEMBRE 1808 . 523
Les insurgés perdirent goo hommes , leur artillerie et leurs munitions de
guerre et de bouche. Nous eùmes deux hommes tués et dix blessés . La
jonction du général Vedel avec le général Dupont fut ainsi opérée.
Le général Dupont plaça le général Vedel à Baylen , et le général Gobert
à la Caroline .
Il occupa avec sa première division Andujar , sur le Guadalquivir où il
fit une tête de pont . Une autre tête de pont fut construite au village de
Manjibar sur la route de Jaen à Baylen .
!
Il était important de tenir le poste de Jaen , puisque ce poste étant
plus près de la ligne de communication qu'Andujar , cette derniere position
cessait d'être tenable du moment où Jaen était occupé par l'ennemi .
Le général de brigade Cassagne fut envoyé à Jaen . Il eut dans les premiers
jours de juillet plusieurs combats d'avant- garde 'où il fut toujours victorieux.
La situation du général Dupout , qui avait d'abord donné de l'inquiés
tude , ne devait plus en causer aucune , puisqu'il était renforcé ', et qu'il
pouvait dans une journée mettre les défilés de la Sierra -Morena entre
l'ennemi et lui . Il avait plus de forces qu'il n'en fallait , sinon pour soumettre
la province , du moins pour être à l'abri de tout événement.
Telle était la situation des choses vers le 20 juillet, époque de l'entrée du
roi d'Espagne. Partout les insurgés avaient été dissipés , désarmés , soumis
ou contenus . Ils n'avaient opposé nulle part une résistance de quelque considération
. ...
Les opérations du siége de Saragosse étaient poursuivies avee activité?
L'artillerie nécessaire y était arrivée de Bayonne et de Pampelune . Les
insurgés avaient fait le 23 juillet une sortie sur les troupes qui occupaient la
rive gauche de l'Ebre . Le 30 , un rassemblement dont le 3 bataillon des
volontaires d'Arragon formait le noyau , s'était avancé pour tenter de s'introduire
dans la place et de la secourir. Les insurgés , dans toutes leurs tenta
tives avaient été constamment repoussés avec une grande perte , forcés ,
culbutés et poursuivis l'épée dans les reins.
Le 4 août , à la pointe du jour , une brèche ayant été reconnue prati
cable , l'assaut fut donné. La porte de San Ignacio et celle des Carmes
furent enlevées . Après des combats opiniâtres qui durèrent pendant plusieurs
jours , quatorze couvens qui avaient été retranchés , les trois quarts
de la ville , l'arschal et tous les magasins se trouvèrent occupés . Les habitans
paisibles qui , encouragés par les progrès des Français , arboraient le
drapeau blanc ou venaient en parlementaires pour proposer de se sou
mettre , étaient massacrés par les insurgés , à la tête desquels on voyait
des moines devenus capitaines , colonels . Un grand nombre de ces misérables
a péri , et la malheureuse ville de Saragosse a été presque détruite
par les sappes , les bombes et les incendies.
Cependant toute l'armée de ligne espagnole de Galice et d'Andalousie
avait pris part à l'insurrection. Les troupes de ligne qui s'étaient trouvées à
-Madrid , à Saint-Sébastien , à Barcelone , etc. , avaient déserté pour rejoindre
les insurgés . Les Français étant entrés en amis dans l'Espagne , et
agissant de concert avec les ministres , les conseils et les principaux citoyens
n'avaient pas voulu désarmer les troupes espagnoles , et avaient
persisté trop long-tems à ne se porter à aucun acte hostile . L'expérience a
prouvé combien cette générosité était funeste .
On fut bientôt informé qu'un corps de 35,000 hommes avec 40 pièces
d'artillerie attelées , était réuni à Benavente ; qu'il avait avec lui des commissaires
et des officiers anglais , et tous les prisonniers espagnols qui
s'étaient trouvés en Angleterre , que le gouvernement avait renvoyés en
Espagne , et que l'on reconnaissait à l'uniforme rouge qu'ils avaient reçu à
Londres.
524
MERCURE
DE FRANCE
,
Cette armée prit sa direction comme si elle eût voulu se porter sur Burgos.
Le maréchal Bessières marcha à sa rencontre avec les divisions d'infanterie
des généraux Mouton et Merle , et avec la division de cavalerie du général
Lasalle , formant ensemble 12,00 hommes.
Le 14 , à la pointe du jour , il rencontra l'ennemi, occupant une étendue
immense de terrain sur les hauteurs de Medina-del- Riosecco . Aussitôt
que la position de l'ennemi fut reconnue le maréchal prit la résolution
d'attaquer par sa gauche . Le général Darmagnac , à la tête de sa brigade
s'est trouvé le premier engagé. Dans le même moment , l'attaque a été générale.
Le général de division Mouton s'est emparé à la baïonnette de la
ville de Medina-del- Riosecco . Les généraux Lasalle , Ducos et Sabatier
enlevèrent leur camp au cris de vive l'Empereur ! Toutes les positions
furent emportées . L'enneui fut enfoncé et culbuté à la baïonnette . Toute
Partillerie , montant à 40 pièces de canon , a été prise , et l'armée insurgée
espagnole mise dans une déroute complète. Six mille hommes ont été
fait prisonniers . Plus de dix mille sont restés sur le champ de bataille . Les
bagages et les munitions sont tombés en notre pouvoir. Un grand nombre
d'officiers supérieurs a été tué . Les 10 et 22 de chasseurs , et en général
toutes les troupes se sont couvertes de gloire . Le colonel Piéton , du
22º régiment de chasseurs , officier du plus grand mérite , a été tué . Le
général Darmagnac a été légèrement blessé , ainsi que le major commandant
le 13 régiment provisoire. L'adjudant commandant Guilleminot ,
chef d'état-major du maréchal Bessières , a montré beaucoup de talent et
d'activité . Le maréchal n'a eu que 300 hommes tués ou blessés .
L'ennemi , dans sa déroute , s'enfuit jusqu'à Benavente , où il ne s'arrêta
qu'un moment , et d'où il se porta sur Labenara , Astorga et Léon. Il a
Jaissé à Villa-Pardo 5 milliers de poudre et 100,000 cartouches d'infan
terie. Le colonel anglais , qui était à l'armée en qualité de commissaire
s'était retiré , avant la bataille , sur Lugo.
Le maréchal Bessières , poursuivant l'ennemi arriva, le 19 à Benavente ,
où il trouva 10,000 fusils , 26 milliers de poudre et 200,000 cartouches
que les insurgés avaient abandonnés dans la rapidité de leur fuite. Il reçut
une lettre de soumission des habitans de Zamora , et le lendemain . 20 il
entra dans cette ville , d'où il se dirigea sur Majorga , où il était informé
que le général Cuesta , qui avait passé à Léon avec 500 chevaux seulement
avait ordonné aux fuyards de se réunir.
"
Arrivé à Majorga , une députation de Léon lui fut présentée ; le général
Cuesta avait abandonné cette ville en laissant 12,000 fusils neufs , beaucoup
de pistolets , de sabres , de munitions , et 5 pièces de canon .
y
Le 26 , le maréchal Bessières entra à Léon. L'évêque était venu à deux
lieues au- devant de lui , et les magistrats avaient reçu l'armée hors des
portes , protestant de la soumission des habitans , ' et sollicitant pour la
ville et pour la province l'indulgence et la protection du vainqueur.
Par cette victoire importante , les provinces de Léon , de Palencia , de
Valladolid , de Zamora et de Salamanque , se trouvaient soumises et désarmées
, et les communications étaient assurées avec le Portugal.
Tous ces succès , joints à l'arrivée du roi à Madrid , faisaient présager
une heureuse et prompte issue aux affaires d'Espagne , lorsque le général
Dupont , après une série d'évènemens que nous ne pouvons décrire
puisqu'ils doivent être l'objet de recherches , de rapports et d'interrogations
, fit la triple faute de laisser couper sa communication avec
Madrid ; ce qui est pis encore , de se laisser séparer des deux tiers de ses
forces restées à six lieues de sa communication ; et enfin de se battre , le
19 juillet avec le tiers de son monde , dans une position désavantageuse
après une marche forcée de nuit , et sans avoir eu le tems de prendre du
repos.
L
SEPTEMBRE 1808. 525
Il y a peu d'exemples d'une conduite aussi contraire à tous les principes
de la guerre. Ce général , qui n'a pas su diriger son armée , a ensuite montré
dans les négociations encore moins de courage civil et d'habileté .
Comme Sabinus Titurius , il a été entraîné à sa perte par un esprit de
vertige , et il s'est laissé tromper par les ruses et les insinuations d'un autre
Ambiorix ; mais , plus heureux que les nôtres , les soldats romains mou
rurent tous les armes à la main.
Cette nouvelle inattendue , plus importante encore par l'audace qu'elle
devait donner aux insurgés , les avis que l'on recevait que de nombreux
débarquemens d'Anglais menaçaient les côtes de la Galice , et la chaleur
accablante de la saison qui contrariait la rapidité des mouvemens que les
circonstances auraient exigés , déterminèrent le roi à concentrer ses troupes
et à les placer dans un pays moins ardent que les plaines de la Nouvelle-
Castille , et dont la position pût offrir en même-tems un air plus doux et
des eaux plus salubres .
Le roi quitta Madrid le 1er août , et toute l'armée rentra dans des quar→
tiers de rafraîchissement .
Le 20 août , les insurgés n'étaient point encore entrés à Madrid ; ils paraissaient
livrés au désordre et à la division .
Le 22 , le roi était à Burgos , et les partis envoyés à 15 et 20 lieues
n'avaient eu connaissance de l'ennemi dans aucune direction .
Tous les hommes d'un sens droit voient avec douleur l'Angleterre.
obtenir le triste succès d'établir au milieu des Espagnols une guerre civile
dont l'issue ne saurait être douteuse . Mais que peuvent les lumières et la
raison de la classe intermédiaire , sur un peuple ignorant , en proie à toute`
la séduction du fanatisme , des illusions populaires et de la corruption
étrangère !
Le géneral Dulesme est rentré à Barcelone pour réunir son corps et
contenir cette ville importante dont il occupe tous les forts .
La croisière anglaise étant parvenue à jeter quelques agens à Bilbao , le
peuple de cette ville avait été assez insensé pour se porter à une insurrection
à laquelle les négocians et les hommes honnêtes n'avaient pris aucune
part. Le général Merlin a marché sur cette place avec deux escadrons et
deux régimens d'infanterie ; il a enlevé deux couvens de vive force ,
a désarmé les insurgés et a rétabli le gouvernement de la province . La
perte des insurgés a été de 500 hommes. Nous avons eu 3 hommes tués et
12 blessés .
Tel est le récit exact des évènemens de la campagne d'Espagne. Il n'y a
pas eu un combat , pas une seule action où le courage des troupes ne se
soit signalé avec avantage .
Si le général Dupont avait tenu ses troupes réunies , il aurait sans effort
culbuté les insurgés , puisque leur armée n'était composée que de trois
divisions formant à peine 20,000 hommes.
Les rassemblemens des insurgés méritent à peine de compter dans cette
guerre : ils se défendent derrière un mur , une maison , mais ils ne tiennent
jamais en pleine campagne , et un escadron ou un bataillon suffit pour en
disperser plusieurs milliers. La principale armée des insurgés était celle que
le maréchal Bessières a détruite à Medina-de - Rio-Secco .
Tout ce que les papiers anglais ont publié sur les affaires d'Espagne est
faux et absurde. L'Angleterre sait fort bien à quoi s'en tenir à cet égard
elle sait aussi ce qu'elle peut espérer de tous ses efforts : son but est d'agiter
les Espagnes pour se saisir ensuite de quelques possessions à sa convenauce.
526 MERCURE DE FRANCE ,
"
Le 5 de ce mois , le sénat s'est assemblé extraordinairement
sous la présidence de S. A. S. le prince archichancelier.
LL . AA. SS . les princes archi- trésorier , vicegrand-
électeur et vice- connétable de l'Empire , étaient
présens à la séance .
Deux rapports de S. Exc. le ministre des relations extérieures
à S. M. l'Empereur et Roi , ont été présentés au
sénat. Le premier , daté de Bayonne , le 24 avril dernier
, présente le tableau de la situation politique de l'Espagne
et de la décadence de cette monarchie , si intimcment
liée au sort de la France .
<< Dans son état actuel , dit le ministre , l'Espagne mal gouvernée sert
» mal ou plutôt ne sert point la cause commune contre l'Angleterre. Sá
marine est négligée ; à peine compte- t -on quelques vaisseaux dans ses
>> ports , et ils sont dans le plus mauvais état ; les magasins manquent d'ap-
>> provisionnemens'; les ouvriers et les matelots ne sont pas payés ; il ne
» se fait , dans ses ports , ni radoubs , ni construction , ni armemens . Il
règne dans l'administration le plus horrible désordre ; toutes les res-
» sources de la monarchie sont dilapidées ; l'Etat , chargé d'une dette
énorme , est sans crédit ; les produits de la vente des biens du clergé ,
» destinés à diminuer cette dette , ont une autre destination ; enfin , dans
» la pénurie de ses moyens , l'Espagne , en al
abandonnant sa marine , s'oc-
» cupe cependant de l'augmentation de ses troupes de terre . De si grands
maux ne peuvent être guéris que par de grands changemens . »
Dans le second rapport , en date du 1er septembre
le ministre des relations extérieures expose à S. M. l'état
actuel de l'Espagne , déchirée par une guerre civile qu'excitent
dans ses provinces , les intrigues corruptrices de
l'Angleterre . Il joint à ce tableau celui du reste de l'Europe
, où le cabinet de Londres ne conserve d'autre allié
que la Suède , qu'il trahit et qu'il abandonne avec sa
perfidie accoutumée , et qui a déjà perdu ses plus importantes
provinces .
par A ces deux rapports étaient joints les actes officiels
lesquels le roi Charles IV , et le prince des Asturies D.
Ferdinand , ont renoncé solennellement au trône de toutes
les Espagnes .
Le sénat a reçu ensuite communication d'un rapport du
ministre de la guerre à S. M. I. sur la situation des armées
françaises. Il résulte des dispositions que ce rapport
présente , que sans affaiblir les autres armées , celle
d'Espagne ' sera portée à 200,000 hommes.
« En sorte , dit le ministre de la guerre , que lorsque la conscription
SEPTEMBRE 1808 .: 527
» de 1810 viendra à être levée , V. M. aura aceru ses armées d'Allemagne ,
du Nord et de l'Italie de plus de 80,000 hommes.
» Et quand pour éviter la crise où l'a entraîné une politique aussi fausse
» que passionnée , le gouvernement anglais s'agitant de toutes parts , ne
» craint pas de réunir aux ressources qu'il tire de ses vastes finances et
» de ses nombreuses flottes , toutes les armes de l'intrigue , de la cor-
» ruption et de l'imposture , qu'y aurait-il d'extraordinaire que l'im
>> mense population de la France offrit le spectacle d'un million
» d'hommes armés , piêts à punir l'Angleterre et tous ceux qu'elle aurait
séduits , et présentant partout cette masse de forces pour couvrir da
>> même bouclier l'honneur et là sûreté de la France?
» Quel autre résultat , Sire , devra -t - on attendre d'armées si nom-
» breuses , et , d'une position si formidable , si ce n'est le prompt rétablis- ,
» sement du calme en Espagne , celui de la paix maritime , et cette
» tranquilité générale , l'objet des voeux constans de V. M. ? Beaucoup
» de sang aura été épargné , parce que beaucoup d'hommes auront été
» prêts à en répandre ; un bonheur permanent préparé par les combi-
» naisons de votre puissant génie sera l'effet , Sire , des nouvelles preuves
» d'amour et de dévouement que vous donneront vos peuples , et de la
>> noble contenance de cette nation que V. M. a désignée sous le nom de
» Grande à la postérité. >>
"
A ces différens rapports était joint le message suivant :
1 ) ( 17. Message de S. M. Empereur et Roi,
« Sénateurs , mon ministre des relations extérieures mettra sous vos
yeux les différens traités relatifs à l'Espagne , et les constitutions acceptées
par la junte espagnole.
» Mon ministre de la guerre vous fera connaître les besoins et la
situation de mes armées dans les différentes parties du monde.
1J
» Je suis résolu à pousser les affaires d'Espagne avec la plus grande
activité , et à détruire les armées que l'Angleterre a débarquées dans
ce . pays.
J
» La sécurité future de mes peuples , la prospérité du commerce ,
et la paix maritime sont également attachées à ces importantės : opé
rations.
と
» Mon alliance avec l'Empereur de Russie ne laissé à l'Angleterre
aucun espoir dans ses projets. Je crois à la paix du continent ; mais
je ne veux ni ne dois dépendre des faux calculs et des erreurs des au
tres cours , et puisque mes voisins augmentent leurs armées, il est de mon
devoir d'augmenter les miennes.
- » L'empire de Constantinople est en proie aux plus affreux bouleversemens
; le sultan Sélim , le meilleur empereur qu'ait eu depuis
528 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMB . 1808.
long-tems les Ottomans , vient de mourir de la main de ses propres
neveux . Cette catastrophe m'a été sensible .
» J'impose avec confiance de nouveaux sacrifices à mes peuples , ils
sont nécessaires pour leur en épargner de plus considérables , et pour
nous conduire au grand résultat de la paix générale qui doit seul être
regardé comme le moment du repos .
» Français , je n'ai dans mes projets qu'un but , votre bonheur et
la sécurité de vos enfans ; et si je vous connais bien , vous vous hâterez .
de répondre au nouvel appel qu'exige l'intérêt de la patrie. Vous m'avez
dit si souvent que vous m'aimiez ! Je reconnaîtrai la vérité de vos
sentimens à l'empressement que vous mettrez à seconder des projets
si intimement liés à vos plus chers intérêts , à l'honneur de l'Empire
et à ma gloire.
Donné en notre palais impérial de Saint-Cloud , le 4 Septembre 1808.
Signé, NAPOLÉON.
*
ANNONCES.
Traité expérimental , analytique et pratique de la poussée des
terres et des murs de revêtement , contenant
I. L'exposition et la discussion des expériences anciennes et nouvelles
sur la poussée des terres.
II. L'exposition et la discussion des diverses théories sur la poussée
des terres.
III. La comparaison des nouvelles expériences de la théorie de M.
Coulomb généralisée , et applications de cette théorie .
-
IV. Traité pratique sur la poussée des terres et des murs de revêtement ;
par M. Mayniel , chef de bataillon au Corps impérial du génie , sousdirecteur
des fortifications . Un vol. in-4° . Prix , 16 fr. , et 18 fr.
30 cent. franc de port . A Paris , au Dépôt des fortifications , rue Saint-
Dominique , nº 63 ; et chez D. Colas , impr. -libraire , rue du Vieux-
Colombier , n° 26 , faubourg St. -Germain .
Voyage à l'Isle ďElbe , suivi d'une Notice sur les autres isles de la
mer Tyrrhénienne ; par Asrenne Thiébaut de Berneaud , secrétaire
émérite de la Classe de littérature , histoire et antiquités de l'Académie
italienne , membre de plusieurs Sociétés littéraires et savantes , etc. —
Un vol. in-8°. · Prix , 4 fr. 50 cent. , et 5 fr. 50 cent . franc de port .
A Paris , chez D. Colas , imprimeur-libraire , rue du Vieux -Colombier,
nº 26 ; et Lenormant , libraire , rue des Prêtres- Saint-Germain - l'Auxer–
rois , n° 17.
( No CCCLXXIV. )
( SAMEDI 17 SEPTEMBRE 1808. )
SEPT
DE
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
5.
cen
:
LA NASCITA DI GIOVE.
Dictao coeli regem pavere sub antro .
VIRG. Georg. lib. IV,
QUANDO nella fatale isola nacque
Il Nume eletto ad innalzar Natura ,
Stuol di Ninfe guerriere il prese in cura ,
Nereo vaticinando uscì de l' acque.
Sorgi ad empir del cielo i bei destini ,
Sorgi , ei dicea , ben augurato figlio :
Tu salirai per possa e per consiglio
In su la cima degli onor divini .
Del regnar le virtù , l' arti di guerra
Splender per te di nuova luce io veggio ;
TRADUCTION.
LA NAISSANCE DE JUPITER . ODE.
LORSQUE dans l'île marquée par le destin naquit le Dieu choisi pour
relever la Nature , un choeur de Nymphes guerrières prit son enfance
sous sa garde ; et , prédisant son avenir , Nérée sortit du sein des eaux .
Lève-toi pour accomplir les destinées célestes , lève -toi , ô enfant , né
sous de si beaux auspices ! Tu monteras par la sagesse et par la puissance
au faîte des honneurs divins .
Les vertus des rois , l'art des héros , je les vois briller par toi d'une
LA
L1
530 MERCURE DE FRANCE ,
E Saturno e i Titani uscir di seggio
E fulminati i figli de la terra .
L'api , ond' or te bambino un popol vago
D' ambrosia allatta e di celeste umore ,
Per te fieno levate in grande onore ,
Saran del miglior regno esempio e imago.
L'augel , ch' or sovra te vigil si libra ,
Ti recherà la vindice saetta ,
Che vola ovunque il tuo desir l'affretta ,
Che , se tu nol concedi , altri non vibra.
Già i regni acqueti , onde signor ti festi ,
Già li dividi co' fratelli , intero
Il supremo serbando eterno impero ,
Padre e Re de' mortali e de' celesti .
Padre a Minerva , di città custode ,
E sposo a Temi , di virtuti altrice ,
Sotto l'ombra di tue leggi felice
Pace alfin e riposo il mondo gode.
Sacrifica ogni gente al Dio che adora ;
Liberi i culti son , puri i costumi ;
Ma ogni gente fra i Lari e i patrij Numi
Il sommo Nume tuo mesce ed onora.
Veggio come d'Agenore la figlia
Per mar commosso in lieto porto adduci ,
splendeur nouvelle : je vois Saturne et les Titans précipités de leur trône,
et les fils de la terre foudroyés .
·
Ces abeilles , nation agile , qui allaitent aujourd'hui ton enfance
d'ambroisie et de liqueur céleste , recevront de toi un grand lustre : elles
seront l'exemple et l'emblême du meilleur des gouvernemens .
L'aigle qui maintenant plane et veille sur toi , t'apportera la foudre
vengeresse , la foudre qui vole partout où ton désir la précipite , et que ,
sans l'aveu de Jupiter , nul des immortels ne peut lancer.
Déjà sont calmes et soumis les royaumes dont tu te rendis maître ;
déjà tu les partages avec tes frères mais la suprématie de l'empire
éternel te reste ; et tu demeures , au- dessus d'eux , le père et le roi des
dieux et des hommes.
Père de Minerve , protectrice des cités , époux de Thémis , nourrice
des vertus , enfin la bienfaisante paix met à l'ombre de tes lois le monde
heureux et tranquille .
Chaque nation sacrifié à la Divinité qu'elle adore ; les cultes sont
libres et les moeurs pures : mais parmi ses lares et ses dieux citoyens ,
chaque nation place et honore la divinité prédominante .
A travers une mer agitée , je te vois conduire la fille d'Agénor dans
SEPTEMBRE 1808. 531
Ove tergendo le sue belle luci
Formi prole d' eroi che a te somiglia .
Nereo a dirne seguia alte virtudi ,
J
Ma per timor che non ne giunga il suono
Del geloso Saturno al vecchio trono ,
Le Ninfe percotean l' aste e gli scudi .
A. BUTTURA.
un port favorable , où , essuyant ses beaux yeux , tu produis une race
de héros , images de leur père .
Nérée continuait de prédire tant de vertus et de grandeur : mais ,
craignant que le son de ses paroles ne parvint jusqu'au trône jaloux du
vieux Saturne
leurs boucliers.
les Nymphes agitèrent leurs lances et en frappèrent
LE SOPHI ET LE DERVIS .
APOLOGUE.
UN Dervis voyageait dans l'Empire persan.
En arrivant un jour sous les murs d'Ispahan ,
Semblable à Don Quichotte , en sa folle manie ,
Du monarque il prend le palais
Pour l'un de ces hôtels , que le faste d'Asie
Aux voyageurs tient ouverts à grands frais ( 1) .
Il traverse les cours , la grande galerie ,
Plusieurs appartemens ; enfin le pélerin ,
Comme à l'auberge , en choisit un , s'arrange ,
pose sa valise et s'en fait un coussin ,
S'apprêtant à dormir jusques au lendemain.
Après avoir bien ri de sa méprise étrange
Y
Les gardes allaient le chasser ,
Quand le Sophi soudain vint à passer :
« D'où le vient cette effronterie ,
>> Lui dit le prince avec sévérité ?
>> Crois-tu que mon palais soit une hôtellerie ?,
» Sire , pardon de ma témérité !
>> Elle vous paraîtra , je l'espère , moins grande ,
>> Si vous me permettez une seule demande .
» Avant qu'en ce séjour vint votre Majesté ,
>> Quels en furent les premiers maîtres ?
- » Eh mais , répond le roi , mes pères , mes ancêtres.
(1 ) On les nomme caravanserais ou caravanserails.
L12
532 MERCURE DE FRANCE ,
» Après elle , par qui doit- il être habité ?
— » Par le Prince mon fils , par sa postérité .
-
>> Eh bien , Seigneur , dites -moi , je vous prie ,
>> Un lieu qui d'habitans est sujet à changer ,
>> Où l'on ne s'établit que pour en déloger ,
>> N'est-il pas une hôtellerie ? >>
Frappé de ce langage à sa cour étranger ,
Le Monarque approuva sa franchise hardie .
KERIVALANT.
ENIGME.
SUR douze pieds égaux , noblement je m'a ance :
Plus librement je chemine sur dix .
Avec neuf , si je boîte en cadence ,
D'aller sur huit je m'applaudis ;
Alors j'ai des grâces , je danse .
Avec sept , quand je m'élance ,
Mes mouvemens sont précis .
J'ai, certaine élégance
Quand je marche avec six .
Sur cinq je balance
Mes pas raccourcis ;
Je cours sur quatre
Prêt à m'abattre ;
Quelquefois
Avec trois
Je suis preste ;
Mais sur deux
Si je veux
Sembler leste ,
Funeste
Effort !
Je reste
Mort .
Un abonné.
LOGOGRIPHE.
Je suis une jeune personne
Tout-à-fait piquante et mignonne ,
SEPTEMBRE 1808 . 533
D'Arouet je reçus jadis
Mainte épître en vers fort jolis ;
Et Demoustier daigna naguère
M'écrire en style épistolaire
L'histoire des Dieux anciens
Mon nom ,
Auxquels immolaient les païens .
lecteur , se décompose :
Un nectar , extrait de la rose ,
Vient d'abord s'offrir à tes yeux ,
Qu'apprêtent les soins d'une mouche
Et qu'amour pompe sur ma bouche
Par un baiser voluptueux ;
Puis une note de musique ;
Un nombre immense qui t'explique
La foule des adorateurs
Dont mes charmes ont pris les coeurs ;
Ce que laisse au fond de la tonne
De la treille le jus divin ;
Une substance dans le pain
Que toujours la croûte environne .
Heureux qui me reconnaîtra !
Bien plus heureux qui me plaira !
M. C**.
CHARADE.
Mon premier , de mépris est un signe certain .
Et mon second , une étendue
Qui sert à toiser un terrain.
On trouve mon tout dans la rue
Pour nous abréger le chemin.
M.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Porte ( fermeture ) , et
Porte ( la cour de l'Empire turc . )
Celui du Logogriphe est Prose , dans lequel on trouve Rose.
Celui de la Charade est Pré-sage.
534 MERCURE DE FRANCE ,
1
LITTÉRATURE . SCIENCES ET ARTS .
DE L'AMOUR , considéré dans les lois réelles et dans
les formes sociales de l'union des Sexes ; par P. de
SENANCOUR , avec cette épigraphe :
Etudie l'homme et non les hommes . РYтhagore .
Un vol. in-8°. - Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de port.
Chez Capelle et Renand , libr. , rue J. J. Rousseau .
ON a tant et tant parlé sur l'amour , qu'il semble
qu'il ne reste plus rien à dire ; il n'y a pas un point
de vue sous lequel il n'ait été examiné. Chacun se le
peint à sa manière. Pour les uns , c'est un Dieu , pour
d'autres , un papillon : comme papillon , il ne mérite
pas qu'on s'en occupe ; comme Dieu , il est hors de
notre portée. Quelques prières qu'on lui ait adressées ,
il n'en a pas fait verser moins de larmes ; quelques im→
précations qu'on ait lancées contre lui , il n'en a pas
répandu moins de biens. Et comment aurait - il le tems
de nous écouter ? Son emploi dont on rit est plus sérieux
qu'on ne pense ; c'est sur lui que tout roule ici
bas . Laissons donc faire le continuateur du monde , le
second créateur des êtres , le factotum de la nature.
Que la jeunesse le serve , que la poësie le chante , que
la prudence , s'il se peut , le dirige , mais que la philosophie
ne l'analyse point. Analyser l'amour ! Cette seule
idée révolte l'imagination ; il semble voir d'impitoyables
anatomistes se préparer à faire la dissection d'un bel
enfant plein de vie , de grâce et de joie , qui leur souriait
peut-être à eux-mêmes l'instant d'auparavant , et
qu'ils verront mourir misérablement dans l'opération .
Mais rassurons-nous , il ne sera pas mort pour tout le
monde ; l'enfant aîlé saura se dégager des mains de ses
ennemis , et porter en tous lieux , comme auparavant ,
le ceste de Vénus et la boîte de Pandore .
Les poëtes et les peintres ont essayé à l'envi de parer
ce bel enfant de tout ce que leur art pouvait lui prêter
de charmes , comme s'il ne les avait pas tous , ou pour
t
SEPTEMBRE 1808. 535
mieux dire , comme s'il n'était pas le charme en personne
. Je crois cependant que de tous les peuples , ce
sont les Egyptiens qui l'ont présenté sous l'emblême le
plus ingénieux . C'est encore , ce sera toujours sous la
figure d'un enfant , à cela près d'une longue barbe qui
n'est pas tout à fait à l'air de son visage , mais qui le
caractérise mieux qu'elle ne lui sied , et qui montre un
enfant de toute antiquité. On peut donner à ces traits
enfantins et à cette longue barbe l'interprétation qu'on
voudra ; dire si l'on veut que l'amour naissant ne tarde
pas à vieillir ; ou bien qu'en ramenant l'homme vers
l'enfance , il le précipite en même tems vers la vieillesse
; ou bien qu'enfant et vieillard , sans intervalle , il
ne peut que bégayer ou radoter , mais jamais raisonner ;
ou bien encore que l'amour paraît toujours nouveau
quoiqu'ilsoit vieux comme le tems ; ou bien enfin qu'aux
grâces enfantines il joint la maturité de la vieillesse
que c'est un enfant barbu qui en sait plus que tous les
barbons de l'aréopage , et que personne n'est en droit
de le régenter.
>
C'est je crois par cette barbe-là que M. de Senancour
prend cet enfant- là , car il le regarde ( avec grande
raison ) comme le premier des législateurs , et s'élève
contre l'audace des législateurs subalternes qui ont osé
le contrarier. Il attaque à la fois presque toutes les premières
institutions qui , dans les divers compartimens du
globe , sont en vigueur depuis l'origine du monde ; il les
regarde comme autant de rêves sortis du cerveau creux
des premiers rédacteurs des conventions sociales ; il suppose
que ce sont de vieux chefs de familles qui ont été
chargés de cette besogne-là dans les tems reculés , où
apparemment l'on écoutait encore la vieillesse ; il pense
que ces tristes sénateurs , affranchis par l'âge de la domination
de l'amour , avaient depuis long- tems oublié tous .
ses bienfaits , qu'ils lui ont fait des crimes de ses petites
malices , et que soit par rancune , soit par orgueil , ils
ont combattu la nature dans ce qu'elle a de plus doux ,
en dictant des lois à celui qui en donne à l'Univers .
Le dessin de l'ouvrage roule presqu'en totalité sur
ce dilemme aussi charmant qu'embarrassant du Pastor
Fido :
1
1
536 MERCURE DE FRANCE ,
S'el peccar e si dolce
E'l non peccar si necessario ; otroppo
Imperfetta natura ,
Che repngni a la legge !
Otroppo dura lege ,
Che la natura offendi !
M. de Senancour convient qu'il fallait chercher des
moyens de diriger la nature vers le but de la société ,
mais il n'approuve point ceux qu'on a choisis ; il prétend
que la nature méritait bien d'être consultée dans
cette grande affaire , et qui la touche de si près ; il voudrait
que les lois fussent exécutables pour être exécutées
; il pense que la nature violentée reprend ses droits
de manière ou d'autres .
Naturam expellas furca tamen usque recurret .
Enfin il s'élève contre cette foule de dispositions si tristement
gênantes , et si gaîment éludées , où l'on dirait
que rien n'a été fait tout de bon , et qu'on n'a songé qu'à
l'apparence , aux dépens de la réalité ; ensorte qu'elles
n'ont produit que des hypocrites , au lieu d'honnêtes
gens.
Il semble , en effet , qu'il y aurait beaucoup de bonnes
choses à faire si l'on était à recommencer ; mais est-on
bien sûr qu'elles fussent beaucoup meilleures que celles
que nous voyons , et M. de Senancour ne ressemblet-
il à
pas ce roi astronome qui blâmait le créateur de
ne l'avoir pas consulté sur le plan de l'Univers ?
Notre auteur sent bien lui-même qu'il arrive au
monde quelque milliers d'années trop tard
pour faire
passer ses projets de lois ; mais comme il ne faut jamais
perdre l'espérance du bien qu'on médite , il entrevoit
que d'ici à vingt ou trente siècles , il peut arriver telle
révolution dans le globe , qui obligerait à tout remettre
à neuf; et alors l'édifice de la société étant absolument
à bas , on pourrait procéder à le rebâtir sur de nouveaux
devis ; et alors s'il restait , comme il faut l'espérer
, quelques pages seulement du livre , et quelqu'un
en état de les lire , l'ouvrage de M. de Senancour aurait
une utilité majeure à laquelle , à moins de cela ,
notre auteur n'oserait prétendre.
SEPTEMBRE 1808. 537
Néanmoins en attendant cette bonne occasion , qui
pourrait même encore tarder , il est possible de recueillir
en passant quelque fruit de l'ouvrage de M. de
Senancour. Il nous découvre de tems en tems l'amour
sous des rapports que jusqu'ici peu d'esprits y avaient
observés , il en donne une idée plus noble, plus grande ,
mieux liée aux intérêts combinés de la grande société ,
des familles particulières et de chaque individu . On
voit partout dans l'auteur une ardente passion pour le
plus grand bien. C'est un premier mérite vis- à-vis de tout
le monde , et comment serait - on ingrat envers une
bienveillance universelle , qui , fut- elle sans effet direct ,
est toujours de si bon exemple , et s'exprime d'une manière
si pénétrante , si communicative ? On applaudit
à cette franchise , à cette probité ennemie de tout
détour , de tout subterfuge , à ce désir sincère de voir
une morale simple et vraie en harmonie avec des lois
sages et douces , dans la ferme persuasion que cette
harmonie peut seule élever l'homme à toute la dignité
et à tout le bonheur dont il est susceptible. Nous prenons
plaisir à rendre ce témoignage à M. de Senancour ,
et nous en aurions encore plus , si dans tout ce qu'il
écrit de bon , il avait toujours eu devant les yeux cet
adage , de je ne sais quel philosophe , ne quid nimis.
M. de Senancour nous a paru , au moins à la lecture
de son livre , être à la fois poëte et philosophe ; ce sont
assurément deux belles avances pour écrire sur quelque
sujet que ce puisse être ; mais en les enviant , nous
sommes doublement fondés à répéter de tems en tems
le même refrain , ne quid nimis . En effet , la poësie
et la philosophie ont cela de commun , que toutes les
deux transportent l'esprit hors de sa sphère , avec
cette différence que l'une lui fait regarder les choses
de trop haut , l'autre de trop près : la lunette de l'une
a trop d'iris , la loupe de l'autre grossit trop les détails
; tandis que la raison commune à tous tant que
-nous sommes , est une glace toute unie , plus ou moins
transparente , qui nous montre les choses précisément
dans le point de vue que la nature paraît avoir indiqué.
Craignons donc également l'impétueux enthousiasme
558 MERCURE DE FRANCE ,
et la froide analyse , car c'est surement le moyen de
se tromper deux fois , et voilà justement ce qui arrive
au sujet de l'amour ; tant qu'on le voit des yeux
poëtiques de la jeunesse , c'est le plus charmant des
dieux ; puis , quand on se croit détrompé par l'expérience
, et qu'on l'examine de l'oeil chagrin de l'âge ,
c'est le pire des monstres. L'illusion est le palais d'Armide
, on y habite la moitié de la vie entre les ris , les
jeux , les nymphes , les sylphes , les sirènes , dont une
jeune imagination prend soin de le peupler... Mais tôt
ou tard je ne sais quelle magique lumière vient à luire ,
on voit soudain le palais s'effondrer , et l'on ne se trouve
plus que parmi des bêtes immondes ou venimeuses qui se
traînent entre ses ruines . C'est -là ce qui arrive au sujet de
l'amour à la plupart des hommes qui ont voulu raffiner
d'abord , et réfléchir après ; leur vie se partage en
deux rêves , .... heureux du moins si l'on s'en tenait au
premier !
M. de Senancour trouve à redire aux premières institutions
sociales , dont néanmoins il faut bien s'accommoder
, puisque tout pose là-dessus , et qu'en regardant
la société comme un édifice , il serait toujours dangereux
d'en mettre les fondemens à découvert ; il aurait
peut-être mieux fait de s'en tenir à combattre cette
force mystérieuse des usages du beau monde , cette ligue
générale et secrète qui , sur tout ce qui tient aux lois
relatives à l'amour , ne cesse de déjouer les sages mesures
de nos aïeux ; elle établit l'abus en coutume , la
coutume en autorité , et tour-à-tour invoquant l'instinct
de la nature brute ou les derniers raffinemens de
la politesse , elle s'érige en une sorte de législation contraire
à la véritable , qui en fait avorter les fruits . Je
veux parler de cette galanterie si aimable au premier
aperçu , qui règne plus ou moins à découvert , ici sous
une forme , là sous une autre , chez toutes les nations
policées. Elle sait se couvrir à des égards trop sévères du
voile de la grâce et de l'élégance ; et à l'aide d'un badinage
auquel il est convenu de se prêter , elle semble donner
à tous les hommes le droit d'aspirer à toutes les femmes
, et à toutes les femmes le droit de choisir entre tous
les hommes. M. de Senancour s'élève contre elle en digne
SEPTEMBRE 1808. 55g
philosophe ; mais il en exagère peut- être les inconvéniens
, et beaucoup de très-honnêtes gens parmi ses lecteurs
diront d'une commune voix , qui prouve trop ne
prouve rien. Est-il bien sûr , en effet , que la galanterie
accoutume les hommes à badiner avec les lois , à les
compter pour peu de chose , à rire de la régularité , et
à refuser tous les hommages dus à la vertu ? Est-il bien
sûr en même tems que ces légères infractions , dont je
n'ai garde de me faire l'apologiste , étouffent nos scrupules
sur d'autres articles , et favorise toute espèce de
désordres .
à ces Néanmoins qui le croirait , c'est encore aux aïeux
de nos aïeux , c'est à ces vieilles bonnes gens ,
hommes simples comme l'âge d'or , que M. de Senancour
s'en prend de tous les dangers de la galanterie ;
il pense que ces lois imprévoyantes établies dans l'enfance
de la société , auront donné lieu à ce muet soulèvement
de la société adulte contre des réglemens
impraticables ; et il paraît ne voir dans la licence que
la réaction de l'austérité : il voudrait donc pour tout
arranger, faire à chacun sa part , et autant il affecte de
sévérité contre la galanterie proprement dite , cette
vaine parodie de l'amour , autant il se montre indulgent
pour les tendres faiblesses du coeur , ainsi que pour
l'entraînement irrésistible des sens ; parce qu'alors il
croit reconnaître le véritable vou , le cri même de la
nature ; et qu'il serait tenté d'y compatir , an point de
lui donner force de loi , ou du moins de lui accorder
bien facilement toute espèce de dispense : condescendance
d'autant plus pardonnable , qu'elle paraît plutôt
inspirée par une douce compassion que par un blâmable
intérêt.
Nous prévoyons cependant que plus d'une voix s'élè
vera ( sur-tout depuis que la rigidité est aussi à la mode )
contre une doctrine aussi humaine ; quant à nous , le
rôle de rigoriste nous siérait mal ; nous ne nous permettrons
donc pas de peser les paroles de M. de Senancour
au poids du sanctuaire , nous n'examinerons pas s'il
n'entre point dans quelques détails sur lesquels il serait
plus à propos de laisser tomber le double manteau de
Sem et Japhet ; nous entreprendrons seulement de dé540
MERCURE
DE FRANCE
,
·
fendre contre lui ces respectables patriarches , dont les
noms étaient déjà perdus pour les premiers siècles où
la mémoire des hommes puisse remonter , mais dont la
sagesse nous dirige encore du mieux qu'elle peut au
milieu de toutes nos folies . Ces hommes avaient lu l'avenir
de l'homme au fond du coeur humain , ils avaient
prévu l'inondation de maux qui devaient découler des
passions , et d'avance ils ont construit des canaux pour
les diriger , des digues pour les contenir. Plus près que
nous de la nature , ils l'ont consultée sur les intérêts
de la future société dont cette même nature était pour
ainsi dire enceinte , et qu'elle devait tôt ou tard mettre
au jour ; et la nature les a éclairés comme une mère
le ferait sur ce qui conviendrait le mieux à sa fille.
2
Entre les différentes institutions primordiales qu'un
accord unanime de tant de générations aime à conserver
sur presque toute la surface de notre globe , là
plus propre à y maintenir le peu de paix , le peu de
bon ordre , le peu d'aise qui puisse y régner , c'est le
mariage que nous voyons universellement adopté
comme un sacrement de toutes les religions . M. de
Senancour respecte trop tout ce qu'il doit respecter ,
pour attaquer le mariage de front ; mais trop frappé
dans quelques points de beaucoup d'inconvéniens apparens
, il ne l'est point assez de tous les biens qui en résultent
constamment pour le genre humain , et il y désirerait
des changemens dont je doute qu'on se trouvât
aussi bien ( quand même ils seraient possibles ) que de
laisser les choses comme elles sont depuis si long -tems,
N'importe , il soutient courageusement son opinion ,
mais par un malheur heureusement attaché à la plupart
des mauvaises causes , notre auteur , contre sa
coutume , ne fait que répéter les objections et les plaintes
qu'on a coutume de faire et d'entendre contre ce noeud
si nécessaire pour contenir le faisceau de la société . En
voici à peu près le résumé.
L'homme est trop variable , trop capricieux de sa
nature pour s'accommoder d'un engagement qui doit
durer toute la vie , et soutenir la gageure du mariage .
On se marie d'ordinaire trop jeune pour savoir ce qu'on
SEPTEMBRE 1808 . 541
fait , et l'on signe un contrat comme une recrue signe
un engagement .
De quinze à vingt- cinq ans , si l'on choisit par soimême,
on est presque sûr d'un mauvais choix ; si vos
parens choisissent pour vous , savent- ils ce qui vous
convient ? Le meilleur habit nous gêne s'il n'est à notre
taille , et comment prendre la mesure des caractères ?
Les mariages d'inclination réussissent rarement parce
qu'on n'a point assez donné au calcul ; les mariages de
raison , d'un autre côté , tournent souvent mal , parce
qu'on n'a point assez consulté l'inclination .
Souvent on se marie sans s'être jamais connus , et
l'on se promet amour de part et d'autre , comme si
l'amour était aux ordres de la volonté ; et l'on se jure
entre șoi d'être à jamais fidèle comme si au- dedans de
nous l'homme à venir était aux ordres de l'homme
présent.
Quand même les futurs conjoints seraient tous les
deux dans une ivresse égale ( ce qui est rare ) , quand ils
seraient assurés d'un printems perpétuel ce qui est
impossible ) , il suffit de savoir ce que c'est que le caprice
et l'ennui , pour apprécier leur serment de fidélité. Que
sera-ce donc quand ils verront disparaître ce qui les
avait d'abord charmés , et que le tems ne cessera de les
terǹir aux yeux l'un de l'autre ? les désirs ne seront
encore éteints que pour ceux à qui , en conscience , ils
devraient s'adresser , et des deux parts ces désirs chercheront
d'autres objets ; .... Et puis , si les soucis semblables
aux brouillards d'automne viennent assombrir le
milieu de la vie?.... Si les infirmités , l'apathie , l'affaissement
, triste cortège de la vieillesse ?.... si un mécontentement
vague , une humeur fâcheuse , un dégoût
universel , ces rides de l'ame , viennent prendre la place
de l'activité , de la sérénité , de la joie , de la candeur ,
qui embellissaient encore les belles années? ....
On serait tenté de croire qu'en voilà plus qu'il n'en
faut pour détourner hommes et femmes de cette espèce
d'emphythéose d'amour qui convient si peu au plus enfant
des enfans. Eh bien ! nous allons essayer de répondre
à tout cela , et de prouver à M. de Senancour luimême
que ce lien effrayant qui lui paraît garotter le
542 MERCURE DE FRANCE ,
genre humain , que ce lien , dis-je , ne cause que des
incommodités
bien légères en comparaison
des maux,
dont il préserve ; et que c'est à lui que nous devons
directement ou indirectement
les sentimens , les affections
, les espérances , les jouissances même qui nous
attachent le plus à la vie.
Commençons par jeter un coup d'oeil sur le vaste
ensemble de la multitude humaine ; car c'est pour elle
que les premiers instituteurs ont travaillé. M. de Senancour
n'y pense point assez , il en parle même quelquefois
avec un dédain qui ne convient pas à un philosophe
; il paraît s'occuper exclusivement des intérêts , et
presque des fantaisies d'une classe de gens , que des
manières plus élégantes , un esprit plus cultivé , une
sensibilité plus raffinée , distinguent de la foule ; mais
de telles gens peuvent dès-lors être regardés , ainsi
qu'eux-mêmes se regardent , comme des exceptions à
la règle , et ce n'est point aux exceptions que l'oeil du
législateur doit s'arrêter. Ces personnages si merveilleux
ont rêvé un tout autre amour que celui du vulgaire ;
un amour raffiné , alambiqué , quintescencié , sublimé,
qui ne ressemble pas plus à l'amour primitif, que l'esprit-
de-vin au raisin . Laissons ces hommes accuser le
mariage , et se débattre dans des noeuds qu'ils sauront
très-bien relâcher au besoin ; encore une fois nos augustes
patriarches n'ont point dû s'occuper de cette
espèce-là , je ne sais même s'ils auront pu la prévoir ;
mais ils ont travaillé pour les hommes en général , et
non pour ces messieurs ; ils se sont occupés de la société
entière , et non de la compagnie choisie. Ils ont médité
sur les intérêts , sur les besoins de ces misérables àface
humaine' (M. de Senancour doit avoir du remord de
cette expression ) , ils ont désiré que ces pauvres gens
vécussent dans leurs humbles foyers le moins malheureux
qu'il serait possible , que leur enfance fût soignée ,
que leur jeunesse fût dirigée , que leur âge mûr fût
utile , que leur vieillesse fût servie... et après de mûres
délibérations , ils ont imaginé cette espèce de bail à vie ,
qu'ils ont rendu le plus difficile à résilier qu'il se pourrait
, et dont les heureuses conséquences devaient de
SEPTEMBRE 1808. 545
proche en proche amener l'organisation des familles ,
des cités et des nations.
Les hommes , dira-t-on , ont bien changé de ce qu'ils
étaient à cette époque ; ils changent , et ils changeront
encore. Oui , les hommes..... , mais l'homme.... était le
même , et il le sera toujours. Il y avait dès - lors de
grandes diversités dans les caractères , dans les inclinations
, dans les humeurs , auxquelles il fallait s'accommoder
; il y avait des passions de tout genre qu'il fallait
contenir ; il y avait des désirs , des besoins auxquels il
fallait pourvoir. Nos pères s'attendaient bien à la pétulance
des jeunes garçons , à la coquetterie des jeunes
filles , à l'incompatibilité de certaines humeurs , au despotisme
d'un sexe , à l'indocilité de l'autre , au libertinage
de quelques maris , à la fragilité de quelques
femmes , aux fureurs , aux aversions , aux querelles ,
aux guerres, intestines de plus d'un ménages , etc. , etc .;
mais ils ont vu en même tems que toutes ces imperfections
de détail attachées à notre nature étaient un
mal nécessaire dans toutes les suppositions possibles , et
qu'elles ne pouvaient pas entrer en ligne de compte
dans un plan qui tendait à lier fortement toutes les
assises de l'édifice social .
Beaucoup d'entre nous savent à peu près aussi bien
que M. de Senancour que le mariage n'est pas de nécessité
première pour avoir des enfans ; mais sans nous
arrêter ici à d'autres considérations , on ne sait que
trop quel est d'ordinaire le sort de ces enfans de rencontre.
Je veux encore qu'il y ait dans les constitutions
politiques des dispositions générales pour leur assurer
un état , je n'en suis pas moins inquiet de leurs
premières années , et je crois voir beaucoup de ces innocentes
créatures qui n'auraient eu à proprement parler
ni père ni mère ; car le père aurait bientôt oublié
son enfant pour passer à d'autres mères , et souvent
même il ne l'aurait pas connu . Quant à la mère , elle
aurait , si l'on veut , été dès le premier instant liée à son
enfant par tout ce que la nature a pu inventer de
plus tendre ; mais elle n'aurait pas tardé à lui donner
un beau-père moins attentif , et quand le zèle maternel
serait venu à se réfroidir , il n'y aurait eu là personne pour
544 MERCURE DE FRANCE ,
"
le ranimer. Dans les années du besoin et de l'impuissance
, ces pauvres petits êtres isolés auraient donc été
recommandés pour la plupart à la surveillance publique ,
et , si l'on veut , à la protection de l'Etat , qui pourrait
à toute force leur donner du lait et de la bouillie ,
mais point de caresses , ce premier assaisonnement des
simples mets de l'enfance. Dans l'âge de l'enseignement ,
ils auraient pu trouver des maîtresses et des maîtres
mais pas une mère qui les eût initiés à la tendresse
pas un père pour leur donner des leçons d'amitié , et
qu'est-ce qu'un enfant ; qu'est- ce qu'un adolescent qui
ne sent pas qu'il y a dans le monde deux êtres puissans
en comparaison de lui qui le préfèrent à tout ? cui
non risere parentes.... Il en résulterait des ames féroces
qui , semblables aux hommes produits par les dents du
serpent de Cadmus , et n'ayant comme eux rien à aimer ,
vivraient dans un état de guerre , et s'extermineraient
entre eux jusqu'au dernier. N'est-ce donc point à ces
premiers législateurs , si vivement accusés , que nous
devons l'affection paternelle , la tendresse maternelle ,
la piété filiale , la rassurante union des rejetons de la
même famille.... enfin le développement de tant de sentimens
délicieux qui , sans les prétendus entraves du
mariage , seraient à peine connus du coeur humain ?
On voit de mauvais ménages sans doute ; mais notre
partie adverse en voit plus qu'il n'y en a , et les voit
plus malheureux qu'ils ne sont. Sans être Ulysse , à
beaucoup près , nous avons été à portée d'observer mores
hominum multorum et urbes , et nous pouvons assurer
qu'il y a , somme totale , plus d'assez bons ménages que
de mauvais . Ce n'est point pour la volupté , ce n'est
point pour le divertissement qu'on se marie , c'est pour
pouvoir s'en passer . Parcourez pour vous en convaincre
toutes les classes de la société , et arrêtez -vous d'abord
aux moins distinguées , c'est-à-dire à la majorité de la
population de notre planète : sous ces toits modestes
on ne se doute pas qu'il y ait de la métaphysique à
faire sur l'amour ; la femme trouve tous les jours dans
son mari un homme habituellement ennuyé des ses occupations
et de ses travaux , qui n'a de bon dans toute sa
journée que les heures qu'ils passe auprès d'elle ; le mari
trouve
SEPTEMBRE 1808.
DE
LA
SEA
trouve dans sa femme une personne qui s'est ennu
EPT
sans lui , ou du moins qui le lui dit ( ce qui est toujours
flatteur ) , une personne qui veille à tous ses besoins , 5
à tous ses intérêts , qui apprête ses repas , qui entretient cen
ses vêtemens et ses meubles , qui range sa maison , qui
élève ses enfans , qui le soigne lorsqu'il est malade , qui
le distrait lorsqu'il est triste , qui l'adoucit lorsqu'il est
irrité , qui cherche à l'amuser par son babil , qui s'ingénie
pour lui donner de tems en tems quelque mets
plus à son goût , qui dans les occasions se pare à sa
façon pour lui plaire , enfin qui dépend de lui , qui s'oc
cupe de lui , qui lui fait sa cour; et moins on est grand ,
ples cela fait plaisir. Depuis les états moyens jusqu'aux
derniers rangs de la société , c'est - à-dire dans toutes les
familles que le travail soutient , la beauté , les grâces ,
l'esprit sont comptés pour peu de chose ; une femme
douce , active , ménagère , entendue , un homme laborieux
, économe , tranquille , voilà ce qu'on cherche , et
quand on croit l'avoir trouvé , on commence par s'épouser,
et puis l'on s'aime. Les distractions , les infidélités dont
on croit que le beau monde ne saurait se passer , chez
ces gens-ci sont rares et passagères , on a autre chose
à penser ; et quoi qu'il arrive , on en revient toujours
à sa femmé , on en revient toujours à son mari : voilà
la vie , le reste est un rêve .
Parlons à présent des autres classes d'hommes , et
particuliérement de ceux en qui l'éducation , la fortune ,
f'orgueil , le désoeuvrement ont éveillé , ont raffiné des
sentimens et des désirs plus difficiles à contenter : ces
gens soi-disant délicats se trouvent moins bien du mariage
que les misérables àface humaine dont nous venons
de parler ; la vanité les entraîne vers l'élégance ,
l'élégance redouble la vanité , la vanité devenue encore
plus vaine ne se paye de rien de solide , et le coeur
ainsi tourmenté par l'imagination conçoit mille désirs
vagues que le mariage à lui seul ne saurait satisfaire.
La galanterie , à laquelle un homme comme il faut ne
saurait se refuser ; la coquetterie , à laquelle
une femme
comme il faut se refuse encore moins , les mènent tous
deux la plupart du tems plus loin l'un de l'autre qu'ils
ne s'y attendaient. Delà ces froideurs conjugales , ces
M m
546 Mercure DE FRANCE ,
aura ,
ennuis , ces humeurs , ces soupçons , et qui sait ? .... Au
reste , sur ce chapitre on en dit toujours plus qu'il n'y
en a , et tout fût-il vrai , le mariage restera si l'on veut
paralysé quelque tems , mais tôt ou tard il recouvrera
son action. En effet dans tout état de cause , ou l'on
n'aura pas d'enfans , et l'on en souhaitera , où l'on en
et l'on s'en occupera : cette convergence d'intérêts
, ce rendez-vous commun de pensées , donnera
lieu tôt ou tard à quelques rapprochemens entre les
personnes. Aimer le même ohjet , excepté pour des
rivaux et sur-tout pour des rivales , est un acheminement
à s'aimer. Je vais plus loin , j'ose avancer que
même en mettant les choses au pis , en établissant des
doutes aussi fondés que l'on voudra sur la légitimité
de ces mêmes enfans , tout ne sera pas encore perdu .
En pareil cas , l'homme qui aimerait le moins sa femme ,
la femme qui aimerait le moins son mari ; l'homme
qui croirait avoir recueilli le plus de preuves fâcheuses ,
la femme qui aurait mis le plus d'apparences contre elle ,
penseraient encore chacun de leur côté à cette même
famille , et finiraient tôt ou tard par se réunir ; le tems
arrangerait tout : le mari aimerait à se persuader contre
sa propre conviction , la femme saurait le confirmer
dans sa persuasion : fions-nous-en là-dessus à l'amour,
propre de l'un et à l'adresse de l'autre.
L'inégalité trop évidente qui paraît se rencontrer
entre deux esprits , paraît à M. de Senancour un obstacle
invincible au bonheur de deux personnes destinées
, ou pour mieux dire obligées à passer leur vie
ensemble ; et l'on peut juger de l'importance qu'il y
attache par la force de ses expressions , qui sous d'autres
rapports méritent d'être citées :
« Ce ne serait qu'une injustice , dit- il , si nos insti-
>> tutions faisaient les hommes moins dissemblables ; c'est
» un délire quand les uns , tout intelligence , semblent
» n'avoir reçu un corps que pour porter leur ame ;
>> et que les autres , tout matière , n'ont une ame que
>> ponr remuer leur corps . >>
Cette association si effrayante pour M. de Senancour ,
ce supplice de Mezence , se réalise en effet tous les jours
dans le monde ; mais il ne paraît point qu'il en aille
SEPTEMBRE 1808. 547
plus mal . C'est la convenance qu'il faut en pareille
affaire , et non la parité. Si les chevaux avaient autant
d'esprit que les hommes , qui est - ce qui voudrait servir'
dans la cavalerie ? Au contraire , une pareille disproportion
entre deux époux assure quelquefois la bonne intelligence
. La bêtise qui s'ignore toujours elle - même se
trouve fort bien avec l'esprit ; tandis que l'esprit est
de sa nature indulgent pour l'infériorité , parcere subjectis
. Il y a plus , c'est qu'il pourrait bien en jouir
et que souvent il s'accommoderait mieux de son cơntraire
que de son semblable .
>
Cependant on vieillit , et M. de Senancour ne conçoit
pas qu'entre époux on se pardonne l'un à l'autre de
vieillir. Sans doute c'est un grand tort ; mais de tous
ceux , d'une femme sur-tout , c'est le plus involontaire .
La vieillesse est un lot dont tout le monde se plaint ,
et que personne ne refuse : il faut en passer par- là sous
peine de la vie. N'importe , M. de Senancour, qui voudrait
d'une part qu'on pût rompre le mariage à la première
fantaisie , pense de l'autre que quand cette fantaisie-
là ne serait pas venue plus tôt , elle doit venir
infailliblement à la première annonce visible des outrages
du tems. C'est vouloir couper un arbre à la première
feuille tombante , sans égard pour ses fruits. Eh quoi !
les charmes toujours croissans de l'esprit , les liens toujours
resserrés d'une douce habitude , des attentions tou
jours plus délicates , une tendresse inquiète et modeste,
toujours plus empressée de se prouver , toujours plus ingénieuse
à s'exprimer , ne dédommageraient pas M. de
Senancour ? Nous ne discuterons pas avec lui sur ses
goûts , mais nous le plaindrons en pensant qu'il existe
telle femme dont il ne se fait pas l'idée, Au reste ,
comme nous ne parlons ici que pour tout le monde ,
nous ne nous arrêterons pas à une de ces exceptions
trop rare et trop aisée peut - être à deviner en lisant
cet article , et nous essayérons de prouver que la
dernière saison de la vie en général est peut - être
celle de toutes sur qui cette sage institution répand le
plus de bienfaits : ces bienfaits , si vous voulez , ne sont
que des consolations , mais à cet âge on en a plus besoin
que de plaisirs .
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
Représentez - vous deux êtres à peu près assortis
comme dans la plupart des mariages , on a soin de le
faire pour l'âge , la fortune , le rang.... quand même on
n'aurait pris que faiblement , comme il n'arrive que trop,
les convenances morales en considération , représentezvous-
les , dis-je , ayant couru sous les mêmes bannières
plus de la moitié de la carrière de la vie ; ils auront été
nécessairement jusqu'à un certain point , en communauté
de biens et de maux , de joie et de chagrin , de craintes
et d'espérances... Ils auront eu , comme tant d'autres ,
dans la longue durée d'une société plus ou moins agréable,
plusou moins intime , des froideurs et des rapprochemens,
des soupçons et des explications , des orages et des jours
sereins... Je ne force rien dans mes suppositions , et je
pense qu'il suffira aux deux personnes dont nous parlons
, d'avoir seulement pu se supporter pour ne pouvoir
plus se quitter. Croyez -vous que d'une des deux
parts on jette un regard dédaigneux sur la triste empreinte
de la main du tems ? hélas ! l'on en serait trop
tôt puni par un retour sur soi -même. Non , ou ils cherchent
à se voir l'un l'autre comme ils étaient , ou ils
s'attristent en se voyant comme ils sont ; mais pendant
que leurs regards s'attachent malgré eux sur ces traces
affligeantes et tous les jours plus profondes , une inquiétude
et une mélancolie communicatives deviennent
entre eux de nouveaux liens, Souvent des idées plus
noires encore s'empareront tout à coup des deuxépoux
à la fois ; ils craindront de se les confier ; mais chacun
les lira sur l'autre visage , et tâchera de rappeler
les restes de son ancienne gaîté pour les dissiper . Devenus
peu à peu étrangers à tout , ils finiront par ne
se trouver bien qu'ensemble ; l'isolément augmentera
tous les jours , et le besoin réciproque avec lui ; mais
au moins au lieu d'être entourés d'héritiers avides et toujours
soupçonnés d'impatience , chacun verra une moitié
de lui-même vivante de la vie de l'autre ; la faiblesse , les
infirmités , la diminution progressive des facultés physiques
et morales , les pertes journalières des parens , des
amis , de tout ce qu'on connaissait , de tout ce qu'on
aimait ... Le tems enfin ( car il se compose de tout cela )
le tems qui leur arrache tout , les poussé toujours plus
SEPTEMBRE 1808 . 519
fort l'un vers l'autre ; ils se serrent comme des voyageurs
dépouillés par des brigands , et se traînent ainsi
vers le terme où chacun tremble d'arriver le dernier.
Après avoir combattu la pensée dominante du livre
de M. de Senancour , nous pourrions nous permettre
quelques observations sur le plan de l'ouvrage. On
s'étonne d'y chercher vainement l'ensemble et l'harmonie
qu'on désire , en général , dans toutes les compo
sitions de l'esprit ; car l'esprit humain , à l'image de
l'esprit créateur dont il émane , doit aspirer à présenter
dans chacune de ses oeuvres l'idée d'un être comme
vivant, dont toutes les parties se tiennent , s'adaptent ,
se correspondent , se servent entre elles , et concourent
diversement au même but. C'est ce qu'on aurait droit
d'attendre d'un esprit aussi élevé , aussi fécond que celui
de notre auteur. Mais deux fortes raisons s'y opposent ,
et il nous en prévient lui-même. 1 ° . Ce livre n'est
qu'une partie d'un grand ouvrage qu'il n'est pas encore
tems de faire paraître. 2 ° . Cette partie même n'est point
entière , des motifs de prudence et de décence l'ont
engagé quelquefois ( et auraient pu même l'engager plus
souvent à la morceler. C'est donc un démembrement
démembré lui-même , et qui n'est susceptible d'harmonie
sous aucun rapport. Si vous coupez un morceau
de peinture au milieu d'un tableau de prix , et que dans
ce morceau même vous promeniez encore çà et là votre
ciseau avant de l'exposer , la peinture aura nécessairement
perdu tout son effet , mais on pourra néanmoins?
comme ici , juger qu'elle est d'un maître.
J'en donnerai pour exemple quelques traits d'un
chapitre sur les premières annonces de l'amour ; on
croit lire une idylle qui aurait ajouté à la gloire de
Sapho.
De l'effet moral et du sentiment de l'amour.
<«< Lorsque la rencontre du beau commence à éveiller
en nous le sentiment des harmonies possibles , nous
sommes au printems de la vie , nos misères sont encore
inconnues , nous n'avons pas pénétre les secrets de notre
néant , nous ignorons les variétés de la joie , et l'amertume
des besoins : encore enfans , nous imaginons quel550
MERCURE DE FRANCE ,
que bonheur; encore trompés , nous croyons que l'existence
a un but humain ; entraînés par une lumière ·
dont tout semble annoncer les longs progrès , séduits
par les couleurs douces de l'espérance , nous ne savons
pas dans quelles ténèbres nous abandonnera ce crépuscule
sans aurore ; le prestige s'introduit facilement dans
un coeur qui n'a pas gémi ; ce charme embellit les
heures dont il semble même agrandir la durée future ;
il anime ces désirs que le mêlange des douleurs n'a pas
flétris , que l'expérience n'a pas éteints . Les convenances
aperçues dans les êtres réels font entrevoir les convenances
mystérieuses de la beauté idéale. Les sites solitaires
sont admirés : on trouve quelque chose de sublime
dans cette simplicité sauvage , qui , s'éloignant
des choses habituelles , paraît convenir à l'immensité
des rapports inconnus et désirés d'une situation nouvelle.
On voit alors , comme on ne les verra plus , une
belle heure de mars , une nuit d'été , une rose dans
l'ombre ou le muguet sous les hêtres , une eau que la
June éclaire entre les pins , dont le mouvement des airs
fait résonner le feuillage inflexible. L'ame demande
avec avidité de quel espoir elle est remplie , et l'attente
des voluptés qu'elle ne discerne pas , étend sur tous les
´objets une nuance secrète et gracieuse. L'espérance qui
n'a pas encore enfanté le plaisir , est comme une beauté
vierge dont on a seulement pressenti les grâces célestes ,
on ne l'a vue qu'en songe , elle passait dans les nues 2
et depuis elle semble partout présente , parce qu'on la
cherche partout : elle est dans le souffle des airs ; elle
embellit les formes , les couleurs , les attitudes ; elle
semble errer dans les bois , dans les nuages ; elle glisse
avec les ombres sous les branches agitées et dans les
eaux tranquilles , etc. »
1
Tout le chapitre est du même style , et suffirait pour
attacher à la lecture de ce livre tout homme capable
de sentir ces délicieuses émotions , ou seulement de s'en
ressouvenir; on y trouvera beaucoup de passages écrits
avec autant de charme , d'autres le sont avec une force
et une énergie qui vous entraînent autant que la grâce
des premiers a pu vous attirer. Quelquefois cependant
on est frappé de transitions un peu trop brusques , d'exSEPTEMBRE
1808. 551
pressions un peu trop emphatiques , d'un ton un peu
trop magistral, sur-tout dans le dix-neuvième siècle , qui
prétend bien n'être pas celui des écoliers. Enfin on
pourrait de tems en tems reprocher à notre auteur une
certaine affectation , tantôt de s'élever à des hauteurs ,
tantôt de descendre à des profondeurs où souvent on
ne peut pas le suivre ; ce n'est pas qu'on ne voie toujours
la lumière , mais de trop loin pour en recevoir de
la clarté. BOUFFLERS .
CARACTERE des personnages les plus marquans dans
les différentes Cours de l'Europe ; suivi de considé
rations philosophiques , morales et littéraires ; extrait
des OEuvres de FRÉDÉRIC-LE-GRAND , pour faire
suite aux Mémoires historiques ou critiques sur la
civilisation des différentes nations de l'Europe aux
XVIIe et XVIIIe siècles. A Paris , chez Léopold
Collin , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 4.
-
CE livre , comme le titre l'annonce, est composé de deux
ouvrages distincts : dans le premier , l'éditeur a rassemblé
les portraits et les caractères des personnages célèbres
que Frédéric II avait tracés dans ses Mémoires de Brandebourg.
Dans le second , il a réuni les pensées philosophiques
, morales et littéraires de ce prince : le choix
des pensées philosophiques paraît fait avec un esprit de
sagesse et de modération ; l'éditeur ne dissimule pas le
danger des principes qu'avait adoptés Frédéric . Cependant
il se flatte de n'avoir extrait des OEuvres du roi
de Prusse que ce qu'elles présentent de judicieux et
d'instructif. En lui accordant ce point , ne peut- on pas
observer que ces pensées sont en général rebattues , et
que ce qu'elles ont de juste se trouve partout. La même
réflexion peut s'appliquer aux pensées morales . Quant
aux considérations littéraires , elles excitent plus d'intérêt
on aime à voir ce que Frédéric pensait des écrivains
de de son tems : quoique formé aux lettres par
M. de Voltaire , il avait un esprit indépendant qui l'empêchait
de partager toutes ses opinions. Je reviendrai
sur cet objet.
553 MERCURE DE FRANCE ,
Mais ce qui piquera le plus la curiosité des lecteurs ,
c'est le premier ouvrage où ils s'attendront à trouver
des anecdotes intéressantes.. L'éditeur a fait en sorte que
leur attente ne fût pas trompée. Frédéric , qui voyait
tout en grand , ne s'était attaché qu'à peindre les princes
: il ne s'était occupé ni des ministres , ni des subalternes
, ni des intrigues de cour. Heureusement pour
l'éditeur , il a trouvé dans les mémoires du baron de
Solnitz tout ce qu'il pouvait désirer sous ce rapport.
C'était un personnage fort singulier que ce baron. Après
avoir été page de Frédéric 1er et avoir passé quelques
années à la Cour de France , sous le régent , il était retourné
en Prusse où il avait été fait chambellan et ensuite
grand-maître des cérémonies. Son goût pour le jeu et
pour la dépense le mettait sans cesse dans la plus grande
détresse ; et lui -même se classait parmi les barons les
plus gueux de l'Allemagne. Frédéric - Guillaume Ier ,
qui aimait son enjouement et son esprit , réparait quelquefois
ses pertes , après lui avoir fait les remontrances
les plus dures ; mais il ne trou va pas les mêmes ressources
dans Frédéric II . Celui- ci l'accablait d'éloges ; et ne
lui donnait aucun secours. Aussi , comme on peut le voir
dans les Mémoires de M. Thiébaut , le baron était souvent
contraint par la nécessité à des démarches humiliantes.
Sa misère n'étouffait point sa gaîté naturelle :
il plaisantait sur tout , et racontait avec beaucoup de
grâce les anecdotes de la cour et de la ville . Fixé à
Ja cour , et doué d'un esprit observateur , il charmait
son ennui en écrivant tous les petits faits dont il était
témoin . Ses Mémoires excitaient déjà une vive curiosité
sous le règne de Frédéric II : ils parurent sous son successeur
qui en confia la censure à un professeur de Berlin.
C'est-là que l'éditeur a trouvé un riche supplément
d'anecdotes qu'il a placé avec assez d'ordre à la suite
des portraits tracés par Frédéric . Le lecteur y apprendra
plusieurs particularités peu connues sur les Cours
d'Allemagne.
Je reviens , comme je l'ai annoncé , aux considérations
littéraires dont la discussion peut être plus intéressante
et plus utile que l'examen de quelques anecdotes. Frédéric
voyait avec peine cette multitude d'écrivains qui ,
SEPTEMBRE 1808. 553
dans l'illusion de leur amour-propre , se consacrent aux
lettres sans avoir les talens nécessaires. « La déman-
» geaison d'écrire , dit-il , est devenue en Europe une
» maladie épidémique. Une chose ne mérite d'être écrite
>> qu'autant qu'elle mérite d'être retenue. Tout homme
» qui écrit doit respecter le public et observer de cer-
» taines bienséances pour qu'une liberté permise ne dé-
» génère pas en égoïsme effronté . Que de livres inutiles
» ou pernicieux ! »
gell passe en revue quelques auteurs français , donne
les plus grands éloges à Rollin , juge fort bien Gresset ,
et parle ainsi de Racine :
« Racine a , sur M. de Voltaire , l'avantage d'avoir ,
» dans la contexture de ses pièces , quelque chose de
» plus naturel , de plus vraisemblable. Il règne dans sa
» versification une élégance continue , une mollesse,
» unfluide dont aucun poëte n'a pu approcher depuis. »
Un de ses jugemens littéraires les plus remarquables
est celui qu'il porte sur la Henriade : je le citerai , quoiqu'il
soit d'une certaine étendue , et j'y joindrai quel
ques observations :
I
« Virgile , en mourant , peu satisfait de l'Eneide qu'il
» n'avait pu autant perfectionner qu'il l'aurait désiré ,
» voulut la brûler. La longue vie dont jouit M. de Vol-
>> taire lui permit de limer et de corriger son poëme de
» la Ligue , et de le porter à la perfection à laquelle il
est parvenu aujourd'hui sous le nom de Henriade.
» Des envieux lui reprochèrent que son poëme n'était
» qu'une imitation de l'Enéide ; il faut convenir qu'il
» y a des chants dont les sujets se ressemblent ; mais
» ce ne sont pas des copies serviles. Si Virgile dépeint
» la destruction de Troye , Voltaire étale les horreurs
» de la Saint - Barthelemy. Aux amours de Didon et
» d'Enée , on compare les amours de Henri IV et de
» la belle Gabrielle d'Estrées. A la descente d'Enée aux
» enfers , où Anchise lui découvre la postérité qui doit
»> naître de lui , l'on oppose le songe de Henri IV , et
> l'avenir que Saint- Louis lui: dévoile.
» Si j'osais hazarder mon sentiment , j'adjugerais
>> l'avantage de deux de ces chants au français ; savoir ,
» ceux de la Saint-Barthelemy et du songe de Henri IV.
354 MERCURE DE FRANCE ,
1
» Il n'y a que les amours de Didon où il paraît que
» Virgile l'emporte sur Voltaire , parce que l'auteur
» parle au coeur et l'intéresse , et que l'auteur français
» n'emploie que des allégories.
» Mais si l'on veut examiner ces deux poëmes de
» bonne foi , sans préjugés pour les anciens et pour les
» modernes , on conviendra que beaucoup de détails
» de l'Énéide ne seraient pas tolérés de nos jours et
» dans les ouvrages de nos contemporains , comme par
>> exemple , les honneurs funèbres qu'Enée rend à son
» père Anchise, la fable des Harpies , la prophétie qu'el-
» les font aux Troyens qu'ils seront réduits à manger
>> leurs assiettes , prophétie qui s'accomplit ; la truie
» avec ses neuf petits qui désigne le lieu d'établissement
» où Enée doit trouver la fin de ses travaux ; ses vais-
>> seaux changés en Nymphes ; un cerf tué par Ascagne
>> qui occasionne la guerre des Troyens et des Rutules ;
» la haine que les dieux mettent dans le coeur d'Amate
>> et de Lavinie contre cet Enée que Lavinie épouse à
» la fin .
>> Si Virgile était né citoyen de Paris , il n'aurait pu
>> rien faire d'approchant du combat de Turenne dans
>> la Henriade ; il y a dans cette description un feu
» qui m'enlève ; le poële était présent à ce combat ; il
» avait vu de ses yeux , et écrit sur ses tablettes chaque
» coup d'épée porté , reçu , paré , etc.
» Un homme sans passion préférera la Henriade à
» l'Illiade d'Homère. Henri ÎV n'est point un héros
» fabuleux ; Gabrielle d'Estrées vaut bien la princesse
» Nausicaa. L'Illiade nous peint les moeurs des Cana-
>> diens ; Voltaire fait de ses personnages de vrais héros ,
» et son poëme serait parfait , s'il avait su intéresser
>> davantage pour Henri IV , en l'exposant à de plus
>> grands dangers. >>
Si l'on s'en rapporte à ce jugement , il faudra s'élever
contre les décisions des plus célèbres critiques , et même
contre celles de M. de Voltaire (1 ) , que son goût pour
Virgile rendit quelquefois injuste envers Homère , et
( 1 ) « Il y a , dit M. de Voltaire , plus d'art et des beautés plus tou-
» chantes dans la description que fait Virgile de la prise de Troie qua
SEPTEMBRE 1808. 555
qui jamais ne se flatta de l'avoir emporté sur le poëte
latin. Cette considération me décide à discuter les différentes
raisons sur lesquelles ce jugement est appuyé.
Loin de moi l'idée de rabaisser le meilleur poëme épique
que la France possède : lorsque j'ai eu occasion d'en
parler , j'en ai fait sentir les beautés. Mais une admiration
aveugle nuirait plus à la réputation de cet ouvrage
qu'elle ne lui serait utile. En immolant Virgile
à M. de Voltaire , on se tromperait sur la victime ; et le
poëte français , au lieu d'obtenir l'apothéose , serait
véritablement sacrifié à celui sur la ruine duquel on
`aurait voulu l'élever.
Pendant sa longue carrière , M. de Voltaire n'em-
'ploya point son tems à corriger la Henriade ; l'extrême
mobilité de son imagination l'entraîna , comme on sait ,
à composer une multitude d'ouvrages de différens
genres . Il réforma seulement plusieurs vers de ce poëme
dans les premières éditions ; avant l'âge de quarante
ans , il avait cessé d'y travailler . Le plan et les conceptions
sont absolument les mêmes que lorsqu'il fit
paraître cet ouvrage sous le nom de poëme de la Ligue.
Ce fut mal à propos qu'on reprocha à M. de Voltaire
d'avoir imité l'Eneide , il faudrait en dire autant du
Tasse à l'égard de l'Illiade . Le récit de la Saint-Barthelemy
n'a des rapports avec le second livre de l'Enéide
que , parce que dans les deux poëmes , le héros raconte
des événemens dont il a été témoin , et auxquels il a
pris une grande part . Cette conception qui est toute
naturelle , et qui n'exige aucun effort de génie , peut
être employée par tous les poëtes , sans qu'on soit en
droit de les accuser d'être imitateurs. Les récits étant
absolument différens , il n'y a point d'imitation . M. de
Voltaire aurait plutôt dû être comparé à Lucain , quoiqu'il
lui soit supérieur sous plusieurs rapports , parce
que tous les deux ont peint des discordes civiles récentes
, et parce que n'ayant pas placé leurs sujets dans
les tems qu'on appelle héroiques , ils n'ont pu se servir
» dans toute l'Illiade d'Homère ..... Homère a fait Virgile , dit- on.
» Si cela est , c'est sans doute son plus bel ouvrage . » ( Essai sur la
poësie épique. )
556 MERCURE DE FRANCE ,
avec succès des ressources du merveilleux . Les mêmes
observations doivent se faire relativement à l'épisode de
Gabrielle d'Estrées et au songe de Saint-Louis qu'on a
voulu comparer aux amours de Didon et à la descente
d'Enée aux enfers.
M. de Voltaire est loin de l'emporter sur Virgile dans
le récit du second chaut de la Henriade : son sujet est,
à la vérité , beaucoup moins heureux . Virgile peint la
destruction de la capitale de l'Asie contre laquelle l'Europe
semblait être déchaînée : image grande et terrible
que le Tasse a si heureusement adaptée à un sujet tout
différent. Cet admirable épisode commence par le discours
de Sinon et par la peinture si célèbre du malheur
de Laocoon . On frémit sur l'aveuglement des Troyens
qui célèbrent comme un jour de fête la veille de leur
ruine. Hector apparait en songe à Enée quel est le
réveil de ce héros , lorsque du haut du palais de son
père , il voit le désastre de sa patrie , et l'incendie qui
éclaire le port de Sigée ! Ses premières tentatives contre
les Grecs donnent quelque faible espérance; et l'attention
augmente quand on voit se joindre à lui Corebe ,
le malheureux amant de Cassandre. Mais bientôt cet
amour même qui répand tant d'intérêt sur ces combats
nocturnes cause la ruine des derniers défenseurs de
Troie. Enée , resté seul , cherche à entrer dans le palais
de Priam ; mais de toutes parts les Grecs l'assiégent : la
manière dont il y pénètre mêle quelque douceur à cette
situation horrible ; c'est par une porte secrète : Andromaque
, dans sa prospérité , avait contume d'y passer
pour se rendre auprès de Priam et d'Hécube , et pour
porter le jeune Astianax à son aïeul . Les Grecs , après
avoir forcé le palais , s'y précipitent en foule : Hécube
ses filles et Priam sont refugiés auprès d'un autel domestique
un fils périt aux yeux de son père ; et ce
malheureux vieillard est iminolé presque dans les bras
de son épouse. C'est-là qu'on voit des malheurs inouis ,
et que l'attendrissement est porté au dernier degré.
Aucun poëme épique ne présente une suite d'événemens
aussi tragiques et aussi touchans les passions y sont
peintes avec une énergie qui ne s'éloigne jamais de la
nature ; les descriptions sont aussi frappantes que vaSEPTEMBRE
1808. 557
rices ; et plus on examine ce morceau , plus on y découvre
une richesse inépuisable de détails poëtiques qui
semblent naître du sujet.
Si l'on veut absolument comparer le second livre de
l'Enéide avec le second chant de la Henriade , le parallèle
ne sera pas à l'avantage du poëte français. Ce
dernier , il est vrai , a tiré de son sujet tout le parti
possible ; mais ne remarque- t-on pas dans les détails
de son plan je ne sais quelle maigreur qui en affaiblit
la beauté. Obligé de remonter très -haut , le poëte peint
d'une manière abrégée les causes de la catastrophe qui
se prépare ; et son laconisme est plus dans le genre de
l'histoire que dans le genre poëtique. Le tableau des
horreurs de la Saint-Barthelemy a de la force ; mais il
n'inspire que la terreur. Aucune image tendre ne repose
l'ame du lecteur , et l'on y cherche en vain ces digressions
touchantes qui répandent tant de charme sur les
peintures de Virgile. Henri IV ne joue qu'un rôle passif
dans cette affreuse tragédie , tandis qu'Enée fait les derniers
efforts pour soutenir les Troyens. La mort de
Coligni est très-belle ; mais le stoïcisme du héros ne fait
naître que l'admiration , sentiment qui aurait pu se
joindre à l'attendrissement , si le poête avait voulu s'étendre
un peu sur la mort de Teligni et de sa jeune
épouse qui composaient la famille de l'amiral . Qu'on
rapproche cette mort de celle de Priam , de ce malheureux
père qui veut en vain venger son fils , que
l'on compare l'invasion du palais de ce monarque avec
l'invasion de la maison de Coligui , Pyrrhus qui immole
Priam , avec Besme qui assassine l'Amiral , et l'on ne
pourra s'empêcher de convenir que le second livre de
l'Eneide est très - supérieur au second chant de la
Henriade.
Dans le songe de Henri IV , M. de Voltaire n'a véri¬
tablement imité que le célèbre passage de Marcellus : il
applique au duc de Bourgogne ce que Virgile avait dit
du fils d'Octavie : cette imitation est heureuse , mais il
serait difficile de prouver que les vers de M. de Voltaire
égalent en beauté ceux du poëte latin. Tout le reste de
l'épisode ne peut rappeler que bien faiblement le sixième
livre de l'Enéide. Vainement y chercherait-on cette
558 MERCURE DE FRANCE ,
richesse de merveilleux , ces peintures terribles , ces
teintes douces et mélancoliques qui ont fait l'admiration
de toutes les classes de lecteurs. M. de Voltaire
n'avait pas les mêmes ressources , il est vrai : l'espèce
de merveilleux dont il pouvait faire usage était trèsborné
; c'était un vice du sujet. Toutes ces raisons sont
excellentes pour le justifier aux yeux des critiques trop
sévères , mais elles ne suffisent pas pour le mettre audessus
de Virgile .
Les détails qu'on blâme dans l'Enéide ne réussiraient
probablement pas de nos jours , si on les mettait dans
un poëme. Rien de plus vrai. Mais ce n'est pas sous ce
point de vue qu'on doit les considérer. Un poeme épique
national doit être fondé sur les anciennes traditions
du peuple ; le poëte est en quelque sorte forcé de les
employer leur antiquité leur donne une sorte de noblesse
, prévient toute espèce de ridicule , et s'il parvient
à les embellir , il a parfaitement atteint son but. Or la
fable des Harpies , la laie avec ses petits , les vaisseaux
changés en Nymphes étaient de ces vieilles traditions
dont Virgile ne pouvait se dispenser de se servir : nous
les jugerons toujours mal , si nous les examinons d'après
les idées modernes (2).
Il est très-probable que Virgile citoyen de Paris eût
fait quelque chose d'approchant du combat de Turenne
dans la Henriade. Sans doute cette peinture est très-
(2) M. de Voltaire répond lui-même à cette critique . « Vírgile , dit -il ,
» rassembla dans son poëme tous les différens matériaux qui étaient
» épars dans plusieurs livres , et dont on peut voir quelques-uns dans
» Denys d'Halicarnasse . Cet historien trace exactement le cours de la
> navigation d'Enée ; il n'oublie ni la fable des Harpies , ni les prédic-
>> tions de Celeno , ni le petit Ascagne qui s'écrie que les Troyens ont
>> mangé leurs assiettes , etc .; pour la métamorphose des vaisseaux
» d'Enée en Nymphes , Denys d'Halicarnasse n'en parle point , mais
» Virgile lui-même prend soin de nous avertir que ce conte était une
» ancienne tradition : Prisca fides facto , sed fama perennis . Il
>> semble qu'il ait eu honte de cette fable puérile , et qu'il ait voulu se
» l'excuser à lui -même en se rappelant la croyance publique . Si on
» considérait dans cette vue plusieurs endroits de Virgile qui choquent
>> au premier coup- d'oeil , on serait moins prompt à le condamner. »
Essai sur la poësie épique. )
SEPTEMBRE 1808. 55g
belle : il règne dans ce combat une chaleur , une vivacité
auxquelles la langue française peut difficilement
atteindre ; et l'unique tache que des connaisseurs sévères
peuvent y remarquer , c'est que les deux combattans
ne sont pas suffisamment caractérisés. Mais Virgile a
prouvé qu'il pouvait peindre d'une manière encore
plus poëtique un combat singulier . Celui d'Enée et de
Turnus rappelle les tableaux d'Homère ; le merveilleux
s'y joint très-naturellement ; les deux héros font des.
efforts extraordinaires , et une circonstance dramatique
met Virgile bien au-dessus du poëte français. Enée
vainqueur est prêt à donner la vie à Turnus ; la vue
seule du baudrier de son cher Pallas le rend impitoyable.
On finit par préférer la Henriade à l'Illiade : on s'appuie
sur ce que Henri IV n'est pas un héros fabuleux ,
et sur ce que Gabrielle vaut bien Nausicaa. Cette opinion
singulière rappelle le sentiment de M. de Buffon
qui , jugeant la poësie épique , non d'après les beautés
qui lui sont propres , mais d'après des vues d'utilité et
des rapprochemens historiques que les poëtes n'ont jamais
consultés , cherchait . « quelle comparaison il peut
» y avoir entre le bon et le grand Henri et le petit
» Ulysse ou le fier Agamemnon , entre nos potentats et
>> ces rois de village , dont toutes les forces feraient à
» peine un détachement de nos armées. Quelle diffé-
» rence , ajoute- t-il , dans l'art même ! N'est-il pas plus
>> aisé de monter l'imagination des hommes que d'élever
>> leur raison ? de leur montrer des mannequins gigan-
>> tesques de héros fabuleux , que de leur présenter des
>> portraits ressemblans de vrais hommes , vraiment
» grands. » M. de Buffon avait cela de commun avec
Pascal , qu'il jugeait la poësie sans l'avoir cultivée , et
sans s'être livré à une étude particulière de cette belle
partie de la littérature , ce qui faisait dire à M. de Voltaire
que l'auteur des Provinciales parlait de ce qu'il
1.ntendait pas. Il est singulier que cette erreur soit
échappée aux deux hommes qui ont donné le plus d'éclat
à la prose française.
Frédéric II n'a pas toujours la même indulgence pour
M. de Voltaire : voici le jugement qu'il porte sur Tan560
MERCURE DE FRANCE ,
crède. « J'ai lu Tancrède , dit -il. Il y a dans cette nou-
>> velle tragédie de Voltaire des situations attendrissantes
» dont il a tiré parti ; mais je ne me déclarerai certai-
>> nement pas partisan de ses vers croisés. Je ne sais quel
» effet ils produisent à la déclamation . A la lecture ils
» me paraissent prosaïques , et dans quelques endroits
» du style d'opéra . Cette pièce n'est pas bonne en gé-
» néral. L'exposition est embrouillée . On y remarque
» beaucoup d'événemens inutiles , des caractères mal
» développés et mal annoncés , peu de vers sententieux
» dignes d'étre retenus , et dans plus d'un endroit un
» manque de vraisemblance qui choque et révolte le
>> lecteur . Je crois que si Voltaire vit encore quelque
>> tems , il mettra toute son Histoire universelle en ma-
» drigaux et en épigrammes. Mais quoiqu'il y ait du
>> radotage dans la pièce , c'est le radotage d'un grand
>> homme. Il faut être juste en rendant à son talent l'hom-
» mage qui lui est dû. » Il est singulier que dans cette
critique , d'ailleurs très-sévère , Frédéric reproche au
poëte de n'avoir pas prodigué les vers sententieux :
puisqu'il sentait le mérite de Racine , il aurait dû être
convaincu que , dans une tragédie , toute maxime qui
n'est pas en sentiment et qui n'est point parfaitement
conforme à la situation et au caractère du personnage ,
pèche contre la vraisemblance et doit être condamnée
quelque brillante qu'elle soit .
Les deux ouvrages que je viens d'annoncer peuvent
être curieux pour ceux qui n'ont pas les OEuvres du roi
de Prusse. Ils présentent les défauts qu'on trouve ordinairement
dans ces sortes de recueils. En puisant dans
divers ouvrages ce que l'auteur a dit sur le même sujet ,
l'éditeur ne peut lier les raisonnemens de manière à ce
qu'ils soient toujours conformes aux règles de la logique,
et laissent des idées nettes dans l'esprit du lecteur. Quelquefois
même on découvre des contradictions frappantes.
Cependant il paraît par l'arrangement des matières
, et par les notes dont quelques- unes sont instructives
, que l'éditeur a mis à ce travail tout le soin qu'on
pouvait exiger.
P.
VARIETÉS .
DEPT
DE
SEPTEMBRE 1808. 56
5.
Icen :
VARIÉTÉS .
RAPPORT ( 1 ) fait à la Classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France , dans sa séance du
10 Juin 1808.
Vous avez chargé une commission composée de MM . Lévesque
Daunou et Ginguené , auxquels M. Rayueval , correspondant , a été invité
à s'adjoindre , d'examiner un manuscrit en 2 vol . in-4º , tiré des
archives des relations extérieures , intitulé : Histoire de l'anarchie de
Pologne ; de le conférer avec l'ouvrage imprimé de Rulhières qui porte
le même titre , et de vous faire un rapport qui puisse servir de réponse
à la lettre que S. Exc. le Ministre de l'intérieur vous a écrite à ce sujet
par ordre de S. M. l'Empereur et Roi . La commission s'est réunie trois
fois entre chacune de ses séances , elle s'est procuré toutes les lumières
qu'on pouvait tirer tant des bureaux des relations extérieures , que de
toutes les personnes qui paraissaient en pouvoir donner sur cet objet.
Elle a examiné attentivement le manuscrit , l'a comparé avec le livre imprimé
, et avec d'autres manuscrits du même ouvrage. Elle croit pouvoir
vous présenter comme certains , les résultats suivans .
......
Le manuscrit ne porte point la date de 1764 : on à seulement écrit sur
le dos de la reliûre : Pologne , de ... à 1764 ; suscription qui
ne signifie autre chose , sinon que la partie de l'Histoire de Pologne contenue
dans ces deux volumes , s'étend ( comme elle s'étend en effet )
depuis une date qu'on n'a pas fixée , jusqu'à l'année 1764 .
"
Ce qui a fait croire que l'ouvrage était attribué au Père Maubert
capucin , ce sont les mots , par Maubert , écrits au titre du premier
volume , et suivis du mot ex- capucin , qui est au crayon et d'une autre
main. Les mots , par Maubert , sont aussi d'une autre écriture que le
corps de ce manuscrit. Ils ont été visiblement ajoutés après coup , et
l'on s'est assuré qu'ils sont de la main de M. de la Peyronie , mort
depuis peu de tems , connu dans les lettres par sa traduction du Voyage
de Pallas , et qui était attaché aux archives de ce ministère . Tout ce
qu'ils prouvent , c'est que ce M. de la Peyronie ne sachant de qui pouvait
être ce manuscrit , mais sachant que Maubert avait été employé
comme agent secret par les Affaires étrangères , peut- être même en Pologne
, aura conjecturé qu'il avait pu rédiger cette histoire et aura écrit
( 1 ) Nous insérons ici d'autant plus volontiers ce Rapport , qu'il a été
défiguré par des fautes graves dans tous les journaux . Nous l'imprimons
sur une copie corrigée par le Rapporteur.
Nn
E.
662 MERCURE DE FRANCE,
sur le manuscrit le nom de cet ex- capucin , sans y joindre cette qualité ,
qu'un autre homme à conjectures aura ensuite ajoutée au crayon.
Chacun des deux volumes du manuscrit porte sur les deux faces de
sa couverture l'inscription et l'empreinte de la République française ,
mais seulement plaquée et non gravée sur la couverture même , sur laquelle
au contraire sont gravées en or et en très -grand nombre deux L
croisées et des fleurs de lys , qui attestent que le manuscrit fut relié et
déposé avant la Révolution , ou du moins avant la première année républicaine
. C'est tout ce qu'on peut dire sur l'époque de ce dépôt . Il ne
reste dans les bureaux. aucun enregistrement ni aucune trace qui puisse
servir de renseignement à cet égard.
Après ces observations préliminaires sur le matériel du manuscrit ,
auxquelles on peut ajouter qu'il est écrit sur du papier de France et de la
main d'un copiste français , votre commission passe aux questions proposées
par le Mi istre de l'intérieur.
S. Exc. désire qu'on examine , 1ºs'il reste quelques traces authentiques
des travaux attribués au père Maubert ; 2º si le manuscrit en question
peut avoir été son quvrage ; 3 s'il est prouvé d'une manière certaine
qu'il soit sorti de ses mains dans l'état où il est aujourd'hui .
2
· Sur la première question , l'on ne peut répondre que négativement. II
ne reste en effet aux Relations extérieures aucune trace quelconque des
travaux de Maubert , ai des correspondances qu'il a pu entretenir pendant
ses missions secrettes. Les traces publiques de ses travaux sont le
Testament d'Albéroni et d'autres mauvais livres sur lesquels il suffit de
jeler les yeux pour reconnaître que leur auteur n'a jamais pu l'être du
manuscrit qui nous occupe.
Ceci sert donc aussi de réponse à la deuxième question . Non sans
doute , ce manuscrit ne peut avoir été l'ouvrage de Maubert , cela est
prouvé moralement par la différence des styles . Cela l'est encore physiquement
. Cet avanturier , après avoir erré plus de dix ans chez l'étranger
où il vivait d'industrie et de libelles , mourut à Altona en 1767. Or,
Phistoire contenue dans le manuscrit , s'étend jusqu'en 1764. Comment
presqu'à l'instant même où l'on n'en connaissaitbien encore ni les causes
ni les ressorts , et loin de tous les secours qu'il eût pu tirer de la France ,
aurait-il rassemblé les matériaux , formé et exécuté le plan de cette histoire
? Comment l'aurait-il si bien écrite , lui qui écrivait si mal ? Comment
, exilé ou banni , l'aurait il fait passer et copier en France , ( car
elle est écrite, comme nous l'avons dit , d'une main et sur du papier de
fabrique française ) le tout , sans qu'il restât ni à Altona ni en France de
traces de cette composition , de cette copie ni de cet envoi? Ajoutons
encore : comment lui qui vivait de ses ouvrages , en ayant fait un si supérieur
à tous les autres , ne l'aurait-il pas vendu et n'en aurait- il pas
su tirer des moyens de fortune ?
Ceci répond donc encore à la troisième question , et prouve d'une
C 565. SEPTEMBRE 1808 .
manière qu'on peut appeler certaine , que jamais ce manuscrit n'a pu
sortir ni de la plume ni des mains d'un tel auteur .
Le Ministre de l'intérieur vous engage ensuite a à faire une comparaison
exacte du manuscrit avec l'ouvrage attribué à Rulhières , et à rechercher
enfin quels pourraient être les secours que ce dernier aurait pu puiser
dans les travaux du père Maubert , dans le cas où l'identité des deux
ouvrages ne serait pas reconnue . »
+
Le résultat de la comparaison attentive que votre commission a faite
du manuscrit avee l'ouvrage imprimé est que , quoiqu'il y ait de grandes
différences entre l'un et l'autre , tous deux sont sortis de la même main.
Le manuscrit est sans aucun doute le premier jet de l'ouvrage que l'anteur
retoucha ensuite à plusieurs reprises , qu'il augmenta sur-tout considérablement
, mais qui conserva jusqu'à la fin cette unité de style qui
prouve l'idendité d'auteur.
Rulhières avait séjourné en Russie et en Suède pendant les années 1763
ot 1764. Il avait presque été témoin des événemens par lesquels se termine
le manuscrit qui ne s'étend que jusqu'à cette dernière année . De
retour en France en 1765 , il écrivit d'abord ses Anecdotes sur la
Révolution de Russie. Il entreprit ensuite d'écrire l'Histoire de l'anarchie
de Pologne , et ne commença qu'en 1768 l'exécution de ce dessein. Tous
les dépôts des affaires étrangères lui furent ouverts ; tous les renseignemens
qu'il pouvait désirer lui furent donnés , et ce même M. de Rayneval,
aujourd'hui l'un de nos correspondans que vous avez adjoint à votre
commission , alors premier commis des affaires étrangères et qui avait été
sur les lieux mêmes employé aux négociations les plus actives relativement
à la Pologne , fournit à Rulhières son ami , la meilleure partie de
ces renseignemens .
Il est plus que probable que lorsque cet écrivain distingué eut conduit
la rédaction de cet ouvrage jusqu'à la fin dù 6e livre , c'est- à- dire en
1764 , époque de l'élection de Poniatousky , il fit copier cette partie , et
la présenta au ministre comme une preuve de l'usage qu'il avait fait des
secours qui lui avaient été accordés . Ce ne serait même pas trop donner à
la conjecture , que d'avancer que ce fut en conséquence de ce premier travail
, et pour l'encourager à suivre une entreprise si bien commencée
qu'il lui fut donné en 1771 , une pension de 6000 liv. à titre d'écrivain
politique ; cette idée cadre parfaitement , et avec le tems où il s'était mis
au travail ( 1768 ) , et avec celui qui s'écoula jusqu'à l'époque de sa pension.
It ne lui fallut certainement pas moins de trois ans pour réunir
débrouiller et ordonner ses matériaux , et pour conduire à ce point son
Histoire . S'il jouit de cette pension jusqu'à sa mort , jusqu'à sa mort
aussi il fut occupé de ce grand ouvrage qu'il a laissé imparfait . En avançant
dans sa composition il revint plusieurs fois sur les six premiers
livres. Il y ajoutait mesure , soit des faits nouvellement déconverts ,
soit de nouveaux développemens des anciens faits , et sur-tout des por-
J
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
traits et des caractères ; mais dans toutes ces versions son style est tellement
le même qu'il est impossible de s'y méprendre.
Enfin un dernier trait qui paraît bien décisif , c'est que M. de Rayneval
possède deux manuscrits de cette Histoire ; qu'il les tenait de l'auteur
lui-même ; que le premier de ces deux manuscrits est littéralement conforme
à celui qui a donné lieu à toutes ces discussions , et que le second
déjà considérablement augmenté , ne l'est point encore autant que
l'était celui qui a servi pour l'impression . On voit par tous ces détails
que Rulhières ne fit que ce que fait tout écrivain qui veut produire un
bon ouvrage ; qu'il ne cessa point de retoucher les premières parties du
sien , tout en travaillant aux parties suivantes ; qu'enfin il n'a pu rien
devoir aux prétendus travaux d'un capucin Maubert , travaux étrangers
à ce manuscrit , et dont , si l'on en excepte des livres qui suffiraient seuls
pour décider la question , il nous a été impossible de retrouver aucune
trace.
L'inscription du nom de ce Maubert a été conjecturale , arbitraire ,
étrangère et postérieure à la copie du manuscrit ; et quoique ce soit le
seul fondement des doutes qui se sont élevés , elle est sans caractère , et
ne prouve absolument rien contre des probalités qui vont jusqu'à la
démonstration .
Signés au registre , LÉVESQUE , DAUNOU ;
GINGUENÉ , rapporteur.
NOUVELLES POLITIQUES.
( EXTÉRIEUR . )
- ETATS- UNIS D'AMÉRIQUE. Washington- City , 17 Juillet.
- Plus l'époque de l'élection du président de la république
américaine approche , plus les suffrages des villes et des
provinces semblent se réunir en faveur de M. Maddisson ,
secrétaire d'Etat au département des affaires étrangères .
Personne ne paraît plus capable de conduire et d'affermir
le gouvernement dans les principes du président actuel ,
dont M. Maddisson a été constamment le ministre et l'ami.
La vice-présidence est toujours destinée , dans l'opinion publique
, au général Clinton , gouverneur de l'Etat de New-
Yorck.
En célébrant ici l'anniversaire de la trente -deuxième
année de l'indépendance américaine , on a fixé les yeux de
la nation sur les progrès qu'ont fait , depuis cette époque
glorieuse , la population , le commerce , l'agriculture , et
SEPTEMBRE 1808. 565
.
toutes les branches de la prospérité publique . Voici quelques
traits de ce tableau .
« En 1776 , la population des Etats-Unis n'excédait pas
>> deux millions d'ames ( 1 ) , elle se monte aujourd'hui à six
>> millions .
» Environ quarante millions d'acres de terres ont été dé-
>> frichés et cultivés dans le même espace de tems ; et le prix
>> des terres a augmenté de deux à six dollars par acre , esti-
>> mation moyenne.
» Il y avait environ 500 mille maisons d'habitation ; il y
» en a aujourd'hui près d'un million et demi .
>> Le nombre des chevaux , alors d'un demi-million , est
>> augmenté de près d'un million et demi , et celui des bêtes
» à corne d'un million , au-delà de trois millions.
» Il y avait six ponts de péages ; il y en a quarante- huit . Il
» n'y avait pas trente colleges ou académies , on en compte
>> soixante-dix-neuf.
>> La milice ne comprenait pas cinq cent mille hommes ;
» elle en comprend près de deux millions , dont le quart est
» toujours en activité.
>> Nos vaisseaux de guerre ont augmenté de zéro à plus de
>> cent ; et nos vaisseaux marchands dans les années dernières
>> couvraient toutes les mers du monde .
>> Les importations des marchandises américaines étaient
» de 11 millions de piastres ; elles montent aujourd'hui à
>> plus de 100 millions ; et les exportations d'environ 2 mil-
>> lions sont montées à plus de 100 millions .
>>
Il n'y avait point de revenu public ; il est de 16 millions
» de dollars , et cela sans une seule taxe antérieure aux sept
>> dernières années . Une dette énorme a été acquittée , et
>> un grand capital reste dans le trésor , destiné à faire de
>> grands travaux d'une utilité publique.
» Le numéraire métallique , évalué précédemment à en-
>> viron 10 millions , est porté à 20 millions de dollars .
» Le capital de la banque , ci-devant de 2 millions , est de
» 50 millions.
>> Quels raisonnemens peut-on opposer à ces faits ? »
RUSSIE. - Pétersbourg , le 20 Août. La fête de S. M.
l'Empereur Napoléon a été célébrée dans cette capitale par
-
(1 ) Les Américains les plus instruits , et ceux qui étaient en mission.
dans les différentes cours de l'Europe pour en obtenir des secours contre
les Anglais , portaient , à cette époque , la population de leur pays
trois millions d'ames.
566 MERCURE DE FRANCE ,
S. Exc . M. le duc de Vicence , ambassadeur de France , de
la manière la plus brillante .
છે
Le 14 , veille de cette fète , l'ambassadeur français avait
été invité , par l'Empereur Alexandre , à assister aux manoeuvres
de l'artillerie , qui devait être exercée au tir du poligone
, et il avait eu l'honneur d'y étre conduit dans la voiture
de S. M. , et d'y être en tête-à-tête avec elle .
Le 15 , à neuf heures du matin , l'Empereur Alexandre
envoya son aide - de-camp - général de service féliciter l'ambassadeur
français sur la fete de l'Empereur Napoléon . Le
même jour S. Exc. donna un dîner de 80 couverts , où assistèrent
les princes de Saxe-Weimar et d'Oldenbourg , les
grands de la cour et de l'Empire , et tous les membres du
corps diplomatique . A dîner , M. le comte de Romanzoff ,
ministre des affaires étrangères , proposa de porter la santé
de l'Empereur Napoléon , en ajoutant que l'Empereur son
maître l'en avait personnellement chargé il se l va , et
tout le monde porta ce toast debout . Peu après , l'ambassadeur
de France porta de la même manière la santé de l'Empereur
Alexandre.
Le soir , le palais de France fut magnifiquement illuminé.
L'Empereur passa lui-même et s'arreta devant l'hôtel de
l'ambsasadeur , à son retour de Pawlowski. Toute la ville
vint voir l'illumination , et le concours des voitures et des
gens de pied ne finit qu'après minuit.
ALLEMAGNE . Hambourg, le 3 Septembre . La défection
d'une partie des troupes , commandées par le marquis
de la Romana , et la perfidie de ce général , d'autant plus
honteuse qu'elle est sans exemple dans l'histoire des armées
espagnoles , ont donné lieu à différentes mesures de précaution
. Nous avons vu arriver ici un corps de 200 cavaliers
espagnols qui ont été désarmés . Il paraît qu'on va faire repasser
dans le Holstein les 3000 soldats de cette nation qui
sont détenus dans la citadelle de Copenhague. On assure
qu'ils seront conduits à Wesel et à Magdebourg.
Le général Kindeland , qui , dans cette circonstance pénible
, a résisté aux insinuations et aux ordres de son général ,
pour demeurer fidèle à son pays et à son serment , vient
d'adresser une proclamation aux troupes espagnoles qui
servent sous ses ordres .
« Soldats , leur dit-il , je suis resté au poste de l'honneur , et je vous
y rappelle . Vous me connaissez et vous savez que je vous aime . Je suis
un vieux soldat , j'ai toujours servi avec vous ; écoutez ma voix ; je
n'ai d'autre intérêt que la gloire de l'Espagne et votre bonheur , RendezSEPTEMBRE
1808. 567
vous à Flensborg , où vous trouverez le prince de Ponte-Corvo , qui
donnera à tous ceux qui le désirent la permission de retourner en Espagne.
C'est de cette manière que vous pourrez avec honneur rentrer au
sein de vos familles . >>
De son côté , M. le maréchal , prince de Ponte-Corvo , a
adressé aux mêmes troupes une proclamation énergique , où
l'on remarque les passages suivans :
« Soldats espagnols , un homme qui vantait ses principes d'honneur
et de loyauté , un homme qui avait su gagner votre confiance , a fini
par commettre une trahison inouie même parmi les Barbares . Le matquis
de la Romana a fait un trafic infâme de vos personnes et de vos
propriétés ; il vous a vendus comme des bêtes de somme à l'ennemi de
votre gloire , de votre patrie , de votre honneur et de votre religion . Le
misérable il n'a épargné aucun mensonge pour vous tromper sur l'état
de votre patrie ! I savait bien que ceux d'entre vous qui le suivraient
ne reverraient jamais leur pays , ni les objets de leur plus tendre affection
; il savait qu'il avait offert de vous conduire dans le Canada ou dans
l'Inde pour gémir à jamais sous le joug des Anglais .
» Soldats , restez dans vos cantonnemens ; rejetez avec horreur tout
ordre qui ne serait point émané du général Kindeland ou de moi . Je
vous prends sous ma protection ; et j'offre à tous ceux qui le désirent
de les renvoyer au sein de leur famille . »
-
L'anniversaire de S. M. le Roi de Hollande a été célé–
brée ici et à Altona , le 1er septembre , avec autant d'allégresse
que de solennité . Les officiers des troupes hollandaises ,
en garnison dans les deux villes , ont donné dans les jardins
de M. Rainville une fete magnifique à laquelle assistaient
M. le prince de Ponte- Corvo et les ministres de France et
de Hollande. Demain ( 4 septembre ) le 9 régiment de ligne
hollandais quitte cette résidence , et il arrive aujourd'hui å
Aitona un régiment de chasseurs à cheval , qui doit passer
l'Elbe demain.
er
Vienne , 1 Septembre . — Quoiqu'on soit généralement
persuadé que la cour donne une attention sérieuse aux
affaires de la Turquie , on n'a rien appris sur la suite des
événemens qui ont élevé le sultan Mamhoud sur le trône
ottoman. Dans les premiers jours de cette révolution ; Mustapha
Baraictar , devenu maître des affaires , avait , dit-on ,
proclamé la guerre contre les Serviens , guerre de religion .
Cependant depuis cette époque , il ne s'est rien passé de
nouveau dans cette province où les gazettiers de Hongrie
livrent seuls de grandes batailles pour l'amusement journalier
de leurs lecteurs.
568 MERCURE DE FRANCE ,
LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice viennent de partir
pour Presbourg .
Il a été fait plusieurs promotions dans l'armée autrichienne
; la ville de Commora , en Hongrie , va devenir une
forteresse du premier rang ; les travaux sont poussés avec
activité sous la direction du feld -maréchal-lieutenant, comte
de Châteler . Mais rien n'indique des sujets de mécontentement
et de guerre entre notre cour et les puissances voisines.
On parle même de defendre pour toujours , dans les Etats
héréditaires , la circulation des feuilles publiques qui ont
répandu ces fausses nouvelles .
Avant le départ de la cour pour la Hongrie , M. le comte
Odonnel , nouveau ministre des finances , a pris le portefeuille
de ce département ; et M. le comte d'Altham , grandmaître
de la maison de l'Impératrice , a reçu l'ordre de la
toison d'or .
(INTÉRIEUR . )
Baionne , & Septembre . On écrit de Vittoria que les
Anglais ayant réussi à soulever la ville de Bilbao , et à y
introduire par la rivière des armes et des munitions de toute
espèce l'insurrection se trouva réunir environ 4000 hommes.
S. M. donna ordre au général Merlin , l'un de ses aides-decamp
, de dissiper ses rebelles , et d'y employer le 43°
et le 51 régiment , avec le 26 des chasseurs à cheval . Cette
colonne se mit en marche de Vittora , le 14 août ; le 16 elle
rencontra les insurgés à une lieue de Bilbao . Ils s'étaient
retranchés sur des hauteurs qui dominent le chemin , et
témoignaient vouloir défendre le défilé ; mais à la première
attaque ils abandonnèrent leur poste et s'enfuirent vers la
ville , laissant derrière eux leur artillerie . Ils se défendirent
en tirant de dedans les maisons ; mais le géneral Merlin , les
cernant de tous côtés , pénétra dans l'intérieur et se rendit
maître de tous les postes. Il ne restait plus que le couvent
de Saint-François , que défendaient toujours ceux qui s'y
étaient retranchés ; il fut emporté à la baïonnette. Les chefs
de la rébellion , qui pour la plupart étaient des moines , en
ont aussi été les victimes. Le général Merlin a établi une
junte d'administration formée des citoyens les plus honnêtes ;
elle a rétabli le bon ordre , et toute la Biscaye jouit de la
plus parfaite tranquillité .
Il n'en est pas de même de Madrid et des provinces méridionales
de l'Espagne , où les agens nombreux de l'An¬
gleterre ont conduit les peuples , par l'insurrection et par
la révolte , à la plus déplorable anarchie . Le Conseil de
SEPTEMBRE 1808. 569
Castille , qui s'est formé à Madrid après le départ du roi
Joseph-Napoléon , est sans crédit et sans pouvoir. La populace
se livre à toute sorte d'excès , et ne reconnaît aucun
frein ni aucune autorité . Les bourgeois montent la garde ;
mais ils ne sont pas assez nombreux pour contenir une multitude
qui a secoué toute espèce de joug , et qui ne songe
qu'à profiter du désordre . Aucun des généraux qui commandent
les insurgés , n'avait encore paru à Madrid le 23
août , quoiqu'on y eut annoncé pendant quelque tems l'arrivée
prochaine du général Castanos .
:
La junte de Séville prétend toujours être la seule autorité
supérieure ; elle refuse de reconnaître le Conseil de Castille
ainsi la même anarchie règne parmi les autorités que
parmi la populace. Dans les provinces , même confusion ,
même licence : tout le monde veut commander , personne
ne veut obéir. Depuis Madrid jusqu'à Burgos , il n'y a point
de corps d'Insurgés ; il s'y trouve seulement quelques bandes
éparses de 4 à 5000 paysans armés , et beaucoup de brigands
qui volent et assassinent sur les routes , sans distinction
d'amis ni d'ennemis. Des étrangers ont été massacrés
sous le prétexte qu'ils étaient Français , quoique dans le
fait , ils fussent Allemands ou Italiens. Il faut néanmoins
dire que les généraux et tous ceux qui ont quelqu'influence ,
montrent les plus grands égards pour les Français ; ils ont
même fait respecter leurs propriétés , leurs marchandises
et notamment des cotons expédiés du Portugal pour le compte
des négocians français.
A la même date ( 23 août ) , S. Exc. M. le général Junot ,
duc d'Abrantes , commandant en chef l'armée du Portugal ,
avait son quartier- général à Mafra , magnifique couvent ,
bâti par le roi Jean V , avec un palais pour la résidence de
la famille royale . Les troupes françaises occupaient Lisbonne
et les forts qui défendent l'entrée du Tage . L'escadre russe ,
composée de 12 vaisseaux de ligne , était mouillée dans le
port , et la meilleure intelligence régnait entre les Français
et leurs alliés pour la défense du Portugal contre l'ennemi
commun.
PARIS , 16 Septembre. - Dimanche dernier ( 11 septembre
) M. le duc de Monteleone-Pignatelli , ambassadeur de
S. M. le roi de Naples , a présenté à S. M. l'Empereur et Roi
ses lettres de créance. M. l'ambassadeur a été conduit de
son hôtel au palais des Tuileries par un maître et un aide
des cérémonies , avec trois voitures de la cour attelées chacune
de six chevaux ; il a été conduit à l'audience et intro570
MERCURE DE FRANCE ,
duit dans le cabinet de S. M. par S. Exc. le grand-maître
des cérémonies , et présenté par S. A. S. le prince vicegrand-
électeur , faisant les fonctions d'archi - chancelier
d'Etat.
L'audience finie , S. Exc . a été reconduite à son hôtel
avec les mêmes cérémonies qui avaient été observées en se
rendant au palais.
S. Exc. M. le baron de Brockausen , a été introduit ensuite
avec les formes accoutumées , et a présenté à S. M. ses
lettres de créance en qualité de ministre plénipotentiaire de
S. M. le roi de Prusse.
Après ces audiences , S. M. a reçu le corps diplomatique ,
qui a été conduit , introduit et présenté de la manière accoutumée
.
Ont été présentés à cette audience :
Par S. Exc. M. le comte de Tolstoy , ambassadeur de
S. M. l'Empereur de Russie : le prince Wolkouski , généralmajor
et aide-de- camp-général de S. M. l'Empereur de
Russie ; M. de Saracinsky , officiers aux gardes ; M. de Maiouroff
, lieutenant- colonel.
"
Par S. Exc. M. le duc de Monteleone , ambassadeur de
S. M. le roi des Deux- Siciles M. Questiaux , secrétaire
d'ambassade ; M. le chevalier Cataneo ; M. le duc de Montedragone
, ambassadeur de S. M. le roi des Deux- Siciles ,
près S. M. l'Empereur de Russie .
Par S. Exc . M. le comte de Metternich , ambassadeur de
S. M. l'Empereur d'Autriche : M. le chevalier de Wacquant ,
général-major ; M. Vincent Gretzel de Graenzenstein ; M.
Tobie Gretzel de Graenzenstein .
D
Par S. Exc . M. le baron de Dreyer , ministre plénipotentiaire
de S. M. le roi de Danemarck : M. le comte de
Holk , officier de la garde de S. M. le roi de Danemarck.
Le Sénat s'est assemblé extraordinairement , le samedi
10 septembre , sous la présidence de S. A. S. le prince archichancelier.
Le lendemain , une députation nombreuse de
ce corps s'est rendue à Saint-Cloud , et a été admise à l'audience
de S. M.
--
-Les troupes arrivées de la Grande-Armée , les 9 et 10
de ce mois , ont été réunies le 12 au Champ-de-Mars , où la
Garde-Impériale leur a donné un repas splendide . Ces troupes
se sont remises en route les jours suivans . Tous les corps
qui arrivent des frontières de la Prusse et de la Pologne , et
qui entrent en France par differentes routes , prennent ensuite
celles de Bordeaux et de Baïonne.
SEPTEMBRE 1808. 571
→ On écrit de Strasbourg qu'on va rétablir la garde
d'honneur dans cette ville pour faire le service près la personne
de S. M. l'Empereur et Roi.
On assure que six maréchaux d'Empire , au nombre
desquels sont MM. les maréchaux Ney , Lannes et Lefebvre ,
se rendent à l'armée d'Espagne . On dit aussi que M. le général
Sébastiani va prendre le commandement d'une division
dans la même armée .
La lettre suivante a été trouvée dans les papiers d'un
assesseur prussien , nommé Koppe , arrêté et conduit à
Spandaw ,, par les ordres de M. le maréchal Soult. Cette
lettre , publiée d'abord dans le Moniteur , l'a été le lendemain
dans le Journal de l'Empire , avec des notes que nous
mettons également sous les yeux de nos lecteurs. C'est une
pièce qui peut , un jour , servir à l'histoire. La lettre est
attribuée à M. de Stein , ministre principal de S. M. prus
sienne . Elle est adressée à M. le prince de Payn -Wittgenstein
, à Dobberan , petite ville du Mecklembourg sur la
Baltique , où les bains de mer rassemblent dans la saison
un grand nombre d'étrangers.
Koenigsberg , 16 Août 1808.
<< Par la lettre officielle que M. de Koppe aura l'honneur
de remettre à V. A. , elle apprendra tout ce qui a rapport à
nos affaires de France ; je ne me permettrai pas quelques observations
sur notre état et notre position en général
>> D'après le conseil des comtes de G. et W. , on a donné
itérativement des ordres au prince G.de proposer une alliance
et un corps de troupes auxiliaires ( 1 ) et de demander une
diminution ou un délai pour les contributions ; on a voulu
que le prince s'éloignât d'une manière décente dans le cas où
l'Empereur partirait pour de nouvelles entreprises . Si dans
les circonstances actuelles , où nous pourrons être utiles à
P'Empereur, S. M. n'accepte pas nos propositions , elle prouve
que son dessein est de nous anéantir , et alors il faut nous attendre
à tout .
» L'exaspération augmente tous les jours en Allemagne ;
(1 ) Notez bien que M. de Stein rapporte ici dès propositions réelles ,
c'est- à -dire , la proposition d'une alliance avec la France et d'un corps
auxiliaire . Ce corps ne pourrait être employé que contre la Russie et
l'Autriche ; et c'est surement contre l'Autriche qu'il devrait l'être . Ce
572
MERCURE DE FRANCE ,
il faut la nourrir , et chercher à travailler les hommes (2).
Je voudrais bien qu'on put entretenir les liaisons dans la Hesse
et dans la Westphalie , et qu'on se préparât à de certains.
événemens ; qu'on cherchât à maintenir des rapports avec
des hommes d'énergie et bien intentionnés , et que l'on pût
mettre ces gens-là en contact avec d'autres . Dans le cas où
V. A. pourrait me donner des renseignemens à cet égard ,
je la prie de vouloir bien me renvoyer M, Koppe ou un
autre homme de confiance .
>> Les affaires de l'Espagne font une impression très-vive ;
elles prouvent ce que depuis long-tems onaurait dû entrevoir.
Il serait trés - utile d'en répandre les nouvelles d'une manière
prudente (3) .
n'est pas la France qui demande cé corps auxiliaire : cette demande ne
pouvait pas entrer dans une tête saine ; c'est la Prusse qui propose un
corps auxiliaire contre l'Autriche , et cependant l'Autriche ne lui a rien
fait.
M. de Stein suppose , à la vérité , que l'Empereur n'acceptera pas de
pareilles offres , et il en tire la conséquence que son dessein est d'anéantir
la Prusse. M. de Stein devait , en effet , penser que l'Empereur ne
pouvait accueillir de pareilles offres de la part de la Prusse , parce qu'il
connaît les ministres prussiens , et qu'il a assez agi et traitéavec la Prusse
pour savoir quel cas on doit faire des engagemens qui sont contractés
par elle. Nous n'entendons ici porter aucune atteinte à l'opinion qu'on
doit avoir des sentimens personnels du roi de Prusse ; mais nous ne pouvons
dissimuler que tant que ce prince sera environné de ses anciens mnistres
, son cabinet n'inspirera pas de confiance . Il l'avait conduit à
tromper tout le monde , et la lettre de M. de Stein prouve qu'ils sont
encore dans les mêmes principes.
(2) Quoi , M. de Stein ! est-ce là un des effets de votre alliance ? Vous
voulez nourrir l'exaspération , et chercher à travailler les hommes !
Vous voulez soulever la Hesse et la Westphalie , et être l'allié de la
France ! Il faut avouer que votre alliance et votre amitié se manifestent
par des bienfaits . Vit-on jamais , l'un à côté de l'autre , deux paragraphes
qui décèlent plus d'ignorance et de mauvaise foi ! La Hesse et la
Westphalie sont tranquilles : elles préparent les bases qui doivent fonder
une nation . Elles ont fait une faute en laissant leurs citoyens prendre du
service en Prusse ; mais elle sera réparée . Et vous , M. de Stein , ou vous
viendrez rendre compte de vos abominables projets devant les tribunaux
de Westphalie , ou vos immenses biens serout confisqués , et alors la
fourbe démasquée aura au moins sa punition .
(3) Qu'entendez-vous par-là ? Craignez-vous d'effrayer l'Allemagne en
lui montrant l'abîme dans lequel vous voulez la précipiter ? Vous lui
SEPTEMBRE 1808. 573
» On considére ici la guerre avec l'Autriche comme inévitable.
Cette lutte décidera du sort de l'Europe , et par
conséquent du notre (4) . Quel est le succès que V. A. en attend
? Les projets que l'on avait au printems de 1807 , pourraient
aujourd'hui se réaliser (5) . Où est actuellement M.
Meuring?
souhaitez les malheurs de l'Espagne ; vous lui préparez l'affreux spectacle
des magistrats déchirés sur les places publiques , des villes incendiées
, et de toutes les horreurs de la guerre étrangère et de la guerre
civile . Vous êtes un mauvais citoyen . L'Allemagne , qui va vous connaître
, vous tiendra compte de vos bons sentimens pour elle .
(4) M. de Stein , vous êtes aussi mauvais politique que mauvais citoyen .
La guerre avec l'Autriche n'aura pas lieu ; le contingent que vous voulez
nous offrir pour la faire , ne sera pas à même de déployer sa bravoure .
(5) Quoi , M. de Stein ! vous voulez conclure une alliance avec la
France , lui offrir un contingent ! Voilà ce que contient le premier paragraphe
de votre lettre . Par le second paragraphe , vous annoncez que
vous voulez mettre l'Allemagne en insurrection , soulever la Hesse et la
Westphalie , et nous devons dire qu'en effet votre alliance est une
alliance fort singulière. Mais au troisième paragraphe , vous énoncez un
autre systême vous voulez renouveler les projets que l'on avait faits au
printems de 1807. Mais , M. de Stein , l'Autriche n'aura pas plus que
la France confiance en vos promesses , et ne voudra pas de votre contingent.
Vit-on jamais un pareil délire ?
Voilà cependant la morale de certains ministres et ce qui met tant
d'incertitude dans les affaires de leur maître. Puissent enfin les princes
s'environner d'hommes dignes d'eux , et dont les premiers principes de
politique soient la probité et la franchise ! Puissent-ils rejeter de leur
diplomatie ces restrictions mentales , ces traités éventuels qui engagent
et n'engagent pas ; et alors seulement , ils retrouveront la grandeur de
leurs pères !
Prussiens , lisez cette lettre ; ce sont de semblables ministres qui vous
ont fait perdre l'opinion et l'estime de l'Europe . Allemands , lisez cette
lettre , et voyez les malheurs que l'on souhaite à votre patrie . Westphaliens
, lisez cette lettre , et convenez de la nécessité de ne pas souffrir
qu'aucun de vos concitoyens puisse demeurer à un service étranger ,
sans renoncer parmi vous à ses droits d'hérédité et à ses biens .
Et vous , Français , vous Germains de la Confédération , lisez aussi
cette lettre , et voyez combien la modération , la générosité sont hors
de saison avec des hommes profondément pervers. Notre sureté ne repose
que sur notre organisation , notre nombre et notre énergie. Combien
de puissances anéanties par nous ont été relevées de nos propres
mains ! Nous avions droit à une éternelle reconnaissance , et nous
574
MERCURE DE FRANCE ,
1
» Le comte de Vinc ..... vous fera bientôt une visite , et il y
restera quelque tems .
» L'électeur court , dans les circonstances actuelles , grand
risque de se perdre lui -même avec ses propriétés ; il devrait
cependant chercher à mettre l'une et l'autre de ces choses
à l'abri . Je crains beaucoup qu'il ne soit à la fin la victime
de son irrésolution et de son avidité .
» M. de Jacobi n'est pas encore arrivé ; on l'attend aujourd'hui.
Son voyage a été long et difficile .
>> Ce n'est
que
>> On s'est enfin décidé à nommer Ancillon pour instituteur
du prince Royal . L'exécution demandera encore du tems ;
mais c'est toujours un pas : ce qui est beaucoup pour notre
irrésolution .
pas bien la de H.... ait abandonné sa première
idée ; la société d'une telle dame , éprouvée par l'expé
rience et des malheurs , aurait été d'une très - grande utilité
à la R…….. Il faut que les finances de la maison soient dans
un très-mauvais état ; car on ne me paie pas les 13,000 fl.
que
l'on me doit pour la terre que j'ai vendue , il y a quelques
années : je voudrais bien que cet argent me rentrât ; car
on n'en a besoin par le tems qui court , et il faut que je m'arrange
d'après mes revenus .
J'apprends qu'une partie de vos amis quitte le Holstein.
Le général Blucher est très- faible ; on a dû lui envoyer à
Colberg le général Bulow pour son assistance.
Je suis , etc.
De votre altesse , etc. Signe STEIN.
Deux jours après que ces notes ont paru dans le Journal
de l'Empire , le Moniteur a publié l'article suivant :
« Un traité signé le 8 de ce mois , entre M. de Champagny
, ministre des relations extérieures , et S. A. R. le prince
Guillaume de Prusse , a terminé tous les différends qui existaient
entre la France et la Prusse . >>>
n'avons obligé et sauvé que des ingrats . Ces hommes pervers qui trahissent
l'honneur et les intérêts de leur maître et de leur patrie , sont heureusement
sans courage , sans talens , sans moyens , et sans aucun sentiment
de ce qui est grand , de ce qui est juste ; ils changent de projets
dix fois dans un jour , et le moindre vent qui agite l'air disperae tous
les feuillets de leur politique .
SEPTEMBRE 1808.
575
Le samedi suivant ( 10 septembre ) le Sénat s'étant de
nouveau rassemblé , sous la présidence de S. A. S. le prince
archi-chancelier , a adopté unanimement le sénatus- consulte.
ci-joint , et a décrété que l'adresse suivante serait présentée
par le Sénat en corps à S. M. l'Empereur et Roi , comme un
nouvel hommage du dévouement du Sénat et du Peuple
francais .
<< SIRE , le Sénat a entendu avec une émotion profonde , le message
de V. M. I. et R.
>> Il a reçu avec une vive et respectueuse reconnaissance , la communication
que V. M. a bien voulu lui faire des différens traités relatifs à
l'Espagne , des constitutions acceptées par la Junte espagnole , et du
rapport fait à V. M. sur la situation de vos armées dans les diverses
parties du Monde.
» Il a adopté à l'unanimité le sénatus -consulte que Votre Majesté
Impériale et Royale lui a fait présenter : et cent soixante mille braves
vont être associés à la gloire immortelle de vos nombreuses et si redou→
tables armées .
» Vous croyez à la paix du Continent , Sire , mais vous ne voulez
pas dépendre des erreurs et des faux calculs des cours étrangères ; vous
voulez défendre des traités solennels librement consentis ; maintenir
des constitutions librement discutées , acceptées et jurées par une junte
nationale ; briser la hache d'une anarchie féroce , qui , couvrant l'Espagne
de sang et de deuil , menace nos frontières ; délivrer les vérita
bles Espagnols du joug honteux qui les accable ; leur assurer le bonheur
d'être gouvernés par un frère de V. M; détruire les phalanges anglaises
qui ont réuni leurs armes aux poignards de la terreur ; venger le sang
français , lâchement répandu ; garantir la sécurité de la France et la
tranquillité de nos neveux ; rétablir et perfectionner l'ouvrage de
Louis XIV ; accomplir le voeu des plus illustres de vos prédécesseurs
et particuliérement de celui qui aima le plus la France ; déployer votre
immense puissance pour diminuer les calamités de la guerre et pour
forcer plutôt l'ennemi du Continent à cette paix maritime et générale ,
seul but de vos projets , et seul moment du repos et de la véritable
prospérité de notre patrie .
» La volonté du Peuple français , Sire , est la même que celle de
Votre Majesté.
>> La guerre d'Espagne est politique , elle est juste , elle est nécessaire ,
» Les Français pénétrés pour le Héros qu'ils admirent , de cet amour
qu'ils viennent de vous exprimer avec un si grand et si juste, enthousiasme
partout où ils ont eu le bonheur de vous voir , vont répondre avec
ardeur à la voix de V. M. ; et rien ne pourra ébranler la résolution du
Sénat et du Peuple , de seconder V. M. I. et R. dans tout ce qu'elle
576 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMB. 1808 .
croira devoir entreprendre pour garantir les plus grands intérêts de
l'Empire.
» Que Y. M. I. et R. daigne agréer le nouvel hommage de notre résde
notre dévouement , de notre fidélité . >>
pect ,
Les président et secrétaires ,
Signé , CAMBACÉRÈS , archi- chancelier de l'Empire , président.
G. GARNIER et J. HÉDOUVILLE , secrétaires .
Vue et scellé :
Tit . Ier.
Le chancelier du Sénat , Signé , comte LAPLACE.
SÉNATUS-CONSULTE DU 10 SEPTEMBRE 1808 .
Appel sur les Classes des années 1806 , 1807 ,
1808 et 1809.
Art . Ier . Il est mis à la disposition du gouvernement 80,000 conscrits ,
qui seront inscrits ainsi qu'il suit entre les différentes classes ci- après
désignées , savoir :
Sur celle de 1806 , 20,000 hommes ; sur celle de 1807 , 20,000 hommes
; sur celle de 1808 , 20,000 hommes ; sur celle de 1809 , 20,000
hommes.
II. Ces quatre -vingt mille conscrits pourront être de suite mis en
activité.
III . Les conscrits des classes des années 1806 , 1807 , 1808 et 1809 ,
mariés avant l'époque de la publication du présent sénatus - consulte ,
ne concourront point à la formation du contingent de ces 80,000 hommes
. Il ' en sera de même de tous les conscrits des quatre classes qui
auront été réformés légalement. S
IV. Les conscrits des années 8 , 9 , 10 , 11 , 12 , 13 et 14 , qui ont
satisfait à la conscription , et n'ont pas été appelés à faire partie de l'armée
, sont libérés . Il ne sera levé sur ces classes aucun nouveau contingent.
Tit. II . ----
Appel sur la classe de 1810.
V. Il est également mis à la disposition du gouvernement 80,000 conscrits
pris sur la classe de 1810.
VI. Ces 80,000 conscrits seront destinés à former des corps pour la
défense des côtés , et ne pourront être levés qu'après le 1er janvier prochain
; à moins qu'avant cette époque , de nouvelles puissances ne se
mettent en état de guerre contre la France . Dans ce dernier cas , le gouvernement
aura la faculté d'appeler sur le champ ces 80,000 couscrits .
ERRATA du Nº . 573.
A la fin de l'Elégie qui commence le Numéro , mettez le nom de
l'auteur , Mlle VICTOIRE BABOIS ;
A la fin de la pièce de vers qui suit , lisez Mazois , et non MAROIS.
PT
DE
SELA
( No CCCLXXV . )
( SAMEDI 24 SEPTEMBRE 1808. )
5.
licen
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
RÉPONSE IMPROMPTU
A un billet en vers , par lequel M. L... , mon ami de collége ;
m'apprenait l'heureux accouchement de sa femme.
HEUREUX qui peut avoir enfans de sa façon ,
Femme aimable et sensée , agréable maison ,
Trop ni trop peu d'esprit , trop ni trop peu d'aisance ,
Quelques bons vieux amis qui l'aiment dès l'enfance !
Ce bonheur , en tous points assez rare aujourd'hui ,
Est justement le sort de notre ami L... !
ANDRIEUX ,
L'HOMME A PLAINDRE .
J'ALLAI ces jours passés chez certain financier ,
Autrefois mon ami , même mon créancier ,
Mais prêteur patient , qui ne vous presse guères ,
Et vous donne à dîner , sans vous parler d'affaires.
Le couvert était mis : un surtout de vermeil ,
Dont Auguste ordonna le brillant appareil ,
D'un luxe de bon goût parait déjà la table ,
Et promettait d'avance un repas délectable .
Une fille charmante , un jeune polisson
De leurs jeux enfantins remplissaient la maison .
O
578
MERCURE DE FRANCE ,
Madame était chez elle , encor à sa toilette ,
Et le mári rêvait en lisant la gazette .
« Bonjour , mon cher ami , lui dis-je , comment va
La santé , le plaisir , la fortune ? — Eh ! là , là ,
Répond- il tristement ; la vie est monotone ;
On s'amuse fort peu. Quoi done ? Cela m'étonne ;
Vous avez femme , enfans , santé , jeunesse , bien ;
Que vous manque -t-il donc ? Ma foi , je n'en sais rien.
Gardons-nous de chercher ce qu'on ne peut atteindre ;
Voici tout ce qu'il faut pour n'être point à plaindre :
Ce sont de petits vers si simples et si vrais ,
Qu'on les retient , et puis qu'on croit les a oir faits.
Ecoutez ; je les crois d'un sage dont la Muse
Par de jolis portraits quelquefois nous amuse .
Heureux qui peut avoir enfans de sa façon ,
Femme aimable et sensée , agréable maison ,
Trop ni trop peu d'esprit , trop ni trop peu
Voyons ce qui vous manque à présent : l'abondance ,
Les arts , un cuisinier , le meilleur de Pariș ,
Vous attirent du monde , et même des amis.
Vous avez des enfans ? -
d'aisance!...
Oh ! charmans ; une fille .
Belle comme le jour ; d'esprit mon fils pétille.
Femme aimable ? -
On ne peut lui contester cela ,
Et sensée ? Oh ! sensée.... Eh bien , cela viendra.
Pour la fortune enfin ? .... La mienne est suffisante ;
Je dépense à peu près cent mille francs de rente ;
Cette aisance …………. J'étais tranquille sur ce point ,
Vos bontés m'ont appris que vous n'en manquez point.
Vous vous plaigne z pourtant . Quelle en est donc la cause?
Ah ! je vois ce que c'est , je touche au doigt la chose ;
Opulent sans jouir , triste quand tout vous rit,
Je n'y vois qu'un malheur ; vous avez trop d'esprit . »
ENIGME.
TANTÔT en parcourant la mer et les déserts ,
Je guide un péleriu vers cette terre heureuse ,
Que célébra dans de beaux vers
D'un Sorentin la Muse harmonieuse :
Tantôt ma voix majestueuse .
Se fait entendre dans les airs ,
D .......
SEPTEMBRE 1808. 579
Salue un conquérant , annonce une victoire :
Tantôt , volant autour de toi ,
Tu m'écrases peut- être , et je mourais sans gloire ,
Si Réaumur dans son histoire
Ne s'était souvenu de moi :
Dans chacun des trois chants de l'immortel ouvrage
Que Delille vient de finir ,
J'aurais sous trois rapports pu mériter ma page ,
Et j'étais assuré de ne jamais mourir.
LOGOGRIPHE.
Des trois règnes , lecteur , je t'offre l'assemblage ;
L'artiste qui de moi sait faire un bon usage ,
Peut charmer ton oreille et séduire ton coeur ,
Inspirer tour à tour , le plaisir , la terreur.
Avec un pied de moins , jadis voguant sur l'onde
Je sauvai ces mortels , unique espoir du monde ;
Aujourd'hui je décris un arc audacieux :
En me décomposant , je présente à tes yeux
Un pronom possessif , une arme , une voiture ,
Un animal rongeur , enfin une mesure.
3
CHARADE.
UNE voyelle est mon premier.`
On chérit l'amitié , quand elle est mon dernier.
Mon tout se trouve aux champs ; c'est une herbe inutile
Que se plaît à produire une terre fertile.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Vers.
Celui du Logogriphe est Emilie , dans lequel on trouve miel , mi ,
mil, lie et mie.
Celui de la Charade est Fiacre.
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . SCIENCES ET ARTS .
•
LÉONIE, ou L'HÉROINE DE L'AMOUR CONJUGAL .
DOUÉE d'une figure enchanteresse , héritière d'une fortune
immense , Léonie d'Artigues voyait , à seize ans , tous les
hommes de sa province aspirera sa main. Son père , veuf
depuis long-tems , et ne respirant que pour une fille qui
faisait son orgueil , s'était promis de ne point contraindre
son choix . « Pourquoi , se disait- il souvent , irais-je m'in-
» quiéter du pénible soin de diriger les penchans de ma
» Léonie ? Son coeur est pur , son caractère naïf , son esprit
» éclairé ; elle n'a d'autre confident que moi ; ainsi , şûr
» d'être instruit le premier de ses voeux secrets , je serai
» toujours à même de rectifier ses idées si , par hasard , elles
» n'étaient pas absolument conformes aux miennes . Et d'ail-
» leurs , un coup- d'oeil sur tous les partis qui se présentent
» suffit pour me persuader que mon gendre , quel que soit
» celui que me donne Léonie , ne peut manquer de faire
» mon bonheur , puisqu'il fera celui de cette chère enfant.
» Ne vois-je pas toutes les qualités que doit exiger un bon
» père , réunies dans un Verseuil qui , à tant de gloire
» militaire , joint tant de franchise et de bonté ? Dans un
» Plainville déjà cité à trente ans comme le plus profond
» et le plus intègre de nos magistrats ? Dans un d'Arlemont
» que le noble emploi de ses richesses a rendu l'idole de
» tout le canton ? »
Le baron d'Artigues disait vrai : mais ce ne fut ni Verseuil
, ni Plainville , ni d'Arlemont qui fixa les regards de
Léonie . Cette brillante conquête était réservée à Jules de
Clamcey , jeune étourdi de vingt ans , qui n'avait pour tout
mérite qu'une jolie figure , pour toute fortune que son
épaulette et son épée . Entré au service en sortant des Pages,
il revenait dans sa province pour la première fois depuis
son enfance . Le baron s'était à peine apercu qu'il s'était
glissé chez lui , ses rivaux eux-mêmes avaient à peine remarqué
, en souriant , ses prétentions à la main de Léonie ,
qu'il était déjà maître de son coeur .
Un moraliste trouverait ici matière à de graves et nombreuses
réflexions . Irrité du mauvais choix de Léonie , il
ouvriralt son La Bruyère , il relirait vingt fois et commenSEPTEMBRE
1808. 581
·
terait longuement le passage suivant : ( 1 ) « A un homme
>> vain , indiscret , qui est grand parleur et mauvais plai-
» sant ; qui parle de soi avec confiance , et des autres avec
mépris ; impétueux , altier , entreprenant ; sans moeurs ni
» probité ; de nul jugement , et d'une imagination très- libre ;
» il ne lui manque plus , pour être adoré de bien des fem-
» mes , que de beaux traits et la taille belle . »
>>
Jules de Clamecy possédait ces deux avantages ; serait- il
permis de répéter avec La Bruyère : « Il ne lui manquait
» donc plus rien pour être adoré ? » Non , l'auteur des Caraetères
était sans doute égaré par quelque dépit secret , quand
il lança contre le sexe cette amère satire . S'il n'est que trop
vrai que Jules avait une funeste ressemblance avec le por
trait cité , du moins ne peut-on soupçonner que ce fut en
lui ce déplorable mérite qui déterminât le goût de la jeune
Léonie . Elle ne l'aima point , quoi qu'en dise le philosophe ,
parce qu'il était vain , indiscret , altier ; elle ne vit point
en lui ces défauts parce qu'elle l'aimait . Si enfin des gens
infatigables dans leurs questions veulent absolument qu'on
leur dise comment il peut se faire qu'une jeune personne ,
douée d'un naturel si heureux , formée par une éducation
si soignée , éprouve une passion subite pour un homme si
peu digne d'elle , on leur répondra que c'est apparemment
par un effet du non so che des Italiens , ou par une suite
de la loi des contraires (2) : il faudra bien qu'ils se contentent
de cette solution.
Quoi qu'il en soit , Léonie , chaque jour , sentait croître
son inclination pour Jules ; mais chaque jour aussi Jules lui
donnait , à sa manière , quelques nouveaux témoignages de
sa tendresse. Il ne cessait de lui répeter qu'il était au désespoir
de ne plus être dans ces heureux tems , où un chevalier
bien épris parcourait l'Univers pour faire triompher,
à grands coups de lance , le nom et les attraits de la dame
de ses pensées ; il ne parlait que de combattre et d'exterminer
tous ses rivaux . Il avait volé un soulier de Léonie >
et l'avait mis sous verre avec les plus galantes inscriptions ;
si elle quittait un bouquet , il s'en emparait avec avidité ,
il l'effeuillait dans son the , dans son vin. Comment résister
à des preuves d'amour si convaincantes ? Léonie avait beaucoup
d'esprit , plus de tact même que l'on n'en a communément
à son age : elle aurait ri des extravagances de Jules.
(1 ) La Bruyère , tom. I , chap . 5 , Des femmes.
(2) Etudes de la Nature , par M. de Saint- Pierre , tome II.
582 MERCURE
DE FRANCE ,
si elles eussent eu une autre qu'elle pour objet ; mais tout
cela était pour elle : tout cela était charmant , allait au
coeur.
Trop certain de sa victoire , l'heureux amant ne se crut
pas obligé de se soustraire aux prévenances de quelques
dames de province , qui tenaient à grand honneur d'attirer
les regards d'un jeune homme qui avait vu la Cour , Paris ,
et son régiment. Jules , sans se prévaloir de ces avantages ,
allait meme au-devant des occasions de montrer qu'il était
sans fierté lorsqu'on savait lui plaire . Un jour , Léonie en
ouvrant brusquement la porte du salon le trouva dans l'antichambre
luttant avec une petite suivante fort jolie qu'il
voulait embrasser . Léonie , troublée à cette vue , balbutia
quelques mots de surprise , mais Jules lui dit sur le champ ,
de l'air le moins déconcerté , qu'il ne pouvait s'empêcher
de rendre hommage à la beauté partout où il la rencontrait
. « Au reste , Mademoiselle , ajouta - t- il en baissant la
» voix , vous devez croire qu'un coeur où vous régnez ne
peut avoir aucune part à ces distractions passagères. »>
Un coup d'oeil plein de tendresse désarma la jeune per-
'sonne : elle était prête à lui demander excuse de l'avoir
interrompu .
----
Cependant , toujours pénétrée de ses devoirs envers son
père , et plus encore guidée par son affection et sa confiance ,
Léonie se serait reproché de différer davantage l'aveu de
ses nouveaux sentimens. Le baron d'Artigues ne put dissimuler
sa surprise ; une larme parut dans ses yeux : « Quoï !
» ma Léonie , lui dit-il en serrant les mains de sa fille dans les
» siennes , c'est toi dont la raison fut si précoce , dont tous les
» goûts sont si naturels et si simples , c'est toi , mon enfant ,
» qui entre tous mes amis , entre tous les hommes qui aspi-
» raient à te plaire , n'as su distinguer qu'un jeune écervele !
Lui , mon père ! le mot est ..... un peu dur ; peut-être
» l'avez -vous trouvé par fois étourdi , oui , je n'en discon-
» viens pas mais quelle bonté de caractère , que de complaisances
, que d'attentions pour moi .... et pour vous aussi ,
» mon père ! Tu plaides sa cause avec chaleur ! — Ah !
» mon père , tout le monde en parlerait comme moi. Vous
» le connaîtrez mieux , vous l'apprécierez . O ciel ! comme
> nous vous aimerons , comme nous vous rendrous heu-
» reux ! » Et elle avait jeté ses bras autour du cou de son
père jamais le baron n'avait su résister à ses caresses . Il
lui donna un petit coup sur la joue , en lui disant : « Nous
» verrons , Leonie , nous verrons . » Elle l'embrassa plus
:
―
SEPTEMBRE 1808. 583
vivement encore , il la pressa contre son coeur en soupirant;
il s'éloigna pour aller méditer sur la destinée de sa fille ;
Léonie courut annoncer au chevalier qu'ils pouvaient tout
espérer du meilleur des pères.
Le baron d'Artigues crut , d'abord , devoir prendre des
informations précises sur le jeune homme auquel il s'agissait
de confier le bonheur de Léonie . Mais quel jugement
porter d'un jeune homme que l'on voyait depuis deux mois ?
Les hommes se défendirent d'avoir une opinion sur son
compte. Les jeunes femmes décidèrent que c'était un fou ,
mais un fou charmant ; les vieilles , pour qui les gentillesses
de Jules n'étaient pas sans mérite , prirent pour texte d'un
jugement définitif l'ancien proverbe : Mauvaise tête et bon
ooeur.« Vous voyez bien , M. le baron , dit la plus grave ,
» que ces dames viennent de vous prouver que le jeune Cla-
» mecy a une mauvaise téte ; donc c'est comme si elles vous
» avaient prouvé qu'il a un bon coeur ; or , lorsqu'avec un
» bon coeur on est joli garçon comme il l'est , on rend tou-
» jours sa femme heureuse , » Le baron trouva l'argument
dans les formes ; le sérieux avec lequel il fut prononcé ne
l'eut cependant pas empeché d'en rire , s'il eût su que le
premier mobile de l'intérêt , accordé par ces dignes mairônes
à l'amant de Léonio , était la réflexion profonde que , depuis
onze grands mois , il ne s'était pas fait un seul mariage dans
leur société.
•
A ce concours unanime des suffrages, de ses protectrices ,
Jules joignit ses instantes prières , et il les fit appuyer par
les sollicitations de sa famille . Les regards touchans de
Léonie , ses naïves çaresses eurent un pouvoir plus prompt
sur le coeur de sou père. « Songe que c'est toi qui le veux ,
» ma fille , lui dit-il ; et vous , jeune homme , ajouta-t- il en
» mettant la main de Léonie dans la sienne , souvenez-vous
» que vous me ferez mourir si vous ne la rendez heureuse . »
La noce fut brillante : les mêmes Dames , qui avaient été
consultées sur le mariage , s'applaudissaient hautement de
leur décision ; elles firent remarquer au baron, d'Artigues
que son gendre était incontestablement le meilleur danseur
que l'on eût vu dans la province de puis long-tems ; et elles
l'en félicitèrent cordialement. Léonie était transportée.
Cette douce ivresse dura huit jours , pendant lesquels son
époux adoré ne la quitta pas un instant . D'abord , il s'absenta
pendant quelques heures , bientôt pendant des journées
entières , bientôt enfin il prétexta de fréquens voyages dans
les terres qui formaient une partie de l'immense dot de
584 MERCURE DE FRANCE ,
Léonie . Elle aurait trouvé si doux de l'y suivre ! Mais il
avait toujours une raison plausible pour se dispenser de l'y
mener avec lui ! Elle n'éprouvait , dans ces premiers tems
d'autre chagrin que d'être séparée de l'homme qui charmait
son existence ; et ces peines mêmes n'étaient pas sans quelque
douceur : elles lui révélaient toute l'étendue de sa tendresse
, elles étaient mêlées avec le pressentiment de la joie
toujours nouvelle qu'elle allait goûter au retour de l'objet
de toutes ses affections .
:
"
Un coeur qui aime pour la première fois se nourrit facilement
d'illusions : Léonie aurait pu trouver encore longtems
dans les siennes des motifs de bénir les noeuds qui
l'unissaient à l'époux qu'elle avait préféré. La jalousie ne le
permit pas elle vint porter un jour affreux sur sa situation .
Parmi les femmes qui composaient sa société habituelle ,
était une jeune veuve pour qui elle se sentait portée à l'amitié
et à la confiance . Madame d'Alzey avait une physionomie
si prévenante un parler si doux , des manières si insi
nuantes ! Léonie fut flattée de trouver en elle le même empressement
à former une union , dont elle attendait des
consolations si précieuses pour ses peines secrètes. Avec
quelle rapidité son penchant pour Mme d'Alzey redoubla
lorsqu'elle vit qu'elle n'avait , pour ainsi dire , pas moins de
plaisir qu'elle-même à s'entretenir de l'homme qui occu
pait toutes ses pensées ! Crédule Léonie ! tu ne sais donc
pas que cette amie que tu accueilles si cordialement , dans
le sein de laquelle tu épanches ton ame entière , a brûlé
d'un feu secret pour l'être qui a juré de n'aimer que toi ? Tu
ne sais donc pas qu'elle ne te.pardonnera jamais de lui avoir
ravi l'objet d'une passion effrénée ?
me
Jules était absent depuis plusieurs jours ; sa triste compagne
ne put retenir ses pleurs en présence de Me d'Alzey.
Qui n'en eût été attendri ? Une rivale n'en ressentit qu'un
redoublement de jalousie et de fureur . « Vos larmes coule-
» ront donc sans cesse ! lui dit-elle , en la serrant affectueu-
>> sement dans ses bras. C'est trop peu pour moi de les
» essuyer , trop chère et trop malheureuse amie ; il faut
» qu'enfin je m'arme de courage pour en tarir la source .
» Quelle est donc la cause de ce grand désespoir ? L'absence
>> d'un mari ? Vous l'aimez , rien n'est plus naturel ; mais
» entre nous , ma chère , y a- t-il l'ombre de raison à vous
>> affliger de ce qui fait , très-probablement , sa félicité su-
» prême ? Comment ? que voulez-vous dire ? M. de Cla-
>> mecy, loin de moi , pourrait .... — Vous êtes bien jeune ,
SEPTEMBRE 1808. 585
-
Léonie , et , pardonnez-moi le mot , bien novice encore .
» Vous vous figurez donc qu'un homme-ne quitte jamais les
» côtés de sa femme que pour aller rêver à elle plus à son
» aise ? Ah ! quand vous les connaîtrez ! ..... Je ne veux
» connaître que Jules ; et lui , du moins , lorsqu'il s'éloigne
» de moi , je suis certaine ..... Que c'est pour quelqu'affaire
>> urgente , indispensable ? Aussi , voilà pourquoi vous ver-
» siez , à l'instant même , des larmes si amères . Pauvre
>> petite ! eh bien , voulez-vous que je vous apprenne , moi ,
» une de ces graves affaires qui l'arrachent si souvent de
» vos bras , et toujours malgré lui ? Quand vous le supposez
> courant les champs et les bois , pour veiller à votre for-
» tune , il en fait un noble et brillant usage à la ville , à
» quatre pas de vous. Il ne passe pas ses nuits à gémir
» comme sa Léonie , mais à jouer des monceaux d'or , dans
» la société joyeuse de bons amis qui l'aident , comme il le
» dit , à supporter le joug pesant de l'hymen. - Cruelle
amie ! quelles images ! quelles suppositions ! - Des sup-
» positions ! m'en croyez-vous capable ? Est-ce une suppo-
» sition que la perte de vingt mille francs qu'il a faite , la
» semaine dernière ? Est-ce une supposition que la passion
» extravagante qu'il affiche pour cette petite actrice ? -
» Arrêtez , arrêtez , ma bonne amie , vous me poignardez !
Elle était suffoquée par ses sanglots , elle tomba sur un
canapé . Mm d'Alzey la contempla dans cet état avec un
sourire cruel , puis elle l'embrassa tendrement , et s'éloigna ,
jouissant déjà des maux préparés par sa vengeance.
>>
Elle y mit le comble par des lettres anonymes , où , sous
le masque d'une amie qui ne pouvait se faire connaître , on
rendait à Mme de Clamecy un compte perfide de la conduite
de son époux . Les torts de ce jeune homme volage n'étaient
que trop réels , quoiqu'exagérés
par la méchanceté et l'envie.
Enivré de son opulence , fier de quelques avantages extérieurs
, adulé par de vils complaisans , séduit par d'avides
coquettes , il s'était facilement persuadé qu'il devait désormais
servir de modèle à tous les hommes , et faire la conquête
de toutes les femmes . Léonie était oubliée dans le
tourbillon qui l'entraînait , mais sa présence avait encore un
pouvoir irrésistible sur lui.
Il l'éprouva encore le jour même où l'astucieuse Mm
d'Alzey avait répandu tous ses poisons dans l'ame de Léonic .
Il rentra fort tard , mais son premier soin fut de demander
à la voir ; la douleur empreinte sur son charmant visage
l'affecta profondément . Il voulut en connaître la cause ; elle
586 MERCURE DE FRANCE,
ne répondit que par ce sourire plein de charmes qui n'était
qu'à elle. Jules transporté s'écria qu'elle était la plus jolie
comme la meilleure des femmes ; dans sa vive émotion il fit
à sa douce moitié l'aveu , presque complet , de toutes ses
erreurs. Elle ne voulut pas l'entendre , elle l'interrompit
par ses caresses. « Ma Léonie , s'écria-t-il , je ne veux plus
» vivre que pour toi ; fuyons la ville et ses vains plaisirs ,
allons habiter la campagne où tu passas les années de ton
enfance . » C'était prevenir tous les voeux de Léonie. Dès
le lendemain , ils habitaient un séjour où , comme aux premiers
instans de leur union , ils étaient tout l'un pour l'autre .
Dans les transports de la joie qui remplissait son ame , la
naïve et confiante Léonie se hâta de faire part à Me d'Alzey
de sa felicité nouvelle . « Ma chère , ma meilleure amie ,
» lui mandait- elle , il ne manque plus que vous ici pour
» compléter le tableau le plus parfait du bonheur dont il
» nous soit donné de jouir sur la terre ; car je sens qu'il ne
» peut en exister d'autre que celui qui nous vient de l'amour
» et de l'amitié . »
« Ils seraient heureux ! » s'écria la jalouse furie ; et
bientôt Jules recoit dix lettres de ses anciens compagnons
de plaisirs. L'un lui demande quel jour il prend solennellement
la robe d'anachorète , l'autre lui propose déjà de faire
graver sur la porte de son ermitage :
Ci-gît dans son castel , sans avoir rendu l'ame ,
Céladon enterré vis -à-vis de sa femme. (3)
Le chevalier tenait bon contre ces railleries : un troisième
ami lui donne charitablement l'avis que pour peu qu'il
tarde à se remontrer , uh riche financier va lui souffler la
belle Elomire , cette danseuse célèbre sur laquelle il a publiquement
annoncé des prétentions, qu'il ne peut voir
échouer , sans se déshonorer aux yeux d'un certain monde.
Le malheureux Jules ne peut résister à ce dernier trait :
il expose à Léonie que des arrangemens définitifs nécessitent
sa présence à la ville ; elle s'alarme , elle veut le retenir ;
il était parti.
Une semaine se passe à peine un billet insignifiant vientil
charmer les ennuis de la triste Léonie. Un mois entier
s'écoule point d'époux , point de nouvelles . Absorbée dans
ses lugubres pensées , elle était , un soir , retirée et seule
dans son appartement ; sa tête était appuyée sur une de ses
:
(3) Boissy , l'homme du jour.
SEPTEMBRE 1808... 587
-
mains , des larmes inondaient son visage. La porte s'ouvre :
le baron d'Artigues paraît. « Mon père ! c'est vous !
» Oui , Léonie , ce père que tu délaisses , que tu évites , vient
» pleurer avec toi . Pourquoi me fuis-tu , mon enfant ? Tu
» crains mes regards , tu crains que je ne te reproche ta
» propre infortune . Non , ne redoute pas ton vieux père ,
>> vois , il t'ouvre ces bras où tu étais si bien jadis . Ah !
» Dieu ! Où est ton mari ? Il est absent Pourquoi
>> -
-
-
--
-
-
----
» n'est- il pas ici ? Il a des affaires. Quand revient-il ?
Je l'ignore . Pourquoi est -il parti sans toi ? Je
>> n'aime pas la ville. Pourquoi dissipe-t-il ta fortune ? →→
» Je la partage si volontiers avec lui. — Pourquoi déchire -t-
» il ton coeur ? - Mon père ! Je sais tout , ma fille , et je
» viens à ton secours. M. de Clamecy t'abandonne , je t'em-
» mène . Lui , mon père , m'abandonner ! Oh ! jamais. II
» aime le faste , la dissipation ; il est égaré par ses sens ,
» mais son coeur me reste . Je lui ai pardonné , je ne veux
» plus le croire coupable. Eh bien ! veux-tu ne suivre
» Tu le verras ce soir. Ce soir , mon père ? Viens , te
>> dis je . »
-
---
Le baron l'entraîne dans sa voiture : ils partent . Si Léonie ,
persuadée que le premier de voir d'une femme est de souffrir
en silence , avait eu la force de dissimuler à son père
même les torts de son époux , elle éprouva , du moins , le
besoin de reconnaître ceux que lui reprochait sa conscience.
« Aurais-je pu penser moi-même , mon père , lui dit-elle
» qu'il viendrait un jour où votre Léonie témoignerait moins
» d'empressement à rechercher votre présence ? Mais vous la
connaissez trop pour que votre coeur puisse accuser le sien.
» Aux instans meme où il m'eût été le plus doux de me sentir
près de vous , une absence de M. de Clamecy , le retard
» d'une lettre , une bagatelle me jetait dans un chagrin peu
» raisonnable ; aurais-je été vous rendre témoin des larmes
» que je versais comme un enfant ? Aurais-je été vous ex-
» poser à me croire malheureuse ? » Et elle s'efforçait de
sourire , en serrant la main de son père. Il la regarda tendrement
sans répondre.
*
Ils arrivent à la ville ; ils passent devant la salle de spectacles
, le baron ordonne à son cocher d'arrêter . « Léonie ,
» dit-il à sa fille , on donne une pièce nouvelle qu'il faut que
» je te fasse voir. Moi ! mon père , au spectacle ! Es-tu
» trop affligée pour craindre de t'y amuser ? -Oh ! point
» du tout ; mais .... je suis sans toilette . Nous ne serons
» point vus. » Ils descendent , ils trouvent sous le vestibule
588 MERCURE DE FRANCE ,
un vieux commandeur ami du baron ; tous trois vont occu
per une loge grillée .
Le spectacle était commeneé , lorsqu'une loge des plus
apparentes , aux premières , s'ouvre avec fracas pour laisser
entrer une jeune femme , aussi remarquable par sa beauté
que par l'éclat de sa parure . Un homme l'accompagnait ,
mais il resta d'abord dans le fond de la loge. « Quelle est
» cette jolie femme ? dit le baron , assez haut , à son ami.
>> Quoi ! répond le commandeur , vous ne connaissez pas
» la belle Elomire ? -Voici la première fois que je l'aper-
» çois . Que de diamans ! - Ce n'est rien que cela , mon
>> ami ; c'est l'intérieur de sa maison qu'il faudrait voir.-
» Et quel est l'heureux , ou plutôt l'extravagant mortel.... ?
Prenez ma lorgnette , examinez l'homme qui est assis
» derrière la belle . En croirai-je mes yeux ? M. de Cla-
>> mecy ! Mon gendre ! Chut ! votre fille pourrait nous
» entendre ( et il élevait la voix ) ; vous êtes donc le seul ici
» qui ignoriez que M. de Clamecy se ruine pour cette
» danseuse ? »
>> -
-
Ce cruel entretien ne fut pas prolongé davantage ; la malheureuse
Léonie , qui n'en avait pas perdu un mot , avait
laissé tomber sa tête sur le sein de son père. Avec le secours
du commandeur , il la porte dans sa voiture , il la
dépose dans l'appartement qu'elle occupait avant son mariage.
晶
"
Le lendemain , de bonne heure , il épia son réveil . « Eh
» bien ! ma fille ! lui dit- il en entrouvrant ses rideaux. Ellè
ne répondit que par ses larmes. Tu as donc vu enfin ,
» reprit le baron , ce que ton coeur abusé n'aurait pas voulu
» croire . Rends-moi grâces de t'avoir ouvert les yeux ; je
» savais que ton mari devait venir faire trophée de son
» déshonneur en public ; notre conversation était concertée ,
tu sais tout. Te voilà donc , à dix-sept ans , dédaignée
» abandonnée , trahie ! une courtisanne t'a ravi ton époux
» et dévoré ta fortune. Parle , Léonie , parle , que veux- tu
» faire ? Lui pardonner. Insensée ! tu vas donc t'im-
» moler à une fidélité qui n'est plus , à mes yeux , qu'une
folle obstination . Je lis dans ton coeur : ce n'est plus ton
>> indigne époux qu'il regrette , c'est la passion dont tu
>> brûlas pour lui ; tu ne peux supporter l'idée d'ètre rẻ-
» duite à ne plus aimer. Eh bien , Léonie , je te sauverai
malgré toi , je sauverai , du moins , l'honneur de mon
» nom et de ma famille . Ciel que prétendez -- vous
faire ? Celui qui devait me remplacer auprès de toi ,
Serwe
-
SEPTEMBRE 1808.... 589.
>> -
-
---
» et qui ne fut que ton tyran , n'est plus rien pour moi .
» Il est militaire , je le fus ; il faudra qu'il me rende raison
» de tant d'outrages. Juste Dieu ! et je serais cause.
» Ah ! plutôt !..... Qu'exigez - vous de moi ? Que tu
» te sépares de lui . Pour toujours ? Pour toujours.
Mais s'il se corrige ? - Jamais . Ah! mon père ! pen-
» sez-vous donc que la crainte de me perdre soit sans pou-
» voir sur lui ? Accordez-moi le tems de le ramener , seule
• » ment un an . Je vais me retirer chez vous à la campagne
» je lui écrirai qu'il doit renoncer à revoir Leone , s'i
» continue à se faire un jeu de son amour et de ses tour-,
» mens . » Le baron faillit sourire de sa naïve crédulité . « Eh
>> bien ! reprit-il , je consens à cette dernière épreuve.
))
t
1
Dès le jour suivant , Léonie suivit son père dans une terre
isolée qu'il avait choisie pour sa retraite . Son premier soin
fut d'écrire à l'ingrat Clamecy une lettre qu'elle s'était promis
de faire très-courte , et qui se trouva très - longue . Elle
ne lui adressait pourtant aucun reproche , elle le conjurait
d'avoir compassion de ses peines , de revenir dans ses bras
de lui rendre son coeur ; avec les ménagemens les plus délicats
, elle lui faisait entrevoir l'avenir effrayant qu'il se préparait
de ses propres mains.
:
vété Jules n'était pas tellement endurci , qu'il fermât entiérement
les yeux sur ses torts , et sur le rare mérite de l'aimable
créature qu'il trahissait. Peut-être se serait-il rendu
à ses touchantes instances , si elles n'eussent accompagnées
d'une lettre , où le baron d'Artigues se livrait à toute
l'amertume de ses ressentimens. Les menaces révoltèrent
la fierté du jeune homme il répondit à Léonie avec froideur
, mais avec politesse ; au baron avec aigreur et bravade .
Il lui était annoncé que des mesures étaient prises pour
que les biens de Léonie cessassent dorénavant d'être à sa
disposition ; mais quelque sensible qu'il fût à la privation
des richesses qui faisaient son premier mérite , il fut indigné
de l'idée seule que son retour serait attribué à l'amour de
l'argent. Il eut recours à d'avides usuriers , à des amis plus
dangereux encore : il cherchait à s'étourdir par un redoublement
de luxe et d'extravagances .
L'année prescrite pour le tems d'épreuve , s'écoula rapidement
pour lui , tandis que la triste Léonie en comptait
tous les jours , dans l'espoir continuellement déçu de voir
arriver celui du repentir et de la réconciliation . Le terme
expiré, le baron déclara qu'il était fermement résolu de faire
prononcer l'entière et éternelle séparation dont il avait me5go
MERCURE DE FRANCE ,
1.
nacé l'indigne époux de sa fille . Il rappela à Léonie qu'elle
avait engagé sa parole de s'y soumettre sans résistance. Elle
se prêta docilement à tout ce que son père exigea d'elle
mais il ne tarda pas à s'apercevoir que l'amour triomphant
encore dans son ame du plus juste ressentiment , le douloureux
effort qu'elle avait fait sur elle -même , avait produit une
impression aussi funeste sur sa santé que sur son esprit . Elle
était tombée dans une morne apathie ; elle gardait un silence
presqu'absolu ; les plus tendres caresses de son père semblaient
avoir perdu tout leur pouvoir sur elle . Le baron ne
vit pas sans un profond chagrin l'état déplorable dans lequel
languissait sa fille chérie. « Ma Léonie à cessé de m'aimer ,
» se disait -il ; elle mié lhait , parce que j'ai voulu la sauver ! »
Son existence lui devint à charge ; il faisait des voeux secrets
pour en voir arriver le terme : voeux trop tôt exaucés ! Léonie
eut à pleurer à la fois son père et son époux.
:
La mort du Baron fut sur le point d'opérer une révolution
totale dans les sentimens de Jules de Clamecy. Il redoutait
les regards et l'influence de ce père irrité : dès qu'il apprit
que Leonie était redevenue maîtresse de sa volonté , il conçut
un instant , l'espoir qu'elle 'n'avait pas cessé , elle-même , de
conserver au fond de son coeur : déjà il avait pris la résolution
d'aller implorer son pardon à ses genoux ; une fausse honte
vint réprimer cet élan généreux ; il craignit que sa démarche,
ne parût commandée par la détresse , et il garda le silence .
Cependant să situation était devenue affreuse ; toutes ses ressources
étaient épuisées , Elomire lui était infidelle , ses amis
le méconnaissaient ses yeux se dessillèrent , il apprit enfin à
connaître le monde , à sentir toute l'étendue de ses pertes.
Le séjour d'un lieu qui lui retraçait , sans cesse , et ce qu'il
avait été , et ce qu'il aurait pu être encore , lui devint insupportable
; il résolut de s'en éloigner à jamais. Il trouva alors
fe courage d'écrire à Léonie ; il ne pouvait plus appréhender
qu'elle doutât du repentir d'un homme qui lui disait un éternel
adieu , qui ne lui révélait même pas en quel lieu il allait
traîner le reste de son existence . Il traça une peinture fidelle,
mais simple et sans art , de ses déréglemens , de son ingratitude
, et des remords qui le rongeaient . « Vous êtes bien ven-
» gée , Léonie , lui disait- il en finissant ; toutes les douleurs
» de l'ame , toutes les misères humaines accablent celui qui
» fut votre époux , celui qui fut si tendrement chéri par la
» plus digne des femmes. J'ai foulé aux pieds le bonheur
» que tu m'avais préparé. Eh bien ! je vais fuir , jusqu'à ce
» que je rencontre la mort . Léonie ; pour grâce dernière , në .
» maudis pas ma mémoire , et pardonne-moi , si tu le peux !»
SEPTEMBRE 1808. 591
Cette lettre , baignée de ses larmès , fut confiée à M
d'Alzey qui lui promit de la remettre elle-même à Léonie .
Le malheureux Jules partit sur l'heure ; se dirigeant à l'aventure,
il parvint sur les bords du Rhin ct passa en Allemagne .
-
"
Me d'Alzey , dont la séparation et le désespoir des deux
époux avaient à peine calmé la jalousie , la sentit renaître
avec violence à l'idée seule de se voir forcée à servir de médiatrice
entre eux. « L'écrit dont je suis dépositaire , se dit-
» elle , est sans doute conçu dans un style bien sentimental ,
>> bien lamentable ; la pauvre petite femme va s'attendrir , se
jeter dans mes bras , me supplier de lui ramener son per-
>> fide. La situation est embarrassante ; mais, avant tout , pre-
» nons prudemment connaissance de ce message conjugal. »
Aussi ravie que surprise d'y lire que Jules renonçait à tout
espoir de déterminer Léonie à reprendre ses anciens noeuds ,
elle s'acquitta de sa commission avec un zèle , une chaleur
qui lui attirèrent les plus vifs remercimens. « Quelle amie
» êtes -vous donc ? lui disait Léonie : quand tout le monde m'a-
» bandonne , je vous trouve toujours plus empressée à me
» prodiguer guer vos soins et vos consolations. - Hélas ! des
>> consolations, reprit Mme d'Alzey, vous n'en pouvez attendre
» que du tems ; c'est de lui seul , ma tendre amie , que vous
» obtiendrez l'oubli du traître qui a empoisonné vos beaux
» jours.- L'oublier ! jamais . Vous voulez donc le haïr tou-
» jours ? Je veux le regretter éternellement .
» charmante pleureuse , perdue dans la retraite et abimée
» dans les douleurs , vous serez' insensible à tous les hom-
» mages que je sais que l'on se dispose à vous rendre ?
» Ceux d'un monarque ne me toucheraient pas. Ah ! c'est
» du roman ! -Non c'est la nature bien simple et bien vraie . »
Mme d'Alzey voulut poursuivre sur ce ton léger et voisin du
persifflage ; Léonie devint plus froide et plus sombre . Son
incomparable amie , craignant déjà l'ennui des condoléances
obligées , prétexta les motifs les plus pressans pour regagner
Ja ville . Elle s'élança dans sa voiture , après avoir tendrement
embrassé Léonie , et lui avoir protesté que son état lui
perçait l'ame .
- Ainsi
2.
Léonie , restée dans l'isolement le plus absolu depuis la
mort de son père , s'était refusée à ce que personne vint
partager la solitude , dont son époux , s'il fût revenu à elle
aurait eu seul le pouvoir de la tirer. Livrée , sans distractions ,
à l'amertume de ses peines , ses forces s'épuisèrent rapidement
; une maladie grave se déclara , elle eut besoin de
prompts secours. Une femme qui avait toute sa confiance ,
592
MERCURE DE FRANCE ,
la seule qu'elle eût conservée près d'elle , sentant son insuffisance
, et alarmée sur l'état de sa maitresse , s'empressa
d'appeler à son aide une soeur de charité qui , par hazard ,
se trouvait dans le voisinage . Leurs soins réunis parvinrent
à triompher du mal . Léonie , dès que la connaissance lui
fut rendue , frappée du costume de la religieuse , désira savoir
qui elle était , et ce qui l'avait amenée près de son lit.
La bonne soeur , qui ressentait déjà pour elle toute l'affection
dont ne pouvaient se défendre tous ceux qui l'approchaient ,
se hâta de satisfaire sa curiosité : « Je suis venue , Madame "
» lui dit -elle , remplir auprès de vous , les devoirs de mon
» état . Jamais , j'ose l'assurer , il ne me parut plus doux , cet
» état que j'ai embrassé par choix. J'ai connu le monde ,
» et tout ce qu'il peut offrir de jouissances aux ames sensibles :
» veuve dès mes jeunes ans , il me restait des richesses et
» un fils , le premier des biens pour mon coeur . Ce fils a
» péri loin de moi ; d'affreux détails m'ont appris qu'il était
» mort faute des secours nécessaires. Depuis ce jour déplo-
» rable , je me suis vouée au service de l'humanité souffrante.
>> Grâces au ciel ! toutes les mères ne sont pas aussi à plaindre
» que moi , et lorsque je puis rendre à l'une d'elles l'enfant
» conservé par les soins dont a manqué mon malheureux
» fils , je trouve dans ses bénédictions le seul adoucissement
» qui convienne à ma douleur. » Léonie lui serra la main ,
en attachant sur elle des regards où se lisait tout ce que sa
bouche n'aurait pu exprimer.
Elle passa toute la nuit suivante dans une agitation visible :
des mots entrecoupés annonçaient qu'elle était occupée de
quelque projet important. Dès le point du jour , elle pria la
religieuse de s'asseoir au chevet de son lit , et elle lui parla
en ces termes : « Je suis à peine sortie de l'enfance , ma bonne
» soeur , et j'ai déjà épuisé toute la rigueur de la plus cruelle
» destinée . Délaissée , sans appui , sans consolation dans ce
» monde , qu'y ferais-je encore ? C'est le ciel qui vous a
>> envoyée près de moi , je n'en puís douter , pour m'indiquer
» le réfuge où je retrouverai quelque repos. Guidez mes
>> pas , servez-moi de mère ; apprenez-moi à imiter votre
» courage et vos vertus ! >>
En vain la bonne religieuse voulut-elle lui représenter
combien son extrême jeunesse , sa délicatesse , ses habitudes ,
semblaient l'éloigner d'un état , dévoué aux travaux les
plus pénibles et à l'aspect continuel de tous les maux qui affligent
l'humanité ; Léonie se montra résolue à tout entreprendre
, à tout souffrir . Elle n'était pas encore parvenue ,
néanmoins ,
SEPTEMBRE 1808.
593
néanmoins , à convaincre sa nouvelle amie de la vérité de
sa vocation , lorsqu'elle reçut une lettre qui lui annonçait
que son mari venait d'être tué en duel , à la suite d'une querelle
de jeu. La religieuse cessa de s'opposer à ses instances
elles partirent ensemble. 1
Léonie , supérieure par son zèle aux fatigues de son nouvel
état , montra qu'elle n'avait pas trop présumé de son
courage . Elle le puisait , chaque jour , dans son désespoir
même. Active , empressée , compâtissante , elle devint bientôt
le modèle de toutes ses compagnes : elle trouvait ellemême
sa récompense dans l'exercice de ses devoirs . Aussitôt
qu'elle cessait d'être occupée à soulager les souffrances de s
infortunés commis à ses soins , ses propres peines revenaient
l'assaillir , de trop chers et trop cruels souvenirs troublaient
le calme qu'elle cherchait dans l'oubli du monde .
que
Depuis trois ans , Léonie menait cette vie exemplaire ,
et sa noble ardeur , loin de s'être ralentie , semblait croître
avec le nombre des bonnes oeuvres qui lui étaient bien plus
imposées par son coeur que par sa règle . Aussi dans tous les
cas qui exigeaient une attention plus suivie , ou des secours
plus prompts , était-ce toujours à cet ange de consolation
l'on avait recours . Il semblait que sa voix seule suspendît
les maux des êtres dont elle approchait. On amène , un
jour , dans un hospice où elle était employée , un homme
qui avait été trouvé , sur un chemin , à demi-mort , et baigné
dans sonsang . Les chirugiens , après avoir pansé ses blessures ,
avaient prescrit le régime qu'il fallait lui faire observer. Un
sombre désespoir semblait le dominer ; il gardait un morne
silence ; il refusait tous les secours que l'on cherchait à lui
prodiguer. Léonie , que l'on était certain d'obliger en l'appelant
auprès du plus souffrant , est invitée à prendre compassion
de ce malheureux . Elle accourt auprès de lui : il s'efforçait
de cacher son visage , comme s'il eût redouté autant les
regards que les questions des personnes qui l'entouraient . La
douce Léonie lui adresse de consolantes paroles , elle le
presse , elle le conjure de prendre une potion qu'elle lui
présente. Il était immobile : elle fait un effort pour soulever
sa tête , pour approcher le breuvage de ses lèvres ; tout à
coup elle jette un cri aigu , elle tombe ...... C'était Jules . Le
malade s'était dressé sur son séant , il attachait sur elle des
yeux hagards. Dès qu'elle a repris ses sens , on l'interroge ;
on apprend par quelques mots mal articulés que cet homme
est son époux , un époux qu'elle croyait mort depuis des
années. PP
拳
5.
en
594 MERCURE DE FRANCE ,
Jules recueillit toutes ses forces pour lui dire d'une voix
éteinte : « Léonie , m'as-tu pardonné ? » Elle se précipita
dans ses bras . On les sépara , on crut qu'ils allaient expirer
l'un et l'autre . Elle obtint , cependant , par ses prières et
par ses larmes qu'il lui serait permis de passer les jours et
les nuits à veiller son époux , si elle voulait promettre de ne
pas lui adresser la parole . Son ardent désir de le voir guéri
lui donna la force d'accomplir son serment . Jules ne cessait
de la considérer : il semblait que sa vue opérât aussi efficacement
sur lui que tous les secours de l'art .
Ses forces se rétablirent avec une incroyable rapidité :
dès qu'il lui fut permis de parler , il raconta qu'après avoir
erré trois ans en pays étranger , toujours poursuivi par
l'infortune et par ses remords , il s'était déterminé à rentrer
dans sa patrie , pour savoir , du moins , quel était le sort
de la victime de ses égaremens , toujours présente à sa
pensée . Attaqué , blessé par des brigands , il s'était trouvé ,
en reprenant ses sens , malheureux d'avoir recouvré l'existence.
« Aurais-je jamais pu songer , ajouta-t-il , ô ma Léonie !
» qu'après de si longs et si cruels orages , un Dieu clément
» me ramènerait près de toi ? - Oui , s'écria Léonie , oui ,
» Jules , et pour ne plus t'en séparer ! »
En quittant l'habit de soeur de charité , Léonie n'a pas
renoncé à des fonctions touchantes devenues le besoin de
son coeur. Elle est encore la mère et la consolatrice des
infortunés. Jules la vénère autant qu'il la chérit ; il s'écrie
souvent que l'excès des peines qui l'accablèrent n'égala
jamais l'excès de la félicité dont il jouit . Mme d'Alzey répète
tous les jours que ce bonheur ne peut durer long- tems ,
mais il y a vingt ans qu'elle le dit.
L. DE SEVELINGES .
ESPRIT DES ORATEURS CHRÉTIENS , ou Morale
évangélique , extrait des ouvrages de Bossuet , Bourdaloue
, Massillon , Fléchier , et autres célèbres orateurs
; par E. L***. Deux volumes in- 12 . Paris , chez
Dentu , imprimeur-libraire , rue du Pont- de-Lodi ,
n° 3.-1807.
ON ne peut que louer l'intention de l'éditeur de ce
recueil. On ne saurait sans doute mettre trop souvent
sous les yeux des personnes religieuses les morceaux où
SEPTEMBRE 1808. 595
nos orateurs sacrés ont épanché leur morale consolante
, ou fait tonner , quand il le fallait , la parole de
Dieu. Bossuet , Massillon , Fléchier , Bourdaloue , ont ,
par des chemins fort différens , atteint le vrai but que
se propose l'éloquence chrétienne . Fléchier ornait cette
éloquence de toute la parure que peut lui donner l'arrangement
des mots les plus choisis , et des sons les plus
harmonieux de notre langue : Bossuet la rendait plus
terrible et plus foudroyante , en paraissant la dépouiller
de ces ornemens trop mondains , et la présentait au
combat comme un athlete dont les mascles vigoureux
n'ont pas besoin d'une molle draperie Bourdaloue
l'armait de cette force de logique qui de preuve en
preuve , de conséquence en conséquence , poursuivait
l'incrédulité jusques dans ses derniers retranchemens .
Massillon , par un style plein d'onction , et nous oserions
presque dire , de tendresse , lui ouvrait les coeurs les
plus rebelles ; et , pour faire un croyant d'un incrédule ,
son secret était de lui arracher des larmes . Ce n'est pas
que chacun de ces orateurs célèbres , se bornant aux
avantages qui lui sont propres , négligeât ceux de ses
rivaux . Bossuet est quelquefois aussi orné que Fléchier ,
Fléchier aussi bon dialecticien que Bourdaloue , et
Massillon n'est dépourvu d'aucune des qualités qui distinguent
les trois autres : mais ils ont tous une couleur
dominante qui ne les quitte jamais. Or , on sent tout ce
que doit perdre un orateur sacré , lorsqu'au lieu de le
montrer tout entier , on le dissémine , s'il est permis de
s'exprimer ainsi , dans des morceaux isolés qui doivent
la plus grande partie de leur force aux paragraphes qui
les précédaient et à ceux dont ils étaient suivis : car un
discours oratoire est un tout dont on ne peut rien distraire
sans l'affaiblir . D'ailleurs ces morceaux sont- ils.
tous bien choisis ? Justifient- ils la renommée du grand
homme auquel ils appartiennent ? On nous répondra
que pourvu que ces morceaux soient édifians , le but
est rempli , et qu'on ne doit pas exiger davantage . On
se trompe , cela ne suffit pas. Pour qu'un morceau puisse
édifier , il faut qu'il puisse être relu et médité : mais ,
si le livre tombe des mains , sera- t - on tenté de le reprendre
? et alors en retirera-t - on tout le fruit qu'on
Pp2
596
MERCURE DE FRANCE ,
en espérait ? Nous ouvrons le premier volume , et au
chapitre intitulé De la Vertu , nous lisons ce morceau
tiré d'un des sermons de Bossuet. Ce grand homme ne
réussissait pas autant dans ce genre que dans celui des
oraisons funèbres ; mais certes on pouvait mieux choisir.
<<< La vertu est une habitude de vivre selon la raison :
>> et comme la raison est la principale partie de l'homme ,
» il s'ensuit que la vertu est le plus grand bien qui
» puisse être en l'homme. Elle vaut mieux que les ri-
» chesses , parce qu'elle est notre véritable bien ; elle
» vaut mieux que la santé du corps , parce qu'elle est la
» santé de l'ame ; elle vaut mieux que la vie , parce
» qu'elle est la bonne vie , et qu'il serait meilleur de
» n'être pas homme que de ne pas vivre en homme ,
» c'est -à-dire , ne vivre pas par la raison , est faire de
l'homme une bête ; elle vaut mieux aussi que l'honneur
, parce qu'en toutes choses l'être vaut mieux
» sans comparaison que le sembler étre. Il n'est donc
» pas permis ni de quitter la vertu pour se faire estimer
» des hommes , ni de rechercher la vertu pour acquérir
» de la gloire , parce que ce n'est pas assez estimer la
» vertu or celui qui ne l'estime pas ne la peut avoir,
>> parce qu'on la perd en la méprisant . »
"
Ce morceau , nous devons le dire , n'est pas digne de
Bossuet ; et lorsque ce sublime orateur parlait de la
verta dans son oraison funèbre du duc de Montausier ,
ou lorsqu'il lui servait d'interprête , il lui faisait tenir
un.tout autre langage. Voyons si l'éditeur sera plus
heureux dans le choix d'un morceau de Massillon . En
voici un sur la vanité que donne une naissance illustre.
« Nous nous donnons souvent de plein droit des titres
» que le public nous refuse , et que nos ancêtres n'ont
» jamais eus ; et l'on voit parmi nous beaucoup de gens
» parer une roture encore toute fraiche , d'un nom
» illustre , et recueillir avec affectation les débris de ces
>> familles antiques et éteintes , pour les enter sur un
>> nom obscur et à peine échappé de parmi le peuple .
» Quel siècle fut plus gúté là - dessus que le nôtre ? Nos
» pères ne voulaient être que ce qu'ils avaient été en
>> naissant. Contens chacun de ce que la nature les
» avait faits , ils ne rougissaient pas de leurs ancêtres ;
SEPTEMBRE 1808 . 597
331
» et en héritant de leurs biens , ils n'avaient garde de
» désavouer leur nom. On n'y voyait pas ceux qui nais-
» sent avec un rang , se parer éternellement de leur
»> naissance ; être , sur les formalités , d'une délicatesse
» de mauvais goût ; étudier avec soin ce qui leur est
» dû ; faire des parallèles éternels ; mesurer avec scru¬
>> pule le plus ou le moins qui se trouve, dans les per-
» sonnes qu'on aborde , pour concerter là- dessus son
» maintien et ses pas , et ne paraître nulle part sans se
» faire précéder de son nom et de sa qualité. » Ce morceau
vaut mieux que celui de Bossuet que nous avons
cité plus haut. Mais il n'était pas assez bon pour que
l'éditeur se donnât la peine de le tirer du sermon où il
était enchâssé , et l'insérât dans son recueil . Il dit dans
sa Préface , qu'aux pensées de ces grands hommes ( c'està-
dire de Bossuet , de Fléchier , de Bourdaloue et de
Massillon ) recueillies dans ces deux volumes , ont été
jointes plusieurs pensées de la Rue , orateur applaudi
pour sa belle simplicité , et un grand nombre de Neuville
, beau génie dont la véhémente éloquence a rappelé
dans le dix-huitième siècle les prédicateurs du
siecle précédent. Nous n'avons jamais entendu louer
le Père la Rue pour sa belle simplicité on lui accorde
assez généralement de beaux mouvemens oratoires
, et il en a fait preuve dans son Oraison funèbre
de M. le duc de Bourgogne. Quant au Père Neuville
, M. de Voltaire , qui peut être juge en matière
de goût , lur trouve de la pureté et de l'élégance ,
mais il ne parle point de son éloquence véhémente ; et
aucun des morceaux insérés sous le nom de ce prédicateur
dans ce recueil ne sont éloquens dans la
véritable acception de ce mot . Nous allons en choisir
an et le mettre sous les yeux du lecteur.: c'est le Parallèle
de l'honnête homme et du chrétien. « Que sont-
» elles et paraîtront-elles des vertus , ces vertus de la
» probité naturelle , auprès des vertus de l'Evangile ?
» L'honnête homme est celui dont l'ambition ne con-
» naît point la basse adulation , la lâche jalousie , les
» noirceurs de la calomnie , les perfidies de la politique :
» le chrétien , celui qui n'aspire point de lui-même aux
>> honneurs , qui n'y parvient qu'autant qu'il y est placé
598
MERCURE DE FRANCE ,
>>
» par la naissance , conduit par les talens , mené par les
» conjonctures , appelé par l'autorité ; qui redoute plus
» les écueils qu'on y trouve pour la vertu , qu'il n'est
» touché de l'éclat qui les accompagne. L'honnête homme
» ignore le faste , la hauteur , la fierté , la dureté , l'in-
» sensibilité de la grandeur et de l'opulence : le chré-
>> tien n'agit en chrétien qu'autant qu'il est humble
» dans l'élévation , pauvre et détaché au milieu des
>> richesses ...... Que vous dirais-je , et pourquoi entre-
>> rais-je dans un plus grand détail ? Humilité , péni-
>> tence , abnégation , renoncement à soi-même , amour
» du silence et de la prière , lectures saintes , fréquen-
» tation des sacremens , tant de vertus que le monde
» ignore , si vous ne les aimez , si vous ne les prati-
» quez , qu'êtes - vous , que serez - vous devant Dieu ?
» Des sages de la terre , des justes de la terre ; des justes
» du ciel et pour le ciel , vous ne l'êtes point , vous ne
>> le serez jamais . » Il y a , littérarement parlant , beaucoup
de fautes dans ce paragraphe que nous avons eru
devoir abréger. On n'y remarque pas même l'élégance
et la pureté que M. de Voltaire accorde au père Neuville
; et pour de l'éloquence , il n'y en a d'aucun genre.
Ces citations , que nous aurions pu multiplier , prouvent
que ce recueil aurait pu être beaucoup mieux fait. Ce
défaut de soin , et de choix sur-tout , est une faute dans
une compilation qui , par sa nature , est faite pour être
mise souvent dans les mains des jeunes gens. Et pourquoi
d'ailleurs le rédacteur n'y a-t-il inséré aucun morceau
du père Cheminais dont l'éloquence persuasive a
tant d'onction et de douceur qu'on l'appelait le Racine
de la chaire ; du père Elisée qui a marché de si près
sur les traces du père Cheminais ; de M. le cardinal
Maury qui dans ses Panégyriques de saint Augustin et
de saint Vincent- de- Paul , a paru ressusciter l'éloquence
du premier , a donné à son style toute la ferveur de
charité dont le coeur du second était consumé , et qui ,
dans son Essai sur l'éloquence de la chaire , nous révèle
les moyens de parvenir à cette perfection dont il
s'est tant approché lui-même ? Pourquoi n'y cite-t-on
pas même le nom de l'abbé Poule , le plus éloquent orateur
sacré qui ait paru dans la chaire évangélique depuis
SEPTEMBRE 1808.
599
"
Massillon, lui qui , dans son fameux Sermon sur la prise
d'habit de Mme de Rupelmonde , de cette beauté célèbre
dont Voltaire a immortalisé l'esprit et les charmes
semblait , comme cette intéressante religieuse , fouler
aux pieds toute la grandeur mondaine , et qui fit verser
plus de larmes que n'en arracha Bossuet lorsqu'il pré- ·
sidait à la profession de Mme la Vallière , parce que le
sacrifice de cette duchesse , qui n'était plus aimée , était
moins volontaire et moins méritoire que celui de Mme
de Rupelmonde qui était encore l'idole de ce monde
brillant auquel elle renonçait avec tant d'héroisme et
d'humilité chrétienne ? Il nous semble que ces orateurs ,
justement célèbres , étaient plus digues d'être mis en parallèle
avec Bossuet , Fléchier et Massillon , que le père
Neuville , ils auraient enrichi et varié ce recueil qui ,
en général , a de la sécheresse et de la monotonie ; et
c'est un avantage que le rédacteur n'aurait pas dû négliger.
N.
RECHERCHES HISTORIQUES , sur l'usage des cheveux
postiches et des pèrruques , dans les tems anciens et
modernes. Traduit de l'allemand de M. NICOLAI .
1 vol. in-8° . A Paris , chez Léopold Collin , libraire ,
rue Gilles - Coeur , n° 4.
Ce n'est ni aux savans de profession ni aux gens du
monde que nous annonçons cet ouvrage de M. Nicolaï.
Les uns n'y trouverarent rien à apprendre ; les antres
seraient rebutés de l'appareil d'érudition dont l'auteur
a été forcé de s'entourer. C'est une autre classe de lecteurs
qu'il a eue en vue . Il a écrit pour les gens qui ,
sans se consacrer entièrement aux lettres , ont du goût
pour l'instruction , et qui ne pouvant donner beaucoup
de tems à la lecture , s'en fient volontiers à l'auteur qui
les mène droit au but , et leur communique , sous un
petit volume , les fruits de ses longues recherches dont
ils profitent, et qu'ils laissent à d'autres savans le soin
de vérifier .
Les Recherches historiquss sur l'usage des perruques ,
600
า
MERCURE DE FRANCE ,
ont été fort bien reçues en Allemagne de cette classe de
lecteurs , malgré le grand nombre de mots grecs dont
l'auteur a semé la partie étymologique de son ouvrage ;
car la connaissance de la langue grecque est bien plus
commune dans ce pays que parmi nous . A ce petit
inconvénient près , nous pensons que ces Recherches
auraient aussi du succès en France , si elles nous avaient
été transmises par un autre traducteur . Nous ne pardonnons
guères à un livre mal écrit , et le style de celuici
est tout à fait barbare. Voyons cependant si , malgré
ce défaut de la forme , le fonds de l'ouvrage n'est pas
propre à fixer l'attention des curieux .
On ne peut nier d'abord que le sujet n'en soit assez
piquant ; et ce qui peut servir à le prouver , c'est que ;
M. de Guerle le traita , il y a quelques années , dans le
genre de la plaisanterie. Il donna , en l'an VII , sous
le nom du docteur Akerlio , un Eloge des perruques ,
écrit avec la même gravité comique dont il avait trouvé
le modèle dans les Eloges de la puce , de l'âne , du rien ,
elc , recueillis par Dornavius dans son théâtre de la
philosophie sérieuse et badine ( theatrum sapientiæ jo-.
coseria) . Mais quoiqu'il ait mis assez d'exactitude dans
tout ce qui regarde l'histoire des perruques en France ,
l'envie de citer des faits extraordinaires , l'a porté souvent
à défigurer les passages qu'il cite des auteurs anciens
, et cette partie de son ouvrage qui devrait être
la plus instructive , est celle qui mérite le moins la confiance
du lecteur .
On ne fera point le même reproche à M. Nicolaï.
Il a cherché sans doute à égayer son sujet ; mais faire
rire les lecteurs n'a point été le principal but de son
ouvrage. L'instruction , au contraire , est pour lui le
point essentiel ; et c'est pour lui donner plus d'attrait
qu'il l'a assaisonnée de plaisanteries. Il a su éviter la
pédanterie sans devenir superficiel et léger.
Ce mérite est sur-tout remarquable dans le plan de
son ouvrage. Il ne l'a point divisé en chapitres et en
paragraphes , selon la méthode ordinaire des savans de
son pays , mais il n'en a pas moins suivi une marche
très-méthodique. Il commence par indiquer et carac→
tériser tous les auteurs qui ont traité avaut lui le même
SEPTEMBRE 1808 . 601
sujet , depuis Conrad Tibérius Rango , qui publia , en
1663 , à Magdebourg , un petit traité De capillamentis
, devenu fort rare , jusqu'à M. de Guerle , auteur de
l'Eloge des perruques dont nous venons de parler . Les
sources où il a puisé étant ainsi connues et appréciées , il
entre en matière et rapporte tous les passages des anciens
, qui donnent des lumières sur l'origine et l'usage
des perruques ; il cite tous les mots dont les Grecs et
les Romains se sont servi pour les désigner ; il indique
différens monumens de l'art où les antiquaires ont cru
distinguer des têtes coîffées de perruques ; et termine
leur histoire chez les anciens par quelques détails sur
l'usage qu'en firent les chrétiens des premiers siècles
malgré les anathêmes dont elles étoient frappées par
les pères de l'église les plus zélés.
>
La chûte de l'Empire romain entraîna celle de l'art
du perruquier comme de tous les autres , et l'on n'entend
plus parler de perruques chez les historiens , du
moins en Occident , jusqu'au douzième et treizième
siècle. Ce n'est même qu'au seizième qu'elles reparaissent
avec quelque éclat . M. Nicolaï remplit cette lacune
par une discussion fort ingénieuse de l'étymologie du
mot perruque ; puis il reprend le fil de son histoire ,
et la continue jusqu'à nos jours. Ce plan , comme on
voit , est fort bien conçu ; l'auteur ne s'en est point
écarté par des digressions inutiles ; il l'a exécuté en un
volume qui n'a guères que 200 pages , y compris les
notes ; et il a renfermé , dans ce petit espace , tout ce
que les lecteurs auxquels il s'adresse pouvaient désirer
de savoir sur le sujet qu'il a traité. Nous allons en extraire
nous - mêmes les données principales et quelques
faits des plus piquans.
S'il fallait s'en rapporter à quelques érudits , on trouverait
des perruques jusques dans la bible. Le curé
'Thiers avait cru en reconnaître dans un passage d'Isaïe ,
et un docteur allemand en a fait remonter l'usage jusqu'aux
querelles de Saül et de David. Mais nous ne
nous arrêterons point aux passages qu'ils citent , et dont
M. Nicolaï a très-bien réfuté l'interprétation . Winckelmann
, dont l'autorité est plus imposante , donne aux
perruques une antiquité non moins reculée ; il cite une
662 MERCURE DE FRANCE ,
tête d'Isis coiffée de cheveux postiches , et assure que
cette coutume existoit de tems immémorial chez les
Egyptiens ; mais il n'appuie cette assertion d'aucun témoignage
, et un seul buste en bas-relief de la déesse
Isis ne suffit pas pour en garantir la vérité , lorsque les
monumens historiques se taisent.
Le premier historien qui parle en termes exprès
d'une perruque , est Xénophon ; selon lui , Astyage ,
grand-père de Cyrus , portait une coiffure de ce genre ,
et ce passage donnerait encore à l'art du perruquier
une date fort honorable , s'il ne se trouvait dans la
Cyropédie , ouvrage qu'on regarde moins comme une
histoire que comme un roman , et dans lequel Xénophon
n'a pas été très fidèle au costume. D'ailleurs
Astyage était mède ; il portait l'habit oriental ; comment
croire qu'il fit usage d'une perruque , puisque sa
têle devait être couverte d'une toque ou d'un turban ?
... La même raison suffirait seule pour nous faire rejeter
une autre anecdote rapportée dans le second livre
des Economiques d'Aristote ; il y est parlé d'un roi des
Lyciens , qui leva une capitation sur ces sujets en les
menaçant de les faire tondre pour se composer des perruques
de leurs cheveux . Mais de plus , ce livre d'Aristole
est regardé comme supposé par les meilleurs critiques
; opinion que cette anecdote même a pu contribuer
à leur donner...
Athénée , écrivain beaucoup plus moderne que tous
ceux que nous venons de citer , nous fournit enfin ›
d'après Cléarque , disciple d'Aristote , le premier fait
bien constaté sur l'usage des perruques. Il en attribue
l'invention aux Japyges , peuple d'Italie , descendant
des Crétois. Nous voici donc arrivés, en même tems à
l'italie et à la Grèce , à des peuples qui , portant leur
cheveux à découvert , ont pu songer à les remplacer
par des perruques , lorsqu'ils tombaient ou changeaient
de couleur , et nous croyons pouvoir nous en tenir à
cette origine d'un usage qui depuis est devenu si commun.
En effet , à partir de cette époque, les témoignages
ne manquent plus à M. Nicolaï , sur l'emploi des cheveux
postiches ; il en trouve dans Polyen , dans Elien ,
dans Lucien et même dans Thucydide , qui raconte
SEPTEMBRE 1808 . 603
qu'Annibal changeait souvent de perruques pendant son
séjour dans les Gaules , pour n'être pas reconnu de ses
ennemis.
Il ne paraît pas cependant que la mode des perruques
ait été en grande faveur dans la Grèce. La plupart
des exemples qu'on en cite , ont rapport à des déguisemens
, à des ruses. Le mot grec le plus généralement
usité pour désigner une perruque , eva , venait de
Deva , trompeur , étymologie peu favorable , et l'on
pourrait inférer d'un passage d'Eustathe , que l'usage
habituel des perruques se bornait aux hommes et aux
femmes qui avaient perdu leurs cheveux par suite de
leur libertinage.
Les Romains semblent avoir connu les perruques plus
tard que les Grecs , mais depuis la chûle de la répu
blique , ils en firent bien plus d'usage . Les femmes s'en
servirent généralement . Horace , il est vrai , se moque
de la vieille sorcière Sagane qui , troublée dans ses
conjurations , par le qui vive assez singulier du dieu
Priape ( 1 ) , laissa tomber sa fausse chevelure ; mais Ovide
propose ouvertement à sa maîtresse de porter perruque;
et Martial , qui vivait sous Domitien , fait mieux encore :
il en envoie une à la sienne pour la comparer à celle
qu'elle portait. L'usage en fut moins commun chez les
hommes ; il paraît que d'abord on ne s'en servit , comme
chez les Grecs , que pour se déguiser ; c'est ce que
les historiens rapportent de Néron et de Caligula ; mais
après eux , on vit Othon et Domitien couvrir constamment
leurs têtes chauves d'une perruque , et l'on peut
croire que dans la suite les hommes ne firent pas plus
de difficulté que les femmes d'en porter.
Une chose assez singulière , c'est qu'il nous est parvenu
deux bustes de dames romaines dont la chevelure
se détache en entier et forme une sorte de perruque de
marbre ; il ne faudrait pas conclure de cela seul que les
dames qu'ils représentent portassent réellement perruque
, car une pareille imitation serait bien puérile si
elle n'avait pas d'autre objet ; mais on peut en tirer ,
( 1 ) Nam displosa sonat quantum vesica , pepedi
Diffissa nate ficus ... Lib. I , sat . 5 .
601 MERCURE DE FRANCE ,
裴
avec M. Nicolaï , une conjecture non moins piquante =
c'est que l'on changeait par ce moyen la coiffure des
bustes , lorsque celle des originaux changeait ; de même
que nous avons aujourd'hui des peintres qui rajeunissent
les costumes de certains portraits , lorsqu'ils peuvent
donner une date trop reculée aux attraits dont ils nous
offrent l'image.
Jusqu'ici , nous n'avons considéré l'histoire des perruques
que chez les Payens , où leur usage put donner
lieu à des plaisanteries mais non à des querelles sérieuses .
Il n'en fut pas ainsi lorsque cet usage s'introduisit parmi
les chrétiens. Saint Clément d'Alexandrie au deuxième
siècle , Tertullien et saint Cyprien au troisième , et
dans les suivans , saint Grégoire de Nazianze , saint
Jérôme , saint Paulin , saint Astérius , proscrivirent tour
à tour les cheveux postiches. Le poëte Martial s'était
moqué du payen Lentinus qui teignait en noir ses cleyeux
gris : tu as beau faire , lui disait- il , tu ne tromperas
pas Proserpine ; mais il lui annonçait simplement
par-là que cet artifice ne l'empêcherait pas de mourir
Jorsque l'heure en serait venue . Saint Cyprien adresse aux
femmes de son tems des menaces bien autrement terribles:
comment voulez-vous, leur dit-il, que dans cet état,
votre créateur vous reconnaisse au jour du dernier jugement
? ne craignez - vous pas qu'il vous exclue de toute
participation à ses promesses ? - On voit qu'il ne s'agit
pas de moins ici, que de la damnation éternelle , et l'on
trouvera peut-être assez singulier que saint Cyprien ,
dans l'excès de son zèle admit les perruques au miracle
de la résurrection .
Cette haine des théologiens pour les perruques , dormit
nécessairement dans le moyen âge , car elle n'avait
plus d'objet ; mais elle se réveilla plus violente que jamais
au dix-septième siècle , tems où l'usage des perruques
redevint général . Elle s'étendit même aux cheveux
naturels lorsqu'on les portait longs et frisés . Il est à
remarquer que l'Allemagne protestante , et la Hollande
furent le principal théâtre de cette controverse ,
que le clergé catholique se montra plus tolérant à cet
égard . Les perruques des ecclésiastiques furent çependant
proscrites en France par divers synodes ; mais
et
SEPTEMBRE 1808 . 665
parmi les écrivains qui les attaquèrent directement
on ne cite de français que le curé Thiers. Il est vrai
qu'à lui seul il valait toute une armée . Son Histoire
des perruques est vraiment , comme le dit M. Nicolaï ,
un livre classique pour tous ceux qui voudront les décrire.
Nous y renverrons ceux de nos lecteurs qui
auront envie de s'amuser de sa sainte et plaisante colère
, car ce livre est écrit , d'un bout à l'autre , ab
irato.
Au reste , nous n'avons pas besoin de dire que le zèle
des théologiens modernes , dans cette grande querelle ,
fut tout à fait impuissant. L'exemple de Louis XIV ,
que tous les souverains de l'Europe suivirent , donna
aux perruques la plus grande vogue et les plus grandes
dimensions qu'elles aient jamais eues , et cette coîfure ,
regardée d'abord comme un signe d'élégance , au moins
très - mondaine , fut bientôt adoptée par les plus graves
magistrats et par le clergé. Nous ne suivrons pas M.
Nicolaï dans les détails qu'il donne de cette grande révolution
, ni de celle qui , dans le siècle suivant , di-
'minua d'abord le volume des perruques et finit par en .
restreindre l'usage aux têtes qui ne pouvaient s'en passer.
Il faut en chercher l'histoire dans son livre , où
l'on trouvera , parmi d'autres faits également curieux ,
que le roi de Prusse , Frédéric - Guillaume , surnommé
le Roi Sergent , fut l'inventeur de ces queues que les
militaires out si long-tems portées dans toute l'Europe ,
et que l'usage des bourses à cheveux est dû au régent
qui l'introduisit d'abord dans l'armée française , et particuliérement
dans la cavalerie.
>
Toutes ces variations pourraient donner lieu à des
rapprochemens assez curieux . N'est - il pas singulier
par exemple , que ces bourses , qui furent d'abord l'attribut
des militaires , ne soient plus d'usage aujourd'hui
qu'en habit civil , ou même en habit de Cour ? N'estil
pas plus singulier encore que dans le dix - septième
siècle , les petits maîtres aient fait gloire de porter perruque
, et que cent ans après , ceux qui étaient forcés
' d'en faire usage missent tous leurs soins à empêcher
qu'on ne s'en aperçût ? Mais un changement plus bi→
zarre encore et plus général , est celui qui se fit d'un
606 MERCURE DE FRANCE ,
siècle à l'autre dans l'opinion du public sur les perruques.
Après avoir annoncé l'élégance , la légéreté et
ce que les théologiens nommaient le goût du siècle ,
elles devinrent l'enseigne de la gravité , de la science
et même de la piété. Lorsqu'elles furent abandonnées
par les militaires et les courtisans , les gens de robe ,
les médecins , les ecclésiastiques les conservèrent . Il en
alla des perruques comme de la barbe que les gens
d'église et de robe avaient aussi portée ou quittée , selon
que les gens du siècle la quittaient ou la portaient ;
tant il est vrai que la grande affaire a toujours été de
se distinguer les uns des autres ; et que la valeur de tel
ou tel costume ne résida jamais en lui - même , mais dans
l'opinion qu'on y attachait. Le brave curé Thiers , cet
ennemi mortel des perruques ecclésiastiques , s'il eût
vécu cinquante ans plus tard , aurait peut - être écrit
contre les jeunes prêtres qui perdaient un tems considérable
à faire arranger les boucles légères et le tour
ondoyant de leurs propres cheveux , au lieu de les couper
avec courage , et de les remplacer par les perruques
du tems , plus lourdes il est vrai et assez maussades ,
mais qui avaient l'avantage de se placer toutes frisées
sur la tête , en sortant de la boutique du perruquier..
du
L'usage des perruques chez les femmes , si rare encore
il y a vingt ans , et si commun aujourd'hui , pourrait
aussi nous fournir des rapprochemens qui ne seraient
pas sans intérét , si nous n'étions retenus par la
crainte d'excéder les bornes de cet article. Cette même
crainte nous empêche aussi de faire valoir l'érudition et
la sagacité que M. Nicolaï a déployées dans ses recherches
sur l'étymologie du mot perruque , que d'autres savans
ont voulu vainement faire dériver de l'hébreu ,
grec , de l'arabe , et qu'il tire beaucoup plus raisonnablement
de deux mots de la langue irlandaise bar et uch , qui
signifient des cheveux épais et élevés. Nous aurions aussi
donné avec plaisir quelques détails sur cet écrivain peu
connu en France , mais très- célèbre en Allemagne ,
où il forma avec Lessing et Mendelssohn , un triumvirat
, qui fut long-tems l'arbitre du goût et l'oracle de
la philosophie , et où la mort de ses deux amis , les progrès
de la philosophie et la décadence du goût , Pont
SEPTEMBRE 1808.
60%
laissé presque sans crédit . Mais nous devons employer
l'espace qui nous reste à justifier le jugement que nous
avons porté de son traducteur. Quelques citations suffiront
pour prouver que nous n'avons rien dit de trop
en accusant son style de barbarie.
Nous lisons au début que : Déjà dans les plus anciens
tems , on avait coutume de se couvrir la tète , d'une
manière solide $ de faux cheveux ; nous trouvons en
tournant le feuillet , qu'on aura de la peine à se figurer
que déjà du tems des Grecs et des Romains ainsi
que dans le moyen âge et jusqu'à nos jours , les perruques
aient fait l'ornement de la téte de l'un et de
l'autre sexe ; plus bas il est question des noms techniques
des objets et des méthodes de les mettre en pratique.
Deux pages plus loin , le traducteur fait parler son auteur
de la manière suivante. « Après avoir arrêté mon
esprit sur cette matière , il m'a paru nécessaire de vérifier
exactement toutes les citations , et de débrouiller
le chaos des passages défigurés des ouvrages originaux .
Premièrement , il était essentiel de consulter contradictoirement
les auteurs qui ont écrit expressément sur cet
objet , et de les apprécier d'une manière convenable
car on n'en trouve nulle part un récit fidèle et complet.
Je les ai tous compulsés , et je leur dois tous plus ou
moins de reconnoissance » . Mais nos lecteurs nous en
devraient fort peu à nous - même , si nous allions leur
donner un récit fidèle et complet de toutes les phrases
de ce genre qui se trouvent chez le traducteur de M.
Nicolaï ; ils doivent être déjà convaincus que s'il sait
l'allemand , il est du moins tout à fait étranger à la langue
française.
Nous n'insisterons point sur d'autres preuves d'ignorance
en différentes matières , que ce même traducteur
à semées dans son travail avec une négligence inconcevable.
Nous ne lui reprocherons pas de ne point savoir
le latin , quoique cela fùt nécessaire pour traduire un
ouvrage plein de citations latines . C'est principalement
aux traducteurs que l'on peut appliquer aujourd'hui
ce passage d'Horace : Scribimus indocti doctique passim ,
et la critique se lasse de relever des abus qui renaissent
tous les jours. Nous regrettons seulement que le docte
(
608 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrage de M. Nicolaï soit tombé entre les mains d'un
traducteur de l'espèce indocte. Il méritait un meilleur
sort. Nous sommes persuadés que si on prenait la peine
de nous en donner une version correcte , elle trouverait
sa place dans la bibliothèque de tous les curieux .
VANDERBOURG .
VARIÉTÉS .
REVUE DU MOIS ,
ou Coup-d'oeil sur quelques ouvrages nouveaux.
LÉGISLATION .- Si l'Espagne dût à la puissance des Maures
un éclat qu'elle ne put conserver après les avoir expulsés ,
quelques villes toutefois qui passèrent de leur domination
au pouvoir des Français parurent gagnér à cet échange .
C'est ainsi qu'après leur avoir été enlevée par les armes
victorieuses de Charlemagne , Barcelonne eut bientôt une
marine des plus florissantes. Elle arriva même sous les auspices
de ce puissant monarque à un tel degré de splendeur
pouvant se dire le port commun des nations , elle en
devint aussi l'arbitre pour faits commerciaux et maritimes.
Alors parut dans cette capitale la célèbre compilation des
bonnes coutumes de la mer , connue originairement sous le
nom de lois Barcelonnaises , puis sous le titre de Consulat
de la mer Code unique et universel auquel déférèrent les
commerçans et les navigateurs de tous les lieux .
Mais par suite de l'instabilité de toutes choses , il arriva
que vers la fin du XV° siècle , les lois barcelonnaises se
trouvèrent en partie altérées , corrompues. Ce fut François
Celelles Catalan qui , ainsi qu'il le dit , par seule charité ,
avec beaucoup de travail , colloques et conseils de personnes
expertes et anciennes , après avoir cherché plusieurs originaux
entreprit de rétablir le Consulat de la mer dans sa
première pureté . Son ouvrage écrit en catalan s'imprima
pour la première fois à Barcelonne en 1494. L'édition presqu'aussitôt
épuisée , finit par devenir si rare , qu'il s'éleva
des doutes sur son existence . Cependant on connaissait du
Consulat plusieurs fragmens que les étrangers ' s'appropriaient
, les Anglais entr'autres , quoiqu'ils en fussent les
premiers violateurs ,
Quelles
SEPTEMBRE 1808. Gog
Quelles durent être la surprise et la joie dujurisconsulte
Boucher , lorsque dans des recherches sur les antiquités
du droit commercial et maritime , il mit la main sur un
'exemplaire de l'édition catalane , et originale di Consulat
de la mer en 1494 ! Son premier mouvement fut desem
presser de rendre à sa patrie ce précieux Code de Tois
nautiques , que les Francais peuvent en effet revendiquer ,
ayant été autrefois établi ou du moins renouvelé comme
sous leur gouvernement .
C'est donc le Consulat de la mer , réintégré par Celelles ,
que M. Boucher a traduit du catalan en français , et qu'il
vient de livrer à l'impression ( 1 ) . On ne peut donner de
cet ouvrage une plus haute idée , qu'en l'annonçant comme
le seul Code de marine long- tems connu , dont la première
rédaction fut faite par les Catalans - Français , et comme
ayant fourni les bases de notre droit commercial et maritime
actuel , faisant mème autorité dans tous les cas non prévus
par nos lois .
L'édition Celelles se trouve divisée en trois parties , dont
l'intermédiaire , incomparablement la plus étendue , comprend
le Consulat proprement dit , qui se compose des us.
et coutumes de la mer ; la partie qui précède et celle qui
suit contiennent des ordonnances rendues par les rois d'Arragon
, que Celelles avoue avoir ajoutées de son chef. M.
Boucher , qui s'est attaché à rendre scrupuleusement son
original , n'a rien changé à cette disposition .
Quant au style de sa traduction , M. Boucher ayam senti
avec autant de justesse que de goût , qu'il eût été peu convenable
de donner à une composition gothique la couleur
moderne , voulant même respecter jusqu'aux défectuosités
de ce monument , a suivi la syntaxe catalane autant qu'il
lui a été possible , ne s'en étant écarté que là où elle aurait
répandu trop d'obscurité sur la matière . On ne pourra que
(1 ) Consulat de la mer, ou Pandectes de droit commercial et maritime ,
faisant droit en Espagne , en Italie , à Marseille et en Angleterre , et
consulté partout ailleurs comme raison écrite ; traduit du catalan en
français , d'après l'édition originale de Barcelonne , de l'an 1494 ; dédié à
Monseigneur le Prince Cambacérès , archi- chancelier de l'empire . Par
P. B. Boucher , professeur de droit commercial et maritime à l'Académie
de législation , membre de plusieurs Sociétés savantes , auteur des Instructions
Commerciales , etc.—Deux forts volumes in- 8° de 1500 pages ,
avec des tableaux . - Prix , 15 fr . , et 20 fr . franc de port par la poste.
A Paris , chez Arthus -Bertrand , libr . , rue Hautefeuille , nº 23 , -1808 .
Q q
610 MERCURE DE FRANCE ,
lui tenir compte d'avoir su conserver à son texte l'empreinte
du siècle , caractérisée , par ces tours naïfs , cette séduisante ,
bonhomie que l'on se plaît à retrouver dans nos écrits gaulois .
Mais il entrait dans les vues de M. Boucher d'établir
différentes assertions relatives au tems et au lieu où le Consulat
fut d'abord rédigé , aux bases de ses décisions ; de
plus il fallait des éclaircissemens sur une infinité de notions
que présente cet ouvrage , sur les omissions qu'on y remarque
delà tout un premier volume de dissertations où ce
savant déploie beaucoup d'érudition . Si le second volume
offre dans le texte pur et simple , des règles de conduite à
l'homme de loi , au magistrat , au commerçant , le premier
offre à l'homme de lettres une lecture variée et instructive.
Entr'autres articles , on lira avec plaisir et intérêt les recherches
sur le dialecte catalan que l'auteur prouve n'être
pas , ainsi qu'on le prétend , le limousin altéré , mais des
dialectes particuliers provenus l'un et l'autre du latin , corrompu
par le tudesque . Suivent les chapitres sur le Code
justinien , sur les compilations appelées Lois rhodiennes de
Jactu , jugemens , ordonnances de Wisby , où il est démontré
que les Lois rhodiennes dont l'origine se perd dans la
nuit des tems , les anciens usages d'Orient et les lois de Justinien
formèrent les bases du Consulat qui à son tour devint
fondement des Jugemens d'Oleron et des Ordonnances de
Wisby; Les articles sur l'Espagne , sur les Maures , sur
les villes maritimes d'Italie , sur quelques parties des pays
orientaux et asiatiques ; des détails sur l'ile de Rhodes et
l'ancienne puissance des Rhodiens , où il est parlé du fameux
colosse , ainsi que des obélisques transportés d'Egypte à
Rome , de la forme et dimension des navires qui servirent
à ce transport ; Des dissertations sur les Chinois , la boussole
, l'usage des pavillons , l'origine des divers officiers de
marine , les punitions et les supplices ; sur l'état de la
marine dans le moyen âge , les pélerinages , les monnaies ,
les poids et mesures ; Quelque chose sur l'anarchie féodale
et plusieurs de ses institutions ; - Enfin un dernier
chapitre sur l'origine des lettres de change où l'on voit
contre l'opinion commune , que les Juifs n'en sont pas les
inventeurs , mais qu'elles datent de la plus haute antiquité
dans l'Inde , d'ailleurs usitées partout sous diverses formes ,
de tems immémorial .
---
Il serait trop long d'indiquer seulement ici le grand nombre
d'autres sujets que le traducteur du Consulat a pris
soin de recueillir , et qu'il a cru nécessaires à l'intelligence
SEPTEMBRE 1808 . 611
de son texte . Nous ne dissimulerons point que cette
partie de l'ouvrage aurait dû être extrêmement réduite.
L'auteur sort très-souvent de son sujet ; il cite sans beaucoup
d'utilité d'anciens vers , des chansons , de vieilles histoires...
Et tout cela à propos d'un ancien Code maritime !
Mais le second tome dédommage des divagations , tranchons
le mot , du radotage que contient le premier volume .
ECONOMIE PUBLIQUE. Le gouvernement français s'occupe
du rétablissement des forêts avec l'activité qu'il met dans
toutes les opérations qui tendent à assurer la prospérité publique
. Chaque année de nombreux remplacemens s'exécutent
, et l'on voit disparaître ces vides effrayans qui attestaient
la négligence des anciennes administrations . La police
des forêts se fait avec une vigilance qui écarte les délits et
garantit cette portion intéressante du domaine public , des
dévastations auxquelles il a été en proie si long-tems . L'étude
des bons principes d'économie forestière , commence à remplacer
l'insouciance . Enfin , l'art d'administrer les forêts est
devenu une science qu'il n'est plus permis d'ignorer à celui
qui veut remplir dignement l'emploi qu'il tient de la con-
'fiance du gouvernement .
Tous les principes de cette science se trouvent renfermés
dans le nouveau Manuel forestier ( 1 ) . Cet ouvrage est
'extrait , en grande partie , de l'ouvrage allemand de M. de
Burgsdorf , grand maître des forêts de la Prusse . Mais
M. Baudrillart , qui l'a rédigé , en a fait un manuel à l'usage
(1 ) Nouveau Manuel Forestier , à l'usage des agens forestiers de
tous grades , des arpenteurs , des gardes des bois impériaux et communaux
, des préposés de la marine pour la recherche des bois propres aux
constructions navales ; des propriétaires et des marchands de bois , et de
tous ceux qui s'occupent de la culture du bois et de son emploi dans les
arts économiques ; traduit , sur la 4º édition , de l'ouvrage allemand de
M. de Burgsdorf, grand- maître des forêts de la Prusse , professeur public
de la science forestière , membre de l'Académie des sciences de Berlin
, etc. , etc. , etc. Et adapté à notre systême d'administration , d'après
l'ordre du gouvernement . Par J. J. Baudrillart , premier commis à l'administration
général des forêts , membre du conseil d'administration de
·la Société d'encouragement pour l'industrie nationale , et membre correspondant
de la Société d'agriculture du département de Jemmapes.
Deux forts volumes in - 8° , avec vingt-neuf figures et beaucoup de tableaux
, dont un sur grand- aigle . — Prix , 15 fr . , et 19 fr . franc de port.
A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
1808.
---
612 MERCURE DE FRANCE ,
des forestiers français , au moyen des notes et observations
importantes qu'il y a ajoutées. Toutes les parties de la science
forestière s'y trouvent renfermées et placées avec méthode.
On y établit d'abord des principes généraux sur l'administration
forestière , et on y détermine les connaissances qu'il
est important d'exiger d'un forestier. Puis on y traite de
la physique végétale , de l'histoire naturelle des forêts ;
on y donne la description des terres , et celle des arbres
et arbustes forestiers.
Dans le second volume se trouve un traité de géométrie et
de mécanique , appliqué aux opérations forestières ; des instructions
sur les bois de marine , avec des planches qui
font connaître la forme des arbres qui sont propres à cet
usage ; une classification des bois de charpente , des principes
d'architecture hydraulique sous le rapport des forêts ,
l'art de fixer et de cultiver les sables ; des instructions raisonnées
sur la culture du bois en général , et sur celle de
plusieurs espèces en particulier ; des principes généraux
d'aménagement pour les bois à feuilles et les bois résineux ;
un exposé des meilleurs systêmes d'exploitation ; la manière
de retirer et de préparer la plupart des produits forestiers ,
tels que la résine , la potasse , les écorces pour le tan ,
tourbe , etc. , etc .; ce qui concerne , en général , les améliorations
forestières , les formalités à remplir à cet égard ,
l'entretien , la conservation et la police des forêts , leur délimitation
et estimation ; la constatation et la poursuite des
délits , l'exercice de la pêche et de la chasse , les droits
d'usage , et les abus auxquels ils donnent lieu . L'ouvrage
est terminé par la transcription des lois organisatrices de
l'administration des forêts , et par l'ordonnance de 1669.
Ce bref exposé des matières contenues dans l'ouvrage ,
fera juger de quelle importance il peut être pour les forestiers
de tous grades , les préposés de la marine , pour la recherche
des bois propres aux constructions navales , pour
les propriétaires de bois , et tous ceux qui s'occupent de cette
culture.
L'approbation que le gouvernement y a donnée en le
faisant publier , est d'ailleurs un sûr garant des bons principes
qu'il contient , et des soins avec lesquels il a été rédigé .
―
HISTOIRE . La dernière édition des Tablettes chronologiques
de Lenglet Dufresnoy , donnée par Barbeau de la
Bruyère est , comme on sait , de 1778 ; M. Picot a continué
le travail jusqu'en 1808. Il a donc augmenté ces Tablettes
SEPTEMBRE 1808. 613
de trente années , indépendamment des additions qu'il a
faites dans le cours de l'ouvrage ( 1 ) .
Le premier volume est consacré entiérement à l'Histoire
ancienne .
Le second est rempli par le sommaire des événemens de
l'Histoire moderne jusqu'au 24 mars 1808 , et par une table
chronologique des souverains.
Le troisième , terminé par une table générale alphabétique
, est consacré à l'Histoire littéraire moderne. - Nous
nous permettrons quelques observations sur cette Table
chronologique des grands hommes depuis le commencement
de l'ère chrétienne vulgaire jusqu'en 1808.
1º . Les dates mises en marge de chaque page ne sont
point les mêmes que les dates que l'on donne aux événemens
dans le corps même de l'ouvrage . Cette faute existe jusqu'à
l'année 1754 ( p . 324. )
2º. Depuis 1754 , il en est autrement ; mais il y a des
fautes d'un autre genre , telles que des répétitions , erreurs
de date , transpositions : par exemple , page 351 , après l'article
de Nicolas Jomelli , mort le 28 août 1774 , on trouve
celui de Neuville , mort le 13 juillet . Cet article sur Neuville
se trouve répété page 353 .
Les dates de la mort de Lavoisier , de la mort de Saint-
Lambert , etc. etc. ne sont point exactes . C'est le nouveau
Dictionnaire historique , édition de Lyon , en 13 volumes ,
qui a induit en erreur l'auteur des Tablettes chronologiques.
Il paraît aussi que c'est d'après le même Dictionnaire qu'il
ne cite qu'un Georges Forster. Il.y en a eu deux ; l'un né
dans les environs de Dantzick , accompagna Cook dans son
second voyage , publia une relation de cette entreprise , et
mourut à Paris , le 11 janvier 1794 , à l'âge de trente-neuf
ans . Il est aussi auteur d'un voyage sur les rives du Rhin , à
Liége , dans la Flandre , etc.
L'autre Georges Forster , né en Angleterre , est mort en
1792 (2) à la cour maratte de Maypour où il avait été en-
(1 ) Tablettes chronologiques de l'Histoire universelle sacrée et
profane , ecclésiastique et civile , depuis la création du monde jusqu'à
l'année 1808 , ouvrage rédigé d'après celui de l'abbé Lenglet du Fresnoy ,
Jean Picot de Genève par , professeur , etc. A Genève , chez Mauget
et Cherbuliez . - A Paris , chez Debray ; Giguet et Michaud ; Bossange ,
Masson et Besson ; et Arthus- Bertrand . Trois vol . in-8 ° . Prix , 18 fr. ,
et 23 fr. franc de port.
-
―
(2 ) V. Bibliothèque universelle des Voyages. IV. 486 , et préface du
traducteur du Voyage de Bengale , etc.
614 MERCURE DE FRANCE ,
voyé en ambassade . C'est à ce Georges Forster , anglais de
nation , que l'on doit le Voyage de Bengale à Pétersbourg ,
à travers les provinces septentrionales de l'Inde , le Rachmer
, etc. traduit par M. Langlès . Paris , an X.-
Trois volumes in-8 ° .
- 1802 .
3º . Il nous semble que dans le troisième volume , comme
dans le second , l'auteur eût dû ne pas se borner à mettre
en marge les années du calendrier grégorien , mais rapporter
aussi les années de l'ère républicaine . Il est tel événement
connu dans l'histoire par la date du calendrier républicain .
M. Picot l'a tellement senti , qu'il a mis (3) entre deux parenthèses
la date du g thermidor an II , et (4) celles des 18
et 19 brumaire an VIII .
Nous avons indiqué quelques erreurs de M. Picot et leurs
sources ; ces fautes et plusieurs autres que nous pourrions
encore relever sont inséparables d'un travail de ce genre .
Mais le même esprit de franchise qui nous a dicté nos observations
nous porte à recommander ces Tablettes chronologiques
à nos lecteurs , comme étant en général bien rédigées
, très -commodes pour les recherches , et sur-tout les
plus complètes qui existent .
-- -
HISTOIRE. ÉLOQUENCE . S'il fut une nation malheureuse
dans tous les périodes de sa longue existence , c'est
incontestablement la nation juive . Pour s'en convaincre , il
ne faudrait que lire l'opuscule que vient de publier , sous
le titre de Tableau des malheurs du peuple juif, un auteur
qui ne s'est désigné que par les lettres N. R. C. ( 1 ) . On voit ,
tour à tour , les autres peuples de la terre se liguer contre
les Juifs qui se montraient presque toujours , à la vérité , peu
sociables et intolérans ; on les chasse de leur pays , on les
tient dans la servitude ; ils fuient , traversent des déserts
affreux , sout en proie à mille maux ; ils bâtissent toujours
leur temple et des villes qui sont détruites , sans être terminées
; ils recommencent à bâtir et leurs villes et leur
(3) Tome II , pag. 427.
(4) Ibid. pag. 442 .
( 1) Tableau des malheurs du peuple juif depuis sa sortie d'Egypte ,
jusqu'à la prise de Jérusalem inclusivement ; suivi de quelques vers ,
avec cette épigraphe :
. Qui seminat iniquitatem , metet mala . PROVERB .
A Paris , chez les marchands de Nouveautés . 1808.
' impression.
70 pages
SEPTEMBRE 1808. 615
temple , dès que , las de tuer , leurs ennemis leur permettent
de respirer quelques années. Quand ce ne sont
point des étrangers qui les massacrent par milliers , euxmêmes
s'égorgent entr'eux ; les tribus s'arment contre les
tribus , leurs propres rois sont plus barbares envers leurs
sujets que ne l'eussent été des ennemis acharnés . Quelles
sanglantes annales ! A chaque page des exemples de crimes ,"
de monstrueuses atrocités ! ..... M. N. R. C. n'a point cherché
à affaiblir ce repoussant tableau . Ses guides sont Bossuet
et l'historien Josephe ( et non Joseph , comme l'écrit l'auteur
) . Il convient dans sa préface , avec une franchise dont
on ne peut lui savoir gré puisqu'elle était nécessaire , de
tous les emprunts qu'il leur a faits ; mais pour être encore
plus de bonne foi , il aurait dû indiquer positivement ces
emprunts dans le cours de son écrit .
"
Le Tableau est donc imité du Discours sur l'Histoire
universelle. L'auteur annonce en commençant , qu'il est
novice dans l'art d'écrire . On s'en aperçoit souvent ; son style,
a cependant du mouvement et de la clarté ; mais peut-être
faut-il croire ce qu'il dit lui-même dans sa préface , avec
beaucoup plus de modestie que d'élégance : Le bon est de
Bossuet et d'Arnauld d'Andilly ; le mauvais m'appartient.
Quoi qu'il en soit , on parcourt avec intérêt ce Tableau ;
il fait réfléchir .....
――
Mais qui a pu porter l'auteur à terminer son petit livre
par douze pages de vers au moins médiocres qui n'ont aucun
rapport avec le Tableau ? Ce sont peut- etre là toutes
les Cuvres de l'auteur ; il aura voulu vider d'une seule fois
son portefeuille . Par intérêt pour sa réputation , j'aurais
désiré qu'il n'eût publié que sa prose .
―
POÉSIE. L'heureux métier que celui de compilateur !
Sans travail d'esprit , sans autre peine que de rassembler
sur son bureau une centaine de volumes , un compilateur
peut donner , chaque mois , au public , un ouvrage nouveau
, plein de vieilles idées , il est vrai , mais qu'il pourra
annoncer comme très - utile. C'est - là le métier qu'exerça ,
avec un certain talent , et en conscience , feu M. Alletz ,
natif de Montpellier , mort , à Paris , en 1785 , à 82 ans .
Aussi le nouvel éditeur de ses Ornemens de la mémoire ( 1 ) ,
( 1 ) Les Ornemens de la Mémoire , ou les Traits brillans des poëtes
français les plus célèbres ; avec des dissertations sur chaque genre de
style ; pour perfectionner l'éducation de la jeunesse , tant de l'un que de
l'autre sexe . Par P. A. Alletz ; nouvelle édition , revue avec soin , consi
616 MERCURE DE FRANCE ,
compte près de 80 ouvrages publiés , par ce laborieux
compilateur , en moins de 40 ans ; et il y a tel de ces ouvrages
qui a quatre et cinq volumes !
Celui que l'on vient de réimprimer , est assez court ; et ,
il en faut convenir , il peut être vraiment utile à l'instruction
de la jeunesse . C'est un choix fait avec goût , des Traits
brillans ( comme dit le titre ) des Poëtes français les plus
célèbres. Ce livre avait été plusieurs fois réimprimé , mais
sans beaucoup de soins ; l'édition nouvelle est exacte : et
comme il s'est élevé quelques bons poëtes depuis l'époque
où Alletz a publié son recueil , l'éditeur a cru avec raison
devoir profiter des trésors qu'ils lui offraient . Piron , Gilbert
, Le Brun , sont cependant à peu près les seuls poëtes
modernes qu'il ait mis à contribution . Il n'a rien demandé
aux poetes vivans . A- t - il craint l'embarras des richesses ? ..
ROMANS . La Bibliothèque des romans , après avoir joui
d'un assez beau succès pendant plusieurs années , a vu décroître
, on ne sait pourquoi , le nombre de ses partisans .
Elle a cessé , elle a reparu à deux ou trois reprises diffé
rentes ; nous la croyons , en ce moment , au moins suspendue.
Un éditeur adroit , jugeant sans doute que c'était
un ouvrage mort , a cru devoir le ressusciter sous un autre
titre . Les Mille et une Nouvelles ( 1 ) ont paru ; elles sont
déjà au huitième volume . II y a pourtant cette différence
entre ce nouvel ouvrage et la Bibliothèque des romans
, que dans celle - ci on trouvait l'analyse des romans
dérablement augmentée et précédée d'une notice sur la vie de l'auteurs
Un volume in- 12 . A Paris , chez Capelle et Renand , librairescommissionnaires
, rue J. - J, Rousseau .
-
--- 1808.
( 1) Les Mille et une Nouvelles , ouvrage périodique , pouvant faire
suite à toutes les Bibliothèques de romans ; par une Société de gens de
lettres , avec cette épigraphe :
1er
Venez , je vous appelle à de nouveaux plaisirs .
Tome VIII , première partie . Il paraît tous les mois , à compter du
mars 1807 , un cahier de six feuilles in - 12 , contenant plusieurs
Nouvelles , qui formeront au bout de chaque année , 6 volumes .
Le prix de la souscription , pour un an , est de 12 fr. pour Paris , de
15 fr . pour les départemens , et de 18 fr . pour l'étranger , franc de port.
On souscrit à Paris , chez Frechet , libraire - commissionnaire , rue du
Petit-Lion- Saint - Sulpice , nº 24 , au bureau du Glaneur littéraire.
Et dans les départemens et l'étranger , chez les principaux libraires et
directeurs des postes .
>
tant
SEPTEMBRE 1808. 617
DE
tant anciens que nouveaux , tandis que l'autre n'est qu'un
recueil de petites nouvelles , dont la plupart sont inédites ,
dont les autres ne se trouvent que dans quelques ouvrages
oubliés ou peu connus .
Nous ne parlerons que du cahier qui est en ce moment
sous nos yeux. Il contient sept Nouvelles , parmi lesquelles
nous avons distingué Flavilla , nouvelle anglaise . On y voit
une jeune personne que ses goûts frivoles précipitent dans
un abîme de malheurs. Le sujet n'est pas neuf ; mais les
caractères sont assez bien tracés , les scènes naturellement
amenées .
La Nouvelle Athénienne , qui est la troisième du cahier ,`
n'offre aucune connaissance des moeurs grecques. La
Caraïbe, Nouvelle Américaine, n'est qu'une ridicule carricature.
L'auteur a voulu imiter la manière de Voltaire :
au lieu d'un tableau gai et philosophique , il a dessiné une
véritable enseigne.
--
Et pourtant M. l'éditeur s'extasie le plus souvent , à la
fin de chaque nouvelle , sur les beautés qu'il y découvre.
Comme cela est bien raconté ! dit-il au public ; rien de plus
plaisant. Ha toujours à la bouche , le vos plaudite cives.
Puis , il fait remarquer le but moral , ajoute quelquefois
un petit sermon dans le genre niais . - A Quoi bon ces
notes de l'éditeur ! Si une nouvelle est morale et bien
écrite , les lecteurs ont- ils besoin d'en être avertis ? Nous
verrons bien , peut lui dire chacun d'eux . D'ailleurs , il risque
de voir ses jugemens le plns souvent infirmés par le public ;
c'est ce que je viens de faire îci ; et c'est un petit désagrément
qu'il pourrait s'épargner.
>
A. D.
SPECTACLES.
Théâtre Impérial de l'Opéra- Comique. C'est un bien
mauvais service à rendre à la mémoire d'un homme de lettres
, que de mettre indistinctement au jour tout ce qu'on a
trouvé dans son portefeuille . Le malheureux succès de Menzicoff,
au théâtre Feydeau , aura sans doute engagé quelqu'avide
collatéral à faire une nouvelle fouille dans les papiers
de M. Dejaure , à en extraire un plan de mélodrame
probablement destiné au théâtre de l'Ambigu , et qui , à,
l'aide de quelques changemens , a été transformé en opéra
pas précisément comique , qui a pour titre Linné ou les
Mines de Suède.
Rr
6.8 MERCURE DE FRANCE ,
pas encore
Un compositeur connu ne manque pas de poëmes à mettre
en musique, mais un jeune homme qui débute n'a
le droit de choisir , il s'empare de tout ce qu'on lui présente
, et par sa précipitation perd souvent le fruit de ses
veilles : c'est ce qui vient d'arriver à M. Dourlens , jeune
élève du Conservatoire , auteur de la musique de l'opera
nouveau , qui , pour le plan et l'exécution , pouvait à peine
soutenir la comparaison d'un opéra bouffon .
La scène se passe en Suède ; Georgine , fille du comte
de Walstein , aime Frédéric ; le père s'oppose à cette union ;
Georgine quitte la maison paternelle , et se cache aveç son
amant dans le fond d'une forêt : le major Ulric , persécuté
par Walstein , est venu y chercher un refuge ; quelques
soldats de son régiment l'ont accompagné , et ces déserteurs
se conduisent dans les bois d'une maniere si noble , qu'ils,
pourraient donner des leçons de politesse et d'humanité ,
même aux brigands de la troupe du trop fameux Robert. Le
comte de Walstein , à la tête d'un détachement de son régiment
, poursuit les déserteurs . Ils sont pris , et condamnés
aux mines ; Frédéric , confondu avec eux , partage leur punition
; mais le célèbre Linné qui avait fait sa connaissance
en cherchant des simples dans la foret , descend aussi dans
les mines , y fait un beau sermon à Waltein sur l'oubli
des injures ; Waltein pardonne à sa fille , et se charge d'obtenir
la grâce d'Ulric.
Toute critique sur cet ouvrage serait superflue ; nous ne
pouvons que regretter que M. Dourlens ait pris la peine
de travailler sur un pareil canevas. C'est sur - tout de la
première production d'un musicien qu'il faut dire franchement
son avis , comme la manière n'est pas encore arrêtée ,
il peut profiter des avis qu'on lui donne. On a remarqué
dans cette musique quelque tendance à l'abus de l'harmonie,
un peu de négligence du chant principal , et des accompagnemens
qui , étant ou trop forts , ou trop nourris , reportent
sur l'orchestre l'attention qui devrait toujours appartenir
toute entière à la scène : plusieurs morceaux offrent
cependant une heureuse réunion de la mélodie et de
l'harmonie : on a sur-tout applaudi une jolie romance chantée
par Georgine ; un beau duo entre Frédéric et Georgine ,
et un choeur d'un bel effet et d'un style large , dans lequel
les condamnés aux travaux des mines expriment toute l'horreur
de leur situation .
Ce début de M. Dourlens, a donné de grandes espérances,
et nous promet' un bon mûsicien de plus .
SEPTEMBRE 1808. 619
Theatre du Vaudeville. Première représentation du
Petit Almanach des Grands-Hommes.
Le sort des deux premières représentations du Petit Almanach
des Grands- Hommes a été bien différent ; le parterre
, assez mal disposé à la première , a donné quelques
signes d'improbation bien gratuits : la seconde représenta-:
tion , au moyen de coupures heureuses, a été fort applaudie ,
et méritait de l'être. Le dialogue ( en termes de coulisse )
est soigné , et les couplets , presque tous bien tournés : il
eût été vraiment dommage que les auteurs n'en eussent pas
appelé .
<< Du parterre en tumulte , au parterre attentif. »
On a reproché à cet ouvrage de manquer de mouvement
et ce reproche est fondé ; mais les habitués du Vaudeville
sont indulgens et faciles à contenter. Ils n'exigent jamais
une action dramatique fortement conçue : des couplets agréa- ,
bles , du trait dans le dialogue , quelques pointes ou calembourgs
, voilà ce qu'il faut en général pour réussir à ce
théâtre , et , à peu d'exceptions , les pièces qui ont été applaudies
, n'avaient pas d'autres titres au succès.
Le Petit Almanach des Grands - Hommes est de MM.
Rougemont et Merle.
Théâtre de l'Impératrice . Odéon. Pourra-t-on jamais
accoutumer le public parisien à des comédies dont Aristote
eût désavoué la conduite et le plan ? J'en doute . Il ne souffre
aucun essai dans ce genre. Si du moins , avant de juger
ces pièces irrégulières , il les voulait écouter ; mais l'auteur
, dans un prologue , l'avertit en vain que l'on va lui
soumettre une pièce qui ne ressemble en rien à celles que
l'on représente tous les jours ; qu'on lui demande attention et
indulgence... Précaution inutile ! à la moindre invraisem→
blance , vous voyez le parterre entier , murmurer , vociferer, '
se lever simultanément , et crier haro sur l'audacieux auteur.
On dit que le peuple français est léger , inconstant
dans ses goûts ; moi , je ne crois pas qu'il en existe un seul
qui tienne plus fortement à ses us et coutumes.
3
La pièce que l'on vient de donner au Théâtre de l'Impératrice
, a pour but de ridiculiser certaines moeurs , certains
usages qui caractérisent les principales nations du
Monde. C'est en quoi Voltaire avait parfaitement réussi dans
le conte des Voyages de Scarmentado , qui a fourni le sujet
de la pièce nouvelle . On y voit , comme dans le conte , Scarmentado
en Angleterre où il risque d'être pendu ; en Es-'
Rr 2
620 MERCURE DE FRANCE ,
pagne où l'inquisition veut le faire . brûler ; en Italie où on
le veut assassiner ; en Turquie où peu s'en faut qu'il ne soit
empalé ; enfin , en France où , pour dernier malheur , il
se marie avec Agnès , sa maîtresse qui , comme lui , a couru
le monde , que partout il a rencontrée , grâces à telles et
telles circonstances qui toutes ont paru par trop invraisemhlables
au public. Cinq reconnaissances dans cinq actes ,
et à peu près autant d'enlèvemens ont occasionné des murmures...
Les deux premiers actes avaient plu , sur-tout l'acte
qui se passe en Espagne : rien de plus vrai et de plus plaisant
que le caractère de certain ' matamore espagnol .
On se demande pourquoi l'auteur s'est imposé l'inutile
tâche de placer cinq reconnaissances dans cinq actes . En
eût-il moins bien tracé les moeurs de ces cinq peuples , quand
chez l'un d'eux , Scarmentado eût enlevé sa maîtresse , et
quand, chez un autre , Agnès eût délivré Scarmentado de
quelque grand danger. Leur fuite commune dans un autre
pays eût été suffisamment motivée ; on les eût yus avec plaisir
arriver ensemble , soit en Espagne , soit en Italie ; et l'auteur
aurait évité par là , au moins trois reconnaissances
sur cinq. C'est bien quelque chose.
•
-
On dit que cette comédie est l'ouvrage d'un auteur connu
par de brillans succès ; qu'il la composa à dix-neuf ans ;
que des amis qui connaissaient cet essai de sa jeune Muse,
l'ont déterminé à la laisser représenter sur le second théâtre.
français ... Et en effet , pourquoi n'eût-on pas donné ce conseil
à l'auteur? La pièce étincèle d'esprit ; les vers ( à l'ex-.
ception de quelques locutions hasardées ) en sont bien.
tournés , pleins de saillies , d'épigrammes . En fallait-il
plus pour faire espérer un succès ? Que de pièces réus- :
sissent sans aucun de ces avantages ! Mais elles sont plus
sagement conduites... O les bienfaisantes règles ! tout passe
avec ce mot .
Nous croyons que les Voyages de Scarmantade n'ont pas
été jugés sans appel . Cette pièce n'est pas de celles qu'il
faut rejeter parce qu'un parterre qui nous a paru tumultueux
et peu décent , n'a pas voulu l'entendre avec atten-,
tion. Sans doute ce parterre sera composé de meilleurs
juges quand l'Université florira dans le quartier. Mais tou--
jours , faudra-t-il supprimer dans Scarmantade , deux ballets
qui viennent . refroidir et fatiguer le spectateur dans
l'acte qui se passe en Turquie. Ces ballets étaient d'une
longueur assomniante , et on ne peut plus mal composés ; ,
c'était une caricature pitoyable des ballets de l'opéra.
A. D.
SEPTEMBRE 1808. 621
NOUVELLES POLITIQUES .
RUSSIE . -
(EXTERIEUR. )
- Pétersbourg, 24 août. Le grand chambellan
Narischkin a donné dernièrement , dans sa maison de
campagne auprès de cette capitale , une fête magnifique à
la princesse héréditaire de Weymar. On croit générale
ment que S. A. I. ne tardera point à retourner en Allenagne
.
-
• A
Il y a eu , dimanche dernier , grande parade et ma
noeuvres d'artillerie . Un assez grand nombre d'officiers
suédois prisonniers assistait à ce spectacle.
-- La guerre continue en Finlande avec plus de chaleur
et d'activité que de résultats éclatans. La nature du pays
et la prudence de l'ennemi rendent presqu'impossibles
les
affaires générales. Mais , jusqu'ici , le roi de Suède a faît
d'inutiles efforts pour pénétrer dans cette province si
promptement et si heureusement conquise par nos armes.
Il l'a fait attaquer par terre et par mer , à la faveur de
quelques insurrections de paysans , et partout sans succès .
Le 1er août , notre escadre , sous les ordres de l'amiral
Chanikow , est arrivée à la hauteur de Sweabord , et le
quartier-général de l'armée de Finlande a été transféré
à Abo.
m
ALLEMAGNE. Hambourg , 12 septembre. Les dernières
nouvelles de Londres , reçues par la Suède , annon
cent que le marquis de Wellesley a débarqué un corps de
troupes anglaises entre Oporto et Lisbonne . On augurait
fort mal , en Angleterre , de cette expédition hasardeuse ,
dont le duc d'Yorck avait inutilement désiré d'obtenir le
commandement. ( Voyez , ci -après , l'article Londres. )
L'escadre qui croisait à la hauteur de Flessingue et sur
les côtes de la Hollande , est rentrée dans les ports dAngleterre
, partie à Deal , partie à Yarmouth .
Les flottes marchandes de la Jamaïque et des îles du
vent sont arrivées.
3. Les bâtimens portugais , sur lesquels il avait été mis un
embargo , au départ du prince -régent pour le Brésil , ont
été restitués aux propriétaires ; mais on discute encore la
question de savoir s'il faut aussi rendre les cargaisons.
L'amirauté anglaise a , sur les propriétés étrangères , uné
égislation si subtile et si flexible , qu'il est bien difficile,
622 MERCURE DE FRANCE
même aux plus fidèles alliés de l'Angleterre , d'échapper
à la théorie de son droit maritime .
Les dernières lettres de la Suède annoncent que le
baron d'Armfeldt est tombé subitement dans la disgrace
du roi . qui lui a retiré le commandement des troupes rassemblées
sur les frontières de la Norwège , pour le confier
au général Cedestroëm.
Le marquis de Douglas , dernier ambassadeur d'Angleterre
en Russie , est actuellement à Stockholm .
ANGLETERRE. Londres , le 9 Septembre.. Nous
avons reçu de Portugal la nouvelle de trois engagemers
qui ont eu lieu entre notre armée et les troupes françaises ,
les 16 , 17 et 21 du mois d'août.
Notre perte a été de plusieurs officiers supérieurs , de
400 hommes tués et de 600 blessés .
Les Français se battent avec la plus grande vigueur .
Nous avions le 17 notre quartier- général à Villa- Verde.
Après avoir rétrogradé d'une demi- marche , nous avons
été attaqués , le 21 , dans notre position de Vimiera .
L'attaque des Français a été des plus chaudes. Le 20°
régiment de dragons a été presqu'entiérement détruit.
Les corps commandés par les lieutenans - colonels Lake et
Taylor ont aussi considérablement souffert . Ces deux
braves officiers ont été tués . Nous n'avons presque pas de
cavalerie , et l'ennemi en a une très - nombreuse . Les
Français nous ont fait 4 ou 500 prisonniers .
Après la bataille du 21 , nous avons concentré nos forces
sur les bords de la mer , auprès de Maceira . Les Français
étaient demeurés dans leur position , où ils paraissaient se
renforcer , et depuis dix -huit jours que ces sanglans.combats
ont eu lieu , il n'y a eu que des escarmouches . Nous
avons déjà un grand nombre de malades.
Les relations des affaires du 17 et du 21 , qui avaient
été envoyées par le général Wellesley étaient fort exagérées
. Les treize canons que nous avons pris dans notre
marche , sont des canons de fer , que les avant- postes
français avaient retirés des châteaux qui se trouvent dans
les défilés. Ces trophées ne sont pas glorieux .
La cavalerie des Français et redoutable , et l'on dit
qu'ils ont soixante pièces de campagne attelées . Nous
croyons que notre infanterie doit être plus nombreuse
que la leur, sur- tout d'après l'arrivée du général Moore ;
mais s'il est vrai que le duc d'Abrantès ait fait sous les
forts de Saint-Julien un camp retranché , hérissé de 500
C SEPTEMBRE 1808. . 625
pièces de canon , et ait rassemblé des vivres pour six mois ,
il est probable que , quand bien même nous parviendrions
à le forcer dans sa position actuelle , qui couvre Lisbonne ,
rien ne l'empêcherait de se retirer dans son camp . Les
Français auront ainsi le tems de venir nous tourner par le
Douro. Les gens sensés croient que les dispositions qu'on
a prises ont été trop tardives .
Nous oublions de dire , et nous remarquons avec douleur
que le corps de Spencer a été totalement détruit , et cependant
, dans la bataille du 21 , le duc d'Abrantès n'avait
qu'une partie de ses forces. ( Extrait du Times ).
Du 9. Aucune nouvelle du Portugal depuis la bataille
du 21 à Vimiera ( 1 ).
On
a envoyé un renfort de trois vaisseaux de guerre
dans la Baltique .
C
Du 10. Un exprès envoyé à Cork le 5 , a porté à sir
David Baird l'ordre de mettre sur- le-champ à la voile (2).
Les troupes on reçu l'ordre de laisser leur bagage à terré ;
et ceux des soldats qui ne seraient pas encore prêts à
entrer sur-le - champ en campagne , resteront en dépôt à
Fermov.
Du 13. -D'après les dernières nouvelles que nous avons
reçues de Paris , Napoléon a déclaré , dans son Journal
officiel , qu'il allait employer la force , et que « les affaires
»
d'Espagne étaient irrévocablement fixées . » Du moins
les Espagnols n'auront pas dans cette occasion à seplaindre
de la trahison de leur ennemi (3) . La trahison ayant manqué ,
son objet , il a recours à la violence ouverte , et les Espa-
(1 ) Vous n'avez aucune autre nouvelle si ce n'est que votre quartiergénéral
était à Villa- Verde et que vous avez reculé jusqu'à Maceira au
bord de la mer. Ce n'est pas là un signe de victoire..
(2 ) Les Anglais sont obligés d'envoyer des troupes au secours de leur
armée de Portugal , et cependant si l'on voulait les croire , il faudrait les ›
regarder comme vainqueurs . Que feraient- ils de plus , s'ils avaient été ,
défaits ? Cette circonstance , jointe à l'aveu qu'ils ont fait qu'ils avaient
porté en arriere leur quartier général , ne laisse pas de doute sur la vérité
des résultats.
de
(3) La trahison est une arme que les Français ne connaissent pas ;
c'est celle du faible . On ne peut reprocher à l'armée française en Espagne
que d'avoir montré trop de confiance . Les garnisons de Barcelone ,
Pampelune , de Saint- Sébastien , de Madrid , n'étaient-elles pas entourées
par l'aimée française , et si cetic armée n'avait écouté que la prudence
elle aurait désarmé les troupes de ligne,, mis à pied les troupes à cheval ,
et pris les officiers en ôtages
Le marquis de la Romana a trompé le prince de Ponte-Corvo , parce
que la défiance n'entre pas dans le caractère français . Cet Espagnol s'est
Jaissé aller aux suggestions des Anglais , et il a faussé son serment , mais
sou déshonneur fait l'éloge de la loyauté française .
624 MERCURE DE FRANCE ,
gnols profiteront sans doute de cet utile avertissement pour
n'écoûter que le danger de leur situation , et pour étouffer
toutes ces petites semences de jalousie qui pouvaient
devenir funestes à la.cause commune.
Nous espérons que les Espagnols seront bientôt en
mesure de soutenir cette grande lutte , et notre honneur
nous commande de, les aider de toutes nos forces. Il est
tems enfin de détruire cette tache imprimée à notre caractère
national , que nous laissons périr nos alliés faute de
secours . Les forces de notre ennemi sont partout en mouvement
; 80,000 de ses vieilles troupes vont franchir les
Pyrénées , et les troupes anglaises ont déjà montré qu'elles
peuvent se mesurer avec elles . Tout dépand de l'énergie
de nos ministres. (4) .
Nous avons reçu les journaux de Hollande jusqu'au
9 du courant, Les troupes françaises , qui occupaient le
territoire prussien , sont en marche pour la France , et
sans doute qu'elles se rendent en Espagne . Il faut que
Bonaparte ait une grande confiance dans les dispositions
pacifiques de l'empereur François , ou qu'il ait le plus
grand mépris de ses forces et de son énergie. Il est possible
aussi qu'il compte sur la coopération de la Russie ,
et que l'armée russe , qui se rassemble du côté de la
Pologne , soit destinée à en imposer à l'Autriche (5) .
(4) On nous dit que le général Wellesley est en Portugal avec une armée
considérable . Le général Junot , prévenu de sa marche et instruit des circonstances
, aura pris des mesures pour se fortifier , pour rassembler des
vivres et pour combiner sa défense avec celle de l'escadre russe .
Rien ne peut être plus agréable aux Français et au Continent que de
voir les Anglais jeter enfin leur masque et entrer en lice . Dieu veuille que
80,000 , que 100,000 Anglais se présentent devant nous en rase campagne
la terre du Continent a toujours été leur tombeau. Si ils prennent assez de
confiance pour s'éloigner de leurs vaisseaux , le peuple anglais apprendra
aussi à pleurer sur les malheurs de la guerre. Son or sera trempé de
sang et de larmes. 51. "
3 (3) , Singulière assertion ! Oui , plus de deux cent mille hommes vont
franchir les Pyrénées ; ce qui n'empêchera pas que la France ait plus de
400 mille hommes en Italie et en Allemagne pour la défense de ses alliés.
La Russie est Palliés de la France , elle est au même degré que la France
ennemie déclarée de l'Angleterre , et cependant les Anglais ne peuvent
prévoir sans étonnement que les armées russes se combineraient avec les
armées françaises , si cela était nécessaire .
A ces ridicules raisonnemens les Anglais ajoutent une supposition plus
absurde encore . L'empereur d'Autriche et la nation autrichienne ne veulent
pas de vous. L'exemple de la Suède lear a appris ce qu'on peut attendre
de votre alliance. Les peuples du Continent , qu'ils soient battus ou battans
, ne cessent pas de s'estimer, C'est à vous seuls qu'ils gardent leur
mépris.
SEPTEMBRE 1808. 625
-
*
-Unbâtiment , arrivant de Malte , a apporté la nouvelle
d'un brillant combat soutenu par la frégate la Seahorse,
capitaine Stewart , à la hauteur des Dardanelles , contre
trois frégates turques , dont une de 50 canons , et deux
de 44. Le combat a duré trois heures. Le vaisseau de
50 canons a été capturé et conduit à Malte . Une des
autres frégates a été coulée , et l'autre s'est échappée . Les
Turcs ont eu , dit - on , 200 hommes tués et 300 blessés .
Nous n'avons eu que 6 hommes tués et 5 blessés ( 1 ) .
-On a reçu hier des nouvelles de St-Domingue jusqu'au
2 août. Il y avait eu plusieurs actions entre Christophe et
Pétion , et le dernier avait eu partout l'avantage. Pétion
avait quitté le Port-au-Prince avec 8000 hommes pour se
porter sur S -Marc , où Christophe tenait encore.
(INTÉRIEUR. )
--
PARIS , 23 Septembre. S. M. I. et R. est partie pour
l'Allemagne , jeudi 22 du courant , à 5 heures du matin .
MM, les ducs de Frioul et de Rovigo , M. de Remusat
premier chambellan , et M. le général Nansouty , premier
écuyer , accompagnent S. M. Le ministre-secrétaire d'Etat
est parti en même tems.
S. A. S. le prince vice-grand-électeur de l'Empire , et
S. Exc. le ministre des relations extérieures , avaient quitté
Paris depuis plusieurs jours.
On assure que M. le maréchal Lannes est allé recevoir
l'empereur de Russie , à la frontière de ses Etats .
4.-
2.
S. M. le roi des Deux- Siciles est arrivé à Naples le 6 de
ce mois. Les acclamations de ses nouveaux sujets l'ont
suivi depuis les confins du territoire napolitain , jusques
dans sa capitale . C
Le dimanche , 19 du courant , pendant la messe célébrée
dans la chapelle du palais de Saint- Cloud , M. de
Fontanes , présenté par S. A. S. le prince archi-chancelier
de l'Empire , a prêté serment sur les saints Evangiles , entre
les mains de S. M. l'Empereur et Roi , en qualité de grandmaître
de l'Université.
(6) Voilà une brillante victoire ! Quel mal avez-vous reçu des Turcs
pour leur faire la guerre ? Leur crime est de n'avoir pas voulu vous permettre
d'incendier leur sérail et leur capitale. Si vous quittez votre sytème
d'égoïsme , d'hypocrisie ét de trahison ; si vous défendez vos nouveaux alliés
loyalement , avec toutes vos forces , et au prix de l'existence de vos soldats ,
nous pouvons prédire à l'Europe que votre soumission n'est pas éloignée
elle suivra de près la destruction de vos armées . (Moniteur. )
626 MERCURE DE FRANCE ,
Deux jours auparavant ( le 17 septembre ) , S. M. avait
rendu le décret suivant :
Art. 1 ° . Le grand- maître de l'Université prêtera serment entre nos
mains. Il nous sera présenté par le prince archi-chancelier , dans la
chapelle impériale avec le même cérémonial que les archevêques. La
formule du serment sera ainsi conçue,: t
Sire , je jure devant Dieu , à V. M. , de remplir tous les devoirs qui
>> are soot imposés , de ne me servir de l'autorité que pour former des
» citoyens attachés à leur religion , à leur prince , à leur patrie , à leurs
» parens ; de favoriser par tous les moyens qui sont en mon pouvoir ,
> les progrès des lumières , des bonnes études et des bonnes moeurs ;
» d'en perpétuer les traditions pour la gloire de votre dynastie , le bon-
» heur des enfans et le repos des pères de famille . »>
2. A dater du 1er janvier 1869 ', l'enseignement public dans tout
l'Empire , sera confié exclusivement à l'Université.
3. Tout établissement quelconque d'instruction , qui , à l'époque cidessus
ne serait pas muni d'un diplôme exprès du grand- maître , cessera
d'exister.
4. Pour la première formation seulement , il ne sera pas nécessaire
membres enseignans de l'Université soient gradués dans ´une
faculté ; ils ne seront tenus de l'être qu'à dater du 1er janvier 1815.
5. Avant le 1er décembre prochain , l'archevêque ou évêque du cheflieu
de chacune des académies où il y aura une faculté de théologie ,
présentera au grand- maître les sujets parmi lesquels les doyens et les
professeurs de théologie seront nommés .
~~ 6 . A l'égard des deux facultés de théologie de Strasbourg et de
Genève , et de celle qui sera incessamment établie à Montauban , les
candidats seront présentés dans le même délai par les présidens du
consistoire de ces trois villes . &
7. Le grand-maître nommera , pour la première fois , les doyens et
les professeurs entre les sujets portés en nombre triple de celui des
places auxquelles il faudra pourvoir , et cette nomination sera faite
avant le 1er janvier 1809.
•
8. Le grand- maître nommera également pour la première fois , et
avant le 1er janvier 1809 , les doyens et professeurs des autres facultés .
9. Les chaires des facultés de théologie ne seront données au concours
qu'à dater du 1er janvier 1815 , et celles des lettres et sciences
à compter du 1er janvier 1811 : jusques là , il y sera nommé par le
grand-maître .
?
10. Jusqu'au 1er janvier 1815 , époque à laquelle les personnes qui se
destinent à l'instruction publique , auront pu acquérir les qualités requises
, l'ordre des rangs ne sera pas suivi dans les nominations des
fonctionnaires ; mais nul ne pourra être officier de l'Université ou officier
d'Académie , avant l'âge de trente ans révolus .
11. Toutes fois , tous les individus qui ont exercé pendant dix ans
des fonctions dans l'instruction publique , pourront recevoir du grandmaître
le diplôme du grade correspondant aux fonctions qu'ils remplis
sent . Toutes nominations du grand - maître , qui ne seront pas faites
parmi les individus ci - dessus désignes , seront soumises à notre approbation
et lorsqu'elle aura été accordée , il sera délivré aux fonctionnaires
un diplôme du grade correspondant aux fonctions auxquelles il
aura été promu. Les conseillers titulaires seront nommés par nous incessamment.
Ils jouiront dès-à-présent des honneurs et traitemens attachés
à leur titre. Ils recevront un brevet de conseiller à vie dans cinq
SEPTEMBRE 1808. 627
9 ans si , d'ici à cette époque , ils ont justifié nos espérances et notre
confiance .
12. Avant le 1er janvier 1809 , le grand-maître nommera les conseillers
ordinaires , les inspecteurs de l'Université , les recteurs et inspecteurs
des Académies , les proviseurs et censeurs des Lycées , en se
conformant aux règles, qui viennent d'être établies .
13. Tous les inspecteurs , proviseurs , censeurs , professeurs et autres
agens actuels de l'instruction publique , seront tenus de déclarer au
grand-maître s'ils sont dans l'intention de faire partie de l'Université
impériale , et de contracter les obligations imposées à ses membres. Ces
déclarations devront être faites avant le 1er novembre prochain.
14. Avant le 15 janvier 1809 , tous les membres de l'Université devront
avoir piêté le serment prescrit par l'article 39 de notre décret du
17 mars , faute de quoi , ils ne pourront continuer leurs fonctions .
15. Le grand- maître est autorisé à nommer sur la présentation de
trois sujets par le trésorier ; un caissier général de l'Université , chargé ,
sous la surveillance du trésorier , de la totalité des recettes et de l'acquittement
des dépenses sur les ordonnances du trésorier. Le caissiergénéral
rendra le compte annuel .
16. Les articles 90 et 94 du décret du 17 mars , en ce qui concerne le
choix des inspecteurs de l'Université et des recteurs des Académies ,
p'auront leur exécution qu'à partir du premier janvier 181 1 .
17. Le pensionuat normal sera mis en activité dans le cours de l'année
1809 ; le nombre des élèves pourra n'être porté qu'à cent la première
année , à deux cents la seconde , et ne sera completté que la troisième
année. "
18. Le chef de l'Ecole normale pourra être choisi par le graud-maître ,
parmi les conseillers à vie , indistinctement , jusqu'à ce qu'il y ait quatre
recteurs conseillers à vie.
.
19. La maison des émérites sera ouverte dans le cours de l'année 1809.
20. La retenue du 25° , faite jusqu'à ce jour sur les traitemens des proviseurs
, censeurs et professeurs , pour les pensions de retraite aura lieu
sur tous les traitemens de l'Université .
21. Les fonds des bourses dans les Lycées , fournis par le gouvernement
, seront versés par douzième dans la caisse de l'Université , sur
l'ordonnance de notre ministre de l'intérieur , et en vertu de la quittance
du caissier de l'Université , visée par le trésorier.
22. Le contingent annuelle des villes , pour les bourses destinées , dans
chaque Lycée , aux élèves des écoles secondaires , sera versé par le caissier
de la commune , et aussi par douzième , dans la caisse du Lycée où
les bourses seront établies , sur l'ordonnance du préfet , et à Paris sur
l'ordonnance du ministre de l'intérieur .
23. Les bâtimens des Lycées et colléges , ainsi que ceux des Academies
, seront entretenus annuellement aux frais des villes où ils sont établis
; en conséquence, les communes porteront chaque année à leur budjet,
pour être vérifiée , réglée et allouée par l'autorité compétente , la somme
nécessaire à l'entretien et aux réparations de ces établissemens , selon
les états qui en seront fournis .
*
24. La caisse d'amortissement est autorisée à ouvrir à l'Université impériale
, un crédit d'un million , avec intérêt de 5 pour cent , pendant
one année . L'Université , au fur et à mesure de ses rentrées , rembour
sera la caisse d'amortissement jusqu'à libération entière .
25. La rétribution annuelle des éturdians mentionnés en l'article 137
de notre décret da 17 mars dernier , est fixée ainsi qu'il suit , savoir :
pour les pensionnaires dans les pensions , institutions , colleges , Lycées
628 MERCURE DE FRANCE ,
et séminaires, au vingtième du prix de la pension payée pour chaque
élève . Pour les élèves à demi-pension , pour les externes et pour les
élèves gratuits ou non gratuits , à une somme égale à celle que paient
les pensionnaires de l'établissement où ils sont admis.
"
26. Les élèves de pension ou d'institution qui suivent et paient
comme externes les cours d'un Lycée , ne paieront point la rétribution
ci-dessus au Lycée , mais seulement dans leur pension ou institution .
27. Il sera payé pour les diplômes portant permission d'ouvrir une
école , accordé par le grand-maître , en vertu des articles 2 , 54 et 103
de notre décret du 17 mars , savoir : 200 fr. pour les maîtres de pension ;
à Paris 300 fr. 400 fr. pour les instituteurs ; à Paris 600 fr. Ce paiement
sera effectué de dix ans en dix ans , à l'époque du renouvellement des
diplômes.
+
28. Le droit de sceau , pour ces diplômes , est compris dans les sommes
ci- dessus .
29. Les maîtres de pension et instituteurs , paieront chaque année ,
au premier novembre , le quart de la somme ci-dessus fixée.
30. Les rétributions mentionnées aux deux titres précédens , seront
exigibles à dater du premier novembre 1808.
Par un autre décret , en date du 16 de ce mois , S. M.
a nommé conseiller à vie de l'Université impériale , MM .
de Bausset , ancien évêque d'Alais ; Emmery , ancien directeur
du séminaire St.- Sulpice ; Nougarède , questeur du
Corps-Législatif ; Delamalle , avocat ; de Bonald ; Defrenaudes
, ex-tribun ; Cuvier , membre de l'Institut ; Jussieu ,
idem; Legendre , idem; Guéroult, proviseur du Lycée Charlemagne.
Par le même décret , S. M. a nommé M. Arnault , conseiller
ordinaire , et secrétaire-général du conseil de l'Université.
-Un décret impérial , du même jour , ordonne que les
commissions du Corps-Législatif, pour la discution préalable
des lois , se réuniront à Paris le 1er octobre prochain. Les'
membres du Corps-Législatif qui composent ces deux com
missions , sont , pour la Législation civile et criminelle :
MM . d'Haubersart , président; Riboud , Nougarède , Cholet,
Grenier, Bruneau-Beaumetz , et Louvet . Pour les Finances
: MM . de Montesquiou , président ; Desribes , Defermon ,
Frémin-Beaumont , de Meulenaër , Mathieu , et Brière- Mondétour.
Le Corps Législatif est convoqué pour le 25 octobre.
-M . le sénateur Saint-Vallier est nommé à la Sénatorerie,
de Gênes.
-Le directeur du Théâtre de la Cour'est parti pour
l'Allemagne avec les principaux acteurs tragiques du Théâtre
Français. R.
t
TABLE
Du troisième Trimestre de l'année 1808 .
TOME TRENTE -TROISIÈME.
POÉSIE .
}
LA Fête-Dieu dans un hameau , —Poëme ; par M. P. de la Renaudière.
La Visite académique ; par M. Andrieux.
Honni soit qui mal y pense ; vaudeville de M. Dejouy.
Les Plaisirs de la campagne , fragmens par M. L.-B.
Quatrains ; par M. du Weiquet d'Ordre .
Epigramme dialoguée ; par M. de L.-R.
Les Amans de Bayonne , Elégie ; par M. Népomucène Lemercier.
Un Bosquet ; par M. Millevoye .
Le Tombeau de Clémentine et de Julie, Elégie ; par M, Iduag.
Mort d'Anthiocus Epiphane ; par M. Talairat.
Bonsoir la Compagnie , Vaudeville moral de M. Brazier.
A Mademoiselle ***.
Page
3
49
50
51
53
Id.
• 97
99
145-
193
195
196-
Id.
241
249
A une jeune personne qui se plaignait de ne pas connaître ses parens ;
par M. Dejouy.
Épître à mon Amie ; par Mlle Sarrazin de Montferrier.
La Justification ; Dialogue entre deux poëtes ; par M. L.-R.
Fragment d'une Traduction nouvelle de l'Enéïde ; par M. Becquey . 289
Testament de l'Amour , Allégorie ; par M. Dejour.
Le Bibliothécaire , Epigramme ; par M. L.-B.
Fragment des trois règnes de la nature , poëme nouveau ; par
J. Delille.
Le Songe de Luci , Romance ; par M. Géraud.
Sur le Portrait d'une Prude ; par M. Geraud.
Aline , Elégie.
Fragment d'un poëme sur les Ruines ; par M. F. Mazòis .
La Nascita di Giove , Ode ; par Buttura:
Le Sophi et le Dervis , Apologue ; par Kerivalant.
Réponse impromptu , etc .; par M. Andrieux.
L'Homme à plaindrę ; par D……………..
339
Id.
385 et 433
388
436
481
484
529
531
577
Id.
Enigmes . 7, 53, 99, 147 , 196, 243 , 293 , 340 , 388, 436, 485 , 532 .
Logogriphes . Id. , Id. , 100, Id . , Id. , Id. , Id. , Id., 389, 437 , 486, 533 ,
Charades. 8, 54, Id. , Id. , 197 , 244, Id. , 341 , Id. , Id. , Id. , Id. ,
Mots des Enigmes , des Logogriphes et des Charades . 8 , 54 , 100 , 148,
197 , 244 , 293 , 341 , 389 , 437 , 487 , 533
630 TABLE DES MATIÈRES .
MÉLANGES.
Lettre de M. L. aux Rédacteurs du Mercure , sur le poëme des Jeux
de mains ; par M. de Rhulières
La pauvre Sara ; par M. de Sévelinges .
55
148
L'OEuvre de charité , Nouvelle espagnole ; par M. de Boufflers . 198 , 245
Suite des débuts de Mlle Maillard ; rentrée de Mlle Duchesnois . 214
Victorine d'Olmont , ou le double Mariage ; par M. de Sévelinges. 294
Extrait d'un Voyage inédit en Italie , en Grèce , et à Constantinople. 341
Extrait des Recherches récemment faites en Angleterre et en France
sur la décomposition des alcalis ; par M. Biot.
Léonie ; par M. L. de Sevelinges .
LITTÉRATURE , SCIENCES ET ARTS .
Le vieil Amateur ; par M. Alexandre Duval.
487
580
( EXTRAITS ).
Les Jeux de Mains , poëme ; par M. C.-C. de Rhulières .
Les Pyrénées , poëme ; par M. Dureau-Delamalle.
Nouveau Dictionnaire français et latin ; par M. Noël
13ལྷ་མི་ཆ
Le Fils banni , ou la Retraite des Brigands ; par Me Regina -Maria
Roche. 35
Voyage dans les départemens du midi ; par M. Aubin- Louis Millin . 60
Bibliothèque universelle des Voyages ; par M. Boucher de la Richar
derie.
Remarques inédites du président Bouhier , de Breitinger , et du père
Oudin ; publiées par M. Prunelle.
OEuvres complètes de Mme la marquise de Lambert.
Rudiment de la Traduction , ou l'Art de traduire le latin en français ;
par M. Ferri de Saint- Constant .
Genio , canto lirico , nel compleanno dell' incoronazione a Rè
d'Italia di Napoleone il Grande ; par Buttura.
Poësies diverses de Jean- François Delafosse.
69
3
74
79-
ΙΟΥ
&&
106
III
Essai sur le mécanisme de la guerre , etc. etc .; par un officier français . 115
Eloge de Henri Fouquet ; par Charles - Louis Dumas.
Extrait du Mémoire sur la cause immédiate de la carie ou charbon des
blés et sur ses préservatifs ; par M. Bénédict Prevost.
123
128
L'Arithemétique , etc ; par M. Edmond Desgranges . 131
La Princesse de Clèves , suivie des Lettres de Me la marquise sur
***
ce roman , et de la comtesse de Tende.
165
Léontine de Blondheim ; par M. H.-L. C. 169
Praxede ; par César Auguste. 175
L'Amour maternel , extrait d'un ouvrage inédit de M. Millot.. 179
remarques ; par M. de Saintonge.
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers français , avec des
Considération sur l'état de la peinture en Italie , etc.
219
229
TABLE DES MATIÈRES . 63
Mémoire relatif à trois espèces de crocodiles ; par M. Geoffroy de
St.-Hilaire.
L'Enéïde , traduite en vers français ; par M. Hyacinthe Gaston .
L'Histoire , ou les Aventures de Joseph Andrews et de son ami Abraham
Adams ; ouvrage traduit de l'anglais par M. Lunier.
Esprit de Mme ecker ; par M. B.-D. V.
Histoire des guerres civiles de la république romaine ; par. J.-J.
Combes- Daunous .
Instructions sur les moyens de suppléer le sucre dans les principaux
usages qu'ou en fait pour la médecine et l'économie domestique ;
par M. Parmentier.
Mémoires de la Classe des Sciences physiques et mathématiques de
l'Institut , second sémestre de 1807 .
230
266
276
315
321
326.
348
Savinia Rivers , ou le Danger d'aimer ; par mistriss Sophie Lée.
Marie de Brabant , reine de France , roman historique ; par F.-P.-A.
Maugenet.
359
366
371
Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises ; par Charles
Nodier.
Du génie des peuples anciens , ou Tableau historique et littéraire du
développement de l'esprit humain chez les peuples anciens , etc .;
par Me V. de C**** .
Glossaire de la Langue romane , etc .; par M. J.-B.-B. de Roquefort.
590.
402 et 497
L'Eneide , traduite en vers français ; par M. François Becquey.
Histoire de France , commencée par Velly , continuée par Villaret ,
et ensuite par Garnier; par Ant . Fantin Désodoards.
ΙΣΟΚΡΑΤΟΥΣ ΛΟΓΟΙ , etc. Lettres et Harangues d'Isocrate avec
les ancrenues Scholies .
411
425
477
Histoire de la Grèce , traduite de plusieurs auteurs anglais ; revue et
corrigée par J.-J. Leuillette. 448
Les Fleurs , Idilles morales , suivies de poësies diverses ; par E. Cons
tant Dubos. 461
Les quatre Saisons du Parnasse , où Choix de Poésies légères , etc .;
par M. Fayolle.
491
Discours prononcé par M. Vigée , le jour de la distribution des prix
de l'institution polythecnique. 508
De l'Amour considéré dans ses lois réelles et dans les formes sociales
de l'union des sexes ; par P. de Senancour.
534
Caractère des personnages les plus marquans dans les différentes cours
de l'Europe.
632 TABLE DES MATIÈRES.
1
Esprit des Orateurs chrétie is , etc.
Recherches historiques sur l'usage des cheveux postiches , etc.
Théâtre de l'Opéra-Comique.
VARIÉTES .
594
599
42
-
Séance publique de la classe d'Histoire et de Littérature ancienne de
l'Institut. - Messe de M. Martini. - Alcalimètre de M. Descroisilles
.—Lettre de M. Jouyneau Desloges , sur M. Chéron . 87 et suiv .
Théâtre du Vaudeville . Notice nécrologique ; par S.-B. Jumelin .
Revue des Théâtres. Lettre de M. Jouyneau Desloges .
pientes
134 et suiv.
Sur le rapport que les commissaires de la première classe de l'Institut
ont fait du système du docteur Gall .
Revue des Théâtres . Débuts de Mlle Émilie Levert.
Notice nécrologique sur M. Neveu.
Revue des Théâtres.
181
231
311
326
374 , 429 , 467 , 511
Rapport fait à l'Institut sur l'histoire de l'anarchie de Pologne ; par
Rhulières.
Sociétés savantes. 90 , 137 , 184
Revue du Mois , ou Coup-d'oeil sur quelques ouvrages nouveaux. 608
Pages
Pages
NOUVELLES POLITIQUES .
44, 93 , 139, 184 , 233 , 285 , 331 , 377 , 431 , 470 , 514 , 564
ANNONCES.
94 , 144 , 191 , 239 , 336 , 480 , 528 .
Fin de la Table des Matières du troisième Trimestre.
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE .
DEPT
DE
LA
5.
en
TOME TRENTE - TROISIÈME.
WIRES ACQUIRIT BUNDO
A
PARIS ,
Chez ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson et
dé celui de Mme Ve Desaint.
1808.
YSITY OF
CRIMSO
LIBRARIES.
ཨ་འཚན་བཅས་དྲིརྩམས་པ་
ORICLO
CHICAGO, IL
А Раё
M48
Gen. Lib.
v33
31 ....
1655556
(No CCCLXIII . )"
( SAMEDI 2 JUILLET 1808. )
2
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE.
LA FÊTE - DIEU DANS UN HAMEAU.
POÈME.
QUAND du brûlant cancer les fécondes chaleurs
ا .
Jaunissent les moissons et colorent les fleurs ,
༥tt 【° !
i
Belle de tous ses dons , la brillante nature
Revêt avec orgueil l'éclat de sa parure ;
Et l'Été sur son trône , au milieu de sa cour ,
Apparaît , rayonnant de tous les feux du jour.
Dans les champs fortunés , qu'embellit sa présence ,
Tout assure un plaisir ou promet l'abondance .
L'homme , rempli d'espoir , dans ces jours radieux ,
Elève un chant d'amour vers la voûte des cieux
Et la religion , se parant de guirlandes ,
An roi de l'Univers apporte ses offrandes .
99 €
Eloigné des cités , dans le caline des champs ,
i.
sibio of
how "
O combien me charmaient ces hommages touchans for
Ces lieux semblent porter à la recon naissance.
Tout d'un ciel bienfaisant y montre la puissance ,
Nos voeux y sont plus purs , tout y peint la candeur: o )
Et la bouche y dit mieux ce qu'a senti le coeurɔ wɔ b
Le tableau séduisant de la pompe champêtre ,
A mon oeil enchanté semble encore apparaître ;
Je revois la douceur des fêtes des hameaux ,
Et cette heureuse image appelle mes pinceaux.
s
A 2
4 MERCURE DE FRANCE ,
Déjà l'astre du jour , poursuivant sa carrière ,
Laissait tomber sur nous des torrens de lumière
Et dans un ciel d'azur s'avançait radieux .
Près du temple , à l'entour des tombes des aïeux ,
Qui , dépouillant leur deuil , couvertes de verdure ,
Semblaient de l'espérance accueillir la parure ,
Le hameau s'assemblait en groupes séparé.
O comme avec délice , en ce jour désiré ,
Il revoit tout l'éclat des fêtes solennelles ,
Que proscrivit l'athée et ses lois criminelles !
Comme alors , éprouvant un plaisir enchanteur ,
La foule avec transport accueillit son pasteur.
Il allait revêtir ses parures sacrées ,
Dans un coupable oubli trop long- tems demeurées .
Tel au trépas ravi l'heureux convalescent
Jette sur la nature un regard caressant ;
Tel l'antique pasteur , retrouvant sa patrie
Aux plus doux sentimens ouvre une ame attendrie.
Bientôt l'airain bruyant dans les airs entendu, `
Annonça du départ le moment attendu .
Le hameau s'avançait partagé sur deux files .
Fuyez loin de ces lieux , faste brillant des villes .
Là , ne se montraient point ces tissus précieux ;
L'or, l'opale , l'azur n'y frappaient point les yeux ;
Des bouquets sans parfum , enfans de l'imposture ,
N'y chargeaient point l'autel du Dieu de la Nature ;
Et des puissans du jour l'orgueilleuse grandeur
N'y venait point du luxe étaler la splendeur.
Combien je préférais la pompe du village !
Modeste , sans apprêt et même un peu sauvage
Sa vue attendrissait le coeur religieux .
D'abord des laboureurs , vieux enfans de ces lieux ,
Au front chauve , attestant leur utile existence
Sans ordre s'avançaient , et priaient en silence.
Le cortége pieux , non loin à mes regards ,
Se montrait , précédé des sacrés étendards.
Le feuillage bientôt le couvrit de son ombre.
Dans un sentier profönd , asÿle frais et sombre
La foule se pressait sur les pas de son Dieu ', ”
Et de ses chants sacrés venait remplir ce lieu.
Devant le roi des rois , sous ces vertes feuillées ,
Les jeunes villageois , de roses effeuillées
Sur la terre à l'envi parsemaient les couleurs.
Et , mêlant son parfum au parfum de ses fleurs ,
63
JUILLET 1808 .
L'encens , qui de Saba fit l'antique opulences, rien av
Comme un nuage au loin qui dans l'air sé balance ,
S'élevait lentement et planait sur les champs.
Aux voix des laboureurs entremêlant leurs chants ,
Les oiseaux s'unissaient à ces pompes, rustiques ; duh
Et , de son palais d'or embrâsant les portiques ,
Le soleil , couronné d'une immense splendeur ,
Sur ces arbres touffus arrêtait son ardeur.
64
r
27.4.1
J'aimais , j'aimais à voir ce peuple des villages ,
Sous la feuille des bois , ainsi qu'aux premiers âges
Célébrant l'Eternel et lui portant leurs voeux.
Ils ne demandaient point , ces hommes vertueux
L'éclat de nos palais , le luxe de nos villes ,
Et nos plaisirs bruyans et nos grandeurs serviles .
« Bénissez , disaient-ils , nos troupeaux et nos blés ;
» Que nos enfans , un jour près de nous rassemblés
» Sur l'hiver de nos ans répandent quelques charmes ;
» Que leur destin jamais ne provoque nos larmes ;
» Et simples dans nos goûts , heureux d'être chéris ,
» Toujours de nos vergers que nos coeurs soient épris .
De sa pompe sacrée , alors la troupe sainte
Du modeste hameau vint réjouir l'enceinte .
Quel spectacle touchant s'offrait à mes regards !,
Retenus par les ans , quelques faibles vieillards ,
གཉ་ཅུས
T
Adorant l'Eternel au seuil de leurs chaumières ,
Regrettaient leurs printems et leurs forces premières .
Consolez-vous , vieillards ; vos champs fertilisés ,
Vos jours laborieux dans les travaux usés ,
Votre ame qui , toujours fermée à la vengeance , deigle
Consola le malheur , accueillit l'indigence ,
De l'asyle des cieux vous promet la douceur .
Mais déjà tout ici vous offre le bonheur ;
Vos fils , à votre aspect redoublant d'allégresse ,
D'un sourire d'amour charment votre vieillesse :
Ce sourire d'amour a calmé vos douleurs.
Au retour de la fête , au déclin des chaleurs ,
Alors que l'horizon moins brûlant et plus sombre ,
Se bordera de pourpre , avant- coureur de l'ombre ;
Et que le vent du soir glissera dans les bois ,
Ils viendront , réunis devant vos humbles toits
De l'amour filial épuiser les délices ;
Leurs jeux s'embelliront sous vos heureux auspices ;
Et du vieux patriarche , en ces jours enchantés ,
16 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
Vous croirez retrouver les douces voluptés :i
Je vous quitte ; la fête àrabsuivre m'engage..
·
s.rmo )
2
COMAND 290 2
Non loin , couvert de liërre , et rembruni par l'âge , rolo 2
Un chêné vénérable éfendait ses rameaux. « THA
Là , dès le point du jour , les vierges des hameaux
Elevaient sous son ombre in tone de verduré.Saob
La mousse en longs festoffs en formait la bordure
Le lys , aux deux côtés , balançait sa blancheur ,
Et la rose , en bouquet , y montrait sa fraîcheur, vomicil
L'Eternel sur ce trône , orné par l'innocence , si anod
Devait quelques instays reposer sa puissance. I trend480
A l'aspect de ces lieux je sentais dans mon coeur ༽ ཥ ། །།
Couler d'un calme pur la secrète douceur , son shaEY!
Et ma pensée , alors tranquille, et, solitaire , ensinių còn 13
Pour un monde meilleur abandonnait la terre. abti »
Alors , faisant cesser ce calme solennel , initas aor guŷ V/
Le hameau lentement environna l'autel.noi, novidT958 -
Avec quel saint respect le pasteur du village hool snQ &
Seul , et,foulant les fleurs qui couvre son passagemia 1
Porte le roi des rois , et s'élève à nos yeux
Sous l'emblême immortel d'un pain mystérieux !
La foule , tout à coup , prosternée en sil
Du roi de l'univers adora la présence .
silence
auroin '!
ve son Dieu descendait dans son coeur
Chacun crut que
Non ce maître irrité , 797 monarque vengeur ,
12 10990
ut , s'armant d'un front sévere ,
༄། ! ་ ཧ་ སྲ་ ཉིན།;; .
Qui doit au dernier jour ,
ala terre , Au fracas de la foudre apparaître à
Et , juge sans pardon , au monde épouvanté
De ses arrêts divins proclamer l'équité.
Mais un Diểu , tempérant tout l'éclat dont il brille ,
Tel qu'un père adoré se montre à sa famille ,
Accueillant Finfortune , et portant dans les coeurs
L'espoir d'un meilleur sort et l'oubli des douleurs .
93 TH
Vers le séjour antique où se plaît la prière ,
Le hameau dirigeait sa modeste bannière.
Quel groupe harmonieux , marchant confusément
Non loin du dais sacré se montre en ce moment ?
ד י ד
J'aperçois , de respect et d'amour entourées ,
Les mères du hameau , de leurs enfans parées .
Tout sourit à leurs yeux dans ce jour de bonheur ,
Et leurs yeux laissent voir les plaisirs de leur coeur.
Là , de jeunes beautés , d'un lin blanc revêtues ,
Unissant à l'envi leurs grâces ingénues ,
Semblent à l'oeil charmé reproduire en ce jour,
0130
"
JUILLET 1808.
Ces anges embellis d'innocence et d'amour . in
Toutes suivaient le Dieu que fêtait la nature.
Leur voix comme leur coeur ignorait l'imposture.
La piété fidelle , aux charmes si touchants ,
Par leur bouche exhalait la douceur de ses chants ;
Et , portés dans les airs jusqu'aux divins portiques ,
Ces chants semblaient s'unir aux célestes cantiques.
Bientôt du temple saint le cortége pieux
En foule vint remplir les murs religieux ;
Et bientôt commença l'auguste sacrifice .
Ce mystère d'amour qui rend le ciel propice ,
Qui peut même des morts abréger la douleur
Des pompes de ce jour termina la splendeur.
M. PHILIPPE DE LARENAUDIERE.
T "
ENIGME.
EN divers sens mon nom peut être pris.
- Je suis d'abord fort d'usage à Paris ;
Mais seulement entre parens , amis ,
Comme en province entre gens du pays.
En second lieu je suis d'un très -grand prix
Aux yeux de ceux qui du saint paradis
Veulent jouir après leur mort . Et puis
En dernier lieu , certains jours , je conduis
Les bons chrétiens au temple où j'accomplis
L'office saint. -Cher lecteur , je finis ,
En faut-il plus pour dire qui je suis ?
>
LOGOGRIPHE.
S.
DEUX voyelles , quatre consonnes
Forment tout mon élément ,
Deux et quatre font six.... Eh ! non , tu t'en étonnes?
Décomposes- moi donc , et tu sauras comment . ¡
Je marche sur sept pieds . D'abord , dans ma structure
Cherche un terme d'architecture ,
Ce que fait un chien quand il boit ,
Une matière utile au toit ,
Une autre qui fermente et fait ta nourriture
Après avoir éprouvé la cuisson,
8 MERCURE DE FRANCE ,
Présent du ciel cueilli dans la moissong, "adero summa za e
Ce qui toujours se renouvelle ,
Et qui , pour mes malheurs , s'enfuit à tire-d'aile.
Lecteur , à cette occasion ,
Reçois les voeux de la saison ,
Pour deviner mon docte Logogriphe.
Ce qu'il ne faut pas êtré ; une espèce de griphe
Servant à l'art que j'aime avec fureur ,
Le Dieu qui nous donna l'instrument enchanteur
Qui séduit mon oreille et pénètre mon coeur.
Certaine note de musique ,
Et qui donne le ton aux différens concerts ;
Ce que fait l'oiseau dans les airs ;
+
Un terme de l'art héraldique ;
Un article français , masculin , féminin ;
Ce que prend un sauteur pour franchir la barrière ;
Un meuble de métal , ou de bois ou de terre ,
Ce qu'on cultive en un jardin.
Mais terminons cette matière ,
Tu m'as deviné , je le vois :
Și tu ne me tiens pas , cherches-moi dans les bois.
M.
་་་
CHARADE .
COMMENT , c'est toi ! parbleu , la rencontre est heureuse.
Ton amitié toujours me fut bien précieuse ,
Et la mienne pour toi ne saurait varier.
Allons , mon cher , puisque le hasard nous rassemble ,
Chez moi viens sans façon ; là , près de mon dernier ,
Charmés de nous revoir , nous prendrons mon premier
Après quoi , si tu veux finir le jour ensemble ,
Nous pourrons aller faire un tour à mon entier .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro ,
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Boeuf.
Celui du Logogriphe est Scène , dans lequel on trouve Çêne.
Celui de la Charade est Garde-Malade.
JUILLET 1808.
1
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÊLANGES. )
LE VIEIL AMATEUR , prologue pour l'ouverture du
Théâtre de Sa Majesté l'Impératrice - Reine ; par
M. ALEXANDRE DUVAL A Paris , chez Vente ;
libraire , boulevard des Italiens , nº 7.
AVANT de suivre les progrès rapides de Mlle Maillard sur
la scène française , il est juste de dire un mot d'un début
plus important , et qui peut avoir des conséquences plus
étendues pour l'art dramatique. Le 15 de ce mois , les acteurs
du Théâtre de l'Impératrice ont pris possession de
l'ancienne salle du Théâtre Français ( au faubourg Saint-
Germain ).
Cet édifice , l'un des plus beaux de la capitale , rétabli
par les soins du Sénat avec une magnificence digne du premier
corps de l'Empire , n'est pas destiné sans doute à ne
former qu'un théâtre subalterne . Avant la révolution , le
voeu des auteurs dramatiques , l'intérêt des lettres et l'opinion
du public sollicitaient l'établissement d'un second
Théâtre Français : cette idée fut malheureusement réalisée
dans un moment d'exagération et de folie , où l'on faisait
tout mal , même le bien. Il en résulta , peu d'années après ,
la chûte du théâtre dont on avait cru ranimer l'émulation ,
et le théâtre rival , malgré la jeunesse et l'énergie de ses
fondateurs , ne fit que languir au milieu des ruines dont il
était entouré. On eut enfin la sagesse de réunir dans le même
asyle les talens que de si longs orages avaient dispersés , et
les chefs-d'oeuvre sur lesquels repose en grande partie la
gloire littéraire de la nation , furent de nouveau représentés
avec un ensemble qui rappela les beaux jours du Théâtre
Français.
Cependant Thalie , de retour dans son temple, voulut conserver
sa petite maison : le théâtre de Louvois survivait aux
circonstances qui l'avaient fait naître , il prit alors un caractère
déterminé. Il avait essayé presque tous les genres et
n'avait obtenu de considération que par un seul écrivain :
les comédies de M. Picard formaient toute sa richesse ; elles
servirent de modèles à la plupart de celles qu'on y joua.
Peu à peu nos premiers auteurs comiques s'accoutumérent
à chercher sur cette scène , encore indigente , le zèle , l'emfo
MERCURE DE FRANCE ,.
pressement , l'activité , qui sont rarement le partage de l'opulence.
Le Théâtre Français semblait effrayé de l'étendue
et de la variété de son répertoire : le génie des morts suffisait
à sa gloire et à sa fortune ; il négligeait un peu l'esprit
des vivans. MM. Collin -d'Harleville , Andrieux , Duval , et
quelques autres , moins assurés de leurs succès , portèrent
au Théâtre de Louvois une partie de leurs productions .
Il s'enrichit aussi de plusieurs pièces de l'ancien répertoire
du Théâtre Italien , et même de quelques comédies ,
trop négligées sur une scène en possession de tous nos
chefs- d'oeuvre. Ayant ainsi posé les fondemens de son existence
, ce Théâtre s'est élevé rapidement à de plus hautes
destinées . Honoré de la protection la plus auguste , soutenu
par le charme de la musique italienne , dont le goût fait
tous les jours de nouveaux progrès , transporté par les bienfaits
du Sénat dans la salle la plus élégante et la plus
magnifique de la capitale , et dans un quartier d'où les
bonnes études repoussent encore l'ignorance étourdie d'une
foule d'oisifs et l'orgueilleuse sottise des Apicius modernes ,
il semble à la veille de réaliser l'ancienne espérance des
gens de lettres et les rèves ambitieux de ses entrepreneurs .
a
Il faut avouer , pourtant , que son début a un peu déconcerté
les faiseurs d'horoscopes ; le spectacle a paru long ,
triste et froid : je crois inutile d'en exposer ici les raisons ;
mais on ne peut expliquer que par le mêlange hétérogène
des spectateurs , et les distractions continuelles occasionnées
par le spectacle même , de la salle , l'accueil qu'a reçu le
Prologue d'ouverture , ouvrage d'un écrivain connu par de
nombreux succès - Laharpe fut autrefois vivement applaudi
dans une occasion absolument semblable , et dans un cadre
que M. Duval a très-habilement imité : son Prologue res
semble beaucoup à la petite comédie de ce critique illustre ,
intitulée : Molière à la nouvelle Salle . Il en differe par les
couleurs du tems , et par les souvenirs de quelques années ,
qu'on ne peut comparer à aucune époque historique. M.
Duval s'est emparé de ces souvenirs avec beaucoup d'esprit
et de gaîté , pour expliquer à un vieux amateur l'état actuel
de la comédie. Derbain , de retour à Paris après vingt ans,
d'absence , court au spectacle , croit y retrouver tous les
talens qui l'embellissaient au moment de son départ , et
fatigue long-tems le bon Germain , ancien portier du Theatre
Français , de l'ignorance et de la multitude de ses questions.
Enfin piqué lui-même des réponses qu'il reçoit , il s'écrie
avec un peu d'humeur :
*
1
JUILLET 1808 . 11
Si l'on connaît partout les destins de la France ,
Ses guerriers , ses héros , leur chef et leurs succès ,
On peut bien oublier le théâtre français !
Toi , qui depuis trente ans vis à la comédie
Apprends-moi le destin des enfans de Thalie .
GERMAIN .
Monsieur , c'est un récit que vous me demandez ;
Je sais comme on les fait ..... Bon , j'y suis : attendez .
A peine la discorde , et l'orgueil , et l'envie ,
Ont formé de poisons l'affreuse zizan e ,
Que la troupe bientôt , et sans ordre et sans chef.....
DERBAIN.
ཟླར་ཟླ་
Finiras-tu , Germain ?
*
GERMAIN.
1
Vous n'en voulez pas ?
fa
--
Tous les malheurs des tems , les petites recettes ,
D'autres opinions , et les Madelonettes ,
Les ayant séparés , tous nos joyeux enfans
Allèrent dans Paris colporter leurs talens :
Bref,
Las ! que devient la gloire , argent , quand tu commandes !
Ils furent à mes divisés en trois bandes .
yeux
Quelques comédiens , fidèles à leurs voeux ,
Gardaient du feu sacré les restes dans ces lieux :
Mais ce feu- là , Monsieur , brûla bientôt le temple .
Quel incendie ! ô ciel ! En est- il un exemple !
J'ai vu dans un instant consumer cinq palais,
De style grec , romain , deux prisous , trois forêts ;
Et malgré tout mon zèle et celui de ma fenime ,
Hélas ! nous n'avons pu dérober à la flamme
Qu'un tonnerre assez bon , nos deux grands Jupiters ,
Un océan tout neuf et vingt livres d'éclairs .
Ces plaisanteries qui ne sont pas neuves , mais qui sont
rajeunies d'une manière originale et piquante , auraient sans
doute produit plus d'effet si l'auteur avait essayé de varier
davantage les scènes ingénieuses où il les a placécs . Il me
semble qu'au lieu de sacrifier exclusivement aux circonstances
, de ne s'occuper que de la nouvelle troupe transportée
sur l'ancien théâtre , et de chercher tous ses effets
comiques dans ce rapprochement , il aurait pu généraliser
davantage ses peintures et ses critiques. Laharpe lui en'
offrait l'exemple dans ce même Prologue déjà cité , où nonseulement
il introduit , comme l'a fait M. Duval , un auteur
12 MERCURE DE FRANCE ,
novice et un cabaleur de profession , mais où il amène aussi
la Muse du drame , le vaudeville , et ce M. Milogramme
qui exhale si plaisamment sa fureur contre la manie du bel
esprit. On le trouve presque aussi à plaindre que le Chrisalde
des Femmes Savantes. Molière ! s'écrie-t-il ,
Que me dites-vous ?
Eh ! que Dieu nous le rende ! il nous vengerait tous.
Les abus de son tems n'approchaient pas des nôtres.
Chrisalde tourmenté chez lui ,
Pouvait aller au moins respirer chez les autres ;
Moi , je trouve en tous lieux le fléau que j'ai fui :
De tous les côtés il m'assiége .
Un camarade de collége ,
Mon ami , mon confrère , et que je croyais loin
De penser à rimer , m'abordant sans témoin ,
D'un air mystérieux tire de ses tablettes
Le volume ignoré de ses oeuvres secrettes.
Mon commis , à sa table écrivant de travers "
Ne sait pas l'orthographe et sait faire des vers.
J'entre dans mon bureau pour affaire qui presse :
Pas une ame. - Où sont-ils ? Je fais courir après.....
Un enragé d'auteur , ce jour-là tout exprès ,
Les a tous enlevés pour applaudir sa pièce ;
Car , Dieu merci , chez moi , de la cave au grenier ,
Ils ont tous plus ou moins la fureur du métier .
De leur maudit jargon j'ai l'oreille étourdie :
Mon fils en rhétorique a fait sa tragédie .
C'est chez moi qu'on bâtit les réputations .
On y crie à l'horreur ou bien à la merveille ;
Ma fille à quatorze ans juge déjà Corneille !
Ils ont toujours en main je ne sais quels chiffons
Où j'entends répéter d'un ton de suffisance :
Nous croyons , nous jugeons , nous pensons , nous blâmons,
Comme le Roi dit nous voulons .
Tête-bleu , dans toute la France ,
Il n'est point assez de sifflets ,
Assez de bonnets d'âne , assez de camoufflets ,
Pour tant de ridicule et tant d'impertinence.
Cette peinture si vive n'a pas cessé d'être fidelle , et M.
Duval pouvait aisément trouver dans son talent et dans
l'état actuel des lettres et de la société , de quoi rendre
ces traits encore plus piquans.
Il y a dans la pièce de Laharpe un de ces entrepreneurs.
de réputations et de succès dramatiques , dont le métier
JUILLET 1808 . 15
s'est si étrangement perfectionné depuis quelques années ;
il s'appelle M. Claque. L'auteur du nouveau Prologue a mis
sur la scène un descendant de ce grand homme , et sa gé→
néalogie est assez curieuse .
Ma famille (dit-il ) dans ces lieux est connue ,
Et de plusieurs acteurs elle était bien venue.
Mon grand père , on le sait , fit , à force de bras ,
Réussir vingt auteurs , redressa vingt faux pas :
On le surnommait Claque ; et son fils , jeune encore
Du beau nom de Claquet au théâtre s'honore .
Moi , fils de ce dernier , fidèle à mon destin ,
J'obtins par mon travail le nom de Claquetin .
·
DERBAIN.
Th quoi ! vous descendez de ce grand Monsieur Claque ?
CLAQUETIN,
J'en fais gloire : il était sur-tout fort pour l'attaque ;
Rien ne l'intimidait .
t
DERBAIN.
Oui , je sais qu'autrefois
Il gagnait en bravo ses vingt écus par mois.
Ce dernier vers est de Laharpe , et M. Duval l'a souligné
pour le faire reconnaître. Il y en a plusieurs dans son Prologue
qui méritent également d'être conservés , et qui sur
vivront à l'intérêt et à l'à-propos des circonstances. On doit
être surpris , je le répète , que ce petit ouvrage n'ait pas
obtenu plus de faveur à la première représentation , et l'on
ne peut applaudir à la modestie de l'auteur , qui a cru devoir
y supprimer plusieurs scènes , sans regretter les sacrifices
qu'il a faits. Cette conduite est d'un écrivain trop heureux
au théâtre pour attacher un grand prix à cette bagatelle
ingénieuse sans doute elle n'ajoute rien à sa réputation ,
mais elle suffirait au besoin pour prouver beaucoup d'esprit ,
de verve comique et de véritable gaîté. ESMÉNARD.
:
( EXTRAITS . )
Les Jeux de MAINS , Poëme inédit , en trois chants , par
C. C. DE RHULLIERE ; suivi de son Discours sur les disputes
, et de plusieurs pièces du même auteur également
inédites. Un vol. in-8° . Prix , 4 fr . , et 4 fr . 75 cent. franc
de port. A Paris , chez Desenne aîné , libraire , Palais du
14 MERCURE DE FRANCE ,
Tribunat , galerie vîtrée ; H. Nicolle , à la librairie stéréotype
, rue des Petits-Augustins , nº 15. — 1808 .
-
Nous ne connaissons encore et nous ne connaîtrons peutêtre
jamais qu'une partie des oeuvres sérieuses de M. de
Rhullière ; mais l'Histoire des troubles de Pologne suffit
elle seule pour lui assigner un rang distingué parmi les
écrivains les plus élégans et les plus recommandables ; son
Discours de réception à l'Académie française , où il remplaçait
M. l'abbé Boismond , est écrit avec autant de pureté
que de goût. Il peint à la fois le prédécesseur et le successeur
des éloges très-fins y couvrent une critique plus
fine encore , et laissent entrevoir tous les défauts qu'on a
reprochés au prédicateur célèbre , comme autant de taches
qu'on distinguerait à travers un voile précieux . Mais ce sont
seulement quelques-unes de ses pièces fugitives que nous
nous proposons aujourd'hui d'examiner ; ainsi nous suivrons
l'antique usage de laisser l'utile de côté pour ne songer qu'à
l'agréable.
"
Les jolis vers de M. de Rhullière ont commencé , ont
établi sa réputation ; ses succès en ce genre ont au moins
égalé son mérite , et peut - être même qu'une partie de
sa vogue a été autant de pris sur sa gloire. Le don heureux
de voir ce qui échappe aux autres , et de ne pas dire
les mêmes choses sur les mêmes choses ; le talent de donner
à ses pensées un tour souvent original et toujours élégant ;
une finesse amie de la malice ; des traits piquans , légers ,
inattendus ; un style toujours soigné , toujours précis ; une
correction qui ne se dément presque jamais ; l'adresse de
plier tantôt le vers à sa pensée , tantôt sa pensée au vers ;
et par-dessus tout , le mérite si rare , dans les ouvrages même
les plus courts , de n'être jamais trop long ; voilà ce que
la sévérité même ne contestera jamais au poëte dont nous
parlons . C'en est assez sans doute pour l'élever beaucoup audessus
de la tourbe des rimeurs de son tems , et pour l'approcher
( mais seulement l'approcher ) des premiers maitres
en ce genre , qui eux-mêmes sont si heureux quand ils approchent
de leur maître à tous..
JUILLET 1808. 15
.
Est-ce un bonheur , est -ce un malheur pour un poëte
'd'être recherché dans le monde et de le rechercher luimême
? L'un et l'autre peuvent se soutenir. Un poëte de
société , et telle était la profession et peut être la prétention
de M. de Rhullière , doit vivre avec les gens du monde
pour les peindre soit en beau , soit en charge . Eux seuls
peuvent le mettre dans leur secret ; ce n'est pas que ce ne soit
à peu près celui de la comédie ; mais enfin on voit mieux les
choses de près que de loin. Eux seuls peuvent le mettre
au fait de leurs ridicules , de leurs petits intérêts , de leurs
liaisons , de leurs aversions , de leurs caprices ; " eux seuls
peuvent lui donner le vrai ton du jour , soit pour la galanterie
, soit pour la plaisanterie , pour la flatterie ; et
même , nous sommes fàchés de le dire , pour la méchanceté
; car , au fait , un poète , qui n'est point par lui-même
ce qu'on appelle un homme du monde , y passe rarement
sa vie à ne faire que des madrigaux . Or , toutes ces données ,
souvent si précieuses , personne ici bas , quelqu'esprit qu'il
ait , ne les acquerra jamais dans la retraite ; c'est l'arbre
de la science du bien et du mal , dont la graine tombée
du paradis terrestre est venue germer dans la société : si
vous mangez de ses fruits , disait un esprit très-distingué
( Satan ) ; vous serez comme des dieux , c'est - à-dire , comme
des gens du beau monde .
;
D'un autre côté , ce beau monde , il faut en convenir ,
n'est rien moins qu'un Parnasse . On peut y avoir beaucoup
d'esprit , beaucoup d'agrémens , beaucoup de finesse ,
mais on n'y fait que de la prose . La plupart des grâces
vraiment poëtiques n'y réussissent guères ; Anacréon
même et Tibulle y seraient déplacés. Un poëte vraiment
poëte qui se trouve là , doit prendre garde à lui . Avec
de l'enthousiasme , il sera ridicule ; avec de l'érudition ,
on le trouvera pédant ; la gaîté sera quelquefois traitée
d'inconvenance , et la délicatesse de fadeur. Que d'écueils
à éviter ! on pourrait bien répondre à cela par le nom
de Voltaire ; mais Voltaire ne recevait pas la loi , il la
donnait.
16 MERCURE DE FRANCE ,
Le petit poëme des Disputes a plus qu'aucun autre ,
peut-être, fait apprécier le rare talent de M. de Rhullière.
On voit là qu'il écrit pour lui , et à cela près de quelques
licences que notre sévérité actuelle ne tolèrerait pas , la
pièce pourrait être proposée comme un modèle de finesse , de
précision et de goût . On croit entrevoir tantôt la manière
de Boileau , tantôt celle de Voltaire : vous y trouverez quelquefois
la raison de l'un , quelquefois le brillant de l'autre
mais toujours un poli , un fini , un soin , un travail qui semblerait
déposer contre la facilité du versificateur . Beaucoup
de ses meilleurs vers attesteraient , comme ceux de Boileau ,
tout ce que coûte la perfection , tandis que Voltaire nous
montre presque toujours combien peu elle lui coûtait .
Ce n'est point que M. de Rhullière , tout en suivant sa
route entre deux flambeaux aussi lumineux , ne fasse de
tems en tems quelques faux pas. En voici quelques-uns que
nous croyons avoir remarqués dans un espace bien resserré ,
Je hais , dit-il en parlant de certains disputeurs de profession
, je hais ces gens qui .......
"
Unpeu musiciens , philosophes , poëtes ,
Et grands-hommes d'Etat formés par les gazettes ,
Sachant tout , lisant tout , prompts à parler de tout ,
Et qui contrediraient Voltaire sur le goût ,
Montesquieu sur les lois , de Brogli sur la guerre ,
Ou la jeune d'Egmont sur le talent de plaire.
#
Unpeu musiciens , philosophes , poëtes ; un peu ne tient ici
qu'à musiciens , et la virgule prouve qu'il fallait qu'il fût
répété si l'intention était , comme cela est plus que probable ,
de dire un peu philosophes , un peu poëtes ; car s'il se contentait
de nous montrer ces gens-là comme assez superficiels
en musique , et que du reste il leur accordât d'être philosophes
et poëtes , ce serait assurément leur donner beaucoup
de mérite au lieu de beaucoup de ridicule . Gazettes ne rime
avec poëtes qu'autant qu'une brève peut rimer avec une
longue. Et grands hommes d'Etat , etc , et qui contredi
raient, etc. , la répétition de ces deux et dans le même membre
de la phrase choque l'oreille aussi bien que l'esprit et
dépare
JUILLET 1808.
DE
LA
5.
dépare tout le morceau . Mais ce que l'oreille , ce premier
juge des vers , pardonne encore moins , c'est de Brogli. Rien
de plus gauche en poësie que ce misérable article dont l
lustre nom de Brogli a moins besoin qu'aucun autre . Concen
tredirait la jeune d'Egmont sur le talent de plaire. Qu'en
tend-on par contredire une femme aimable sur le talent de
plaire ? est-ce lui contester ce talent-là ? Mais alors contre
dire n'est pas le mot . Est-ce la contredire dans ce qu'elle
dit sur ce talent-là ? Mais ce serait faire jouer un triste rôle
à Mme d'Egmont que de nous la montrer dissertant sur le
talent de plaire. C'est assurément le plus beau talent d'une
jeune femme ; mais elle se contente d'exercer , et ne professe
pas .
Les Jeux de Mains qui , dans leur tems , ont fait tant de
bruit , sont un petit poëme demi-burlesque sur une aventuré
dont la malice de quelques personnes d'alors voulait
faire durer l'éclat . Le sujet ne méritait pas la peine qu'ont
donnée les vers ; et tel d'entre nous qui aurait particuliérement
connu tous les acteurs de cette petite scène , serait
attristé même de la gaieté du poëte , en pensant que déjà
la faulx du tems n'a rien laissé de tout cela.
Cette manière de montrer les plus petits objets au microscope
de la poësie , et d'y attacher ironiquement les plus
majestueux ornemens de l'épopée ; cette manière , dis-je ,
commençait dès -lors à perdre de sa nouveauté , et après la
Secchia Rapita , après la Guerre des Rats et des Belettes,
après la Boucle de cheveux enlevée , après le Lutrin de Boi~
leau , il était difficile à M. de Rhullière d'aspirer , dans eette
espèce de jeu , à la couronne du vainqueur . Ce n'est pas que les
vers ne soient presque tous fort jolis , et la plupart des traits
fort piquans , même quand ils sont innocens ; mais tout cela
tient à un fil , et ce fil n'est qu'un cheveu , et ce cheveu .... est
tombé. Il y a des plaisanteries qui amuseront toujours ,
celles d'Horace , par exemple , de Molière , de Boileau , de
Pascal.... Mais les plaisanteries de société n'amusent guères
que pendant qu'on les fait .
On pense bien que tout le poëme se ressent des tournures
B
18 MERCURE DE FRANCE ,
et des formes que le poëte a su emprunter aux plus grands
modèles. En pareil cas , c'est le droit du jeu ; et l'imitation
ne fait tort qu'à ceux qui s'en cachent. On reconnaîtra de
reste ce que M. de Rhullière doit à Boileau , à Gresset , à
d'autres ..... Mais on aura peut-être été moins frappé de la
ressemblance d'un certain Valmir , le coryphée de ce qu'on
appelait alors la bonne compagnie , avec le coryphée des
songes que le Dieu du sommeil député vers la malheureuse
Alcyone pour la préparer à la triste vérité qu'elle doit
bientôt apprendre .
Excitat artificem simulatoremquefigura
Morphea ; non illo jussos solertius alter
Exprimit incessus , vultumque , modumque loquendi ;
•
Et consuetissima cuique verba.
(Ovid. Met. 1. 11. )
C'est lui qui ramena dans la société
Cet art de contrefaire aujourd'hui si fêté.
Il nomme par son geste et d'une adresse extrême
Tous ceux qu'il fait parler semblent parler eux-même.
Il prend leur voix , leurs traits , leur esprit , etc.
Nous commençons par applaudir ici à l'imitateur du poëte
latin beaucoup plus qu'au mime dont il s'agit ; car ce misérable
talent chez un homme du monde n'est d'ordinaire
employé qu'à la moquerie , et s'accorderait difficilement avec
beaucoup de loyauté . Au reste , on ne saurait rendre Ovide
avec plus de grâce que M. de Rhullière ne le fait dans ces
vers. Et sur-tout cet hémistiche , il nomme par son geste , ce
trait aussi heureux que hardi lui donnerait à nos yeux l'avantage
sur son modèle ; mais ce qui suit ne nous semble ni
hardi , ni heureux , ni correct :
Et d'une adresse extrême
Tous ceux qu'il fait parler semblent parler eux-même.
pour dire : Et il contrefait avec tant d'adresse que ceux , etc.
Ici la grammaire 'est visiblement blessée , et comme c'est
malheureusement par une cheville , l'offense n'a point d'excuse
.
La pièce de l'A-propos est une courte et brillante allégorie
qui vaut mieux à elle seule que toutes celles de J. B.
JUILLET 1808.
19
Rousseau. Elle a cependant aussi quelques taches ; mais
de celles qu'Horace pardonne en faveur du charme qui
règne dans l'ensemble.
Cet infatigable vieillard ,
Qui toujours vient , qui toujours part ,
Qu'on appelle sans cesse en craignant ses outrages ,
Qui mûrit la raison , achève la beauté .
Le mot achève dit - il si le tems donne la dernière main
à la beauté ou s'il en fait la fin. En général il est aisé de
voir que le talent de M. de Rhullière , voué presque sans
réserve à la galanterie , à la complaisance , à la malice , a
plus perdu que gagné dans le monde où il a vécu . Au lieu
de la légèreté d'un poëte aimable , il affecte souvent celle
d'un petit maître . Quelle dégradation ! Ses vers , à force
d'être soignés , paraissent quelquefois peinés . Son travail est
souvent de l'apprêt . En cherchant la grâce , il lui arrive de
tomber dans la manière . Sa galanterie même sent l'étude ;
et le sentiment , qui sous une forme ou sous une autre est
à toutes les poësies ce que la sève est à toutes les plantes ,
manque partout. Il avait plus reçu de la nature qu'il n'a
produit dans la société , et son talent s'y est rarement élevé
à la hauteur qu'il pouvait atteindre. Il nous en fait cependant
à peu près juger dans son Epitre sur le renversement
de sa fortune :
Eh quoi dans mon malheur c'est moi qui vous console !
Qu'a donc de si cruel l'honnête pauvreté ?
La fortune me quitte , et ne m'a rien ôté.
Qu'elle vienne , qu'elle s'envole ,
Mon sort ne dépend point de sa légèreté.
Tant qu'a duré sa faveur passagère ,
J'en ai joui , j'ai vécu très- heureux ;
Je la perds sans trouver mon destin rigoureux ,
Et comme on voit partir une aimable étrangère ..
Toute la pièce est à peu près du même ton. L'on aime à
voir la poësie s'engager noblement au service de la philosophie
; c'est-là son emploi le plus honorable . On croit voir
en même tems que plus le champ est vaste , plus ses mouvemens
sont libres , et qu'elle trouve , ainsi que nous , plus
de vie et de ressort dans les hautes régions.
}
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
M. de Rhullière entreprend ici une tâche toujours digne
d'un philosophe , et souvent , hélas ! bien nécessaire à un
poëte ; c'est de s'apprivoiser , s'il est possible , avec la pauvreté
, et de se la montrer à lui -même sous un aspect moins
hideux. Il cherche donc , où il peut , des raisons , des autorités
et des exemples ; et après avoir fait le recensement des
opinions des plus illustres philosophes de la Grèce et de
Rome , voici comme il se résume :
Ils ont , sur le bonheur , tout dit , tout réfuté ,
Ils ont par cent chemins conduit à la sagesse ;
Mais , dans leur contrariété ,
Quelques-uns ont craint la richesse ,
Aucun n'a craint la pauvreté .
Les vers suivans , non plus que beaucoup d'autres tirés de
la même pièce , ne seraient pas indignes des Epîtres d'Horace :
L'astre inconstant sous lequel je suis né
Des biens aux maux souvent m'a promené ;
Mais aux événemens ployant mon caractère
En jouissant de tout rien ne m'est nécessaire ;
Dès que j'ai vu l'espérance me fuir ,
J'ai suspendu ma course volontaire .
J'ai dans un sort nouveau pris un nouveau plaisir ,
Et mon repos forcé devient un doux loisir.
On regrette qu'un homme qui , en donnant un plein essor
à son talent , aurait pu rivaliser avec nos meilleurs poëtes
et s'assurer une longue admiration , ait souvent mis tant de
prix à des applaudissemens qui ne retentissent guères audelà
du petit théâtre où ils ont été prodigués. Encore une
fois , il avait choisi ses juges parmi des personnes beaucoup
plus brillantes qu'éclairées ; et ces tribunaux là prononcent
rarement aux poëtes le jugement de la postérité . Celui qui
briguera de pareils suffrages , sera souvent obligé d'en négliger
de plus glorieux ; souvent en cherchant le bon ton il
oubliera le bon goût. On ne lui laissera presque jamais rien
faire de grand ; on raccourcira son vol ; on lui interdira de
se servir de tous ses moyens , semblable à Therpandre à qui
les Archontes coupèrent impitoyablement deux cordes de
sa lyre.
JUILLET 1808. .21.
Voilà ce qui menace tous les poëtes , assez bornés dans
leur ambition pour avoir toujours en vue une certaine classe
d'hommes de préférence , et qui aimeront mieux, dans l'alter,
native , plaire à quelqu'un qu'à tout le monde.
BOUFFLERS.
LES PYRÉNÉES , poëme ; par M. DUREAU DE LA MALLE
fils , précédé d'un voyage à Vignemale , et d'une description
des vallées d'Azun , de Cauterets et de Lutour.
A Paris , chez Giguet et Michaud , imprim. - libr . ,
rue des Bons-Enfans , n° 34. - 1808.
Il y a peu de beautés naturelles qui fassent sur l'ame
une aussi vive impression , qui y laisse d'aussi profonds
souvenirs que la vue des Alpes ou des Pyrénées . Tout
ce qui peut charmer ou étonner les yeux dans le spectacle
de la nature se retrouve dans ces montagnes sous
un aspect plus riche , plus varié , plus propre à frapper
l'imagination . Non-seulement les masses principales du
paysage s'y présentent sous des formes plus grandes et
plus imposantes , mais on y voit aussi des feuillages plus
verts et plus frais , des eaux plus limpides et plus pures ,
des couleurs plus vives , des oppositions de lumière et
d'ombre plus tranchantes et plus pittoresques. C'est
sur-tout au printems que ces montagnes offrent un tableau
vraiment enchanteur, Leurs sommets couverts .
encore de grandes nappes de neige et frappés par les
rayons du soleil , resplendissent comme de hautes pyramides
d'argent . Sur leurs flancs s'étendent de vastes
forêts de sapins dont la sombre et triste verdure rehausse
encore l'éclat de cette éblouissante blancheur. Plus bas
c'est la végétation la plus riche et la plus vigoureuse ;
ce sont de gras pâturages , émaillés de toute espèce de
fleurs , ombragés d'arbustes de toutes les formes . Partout
on entend bruire les eaux qui descendent en filets
argentés , se précipitent en cascades inépuisables , et
entretiennent partout la fraîcheur et la vie . Mais c'est
peu que la nature se soit plu à orner ces paysages ,
la main de l'homme a contribué aussi à les embellir.
Des obstacles presqu'insurmontables et renaissans chaque
22 . MERCURE DE FRANCE ,
jour né peuvent décourager sa persévérante adresse ,
excitée sans cesse par le besoin et la pauvreté. L'oeil
aime à contempler ces humbles cabanes suspendues avec
tant de hardiesse au milieu des rocs escarpés , ces granites
arides qu'une pénible industrie a revêtus de verdure
, ces riches moissons flottant sur des précipices ;
partout il voit l'art usurpant lentement sur la nature ,
ou la nature se jouant en un moment des longs efforts
de l'art . Attiré vers ces hauts sommets qui lui promettent
encore de nouveaux spectacles , le voyageur , à mesure
qu'il s'élève , respire un air plus subtil et plus pur.
Son sang circule plus rapidement : une espèce de fièvre
donne une activité inconnue à son imagination et exalte
toutes ses pensées. C'est alors que le peintre demande
ses pinceaux , que le poëte cède à l'inspiration qui le
trouble , et émerveillé de ces ravissans spectacles , cherche
à faire passer dans ses vers l'enthousiasme qu'ils lui
font éprouver.
Cependant quelque poëtique que soit le séjour des
montagnes , quelque propre qu'il paraisse à féconder
l'imagination , ce n'est pas une petite difficulté de donner
de l'intérêt à un poëme exclusivement consacré à les
peindre. Ces tableaux imposans ont été déjà retracés
mille fois. Comment répandre sur des objets si connus
cet air de fraîcheur et de nouveauté , devenu si nécessaire
aux succès des compositions poëtiques ? Il n'y a
qu'un moyen pour cela , c'est d'oublier prose et vers ,
de regarder attentivement le spectacle qu'on a sous les
yeux , et de composer son tableau en présence du modèle.
Alors si tous les objets qu'on y fait entrer ne sont
pas également nouveaux , du moins la manière du
peintre lui appartiendra , et suffira pour imprimer à
son imitation un caractère particulier qui la distingue
de toutes les autres. C'est ce qu'a fait M. Dureau de la
Malle dans le poëme que nous annonçons . Il dit luimême
, dans sa préface , qu'à l'imitation des peintres
qui vont faire au milieu des montagnes des études de
paysage , il a voulu écrire un poëme d'après nature ;
et quand il ne le dirait pas , il serait aisé de s'en apercevoir
à la vérité de ses couleurs. Voici une courte
citation qui me paraît propre à justifier cet éloge. L'auteur
apostrophe poëtiquement les glaciers :
JUILLET 1808. 23
"
C'est vous qui nourrissez ces cascades fameuses
Où le torrent se courbe en voûtes écumeuses ,
Roule en flocons de neige , ou s'élance par bonds
Court , jaillit , rejaillit sur la pente des monts ,
Et s'ouvrant dans les airs des routes inconnues ,
En des gouffres sans fond tombe du haut des nues .
Ce fleuve altier, bientôt doux et tranquille et pur ,
Fuit en nappe argentée , ou glisse en lac d'azur ,
Puis retombe , et peignant sur ses vapeurs fumantes
L'arc d'Iris nuancé de sept couleurs changeantes ,
Tantôt , fier du cristal de ses flots écumans ,
Tantôt , brodé de perle , ou ceint de diamans ,
Sous le rocher qui gronde ou la forêt qui tremble ,
Siffle , tonne , murmure et mugit tout ensemble.
Ces vers ne sont peut - être pas tout à fait irréprochables.
L'expressiou brodé de perle me paraît bien
hasardée. Le mót glisse n'est point analogue à l'image
que présente un lac : il faudrait s'étend en lac d'azur.
Je ne crois pas non plus qu'on puisse dire un fleuve
altier. Cette épithète a , il est vrai , la même signification
que superbe , mais avec cette différence qu'elle
ne peut être appliquée qu'à des objets qui ont une élévation
physique , comme un chêne , une montagne, etc.
Ces taches légères , qu'il serait si aisé de faire disparaître ,
n'empêchent pas qu'on ne trouve dans cette peinture
plusieurs traits qui ne se seraient surement pas offerts
à l'imagination de l'auteur s'il n'avait jamais vu de cascades
que dans les livres ou dans les tableaux . Telle est
cette image si vraie du torrent qui se courbe en voûte
ou qui roule en flocons de neige tel est sur-tout ce
dernier vers qui donne si bien l'idée du bruit assourdissant
causé par la chûte d'une grande masse d'eau :
Siffle , tonne , murmure et mugit tout ensemble.
M. Dureau ne s'est pas borné à chanter les glaciers ,
les torrens , les cascades , tout ce qu'on peut appeler les
lieux communs des montagnes , il a aussi mis en oeuvre
avec beaucoup de bonheur les particularités que son
sujet lui offrait . Les Pyrénées sont riches en souvenirs
historiques. Annibal les traversa pour aller tenter la
conquête de l'Italie ; César s'y reposa de celle des Gaules ;
c'est sur leurs rochers que se brisèrent ces flots de Sar24
MERCURE DE FRANCE ,
razins qui menaçaient toute l'Europe . Tous ces faits
fournissent au poëte de nombreuses allusions qui lui
permettent de donner une agréable variété à son style.
Il a trouvé sur - tout d'heureux épisodes dans la description
des eaux thermales. Il serait difficile d'exprimer
d'une manière à la fois plus précise et plus poëtique
, l'effet merveilleux de celles de Barèges. Ma muse ,
dit-il ,
Admire l'effet de l'active liqueur
Qui des nerfs engourdis réveille la langueur ,
Qui, rouvrant sans effort leurs anciennes blessures
Des victimes de Mars adoucit les tortures ,
Déracine le plomb de leurs membres meurtris ,
Et des os fracassés rejoignant les débris ,
Fait couler dans leur sang la jeunesse et la vie ,
Et les rend à l'espoir de servir la patrie.
>
La peinture qu'il fait des plaisirs et des jeux qui semblent
s'être donnés rendez- vous aux Pyrénées dans la
saison des bains , a beaucoup d'agrément et de gaîté ;
l'histoire est mise aussi à contribution pour l'embellir
et l'on y distingue particuliérement ces vers heureux
sur la reine de Navarre , soeur de François Ier.
Ce lieu reçut aussi , dans l'âge de l'amour ,
L'aimable Marguerite et sa folâtre cour ,
Et , si souvent témoin de sermens infidèles ,
Sourit au doux récit des joyeuses nouvelles .
On croit , qu'en dessinant ces fidèles portraits ,
La reine à son histoire emprunta quelques traits ,
Et que des moeurs du tems ces peintures naïves
Sont de ses goûts légers les galantes archives .
2631
La reine de Navarre retrouverait encore aujourd'hui
dés moeurs à peu près semblables . La vie qu'on mène
aux eaux n'est pas moins joyeuse que de son tems , et les
divertissemens qu'on y trouve entrent sans doute pour
quelque chose dans leur renommée , et peut-être aussi
dans leur vertu .
Tantôt c'est un repas qu'avec art on combine ,
Un fat qu'on mystifie , un roué qu'on lutine ;
On racónte , on médit , on prie , on court au bal ;
Dans la rue on s'évite , on se cherche au Vauxhal ;
Le matin dans sa chaise en gémissant s'avance
La beauté , qui le soir saute , et folâtre , et danse , etc.
›
JUILLET 1808 . 25
A cette description enjouée , le poëte fait succéder la
peinture la plus touchante. A l'époque où il parcourait
les Pyrénées , une auguste princesse y pleurait la mort
d'un fils chéri. Cette triste circonstance lui inspira les
vers suivans.
Enfin , ces lieux ont eu le pouvoir salutaire
D'assoupir lentement la douleur d'une mère ;
Son ame succombait au poids de ses malheurs ,
Son oeil sec et glacé ne trouvait plus de pleurs :
L'oeil morne , et sur son sein laissant tomber sa tête ,
Sa marche était sans but , sa bouche était muette.
« Mon fils ! est le seul cri qu'exhalaient ses tourmens.
» Qu'on me rende mon fils ! » Hélas ! il n'est plus tems ;
Déjà l'auguste enfant que l'univers contemple ,
Héritier d'un grand nom et d'un plus grand exemple ,
A mêlé sa dépouille à la cendre des rois .
Contre un deuil si profond s'unissent à la fois
L'amitié vive et tendre et l'amour maternelle.
On l'entraîne , en dépit d'un désespoir rebelle ,
Vers ces monts où Pyrène épauche de son sein ,
Et l'onde la plus pure , et l'air le plus serein .
L'amitié la contraint à supporter la vie ;
( Car, reine , au sein des cours elle avait une amie. )
Un prêtre d'Esculape , habitant de ces lieux ,
Entreprit de dompter ce chagrin furieux ,
Egara sa douleur dans ces belles montagnes ,
La força d'admirer . Là , ses jeunes compagnes
Virent enfin ses yeux séchés par les douleurs ,
Ranimer leur éclat , et se r'ouvrir aux pleurs .
De sa bonté native elle reprit les charmes ;
Son chagrin , s'épanchant en longs ruisseaux de larmes ,
S'écoulait chaque jour , et voyant ces grands monts ,
Qui portent jusqu'au ciel leurs vénérables fronts ,
Et dont les fiers sommets cèdent à la tempête >
Sous le joug du destin elle ploya sa tête ;
Mais ces rocs , ces glaciers , témoins de sa douleur ,
Ayant calmé ses maux , restent chers à son coeur.
Tout ce morceau me paraît heureusement conçu .
L'auteur a bien consulté la nature en retraçant cetle
douleur maternelle qui s'assoupit plutôt qu'elle ne s'efface
, et qui apprend enfin à se soumettre à la nécessité ,
triste mais seule consolation qu'elle puisse recevoir.
Cette touchante digression est presqu'immédiatement
26 MERCURE DE FRANCE ,
suivie d'un autre épisode beaucoup plus considérable ;
c'est un récit qui offre de l'intérêt , mais qui n'est peut- →
être pas en proportion avec le peu d'étendue du poëme .
L'ouvrage est terminé par une belle description du
Mont - Perdu , sur lequel l'Arioste a placé plusieurs
scènes du Roland furieux ; ses brillantes fictions appartenaient
de droit au chantre des Pyrénées ; aussi lui ontelles
fourni l'une de ses plus heureuses tirades. La muse
de l'Arioste a su rendre ces lieux presqu'aussi poëtiques
que les bords du Simoïs et du Scamandre ; les noms des
Roland , des Ferragus , des Agramant , sont devenus favorables
aux beaux vers comme ceux d'Agamemnon ,
d'Achille et de Briséis , et l'on peut s'écrier avec M.
Dureau :
O pouvoir du génie et des Muses divines !
Tout vit par l'Arioste en ce fameux vallon ,.
•
Et , comme aux champs troyens , chaque roche a son nom .
•
Il est encore d'autres souvenirs attachés aux Pyrénées
, dont l'auteur aurait pu faire usage. Lui - même
rappelle dans sa préface le fameux traité conclu par
Louis XIV dans l'île de la Conférence : il nous apprend
que Pau et Avirèze sont encore entourés des vieux
chênes plantés par Henri IV, et qu'on voit encore dans
le Gave qui les arrose , le petit bassin où il se baignait
dans son enfance. On peut s'étonner qu'il n'ait pas mis à
profit ces particularités : il semble sur-tout que l'enfance
de Henri était susceptible de fournir l'épisode le
plus intéressant et le mieux adapté au sujet . A cette
petite observation critique , quelques lecteurs seront
tentés peut-être d'en ajouter une autre fondée sur le peu
de liaison qui règne entre ces différentes parties dont le
poëme se compose. L'auteur répondra qu'un poëme
purement descriptif n'exige pas d'autre ordre que celui
qui est le plus propre à faire valoir les divers tableaux
les uns par les autres. On pourrait répliquer que cette
apologie même renferme la condamnation de ce genre
de poësie. Mais si le défaut d'unité et d'ensemble a en
effet nui au succès de la plupart des poëmes descriptifs ,
il est à peine sensible dans un ouvrage aussi court que
celui- ci , et l'on conviendra facilement , sans doute
1
JUILLET 1868. 27
qu'un style élégant et poëtique , et beaucoup de variété
dans les peintures , sont bien suffisans pour soutenir
l'intérêt dans une lecture de cinq cents vers.
Cette agréable production est précédée d'une description
des vallées d'Azun , de Cauterets et de Lectour.
On suit l'auteur avec intérêt dans cette course souvent
périlleuse ; mais on pourrait désirer qu'il eût laissé à son
récit plus d'aisance et de liberté : il arrondit trop soigneusement
ses périodes ; il prodigue trop des expressions
et des tours poetiques que la simplicité de la prose
n'ose pas admettre ce devait être assez pour lui de
s'être montré poëte dans ses vers.
GAUDEFROY.
NOUVEAU DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN , Ccomposé
sur le plan du Dictionnaire latin - français du
même auteur , où se trouvent l'étymologie des mots
français , leur définition , leur sens propre et figuré ,
et leurs acceptions diverses rendues en latin par de
nombreux exemples choisis avec soin et verifiés sur
les originaux ; par M. NOEL , membre de la Légion
d'honneur , inspecteur- général des études , de plusieurs
Sociétés savantes. A Paris , chez Lenormant, impr.-
libraire , rue des Prêtres - Saint- Germain-l'Auxerrois ,
N° 17.
LORSQU'ON a obtenu des succès dans des ouvrages
d'imagination , il est rare qu'on abandonne un genre si
séduisant pour se livrer à des travaux dont le principal
mérite est l'utilité , qui exigent l'exactitude la plus figoureuse
, et dans lesquels on ne réussit qu'à force de
veilles et de fatigues. M. Noël a donné cet exemple que
l'histoire des lettres n'offre presque jamais. Il est vrai
que le grand Gerson , qui fut autrefois l'honneur de
l'église de France , quitta la carrière où il s'était couvert
de gloire pour instruire de pauvres enfans , et que
Bossuet , dont le génie foudroya toutes les erreurs , et
porta plus loin que les anciens l'éloquence historique
et l'éloquence oratoire , enseigna lui - même le catéchisme
dans l'église de Meaux . Mais ces traits si beaux
tiennent à des vertus négligées depuis long-tems ; et l'on
28 MERCURE DE FRANCE ,
doit se féliciter quand on en retrouve quelque image.
M. Noël fut couronné deux fois par l'ancienne Acadé→
mie française et obtint deux mentions honorables ( 1 ) ;
dans l'une de ces dernières luttes , il eut pour concurrent
un de ces hommes rares devant lesquels on peut
succomber avec gloire ; c'était M. de Fontanes. Qui
n'aurait cru que M. Noël , après des succès si flatteurs ,
se consacrerait entiérement soit à l'éloquence , soit à la
poësie ? Cependant , comme il le dit lui-même , quoique
des goûts plus attrayans eussent pu l'entrainer vers
d'autres genres de compositions , il n'a pas hésité à
sacrifier ces goûts au désir d'être utile.
Le Dictionnaire français-latin qu'il vient de donner
au public est composé sur le même plan que le Dictionnaire
latin dont nous eûmes occasion de parler il y a
quelque tems. C'est déjà en faire l'éloge : on sait en
effet que ce Dictionnaire parut non-seulement utile aux
eommençans , mais aux personnes à qui le latin était
le plus familier. Les étymologies qui ne se trouvent pas
dans les autres Dictionnaires , et sur-tout la classification
des matières , conception neuve et vraiment philosophique
, lui assurèrent cet avantage. L'empressement
qu'on mit à se procurer ce livre fut si grand que l'édition
en fut enlevée en peu de mois. Le Dictionnaire
français-latin est une production aussi recommandable ,
mais qui a dû coûter beaucoup plus de travail à son
auteur .
Il y a autant de différence entre un Dictionnaire
latin-français et un Dictionuaire français- latin qu'entre
un traducteur d'auteurs latins et un homme qui est
parvenu à bien parler cette langue. La traduction
n'exige pas jusqu'à un certain point la connaissance
parfaite du génie d'un idiôme . On peut bien l'entendre ,
et ne pas savoir en employer heureusement les tours et les
délicatesses : celui au contraire qui veut écrire ou s'exprimer
dans cet idiôme a besoin non-seulement de la
science des mots que la mémoire peut facilement acquérir
, mais d'un talent particulier qui lui facilite les
( 1 ) Eloge de Louis XII , couronné en 1788. Eloge de Vauban , couronné
en 1799 .
1
:
1
1
t
JUILLET 1808.
29
moyens de distinguer tous les genres de style et de
langage , et de les approprier avec goût au sujet qu'il
traite , talent infiniment rare , lorsqu'il s'agit d'une
langue morte. Dans un Dictionnaire français - latin ,
toutes les façons de parler , toutes les figures doivent
être rendues , autant que possible , par des équivalens
puisés dans les bonnes sources ; au lieu que dans un
Dictionnaire latin-français , l'auteur se borne à des tra→
ductions qui , comme on l'a démontré , offrent beaucoup
moins de difficultés. Si M. Noël a aussi bien réussi dans
ce second lexique que dans le premier , il mérite done
plus d'éloges. Non -seulement le travail était plus considérable
et plus épineux , mais il exigeait plus de science
et de talent.
On ne conservera aucun doute à cet égard , quand on
aura vu dans l'ouvrage même le plan et la méthode de
l'auteur. Je vais essayer d'en donner une idée. Autant
qu'un examen rapide et les bornes de cette feuille pourront
me le permettre , je joindrai les exemples aux
observations ; et , comme parmi les anciens lexiques
français- latins , le Dictionnaire de Lallemant est presque
le seul dont on faisait usage , je le comparerai à celui
que j'annonce quand l'occasion s'en présentera.
Presque tous les articles du Dictionnaire de M. Noël
offrent un plus grand nombre de phrases et de tours
que ceux de ses devanciers. Il suffit d'ouvrir le livre et
de comparer quelques articles pour s'en convaincre. Le
verbe aimer , dans l'acception de prendre plaisir à , en
offre un exemple. Quoique Lallemant paraisse avoir
épuisé tous les sens que ce mot peut avoir , M. Noël
en a ajouté trois qui doivent revenir fréquemment dans
le langage familier : j'aime à vous voir gai , j'aime à
me livrer au travail, j'aime cette maison . Le dernier
sur-tout est rendu par une expression charmante de
Plaute Arrident mihi cedes. Dans l'article convenir ,
Lallemant est assez complet ; cependant il avait oublié
une acception qui se présente souvent dans les discussions
littéraires. Ce mot convient fort bien à la chose.
M. Noël le rend par une figure tirée de Cicéron qui
paraît du goût le plus exquis : Học verbum aptè cadit
:
in eam rem.
30
MERCURE
DE FRANCE
,
M. Noël met en tête de chaque article l'étymologie
grecque , latine , celtique , allemande , etc. , lorsqu'elle
n'est pas assez indiquée ou par le mot latin , ou par la
définition elle -même. Cette méthode est d'une grande
utilité on se rappelle que M. de Voltaire aurait voulu
qu'on la suivît pour le Dictionnaire de l'Académie française.
En effet ce n'est qu'en apprenant l'étymologie de
chaque mot qu'on parvient à en savoir le sens primitif,
connaissance indispensable pour donner aux expressions
leur véritable propriété , pour leur conserver les nuances
qui les distinguent , et pour ne pas confondre mal à
propos des mots qui ne sont synonymes qu'en apparence .
Les définitions sont une des parties les plus essentielles
d'un Dictionnaire. MM. Lallemant les avaient un péu
négligées. M. Noël s'est attaché à ne laisser rien à désirer
sous ce rapport. Ses définitions , puisées principalement
dans le Dictionnaire de l'Académie pour ce qui regarde
la langue usuelle , littéraire et poëtique, et dans le Dictionnaire
de Trévoux pour ce qui concerne les sciences
et les arts , sont plus complètes que celles de Richelet ,
et son ouvrage pourrait suffire à ceux qui ne veulent
qu'étudier la langue française.
On se plaignait, et ce n'était pas sans raison , que les
auteurs de Dictionnaires français-latins se contentaient
trop aisément d'à peu près , et , comme le dit M. Noël ,
se permettaient trop souvent de tordre les passages des
auteurs anciens pour les faire cadrer avec les phrases
françaises. « Pour éviter l'un et l'autre défaut , con-
» tinue l'auteur , j'ai pris soin de vérifier les exeinples
» sur les originaux , j'ai réformé ceux qni étaient entachés
» de ce double vice , et lorsque j'avais à traduire , par
>> exemple , des expressions métaphoriques , je me suis
» efforcé de les rendre par des métaphores semblables ,
» et j'y suis souvent parvenu. Lorsqu'il s'est agi d'un
» terme ou d'un tour familier , ce n'est pas dans les
» poëtes et dans les orateurs , mais dans les coiniques
» que j'en ai cherché les analogues , et j'ai suivi le même
>> principe pour les tours nobles et pompeux . » Entre
une multitude d'exemples de la manière heureuse dont
M. Noël a sur-tout rempli ce dernier engagement , je
n'en citerai qu'un. En rendant compte du plaisir qu'on
"
JUILLET 1808 . 31
a éprouvé dans telle ou telle occasion , on peut s'exprimer
d'une manière noble ou d'une manière comique , suivant
l'espèce de satisfaction dont on a joui, les circonstances qui
l'ontaccompagnée ou le rang qu'on occupe dans le monde.
Ainsi un homme grave qui s'est trouvé dans une société
agréable , peut dire avec noblesse : de ma vie je n'ai eu
un si grand plaisir , tandis qu'un homme d'un caractère
plus libre , ou d'un état inférieur , dit gaîment : de ma
vie je n'ai tant ri. M. Noël a parfaitement distingué les
nuances de ces deux phrases que ses devanciers avaient
traduites par les mêmes expressions ; il rend la première
par une phrase de Cicéron : Ego in vitá med nulla
unquam voluptate tanta sum affectus ; et l'autre par
une saillie de Plaute : nunquam ullo die risi adæque.
-
Ce sont ordinairement les expressions proverbiales
qui mettent le plus de différence entre les langues ,
elles tiennent presque toujours à des localités , à des
usages particuliers , à des préjugés établis ; et ce n'est
qu'avec la plus grande peine qu'on peut leur trouver
des équivalens dans une autre langue . La multitude
étonnante des expressions de ce genre a toujours fait
le désespoir des traducteurs de Don Quichotte . M.
Noël a essayé de rendre en latin ces expressions qui
abondent dans notre langue : c'est dans Plaute , dans
Térence , dans les lettres de Cicéron qu'il a puisé des
équivalens à presque toutes nos tournures familières.
Ce travail exigeait un tact bien délicat , un goût
bien pur , et une grande connaissance du génie des
deux langues : M. Noël qui réunit ces qualités , a fait
tout ce qu'il était possible de faire . La critique relèvera
peut-être quelques expressions figurées rendues
par des expressions simples , quelques phrases latines
où la force de la phrase française ne se retrouve pas ;
mais si elle veut être de bonne foi , elle reconnaîtra
qu'il était impossible d'approcher plus près de la perfection
dans un travail si difficile et si aride .
A l'époque où l'on fit les premiers bons .Dictionnaires
français - latins , les modèles de style étaient Vaugelas et
Dablancourt. Ainsi tous les exemples furent puisés dans
ces deux auteurs. Quoiqué le premier sur-tout soit justement
considéré comme un des créateurs de notre
32 MERCURE DE FRANCE ,
langue , et que ses écrits se distinguent par le nombre,
la pureté et la clarté , cependant les écrivains qui lui
succédèrent , donnèrent à la phrase française plus de
concision et plus de rapidité. Plusieurs tours surannés
de ces auteurs avaient été conservés par Lallemant
et M. Noël s'est appliqué à corriger ce défaut . « Je me
>> flatte, dit- il , qu'avec un peu d'attention, on verrà que
» j'ai refait presque toute la phraséologie française
» pour y mettre plus de précision , plus de fraîcheur ,
>> plus de propriété. » On reconnaît dans ces changemens
l'écrivain pur et élégant qui avait mérité les suffrages
de l'Académie.
Mais l'avantage le plus grand du Dictionnaire de
M. Noël , est la classification des matières qui composent
chaque article. Comme dans son Dictionnaire latin-français
, l'auteur fixe d'abord le sens primitif de chaque
mot et sa véritable valeur ; ensuite il saisit le point où
le dernier chainon du sens propre rencontre le premier
anneau de la chaîne des sens figurés , et , suivant
ses expressions , il descend cette échelle en conservant
l'ordre dans lequel l'esprit humain a pu passer
de l'un à l'autre , d'après les développemens du langage
et les progrès de la civilisation . Cette idée est juste
et profonde ; c'est la première fois qu'elle est appliquée
à un Dictionnaire destiné aux écoles ; elle détruit là
confusiou qui , dans les anciens lexiques , faisait perdre
beaucoup de tems à chercher la tournure dont on avait
besoin , et donne insensiblement aux jeunes gens l'habitude
de la méthode et de la précision. « C'est sur- tout ,
» dit M. Noël , dans les articles susceptibles d'une grande
» variété d'acceptions que je supplie mes juges de com-
» parer ma marche avec celle de mes prédécesseurs.
» Ce n'est point au hasard que j'ai rangé ces nuances
» souvent délicates et fugitives ; c'est après avoir mé-
» dité long-tems sur la métaphysique du langage . »
Pour répondre au desir de l'auteur , je rapprocherai
un article de son Dictionnaire du même article traité
par Lallemant , et je choisirai un de ceux qui offrent
des acceptions nombreuses et variées .
L'article du mot vie , daus le Dictionnaire de M. Noël,
est divisé en six sections. La première commence par
la
30
LA
SEINE
JUILLET 1808. 53
la définition de Cicéron qui dit que la vie consiste dans
l'union de l'ame et du corps , définition pareille à celle
de la première édition du Dictionnaire de l'Académie
française. La définition de Lallemant se borne à bes
mots : l'action de vivre , et n'est guère meilleure que
la définition de l'opium dans le Malade Imaginaire.
Après avoir exprimé la naissance de l'homme , par les
mots recevoir la vie , naître , etc. , et avoir très -judicieusement
placé immédiatement après : commencer
la vie par souffrir ; M. Noël passe en revue toutes les
actions de la vie , en ayant soin de les classer de manière
à montrer non- seulement les développemens , de
Phomme , mais ceux de l'ordre social. Ensuite , l'auteur
exprime la perte de la vie et les circonstances qui l'accompagnent.
Une seconde section contient les divers emplois du
mot vie entendu par l'espace de tems depuis la naissance
jusqu'à la mort.
Dans une troisième , M. Noël exprime les différentes
manières de vivre , soit qu'on passe sa vie dans les plaisirs
ou l'oisiveté , soit qu'on l'emploie à l'étude ou aux
affaires . Il s'étend sur les circonstances principales de la
vie des hommes , l'innocence et la corruption , le bonheur
et le malheur , et finit par un proverbe très - moral
dont il trouve l'équivalent dans Cicéron : telle vie , telle
mort. Mors vitæ consentanea est .
Une quatrième section est consacrée à la vie future ;
elle est embellie par deux passages de Cicéron sur l'immortalité
de l'ame : on jouira dans le ciel d'une vie éternellement
heureuse. In coelo beati ævo sempiterno fruentur.
Pensez à la vie qui ne finira jamais. De perpetua
vitá cogitate.
Une cinquième section renferme les acceptions du
mot vie , lorsqu'il signifie nourriture et subsistance,
gagner sa viepar divers métiers , demander sa vie , etc.
Il est terminé par la phrase proverbiale faire vie qui
dure , rendu par cette expression de Térence : in longitudinem
consulere.
Enfin , une sixième et dernière section est consacrée
au mot vie , dans le sens . d'énergie et de force : un
tableau plein de vie , un style sans vie.
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
Dans le Dictionnaire, de Lallemant , l'article vie n'a
que trois sections. La première commence par la définition
imparfaite dont j'ai parlé : elle ne présente aucun
plan régulier , car la perte de la vie se trouve au milieu
du paragraphe. La seconde confond le mot vie dans
l'acception de l'espace de tems depuis la naissance jusqu'à
la mort , avec la manière de vivre. La troisième
contient d'une manière incomplète et sans ordre le sens
du mot vie , signifiant nourriture et subsistance.
On voit, par ce parallèle dont le sujet a été pris au
hasard , que le Dictionnaire de M. Noël l'emporte de
beaucoup pour la classification et le choix des matières
sur celui de Lallemant. Il a encore l'avantage de présenter
les dignités de toutes les espèces de gouvernemens
tant anciens que modernes , et l'étymologie de leurs
noms indique sur le champ leur origine et leurs fonctions.
Ainsi , le mot marquis , dérivé du mot allemand
mark qui veut dire limite , annonce que les anciens
marquis étaient préposés à la garde et au commandement
des frontières . Malgré la grande exactitude de
M. Noël , j'ai remarqué une légère omission . Il s'agit
d'une dignité qui n'existe plus , mais dont le nom se
trouve fréquemment dans notre histoire ; c'est celle de
vidame. Dam , dans notre ancien langage , répondait
à dominus ; ainsi , vidame voulait dire vice- seigneur ,
vice-dominus , pro-dominus. Ce nom était donné aux
seigneurs qui , sous le règne féodal , cominandaient les
troupes des évêques , et qui les représentaient dans leurs
fonctions temporelles ; tel était le vidame de Chartres.
Le Dictionnaire de M. Noël pourrait donner lieu à
plusieurs autres observations qui toutes seraient flatteuses
pour l'auteur. Les bornes de ce journal ne permettant
pas de les présenter, on doit dire , en général ,
que cette nouvelle production est digne en tout du
Dictionnaire latin-français : on y trouve la même exaotitude
, le même tact , le même scrupule ; et l'auteur
mérite d'autant plus d'éloges , que , comme nous l'avons
observé en commençant , l'entreprise offrait de grandes
difficultés. P..
JUILLET 1808 . 35
LE FILS BANNI , ou la Retraite des Brigands ; par
Mme REGINA- MARIE ROCHE , auteur des Enfans de
l'Abbaye ; traduit de l'anglais ; 4 vol. de 200 pages
chacun. A Paris , chez Joseph Chaumerot , libraire ,
Palais du Tribunat , galerie de bois , près le passage
Valois , nº 188. 1808.
---
*
JE crois , si j'ai bonne mémoire , que les Enfans de
l'Abbaye eurent quelque succès au moment de leur
apparition qui date de sept ou huit ans. Mais les
romans alors étaient à la mode , il n'y avait pas de jour
qu'il n'en parût un nouveau ; la plupart étaient inlisibles
, et les Enfans de l'Abbaye , du moins , avaient été
traduits par un homme de lettres connu , et qui savait
écrire sa langue. Au mérite d'un style correct sejoignait
celui de quelques caractères intéressans , de quelques
situations attachantes : mais comme , à vrai dire , il y
avait dans l'ouvrage autant à reprendre qu'à louer , son
succès ne pouvait être qu'éphémère , et n'a duré , en
effet , que fort peu de tems . Qui est - ce qui lit aujourd'hui
les Enfans de l'Abbaye , ou désire les relire ? Ce roman
avec ses défauts , est cependant beaucoup meilleur que
celui dont je vais parler. Je ne sais si quelque critique
s'est avisé de donner une analyse bien circonstanciée
du Fils banni ; quant à moi , je m'épargnerai cette
peine ; c'est assez , c'est même trop que de m'être imposé
celle de lire les quatre volumes dont il est composé .
1
2
Des personnages principaux qui disparaissent et sont
remplacés par des personnages épisodiques tombant des
nues; des gens qui se perdent et se retrouvent contre
toute attente ; une demoiselle, qui se voit tour à tour
aux prises avec un jeune et un vieux libertins dégoûtés
de leurs femmes ; un français , travesti en esdes
descriptions monotones , du bavardage insignihant,
des dialogues qui ressemblent à ceux des parades
, des baisemens de main eternels , des invraisemblances
qui impatientent , des brigands , une prison , un
cachot , un incendie , deux tempêtes , deux assassinats ,
deux duels , deux spectres et un hermite ; voilà , en peu
croc ;
C 2
36
MERCURE DE FRANCE
de mots , le mêlange irrégulier , par fois insipide , et toujours
bizarre , que l'on trouve dans le Fils banni ; et ce
fouillis a trouvé pour traducteur un écrivain dont le
style , en général assez correct , décèle un homme de
goût ! J'en ai été surpris.
Lorsque tant de gens semblent persuadés qu'il suffit
de remplir des pages d'événemens bien ou mal imaginés
pour produire un roman , c'est peut-être le cas de
jeter quelques idées sur ce genre de composition .
La marche du roman se rapproche beaucoup de celle
du poëme épique et du poëme dramatique. Tracer les
règles de l'un , c'est presque tracer celles des autres.
Dans le roman , comme dans l'Epopée et dans les
pièces de théâtre , l'auteur doit se proposer un but moral
; mais , dans l'Epopée , le merveilleux est admis , et
je pense qu'il doit être banni absolument du roman : je
le laisse aux conteurs qui n'écrivent que pour amuser
la curiosité. Le choix du sujet et des personnages est
d'une grande importance ; il faut que le sujet attache , ·
et que les personnages intéressent .
Nous avons l'exemple de plusieurs romanciers qui ont
pris leur sujet et leurs personnages dans l'histoire. Je me
réunirai à ceux qui s'élèvent contre cette sorte d'abus.
'C'est allier la fiction avec la vérité , et , par conséquent ,
tenir le lecteur dans une continuelle défiance , fermer
son esprit à la persuasion et son coeur à l'intérêt , ou , du
moins , le mettre souvent dans le cas de regarder comme
vrai ce qui est faux , ou comme faux ce qui est vrai.
Inventer , voilà la première loi imposée au romancier;
sujet , personnages, événemens , tout doit sortir de son
imagination .
Dès que vous inventez un sujet , je dois croire que
vous le méditez , et que vous ne vous arrêtez pas à une
idée première qui me rappellerait tout ce que j'aurais
vn. Votre sujet doit être neuf; et , dans ce cas , vous
avez déjà un grand mérite à mes yeux , celui de me
mener par des sentiers que je ne connais point , et , à
chaque pas que je fais avec vous , de piquer ma curiosité.
Chacun de vos personnages doit avoir un caractère
qui lui soit propre. Observez la nature humaine , et
"
3
JUILLET 1808.-
57.
:
vous verrez que les caractères entr'eux ne se ressem
blent pas plus que les physionomies. Variez donc
vos caractères de la variété naîtront les oppositions.
Les bonnes qualités , les vertus de tel personnage
feront ressortir les défauts , les vices de tel autre.
Mon intérêt ne se partagera pas également ; et mon
ame jouira délicieusement de l'espèce de combat que
lui livreront tour à tour les sensations douces ou pénibles
que vous exciterez en elle.
Je veux que les caractères soient variés , mais je veux
qu'ils soient pris dans la nature , présentés tels qu'ils
sont ou tels qu'ils pourraient être. Je suis , assurément ,
un des plus grands admirateurs de Richardson ; mais
Lovelace me paraît un personnage hors de nature , il
n'est point de libertin de cette espèce Grandisson
me semble un être de raison , il n'existera jamais un
homme aussi parfait.
Dès que vos caractères sont bien distincts , bien prononcés
, songez qu'ils ne doivent jamais se démentir.
Que dans toutes les grandes occasions , dans toutes les
circonstances importantes , on voie un rapport exact
entre les principes et les actions , entre les intérêts et les
démarches.
Si votre sujet est tel que , pour en aider le développement
, pour faire ressortir le caractère de vos personnages
principaux ( car il en est sur lesquels l'attention
se doit fixer plus particuliérement ) , vous ayiez besoin
de plusieurs personnages secondaires , évitez encore un
défaut justement reproché à l'immortel Richardson ; ne
les multipliez pas sans nécessité ; ne m'en présentez pas
qui me soient indifférens , ou , ce qui serait pis , me paraîtraient
inutiles ; enfin , ne donnez à chacun d'eux que
la place qu'il doit tenir , et ne l'y laissez que le tems
qu'il y doit rester : j'aime mieux regretter de la lui yoir
quitter trop vite que d'avoir à me plaindre de ce qu'il
l'occupe trop long-tems. Voulez-vous un modèle dans
l'art de varier les caractères , de les peindre d'une manière
aussi attachante que vraie , de les faire habilement
contraster ? Ouvrez Fielding ; lisez et relisez Tom-
Jones.
Il nous est arrivé ce qui arrive assez ordinairement
58
MERCURE
DE FRANCE ,
aux imitateurs . Ils ne se débarrassent pas toujours des
entraves , où semblent les retenir leurs modèles ; et ,
même en les surpassant , ils restent quelquefois entachés
de leurs defauts. C'est des Espagnols que nous
tenons celui de suspendre le cours de l'action principale
, d'interrompre le fil du récit pour faire intervenir
un personnage qui , sans qu'on l'attende , sans qu'on le
désire , nous raconte bien longuement ses aventures , et
partage ou distrait tellement l'attention , qu'on croit
avoir fermé le livre qu'on lisait et en avoir ouvert un
autre. Ces sortes de personnages font sur moi l'effet de'
ces visites qui arrivent inopinément dans un cercle au'
moment où la conversation était la plus intéressante et
la plus animée . On est fâché de n'avoir pas fermé la
porte à ces visites importunes , et moi je suis toujours
tenté de dire à ces personnages épisodiques : « Que vienstu
faire ici ? »
Ce n'est pas que je prétende exclure les épisodes . On
peut en orner son récit ; mais ils ne doivent pas être
étrangers au sujet , ils doivent au contraire y tenir toujours
un peu : il faut faire en sorte , comme l'a dit un'
Anglais , qu'ils ressemblent aux courtes excursions des
abeilles qui ne quittent leurs ruches que pour aller
chercher de quoi l'enrichir , et ne s'en éloignent jamais
jusqu'à la perdre de vue . C'est encore ce qu'on peut
admirer dans Fielding. A travers les événemens épisodiques
dont il amuse son lecteur dans le beau roman
que j'ai cité , on voit , on suit toujours le fil de l'intrigue
principale .
De même que les caractères doivent être naturels , et
cependant n'être pas trop communs , de même les événemens
doivent être naturels sans être pourtant trop
ordinaires. Mais ne les imaginons pas tels qu'ils ne puissent
exciter qu'une ignorante curiosité , ne captiver que
cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours
enfans ; songeons qu'ils doivent servir au développement
des caractères et à la peinture des pas ions.
Encore serait- ce peu que d'avoir inventé des événemens
à la fois intéressans et vraisemblables , s'ils n'étaient
racontés avec cette précision toujours nécessaire dans
un récit. La prolixité , dans quelque genre d'ouvrage
JUILLET 1808. 3g
que ce soit , est un défaut insupportable : gardons-nous
d'elle , car elle ne marche jamais sans traîner le dégoût
et l'ennui à sa suite.
Un roman ne doit pas présenter seulement et des
événemens et des faits ; l'écrivain , en les racontant ,
peut les semer de réflexions , mais il faut qu'elles soient
courtes , nécessaires , et que le lecteur ne soit pas toujours
en état de les faire lui - même ; c'est- à- dire qu'il
faut se défendre d'un vain étalage de vérités , de pensées
triviales qui feraient croire qu'on n'a d'autre mérite
que celui de répéter ce que tout le monde a dit , ce que
tout le monde sait . Une femme d'esprit me parlait derniérement
d'un roman nouveau , et m'assurait qu'il
l'avait vivement intéressée. Je le crois , lui dis -je , les
réflexions pourtant ne vous ont- elles pas semblé bien
longues , bbiieenn ccoommmmuunneess?? -Oh ! les réflexions , s'é
èria-t-elle , j'ai lu les premières , mais j'ai passé toutes
les autres. Ne nous mettons point dans le cas d'être
abrégés ainsi.
L'unité de lieu et l'unité de tems sont deux règles
sévères imposées aux auteurs dramatiques ; les romanciers
n'y sont point asservis : ils peuvent faire voyager
leurs personnages et les suivre dans le cours de la vie
la plus longue , pourvu qu'ils respectent la vraisemblance
et qu'ils n'imitent point l'abbé Prévost, du moins
en ce qui concerne le voyage de Cleveland chez les
Abaquis.
Mais il est une sorte d'unité que les romanciers doivent
observer , c'est celle d'action : on conçoit , en effet ,
que s'il y avait deux actions dans un roman , elles
se nuiraient réciproquement , partageraient , fatigueraient
l'attention du lecteur , le jetteraient , même dans
un état d'indécision , et par suite de ce qu'elles se disputeraient
, en quelque sorte , le droit d'envahir tour à
tour son ame , ne feraient sur elle que de légères impressions
, parce que les unes auraient à peine été produites
, que d'autres viendraient bientôt les effacer. Et
s'il y avait deux actions , comment se conformer au
précepte qui veut que non-seulement l'intérêt se soutienne
, mais aille toujours en croissant ? Il est évident
que cela serait impossible malgré tous, les efforts de l'art
et du talent.
40 MERCURE DE FRANCE ,
Il est encore une règle que le romancier ne saurait
violer impunément ; c'est celle qui lui prescrit de mettre.
dans son roman un commencement , un milieu et une
fin , mots qui équivalent à ce que l'on entend , dans
l'art dramatique , par l'exposition , le noeud et le dénouement.
Et c'est parce qu'il est essentiel de se conformer
à cette règle , que je préférerais la forme du
roman par chapitres à celle du roman par lettres, Dans
le premier , on entre aisément en matière et l'on peut ,
comme le dit le géant d'Hamilton , commencer par
· le commencement. Dans le second , l'exposition est difficile
; aussi est- il peu de romans épistolaires dans lesquels
, en lisant la première lettre , on ne se croie jeté
au milieu de l'ouvrage. Il me semble , d'ailleurs , qu'en
adoptant la forme du roman épistolaire , l'auteur se prive
d'un moyen puissant qu'il a toujours à sa disposition dans
le roman par chapitres , ce sont les lettres mêmes, Eh ! -
qui ne sent tout l'effet que peut produire , dans telle
ou telle circonstance , une lettre écrite et le résultat
que peut amener une lettre répondue ?
Quant au style du roman , on sent bien qu'il doit
varier selon la différence des caractères , des situations
des événemens , de l'âge et de la condition des personnages
, des lieux mêmes où se passe l'action ; qu'il doit
être plus ou moins vif , plus ou moins animé sans jamais
être languissant. J'ajouterai que si le romancier peut
se permettre des développemens interdits à l'auteur
dramatique , il ne doit user de ce privilége qu'avec
réserve , sans quoi les détails absorberaient le fond et
l'ennui commence où l'intérêt cesse ,
On a dit souvent que la lecture des romans est dans
gereuse ; elle l'est sans doute si les yeux et la pensée
s'arrêtent , non sur ceux où la licence se montre presque
à chaque page dans sa révoltante nudité , car ceuxci
, par bonheur , ne sont que dégoûtans , mais sur ces
romans où il n'est question que d'amour , où les dé
sordres de cette passion sont peints sous les couleurs
les plus séduisantes ; où un jeune homme ne rêve qu'au
moyen d'enlever sa maîtresse ; où une jeune personne
attend qu'une funeste sécurité ait endormi sa mère pour
pouvoir entretenir son amant ; où l'hymenn'est présenté
JUILLET 1808. 41
que comme une chaîne légère ou plutôtcomme un joug
insupportable ; et où la mère de famille , par consé
queat ; s'instruit à mépriser les droits sacrés de son
époux sur elle , les devoirs non moins sacrés qu'elle a
contractés envers ses enfans et s'en affranchit pour
écouter la voix d'un aimable séducteur . Oui , sans doute,
je le répète , la lecture de ces romans dont je ne donne
enc re qu'une idée incomplète , est et sera toujours dangereuse
. Le jeune homme y apprendra que le bonheur
suprême réside dans l'amour ; et que l'obligation de tenir
un rang honorable dans la société , d'être utile à sa
patrie, est subordonnée au besoin de plaire et de séduire;
la jeune personne , que sans consulter le voeu de ses parens
elle peut elle-même fixer impunément son choix
et pour peu qu'elle soit contrariée dans le don de son
coeur , quitter effrontément la maison paternelle pour
suivre l'objet qui a su le surprendre ; la femme mariée,
que le tems donné aux soins de son ménage est un tems
ridiculement employé , qu'un mari , pour elle , n'est
tout au plus qu'un honnête caissier chargé d'acquitter
ses dépenses , et que si elle veut jouer un rôle agréable
dans le monde , être rangêe parmi les femmes du bon
ton , recherchée dans tous les cercles , invitée à toutes
les fêtes , il lui est absolument impossible de se passer
d'un amant. De tels romans ne sont pas seulement dangereux
, ils sont pernicieux , j'ose le dire , et destructeurs
de tout principe , de toute vertu , de tout lien
social. Mais il n'en est pas de même de ces romans
où , en traçant le tableau de lá vie humaine , l'auteur
se propose d'éclairer l'esprit et de former le coeur ; où
il ne fait paraître un ridicule que pour l'exposer à la
censure ; où il ne met la vertu aux prises avec le vice
que pour faire triompher l'une et réduire l'autre à d'impuissans
efforts ; où il ne présente l'amour que comme
un lien qui doit unir deux coeurs honnêtes et vertueux ;
où il ne décrit les contrariétés , les tourmens , les malheurs
mêmes dont nous sommes froissés dans la vie
que pour nous apprendre à nous élever au-dessus d'eux ;
où il peint les passions , tantôt comme dangereuses
parce qu'elles nous égarent , tantôt comme utiles parce
qu'elles nous portent à des actions louables , et nous
42 MERCURE DE FRANCE ,
•
enseigne ainsi dans quels cas nous devons les suivre et
dans quelles circonstances nous devons les repousser.
Un roman de cette nature bien composé , bien écrit ,
dans lequel on verrait toujours non une morale stoïque
qui n'offrirait de la vertu et de l'humanité qu'uir
modèle idéal et désespérant , mais une morale douce ,
facile et pénétrante; dans lequel les hommes seraient peints
tels qu'ils sont , capables de fautes et de repentir , de
faiblesses et de retour ; ce roman , je le demande , seraitil
dangereux à lire ? Ah ! qu'il paraisse , et j'assure à
son auteur le succès le plus flatteur et le plus désirable .
L'époux sera enchanté de le voir dans les mains de sa
femme , le père le mettra dans celles de son fils , et
il n'y aura point de mère qui ne se croie obligée d'en
recommander la lecture à sa fille . VIGÉE .
VARIETES .
SPECTACLES. Théâtre de l'Opéra- Comique.
On a
donné mardi dernier à ce théâtre , la première représentation
de Cimarosa , opéra bouffon en deux actes . En voici
l'analyse
Cimarosa est logé à Naples dans la maison du signor
Fiorelli dont il aime la fille : le dérangement de ses affaires
retarde son mariage avec la charmante Fiorina : un huissier
vient saisir ses meubles , mais son vieux valet imagine un
expédient pour les remplacer ; pendant que son maître est
absent , il brûle quelques vieux papiers dans son appartement,
et répand dans Naples le bruit qu'il a tout perdu dans cet
incendie . A cette nouvelle les plus grands seigneurs s'empressent
de lui envoyer des bijoux , de l'argent ; mais Cimarosa
ne veut pas profiter de leur erreur , il renvoie tous
ces cadeaux , et n'accepte que l'offre faite par les acteurs
du théâtre des Florentins de jouer son nouvel opéra sur le
champ : Fiorelli , témoin de ce refus , lui donne la main de
sa fille .
Le lecteur s'aperçoit que ce poëme n'est qu'un canevas
arrangé , comme l'Irato , de manière à faire briller le
talent du compositeur , et cependant on l'a critiqué avec
autant de sévérité que s'il se fut agi d'une comédie régulière
; l'auteur des paroles , écrivain plein d'art et de talent ,
et habitué aux plus grands succès , n'a pas voulu se faire
JUILLET 1808. 45
nommer ; en gardant l'anonyme il a prouvé qu'il attachait
peu d'importance à cet ouvrage , qui cependant a réussi sans
contestation .
Ce n'est donc que la musique de cet opéra qu'il faut juger.
L'ouverture est vive et originale , les rentrées d'instrumens
à vent sont gracieuses . On a particuliérement applaudi un
grand morceau de composition chanté au piano par Martin ,
chargé du rôle de Cimarosa ; ce chanteur l'a éxécuté avec
tant de verve , qu'on eût pu croire qu'il lui était réellement
inspiré . Me Duret et Martin ont ensuite chanté un duo'
fort amoureux , et ils ont reçu les applaudissemens dus à
leur beau talent . Nous demanderons aux gens qui se plaignent
toujours du tems présent , et le dénigrent au profit
du tems passé , à quelle époque l'Opéra- Comique a posséde
deux voix aussi belles que celles de Me Duret et de Martin .
Mme Duret a développé dans cette soirée les plus beaux
moyens et un talent musical , qui n'étonnera que ceux qui
ne savent pas que cette cantatrice est élève du célèbre Garat .
M. Nicolo n'a encore rien donné au théâtre Feydeau qui
puisse être comparé à cette nouvelle production , qui lui
assure un rang parmi nos compositeurs.
•
re
M. Bory de Saint-Vincent , capitaine de dragons , a été
nommé dans l'avant- dernière séance classe › par la 1
de l'Institut de France , correspondant de cette savante
Académie . Cette nomination est une juste récompense des
voyages et des ouvrages de ce jeune militaire , qui était déjà
correspondant du Muséum d'Histoire naturelle , et de la
Société des Curieux de la nature de Berlin .
Aux Rédacteurs du Mercure.
109 III
Messieurs , j'ai lu dans les Numéros des derniers jours de Mars du
Journal allemand le Freymüthig , publié à Berlin , par 'MM . Kotzebue
et Kuhn , une nouvelle intitulée Clara ou les Mariages de convenance.
J'y ai reconnu la traduction la plus fidèle , la plus littérale , de
la nouvelle insérée , sous mon nom , et sous le même titre , dans le
Mercure du 26 décembre 1807. J'en avais pris l'idée dans une anecdote
espagnole de Garcias Baxillo. Il a plu , cependant , à M. Auguste
Kuhn de donner ce conte comme étant entiérement à lui . La propriété
en est , sans doute , de peu de prix , mais je ne me sens pas assez riche
pour la céder au collaborateur de M. Kotzebue .
J'ai l'honneur , messieurs , etc.
སྙ
L. DE SEVELINGES .
44 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES POLITIQUES.
-
( EXTÉRIEUR. )
ет
--
RUSSIE. Pétersbourg, le 1er Juin. La gazette de la
cour donne aujourd'hui la suite des opérations de l'armée
de Finlande , sous les ordres du général comte de Buxhowden
. Il y est dit entr'autres que l'absence du général en chef,
qui s'était rendu à Lovisa , et la grande distance qui se
trouve entre les différens points sur lesquels les troupes
opèrent en Finlande , ont retardé l'envoi du journal depuis
le 1er jusqu'au 6 mars , v. st . Ce journal est donc parvenu
très-tard , et tous les événemens qu'il contient , sont déjà
connus.
Le général termine son rapport en disant que l'ennemi
poursuivi sans relâche par une petite partie de nos troupes ,
est dans le plus grand désordre , et n'a pu se sauver que par
une prompte fuite . Il ajoute que nos troupes sont parfaite-
-ment approvisionnées de vivres .
-
TURQUIE . Belgrade , le 29 Mai . - Le corps du séras
quier Mustapha-Bairactar , qui , à la fin d'avril , s'était porté
des environs de Rudschuck sur le Danube , par Niccopoli
et Widdin , est maintenant campé ; on évalue la force de ce
corps à 25 ou 30 mille hommes : il a été joint , le 16 , par
2500 hommes , que commande Emir-Aga , pacha de Nissa.
Molla-Aga de Widdin , campe sur le Timok avec 5000
hommes. Les pachas de Sophie et de Serès sont en marche
avec leurs corps. Les deux camps sur la Drina et la Ruska
forment environ 12 mille hommes , et ils reçoivent tous les
jours des renforts . Les Turcs élèvent des batteries tout le
long de la Morava , et depuis la source du Timok jusqu'à
son embouchure dans le Danube . Leur armée tire toutes ses
provisions de Sophie ; la caisse de l'armée , ainsi que le
payeur et ses bureaux , y sont arrivés le 16 .
-La navigation par les Dardanelles a repris toute son
activité ordinaire , depuis que Smyrne , Alexandrie , Salonique
, et quelques autres ports ne sont plus bloqués par les
Anglais. Depuis la prolongation de l'armistice avec la Russie,
le commerce entre les ports russes et turcs est même devenų
assez vif. Les négocians de la Crimée font sur-tout d'excel
lentes affaires. D'immenses quantités de marchandises levan-
1
JUILLET 1808. 45
tines sont transportées de Smyrne et d'autres ports turcs à
Odessa , Cherson , etc. et expédiées de là par terre dans la
Russie méridionale et la Pologne. Quoique le transport soit
très-cher par cette voie , on le préfère pourtant à celle de
Trieste et de Fiume qui est plus dangereuse .
ALLEMAGNE.
Geam Vienne , le 14 Juin.
-- Il est maintenant
décidé qu'il n'y aura point , cette année , de grands camps
de plaisance dans notre monarchie ; le licenciement des
soldats qui ont rempli le tems de leurs services a lieu comme
à l'ordinaire.
Outre la forteresse de Braunau qu'on achève de démolir,
l'Empereur vient de donner des ordres pour faire
démolir également la forteresse d'Egra en Bohême. D'un
autre côté ; on s'occupe à élever de nouvelles places ; car ,
outre le fort de Comorn en Hongrie , l'Empereur se propose
de faire fortifier la ville d'Ens dans la Haute-Autriche
; et celle de Salzbourg. Les plans ont déjà été dressés
par nos plus habiles ingénieurs , et l'archiduc Jean a fait à
1'Empereur un rapport circonstancié sur cet objet .
-Le clergé protestant a obtenu le privilége d'être , ainsi
que le clergé catholique , soumis , pour les affaires contentieuses
, à la jurisprudence adoptée pour la noblesse . S. M.
J'Empereur tient fortement au système de tolérance que
Joseph II a introduit en Autriche ..
-
On remplace en ce moment les anciens billets de banque
par de nouveaux. Ceux d'un florin sont déjà mis hors
de la circulation . Les nouveaux billets sont de 2 , 5 , 10 ,
25 , 50 , 100 et 5000 florins .
-On écrit des environs de Wismar , du 7 juin , que le
premier jour de Pentecôte une grêle épouvantable a exercé
ses ravages dans plusieurs districts , et sur-tout à Rüggow.
Les grélons pesaient une demi-livre , et il est tombé des
morceaux de glace de la grosseur d'une demi-tuile : tous les
environs ont été dévastés . Les chevaux et les bêtes à cornes
s'étaient serrés fortement les uns contre les autres en poussant
des mugissemens ; beaucoup de ces animaux ont été
bsses . Toutes les fenêtres des maisons , ainsi que les tuiles
des toits , ont été brisees ; tous les arbres à fruits sont détruits
et les champs ravagés . On ne se rappelle pas d'avoir
vu dans ce pays un semblable désastre .
-
Le 22 mai , entre cinq et six heures du matin , il est
tombé dans le pays de Stannern , près d'Iglau en Moravie ,
46 MERCURE DE FRANCE ,
pendant un brouillard et à la suite de trois coups de tonnerre
assez semblables , des pierres qui ressemblaient parfaitement
aux pierres météoriques connues jusqu'alors .
Quelques - unes pesaient de quatre à cinq livres . Aussitôt
que l'Empereur fut informé de ce phénomène , il ordonna
à MM. de Scheibern et de Widmanstaetten , directeurs du
cabinet , de s'occuper des recherches nécessaires .
SAXE. Schwerin , le 8 Juin.
l'ordonnance ci - dessous :
----
On vient de publier ici
« Frédéric- François , etc. Les troupes de S. M. l'Empereur des Français
ayant entiérement évacué nos Etats , nous avons fait occuper par
nos propres troupes nos ports et nos côtes , afin d'empêcher tout commerce
et toute communication avec l'Angleterre et la Suède , ainsi que
" cela a dejà été défendu plusieurs fois . En conséquence , nous faisons
savoir à tous nos sujets et habitans de nos Etats , particuliérement aux
négocians , que toutes les ordonnances publiées jusqu'ici pour défendre
le commerce des marchandises anglaises et la communication avec l'Angleterre
, subsistent dans toute leur force et teneur , et qu'on veillera
rigoureusement à leur exécution . Comme les commandans de nos troupes
doivent observer les mêmes mesures de sureté que les troupes de S. M.
P'Empereur des Français , nous leur avons donné une instruction pour
-leur servir de règle de conduite ; et en conséquence , nous avertissons
sérieusement chacun de nos sujets de ne mettre aucun empêchement à
ce que ladite instruction soit ponctuellement observée par nosdits commandans
, etc. >>
--
ESPAGNE. Madrid , le 15 Juin . - Aujourd'hui en plein
Conseil les décrets suivans ont été lus :
« Ayant accepté la cession de la couronne d'Espagne qu'a faite en ma
faveur mon très- cher et bien - aimé fière l'auguste Empereur des Français
et Roi d'Italie , Napoléon Ier , comme il a été donné communication au
Conseil , le 4 du courant , j'ai nommé pour mon lieutenant- général
S. A. I. et R. le grand-duc de Berg je lui en fais part sous cette même
date , le chargeant de faire expédier tous les décrets convenables , afin
que les tribunaux et les employés de toutes les classes continuent l'exer-
¿cice de leurs fonctions respectives , parce qu'ainsi l'exige le bien général
du royaume qui sera toujours le but de mes soins . Le Conseil le tiendra
pour entendu et en soignera l'exécution en ce qui le concerne .
Bayonne , le 10 Juin 1808.
A M. le doyen du Conseil.
PROCLAMATION.
Signé, MOI LE ROI .
L'auguste Empereur des Français et Roi d'Italie , notre très - cher et
bien-aimé frère , nous a cédé tous les droits qu'il avait acquis à la cóuJUILLET
1808 . 47
ronne des Espagnes par les traités conclus , les 5 et 10 de Mai , avec le
Roi Charles IV et les princes de sa maison.
En nous ouvrant une si vaste carrière , la Providence a sans doute
jugé nos intentions ; elle nous donnera la force de faire le bonheur du
peuple généreux qu'elle confie à nos soins ; elle seule peut lire dans notre
ame , et nous ne serons heureux que le jour où , répondant à tant d'espérances
, nous pourrons nous rendre à nous -même le témoignage d'avoir
rempli la tâche glorieuse qui nous est imposée : le maintien de la sainte
religion de nos ancêtres dans l'état prospère où nous la trouvons ; l'intégrité
et l'indépendance de la monarchie seront nos premiers devoirs .
Aidé par le bon esprit du clergé , de la noblesse et du peuple , nous
espérons pouvoir faire revivre le tems où le monde entier était plein de
la gloire du nom Espagnol , et sur-tout nous désirons établir la tranquillité
et fixer le bonheur dans le sein de chaque ménage par une bonne
organisation sociale .
Faire le bien public en nuisant le moins possible aux intérêts particuliers
, ce sera l'esprit de notre conduite . Quant à nous , que nos peuples
soient heureux , et nous serons trop glorieux de leur bonheur. Quel
serait le sacrifice qui pourrait nous coûter ? C'est pour les Espagnes ,
non pour nous , que nous régnerons .
A Bayonne , le 10 Juin 1808.
A M. le doyen du Conseil.
Signé , MOI LE ROI .
( INTÉRIEUR ) .
et
Bayonne , le 22 Juin . Le 22 juin 1808 , la Junte s'est
réunie . On a distribué à chacun de ses membres un exemplaire
des deux premières feuilles imprimées du projet de
constitution , afin de pouvoir examiner à loisir les articles
qu'elles contiennent , et S. Exc . M. le président a invité de
nouveau à fournir les réflexions que pouvait suggérer cette lecture .
Plusieurs membres ont fait diverses observations , qui ont
été recueillies par MM. les secrétaires.
M. Don Ignace Sanchez de Texada , représentant du
nouveau royaume de Grenade en Amérique , a lu un discours
, dans lequel il a exposé les besoins , les intérêts et les
sentimens des colonies . If a parlé avec détail des motifs de
leur attachement à la métropole et des inconvéniens du
régime auquel elles ont été soumises jusqu'à ce jour.
-
Toulouse, le 15 Juin: Les sieurs Lacoste et Bidault
viennent de terminer le plan en relief du canal de Languedoc
, ouvrage qui leur a coûté quatre années de soins
* pénibles et de travaux assidus , ouvrage immense qui re48
MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1898.
1
présente , dans la proportion d'un pouce par toise , 63
corps d'écluse , 100 sas , 168 portes d'écluse , quatre
grands ponts-aqueducs et 56 autres de moindre grandeur ,
37 épanchoirs , 115 digues et bassins de cales , 17 grands
déversoires , 24 piles à rainure pour bâtardeaux , 10 murs de
quais pour divers ports ou embarcations , 2 grands réservoirs ,
toute la partie de la Montagne- Noire sur laquelle on a exécuté
des travaux , 4 chantiers , 300 maisons , 100 barques et
moulins. L'échelle de proportion de la Montagne -Noire et
des bassins de Saint-Ferréol et de Lampi n'est que de deux
lignes et demie par toise . Les barques naviguent dans le plan
comme dans le canal dont il est la représentation , et les eaux
y coulent en y faisant exactement le même service pour les
moulins , les déversoirs et les écluses ; tous les sites et les
paysages y sont représentés avec la pompe que la nature a
prodiguée sur ses bords.
7
•
PARIS. Le 25 Juin , en exécution du décret rendu
Bayonne le 19 du même mois , par lequel S. M. l'Empereur
et Roi permet que Mg" le cardinal de Belloy , décédé archevêque
de Paris , soit enterré dans l'église métropolitaine de
Notre - Dame , et conformément aux dispositions arrêtées t
dans la conférence du 21 de ce mois , la pompe funèbre de
S. Em. Mg Jean-Baptiste de Belloy , cardinal- archevêque
de Paris , sénateur , grand-aigle de la Légion d'honneur , a eu
lieu dans l'église métropolitaine de Notre -Dame .
Les cérémonies de l'église pour cette pompe funèbre et
pourl'inhumation du corps de S. Em. dans l'église métropolitaine
ont été célébrées avec la plus grande solennité,
afin de remplir à cet égard l'intention de S. M. I. et R. qui
a voulu honorer ainsi la mémoire de ce prélat si recommandable
par les vertus dont il a donné l'exemple pendant
soixante années d'épiscopat .
ERRATA du N° . 362.
Page 578. Dans le conte de l'Alchimiste et ses Enfans , après ce
vers :
Et les soins dus à sa progéniture.
´il en a été omis deux , qu'il faut rétablir :
Mieux eût valu ne savoir presque rien ,
Et de son fils faire un homme de bien.
Lorsque Mahmoun reçut de la nature , etc , ´
:
Page 620 , ligne 24 , ces leçons mêmes ; lisez les leçons mêmes.
Page 621 , ligne 8 , qui fit le premier ; retranchez le mot fit.
ligne 30 , et ils ont produit ; retranchez le mot et , et mettez
deux points avant ils.
(No CCCLXIV. )
SEINE
DE
LA
( SAMEDI 9 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
LA VISITE ACADÉMIQUE.
POUR entrer à l'Académie
Un candidat allait trottant
En habit de cérémonie ;
?
De porte en porte visitant ,
Sollicitant et récitant
' Une bannale litanie ,
Demi modeste, en mots choisis ;
Il arrive enfin au logis
D'un doyen de la compagnie ;
1
Il monte , frappe à petits coups.
- Hé ,
Monsieur ! que demandez-vous ?
Lui dit une bonne servante
Qui toute en larmes se présente .
Pourrais -je pas avoir l'honneur
De dire deux mots à Monsieur ?...
-
Las ! quand il vient de rendre l'ame.
Il est mort ? - Vous pouvez
Entendre les cris de Madame ;
Il ne souffre plus , dieu-merci.
-
d'ici
Ah ! bon dieu ! je suis tout saisi ! ...
Ce cher ! ... ma douleur est si forte !
Le candidat parlant ainsi
Referme doucement la porte,
DEPT
5.
cen
50
MERCURE
DE FRANCE
,
Et sur l'escalier dit je vois
Que l'affaire change de face ;
Je venais demander sa voix ;
Je m'en vais demander sa place .
M. ANDRIEUX , de l'Institut.
HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE ,
VAUDEVILLE .
AIR : Dans cette retraite à quinze ans. ( Des Visitandines. )
SUR le monde eu jetant les yeux
Sans doute il est permis d'en rire ;
\ J'aime assez les propos joyeux
Qu'assaisonne un grain de satire :
Quelques tableaux , point de portraits
Je déteste la médisance ;
Sans amertume , sans apprêts
J'esquisse au hasard quelques traits :
Honni soit qui mal y pense. ( Bis. )
Sous les regards de ses parens
Laure , élevée avec décence ,
Ne reçoit pas de jeunes gens ,
Excepté son maître de danse ;
Cependant son coeur est atteint
D'un mal qui croît dans le silence
L'éclat de ses yeux , de son teint
Depuis deux ou trois mois s'éteint ...
Honni soit qui mal y pense .
Dans un Caton de vingt - cinq ans
La sagesse est chose hien fade ;
J'aime mieux les défauts brillans
Du séduisant Alcibiade :
OV 260
La Grèce entière , qu'il charma ,
Tui la même indulgence ;
Eut pour
Le divin Socrate l'aima
Il l'instruisit il le forma :
Honni soit qui mal y pense...
31
On se plaint de ces écrivains
Qui dans leur rage famélique
Versent sur des talens divins
JUILLET 1808 . 51
Les flots d'une amère critique :
Les insectes au meilleur fruit
Donnent toujours la préférence :
Gloire à l'instinct qui les conduit !
Gloire à la main qui les détruit !
Honni soit qui mal y pense.
Le gros Verseuil est tout surpris
Qu'à son retour d'un long voyage
Sa femme lui présente un fils ;
Très-gravement il l'envisage :
Laissez-moi compter par mes doigts ,
Dit-il ; la chose est d'importance :
Je suis parti depuis vingt mois ....
Le cher enfant n'en a que trois ....
Honni soit qui mal y pense.
Vêtu d'un justaucorps mesquin ,
Paul vint à pied de son village ;
Je vis arriver mon faquin ,
En sautoir portant son bagage :
Il a des terres , des châteaux ....
D'où lui vient donc tant d'opulence ?
Il a fourni les hôpitaux ,
Il a prêté ses capitaux :
Honni soit qui mal y pense.
Vantez-nous ce globe maudit :
( S'écrie Alceste , qui l'abhorre )
L'hiver le froid nous engourdit ;
L'été le soleil nous dévore :
Pour la vertu sont les revers ;
Le vice prospère ; on l'encense .
- On dîne dans cet univers ;
On fait l'amour , on fait des vers :
Honni soit qui mal y pense.
M. DE JOUY...
LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE.
FRAGMENT
C'EST ici qu'admirant de plus près la nature
Je me fais jardinier et j'apprends la culture .
D 2
52 MERCURE DE FRANCE ,
1
A ma voix les plaisirs y vont naître à l'envi :
Toujours plus variés ils banniront l'ennui .
Tantôt au peuple ailé je déclare la guerre ,
Et je bats la forêt armé de mon tonnerre ;
Tantôt avec mon chien franchissant les guérets
Au timide lapin je vais tendre mes rets ,
Ou quittant mon fusil pour l'hameçon perfide ,
Je dresse un piége adroit au brochet trop avide .
Ainsi , de mes plaisirs suivant la douce loi ,
Chaque jour plus heureux va trouver son emploi .
Au milieu de mes jeux j'aime encore à m'instruire :
De ces bocages frais le silence m'inspire.
De la mélancolie ici l'aimable auteur ( 1)
D'une douce pitié sait pénétrer mon coeur ;
Toi , poëte des champs , naïve Deshoulières ,
Je suis sous les ormeaux tes aimables bergères ;
Corneille ici m'émeut , et m'arrache des cris ;
Là, le tendre Racine enchante mes esprits ;
Je tremble pour Auguste et j'admire Emilie.
Je m'attendris , je pleure avec Iphigénie ,
Ou , suivant Bossuet dans ses élans de feu ,
Je me sens tressaillir au nom de son grand Dieu (2).
L. B..... ( De Brest . }
QUATRAINS .
A la douleur enfin le tems offre des charmes ,
Mais le souvenir reste et ne peut s'effacer ,
Le coeur conserve encor des larmes
Quand les yeux cessent d'en verser .
L'amour ne peut toujours enflammer notre coeur :
L'amitié consolante est le trésor du sage.
On pardonne à l'amant volage ,
Et jamais à l'ami trompeur .
Modeste en sa conduite et paisible en ses goûts ,
La femme qui remplit le voeu de la nature ,
(1 ) M. Legouvé.
1
(2) Allusion à cette expression de Bossuet : Mon grand Dieu.
JUILLET 1808. 53
Emprunte des vertus sa plus douce parure ,
Fait le bonheur d'un seul et l'agrément de tous.
La coupe du plaisir brille à l'oeil enchanté :
Qui l'épuise est puni d'une telle imprudence.
Le poison du bonheur est la satiété ,
Et la satiété naît de l'intempérance.
L'abîme du passé dévore nos instans.
Dans le fleuve d'oubli la mort bientôt nous plonge :
Nos maux et nos plaisirs sur les aîles du tems
S'envolent sans laisser plus de traces qu'un songe.
Par M, Du WICQUET-D'ORDRE ( 1).
EPIGRAMME DIALOGUÉE.
Certain plaisant en ac , assez laid cadédis ,
Du reste , digne enfant de l'illustre Garonne ,
S'écrie en voyant Laure : « Ah ! qué d'appas , sandis !
Tout séduit dans votre personne ;
Lé port est plein dé grâce et lé minois charmant. »
-
« Je voudrais , Monsieur , je vous jure,
Vous faire un pareil compliment ,
Mais je déteste l'imposture. »
« Beauté naïvé , je vous croi :
2
Vous né mentez pas commé moi . »
ENIGME.
M. DE L. R.
De maint fripon je suis l'apôtre ;
f Ma résidence est à Paris ,
Et cependant comme jadis
Je voyage d'un pôle à l'autre.
Autrefois , sous un nom charmant ,
J'étais fort à la mode ,
Et je possédais la méthode
(1) L'auteur de ces quatrains en a fait au moins six cents , qu'il se
propose de réunir en un seul recueil , et de donner au public,
54 MERCURE DE FRANCE ,
De ne jamais vieillir , d'être toujours galánt.
Et pour finir ma période ,
Cher lecteur , tu te sers de moi :
N'est-ce pas me livrer à toi?
L. B..... ( de Brest. )
LOGOGRIPHE .
Pour des rôles divers j'ai reçu la naissance ,
Agrémens et dangers entourent le premier .
L'on attend le second avec impatience ,
Et quelquefois , dit -on , plus encor le dernier.
Décomposant mon nom , l'habile anatomiste
Trouvera du dégoût la franche expression ;
Le travail important d'une certaine artiste ;
L'arbre qui fut planté pour décoration ;
Un terrain dont l'abord serait inaccessible ,
Si les efforts de l'art ne le rendaient possible.
i
CHARADE.
DANS la république des lettres ,
Mon premier tient le premier rang ;
Dans la collection des êtres ,
Mon dernier à bon droit passe pour le plus grand ;
Mon entier est un mot que l'amant en délire ?
A l'objet qu'il chérit ne voudrait jamais dire.
S ..
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Salut ( de civilité ) Salut
( de l'ame ) , et Salut ( d'église ).
Celui du Logogriphe est Platane , dans lequel on trouve plan
late , pate , an , ‹ âne , pâte à pâter le papier de musique , part ,
la , plane , pal , le , là , élan , plat, plante.
Celui de la Charade est Thé-atre.
JUILLET 1808. 55
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
LETTRE aux Rédacteurs du Mercure , sur le poëme
des Jeux de Mains , de RHULliére.
Je viens de lire , Messieurs , dans votre dernier numéro ,
un article fort spirituel sur le poëme des jeux de mains de
Rhullière. Le critique dit les choses les plus fines et les
plus justes sur le talent de Rhullière en général , sur ses prétentions
et ses succès comme auteur et homme du monde .
Mais , par des motifs particuliers que je soupçonne et que je
respecte , il a glissé si légérement sur le sujet du poëme ,
qu'il me paraît bien difficile que vos lecteurs s'en fassent une
idée. Ces acteurs de la petite scène décrite par Rhullière ,
sont des personnages que leur élévation a rendus , pour
ainsi dire , publics : peu d'entre nous les ont connus , mais
tous ont entendu parler d'eux ; et ceux qui en voudraient
parler à leur tour , s'ils péchaient contre l'exactitude , ne
pécheraient pas au moins contre la bienséance . Un journal
estimé par son respect pour les convenances , les a déjà
nommés : il me semble que , sans offenser leur mémoire , ni
blesser la délicatesse de ceux qui les regrettent , vous pourriez
aussi les faire connaître à vos abonnés , et sur-tout
raconter , d'après Rhullière , la petite aventure dont ils sont
les héros et dont il est le chantre. Vous devriez d'autant
moins vous en faire un scrupule , que le poëme , tel qu'on
nous l'a donné , ne contient absolument rien qui flétrisse
leurs moeurs ni leur caractère .
Il semblait être dans la destinée de Rhullière , que ses
principaux ouvrages ne pussent pas être imprimés de son
vivant , ni du vivant des personnes intéressées . Cette singularité
peut s'expliquer par la malignité connue de son caractère
, qui lui faisait choisir de preference des sujets contemporains
de satire historique ou morale. Il vivait d'ailleurs à
une époqué et dans un monde qui fournissaient une ample
matière à sa causticité . Mais , s'il cédait volontiers à la tentation
de peindre ce qu'il avait observé , sa sûreté lui faisait
une loi de cacher ses tableaux , ou du moins de ne les montrer
qu'en secret . Ces confidences souvent répétées devenaient
une sorte de publicité qui finissait par avoir ses risques.
Il est vrai qu'en même tems il en résultaït pour l'auteur
un succès plus sûr et peut-être plus vif que celui qu'il
eût obtenu d'une publicité réelle . En tout , on aime les pré56
MERCURE DE FRANCE,
mices et les jouissances exclusives . Comment ne pas admirer
un ouvrage qu'on nous juge particuliérement dignes d'entendre
, qu'on soumet à notre goût , et que l'on confie à notre
discrétion ? Il faut bien que notre goût le trouve délicieux ,
et que notre discrétion aille le prôner partout . Ces succès de
société ont souvent des retours fàcheux. Le public , qu'on a
frustré de son droit , et à qui l'on promet une merveille
dédaigne quelquefois trop ce qu'on lui a trop fait attendre ,
et sur-tout trop vanté. Les productions historiques de Rhullière
n'ont point eu à expier leur réputation précoce et
clandestine , le public l'a confirmée sans restriction. L'Histoire
de la Révolution de Russie sur-tout a paru un morceau
achevé , où le malin observateur de l'événement a fait ressortir
de la manière la plus piquante les contrastes de profondeur
et de légéreté , de rudesse et de grâce , de férocité et
d'enjouement , de sottise et d'habileté qui ont marqué toutes
les scènes de cette tragi -comédie politique .
On peut douter que le poëme des Jeux de mains fasse la
même fortune . Rhullière savait observer et décrire ; mais
le don d'inventer lui manquait absolument ; il faut bien
qu'il l'ait ignoré , puisqu'il a entrepris de faire un poëme en
trois chants sur le sujet le plus mince et le plus futile que
jamais poëte ait mis en oeuvre . Plusieurs couples d'époux et
d'amans , un soir d'automne , au sortir de l'Opéra , se rendent
à Passy , dans l'intention d'y passer plusieurs jours au
milieu de tous les plaisirs . On se met à table : Valmir , en
train de faire un conte , est frappé d'une boulette de pain
entre les yeux ; il riposte par trente autres boulettes ; tous
les convives prennent part au jeu : on se lève , on se poursuit
autour de la table et dans les coins de la salle . Corinne
veut verser sur les combattans un sceau de porcelaine rempli
d'eau à la glace . Artemise , la maîtresse de la maison , reçoit
au front un petit coup de ce vase ; elle s'évanouit , ses vapeurs
lui prennent , et , malgré les instances de tout le
monde, elle veut retourner à Paris , et tout le monde y
retourne. On a pu rire un jour ou deux dans la société de ce.
qu'une boulette de pain avait ainsi déconcerté les projets de
six ou huit personnes entre qui l'on pouvait supposer ce
qu'on appelle des arrangemens ; et Rhullière , à l'invitation
de quelque femme qui n'était pas de la partie , a pu se déci
der à mettre en vers cette aventure moitié galante , moitié
ridicule , comme autrefois Pope fit la Boucle de cheveux enlevée
à la demande de milord Petre qui avait un jour coupé
une boucle de cheveux à madame Fermor , et l'avait fort
indisposée par cette mauvaise plaisanterie . Mais si , du côté
JUILLET 1808 . 57
1
de la futilité , la boucle de cheveux n'a rien à reprocher à la
boulette de pain , quelle prodigieuse différence dans le parti
que les deux poëtes en ont tiré ! Le poëme de Pope est une
véritable épopée , pleine de vie et de mouvement : le merveilleux
de la science cabalistique y est employé avec infiniment
d'art et de grâce ; les sylphes , les gnomes , les nymphes
et les salamandres , démons ou esprits dont les rêveries
des Rose- Croix ont peuplé les quatre élémens , y remplacent
les divinités d'Homère et de Virgile , qui ne pouvaient figurer
dans une action moderne . Le poëme de Rhullière est un
récit sans invention , sans imagination même dans les détails
, coupé en trois chants par un esprit de parodie plutôt
que par le besoin du sujet : la malice ingénieuse des portraits
et le talent de la versification porté quelquefois à un trèshaut
degré , vous font aller sans ennui jusqu'à la fin de ces
trois chants fort courts ; mais , arrivé à ce terme , vous dites :
` est-ce bien là tout ? Quoi ! ce n'est que cela ! et vous êtes
"prêt à déplorer le travers d'un homme d'esprit qui a rimé
péniblement et sèchement une misérable anecdote ,
dont on
devait avoir perdu le souvenir dans la société même qui l'avait
fournie , avant qu'il eût fait seulement le tiers de son
poëme . Je ne dois pas oublier de dire que Rhullière a imité
de Pope les deux seules fictions qu'il se soit permises , les
balances d'or du destin que Pope lui-même avait prises dans
Homère , et la description de la Peur , calquée sur celle de la
Mélancolie , dont Voltaire a donné une si heureuse imitation
.
Valmir , l'un des héros du poëme , est , dit-on , le baron
de Bezenval. C'est à ceux qui l'ont connu , à juger de la ressemblance
du portrait qu'en a tracé Rhullière , et dont l'auteur
de l'article a cité les principaux traits . Le vieux seigneur
Dimas est incontestablement le maréchal de Richelieu : lui
seul alors , de tous les gens du grand monde , avait pu voir
les dernières années du règne de Louis XIV.
Dimas , jeune autrefois , dans une cour blasée ,
Joignit au ton dévot une importance aisée ,
Devint sous la régence un honnête vaurien ,
Changé comme son siècle , en ce tems il n'est rien ;
Et toujours gouverné par nos airs incommodes ,
A pris , quitté , repris plus de deux mille modes.
Vingt règnes de beautés célèbres à la cour
L'ont vu redevenir vingt fois l'homme du jour ;
Et discret confident des plus tendres mystères ,
Il sait de tout son tems les véritables pères ,
.58 MERCURE DE FRANCE ,
Je remarquerai , en passant , que Rhullière faisait une
cour fort assidue au maréchal de Richelieu et à sa fille
Mme d'Egmont. Les autres personnages sont d'Azir , Silvie,,
Corinne et Artemise . On prétend que ces noms cachent
ceux de M. et de Mme de Beauveau , de Mme de Valentinois
et d'une autre femme qu'il faut deviner : chacun pourra les
appliquer d'après ses idées et ses notions particulières. Au
reste , tout ceci est un badinage plus innocent qu'on ne devait
l'attendre de Rhullière : la malice ne va pas au- delà de ce
qu'il est possible à tout le monde de savoir ou permis de
soupçonner. On avait fait grand bruit du poëme et des motifs
qui en avaient empêché la publication .
Il n'avait mérité
Ni cet excès d'honneur , ni cette indignité .
Seulement , les personnes intéressées , toutes plus ou moins
puissantes et distinguées , ont dù ne pas vouloir que le récit
d'une petite scène intérieure de maison de campagne devint
l'entretien de toute la bourgeoisie ; mais Rhullière lui-même
était fait pour sentir cette convenance- là , lui qui l'a si bien
exprimée dans son conte de la Chanoinesse ; et je doute
'qu'on ait cru nécessaire de lui rien défendre à cet égard.
Cependant quelques personnes , admises autrefois à la confidence
du poënie , croient se souvenir que la malice y étaitmoins
adoucie et la volupté moins voilée ; cela tient peutêtre
seulement à la différence des impressions causées par
celle de l'âge et des circonstances. Laharpe qui avait aussi
entendu la lecture des Jeux de Mains , dit , dans sa Correspondance
littéraire , qu'ils n'avaient que deux chants ; aujourd'hui
ils en ont trois : voilà encore une raison de croire
que nous ne les avons pas , tels qu'ils ont été faits ; mais
il serait possible que Laharpe se fut trompé . Ce que j'assurerais
bien , c'est que Rhullière n'a pas écrit ainsi ces deux
vers :
On se plaît à les voir se défier , se craindre ,
Se joindre , s'éviter au moment de se joindre.
On a relevé cette 'rime dans un journal , en s'étonnant que
Rhullière se la fût permise . Il était plus simple d'imaginer
que Rhullière avait mis au moment de s'atteindre. Ce n'est
ni la justesse de l'expression , ni la correction du style et de
la versification qui lui manquent : ce sont là au contraire
ses qualités distinctives ; elles sont en partie le fruit du tra¬
vail , et Rhullière travaillait ses moindres productions avec
un soin extrême . On le sent trop dans son poëme des Jeux
JUILLET 1808. 59
de Mains ; ce soin un peu pénible qui ne se dissimule point
assez , n'avait pas été remarqué désavantageusement dans
les Disputes , ouvrage dogmatique et satirique à la fois , où
tous les vers doivent être faits de manière à porter coup ;
mais dans un poëme badin , il faut que le style ait la legéreté
du sujet , le poëte , en qui la facilité n'est pas naturelle
, doit la feindre , et si bien qu'on y soit trompé. Celui
qui écrit péniblement , manque presque toujours de clarté ;
ne pouvant suivre avec souplesse le fil de la pensée , il le
tord , il le brouille , il le rompt dans ses efforts . Rhullière
n'est pas tout à fait exempt de ce défaut dans ses Jeux de
Mains ; il y règne une clarté douteuse qui devient quelquefois
de l'obscurité . Honneur aux vers qu'on relit pour
en jouir encore ! malheur à ceux qu'on relit pour les entendre
! Avec beaucoup de patience et de goût , on réussit à
donner aux détails ce fini précieux , ce poli brillant qui
charme dans les petits ouvrages . C'est le premier talent dé
Rhullière comme poëte. Je n'en voudrais pour preuve que
çette ingénieuse comparaison imitée de Virgile :
Quand du flambeau du jour ou de l'astre des nuits ,
Aux fentes d'un volet les rayons introduits
D'une onde transparente ont touché la surface ,
Ou d'un trumeau dans l'ombre ont effleuré la glace ,
Si par quelque hasard ce vase , ou ce miroir
Dans cette obscurité viennent à se mouvoir
Des mobiles reflets la lueur incertaine
Du parquet au plafond se joue et se promène ,
Vient , fuit , et , dans ses jeux rapides et croisés ,
Frappe et refrappe encor tous les murs opposés.
f
1
On aimera peut-être à rapprocher de ces vers , ceux où
M. Delille a traduit Virgile :
Tel dans l'airain brillant où flotte une eau tremblante ,
Le soleil variant sa lumière inconstante ,
Croise son jeu mobile et son rapide essor →
Va , vient , monte , descend et se relève encor "
Et des murs aux lambris rapidement promène
Des reflets vagabonds la lueur incertaine.
Ces deux derniers vers , qu'on retrouve presque en entier
dans Rhullière , pourraient faire penser que l'un des deux
poëtes a eu communication du travail de l'autre , et ne s'est
point fait scrupule d'en profiter. Cependant les expressions
sont tellement justes , propres et nécessaires , qu'il est fort
60 MERCURE DE FRANCE ,
possible que chacun d'eux les ait trouvées de son côté. Ces
sortes de rencontres sont plus fréquentes qu'on ne veut le
croire.
Voilà , Messieurs , les réflexions que m'a suggérées la lecture
des Jeux de mains . Le critique ingénieux qui a rendu
compte de ce poëme dans votre journal , les eût sans doute
beaucoup mieux exprimées que moi ; mais il a craint ( luimême
le déclare ) de s'arrêter sur un sujet qui réveillait en
lui des souvenirs et des regrets douloureux . Si vous croyez
que ma lettre puisse suppléer , au moins pour le fond des
choses , à ce que cette honorable sensibilité l'a forcé d'omettre,
vous m'obligerez de l'insérer dans votre prochain numéro
.
En ma qualité de bibliophile , il faut bien que je dise un
mot de la manière dont on a composé le recueil des poésies
de Rhullière ; il s'en faut qu'il soit complet. On n'y a point
inséré une excellente épigramme contre Champcenetz , que
Laharpe cite dans le dernier volume de sa Correspondance
littéraire , non plus qu'une autre épigramme contre Vilette ,
qu'on trouve dans un volume des Saisons du Parnasse. Je
regrette aussi de n'y pas voir des vers , à la vérité peu connus
, que Rhullière fit dans un bal masqué à Bordeaux. Le
maréchal de Richelieu , qu'il avait beaucoup lutiné sous le
masque , lui ayant demandé qui il était , il répondit par cet
impromptu peut-être fait d'avance :
Tu voudrais connaître mes traits
Et les sentimens de mon ame.
Si je t'aime , je suis Français ,
Si je te crains , je suis Anglais ,
Si je t'adore , je suis femme.
J'ai l'honneur d'être , etc. L***
VOYAGE dans les Départemens du Midi de la Frances
par AUBIN-LOUIS MILLIN , membre de l'Institut , etc.
Tome III.
(PREMIER EXTRAIT. )
ON a rendu compte dans le Mercure des premiers
volumes de cet ouvrage , que l'auteur continue avec
autant de zèle que de succès : on a fait sentir combien
la première conception en était heureuse , et combien
JUILLET 1808 . 61
il était avantageux pour le lecteur qui cherche à la
fois l'agrément et l'instruction , de trouver ici réuni
presque tout ce qu'il y a d'intéressant dans les Voyages ,
les Histoires , les Descriptions particulières de nos
provinces et de nos villes méridionales. Le goût des
sciences et l'intérêt des grands souvenirs , qui exerce
un si noble empire sur l'imagination , conduisent souvent
les voyageurs sur les ruines de Rome antique
et dans les solitudes périlleuses de la Grèce moderne :
des artistes , des philosophes , des écrivains politiques ou
religieux , sont allés dans les montagnes de la Syrie , et
jusque dans les sables du désert , visiter , avec un respect
mêlé d'attendrissement , les derniers vestiges de la
magnificence de Zénobie et les débris des temples du
Soleil ; ils ont essayé de dérober à la faulx du tems , et
de reproduire par la parole et par le pinceau , les monumens
de ces arts majestueux que la Grèce envoya tourà-
tour vers l'Orient et dans l'Italie : si nous payons un
juste tribut de reconnaissance et d'estime à leur courage
et à leurs travaux , ne devons-nous rien au patriotisme
éclairé qui , sans dangers , mais non pas sans recherches ,
découvre au sein de nos provinces , et nous montre ,
pour ainsi dire , à côté de nous , les monumens des
mêmes arts et des mêmes siècles ? Les Français , qui
sous des souverains dignes d'eux , s'élèveront toujours
au niveau des plus grandes nations de l'antiquité , leur
ont disputé , dans tous les tems , la prééminence des
armes , mais ils en ont reçu celle des arts et des lettres ,
et sans doute ils conserveront ce double héritage de
puissance et de gloire ; ils doivent donc aimer à reconnaître
les traces de leurs aïeux , mêlées à celles des Grecs
et des Romains : et c'est sur-tout dans le Midi de leur
Empire que ce spectacle attachant frappera leurs yeux .
C'est- là ce qui donne un intérêt continuel au voyage
de M. Millin . Le troisième volume , qui vient de paraître ,
renferme presque toute la Provence , contrée doublemnt
célèbre par la splendeur antique de ses villes et
par le souvenir de ces Troubadours qui , dans un siècle
å demi-barbare , offrirent des modèles de la plus noble
politesse , formèrent par leurs chansons deux langues
poëtiques , illustrées depuis par des chefs-d'oeuvre en
62 MERCURE DE FRANCE ,
France et en Italie , et répandirent , long- tems avant la
renaissance des arts , le goût des travaux et des plaisirs
de l'esprit. Il semble , en effet , que le beau ciel de la
Provence ait dû toujours inspirer des idées de gloire et
de galanterie. M. Millin , qui fait cette remarque , rappelle
que c'est à peu de distance de Marseille , d'Aubagne
et de Cassis , aux châteaux de Signe et de Pierrefeu
quesiégeaient ordinairement ces tribunaux singuliers ,
connus sous le nom de Cours d'Amour. On y décidait
les questions proposées par les Troubadours . Des princes
renommés par leur prudence et leur valeur , Alphonse ,
roi d'Arragon ; Richard , roi d'Angleterre ; l'empereur
Frédéric Barberousse , ne dédaignaient pas de les présider.
« Mais cet honneur , dit M. Millin , était encore
>> plus souvent réservé aux dames , et l'on choisissait
>> toujours les plus distinguées par l'éclat du rang , l'an-
» cienneté de la naissance et la délicatesse de l'esprit . »
L'histoire a conservé ces noms illustres , dont plusieurs
prouvent encore aujourd'hui que les grâces et les talens
sont héréditaires dans certaines maisons . Je me borne
à citer les deux comtesses de Baux , Agnès de Forcalquier
, dame de Fretz ; Briande d'Agout , comtesse de
Lune ; Mabile de Villeneuve , dame de Vence ; Béatrix
d'Agout , dame de Sault ; Isoarde de Roquefeuil , dame
d'Ausouis ; Anne , vicomtesse de Tallard ; Adélasie , vicomtesse
d'Avignon ; Blanche de Flassans , Douce de
Mortier , Antoinette de Cadenet , dame de Lambese ;
Magdelaine de Salon , dame de Salon ; Rixande de Puyvert
, dame de Trans . Laure de Sade , immortalisée par
les vers de Pétrarque , fut aussi l'un des ornemens de
la Cour d'Amour : les papes eux- mêmes protégèrent ces
institutions galantes , dont la délicatesse et l'honneur
avaient dicté les lois. Innocent VI donna aux comtes
de Vintimille et de Tende , qui étaient venus le visiter ,
le spectacle d'une Cour d'Amour. Il est sans doute inutile
d'ajouter que les chevaliers les plus intrépides étaient
précisément ceux qui respectaient le plus les décisions
d'un tribunal formé par les dames , auxquelles ils avaient
voué leurs services et consacré leur vie.
De ces peintures riantes , M. Millin passe tour-à-tour
à l'examen réfléchi des monumens de l'antiquité , et
JUILLET 1808. 65
à l'explication des coutumes qui en sont , pour ainsi
dire les ruines vivantes. Il aime à les observer dans
les plus humbles villages comme dans les plus florissantes
cités : aussi trouve -t-il un véritable intérêt dans
les moindres fêtes de nos hameaux , et dans plusieurs cérémonies
où l'orgueil philosophique ne voit que de
vaines superstitions. Après avoir décrit les processions
qui ont lieu à Aix et à Marseille , le jour du St.-
Sacrement ; après avoir distingué ce que la ferveur
chrétienne dans sa pieuse simplicité , emprunte , à son
insçu , des usages du paganisme ; il regrette avec raison
la procession de la délivrance des captifs , qui avait ,
dit-il , pour les Marseillais , un intérêt vraiment dramatique.
« C'étaient les religieux de l'ordre de la Merci ,
» fondé en Espagne , par S. Pierre Nolasqué , et les
>> trinitaires , établis en Provence dans le XIIe siècle ,
» par Jean de Matha et Félix de Valois , qui se char-
>> geaient du noble soin de recueillir les dons dest
>> chrétiens compatissans , et d'en employer le produit
» à la rédemption des captifs. Ils consacraient encore
» à cet oeuvre méritoire le tiers de leurs propres reve-
>> nus. Mais ces sacrifices pécuniaires n'étaient que les
>> prémices d'une charité plus sublime , d'un plus gé-
» néreux dévouement. Ils allaient eux-mêmes braver les
» périls de toute espèce , les avanies souvent cruelles
» qui les attendaient dans la Barbarie , et ramenaient
» avec eux un nombre plus ou moins grand d'infor-
>> -tunés qu'ils avaient arrachés à l'esclavage. La pro-
» cession de ces captifs , marchant deux à deux , en
>> casaque rouge ou brune , les mains encore chargées
» de fer ; montrant les marques des coups qu'il avaient '
>> reçus , des mutilations qu'ils avaient souffertes , et
>> suivant leurs libérateurs , pour aller rendre grâce à ¹
» dieu de leur rachat , avait un caractère plus véné-
» rable et plus touchant à Marseille qu'à Paris , où l'on
>> voyait aussi de tems en tems , le même spectacle. Les
>> communications fréquentes et directes des Marseil- ~
>> lais avec le Levant , pouvaient faire craindre à cha-
» cun d'eux un pareil sort , et l'homme est naturelle-
>> ment plus sensible aux malheurs qu'il peut éprouver .
» Il y avait plusieurs de ces captifs qui retrouvaient
4
3
1
64 MERCURE DE FRANCE ,
» encore des amis et d'anciennes relations dans la ville.
>>> Espérons , ajoute M. Millin , qu'une société.
>> d'hommes bienfaisans s'établira pour remplacer les
» généreux Pères de la Merci et les Trinitaires et
» que dirigée par un esprit philantropique plus étendu
» et plus digne encore d'une si belle institution , elle
>> ne se bornera pas à délivrer des chaînes de Tunis
>> et d'Alger , les esclaves catholiques , mais qu'elle.
>> étendra ses soins charitables à tous ceux qui méri-
>> teront ce bienfait , quelle que soit la religion qu'ils
professent . » Je crains bien que M. Millin ne prenne
ici ses voeux pour ses espérances, et que ses espérances
ne nous consolent point de nos regrets. En politique ,
il est à peu près démontré que le bien est presque
toujours ce qu'il y a de mieux .
»
une
On s'attend bien , d'après les fonctions que M. Millin
exerce à la bibliothèque impériale , d'après ses études
habituelles et son goût pour l'antiquité, que les médailles
, les inscriptions , les tombeaux , les statues ,
et les moindres monumens du séjour des Romains en
Provence, ont particuliérement appelé ses recherches
et fixé son attention. Orange , Saint-Rémy , Arles ,
Marseille , offraient à ses yeux de toutes parts , l'empreinte
de ces tems reculés , dont nous exagérons sans
cesse le bonheur et la gloire : non seulement il l'a
étudiée avec l'empressement d'un digne antiquaire ,
mais encore il s'est efforcé d'en éloigner , avec
espèce d'indignation religieuse , tout ce qui pouvait
en altérer la pureté. On montre à Marseille , dans la
rue des Grands-Carmes , sur la façade d'une maison fort
obscure , le buste grossièrement sculpté d'un homme ,
nu, qui porte sur la tête une espèce de couronne en
forme de cercle , et qui est supporté par une console
décorée de la figure d'un loup . La tradition veut que
ce buste soit l'image de T. Annius Milo , de cet illustre
banni qui délivra Rome et Cicéron des fureurs
insensées de Clodius , et que toute l'éloquence de l'orateur
ne put garantir d'un exil rigoureux . Ruffi et
Grosson , marseillais , qui ont écrit sur l'histoire et
les antiquités de leur patrie , soutiennent vivement
cette opinion. M. Millin l'écarte avec un dédain marqué.
1
;
JUILLET 1808 .
DEP
qué . Je ne sais cependant s'il suffirait pour la deuire
de dire que Milon , personnage distingué par sa is
sance et par ses richesses , n'a ри habiter une si chétive
demeure : il me semble que les maisons de Marseille
ont souvent changé de forme depuis cette époque reculée
, et que le buste de Milon, avant d'être mis à
la place qu'il occupe à présent , pourrait avoir été
trouvé dans un édifice plus digne de lui. M. Millin
me paraît plus heureux dans sa réfutation , quand il
observe que les Marseillais auraient probablement
employé le ciseau de quelque artiste grec à reproduire
les traits de ce romain célèbre ; il assure ensuite que
cette mauvaise figure ne peut appartenir qu'au moyen
âge ; mais que ce n'est point celle de St.- Victor ,
comme l'ont cru d'autres écrivains , attendu St.-
que
Victor , étant soldat , n'aurait pas été représenté nu.
<< Il est évident , dit-il enfin , que c'est celle d'un Christ
>> après la flagellation ; la nudité du corps et les bras
» croisés , le démontrent d'une manière certaine. La
» couronne qui est sur sa tête , convient au roi du
>> monde . >>
*
Nous voilà bien loin d'Annius Milon : j'avoue que
j'en suis fâché ; car Marseille grecque et romaine parle
plus vivement à l'imagination , qu'une ville du moyen
Age. L'ingénieux auteur de la Mère. Jalouse et des
Fausses Infidélités , Barthe , que M. , Millin ne devait
point oublier parmi les Marseillais modernes qui ont
honoré leur patrie , aimait comme moi l'origine antique
de sa ville natale et les souvenirs inspirans qu'il
trouvait sur ses rivages. Combien de fois , assis au bord
de la mer , non loin de ce château Borelly , où M. Millin
n'a vu que deux canopes accompagnés d'hiéroglyphes
, et le tableau qui représente le chevalier Rose
faisant enterrer des pestiférés , n'ai-je pas répété les
vers où le poëte marseillais semblait me raconter mes
propres pensées !
Là , disais-je , à travers les eaux ,
Des Grecs pour fonder ma patrie ,
Vinrent du fond de l'Ionie
Fixer l'ancre de leurs vaisseaux :
Isi , ce peuple redoutable ,
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
Ces fiers Romains ont respiré ;
Ici Milon a soupiré ;
César foulait ce même sable .
De ces grands noms , de ces héros ,
J'occupais mon ame attendrie ;
Et cependant le bruit des flots.
Interrompait ma rêverie .
*
Au reste , je ne prétends pas faire un reproche à
notre savant voyageur , d'avoir désenchanté le buste
de Milon : son explication rend bien plus à la piété
des fidèles , qu'elle n'enlève à la crédulité de ceux qui
comme moi , renoncent difficilement aux vieilles traditions
. M. Millin devait plus à la vérité qu'à notre
faiblesse , et je suis bien loin de lui en vouloir . Il s'est
fait d'ailleurs des querelles si graves avec les Marseillais
et les habitans d'Autun , que je regarderais
comme un procédé peu généreux , d'ajouter encore à ses
embarras. J'avoue que je n'ai pas reconnu son excellent
esprit , sa justice , et sa politesse accoutumée ,
dans la manière dont il flétrit les moeurs actuelles de
Marseille. « On peut assurer , dit-il , que le libertinage.
y règne plus que partout ailleurs : il y paraît sous
toutes les formes , sans qu'on prenne aucun soin pour
le cacher. Cela est dur , et l'accusation est trop gé
nérale pour être vraie. Mais elle est bientôt détruite
par des éloges qu'on s'étonne de trouver si près d'une
déclamation satirique . M. Millin , qui tantôt reprochait
aux Marseillais de ne connaître aucun plaisir trans
quille , de dédaigner les charmes de l'étude et les jouissances
domestiques , de consumer leur vie chez des
courtisanes ou dans des maisons de jeu , avoue tout
à coup , qu'au milieu de ce désordre effréné , les habitans
de Marseille trouvent le tems de servir un
nombre prodigieux d'établissemens de bienfaisance ,
et qu'il y a même dans leur ville une société de jeuneš
gens qui , les jours de fètes , se consacrent à la visite et
à la consolation des malades dans les hôpitaux . Assurément
une institution pareille , contraste beaucoup
avec la dissipation , la cupidité , le libertinage , el si
Marseille en était infectée, plus qu'aucune autre grande
ville , on n'y verrait pas dans l'âge et dans l'efferves-
+
JUILLET 1808. .67
cence des passions , de si nobles et de si nombreux
modèles de charité chrétienne , de bienfaisance et de
vertu.
En exagérant beaucoup la peinture des vices qui
malheureusement se réunissent à Marseille , comme
dans toutes les cités riches, commerçantes et populeuses,
M. Millin s'est attiré des reproches amers et derniérement
encore une plaisanterie fort vive , imprimée
sous le nom d'un marseillais , dans un Journal trèsrépandu
. J'ignore si l'auteur de cette lettre , pleine
d'une mordante finesse , a voulu réellement venger les
injures de sa patrie , mais il me semble que ce motif
honorable aurait dû l'engager à ne pas s'écarter de
son but , pour courir après des épigrammes plus ou
moins piquantes . Si ce n'est pas un grand malheur de
n'être d'aucune Académie , ce n'est pas non plus un grand
tort d'être de plusieurs ; et le caustique marseillais pouvait
, je crois , pardonner à M. Millin d'être de celle
de Gap , en faveur de celle de Marseille , à laquelle
il a l'honneur d'appartenir , et dont il parle dans son
voyage , avec l'estime et la considération que mérite
un corps littéraire aussi distingué.
Pour contribuer , autant qu'il est en mon pouvoir ,
à réconcilier M. Millin avec son critique , j'oserais prier
celui - ci de jeter les yeux sur le charmant tableau du
marché aux fleurs de Marseille , où le voyageur rend
au moins justice à la grâce , à l'élégance , à la propreté
des coutumes méridionales. « Les fleurs , dit-il ,
ne devraient être vendues que dans des quartiers spa-
» cieux , dont l'abord fût propre et facile , par des fem-
» mes agréables et bien vêtues : ces Glycères trouveraient
alors des Pausias. A Paris , la vente s'en fait dans le
» lieu le plus sale de la ville , près du marché au
» poisson. On y arrive par des rues noires , étroites ,
>> boueuses et infectes ; et la main grossière qui les
» présente , sent encore l'huitre qu'elle vient d'ouvrir...
» A Marseille , au contraire , la vente des fleurs se fait
» sur le cours , entre la rue de Rome et la Canébière
» ( ce sont les plus beaux quartiers de la ville ) elle
>> a lieu toute l'année , et meme pendant l'hiver . c'est-
» là que de jeunes filles , agréablement vêtues , dont
E 2
68 . MERCURE DE FRANCE ,
1
>> plusieurs sont coiffées d'un chapeau de castor , orné
» de rubans et de galons d'argent , se rangent sur deux
» files ; elles tiennent dans les mains des touffes de
>> fleurs ; elles ont des arbustes dans des pots ; elles pré-
» sentent des plantes agrestes comme des plantes cul-
» tivées , des tubéreuses , des narcisses , des jacinthes ,
>> des liliacées de toute espèce , des cassies , des jasmins,
» des branches d'oranger et de nyctanthes. Plus loin
» sont entassés les melons , les pastèques , les auber-
» gines , les raisins , les figues , les pêches ; partout
>> Pomone unit ses richesses au luxe de Flore. Le goût
» des fleurs est si général , qu'une jeune fille , quelque
» pauvre qu'elle soit , n'oserait sortir le dimanche sans
» en parer son sein. Outre les jardins de Marseille ,
» on met à contribution , pour en obtenir une aussi
>> grande abondance, ceux de Toulon , de Nice , de Saint-
>> Rémy. Tous les balcons , toutes les terrasses en sont
» garnis. La veille de la Saint -Jean , la place de Noail
» les et le Cours sont nettoyés. Dès trois heures du
» matin , les gens de la campagne y affluent , et à six
>> heures tout y est couvert de fleurs , d'arbustes
» d'herbes ar matiques ; le peuple attache à ces plantes
» des idées superstitieuses , etc. , etc. » On voit que si
M. Millin blâme avec trop peu de mesure les moeurs
des habitans de Marseille , il n'en est pas moins touché
du charme et de l'élégante simplicité de leurs usages.
Nous le suivrons une autre fois dans l'enceinte solitaire
d'Arles , de cette ville qui fut presque la rivale
de Marseille , quand Marseille était la soeur de Rome ,
l'émule d'Athènes et la terreur de Carthage ( 1 ) ; qui
devin ensuite la capitale d'un royaume puissant , quand
Marseille tomba sous le joug d'un seigneur particu
lier ; mais qui n'a pas su relever comme elle sa fortune ,
son commerce et son existence. Il lui reste cependant
un assez grand nombre de monumens que M. Millin
nous expliquera : nous lui demanderons ensuite quel-
( 1 ) Massillia Romæ soror , Carthaginis terror Athenarum
æmula , etc. Tel était le commencement d'une inscription placée sur la
façade de l'Hôtel- de - Ville de Marseille . Elle a été enlevée pendant la
révolution .
JUILLET 1808 . 69
ques détails sur la foire de Beaucaire , ce marché général
des peuples du Midi , et l'on verra que sous le
triple rapport de la politique , de l'érudition et de l'agrément
, le voyage de M. Millin doit intéresser presque
également toutes les classes de lecteurs.
ESMÉNARD.
BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DES VOYAGES , ou
Notice complète et raisonnée de tous les Voyages
auciens et modernes dans les quatre parties du
Monde , publiés tant en langue française qu'en langues
étrangères , classés par ordre de pays dans leur série
chronologique ; avec des extraits plus ou moins
rapides des Voyages les plus estimés de chaque pays ,
et des jugemens motivés sur les relations anciennes
qui ont le plus de célébrité. Par G. BOUCHER DE LA
RICHARDERIE , Ex-Juge en la Cour de Cassation , et
Membre de la Société française de l'Afrique intérieure
instituée à Marseille. Six vol. in-8 ° . de 5 à 600 pages ,
grande justification , de l'imprimerie de Crapelet.
Prix , 36 fr. pour Paris , et 45 fr. franc de port. - Un
petit nombre sur papier vélin ; prix , 72 fr . pour
Paris , et 81 fr . franc de port.
JE
« Je ne sache pas , dit Montaigne , de meilleure école
>> à façonner la vie que de lui proposer la diversité d'au-
» tres vies , fantaisies et usances , et lui faire goûter une
» si perpétuelle variété de formes de notre nature. »
Voilà , en peu de mots , le plus bel éloge que l'on puisse
faire des Voyages , dont l'utilité . n'est méconnue que
par des esprits superficiels , ennemis de toute instruction
solide, et par ces petits oracles de cotteries littéraires qui
liment péniblement de petites phrases sonores et vides
d'idées.
Mais les bons esprits , les seuls dont on doit rechercher
les suffrages , apprécient justement et ces descriptions
qui promènent le lecteur dans tous les coins de l'univers
, et ces tableaux qui montrent l'homme dans toutes
ses conditions et la nature dans tous ses aspects. Ils re༡༠
MERCURE DE FRANCE ,
connaissent que l'ensemble des Voyages forme le véri
table panorama du monde , et que dans cette manière
d'étudier les nations et les pays tout est dramatique ,
tout est animé , tout enfin plaît à l'imagination , à l'esprit
et à la raison .
La seule manière d'acquérir surement des connaissances
géographiques est de les puiser dans les Voyages ,
et non dans ces traités ex professo , dans ces géographies
anglaises qui depuis quelques années sont en possession
d'égarer la jeunesse de nos écoles. interrogez les jeunes
gens dónt Guthrie est le guide ; ils vous parleront de
Ï'Europe telle qu'elle était il y a cinquante ans , et des
autres parties telles qu'elles n'ont jamais été . S'ils ont une
foi robuste dans leur auteur , ils vous décriront sérieusement
les aigles à deux têtes et autres gentillesses qu'on.
trouve dans ce merveilleux ouvrage qui a coûté tant
de coups de ciseaux à son père. Cependant cet ouvrage
est prôné comme un chef- d'oeuvre , et fait autorité
parmi une classe assez nombreuse. Il faut avouer que
les admirations donnent assez la mesure de l'esprit que
l'on apporte généralement en France dans l'étude de la
géographie.
Je ne m'aviserai pas toutefois de partir de là pour
faire la critique de nos géographes. Je distingue les
savans de la multitude , et je reconnais avec tout le
plaisir que doit avoir un bon Français à faire l'éloge de
ses compatriotes , que les nations voisines n'ont pas en
géographie de noms plus célèbres que ceux des de l'Isle ,
des Danville , des Buache , des Gosselin , des Bougainville ,
des Fleurieu , des Sainte - Croix . Mais si nous possédons
des savans aussi recommandables que les Anglais et les
Allemands , il faut avouer que nous avons en France
beaucoup moins de facilités pour acquérir la science .
Voyez l'Allemand , par exemple , environné de Bibliographies
, de Catalogues raisonnés , dé Bibliothèques historiques
, de Dissertations , enfin de tous ces ouvrages
où l'on apprend à travailler , à connaître les sources ,
à en apprécier le mérite , et où l'on peut puiser et ces
connaissances préliminaires indispensables à l'historien ,
au naturaliste et au géographie , et ces renseignemens précieux
qui demanderaient des années à rassembler , et
1
JUILLET 1808.
71
qu'on trouve réunis dans un petit nombre de volumes.
Plus riches que les peuples dont nous parlons dans toutes
les parties de la littérature qui demandent du génie ,
mais plus pauvres dans celles qui ne veulent que de la
patience , nous manquions jusques à présent de guides
pour diriger notre choix et nos études dans plusieurs
branches des sciences historiques. Nous n'avons plus de
regrets à former relativement à la partie importante des
Voyages : la Bibliothèque de M. de la Richarderie va
laisser sans excuse ceux qui seraient tentés de rester
dans l'ignorance.
Personne ne s'était avisé d'entreprendre , en France ,
un pareil travail , et ce qui augmente encore le mérite
de M. de la Richarderie , c'est que les ouvrages allemands
et anglais, qui ont pour but de faire connaître les Voyages,
n'étaient pas capables de servir de modèles à sa Bibliothèque.
La Notice de Stuck , publiée à Halle en 1784 et
1787 , a le défaut d'une sécheresse repoussante . C'est
une nomenclature aride des titres des Voyages et des
noms de leurs auteurs , disposés dans l'ordre alphabétique.
Stuck s'est dispensé d'y joindre des notes sur
le mérite ou sur l'utilité des relations , dont il ne
donne que les titres ; il n'est pas non plus assez scrupuleux
sur le choix de ces relations. C'est un reproche
que l'on peut faire également à la Notice anglaise des
Voyages faits en Europe , Notice qui forme dans l'ouvrage
original le second volume du Traité du comte
Léopold Berchtold . M. de la Richarderie a su éviter les
défauts de ses prédécesseurs , et donner à son travail
un degré d'intérêt qui manque au leur. Par exemple ,
comme Stuck , il ne s'est pas contenté de transcrire les
titres des Voyages dans la langue où ils ont été composés
, il les a traduits en français lorsqu'ils étaient étrangers
à cette langue ; de manière que la Bibliothèque
de M. de la Richarderie est réellement un vaste répertoire
qui peut être consulté dans toutes ses parties par
ceux même qui ne connaissent que le français . Mais pour
le rendre tout à fait indispensable aux personnes dont
je parle , il me semble que l'auteur n'eût pas dû s'en
tenir à faire connaître , dans des notes très-bien faites
d'ailleurs , l'utilité et pour ainsi dire le contenu de chaque
1
72
MERCURE DE FRANCE ,
Voyage , écrit dans la langue française . Sa Bibliothèque
aurait un double mérite s'il se fût également occupé
des Voyages écrits en langues étrangères : c'était ceuxlà
qu'il importait d'apprécier , et sur lesquels il devait
-fixer l'opinion . Quant à ses notes sur les Voyages de
notre nation , il me paraît que l'auteur s'étend trop peu
sur ce que la géographie physique et morale doit à
chaque relation ; cet examen était , selon moi , la base
obligée de son travail. Tracer rapidement l'état des connaissances
sur tel ou tel pays , à l'époque où le voyageur
dont on s'occupe l'a parcouru , rappeler ensuite celles
qu'il a ajoutées par ses observations , dire les erreurs
qu'il a fait disparaître , ou celles qu'il a propagées , suivre
les progrès des sciences naturelles dans l'histoire des
Voyages , et comparer entr'eux les renseignemens qui
ont quelque identité , voilà la seule manière d'écrire des
notes vraiment intéressantes sur des Voyages , notes que
M. de la Richarderie était très- capable de composer et
qu'on regrette doublement qu'il ait négligées. La manière
dont il a envisagé les siennes est plus superficielle ,
et convient par cela même à un bien plus grand nombre
de lecteurs ; il s'occupe bien plus de l'histoire du livre
et de la marche du voyageur que de celle de la géographie
; mais les anecdotes dont il sème son récit , les
descriptions agréables qu'il y fait entrer , les tableaux
piquans qu'il offre fréquemment des moeurs de chaque
pays , assurent d'une manière honorable le succès de
son ouvrage. J'ai dit ce qui me semblait convenable
pour le rendre esssentiellement utile aux savans , M. de
fa Richarderie a fait tout ce qu'il fallait pour le rendre
propre à instruire ceux qui prétendent le devenir . Le
service qu'il rend est plus général ; et les éloges des ennemis
de l'ignorance dans les gens du monde le dédommageront
amplement des petites chicanes qu'il pourra
éprouver des amis de l'érudition .
On sent facilement que l'analyse en règle d'un livre qui
se compose de vingt ou trente mille articles séparés , est
rigoureusement impossible. C'est un squelette qui échappe
à la dissection . Je dirai simplement l'ordre auquel l'auteur
s'est assujetti dans la composition de son ouvrage.
I commence par une notice des principaux traités qui
JUILLET 1808. 73
ont paru sur l'utilité des Voyages ; il passe de-là au
petit nombre de relations que les anciens nous ont transmises
, et après avoir fait connaître celles qui ont paru
dans les neuvième , douzième , treizième , quatorzième
et quinzième siècles , il arrive aux grandes et petites
collections de Voyages , publiées soit en latin , soit dans
les langues étrangères , soit en français. Il s'occupe ensuite
des histoires générales des Voyages , et fait immédiatement
succéder les Voyages faits autour du monde.
Enfin avec la notice de quelques Voyages qui ont paru
sur l'une ou l'autre partie du monde sans indication
de lieu , il en donne une , classée avec soin , des Voyages
successivement faits dans plusieurs parties du monde
par les mêmes voyageurs , mais où les contrées par eux
visitées sont clairement désignées . Tels sont les objets
que renferme la première partie de la Bibliothèque des
Voyages. Il rapporte ensuite les relations particulières
qui concernent les diverses parties de la terre à cinq
divisions principales , qui forment les cinq autres parties
de scn ouvrage. Dans les deuxième , troisième , quatrième
et cinquième , il range les Voyages en Europe ,
en Asie , en Afrique et en Amérique ; la sixième et dernière
embrasse les Voyages à la mer du Sud et aux Terres
Magellaniques et Australes.
On voit au premier coup - d'oeil tout ce que cette
marche a de méthodique ; mais ce qu'on ne peut trop
louer , c'est la manière dont l'auteur a exécuté le plan
qu'il s'était proposé , et sur-tout le soin qu'il a mis à
ranger les Voyages dans un ordre chronologique. Il
résulte de-là que le lecteur peut suivre les révolutions
arrivées dans chaque contrée qu'ont décrite les voyageurs
qui les ont successivement visitées , qu'il peut
comparer les dernières relations aux premières , et acquérir
sur le pays et sur les peuples des notions certaines
puisées aux sources et épurées au creuset de la
critique. C'était ainsi que l'illustre d'Aguesseau , qui n'était
étranger à aucune branche de-connaissances humaines ,
voulait que l'on étudiât la géographie . C'était cette méthode
qu'il recommandait à son fils , lorsqu'il lui disait :
« Le détail ingrat et stérile de la science géographique ,
lorsqu'on la détache de toute autre chose , n'est à pro-
#
74 Mercure de France ,
prement parler que le squelette du monde connu. Il
faut lui donner de la chair et de la couleur , si l'on
veut la faire passer dans la mémoire sous une forme plus
gracieuse qui l'invite à la conserver plus fidellement.
C'est ce qu'on fera par la lecture des Voyages : mais pour
y donner un arrangement qui lie toutes les idées et qui
donne une plus grande facilité pour les couserver , il
faut faire , autant qu'il est possible , cette lecture dans
un ordre presque semblable à celui des géographes. On
voyage même en quelque sorte par cette méthode , et
l'on voyage de suite , on va de proche en proche , et l'on
est plus en état de comparer les moeurs et les opinions
des différens peuples. »
"
Quelques critiques pourront peut-être blâmer M. de
la Richarderie d'avoir refusé l'entrée de sa Bibliothèque
aux ouvrages qui appartiennent à la géographie proprement
dite , et aux Voyages purement scientifiques.
J'avoue que je serais un peu de l'avis de ces critiques -là .
Une géographie bien faite n'étant qu'un résumé plus
ou moins étendu des Voyages , il me semble qu'il n'y
avait aucun motif pour l'exclure . Quant aux relations
qui ont pour but direct et spécial l'avancement d'une
des sciences naturelles , je crois qu'il y a trop de raisons
en faveur de l'admission pour mettre ce point- là en
question. Au reste cette légère imperfection , celles
que j'ai remarquées dans cet article , et les inexactitudes
qu'un observateur minutieux pourra rencontrer , principalement
dans quelques noms étrangers et dans quelques
titres , n'empêchent pas que l'ouvrage de M. de la
Richarderie ne mérite les plus grands éloges sous tous les
rapports , et que son travail ne soit extrêmement utile
à ceux qui s'occupent des sciences historiques.
LARENAUDIÈRE .
C
REMARQUES INÉDITES du Président BoUHIER , de
BREITINGER et du Père OUDEN , sur quelques passages
d'HORACE , avec une Lettre sur l'Art Poetique et sur
la Satire IV , Liv. II , publiées par G. PRUNELLE ,
docteur et bibliothécaire de l'Université de MontJUILLET
1808. 5
-
pellier , ancien médecin de l'armée d'Orient , médecin
des camps et armées de S. M. I. et R. , et de son hôpital
militaire de Paris , etc. In-8 ° de LI et 107 pages.
Prix , 2 fr . , et 2 fr. 50 c. franc de port. A Paris , póri .
chez Delance , impr . - libr. , rue des Mathurins , hôtel
Cluny, 180 .
-
Les différens morceaux qui composent ce recueil
ont été successivement publiés dans le Magasin Encyclopédique
; mais on a cru faire plaisir aux nombreux
admirateurs d'Horace en les réunissant . Le président
Bouhier fut , comme on sait , un magistrat intègre , un
profond érudit , et un littérateur agréable. Sa vaste correspondance
avec presque tous les savans de l'Europe ( 1 ) ;
les éloges qu'ils lui ont donnés et l'enipressement avec
lequel ils consignaient dans leurs ouvrages seś judicieuses
observations, prouvent qu'il jouissait chez l'étranger
, comme dans sa patrie , de la plus grande considération
.
Il avait fait une étude particulière d'florace , sur-tout
de l'Epitre aux Pisons , sur l'Art Poëtique. Comme
beaucoup de critiques , il trouvait dans ce dernier ou
vrage , plein de goût et de raison , un désordre qu'il
n'osait attribuer à son auteur . Il croyait en avoir découvert
la source dans ce passage de Quintilien ( 2) où,
après avoir parlé du mêlange confus de différens dialectes
grecs dans un discours , il ajoute : Cui simile
( 1 ) Le docteur Prunelle dépouille cette correspondance , et il publiera
'tout ce qu'elle renferme de plus important pour les sciences et les lettres .
De mon côté , j'ai rassemblé tous les ouvrages de critique et de littérature
du président Bouhier. Plusieurs sont devenus très-rares , et quelques
autres sont encore inédits . Lorsque le commerce de la librairie aura repris
quelque vigueur , j'en donnerai une édition soignée , revue sur les manuscrits
de l'auteur. Elle remplira 7 à 8 vol. in - 8° . Mais je publierai
auparavant une édition , prête depuis long- tems , des Quvres complètes
de La Monnoye , en 5 vol . in - 8° . Celle que donna à Dijon , en 1769 ,
Rigoley de Juvigny , tronquée , mutilée , défigurée dans tous les sens ,
parut si mauvaise à l'éditeur même , qu'il se crut obligé de la désavouer,
La mienne aura pour garans de son exactitude les manuscrits autographes ,
de l'auteur .
(2) Liv. VIII , Ch . III .
76
MERCURE
DE FRANCE
,
+
monstrum est apud nos , si quis sublimia humilibus ,
vetera novis , poëtica vulgaribus misceat. Id enim tale est
monstrum , quale Horatius in PRIMA PARTE libri de
arte poëtica fingit :
Humano capiti , etc.
Cette expression in prima parte fournit au président
les réflexions suivantes : « Les anciens grammairiens
» avaient divisé cette Epître en plusieurs sections ou
» parties , à peu près comme je l'ai fait ; j'en trouve la
» preuve dans Quintilien , lequel ( Inst. Lib. VIII,
» cap. III. ) cite le premier vers de cette Epître en ces
» termes : Tale , etc .; car je ne vois pas pourquoi il
» se serait servi de ces mots : in prima parte , si la divi-
» sion dont je viens de parler n'eût été faite. La raison
» pour laquelle apparemment on l'avait inventée , était
» pour mieux faire sentir la méthode de ce traité , et
» pour servir de repos aux maîtres qui le dictaient et
>> l'expliquaient à leurs disciples . Or il n'est pas impos-
» sible que ces morceaux , ayant été dictés séparément
» et en divers tems , ceux qui ont voulu ensuite les
>> ramasser en un corps n'en aient troublé et renversé
» l'ordre , et que de cet assemblage confus n'ait été
» formé l'exemplaire d'où ont été tirés tous ceux qui
>> restent de cet ouvrage. »
D'après cette conjecture , qui lui paraît vraisemblable ,
le président Bouhier distribue cette Epître en trente
sections , et les dispose dans un nouvel ordre très-ingénieux
et très-méthodique. Je crois cependant que ce
savant critique a pris une peine inutile pour mettre de
l'ordre dans une Epître familière , écrite avec cette
liberté et cette indépendance de pensée dont Horace
était plus jaloux qu'un autre. Ce n'est point un poeme
didactique que l'auteur a voulu composer ; ce sont des
vues générales sur l'art poëtique et sur les différens
genres qu'il embrasse . Ainsi il attache peu d'importance
ou plus ou moins de liaison dans ses idées et dans ses
principes. Cependant le nouvel ordre établi par le président
Bouhier , dans l'Art Poëtique d'Horace , peut être
très-utile aux -professeurs qui se proposent de l'expliquer
à leurs élèves. Chacune des trente sections leur
JUILLET 1808.
17
fournira le texte d'une leçon très - intéressante , dans
laquelle ils rapprocheront ce qu'Aristote , Vida , Boileau
et les maîtres de l'art ont écrit sur cette partie. Il faudrait
, il est vrai , consacrer trente leçons , c'est-à-dire ,
trente jours , à l'explication d'une Epître de 476 vers ;
mais si l'on considère que tous les préceptes essentiels
sur l'Art Poëtique sont renfermés dans ce petit nombre
de vers ; que chacun d'eux fournit la matière d'un commentaire
instructif , on conviendra facilement que ces
trente jours seront utilement employés , et que , si le
professeur a le talent et l'instruction que demande un
pareil sujet , ses élèves feront un cours complet de
poëtique.
La Dissertation sur l'Art Poëtique d'Horace , avec le
texte , distribué en trente sections , remplit 32 pages.
Le reste du volume renferme des discussions intéressantes
du président Bouhier , du Père Oudin , de Breitinger
et de Boivin l'aîné sur quelques passages des
Odes , des Satires , et des Epîtres d'Horace. Tous ces
morceaux étaient inédits , et l'on doit savoir gré au
docteur Prunelle de les avoir publiés . Mais je dois ajou
ter que l'éditeur a mis à la tête de ce recueil une lettre
savante à M. Sicard aîné , jurisconsulte à Montpellier.
Le docteur Prunelle y discute avec beaucoup de sagacité
quelques passages de l'Art Poëtique d'Horace et les
vers 51,56 de la Satire IV du Liv. II. Le vers 128.de
l'Art Poëtique :
Difficile est proprie communia dicere.
a exercé de grands critiques. Le docteur Prunelle pèse
leurs opinions et les combat ou les modifie. Il pense
qu'il faut traduire ainsi ce passage : Il est difficile de
traiter des sujets connus et à la portée de tout le monde ,
d'une manière qui nous soit propre. Les amateurs compareront
cette explication avec celles de Dacier , du
marquis de Sévigné , de l'abbé Galiani , et de Dumarsais.
La première de ces explications se trouve dans les remarques
sur Horace qui accompagnent la traduction
de ce poëte par Dacier ; la seconde , dans un petit livre ,
très-rare aujourd'hui , ayant pour titre : Dissertation
critique sur l'Art poëtique d'Horace , etc. Paris. Girin
78
MERCURE
DE
FRANCE
,
!
1698 ( par Errau 1618 ) , petit in- 12 de 122 pages ; la
troisième , dans la Gazette littéraire , rédigée par MM.
Snard et Arnaud , tom . VIII , 15 Sep. 1765 , pag . 75,75 ;
la quatrième enfin , dans le Mercure de France du mois
de Janvier 1746 , et dans le IIIe volume , pag. 285, des
Euvres de Dumarsais. Les vers 96 , 98 :
2
Telepus et Peleus , quum pauper et exul uterque ,
Projicit ampullas et sesquipedalia verba ,
Si curat cor spectantis tetigisse quereta .
Ces vers paraissent à notre critique présenter un sens
différent de celui que leur donnent ordinairement les
interprètes. M. Du lés a rendus ainsi , dans sa traduction
élégante d'Holace .:..
Pauvres et dans l'exil , Jà , Télèpe et Pelée ,`
Pour nous intéresser au récit de leurs maux ,
Doivent bannir loin d'eux l'enflure et les grands mois.
Le docteur Prunelle établit d'abord la véritable signification
du verbe prójicere. « Le projicit , dit- il , de ce
» vers a été pris par le plus grand nombre des inter-
» prètes , et par Forcelini lui- même , dans le sens de
» mittit , abjicit : ce qui est contraire au véritable sens
» d'Horace. Projicere verba , sermonem signifie toujours
» proférer des mots , un discours . » Ensuite , au lieu de
quum il adopte la leçon des anciennes éditions et des
manuscrits CUR. « Horace , ajoute -t-il , critique ici la
» manière dont l'auteur des tragédies de Télèphe et de
» Pelee avait fait parler ces princes dans leur malheur ;
» observation qu'aucun.commentateur n'a faite encore ,
>> et qui devient . cependant évidente par tous les vers
suivans où perce le ton d'un critique peu satisfait ,
» qui indique ce qu'il faut faire pour le contenter . »
D'après ces données , le docteur Prunelle rétablit ainsi
ce passage :
e :
•
2
Telephus ct Peleus , CVR, pauper et exul uterque ,
Projicit ampulliset sesquipedalia verba
modo Si curat cor spectantis tetigisse querela ?
C'est-à-dire , pourquoi Télèphe et Pelée , pauvres et exilés
tous les deux , emploient- ils de grands mots s'ils veulent
totacher, par leurs plaintes , le coeur des spectateurs ?
JUILLET 1808 .
79
H faudrait , pour porter un jugement certain sur cette
conjecture , avoir sous les yeux les deux tragédies d'Euripide
, auxquelles Horace fait allusion ; mais elles ne
sont pas venues jusqu'à nous. Aristophane , dans la scène
quatrième du second acte des Acharniens , se moque
longuement du Télèphe ; il n'oublie ni les haillons , ni
le bâton , ni la besace , ni le reste de l'équipage de mendiant
qui signalait Télèphe dans cette tragédie ; mais
il ne fait aucun reproche sur l'enflure du style . On voit
au contraire par les fragmens qui nous restent de cette
pièce que les expressions de Télèphe sont toujours conformes
à sa situation malheureuse . Pardonnez , dit- il
dans un endroit , à un mendiant d'oser prendre la parole
au milieu des gens de bien. Je crois done que la conjecture
du docteur Prunelle n'est qu'ingénieuse ; mais
elle annonce dans son auteur , ainsi que ' beaucoup
d'autres passages de cette lettre , un esprit observateur
qui raisonne ses lectures , et qui s'accoutume de bonne
heure à cette sage critique , sans laquelle on ne fait
jamais de véritables progrès dans aucune science . Jeune
encore , ayant l'amour de l'étude et la patience du travail
( qu'on me pardonne cette expression ) , le docteur
Prunelle promet un digne successeur aux Lorry , aux
Barthès , aux Musgrave , aux Bernard , qui cultivèrent
avec un égal succès les lettres et leur art , et furent en
même tems d'excellens médecins et des critiques habiles.
CHARDON DE LA ROCHETTE.
EUVRES COMPLÈTES DE Mme LA MARQUISE DE
LAMBERT , suivies de ses Lettres à plusieurs personnages
célèbres . Seule édition complete. A Paris ,
chez Léopold Collin , libraire , rue Gilles -Coeur , nº 4 .
1808. -
-
Mme de Lambert n'a point assez joui de toute la gloire
qui lui était due , et la postérité sans doute achèvera
d'acquitter la dette de ses contemporains. Il se peut
aussi que cette aimable et digne personne n'ait point
assez senti le besoin d'être célèbre , et que contente de
80 MERCURE DE FRANCE ,
ce qu'il y a de solide dans l'estime , elle ait cru põuvoir
se passer de l'admiration. La renommée , entre
nous soit dit , aime assez qu'on lui fasse des avances ;
il y a tels personnages dont elle ne saurait que dire , si
eux-mêmes ne prenaient la peine de lui faire son
thême. Apparemment que du tems de la bonne Mme de
Lambert , on se contentait de quelques amis et qu'on
ignorait encore tout le parti qu'on peut tirer d'une armée
de prôneurs ; on attendait modestement l'approbation
et l'on ne songeait pas à se procurer à tout
prix des applaudissemens. Comme les modes changent !
Mme de Lambert a l'air de consulter sa plume sur tous
ses devoirs et sur tous ses goûts. Effectivement la plume
d'un auteur , et même de quelque sexe qu'il soit , est
d'ordinaire encore plus sage que lui . Mais il paraît par
les mémoires du tems , que cet auteur- ci était aussi sage
que sa plume , et c'est encore un trait qui la distingue.
La table des différens écrits de Mme de Lambert , suffirait
pour donner une idée de son mérite ; et comme
cette table ne se trouve pas dans l'édition que nous
avons sous les yeux , nous allons y suppléer.
On trouvera d'abord , les avis d'une mère à son fils ,
suivis immédiatement de ceux d'une mère à safille.
Ce sont deux maternités différentes. D'un côté on croit
voir une dame de Lacédémone , où l'on sait qu'elles
se vantaient de savoir seules former des hommes ; de
l'autre , c'est une Athénienne consommée dans la science
des femmes , l'art de plaire ; mais cette Lacédémonienne
a daigné sacrifier aux graces , mais cette Athénienne
emploie la grace á parer la sagesse . <<< Votre
» père , dit- elle à son fils , vous a laissé un nom et des
>> exemples ; le nom vous devez le porter avec dignité,
>> et vous devez l'imitation à ses vertus. Je ne vous en
» demande pas davantage , mais je ne vous quitte
» pas à moins.
» Il est bon , dit- elle plus loin , d'approcher les
>> hommes , de les voir de près , et avec leur mérite
>> de tous les jours.
>> Oubliez toujours ce que vous êtes , dès que l'hu-
» manité vous le commande , mais ne l'oubliez jamais
» quand la vraie gloire veut que vous vous en souveniez .
>> II
JUILLET 1808. 81
» Il ne faut pas abandonner la raison dans vos
>> plaisirs , si vous voulez la retrouver dans vos peines....
Quel instituteur pour un jeune homme , qu'une pa
reille mère !
Dans ses conseils à sa fille , de gouverneur elle se
change en gouvernante , ou plutôt , de père elle devient
mère , et son esprit rassemble tout ce que la connaissance
de soi-même , celle du monde , celle des devoirs
et des intérêts d'une femme , peut lui fournir de plus
fort , et en même tems de plus doux , pour laisser dans
l'ame de sa fille des impressions durables.
En parlant à sa fille de religion ( non sous le rapport
de l'opinion , mais sous celui du sentiment ) :
« Rien n'est plus heureux et plus nécessaire , dit Mme de
>> Lambert , que de conserver un sentiment qui nous
>> fait aimer et espérer , qui nous donne un avenir
» agréable , qui accorde tous les tems , qui assure tous
>> nos devoirs , qui répond de nous à nous-mêmes et qui
» est notre garant envers les autres. » Convenons tous
que la cause de la religion est bien belle , quand elle
est ainsi plaidée par la vertu. Il ne lui faut que des
avocats sincères .
<«< Les plaisirs du monde sont trompeurs ; ils pro-
» mettent plus qu'ils ne donnent. Ils nous inquiètent
» dans leur recherche , ne nous satisfont point dans leur
» possession , et nous désespèrent dans leur perte. >>
On croit entendre le son de voix touchant d'une
aimable femme qui a connu tout cela par elle -même,
et c'est ce qui rend la leçon encore plus pénétrante.
Aussi dit-elle peu après à sa fille , mais d'une manière
si douce et si maternelle ! « Ces réflexions sont trop
>> ortes pour une jeune personne et regardent un âge
» plus avancé. Cependant je vous en crois capable , et
» de plus c'est moi qui m'instruis.
» La renommée ne se charge point de nous , » ditelle
en parlant des femmes , comme si elle n'avait
pensé à aucune exception.
DE
DEP
<«< Il faut avoir une pudeur tendre. » Une pudeur
tendre ! Ce mot est , sans contredit , d'une bien honnête
femme ; mais en même tems d'une personne honnête
qui est bien femme. On aime à voir par écrit ,
F
en
82 MERCURE DE FRANCE ,
aussi bien qu'en peinture , les draperies accuser les
formes .
Tout est plein , là comme ailleurs , de ces sortes
de petites trahisons qu'elle se fait à elle -même et qui
découvrent le fond de sa pensée , comme par mégarde.
« Ce serait un heureux traité à faire avec elle ,
( dit- elle , en parlant à sa fille du charme et du danger
de l'imagination ) , que de lui rendre ses plaisirs
à condition qu'elle ne vous ferait point sentir ses
peines. >>
Après les avis maternels , viennent des pensées sur
l'amitié , sujet toujours neuf pour le sentiment , mais
depuis long-tems usé pour la dissertation ; et ce qu'elle
en dit montre un coeur fait pour la sentir , un caractère
fait pour l'inspirer , un esprit fait pour la peindre. Si
elle avait voulu , sur une matière où tant de grands
maîtres ont pris plaisir à s'exercer , se parer comme
tant d'autres , des richesses de tant d'autres , il ne te→
nait qu'à elle , mais elle s'en est tenue à elle- même ,
et certes , elle a bien fait ; d'autant plus que c'est l'amitié
des femmes qu'elle a sur-tout en vue , et qu'il
lui a fallu tailler son étoffe sur un autre patron. «< II
» n'y a qu'elles ( dit -elle en parlant des amitiés entre
» homme et femme ) , il n'y a qu'elles qui sachent
» tirer d'un sentiment tout ce qu'elles en tirent ; les
>> hommes parlent à l'esprit , les femmes au coeur. »
Tout en pensant d'après elle , Mme de Lambert aime
à s'appuyer des pensées des autres , et presque toujours
elle se fait un devoir de citer les auteurs qui ont le bonheur
de se rencontrer avec elle . Mais celui des philosophes
pour qui elle marque le plus d'affection , et
avec qui ( à certaines libertés près ) , on croit lui entrevoir
le plus d'affinité , c'est le bon Montagne , dont
elle enchâsse volontiers les pensées dans les siennes ,
et alors l'entourage est souvent de la même eau que
le diamant.
Son traité de la vieillesse , ainsi que celui de l'amitié,
est plus particuliérement consacré à l'usage des femmes ;
elle y dit souvent , mais toujours à sa manière , une
chose qu'on ne doit pas se lasser de répéter , que la
vertu applanit les dernières stades du chemin de la vie.
JUILLET 1808. 83
Il n'y a point de si petit bien qui ne vaille quelque
>> chose entre les mains d'une personne habile. Mettons
» à profit le tems de la vieillesse . Ces réflexions , ma
» fille ( car elle est toujours mère ) , qui sont à présent
» pour moi , seront un jour pour vous ; préparez- vous
» une vieillesse heureuse , par une jeunesse innocente ;
» souvenez - vous que le bel âge n'est qu'une fleur que
» vous verrez changer. Quelque jeune que vous soyez ,
» ce qui vient avec tant de rapidité , n'est pas loin de
» vous.
» Le monde nous dérobe à nous-mêmes et la soli-
>> tude nous y rend ; le monde n'est qu'une troupe
» de fugitifs d'eux-mêmes. »
Après le traité de la vieillesse , nouvelle réflexion
sur les femmes , sur lesquelles il y aura toujours quelque
chose de nouveau à dire , tant qu'il en restera une
sur la terre. Ici , Mme de Lambert s'élève comme elle
le fait souvent dans le cours du livre , contre un préjugé
aussi absurde qu'impérieux , qui a long- tems interdit
aux femmes d'éclairer , d'exercer lear esprit et
de prétendre aussi à quelque gloire. Mais je crois
qu'elle a tort d'accuser les hommes de cette injustice .
Il fallait sur-tout s'en prendre à la prévoyance de celles
d'entre elles qui ne sauraient entrer dans la carrière
et qui sentaient combien les autres auraient pris sur
elles d'avantages. Dans le monde où les voix sont
plutôt comptées que pesées , c'est une terrible puissance
que la réunion de toutes les sottes , sur- tout
quand elles ont su mettre de leur côté tous les sots ,
et même quelques hommes d'esprit ; et en effet , quel
est l'homme d'esprit qui ne se laissera pas quelquefois
gagner par une sotte ? Il y en a de si jclies !
Mme de Lambert , dans ses conseils à sa fille , s'est
montrée femme autant que l'exercice de la maternité
le lui permettait ; mais elle s'est refusé plusieurs traits
charmans qu'elle réservait pour ses nouvelles réflexions.
Ici , en parlant des devoirs des femmes , leur secret lui
échappe. « C'est elle ( la pudeur ) qui sert leur véritable
» intérêt , elle augmente leur beauté , elle en est la
>> fleur , elle est le charme des yeux , l'attrait des
la caution des vertus . .; si elle est une
» coeurs ,
F 2
84 MERCURE DE FRANCE ,
L.
» sûreté pour les moeurs , elle est aussi l'aiguillon des
» désirs ; sans elle l'amour serait sans gloire et sans
» goût ; c'est sur elle que se prennent les plus flatteuses
» conquêtes : elle met le prix aux faveurs. La pudeur
» enfin , est si nécessaire aux plaisirs , qu'il faut la
>> conserver même dans les momens destinés à la
» perdre. »
·
Il faut convenir qu'ici la morale emploie des armes
victorieuses. On accuse la plupart des lois de n'être
en dernière analyse , que des menaces ; celles - ci , du
moins , annoncent des récompenses.
Ceux qui ont vécu de la vie de l'amour ( la vie de
T'amour ! ) » savent combien leur vie était animée ; et
» quand il vient à leur manquer , ils ne vivent plus. »
Sainte Thérèse n'aurait pas mieux dit.
A la suite de ces nouvelles réflexions , on en trouve
sur le goût. On les a vues presque toutes dans la pièce
précédente. Mais elles sont toujours bonnes à relire , et
on y trouvéra cette jolie définition du goût qui ne
pouvait être écrite que de la main d'une femme. « C'est
» je ne sais quoi de sage et d'habile , qui connaît ce
>> qui convient et qui fait sentir dans chaque chose la
» mesure qu'il faut garder. »
La femme hermite est une nouvelle comme on en faisait
alors , et comme on en a fait beaucoup depuis. Elle
est purement écrite et agréablement contée ; mais nous
avons quelque peine à y reconnaître Mme de Lambert ,
Parce que le conte pouvait aussi bien être d'un autre.
Les réflexions sur les richesses sont une belle paraphrase
de deux versets des proverbes de Salomon . Cet
écrit semble appartenir à la vieillesse de M. de Lambert.
On y voit un esprit toujours brillant , et une ame
noble qui s'exhorte elle- même à se détacher des choses
du monde entre lesquelles on sait que l'argent est la
plus généralement estimée . En parcourant ce peu de
pages , on y trouve ces belles paroles : « Les hommes
qui mettent tant de délicatesse en amour , en met-
» tent peu dans l'ambition , et ils sont aussi flattés d'une
» place achetée que d'une place méritée ; ils ne veulent
» qu'être élevés , ils ne se soncient pas d'être grands . »
La trop courte explication de l'allégorie de Psyché,
JUILLET 1808. 85
n'appartient qu'à une personne aussi aimable , aussi intéressante
que Psyché même, et prête à l'ingénieux Apulée
encore plus d'esprit qu'il n'en avait.
Viennent ensuite des portraits qui font aimer leurs
modèles. Celui de Lamotte , à la fois lyrique , tragique et
fabuliste , n'élevera jamais , malgré l'autorité de Mme de
Lambert , ni le lyrique à la hauteur de Rousseau , ni
le tragique à la hauteur de Racine , ni le fabuliste à
la hanteur de La Fontaine. En parlant des auteurs contemporains
, on ne fait que plaider , c'est l'avenir qui
juge. Mais dans ce portrait , Mme de Lambert a su placer
l'homme de lettres , le philosophe , le critique , l'honnête
homme sur-tout dans leur véritable jour , et montrer
l'esprit de Lamotte embelli par son caractère. Quel
mot charmant , en parlant de l'horrible douleur qui
tourmentait ce digne homme après la perte de ses yeux !
<<< Il la souffre avec patience , il est donc avec elle. »
Nous passerons sur le dialogue entre Diogène et
Alexandre , où l'on ne trouve que ce qu'on a prêté de
tout tems à l'un et à l'autre , mais où Alexandre n'est
point assez brillant , et Diogène point assez bourru,
On sera peut- être étonné du titre qui suit :
Discours sur le sentiment d'une Dame qui croyait
que l'amour convenait auxfemmes lors même qu'elles
n'étaient plus jeunes.
Celle-là du moins parlait à coeur ouvert. Mme de
Lambert affecte un peu d'embarras en prenant la négative
, et dit naïvement : « Je soutiendrais mal une
» cause que j'aurais quelqu'intérêt à perdre. >>
Quelques mots sur la délicatesse d'esprit et de sentiment
, prouveraient à quel point elle les possédait
toutes les denx ; elle pense que la première , en raffinant
les plaisirs , multiplie les dégoûts ; la seconde n'est
jamais contente et fait souvent des mécontens : il en
résulte beaucoup de troubles dans certaines liaisons
et on a beau , dit Mme de Lambert , en appeler
bunal de l'Amour , « la seule justice qu'on y trouve,
» c'est celle qui établit les plus rudes peines pour qui
>> a goûté de plus doux plaisirs . »
au tri-
Le Discours sur la différence de la considération à
la réputation , couronne l'oeuvre. La préférence que
86 MERCURE DE FRANCE ,
Mme de Lambert donne à l'une sur l'autre prouve qu'elle
a tout fait pour la considération et tout laissé aller pour
la réputation . « L'une , dit Mme de Lambert , est plus
» près de nous , l'autre s'en éloigne : quoique plus grande ,
» celle-ci se fait moins sentir et se convertit rai ement
» dans une possession réelle . » Et plus bas : « La con-
>>> sidération est le revenu du mérite de toute une vie. »
On trouve à la fin de cette édition quelques lettres
particulières en trop petit nombre , mais dignes de la
personne qui a écrit le reste. Celle au père Bouhours
à propos des différens de Lamotte et de Mme Dacier ,
mérite d'être remarquée. « Les querelles d'érudition ,
» dit Mme de Lambert , vont toujours plus loin qu'il
» ne faut. L'esprit seul devrait être de la partie... J'aime
» M. de Lamotte et j'estime infiniment Mme Dacier.
» Notre sexe lui doit beaucoup , elle a protesté contre
>> l'erreur commune qui nous condamne à l'ignorance;
» elle a mis en liberté l'esprit qu'on tenait captif sous
» ce préjugé , etc. Par reconnaissance pour l'une , par
» amitié pour l'autre , voyons si nous ne pouvons pas
» les rapprocher .... Mme Dacier s'est soulagé le coeur
>> par le grand nombre d'injures qu'elle a dites ; le public
rit et applaudit à M. de Lamotte ; son dernier
» ouvrage a plu infiniment... Il se fait donc entr'eux
» une espèce de compensation , mais il faut être bien
» juste pour attraper le point de l'équilibre. »
La suite de ces lettres intéressera toujours par le
charme du style , quand les choses dont elles parlent
nous seraient indifférentes ; mais ce qui ne peut pas
l'être pour des lecteurs qui finissent nécessairement
par s'attacher à une femme aussi aimable , c'est de
la savoir en liaison avec une partie de l'élite de son
tems : Lamotte , Fontenelle , le père Bouhours , M. de
Sacy et l'immortel M. de Fénélou. Nous avons lu son
livre , c'est avoir lu dans son ame , et chacun de nous
jouit en voyant l'amie qu'il aurait choisie , entourée des
amis qu'on lui choisirait.
Tels sont les écrits de Mme de Lambert ; il n'y en a
pas un qui ne soit dicté par la raison , et cependant ils
plaisent. L'auteur a su donner à cette raison si peu
goûtée dans ce monde , tout ce qui lui manque. Au
JUILLET 1808. 87
lieu d'une sévérité qui intimiderait les enfans qu'elle
conseille , c'est une sensibilité qui veille à tous leurs
intérêts , c'est l'expérience d'une mère qui veut leur
applanir la route qu'elle a parcourue , qui leur marque
les mauvais pas , et qui leur montre les ronces sous les
roses. Le mérite distinctif de Mme de Lambert , c'est
d'être toujours sage et toujours femme, ce qui fait qu'elle
n'est jamais l'une ou l'autre au-delà de la juste mesure.
Ce sont tantôt les traits imposans de Minerve , tantôt
la physionomie souriante de Vénus qui , au lieu de se
nuire , se servent l'une l'autre en montrant que la sagesse
et les grâces ne sont pas toujours incompatibles.
Minerve devient aimable , et Vénus estimable , ce qui
leur est jusqu'ici bien rarement arrivé.
BOUFFLERS .
VARIÉTÉS .
INSTITUT DE FRANCE. ― Classe d'histoire et de littérature
ancienne. Séance publique du vendredi 1er Juillet 1808 .
Voici quel a été l'ordre des lectures :
1º. Jugement des Mémoires envoyés au concours , et proclamation
du prix , dont le sujet était : Examiner quelle a
été l'influence des Croisades sur la liberté civile des peuples
de l'Europe , sur leur civilisation et sur les progrès des
lumières , du commerce et de l'industrie .
La Classe a reçu dix Mémoires pour ce concours ; et elle
a vu avec plaisir que la question proposée a été approfondie
et résolue d'une manière satisfaisante par plusieurs des concurrens.
Parmi ces Mémoires , elle en a particuliérement distingué
deux qui lui ont paru avoir un droit égal au prix ,
quoique par un genre de mérite un peu différent , et elle
a cru devoir le partager entr'eux .
L'un de ces Mémoires , enregistré sous le n° 4 , porte
pour épigraphe : Totus fervet , totus concutitur , vel potius
transformari videbatur mundus. ( Conradus à Liechtenaw,
Chronic. ad ann. 1099 ) . L'auteur est M. Maxime de Choi
seul-Daillecourt.
L'autre , enregistré sous le n° 10 , et ayant pour épigraphe :
Tu ne cede malis , est de M. Heeren , professeur d'histoire
à l'Université de Gottingue.
88 MERCURE DE FRANCE ,
La Classe a encore distingué et jugé dignes d'être cités
honorablement , le Mémoire portant le n° 6 , et pour épigraphe
, ce passage traduit de Diodore de Sicile :
« Ministres et imitateurs de la Providence , les historiens
» ne font qu'un corps des grandes choses qui se sont faites
» dans tous les tems et dans tous les lieux , comme la Pro-
» vidence n'a fait qu'un monde de tous les astres et de
» toutes les créatures qui se sont répandues dans l'univers ; »
Et le n° 7 , ayant pour épigraphe : Quis nesciat primam
esse historic legem ne quid falsi dicere audeat , ne quid
veri non audeat , ne qua suspicio gratiæ sit , ne qua simultatis.
( Cicero , 1. II de Orat. )
L'auteur de ce Mémoire s'est fait connaître ; c'est M. le
Prevost d'Iray, censeur des études du Lycée impérial .
2º. Rapport des travaux de la Classe pendant l'année
qui vient de s'écouler , par M. Ginguené ;
3°. Notice historique sur la vie et les ouvrages de M.
Anquetil Duperron , par M. Dacier , secrétaire perpétuel ;.
4. Extrait d'un Mémoire sur les signaux des anciens ,
par M. Mongez ;
5°. Mémoire sur le défi d'Apelles et de Protogènes , ou
Eclaircissemens sur le passage dans lequel Pline rend compte
du combat de dessin qui eut lieu entre ces deux peintres ,
par M. Quatremère de Quincy.
Le tems n'a pas permis que l'on donnât lecture du Mémoire
qui devait terminer la séance.. Il est intitulé : Comparaison
des Hippocentaures et Taurocatapsies de Thessalie,
avec les Bouviers et les Ferrades de la Camargue , par M.
Millin.
Prix proposé au concours pour l'année 1810. La Classe
d'histoire et de littérature ancienne propose pour sujet du
prix qu'elle adjugera dans la séance publique du premier
vendredi de Juillet 1810 , la question suivante : Quel fut,
sous le gouvernement des Goths , l'état civil et politique des
peuples de l'Italie ? quels furent les principes fondamen
taux de la législation de Théodoric et de ses successeurs ;
et spécialement quelles furent les distinctions qu'elle établit
entre les vainqueurs et les peuples vaincus ?
Le prix sera une médaille de 1,500 francs.
er
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au 1º* Avril
1810. Ce terme est de rigueur.
JUILLET 1808.
89
M. Martini , connu par la musique de l'Amoureux de
quinze ans , du Droit du Seigneur , de Sapho , et de plusieurs
autres productions non moins recommandables , vient
de faire paraître une Messe de sa composition . Il l'a dédiée
à S. A. E. le prince Primat , protecteur éclairé des talens ,
et qui , jaloux de donner un témoignage éclatant de la
satisfaction avec laquelle il a entendu cette Messe , a fait remettre
à l'auteur une magnifique boîte d'or ( 1 ) .
LES diverses espèces de potasse et de soude offrent , généralement
, une si grande disproportion entre le prix courant et la force
alcaline de chacune d'elles , que , depuis long- tems , pour les essayer
comparativement , on sentait le besoin d'un procédé prompt , facile ,
la portée de tous les acheteurs , et qui donnât des résultats certains.
M. Descroizilles l'aîné avait fait connaître , il y a quelques années , un
instrument nommé par lui alcali-mètre , et qui laissait à désirer quelques
perfectionnemens dans son exécution seulement . Ce chimiste
manufacturier vient enfin d'atteindre le but de ses recherches à cet
égard. On trouve actuellement des alcali -mètres de M. Descroizilles ,
chez M. Chevallier , ingénieur- opticien de Sa Majesté le roi de
Westphalie , tour de l'horloge du Palais , N° 1 , à Paris. On trouve
aussi à cette adresse les notices du même auteur , sur les alcalis du
commerce et sur l'usage de l'alcali-mètre.
Aux Rédacteurs du Mercure.
Poitiers , 24 Juin 1808.
MESSIEURS , louer les hommes qui , unissant des vertus
utiles et des talens distingués , ont su mériter les regrets de
leurs contemporains et l'estime de la postérité , est un devoir
que la raison universelle et la justice sociale imposent aux
amis des lettres et de l'humanité , c'est-à-dire , à ceux qui ,
seuls , ont le droit et le pouvoir de distribuer et de fixer la
renommée. La mémoire de M. Chéron a obtenu de vous cet
hommage. ( Merc . du 21 Nov. 1807. ) J'ai pensé , Messieurs ,
que vous me sauriez gré de vous faire connaître les inscriptions
placées sur le monument élevé depuis peu , en cette
(1 ) Cette Messe se trouve à Paris , chez les marchands de musiquez
Prix, 48 fr.
90 MERCURE DE FRANCE ,
ville , à cet homme de bien , sur le lieu même où repose sa
dépouille mortelle. Je me glorifie d'avoir été un de ceux
qui ont voté ce monument . Les inscriptions ont été composées
par M. Bellin de la Liborlière.
Ici repose Louis-Claude Chéron , homme de lettres ,
Membre de l'Assemblée législative ,
Préfet du département de la Vienne ,
Mort à Poitiers , le 19 Octobre , dans la 47° année de son âge.
Il fut le favori des Muses ,
Le protecteur des malheureux
L'idole de sa famille ,
Le père de ses administrés .
La mort a suspendu le cours de ses bienfaits ;
Le tems ne pourra en effacer le souvenir.
Vous qui l'avez connu
Pleurez un ami ;
"
Vous qui vécútes loin de lui ,
Vénérez le tombeau d'un homme de bien .
Ce Monument , voté par le conseil municipal de Poitiers ,
fut élevé aux frais de la commune , le 14 mai 1808 : Pierre-
Marie Irland de Bazoges , étant maire , C. F. Duplaisset,
et P. Bourbeau , étant adjoints.
:
( A l'autre bout de la tombe , au- delà de l'urne . )
Il était puissant :
Il fit le bien ,
Et fut regretté par le pauvre.
J'ai l'honneur , Messieurs , de vous saluer .
JOUYNEAU-DESLOGES , Abonné.
SOCIÉTÉS SAVANTES EITTÉRAIRES . La Société philotechnique ,
composée de plusieurs membres de l'Institut , des hommes de lettres
et des artistes les plus distingués , compte quinze années de succès .
Elle a tenu le 3 de ce mois une séance très-intéressante .
M. Bouilly , rapporteur de la Société , a fait l'exposé des travaux de
ses membres pendant les deux derniers trimestres . On a pu voir par
son rapport qu'un grand nombre, des embellissemens , dont la magniJUILLET
1808.
91
ficence de , Napoléon décore chaque jour la capitale , ont été exécutés
par des artistes que la Société philotechnique possède dans son sein .
Voici de plus les titres de plusieurs ouvrages qui ont été récemment
publiés par des auteurs membres de la Société : Annales de la Légion
d'honneur , par M. La Vallée ; Recherches sur les antiquités religieuses
, par M. Le Noir ; Belzunce poëme , par M. Millevoye ;
l'Eloge de Corneille , par M. Victorin Fabre ; etc.
Le rapporteur s'est élevé contre quelques injustes critiques dirigées
contre ce dernier ouvrage ; et l'assemblée , par ses vifs applaudissemens
a manifesté tout l'intérêt qu'elle prenait à son jeune anteur .
2°
Dans les lectures qui ont eu lieu ensuite , le public a sur-tout accueilli
et distingué un Conte ingénieux de M. Guichard : l'Amour et l'Amitié;
une Fable très -piquante de M. Raboteau , intitulée l'Oie et l'Etudiant ;
le Bouton de rose , par M. Dubos , idylle où il y a beaucoup de douceur
et d'élégance . La pièce finit par ce conseil à la beauté si souvent
comparée à la rose.
Songez qu'à cette fleur si tendre
La nature sut attacher
Une feuille pour la cacher ,
Une épine pour la défendre.
L'attention de l'assemblée s'est fixée aussi sur un rapport de M.
Chauvet , dont le sujet est un ouvrage de M. Bouvier des Mortiers sur
les sourds -muets de naissance : elle a été plus vivement excitée encore
par une Epître de M. La Vallée sur la Bienfaisance . Nous avons
retenu les vers suivans adressés aux riches qui répandent le mépris avec
l'or dans le sein de l'indigent :
Vos secours imprudens ont creusé son abîme ;
Vous avez de ses maux outragé la pudeur ;
L'insulte de vos dons a pesé sur son coeur.
M. Luce de Lancival a lu une nouvelle Epître de M. Victorin Fabre ;
le sujet de cette pièce est encore les Voyages ; le poëte couronné l'année
dernière par l'Académie française pour un discours en vers sur le même
sujet , a sans doute pensé qu'une matière si intéressante méritait d'être
envisagée sous tous ses rapports. Il avait retracé dans son discours les
bienfaits des voyages et leur influence sur la civilisation des peuples ,
sans cependant dissimuler les malheurs dont ils avaient été cause : il a
peint en traits de feu dans son Epître les crimes , les malheurs , les
ravages dont ils ont été suivis , sans dissimuler les avantages que les
peuples anciens et modernes en ont également retirés . On a reconnu
partout la belle manière de l'auteur : le genre de l'Epître lui a permis
d'être plus varié , plus flexible . Il a paru remplir parfaitement le précepte
de Despréaux , lorsqu'il recommande aux poëtes de rier sans ,
cesse leurs discours , et de passer du grave au doux , du plaisant
au sévère. 1
92 MERCURE
DE FRANCE ,
Le public en sortant de la salle , faisait une réflexion très-flatteuse
pour la Société philotechnique : Ses séances , disait-il , sont toujours
courtes . C. D.
SOCIÉTÉS ÉTRANGÈRES . - Société royale des sciences de Copenhague.
➤ Dans la séance du 4 Décembre 1807 , M. Bugge a lu un éloge de feu
M. Tetens , membre de la Société, connu par plusieurs ouvrages . On a présenté
ensuite un aperçu des pertes que la Société a éprouvées , lors du
dernier bombardement de la ville , en cartes géographiques et instrumens
de mathématiques . Cette perte a été évaluée à 2,566 écus danois . Enfin
on a déclaré à la Société , que les cartes trigonométriques , les grandes
cartes et leurs planches , et les coins des médailles ont été sauvés et déposés
dans les archives.
Dans la séance du mois de Société des sciences de Goettingue.
Novembre 1807 , la Société a célébré le 56ª anniversaire de sa fondation .
Le rapport des travaux de la Société fut fait par M. Heyne , qui lut
ensuite un mémoire : Sermonis mythici seu symbolici interpretatio
ad causas suas et regulas revocata.
M. Gauss fut reçu membre de la classe des mathématiques , et la So- .
ciété s'est occupée ensuite des prix à proposer pour les années suivantes. /
Ces prix sont :
-
Prix de Physique . — « La différence entre le sang artériel et veineux
» dans le foetus . » —- Le prix est de 50 ducats , et le terme fixé au 1er Novembre
1808.
« L'influence des différentes espèces de gaz sur la production de l'élec-
» tricité par le frottemeut . » - Même prix . Terme fixé au 1er Novembre
1809.
-
Prix d'histoire . « Recueillir les notices géographiques contenues
» dans les ouvrages de Carpini , Rubriquis et Marco Polo , de Venise ,
>> concernant les pays , les peuples , les villes , montagnes et rivières , et
» de les comparer avec les meilleurs Voyages et ouvrages géographiques
>> modernes , pour en constater l'exactitude . » —- Le terme est fixé au
er Septembre 1810 .
Prix d'économie. ( Prix renouvelés . ) « Quels sont les meilleurs
» moyens de relever un Etat ruiné par la guerre , et dont la prospérité
» était fondée autrefois sur l'économie rurale , plutôt que sur les manu-
> factures et le commerce ? » Le terme a été fixé au 1er juillet 1808.
<< La meilleure manière d'organiser et de distribuer une grande ferme ,
>> tant par rapport à la situation des terres , qu'à la construction des
» différens bâtimens . » - Le terme est fixé au 1er novembre 1808.
( Nouveaux prix. ) « Indiquer la meilleure manière de dédommager
>> les propriétaires , qui ont été obligés de dispenser leurs paysans du
> service de la corvée . » Terme fixé au 1er juillet 1809.
-
« Déterminer l'influence du changement du systême monétaire , sur
JUILLET 1808.
93
Terme fixé au 1er novemles
différentes branches de l'industrie. » —
bre 1809.
Le prix de chacune de ces questions est de douze ducats , et les termes
de l'envoi des Mémoires sont fixés aux mois de mai et septembre des
années 1808 et 1809.
NOUVELLES
POLITIQUES.
( INTÉRIEUR ).
Baïonne , 1er Juillet. - Nous nous proposons de publier le
texte de la constitution espagnole , d'après le journal officiel ;
en attendant , voici quelques - uns des articles principaux ,
qui ont déjà été insérés dans un de nos journaux :
La religion catholique , apostolique et romaine est la seule religion
admise en Espagne.
Le princeJoseph- Napoléon , Roi deNaples et de Sicile , est Roi d'Espagne
et des Indes .
La couronne sera héréditaire de mâle en mâle , par ordre de primogé
niture , à l'exclusion perpétuelle des femmes . A défaut de descendans ,
elle reviendra à S. M. l'Empereur , dans ses héritiers et descendans naturels
et légitimes ; à leur défaut , à ceux du roi de Hollande ; à leur
défaut , à ceux du roi de Westphalie.
La couronne d'Espagne ne pourra jamais être réunie à une autre
Couronne sur la même tête.
Le roi est mineur jusqu'à dix-huit ans accomplis.
Les palais de Madrid , de l'Escurial , de St.- Ildephonse , d'Aranjuez,
del Pardo , et tous autres qui font partie des biens de la couronne , en
forment le patrimoine jusqu'à la concurrence d'un million de piastres ; le
trésor public versera en outre annuellement dans celui de la couronne
une somme de deux millions de piastres.
Les chefs et grands -officiers de la maison royale sont au nombre de
six , les ministères au nombre de neuf, etc.
L'Espagne sera régie par un seul Code de lois civiles .
L'ordre judiciaire est indépendant.
Dans ce projet de statut constitutionnel , il y a un Sénat ,
un Conseil-d'Etat et des Cortès , dont les attributions sont à
pu près celles du Sénat , du Conseil- d'Etat et du Corps-
Legislatif en France .
PARIS. Les gazettes de Paris et des pays occupés par
l'armée française se permettent les propos les plus hasardés .
C'est une tactique d'agiotage pour semer l'alarme et l'inquié¬
tude dans les esprits
9't
MERCURE
DE FRANCE
,
Une gazette de Berlin a osé dire que le méréchal Davoust
avait accordé une prime de 100 fr . à tous les déserteurs russes.
Ce général a été , comme de raison , très -choqué de cette
assertion , qui dénoterait un procédé contraire aux sentimens
qui animent les deux Empires .
D'autres gazettes ont donné des détails sur les prétendus
malheurs qu'éprouvaient la Moldavie et la Valachie , et sur
les excès auxquels on prétendait que se livraient les troupes
russes .
Dans le tems où la Russie renouvelle ses prohibitions
contre les marchandises anglaises , d'autres gazettes annoncent
qu'elles sont reçues à Riga et à Cronstadt.
D'un autre côté , on dit que les marchandises coloniales ,
escortées par des Anglais , sont reçues à Trieste . Enfin , on
a l'impudence de dire que les bâtimens américains ont été
admis en Espagne , quelle que fùt la nature de leur chargement
. Tous ces bruits sont également faux. Les journalistes
devraient porter plus d'attention à ne pas accréditer de faux
bruits. ( Moniteur. )
ANNONCES .
Nouvelle Carte générale et détaillée de l'Europe , offrant le tableau
actuel , géographique , politique et commercial de tous ses Etats , leurs
limites respectives , les fleuves , les rivières , les grandes chaînes de
montagnes et les principales routes , les divisions et subdivisions de cette
partie du monde , depuis le traité de Tilsitt jusqu'à présent ; dressée sur
un nouveau plan , d'après les Cartes particulières françaises et étrangères
les plus détaillées , les plus nouvelles , les plus estimées , avec des changemens
, des rectifications , et les positions assujetties aux observations
astronomiques les plus récentes , déterminées par les Académiciens et
autres savans par M. Hérisson , ingénieur- géographe , gravée au burin
par M. Glot. Quatre grandes feuilles sur papier Colombier , superfin ,
devant être assemblées pour n'en former qu'une seule , coloriées .
Prix , 12 fr . 50 c . La monture sur gorge , toile et rouleau coûtera 12 fr.
Celle sur toile pliée , avec étui , 9 fr.
sus ,
Nota. L'emballage pour envoyer par les diligences , coûtera en
un fr . pour les exempl. montés sur gorge , etc. , et 60 c . pour les exempl .
en feuilles et pour ceux collés sur toile , renfermés dans un étui.
A Paris , chez Desray , libraire , rue Hautefeuille , nº 4 , près celle
Saint- André-des - Arcs ; Picquet , géographe -graveur du cabinet de Sa
Majesté Impériale et Royale , et de S. M. le Roi de Hollande , quai
Malaquais , nº 15.
JUILLET 1808.
95
Les améliorations indiquées ci -après contribuent à faire distinguer
cette nouvelle Carte , puisqu'elle et la seule de ce genre qui les offre .
1º. La nouvelle division de la Russie en gouvernemens , y compris la
réunion de la Finlande ;
2º. La Prusse , après le traité de Tilsitt ;
3°. Le duché de Warsovie , avec la Nouvelle- Silésie ;
4° . La confédération du Rhin , son ensemble , ' ses divisions par Etats ,
et les subdivisions nouvellement établies ;
5°. Le royaume de Wesphalie divisé en départemens ;
6º. Le royaume de Hollande divisé en départemens , avec l'Oòst-Frise ;
7° . Le grand-duché de Berg , avec ses nouvelles acquisitions ;
8°. Le royaume d'Italie , avec la réunion du duché d'Urbin , du Camé
rino et de la Marche d'Ancône , divisé en départemens ;
9° . L'Empire français , avec la réunion de la Toscane, divisé en dépar
temens ;
10°. L'intérieur de la mer du Nord , d'après la Carte marine que le
Gouvernement vient de publier.
Code nouveau des rentes créées pour cession de fonds ou à prix
d'argent , précédé d'une Introduction , suivi d'un Précis historique sur
le systême territorial français , avant le régime féodal ; l'origine et les
principes de ce régime , et en quoi il a consisté. Livre premier. →
Quelles rentes foncières sont féodales ou entachées de féodalité , suivant
les lois des 17 Juillet et 2 Octobre 1793 , 8 Pluviose , 7 et 11 Messidor
an II , le décret du 7 Ventose de la même année , l'avis du Conseil-d'Etat
du 30 Pluviose an XI , et le décret impérial du 23 Avril 1807 ? Ouvrage
dédié à sa Majesté l'Empereur des Français , Roi d'Italie , Protecteur de
la Confédération du Rhin , par M. Mariette , avocat , ancien capitainecommandant
d'artillerie , membre du collége électoral du département
de la Manche , chef et directeur propriétaire de l'Agence des rentes nationales
qui étaient ignorées ou abandonnées de l'Administration des
domaines , au 21 Nivose an XIII . — Prix , 10 fr,, et 12 fr. franc de
port . A Paris , chez l'auteur , rue du Helder , nº 6 ; Rondonneau , libraire
, au Dépôt des Lois , rue St. - Honoré ; et Lenormant , rue des
Prêtres-St. - Germain -l'Auxerrois , nº . 17. — 1807 .
-
Nota. Le second Livre paraîtra incessamment .
Histoire naturelle des Oiseaux de l'Amérique septentrionale ,
depuis Saint-Domingue jusqu'à la baie d'Hudson , contenant plusieurs
genres nouveaux , l'histoire et les moeurs de plus de 400 espèces , parmi
lesquelles plus de 50 sont décrites pour la première fois , et plus de 160
n'avaient pas encore été figurées ; par M. L. P. Vieillot , continuateur
de l'Histoire générale des Colibris et des Oiseaux-Mouches ; auteur de '
celle des Jacamars , des Grimpereaux , des Promerops , des Oiseaux de
Paradis , et de la plupart des articles d'Ornithologie et du nouveau Dictionnaire
d'Histoire naturelle , etc. , etc .; ouvrage orné d'environ 250
96 MERCURE
DE FRANCE
, JUILLET
1808.
·
planches , dessinées et gravées par les plus habiles artistes de Paris
imprimées en couleurs et retouchées au pinceau . Formal grand in -folio
sur papier vélin superfin dit Nom-de- Jésus .
Cet ouvrage sera publié par souscription et par livraisons composées
chacune de six planches et du texte . Il en paraîtra réguliérement une
livraison le premier de chaque mois , à commencer du 1er septembre
1807 , et il ne sera rien payé d'avance .
Pour tenir lieu d'épreuves avant la lettre , les vingt premiers exem
plaires seront imprimés sur très -grand format d'atlas et sur papier vélin
superfin , dit colombier , figures imprimées en couleurs . Prix , chaque
livraison , 72 francs ; et pour MM. les souscripteurs 60 francs . Chaque
livraison sur papier vélin superfin , dit Nom- de-Jésus , figures coloriées ,
36 francs ; et pour MM . les souscripteurs 30 fr. Le même , chaque
livraison sur papier vélin superfin , figures noires , 20 fr. — A Paris , chez
Desray , libraire , rue Hautefeuille , nº 4.
Les Métamorphoses d'Ovide , représentées en 140 estampes gravées
au burin , sur les dessins des meilleurs peintres français , par les plus
habiles graveurs ; accompagnées de la traduction française de M. l'abbé
Banier. VI et VII LIVRAISONS . Prix de chaque livraison , composée
de six planches et du texte , sur grand raisin vélin , 3 fr . 50 cent .
franc de port. Le même , sur grand raisin d'Auvergne , 2 fr . 50 cent .
Il paraît deux livraisons par mois.
L'ouvrage complet est composé de vingt- quatre livraisons , formant
deux gros volumes grand in- 8° . Ayant attendu qu'il fût achevé d'imprimer
pour l'annoncer par souscription , ceux qui voudront prendre
de suite les vingt-quatre livraisons , ne paieront le papier véliu que 72 fr.
au lieu de 84 , et le papier grand raisin fin d'Auvergne , que 48 fr . au
lieu de 60. Pour le port franc par la poste , on ajoutera 4 fr. La poste
ne se charge pas de livres reliés . La reliure en veau coûtera 6 fr.;
en veau filet , 8 fr. ; et en veau filet tranche dorée , 10 fr. ; en maroquin
rouge , vert ou bleu , 18 fr. par exemplaire. · Chez le même.
-
―
Entomologie , ou Histoire naturelle des insectes , avec leurs carac
tères génériques et spécifiques , leur description , leur synonymie , et
leur figure coloriée ; par A. G. Olivier , docteur en médecine , membre
de l'Institut de France. Tome cinquième et dernier. XXVII LIVRAISON
, composée de 12 planches , contenant les figures d'environ
240 insectes , et du texte , figures coloriées . Prix , 24 fr. - La même
livraison , figures noires , 6 fr.
Nota. Cet ouvrage sera complet à la fin du mois d'août prochain. —
Chez le même.
ERRATA du N° . 363 .
Page 8. Le mot de la Charade du N° précédent est Sage-Femme , au
lieu de Garde-Malade .
( No CCCLXV. )
( SAMEDI 16 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE,
POËSIE.
BUD TIC
J
LES AMANS DE BAYONNE ( 1 ) ,
ÉLÉGTE.
MUSE , pleure avec moi , pleure , en touchant ta lyre ,
Le malheur que Pyrène en pleurant m'a conté :
Du sort de deux amans ma tristesse soupire ,
Et j'en veux émouvoir l'avenir attristé.
A la rose des champs Psycale était pareille ;
Le jeune amour fit naître et croître cette fleur ?
Angèle était brillant comme l'aube vermeille ;
Ils s'aimaient ; et des lys l'éclat cédait au leur.
Muse , plains avec moi l'injustice cruelle
De l'oeil qui poursuivit leurs innocens amours ,
Et les força de fuir dans un lieu qui récèle
La sauvage union des hydres et des ours !
Seul , et non loin des murs de l'antique Bayonne ,
Angèle , promenant sa rêveuse langueur ,
Au pied d'un rocher nu , voit la mer qui bouillonne ,
Et , comme sur les flots , le trouble est dans son coeur.
(1) Un jeune homme et sa maîtresse s'étant donné rendez -vous dans
une grotte près de Saint-Jean -de-Luz y périrent , surpris pår le flus
de la mer.
G
98
MERCURE
DE
FRANCE
,
Muse , dis avec moi quel fut l'avis perfide
Qu'à cet amant donna la Nymphe de ces bords ,
Qui , jalouse de lui , leva sa tête humide
Sur le mouvant cristal où nageait son beau corps :
<< Vois s'avancer ces rocs sur la vague brisée :
» Ce seul rivage mène en leurs enfoncemens ;
>> Une haute caverne en leurs flancs est creusée ,
» Temple ignoré qui s'ouvre à l'hymen des amans . »
Muse , plains , à ces mots , l'allégresse fatale
Du jeune homme ravi , palpitant , hors de soi ,
Dont le coeur , appelant la timide Psycale ,
La devance au refuge où l'attire sa foi .
Tous deux vont sous la grotte , enivrés d'être ensemble.
Un lit d'algue et de mousse est dans l'antre discret .
L'amant s'élance aux bras de l'amante qui tremble .....
Le mystère les couvre , et je tais leur secret .
Muse , entends avec moi l'écho de leur demeure
Répondre à l'Océan qui menace à l'entour.
Eux , n'écoutant plus rien , oubliaient jusqu'à l'heure
Où Phoebé le ramène envahit ce séjour.
Aveuglés de leur joie , et perdus en eux-mêmes', ****
Quand le jour en fuyant laissait entrer le deuil ?
Ils se disaient encor : « Je t'adore , tu m'aimes ,'') jumap
» Jamais de cet abri n'abandonnons le seuil ! »
Muse , pleure sur eux ! que ta lyre frémisse !
Pleure ces deux époux ! ils n'ont point vu marcher
Les eaux où la nuit veut que leur lit s'engloutisse !
Un flot , que suit la mort , a fermé le rocher,,
O terreur ! ………. Leurs regards se tournent vers les ondes
....
Qui , se gonflant de rage , ont clos l'antre écumeux :
Et telle que Scylla , sous les roches profondes ,
La mer de toutes parts hurle contre tous deux.
Muse , redis quels cris mille flots repoussèrent !
Peins -toi de ces amans la soudaine pâleur !
Dis avec quel effroi leurs beaux corps s'embrassèrent
Dis en quel long naufrage expira leur douleur !
11012
La mer , d'horreur emplie , et bientôt fugitive ,
Rendit aux mêmes lieux , à leurs tyrans punis
Ces objets de son crime étalé sur la rive. be sh 25q
Ces amans que la mort n'avait pas désunis.
JUILLET 1808 .
*99*
Muse , pleure avec moi par le chant le plus tendre ,
Dans un hymne plaintif et qui dure toujours ,
Cette Héro nouvelle , et ce nouveau Léandre ,
Dont la jalouse mer éteignit les amours !
NEPOMUCÈNE L. LEMERCIER.
A UN BOSQUET.
SALUT , bosquet délicieux ,
Planté par la maîn du´ mystère ,
Toi dont le voile officieux
Rendit la pudeur moins austère
Et l'amour plus audacieux !
Que l'hiver t'épargne sa rage ,
L'été sa dévorante ardeur ;
Que ton voluptueux ombrage
Echappe aux flèches de l'orage
Comme aux ciseaux de l'émondeur.
Que la tourterelle indolente
Ne chante que sur tes ormeaux ;
Et contre la dent des troupeaux
Que la houlette vigilante
Défende tes jeunes rameaux.
Puisse le caressant zéphire
Eternellement te sourire ,
Et des bois te rendre l'honneur !
Puisse enfin toute la nature
Protéger ta douce verdure ,
Et te payer
de mon bonheur !
" MILLEVOYE.
ENIGME.
FILLE de l'art et mère du silence ,
L'empire d'Apollon est mon pays natal ;
Inutile au barbon , nécessaire à l'enfance ,
Pour un grand bien , je fais un peu de mal.
Quoique d'un sexe né pour plaire ,
Jamais pourtant on ne me fait la cour.
Suis-je maussade ? Oh ! non ; l'on me trouve , au contraire ,
Douce , polie , et sur-tout faite au tour.
G2
100 MERCURE DE FRANCE,
Chef sans soldats , roi sans couronne ,
Le maître que je sers commande en souverain ,
Un peuple soumis l'environne ,
Moitié grec , et moitié latin.
Pour moi , quelque nom qu'on me donne ,
Arbitre des honneurs qu'on rend à sa personne ,
J'ai l'air d'un sceptre dans sa main.
LOGOGRIPHE.
A Paris , à Florence , un étranger m'admire ;
Je loge Raphaël , Rubens et l'Apollon.
Otez un de mes pieds ; j'inspire
Le vieux Homère , Horace , Anacreon.
CHARADE.
Mon premier est sublime ou criminel ,
11 peut traîner à la potence ;
peut élever jusqu'au ciel.
Mon second est le père du silence ,
Mon tout fut en mourant surnommé l'immortel.
1
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADI
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Mercure.
Celui du Logogriphe est Fille , dans lequel on trouve fi , fil ,
if, ile.
Celui de la Charade ost; Adigu.
JUILLET 1808. 101
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
RUDIMENS DE LA TRADUCTION , ou l'Art de tra-
'duire le latin en français , ouvrage élémentaire
contenant un Cours de latinité ; par J. L. FERRI DE
SAINT-CONSTANT , proviseur du Lycée d'Angers .
Un vol. in- 12 de 600 pages. - Prix , 3 fr. 50 cent. ,
et 5 fr. franc de port. A Paris , chez Arthus-Bertrand
, libr. , rue Hautefeuille , nº 23 ; et à la librairie
stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits-Augustins
, nº 15,
--
On sait que dans les classes deux moyens sont employés
pour conduire les élèves à la connaissance de
la langue latine ; l'un est la traduction de français en
latin qu'on appelle theme , l'autre est la traduction de
latin en français qu'on appelle version. Les thêmes
autrefois étaient fort en faveur , parce qu'on aspirait
non-seulement à comprendre facilement les auteurs latins
, mais à écrire et à parler soi- même dans leur
langue. Mais depuis que la latinité moderne est tombée
dans une sorte de décri , qu'on ne fait plus ni discours
ni poëmes en latin , que les médecins , les jurisconsultes
et , je crois , les théologiens eux-mêmes ont renoncé à
faire usage du latin soit dans leurs exercices , soit dans
leurs ouvrages , la version a prévalu comme le moyen
le plus simple et le plus naturel de parvenir au seul
but qu'on se proposât désormais , c'est-à -dire à la facile
intelligence des écrivains latins , poëtes et prosateurs.
Je rapporte ce qui est arrivé , sans prétendre le condamner
ni l'approuver en aucune façon.
Cependant , quoique les thêmes , sans être entiérement
bannis de l'enseignement , n'en fissent plus que la moindre
partie, la forme des livres élémentaires n'avait point
changé en raison de ce changement. On mettait toujours
dans la main des écoliers ce qu'on appelle le
Rudiment , recueil des élémens et des règles particulières
de la langue latine ; où l'on apprenait à faire
l'emploi des uns et l'application des autres , par con102
MERCURE DE FRANCE ,
1.
séquent à faire du latin. C'est à peu près sur ce modèle
que sont faites toutes nos grammaires des langues vivantes
, dont l'objet principal est de nous enseigner à
les parler et à les écrire .
M. Ferri de Saint- Constant , apparemment frappé de
ce défaut d'accord qui existe entre les moyens et le but
de nos études actuelles , a eu dessein de les mettre en
harmonie en composant un Rudiment de traduction
française . Cette entreprise est utile , et elle me semble
fort bien exécutée . L'ouvrage est divisé en cinq parties.
La première traite de la valeur des mots. L'auteur établit
que , pour bien connaitre la valeur des muts , il
faut remonter à leur étymologie , connaître les homonymes
, c'est-à-dire , discerner les différentes significations
des mots pareils et les diverses acceptions d'un
même mot , distinguer les synonymes et entendre les
expressions proverbiales . It donne ensuite un choix assez
nombreux de ces différentes sortes d'objets : ce sont
autant de nomenclatures distinctes qui comprennent les
exemples les plus propres à faciliter l'intelligence des
auteurs difficiles.
L'arrangement des mots est le sujet de la seconde
partie. Ce sujet devait être traité avec un soin particulier.
La plus grande différence qui existe entre le
latin et le français , est celle de la construction ; c'est
aussi là ce qui donne le plus de tortures à l'esprit des
jeanes gens . Dans le latin , le rapport des mots entre
eux est marqué par des terminaisons variées qui nous
les font rapprocher pour le sens , à quelque distance
qu'ils se trouvent les uns des autres ; à peu près commie
le rapport des contours où des angles saillans et rentrans
sert aux enfans à remettre à leur place les portions
éparses d'une carte de géographie découpée. Mais
quelquefois les phrases sont si longues et le jeu de l'in-
I version croisé en tant de sens différens , que tout cela
forme un véritable labyrinthe d'où l'intelligence des
écoliers ne peut sortir . Plusieurs personnes ont essayé
de remettre dans leurs mains un fil qui leur en fît reconnaitre
l'entrée , les détours et l'issue ; mais toutes
ces méthodes avaient de graves inconvéniens que M.
Ferri de Saint-Constant démontre fort bien ; il propose
JUILLET 1808. 1 . 103
de les remplacer toutes par celle de M. l'abbé de Gauthier
, dont il démontre également bien Jes avantages.
Je n'en pourrais faire comprendre l'ingénieux mécanisme
, qu'à l'aide d'explications et même de figures
qui ne peuvent trouver place ici . Le latin étant une
langue essentiellement elliptique , l'auteur , dans un
traité particulier de l'ellipse appliquée à toutes les parties
du discours , fournit les moyens de la reconnaître.
et de la suppléer.
La troisième partie traite des qualités générales de la
traduction. L'auteur les réduit à quatre principales , la
fidélité , la précision , la clarté et la pureté du style.
Elles pourraient se réduire à une seule qui est la fidélité
bien entendue , celle qui rend la pensée, avec la plus
grande exactitude possible , en conservant les qualités
du style de l'original , c'est- à - dire , suivant les cas , son
abondance , sa concision , son énergie , sa grace , sa
noblesse , etc. La précision étant dans les idées et nondans
les termes , rigoureusement parlant, un traducteur
ne peut pas en manquer. Il n'en est pas de même
de la concision , parce qu'elle porte sur les mots ; encore
ne peut-elle être que relative en lui ; car il ne faudrait
pas par exemple qu'en traduisant Cicéron , il se
piquât d'exprimer les idées de ce, grand orateur , en
moins de mots qu'il ne l'a fait , ce qui souvent serait
possible tout ce qu'on veut de lui , c'est qu'il n'en
emploie pas davantage , et alors il y aura véritablement
concision de sa part , tout comme s'il avait traduit
Tacite avec la briéveté de l'original. Quant à la clarié
et à la pureté du style , elles ne sont pas des qualités
propres de la traduction ; elles appartiennent à tous les
genres d'écrits et sont indispensables dans tous.
·
Il est question dans la quatrième partie des qualités
particulières de la traduction , par rapport aux différens
genres , genre historique , oratoire , philosophique et
épistolaire. On a bientôt dit ce qu'une traduction doit
être; rien n'est plus vague d'ailleurs et en même tems
plus inutile que ces préceptes généraux sur l'art d'écrire
, si l'on n'a le soin d'en faire l'application , pour
ainsi dire , en sens direct et en sens inverse , à des
exemples choisis où les règles soient alternativement
1
104 MERCURE DE FRANCE ,
observées et violées. C'est ce que M. Ferri de Saint-
Constant n'a point manqué de faire. Il rapproche les
unes des autres un grand nombre de phrases traduites
du même original , il les analyse successivement , fait
voir en quoi elles l'emportent ou le cèdent entre elles
sous le rapport de la fidélité , de la concision , de l'élégance
, etc. De cette comparaison critique et détaillée ,
il passe à de simples rapprochemens de morceaux plus
étendus tirés de Cicéron , des deux Pline , de Sénèque ,
de Tite-Live , Tacite , Salluste , Florus , etc. , et traduits
à la fois par plusieurs écrivains. Il donne le texte
de tous ces morceaux , en sorte qu'on peut le compa
rer avec chacune des traductions , de même que comparer
toutes celles- ci entre elles . Il fait pour la poësie
le même travail que pour la prose ; il met tous les
poëtes latins à contribution , depuis Lucrèce jusqu'à
Martial , et chaque morceau qu'il en cite , est accompagné
de plusieurs traductions en prose et en vers.
Faut-il traduire les poëtes en vers ou en prose ? C'est
une question qu'on a mille fois débattue , et qu'on
débat tous les jours. On peut bien être sûr quand ,
après tant de discussions , on n'est pas d'accord sur
une question , ou que cette question n'en est pas une ,
ou qu'elle ne peut être décidée que par un partage
auquel malheureusement l'amour-propre des contendans
ne veut point consentir. L'auteur essaie de les
faire entrer en accommodement ; je doute qu'il y
réussisse . De quoi s'agit- il cependant ?. Une traduction
en vers et une traduction en prose sont deux genres
d'ouvrages très- différens , dont chacun a son mérite
propre et son utilité particulière. Une traduction en
vers est un poëme écrit avec les mêmes idées dans une
autre langue. Une traduction en prose est le plus souvent
un guide pour ceux qui veulent étudier l'original ,
Elles ne sont pas astreintes à la même espèce de fidé
lité : l'une doit s'attacher davantage à saisir l'ensemble
de la pensée ou de l'image et à en conserver l'esprit
poëtique ; l'autre est plus obligée à rendre le sens littéral
et à tenir compte de la valeur de tous les mots.
Chacune d'elles exige un travail et une aptitude différente
enfin , la traduction en prose de Lucrèce ,
*
&
*
7
JUILLET 1808. 105
soit en
par Lagrange et la traduction en vers des Géorgiques ,
par M. Delille , sont deux très-beaux ouvrages dont il
serait très-fâcheux que l'un ou l'autre nous manquât.
La question n'est plus ce qu'elle était , quand on n'ayait
que de mauvaises traductions soit en vers ,
prose , alors les deux partis semblaient avoir également
raison : aujourd'hui ils ont tort tous les deux , et
il serait bien tems que de part et d'autre , on renonçât
à proscrire des genres qui nous ont valu des chefsd'oeuvres.
La cinquième et dernière partie de l'ouvrage est la
notice des traductions des auteurs latins , avec un
jugement précis sur le mérite de chacune d'elles il
n'y est fait mention , bien entendu , que des traductions
qui jouissent de quelque réputation. Ce catalogue ne
sera pas sans utilité pour ceux à qui le livre est
destiné .
Parmi les modèles de traductions en vers , M. Ferri
de Saint-Constant , cite celles que MM. Daru et Ferlus
ont faite de la fable du Rat de Ville et du Rat des
Champs , tirée d'une satire d'Horace : MM. Daru et
Ferlus étaient assurément bien dignes de cette distinction
; mais je regrette que l'auteur n'ait pas joint
à leurs traductions , celles qu'ont faites , par une espèce
de défi , MM. Collin d'Harleville et Andrieux ,
ces deux poëtes pleins d'esprit et de talent , ces deux
rivaux amis , que la mort a séparés depuis peu , mais
dont les noms du moins sont à jamais inséparables.
Je ne puis m'empêcher aussi de regretter qu'il n'ait
point fait usage des fragmens de la Pharsale traduits
en beaux vers par M. Legouvé . L'un de ces fragmens
répond à un fragment de Laharpe qu'il rapporte
; je pense qu'il aurait dû préférer le premier pour
la couleur poëtique , l'énergie et la chaleur du style :
du moins aurait-il dû les placer à côté l'un de l'autre ;
quand il s'agit de morceaux estimables , quoique inégalement
beaux , on ne court pas grand risque à multiplier
les objets de comparaison . Mais il y a lieu 'de
croire que M. Ferri de Saint -Constant , qui ne pou
vait ignorer l'existence de ces fragmens de M. Legouvé ,
n'a pas su dans quel recueil les prendre car assuré
1
106 MERCURE DE FRANCE ,
ment , il eût mieux aimé citer M. Legouvé , que Breboeuf
, en qui l'on trouve seulement quelques beaux
vers , noyés dans une diction surannée , diffuse et emphatique.
L'ouvrage est imprimé avec une correction devenue
trop rare , sur- tout dans les livres élémentaires où elle
est pourtant de rigueur. Le bon marché , autre condition
nécessaire , recommande aussi les Rudimens de
la Traduction : on est vraiment édifié du désintéressement
du libraire , en songeant à l'épaisseur considérable
du volume , et à la petitesse des caractères
avec lesquels le texte latin et les traductions sont imprimés.
Je serais bien surpris que ce livre n'obtint pas
un grand succès auprès des chefs de l'enseignement ,
des maîtres et même des écoliers . AUGER.
IL GENIO , canto lirico nel compleanno dell' incoronazione
a Rè d'Italia di NAPOLEONE IL GRANDE
offerto a S. A. I. Principe EUGENIO NAPOLEONE
vicerè d'Italia , da ANTONIO BUttura.
1808 .
C'EST la troisième fois que M. Bultura célèbre poëti¬
quement l'époque du couronnement de S. M. l'Empereur
, comme Roi d'Italie. Il le fit l'an dernier par une
fort belle Ode , qui fut insérée , en italien et en français ,
dans la Revue ; son hommage de cette année a trop
d'étendue. pour
entrer tout entier dans le Mercure , et
d'ailleurs l'auteur n'y a pas joint cette fois une traduction
française. Nous nous bornerons donc à donner dans
cet extrait une idée du sujet qu'il a choisi et de la
manière dont il l'a traité .
Ce n'est pas seulement en étendue qu'il s'est accru ;
il a aussi acquis plus d'élévation , plus de force ; et l'on
dirait que son talent s'augmente à mesure qu'il le consacre
à une puissance qui va toujours en augmentant.
L'horizon qu'il embrasse dans ce champ lyrique est immense
, c'est celui du génie même.
<«< Dans le sein horrible et sombre de la nuit , voyez
une vive étincelle qui jaillit , brille , s'enflamme , s'étend,
JUILLET 1808. 107
et agitée par les vents envahit la plaine et le bois antique
: déjà la montagne voisine est toute de flamme :
elle s'élève immense , elle embrase les vastes espaces de
l'air. Le nocher qui traverse au loin l'onde que rougit
l'incendie , le regarde et reste pensif. Tel s'élève le
génie , lumière de la nature , ame du monde , esprit
des Dieux. A son aspect , revêtu d'une beauté nouvelle ,
l'Univers sort du nuage obscur qui enveloppe et confond
les divers objets , et se déploie dans le plus bel
ordre autour de lui . Il mesure d'un regard la mer , la
terre , les cieux , l'oeuvre des siècles et leur cours. Il
n'y a point d'abîme , point de coeur qui lui soit caché ;
et tandis que roule avec impétuosité le tourbillon des
événemens humains , il plane au haut des cieux sur
ses ailes de flamme , commé l'aigle roi des airs , qui
vole en maître au-dessus des nuages et des tempêtes ,
puis referme ses robustes aîles auprès de Jupiter , où
les sons harmonieux de la lyre éternelle environnent de
gloire son repos , et où la jeune Hébé lui apprête la
coupe de nectar . »
Après ce début tout à fait pindarique , le poëte se
demande d'où nait cette force et cette puissance du
génie , ou plutôt il le demande à sa muse : il veut qu'elle
s'élève sur son char jusqu'aux lieux où s'allume ce feu
divin , jusqu'à la sphère d'où descendit l'ame du navigateur
ligurien qui découvrit un nouvel Univers , ou
à celle d'où l'audacieux penser de Galilée vit la terre
tourner sur elle-même , ou à cet astre où fut le berceau
de l'ame du sage d'Albion qui s'éleva jusqu'à la source
du mouvement et de la lumière , et découvrit dans les
trésors profonds de la Divinité comment et par quelle
loi facile une force mutuelle d'amour réunit dans l'immensité
des cieux et gouverne la famille des mondes.
Ces mondes rappellent au poëte le désir ambitieux
d'Alexandre qui se trouvait trop resserré sur la terre
qu'il avait soumise ; mais les limites de l'Univers même
ne sont point le dernier terme où tend le véritable
honneur, Le pouvoir , si l'art de régner ne le guide
pas , est passager et fragile. Abattre des trônes , conquérir
de vastes contrées , est d'un mortel , et c'est ce
qu'a fait souvent un héros vulgaire : rendre le calme
*108 MERCURE DE FRANCE ,
aux nations agitées , élever sur des colonnes inébran-
Jables l'édifice d'un vaste empire , est l'ouvrage d'un
Dieu. C'est ce qui restait à faire au fils de Philippe avant
de se vanter d'une origine céleste , mais ce qui ne fut
jamais accordé ni à lui ni à aucun autre. L'esprit qui
se formait au milieu du conseil des Dieux pour accomplir
cette grande entreprise pour laquelle la grande cité
latine eut besoin des sublimes vertus d'un peuple de
héros , devait naître dans notre siècle et pour nous.
Le voilà parvenu à son but par cette marche irrégulière
et hardie qui est celle des grands poëtes lyriques :
mais suivant cette même marche , il paraît s'en écarter
aussitôt. Suivra-t-il cette impulsion qui l'attire vers une
si grande gloire ? Essayera-t-il de louer ce qui est audessus
de tout éloge ? Non ; loin de lui les louanges !
Quel prix une fleur du Pinde peut-elle ajouter à une
couronne immortelle ? Ce n'était point pour célébrer
les hauts faits du génie qu'il est aujourd'hui monté sur
l'Hélicon , c'était pour en découvrir la source , et c'est
encore à la connaître qu'il borne tous ses voeux. Il adresse
à sa Muse une prière plus ardente. Clio lui répond enfin ,
et cette réponse paraît en effet dictée par la Muse que
le poëte fait parler : ce serait lui faire tort que de ne
pas mettre au moins ici le texte de la première et de
la plus belle strophe , avant d'en essayer la traduction ,
dût cette traduction en paraître plus faible encore :
Ove rifulge il merto
Perchè temi lodar ? Le Lodi , ofiglio ,
Sono prole di giove , ed han soggiorno .
Sovra splendidi troni a giove intorno.
Ercole , Bacco , e a tempo men vetusto
Il fortunato augusto
Esse innalzaro e aggiunsero a' superni,
Ben talor le Lusinghe
Figlie di Pluto su pomposi vanni ,
Di queste Dee fingendo aspetto e voce ,
Teutan levare in ciel ricca viltate ;
Ma le ravvisa il giusto Re degli anni
Che va sedegnoso interno a le heate
Soglie del tempio eterno ,
E le caccia in averno .
Le vere Lodi intanto
JUILLET 1808 . 109
Vestono in lor furgore
Ed vittime e d'altari ,
Le virtù de' mortali :
Apron de' earmi le sonanti porte ,
E quaggiuso i giorondi ,
Stimolo al ben oprar ,
Versan inni fecondi ;
Come ruggiada estiva ,
Che sul campo di flora
mercè de l'opre ,
Dolce si spande colla prima luce ,
I nascenti floretti apre e colora ,
I languenti ravviva ,
E nuovi fior produce.
<«< Quand tu vois briller le mérite , pourquoi crains-tu
de louer? O mon fils ! les Louanges sont filles de Jupiter
Elles habitent sur des trônes brillans autour de leur
père. Hercule , Bacchus , et dans des tems moins reculés ,
l'heureux Auguste furent portés aux cieux par elles et
mis au rang des immortels. Quelquefois , il est vrai
les Flatteries , filles de Pluton , agitant des aîles pompeuses
et prenant la figure et la voix de ces Déesses , s'efforcent
d'élever jusqu'au ciel l'opulente Bassesse ; mais l'équitable
roi des années qui sans cesse irrité contr'elles , vole
autour des heureuses demeures de ce temple éternel ,
les aperçoit , et les replonge dans les enfers. Cependant
les vraies Louanges couvrent de leur éclat et offrent
aux Dieux des dons plus précieux que des autels et des
victimes , les vertus des mortels. Elles ouvrent les portes
sonores de la poësie , et versent ici bas des hymnes brillans
et féconds , qui excitent aux belles actions et qui en sont
la récompense ; comme la rosée printanière qui se répand
sur le champ de Flore dès le premier rayon du
jour , ouvre et colore les fleurs naissantes , ranime celles
qui languissent et produit de nouvelles fleurs. >>
On aperçoit facilement ici l'heureuse imitation d'une
fiction célèbre d'Homère, mais que M. Buttura s'est rendue
propre par le parti qu'il le parti qu'il en a su tirer . Dans l'Iliade , les
Prières , filles de Jupiter , suivent d'un pas faible et
timide l'Injure altière et tâchent de réparer les maux
qu'elle fait aux hommes . Ceux qui les écoutent en sont
écoutés à leur tour ; mais si quelqu'un les méprise et
110 MERCURE DE FRANCE ,
les rejette , elles vont prier Jupiter de lui envoyer
l'Injure , qui ne tarde pas à le punir. Dans l'Ode italienne
, ce sont les Louanges nobles , les vraies Louanges
et les basses Flatteries qui sont en opposition ; ces der
nières s'efforcent en vain d'élever la Bassesse opulente :
le tems en fait justice et les replonge aux enfers d'où
elles tirent leur origine , tandis que les premières , filles
du ciel , couvrent les vertus de leur éclat , les récompensent
et les font naître , comme une rosée bienfaisante qui
colore les fleurs , les ranime et en reproduit de nouvelles.
Rien de plus ingénieux , de plus grand ni de plus
juste pour l'idée , rien de plus élégant ni de plus poëtique
pour l'expression .
*
Mais , poursuit Clio , si tu veux découvrir comment
naissent les fleurs , et ce qui donne au zephyr ses aîles.
odorantes , ton esprit remonte cause en cause et la
première t'est toujours cachée , et tu voudrais voir sans
nuage et sans voile la source du génie ! Le génie ressemble
à cette flamme étincelante qui brillait sur la
tête d'Achille et dont la pointe se perdait dans les cieux ,
ou plutôt il ressemble à ta flamme divine , chantre immortel
d'Achille , sublime Homère , etc. La Muse renonçant
alors à définir le Génie , trace en quelque sorte
son histoire , ou plutôt son vol à travers les siècles. La
Sagesse , don précieux des immortels , fleurit d'abord
sur les rives du Nil , mais à l'apparition d'Homère , elle
passa dans la Grèce revêtue des formes et des brillantes
couleurs de la poësie. Elle tourna ensuite ses pas vers
l'Italie , où elle fixa long-tems son séjour. Avant de retourner
au ciel , elle bâtit sur le sommet de la montague
de Jupiter un temple magnifique où elle revenait souvent
respirer l'encens et les voeux que lui offraient ses
adorateurs. C'est-là qu'elle attendait ce grand homme
prédit par les destins , et qui devait réunir en lui seul
tous ses dons. Il vient enfin ; elle lui apparaît , et lui
remet le gouvernement de l'Italie et du monde. Elle
lui recommande sur-tout le choeur sacré des Muses.
Sans elles , point d'immortalité, point de gloire sans
elles l'éloge de l'homme vertueux et du brave peut bien
retentir et se répandre ; mais comme un son que l'écho
JUILLET 1808 . 111
répète , qui diminue par degrés , se dissipe enfin dans
l'air et est emporté par les vents. »
Telle est la marche libre et animée de cette nouvelle
production de M. Buttura. Lastrophe que nous en avons
citée suffit pour faire juger du style dont elle est écrite .
Il nous semble que la poesie italienne n'a rien produit
dans ces derniers tems qui rappelle mieux les tems de
sa plus grande perfection . Cette Ode est dans le geure
de celles du Guidi ( 1 ) ; elle leur ressemble non-seulement
par la coupe irrégulière et par l'inégalité dithyrambique
des vers el des strophes , mais par la sublimité , l'invention
et le feu poetique. Elle doit ajouter à la réputation
de l'auteur , déjà bien établie en France et en
Italie , par sa traduction de l'Art poëtique de Boileau
et par d'autres ouvrages . On dit qu'il se prépare à en
publier un recueil . Les amateurs de la poësie italienne
doivent désirer vivement cette publication.
GINGUÉNÉ.
POÉSIES DIVERSES ; par JEAN-FRANÇOIS DELAFOSSE.
-A Orléans , chez Huet- Perdoux , imprim.-libraire
du Lycée , rue Royale , n° 5. — 1807 .
CE recueil de poësies diverses est précédé d'une préface
en vers que rcus allous transcrire ici ,, parce qu'elle
nous servira de première donnée pour l'extrait de l'ouvrage
:
rea
J'ai fait des vers dans ma jeunesse on A
J'en faisais dès mes premiers ansl; trob
Toutes les sources du Permesse seren 15
Coulaient pour moi dans mon printems ;
J'en fais encor dans ma vieillesse 'no dali
Qui ne sont pas les plus méchans, au me
Au naytonnier de l'autre monde , o rit
Arrivé sur le sombre bord
Je compte en présenter encor ,
(1 ) Poëte lyrique du XVIIe siècle qui partagea , avec le Filicaja et le
Redi , la gloire de résister au torrent du mauvais goût , qui s'était géné -
ralement introduit en Italie.
212 MERCURE
DE FRANCE ,
)
Avant de m'embarquer sur l'onde ,
Pour qu'il me conduise à bon port.
O toi , dont la flamme chérie
M'a fait goûter de vrais plaisirs ,
Amitié , charme de la vie ,
Reçois le fruit de mes loisirs !
Point de remarque et de réplique
Muses , je veux et je prétends
A tous les traits de la critique
Livrer aujourd'hui mes enfans.
Grâce , monsieur le journaliste ,
Soyez doux , honnête , indulgent.
Epargnez-moi sur votre liste
La honte d'être au dernier rang.
Que plein d'une maligne joie ,
Ce grave et rigide censeur
Déchire sa nouvelle proie ,
Je ris de sa mauvaise humeur.
Dufeu qu'enfante la tempête
On veut en vain parer le coup ;
L'agneau dans une humble requête
Ne peut jamais fléchir un loup.
Je le vois , la face ridée ,
Animer les soeurs d'Apollon ,
Pour une rime hasardée
Me citer au sacré vallon.
Si je cucille une seule rose,
C'est dans le champ de mon voisin,
Et , d'après sa maudite prose ,
Je suis coupable d'un larcin :
Si l'on m'imprime , je m'expose
A rencontrer dans mon chemin
La dent de cet esprit malin ,
Sa verge , sa griffe ou sa glose ;
Pauvre auteur , voilà ton destin :
Mais on ne meurt pas , ce me semble
Pour une bagatelle , un rien .
J'en connais un qui me ressemble ,
Qui vit et qui se porte bien .
Le public n'est plus guères la dupe de ces petites facéties
préliminaires , dans lesquelles nos versificateurs
modernes paraissent d'avance se moquer de ceux qui
auront l'audace de ne pas trouver bons leurs méchans
vers ,
DE
SEINE
LA
JUILLET 1808. 113
vers , car c'est ainsi qu'ils les appellent. Il y a longtems
que nous sommes faits à ce manége . Aussi skips
cesser d'être honnétes , mais ne croyant pas que ce soit
notre devoir d'être indulgens , nous allons en vrais loups
de la littérature , avec notre face ridée , nos dents , notre
verge , notre griffe ou notre glose , puisque l'auteur
nous donne lui - même ces attributs , examiner si les
vers de M. Delafosse sont bons ou mauvais , car c'est
là la question. Nous nous permettrons d'abord de lui
faire observer que nous savons très- bien ce que c'est
que le nautonnier des sombres bords , mais que nous
ne connaissons pas le nautonnier de l'autre monde.
Nous lui objecterons qu'indulgent et rang ne sont point
du tout une rime hasardée , mais tout simplement une
mauvaise rime. Nous lui dirons que parer le coup du
feu de la tempête est du style le plus détestable ; et que
lorsque l'on écrit si mal il est possible , comme dit
l'auteur , qu'on se porte bien , mais difficile qu'on soit
encore vivant , du moins dans la mémoire des autres.
Rien n'est si aisé à présent que de faire de ces pièces
de vers si improprement appelées fugitives , puisqu'elles
nous poursuivent au contraire sans cesse. On parcourt
de l'oeil les vers de Benserade , de Pavillon , de Chapelle
, de Chaulieu qui leur est si supérieur , du faible
Ducerceau , de Gresset dont la Muse est si aimable ; de
Voltaire , qui est le modèle désespérant de ce genre ;
de Barthe et de Dorat , qui ne sont pas des modèles ,
mais qui ont de la grâce , de l'esprit et quelquefois de
l'élégance. On croit imiter la manière de ces écrivains
ingénieux , et l'on n'est qu'un copiste trivial et sans
couleur. Les vers que l'on croit composer ne sont que
des centons dont la mémoire du lecteur , lorsqu'on en
trouve , reporte les paillettes empruntées à la broderie
originale où elles ont d'abord été mises en oeuvre. Des
vers , pour valoir quelque chose , doivent avoir , ou le
mérite réuni de la pensée et du style , ce qui est trèsrare
et n'appartient qu'aux esprits du premier ordre ,
ou le mérite de la pensée , ou au moins celui du style
qui consiste , non dans quelques vers , mais dans son
tissu tout entier. Ce ne sont pas les fautes qui gâtent.
le plus les vers , c'est l'absence totale de beautés , et sur-
H
114
MERCURE DE FRANCE ,
tout de celles qui conviennent au sujet que l'on traite.
Examinons le madrigal suivant , adressé par M. Delafosse
à Mme de Paysac :
Ce bel enfant qui tient tout dans sa chaîne ,
Vient dans l'instaut de se mettre en courroux ;
Il m'a menacé de sa haine
Si je faisais des vers pour d'autres que pour vous :
Moi qui crains tant de pareilles disgraces ,
Qui crains de perdre ses faveurs ,
J'ai tout promis : lors , en suivant ses traces ,
Dans les bosquets de Gnide il a cueilli ces fleurs ;
Porte -les , m'a-t-il dit , à la mère des Grâces ,
Paysac et moi nous régnons sur les coeurs .
Pourquoi ce madrigal est- il mauvais ? Ce n'est point
parce que le mot crains est répété assez maladroitement
dans deux vers qui se suivent ce n'est point
parce que , dans ceux-ci , lors en suivant ses traces ,
dans les bosquets de Gnide il a cueilli ces fleurs , c'est
l'amour qui a l'air de suivre ses propres traces ; tandis
que l'auteur veut dire que c'est lui qui suit les traces
de l'amour : tout cela peut se corriger ; mais la grande
raison , c'est que le madrigal en lui-même est insignifiant
qu'il y a long-tems que l'on compare les belles
que l'on flatte à la mère des Gráces , et qu'on leur répète
que comme l'Amour elles règnent sur les coeurs.
Ce défaut est le pire de tous , parce qu'il n'y a qu'un
remède , c'est de supprimer la piece toute entière . M.
Delafosse n'y est pourtant pas toujours tombé. Voici un
autre madrigal , intitulé le Galant Capucin , où l'on
trouve de l'esprit et de la grâce :
:
Le Père Antoine , orateur capucin ,
Ayant un jour bien débité sa prose ,
Descend de chaire , et trouve en son chemin
La jeune Iris au teint de rose.
Sur cinq doigts nus comme la main ,
Soit par malice ou sans dessein ,
Notre espiégle en passant vous pose
Un élégant et petit escarpin .
Ah ! je vous ai blessé , dit- elle , au séraphin .
Non ( dit de saint François le plus galant des frères ) ,
D'une belle l'abord ne peut être fatal ;
JUILLET 1808. " 115
Les grâces sont toujours légères ,
Et joli pied n'a jamais fait de mal .
Nous n'approuvons pas l'inversion du vers que nous
avons souligné , mais le mot du madrigal , quoiqu'il ne
soit pas neuf , est galant et spirituel , et ce capucin sait
vivre. La meilleure pièce de tout l'ouvrage est un madrigal
sur la mort de Julie L*****.
Dieux ! l'aimable et tendre Julie
Vient d'être moissonnée à la fleur de ses ans !
Ces charmes , ces appas , tous ces traits si touchans ,
Dont le ciel l'avait embellie ,
Ne devaient briller qu'un printems .
Sur l'urne qui contient sa dépouille mørtelle ,
Qu'un funeste cyprès ombrage d'un rameau ,
On lit à la lueur d'un lugubre flambeau ,
Ces vers , ces tristes vers qu'amour grava pour elle.
« Passant , si vous cherchez des grâces la plus belle ,
» Elle repose en ce tombeau . »
#
Il n'y a à reprendre dans ces vers que ces mots : ces
charmes , ces appas , parce que , pour l'idée , ils sont
identiques. L'expression en est d'ailleurs touchante ; et
l'on voit que c'est le sentiment qui les a dictés et non
l'esprit . Nous aurions désiré trouver dans les poësies de
M. Delafosse un plus grand nombre de pièces de ce
mérite. D. V.
ESSAI SUR LE MÉCANISME DE LA GUERRE , ou
Application des premiers principes de la mécanique
au mouvement et à l'action des corps d'armée , etc.;
par un Officier français, membre de la Légion d'honneur.
Un vol. in-8° . A Paris , chez Magimel
libraire , rue de Thionville , n° 9 ; Cocheris , rue de
Verneuil , nº 58 ; Barba , Palais du Tribunat , sous
les galeries de bois . - 1808.
?
La guerre est de tous les âges. A toutes les périodes
LA
de la civilisation , on la voit agiter les hommes. Elle
semble un besoin pour cette espèce qui se prétend douée
exclusivement de la bonté , de la raison , de la justice !
1
H 2
116 MERCURE DE FRANCE ,
L'ambition , la nécessité de se défendre ont dû chercher
bientôt à changer en art ce qui n'était d'abord
que l'instinct cruel de l'avidité ou de la vengeance.
L'humanité que la guerre outrage , gagna pourtant
à ce changement .
Il est reconnu que la guerre la mieux conduite est
la moins meurtrière. Elle rend les deux partis plus
circonspects ; elle les force à mieux apprécier ce que
valent les hommes ; et ses résultats plus prompts et plus
vastes , sont aussi plus décisifs . Ensuite , et ce motif
n'est pas le moins important dans la balance , les instrumens
qu'emploie un chef habile , dirigés et rassurés ,
au milieu même du choc le plus terrible , par des combinaisons
profondément réfléchies , se battent pour vaincre
et non pour tuer , et substituent naturellement un courage
généreux , tranquille , susceptible de s'arrêter au
premier signal , à cette férocité aveugle qui , chez les
peuples sauvages , fait d'un combat général un assemblage
de duels à mort.
C'est donc servir l'humanité autant peut-être que la
politique , que de tendre à perfectionner l'art des combats
; et le philantrope , comme l'amant de la gloire,
peut lire avec satisfaction les ouvrages que ce désir a
inspirés.
Considérés sous le rapport de la méthode qui préside
à leur rédaction , le plus grand nombre de ces ouvrages
se divise en deux classes.
Les uns , et ce sont les moins nuls pour l'instruction
positive , s'attachent à des campagnes consacrées dans
l'histoire , et n'admettent de principes que ceux qui
sont propres à en expliquer le cours et l'issue . On voit
assez qu'avec un plan semblable , on s'expose à présenter
comme des axiômes fondamentaux , des conséquences
très-secondaires et tout à fait dépendantes de
ces détails de tems et de localité qu'aucune théorie ne
peut apprécier ni prévoir.
Les autres , plus brillans et moins circonscrits dans
leurs vues , établissent , sur quelques observations et
beaucoup de raisonnemens , des doctrines que l'expérience
n'a point confirmées , que peut-être elle ne confirmera
jamais . Sûr , en effet , que dans la carrière qu'il
JUILLET 1808.
117
:
parcourt aucun écart ne reste impuni , un militaire
sage ne s'élancera point inconsidérément dans des routes
non encore frayées tout au plus essayera-t-il de modifier
par ses propres réflexions les hypothèses qu'on
lui présente , et d'en faire l'application dans une ou
deux conjonctures où elle lui paraîtra évidemment sans
danger.
Ainsi , entourés de livres qui ajoutent quelques faits
à leur instruction , ou , les excitant à penser , leur font
augmenter de quelques vues nouvelles la somme de
leurs idées , les hommes de guerre sentent encore dans
leur bibliothèque un vide important , le manque d'un
livre élémentaire et classique qui soumette à la démonstration
les principes de la tactique comme ceux des
autres parties de l'art militaire. De nombreux efforts
tentés sans fruit pour remplir ce vide , ont dû les amener
à regarder comme chimérique une telle entreprise ;
et la plupart , en effet , sont persuadés que , sur ce point ,
la supériorité tient à une inspiration du génie , telle
qu'on essayerait vainement de l'analyser d'avance dans
des règles écrites ."
Comment atteindre le but ? Comment, malgré cette
prévention à laquelle les talens et les succès donnent tant
de poids , conquérir des suffrages aussi honorables que
difficiles à obtenir ? Difficilement , ce me semble , seraient-
ils refusés à l'homme qui fondrait dans un systême
unique ce qu'il y a d'estimable dans les deux classes
d'ouvrages que j'ai désignés ; et simplifiant la synthèse
hardie de ceux-ci , généralisant les utiles analyses de
ceux-là , réduirait la théorie à quelques théorêmes tellement
précisés , que chacune de leur application éclaircît
plusieurs résultats observés chez des nations et à des
époques différentes , et que désormais les fastes militaires
n'offrissent guère d'événemens importans , qui , en détachant
ce qui ne peut jamais être soumis au calcul , ne
vinssent se ranger, parmi les corollaires et les preuves
des principes.
Cette règle une fois admise , doit décider le sort de
Y'Essai sur le mécanisme de la guerre.
Avant de discuter l'ouvrage sous ce point de vue ,
rapportons-nous dans toute sa force une objection spé
118 MERCURE DE FRANCE ,
cieuse , mais plus populaire que solide , contre le dessein
mème que l'auteur s'y est proposé .
:
Les théories sur l'art militaire sont chimériques ou
inutiles inutiles , si , dans la pratique , elles ne suppléent
pas au talent , au génie ; chimériques , si elles ont
la prétention d'y suppléer ..
Les principes de la mécanique , répondrai-je , sont en
petit nombre , et à la portée de tout le monde. Rapprochez
les applications qu'en sait faire un homme de
génie , Vaucanson , par exemple , et les informes essais
d'un homme ordinaire. On a vu des hommes , sans les
connaître , inventer des machines ingénieuses : s'ils les
eussent connues , peut-on douter qu'ils n'eussent obtenu
des résultats bien autrement importans ? Peut-on croire
aussi que tant d'hommes à qui l'on doit des travaux
utiles , les auraient jamais exécutés s'ils avaient ignoré
ces principes ?
Cette comparaison s'applique parfaitement au sujet :
Car la tactique n'est réellement que la mécanique des
» corps humains armés. » ( Essai sur le mécanisme de
la guerre , page vij ) . ( 1 )
Sans doute il faut d'abord supposer dans les troupes
des deux partis égalité de valeur réelle : dix mille soldats
novices , dépourvus d'armes , harassés par les
fatigues , affaiblis par les maladies , découragés par les
revers , sont : loin d'équivaloir à dix mille soldats bien
armés , bien exercés , et joignant à la vigueur physique
cette vigueur morale que donne l'habitude des succès.
Mais pour rétablir l'équilibre , il suffit , dans l'évalua
tion des premiers , de diminuer leur nombre. propors
tionnellement aux circonstances , ou d'augmenter d'une
manière analogue le nombre des autres.
On peut donc , pour simplifier le calcul , considérer
avec l'auteur chaque corps armé comme un mobile ,
composé d'un nombre connu de molécules égales , et
destiné à repousser ou à abattre un corps de même
nature opposé à lui .
Il est aise dès- lors de déterminer , par la première loi
( 1 ) Nous regretions que l'auteur n'ait mis que dans une note cette
définition aussi claire , aussi justé qu'élégante et précise.
I
JUILLET 1808.
119
de la mécanique , son centre de gravité , c'est- à - dire le
point où toutes les forces particulières se réunissent pour
composer la force totale .
Dans un assemblage de plusieurs corps armés , le
centre de gravité est semblablement déterminé 1 °. par
le nombre de ces corps ; 2° . par leur proportion entre
eux (2 ) ; 3 °. par leur distance et leur position respectives
; 4 ° . par la direction de chacun d'eux ..
Dans chaque réunion de corps armés , comme dans
chaque corps isolé , on doit considérer le centre de gravité
comme le point où la force toute entière agit à la
fois.
Donc , pour renverser l'ennemi que l'on a en tête , il
faut diriger sur ses parties faibles ce point de force . Ce
principe suit d'une mécanique si simple , qu'il ne demande
pas de plus longues explications.
Et néanmoins , il renferme tout le secret des préceptes
et des exemples du grand Frédéric , du prince Eugène ,
et des célèbres tacticiens de l'antiquité , dont l'art principal
était d'occuper l'ennemi de front , tandis qu'on
portait rapidement sur ses parties faibles le gros des
légions , de la phalange , c'est-à-dire le centre de force
de l'armée ou de sa principale division . Il termine aussi
les longues discussions sur l'ordre mince et l'ordre profond
, dont les partisans n'avaient tort que quand ils
devenaient exclusifs : il distingue nettement les cas où
chacun des deux ordres offre le plus d'avantage.
Mais , avant de combattre l'ennemi , il le faut atteindre
; et , l'expérience de nos dernières campagnes l'a
glorieusement prouvé, l'art des marches est bien sou-.
vent celui de la victoire.
Les théoriciens donnaient autrefois , pour règle fondamentale
des marches. , le triangle objectifdont le sommet
est placé au point où l'on veut arriver , et les deux
autres augles aux extrémités de la base d'opérations ou
de la ligne sur laquelle se trouvent les corps d'armée
destinés à se réunir au sommet . L'auteur n'a pas de
peine à prouver que , même lorsque l'on tend vers un
2 (2) L'auteur les suppose égaux , pour compliquer moins l'exposition
du principe.
120 MERCURE DE FRANCE ,
point immobile , tel qu'une place forte , le triangle objectifsera
nécessairement dérangé par le moindre mouvefera
l'armée ennemie.
ment que
Il s'applique en conséquence à faire distinguer deux
points indicateurs dont la position relative doit toujours
diriger une marche. L'un est le centre de gravité du
corps armé ou centre d'action ; l'autre le centre passif
ou centre de gravité des convois de l'artillerie , du
bagage et des munitions. Si l'un est destiné à agir offensivement
, l'on ne peut , dans une marche , songer qu'à
défendre l'autre , sur lequel l'intérêt de l'ennemi est
toujours de tomber . On y parviendra si l'on combine la
marche de manière que le second centre soit protégé
par le premier , en s'en tenant constamment plus près
que
du centre d'action de l'armée ennemie.
L'auteur apprécie ensuite ce que peuvent ajouter à la
puissance réelle d'une armée en marche , les places
fortes , les positions susceptibles d'être fortifiées , ou ne
permettant l'attaque que de bas en haut , ou même formant
naturellement des remparts inaccessibles : il fait
voir comment , en se liant au corps d'armée qu'ils profégent
, ces divers points déplacent utilement , et portent
en avant son centre d'action.
D'après les mêmes principes , il discute le nombre de
colonnes sur lequel une armée doit marcher . La marche
sur une colonne n'est admissible qu'autant qu'elle est
forcée par les circonstances , et que l'armée , comme au
fameux passage du Saint- Bernard , est garantie de toute
attaque par des obstacles insurmontables. Dans tout
autre cas , la position du centre de gravité , au centre
même de la colonne , en abandonne la tête aux attaques
de l'ennemi , et ne permet pas de protéger les convois
et les bagages qui filent nécessairement sur ses deux
côtés. La défaite déplorable du général Léchelle , dans
la guerre de la Vendée , n'a que trop prouvé la justesse
de cette assertion.
La marche sur deux colonnes , bien moins dangereuse
a encore cet in convénient , quand on est près.
de l'ennemi , que le centre de gravité est relativement
trop éloigné de la tête des colonnes. L'ordre que l'on
doit préférer , est celui qui s'avance sur trois colonnas ;
JUILLET 1808 . 121
parce qu'à l'avantage d'offrir une disposition toute faite
pour l'ordre de bataille le mieux calculé , il joint celui
de protéger constamment le centre passifpar le centre
d'action , ce que ne fait pas d'une manière aussi sûre
la marche sur quatre ou cinq colonnes.
Les corollaires de ces théorêmes en découlent si naturellement
, qu'on est tenté de croire que ce n'est ici
qu'un pur systême , où l'application arbitraire de principes
abstraits ne trouve aucun des obstacles qui se rencontrent
à chaque pas dans la pratique,
Et cependant les mèmes corollaires se prêtent si bien
au développement de nombreux résultats militaires
qu'ils semblent en avoir été directement déduits . Ainsi ,
pour une seule proposition , une seule figure explique les
défaites du général Otto , la veille de la bataille de Marengo
; des Prussiens , à Sainte- Ménéhoult ; du prince
Eugène , à Denain Une autre rend raison du succès de
la manoeuvre qui fit lever le blocus de Maubeuge ; ou
pour passer , comme dit l'auteur , du bien au merveilleux
, de celte marche rapide qui rendit sans effet la prise
de Gènes par les Autrichiens , et prépara la victoire de
Marengo.
>
Ainsi encore l'auteur démontre théoriquement la necessité
, quand on peut appuyer l'une de ses aîles à un
obstacle insurmontable , tel que des monts fortifiés , un
grand fleuve ou la mer , de conduire le centre de gravité
toujours parallèlement à l'obstacle ; mais , en même
tems , de marcher dans un ordre oblique , en portant en
avant l'autre aîle renforcée de tout ce que l'avantage de
la position permet d'ôter à la première. Les ennemis
alors ne peuvent s'engager dans le rentrant formé ainsi
par l'armée et l'obstacle , sans se jeter dans une position
très - dangereuse ; et s'ils n'osent le faire , ils laissent l'aîle
portée en avant pénétrer rapidement et avec sécurité
au sein de leurs Etats envahis.
Puis , sur le champ , cette théorie est confirmée par
son application à nos marches sur les bords du Pô , dans
nos premières campagnes d'Italie ; aux mouvemens de
la grande-armée dans la campagne de Prusse , après le
passage de l'Elbe ; à l'effet combiné du golphe de Gènes
et de nos places fortifiées dans les Alpes , sur notre
123 MERCURE DE FRANCE ,
position à Marengo , au même effet reproduit en notre
faveur dans la campagne de Pologne , par notre marche
entre la Vistule et la Baltique. Une seule figure suffit
à toutes ces applications.
Le centre de gravité , que l'on a dû considérer dans
toutes les manoeuvres préparatoires , ne devient centre
d'activité dans les combats , qu'autant que toutes les
parties du corps armé ne sont pas à plus de six cents
toises de l'ennemi : cette distance est calculée d'après
la portée de l'artillerie , et la célérité avec laquelle le
soldat peut s'avancer dans un tems donné. On conçoit
que c'est le centre d'activité qu'il faut jeter sur les parties
faibles de l'ennemi. Les conséquences de cette loi
se trouvent encore réduites en pratique dans l'histoire
des batailles de Malplaquet , de Fontenoy , de Lippa ,
de Marengo et d'Eylau.
Les bornes d'un extrait ne nous permettent pas de
suivre l'auteur dans ces nouveaux détails , non plus que
dans les applications de son systême au passage des montagnes
et des rivières , aux siéges et aux retraites. Nous
croyons en avoir dit assez pour justifier l'idée que nous
avous donnée d'abord de sa méthode . D'un principe purement
mécanique , il déduit avec une rigoureuse exactitude
, des corollaires qui nous semblent off ir l'explication
de presque tous les grands événemens militaires
dont une cause étrangère à l'art n'a point déterminé
l'issue , et par un mêlange habile de démonstrations et
d'exemples , il est à la fois conséquent et clair , instructif
et intéressant. Il ne nous appartient pas d'en porter un
jugement plus décisif : ce droit est réservé aux hommes
qui ont pratiqué avec supériorité cet art dont l'auteur
de l'Essai sur le mécanisme de la donné la
théorie.
guerre a
Il termine son ouvrage par l'exposition de nouveaux
moyens offensifs et défensifs dont il est l'inventeur .
L'homme paisible gémit en voyant multiplier sans cesse
ou perfectionner des moyens de destruction qui servent
indifféremment la justice et l'injustice ; mais l'état actuel
de la civilisation fait de ce soin un devoir. Le peuple
qui devient moins redoutable que ses voisins , est bientôt
écrasé par eux . C'est ce que ne doivent point oublier les
JUILLET 1808.
123
"
Français dont le caractère noble. . confiant n'est porté
que par une nécessité preute vers ces inventions terribles
, et répugne d'ailleurs à prévoir , au sein de la paix ,
des aggressions injustes , méditées pendant de longues
années à l'abri des traités les plus saints. Dans un délire
de générosité , la France déclara qu'elle ne ferait plus
de conquêtes ; et aussitôt elle vit ses frontières inondées
d'armées étrangères qui , en espérance , démembraient
notre territoire ; et les globes de compression ébranlèrent
nos remparts ; et les machines infernales , les fusées incendiaires
portèrent dans nos ports la flamme et le ravage.
On doit , autant qu'on peut , ne rester sur rien en
arrière d'aucun autre peuple : mais sur le beau sol de
notre patrie , objet de la jalousie du reste de l'Europe ,
si nous voulons con erver une tranquillité honorable
( Otium cum dignitate ) , il faut que nous soyons les
premiers dans toutes les parties de l'art militaire. Heureusement
, sous le chef qui les guide , les guerriers
français n'ont aujourd'hui rien à désirer ; et , grâce à cé
chef encore , l'avenir n'offre point à leurs successeurs
une perspective moins rassurante ou moins glorieuse (3) .
( Article communiqué. ) EUSEBE SALVerte .
DE HENRI FOUQUET, prononcé dans la séance
publique de l'Ecole de Médecine de Montpellier , le
11 novembre 1807 , par CHARLES- LOUIS DUMAS ,
Directeur de l'Ecole de Médecine de Montpellier ,
Professeur d'anatomie , de physiologie et de clinique
de perfectionnement , etc. , etc. , etc. Brochure in-1°
de 92 pages, dédiée à S. A. S. le prince Archi-Chan-
(3) Sous le voile de l'anonyme dont sReut couvre l'officier français ,
auteur de l'Essai sur le mécanisme de la guerre , nous nous croyons
fondés à reconnaître M. Reverony , sous- directeur du génie . Les
principes établis dans l'Essai sont les mêmes que M. R. a professés à
l'Ecole polytechnique en l'an IV. Les ' inventions qui le terminent se
rapportent , sur plusieurs points , au système de fortification indiqué , fil
y a quelques années , par M. R. , dans une brochure intitulée : Inven
tions militaires et fertifiantes.
1
124
MERCURE DE FRANCE ,
celier de l'Emp. A Montpellier , chez G. Izar ,
1807.
CHOISI par l'Ecole de médecine de Montpellier , pour
rendre un dernier hommage à la mémoire du professeur
Fouquet , enlevé depuis peu aux sciences , M. le
directeur Dumas a rempli cette tâche honorable , en
prononçant l'éloge de ce savant médecin , dans la séance
publique qui a précédé l'ouverture du cours de cette
Ecole. Un concours heureux de circonstances particulières
prêtait à cette cérémonie un caractère auguste
et touchant qui en augmentait l'intérêt ; le lieu de la
séance , une assemblée nombreuse et choisie , la présence
de S. A. S. le prince archi-chancelier de l'Empire , et la
vue même de l'orateur qu'une nouvelle place rendait
plus cher à ses collègues et aux élèves. C'est là que le
panégyriste s'est rendu l'interprête des regrets du public
et de l'Ecole , et a payé le tribut d'éloges dû aux talens ,
aux lumières et aux vertus de son illustre collègue.
C'est là que juste appréciateur de son mérite et de ses
travaux , il a tracé , dans un tableau fidèle et détaillé ,
tout ce que Fouquet a fait pour les sciences et l'humanité
; et que , rendant tour à tour hommage aux qualités
qui le distinguaient , il l'a successivement présenté à son
auditoire comme écrivain , comme praticien et comme
professeur. C'est d'après cette triple considération , que
M. Dumas a divisé son discours.
On sait que le mérite d'un éloge historique ne consiste
pas seulement à faire connaître un personnage fameux
d'une manière isolée , soit par les principaux traits de
sa vie , soit par ses ouvrages , etc. , mais à lier cette
histoire particulière à celle de la science dont il a reculé
les limites , à montrer l'influence que ses travaux ont
eue sur son avancement ; en un mot, à désigner la place
qu'il doit occuper dans les fastes de cette science , et le
jugement de la postérité. C'est ce double but qu'a eu en
vue le panégyriste dans chacune des trois parties de son
éloge , et qu'il a rempli avec le talent qu'on devait
naturellement attendre d'un écrivain aussi distingué ,
et cher , à plus d'un titre , aux sciences médicales.
Je ne me propose point d'analyser ici l'éloge de Henri
JUILLET 1808 . 125
Fouquet , ni de suivre l'orateur dans les détails qu'il
donne de la vie de ce professeur. Ces objets sont assez
connus , et tout le monde sait quels titres à la célébrité a
laissés en mourant un homme qui n'est entré dans la
carrière médicale qu'à l'âge de trente-deux ans. Voulant
seulement donner une idée du mérite qu'on remarque
dans cet ouvrage , et de la manière dont il est écrit
je me bornerai à citer quelques fragmens qui pourront
mieux que tout ce que je dirais , faire juger du ton qui
y règne , et de ce que les bornes de cet extrait m'empêchent
d'offrir à l'attention du lecteur.
"
Le mouvement oratoire auquel se livre le panégyriste
dans l'exorde , nous a sur-tout paru remarquable :
« En commençant , dit-il , de célébrer le professeur il-
>> lustre que les sciences et l'humanité regrettent , je
>> sens qu'il me sera difficile de proportionner l'étendue
» de mes éloges à celle de mes intentions et de mes
>> voeux . Je voudrais que tous les malades dont il soula-
» gea les maux , dont il calma les souffrances; que tous
>> ceux qui trouvèrent auprès de lui des conseils efficaces
» pour adoucir la vie , ou pour écarter la mort ; que
» toutes les familles au sein desquelles il porta la conso-
>> lation et l'espoir ; que tous les disciples qu'il instruisit
» dans l'art sublime et difficile de guérir ; que toutes les
>> personnes enfin qui ont connu ses travaux et profité
» de ses lumières pussent répondre en même tems à ma
» faible voix , et paraître subitement au milieu de cette
» assemblée. Averti par leur présence , vous me verriez
>> bientôt substituer l'éloquence de leurs ames à l'inuti-
» lité de mes discours. Prévenu par leurs témoignages ,
» je ne chercherais ni à les surpasser , ni à les embellir.
» Certain de ne rien faire pour la gloire de Fouquet que
» l'interprétation fidèle de leurs pensées n'effaçât , je
» m'interdirais toute autre louange , dans la juste crainte
» de rester au- dessous ; et quittant cette tribune où je
>> dois faire entendre son éloge , j'irais me joindre à vous ,
>> Messieurs , pour applaudir seulement à la vérité de
» leurs récits. >>
Un autre morceau frappant de la première partie ,
est la description d'une des époques les plus glorieuses
du dix-huitième siècle , celle où la science de l'homme,
126 MERCURE DE FRANCE ,
"
éclairée par l'esprit philosophique de ce siècle , était enfin
débarrassée de l'ancien jargon barbare et scholastique
et des doctrines mécaniques qui l'avaient si longtems
défigurée. « La physique générale , les mathéma-
>> tiques , la chimie , l'anatomie même reprenaient à son
» égard leur véritable place . Winslow portait dans l'é-
>> tude de l'anatomie une sévérité , une précision jusqu'a-
» lors inconnues chez les anatomistes français. Haller,
» élevait à la physiologie un des plus beaux monumeus
» que l'esprit humain ait consacré aux progrès des
>> sciences. Rouelle donnait à la chimie une de ces
» grandes impulsions que notre professeur Venel devait
» bientôt poursuivre , que Lavoisier a rendu si féconde ,
» et dont Berthollet vient encore d'étendre les limites .
>> Buffon prêtant à l'Histoire naturelle tout l'éclat de son
» imagination , toute la majesté de son style , renfermait
» cette science dans un édifice superbe que son génie
» construisait et auquel l'esprit observateur de Linné
» préparait d'immenses matériaux. Sauvages essayait
» d'établir les bases d'unsystême nosologique et de com-
>> prendre toutes les maladies dans le cercle d'une classi-
>> fication précise et méthodique . Bordeu proelamait une
doctrine modeste , ramenait toutes les parties de la
» médecine aux règles de l'observation , revendiquait
» les droits de l'organisme vivant , défendait les lois de
» l'économie animale , et intéressait tout le monde à
» sa cause par la tournure piquante de ses idées et l'ai-
» mable abandon de son style : une réunion étonnante
» de savans , de littérateurs et d'artistes travaillait à
>> l'ouvrage immortel de l'Encyclopédie , et d'Alembert
>> avait écrit cet admirable discours qui unit tant de
>> justesse à tant de profondeur , et qui , par l'accord sin-
>> gulier des suffrages , repoussa victorieusement le trait
» malin d'une injuste satire. »
L'orateur avant de parler des succès de Fouquet dans
la carrière de la pratique , les fait pressentir d'avance
en décrivant rapidement les avantages précieux qu'il
avait reçus de la nature , de l'éducation , du travail et
de l'exemple. «Une taille élevée ; une physionomie grave ;
» un regard expressif ; une contenance imposante où
» se peignait la noblesse plutôt que la fierté de caractère ;
JUILLET 1808 .
127.
» le sourire d'une ame contente; la démarche d'un es-
>> prit occupé ; l'attitude du commandement ; un air
» méditatif, mais affable ; des manières sérieuses , mais
>> faciles ; de la dignité sans contrainte ; de l'assurance
» sans pédantisme ; de la retenue sans défiance ; de la
» fermeté unie à la douceur ; de l'amabilité jointe à la
» force de tête qui imprime le respect et produit la sou-
» mission : voilà , Messieurs , à quels traits on pouvait
» reconnaître celui que chacun de vous se rappelle , et
>> dont il semble que la nature en le formant ait voulu
» faire le type du médecin. »
1
Je terminerai cet extrait par un dernier morceau
tiré de la péroraison. « Le modeste tribût que nous ve-
» nons de payer à la mémoire du professeur illustre
>> dont notre Ecole déplore la perte , ne ressemble point
>> à une de ces vaines représentations où l'orateur ayant
» à louer des homines que la fortune et la renommée
> comblèrent de faveurs , les montre sous un appareil-
» de pompe et de magnificence étranger à leur mérite
>> et inutile pour leur gloire.... L'éloge de notre vénë-
>> rable collègue ne s'est trouvé étroitement uni qu'à l'his-
» toire de ses malades et de ses disciples. Sa vie se com-
» posa toute entière des fonctions qu'il remplit dans le
» double ministère de médecin et de professeur. Tous
>> ses jours furent marqués par le bien qu'il fit aux
>> hommes ; toute son élévation s'est bornée à occuper
>> dans l'estime publique une place honorable que le
>> respect de ses concitoyens , la confiance des étrangers ,
>> l'opinion de ses confrères et le suffrage des savans lui
>> assignèrent. Tous ses titres furent liés à des actions
>> utiles ; tous ses ouvrages ont été profitables ; et pour
>> connaître ce qu'il fut , il suffirait de savoir ce qu'un
» médecin vraiment digne de ce nom doit être. »
L. OCHIER , D. m. m.
128 MERCURE DE FRANCE ,
EXTRAIT du Mémoire sur la cause immédiate de la
carie ou charbon des blés , et sur ses préservatifs ;
par M. BÉNÉDICT PRÉVOST.- Un vol. in- 8 ° . A
Paris , chez Bertrand. — 1808 .
L'AUTEUR après avoir parlé brièvement de ceux qui
l'ont précédé , et se sont occupés de cet objet , donne
la description de la carie . Suivant lui elle attaque
l'intérieur des grains sans dénaturer les balles , ni les
parties intérieures de la fleur. Cependant elle les défigure
plus ou moins , le germe est détruit , et la
substance farineuse est remplacée par une poudre brune,
presque noire , de mauvaise odeur , sur- tout quand
elle est fraîche. On peut reconnaître à l'extérieur les
tiges qui donneront des grains cariés , avant que l'épi
ne soit sorti des feuilles , car il reste droit sans retomber
sur lui-même comme les autres .
200
Vue au microscope , la carie paraît composée de grains
presque noirs , grossiérement sphériques ; mesurés aussi
exactement que possible , les plus petits ont de
ligne , ou 00000 de mètre , en diamètre ; les plus gros
de ligne. Ils sont plus pesans que l'eau , cependant quelques-
uns surnagent.
I
M. Prévost vient ensuite à l'examen de la cause
physiologique ; la forme et la pesanteur des graius
de carie lui ayant fait présumer que c'étaient des corps
organisés et les graines ou germes de quelque cryptogame
, il les a tenus quelque tems dans l'eau ; par
ce moyen il avait obtenu précédemment des globules
de quelques Uredo , des tiges qui se sont singuliérement
alongées par la végétation , et il promet , à ce
sujet , quelques détails ultérieurs au bout de trois
jours les grains de carie lui ont pareillement donné
des espèces de tige , dont il a reconnu trois formes
différentes , qu'il nomme simple , liliforme , stupéiforme
ou en mèche .
:
Quoiqu'il donne le nom de feuilles à des parties
qui les terminent , il avertit qu'il ne leur reconnaît
point les caractères de cet organe .
Ces tiges produisent des espèces de graines qui reproduisent
des plantes semblables à celle qui leur a
donné
JUILLET 1808. 29 5.
NE
donné naissance. De là il se croit autorisé à concrecen
que les grains de carie sont les graines ou congyles
d'une plante parasite.
Mais comment s'introduit- elle dans les parties du
ble qu'elle infecte ? Comme il a pu reconnaître longtems
avant la manifestation de cette substance , les
épis renfermés dans les feuilles qui doivent en être
infectées , il a pu les observer dans leurs différens
progrès , et de cet examen progressif , il conclut que
la carie est une plante qui naît sur la surface du blé
ou dans son voisinage , et non dans son intérieur , car
il l'a observée dans ses différens états , sur la superficie
du blé. Il regarde comme impossible que les
graines de carie , quelque menues qu'on puisse les
supposer dans leur premier état , puissent monter des
racines par les conduits ordinaires de la sève , jusque
dans le grain de blé.
Reste à savoir comment cette plante pénètre de
l'extérieur dans l'intérieur ; car ici l'auteur convient
qu'il n'a pu l'observer directement. Il est réduit aux
probabilités.
npasse ensuite à l'examen de quelques plantes intestines
, qu'il regarde comme propre à jeter du jour
sur l'origine de la carie. Nous ne pouvons le suivre
dans ses recherches, quoiqu'extrêmement curieuses. Nous
nous contenterons de dire qu'il croit s'être assuré que
certaines Puccinies sont les fructications de diverses
espèces d'Uredo . D'autres espèces rapportées à ce même
genre , Uredo , lui ont fait découvrir un phénomène
très-remarquable. Car il croit pouvoir assurer que des
globules les plus intérieurs de quelques-unes de ces
plantes , il a vu sortir des corps particuliers , qui
avaient des mouvemens spontanés fort marqués. Il
promet , dans un mémoire subséquent , de développer
les moyens par lesquels il s'est assuré de ces mouvemens
et de leur spontanéité. Poussant ses recherches
plus loin , il a vu de pareils corps sortir de différentes
portions de graine , telle que celle du blé , des sucs
de plantes , etc. Après un certain laps de tems , ces
corps ont produit des tiges grêles , particulières. Ce-
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
pendant , ils donnaient toujours des signes d'animalité
aussi évidens que les animalcules infusoires.
Voici la conclusion de M. Prévost.
« Par tout ce qui précède , j'établis d'une manière
>> incontestable que la cause immédiate de la carie ,
» est une plante du genre des Uredo ou d'un genre
» très-voisin ; que la végétation de cette plante , ainsi
que celle de la plupart des Uredo , commence à
» Fair libre et s'achève dans l'intérieur de la plante
» qu'elle attaque. »
L'auteur , passant ensuite en revue les circonstances
qui nuisent à la végétation ou à la propagation de la
carie et celles qui la favorisent , termine son mémoire
par la partie la plus essentielle pour l'agriculture , celle
des préservatifs . Après avoir examiné ceux qui ont été
mis en pratique jusqu'à présent , il en propose un qui
li a été indiqué par le hasard , et qu'il regarde comme
plus sûr et moins dispendieux . Il consiste en des préparations
de cuivre , entre autres le sulfate de ce métal
. C'est aux cultivateurs qu'il appartient de porter un
jugement sur ces deux assertions.
Suivant M. Prévost , cette maladie des grains était
inconnue aux anciens , et il croit pouvoir assurer que
eela provenait de ce qu'ils se servaient , pour les préparations
données aux grains avant d'être semés , de
vaisseaux de cuivre. On sent qu'il serait bien difficile
de donner une preuve bien complète de cette assertion
. Il n'en est pas de même des faits et des expériences
sur lesquels repose le travail de M. Prévost ,
car il assure que la plupart sont très- faciles à vérifier.
Il décrit ses procédés avec soin , et des figures trèscorrectes
représentent les objets décrits.
Ce ne sera qu'en les consultant , ainsi que le mémoire
lui-même , qu'on pourra se former une idée juste
de l'importance des découvertes de M. Prévost.
La germination de la plantule qui produit la carie
et la production des animalcules ou molécules animées
en sont les points les plus remarquables.
Pour ce dernier phénomène , il serait curieux de le
comparer avec les découvertes de Munchausen , qui
avait annoncé vers le milieu du siècle dernier , avoir
JUILLET 1808. 131
va les grains de carie , Ustilago , se changer en animalcules
oblongs , qui nageaient dans l'eau comme des
poissons. Linné adoptant cette idée , avait fait mention
de ces animaux , dans son Systema Nature ,
le nom de Chaos Ustilago.
"
D'un autre côté , M. Decandolle , dans son mémoire
sur les champignons parasites , lu à l'Institut et imprimé
dans les Annales du Musée , Tome IX , pag. 56,
assure avoir examiné un grand nombre de ces plantes
sans avoir pu y trouver des traces d'animalité .
Ce n'est pas le seul point cu ces deux auteurs diffèrent
entre eux ; mais comme l'un et l'autre paraissent
également auimés de l'amour de la science et de
la vérité , ils ne tarderont pas sûrement à s'entendre ;
de leur accord , it pourra résulter quelques éclaircissemens
sur cette partie de la botanique , qui malgré
les efforts d'un grand nombre de naturalistes distingués,
reste encore bien obscure.
Dans ce même mémoire cité , M. Decandolle regarde
aussi la carie du blé comme un Uredo. A. P.
L'ARITHMÉTIQUE- PRATIQUE analysée et démontrée
dans tous ses développemens et dans ses différentes
applications à tous les usages du commerce , de la
·banque, de la finance , des arts et métiers , dédiée à
S. Ex. Monseigneur MOLLIEN , ministre du trésor
public ; par M. EDMONT DEGRANGE , membre de la
Société académique des sciences de Paris . Deux
vol. in-8° d'environ 320 pages chacun , caractères
petit-romain et petit - texte. Prix , 8 fr. et 10 fr.
franc de port . A Paris , chez madame veuve Hocquart,
rue de l'Eperon , n " . 6 , et chez M. Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº . 23 .
- -
L'AUTEUR a suivi la méthode d'invention. En fixant
l'attention du lecteur sur les développemens des principes
qui lui sont déjà connus , il le conduit à découvrir
naturellement l'analogie de toutes les règles qui n'en
sont que la conséquence , et le prépare à entendre , sans la
I 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
moindre difficulté , tout ce qui est dit ensuite de chacune
de ces règles en particulier. Par exemple , lorsqu'il paraît
ne s'occuper que de la multiplication , il examine comment
on en compose le produit , et comment , par une
opération inverse , on peut le décomposer ; cette décomposition
n'est autre chose qu'une analyse bien faite de la
division connue par cet artifice , avant que l'auteur en ait
prononcé lenom. Les développemens relatifs à la division ,
conduisent à la découverte des fractions qui ne sont que
des quotiens inférieurs à l'unité , ou que des divisions
indiquées , dont le diviseur est plus grand que le dividende
; ceux relatifs aux quatre premières règles , conduisent
aux rapports qui ne sont que des quotiens , aux
proportions qui ne sont que la comparaison faite de
deux rapports égaux présentés sous deux formes diffé→
rentes , à ce qu'on appelle la règle de trois qu'il généra
lise , et qui n'est autre chose qu'une règle de proportion
dans laquelle , ayant un produit indiqué et l'un de ses
deux facteurs , il ne s'agit que de trouver l'autre; et ces
développemens démontrent en même tems l'analogie de
toutes les opérations et abréviations relatives aux divisions
, aux fractions et aux rapports , ainsi que celles
relatives aux facteurs d'une multiplication et aux
trois termes connus d'une proportion dont il s'agit
de trouver le quatrième terme. Ces premières connaissances
conduisent insensiblement à celle de la
règle appelée conjointe , qui n'est qu'une proportion
composée de plusieurs proportions simples , des règles
de compagnie , d'alliage , etc. , et sur - tout à
celles des progressions qui ne sont que des proportions
continues prolongées au-delà de trois termes. Enfin ,
les progressions conduisent aux logarithmes , tou ' logarithme
n'étant autre chose que l'exposant de la puissance
à laquelle la raison d'une progression géométrique dé- -
cuple est élevée dans le terme de celle- ci qui correspond
à ce même logarithme. C'est ainsi qu'en suivant pas à
pas l'analogie , l'auteur réduit l'étude de la science des ,
nombres à celle de ses quatre premières règles bien dé→
veloppées . Telle est sa méthode .
Mais voici ce qui caractérise particuliérement le genre
d'utilité de cette arithmétique. Elle contient , outre ce
JUILLET 1808 . 133
qui constitue cette science , tous les renseignemens-pratiques
résultans de la longue expérience d'un professeur
obligé de s'occuper de tous les genres d'applications usuelles
que l'on chercherait vainement ailleurs réunis dans uu
seul ouvrage. Ces applications ne laissent rien à désirer sur
toutes les opérations et abréviations de l'arithmétique
dont la suite non interrompue conduit des procédés les
plus simples aux plus compliqués par des degrés insensibles
; sur les diverses natures d'escompte , la tare , l'avarie
, l'intérêt simple , commun et composé , les époques
moyennes , titres moyens , portées moyennes , prix
commun , etc.; les changes étrangers , les arbitrages ,
le pair intrinsèque , les valeurs numéraires et intrin
sèques des monnaies ; la comparaison des poids et mesures
de tous les peuples du monde ; le degré de fin des
métaux , la manière d'en hausser ou baisser le titre par
leur mêlange à la fonte; les annuités , etc.; toutes
Choses
qui ont obligé l'auteur à donner une infinité de définitions
et de détails étrangers à l'arithmétique proprement
dite , et cependant indispensables , tant pour qu'on
puisse , dans la pratique , en appliquer les règles à tous
les cas analogues aux différens intérêts du commerce ,
de la banque , des arts et métiers , que pour suppléer au
défaut de pratique , ou plutôt pour s'y exercer.
C'est ainsi , par exemple , qu'il a été entraîné à insérer
dans la première partie les notions de l'étendue , quoiqu'elles
appartiennent exclusivement à la géométrie ,
parce qu'elles sont indispensables pour comparer les
poids et mesures , ce qui suppose la connaissance de la
nature des unités linéaires de surface , de volume ou capacité
, et ce qui entre dans le vaste plan de l'Arithmeti
que-pratique , ainsi intitulée pour exprimer qu'outre les
principes de la science du calcul considéré en lui- même ,
elle contient toutes les applications qu'on en peut faire
aux divers intérêts du commerce et de l'industrie , tous
les procédés usités par les plus habiles calculateurs-pratiques
, et tous les renseignemens nécessaires sur les di
vers objets de ces mêmes applications. E.
134 MERCURE
DE FRANCE ,
"
SPECTACLES.
VARIÉTÉS.
Théâtre du Vaudeville. -Première représentation
du Voyage de Chambord , ou la veille de la
premiere representation du Bourgeois Gentilhomme.
Lorsque le public fait justice d'un mauvais ouvrage , il
ne reste plus au critique qu'à verser de l'huile et du miel
sur les blessures de l'auteur tombé ; mais lorsqu'un parterre
uniquement composé de quelques intrépides amis de
l'auteur applaudit à la plus insignifiante des productions ,
c'est alors au journaliste qu'il appartient de retablir les
faits , et d'avertir ses lecteurs de ne pas se laisser surprendre .
par l'apparence d'un succès usurpé.
+
et
On n'accusera pas les auteurs de ce vaudeville de s'être
tourmentes pour trouver quelqu'intrigue nouvelle ;
il leur a
paru plus commode de s'emparer d'une partie de celle du
Bourgeois Gentilhomme. La scène se passe å Chambord :
M. Le Simple , champenois , et tuteur d'Adèle' , refuse de
donner sa main à Derval, jeune peintre , qu'il n'a jamais vu .
On persuade àM. Le Simple que le Grand- Turc et le Grand-
Mogol viennent d'arriver dans l'auberge où il se trouve ,
qu'ils vont , en bons voisins , rendre une visite à Louis XIV :
cette mascarade est jouée par Baron et Lathorillière , acteurs
de la troupe de Molière. Derval , qui passe pour le truchement
de ces princes étrangers , leur présente M. Le Simple ;
sa tournure , son esprit conviennent beaucoup à son altesse
turque qui le choisit pour secrétaire M. Le Simple en signe
le diplome , qui n'est autre chose que le consentement au
mariage d'Adèle et de Derval.
Je croyais que l'ouvrage se terminait à cette scène ; mais
voilà Moliere qui arrive lui-même dans l'auberge pour nommer
: Derval peintre des décorations de son théâtre tous
les assistans se confondent en complimens : Moliere repousse
les éloges qu'on lui adresse ; et , dans une demi-douzaine
de couplets qui pourraient au besoin remplacer un
dictionnaire historique , il cite soigneusement tous les hommes
distingués de son siècle , et prétend que , dans cette
illustre réunion , il ne pourra être remarqué . Tout allait bien
jusque- là ; mais les spectateurs , entendant Molière citer
Montesquieu et Rousseau , les plus sages et les moins instruits
n'ont pu s'empêcher de donner quelques marques
d'improbation.
JUILLET 1808. 135
• Les auteurs demandés par quelques amis qui appelaient
dans le désert , ont été nommes : ce sont M. Desfontaines
et Dupin. Ce dernier n'est pas connu ; mais , comment se
fait-il que M. Desfontaines , qui est connu par des succès
nombreux et mérités , se trouve de moitié dans cet ouvrage ?
Encore une victoire comme celle- ci , disait un général à
ses officiers après une affaire très-sanglante , et nous serons
forcés de battre en retraite. Encore quelques succès pareils ,
pourront dire les entrepreneurs du théâtre du Vaudeville ,
et nous serons obligés de fermer,
B.
- NECROLOGIE. Notice sur la vie et les ouvrages de J. B.
JUMELIN , docteur-régent de l'ancienne Faculté de médecine
de Paris , et professeur de physique et de chimie au Lycée
Impérial; par N. L. M. DESESSARTS , membre de plusieurs
Académies .
J. B. JUMELIN , médecin , et professeur de mathématiques , naquit dans
une commune située entre Valogne et Cherbourg , le 12 Septembre 1745.
Quoiqu'il eût acquis toutes les connaissances indispensables pour
exercer la médecine avec succès , il avait moins de goût pour la science
médicale que pour les sciences physiques : aussi était- il sans cesse occupé
à répéter les expériences des plus célèbres physiciens , et à faire même
des essais qui pouvaient accélérer la marche de la science et accroître
sou domaine .
Parmi ces essais nous citerons ceux qui ont eu le plus de publicité.
Il inventa , en 1778 , un moyen pour prendre l'eau au haut des syphons
recourbés , sans interrompre le courant établi dans le syphon ; en 1779 ,
il fit une machine pneumatique d'une structure particulière , et une
pompe à feu , dont la construction diffère absolument de celles qui
existent un des travaux auxquels il s'est livré avec plus de constance ,
c'est la démonstration des effets résultans du mouvement de rotation
influencé par une ou plusieurs forces dont la direction fait angle
oblique avec l'axe de rotation .
"
J. B. Jumelin a fait un ouvrage ex professo sur cette matière qu'on a
dû trouver parmi ses papiers ; car il se proposait de le livrer à l'impression ,
et il l'avait annoncé à ses amis .
En exerçant la médecine il avait essayé de connaître , par des expériences
les effets de l'électricité sur l'économie animale ; il avait également voulu
découvrir les effets des stiptiques sur l'irritabilité , et déterminer l'action
générale des enivrans de toute espèce sur la même faculté , et l'action
particulière de chacun de ceux qui sont connus .
Ces travaux avaient acquis à J. B. Jumelin la réputation d'un amateur
136 MERCURE DE FRANCE ,
éclairé des sciences physiques , et lui avaient procuré la connaissance des
savans les plus célèbres . Ce fut dans une de ces sociétés , composée des
hommes les plus instruits de la capitale , qu'on proposa à M. de Choi
seul- Gouffier de mettre le docteur Jumelin au nombre des savans et des
gens de lettres qui devaient l'accompagner dans son ambassade à Constantinople
. Le docteur Jumelin fut flatté de faire partie d'une réunion
d'hommes aussi distingués par leurs talens dans tous les genres que ceux .
que cet illustre ambassadeur avait choisi , et il passa plusieurs années à
Constantinople. Il employa une partie de ce tems à faire des expériences
microscopiques avec l'abbé Spallanzani qui habitait alors la même ville ,
et recueillit avec soin tout ce qui concerne l'histoire naturelle de ce pays .
Ce fut dans un des voyages qu'il faisait sous la protection de M. l'ambassadeur
Choiseul - Gouffier qu'il découvrit les ruines de Githium , dont
personne n'avait parlé avant lui , et dont il fit la description dans un
Mémoire qu'il s'empiessa , à son retour en France , de donner à l'Iustitut
.
Le docteur Jumelin avait la passion des voyages . Aucun obstacle ne
l'arrêtait . Après avoir été témoin des époques les plus orageuses de la
révolution , sans y avoir pris d'autre part que celle d'avoir été chargé
de diriger une partie importante des travaux et des approvisionnemens de
l'artillerie des armées françaises , on lui proposa de faire un nouveau
voyage à Constantinople et dans la Mer- Noire . Quoique les circonstances
ne fussent pas favorables pour entreprendre un voyage aussi long et aussi
périlleux , le docteur Jumelin s'embarqua pour se rendre dans les îles de
l'Archipel , qu'il désirait revoir , pour y faire de nouvelles observations
sur l'histoire naturelle ; mais il avait à peine quitté les côtes de France ,
que le navire sur lequel il était fut pris par les Anglais qui le conduisirent
à l'île de Corse , dont ils s'étaient emparés . Le docteur Jumelin fut pri❤
sonnier dans cette île pendant plusieurs mois ; mais comme il n'était que
simple passager , et qu'il voyageait pour le progrès des sciences , il obtint
la permission de revenir en France.
Ce ne fut pas sans peine qu'il se vit forcé de renoncer aux espérances
qu'il avait conçues de perfectionner des travaux qu'il avait déjà com◄
mencés ; il fut sur-tout vivement affligé de la perte qu'il avait faite , lors
de la prise du vaisseau sur lequel il était embarqué , de ses manuscrits
et de ses instrumens de physique . Revenu en France , il s'y livra à ses
occupations ordinaires . Comme il avait été membre du Bureau de Consultation
des arts et des métiers , il avait conservé des relations avec les
savans les plus distingués , entr'autres , avec MM. Bertholet et Fourcroy.
Il avait été sur-tout très -lié , dans les commencemens de la révolution ,
avec le célèbre et infortuné Lavoisier. N'ayant jamais eu d'autre passion
que celle de s'instruire , il ne s'était pas occupé de sa fortune . Aussi , loin
d'avoir augmenté son patrimoine , il l'avait au contraire diminué pour
se procurer les instrumens nécessaires pour faire des expériences.
JUILLET 1808.
137
Le docteur Jumelin étant alors dans un âge trop avancé pour commencer
une nouvelle carrière , on lui conseilla de demander une place
· de professeur de physique au Prytanée , qui lui fut accordée : depuis ce
moment il ne soccupa plus que des sciences dont il était chargé de donner
des leçons à ses élèves . On peut dire , sans craindre d'être démenti
parceux qui l'ont connu , que jamais aucun professeur ne fut plus exact,
et ne mit plus de zèle que lui à remplir ses fonctions ; aussi fit-il d'excellens
élèves qui chaque jour le regrettent.
Pour rendre ses leçons plus utiles , il avait composé un Traité élé➡
mentaire de physique et de chimie , qu'il a fait imprimer , et qui a parų
l'année dernière . On y a trouvé le principal mérite de ces sortes d'ouvrages
,, l'ordre et la clarté. Les journaux ont donné de justes éloges au
travail du professeur Jumelin , qui avait le projet de faire paraître successivement
divers Traités élémentaires sur les mat es qu'il enseignait ,
lorsque la mort l'a enlevé à une épouse chérie , à sa famille , et à ses
nombreux amis , le 25 Septembre 1807 , à Visigneux , près Soissons . On
regrette , avec raison , qu'il n'ait pas eu le tems de mettre la dernière
main à tous les travaux qu'il avait commencés ; mais son Traité élé➡
mentaire de physique et de chimie suffit pour le placer au rang des savans
qui ont rendu des services importans à la jeunesse . Elle trouvera en
effet , toutes les notions dont elle a besoin , dans le volume qui contient
son Traité de physique et de chimie . Chacune de ces sciences y est
soumise à la discussion la plus claire et la plus méthodique. On peut
donc regarder ce volume comme un Manuel indispensable à tous ceux
qui veulent connaître les élémens de la physique et de la chimie.
--
9
Programme des prix pro- SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES.
posés pour l'an 1809. - L'Académie de Marseille , désirant seconder
l'impulsion que le Gouvernement vient de donner aux Français , pour
affranchir l'ancien continent d'une partie du tribut qu'il paye au nouveau
, et convaincue des avantages que les départemens méridionaux
et l'industrie nationale recueilleraient , s'il était possible de procurer
un nouveau moyen de consommation des produits de la vigne , qui
sont souvent sans valeur par l'effet des guerres maritimes et de la
stagnation du commerce ; propose pour sujet du Prix qu'elle décernera
dans sà séance publique du mois d'avril 1809 , un Mémoire en réponse
aux questions suivantes :
« 1º. Quels sont les procédés les plus économiques et les plus simples
» pour extraire le sucre du raisin ?
» Quelle sera la quantité , la qualité et la valeur du sucre qu'on
» pourra se procurer par la méthode proposée ?
» 2º. Quels sont les procédés les plus sûrs pour obtenir le sirop de
» raisin , dépouillé de tout acide et de tout principe étranger ?
138 MERCURE
DE FRANCE
,
» Dans quelles préparations pourrait -on substituer avec avantage
» sans nuire à leur qualité , le sirop de raisin au sirop de sucre ?
» Serait - il possible , par exemple , de le perfectionner assez pour en
» introduire l'usage dans la fabrication des liqueurs et des sirops , dans
>> la composition de certaines confitures , de plusieurs préparations
>> pharmaceutiques , etc. ?
- » 3º . Quelles sont les espèces de raisins , qu'il convient d'employer de
préférence pour l'extraction du sucre et du sirop de raisin dans le
» département des Bouches - du- Rhône et dans les départemens limi-
>> trophes ? >>
4 .
** L'Académie exige que les concurrens envoient avec leurs Mémoires
des échantillons des résultats de les expériences et des certificats des
autorités compétentés qui attestent les procédés qu'ils auront suivis
pour les obtenir . Ces certificats devront être rédigés de manière à ce
que le nom des concurrens ne soit pas connu de l'Académie , avant
qu'elle ait prononcé son jugement .
Le prix sera de la valeur de 600 francs.
Les Mémoires ne seront reçus que jusqu'au premier mars 1809 ; ce
terme est de rigueur.
L'Académie n'ayant reçu , depuis deux ans , aucun ouvrage pour le
concours relatif à l'éloge de M. de Montclar , procureur- général du
parlement de Provence , a retiré ce sujet de Prix , et elle a chargé un
de ses membres de prononcer à l'une de ses premières séances publiques
, l'éloge de cet illustre Magistrat.
Aucun des ouvrages qui ont été envoyés à l'Académie pour concourir
au prix de poësie qu'elle avait proposé sur la bataille d'Jena , ne lui
a paru digne de ce graud sujet et de la couronne académique . ,
L'Académie propose une seconde fois le même sujet de Prix pour
l'an 1809.
Les mêmes ouvrages pourront être reproduits avec les corrections
dont ils sont susceptibles .
Ils ne seront pas reçus après le premier mars 1809. Le Prix est de
la valeur de 300 francs .
L'Académie rappelle au public qu'elle doit décerner dans sa séance du
mois d'août prochain un prix de trois cents francs au meilleur Mémoire
qui lui sera adressé sur la question suivante :
«-D'après les changemens qui s'opèrent dans le systême politique des
» uations , quels seront , à l'époque de la paix maritime , les moyens les
>> plus propres pour ranimer à Marseille le commerce et la navigation ,
et pour en étendre les rapports ? »
.. Les Mémoires doivent être rendus avant la fin de Juin de cette année .
Au mois d'Août 1809 , elle décerna un Prix de la même valeur sur la
question médicale relative à la phthisie pulmonaire qui a été détaillée
dans un programme particulier.
JUILLET 1808 ...
159
Tout ce qui est relatif aux divers concours , don être adressé franc de
port, à M. Achard , Secrétaire perpétuel de l'Académie de Marseille .
NOUVELLES POLITIQUES .
--
( EXTÉRIEUR. )
TURQUIE Bucharest , le 6 Juin. D'après un ordre
du feld- maréchal prince Prosorowski , tous les soldats des
régimens qui se trouvent en Valachic , qui ont appris le
métier de charpentier , doivent être réunis au corps des
pontonniers .
Quelques différends qui ont eu licu dans le courant du
mois dernier , entre les habitans de la Valachie et de la
Bulgarie , ont déterminé M. de Tutschnikow , notre nou→
veau gouverneur , à rompre, toute communication entre
ces deux provinces .
la
RUSSIE. Pétersbourg, le 15 Juin. Dimanche dernier
, plusieurs régimens , parmi lesquels se trouvait une
partie de la milice choisie , se sont mis en route pour
Finlande. La garde à cheval s'est aussi mise en marche pour
Strina , sa résidence ordinaire pendant l'été . --
-
-La gazette de la cour contient un rapport des opérations
de nos armées en Finlande. Ce rapport va jusqu'au 15
avril seulement , et nous ne voyons pas que , depuis cette
époque , il soit survenu aucun événement important dans
ces contrées .
130
D'après ces nouvelles , « le général - lieutenant Tutschkow fut informé ,
Je 15 Avril , que l'ennemi avait fait , du côté de Limango , une fausse
attaque , à six heures du matin , tandis qu'il avait porté ses principales
forces contre le général-major Bulatow , du côté de Franzil. Le général
Bulatow , ne sachant pas que l'ennemi s'était -considérablement renforcé ,
´se reposant d'ailleurs sur la valeur reconnue de ses soldats , fut surpris par
un nombre bien supérieur , reçut deux blessures et tomba sans connais -
sance . Le détachement qu'il commandait se retira en désordre , abandonnant
quatre canons , et ayant essuyé une perte que le général
Tutschkow porte à cinq cents hommes. Cet avantage de l'ennemi lui
ouvrait le chemin de Wiganof et le mettait à même dee couper la retraite
au général Tutschkow qui était à Pihajocki ; celui- ci en conséquence
crut devoir se retirer .
M. le général , comic de Buxhowden , attribue cet avantage à la con140
MERCURE DE FRANCE ,
·
fiance et à la lenteur du général Bulatow , qui a donné le tems à l'ennemi .
de s'avancer de Franzil à Pawola , et d'exécuter son projet . Il aurait fallu
faire de fortes patrouilles et établir des védettes de Limango à Franzil . En
tout , il paraît que les mouvemens de la cinquième division n'ont pas été
assez prompts ; le général Tutschkow est resté cinq jours à Kopio. Lė
général Bulatow est aussi resté trop long-tems dans cette ville , au lieu
de poursuivre l'enuemi sur la route d'Uleaborg , son détachement d'ailleurs
n'était point en proportion avec les forces des Suédois . M. le
général en chef , comte de Buxhowden , a donné le commandement de
cette division au général - lieutenant Bajewski ; il devait aller lui -même
rejoindre ce corps , afin d'agir d'une manière décisive . »
SAXE. - Weimar, le 24 Juin. La superbe collection
de tableaux et gravures que feu le duc Frédéric- Auguste
de Brunswick-Oels a léguée par testament à notre souverain
, a été exposée aux regards du public pendant quinze
jours à l'Université d'Jéna. Sa bibliothèque , composée de
60 mille volumes , a été donnée à notre ville .
Le château d'Jéna qui a long - tems servi d'hôpital à
l'armée française , est entiérement réparé . On y conserve
le beau cabinet de minéralogie et de zoologic. Le nombre
des étudians à l'Université s'est considerablement augmenté
depuis Pâques. On doit ce succès au zèle et à la réputation
des professeurs,
-
DANEMARCK. Kiel , le 24 Juin. - D'après des nouvelles
particulières , il y a eu , le 10 , sur les frontières de
Norwège , une nouvelle affaire dans laquelle les Suédois
ont été battus. Vingt officiers , et plus de 350 sous- officiers
et soldats , sont amenés à Frédericthald comme prisonniers
guerre ; les Suédois ont perdu , en outre , deux pièces
de canon , et plusieurs caissons ou chariots de bagage.
de
ALLEMAGNE. Francfort , le 3 Juillet. - Le prince- pri+
mat fait élever au célèbre astronome Képler un monument
qui fera beaucoup d'honneur au ciseau de M. Danneker ,
sculpteur de Stuttgard . Le buste de Képler était déjà achevé .
il y a quelque tems. L'artiste vient d'exposer le bas relief
qui est en marbre de Carrare , et qui représente le Génie
de l'astronomie soulevant le voile d'Uranie : cette Muse présente
au Génie le télescope inventé par Képler.
---
BAVIÈRE. - Augsbourg, le 1er Juillet. Un nouvel édit de
censure , publié dans le royaume de Wurtemberg , établit un
collége particulier de censure , auquel il est enjoint de veiller
à ce qu'il ne s'imprime rien de propre à offenser des Etats ,
des souverains , des sociétés religieuses légalement établies ,
JUILLET 1868. 141
des personnes remplissant des fonctions publiques , ou même
des corporations et des individus. Les censeurs doivent également
empêcher la circulation de tout livre propre à
éteindre les sentimens de morale et de religion , à produire
des impressions préjudiciables à l'autorité des magistrats ,
l'ordre , à la tranquillité publique . On ajoute dans le même
édit que chacun est cependant autorisé à publier le résultat
de ses recherches sur la religion , lamorale , les sciences ,
la politique , ete . , pourvu qu'il le fasse toujours avec la
modération , avec la dignité que réclament de pareils
sujets.
- Les nouvelles de Vienne , da 26 Juin , marquent
que, depuis quelques jours , les marchandises coloniales
avaient baissé de cinq pour cent ; cependant le change avait
continué de baiss r , du 22 au 25 ; il était , à cette dernière
époque , à 270. A la clôture de la bourse , il avait remonté
et se trouvait a 250 ; on espérait qu'il ne tarderait pas à reprendre
le taux où il était au commencement du mois. Hier ,
le cours de Vienne s'est aussi beaucoup amélioré sur notre
place . Depuis quinze jours , il y a eu ici des pertes et des
gains considérables .
-
*
Les nouvelles de la Valteline marquent que le lac
formé par l'Adda , dans le val de Sermio , a débordé inopinément
par la chute d'une partie de montagne ; ce débordement
a formé un torrent qui s'est écoulé pendant douze
heures , et a entrainé beaucoup de terres . Les plaines fertiles
des environs de Tirano sont ravagées ; plusieurs ponts ,
même ceux qui étaient de pierre , ont été emportés.
Du 4 Juillet. - S. M. a publié une ordonnance qui porte
que le peage personnel auquel les Juifs étaient assujettis
dans plusieurs provinces de la monarchie bavaroise , étant
abroge , il est defendu aux communautés et aux particuliers
qui out possedé jusqu'à ce jour le droit d'exiger un péage
pareil , de l'exercer à l'avenir . Les communes qui jouissaient
encore de ce droit , sont celles de Nuremberg , Bamberg
, Donawerth , etc.
SUISSE . Lucerne , le 30 Juin . - La diète helvétique a
discuté , ces jours derniers , une question très-importante ;.
savoir , si le landammann de la Suisse peut envoyer des ambassadeurs
ou ministres extraordinaires aupres des puis
sances étrangères sans le concours de la diete ? Il n'a encore
été pris aucune décision sur cet objet que l'on regarde
comme l'une des questions les plus intéressantes de notre
142 MERCURE DE FRANCE ,
nouveau droit public. Ceux qui ont soutenu qu'il n'appartenait
qu'à la diete d'envoyer des ambassadeurs vers une
puissance étrangère , se sont fondés sur le texte méme de
l'acte de mediation , qui parait favorable à cette opinion ,,
ainsi que sur le danger qui pourrait en résulter pour Ja
Suisse , si le landammann seul jouissait de ce droit , tandis
qu'il n'est pas lui-même nommé par tous les cantons , mais
uniquement par le grand- conscil de celui qui se trouve
chaque année canton directorial . Ceux qui soutiennent
T'opinion contraire , ont représenté qu'il peut y avoir des
circonstances urgentes , des cas particuliers où il n'est pas
possible au landammann de convoquer une diète extraordinaire
, dont le rassemblement exige toujours un certain
tems , et qu'alors le landamnann qui représente le corps
helvétique à l'égard des étrangers , doit avoir la faculté de
pourvoir aux intérêts de la Suisse ; mais que l'on convient
cependant que cela ne doit avoir lieu que dans des circonstances
pressantes , etc. On est impatient d'apprendre comment
cette question va être décidée .
On s'est occupé des Suisses, qui étaient autrefois au service
de France et de Piémont . On a arrêté qu'un rapport
sur cet objet serait rédigé et présenté à S. M. l'Empereur
des Français.
.. Parmi quelques autres objets politiques soumis à la diète ,
on remarque plusieurs notes du chargé d'affaires de France ,
M. Rouyer. L'une de ces notes , relative au recrutement
des régimens suisses , invite la diete à prendre les mésures
nécessaires pour compléter ces régimens , l'expérience ayant
prouvé que la voie du recrutement volontaire n'est pas suffisante
pour le moment actuel , quoiqu'elle puisse l'etre à
l'avenir. La diète a pris le parti d'établir un comité particulier
pour
les recrutemens , et lui a envoyé cette note , en
le chargeant de faire un rapport sur cet objet important.
La diète s'est en outre occupée des relations commerciales
de la Suisse . Les députés de tous les cantons sont
arrivés munis d'instructions sur cet objet ; mais aucune de
ces instructions n'embrasse l'intérêt genéral de la Suisse ,
mais seulement l'intérêt particulier de l'un ou de l'autre
des cantons. Chaque député a émis le voeu d'augmenter les
relations commerciales avec la France , avec l'Italie ,
F'Allemagne . On a présenté des réclamations contre les mesures
prises par quelques-unes de ces puissances.
avec
La diète , convaincue que ces divers objets méritaient
une attention particulière , les a renvoyés à l'examen d'une
JUILLET 1868 . 145
commission spéciale , pour lui en faire un rapport dans le
plus court délai possible.
ROYAUME D'Italie. -- Milan , le 28 Juin. S. A. I..le
prince a rendu , le 22 de ce mois , un décret qui divise le
territoire maritime du royaumé en quatorze syndicats de
première c'asse , et trois de seconde classe . Les syndics sont
à la nomination du ministre de la guerre et de la marine.
---
Le local du couvent et de l'église des Frères -Mineurs ,
à Sinigaglia , est accordé gratuitement à l'hôpital des Enfans-
Trouvés et des infirmes de cette ville .
Sera publié dans les trois nouveaux départemens , lé
décret du 26 mai 1807 , qui abolit les confréries , excepté
celle du Saint -Sacrement , dans chaque paroisse .
( INTÉRIEUR ) .
-
Plaisance , le 28 Juin. La publication du sénatusconsulte
du 24 mai , qui a réuni à l'Empire français les
Etats de Parme , s'est faite à Plaisance le 26 de ce mois ,
jour de dimanche , de la manière la plus solennelle .
$
Bayonne , le 30 Juin 1808. Le 28 Juin , à midi , la
Junte espagnole s'est réunie dans le lieu ordinaire de ses
séances .
Après la lecture du procès -verbal , on a continué à proposer
à la délibération les différentes questions résultant
des opérations faites de vive voix ou par écrit , par MM . les
députés , sur le projet de constitution . Il a été procédé à
cet égard de la menie,manière que dans les séances précédentes.
La discussion ayant été suspendue à six heures du soir ,
il a été proposé à la Junte d'adhérer à ce que le Mémoire
des révérendissimes Pères , généraux des Ordres religieux ,
membres de la Junte , sur un objet dont le projet de constitution
ne faisait pas mention , savoir , l'utilité et le mode
de la réforme des religieux réguliers de l'un et de l'autre
sexe , fat remis avec recommandation entre les mains de
S. M. C. Cette proposition a été adoptée , et M. le président
a été chargé de présenter ce travail à S. M. , et la séance at
été levée .
Le surlendemain , 30 juin , les dernières modifications ou
additions proposées ont été mises en délibération en suivant
les memes formes que dans les précédentes séances .
--- La Junte a terminé ses séances le 6 de ce mois . Le
114 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808.
Moniteur donne aujourd'hui l'acte constitutionnel en espa
gnol et en français.
-S. M. a rendu , le 24 Juin 1808 , à Bayonne , son Conseild'Etat
entendu , un décret par lequel elle autorise la
Banque de France à établir un comptoir d'escompte dans
chacune des villes de Lyon et de Rouen , en se conformant
à ce qui a été déterminé à ce sujet par le décret du 18 Mai
dernier.
S. M. a rendu à Bayonne , le 24 Juin 1808 , son Conseild'Etat
entendu , un décret concernant les créanciers des
colons de Saint - Domingue ; ce décret contient les dispositions
suivantes :
1. Tout créancier pour une des causes prévues par l'article Ier du´
décret impérial du 20 Juin 1807 , concernant Saint- Domingue , pouira ,
en justifiant de son indigence , faire payer à son débiteur une provision
alimentaire et annuelle , qui ne pourra excéder l'intérêt du capital à
lui dû , et qui sera arbitré dans cette limite par les tribunaux , d'après
la position respective du créancier et du débiteur.
2. Les jugemens qui interviendront en cette matière , à défaut de
convention entre les parties , seront rendus sommairement et sans frais.
3. A défaut de convention à l'amiable entre les parties , il y sera
pourvu par les tribunaux , sommairement et sans autres frais que ceux
des citations et jugemens à interveni .
4. Ces jugemens seront exécutés provisoirement , nonobstant opposition
ou appel , et sans donner caution .
ANNONCES .
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers , avec des remarques
et des notes , par M. de Saintange . Nouvelle édition , revue , corrigée ,
le texte latin en regard , et ornée du portrait de l'auteur et de 140
estampes , gravées au burin sur les dessins des meilleurs peintres de
P'Ecole française , Moreau le jeune , et autres ; de l'imprimerie de Cra
pelet , sur ses nouveaux caractères neufs , sur papier vélin superfin , dit
Nom-de-Jésus , 4 gros volumes in-8° , hauteur du format in-4° , édition
tirée à 100 exemplaires , brochée avec soin. Prix , 150 fr. Les mêmes ,
même édition , sur papier dit grand raisin fin d'Auvergne , 4 gros
volumes grand in-8° , ornée du portrait de l'auteur et de 140 estampes ,
brochée. Prix , 84 fr. Chez Desray , lib . , rue Hautefeuille , nº 4.
-
ERRATA du N° . 364.
-
Page 76 , ligne 36 , ou plus ou moins ; lisez : à plus ou moins.
78 , 1 , ( par Errau 1618 ) ; lisez ( par erreur 1618 ) (*)
Idem , 7 , Telepus ; lisez : Telephus.
Idem , 14 , Télèpe ; lisez : Télèphe.
20 , Forcelini ; sez : Forcellini.
Idem ,
85,
17 , il est donc avec elle ; lisez : il est doux avec elle .
(*) La date de l'approbation de cet Opuscule intéressant du marquis
de Sérigné , est dû 3 Août 1697 , et celle du titre porte M. DC . XVIII.
( No CCCLXVI . )
SEINE
DE
LA
SAMEDI 23 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE.
LE TOMBEAU DE CLÉMENTINE ET DE JULIE .
ÉLÉGIE.
QUEL Son mélancolique a frappé mon oreille ?
Sous deux coups mesurés l'airain vient de frémir,
Tandis que dans les champs tout repose et sommeille
Marchons vers ces tombeaux pour veiller et gémir.
Voilà des nuits l'inégale courière
Qui montre son disque d'argent ,
Et sa vacillante lumière
Va me conduire auprès du monument.
Prête-moi , sombre Young , Pharmonieuse lyre
Qui rendait sous tes doigts des accords si touchans ;
Hélas ! le sujet qui m'inspire
Est le sujet qui produisit tes chants.
Vous n'êtes plus ! Clémentine , Julie !
Ce froid gazon vous couvre pour toujours . "
Sous le ciseau de la parque ennemie
Vous succombez au matin de vos jours .
Vous n'êtes plus ! Votre malheureux père
Vous déposa lui-même dans ces lieux ;
De ce verger lui -même ouvrant la terre
Lui confia vos restes précieux .
K
DEPT
cen
146 MERCURE DE FRANCE ,
Pour protéger votre dernier asyle ,
L'épineux églantier croise mille rameaux ,
Et dans ce bocage tranquille
Rien ne pourra troubler la paix de vos tombeaux.
Aux tiges d'un cyprès viennent s'unir deux roses ;
Oui ! de ces fleurs à peine écloses ,
Vous aviez la fraîcheur , l'éclat et la beauté ,
Hélas ! aussi même fragilité ! '
Dans leur parfum respirant votre haleine ,
Je crois cueillir encor vos baisers innocens ,
Lorsqu'autour de mon col vous formiez une chaîne
De vos petits bras caressans .
Je ne crains point qu'un jour la bèche impie
Vienne fouiller dans ces lieux respectés ,
Et votre ami qui n'aime plus la vie ,
Pourra bientôt s'asseoir à vos côtés.
Qui , oui ! bientôt j'en conçois l'espérance ,
Nous nous verrons dans un séjour meilleur ;
Je tends les bras avec impatience ,
Et crois déjà vous presser sur mon coeur.
Je reverrai ces grâces enfantines ,
Ces yeux d'azur , ces blonds cheveux ,
Ce teint brillant , ces douces mines ,
Tous ces attraits naissans dont j'étais amoureux.
Cieux , entr'ouvrez vos portes azurées !
Que par un doux souris ces ombres adorées ,
Calmant mes esprits inquiets ,
Viennent dire à mon coeur : nous reposons en paix.
Alors , sans murmurer , j'attendrai , plus tranquille ,
Le moment où la mort , brisant uu vil argile ,
Auprès de mes enfans me rendra pour jamais.
Doute irréligieux ! coupable incertitude !
Loin du séjour de la béatitude ,
Eh ! pourquoi donc un Dieu puissant et bon
Placerait - il ces ames innocentes ,
Du bien et du mal ignorantes ?
Pour punir mes erreurs ? - Non , non :
Malgré mes maux , malgré ma repentance ,
Si j'ai pu mériter la céleste vengeance ,
Ma tête suffira , je ne puis échapper ,
Et sur moi soul la foudre doit frapper .
Mais je vois que déjà l'aurore matinale
JUILLET 1808 . 147
D'un léger incarnat colore l'horizon ;
Phoebé s'enfuit , timide et pâle ,
Devant les coursiers d'Apollon .
Déjà le coq par son bruyant ramage
A réveillé l'habitant du village ,
Et les cloches des boeufs par leur son argentin
M'annoncent . qu'on reprend les travaux du matin.
Il faut quitter ces lieux. Adieu ! tombe chérie ;
Adieu , Clémentine et Julie ;
Adieu , je reviendrai demain.
YDUAG .
ENIGME..
TOUJOURS ! jamais ! ces mots , qui font l'éternité ,
Sans moi , lecteur , n'auraient point existé.
Suivi d'un adjudant , je supplée à moi- même.
Je me passe de lui quand j'estime , quand j'aime ,
Quand j'honore , ou bien imagine ceci ,
Quand j'offre enfin , et quand j'usurpe aussi .
-
Trois mois de l'an me portent à leur tête.
Je ne les nomme pas . Tu serais une bête ,
Si tu pouvais plus long-tems m'ignorer.
S .......
LOGOGRIPHE.
Au nom d'un grand niais mariez une fleur ,
Vous trouverez un fruit acerbe en sa primeur .
CHARADE .
AVEC grand fracas , mon premier
T'appelle dans les bois , mon aimable Araminthe ;
Tu parais quel bonheur de te voir sans contrainte !
Que j'admire en toi mon entier !
J'aurais un plaisir singulier ,
A le serrer de la plus førte étreinte .
K 2
148 MERCURE DE FRANCE,
Tu me repousses , ah ! tu céderais sans crainte ,
Si tu n'étais trop mon dernier.
M.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Férule .
Celui du Logogriphé est Musée , où se trouve Muse.
Celui de la Charade est Vol-taire .
LITTÉRATURE . —-SCIENCES ET ARTS .
LA PAUVRE SARA.
SARA NELKEN était la plus jolie et la plus malheureuse
fille d'une petite ville de Silésie , ' Sa mère avait perdu la vie
en la lui donnant ; son père , honnête cultivateur , l'avait
laissée en mourant , sous la garde d'une tante qui conservait
dans tous ses traits , dans toutes ses manières , l'orgueil d'avoir
été première femme de chambre d'une comtesse du Saint-
Empire. Le caractère insolent et acariâtre de Me Dorothée
Babeck était le fléau de toutes les jeunes personnes du
quartier.
Sara , dans sa dix- septième année , livrée au travail le plus
assidu , et tremblant sans cesse devant sa tante , était loin de
soupçonner qu'e le fut un prodige de grâces et de beauté . Un
jeune élève du chirugien , son voisin , ne s'en était que trop
aperçu ; il rasait ( 1 ) les premiers personnages de l'endroit ,
et tout-à-coup il négligea ses plus illustres pratiques. Il les
charmait par sa politique et ses grands récits ; et maintenant ,
lorsqu'on lui demandait des nouvelles , il ne savait plus que
répondre qu'il avait vu passer Sara , que Sara était bien jolie
et Mme Babeck bien méchante . Jamais Albert n'avait osé
aborder cette redoutable tante ; quand il la voyait , avec sa
nièce , sur le seuil de sa porte , il avait toujours envie de lui
adresser quelque compliment bien respectueux ; mais les yeux
de Mme Babeck étaient si terribles , que le pauvre jeune
(1) On sait qu'en Allemagne , et dans tout le Nord en général , ce son
les chirurgiens qui rasent.
JUILLET 1808 . 149
homme se hâtait de lui tirer son chapeau jusqu'à terre , et
de se réfugier chez son patron .
Cependant le hasard , qui gouverne tout , lui fournit enfin
l'occasion d'ouvrir son coeur. Toute la ville s'était rendue à
la fète d'un village voisin : Albert , plongé dans ses réflexions
chagrines , revenait seul , au jour tombant , par un sentier
détourné. Qu'aperçoit- il à vingt pas devant lui ? Mme Babeck
et Sara. Il veut presser sa marche , les jambes lui manquent .
Mais la pluie commence à tomber , et Sara a un chapeau
tout neuf ! Albert sent renaître son courage , il s'approche ,
détache de son cou sa belle cravate de soie ponceau, et supplie
la jeune personne de permettre qu'il lui en couvre la tête . Mme
Babeck se retourne avec surprise , et prenant la mine impo
sante dont elle s'armait jadis pour défendre l'entrée du boudoir
de la comtesse : « que veut Monsieur ? dit- elle d'une voix
» aigre . — Je crains , Madame , rubans
e le chapeau , les
» de Mademoiselle .... Ce n'est pas vous qui les lui avez
>> donnés , Monsieur. Mais , Madame , sa santé ! elle a
» chaud , si un rhume.... Si elle est malade , Monsieur
» ce ne sera pas vous qui la soignerez . Adieu . » Et elle lui
tourna le dos : les yeux de Sara semblaient le remercier et
lui demander excuse. Il resta pétrifié .
"
Le lendemain , il se traîna machinalement chez ses pratiques
; mais le désordre de son esprit avait totalement égaré
sa main. Le marguillier de la paroisse reçut une estafilade
qui ressemblait à un coup de sabre ; le bailli faillit avoir
le nez emporté , et , pour la première fois de sa vie , le bourguemestre
manqua l'audience , en attendant son barbier.
Le chirurgien reçut de toutes parts des plaintes sur la maladresse
de son élève . Albert , désespéré , lui avoua la cause
du trouble qui s'était emparé de son esprit ; le patron ,
qui l'aimait , lui répond que si Mme Babeck savait que ,
dans quatre ans , il peut se faire recevoir maître chirurgien
, elle deviendrait , à coup sûr , plus traitable. Albert ,
à cette douce perspective , reprend de la confiance et des
forces ; il passe la nuit à méditer sa harangue , et , de grand
matin , il frappe à la porte de Me Babeck. « Quoi ! c'est
» encore vous , Monsieur ? Madame , dans la confusion
» inexprimable ……... dont je me sentis ..... dont je me sens
» encore saisi...... » Aucune de ses belles phrases ne lui
revient ; il balbutie , et finit , avec beaucoup de peine , par
faire comprendre à la terrible tante que , dans quatre ans ,
il espère obtenir une maîtrise , et se montrer digne , alors ,
de la main de Sara. Dans quatre ans ! Monsieur croit-il
-
150 MERCURE DE FRANCE ,
» que nous soyons faites pour l'attendre ? Et d'ailleurs , que
>> fera Monsieur dans quatre ans ? Les Titus ont ruiné les
» perruquiers ; les hommes n'ont qu'à reprendre la mode
» des longues barbes , comme leurs ancêtres , et voilà les
>> barbiers aussi sans travail . Quant à la chirurgie , que
» vaut-elle à présent ? Sommes - nous encore dans le bon
» tems où toute personne raisonnable se faisait saigner
>> une fois par mois ? ou bien Monsieur se figure-t- il qu'on
» va se. casser tous les jours , des bras et des jambes ,
» pour avoir le plaisir de l'employer ? Allez , allez , M.
» Albert , reprenez votre rasoir , et laissez -nous en repos . »
9
Le pauvre jeune homme ne répond que par un profond
soupir ; il trouve à peine la force de rentrer chez son
maître , et de lui raconter la triste issue de sa démarche .
Le chirurgien ne veut pas qu'il se laisse abattre ; il lui
représente qu'avec du courage , au contraire , il peut , en
doublant ses efforts , diminuer de moitié le tems de son
apprentissage. La dureté de Mme Babeck avait inspiré à
Albert , par réflexion , un ressentiment violent dont il tira
ane ardeur inespérée pour se livrer aux études , qui devaient
le conduire au jour heureux , où il pourrait tirer d'elle la
plus douce des vengeances , en épousant Sara . Son application
fut couronnée de succès si rapides , qu'au bout de
quelques mois son maître , hors d'état de lui faire faire de
nouveaux progrès , lui conseilla d'aller suivre les cours des
grands démonstrateurs de la capitale .
Quelque douloureux qu'il parut d'abord au pauvre Albert
de s'absenter du séjour qu'habitait l'objet de toutes ses
affections , l'idée qu'il ne s'éloignerait d'elle que pour travailler
à la mériter , vint lui prêter une nouvelle énergie.
Il part pour Berlin , après avoir trouvé le moyen de faire
remettre à Sara un billet , où il l'instruisait de sa résolution
, et lui jurait de lui conserver sa tendresse et sa foi .
Me Babeck apprit , avec une extrême satisfaction , le
départ d'Albert . Elle ne croyait pas qu'il eût fait une grande
impression sur le coeur de sa niece ; mais elle calculait ,
du moins , qu'il lui serait bien plus facile désormais de la
disposer à écouter les soupirs d'un vieux greffier qui , vingt
ans auparavant , avait brûlé du plus beau feu pour
la respectable
tante elle -même. En un instant sa joie fut troublée ,
son ambition confondue. Un juif, qu'elle chargeait secrètement
de secourir les malheureux , en leur prêtant sou argent
à cent pour cent , disparut tout à coup avec le plus clair
de sa petite fortune. Le greffier se trouva , sur l'heure
JUILLET 1808. 151
guéri de tout amour pour la nièce , comme de toute amitié
pour la tante.
-
Après avoir donné d'abondantes larmes à ses ducats ,
Mine Babeck puisa quelques consolations dans une idée lumineuse
que lui suggéra son bon naturel , aidé d'une longue
expérience . Une tante vulgaire n'eût songé qu'à se défaire
au plutôt d'une nièce qui lui était devenue à charge ; Mme
Babeck imagina un expédient qui devait avoir le double
avantage de la débarrasser de la sienne , et d'en faire en
même tems pour elle la source d'une nouvelle fortune .
« Ecoute , ma chère Sara , lui dit-elle ; tu vois que ce
» maudit juif m'a ruinée de fond en comble. Tes parens
» ne t'ont rien laissé , mon enfant ; ainsi il faut songer à te
» tirer de la situation où nous voil outes deux. Moi , je
>> ne puis plus rien entreprendre ; ris je vais , du moins ,
» t'aider de mes conseils . Le comte e a comtesse de Hoch-
>> buttel ont conservé un souvenir tes flatteur de mes ser-
» vices ; avec une lettre de moi , tu s
» je le serais moi - même. Avant 1 .
>> adroite comme tu l'es , que sait-o
» mière femme de chambre de ma
» tu savais ce que c'est que d'êtr
>> chambre d'une comtesse ? D'abor
reçue d'eux comme
de l'année , jolie
peux devenir prela
comtesse ; et , si
remière femme de
>>
chbuttel .
Mme Babeck fut obligée de s'arr t'au moment d'entrer
dans des détails qui souriaient encre tant à sa mémoire ;
la pauvre Sara , suffoquée par ses sanglots , était hors d'état
de l'entendre . Elle la laissa pleurer à son aise , et alla composer
une longue épître à ses anciens maîtres , pour les supplier
d'admettre dans leur maison une nièce formée par
elle aux bons principes . Partout ailleurs où les bons principcs
de Me Babeck eussent été cnus , ils auraient suffi
pour faire rejeter sou élève ; mais en était autrement , et
pour cause , chez M. le comte de
Sara , munie d'un petit paquet Ja précieuse lettre de
sa tante dans son sein , s'achemir tristement vers la capitale
. Elle se fait indiquer l'hôtes u comte ; elle entre ,
la tête baissée . Elle était déjà sur les premières marches
du perron , lorsqu'une grosse voix lui crie : « Où allez-vous ,
» la petite ? » Effrayée , elle se retourne , et voit une tête
passée par une lucarne , près de la porte ; c'était celle du
/ suisse qui répète sa question avec la même aménité . « Mon-
» seigneur , répond-elle toute tremblante , voici une lettre
» de ma tante. » Le largè baudrier et les épaulettes du
suisse lui avaient ébloui les yeux , elle le prenait pour le
152 MERCURE DE FRANCE ,"
comte .
xx
ww «Et quelle est cette tante ? Mme Dorothée Ba-
>> béck . - Ah ! la chère Mme Babeck ! Nous voyons ce que
c'est montez , la petite , montez. » Il sonne ; un domestique
vient au- devant de Sara , prend sa lettre , et la porte
à l'une des femmes de la comtesse.
Pendant que Sara attend dans l'antichambre , entourée de
de dix laquais , qui la considèrent en ricanant , nous allons
essayer de faire connaître les maîtres de la maison. Leur
fortune était immense ; ils en avaient joui si long-tems , et
de tant de façons ensemble , qu'ils imaginèrent , un jour ,
de chercher le bonheur , chacun de son côté , et à sa manière.
M. le comte de Hochbuttel acquit la plus brillante
renommée par ses chevaux , son jeu , et ses maîtresses ; Mme
la comtesse remplit toute l'Allemagne du bruit de ses soupers
à la française , de ses romans , et de ses noirceurs.
Effrénée dans ses passions , implacable dans ses vengeances ,
rien ne lui coûtait pour assouvir les unes et les autres.
-
-- Sara est enfin introduite à sa toilette . « M Babeck
» me dit beaucoup de en de vous , mon enfant ; mais , levez
>> donc la tête , qu'on voie ! Oui , de la figure , des yeux....
Et , pas de service Non , Madame la comtesse .
>> J'entends , toute la gaucherie de la province ; maís , on
» vous formera , la petite , je vous recommanderai à Mlle Ida ,
» ma femme de confiance . Je ne puis me résoudre à renvoyer
» ce qui me vient de la part de cette bonne Babeck . » Sara
rendait grâces au ciel de lui avoir donné une maîtresse aussi
indulgente.
-
Le comte , qui avait été averti par un de ses gens , entra
comme par hasard. « Ah ! vous voilà , Comte ; je vous
>> aurais fait prier de passer chez moi. La pauvre Dorothée !
» savez-vous qu'il lui est arrivé de bien grands malheurs ?
» tenez , voici sa lettre et sa nièce . Oui , la lettre doit être
>>> tout-à-fait touchante ; mais la nièce est bien , très- bien, foi
» d'homme d'honneur. Vous n'êtes donc pas heureuse, petite?
>> Monseigneur , dans votre maison, je ne puis manquer de
» l'être , à ce que m'a dit ma tante. Elle a , parbleu , raison
» votre tante... Mais , elle est jolie , sur ma parole , du dernier
» joli ! Qu'est- ce que vous ferez de Comtesse ? Tenez , il
» me vient une idée excellente , à moi ; vous savez que mon
>> valet de chambre est un lourdaud qui casse et déchire
>> tout ce qu'il touche : il faut charger la petite d'avoir soin
» de mes dentelles et de mes porcelaines . Ce sera toujours une
>> occupation pour elle , en attendant qu'elle soit en état
» de faire son service auprès de vous. La comtesse ne
ça ,
JUILLET 1808 . 153
put s'empêcher de rire aux éclats . « Vos dentelles et vos
porcelaines ! en vérité , Comte , je ne vous vis jamais si
» soigneux et si rangé. Au reste , vous êtes le maître . Allez ,
» Sara ; le valet de chambre de monsieur le comte vous ins-
» truira de ce que vous aurez à faire . »
Sara se retira en faisant une profonde révérence ; un
rouge de feu couvrait ses joues ; les regards du comte et les
ris de la comtesse l'avaient toute déconcertée . Les deux illustres
époux restés seuls , continuèrent à s'égayer sur l'idée du
comte , et sur l'embarras de la petite innocente.
- « C'est
>> assez plaisanter , dit enfin la comtesse , avec le plus noble >> sang-froid : vous savez nos arrangemens
, comte ; liberté ,
>> liberté absolue ! >>
---
M. le comte sort en baisant la main de sa digne moitié , et
se sentant très-disposé à user , dans toute sa plénitude , de la
permission qu'elle voulait bien lui donner ; l'occasion ne
tarda pas à s'en offrir . Dès le lendemain matin , Sara , docile
aux leçons du valet-de - chambre et de Mlle Ida , était dans
l'anti-chambre de son maître , occupée à bâtir son jabot et
ses manchettes de point. Le com Paperçoit et sourit. Il
sonna pour demander son déjeûner , et , au lieu de l'épais
valet-de -chambre , c'est la jolie Sara qui vient lui verser son
café . « Aravir , petite , lui dit-il ; nouveau Jupiter , me
» voilà servi par une Hébé ; et , sans doute , la sienne n'était
pas aussi jolie que toi , car eût -il pu se résoudre à la rem-
» placer par Ganymede ? — Je ne sais pas quel était ce
» Monsieur-là , répondit modestement Sara ; mais j'ose vous
> assurer , M. le comte , qu'il ne prenait pas de meilleur café
» que vous ; j'y ai mis tous mes soins. Mille grâces , char-
» mante petite , il ne peut être que délicieux .... Mais que
>> vois-je ? Comment est-il possible d'avoir des mains de cette
» blancheur , en province , et au milieu d'occupations gros-
» sières ? » Et il lui prenait la main pour mieux la considérer.
Sara essaya de la retirer , le comte la serra plus fort.
— « Tu veux en vain m'échapper , belle enfant ; il faut que
» tu apprennes à connaître où ton heureuse étoile t'a con-
>> duite ; tiens , prends une tasse , un siége , et déjeûne avec
» moi. Ah ! M. le comte , je sais trop bien que le res-
» pect ... Point de respect , ma petite ; de la confiance et
» de l'abandon ! » Il approche une chaise , et la fait asseoir
malgré elle. Sara couvrait avec son mouchoir la rougeur de
son visage. « Quoi ! pleurerais- tu , par hasard ? . Mais , je
» devine , tu as laissé là-bas quelqu'objet chéri , un amant
» bien gauche , bien sot , bien transi ? Non , M. le comte ,
--
-
-
-
154 MERCURE DE FRANCE ,
- ((
-
―
1
-
>>>>Albert n'est ni sot , ni gauche. Ah ! ah ! c'est un mon-
» sieur Albert ! Et qu'est-ce que c'est que monsieur Albert ?
C'est un honnête jeune homme qui m'a promis de m'é-
» pouser. - Oui , oui , comme cela se promet ; et où est-il ce
>> Monsieur qui épouse ? · Hélas ! il est à Berlin ; mais mal-
>> heureusement je ne sais où il demeure.
pas
Malheureu-
>> sement ? Voyez donc la petite innocente ! Allons , Sara ;
» oublie ton M. Albert , ou du moins ne m'en parle plus. Va
» mettre le verrou à la porte de ma chambre ; il ne faut pas ,
» en effet , que mes gens voient que je te fais déjeûner avec
>> moi . » Sara court à la porte , l'ouvre et s'enfuit . Le comte
se lève, s'élance après elle, et rencontre dans l'anti- chambre
un chasseur à la livrée du premier ministre , qui lui annonce
la visite de son maître . En toute autre circonstance ,
la vanité du comte se serait trouvée flattée de cette visite ;
il fallut , dans le moment présent , qu'il fit un grand effort
sur lui -même pour ne pas maudire à haute voix les fàcheux
et les premiers ministres.
trouva
Devenue méfiante depuis cette dernière tentative , Sara
trouvait toujours quelque moyen de n'entrer dans l'appartement
de M. le comte , que lorsqu'elle savait qu'il n'était
point seul. Piqué de ses petites rusés , le comte ,
bientôt un prétexte pour mettre sa prudence en défaut. La
résistance ne fait que l'enflammer davantage ; il devient
très- pressant . Sara , semblable à l'oiseau échappé que l'on
veut reprendre , vole d'un bout de la chambre à l'autre ; le
comte la poursuit , il saisit enfin une de ses mains , mais de
l'autre elle le repousse ses doigts s'embarrassent dans les
cheveux du comte , et son faux toupet s'y trouve suspendu .
Dans ce moment , la porte s'ouvre . . . . C'était la comtesse
qui amenait chez son époux une jeune femme , à laquelle
tout Berlin savait qu'il cherchait à plaire . La surprise , l'embarras
du comte ne peuvent se décrire . La jeune femme
riait aux éclats ; la comtesse se mordait les lèvres pour n'en
pas faire autant ; et Sara confuse , quoique victorieuse , son
tablier à ses yeux , avait déjà gagné l'anti- chambre .
Le comte , dissimulant son dépit , s'efforça de plaisanter
lui-même sur sa mésaventure ; mais il était intérieurement
trop humilié pour ne pas s'occuper déjà de ses moyens de
vengeance : il saisit les premiers que lui offrit le hasard ; et
ce fut le soir même dans une conversation qu'il eut avec la
comtesse.
« Vous sentez bien , Madame , lui dit-il , que j'avais trop
» d'usage pour ne pas tourner en plaisanterie la scène de ce
JUILLET 1808. 155
» ser.
―
>> matin ; mais , maintenant que nous sommes seuls , je ne dois
» pas vous cacher que c'est un monstre d'ingratitude que
» votre petite Sara. Comment , ma Sara ? Mais , comte , je
» ne l'ai prise que parce que vous avez paru vous y intéres-
Moi ! de ma vie : et comment m'intéresserais -je à
» une petite effrontée qui ne respecte rien , pas même sa
» maîtresse , et qui se permet de parler d'elle avec une im-
>> pudence ... De moi ? la malheureuse ! Et qu'ose-
» t-elle dire ? En vérité , je ne puis prendre sur moi de le
» répéter. Expliquez-vous , comte , je l'exige . Eh
>> bien ! elle va débitant par-tout que vous mettez du blanc .
>> - Langue de vipère ! Que vos sourcils sont peints .
Que vous avez trois dents postiches.
-
-
----
>> L'infame ! · Oh !
» la scélérate ! je n'en veux pas entendre davantage . Oh !
» petite misérable , que tes noirceurs vont te coûter cher ! »
Le comte souriait , il voyait que tous ses traits avaient porté .
Dès le lendemain , Sara fut reléguée dans les cuisines , et
condamnée aux emplois les plus vils de la maison. Tous les
domestiques la plaignaient ; elle supportait son sort avec
patience , et n'éprouvait de chagrin que lorsqu'elle rencontrait
l'orgueilleuse Ida , qui ne manquait jamais de lui rire
au nez en haussant les épaules .
Pauvre Sara ! elle était loin de prévoir à quels excès la
vengeance allait se porter contr'elle . Heureuse d'ètre délivrée
des poursuites de M. le comte , et se rappelant toujours
le premier accueil de sa maîtresse , elle se livrait à l'espoir
d'être bientôt rapprochée d'elle , lorsqu'un matin , Ida lui
apporte l'ordre de sortir de l'hôtel à l'heure même. Elle
demande qu'il lui soit permis d'aller se jeter aux pieds de la
comtesse ; la cruelle messagère lui répond que si elle tarde
d'un instant à obéir , elle la fera traîner à la porte par des
valets.
, Sara , dans lá rue son paquet
sous le bras , ne sachant
de
quel côté se diriger
, entre
chez une honnête
marchande
,
dont la boutique
était presqu'en
face de l'hôtel
de Hochbuttel
;
elle lui expose
son embarras
. La marchande
lui offre de la
conduire
chez une riche
douairière
, où elle peut compter
sur les meilleurs
traitemens
. Sara accepte
avec reconnaissance.
Tout à coup paraissent
deux agens de police, qui l'arrétent
comme
accusée
de vol . A ce mot affreux
, ses joues
pålissent
, un tremblement
universel
la saisit ; elle veut
parler
, sa voix expire
; et ces signes
de son innocence
sont
déjà pris pour une première
conviction
. La bonne
marchande
elle-même
, levant
les yeux au ciel , s'écriait
: « Hé-
1
156 MERCURE DE FRANCE ,
» las ! dans un âge aussi tendre , avec une physionomie qui
» respire la candeur , qui l'eût jamais pu soupçonner ? »
Sara est conduite , ou plutôt portée à l'interrogatoire du
magistrat charge de la police. On ouvre son paquet , et le
premier objet qu'on y aperçoit est un collier de diamans , qui
est reconnu appartenir à la comtesse de Hochbuttel . Il est
présenté à la jeune accusée , qui avoue l'avoir yu plusieurs
fois sur la toilette ', ou au cou de sa maîtresse . On lui demande
comment ce bijou se trouve parmi ses effets ; elle ne
répond que par un sourire plein d'amertume et d'expression.
Elle est envoyée en prison. 368
>>
L'instruction du procès commence : Ida vient y déposer
comme témoin ; les probabilités s'accumulent . Sara , sommée
de confesser son crime , dit d'une voix douce , mais
ferme : « Messieurs , en vérité , je ne suis pas coupable.
Jamais on ne put tirer d'elle d'autres paroles . « Mais la
» sûreté publique , disaient les uns , veut un exemple : sans
doute , disaient les autres ; mais elle est trop jolie pour être
>> condamnée . » Cette dernière réflexion fut l'arrêt de la
malheureuse Sara . Le président du tribunal , homme intègre
, mais timide , craignant en effet de paraître séduit par
les charmes d'une jeune fille , s'arma , par un excès contraire
, d'une rigueur aveugle : son opinion entraîna celle de
ses collègues ; la fatale sentence fut prononcée . On vint la
signifier à Sara dans sa prison . Elle dit encore avec le même
calme « Messieurs , en vérité , je ne suis point coupable . >>
Déjà le jour du supplice est fixé ; déjà , selon l'usage du
pays , elle est revêtue de son habit de mort , de la fatale
robe blanche et noire . Elle était assise sur un banc de pierre ;
ses mains étaient liées : elle priait . Le docteur Naumann ,
chirurgien des prisons , suivi d'un de ses élèves , traversait la
cour le jeune homme , frappé du costume sinistre de la
prisonnière , arrête ses regards sur elle ; il jette un cri
lamentable ; il tombe à ses pieds : c'était Albert.
Depuis son départ de sa ville natale , Albert n'ayait rien
négligé pour se procurer des nouvelles de sa chère Sara ;
mais, tout ce qui était parvenu à sa connaissance , c'est
qu'elle était partie pour Berlin . Me Babeck n'avait eu garde
de confier à personne en quelle maison elle envoyait sa niece ;
et Sara , pendant le peu de tems qu'elle avait passé à l'hôtel
de Hochbuttel , n'avait pu faire que de légères recherches
pour découvrir la demeure de son fidèle Albert .
« Sara , ma Sara , lui disait-il d'une voix qu'entrecou-
» paient les sanglots , était- ce ici que je devais te revoir ? »
JUILLET 1808. 157
-Elle ne pouvait l'entendre : elle était complètement évanouie
. Albert arrosait de larmes les liens dont étaient chargées
ses mains délicates , il les serrait dans les siennes , il
l'appelait à grands cris . Les secours du chirurgien la firent
revenir peu à peu ; son premier regard rencontra celui de
son amant ; et ces paroles , qui semblaient être les seules
dont une commotion violente lai eût laissé l'usage , sortirent
aussitôt de sa bouche : « Messieurs , en vérité je ne suis point
>> coupable.
» Non , elle ne l'est point , s'écria le jeune homme , non ,
» elle ne peut l'être ! Monsieur , dit- il à son maître , cette
>> malheureuse fille a toute ma tendresse ; si elle périt , je
» meurs . Sauvons-la ; c'est moi qui vous devrai la vie . -Hé-
» las ! que puis-je faire pour elle ? son arrêt est prononcé.—
>> Eh bien ! si ses juges n'ont pas été touchés de sa jeunesse
» et de sa beauté , vous savez qu'il est un état du moins , ой
» les lois ordonnent de respecter les jours de la femme la
>> plus criminelle ; c'est la seule voie de salut qui nous reste,
» employons-la . - Jeune homme , vous exigeriez de moi
» une fausse déposition ? — Eh ! ne sont - ce pas aussi de
>> fausses dépositions qui l'ont perdue ? Serons-nous plus
Sans
»> scrupuleux que les scélérats qui l'assassinent ? »
attendre la réponse définitive du docteur , Albert se penche
vers Sara , il lui parle à l'oreille ; il lui dicte la déclaration
qu'elle doit faire : mais quelle est sa surprise et sa douleur ?
Sara , par un simple signe de tête , exprime son refus de recourir
au moyen qui lui est offert ; puis levant les yeux au
Ciel , et s'efforçant de ramener ses mains sur son coeur , elle
semblait dire : « Ils ont voulu ma mort ; laissez -moi du moins
» la recevoir avec toute mon innocence !
-
-
-
» Vous le voyez , mon ami , dit le docteur ; irai -je attester
» ce que cette infortunée dément elle-même ? Venez , quit-
>> tons ces horribles lieux ; épargnez-vous un spectacle dé-
>> chirant. Moi , que je la délaisse , s'écrie Albert , que je
» la fuie quand elle n'a plus que moi sur la terre ! Non , je
» ne m'en sépare plus ! .... » La cloche funèbre se fait entendre
, les portes s'ouvrent , la garde paraît . Albert frémit ,
il embrasse étroitement Sara , il veut la couvrir de son corps ;
lutte trop inégale ! elle est bientôt arrachée de ses bras ;
il s'élance sur le sabre d'un soldat , il tente de s'en percer
mais , à l'instant même , désarmé , saisi , il voit entraîner
celle qu'il adore ; il to mbe à terre sans force et sans mouvement.
Le funèbre cortège s'avance vers le lieu du supplice ; le
158 MERCURE DE FRANCE ,
peuple , en contemplant la victime , paraissait touché de la
voir si jeune et si belle ; et par un cruel caprice du coeur.
humain , toute cette multitude se précipitait pour être témoin
du coup fatal qui allait trancher ses jours. Tout à coup le
canon retentit , de bruyantes acclamations l'accompagnent ;
des cavaliers percent la foule en criant : grâce ! grâce ! On
les entoure , on apprend que la Reine est accouchée , que
l'héritier du trône vient de naître , Un antique usage accorde
la vie à tous les condamnés . Le peuple entier répête les cris
de grâce ; Sara est reconduite à la prison ; elle n'avait point
changé de visage un seul instant ; elle paraissait profondément
insensible à tout ce qu'elle voyait , à tout ce qu'elle entendait .
-
Au bruit qui se fait autour de lui , Albert sort de l'anéantissement
où il était plongé. Ses yeux s'ouvrent , aperçoivent
Sara , il la prend pour son ombre , il se croit transporté avec
elle dans un autre monde . «‹ - Elle a sa grâce , lui criait- on
» de toutes parts , elle ne mourra pas. - Elle ne mourra
» pas ! répétait-il , en la contemplant ; je pourrai donc vivre
» pour elle ! » Il lui adressa les paroles les plus tendres, elle
ne répondit pas ; il la conjura de parler , elle resta muette :
ses yeux étaient fixes , ses paupières immobiles. Le docteur
, inquiet lui-même de l'état de son élève , le pressait instamment
de se retirer , pour laisser à sa jeune amie le loisir
de prendre quelque repos . Sûr de la revoir librement désormais
, Albert se laissa enfin persuader ; en sortant , il remit
à la femme du geolier tout l'argent qu'il possédait , et la
supplia de prodiguer tous ses soins à Sara.
Le lendemain , dès le point du jour , il vole auprès d'elle ;
il espérait que le sommeil ayant calmé ses sens , l'effroi
aurait fait place par degrés à la joie de l'heureuse révolution
survenue dans son sort . Il la voit , il lui parle ;
même silence , même stupeur : de sinistres idées s'emparent
de lui ; il les repousse , il n'ose s'avouer à lui-même que
l'excès de l'infortune et de la douleur a pu aliéner l'esprit
de cette faible créature . Le docteur arrive ; de légères observations
lui suffisent pour s'assurer que la malheureuse
Sara a totalement perdu l'usage de la raison .
Accablé par cette funeste certitude , Albert retombe dans
le plus violent désespoir ; son maître ne parvient à lui rendre
quelque calme , qu'en lui faisant aussitôt entrevoir la possibilité
d'obtenir que sa jeune amie soit conduite dans sa
maison , pour y recevoir le traitement particulier qu'exige
son état . La requête aux juges est dressée sans délai ; elle
n'éprouve point d'opposition ; bientôt il est permis au docJUILLET
1808. 159
teur de retirer et de garder Sara chez lui , sous sa responsabilité
.
4
Tous ses vêtemens avaient été enlevés , le jour qui devait
être le dernier de sa vie. Il ne lui restait plus que son habit
de mort , la robe blanche et noire . Le docteur fut donc
obligé de l'emmener dans ce sinistre costume. Son premier
soin fut de le lui faire quitter ; mais , à son grand étonnement
, la malheureuse fille fondit en larmes , et refusa toute
nourriture , jusqu'à ce qu'on le lui rendit. Les traitemens
les plus doux ne pouvaient obtenir d'elle une seule parole :
si le docteur , dans le dessein de faire quelqu'impression
sur ses organes , prenait un ton de voix plus élevé que
de coutume , elle se croyait encore devant ses juges , et ,
joignant les mains , elle ne savait que répéter : « en vérité ,
» Messieurs , je ne suis point coupable . »
Albert , pendant que son maître et lui travaillaient
rendre la raison à l'infortunée Sara , réfléchit qu'il n'était
pas moins important de lui rendre l'honneur. Il fit toutes
les démarches nécessaires pour obtenir la révision du procès ;
elle commença sous les meilleurs auspices : toute la ville
faisait des voeux pour la jeune victime , qui n'avait été sauvée
de la mort que par le hasard le plus extraordinaire .
Déjà le comte et la comtesse de Hochbuttel ne se montraient
plus en puhlic ; ils ne pouvaient se dissimuler qu'ils
étaient l'objet de l'animadversion générale . Ce n'est pas toutefois
que leur intention eût été de pousser leur vengeance
jusqu'à cette affreuse , extrémité. Ils n'avaient pas cru que
le châtiment du délit qu'ils dénonçaient pût étre plus grave
qu'une simple détention ; et déjà le comte avait calculé que
Sara , réduite à l'opprobre et à la misère , se trouverait trop
heureuse de se remettre en son pouvoir. Mais le docteur
craignant quelques nouvelles machinations de leur part ,
leur avait fait donner le faux avis de la mort de leur innocente
victime .
Bientôt un trouble inconnu avait remplacé la fureur dans
l'ame de la comtesse ; poursuivie par les remords de sa conscience
, elle ne pouvait plus goûter aucun repos. La nuit
sur-tout était pour elle un tems d'angoisse et d'effroi ; elle
ne pouvait supporter l'obscurité , ni la solitude ; il fallait
qu'une de ses femmes veillât auprès de son lit. Pour surcroît
de douleur , ce qui lui restait de charmes s'était rapidement
évanoui ; sa santé dépérisssait de jour en jour :
celui de sa punition approchait.
Sara était gardée dans un pavillon , à l'extrémité du jardin
160
MERCURE
DE FRANCE
,
du docteur ; son amant y passait des journées entières auprès
d'elle , sans que ses soins délicats , ni toutes les ressources
de l'art opérassent le moindre changement heureux sur son
esprit . Albert rentrait , un soir , après avoir terminé de nombreuses
visites ; impatient de savoir des nouvelles de Sara ,
il vole au pavillon ; il n'y trouve qu'une femme éperdue
qui lui apprend que tandis qu'elle était allée dans la maison
remplir quelques devoirs , la jeune malade avait disparu ,
sans laisser aucun indice de la route qu'elle avait pu prendre.
Au lieu de perdre en reproches un tems précieux ,
Albert s'élance hors de la maison , il court çà et là dans
les ténèbres , il interroge tous les passans , personne n'a
vu celle qu'il cherche : après trois heures de la plus cruelle
agitation , il revient épuisé de fatigue et de douleur , annoncer
au docteur qu'il n'y a plus d'espoir de retrouver sa malheureuse
amie ; son état différait peu de celui où il était ,
le jour même qui devait terminer l'existence de l'infortunée
' créature .
Cependant Sara , protégée par l'obscurité , traverse plusieurs
rues de Berlin ; et , soit par effet du hasard , soit
par un de ces souvenirs confus que l'on observe souvent
dans les individus attaqués de démence , elle arrive devant
l'hôtel de Hochbuttel ; les portes étaient ouvertes ; il était
minuit ; il y avait grand jeu dans les appartemens du comte ,
et tous les domestiques, à l'imitation de leurs maîtres, jouaient
dans la lóge du suisse . Sara entre , elle n'est vue de personné
; elle reconnaît un escalier dérobé qui conduit &
l'appartement de la comtesse ; elle monte sans bruit , et
paraît tout à coup à la porte d'un cabinet qu'occupait Ida,
l'infame calomniatrice qui l'avait perdue par un faux témoignage
. Ida lève les yeux ; elle aperçoit un fantôme vêtu
de blanc , une figure påle qui est celle de cette Sara qu'elle
croit morte , elle pousse des cris horribles et se réfugié
dans la chambre de sa maîtresse . La comtesse , fatiguée
du jeu , s'était retirée chez elle pour lire un roman nouveau
; elle tressaille , elle interroge Ida qui , étendue à
ses pieds , est hors d'état de répondre : mais bientôt tous
ses doutes sont éclaircis ; Sara est debout devant elle ; ses
mains sont croisées sur sa poitrine , et une voix qui retentit
jusque dans l'ame de cette femme perverse , prononce lentement
: « En vérité , je ne suis point coupable. » Comme
frappée de la foudre , la comtesse tombe, évanouie à côté
de sa complice . Sara se retire , et sort de l'hôtel sans avoir
été découverte par aucune autre des personnes qui l'habitent .
Elle
JUILLET 1808. 161
mann' ;
Elle regagne heureusement la demeure du docteur Nauc'est
Albert qui la reçoit ; il la serre dans ses bras ,
il la baigne de ses larmes ; elle est aussi insensible aux transports
de sa joie qu'elle l'était ordinairement à l'expression
de sa pitié. Ravi d'avoir retrouvé l'objet de toutes ses affections
, le jeune homme renouvelle ses vives instances pour
hâter la révision du procès. Un événement inespéré , dont
il était bien éloigné de pénétrer le motif, fit plus , en un
instant , que ses longues et pressantes sollicitations.
Glacée par la terreur , la comtesse avait cru voir devant
elle l'ange de la mort , chargé de lui annoncer sa fin prochaine.
Dès qu'elle eut repris ses sens , elle envoya prier
un officier public de venir recevoir une déposition importante
, qu'elle ne pouvait différer d'un instant . Elle confesse
c'est par son ordre que le collier de diamans a été caché
parmi les effets de Sara, Ida , interrogée , déclare que c'est
a l'instigation de son maître qu'elle a porté un faux témoignage
. L'ordre est donné d'arrêter les trois coupables : la
comtesse n'échappe à l'infamie qui l'attend que par une mort
accompagnée d'horribles convulsions .
que
DE
LA
DEPT
DE
Il n'existait plus d'obstacle à la réhabilitation de l'infortunée
victime de la trame exécrable qui venait d'être découverte.
Le jour fixé pour cet acte de justice , tout ce qu'il
y avait de plus illustre dans Berlin se pressa dans l'enceinte
du tribunal . Le docteur Naumann fut invité à produire
la prisonnière qui lui avait été confiée ; il s'avance
conduisant Sara par la main . Albert marchait derrière elle ,
prêt à soutenir ses pas chancelans . Tous les regards étaient
attachés sur ce charmant visage , décoloré par l'infortune
et plus blanc que son vêtement , sur ces yeux immobiles
et privés d'expression : on eût dit voir marcher une statue
d'albâtre. Oppressés par un vertueux remords , les juges
n'osaient la contempler.
་ ༈ ༼ Le président se lève : il déplore la fatale erreur du tribunal
, et le félicite de ce qu'il est encore en son pouvoir
de la réparer. Il prononce enfin l'heureuse déclaration qui
doit venger la vertu du triomphe passager du crime . Sara
semblait ne pas entendre ; mais à ces mots : « Nous recon-
» naissons , en conséquence , ladite Sara Nelken pour plei-
>> nement acquittée et parfaitement innocente du délit dont
» elle était accusée ...... » Elle s'écrie d'une voix forte et
sonore : « Oui , oui , je suis innocente , et je le fus toujours ! »
Ses yeux s'animent , ses joues et ses lèvres se colorent ; elle
promène ses regards autour d'elle , elle les àrrête sur Al-
L
5.
162 MERCURE DE FRANCE ,
bert. « Ah ! c'est lui ! » s'écrie- t -elle , et elle tombe dans
es bras. En un instant , toute l'assemblée est instruite par
le docteur Naumann de l'amour et de la fidélité de l'honnête
Albert . « Pourrai-je supporter tant de félicité en un
» jour ? disait le jeune homme à ceux qui l'entouraient ; en
» lui rendant l'honneur , on lui a rendu la raison . » En effet ,
elle l'entendait , elle lui répondait ; elle reconnut le docteur
et lui rendit grâce de ses soins . Elle dit aux juges qui étaient
descendus de leurs siéges pour lui exprimer leurs regrets
qu'elle prierait Dieu toute sa vie , de leur pardonner le mal
qu'ils lui avaient fait .
L'infanie Ida fut condamnée à une détention perpétuelle
-dans une maison de correction . La famille du comte obtint
que sa peine se bornerait à vingt ans de prison dans un châ
teau-fort. Albert s'est acquis la plus brillante réputation dans
son art ; le docteur Naumann , qui n'avait point d'enfans , lui
a légué toute sa fortune . Sara est la plus vertueuse et la plus
douce des femmes : à sa prière , son mari a bien voulu permettre
qué sa tante vint terminer ses jours près d'elle . Ce
fut un samedi qu'elle dut être conduite à la mort : toutes les
semaines , à pareil jour , elle visite les prisonniers ; elle leur
porte des consolations et des secours .
L. DE SEVELINGES .
Nota. Quoique M. Kotzebue n'ait fait aucune difficulté
de s'emparer d'un Conte qui m'appartient ( aaiinnssii que l'atteste
ma réclamation insérée dans le Mercure du 2 Juillet ) , je .
n'ai pas eru devoir publier celui que l'on vient de lire , sans
déclarer que j'en ai pris le sujet dans une Nouvelle de cet
auteur , intitulée : Das arme Gretchen. Sans indiquer les
nombreux changemens qui m'ont paru nécessaires , je me
bornerai à dire que , chez M. Kotzebue , l'héroïne est réellement
pendue ; au moment où le docteur va la disséquer
sen amant la reconnaît . Comme l'exécution avait été mal
faite , la pauvre fille revient à la vie , mais elle se trouve
attaquée d'une folie incurable. J'ai pensé qu'il fallait supprimer
d'affreux détails et amener un dénouement ; mes lecteurs
décideront si je me suis trompé.
JUILLET 1808. 165
1
***
}
LA PRINCESSE DE CLÈVES , suivie des Lettres de
Mme la marquise sur ce roman , et de la Comtesse
de Tende. A Paris , de l'imprimerie des sourdsmuets
, sous la direction d'Ange Clo , rue Saint-
Jacques , nº 256 . 1807 .
-
AVANT la Zaide de Mme de la Fayette , que l'on
aurait dû insérer dans ce recueil , et les deux autres
romans du même auteur dont nous allons rendre compte,
les romans de la Calprenède et ceux de Mlle de Scudéry
, composés sous la minorité de Louis XIV , avaient
la vogue , et jouissaient d'une grande réputation. Ils
avaient chassé des ruelles et des toilettes la divine Astrée
et la Diane de Montemayor dont elle était une imitation
: ils en furent chassés à leur tour par ces trois ba
gatelles aimables , ouvrages d'une femme de beaucoup
d'esprit qui avait recueilli à la cour d'Henriette d'Angleterre
, première femme de Monsieur , frère du roi ,
et dans la confiante amitié dont cette princesse l'honorait
, cette fleur de galanterie noble et de sentiment
que Racine répandit depuis à pleines mains sur sa tragédie
de Bérénice . Alors disparurent de la cour et de
la ville , et furent relégués dans les bibliothèques poudreuses
, ces énormes billots des Cleopátrès , des Caloandres
, des Cyrus , des Artamènes , des Clélies , dont les
interminables conversations égalaient en longueur les
grands coups de lance que leurs héros se portaient , sans
jamais se tuer. Alors les rodomontades du célèbre Artaban
furent appréciées ce qu'elles valaient. Dans ces
productions distinguées , c'est -à -dire dans Zaide , la
Princesse de Clèves et la Comtesse de Tende , les amans
et les maîtresses sont tendres et passionnés , et se contentent
d'aimer au lieu de discourir sur l'amour ; et
des héros y sont braves , et non pas fanfarons. C'était ,
sans resserrer le domaine de l'imagination , faire évanouir
les chimères que l'on prend quelquefois pour elle ,
quoiqu'il soit si aisé d'en saisir la différence . Nous ne
perdrons pas notre tems à discuter si Ségrais eut quelque
part à ces intéressantes Nouvelles : elles ont été attribuées
à Mme de la Fayette , de son vivant ; elles sont
parvenues sous le nom de cette dame à la postérité ;
L3
164 MERCURE DE FRANCE ,
ne lui ôtons donc point ce que personne ne lui conteste
, ou du moins n'a intérêt à lui contester.
M. de Laharpe , dont l'autorité est d'un grand poids en
matière de goût , sur-tout lorsqu'il juge les morts , semble
donner à Zaïde le pas sur les autres romans de Mme' de
la Fayette . Il ne trouve rien de si intéressant que la
situation de Zaïde et de Gonsalve , qui , s'aimant à la
première vue par un de ces coups de sympathie qui
décident en un moment de notre destinée , et ignorant
chacun la langue de l'autre , n'ont que leurs regards
pour interprêtes de leur passion . Certainement , il y a
un intérêt doux dans cette situation ; 'mais est-il à comparer
à celui qu'inspire la princesse de Clèves , lorsque ,
ne pouvant résister à la passion qu'elle ressent pour le
duc de Nemours , l'homme le plus aimable de la cour
de Henri II , se croyant trop faible avec sa vertu , elle
se jette dans les bras de son mari qui l'adore , lui fait ,
en rougissant , l'aveu de cet amour qu'elle combat vainement
, sans lui en nommer l'objet , et le prie de l'aider
à en triompher. Cette situation est unique. C'est
peut-être même un problême à résoudre que de décider
quel est le personnage le plus intéressant ou de la
femme qui se résout à un aveu si pénible , ou du mari
qui le reçoit et le pardonne ; et le style est , dans ce
moment , au moins égal à la force de la situation. Ecoutons
Mme de la Fayette : « Que me faites- vous envisager,
» madame , s'écria M. de Clèves ? Je n'oserais vous le
» dire , dans la crainte de vous offenser . Mme de Clèves
>> ne répondit point ; et , son silence achevant de confir-
» mer son mari dans ce qu'il avait pensé , vous ne me
» dites rien , reprit-il , et c'est me dire que je ne me
>> trompe pas. Eh bien , monsieur , lui répondit- elle ,
» en se jetant à ses genoux , je vais vous faire un aveu
» que l'on n'a jamais fait à son mari ; mais l'innocence
» de ma conduite et de mes intentions m'en donne la
» force . Il est vrai que j'ai des raisons pour m'éloigner de
» la cour , et que je veux éviter les périls où se trou-
>>> vent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai
» jamais donné nulle marque de faiblesse , et je ne
» craindrais pas d'en laisser paraître , si vous me
» laissiez la liberté de me retirer de la cour , ou si
JUILLET 1808 . 165
» j'avais encore Mme de Chartres ( sa mère ) pour aider
» à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti
« que je prends , je le prends avec joie pour me conser-
» ver digne d'être à vous. Je vous demande mille par-
» dons , si j'ai des sentimens qui vous déplaisent , du
» moins je ne vous déplairai jamais par mes actions.
>> Songez que , pour faire ce que je fais , il faut avoir plus
» d'amitié et plus d'estime pour un mari
que l'on n'en
» a jamais eu : Conduisez-moi , ayez pitié de moi , et
» aimez-moi encore si vous pouvez. » Nous ne connaissons
rien , dans ce genre , de plus beau que ce discours ,
et sur-tout que la phrase touchante qui le termine ; et ,
s'il y a quelque chose au-dessus , ce ne peut être que là
réponse de M. de Clèves. « M. de Clèves était demeuré ,
>> pendant tout ce discours , la tête appuyée sur ses
>> mains , hors de lui-même , et il n'avait pas songé à
» faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de par-
» ler , qu'il jeta les yeux sur elle , qu'il la vit à ses
» genoux , le visage couvert de larmes et d'une beauté
>> si admirable , il pensa mourir de douleur ; et l'em-
>> brassant en la relevant : Ayez pitié de moi vous-
» même , madame , lui dit -il , j'en suis digne ; et par-
» donnez si , dans les premiers momens d'une affliction
>> aussi violente qu'est la mienne , je ne réponds pas
» comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous
>> me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que
» tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ;
>> mais aussi je me trouve le plus malheureux homme
» qui ait jamais été ...... J'ai tout ensemble la jalou-
>> sie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impos-
>> sible d'avoir celle d'un mari , après un procédé comme
» le vôtre ; il est trop noble pour ne me pas donner une
» sûreté entière , il me console même comme votre
» amant .... Vous m'estimez assez pour croire que je
» n'abuserai pas de cet aveu : vous avez raison , ma-
» dame , je n'en abuserai pas , et je ne vous en aimerai
» pas moins. » Alors M. de Clèves presse sa femine pour
qu'elle lui nomme celui qu'elle veut éviter ; mais elle
résiste , et termine cette scène attendrissante par ces
paroles remarquables : « Vous m'en presseriez inuti-
» lement , répliqua-t - elle ; j'ai de la force pour taire ce
---
166 MERCURE DE FRANCE ,
*
» que je ne crois pas devoir dire . L'aveu que je vous ai
» fait n'a pas été par faiblesse ; et il faut plus de courage
» pour avouer cette vérité , que pour entreprendre de
» la cacher. » Lorsqu'on se rappelle que M. de Nemours
, caché à son insçu dans les jardins de Mme de
Clèves , entendait cette conversation , l'intérêt de cette
situation s'accroît encore de la présence de ce prince ;
et l'on n'est plus étonné du prodigieux succès qu'obtint
dans sa nouveauté ce roman qui , aux yeux de la postérité
, n'a rien perdu de son mérite. Boursaut , connu
par ses deux comédies du Mercure galant et d'Esope à
la Cour , fit , de la princesse de Cleves , une tragédie
qu'il donna au théâtre , et qu'il intitula Germanicus .
Cette pièce ent du succès ; et l'on prétend que Corneille
dit , à une des représentations , qu'il ne manquait à cette
tragédie que le nom de Racine pour être achevée. Nous
aurons toujours beaucoup de peine à croire qu'un
homime de génie ait dit une sottise ; et Corneille savait
trop bien que l'auteur d'Andromaque , d'Iphigénie et
de Phedre ne pouvait jamais descendre à faire Germanicus.
Me de la Fayette , que cette belle situation de son
roman de la Princesse de Clèves avait sans doute séduite ,
voulut la reproduire encore dans celui de la Comtesse
de Tende. Mais elle manqua le but , précisément parce
qu'elle prétendit aller au - delà . Mme de Clèves avoue
seulement à son époux qu'elle ressent de la passion pour
un autre que lui , et c'est déjà beaucoup : il fallait tout
le talent de l'écrivain pour faire passer cette hardiesse.
Mme de Tende va beaucoup plus loin. Non-seulement
elle avone à son mari qu'elle en a aimé un autre , mais
même elle ose lui écrire ( c'est ce qui nous paraît
étrange ) qu'elle porte dans son sein un gage decet amour
adultère. Non , cela n'est ni vrai , ni même vraisemblable.
Rien ne peut excuser cet aveu , ni la mort du séducteur
, père de son enfant , ni la résolution où elle paraît
être de mourir elle-même en se livrant à toute la vengeance
d'un mari oûtragé , ni l'espoir qu'elle conçoit
que M. de Tende , sûr du secret , ne repoussera pas
de la maison paternelle le fils d'une mère coupable.
D'ailleurs cette faute connue et avouée ôte toute espé-
•
JUILLET 1808 . 167
rance d'un dénouement qui puisse satisfaire , et ravit
au lecteur cette douce incertitude où nous aimons que
l'auteur fasse , pour ainsi dire , flotter notre ame. Aussi
il s'en faut bien que le roman de la Comtesse de Tende
jouisse de la même estime que les autres romans de
Mme de la Fayette , quoique le style en soit tout aussi
recommandable.
Il nous reste maintenant à dire un mot de M. de
Valincourt, auteur des Lettres de la Marquise ***, qui
furent pendant quelque tems attribuées au père Bouhours.
Il n'est pas aisé de démêler , dans ces lettres un
peu prolixes , mais écrites avec esprit et politesse , la
véritable opinion de leur auteur sur le roman de la
Princesse de Clèves , pour l'examen duquel elles furent
composées. On voit seulement que Valincourt , ne
sachant pas lequel , de Ségrais ou de Mme de la Fayette ,
était le véritable auteur de la Princesse de Clèves , craint ,
en en disant trop de bien , de flatter un homme ; et , en
en disant trop de mal , de compromettre sa galanterie ,
et de se perdre auprès d'une femme tout à la fois auteur
et courtisan . Jean- Baptiste-Henri du Trousset de Valincourt
, était un de ces demi-seigneurs , demi-gens de
lettres , qui , n'étant pas assez titrés pour frayer avec
les Montmorenci , les Mortemar et les La Rochefoucaut ,
et n'ayant pas assez de talent, pour rivaliser avec les
Corneille , les Boileau , les Molière et les Racine , vou-
Jaient jouer le rôle d'auteurs auprès des gens
de qualité ,
et celui d'hommes de qualité auprès des auteurs . Nous
avons connu des amphibies de celle espèce , et qui
même ne valaient pas Valincourt , qui voulaient se
faire passer , aux yeux des Duras et des Richelieu
pour amis et collaborateurs de Voltaire , et aux
yeux de Voltaire , pour des gentilshommes au moins
à seize quartiers. Ces Messieurs s'attachent ordinairement
aux grandes réputations ; et , pour peu qu'ils
aient le bonheur de survivre aux hommes de génie
dont ils grossissaient le cortège , leur petite fortune
littéraire est faite. Ils ont une voix prépondérante
dans les sallons , dans les Athénées , dans les coulisses
, et vous entendez dire autour d'eux : « Paix ,
écoutons Monsieur un tel , il a été l'ami de Voltaire , de
168 MERCURE DE FRANCE,
Buffon , de Raynal ; et Monsieur un tel , comme de raison
, dit du mal de tous les gens de lettres qui n'ont pas
l'honneur d'être morts . » Tel était un peu ce Valincourt.
Il s'attacha d'abord , comme on vient de le voir , aux
succès de Mme de la Fayette : bientôt , pour parler à la
manière de Descartes , il quitta le tourbillon de cette
dame , pour aller tourner dans celui de Boileau et de
Racine ; et c'est là qu'il prospéra. Il s'insinua dans leur
esprit , gagna leur amitié, devint leur collègue dans les
Académies , dans la place d'historiographe , composa
quelques dissertations qui furent beaucoup trop vantées ,
des vers dont personne ne dit du mal , parce que personne
ne les redoutait . Il obtint , à force de vivre long- tems ,
une sorte de réputation qu'il conserve même encore ,
on ne sait pas trop pourquoi ; et lorsqu'un incendie
eût consumé , en 1725 , sa maison de campagne ,
sa bibliothèque et ses manuscrits , sa renommée s'en
accrut , et l'on regretta singuliérement les ouvrages prétendus
du célèbre M. de Valincourt , tandis que le malin
vieillard riait sous cape de se voir fameux à si bon marché
: car, ce n'est pas acheter cher la gloire que de l'obteenir
au prix d'une bibliothèque et de quelques manuscrits
brûlés. L'éditeur nous annonce qu'heureusement
tout n'a pas été consumé : cela nous fait espérer quelque
nouvelle opération de librairie , spéculée sur les
oeuvres de Valincourt ; et Dieu sait combien de manuscrits
, tous autographes , que l'on croyait perdus , vont
être retrouvés. Mais nous craignons que la spéculation
ne soit pas lucrative , si les morceaux dont cette édition
sera composée n'est pas meilleure que les vers suivans
qui commencent une pièce de Valincourt sur un
gros rhume qui l'avait empéché de sortir au commencement
de l'année :
Rhume , qui me tiens dans ma chambre ,
Depuis le dernier de décembre
Jusqu'au quinzième de janvier ,
J'ai bien à te remercier
De m'avoir épargné les peines
De deux fatigantes semaines .
Que d'inutiles complimens ,
Que de fades embrassemens ,
JUILLET 1808 . 169
De souhaits et de révérences !
Que de trompeuses assurances
De voeux , de bénédictions ,
De fausses protestations ,
Qui toutes ne sont que paroles
Et paroles des plus frivoles !
Il faut avouer que Jean-Baptiste-Henri du Trousset
de Valincourt n'avait pas beaucoup profité dans la
compagnie de Nicolas Boileau et de Jean Racine. Tout
n'est cependant pas si mauvais , dans les poësies de cet
amateur , et il se trouve quelques vers agréables et bien
tournés dans deux de ces pièces , le Sens commun et le
Caprice. Les deux romans de Mme de la Fayette sont
d'ailleurs imprimés en assez beaux caractères dans cette
édition qui est soignée , quoiqu'on puisse encore y
remarquer bien des fautes. .M .
-
LÉONTINE DE BLONDHEIM, traduit de l'allemand par
Mr. H. L. C. Trois vol. in- 12 . A Paris , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , n° 10 ; et
Delaunay , libraire , Palais du Tribunat , galeries
de bois.
2 .
LE but moral de ce roman est d'affaiblir l'influence
que la légéreté , l'ignorance et l'envie exercent sur la
renommée ; de prouver que des talens supérieurs et
des vertus imprudentes conduisent souvent à une trèsmauvaise
réputation ; et qu'on est presque toujours sûr
d'en usurper une bonne avec un peu d'adresse , un peu
d'hypocrisie et beaucoup de médiocrité. L'étude de la
société , dans tous les tems et dans tous les pays , ne
confirme que trop ces vérités affligeantes : j'observerai
seulement qu'il est difficile , après Tom - Jones ,
tracer un tableau neuf, intéressant et dramatique. Aussi
M. Kotzebue n'a-t-il pas eu le projet de lutter contre
Fielding : il n'a pris de lui que l'idée principale de son
ouvrage : il assure d'ailleurs qu'aucun intérêt particulier
n'a dirigé sa plume , et qu'il ne faut chercher dans
son livre aucune espèce d'applications personne , je
·
d'en
1170
MERCURE
DE FRANCE
,
pense , n'a le droit de révoquer en doute la pureté de
ses motifs ; et cependant , on ne verra point M. Kotzebue
attaquer avec tant d'art la vanité des bonnes réputations
et s'attacher constamment à justifier les mauvaises
, sans être tenté , sur-tout en France , de soupçonner
un singulier mêlange de modestie et d'orgueil
dans ses intentions.
Son traducteur , bien plus franchement modeste , à
cru devoir garder l'anonyme après avoir traduit l'ouvrage
avec beaucoup d'elégance et de correction , et
suivant l'expression d'une dame allemande aussi distinguée
par son rang que par son esprit , après l'avoir
embelli de tout ce qu'il en a supprimé. Le voile dont ce
traducteur est convert n'a pas empêché de reconnaître
un écrivain d'un talent facile et d'un goût exercé , qui
jageant lui-même ses productions avec trop de rigueur ,
réserve l'indulgence et la politesse pour celles de ses
rivaux. Mais quelque soin qu'il prenne de se cacher , je
dois l'avertir qu'il ne jouira pas long-tems du privilége
de n'avoir rien fait : j'ose même lui conseiller d'abaudonner
ce privilége à ceux qui en abusent avec une
intrépidité si lucrative . Pour lui , ses ouvrages peuvent
répondre de ses jugemens littéraires, et son talent lui
rend inutile la protection de l'obscurité.
* Ces réflexions seraient déplacées dans l'analyse d'un
roman vulgaire , et sur-tout d'un roman traduit , si le
traducteur ne se montrait ici fort supérieur à l'ouvrage
et même à l'auteur original. La manière dont il apprécie
P'un et l'autre suffira pour donner une idée de son goût
et de son style. Elle me dispensera d'ailleurs de relever
l'insolente folie de M. Kotzebue , dont le traducteur a fait
justice. Le critiqué le plus éclairé ne parlerait pas de
cé roman , avec plas de raison et d'impartialité.
Je l'ai traduit , dit M. H. L. C. , avec autant de
fidélité qu'en exige ce genre d'ouvrage , et je n'y ai
même fait que deux retranchemens un peu considérables.
Le premier porte sur deux lettres qui , fort inutiles à
Faction , avaient en outre le défaut d'être écrites à peu
près dans le style des halles. Des morceaux pareils
peuvent plaire à quelques compatriotes de M. Kotzebue ,
qui pensent avoir répondu à toutes les objections quand
JUILLET 1808. 171
ils ont dit que ces choses - là sont dans la nature :
mais ils n'auraient pu que choquer des lecteurs français
qui conservent assez de goût pour vouloir qu'on leur
offre la nature choisie , et non la nature basse et dégoûtante
.
» La seconde suppression portesur un épisode créé tout
exprès pour injurier les armées françaises , ou plutôt le
bon sens et la vérité. Cette sortie ridicule annonce dans
son auteur autant d'ignorance des lois de la guerre , et
sur-tout de la manière dont les différens peuples de
l'Europe la font aujourd'hui , que ses pasquinades politico-
helliqueuses annonçaient naguère de folie et d'ignorance
militaire et politique..
>> En mettant de côté ces écarts , qui sont comme le
cachet de l'écrivain , on retrouve dans Léontine son
talent ordinaire , purgé d'une partie de ses défants ; je
veux dire qu'on y retrouve son imagination vive et bizarre
, son talent pour observation , et qu'il y règne
moins de désordre et de mauvais goût que dans la plupart
de ses autres ouvrages. »
7
Ce jugement est de la plus parfaite équité : j'ajouterai
seulement , pour ceux qui aiment les détails , mème
dans l'analyse d'un roman , que dans le premier volume
de celui- ci , l'intérêt est long-tems étouffé par les dissertations,
et que la marche de l'action ne se ranime
set n'avance qu'au commencement du second volume.
Je conseille donc aux lecteurs qui ne cherchent dans
les ouvrages de ce genre que des faits , du mouvement
et des émotions , de passer rapidement les deux cents
premières pages : mais s'il s'en trouve un seul qui soit
bien aise d'étudier les opinions de l'auteur , de suivre
ses aperçus , de méditer ses observations sur l'esprit de
la société , je crois qu'il lira plus lentement le premier
volume que les deux autres. J'ai déjà dit que l'intention
et le but moral de l'ouvrage , étaient de prouver
l'injustice , la fausseté des jugemens publics et le néant
des réputations . Le système de M. Kotzebue à cet égard
est entiérement développé dans une lettre que Vallerstein
, le héros du roman , écrit à son vénérable institu
teur , le pasteur Gruber. Comme il me paraît à peu près
certain que l'ouvrage entier n'a été composé que pour
172 MERCURE DE FRANCE ,
démontrer la vérité des principes établis dans cette lettre ,
je crois devoir en soumettre la théorie au jugement du
lecteur : il suffira d'ailleurs pour lui donner une idée
exacte de la partie romanesque de l'ouvrage , de l'avertir
que tous les événemens sont les résultats et la preuve
des opinions que Vallerstein développe dans les passages
suivans :
« Qu'il me soit permis , dit- il à son ancien gouverneur
, de vous soumettre sur l'article des Réputations ,
ma confession de foi toute entière..... J'ai souvent réfléchi
sur cet objet important ; je crois l'avoir considéré
sous toutes les faces : pardonnez-moi donc , mon ami,
de m'étendre un peu sur un pareil sujet .
» La bonne réputation ressemble au vent ; on ignore
d'où il vient , on ignore où il va : on peut avoir beaucoup
de réputation sans en avoir une bonne , et l'on peut
en avoir une très-bonne , et vivre à peu près ignoré.
Pour estimer la valeur conventionnelle d'une bonne
réputation , il est parfaitement inutile de connaître la
source d'où elle sort : comme le Nil , c'est assez qu'elle
se répande de toutes parts : on s'embarrasse tout aussi
peu d'en connaître l'origine , que les Egyptiens de découvrir
celle du fleuve qui enrichit leurs villes et fertilise
leurs campagnes.
, <<< Mais , si on voulait assigner à la bonne réputation.
sa valeur morale et réelle , n'est-ce pas , au contraire ,
sa source qu'il faudrait examiner ? Et , alors , que découvrirait-
on? .... Ne rien voir , ne rien blâmer , ne se
moquer d'aucune des sottises humaines , ne se permettre
contre qui que ce soit la plus simple ironie ; en un mot ,
prendre pour règle constante de sa conduite ce vieil
adage : mange ton pain , esclave , et tais-toi ! Voilà les
qualités négatives qui donnent et assurent une bonne
réputation .... Un coeur franc , toujours prêt à voler
sur les lèvres , et incapable de déguiser ses opinions ; un
sentiment vif et prononcé contre l'injustice et l'orgueil ,
même contre celui des grands et des puissans , le conrage
d'élever la voix en faveur d'un opprimé .... Ah !
mon ami , en voilà dix fois plus qu'il n'en faut pour
perdre de réputation le plus honnête de tous les hommes ;
et sitôt qu'il est diffamé , il ne s'élèvera pas , soyez-en
·
JUILLET 1808 .
sûr , une seule voix , une seule en sa faveur ; car l'expérience
prouve que les bons eux-mêmes répètent , avec
dix fois plus de plaisir le mal que le bien , et la critique
que la louange. Chacun semble craindre de diminuer
de son propre prix , et de faire brèche à son mérite
personnel , s'il louait celui d'autrui. >>
Celui qui tient ce langage , est un jeune homme
ardent et sensible , épris des nouveautés séduisantes qui
promettent le bonheur à un plus grand nombre d'individus
, ennemi des vieux préjugés , constant dans ses
goûts et dans ses devoirs , mais souvent infidèle à la
mode et aux usages reçus. Il affranchit ses paysans , et
se moque de l'opinion de ses voisins , il prodigue ses
bienfaits à l'innocence , à la beauté malheureuse , et
ne daigne pas s'informer des motifs que les prudes
du quartier lui supposeront ; en un mot , c'est une
espèce de Tom-Jones , mais philosophe , raisonneur ,
souvent même caustique et misanthrope , et , par
conséquent , beaucoup moins aimable et presqu'aussi
calomnié que le héros de Fielding. Voici la suite
de ses réflexions.
<< Un homme de bien , dont la franchise et la réputation
chagrinent quelques ames charitables , et certains
flatteurs de cotteries ou de salons , a-t-il commis quelque
faute que lui-même ne cherche point à cacher ?
S'est-il montré un peu vif, un peu emporté? A-t- il ,
dans la chaleur de la discussion , laissé échapper un de
ces mots qu'il voudrait , l'instant d'après , n'avoir point
prononcé ? A-t - il , dans le monde , le tort de ne pas
assez cacher aux sots l'ennui qu'ils lui causent , ou la
pitié qu'ils lui inspirent ? Oh ! alors , sa réputation est
perdue , perdue sans retour ! C'est à qui enchérira sur
son compte. Non-seulement on rapetissera le bien qu'il
pourra faire , mais on s'appliquera sans cesse à dénaturer
sa conduite , en lui prêtant des motifs criminels ,
car l'homme ne voit , en général , qu'avec peine exécuter
par d'autres les choses, louables qu'il n'a pas le courage
ou la volonté d'accomplir. Il nie le bien aussi long-tems
qu'il le peut ; et , dès qu'il n'ose plus le nier , il en
recherche la source afin de l'empoisonner.
« Voilà le sort qui attend et qui frappe sur-tout les
174
MERCURE DE FRANCE ,
hommes ardens , qui font le bien avec un peu dee préci
pitation , parce qu'ils ne pensent qu'à atteindre le but ,
Sans songer aux inconvéniens qu'ils pourront rencon
trer , ni aux iutérêts qu'ils pourront blesser sur la route.
Remarquez , mon ami , que les hommes ordinaires font
toujours le bien méthodiquement , et n'avancent qu'avec
réserve. Ils se demandent d'abord : Que dira ma
famille ? Que diront tel ministre , tel ou tel prince , que
j'ai intérêt à ménager ? Sont-ils en repos sur ce point ,
ils se demandent encore : Mais que pensera le monde !
Ne pourra-t-on pas donner quelqu'interprétation dangereuse
? Cela est-il convenable ? dans les règles ? et
ainsi du reste . Oui , sans doute , de pareilles gens ont
la certitude de voir la bonne rénommée accompagner
toujours leurs bonnes actions. Mais un homme d'un
caractère noble , actif, indépendant , qui fait et aime le
bien pour le bien lui-même , doit s'attendre à être
accompagné sur sa route , par les cris de tous les
méchans et de tous les sots qu'il a pu heurter ou froisser
"
dans sa course . » 101
+
Ce langage est bien celui d'une jeunesse ardente,
inexpérimentée , qui s'irrite des lenteurs réfléchies de la
sagesse , et qui , par des sentimens nobles et généreux ',
peut cependant se livrer à des innovations précipitées
et funestes. Aussi M. Kotzebue a -t-il soin de punir son
héros , et de le corriger avant de le faire parvenir au
bonheur qu'il mérite par ses vertus réelles . Ce morceau
nous paraît rempli d'observations justes et d'aperçus
assez fins sur la société. Ce qui suit est plus piquant par
une certaine couleur satirique et par la vigueur de
l'expression ; mais il y a peut-être moins de raison et de
vérité.
« Je me suis souvent donné la peine d'examiner de
près cette espèce d'hommes que j'entendais citer comme
des gens de bien ; j'ai presque toujours vu que ce sont
des hommes à têtes étroites , qui ne sortent jamais du
sentier de la routine , qui ont toujours un sourire prêt
pour les idées des autres , qui savent être polis et prevenans
même avec les fripons , qui remplissent avec exaetitude
les devoirs de la société , n'oublient jamais une
visite , encensent l'idole du jour , s'inclinent devant la
JUILLET 1808. 175
:
t
supériorité du rang , et ne se permettent jamais d'avoir
une opinion devant un homme en place ou un homme
puissant. Si de pareils êtres ne se trouvent sur la route
de personne , on peut être sûr que leur réputation s'élèvera
jusqu'au ciel . Ils ne portent ombrage à qui que
ce soit de là leur bonheur et leur bonne renommée ;
car , ce que l'homme , et sur-tout l'homme en place ,
pardonne le moins , c'est de voir clair et d'oser avoir
raison. Voilà pourquoi un homme célèbre a toujours
une réputation au moins très-partagée. Tout ce qu'il
fait de bien , il le fait à sa manière , et les hommes ordinaires
ne le comprennent pas les regards du monde
se fixent sur lui , et les hommes communs ne le lui pardonnent
point son nom retentira au loin ; mais ceux
qui l'entourent chercheront à s'affranchir de sa renommée
, en flétrissant sa réputation. »
C
:
Je ne multiplierai pas davantage les citations . En
voilà plus qu'il ne faut pour apprécier le but que l'auteur
de Leontine s'est proposé , et les moyens sur lesquels
il a fondé la fable de son roman, Les derniers
Volumes sont d'un intérêt assez vif, et le style du traducteur
les fait lire avec un plaisir soutenu. Mais il est
aisé de voir , sans se livrer à un parallèle qui blesserait
la gloire de Fielding , combien Wallerstein est infé
rieur à Tom-Jones , et de combien d'avantages dramatiques
M. Kotzebue s'est privé en faisant écrire et moraliser
son héros , au lieu de mettre continuellement en
action ses défauts et ses vertus , comme l'a fait l'auteur
anglais. Plus on imite , dans toutes les langues et dans
tous les pays , le chef- d'oeuvre de Fielding , plus l'im
perfection de ces faibles copies confirme l'opinion des
hommes éclairés qui regardent Tom- Jones comme le
premier de tous les romans,
ESMENARD.
PRAXEDE ; par CESAR - AUGUSTE , avec cette épi ~
graphe :
Sur les écrits du coeur , la raison doit se taire."
D'ARNAUD.
Deux vol. in-18 . - Prix , 2 fr. 50 cent. , et 3 fr.
176 MERCURE
DE FRANCE ,
་
- -
franc de port. A Paris , chez Léopold Collin , libr. ,
rue Gilles-Coeur , n° 4 ; et Arthus-Bertrand ,
Hautefeuille , nº 23.
« Si les pleurs ( dit M. César-Auguste dans son avant-
>> propos ) , si les pleurs que le sentiment fait répandre
» ont pour toi quelque charme , si le tableau de l'a-
» mour peut t'intéresser , et s'il t'est doux de compâtir
>> aux maux d'autrui , homme sensible , lis Praxede :
>> j'ose d'avance me flatter que tu ne me sauras pas mau-
» vais gré de l'avoir publié. Ah ! puisse- t-il te mettre en
» garde contre une passion indomptable qui , trop sou-
> vent , précipite vers sa perte la jeunesse impru
>> dente ! >>>
En effet , quoiqu'il y ait bien quelques détails à reprendre
dans cet ouvrage que le sentiment semble
avoir dicté , Praxède nous paraît écrit dans les plus
louables intentions : il nous offre l'image d'un jeune
homme plein de feu , ennemi du grand monde et plus
encore de ses maximes perverses , doué de toutes les
qualités de l'esprit et du coeur , d'une imagination ar
dente , d'une extrême sensibilité , adorant la vertu et
cependant dévoré d'une passion qu'il croit criminelle.
Praxède , entiérement occupé de cette passion qui l'effraye
, la combat et la flatte tout à la fois ; écoutons- le
lui-même :
ལྟ་ ་་་ ""
<«< Avant de la connaître , j'étais heureux ; je jouissais
>> de tous les agrémens d'une vie tranquille : aujourd'hui ,
>> je gémis , je pleure , je me désespère ; tout ce qui m’in-
>> téressait m'est devenu insupportable ; je ne trouve
>> plus de plaisir à rien ; la joie m'est importune ; les
>> gens gais me déplaisent ; les moindres occupations me
» sont à charge ; tout me cause de l'ennui , tout m'ob-
» sède ; la vie me paraît un pénible fardeau ...
>> Sterne , Gessner , Rousseau , ces amis de mon coeur ,
› avec lesquels je passais tant de momens agréables ,
» ne parlent plus même à mon esprit si je prends
>> machinalement un de leurs livres immortels , mes
>> yeux se fatiguent inutilement à le parcourir ; je jette
» un regard rapide sur la première page ; je crois avoir
» saisi quelques traits de génie ; je tourne le feuillet ,
:
je
JUILLET 1808.
cen
» je ne saurais dire un seul mot de ce que j'ai lu : j'es-
» saye de recommencer , je lis de nouveau , et j'arrive
» encore à la fin de la page sans être plus avancé ......
» Son image me poursuit sans cesse ; elle charme et
>> trouble toutes mes occupations ; elle est toujours devant
» mes yeux ; je la vois dans tout ce que je fais , je la
>> vois dans mes songes , je la vois partout , et partout
» elle déchire mon coeur ; je ne roule dans ma tête que
>> des projets plus insensés les uns que les autres ; tantôt
» je me livre aux écarts d'une imagination présomp-
>> tueuse ; je vois Agathe sourire à mon amour , l'ap-
» prouver , y répondre ........ Tout à coup , je l'aperçois
» près de son époux ...... Alors , je pleure , je maudis mon
>> existence , et quand je suis bien accablé , quand mon
>> pauvre coeur ne peut plus suffire à mes tourmens ,
» je m'étudie à prendre un visage serein. Quelquefois ,
» le rire est sur mes lèvres , et je sens des larmes rouler
» dans mes yeux , etc. , etc. »
C'est avec regret que nous nous voyons forcés d'abréger
nos citations ; mais ce passage , que nous avons pris au
hasard , suffira pour faire connaitre le style de Braxede.
Donnons maintenant une idée de l'intrigue.ri
M. de Versac , que l'auteur nous représente comme
un homme extrêmement singulier , et dont la nianie
est de passer pour un original , M. de Versac , trompé ,
trahi par ses amis , ses maîtresses , son épouse même ,
a résolu de ne marier Agathe , sa fille unique , ' qu'à
celui qui saurait la mériter par l'honnêteté de ses moeurs
et la bonté de son coeur. Sensible à l'excès et peut-être
un peu romanesque , il était persuadé qu'il ne pouvait
pas exister d'union parfaitement heureuse sans amour;
il voulut donc qu'Agathe , avant de subir le joug de
l'hymen , aimât et fût aimée , il voulut que son ainant
formât lui-même son coeur et son esprit ; et ce fut
Praxède que M. de Versac jugea digne de cet honneur .
En conséquence cet homme vraiment extraordinaire
et bizarre par caractère , qui , d'ailleurs , et par une
suite naturelle de cette bizarrerie , avait élevé Agathe
en cachant avec le plus grand soin qu'il en fût le père ,
cet homme , dis-je , très-irréligieux sans doute , feignit
de l'épouser et de partir aussitôt pour l'Espagne , lais-
M
f
1-8 MERCURE
DE FRANCE
,
•
sant sa prétendue épouse sous la tutelle du père de
Praxède , son meilleur ami .
Voilà donc Agathe , âgée de seize ans , dans la maison
de son tuteur , et confiée aux soins d'un jeune homme
qui , comme on le pense bien , ne peut la voir sans
l'aimer éperdument ; c'est ici que l'action commence :
Praxede est le précepteur d'Agathe ; chaque jour il découvre
en elle de nouvelles qualités , et , malgré lui ,
malgré ses principes qui lui défendent de séduire l'épouse
d'un autre , chaque jour il s'attache davantage
à elle .
M. de Versac , caché près de nos amans , fait tout
pour allumer en eux une véritable passion. Il ne réussit
que trop bien ; et Praxède alarmé de ses progrès dans
le coeur d'Agathe , effrayé par un songe sinistre dont
le souvenir l'obsède , Praxède s'échappe de chez son
père et va se réfugier dans les montagnes du Dauphiné.
Bientôt , las de traîner une existence si malheureuse ,
il a résolu de se donner la mort . Mais Germain , serviteur
fidèle qui l'a suivi dans son exil , découvre son
projet et se hâte d'en instruire son père. Celui -ci accourt
, cherche à calmer le désespoir de Praxède , et
lui découvre tout le mystère .
4 Cependant Agathe , très-affaiblie par le chagrin que
lui a causé le départ de son amant , a jeté les yeux sur
la lettre du domestique. Le danger de Praxède achève
de troubler tous ses esprits , elle devient folle . Bientôt
-elle meurt épuisée par ses souffrances , et Praxède expire
lui-même de regret et de douleur d'avoir perdu son
amie.
Telle est l'analyse qu'on peut donner d'un ouvrage
dont le plan sans doute est fort défectueux , mais duquel
nous pensons que M. César - Auguste a su tirer
parti. Quoi qu'il en soit , Praxède se fait lire avec
plaisir on s'attache à des scènes agréables que l'auteur
a su habilement y mêler , et quelquefois on se sent les
› yeux baignés de larmes. L'ouvrage est en lettres , ou
plutôt ce ne sont point des lettres , mais le journal d'un
amant uniquement occupé de sa maîtresse , et qui ,
que jour , instruit son ami des moindres secrets de son
coeur.
chaJUILLET
1808. 179
* Nous ne craignons donc point d'assurer que cette
production , malgré ses imperfections , doit faire quelque
hoineur à son auteur , et que , s'il continue ainsi à suivre
la carrière dans laquelle il est entré , il ne tardera pas
à obtenir une place parmi nos modernes romanciers.
Combien Praxede n'est - il pas au - dessus de la Noce
Piémontaise , que M. César -Auguste a publiée il y a
quelques mois !
Nous regrettons que M. César-Auguste ait cherché à
grossir son ouvrage en y faisant entrer , comme malgré
elle , une Nouvelle traduite de l'italien qui , quoiqu'assez
intéressante , n'en est pas moins un hors-d'oeuvre . Cette
Nouvelle , d'ailleurs ; n'est qu'une très-faible imitation
d'un Conte fort connu de Voltaire.
Nous regrettons également que les fragmens trouvés
dans les papiers de Praxede , et placés à la fin du roman
, n'aient pas fait partie des lettres : ces fragmens
ainsi isolés ne produisent plus d'effet.
X.
1
L'AMOUR MATERNEL. ( Extrait d'un ouvrage inédit de M.
Millot , ancien membre des college et académie de chirurgie
, etc. )
La nature envoie , nu et sans puissance , dans le monde ,
celui qui doit un jour dompter les animaux les plus féroces
et commander à tous ; cependant il ne peut , comme eux ,
satisfaire le plus pressant besoin .
Remercions donc l'ètre des êtres d'avoir donné à nos
mères une affection sans bornes ; il les a douées d'une
patience et d'un courage à toute épreuve , d'une tendresse
et d'une sollicitude sans fin : il a placé dans leur ame un
sentiment qui tient du prodige ; car , quelque faible que soit
une mère , il n'est point de fatigue qui l'arrête , point de
soins qui la rebutent , point de dangers qu'elle ne brave
pour la conservation de ses enfans ; ce sentiment surpasse
et maîtrise tous les autres : le désir de plaire , les illusions
de la coquetterie , tout se tait , et ce silence est le témoi
gnage
de l'amour maternel. C'est dans le coeur d'une mère
que se trouve l'amour par excellence ; il y règne en souverain
, sans opposition et sans rivaux.
Nous avons vu de ces mères à moitié épuisées , résister
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
encore à l'impérieux besoin du sommeil , pour provoquer.
celui de leurs intéressantes créatures , et ne goûter de repos
que quand elles étaient parvenues à les appaiser et à les endormir.
Nous ne pouvons donc pas trop répéter leur apologie
, en disant : O femme ! obict divin ! toi qui , par tes
vertus et par ta bonté , as deux fois reçu la beauté , tu fus
d'un souffle pur animée , et par l'Etre suprême tu nous fus
donnée pour aimer , aussi bien que pour être aimée.
A l'instant où l'enfant entre dans la carrière de la vie , il
n'a d'autre appui qu'une mère ; il naît si faible et si dénué
de facultés nécessaires pour se procurer sa subsistance
qu'il ne peut trouver le sein de sa mère , et , sans l'amour
qu'elle a pour lui , il mourrait presqu'aussitôt qu'il est né ;
c'est elle qui répand sur lui les premiers bienfaits ; c'est elle
qui , la première , lui donne les marques de l'affection la
plus sincère , en le portant à son sein au sortir de ses flancs ;
c'est sa sensibilité morale qui entretient l'existence de son
enfant , et qui prévient ses besoins ; le père n'est rien pour
lui en ce moment.
Quand la mère remplit bien ses obligations , elle est son
premier soutien , sa première institutrice ; elle commence
l'ouvrage que le père doit un jour perfectionner ; mais les
femmes seules peuvent jeter les fondemens d'une bonne
éducation physique.
Après la naissance de l'enfant , la nature semble ne s'occuper
plus que des mamelles , parce que c'est d'elles qu'elle
a un besoin spécial pour continuer le développement et
l'accroissement de la créature ; et c'est par la secrétion du
lait et par l'allaitement qu'elle y parvient.
Si les mamelles placées sur la charpente de la poitrine
font le plus bel ornement de la nourrice , elles sont aussi les
plus précieuses ressources de l'enfant hors du sein maternel ,
puisqu'elles sont les seules voies qui lui transmettent naturellement
les sucs nutritifs que le placenta lui fournissait éncore
un moment ayant sa naissance ; aussi la nature y transporte-
t-elle ces sucs qui sont convertis en lait par ces organes
, seuls sécrétoires qui puissent le faire couler commodément.
La position de ces fontaines lactifères , nouvelles sources
de la vie de l'enfant après sa naissance , est telle que cet
objet de la tendresse maternelle se trouve sous les yeux de
sa mère ; par cette conformation , on voit que la nature a
voulu établir entre la mère affectueuse , et celui auquel
elle a donné le jour , un commerce constant de caresses ,
JUILLET 1868. 181
qui la dédommageât des nombreux sacrifices qu'elle lui fait ;
car c'est en vain que des plaisirs variés appellent la bonne
mère qui allaite ; sourde à leur voix , son amour pour son
nourrisson les remplace tous ; son devoir envers lui , est le
plus vif plaisir qu'elle puisse éprouver.
L'auteur de la nature qui a mis en nous , mais plus spécialement
encore dans le coeur de la mère , un invincible
amour pour ses enfans , lui fait désirer d'être payée de
retour.
Hé qui peut faire naître , plus efficacement , cette réciprocité
d'amour , que les soins de l'allaitement , que cette
espèce d'union continuée , car celle qui allaite n'est guères
plus séparée de son enfant que pendant la gestation ; elle a
de plus l'inappréciable avantage de jouir des premières
caresses dont elle est à la fois si fière et si jalouse ; elle.
recueille les premiers fruits d'un amour qu'elle fait naître
dans l'ame de cette intéressante créature .
Quoi de plus touchant que le sourire d'un enfant , quand
il quitte le sein de sa mère ? Cette marque de satisfaction
ne porte - t - elle pas une émotion préférable à toutes les
voluptés ; ce contentement la dispose de nouveau à une
parfaite lactation ; cette espèce de remercîment est d'autant
plus touchant qu'il est l'expression de la seule nature .... , etc.
VARIÉTÉS.
SPECTACLES.Théâtre de l'Impératrice .
*
-
La reprise des
Amours de Bayard a occupé les politiques de coulisses
autant que l'eût pu faire la première représentation d'un
ouvrage long-tems attendu cette comédie héroïque est
jugée depuis long-tems ; il n'est donc plus besoin d'examiner
son mérite réel , ni de discuter si elle a donné naissance
à la foule de mélodrames dont nous avons été accablés
depuis vingt ans . Nous ne parlerons ici que de la
manière dont cet ouvrage a été remis à la scène : les Journalistes
qui en ont rendu compte après la première représentation
, n'ont pas flatté les acteurs , et ils avaient raison ;
mais on sait qu'une première représentation n'est jamais
qu'une répétition générale à la seconde les acteurs plus
sûrs de leurs rôles , les ont rendus d'une manière beaucoup
plus satisfaisante .
Clausel , chargé du rôle de Bayard , a représenté ce per182
MERCURE DE FRANCE ,
sonnage avec noblesse et sentiment . Au troisième acte ,
Mme de Rendan lui donne son portrait pour lui servir d'égide
dans le combat à outrance qu'il va soutenir contre son rival .
Bayard s'écrie , en fixant les traits chéris de sa maîtresse :
Sotto-Mayor est mort. Clausel a rendu ce moment avec
beaucoup de feu , et il a été couvert d'applaudissemens .
Firmin a joué avec talent le rôle de La Palisse . Nous avons
les premiers remarqué les dispositions de ce jeune acteur ,
et nous sommes flattés de voir les encouragemens que nous
lui avons donnés , justifiés par ses progrès.
me
Mme Dacosta est chargée du rôle de Me de Rendan , elle
y a laissé beaucoup à désirer ; mais qu'il est difficile de jouer
un rôle après Me Contat : le souvenir du talent et de la
sensibilité que cette actrice parfaite déployait dans cet
ouvrage , a dû naturellement intimider Me Dacosta ; mais
cette jeune actrice a assez de talent pour prendre glorieusement
sa revanche . Les autres rôles de l'ouvrage sont
joués avec ensemble : la foule était aussi considérable à la
seconde représentation qu'à la première .
Théâtre du Vaudeville. Première représentation de
Bayard au Pont- Neuf, de MM. Dieu-la-Foi et Gersaint.
Il fallait que les auteurs de ce vaudeville fussent bien embarrassés
pour trouver quelque nouveau sujet de pièce ,
puisqu'ils ont choisi , pour y coudre des couplets , l'altercation
qui s'est élevée entre M. Monvel et les comédiens français
, relativement à la remise au Théâtre de l'Imperatrice
des Amours de Bayard..
Voici comment ils ont traité ce sujet : MM. Citrapont et
Ultrapont se disputent la possession de Bayard : chacun
d'eux , pour l'attirer chez soi , met tout en usage . Bayard
est à cheval sur le Pont-Neuf : M. Citrapont lui rappelle
qu'il lui doit son ancienne gloire , et pour faire pencher la
balance en sa faveur , il lui présente Madame de Rendan.
M. Ultrapont de son côté lui offre de l'argent , ét à son
cheval un picotin d'avoine. Ces deux raisons puissantes déterminent
Bayard , qui suit M. Ultrapont dans le nouvel
établissement qu'il vient de former dans le faubourg Saint-
Germain .
Cette pièce , quoique médiocre , est l'ouvrage de deux
hommes d'esprit sans doute ; mais elle a le tort de distribuer
des outrages à plusieurs poëtes connus par de grands
succès. Les gens raisonnables gémissent de voir le Vaudeville
prendre ce ton , et s'arroger le droit de juger les talens ;
mais qu'il ne s'y trompe pas , le goût et l'esprit ne sanctionnent
jamais des arrêts exprimés de cette manière.
JUILLET 1808. 183
Aux Rédacteurs du Mercure.
Poitiers , 3 juillet 1808 .
MESSIEURS , tout ce qui appartient à la mémoire de Malesherbes
me paraît mériter un intérêt général . Voici donc une petite anecdote
dans laquelle il figure . Je l'ai apprise , dans le tems , d'un de mes amis ,
qui en avait été témoin.
* Après sa retraite du ministère , Malesherbes , comme on le sait ,
voyagea. Il vint passer quinze jours dans sa terre de Chefboutonne , en
Poitou . Son amabilité et sa bienfaisance le firent bientôt chérir et bénir .
par tous ceux qui l'approchèrent . Aucun grand , dans l'acception que
l'on donnait alors à ce mot , n'a jamais été aussi accessible ; il prévenait
tout le monde ; l'habitant pauvre , comme l'habitant aisé , reçut plus
d'une fois sa visite . Il n'était venu là qu'avec un secrétaire et des demestiques
ce qui lui rendit d'autant plus nécessaire et même agréable
pendant son séjour , la société des notables du lieu , parmi lesquels il
en trouva qui dûrent lui plaire . Il aimait beaucoup la promenade à
pied ; il en usait souvent , et presque toujours il engageait ces notables
à l'accompagner. Un jour , ( c'était au mois d'août , dans un sentier un
peu étroit et à une heure où l'ardeur du soleil était très-vive ) passèrent
près de lui et d'un médecin , avec lequel il se promenait , une paysanne
et son fils âgé de neuf à dix ans . La femme s'empresse de faire à
sa manière la révérence la plus respectueuse . L'enfant , au contraire ,
le regardant avec un air d'assurance , garde son bonnet . La mère , toute
honteuse de ce qu'elle croit être une impolitesse de la part de son fils ,
lui dit brusquement : Veux-tu bien ôter ton bonnet à notre bon
seigneur. Malesherbes qui , dans ce moment , était tout près de l'enfant
, arrêta le mouvement qu'il faisait pour obéir à sa mère , et lui
mettant la main sur la tête , dit : Et moi , ma bonne femme , je lui
ordonne de la part du soleil qui est un plus grand seigneur que moi ,
de garder son bonnet.
Ce mot peint , selon moi , toute la bonté d'ame de Malesherbes.
JOUYNEAU-Deslosges .
Ecole de médecine de Paris. Son Excellence le Ministre de l'intérieur
a confirmé , dans le mois de mars dernier , le choix que MM. les
professeurs de l'Ecole de médecine avaient fait pour remplir les fonctions
de bibliothécaire dans leur établissement , de M. Moreau ( de la
Sarthe ) , l'un de nos estimables collaborateurs , pour les sciences , et
auteur de plusieurs ouvrages justement célèbres , relatifs à la médecinepratique
, à la littérature et à la philosophie médicales."
Les fonctions de bibliothécaire de l'Ecole de médecine étaient vacantes
184 MERCURE DE FRANCE ,
AS VI
par la permutation de M. Sue , qui les remplissait depuis la fondation de
cette Ecole , et qui a passé à la place de professeur de médecine légale ,
en succédant à M. le Clere , que les sciences médicales ont eu le malheur
de perdre dans le cours de cette année .
- SOCIÉTÉS SAVANTES . Société littéraire hollandaise de Leyde.
Cette Société propose , pour le 1er Janvier 1809 , les deux prix suivans :
I. L'ancienne éloquence des Grecs et des Romains est-elle supérieure
à l'éloquence moderne ?
II . Un Mémoire sur le mérite et les défauts du style.
Le prix consiste en une médaille d'or de cent cinquante florins , et les
Mémoires , écrits en hollandais ou en latin , seront adressés , franc de
port , au secrétaire de la Société , M. le professeur Siegenbek , à Leyde.
NOUVELLES POLITIQUES .
--
( EXTÉRIEUR. )
-
TURQUIE. Constantinople , le 20 Juin. Tout est maintenant
tranquille ici ; les transports de marchandises en
Hongrie et en Transylvanie , par la Turquie européenne ,
n'éprouvent plus , de quelque côté que ce soit , aucun obstacle.
L'armistice entre la Turquie et la Russie continue
toujours .
de
Il arrive à Smyrne , de toutes les contrées de l'Asie ,
riches caravanes , chargées de nombreuses marchandises
principalement de cotons , que les Suisses et les Français de
Lyon et de Marseille achètent à bon prix , pour les envoyer
en Europe. Il est aussi arrivé à Smyrne des marchands américains
, dont les cargaisons ont trouvé un bon débit .
- RUSSIE.
Pétersbourg , le 21 Juin. On dit que l'on va établir , dans tout l'Empire , des télégraphes d'une nou- velle invention. Cronstadt et Oranienbaum correspondent
déjà de cette manière. On va placer encore deux de ces télégraphes entre Oranienbaum
et la capitale ; et si l'expé- rience réussit , on en établira dans tout l'Empire .
Du 22. La Société philarmonique , fondée en 1802 ,
a consacré ses recettes et le produit des souscriptions à la
formation d'un capital dont les intérêts sont employés en
pensions aux veuves des artistes sans fortune. Ce capital
JUILLET 1808. 185
s'élève déjà à plus de 30,000 roub. qui produisent à sept
veuves une pension de 300 roubles chacune. La même Société
vient de faire frapper une médaille d'or du poids de
47 ducats , en l'honneur d'Haydn : elle représente une lyre
surmontée du nom de ce grand compositeur ; sur les revers
se lit cette inscription : Societas philarmonica Petropolitana
Orpheo redivivo. Cette médaille a été envoyée à Haydn , à
Vienne , avec une lettre remplie des expressions les plus
flatteuses pour l'illustre vieillard.
Libau , le 24 Juin. Depuis huit jours nous voyons de
tems à autre des vaisseaux anglais dans nos parages ; ils inquiètent
les côtes en tirant , de distance en distance , quelques
coups de canon , qui n'ont produit aucun effet .
-
DANEMARCK . — Copenhague , le 5 Juillet. — On assure à
présent que l'expédition anglaise est partie de Gothembourg ,
et qu'elle va commencer ses opérations contre la Norwège ,
mais nous saurons bien faire échouer toute entreprise de
l'ennemi.
- Le ROYAUME DE WESTPHALIE. Cassel , le 5 Juillet.
samedi 2 juillet , l'ouverture des Etats s'est faite avec la plus
grande solennité. Voici un extrait du discours prononcé par
Sa Majesté .
<< Messieurs les membres des Etats , il me tardait d'être au milieu
de vous .
» Mon ministré de l'intérieur vous exposera , dans une autre séance ,
ee que j'ai fait pour l'organisation et le complément de l'acte constitutionnel
; il vous présentera un tableau de la situation du royaume .
» Aujourd'hui , en ouvrant votre première session , je veux vous dire
moi-même, ce que j'attends de vous pour la prospérité et la gloire de
mes peuples , inséparables de celle de mon trône .
» La réunion des différentes souverainetés dont est composé le royaume,
exige une refonte totale des lois ; il faut retrancher ce qui était vicieux
ou trop compliqué , étendre à tous les pays ce qu'il y avait de bon dans
chacun ; prendre des institutions françaises ce qu'une partie de l'Europe
s'empresse et s'honore d'imiter ; ce qu'elles ont de plus analogue avec
notre constitution , et former un tout de dispositions diverses et particulières
.
» J'ai fait discuter et rédiger sous mes yeux , par mon` Conseil- d'Etat ,
les décrets que j'ai dû rendre pour atteindre à ce but , et les projets de
lois qui vous seront présentés .
» Après qu'ils auront été de nouveau discutés avec les sections de mon
Conseil - d'Etat , je ne doute pas que vous ne les adoptiez avec empressement.
Je vous recommande sur - tout la dette publique .
186 MERCURE DE FRANCE ,
» Il est plus vrai que jamais qu'il faut être prêt à la guerre pour còn-.
server la paix . Ce n'est pas que je craigne qu'elle soit de long-tems troublée
; j'ai pour garant de ma sécurité les relations d'amitié et les lien
du sang qui m'unissent si étroitement à la France , la bonne harmonie
qui règne entre moi et les princes mes voisins , et l'union du continent
contre l'ennemi commun .
» Braves et bons Westphaliens ! dans cette occasion solennelle où
vous exercez , pour la première fois , vos droits constitutionnels , vous
prouverez votre attachement à ma personne , en secondant mes vues
pour le bien du royaume , que nous devons tous avoir à coeur.
» Nous y travaillerons de concert ; moi en roi et en père , vous en
sujets fidèles et affectionnés . »
Du 7. --
S. Ex . le´ministre de l'intérieur et de la justice
a fait à l'assemblée des Etats un exposé de la situation- du
royaume. ( Nous le donnerons dans un autre numéro )...
BADE. - Carlsruhe , le 12 Juillet. - Parmi les changemens
qui ont eu lieu dáns notre législation , on doit citer
l'introduction du Code Napoléon , qui devient loi de l'Etat.
Cependant comme ce Code contient plusieurs dispositionsqui
ne s'adaptent pas entiérement à nos usages et aux localites
, S. A. R. le grand-duc a ordonné qu'on s'occupat sans
délai de déterminer et de rédiger les modifications que l'on
jugera nécessaires. M. le conseiller intime Braner est chargé
de ce travail important.
Depuis plusieurs années nous avions dans notre grandduché
plusieurs autorités supérieures , qui correspondaient
directement avec le souverain , telles que la commission
générale des études , celle des eaux et forèts , celle de
sante , etc. D'après le nouvel ordre de choses , tous ces établissemens
seront soumis désormais aux divers ministères ,
afin qu'il y ait plus d'unité dans le gouvernement .
-
ALLEMAGNE. -
Vienne , le 30 Juin . — On a déjà envoyé
des circulaires aux cercles pour l'organisation de la milice
nationale . Tous ceux qui ne feront pas partie de la réserve
seront obligés de se faire inscrire dans la milice , et seront
exercés les dimanches et fêtes .
- Des ordres ont été transmis aux autorités autrichiennes
des villes frontières , relativement aux étrangers. Non-seulement
on y examine les passe-ports des voyageurs avec la
plus scrupuleuse attention , mais on s'informe même très
en détail de l'objet de leur voyage ; et si malgré les passeports
ils ne peuvent pas prouver que des affaires rendent
T
1
JUILLET 1808. 187
t
absolument leur présence nécessaire en Autriche , la permission
d'y entrer leur est refusée .
Du 1er Juillet. La réunion des jeunes gens appelés à
former la réserve , s'effectue dans les différentes provinces
de la monarchie autrichienne . Aussitôt que cette réunion
sera terminée , les jeunes gens seront exercés dans leurs
cantonnemens. Lorsque la première réserve sera prête à
être exercée , on rassemblera la seconde , qui commencera
ses exercices lorsque ceux de la première seront finis . La
durée des premiers exercices est fixée à un mois. Pendant
ce tems , les jeunes gens de la réserve seront casernés , et les
troupes de ligne logeront chez le bourgeois.
-
Francfort , le 8 Juillet. Voici les principales dispositions
d'un décret rendu par S. A. le prince primat de la confédération
du Rhin :
1º. L'Esprit du Code Napoléon est adopté dans nos Etats , comme
base de l'enseignement du Code Napoléon .
2º. En conséquence , nous ordonnons la traduction de l'ouvrage eu
langue allemande ; il s'imprimera dans le même format que l'édition
française , avec la même disposition typographique , afin d'en faciliter
davantage l'intelligence et la comparaison des objets qu'il présente.
3º. Nous en avons confié la traduction , conjointement au professeur
Bachmann et à notre conseiller de justice et professeur du Code Napoléon
, le docteur Steckel , à Wetzlaer , qui déjà s'est distingué , par un
essai , à traduire cet important ouvrage. L'auteur , M. le conseillerd'Etat
Locré , veut bien se charger de la révision de cette traduction ,
à mesure qu'elle paraîtra.
1
Lubeck , le 2 Juillet. Des lettres de Pétersbourg annoncent
qu'on pousse les armemens contre la Suède avec
une nouvelle vigueur , et qu'une partie des troupes qui se
trouvaient encore dans la Pologne russe s'est mise en marche
pour l'Ingrie , la Livonie et l'Esthonie . L'embarquement
des corps qui se trouvent déjà en Courlande et en
Livonie n'est pas encore effectué , mais on est persuadé qu'il
ne tardera pas à avoir licu .
Une partie de la flottille des galères russes est heureusement
arrivée au port de Swéabord , événement important
dans les circonstances actuelles .
GRAND- DUCHÉ DE VARSOVIE. - Varsovie , le
29 Juin
.
On a publié la pièce suivante , datée du palais de Pilnitz
9 le g mai.
188 MERCURE DE FRANCE ,
« Frédéric- Auguste , par la grâce de Dieu , roi de Saxe , duc de
Varsovie , etc.
» Afin qne notre armée dans le duché de Varsovie
soit constamment
au nombre
d'hommes
prescrit
par la constitution
, et afin que le pays
soit toujours
prêt à combattre
pour sa défense
, nous avons décrété
ce
qui suit :
sans
» La conscription est établie dans tout le duché de Varsovie , tant
pour les bourgeois et habitans , que pour ceux qui ne seraient pas domiciliés
et qui appartiendraient d'une manière quelconque au pays ,
avoir égard à leur naissance , à leur état , dignité , profession et religion
. Sont exceptés de la conscription , ceux qui ont un emploi et qui
sont au service civil de l'Etat , tant qu'ils seront en place ; tous les
ecclésiastiques , etc.
>> Quant aux Juifs qui demeurent dans le duché de Varsovie ( quand
même ils seraient nés ailleurs ) , ne seront exceptés de la conscription ,
qu'un rabbin et un chantre par chaque commune.
» Tous ceux qui sont âgés de vingt ans et un jour appartiennent sans
distinction à la conscription jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de vingthuit
révolus .; tous ceux qui ont vingt-huit ans et un jour sont exempts
de la conscription .
» Outre la conscription , il sera formé une réserve , à laquelle appartiendront
tous les hommes du cercle , qui ont plus de 28 ans , et qui
par conséquent n'ont pas été inscrits sur les registres de la conscription .
Tout individu qui aura atteint l'âge de cinquante ans et un jour sortira
de la réserve et sera compté parmi les anciens . Tous les conscrits
appelés à l'armée , dès qu'ils y auront servi six ans consécutifs , sans
déserter , appartiendront à la classe de ceux qui ont acquitté leur dette
à la patrie. De cette manière tous les individus du sexe masculin des
départemens et de chaque cercle du duché de Varsovie , seront partagés
en cinq classes : la première comprendra ceux qui n'ont pas atteint
l'âge prescrit ; la deuxième ceux qui sont propres à la conscription ; la
troisième ceux qui appartiennent à la réserve ; la quatrième ceux qui
ont servi leur tems , et la cinquième les anciens. »
------ ANGLETERRE. · Londres , le 24 Juin. - Le 14 de ce mois ,
S. William Scott a déclaré , dans une séance du tribunal
des prises , que toutes les propriétés portugaises , qui avaient
été prises et conduites dans des ports de l'Angleterre , seraient
rendues au ministre du prince de Brésil , et livrées
sous sa direction à ceux qui les réclameraient. Ces actes
de générosité viennent malheureusement trop tard , pour
que nous réussissions à convaincre les peuples du continent
de notre désintéressement et de notre équité .
- Comme la session actuelle du parlement est près de
JUILLET 1808 .
189
a
sa fin , M. de Perceval , chancelier de l'échiquier , proposa ,
le 15 Juin , un vote de crédit . Ce vote portait d'abord deux
millions et demi de liv . sterl . Mais comme le parlement
déjà consenti une somme de 300,000 liv. sterl. de subsides
annuels pour le roi Ferdinand VI , pendant la guerre ,
le vote de crédit n'a été porté qu'à deux millions 200,000 liv.
Accordé .
Le calme n'est point encore rétabli à Manchester.
Le 21 Juin , des attroupemens de séditieux se sont portés
à Saint- Georges- Fields et dans les rues voisines . Non-seulement
ils arrêtèrent tous ceux qui travaillaient ou se disposaient
à travailler , mais ils les contraignirent de retourner
dans les endroits d'où ils venaient. Beaucoup de pièces
d'ouvrages et un grand nombre de métiers ont été détruits.
Des corps considérables d'artisans égarés se sont rassemblés
aujourd'hui dans les mêmes endroits ; mais leurs dispositions
paraissaient plus paisibles . Des détachemens du 4° régiment ·
de dragons de la garde , ont fait des patrouilles , et ces mesures
empêcheront probablement les scènes dont nous avons
été témoins de se renouveler .
Dans la séance du 12 Juin , de la chambre des communes
, on a agité longuement la question relative à l'hybillement
des troupes anglaises . Le général Stewart a fait remarquer
qu'il valait mieux s'occuper des moyens de maintenir
la discipline parmi les troupes , que des formes de leurs
habits . Après des discussions sur cet objet , la séance a été
levée , sans qu'il fût rien décidé .
La motion de mettre une taxe sur les capitaux que les
étrangers possèdent dans nos fonds publics , a été rejetée
sur l'observation de M. Perceval , qu'une semblable mesure ,
‚ quoique très-juste , serait impolitique dans les circonstances
actuelles .
- ROYAUME DE NAPLES. Naples , le 8 Juillet. - C'est
hier à six heures du soir que notre souveraine s'est mise en
route avec les deux princesses ses filles . S. M. avait consacré
'les deux derniers jours de sa résidence à Naples , à recevoir
les officiers et grands-officiers de la couronne , les ministres ,
le Conseil-d'Etat , les officiers supérieurs de la garnison , les
corps de magistrature , la municipalité , la Société royale et
toutes les personnes présentées à la cour. Elle a paru vivement
émue des témoignages d'amour et de respect que dans
cette pénible circonstance elle a reçus universellement de
tous les habitans de sa capitale .
190
MERCURE DE FRANCE ,
ROYAUME D'ITALIE. Milan , leg Juillet. - S. A. I. le
prince vice -roi vient de rendre un décret qui contient les
dispositions suivantes :
Art. Ier . Tout individu sujet du royaume d'Italie et appartenant aux
trois nouveaux départemens du Metauro , du Masone et du Tronto , qui
dans deux mois , à compter de la publication du présent décret dans les
mêmes départemcns , ne sera pas rentré dans le royaume , et ne prouvera
pas qu'il a obtenu de S. M. une autorisation spéciale de conserver
ou accepter un service militaire ou civil à l'étranger , cessera d'être
considéré comme italien .
II. Ces individus perdront tous les droits civils et politiques , et seront
déclarés inhabites à posséder et à succéder dans le royaume .
III. Les biens qu'ils possèdent en ce moment dans le royaume , ainsi
que ceux qui pourraient leur échoir à l'avenir par succession ou autrement
, seront séquestrés et administrés , pendant leur vie , par le dontaine
au profit du trésor public ; et à leur mort , ils seront rendus à leurs hériters
légitimes et naturels .
(INTÉRIEUR . )
Bayonne , le 13 Juillet. - Sa Majesté Catholique est
attendue à Madrid avec la plus vive impatience. Dans toutes
les villes qui se trouvent sur sa route , les autorités , les
corps ecclésiastiques , civils et militaires , s'empressent de
venir lui porter les témoignages de leur respect et de leur
fidélité ; et les peuples célèbrent son passage par des fetes.
Sa douceur et son affabilité lui gagnent tous les coeurs .
Strasbourg , le 12 Juillet. Les travaux du canal Napoléon
se continuent avec une grande activité. On procède dans
ce moment même à l'adjudication des ouvrages à exécuter
en terrassement pour l'ouverture d'une partie de ce canal ,
qui s'étend entre Krafft et Botzheim , arrondissement de
Schelesdadt . Ces travaux doivent être commencés au plus
tard dans le délai d'un mois après l'adjudication ..
PARIS , le 19 Juillet . - Le 14 juillet , on a commencé les
travaux pour l'érection d'un quai en prolongation du quai
Bonaparte , en aval du pont de la Concorde. Ce nouveau
quai , qui porte la dénomination de quai des Invalides , est
destiné à établir la communication sur la rive gauche de la
Seine , entre le pont de la Concorde et le pont d'Jéna .
L'ambassadeur de Perse , Asker-Chan , vient d'arriver
à Paris avec une suite de quarante personnes. M. Jaubert ,
secrétaire-interprète de S. M. l'Empereur et Roi , et M. OuJUILLET
1808 . 191
trey , vice-consul de France à Bagdad , étaient partis de Paris
depuis quelques jours , pour aller au- devant de S. Exc.
-
Un décret impérial du 16 juin dernier , divise les départemens
en neuf arrondissemens , dans chacun desqueis
il sera formé une maison centrale de détention pour la
réunion des condamnés par les tribunaux criminels de ces
départemens .
On a monté hier sur l'arc de triomphe du Carrousel la
statue de l'Empereur. Cette statue , qui doit être placée sur
le char , est de plomb doré , ainsi que les deux Victoires qui
tiendront de chaque côté les rênes des chevaux .
ANNONCES .
Traité de navigation ; par J. B. E. du Bourgnet , ancien officier de
la marine , et professeur des première et seconde Classes de mathématiques
au Lycée Impérial ; ouvrage approuvé par l'Institut de France .
Cet ouvrage , grand in -4° de plus de 500 pages , avec table et figures ,
imprimé avec soin et sur beau papier , paraîtra au commencement du
mois d'Août, et se livrera par souscription à raison de 18 fr . par exemplaire
pour Paris , et 22 fr . , franc de port , pour les départemens ; dont un
ters se paie en souscrivant , et les deux autres tiers en retirant l'ouvrage.
La souscription sera fermée au premier Août ; et , lorsque l'ouvrage paraîtra
, ceux qui n'auront pas souscrit , le paieront à raison de 22 fr. pour
Paris , et de 26 fr. , franc de port , pour les départemens. Ceux qui souscriront
pour plus de douze exemplaires auront la remise d'un dixième
sur le prix.
La liste des souscripteurs , parmi lesquels on compte déjà plusieurs
noms illustres , sera imprimée en tête de l'ouvrage .
L'on sonscrit chez l'Auteur , au Lycée Impérial , rue Saint -Jacques ,
Dº 121 , à Paris ;
Chez Fain , imprimeur , rue Saint - Hyacinte - Saint - Michel , n ° 25 ,
Arthus- Bertrand , libr . , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez les principaux
libraires de l'Europe .
On affranchira les lettres et l'argent .
N. B. Le Prospectus se distribue aux adresses ci-dessus .
Euvres d'Agriculture de Varenne- Fenille , contenant. 1º . Mémoires
sur l'administration forestière et sur les qualités individuelles des bois
indigènes où qui sont acclimatés en France , auxquels on a joint la
description des bois exotiques que , nous fournit le commerce. Ouvrage
utile aux propriétaires qui veulent se ménager de la futaie , juger avec
192 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808.
précision de l'âge auquel ils doivent couper leurs forêts , et connaître
l'emploi le plus avantageux des différentes espèces d'arbres , d'après
leurs qualités déterminées par un grand nombre d'expériences nouvelles ,
2 vol. in-8 ° , fig. 2° . Mémoires et expériences sur l'agriculture , particuliérement
sur la culture et l'amodiation des terres , le desséchement et
la culture des étangs et des marais ; la culture et les usages du maïs ,
la plantation et les soins des vergers ; sur la mortalité du poisson des
étangs pendant les grandes gelées , et les moyens de l'en préserver ;
sur les jachères , etc. avec des additions nouvelles et des développemens
indispensables à la théorie exposée par l'auteur dans ses Mémoires
sur l'administration forestière. 1 vol . A Paris , chez A. J. Marchant ,
libraire pour l'agriculture , rue des Grands-Augustins , nº 20. 1807 et
1808. Prix , 9 fr. , et 11 fr. 50 cent. franc de port .
Les Rosecroix , poëme en douze chants , par Evariste Parny , nouvelle
édition , revue et corrigée . De l'imprimerie de Didot aîné , 1808 ,
in- 18 , grand- raisin , 2 fr . papier ordinaire , et 4 fr . papier vélin .
Au grand Buffon , librairie de A. G. Debray , rue Saint-Honoré ,
vis-à-vis celle du Coq , nº 168 .
On trouve chez le même libraire , du même auteur, Euvres complètes,
5 vol. in- 18 , id. papier ordinaire 12 fr. , papier vélin 24 fr .
On remarquera que peu d'oeuvres sont exécutées avec plus de soin.
Sermons de Hugues Blair , ministre de l'église cathédrale , et pro
fesseur de belles- lettres dans l'Université d'Edimbourg , traduits de
l'anglais , par M. de Tressan . Les tom. IV et V. Prix , 10 fr . , et 12 fr .
50 cent. franc de port .
N. B. Cet ouvrage est complet en 5 vol . in- 8° . Prix , 24 fr. , et 30 fr.
franc de port. A Paris , chez G. Dufour', libraire , rue des Mathurins-
Saint-Jacques , nº 7 ; et Charles Barrois , libraire , place du Carrouzel
n° 26.
ERRATA du Nº . 365.
Dans l'extrait de l'ode italienne de M. Buttura.
Page 106 , ligne 15 de l'extrait . Dans ce champ lyrique ; lisez : daqs
ce chant lyrique .
.107 , ligne 24 , s'élève ; lisez l'élève. •
108 , onzième vers de la citation italienne , teutan ; lisez : tentan .
Treizième vers , sedegnoso ; lisez : sdegnoso.
109 , ligne 1 , furgore ; lisez fulgore .
ligne 2. Ed vittime e d'altari ,
Le virtù de' mortali.
Il y a un vers entier de passé , ce qui laisse vide de sens
le milieu de cette belle strophe ; lisez :
Ed offrono agli dei , doni più cari
Di vittime ed altari ,
Le virtù de' mortali.
ligne 4 , earmi ; lisez carmi.
ligne 5 , giorondi ; lisez : giocondi .
( No CCCLXVII . ) ``
( SAMEDI 50 JUILLET 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
MORT D'ANTIOCHUS ÉPIPHANE.
ANTIOCHUS régnait : sous ses lois asservie
Ce superbe vainqueur voyait gémir l'Asie ;
Et trop ambitieux , comptait pour ennemis
Tous ceux qu'à son empire il n'avait pas soumis
Bientôt du peuple juif méditant la conquête ,
Dans ses vastes projets il n'est rien qui l'arrête.
Tout fuit à son aspect. Pressés de toutes parts ,
Les Juifs n'ont contre lui que de faibles remparts.
Tu le vis , Israël , tu vis le téméraires
Profanant du Très-Haut l'auguste sanctuaire ,
Enlever ses trésors , et sur les saints autels
Où l'on sacrifiait au maître du tonnerre ,
Prodiguer un encens et des voeux criminels
A des Dieux impuissans l'opprobre de la terre ;
II osa.... Mais qui peut retracer sans horreur
Les funestes effets de sa noire fureur !
"
Vers ce roi sacrilege un saint vieillard s'avance.
Sa démarche et son air annoncent sa naissance ;
Ministre du Très -Haut, son zèle et sa vertu
Faisaient l'unique espoir d'Israël abattu .
Des préceptes divins , observateur fidèle ,
Aux ordres du tyran sa foi se renouvelle ,
Antiochus affecte une tendre pitié ,
N
DET
DE
5 .
en
SEIN
19't MERCURE DE FRANCE ,
Plus dangereuse encor que son inimitié .
Il le flatte , il le plaint ; ses perfides promesses
Joignent pour l'ébranler les honneurs aux richesses .
Le trouvant inflexible , il étale à ses yeux.
;
Des plus cruels tourmens l'appareil odieux
Mais en vain ce héros , d'un courage intrépide ,
Va braver les tourmens et le glaive homicide ;
Et voyant les bourreaux prêts à trancher ses jours ,
Il ose au roi barbare adresser ce discours :
« Inflexible tyran , toi , dont l'aveugle rage
>> Porte jusqu'en ces lieux, l'horreur et le carnage ,
>> Toi qui viens sous l'effort des tourmens rigoureux
>> Immoler , sans pitié , nos peuples malheureux ,
» Crois - tu d'un Dieu puissant éviter la vengeance ?
>> Crois-tu qu'enfin lassé de ta vaine insolence
>> Il ne s'apprête pas à punir tant d'horreurs ?
» Frémis , tu vas sentir le poids de nos malheurs .
>> En vain , le coeur saisi d'une frayeur mortelle ,
>> Tu voudras ......» A ces mots une rage nouvelle
Transporte le tyran , il ordonne aux soldats
De lui faire subir le plus cruel trépas.
Il monte sur son char . « Où vas- tu , téméraire ?
>> Aux traits de l'Eternel prétends-tu te soustraire ?
» Arrête , c'en est fait , tu n'as plus qu'un instant ;
>> Vois la mort qui te suit , vois l'enfer qui t'attend ,
» Reconnais ton erreur , répare ton offense ; 1
» Mais non , tu vas tomber sous sa juste vengeance ;
» Il frappe , tu péris , et ton règne est passé . »
De son char à l'instant le prince est rénversé ,
Et soudain pénétré d'une douleur amère ,
Son corps entier n'est plus qu'un effroyable ulcère.
Le dirai-je ? des vers naissent de tous côtés ,
D'une infernale odeur les sens sont infectés :
Tout l'abandonne . Alors , reconnaissant son crime ,
Du céleste courroux il se voit la victime .
Ce prince , qui voulait dompter tout l'Univers ,
Et transporter les monts et commander aux mers ,
Soumis , humble et tremblant , implore la clémence
Du Dieu dont il venait de braver la vengeance ,
Promet de rendre aux Juifs et leurs biens et la paix ,
De combler leur pays de signalés bienfaits ,
D'adorer le vrai Dieu , de rétablir son temple.
Mais du divin courroux , ô redoutable exemple !
JUILLET 1808. 195
Ce Dieu , ce juste Dieu qui sait sonder les coeurs
Voit d'un oeil irrité ses perfides douleurs ;
Et cet impie enfin , frémissant de furie ,
Vomit avec horreur sa criminelle vie .
Par M. TALAIRAT.
BONSOIR LA COMPAGNIE ,
VAUDEVILLE MORAL .
AIR : Servantes , quittez vos paniers.
A fredonner de faibles sons
Quand je passe ma vie ,
Vous réveiller par mes chansons
Voilà ma seule envie :
Vous m'avez souri jusqu'alors ;
Aujourd'hui , malgré mes efforts ,
Si par malheur je vous endors,
Bonsoir la compagnie .
Tant que nous avons tour à tour
Bon vin et belle amie ,
Nous avons des amis du jour
La troupe réunie :
Malgré tous nos soins obligeans
Par quelques revers affligeans
Si nous devenons indigens ,
Bonsoir la compagnie .
Le jour où monsieur Soliveau ,
En homme de génie ,
Donne un mélodrame nouveau
La salle est bien garnie :
Pour être certain du succès
Il remplit la salle à ses frais :
Retournez -y deux jours après ;
Bonsoir la compagnie.
Par mille charmes séducteurs
Rose était embellie ;
Elle eut beaucoup d'adorateurs
Tant qu'elle fut jolie.
Voyant ses amans déloger ,
Et ses appas déménager ,
Rose dit : « Pourquoi s'affliger ?
« Bonsoir la compagnie. »
"
M 2
196
MERCURE
DE
FRANCE
,
Comme le négoce à présent
Se fait de compagnie ,
Sur chaque enseigne on va lisant :
Un tel et compagnie :
Bien des gens , séduits par l'effet
Que la brillante enseigne fait ,
Vont- ils pour toucher un effet ,
Bonsoir la compagnie .
John Bull , du danger se moquant ,
S'engage par folie ;
Mais... dès qu'il aperçoit le camp
Mon pauvre anglais s'écrie :
<< Godden ! que de bruit , de fracas !
» Du métier je suis déjà las :
> On va se battre , je m'en vas ;
>> Bonsoir la compagnie . »
味
M. BRAZIER . 、
( Extrait de l'Epicurien Français . )
A MADEMOISELLE ****.
J'ADMIRE ces bosquets , ces eaux cette verdure , "
Et crois te voir auprès de moi :
En pensant aux beautés que produit la nature
Comment ne pas songer à toi ?
A UNE JEUNE PERSONNE
Qui se plaignait de ne pas connaître ses parens .
Tu te plains , belle Eglé , d'ignorer ta famille ;
Qu'importe les parens à qui tu dois le jour ?
Chacun sait que Vénus est mère de l'Amour ;
Mais on ignore encor de qui Vénus est fille.
M. DE JOUY .
ENIGME.
Je tiens un rang parmi les plus rares vertus ;
Je n'habite jamais en des coeurs corrompus.
C'est dans mes noeuds charmans que tout est jouissance ;
JUILLET 1808 . 197
Le tems ajoute encore un lustre à ma beauté ,
Et je serais la volupté
Si l'homme eût conservé sa première innocence ( 1 ) .
S.....
LOGOGRIPHE.
CHACUN Court après moi, rarement on me trouvé ;
Plus je suis délicat , mieux je me fais sentir.
Mais hélas ! trop souvent l'indiscret qui m'éprouve ,
De sa vivacité pourra se repentir.
Je marche sur sept pieds ; si tu me décomposes ,
Tu trouveras en moi maintes métamorphoses ,
Regarde quels trésors je renferme en mon sein.
J'offre à tes yeux une cité brillante
Qui surprend l'étranger , le ravit et l'enchante ;
Un des quatre élémens ; ce qui tient lieu de pain
Chez un peuple qu'à tort nous traitons de barbare ;
La femme de Jacob ; un titre jadis rare ,
Aujourd'hui devenu celui du genre humain ;
Une marque de joie ; une pierre estimée ,
Utile à la peinture , et de grains d'or semée .
C'en est assez , lecteur ; si , pour me deviner ,
bientôt tu vas me soupçonner.
Tu me ressens,
CHARADE.
Au bord d'un clair ruisseau si mon tout vous arrête,
Amusez-vous à cueillir mon dernier ,
Sans aller contre mon premier
Follement vous casser la tête.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est la lettre J.
Celui du Logogriphe est Groseille , où l'on trouve Gille et Rose.
Celui de la Charade est Cor-sage.
(1) Ces pensées sont dues à Voltaire et au Gentil-Bernard.
( Note du Rédacteur de l'Enigme. )
198 MERCURE
DE FRANCE
,
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
-
L'OEUVRE DE CHARITÉ .
NOUVELLE ESPAGNOLE.
---
― - Je
- Je ne suis
Je ne suis pas
Tu as quelque chose , ma Léonora , disait Dona Clémenza
en se promenant avec sa nièce qui répondait suivant l'usage :
Non , ma tante , je n'ai rien . Tu as du chagrin .
vous assure que je n'ai rien . Tu ne ris pas.
pas gaie . Tu ne marges presque point.
gourmande. Ce n'est pas que j'aime qu'on mange beaucoup
; mais ne vas pas non plus être malade , mon enfant ,
car tu sais comme je t'aime ; et puis c'est les maladies
sont ruineuses. De ce côté-là , ma tante , j'espère ne pas
vous mettre en frais . Tiens , pour te dissiper , regarde la
belle vue le proverbe n'est pas menteur :
-
-
Qui en non a visto a Sevilla
Non a visto Maravilla.
que
les
Il y a des gens qui viennent de bien loin et qui dépensent
bien de l'argent pour voir un moment la Maravilla , tandis
que nous la
voyons tous les jours et pour rien ; puisque de
nos fenêtres , c'est comme si on se promenait dans la ville .
Oui , ma tante , c'est - à - dire sur les toits ; car , pour
rues, on ne nous y voit jamais . Dieu nous en préserve
mon enfant elles sont sales à faire horreur ; on ne peut y
aller qu'en carosse , et c'est bon pour des folles à qui rien
ne coute. Mais la compagnie. -Oh ! la compagnie est
trop chère ; aussi ce ne sont que tertulias , réfrescos , concerts
, combats de taureaux ; il faut arriver-là parées comme
des Madones , et nous ne sommes pas riches , entends-tu ?
Mais aussi , nous ne sommes pas plus pauvres que bien
d'autres. Et du tems de ma bonne mère ..... Tiens , ne me
parle pas de ta mère qui jetait tout par les fenêtres ; ta mère ,
oh ! bien , oui. — Cependant , ma tante , elle était aimée de
tout le monde . Parce qu'elle se ruinait ; c'est la vraie
manière . Que le monde garde son amitié , je n'en veux point
à pareil prix. Elle n'a pourtant pas dissipé son bien . —
Non , mais elle n'a point amassé , et demandez-moi à quoi bon
la fortune , si ce n'est pour s'enrichir ? A cause qu'elle avait
passé quinze ou vingt ans à Paris , ne voulait-elle pas vivre à
la parisienne ? à la parisienne dans Triana ! Un hôtel comme
----
-
JUILLET 1808 .
199
―
-
-
-
-
pour un grand ; galerie , bibliothèque , salle à manger , que
sais-je ? Jusqu'à une chapelle , avec une messe de fondation
pour tous les jours de l'année . Cette messe , ma tante , vous
l'entendez Bon pour l'entendre ; mais la payer , et nourrir
le chapelain par-dessus le marché ! Ah ! ma tante , vous
n'y avez surement pas regret , puisque le bon père Grenada
est en même tems votre confesseur. Eh ! santa Maria !
si j'en avais pris un autre , n'aurait- il pas fallu faire encore
quelque chose pour lui ? Ainsi , du moins , c'est un profit ;
mais j'en reviens à tout le train de cette maison. Un régiment
de domestiques , autant de voleurs ! Tous les jours un
tas de ce qu'ils appellent des beaux esprits , avec qui je
ne pouvais pas seulement causer , sans compter qu'on te
laissait faire toutes tes folies . - Des folies , ma tante.
Qui ; soigner des malades , habiller de petits orphelins , établir
de pauvres filles , donner à des mendians des réaux
tout entiers .... Qu'est - ce qui en résulte ? C'est que tu as
toujours le tems passé dans la tète , et que tu ne peux pas
t'accoutumer à la vie rangée que nous menons à présent ,
Mais , mon enfant , il faut prendre ton parti ; après le carnaval
, le carême . Je ne me plains point , ma tante .
Je ne dis pas cela ; je dis seulement que nous ne sommes
pas riches.
Vous me l'avez souvent répété , ma chère
tante , aussi je fais ce que je puis pour ne pas vous être à
charge , et quant à l'ajustement , par exemple , il y a quatre
ans que j'ai perdu ma bonne mère , et depuis la fin de son
deuil ( que je porterai toujours au fond du coeur ) , on ne
m'a pas vu auprès de vous d'autres robes que mes anciennes.
Mais , ma tante , voyez vous-même comme elles sont usées ,
comme elles sont courtes , et comme j'aurais besoin d'une
muchas un peu honnête et qui soit à ma taille ; car à vingt
ans on n'est pas comme à seize ; et vous avez surement
envie que je sois bien. Ma chère enfant , les étoffes sont
d'un prix fou. Les doublures d'à - présent coûtent plus que
les dessus d'autrefois ; et les maudites ouvrières se font payer
le double . Je sens tout cela pour vous , ma tante , et
c'est une raison de plus pour être modeste. Brava .
Pour être soigneuse. - Brava. Pour être économe.
Mais non pas certainement pour être ridicule.
Comment , ridicule ? — Qui , ma tante , j'ai vu derniérement
, à la fête de notre paroisse , que tous les jeunes hidalgos
me regardaient avec un air de compassion , et les
senorites avec un sourire moqueur, Tenez , ma tante , quoiqu'on
ne soit pas fiere , on supporte avec peine d'etre plus
-
Bravissima..
-
―
-
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--
1
200 MERCURE DE FRANCE ,
mal que les autres. Ce n'est pas pour me plaindre , ma tante ,
c'est seulement pour que vous vouliez bien donner une
nouvelle marque d'amitié à votre nièce en lui achetant une
robe qui ne la fasse pas montrer au doigt. Vraiment tu
me touches , mon enfant. Eh bien tu en auras une , mais
il faut le tems . Le tems de la faire , n'est-ce pas ma petite
tante ? — Oui . Tu sais que je t'aime bien , et si nous étions
riches comme nous le serons peut- être un jour , je voudrais…..
- Quoi , ma tante . Te donner un mari. Oh ! ma tante ,
pensons d'abord à ma robe . Ou plutôt n'y pensons plus ,
--
-
ma nièce ; car c'est comme si tu l'avais .
-
-
Tout en traitant cette grande affaire , la matrona et la sénorite
étaient parvenues en avant de leur verger, jusque dans
le bois de châtaigniers qui mène vers Alcala , quand tout à
coup elles jettent à la fois un cri d'horreur ...... « Fuyons ,
fuyons , dit la vieille . Non , non , restons , restons , dit la
jeune . N'approchez pas , dit la vieille , c'est horrible.
C'est pour cela , dit la jeune , qu'il faut approcher. » L'objet
est horrible en effet . Est-ce un mort qu'elles voient étendu
au pied d'un arbre ? Il est à peine couvert de quelques lambeaux.
Une peau livide , des chairs meurtries , des membres
déchirés de blessures , des cheveux collés de sang et de
poussière , rabattus sur des yeux presque sortis de la tête ,
et sur des traits entiérement défigurés , laissaient à peine
entrevoir quelques vestiges d'un visage humain . << Encore
une fois , crie la duègne , allons-nous-en , Léonora . Donnezmoi
le bras , et allons-nous-en ; rien ne porte malheur comme
de rencontrer un mort . -Et point du tout , ma tante , point
du tout , rien ne porte malheur comme d'abandonner un
mourant. Mais ne voyez - vous pas qu'il respire encore ?
( Et , en meme tems , elle tenait la main sur son coeur ) . -
Fi donc ! ôtez votre main ; en vérité , vous ne savez ce que
vous faites. Ma tante , je vous assure qu'il respire encore .
Eh bien ! quand il respirerait , croyez-vous pouvoir le
sauver ? êtes-vous médecin ? êtes-vous chirurgien ? êtes-vous
sainte ? Je le voudrais bien , ma tante ; mais j'ai un coeur
qui souffre de voir souffrir , et je cherche à m'en soulager .
Eh bien la vraie manière est de nous en aller , et bien
vite encore. Non , ma tante , la vraie manière est de secourir
si l'on peut , ou du moins de consoler. Mais , ma
tante ! il n'y a pas loin d'ici à la maison ; allez -y toute seule ,
puisque vous avez trop de sensibilité pour supporter cette
vue-là . Non , mon coeur , je reste avec toi ; moi , te laisser
seule ici ! et qui sait ce qui peut arriver ? Ma tante , ma
-
―
-
JUILLET. 1808. 201
-
tante , il vient de faire un mouvement . Il me semble qu'il
essaye de parler. Eh bien ! qu'est-ce qu'il dit ? Il dit :
J'ai soif. Restez -là , ma tante . Ñous avons passé tout près
de notre gros oranger , et précisément j'y ai avisé des fruits
qui m'ont paru bien mûrs ; je cours en cueillir. Fort
bien ; mais n'en cueilles que ce qu'il en faut et garde-nous
les meilleurs . «< Pendant que la tante parle encore , la nièce
est déjà revenue avec la plus belle orange ; de la peau d'une
des moitiés elle en fait une coupe où elle a exprimé le jus
du fruit ; et voilà qu'elle l'apporte avec inquiétude , frémissant
d'en laisser tomber une goutte . Le malheureux qui
l'entend approcher , soulève ses paupières appesanties , et
croit voir l'ange du désert . Il jette sur elle un languissant
regard. Ses yeux se referment ensuite ; mais un soupir s'exhale
de sa bouche , et une larme de reconnaissance a coulé sur
sa joue tachée de son sang. » Voilà qui vous sera bon , dit
la belle infirmière ; essayez d'en goûter , tâchez d'approcher
vos lèvres de mes mains , sarfs quoi je crains de tout
laisser tomber ; allons , courage , vous devez déjà vous sentir
un peu rafraîchi . Les yeux s'ouvrent de nouveau , et un.
second regard encore plus expressif que le premier , accompagné
de je ne sais quel sourire arraché à la souffrance
annonce déjà plus clairement un retour de sensibilité . Puis ,
d'une voix à la vérité bien faible , il prononce péniblement :
Le ciel vous paiera. « Voilà qui est bien , dit Clémenza ,
voilà qui est bien , voilà une bonne oeuvre de faite . Le père
Grenada sera bien content . Allons-nous-en , à présent , allonsnous-
en. » A ces mots , ce visage mourant qui s'était un moment
ranimé , retombe comme accablé d'une nouvelle douleur.
Ses yeux cherchent ceux de Léonora et semblent lui
dire : Et vous aussi , m'abandonnerez -vous ? « Ma tante ,
ma tante , dit Léonora toute en larmes , nous bornerons-nous
à l'avoir rappelé un moment à la connaissance , seulement
pour lui faire sentir ses angoisses qu'il avait oubliées dans
sa léthargie ? Et que voulez -vous y faire ? - Ma tante ,
si nous essayions de le mener jusque chez nous ? il n'y a
pas si loin. Allons donc , vous êtes folle ; voyez cet hommelá
; lui donner une chambre , en avoir soin , le panser , le
nourrir ! Oh non , Mademoiselle , tout cela est fort beau
dans le discours ; mais quand on vient au fait et au prendre ,
on ne voit que de la dépense . Ma tante , nous voyons
tout autour de nous , dans la plupart des maisons d'Hidalgos ,
qu'ils ont presque tous la bonne habitude de retirer chez
eux un pauvre qu'ils nourrissent . - Grand bien leur fasse ,
-
B
?
202 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
pauvre.
--
-
-
-
voya
Pourquoi ne ferions-nous pas comme eux ? C'est un si
bel exemple ! Toujours de la vanité ! A cause que les
autres ont leur pauvre , ne faut-il pas que la senorite ait le
sien ? Apparemment que c'est du bon air . C'est comme cette
muchas que vous me demandiez tout à l'heure , la peste
soit des bons airs ! il va m'en coûter quinze ou seize piastres
pour cette maudite muchas , et la sénorite veut à présent
m'embarrasser d'un pauvre qui m'en coûtera peut- être autant
dans l'année . - Eh bien ! ma tante , permettez-moi de vous
proposer un marché . Je vous tiens quitte de la robe , accordez-
moi le A la bonne heure ; mais qu'est -ce
que cet homme ? qui êtes-vous ? Eh ! ma tante , vous voyez
bien qu'il ne peut presque point parler. Et vous , comment
voulez-vous que je prenne un homme chez moi sans
le connaître ? Ah ! ma tante , pour la charité il ne faut
pas d'autres titres que la misère . Qui me dit que ce n'est
pas un voleur ? - L'état où vous le voyez . - C'est peut-être
un drôle qui aura demandé la bourse ou la vie à des
geurs ; ils se seront défendus , et il aura reçu ce qu'il méritait
; ces misérables- là me sont toujours suspects. Il y a
si près d'un pauvre à un gueux ! Tenez , ma tante , voilà
le père Grenada qui vient ; je suis persuadée qu'il vous parlera
le
pour et pour moi. - La bonne dame va audevant
du père Grenada et lui baise bien respectueusement
la main pendant que la charmante nièce , penchée
vers le blessé , cherche à rappeler ses forces en lui faisant
respirer un petit flacon de vinaigre , puis elle défait sa basquine
et l'étend sur lui . - Eh bon Dieu ! que faites-vous ?
dit la dame en se retournant ; bon père , avez-vous jamais
vu une extravagante comme ma nièce ? vraiment elle est
folle de charité , c'est sa maladie . Ah ! pourquoi cette maladie
- là n'est -elle point épidémique ! reprend le père , elle
changerait la face de ce monde - ci , et je crois aussi de
l'autre ; car il ne serait plus question d'enfer ni même de
purgatoire , puisque nous lisons que beaucoup de péchés sont
remis à qui a beaucoup aimé . Courage , ma fille , courage ,
poursuit- il en voyant cette basquine étendue sur ce pauvre ,
c'est un manteau comme cela qui a porté Saint - Martin au
ciel. «La vieille parcimonieuse n'eut plus rien à dire . » Bon
père, dit Léonora , voilà que je suis parvenue à l'asseoir contre
l'arbre , daignerez - vous m'aider à le conduire jusqu'à la
maison ? J'allais m'offrir , dit - il , et je remercie la Vierge
de m'avoir envoyé à votre secours pour me donner une
petite part à vos mérites. « Là - dessus le hon homme , qui
-
pauvre
-
JUILLET 1808. 203
preconservait
encore assez de force pour son âge , va dire à ce
malheureux quelques paroles de consolation ; puis le
nant sous un bras , tandis que Léonora le soutient sous l'autre
, on l'aide à se mettre debout et même à faire un ou
deux pas. Le père se ressouvient alors qu'il porte dans sa
besace un excellent déjeûner qu'une de ses dévotes venait
d'y mettre ; il en donne quelques bouchées au malade , avec
deux gorgées de bon vin d'Alicante . La force , le mouvement
et la parole ne tardent pas à lui revenir ; voilà déjà
qu'il n'a presque plus besoin de soutien. « Où suis-je ? dit- il ,
ou suis-je ? -Avec des amis , dit le bon père , qui auront
bien soin de vous . Il me semble aller en paradis . — Vous
irez , j'espère , dit l'homme de Dieu. Mais pas sitôt , ajoute
Léonora . Eh oui , en paradis , répond le blessé , entre un
ange et un saint. » Ce mot de saint fit plaisir au digne père
Grenada , tout modeste qu'il était , mais qui ne pouvait pas
se défendre d'un petit sentiment d'orgueil pour son couvent .
Il se sentit dès-lors un nouveau degré d'intérêt
le malade
, et le soutint avec plus d'affection.
où
-
--
-
•
---
pauvre
pour
Dona Clémenza était allée en avant , afin d'ouvrir la
chambre qu'elle destinait à son nouveau pensionnaire , et
l'on pense bien qu'elle ne choisit pas la meilleure . Pendant
qu'assistée de sa fidelle confidente et cuisinière Quivira ,
elle croit pourvoir à tout , le pauvre souffrant avec son
pieux cortege continuait sa marche : chaque pas , quoique
douloureux , semblait le rapprocher de la vie et lui donner
un nouveau courage pour ceux qui lui restaient à faire .
« Vous souffrez beaucoup, disait Léonora ; je le vois et même
je le sens. Ah ! sentez plutôt le bien... que ... vous me
faites . Mais pourriez-vous nous dire comment cela vous
est arrivé ? - La Siéna Moréna , dit le homme avec
une respiration entre-coupée .... des brigands .... la nuit .....
ils m'ont jeté à bas de.... mon cheval .... ils m'ont accablé
de coups .-Ah ! Dieu de bonté ! s'écrie la tendre Léonora .....
se peut- il que vous ayez fait des méchans ? .....
pour mort ..... , arraché mes habits , jeté leurs lambeaux .....
pour me cacher...... tout perdu , tout .... ne me reste plus
rien ...... rien ...... que votre bonté ...... « Ils ont passé la
palanquère , ils sont dans la cour , lorsque Dona Clémenza
vient au - devant d'eux . « Révérend père , tout est arrangé ,
dit-elle et si vous avez , comme dans toutes vos tournées ,
les saintes huiles sur vous , vous pouvez lui donner l'extrême
- onction sur le champ. Quoi ! ma tante , lui dit
tout bas Léonora , est- ce que vous ne craignez pas d'af-
――
Laissé
204 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
fliger ce pauvre homme ? Comment l'affliger ? répond
elle tout haut , est - ce que l'extrême - onction a quelque
chose d'affligeant pour un homme qui va mourir , et un
pauvre encore ? vraiment il lui siérait bien de s'affliger !
Oh ! il faut qu'il s'arrange. C'est à moi à voir cela ,
reprend doucement le père Grenada ; notre premier soin
à tous les trois , c'est d'essayer de le rendre à la vie et de
nous occuper du salut de son corps pour qu'il ait le tems
de penser à celui de son ame . Comme il vous plaira , dit
la matrône au père , devant qui elle se contenait un peu ;
mais elle ajoute à l'oreille de sa nièce , pourvu que cela
ne dure pas long-tems.
-
<< Nos lecteurs sauront que ces dames habitaient ensemble
dans une assez grande et assez agréable maison , mais dont
tous les contre- vents , à l'exception de deux , n'avaient point
été ouverts depuis la mort de Mme de l'Ovega , mère de
Léonora . C'était celle qui l'avait bâtie , et tout à côté il Ꭹ
avait une mazure délabrée appartenant à la vieille , et où
la vieille avait demeuré tant que la jeune avait conservé
sa mère. Or c'est , comme de raison , dans cette mazure
que Dona Clémenza établissait son nouvel hôte ....... Mais
qui pourra se faire une idée de l'appartement qu'elle lui
avait destiné ? Un sale réduit rempli jusqu'au plafond de
mille vieilleries hors de service , que la bonne dame n'avait
pas voulu faire réparer parce que cela coûte , et qu'en même
tems elle n'avait pas cru devoir réformer absolument , parce
que cela peut valoir encore quelque chose ....... Des tas de
chiffons , de vieilles images déchirées , d'anciens portraits
de famille , rongés des rats et disparus dans la poussière ,
comme ceux qui leur avaient servi de modèles . Joignez-y
de vieux fers , des morceaux de vieux meubles , des taissons
de toutes sortes de potteries , des dessus de tables
brisés , des pieds , des dos , des bras de fauteuils et mille
choses de ce genre que l'avarice garde religieusement pour
ne pas perdre l'habitude de garder , et vous commencerez
à vous faire une idée de l'ameublement. Quant à la tapisserie
, les araignées s'en étaient chargées , et depuis longues
années la pauvre Quivira , qui composait à elle seule tout
le domestique de la dame , ne s'était point permis de les
troubler dans leur travail...... C'était-là qu'on avait daigné
éparpiller dans un coin quelques brins de vieille paille , lit
suffisamment bon , suivant Clémenza , pour un homme qui
Jui paraissait avoir si peu de tems à passer dans ce monde.
A l'aspect de cette retraite où l'aimable Léonora n'était
JUILLET 1808. 205
jamais entrée , le coeur lui manqua doublement , moitié de
dégoût , moitié de compassion . « Ah ! ma tante , dit - elle ,
ma tante , vous contenterez -vous de cela pour un homme
que la Providence nous adresse ? Bon père Grenada , parlez
pour lui. Le père Grenada lève les épaules et se met en
devoir d'étendre lui-même le malade sur cette paille qui ,
à la vérité , n'était ni fraiche ni abondante . « Prenez ceci ,
dit-il , en espérant mieux : la terre est le lit commun de
tous les hommes. Il y en a de meilleurs ; mais quelquefois
le ciel permet que les bons reposent mieux sur la dure que
les méchans sur le duvet , et dans cette confiance-là ,
j'espère que vous vous trouverez mieux peut-être que vous ne
Vous y attendez .
.... 2
Pendant que dans la cour la dame et la domestique rai--
sonnaient sur l'économie à mettre dans la réception du nouvel
arrivé , Léonora s'est glissée à la cuisine , elle y a puisé
un gobelet de bouillon qu'elle a sur le champ remplacé par
autant d'eau fraiche , elle le porte clandestinement à son
pauvre , et le digne père Grenada y verse généreusement le
reste de son vin d'Alicante : le malade , à qui cette boisson
cordiale a fait recouvrer presqu'entiérement sa force et sa
connaissance , fait signe au bon religieux qu'il voudrait avoir
avec lui un entretien particulier . Léonora s'éloigne et va
chercher des herbes dont elle connaît la vertu. « Prenez
courage , dit le père , les peines ont leur terme ; je ne vous
demande pas le détail de vos fautes , une confession en règle
vous fatiguerait . Je pense d'ailleurs que le malheur expie le
péché quand on souffre avec patience et confiance , et puis le
respect que, vous m'avez paru avoir pour notre habit m'est
ungarant de votre façon de penser'; apprenez-moi seulement
qui vous êtes , voire nom , votre profession , et par quelle
aventure nous vous voyons réduit dans un état aussi pitoyable.
Je tâcherai de vous répondre , mon père , mais avant
tout je vous demande le secret de la confession . Il suffit . -
Mon nom est Delas Palmas . Delas Palmas de Valladoled
? - Oui , mon père , nous étions deux jumeaux élevés
ensemble chez l'alcalde notre père ; jamais deux jumeaux
ne se sont autant ressemblés ; mêmes traits , même taille ;
mêmes manières , même son de voix ; nos père et mère qui
s'amusaient souvent à nous habiller de même , n'étaient jamais
sûrs de ne pas s'y tromper et ils se plaisaient dans leur
incertitude. Hélas ! où est-il maintenant ce bon frère ? et suisjeau
moins le seul malheureux ? -Reprenez vos esprits , dit
l'honnête religieux ; dans l'état où vous êtes , trop d'atten-
!
206
MERCURE
DE FRANCE
,
-
—
-
drissement pourrait vous faire du mal . - Non , mon père , il
y a des tristesses qu'on préfère à tout ...Vous saurez donc , mon
père , que nous nous aimions encore plus, s'il est possible ; que
nous ne nous ressemblions , et que cet amour ainsi que cette
ressemblance n'avaient fait que s'accroître avec les années .
A l'âge de dix-huit ans nous perdimes notre digne père , qui ,
pour nous éviter les embarras d'un partage , et les gênes
d'une tutelle , avait expressément annoncé dans son testament
que nous serions émancipés du jour de sa mort , et que nous
jouirions toujours en commun de notre bien. - Et vous étiez
riches ? Assez pour être toujours heureux si nous ne nous
étions jamais quittés. Eh bien ! comment vous êtes-vous
séparés ? Le croirez -vous ? mon père , par un effet de cette
même sympathie qui aurait dû nous enchaîner l'un à l'autre .
-Expliquez- vous . -La lecture des voyageurs dont l'Espagne
se glorifie , avait enflammé nos jeunes esprits d'une mémé
ardeur , nous avons pensé qu'il serait beau d'avoir fait à nous
deux le tour du Monde , et pour avoir plutôt vu la fin de
notre grande entreprise , il fut arrêté que nous partirions le
même jour. -Ensemble ? —Ah plût au Ciel ! mais non , l'un
pour l'Amérique et l'autre pour les Grandes-Indes, nous chargeant
chacun de parcourir un hémisphère , et nous divisant
ainsi le globe pour jouir ensuite en commun du fruit de nos
voyages. O jeunes gens , jeunes gens ! dit le Père ; mais
qu'il a dû vous en coûter au moment où vous vous êtes dit un
adieu éternel. Eternel , oh ! mon père. Quand je dis
éternel , j'entends pour bien long-tems. - Hélas ! nous étions
encore dans notre première ivresse , nous promettant bien
l'un à l'autre que nous finirions par nous rejoindre ; soit que
mon frère , arrivé le premier à Panama , vînt me chercher au
Japon , soit que moi , des dernières îles du Japon , je vinsse
en Amérique. - Ohjeunes gens , jeunes gens ! s'écrie de nouveau
le bon père ; mais c'est trop parler , reposez-vous , je
vous quitte un moment pour aller dire mon office , et prier
pour vous ; car vous m'intéressez plus que je ne puis vous
l'exprimer. Dormez à présent ; le sommeil est le premier des
baumes.
-
- -
Une heure après , le bon homme rentre doucement dans
la chambre de son pénitent et le trouve endormi sur sa dure
couche , prononçant alternativement dans son sommeil les
noms de Pèdre et de Lorenzo . « Ah ! père , dit - il en se réveillant
, sans doute vous avez prié pour moi , car je mesens mieux
que je n'espérais . En ce cas , dit le Père , achevons ce
nous avons commencé. Eh bien donc , mon père , le parti
que
JUILLET 1808 ...
207
1
était pris , nous avons armé deux navires parfaitement semblables
, nous les avons nommés , l'un don Pèdre , et l'autre
don Lorenzo ; mon frère , don Pèdre , s'embarqua sur le
don Lorenzo , et moi réciproquement sur le don Pèdre
pour que nos deux noms fussent toujours ensemble ; nous
mettons en même tems à la voile ; nous marchons quelque
tems de concert , nous voyant , nous saluant , nous
parlant même d'un bord à l'autre ....... Tout allait bien
jusque - là , l'ivresse durait encore ; mais à une certaine
hauteur , les deux navires n'ont pas plutôt cinglé , l'un à l'est,
l'autre à l'ouest , que j'ouvris les yeux sur ma démence et je
ne suis que trop sûr que mon pauvre frère en fit autant ; je
poursuivis par une espèce de fausse honte . Hélas ! il a sans
doute fait de même , et au bout de huit jours je sentis , ou
plutôt nous sentimes que nous avions laissé les seuls vrais
biens pour courir après des fantômes : ah ! bon père , rien
n'est pis que de devenir sage dans le courant d'une folie ; autant
la perspective m'avait séduit , autant la réalité m'attrista ;
puisse mon frère n'avoir pas éprouvé les mêmes chagrins !
cependant il fallut continuer. Je parcourus les Indes , la
Chine , le Japon , et après mille contrariétés ; mille mauvais
traitemens que la jalousie , et les calomnies des commerçans
me firent éprouver de la part des différentes nations que je
ne voulais connaître qu'en simple voyageur , je fus trop heureux
, en renonçant à tout espoir de succès , de trouver un
vaisseau de notre nation qui partait pour la Corogne : je m'y
embarquai donc comme un simple passager avec une trèsmince
pacotille ; le vaisseau contrarié par le gros tems ,
obligé d'entrer à Sétubal ; et là , je me suis vu retenu avec
mes effets et renfermé dans une espèce de Lazaret , où l'on
trouvait toujours quelques prétextes pour me faire recommencer
la quarantaine : mais enfin je m'évadai , content de
laisser le peu que je rapportais , au pouvoir des commis.
Je traverse à pied les Algarves , et j'arrive heureusement
sur terre d'Espagne : là , me croyant une fois en sureté , je
tire quelques pièces d'or que j'avais cousues dans mes habits
et j'achète un cheval pour continuer ma route .
assez pour aujourd'hui , dit le bon père , votre voix comà
s'altérer , ainsi remettons la partie ; au reste , tout
en vous écoutant , je regardais vos blessures , elles me font
pitié , cependant je vois avec plaisir qu'elles sont plus effrayantes
que dangereuses et qu'il n'y a rien à craindre pour
la vie. Allons, je vous laisse , je vais dîner avec dona Clémenza ,
et , sans rien dire assurément de ce que je viens d'entendre ,
je me propose de vous recommander à sa charité . »
mence
fut
En voilà
208 MERCURE
DE FRANCE ,
L'infortuné Lorenzo , resté seul , recommence à sentir ses
douleurs et se livre au plus triste découragement. - Ces
gens-là , disait- il en lui-même , m'ont secouru d'abord , mais
cela durera- t- il ? encore si la jeune personne était la maîtresse
de la maison ! ..... Mais cette vieille ! la dureté de ses propos ,
son envie de me laisser au pied de cet arbre , la saleté de
tout ceci , cette paille qu'elle avait encore l'air de plaindre ,
et dans quel moment ! Non , tout cela m'annonce un avenir
bien cruel ; n'importe , souffrons ; souffrir c'est vivre . Ah !
Pedro , Pedro, que je te plaindrais , si tu me voyais ! ...- Tout
à coup la porte s'ouvre pour un ballot qui peut à peine y
passer , et que Lorenzo voit avancer dans la chambre sans
apercevoir d'abord la charmante Lorenza qui le poussait de
toutes ses forces : elle avait profité du moment que la dame
et la cuisinière étaient bien dévotement à la messe pour aller
tirer un matelas de son lit et le conduire jusque chez son protégé
, dont elle n'est aperçue qu'au moment où elle se retire .
« Sénora , Sénora , dit- il d'une voix mourante . → Eh bien !
quoi ? Je cherche des paroles. Et moi , je vais vous
chercher à dîner . « Quelques minutes après , elle rentre avec
tout ce qu'il fallait pour soutenir le malade jusqu'au lendemain
, et retourne bien vîte auprès de sa tante recevoir la
réprimande qui l'attendait. « En vérité , Sénora , votre cha→
rité est bien la charité la plus ruineuse qu'on ait jamais connue
. Mais ma tante , les bonnes oeuvres . Les bonnes
oeuvres sont bonnes , mais les prières les valent bien ; je vous
vois presque toujours tirer votre bourse et presque jamais
votre rosaire ; cela me scandalise : à votre place , je dirais de
tems en tems un ave de plus et je donnerais un réal de moins.
-
―-
-
―
Cependant , ma tante , le père Grenada paraît content , et
dans toutes les occasions il m'engage à continuer . - Oui ,
oui , continuez tant que cela pourra durer , et après avoir
fait l'aumône , ce sera votre tour de la demander . - Soit ,
ma tante , dit la nièce en souriant ; vous me la ferez , n'est- ce
pas ? Je ne vous conseille pas d'y compter ; vous savez
que l'économie est ce que j'estime le plus dans une fille ;
ainsi quand vous aurez mangé l'héritage de votre mère , qui
ne durerait pas long tems , entendez-vous , si on vous laissait
aller , vous vous adresserez à qui il vous plaira , pour moi je
vous renie . Ah ! ma bonne petite tante , dit-elle en l'embrassant
..... Il n'y a point de petite tante . Adressez-vous
au père Grenada. - Pourquoi pas ? dit Léonora en badinant
toujours , il est bien charitable. Oui , du bien d'autrui . »
A peine cette mauvaise parole est-elle sortie de sa bouche
W
------
qu'elle
JUILLET 1808. 209
SEINE
qu'elle se donne un med culpa , et récite un ave pour l'ex
pier ; puis , quand elle se croit quitte envers le ciel elle
demande à sa nièce de n'en rien dire au père , et ve se
mettre à table .
. Est - ce - là de la soupe , Quivira ? dit la vieille . Donez
cela à ce pauvre. Ce n'est que de l'eau. Jele gross
bien , répond la cuisinière , aussi bavarde que lelle,
la Sénorite est toujours à la cuisine , et ce n'est ma
elle qui vous fera du bon potage. N'a-t- elle pas pre
matin une bonne écuellée de bouillon ? Je ne sais pas s
c'est pour elle ou pour son cher malade. Et qui vous
a dit cela , Quivira ? dit Léonora . Ah ! vous verrez , Mademoiselle
, que je ne sais point ce qui se passe dans ma
marmite , comme si je n'en sortais pas . Je n'ai pas vu du
bouillon répandu à la porte , peut- être ? Je parie que ce
sera quand vous l'aurez ouverte . Je n'ai pas vu l'eau diminuée
dans la cruche , peut-être ? Apparemment quand vous
aurez fait la finesse de remplacer le bouillon . Óh non ! je
n'ai pas vu non plus qu'il manque à mon bouilli un morceau
de viande , gros comme mes deux points encore ? et
tout cela pour qui ? pour quelqu'un qui n'a peut-être pas
deux jours à vivre ma foi , tenez , les gens qui meurent , il
faut les laisser mourir , et ne pas se mêler de leurs affaires ,
et les gens qui vivent , il faut les aider à vivre aussi bien
qu'ils le peuvent . Jésus ! Jésus ! si madame avait tous les
jours de la soupe comme cela , qu'est- ce qu'elle deviendrait ?
et vous aussi , notre demoiselle , qui voudriez maigrir pour
engraisser les autres ? Ma chère , dit Léonora avec sa
douceur ordinaire , vous feriez mieux de respecter un peu
plus le père et ma tante , devant qui vous parlez trop , et
de me donner vos leçons en particulier . Non , Mademoiselle
, je suis bien aise de vous en faire la honte , parce que
ce sont des tours que vous me jouez continuellement . Ily
a tous les matins devant cette porte un tas de petits pauvres
qui ne font que pleurer et crier la faim , et vous les renvoyez
toujours avec quelque chose : dites-moi si ça n'est pas
terrible ? Continuez , Quivira . - Continuez , dit le bon
père ; il me semble entendre un procès de canonisation.
Cela m'amuse aussi , ajoute Clémenza d'un ton un peu
moins naturel que celui du père ; cependant il y a des
bornes à tout , et je tâcherai toujours de ne point donner à
ma nièce des exemples de prodigalité. »
Après le diner , le père proposa d'aller voir le malade ;
la tante , craignant sans doute que cette visite ne la mit en
LA
PET
210 MERCURE DE FRANCE ,
---
-
dit
Ma
frais , s'y refusait d'abord , sous prétexte qu'elle avait peun
du mauvais air. « Mais cet homme n'est que blessé ,
le brave capucin , et les coups ne se gagnent pas. » La dame
qui n'a rien à répliquer , entr'ouvre la porte , et que voitelle
? de la paille fraîche , un matelas sur cette paille ,
une couverture sur ce matelas . « Ah mademoiselle ! s'écrie-
t-elle en se retournant , je vous reconnais-là , un matelas
perdu , une couverture perdue , des blanchissages à
u'en finir , en attendant les pas frais d'enterrement.
tante , ma tante , grondez -moi si je vous ai déplu , mais
n'affligez pas un mourant. -Avec votre compassion , vous
me feriez devenir folle , et moi donc , moi que yous chagrinez
, est-ce que je ne mérite pas aussi votre compassion ?
Et d'où est- il ce matelas ? De mon lit , ma chère tante,
C'est donc vous qui allez coucher sur la paille . S'il
ne fallait que cela pour soulager un malheureureux ! ...
Et vous l'avez porté vous-même ? » Ici le père intervient , et
dit à la sénora : « Permettez que notre couvent supplée à ce
qui pourrait manquer ici , et qu'il remplisse en partie les
louables intentions de votre pieuse nièce , nous ne sommes
pas riches , nous vivons d'aumônes , mais la piété des fidèles
ne nous laisse manquer de rien , et nous donne même
souvent de quoi en secourir d'antres. Ah ! madame
dit le blessé resté sur sa première paille , et qui n'avait
point encore pu se traîner jusqu'au matelas, vous voyez
que je n'ai jusqu'à présent touché à rien , reprenez les
bienfaits de la sénorite ; que lui rendrais-je , hélas ! mais
si je vis , je prierai pour elle ; si je meurs , elle priera
pour moi . Allons , c'est bon , dit Clemenza , voilà de
bons sentimens à porter dans l'autre monde ; mais puisque
votre lit est fait , servez-vous-en , soit que vous gué
rissiez , soit que vous mouriez , j'espère qu'il n'y en aura pas
pour long-tems. Qu'il me soit seulement permis , ajouta
T'autre , d'avoir encore un moment d'entretien avec le père. »
On les laisse. « Eh bien ! eh bien , mon pauvre ami , il me
semble que vous vous sentez un peu mieux.
Oui , bon
père , graces en partie à vos bontés. De quoi avez -vous
besoin en ce moment ? De rien , que de vous remercier.
-
-
Tranquillisez- vous , dit le bon homme en essuyant ses
yeux. Cependant, je crains d'être à charge à la sénora.
-Ne craignez rien , j'arrangerai tout de mon mieux ;
mais pendant que nous sommes seuls ; pourquoi m'avezvous
donné votre nom et votre état sous le sceau de la
confession ? Vous sentez vous - même , mon cher père ,
JUILLET 1808. 211
#
que si j'étais connu pour ce que je suis , dans l'état où
vous me voyez , je ferais honte à toute ma famille , et
qui sait , peut - être même à mon bon frère : pourvu encore
, ajouta -t - il avec un profond soupir , que la des
tinée qui nous a toujours si également partages , ne l'aitpas
jeté dans la même infortune . » Il soupire encore et
retombe dans son premier accablement . Le père sort
et la demoiselle revient avec un nouveau paquet ; cette
fois , c'était l'habillement complet d'un jardinier , que
huit jours auparavant , la sévère dona Clémenza venait
de renvoyer à peu près dans le même équipage où l'on
avait trouvé le pauvre blessé , parce qu'elle l'avait surpris
mangeant furtivement un oignon cru dans un coin du
jardin . « Tâchź , dit l'aimable fille , de vous accommoder
de ces vêtemens- là , tout grossiers qu'ils sont , j'aurais bien
du plaisir à vous en procurer de meilleurs. Ah ! sénorite
, vos bienfaits sont tous pour moi d'un prix égal. Il
du reste de mon
sang. » Léonora s'éloigne touchée de tant de reconnaissance
, et surprise en même tems , de ce
n'y en a pas un que je ne voulusse pant
de reconnais-
རྩྭ་
primée avec tant de politesse. En rentrant dans la grande
maison , elle rencontre la redoutable cuisinière qui l'avait
si méchammeut dénoncée au sujet de ses pieuses déprédations.
« La bonne , lui dit - elle , je devrais être fachée ,
car tu as fâché ma tante contre moi. Dame aussi , voyezvous
, mademoiselle , c'est que rien n'est aussi désagréable ,
pour une brave femme comme moi , comme de s'entendre
faire des reproches qu'on ne mérite pas. Toucher à mon
pot , c'est toucher à mon honneur , voyez-vous ; cependant ;
jee serais encore plus chagrine , si je vous avais fait de la
peine . Ah ! mon Dieu , mon Dieu , l'enfant que j'ai reçu
quand elle est venue au monde , que je n'ai pas plus quitté
que mon coeur , si je lui avais fait de la peine ! « Oui ,
tu m'en as fait , la bonne , et beaucoup ; cependant , si tu
en as du regret , je te pardonne. » Quivira tombe aux
genoux de la senorite qui lui dit en la relevant : Je
vais te donner un moyen de tout réparer. -Oh ! quand
il faudrait passer dans un fau. Tu vois ce pauvre blessé
prends le sous ta protection , aie soin de lui , le ciel vous
paiera , m'a-t- il dit , au pied de l'arbre ; tiens , Quivira ,
ces paroles-là me porteront sûrement bonheur , et je veux
que tu en aies ta part. » En même tems , elle détache une
petite croix d'or de son col d'albâtre , elle la passe au
col plissé de la vieille , et comme si c'eût été un miracle
O. 2
212 MERCURE DE FRANCE ,
de la croix ou de l'or , voilà cette femme si querelleuse ,
si acariâtre , transformée , à la figure près , en une autre
Léonora , et qui pense trébucher en courant à la chambre
du blessé , pour le servir comme son maître , et le soigner
comme son fils. Les planchers , les murs sont balayés , la
paille est renouvelée , le matelas est arrangé , le lit est
fait le malade y est établi , une vicille table , une vieille
chaise , toutes deux boiteuses , sont remises en état , toutes
les choses utiles pour le moment et même pour l'avenir
sont apportées ! Quivira devenue une vraie soeur de la charité
, lave le sang dont le malheureux est encore taché ;
elle étuve les blessures pour y appliquer les sucs des
herbes que sa jeune maîtresse est allée cueillir , elle n'a
bientôt plus besoin d'y être encouragée , et sent déjà ce
plaisir secret qui s'attache de lui- même à toutes les bonnes
oeuvres.
Le digne capucin , de son côté , ne demeure point
en reste . Il apporte journellement tantôt du vin , tantôt
des livres , tantôt de l'encre et du papier ; il n'a point
apporté de chemises , parce qu'elles ne sont pas plus d'usage
dans son couvent que dans le paradis terrestre ; mais
il à trouvé dans la sacristie de vieilles aubes qui venaient
d'être remplacées par de plus magnifiques ; il les livre sans
scrupule aux ciseaux de Quivira , bien sûr de ne point les
profaner en les employant au soulagement de la douleur ,
et au vêtement de la nudité ; voilà , comme en peu de
jours , notre pauvre malheureux a rassemblé , sans le savoir
dans cette maison , un parti puissant contre la maîtresse
elle -même , tant la nature a donné de droits à tout
infortuné sur ceux dont l'avarice ou l'ambition n'ont
point usurpé tout le coeur !
"
On
pense bien
que Clémenza
se reposait
sur son aumônier
, et sa nièce pour les soins à donner à son hôte , et
qu'elle ne l'importunait pas de ses visites . Il n'en était pas
ainsi de Léonora , elle le voyait sans cesse , prenait toujours
un nouveau plaisir à s'entretenir avec lui et jouissait
des
progrès
de sa guérison , mais avec une certaine tristesse , en pensant
que le jour approchait où elle ne le verrait plus . « Me
voilà donc enfin rassurée , lui dit- elle un jour , le poids de l'inquiétude
est si accablant , sur-tout quand chaque jour ajoute
à l'intérêt. Que vous rendrai-je , dit-il , avec un certain
attendrissement naturel à la convalescence , que vous
rendrai-je pour tant de soins ? -Eh ! ne seront - ils pas bien
payés par votre parfait rétablissement ? Hélas ! madeJUILLET
1808. 213
-
-
-
-
moiselle , je le crains ce rétablissement . Pourquoi ? -
Parce qu'il faudra peut-être vous quitter et que devenir
après ? Je ne suis pas aussi riche que je le voudrais
aujourd'hui ; mais nous tâcherons de pourvoir à tout.
Ah ! puissiez-vous seulement pourvoir à ce que je ne vous
quitte jamais ; vous m'avez donné , il y a quelques jours ,
Phabit d'un de vos serviteurs , donnez -m'en aussi l'emploi ,
dès que je pourrai le remplir , et soyez sûre qu'aucun
travail ne me sera pénible , qu'aucun office ne me semblera
humiliant , en pensant que je vous sers .
Vous me
paraissez au-dessus de l'état que vous demandez et je souffrirais
trop de vous y voir . Cependant ce serait mon seul
moyen d'entrer en compte avec madame votre mère .
Dites , ma tante , je vous en prie , ah ! si ma mère vivait
Vous ne pourriez que la bénir. Au moins je la bénis
d'avoir donné le jour à sa fille . Au reste , reprit- elle ( en
rougissant d'avoir parlé un peu trop à coeur ouvert ) , ma
tante est meilleure qu'elle ne paraît , le bien lui coûte à
faire , mais elle en fait , et c'est un double mérite . - Encore
une fois , Mademoiselle , ce jardinier , si j'en crois le Père et
Quivira , n'est pas remplacé ; ne pourrais-je donc pas , à mesure
que mes forces reviendront , reprendre son ouvrage , et
dans d'autres momens si Mme votre tante ou yous.... vous surtout
, Mademoiselle , si vous aviez besoin de quelqu'autre
service , j'oserais encore m'offrir . Généreuse reconnaissance
, dit Léonora . Ce n'est point un domestique à gages
que vous aurez , c'est un esclave qui appartient à votre maison
, disposez-en à votre gré. » A ce mot d'esclave , les larmes
roulent dans les yeux de Léonora ; elle s'éloigne pour les
cacher et va rejoindre sa tante. « Eh bien ! ma nièce , avezvous
fait assez de folies ? M'embarrasser d'un homme qu'il
faudra nourrir , soigner , médicamenter peut-être , et Dieu sait
pour combien de tems ! Ma tante , il va mieux . - Eh
bien ! qu'il s'en aille , qu'on lui donne un bon morceau de
pain , un reste de viande avec une calebasse pleine d'eau ,
c'est tout ce qu'il lui faut pour gagner pays , et vite , et vite ,.
qu'il déloge . Mais ma tante il n'est pas en état de marcher.
Qu'est- ce que cela fait pour un pauvre ? qu'il parte toujours
. Et puis , ma tante , est-ce que vous le renverriez
tout nu comme cela de chez vous ? -Je le renverrai comme
je l'ai pris ; belle question ! semblerait-il pas que c'est nous
qui l'avons dépouillé ? Au contraire , quand on le verra
comme cela , il excitera d'autant plus la charité des bonnes
ames comme la vôtre . Vous voyez vous-même que bien des
—
―
214
MERCURE
DE FRANCE
,
gens qui ont de bons habits les cachent pour mendier , ainsi
votre ami sera tout équipé pour continuer son état , Ah !
ma tante , qu'est-ce qu'on dirait autour de nous ?-A la bonne
heure ; tu sais ce grand morceau de tapisserie dans la salle
au-dessus de sa chambre , et qui est tombé parce que les clous
n'y tenaient pas , il n'a qu'à s'arranger là - dedans , il sera aussi
bien couvert que la plupart de ses compagnons de fortune.
Ma tante , ce pauvre garcon vous offre.... Qu'est-ce qu'un
gueux peut m'offrir ? -Il vous offre de vous servir pour rien .
-
Pour rien ? c'est quelque chose. Il dit qu'il nous doit la
vie , et qu'il veut nous la consacrer. — Et qu'est-ce que nous
ferons de sa vie ? —Qu'il sera notre domestique , notre esclave ,
qu'il veut travailler au jardin. Mais... , cela merite qu'on y
pense , car depuis que j'ai chassé cet autre coquin , rien n'a
été arrosé , et tous nos légumes sont comme de l'amadou ;
heureusement que nous avons ici. l'habit que j'avais donne à
notre mangeur d'oignon , avec une chemise neuve que Quivira
lui avait cousue , et si notre homme travaille bien seulement
pendant six mois, que mon jardin prenne une certaine
tournure , que je sois bien satisfaite , je pourrai . Quoi , ma
tante? Lui prêter
l'habit. Oh que non! ma tante , vous
ferez comme à votre ordinaire , plus que Vous ne prometteż ,
yous lui laisserez mettre l'habit dès qu'il le pourra , parce que
yous voudrez qu'on voye notre esclave un peu moins misérable.
Non , je crois que cette maudite enfant est venue au
pionde pour ma ruine . Eh bien ! il aura l'habit puisque tu le
veux ; mais tu n'auras pas la robe . Merci , ma tante , merci ,
ma tante , je n'avais pas tant de besoin de la robe
l'habit.
*
(La suite au numéro prochain .Jue
de
THEATRE FRANÇAIS .
;. SUITE des débuts de Mademoiselle MAILLARD ; rentrée de
Mademoiselle DUCHESNOIS , etc,
On avait annoncé que Mlle Maillard , après avoir joué successivement
Hermione , Alzire , Roxane et Idamé , avait inutilement
demandé qu'il lui fût permis de terminer ses débuts
par le rôle d'Emilie dans Cinna ; on ajoutait même qu'elle
allait être écartée sans retour de la scène française ; et déjà
Ja malignité légère du public cherchait un motif à la disgrace
imprévue de cette jeune actrice dans des circonstances
JUILLET 1808 . 215
qui lui sont étrangères , lorsqu'elle a reparu tout à coup
dans le rôle d'Hermione.
Les détails d'une querelle qui n'avait d'importance que
sous le rapport de la propriété littéraire , les procédés qui en
ont été la suite , toutes ces anecdotes fugitives qui amusent
un moment les oisifs d'une grande ville , peuvent offrir une
heureuse ressource à l'imagination épuisée des journalistes ;
la mordante gaîté du Vaudeville peut s'en emparer à son
tour , et tenter de naturaliser parmi nous l'esprit et la licence
d'Aristophane : mais la société des comédiens français est
trop éclairée pour mettre l'humeur à la place de l'honneur ,
et l'on sent qu'il ne serait ni juste ni délicat de punir Mlle
Maillard des torts réels ou supposés qu'on reproche à son
maître . Il suffit que celui-ci soit un excellent professeur , que
son élève ait profité de ses leçons , que le publie l'ait , pour
ainsi dire , adoptée par ses espérances et ses applaudissemens ,
pour que la comédie doive respecter cet arrêt suprême , la
première récompense et la plus puissante recommandation
du talent .
1 x X
Cette jeune actrice , annoncée peut être avec un peu trop
d'éclat , a reçu de la nature des traits moins agréables qu'expressifs
, un organe imposant et sonore , une force vraiment
prématurée , pour exprimer les affections violentes et le
délire des passions tragiques. Tout le succès qu'elle a obtenu
tient évidemment à ces rares dispositions , car le mérite
d'une diction sage et ferme est celui que la multitude apprécie
le moins . Après avoir ainsi rendu justice aux qualités de
Mlle Maillard , il ne faut point dissimuler que sa taille pourrait
avoir plus d'élévation et de majesté , qu'au premier
coup d'oeil on a de la peine à la croire en état de supporter
l'emploi qu'elle a choisi , et que l'étendue et le caractère de
sa voix étonnent avant de rassurer, Mile Maillard est encore
assez jeune pour attendre du tems une partie des avantages
qui lui manquent : l'art ne les remplace jamais qu'imparfaitement;
mais il apprend à diriger les moyens , à les soutenir
, à les étendre par un usage plus mesuré il me semble
que Mile Maillard en a le plus grand besoin. Jusqu'ici , sa
déclamation est inégale , son jeu vague , ses mouvemens
incertains ; ses gestes , beaucoup trop multipliés , manquent
souvent d'effet , mais rarement d'intention ; elle est bien loin
de posséder cette utile expérience qui tire un si grand parti
d'un vers , d'un hémistiche heureusement prononcé : elle
ne sait ni attendre , ni s'arrêter , ni recommencer ; mais elle
surprend , elle entraine quelquefois par une énergie extraor→
216 MERCURE DE FRANCE ,
dinaire , et par l'accent passionné qu'elle donne à des senti
mens dont il est difficile qu'elle ait une juste idée . Il y a
donc , dans son talent , une sorte d'instinct plus puissant
que l'art et l'étude , mais que l'art et l'étude doivent régler
et perfectionner.
C'est sur-tout dans le rôle d'Alzire que cette inégalité de
caractère et d'expression a vivement frappé le spectateur
attentif. Le troisième acte de cette tragédie est un des plus
brillans qu'il y ait au théâtre : il faut plaindre les ennemis
de Voltaire qui se condamnent au tourment de l'analyser et
de n'y voir que des invraisemblances. Trop instruits pour en
méconnaître les beautés , trop assidus au spectacle pour n'avoir
pas senti l'effet qu'elles y produisent , il ne leur reste
d'autre parti que de nier ce qu'ils éprouvent , et de blâmer
par système , par entêtement , par esprit de parti , ce qu'ils
sont forcés d'admirer par sentiment et par conviction . Mlle
Maillard qui , dans ce troisième acte , se livrait plus franchement
à son émotion et à son instinct , a fait passer dans tous
les coeurs l'interet de cette situation , si éminemment tragique
:: elle s'est elevée au- dessus de son âge et de son talent ;
et soutenue par Laffond , elle a rendu , avec une expression
toujours vraie , souvent admirable , les détails de cette scène
étonnante , qui , traduite dans toutes les langues , a fait verser
des larmes chez toutes les nations . Dans le reste de la
pièce , elle a été généralement faible et quelquefois outrée ;
elle a justifié les reproches sévères qu'on peut lui adresser ,
mais elle a laissé entrevoir dans l'avenir une de ces actrices
d'un talent naturel et singulier , qui y rachètent de grands
défauts par des effets sublimes ; et j'avoue que je les prefere à
ces petits prodiges d'éducation , qui , ne donnant jamais
l'envie de les applaudir , ni le droit de les siffler , n'apprennent
de leur professeur qu'à perfectionner la monotonie de
la médiocrité .
4
Mlle Maillard , à quelques différences près , a montré
dans le second et le troisième actes de l'Orphelin de la
Chine , le même talent qu'elle avait fait applaudir dans le
troisième acte d'Alzire. Le rôle d'Idamé , dit avec raison
M. de Laharpe , est un des plus beaux que Voltaire ait écrits .
Il est intéressant et noble d'un bout à l'autre , et du plus
grand pathétique au second et au troisième actes. Il est sans
exemple que le talent lyrique ait produit un rôle pareil dans
un poëte sexagénaire ; c'est une des exceptions qui étaient
réservées à Voltaire . Idamé est , sans contredit , le personnage
le plus attachant de la tragédie de l'Orphelin , l'intérêt
JUILLET 1808. 217
fondé sur le péril de son fils et sur ses alarmes maternelles ,
est celui qui domine dans la pièce ; mais c'est principalement
dans les premiers actes : il s'affaiblit à la fin du troisième , et
cesse bientôt tout à fait , jusqu'au dénouement , par une malheureuse
conséquence du plan de l'auteur , qui avait d'abord
resserré ce sujet en trois actes , et qui n'a pu l'étendre sans
détourner la marche de l'action . Ajoutons à ces remarques
judicieuses que le défaut principal de l'ouvrage ne peut être
dissimulé que par un art profond , par un talent supérieur
dans l'acteur chargé du rôle de Gengis-Kan ; et malheureusement
, depuis Le Kain , ce rôle ne paraît pas même avoir
été bien conçu dans toutes ses parties . Laffond rend , avec
beaucoup de chaleur et de noblesse les caractères chevaleresques
, les sentimens doux et passionnés ; mais il saisira
difficilement les traits de ce tartare farouche , qui doit épouvanter
sa maîtresse par la seule expression de son amour ,
que Voltaire lui-même comparait à un tigre qui , pour caresser
sa femelle , lui enfonce les griffes dans les reins .
et
Je ne dirai rien des rôles de Roxane et d'Hermione , sur
lesquels on disserte réguliérement cinq ou six fois par semaine
, et souvent sans mettre plus de sincérité dans l'admiration
qu'on affiche pour l'auteur d'Andromaque et de Bajazet
, que dans la critique ou l'éloge des acteurs qui représentent
ces immortels chefs- d'oeuvre . J'observerai seulement
que le rôle d'Hermione est celui dans lequel Mlle Maillard a
réuni le plus de suffrages : le public l'a demandée après la
dernière représentation ; et quoique cet hommage soit prodigué
ridiculement , il n'en était pas moins honorable pour
la débutante de le partager avec Talma . Nous terminerons
ici ce qui la regarde , en l'invitant au nom de l'intérêt qu'elle
inspire , à se défier sur-tout des succès qu'elle obtient ; de
tous les piéges qui environnent son inexpérience , les plus
perfides sont les éloges intéressés ou peu réfléchis . Si la voix
empoisonnée de quelques flatteurs parvenait à lui persuader
qu'elle est déjà Mlie Clairon , elle resterait toujours Mlle
Maillard.
Je ne dirai pas tout à fait la même chose de Mlle Duchesnois
, qui vient de reparaitre dans le rôle de Phèdre , après
une maladie douloureuse et une longue convalescence . Il est
juste qu'elle se méfie beaucoup moins des applaudissemens
qu'elle a reçus , et qu'elle fasse elle -même la distinction des
encouragemens et des récompenses . Sa rentrée avait attiré ,
malgré la chaleur , une assemblée nombreuse , et parmi les
témoignages de l'intérêt général , il était facile d'apercevoir
218
MERCURE
DE FRANCE
,
a
un peu d'inquiétude , mêlée à beaucoup de curiosité : l'organe
de Mile Duchesnois , cet organe si flexible et si pur , qui
donne une expression si touchante à la mélancolie et à la
douleur , pouvait se ressentir encore des souffrances qu'elle
a éprouvées : un reste de faiblesse pouvait la trahir , et l'empêcher
de rendre , d'une manière digne de sa renommée , les
tourmens de Phèdre et la violence de sa passion . Ces craintes
ont été promptement dissipées . Mlle Duchesnois , en entrant
sur la scène , a paru vivement émue de l'accueil qu'elle recevait
; mais l'impression de la reconnaissance et du plaisir n'a
pas long-tems affaibli ses forces, et bientôt l'actrice à retrouvé
à la fois et la pureté de son organe et l'énergie de son talent .
Les défauts mêmes qu'on lui a reprochés autrefois , avec plus
de sévérité que de justice ; ces passages un peu brusques, d'une
l'angueur qui affadissait la tragédie à des emportemens qui en
compromettaient la majesté ; ces défauts , dis-je , n'ont pas
été remarqués dans cette représentation ; soit qu'en revoyant
une actrice justement célèbre , et qu'on a craint un moment de
perdre , on ait voulu se livrer au plaisir bien doux d'une admiration
sans mêlange , soit que l'infidélité de celle qui partage
a quelque tems les succès de Mlle Duchesnois , nous
attache davantage à sa rivale demeurée fidelle à son pays et à
la bienveillance publique ; soit enfin que dans les loisirs d'une
longue convalescence , Mlle Duchesnois ait cherché les
moyens de mettre à profit les leçons de la critique et de
l'amitié par de nouvelles études et par de nouvelles réflexions
sur le caractère de son art et de son talent , il est certain du
moins qu'elle n'avait pas encore joué avec autant de force et
de vérité , la scène du quatrième acte , où Phèdre se livre
tour à tour aux mouvemens opposés de sa jalousie , de son
amour et de son repentir. Cette scène passe pour la plus
difficile qu'il y ait au théâtre , et je ne sais si dans les deux
tirades célèbres , qui ont ensemble plusde soixante vers , on
aurait pu reprocher à Me Duchesnois plus de deux ou trois
fautes légères , échappées à la chaleur du sentiment ou à la
rapidité du débit . Il suffirait , pour la gloire d'une grande
actrice , qu'elle jouât tout le rôle de Phèdre avec la même
supériorité et Me Duchesnois ne me paraît pas éloignée d'y
parvenir
+
Une singularité moins remarquée , et qui mérite pourtant
de l'être , c'est la manière dont Me Volnais a joué , pour la
première fois , le rôle d'Aménaïde dans Tancrède. Cette
jeune actrice se distingue par une émulation de zèle que
rien ne peut rébuter : on lui doit plus que des encourageJUILLET
1808. 219
:
mens , et ce n'est pas être complètement juste envers elle ,
de dire qu'elle a bien rendu la partie raisonnable de son
rôle. Il y a bien peu de chose pour le talent dans les ròles
où domine la raison d'ailleurs , cette critique du caractère
d'Aménaïde est-elle bien réfléchie?Il me semble qu'Hermione
est encore moins raisonnable que l'amante de Tancrède ,
et que Roxane ne l'est pas beaucoup plus , quand pour déterminer
Bajazet à l'épouser , elle lui propose de venir voir
étrangler sa maîtresse ."
Ma rivale est ici ; suis -moi sans différer.
Dans les mains des muets viens la voir expirer ;
Et libre d'un amour , ta gloire funeste ,
Viens m'engager ta foi........
Cette horrible proposition n'est pas très-raisonnable ; mais
c'est ainsi que raisonne la passion en délire , et Voltaire
savait aussi lui conserver son langage . Aménaïde est une
infortunée qu'égare tour à tour l'excès de l'amour et du
désespoir. Mlle Volnais n'a pas reçu de la nature des moyens
assez forts pour la situation du quatrième et du cinquième
acte ; mais elle a mis dans son rôle beaucoup mieux que
de la raison , une grace touchante , une intelligence parfaite
et la plus vive sensibilité .
ESMÉNARD.
LES METAMORPHOSES D'OVIDE , traduites en vers ,
avec des remarques. Troisième édition , revue , corri
gée , augmentée ; par M. DESAINTANGE. A Paris ,
chez Giguet et Michaud , imprimeurs-libraires , rue
des Bons-Enfans , n° 54.
Voici la première fois que le texte des Métamorphoses
est joint à la traduction de M. Desaintange. La comparaison
des deux ouvrages en devient plus facile , et
sera faite sans doute par un plus grand nombre de lecteurs
. Ovide est là , pour ainsi dire , en face de son traducteur,
toujours prêt à témoigner en faveur de son exactitude
ou à déposer contre son infidélité. M. Desaintange ,
loin de redouter cette épreuve , l'affronte avec une confiance
qui ne sera surement pas trompée. La réputation
de son poeme est faite ; il n'est plus tems d'en contester le
mérite : mais ce mérite dont l'estimation a varié nécessai220
MERCURE DE FRANCE ,
rement au gré des différens esprits , peut , je crois , être
apprécié de nouveau , sans que le critique soit accusé de
nier un grand succès et d'attaquer un bel ouvrage.
L'auteur , dont la sensibilité n'est pas moins connue que
le talent , pourra s'affliger de quelques remarques d'autant
plus fâcheuses pour lui qu'elles seront plus justes ;
mais par cela même qu'elles seront justes , il finira par
en profiter ; et s'il faut que celui qui les aura faites , renonce
à la reconnaissance de M. Desaintange , personne
du moins ne pourra le priver du plaisir d'avoir contribué
, en ce qui dépendait de lui , à la perfection d'un
poëme fait pour honorer et l'auteur et son siècle.
-
M. Desaintange a entrepris , a composé sa traduction
dans des dispositions d'esprit très - favorables au développement
de son talent , mais dont il ne devait peut- être
pas faire si naïvement confidence au public . Amoureux
de son modèle , il le préfère à tout , à Virgile lui-mêmẹ :
c'est ce qu'il a dit vingt fois , sans croire peut-être l'avoir
dit une seule ; la passion s'ignore souvent elle-même
et ne s'en trahit que mieux. Ensuite une traduction en
vers lui paraît le dernier effort de l'esprit humain ; il
met les bons traducteurs en vers au dessus des génies
originaux , parce que beaucoup de ceux - ci ont échoué
dans la traduction , et que les premiers sont nécessairement
doués des facultés propres à la composition originale.
<«< Bien traduire , dit- il , c'est créer avec plus d'en-
>> traves que l'auteur qui imagine. » Enfin il rapporte ,
en l'adoptant , ce mot d'un Aristarque moderne : «< Il
» n'appartient qu'à un vrai génie de vaincre les diffi-
>> cultés que présente une traduction en vers. » Sans
trop presser les conséquences de tout ceci , on en peut
conclure que , selon M. Desaintange , M. Desaintange
est supérieur à Ovide qui est supérieur à tout , et que
sa traduction est l'ouvrage d'un vrai génie ; car il né
doute pas qu'elle ne soit excellente , et il le dit encore
plus positivement que tout le reste . « Je puis me flatter,
>> dit- il , d'avoir élevé une pyramide d'Egypte dans le
» domaine de la poësie française , et mettre au bas pour
» inscription : Exegi monumentum. Si l'Envie ne me
» pardonne pas de trouver dans cette illusion la récom-
» pense de mon travail , elle ne peut nier du moins que
JUILLET 1808. 221
la traduction en vers des Métamorphoses d'Ovide ne
» soit regardée , par les vrais juges des talens , comme
» un des plus beaux , et , sans contredit , comme le
>> plus vaste monument de notre langue poëtique . » Si
l'Envie est forcée d'accorder cela à M. Desaintange , je
ne vois pas ce qu'ensuite elle aurait à lui refuser.
M. Desaintange est un versificateur d'une extrême
habileté , qui lutte avec un courage opiniâtre contre les
innombrables difficultés de notre idiome poëtique , et
qui , les surmontant presque toujours , donne souvent
un air d'aisance et de grâce aux efforts que la victoire
lui coûte. Voilà ce que les plus sévères appréciateurs de
son talent n'ont pu s'empêcher de reconnaître. Mais soit
qu'il existe des obstacles invincibles pour la force et la
patience réunies , soit que ces facultés elles - mêmes aient
nécessairement leurs instans de relâche et d'affaiblissement
, soit enfin qu'un certain amour de soi et de ses productions
, un peu trop loin poussé , trompe le goût le
plus sûr , et vous persuade quelquefois qu'une chose doit
être bonne par la seule raison que vous l'avez écrité ,
toujours est - il certain que l'ouvrage de M. Desaintange
offre des inégalités fâcheuses ; que tel morceau écrit
avec la plus heureuse élégance , est suivi d'un autre morceau
que désavouerait la plume la plus novice , et que
souvent dans les passages mêmes les plus recommandables
, on rencontre des vers qui semblent avoir été interpolés
par une main jalouse de la gloire du poëte.
Je n'oserais pas assurer que les endroits les plus répréhensibles
ne fussent pas quelquefois ceux - là même que
l'auteur a le plus travaillés . La perfection d'un ouvrage ,
et sur-tout d'un ouvrage en vers , est une chose presque
indéfinie de sa nature ; mais le talent de chaque écrivain
a ses bornes où il faut qu'il s'arrête : celui qui essaie de les
reculer , consume inutilement son tems et sa peine , et
souvent il est repoussé bien en - deçà du but par les efforts
mêmes qu'il a faits pour le dépasser. Ce malheur est arrivé
plus d'une fois à M. Desaintange. Ayant comparé
entr'elles la première et la dernière édition de son poëme,
je crois pou oir assurer que , si celle - ci offre un assez
grand nombre d'heureuses corrections , elle présente
aussi beaucoup de changemens très-malheureux. J'en
222
MERCURE DE FRANCE ,
4
vais citer quelques exemples. Au commencement du
premier livre , M. Desaintange avait dit qu'un dieu ou
la nature elle- même
Sépara dans les flancs du ténébreux chaos ,
Et les cieux de la terre et la terre des eaux ,
Et l'air moins épuré de la pure lumière.
A ce dernier vers , qui rendait au moins d'une manière
distincte Et liquidum spisso secrevit ab aëre coelum , il
a substitué celui- ci :
Et de l'air moins subtil épura la lumière .
D'abord ce vers est amphibologique , car on ne sait s'il
ne s'agit pas de la lumière de l'air. Puis , épurer la
lumière de l'air , ue signifie pas complètement que la
lumière pure fut séparée de l'air moins subtil , et que
l'un et l'autre allèrent occuper des places différentes.
L'homme lui seul , debout , la tête redressée ,
Elève jusqu'au ciel sa vue et sa pensée .
C'est la dernière leçon ; voici la première :
Doué de la raison et presque égal aux Dienx ,
L'homme élève un front noble et regarde les cieux.
Malgré le remplissage du premier vers , le second , qui
est à la fois élégant , concis et littéral , aurait dû , je
crois , faire préférer la première leçon à la seconde. Sa
vue et sa pensée sont dans la manière moderne ; Ovide
ne parle point de la pensée.
Calisto , nymphe de Diane , séduite par Jupiter , rougit
de sa faiblesse , et se trahit par son silence même . On
lit dans la dernière édition :
Avec moins de vertu , Diane eût pu l'entendre ,
Et ses Nymphes mieux qu'elle ont bien su le comprendre.
Dans la première édition , on lisait :
Diane ignore tout : Diane est vierge et sage ;
Mais ses Nymphes , dit-on , en savent davantage .
Ces deux derniers vers , d'un tour beaucoup plus piquant
et plus léger que les deux autres, devaient d'autant moins
leur être sacrifiés , qu'ils ont aussi le mérite de rendre
beaucoup mieux l'expression et le sens ingénieusement
malin de l'original.
JUILLET 1808 225
Et , nisi quod virgo est , poterat sentire Diana
Mille notis culpam : Nymphæ sensisse feruntur.
Voici qui est un peu plus extraordinaire : Ovide com→
pare la nymphe Salmacis , que la pudeur colore , à la
lune qui rougit ; et il rappelle qu'à l'apparition de ce
phénomène assez commun , des peuples superstitieux
font du bruit avec des instrumens d'airain pour chasser
loin de l'astre un dragon qu'ils supposent prêt à le dévorer.
M. Desaintange avait d'abord rendu ainsi cette
idée :
Au ronge de Phoebé , quand l'airain dans la nuit
Appelle à son secours et résonne à grand bruit.
Il a mis depuis :
Au rouge de Phoebé , quand le sonore airain
Appelle à son secours un magique tocsin .
Je passe par dessus cette fausse onomatopée de sonore
airain ; mais je demande ce que c'est qu'un airain qui
appelle un tocsin , quand c'est l'airain qui produit le
tocsin , ou bien est le tocsin lui-même.
M. Desaintange me paraît avoir sur l'observation des
règles grammaticales en poësie , une morale un peu trop
relâchée. Il avait fait ces deux vers :
Mais n'auriez -vous pas vue , en longs cheveux épars ,
Une esclave , à l'instant cachée à mes regards ?
Il a changé ainsi le premier vers :
Mais n'auriez-vous pas vu , seule , en cheveux épars , etc.
La faute a disparu , il n'y a plus rien à redire au vers ;
mais je suis faché que le poëte , en le réformant , ait semblé
faire un changement indifférent , plutôt qu'une correction
nécessaire. Il prétend qu'à toute force on peut
passer l'irrégularité grammaticale de son vers , comme
une licence poëtique . C'est bien ici que Francaleu pourrait
dire :
Monsieur , la poësie a ses licences ; mais
Celle- ci passe un peu les bornes que j'y mets.
Une véritable faute de langue d'où il ne résulte aucune
beauté, ne sera jamais qu'une licence condamnable ; la
difficulté de faire autrement ne suffit pas pour la justi224
MERCURE DE FRANCE ,
fier , et cette raison n'est nullement recevable de la part
d'un versificateur tel que M. Desaintange . Je pense donc
qu'il devrait corriger plusieurs autres vers où la grammaire
est violée sans profit et sans nécessité . Je lui en
indiquerais bien quelques -uns ; mais je craindrais que
ce ne fût pour lui une raison de ne point les changer.
Un critique justement estimé , rendant compte de la
première édition des Métamorphoses , avait fait remarquer
à M. Desaintange que cet hémistiche : elle approche
, hátons- nous , avait sept pieds au lieu de six ,
puisque la dernière syllabe d'approche ne peut s'élider
devant l'h aspirée de hátons-nous. M. Desaintange eut
certainement connaissance de l'observation , car il répondit
fort vivement dans le tems à l'article dont elle
faisait partie ; cependant il a gardé son hémistiche ,
quoiqu'il fût aussi facile qu'indispensable de le corriger.
Si c'est par esprit d'indocilité et de contradiction , le
plus mauvais service qu'on puisse lui rendre , sans doute ,
c'est de lui faire apercevoir ses fautes.
Les constructions irrégulières ou forcées ne sont pas
le seul tribut que lui ait imposé la tyrannie de la versification
; elle l'a encore fréquemment contraint à employer
des expressions impropres qui dénaturent la
pensée ou l'image , souvent aussi à supprimer totalement
des circonstances essentielles , ou à les remplacer
par d'autres qui ne les compensent pas.
Tysiphone avait apporté des enfers un choix des plus
redoutables poisons pour en infecter Athamas et Ino.
Au nombre de ces poisons se trouvaient de l'écume de
Cerbère et du venin d'Echidna , monstre moitié femme ,
moitié serpent , qui avait engendré le chien des enfers :
oris Cerberei spumas et virus Echidnæ. M. Desaintange
traduit :
L'écume de Cerbère
Et le venin de l'Hydre et du fiel de vipère .
On sent tout de suite combien ce fiel de vipère figure
mesquinement et ridiculement après ces poisons infernaux
dont la Furie s'était munie.
Ovide compare le labyrinthe au Méandre . Après avoir
décrit
JUILLET 1808 .
225 DEPT
DE
décrit le fleuve , il dit , ou plutôt son interprète lui fait
dire :
Tel de nombreux oircuits par Dédale entouré
Tourne le labyrinthe .
Il est clair que le labyrinthe est formé et non point
entouré de circuits. De même Cadmus , devenu serpent ,
ne peut pas entrelacer le sein de sa femme , comme le
dit M. Desaintange. Qu'il l'enlace , soit ; mais il ne peut
l'entrelacer : entrelacer ne se dit que de deux choses
également flexibles qui unissent et confondent leurs
noeuds. Dans cette même fable de la métamorphose de
Cadmus en serpent , Hermione , sa femme , lui dit :
Cadme , quid hoc ? ubi pes ? ubi sunt humerique manusque ?
Et color et facies ? et dum loquor omnia ?
« Cadmus , quel est ce prodige ? Que deviennent tes
>> pieds , tes bras , tes mains , ta couleur , tou visage , et
» tout enfin , à mesure que je te parle ? » Ce dernier
trait est on ne peut pas plus ingénieux . Cette épouse
infortunée ne peut suivre de la parole les phases successives
et rapides de la métamorphose. Tandis qu'elle en
remarque une , une autre s'opère , et elle n'a pas achevé
de parler , que son époux est entiérement métamorphosé.
M. Desaintange anéantit tout cela.
Ah ! cher époux , demeure ;
Où sont tes pieds , tes bras , et tout ce que tu fus ?
Le traducteur veut décrire les procédés employés
par Dédale pour fabriquer ses ailes et celles de son fils .
Une cire onctueuse , enduite aux environs ,
De's plumes qu'il attache unit les avirons.
Enduite aux environs , de quoi ? des plumes , sans
doute. Mais , qu'est- ce que les environs des plumes ?
Ovide dit que la cire fixe les plumes à l'une de leurs
extrémités , et que le fil les assujettit par le milieu : tum
lino medias et ceris alligat imas. Voilà ce qu'il fallait
exprimer .
Qui jamais pourra se représenter un compas , en
lisant cette description ?
De deux axes de fer , à la pointe dorée ,
Pour arrondir le cercle , il forma le compas.
Р
5.
cen
226 MERCURE DE FRANCE ,
Où sont les deux axes dans un compas ? Ovide parle de
deux branches de fer qu'un seul noeud ( une charnière )
réunit : ex uno duo ferrea brachia nodo vinxit.
Ovide veut donner une idée de cet énorme chêne
consacré à Cérès , qu'Erésichton abattit pour son malheur
, et il dit que les bras de quinze nymphes ( quinque
ter ) qui se tenaient par la main , et formaient un cercle ,
pouvaient à peine embrasser le tronc de cet arbre. M.
Desaintange dit , en parlant des Dryades , et sans en
fixer aucunement le nombre ' :
Quelquefois de leurs mains entrelaçant la chaîne ,
Elles formaient un cercle , et ce long cercle à peine
De ses flancs spacieux embrassait le contour .
Comment puis-je me représenter le diamètre de cet
arbre , si j'ignore de combien de bras était formée la
chaine qui l'entourait ?
Ovide prétend qu'on n'avait pas seulement du plaisir
à voir les ouvrages sortis des mains d'Arachné , qu'on
en prenait encore à les lui voir faire :
Nec factas solùm vestes spectare juvabat ;
Tùm quoque cùm fierent.
Le vers de M. Desaintange :
Admiraient à l'envi son art et ses travaux
ne rend cette idée que fort imparfaitement. Il en est de
même de celle-ci , au sujet d'une bête sauvage et d'un
chien qu'un dieu changea en pierre , tandis que l'un
poursuivait l'autre , afin sans doute qu'aucun des deux
ne fût vaincu dans ce combat où ils avaient déployé
tant de force et de vîtesse :
Scilicet invictos ambo certamine cursûs
Esse Deus voluit , si quis Deus adfuit illis .
Le traducteur comprend tout cela dans ce vers insuffisant
et presqu'énigmatique :
En adresse , en vigueur , un Dieu les juge égaux .
Je me borne à ce peu d'exemples pris dans un trèspetit
nombre de fables ; ils suffiront pour prouver que
' ouvrage est encore éloigné de la perfection qu'on est
en droit d'attendre de l'auteur. On doit donc conseilJUILLET
1808 . 227
ler à M. Desaintange de le revoir encore ; mais à condi+
tion qu'il mettra un peu plus de discernement dans ses
corrections ; car, il change quelquefois le bien en,
ma !, on pourrait craindre qu'il ne changeât le mal en
pis ; et alors il faudrait le prier de laisser les choses
comme elles sont.
En tête de l'ouvrage , on lit une vie d'Ovide , composée
d'après les détails qu'Ovide lui- même a donnés sur
sa personne. M. Desaintange , dans sa première édition ,
avait traduit ces passages en prose , et les avait cités
textuellement au bas des pages. Dans la nouvelle édition
, il a cru devoir les traduire en vers : cette innovation
n'est pas heureuse. L'exactitude est le premier mérite
des détails biographiques , et elle s'altère toujours
un peu dans une traduction en vers. M. Desaintange ne
nous en a guère dédommagés par l'élégance de sa poësie ,
dont voici un échantillon :
C'est-là que je naquis , époque où le Tésin`
Vit périr deux consuls par un même destin.
Il avait mis d'abord :
Deux consuls à la fois entrèrent au tombeau ,
Lé jour qui le premier éclaira mon berceau .
Ces deux vers , sans être bons , valaient au moins les
deux autres ; mais ce qui valait mieux que tout cela
dans une Vie d'Ovide , c'était de dire tout simplement
en prose , qu'il était né à Sulmone , la même année
que les consuls Hirtius et Pansa périrent dans une bataille
contre Antoine.
Les notes marginales de la première édition et celles
qui en terminaient chaque volume , ont été réunies ,
augmentées en nombre et en étendue , et reportées à la
fin de chaque livre. Il y en a d'utiles et de bien faites ;
mais en général M. Desaintange semble s'y être un peu
délassé d'avoir fait tant d'esprit avec Ovide. C'est -là
qu'il s'indigne , sans fin ni mesure , contre les traducteurs
en prose ; qu'il prodigue le dédain à ceux même
qui écrivent en prose sans traduire et qu'il accable
des traits de son courroux ceux qui faisant de la prose
ou n'en faisant pas , ont l'audace de juger les vers , ce
qui réduit les trois quarts et demi des lecteurs à ne plus
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
faire qu'admirer tous les vers qu'on voudra bien com
poser , ou , s'ils l'aiment mieux , à ne pas les lire , et
assimile la poësie à ces langues sacrées dont l'intelligence
était exclusivement réservée à un petit nombre de
prêtres et d'initiés . C'est encore là qu'aux dépens de
tous les auteurs anciens et modernes , il professe pour
Ovide , son modèle , cette admiration sans bornes qui
n'est égalée que par celle qu'il professe pour lui-même.
C'est enfin là qu'il recueille précieusement les moindres
variantes qui lui sont échappées dans le cours de son
travail , et qu'apostrophant le lecteur , il lui demande
s'il n'est pas bien surpris qu'un poëte ait eu le courage
de sacrifier des vers aussi beaux , et lui apprend que s'il
les a sacrifiés , c'est pour des vers plus beaux encore.
On est toujours fâché de voir que M. Desaintange n'ait
pas assez de confiance dans son mérite et dans son siècle ,
pour attendre de celui- ci les éloges qui sont dus à l'autre,
et qu'il condamne ses plus vifs admirateurs au silence ,
en les mettant dans l'impossibilité d'égaler par leurs applaudissemens
la force et le nombre de ceux qu'il se`
donne à lui-même.
>>
Je parlerai en détail d'une seule note ; elle est relative
à l'énigme du Sphinx. « Quel est , dit M. Desaintange ,
l'animal quadrupede le matin, bipède à midi et tripède
» le soir? On n'en connaît point ; mais qu'on pense à la
» métaphore du matin , du midi et du soir de la vie ;
» qu'on se ressouvienne que le pied d'une table est un
» bâton : l'énigme est devinée. » L'Appendix de Diis
et heroibus poeticis nous a appris à tous dans nos classes ,
que ce qui forme le troisième pied de l'homme dans sa
vieillesse , est le bâton sur lequel il s'appuie : Senex
baculo , quasi tertio pede , fulcitur. Voilà ce qu'Edipe
a deviné , et je crois qu'il a deviné juste ; mais certes
s'il eût été dans la pensée du Sphinx , que le troisième
pied d'un vieillard fût le pied d'une table , jamais dipe
ne s'en fût avisé , il n'eût point confondu le monstre , il
n'eût point épousé sa mère et n'en eût point eu des fils
destinés à se hair et à s'entr'égorger , ce qui , comme on
voit , eût épargné beaucoup de malheurs , de poemes
et de tragédies.
AUGER.
J
JUILLET 1808.
229
CONSIDERATIONS sur l'état de la peinture en Italie
dans les quatre siècles qui ont précédé celui de
Raphaël ; par un membre de l'Académie de Cortone.
-A Paris , chez Mongie , libraire , Cour des Fon
taines.
ON
en
On pense communément , d'après Vasari , que Cimabué
, Florentin , est le premier élève des peintres grecs
et le restaurateur de la peinture en Italie. L'auteur de
la brochure que nous annonçons , a pressenti que cette
opinion n'était pas fondée , et qu'il avait existé des peintres
italiens bien avant celui qu'on regardait comme
le premier de tous. En conséquence il s'est livré ,
Italie même , à des recherches pénibles et dispendieuses,
pour y découvrir les ouvrages des maîtres inconnus dont
il avait deviné l'existence : un plein succès a récompensé
ses soins. Le premier peintre dont il ait trouvé des traces
, est André Ricco , qui vivait au commencement du
douzième siècle ; mais il n'ose pas assurer que ce soit.
le premier italien qui ait cultivé la peinture : il pense
que les fureurs des Iconoclastes ayant pendant longtems
rendu l'exercice de cet art presque inutile et même
dangereux , les effets de cette persécution s'étendirent
tellement , qu'un siècle même après qu'elle eut cessé ,'
on osait à peine en Italie et en Grèce , se livrer à la
peinture , et qu'on s'y appliquait sans succès. De là ,
l'impossibilité de trouver des tableaux antérieurs au
douzième siècle . A partir d'André Ricco , l'auteur a
établi et constaté par des ouvrages authentiques une
succession de trente-huit peintres , qui s'étend sur trois
siècles et s'arrête au Pérugin , le maitre de Raphaël
et presque le plus ancien peintre dont le Musée Napoléon
possède des tableaux . Ainsi la collection dont
nous parlons , est , pour ainsi dire , à celle du Muséum,
ce qu'une introduction est à une grande Histoire ; elle
remonte à l'enfance de l'art , lève le voile obscur qui
la couvrait , et fait apercevoir dans des productions
plus ou moins imparfaites , le germe heureux des chefsd'oeuvre
qu'il est désormais impossible de surpasser
>
250 MERCURE- DE FRANCE ,
On retrouve dans les tableaux d'un de ces anciens peintres
, ces fameux arabesques de Raphael , qu'on admirait
comme le fruit de son imagination riche et facile.
Cette brochure qui renferme peut -etre le germe d'un
grand et bel ouvrage , est terminée par le catalogue raisonné
des anciens tableaux qui en sont l'objet. A.
MÉMOIRE relatif à trois espèces de Crocodiles ; par M.
GEOFFROY- SAINT-HILAIRE ; ( inséré dans les Annales du
Muséum d'Histoire naturelle . )
M. GEOFFROY-SAINT-HILAIRE a décrit , dans le même cahier
des Annales que M. Cuvier , trois crocodiles ; celui de
Saint-Domingue , que le même auteur avait deja publié
d'après deux individus nouvellement arrivés des Antilles ;
le crocodile vulgaire , d'après un individu qu'il a rapporté
d'Egypte , et un troisième qu'il a nommé suchos , et qui se
trouve pareillement dans le Nil .
Le crocodile de Saint- Domingue a la tête longue comme
deux fois sa plus grande largeur , plus un tiers : il a une
éminence ovoide sur le chanfrein , et les écailles du dos rectangulaires
et plus larges que longues. Ces écailles , au nombre
de quatre seulement à chaque rangée , sont inégalement
relevées de crêtes à leur milieu : les crêtes des écailles latérales
sont beaucoup plus hautes que celles des écailles du
centre ,
M. Moreau de Saint-Méry , qui a observé ce crocodile à
Saint-Domingue , nous a communiqué à son sujet les renseignemens
suivans. Cet animal se retire dans les tanières pendant
le jour : il ne peut s'y retourner , ces tanières ayant leur
plus grande étendue en profondeur ; il y entre à reculons ;
c'est quelque fois aussi dans des trous de tortue qu'il cherche
un abri ; alors celles- ci n'en ont plus rien à craindre . Hors
de là , au contraire , le crocodile leur fait une guerre continuelle
, étant plus friand de leur chair que de celle de toute
autre proie...
On a ouvert plusieurs estomacs de crocodiles , dans lesquels
on a trouvé assez souvent jusqu'à trois tortues. Un fait
curieux , c'est qu'il n'y ava t ordinairement qu'une portion
de l'une des tortues qui eût été soumise à l'action des sucs
digestifs .
M. John Antes parle , dans ses Observations sur les moeurs
des Egyptiens , des deux espèces de crocodiles du Nil. Ce
JUILLET 1808. 231
voyageur insiste plus particuliérement sur les différences de
dimensions et de proportions des deux espèces. Le crocodile
vulgaire , le plus grand des deux est proportionnellement
plus court , plus trapu , et fourni de crétes plus saillantes
que l'autre . Le petit crocodile lui a paru sur - tout
remarquable par la plus grande longueur de la queue .
La tête du crocodile vulgaire a deux fois en longueur la
largeur de la base : son chanfrein est plane ; les écailles du
dos sont parfaitement carrées , au nombre de six à chaque
rangée , et fournies de crêtes égales.
Le crocodile suchos a le crâne plus long que celui de l'espèce
précédente : sa longueur est à sa largeur comme 5 est
à 2. Il a également le chanfrein applati ; mais , en avant ,
les os du nez forment une légère saillie en dos d'àne : tout le
dessus du crâne est plus lisse que dans la précédente les
plaques du col sont aussi différentes , en ce qu'elles sont plus
longues que larges ; enfin les rangées d'écailles de la queue
sont aussi plus nombreuses : en général , ce crocodile est plus
grêle et plus menu que le crocodile vulgaire .
:
Comme plus faiblement armé , et d'une plus petite dimension
que la grande espèce , il a pu être apprivoisé par les
anciens . M. Geoffroy penche à croire que c'est à lui qu'appartient
le nom de suchos ou de suchus , que Strabon et Damas
crus nous ont en effet conservé comme étant le nom d'une
seconde espèce de crocodile . N'y aurait- il eu que ce crocodile
de consacré dans la théogonie égyptienne ? Ce qu'il y a
de vrai , du moins à cet égard , c'est que M. Geoffroy l'a
trouvé inhumé parmi les animaux déifiés , comme il le
prouve par un crâne très-bien conservé , qu'il a retiré d'une
momie de crocodile . ( Extrait du Bulletin des Sciences , par
la Société philomatique . )
VARIÉTÉS .
LES Commissaires nommés par la Classe des sciences mathématiques
et physiques de l'Institut , pour lui rendre
compte d'un Mémoire intitulé : Recherches sur le systéme
nerveux en général et sur le cerveau en particulier ; par
MM. Gall et Spurzheim , docteurs eu médecine , ayant mis
sous les yeux de la Classe , par l'organe de M. Cuvier , le
travail qu'ils ont fait à ce sujet ; il vient d'être rendu public.
En voici les principaux résultats .
D'abord il n'est nullement question dans le Mémoire des
232 MERCURE DE FRANCE ,
anatomistes allemands , de la partie de la doctrine du docteur
Gall , qui l'a rendu si célèbre , et qui étant « relative
» aux dispositions morales et intellectuelles des individus.
» n'entre point , disent les savans commissaires , dans les
>> attributions d'aucune Académie des sciences .
>> Suivant les commissaires , MM. Gall et Spurzheim ont
» 1 ° . le mérite d'avoir , non pas découvert , mais rappelé à
» l'attention des physiologistes , la continuité des fibres qui
s'étendent de la moëlle alongée dans les hémisphères et le
» cervelet...... et la décussation ( 1 ) des filets des pyramides ,
» déjà décrite , mais sur laquelle il était resté du doute.
2º. « Ils ont les premiers distingué deux ordres de fibres
>> dont la matière médullaire des hémisphères paraît se com-
» poser , et dont les unes divergent en venant des pédoncules ,
» tandis que les autres convergent en se rendant vers les
>> commissures.
༣༠ . (< En réunissant leurs observations avec celles de leurs
» prédécesseurs , ils ont rendu assez vraisemblable que les
» nerfs dit cérébraux , remontent de la moëlle , et ne des
» cendent pas du cerveau , et en général ils ont fort affaibli ,
» pour ne pas dire renversé , le systême qui fait venir origi
>> nairement tous les nerfs du cerveau .
» Mais il paraît en même tems aux commissaires , 1º . que
MM. Gall et Spurzheim ont généralisé , d'une manière un
» peu hasardée , la ressemblance de structure et de fonctions
» des diverses masses grises ou grisâtres qui se rencontrent
» dans les différens endroits du système nerveux ; et 2º . que
» quant au déplissement du cerveau comme une membrane ,
» partie des découvertes attribuées à M. Gall , qui a fait le
» plus de bruit dans le monde , non -seulement il ne s'agit
» pas , comme l'ont reconnu les auteurs du Mémoire , de dé-
» plisser le cerveau , mais qu'il faut encore réduire de beau-
» coup l'idée du déplissement , malgré les expressions adou-
» cies dont se sont servis MM. Gall et Spurzheim pour ex-
>> pliquer leur opinion. >>
Les commissaires croient enfin « qu'en adoptant même
» la plupart des idées de MM . Gall et Spurzheim , on serait
» encore loin de connaître les rapports , les usages , et toutes
» les parties du cerveau ; » ce qui leur fait dire , « qu'ils
» finissent presque avec autant de doute qu'ils avaient com-
» mencé . >>
La Classe a approuvé ce rapport , et en a adopté les
conclusions.
(1 ) Point où les lignes se croisent .
JUILLET 1808. 235
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
CHINE. - Kanton , le 28 Décembre 1807. Il n'y a plus
maintenant à Bambou que des vaisseaux anglais et américains.
Parmi les premiers , treize appartiennent à la compagnie
des Indes ; les autres sont au nombre de six ou de huit...
Le 3 décembre , un vaisseau du commerce de la Chine , ap-.
partenant à un Anglais , et chargé pour le Bengale , prit feu
et brûla jusqu'à fleur d'eau.
Les vaisseaux de guerre de la Grande-Bretagne ont commis
beaucoup d'hostilités près de Macao . Les Anglais ont
tué un capitaine américain qui leur avait refusé par deux
fois le permission de venir à son bord pour visiter son bâtiment.
Pour justifier ce meurtre , ils ont déclaré que le capitaine
était un forban ; et , sans autre forme de procès , ils ont
emmené le vaisseau , le chargement et l'équipage . Nous savons
cependant que le capitaine américain n'a jamais exercé
aucune piraterie. Son nom est Nicolis ; il commandait le
vaisseau le Topez , faisant le commerce de la Chine , et appar-.
tenant à une des premières maisons de Baltimore. On se
demande maintenant ce que diront les Américains de cet
acte de violence .
- --
TURQUIE. Constantinople , le 18 Juin. Si la guerre
venait à se renouveler entre la porte et la Russie , le grandvisir
commanderait l'armée destinée contre les Russes , et
Mustapha- Bairactar , pacha de Rutschuck celle destinée
contre les Serviens .
ROYAUME DE WESTPHALIE. Cassel , le 12 Juillet. - Voici
quelques passages de l'exposé de la situation du royaume ,
présenté par le ministre de la justice et de l'intérieur , dans
la séance des Etats , du 7 Juillet :
« •••• Les peuples que vous représentez ne pouvaient aspirer à la gloire
d'être comptés parmi les nations , tant qu'ils étaient morcelés entre
diverses puissances.
» Séparé de l'Angleterre qui ne peut le défendre , le Hanovre devenait
le gage qui répondait au Continent des injustes prétentions de son prince.
» Les provinces prussiennes , la plupart récemment unies à la monarchie
que
le génie de Frédéric avait élevée au-delà de sa grandeur naturelle ,
devaient se ressentir des désastres de ses successeurs.
La Hesse et Brunswick étaient entraînés dans le systême politique
234 MERCURE DE FRANCE ,
de leurs voisins , et se soutenaient principalement , l'une par le commerce
qu'elle faisait de ses braves soldats vendus à des étrangers ; l'autre , par la
sagesse et la bonne administration de son souverain ; avantages passagers
qui , dépendant de sa personne , ne pouvaient que s'éteindre avec lui.
>> La réunion de ces modiques Etats en une seule masse , accroît la
force et les richesses de chacun d'eux ; fait tomber les barrières qui entravaient
leurs communications et leur commerce ; crée une nation où il
n'existait que des provinces , un esprit public où il n'y avait que des
intérêts particuliers et presqu'individuels ' ; use les préjugés , ces ennemis
de la prospérité commune , qui se conservent dans un cercle étroit , et se
dissipent dans une plus grande atmosphère .
+
>> Tous les sujets sont égaux devant la loi ; sa protection s'étend à tous
les cultes . Ce n'est point par sa croyance que l'on sera estimé et apprécié ,
mais par sa conduite . Plus de serfs ; partout des hommes libres , maîtres
de se livrer à tous les genres d'industrie , certains d'acquérir pour eux et
leurs enfans , sans qu'un seigneur vienne partager avec eux le fruit de
leurs épargnes ; mais acquittant , de leur côté , avec fidélité les redevances
qui sont le prix légitime des propriétés qu'ils en avaient reçues .
Les distinctions de naissance subsistent , mais pour rappeler à ceux
qui en jouissent , les vertus et les services qui fondèrent la noblesse de
leurs aïeux , et qui seuls peuvent la leur conserver pure et respectée ; la
noblesse n'est pas dans le sang , elle n'est pas , comme la santé et la force ,
une qualité physique ; elle est dans les principes , dans les sentimens ,
dans les actions ....
Un des premiers soins du roi a été d'ordonner l'imposition des biens
ci-devant exempts . Elle a été prescrite avec toutes les précautions propres
à garantir qu'elle ne serait pas disproportionnée , et que l'abus d'une
exemption ne serait pas remplacé par l'injustice d'une surcharge ....
» S. M. a formé son Conseil -d'Etat des hommes qui lui ont paru les
plus capables de l'éclairer sur la situation de chaque partie du royaume .
Elle les a choisis , de toutes les anciennes provinces , parmi les personnes
les micux éprouvées par leurs services , ou les plus recommandables par
leurs talens ou par leurs propriétés ; elle y a placé deux membres de cette
université de Goettingue , qui a élevé tant de magistrats et d'administrateurs
habiles . Dans les nombreux encouragemens que l'Allemagne prodigue
aux sciences , cet exemple manquait ; il´appartenait à l'amour que le roi
leur porte , de le donner'; et comme la constitution appelle dans les Etats
du royaume , des savans , S. M. a voulu qu'ils jouissent d'un semblable
honneur dans son conseil.
» La direction de l'instruction publique a été confiée à un écrivain
célèbre , auquel ses contemporains ont , avec justice , décerné le nom de
Tacite germain ; ce choix est la garantie lá plus sûre qui pût être donnée
que l'instruction publique , loin d'être négligée , recevra , s'il est possible.
un nouveau lustre ....
Ne serait-il pas possible , avec moins d'Universités et en concentiant
}
1
JUILLET 1808. 235
davantage ces grands foyers de lumières , d'appeler autant d'étrangers ,
et d'obtenir avec moins de dépenses et moins de luxe d'enseignement ,
tout ce dont on jouit , et peut-être mieux encore ? Cette question n'est
pas du moment présent , il suffit de l'indiquer à l'opinion publique et à
l'opinion des bons esprits....
L'administration et la justice avaientaussi leur luxe et leur complication .
Ici les réformes sont plus faciles , leur utilité se montrait plus à découvert
et la constitution les commandait.
» Peu d'administrateurs et beaucoup de juges , telle est la règle d'un
bon Gouvernement
» Les actes de l'administration requièrent presque toujours célérité ,
elle a besoin d'agir et peu le tems de délibérer . Il faut donc qu'elle
dépende d'une seule volonté ....
>> On a donc concentré , dans les mains d'un seul préfet , ce qui était
confié aux chambres administratives ; ce n'est point une expériences
qu'on a hasardée : on avait l'exemple heureux que la France et l'italie
ont donné à cet égard , et qui commence à être imité dans diverses parties
de l'Allemagne ….…..
>> On établira au besoin , dans chaque canton , un maire auquel les
autres recourront dans les choses urgentes , comme autrefois les bourgues
maîtres aux baillis . Ce maire sera l'intermédiaire entre les cantons et le
sous-préfet , comme le sous-préfet entre son district et le préfet du département.
>> Les améliorations dans l'ordre judiciaire ont été nombreuses : les
unes sont résultées du Code- Napoléon ; les autres de l'organisation des
tribunaux .
» En éteignant les substitutions et laissant pourtant une graude latitude
à la faculté de disposer , le Code-Napoléon a ramené dans les families un
ordre plus conforme aux devoirs des pères et aux droits natu : els des eufans .
Les filles , les cadets , que la vanité d'un aïeul , qui ne les connaissait pas ,
avait déshérités à perpétuité , ne seront plus condamnés à vivres pauvres
à côté d'un aîné opulent....
>> S. M. a ordonné une traduction de ce Code en langue allemande ;
des jurisconsultes habiles en ont été chargés . Ils ont consulté les traductions
les plus estimées qui ont déjà paru . Il y a lieu de croire qu'en pro- ´
fitant des travaux de ceux qui les ont précédés , et en y joignant ce que
leurs lumières et leur expérience , dans le langage de la jurisprudence ,
leur fournissent de moyens , ils seront parvenus à la traduction la plus
parfaite qu'on puisse désirer ....
» Les jurisdictions seigneuriales , cet abus de la féodalité , ont été supprimées
; il n'y a de justice que celle du roi .
>> Elle sera promptement administrée , et sur les lieux mêmes , dans
les affaires d'importance , par les jugés de paix , dont la dénomination
indique qu'ils doivent être autant des conciliateurs que des juges ....
» Le roi fait rendre la justice par les magistrats auxquels il délégue
236 MERCURE DE FRANCE ,
l'exercice de cette portion de sa puissance . Mais ils sont libres et indépondans
dans leurs jugemens , pourvu qu'ils se conforment aux règles de
la procédure. L'application des lois appartient à leur conscience et å
leurs lumières ....
» Au criminel , il y a une action publique ; il s'agit de l'intérêt de la
Société , de punir la violation des lois qui maintiennent la tranquillité et
la sureté générale et individuelle. La poursuite appartient essentiellement
au magistrat ; l'intérêt des parties n'y est qu'accessoire ....
» La section de législation du Conseil - d'Etat a proposé , le Conseil a
adopté , et le roi a approuvé un Code où se trouvent expliquées ou omises
des dispositions de la procédure française ; d'autres y ont été ajoutées . Ce
Code vous sera présenté ; vous y verrez qu'il tend éminemment à l'abréviation
des procès ....
» L'audience n'est pas dans vos usages ; mais pourquoi n'essaierait-on
pas d'approprier à la Westphalie une institution brillante ? Où Démosthènes
et Cicéron , ces maîtres de l'art oratoire , ont-ils des admirateurs
plus éclairés ? Cette admiration sera-t -elle stérile ? et lorsque la littérature
allemande se pique de rivaliser avec celle de toutes les nations modernes ,
lorsqu'elle vante ses poëtes , ses historiens , ses écrivains , fandra-t- il
qu'elle n'ait jamais rien à dire de ses orateurs ?
» Saisissez -vous de la gloire et de l'éloquence du barreau qui vous
manquait ; si quelquefois elle est prolixe , elle est toujours plus courte
que la discussion écrite . Une nation qui réfléchit plus et s'émeut moins
que celles où l'art de la parole fut dès long-tems cultivé , se défendra facilement
des abus de la plaidoierie , et n'en recueillera que les avantages ...
» L'audience devient indispensable pour les jugemens criminels . La
constitution veut qu'ils soient publiquement rendus par des jurés . Une
loi qui organise ce principe , vous sera présentée ....
» L'institution du jury est peut -être plus nécessaire que nulle part ,
dans un pays où l'on professe comme une maxime , que la déposition
uniforme de deux témoins fait une preuve complète , et équivaut au
témoignage de mille . Eh bien , le juré au lieu de compter les témoins ,
les pèse ; au lieu de rechercher si Farinacius , Carpzovius , ou tel autre
doeteur , a décidé qu'il y a conviction , lorsque telle et telle preuves existent
, ou lorsqu'un tel nombre de semi-preuves est accumulé , le juré
suit les lumières naturelles de sa raison ; il consulte l'effet que les débats
ont produit sur son esprit.... ༈ དྷ ཝཱ
» Un Code pénal vous sera présenté dans une autre cession ; il était
moins urgent de s'en occuper , que des autres objets dont je vous ai rendu
compte. Les lois criminelles en vigueur dans la plupart des anciens Etats
qui composent le royaume , sont douces et peuvent , en tout cas , être
mitigées par la clémence du roi .....
» S. M. a réuni dans un seul bureau les nombreuses fondations qui .
existent à Cassel . La distribution des secours y est faite avec plus d'ordre ,
JUILLET 1808.
257
f'ensemble et d'intelligence qu'elle ne pouvait l'être par des adminis→
trations particulières .....
» Le royaume doit un contingent à la Confédération du Rhin dont il
fait partie ; c'est un des devoirs les plus chers au coeur d'un jeune roi ,
élevé dans les armes , et qui compte déjà plus de succès et de victoires
qu'il n'en faudrait pour honorer une longue vie .
» S. M. a donné une attention particulière à la formation des premiers
régimens qui seront le noyau de son armée. Elle a rappelé tous les soldats
qui étaient sous des drapeaux étrangers . Le tems n'est plus où les braves
habitans de la Westphalie allaient prendre ailleurs un service qu'on ne
leur donnait pas chez eux , ou avaient à se soustraire au commerce que
l'on faisait de leur sang . Ils ont à servir une patrie , un roi qui les chérit
, et qui , si jamais il faut combattre , les conduira lui -même à la vic
toire .
» L'armée se recrutera par la conscription , qui , en appelant sans distinction
tous les jeunes citoyens , est à la fois plus douce et plus utile ,
C'est la conscription qui forme les armées vraiment nationales , qui
perpétue et entretient cet esprit militaire si propre à rendre les guerres
courtes et heureuses , et à conquérir de longues paix.
>> L'armée est mieux habillée , mieux payée qu'elle ne le fut jamais ;
une discipline plus régulière et plus habituelle préserve le soldat de la
corruption ou de l'affaiblissement auxquels il est exposé dans les semestres
annuels ou dans les garnisons trop sédentaires . Si elle rompt des
habitudes chéries , le soldat trouvera un grand dédommagement dans une
plus courte durée de son service obligé . Après cinq ans , pourra rentrer
dans ses foyers , et s'y livrer au genre d'industrie qu'il choisira , sans
crainte d'en être jamais détourné ....
?
» Des améliorations considérables ont été préparées par l'organisation
des contributious directes , des postes , d'une administration forestière
de l'établissement de patentes qui , sans charger le commerce , lui feront
acquitter la part qu'il doit comme les terres , aux besoins de l'Etat .
»' Une caisse des économats a été formée ; on y verse les revenus des
canonicats et des prébendes vacantes ; ils serviront à fonder une caisse
d'amortissement , qui deviendra une source de libération et de prospérité....
>> Les sciences sont l'ornement des Etats : les unes éclairent les esprits
les autres utiles aux arts qu'elles perfectionnent , qu'elles munissent d'ins
trumens , et des machines plus simples et plus promptes , S. M. les favo
sera. Mais c'est l'agriculture et le commerce qui font la force des
nations ; S. M. n'oubliera rien pour encourager l'industrie des dépar
temens riverains de l'Elbe et du Weser , pour exciter celle de quelques
autres départemens qu'on avait laissé languir et s'éteindre ; enfin , pour
favoriser l'agriculture , qui est la principale richesse du royaume ,
qui trouve déjà , dans la libre circulation des grains , un si grand encouragement.,
•..
et
258 MERCURE DE FRANCE ,
>> Les routes seront réparées ; de nouvelles seront ouvertes sur les
points qui manquent de communications . S. M. fait examiner la possi
bilité et l'utilité d'un canal qui joindrait l'Elbe et le Weser……………
>> Tout ce qui sera bon et utile aura toujours pour excitateur et protecteur
un monarque , à qui son âge offre la perspective de travailler
cinquante ans au bonheur de ses sujets , qui s'en occupera avec les
moyens que lui donnent ses grandes alliances , avec l'activité qui est
une des qualités caractéristiques de sa dynastie .... »
-
( INTÉRIEUR . )
PARIS. Prix décennaux , institués par S. M. l'Empereur et Roi.
➡Ce n'est pas ici le lieu de rappeler tout ce que l'auguste chef de
l'Empire français a fait depuis le commencement de son règne pour
accélérer le progrès des lumières , honorer les talens , encourager les
travaux utiles et exciter l'émulation dans tous les genres d'industrie .
Jamais les sciences , les lettres et les arts n'ont trouvé , dans un
souverain , un protecteur plus éclairé et un bienfaiteur plus magnifique.
Mais il peut être nécessaire de rappeler à l'attention du public une
institution que la multitude des événemens mémorables qui se sont
succédés depuis quelques années avec autant d'éclat que de rapidité
a pu faire perdre de vue à ceux même que cette institution intéresse
davantage.
Il existe un décret impérial daté du palais d'Aix-la - Chapelle , le
24 fructidor an XII , dont nous allons rapporter les dispositions :
< « Etant dans l'intention ( dit S. M. I. dans le préambule ) d'encou-
» rager les sciences , les lettres et les arts qui contribuent éminemment
Dà l'illustration et à la gloire des nations .
» Désirant non- seulement que la France conserve la supériorité qu'elle
» a acquise dans les sciences et dans les arts , mais que le siècle qui
>> commence l'emporte sur ceux qui l'ont précédé :
>> Voulant aussi connaître les hommes qui auront le plus participé
» à l'éclat des sciences , des lettres et des arts , nous avons décrété et
» décrétons ce qui suit .
» Art. 1er. Il y aura de dix ans en dix ans , le jour anniversaire
» du 18 brumaire , une distribution de grands prix donnés de notre
>> propre main dans le lieu et avec la solennité qui seront ultérieurement
>> réglés.
» 2. Tous les ouvrages des sciences , de littérature et d'arts , toutes
>> les inventions utiles , tous les établissemens consacrés aux progrès de
> l'agriculture et de l'industrie nationale , publiés , connus ou formés
» dans un intervalle de dix ans , dont le terme précédera d'un an l'é-
>> poque de la distribution , concourront pour les grands prix . »
Dans les articles suivans , S. M. établit vingt-deux grands prix , dont
neuf de 10,000 fr. , et les autres de 5,000 fr. , pour les meilleurs ouvraJUILLET
1808. 259
ges de sciences et d'histoire pour les meilleurs poëmes dramatiques ou
antres ; pour les meilleures traductions de manuscrits en langues ancieunes
ou orientales ; pour les machines les plus utiles aux arts et aux manufactures
; pour les établissemens d'agriculture et d'industrie les plus
avantageux ; enfin , pour les plus beaux ouvrages de peinture et de
sculpture.
Une condition essentielle des pièces de poësie et des ouvrages de
peinture et de sculpture , c'est qu'ils aient pour sujets des traits puisés
dans notre histoire et honorables au caractère français ; et certes jamais
le génie et le talent n'ont pu avoir pour s'exercer un champ plus vaste
et plus riche .
L'article 3 fixe la première distribution de ces grands prix au 18
brumaire an XVIII ( 9 novembre 1809 ) , et par conséquent le concours
expire le 9 novembre 1808.
D'après l'article 7 , ces prix seront décernés , sur le rapport et la proposition
d'un jury composé des secrétaires perpétuels des quatre classes
de l'Institut , et des quatre présidens en fonctions dans l'année qui pré- *
cédera celle de la distribution .
Quoique les différens genres d'ouvrages et de travaux qui peuvent
concourir aux prix décennaux , n'aient besoin que de la notoriété
publique pour obtenir l'attention la plus scrupuleuse du jury institué
pour le jugement de ces prix , cependant dans la vue d'éviter de vaines
réclamations sur les ouvrages que l'on pourrait croire avoir été oubliés
ou négligés au concours , tout auteur d'un ouvrage , d'une invention ,
d'un établissement , qui , suivant le texte du décret impérial , sera
dans le cas de concourir à l'un des prix décennaux, est invité à envoyer
une note détaillée et explicative de ses titres , au secrétariat de
l'Institut , adressée spécialement au jury des prix décennaux. Les concurrens
sont invités en même tems à s'interdire toute sollicitation ou
recommandation auprès des membres du jury en particulier . Des démarches
de ce genre prouveraient , dans ceux qui se les permettraient
, aussi peu de confiance dans la bonté de leur cause que dans
l'impartialité de leurs juges .
ANNONCES.
Histoire de France , commencée par Velly , continuée par Villaret ,
et ensuite par Garnier , jusqu'au milieu du XVIe siècle , achevée par
Antoine Fantin Désodoards. Depuis la naissance de Henri IV jusqu'à la
mort de Louis XVI . Vingt- cinq vol. in- 8° , de 28 à 30 feuilles .
Prix , 5 fr. le vol . , broché , et 6 fr. 50 cent . , franc de port . A Paris ,
chez l'Auteur, Impasse Sainte-Marine , en la Cité , nº 4 ; et chez Fantin ,
libraire , quai des Augustins , nº 55 .
-
--
En attendant que nous fassions connaître les trois volumes qui pa
240 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808.
raissent de cet ouvrage , nous croyons devoir donner l'extrait du Prospectus
qu'a publié l'auteur :
<< L'histoire moderne est l'étude à laquelle j'ai consacré má vie entière .
Je ne me flatte pas , malgré mes efforts , d'avoir levé toutes les difficultés
que présentent plusieurs événemens considérables de l'Histoire de France .
Si je n'étais aussi proche du terme de ma carrière , instruit des imperfections
de mon livre , je ne songerais pas à le publier ; mais c'est le résultat
d'un travail assidu de près d'un demi-siècle . Un autre , dans le
même espace de tems , eût probablement mieux réussi que moi ; cependant
, lorsque je considère que sans les circonstances qui m'ont environné
jusqu'à la révolution , il m'eût été physiquement impossible de m'occuper
du même ouvrage durant un si grand nombre d'années ; que j'ai donué
un exemple de patience qui ne sera pas souvent imité , j'espère que mon
livre remplira , sous beaucoup de rapports , l'attente de ceux qui désirent
la publication d'une nouvelle Histoire de France .
» Mon ouvrage forme vingt - cinq volumes , en y comprenant un volume
d'introduction .
*
» J'ai partagé mon Histoire de France en deux parties . La première
comprend les trente volumes que nous devons à Velly , Villaret et Garnier
; ils sont renfermés dans les onze premiers tomes de mon ouvrage .
La seconde partie s'étend depuis la naissance de Henri IV jusqu'à la mort
de Louis XVI. Je publie , à mes frais , les trois premiers volumes de cette
seconde partie . Ils renferment l'Histoire de France sous les règnes de
Charles IX , de Henri III et de Henri IV. Je continuerai de même jus
qu'à l'époque de la mort de Louis XVI . Le tout sera imprimé en moins
d'un an. Cette seconde partie peut être considérée comme un ouvrage
nouveau ou simplement comme la suite de Velly et de ses continuateurs
.
>
す
4
» La première partie sera imprimée après la seconde ; elle remplacera ,
en faveur de ceux qui ont Velly , l'ouvrage que Garnier se proposait de
publier sous le nom d'Introduction et de Supplément à l'Histoire de
France ; mais j'observe qu'aucun doute ne pourrait s'élever au sujet de
l'existence de cette première partie ; elle a fait le sujet de mes leçons pu
bliques à l'Athénée de Paris .
>> Si ceux qui auront lu les trois premiers tomes de mon ouvrage , désiraient
que les deux parties dont il est composé fussent imprimées simultanément
, je leur propose la voie de la souscription . On ue m'enverrait
aucun argent d'avance ; je ne demande que la seule assurance , par ung
lettre affranchie , qu'on prendra les volumes à mesure qu'ils paraîtront.
Les Souscripteurs ne paieront chaque volume chez moi ou chez M. Fantin
, que 4 fr. Je ferais imprimer mon ouvrage de manière que trois
volumes paraîtraient de six semaines en six semaines . Mon ouvrage sera
conforme , papier , format et caractères , aux trois volumes qui paraissent
dans le moment . »
( No CCCLXVIII. )
( SAMEDI 6 AOUT 1808. )
DET
DE
LA
SE
MERCURE
DE FRANCE.
5 .
cen
POËSIE.
ÉPITRE A MON AMIE.
DEROBONS-NOUS , Fulvie , au tumulte des villes
De la société les usages serviles
Enchaînent de l'esprit les ressorts impuissans
Et nous font négliger le charme des talens ;
L'étude fuit les lieux où la folie habite
Et c'est aux champs sur-tout que le sage médite.
Viens , le printems ici nous promet de beaux jours ;
Flore n'a point encor dépouillé ses atours ;
Loin d'un monde léger sous ce paisible ombrage ,
Nous fuirons des amans le frivole langage ; *
Les Muses daigneront présider à nos jeux.
Animant d'un clavier l'ivoire harmonieux ,
Tes accords vont s'unir à ma voix attendrie ,
Et chasser loin de nous la tristesse ennemie ;
Déjà la soie et l'or sous nos doigts vigilans ,
Ornent du canevas les fils obéissans ;
Dans nos rians jardins la tulipe élégante
S'embellit par nos soins d'une couleur brillante
Et la rose étonnée admire à ses côtés
Les pins d'Otaïti sur leur tige agités.
Nous irons dans les champs au lever de l'aurore
Voir l'éclat radieux dont le ciel se colore ,
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
Entendre des oiseaux le concert matinal ,
Admirer cette paix , cet ordre sans égal
Qui , prouvant à l'impie un sublime architecte ,
Unit la terre aux cieux , unit l'homme à l'insecte .
Si nous nous asseyons sur ces gazons fleuris ,
Quel spectacle charmant s'offre à nos yeux surpris !
Ici de mille fleurs ce verger se couronne
Et nous laisse entrevoir les trésors de Pomone ;
Plus loin des prés rians appellent les troupeaux ;
La Naïade tranquille y promène ses eaux ;
Les bois majestueux étendant leur orabrage
Bordent de ce vallon le riche pâturage ;*
Et le berger sans art animant son hautbois
Méconnaît d'Apollon les tyranniques lois ;
Heureux à peu de frais et sans philosophie ,
Il méprise les soins qui troublent notre vie .
0 que ne puis- je aussi , près de ces clairs ruisseaux ,
Errante sans dessein goûter un doux repos !
Que n'ai- je vu le jour dans une humble chaumière !
Conduisant mes brebis sur la verte fougère ,
Simple comme la fleur qui parerait mon sein ,
Une quenouille seule occuperait ma main ;
Je ne connaîtrais pas ces règles si frivoles
D'asservir la pensée au nombre des paroles ,
Et ne chercherais point par d'inutiles chants
A préserver mon nom des outrages du tems.
Sur moi la calomnie au teint pâle , à l'oeil louche ,
N'aurait jamais versé les poisons de sa bouche,,
Et tranquille à l'abri de mon obscurité
J'aurais su de ses traits braver la cruauté.
Mais que dis - je ! Ah ! plutôt sur ces rives fleuries ,
Occupons notre esprit d'aimables revêries !
Admirons de Thétis le spectacle imposant ! ...
Sur ses flots colorés des feux du diamant /
Mon oeil croit voir eucor Vénus sortant de l'onde ,
Il suit avec plaisir sa course vagabonde ,
Et bientôt dans mes mains un magique pinceau
Aux mortels étonnés retrace ce tableau ! ....
Douces illusions de l'antique Aonie ,
Animez de ces lieux la riante féerie !
Peuplez nos bois naissans , nos jardins , nos guérets ;
Que la Nymphe timide habite nos bosquets ,
Que du sang d'Adonis la rose se colore ,
Et qu'au sein des forêts Echo soupire encore !
AOUT 1808. 243
Ainsi je charmerai nos tranquilles loisirs ,
Fulvie à m'écouter bornera ses désirs ,
Et d'un art enchanteur admirant les prodiges ,
Elle suivra mon vol au pays des prestiges ;
Elle aime , ainsi que moi , ces prestiges chéris !.
Ces doux rêves un jour nous seraient- ils ravis ! mal
Ne sentirions - nous plus le charme qui nous pressé!!
Hâtous-nous , jouissons de cette douce ivresse ;
Ah ! quand l'âge a glacé nos esprits abattus ,
Il est un tems , pent-être , où l'on ne rêve plus !
Par Mile V. SARRASIN DE MONTFÉRIER.
LA JUSTIFICATION.
DIALOGUE ENTRE DEUX POÈTES.
Contre mes vers , Damis , je viens d'apprendre
Que tu lances maints traits divers .
-
· Moi , je critiquerais tes vers !
Eh ! mon cher Paul , je ne puis les comprendre.
M. de L. R.
ENIGME.
TANTOT majestueux , tantôt simple et modeste ,
Tantôt vert , tantôt blanc et tantôt bigarré ,
A détourner de l'homme un éclat trop funeste
Je fus par la coutumé en tout tems consacré .
Sans jamais s'écarter du séjour de la terre
Ma tête touche au ciel ; et quoique dans les fers
J'ai par fois le bonheur d'aller rejoindre un frère :
Le jour , la nuit , au gré du maître que je sers ,
De combien de secrets je suis dépositaire !
Faut-il les révéler au grand jour , ces secrets .... ?
Non , non : l'on doit sur - tout respecter le mystère ,
Quand on est établie contre les indiscrets .
SARTRE ,
..C
LOGOGRIPHE.
PRIS en un sens je suis un corps délibérant ,
Guidé par l'intérêt plus que par la justice .
Q 2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Soit raison , soit caprice ,
La révolution m'avait mis au néant ,
Quand un nouvel ordre de choses
Ne permit pas que mon arrêt de mort
S'exécutât : je vis encor .
Cher lecteur , si tu te proposes
De m'avoir sous un autre sens ,
J'existe depuis fort long- tems
Dans tes registres , dans tes comptes ,
Dans les histoires , dans les contes ,,
Dans les romans , les livres d'oraisons ,
De piété , de méditations.
De mon corps si tu veux faire l'anatomie ,
Outre le nom du pape Pie ,
Tu trouveras le nom d'un oiseau babillard ,
Celui d'un certain ronge- lard ,
Celui d'un ornement d'église ;
Dans tout marché ce que le moins on prise,
Ep courant ce qui te fait mal.
Un captureur de marchandise
Sur la plage liquide. Un malin animal ;
Un ordre autrefois très -austère ;
Le synonyme de colère ;
1
Le conducteur d'un animal bêlant ,
Enfin ce qu'on décerne au héros triomphant.
CHARADE.
IL faut suivre , lecteur , les lois de mon dernier ,
Et très-souvent il faut , pour trouver mon entier ,
Perdre beaucoup de tems à faire mon premier.
'Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIFHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Amitié.
Celui du Logogriphe est Plaisir , où l'on trouve Paris , air , ris ,
lia , pair, ris ( rire ) , lapis.
Celui de la Charade est Mur-mure.
AOUT 1808 . 245
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
Suite de L'OEUVRE DE CHARITÉ .
NOUVELLE ESPAGNOLE.
C
et
On peut désormais se tranquilliser sur le sort de notre
infirme , ses blessures sont fermées , ses meurtrissures sont
moins douloureuses , il a même pu se lever , s'habiller ,
grâce à tout ce que l'attentive cuisinière et le serviable
confesseur lui ont fourni à l'envi , ses traits ont commencé
à reparaître sous leur ancienne forme . Le premier jour de
cette métamorphose , Léonora entrant chez lui avant midi ,
comme à son ordinaire , pour savoir s'il ne lui manque rien ,
le trouve tout coiffé , tout habillé , assis à la table qu'on lui
a dressée ; il n'a rien entendu , occupé qu'il était à tracer
de son mieux une action de grâce à la Vierge pour lui avoir
fait trouver ( c'était son expression ) , au dernier terme de ses
malheurs , des consolations plus douces pour son coeur que
la plus brillante prospérité. « Nous en avons bien notre
part de ces consolations là , mon cher Lorenzo , dit Léonora
qui lisait derrière lui sans qu'il l'eût aperçue. Est - ce
bien vous , Madame ! s'écrie Lorenzo , en tournant vers elle
un visage qu'elle avait à peine entrevu jusque-là , et où pour
la première fois le rayon de la vie avait succédé aux ombres
de la mort. Elle est frappée de la noblesse , de la grâce , de
la douceur , de ces traits qu'elle avait toujours craint de
fixer dans leur abattement . Un reste de pâleur dans le teint ,
un reste de langueur dans les yeux , un reste d'embarras
dans les mouvemens ajoutaient encore je ne sais quel intérêt
de plus à la première impression ; elle reste un moment en
silence. « Eh quoi ! continue - t - il avec un accent que la
faiblesse ne rendait que plus expressif, vous daignez vousmême
rassurer un esclave jusqu'à présent inutile , et qui
craint toujours d'etre une charge dans votre maison ; mais,
yous le voyez , je hate autant que je le puis le moment où
je pourrai payer votre respectable tante par le travail de
mes mains, Pour vous , Sénorite , continue-t - il en soulevant
vers elle des yeux adorateurs , je ne vous paierai jamais que
de mes voeux et de mes larmes . »
"
Léonora , trop émue , ou craignant de trop s'émouvoir
cherche à parler d'autre chose. « Quelle superbe écriture !
dit-elle. Mon éducation , répond-il , a été assez soignée t
-
246 MERCURE DE FRANCE ,
-
---
dans cette partie-là , j'ai aussi marqué assez de dispositions
pour le dessin et même pour la peinture . Et moi aussi ,
Lorenzo , dit-elle en le fixant attentivement , j'en avais un
assez bon commencement du tems de ma bienheureuse
mère , et je me propose bien de le reprendre si vous restez
dans notre maison.- Si .... ah ! Sénorite ! - Lorenzo , vous
cachez ce que vous êtes , c'est un tort , oui , un tort ; est- ce
que je ne vous marque point assez d'intérêt pour mériter
votre confiance ? Ah! Dieux ! Tenéz , si j'avais un secret ,
je vous le dirais ; dites -moi le vôtre . Il est vrai , Sénorite
que je ne suis pas né dans l'état où vous me voyez ; mais
tant de malheurs ! ... Le malheur , Lorenzo , le malheur
est-il donc une honte devant des yeux qui le pleurent ? —
Bon ange ! si je me nommais devant vous d'un nom honorable
, sur quel témoignage me croiriez -vous ? Sur celui
་
-
de mon coeur , sur votre air , mon cher Lorenzo , sur votre
langage , sur vos manières , sur.... La jeune et bonne
Léonora , dit Lorenzo , pourrait y ajouter foi .... Le reste du
monde m'accuserait ; non , laissez - moi tout entier à mon
obscurité et à ma' reconnaissance ; laissez-moi vous servir
et attendre en silence que des événemens qui peuvent arriver,
mais qui ne peuvent se prévoir , m'autorisent à satisfaire
votre flatteuse curiosité. Des événemens , dites-vous ,
Lorenzo , et vous voulez qu'une chose à laquelle j'attache
tant d'importance 'dépende du hazard? Eh quoi ? si j'étais
ce que je ne parais pas ? Dites plutôt ce que vous paraissez.
་ OH
Eh bien Sénorite , dans quatre ans , m'a-t-on dit , vous
serez votre maîtresse ; si dans tout cet intervalle votre humble
esclave a'mérité votre confiance , il osera se faire connaître
à l'arbitre de sa destinée , mais d'ici là , commandez-
Tai tout , et ne lui demandez rien. » Léonora part , Quivira
Ja relève et ne se tient pas de joie en voyant son Lorenzo
pour qui elle avait conçu une affection maternelle , en le
voyant , dis -je , levé , coiffe , habillé , encore pale , mais beau,
et avec je ne sais quel air qui ne lui annoncalt pas un
compagnon de service . Quoi ! c'est vous , lai dit-elle , qui
devez etre notre jardinier ? Pourquoi pas , ma chère
Quivira. Vous n'avez pas une mine à cela , ces mains-là
sont ma foi trop blanches pour manier la bèche ; m'est
avis que vous écrivez mieux que vous ne labourez . - A
l'oeuvre on connaît l'ouvrier ; ma chère ; vous ne m'avez
encore vu que dans mon lit , mais dès que mes blessures
vont être cicátrisées ' , vous prendrez une autre idée de votre
camarade. A propos , dit Quivira , la Sénofite m'a dit
de vous donner de sa part le paquet que voici ; elle dit
ز
AOUT 1808 . 247
-----
-----
-
-
qu'il y a toutes sortes de drogues que vous pouvez prendre ;
mais regardez-y bien da , parce qu'il ne faut pas prendre
comme ça toutes sortes de drogues. Excellente personne !
dit en soupirant Lorenzo qui trouve en ouvrant la boîte
un assortiment de couleurs avec des pinceaux , du papier ,
du vélin , rien n'y manque ; il se met à l'oeuvre sur le champ,
et dès les premiers traits la bonne cuisinière qui n'avait
jamais été grande connaisseuse en peinture , est frappée
de la physionomie de Léonora. Ah ! sainte Vierge ! s'écriat-
elle . Vous avez raison , dit - il , c'est aussi une vierge
que je veux faire. Lorsque j'ai été attaqué dans la Sierra
Moréna , j'ai fait vou à la Vierge de lui dédier une belle
image si elle voulait prendre pitié de moi ; ensuite quand
j'ai été laissé pour mort , que j'ai pu me relever et que
je suis parvenu à me traîner toute la nuit , en perdant mon
sang et mes forces , jusqu'au pied de cet arbre où j'allais
´rendre l'ame…….. Ah ! oui , cet arbre où Mademoiselle va
tous les matins prier si dévotement . Quoi , c'est vrai ,
Quivira ? -Oh ! bien vrai ; mais dites toujours . Et là ,
quand votre bonne demoiselle a posé sa main contre mon
coeur , il a recommencé à battre , et j'ai senti comme un ravissement
céleste. Voyez-vous ! dit Quivira. - Et il m'a
semblé que c'était Notre- Dame de Pitié elle -même qui était
descendue sur terre pour adoucir mes souffrances. -Ah ! le
beau et bon jeune homme ! s'écrie la cuisinière toute hors
d'elle-même ; comme il est dévot à la Vierge , et comme
il aime notre demoiselle ! Allez , allez , ça vous portera
bonheur ; ni l'une ni l'autre ne vous laisseront manquer :
savez-vous que la Sénorite aura bieu de quoi rendre ben
riche quelqu'un qu'elle aimera ? C'est elle qu'a le bien ;
mais, dame , latante garde tout , et quand notre demoiselle ,
qui est si charitable , si charitable ! veut faire quelque charité
, il faut qu'elle fasse... Quoi ? comme si elle la demandait
à sa tante. La grande maison où elles sont , c'est
à mamzelle. Ah ! dame ! il y a là de la place , il faut voir
pour faire danser tout un Séville . C'était du tems de la
maman qu'il faisait bon . Oh ! la bonne et brave dame ! eh
ben ! la fille est tout son portrait . Mais , mais , pendant que
je jase , voilà déjà des yeux qui regardent , voilà une bouche
qui sourit , mais qui sourit comme mamzelle quand elle dit
je voudrais que ce pauvre garçon là soit bien heureux....
Et ces beaux cheveux noirs qui tombent à présent sur son
front.... Non , je crois que vous êtes sorcier , ma foi . - Vous
croyez cela , ma camarade ? et croyez-vous que si j'avais été
sorcier , je me serais laissé accommoder comme vous m'avez
248 MERCURE De France ,
"
vu ? - Ah ! ah ! voilà déjà la basquine et la mantille , et
tiens ! la résedille . Si ça n'était pas si petit , on dirait que c'est
elle-même qui vient se coucher là sur le papier. Oh Jésus !
Jésus ! que cela va être beau ! Bon ; à cette heure qu'est-ce
que vous lui mettez -là en l'air au-dessus de la tête comme un
anneau d'or ? - Ce qu'on met aux saints et aux saintes.
Oh ! grâce au bon Dieu , notre demoiselle n'est pas encore
une sainte , puisqu'elle est en vie . Mais aussi ce n'est pas
notre Sénorite que j'ai voulu peindre , c'est Notre- Dame de
Bonne Espérance qui m'est apparue et qui m'apparaît encore
tous les jours sous cette figure-là . Voyez un peu ! c'est
pourtant vrai ça ! si j'étais la maîtresse comme Notre-Dame
ce serait là tout juste la figure que je prendrais qnand je
voudrais me montrer , car il n'y en a pas une plus belle
ni une plus aimable dans tout le pays. -N'est- ce pas, Quivira,
qu'elle a quelque chose de céleste ? Ma foi , je ne sais
pas , je n'ai pas des yeux comme vous , moi , pour voir d'ici
le monde qui est dans le ciel , mais je sais bien que quand
notre demoiselle paraît à l'église le dimanche , il n'y a pas
jusqu'à tout le clergé qui se retourne pour la regarder ;
ça vous montre bien ça , que son visage est un vrai tableau
de dévotion. Et moi , bavarde que je suis , peut-être que
mon pot s'enfuit à cette heure , et puis qu'est-ce que Madame .
dira ? mais aussi c'est qu'il y a tant de plaisir avec un beau
jeune homme à le voir travailler. -Merci , ma bonne mère ,
je tâcherai de conserver toujours votre amitié . Comine
il est bon , comme il est aimable ! Oh ! ma foi , quand
Madame devrait gronder , je m'en vais vous apprêter une.
bonne petite croustade , et je vous l'apporterai avec un bon
petit verre de Malaga . Bien obligé , ma bonne , bien
obligé , je voudrais être à même de vous payer de vos bons:
sentimens.— Tiens ! me payer ; j'ai besoin de l'argent d'un
pauvre , n'est-ce pas ? au contraire , c'est moi qui vous en
donnerais si j'en avais ; et tenez , je garde toujours une bonne
petite douzaine de creuzades , et si vous voulez je les partage
avec vous , aussi bien je n'ai pas d'enfans et je vous
regarde comme mon fils . » A ces mots le pinceau tombe
des mains de Lorenzo qui se retourne brusquement , malgré
ses douleurs , pour embrasser la bonne vieille ; il se remet
ensuite à son ouvrage , et l'autre retourne à son pot au feu.
Cependant Lorenzo , peintre en miniature , en attendant
qu'il puisse être manoeuvre , continue son travail ; chaque
nouveau coup de pinceau semble écrire de nouveau le nom
de Léonora sur le vélin , et déjà tout connaisseur en voyant
le portrait aurait trouvé qu'il était peint con amore. Quand '
;.
---
AOUT 1808 . 249
pour
›
l'artiste le croit assez avancé , il l'attache à la muraille
mieux juger de l'effet ; à cette vue ses genoux endoloris se
plient malgré eux , et le voilà , nouveau Pygmalion , prosterné
devant l'oeuvre de ses mains ; l'image en était digne ,
et il avait placé au-dessous l'oraison que Léonora lui avait
vu écrire avec tant de dévotion. La voici : Vierge céleste
consolatrice des coeurs , amie des malheureux , vous ! dont
les regards compatissans peuvent changer la douleur en délices
, ne les détournez pas de celui dont vous avez daigné
prendre pitié , et souffrez que la vie qu'il vous doit soit toute
consacrée à vous aimer et à vous bénir. Mais la porte
s'ouvre tout coup ; c'est Dona Clémenza qui est curieuse
de juger par elle-même quand son nouveau jardinier pourra
se mettre au travail , et qui arrive avec le père Grenada
qu'elle consultait également pour le spirituel et pour le
temporel. Lorenzo , relevé de son mieux , a l'air de continuer
son travail ; mais comme la dame n'était rien moins
que passionnée pour les beaux-arts .... « Que faites-vous-là ?
dit-elle aigrement , ce n'est pas un barbouilleur qu'il me
faut , c'est un jardinier. Sénora , dit le bon père , prenez›
donc garde qu'il souffre encore beaucoup , et que cette occupation-
là n'est que l'amusement de sa première convalescence .
Mais voyez toujours , dit-elle en interrompant le père ,
voyez cet enfant prodigue. Et qui donc , Madame ? -Cette
Léonora qui va donner ses couleurs et son papier à cet
autre , au lieu de les conserver pour elle , et d'envoyer ce
fainéant-là à son ouvrage. Soyez bien sûre , Sénora , dit
Lorenzo , que dès que vous et le père m'aurez jugé en état
de travailler au jardin , je quitterai le pinceau pour la bèche.
-Ce serait dommage , reprend le bon capucin , car voilà
une image qui vaut beaucoup , mais beaucoup , et en même
tems une prière qui m'édifie , et si la Sénora n'avait pas un
besoin pressant de vous , mon cher ami , je vous prierais :
de m'en faire une toute pareille , avec la même oraison
au-dessous de l'encadrement . Demandez , dit Lorenzo ,
à la maîtresse de mes actions , j'y aurai grand plaisir si elle
y consent. Voilà qui me plaît , dit Clémenza , flattée de
ce titre de maîtresse des actions de quelqu'un , ce garçon-là
est bien élevé , et cela me console un peu de ce qu'il
m'en coûte pour le rétablir en attendant qu'il me paye .
Sénora , dit le père , je vois que notre nouvel ami a un trèsbeau
talent , et si vous le trouvez bon , nous pourrions
quelquefois vous envoyer un de nos frères qui est excellent
jardinier et qui travaillerait à votre potager , tandis que ›
Lorenzo travaillerait de son côté pour notre couvent , et
―
-
- -
250 MERCURE DE FRANCE ,
---
nous ferait un tableau dont nous avons besoin dans notre
église . Tant qu'il vous plaira , mon père ; j'espère que
votre frère est vraiment en état de bien travailler , et je souhaite
que mon domestique puisse faire l'ouvrage que vous
demandez . - Oh ! s'il le peut ! ( dit le père Grenada qui avait
quelques connaissances de plus que le commun des capucins
. ) Regardez plutôt . » Dona Clémenza , qui avait la vue
un peu basse , n'avait encore aperçu que du blanc , du rouge ,
du bleu , mais en y regardant de près , elle est frappée de
la ressemblance de sa nièce , et se promet bien de faire
faire à Lorenzo des images , dans les heures de loisir , pour
les envoyer débiter aux portes des églises les jours d'indulgence
plénière , et se payer ainsi de l'entretien de son criado ;
et voilà , disait -elle intérieurement , comme les bonnes actions
sont toujours récompensées . « Mon ami , dit le père à
Lorenzo , si l'on vous fournit de chez nous de quoi peindre
à l'huile , réussirez-vous aussi bien en grand qu'en petit ?
Avec beaucoup plus de facilité , révérend père , et je sentirai
un redoublément de zèle en m'acquittant , si je puis ,
envers votre sainte maison d'une partie de ce que je lui dois.
-
Nous avons besoin , dit le père , d'un tableau d'autel pour
la chapelle Sainte-Anne ; voyons un peu comme vous vous y
prendrez Si Dona Clémenza le permet , dit Lorenzo ,
j'essayerai de peindre sa respectable figure , assise devant
une table grossière , comme il convient à la simplicité de la
sainte famille ; elle aura l'air de montrer à lire et à écrire à
son incomparable fille ; et quant à la Vierge , je tâcherai de
Jui donner, comme ici , les traits que Notre-Dame elle-même
choisirait pour enflammer tous les coeurs de son amour. →
Oh ! que c'est bien parlé , s'écrie le bon père qui aimait véri
tablement Léonora comme sa fille .-Et j'aurai soin , continue
Lorenzo , de réduire si je le puis la taille et les gràces de la
jeunesse à celles de l'enfance . Bravo ! bravo ! dit le père . »
La bonne Clémenza de son côté est aux anges en pensant
qu'elle va tenir une place entre les saintes du paradis , et
que tous les yeux des fidèles qui viendront entendre la messe
à la chapelle Sainte-Anne vont s'attacher sur ses traits , car
on a beau aimer l'argent , on s'aime aussi .
Dès le lendemain matin , le frère lai apporte chez Lorenzo
, tout l'attirail nécessaire au grand tableau ; il prend
ensuite les ordres de Dona Clémenza pour le jardin , après
quoi , les deux se mettent en devoir , l'un de peindre ,
l'autre de labourer . A mesure que l'ebauche avance , tout le
couvent vient successivement en juger , et l'on ne se lasse
point d'applaudir aux talens de Lorenzo. Quivira , sur-tout ,
AOUT 1808 . 251
qui n'a point perdu Léonora de vue depuis sa naissance , est
ivre d'admiration en la revoyant dans ses premières années ,
et revient cent fois par jour , tantôt avec un consommé , tantôt
avec une tasse de chocolat , tantôt avec des fruits secs ,
variant autant qu'elle le peut ses prétextes pour visiter son
cher camarade , bien sûre en même tems que ces attentions-
là ne seront point perdues auprès de sa jeune maîtresse
. Enfin , les forces sont revenues les blessures sont
fermées , les douleurs sont entièrement passées ; et les intervalles
où le peintre est obligé de laisser sécher son tableau
, il peut déjà les employer à l'arrosement des fleurs
et des légumes. Clémenza l'observait un jour de sa fenêtre
, et dit à sa nièce : « Ah ! pour le coup , voilà notre esclave
véritablement à son devoir ; car je t'avouerai que
toutes ces peintures-là ne me font que médiocrement de
plaisir , cela n'est bon qu'à satisfaire la petite vanité du bon
père et de son couvent , et puis je te dirai en confidence que
cette vieille figure qu'il m'a faite ne me flatte pas beaucoup ;
pourquoi me donner le visage d'une femme de soixante ans ,
quand il te donne l'air de n'en avoir que dix à douze ? C'est
ce qu'il trouve lui-même , dit adroitement la nièce : mais
tenez , ma tante , je dois vous avouer que c'est ma faute.
- Comment , ta faute ? Vous savez que je peins aussi .
- Encore une dépense de plus ! eh bien ? Eh bien , ma
tante , je voulais avoir le plaisir de peindre votre visage moimême
, et malheureusement il a eu la complaisance de me
Jaisser faire . - Il a eu tort ; il fallait me donner trente ou
trente-deux ans tout au plus , puisque Sainte -Anne n'est que
la mère de la Vierge , et pas sa grand'mère ; c'est que ce barbouilleux-
là ne sait pas sa religion . Ah ! s'il m'avait peinte
comme j'étais à cet âge-là , nous verrions pour laquelle des
deux les fidèles brûleraient le plus de cierges . » Léonora
ne manque point de faire part au peintre de la critique , et
en une demi-heure , Sainte-Anne est rajeunie à sa grande
satisfaction de plus de vingt- cinq ans .
-
-
"
-
―
"
Les jours de Lorenzo se passent ainsi entre la culture et
la peinture ; mais son étrange situation n'est triste qu'en
apparence : la résignation est entre son ame et son malheur :
sans cesse occupé de son frère , au fond de sa pensée , il s'oc
cupe d'autant moins de lui ; et les malheureux ne vivent
que de distractions ; mais le vrai contre-poison de son chagrin
c'est la vue de sa bienfaitrice qui le ravit à toute heure
et qui prête du charme à sa bizarre destinée. Au reste ,
c'était peu de l'emploi de jardinier , d'autres offices l'atten252
MERCURE DE FRANCE ,
daient encore auprès de Dona Clémenza ; ceux de lecteur ,
d'écrivain et même de confident.
Ne voila- t- il pas qu'une veille de grande fête , pendant
que la belle Sénorite était allée à confesse , on apporte un
billet de la part de M. l'alcade de Séville . Un billet !
Moins la vieille était accoutumée à recevoir des billets , plus
elle est curieuse de savoir ce qu'il y a dans celui ci : elle
l'ouvre donc . Mais ouvrir ne suffit pas ; il faut lire , et pour
lire , il faut l'avoir appris . Or , ce point avait précisément
manqué à son éducation , qui , en tout , ne paraissait pas
avoir été fort libérale ; enfin , comme la lectrice ordinaire en
a peut-être encore pour une grande heure , et que la curio
sité n'a jamais le tems d'attendre , le jardinier est appelé , et
lit :
« L'Alcade de Séville a l'honneur d'adresser à la Sénora
la copie ci-jointe d'une lettre qu'il reçoit à l'instant de
Buenos-Aires ; elle est de ...... Puis , en retournant la page ,
Dom Pedre de Las Palmas :
-
A ce nom , Lorenzo demeure sans voix. Je crois , en
vérité , que ce garçon-là est fou , dit la vieille ; comme il
palit , comme il rougit ; ne dirait-on pas que cela le regarde ?
Pardon , Madame , mais..... Mais , il n'y a pas
mais ; tenez voilà sur cette console de l'eau et du vin , buvez
de l'eau , et continuez .
m de
« M. l'Alcade , j'ai l'honneur de prévenir votre seigneurie
» qu'il a été expédié de Buenos-Aires le vaisseau la Santa-
» Maria de Solazo , chargé , entr'autres objets de cargai-
» son , d'une pacotille de quinze lingots d'or , de soixante
» éméraudes et de quelques autres bagatelles que je destine
» à mon frère Lorenzo , comme un premier gage de ma ten-
» dre amitié , en attendant que je puisse lui en porter de plus
» dignes de lui , ou plutôt que je commence à jouir de ma
>> fortune en recommencant à vivre avec lui pour ne jamais
» nous séparer. Je prie donc votre seigneurie de vouloir bien
» faire faire , dans toute l'étendue de son district , les re-
» cherches nécessaires pour savoir si mon bon frère est enfin
> revenu de son voyage , et lui donner avis de l'envoi que je
> lui fais . >>
- P. S. « Si , par malheur pour moi , mon bon frère ne se
>> trouvait pas dans le pays , et qu'au bout de trente jours
>> toutes les recherches eussent été inutiles , la pacotille en
» question"appartiendrait à la jeune Léonora Lovégas , fille
» de mon cousin Lovegas , pour lui servir de dot en cas qu'il
» lui plaise de se marier avant mon retour ; si , au contraire ,
AOUT 1808 . 253
» mon cher frère est revenu , comme je l'espère , je le prie
» de prendre des renseignemens au sujet de notre cousine
» que je ne connais que par les éloges que j'en entendais
>> faire presqu'encore dans son enfance ; j'autorise en même
» tems mon bon frère de tirer sur moi toutes les sommes qu'il
» jugera nécessaires à l'entretien de notre cousine , et je l'en-
» gage à ne rien épargner pour l'établir honorablement.
» J'ai l'honneur , Dom Pèdre de Las Palmas. »
Quelqu'effort que fit Lorenzo pour se remettre de son émotion
, et pour lire cette lettre d'un ton de voix ordinaire ,
il aurait été bien facile à toute autre qu'à Clémenza de s'apercevoir
qu'il hésitait , qu'il balbutiait , et que son esprit
était comme de fait à mille lieues de lui ; mais la dame ,
toute entière à son agitation , avait à peine pris garde à celle
de son lecteur. Il parvient enfin à se calmer , et plein de son
bonheur, content du présent , tranquille sur l'avenir , il
trouve un plaisir secret à continuer sonrôle . Jamais personne
n'a été aussi véritablement aimé ; il l'a vu , e'est tout ce qu'il
lui faut , et caché sous le voile de sa misère , il est glorieux
de devenir le bienfaiteur de sa bienfaitrice.
« Sais-tu bien , dit la vieille , que ceci peut devenir une
grande affaire pour la maison? Je le pense comme vous ,
Madame , et la générosité de Dom Pedre.... Et que si ce
diable de frère que je crains comme l'antéchrist ne vient pas ,
tout juste , pour me voler la pacotille , cela va me mettre à
même de bien entretenir ma nièce qui me rompt la tête de
toutes ses demandes ; et puis , ce qui me fera plus de plaisir
que cela , c'est que je pourrai me payer bien à l'aise de tout ce
que je dépense pour son entretien ; mais , tiens , je crois que ce
serait encore mieux fait de ne pas lui en parler , et je ne suis
pas fâchée qu'elle n'ait pas été ici quand la lettre est venue .
-Madame , j'ai peur que votre seigneurie ne soit obligée de
lui en faire part , car l'envoi s'adresse directement à la Sénorite.
Tu as raison , mais j'espère qu'elle est assez bien élevée
pour.... , tu m'entends bien .... , et après tout ce que j'ai
fait pour elle !...- Ah ! Madame , il paraît que la Sénorite ,
votre nièce , a l'ame aussi grande que bonne , et que V. S.
n'aura jamais qu'à s'en louer . Oh! oui , je le crois ; aussi ,
ce n'est pas là ce qui m'inquiète . D'ailleurs , je t'aurai pour
m'aider à lui faire entendre raison , n'est- ce pas ? et ...
Toujours aux ordres de Madame ; - tu penses bien que ce
serait ton profit , car .... Sénora , vous verrez , j'espère ,
que mon zèle n'est pas intéressé. Non , ce qui me tracasse
, c'est ce chien de frère... Santa Maria , s'il allait se
-
V.S.
254 MERCURE DE FRANCE,
retrouver dans les trente jours ! C'est trente jours , n'est-ce
pas ? Oui , Madame . Trente jours ! c'est bien long ; s'il
allait se retrouver , dis donc toi-même , quel malheur !
Votre seigneurie est si sensible ! - Je reconnaîtrais bien là
ma mauvaise étoile , car je n'ai jamais été riche , et j'ai toujours
eu envie de l'étre . - Pour faire du bien , sans doute ?
-
--
-
-
que
Aussi pour en avoir. Votre seigneurie a cela de commun
avec beaucoup de personnes raisonnables comme elle .
Mais , dis donc , crois -tu qu'il se retrouverá ce frère ?
Pas de sitôt , Madame , et j'oserais presque garantir à V. S.
que la Sénorite jouira de la pacotille . C'est- à-dire , en
jouira , c'est bientôt dit , il faudra que nous comptions ensemble
. Ces choses-là sont entre vos seigneuries ; il n'appartient
pas
à votre Criado de s'en mêler . · Je vois que tu es
un garçon de bon sens ; aussi je commence à me savoir bon gré
de tout ce que j'ai fait pour toi , et même , dès que j'aurai la
pacotille , tu peux t'attendre à une bonne creuzade ; car ,
enfin , il faut bien que tu en ayes ta part. — Quoi qu'il plaise
à votre seigneurie de m'accorder , ma reconnaissance égalera
toujours sa générosité . -Comment dit-il qu'il s'appelle , ce
frère ? — Attendez , Madame , je crois que c'est Alonzo ou
Lorenzo , quelque chose comme cela. Oui , je crois
c'est Lorenzo ; mais , c'est comme toi . Ah ! Madame , il y
a tant de Lorenzo en Espagne . C'est vrai , un malheureux
peut porter le nom de baptême d'un riche . Cela se voit
tous les jours , Madame , les Saints de qui on les emprunte
n'y regardent pas de si près . Mais je t'aime mieux comme
te voilà que si tu étais l'autre Lorenzo . Ah ç'a , dis-moi à présent
, si ce compagnon-là se présentait , ne pourrions- nous
pas trouver quelque moyen de l'écarter ? C'est à Madame
à peser cela dans le secret de sa conscience . Enfin , le
premier venu n'a qu'à venir nous dire qu'il est ce damné de
Lorenzo . Il le peut , Madame ; mais il faudra qu'il nous
le prouve. Et s'il allait le prouver. Il m'étonnerait
beaucoup . Bon. - Croyez que je ne me rendrais pas
facilement ; je ne suis qu'un criado , mais je répondrais bien
de le confondre . Non , tu es un homme admirable , dit la
vieille hors d'elle -même , Quivira , Quivira , apporte ici la
petite bouteille de paille où j'ai mon vin Rancio , et verse- le
à ce bon garçon- là , je l'aime de tout mon coeur ; il est vrai
qu'il me doit tout , mais je n'y ai pas regret.
-
--
---
―
-
-
Madame a compté les jours , si ce n'est les heures . On est
au trentième ; il ne s'est présenté personne, et Dona Clémenza
qui désormais ne verra plus que par les yeux de son jardinier
, le charge d'écrire en son nom à l'Alcade , une lettre qu'il
AOUT 1808. 255
-
-
portera lui-même pour réclamer la pacotille ; elle lui enjoint
en même tems de faire bien observer à l'Alcade que
quand l'homme désigné se présenterait une minute après le
terme fixé , il n'aurait pas un maravédis à prétendre . Le
messager ne pouvait pas être mieux choisi . L'Alcade or
donne qu'on délivre le paquet , et fait partir un commissaire
pour le remettre en main propre à la Sénorite . La
jeune personne , à la vue de tant de richesses , pousse un
profond soupir , et dit à demi voix en se retournant vers
Lorenzo : « Que ne puis-je en disposer ! -Mademoiselle , dit
la vieille , en disposer ! voilà une parole bien hardie ! Non ,
non , Mademoiselle ; quand vous aurez soldé toutes les dépenses
que je fais pour vous jusqu'au dernier maravedis ,
Vous pourrez prétendre à disposer de votre bien ; mais , en
attendant , je le garderai s'il vous plaît , et je crois remplir
en cela l'intention de mon cher cousin ; qu'en pensez-vous
M. le commissaire ? » Le commissaire fait une profonde révérence
et se retire . « Et vous , Lorenzo ? Je ne suis pas
encore assez habile en affaires , répond Lorenzo , pour user
me vanter de penser comme la Sénora . — Mais , ma tante .
voilà bien des lingots. Vous appelez cela bien des lingots
, dit la tante , il y en a quinze . Eh bien , ma tante ,
je ne vous en demande qu'un ; je vous laisse le reste .
Non , j'y perdrais un lingot , cela est-il raisonnable ? Je le
demande à Lorenzo ; un lingot ! et pourquoi , et pour qui ? »
Léonora baisse ses beaux yeux noirs , et rougit ; jamais
elle n'avait été si belle . « Ma tante , reprend - elle avec un
charmant embarras , ma bonne tante , vous savez ce que
tout le monde dit du tableau de Sainte-Anne ; vous savez
que , dans tout le couvent qui est cependant rempli des
Ouvrages de Morellos , les Pères conviennent tous qu'on n'a
jamais rien vu de si beau ; vous savez que le père Grenada
qui est grand connaisseur , en est dans l'extase ; vous savez
qu'il attire un concours prodigieux de fidèles .
Vous savez ,
Vous savez , et où prétendez-vous me mener avec toutes vos
belles paroles ? Eh bien ! oui , Mademoiselle , je sais tout
cela.- Mais ce que vous ne savez pas , ma petite tante , ou ce
que vous ne voulez pas savoir , c'est que c'est votre figure qui
attire tout ce concours-là . ( Icila tante se rengorge . ) En vérité ,
si j'étais la maîtresse , je ne croirais pas le peintre assez payé
d'un de ces lingots . ( Ici la tante se renfrogne ; et bientôt la
passion dominante remportant une victoire complète sur la
vanité :) Un lingot , dit-elle en grinçant les dents ? savezc'est
la fortune d'un honnête Vous que homme ; ( et regardant
Lorenzo avec un air de dédain ) un lingot à cet homme
---
―
"
256 MERCURE DE FRANCE ,
que nous avons ramassé ! Mais pensez
donc qu'il n'y a pas de
proportion entre un pauvre et un lingot. Oh bien ! oui
faites l'aumône avec des lingots , et on verra bientôt le bout
de votre charité ; au lieu qu'avec des maravedis , quand on à
ce goût-là , on peut faire durer le plaisir . -- Oui , ma tante ,
et le besoin.....
On pense bien au reste que tout ceci doit finir sinon à
l'honneur du moins à la satisfaction de Clémenza ; que la nièce
n'aura que la nue propriété du trésor , que la tante en gardera
la possession , et qu'elle ne trouvera jamais assez de clefs
pour l'enfermer . Cependant le bruit se répand aux environs.
que cette maison , très -pauvre en apparence , renferme un
trésor ; il en renferme deux , si l'on compte l'argent et les
pierreries pour un. Mais nous savons de reste que ce ne sont-là
que des misères , des riens qui doivent être regardés comme
des zéros , et néanmoins ces zéros-là ne laissent pas d'ajouter
à une fille à marier autant de valeur , que de vrais zéros à un
nombre. La preuve en est que tous les agréables de l'Andalousie
ont depuis quelque tems martel en tête , et rôdent
jour et nuit autour de cette demeure , quelques semaines
auparavant si solitaire . Ce sont lettres sur lettres , messages
sur messages , sérénades sur sérénades ... Tant d'empressement
ne conviennent point à la tante , encore moins à la nièce
encore moins peut-être au jardinier , et comme des deux parts
il lui est expressément enjoint d'écarter les importuns , il
faut voir comme il s'en acquitte .
"
Un jour que les deux maîtresses du logis , accompagnées
de la fidèle Quivira , étaient allées à pied malgré une bize
assez piquante à l'hermitage d'Alcala , gagner des indulgences
, Lorenzo demeuré seul à la garde du logis s'occupait à
relever et à palisser quelques pots de jasmins et d'oeillets que
Léonora prenait plaisir à cultiver de ses belles mains , et que
le vent avait renversés . Tout en travaillant , ses dernières
conversations avec Léonora se répétaient d'un bout à l'autrè
dans sa mémoire ce refus de dire son nom à celle qu'il
aimait , à celle dont il se voyait aimé ; ces quatre ans
d'épreuve qu'il avait lui-même demandés et ce silence qu'il
venait de garder en lisant la lettre de son frère , et l'abandon
qu'il avait fait du beau présent ; tout cela lui roulait dans
la tête , accompagné de mille petits détails que nos lecteurs
trouveraient trop minutieux , mais qui en pareil cas sont
d'une si grande importance pour les parties intéressées !
Tout entier à sa rêverie , il lui semblait qu'il y eût en lui
deux hommes d'avis différent ( comme on dit qu'ils sont en
effet
AOUT 1808. 257
-
-
-
―
- Au
je
effet au-dedans de nous ) , deux hommes qui se parlaient
et se répondaient alternativement à peu près en ces termes :
Te voilà donc toujours pauvre , Lorenzo ? Pauvre ,
oui , mais content . Cependant , un mot , et le trésor t'appartenait.
Mais il n'aurait peut-être point appartenu à
Léonora, En attendant , la tante s'en est saisie .
moins elle ne le dissipera point , et dans quatre ans Léonora....
oui , oh ! dans quatre ans. Mais , quatre ans d'attente
sont bien longs. Mais d'ici- là je la verrai tous les
jours , et chacun de ces jours-là , même tels qu'ils sont ,
les payerais de plus que je ne donne . Penses-y bien , Lorenzo
, les quatre ans n'en seront que plus longs ; et
puis , quatre ans de servage sont bien durs. Moins peutetre
que cela ne paraît ; Jacob a servi plus long- tems chez
Laban , et Rachel ne valait sûrement Léonora.
pas
pourquoi ne pas rapprocher le terme ? Il ne fallait qu'un mot.
-Toujours ce mot ! eh bicn , délicatesse à part , si je l'avais
dit ce mot , il aurait fallu prouver , et où étaient mes preuves ?
La tante aurait jeté feu et flammes ; plus de Léonora pour
moi d'ici à long-tems. Je vois d'ici Lorenzo traité comme
un imposteur , jeté peut-être dans un cachot , et Léonora ?...
Oh ! Léonora m'en aurait cru , mais elle n'en serait que
plus malheureuse ..... Léonora malheureuse ! ...... Non , non ,
j'ai suivi mon coeur et il m'a bien conduit ; enfin je ne me
repens point. Aujourd'hui même je ne sais pourquoi tout
rit à mes pensées , on dirait qu'il n'y a plus pour moi que
des roses dans le champ de la vie ......
- Mais
C'était ainsi que le brave Lorenzo s'entretenait avec lui- '
même , lorsqu'un aspect inattendu vient tout à coup mettre
fin à la conversation. Il voit sortir du plant de châtaigniers ,
en face du jardin , un brillant hydalgo à cheval , sur un fier
andaloux riehement harnaché , et à sa suite une troupe de
domestiques , bien montés eux-mêmes et bien vêtus. Il était
enveloppé d'un grand manteau d'écarlate , dont un pan
rejeté avec grâce sur son épaule découvrait une partie de
son baudrier , auquel pendait une belle épée , la poignée
en était de diamans , et semblait renvoyer tous les
rayons du soleil plus vifs qu'elle ne les recevait. Du reste
le collet de son justaucorps , relevé et boutonné sur son
menton le défendait de la bise , aussi bien qu'un large chapeau
enfoncé jusqu'à ses yeux , et dont les aîles débordées
d'un plumet blanc comme neige , ombrageaient le reste de
son visage.... Lorenzo , frappé d'abord de la bonne mine du
cavalier , s'arrête à le considérer ; il le voit qui tourne et
R
DEPT
DE
LA
5.
cena
258 MERCURE DE FRANCE ,
•
-
----
-
retourne en dehors de la Palanquère , regardant de tous
les côtés , contraignant l'allure de son beau cheval , faisant
de fréquentes pauses , et parlant de tems en tems à son
monde , avec l'air et les gestes d'un observateur attentif ;
mais l'observateur était bien observé , et il n'en fallait en
effet pas tant au fidèle confident de la tante ainsi que de
Ja nièce pour lui rappeler sa consigne . Ainsi donc le brave
Lorenzo , poussé d'ailleurs par un mouvement de curiosité
irrésistible , veut s'assurer de tout par lui-même , et s'avancé
tranquillement à la rencontre des cavaliers ..... « Bon homme ,
lui dit l'hydalgo , pourriez-vous m'apprendre à qui appartient
cette jolie habitation ? Monseigneur , répond le criado ,
à la Sénora Clémenza de las Gamas , ou du moins à la
Sénorite Léonora de Lovegas , sa nièce . Etes-vous à leur
service ? - Oui , Monseigneur , je m'en fais honneur.
Sont-elles à la maison ? Non , Monseigneur , et quand elles
y seraient , elles ne reçoivent personne. Comment , elles
ne recevraient pas même un ami ? Monseigneur , je ne
leur connais point d'ami . - Comment , pas un parent ? -
Monseigneur , je ne leur connais point de parens. Cependant
ne parlent-elles pas quelquefois de deux cousins ?.
Deux cousins ? répète Lorenzo avec un air pensif.
Et oui ,
qui se sont embarqués . Embarqués ? Il y a douze ans .
Mais , mon ami , est-ce à un homme que
je parle ou à un écho ? Monseigneur , c'est à un homme
qui supplie votre seigneurie d'excuser son embarras.
pourquoi trembler en me parlant ? dit le cavalier avec douceur
; un homme doit-il avoir peur d'un autre homme ? -
Monseigneur , on peut trembler d'autre chose que de peur.
—Allons , allons , remettez-vous , et faites-moi un plaisir.
Vous connaissez ce bois que voilà , n'est- ce pas ? —Ah ! si
je le connais ! - Savez-vous lire ? Un peu. Eh bien ,
venez avec moi à vingt pas d'ici m'expliquer une inscription
que je n'ai pas comprise. » Ils arrivent au pied du vieux
châtaignier , si remarquable dans l'histoire de Lorenzo , et
là , sur une tablette attachée à l'écorce , l'hydalgo lit ces
lignes :
Douze ans !
-
-
-
----
-
― Et
Ici ma vie était finie , ici ma vie a recommencé , grâce
à vous , Vierge secourable ; et au miracle opéré sur moi par
votre vivante image , accordez-mci de pouvoir la contempler
jusqu'à ma dernière heure..
« Ce que vous lisez là , Monseigneur , dit Lorenzo , est un
ex-voto suspendu ici par un malheureux . Eh ! pourquoi
cette image miraculeuse n'est -elle pas aussi suspendue à
AOUT 1808. 259
-
-
Parbre ? Ah ! Monseigneur , reprit Lorenzo , en souriant
un moment de la méprise , cette image est réellement vivante;
c'est une personne dont l'ame est vraiment céleste , mais dont
la grace est l'ornement de la terre ; c'est la Sénorite Léonora
de Lovegas....- Léonora ! voilà qui redouble mon désir de
la voir ; et qui est celui qu'elle a sauvé ? Monseigneur ,
vous le voyez devant vous. - Ah ! je sens , oui je sens que
j'en aime encore plus la Sénorite. » Il relit l'inscription
d'un ton plus ému , et fixant attentivement le jardinier.
« Ami , lui dit- il , je vous étonne peut - être à mon tour par
mon extreme sensibilité , mais tout ce qui part du coeur y
va..., et d'ailleurs ceci me rappelle... ; tenez , mon cher , » en
lui présentant une poignée d'or .... Lorenzo recule et , demande
en rougissant si Monseigneur n'a point d'autres ordres
à lui donner. « Ce serait d'abord , répond le cavalier , d'accepter
ce que je vous donne de si bon coeur ( encore un
signe de refus ) , et puis de m'aider , si vous en avez le tems ,
à trouver le sens de ces deux lignes que nous lisons d'ici à
cet autre arbre , elles m'intriguent au - delà de ce que je puis
vous dire .... Lorenzo , Lorenzo , l'Océan sera - t - il toujours
entre toi et ton cher P...... Que veut dire cette dernière
lettre ? elle paraît devoir commencer un mot .-Hélas ! oui ,
Monseigneur , Et quel est ce mot ? Est - ce père ? Est - ce›
pays ? Est-ce patron ? Non , Monseigneur , c'est un nom
propre. Un nom propre ? Je n'ai point pu achever de
fécrire , parce qu'alors j'étais trop attendri . Mon ami ,
mon ami , je sens que je le suis moi-même.-Ah ! un nom qui
m'est bien cher , Monseigneur ! et que pourtant je ne prononce
qu'avec peine . Ah Dieu ! si c'était ...- Eh ! qui ,
Monseigneur ? Si c'était ... Pedre . Votre seigneurie le
nomme. Ah ! mon frère , mon frère , s'écrie le cavalier.
en s'élançant de son cheval dans les bras de Lorenzo , comment
ai-je été si long-tems à comprendre ce que mon coeur
me disait ? >>
-
-
-
-
-
-
Un même trouble , un même ravissement , enlève à la
fois aux deux frères , l'usage de la parole et même de la
raison ; car lorsque l'ame est inondée de joie , la pensée
est quelque tems à surnager ; mais , une fois remis de cette
crise délicieuse , la confiance et la curiosité succèdent entr'eux
aux caresses . Un quart d'heure leur suffit pour remplir
la longue lacune de leur vie , et tresser de nouveau les
fils de leur existence . Don Pèdre sait bientôt toute l'histoire
de son frère , ses longues infortunes , son naufrage , les vexa¬
tions des douanes , l'aventure de la Sénora Moréna ; sou
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
agonie au pied du châtaignier , la charité de Léonora
le caractère de Clémenza , les bons offices du père Grenada
; les raisons de Lorenzo pour taire son nom , le ' silence
qu'il a gardé sur la pacotille , les motifs de ce silence
, et sur-tout , le voeu qu'il a fait à la Vierge , de
consacrer sa vie au service de Léonora. Un moment a
suffi à Dom Pèdre pour lire dans les replis du coeur de son
frère ...... Il y a vu partout le nom de Léonora gravé en traits
de feu , et serrant Lorenzo dans ses bras. « Oui , cher frère ,
dit-il , cher Lorenzo , tu la serviras toujours , mais dès aujourd'hui
, ajouta-t-il en passant doucement de l'attendrissement
au sourire , dès aujourd'hui , j'espère que tu changeras près
d'elle de condition. Où sont - elles ? Près d'Alcala.
Quand reviennent-elles ? - A la nuit. Bon , nous avons
la moitié de la journée devant nous , c'est tout ce qu'il
nous faut. Puis se tournant vers ses gens , il prend son
crayon , écrit deux lignes , ajoute quelques mots de vive
voix qui finissent par , n'épargnez rien : et les voilà galoppant
sur le chemin de Séville , avec l'empressement qu'on aura
toujours pour les ordres d'un millionnaire .
-
--
Les deux frères s'acheminent vers la maison sur laquelle
Don Pedre avait déjà confié ses projets à Lorenza , et passant
devant la mazure croulante où Dona Clémenza résidait avant
de venir gouverner la jeunesse de Léonora . « Est-ce là , dit
Farrivant , que notre tante loge ses chiens ? Est- ce là ,
dit Lorenzo , comme tu parles du palais de ton frère ?
Quoi ! c'est-là que tu as tant souffert ; pauvre Lorenzo , que
je te plains ! » Lorsqu'apercevant la Sénorite peinte en
madone , brillante à la fois de toute sa beauté et de toute
sa compassion. « Ah ! dit-il , je cesse de te plaindre . » Delà
ils passent à la véritable maison , et se mettent à en ouvrir
les contre-vents qui , à l'exception de deux seuls , étaient
restés depuis quatre ans hermétiquement fermés sur cest
entrefaites arrive une calèche suivie d'une longue file d'autres
voitures et de plusieurs grands chariots chargés de toute
aspèce de provisions ; les uns portaient des cuisiniers , des
marmitons , des pâtissiers , des rôtisseurs , des confiseurs ,
avec de la batterie de cuisine , de la vaisselle , des cristaux
et tous les apprêts d'un festin magnifique ; les autres chariots
sont remplis de charpentiers , de menuisiers , de décorateurs,
d'artificiers , d'ouvriers de toute espèce ; ils amènent avec
eux les préparatifs de la plus belle fête qui aura jamais été
donnée en Espagne , même avant l'expulsion des Maures.
Lampions , pots à feu , verres de couleurs , lanternes , guirAOUT
1808. 261
landes , lustres , girandoles , devises , transparens , on n'a
pas oublié la moindre inutilité . C'est un monde , un train ,
un tapage , un mouvement dont cette paisible retraite a
sûrement vu peu d'exemples , et particuliérement sous le
régime austère de la très-modeste dona Clémenza... Laissons-
les à l'ouvrage , et puisque don Pèdre , ou plutôt don
Aboulkazem veut bien s'en mêler , soyons sûrs que tout
ira bien....
Cependant la nuit est fermée , et nos trois pélerines , après
leurs dévotions finies , sont en chemin , ne sachant que penser
d'une lueur inattendue qui rougit au loin toute l'atmosphère.
Arrivées jusqu'au - dessus du petit côteau de vignes , en
avant du bois de châtaigniers , et d'où l'on commence à découvrir
la maison , elles la voient toute en feu. « Santa
maria ! Santa Maria ! crie d'abord Dona Clémenza , aussi
peu accoutumée à recevoir des fêtes qu'à en donner , Santa
Maria ! tout est perdu ! tout est perdu ! Courons , courons ,
Quivira , c'est ce maudit Lorenzo , c'est lui . Ils n'en font
pas d'autres , ces coquins-là ; ils entrent chez les honnêtes
gens , on les y traite comme des princes , ils voient ce qui
s'y passe , ils savent ce qui s'y trouve , ensuite dès qu'on a
le dos tourné , ils emportent tout , et brûlent le reste . Ah!
les scélérats ! ah ! ma maison ! ah ! mes lingots ! ah ! mes
émeraudes ! Chien de Lorenzo ! et puis faites la charité ,
voilà ce qui vous en revient. Oh ! voilà qui me corrigera
bien de ces maudites bonnes oeuvres. Courons , courons ,
répétait-elle toute hors d'haleine ; mais vas donc , Quivira,
vas donc , vieille bête éreintée. Mais voyez la tortue , je crois
qu'elle est du complot et qu'elle va partager avec Lorenzo ...
et toi aussi , Léonora . Comment ? et moi aussi , ma tante ,
je suis de moitié avec Lorenzo ? dit la nièce en éclatant de
rire.» Ce n'était pas qu'elle eût percé le mystère , mais elle
voyait aisément qu'il n'y avait dans tout cela rien de tragique.
« Mais vas donc ; mais cours done , disait toujours la
vieille qui n'en pouvait déjà plus ; mais toi , Léonora , qui
es jeune , qui as de bonnes jambes , tu devrais déjà y être
Oh ! pour cela non , ma chère tante , quand il s'agirait
de tout l'or du Pérou , je ne vous laisserais pas à cette heureci
dans l'état où je vous vois ; reprenez courage , nous arriverons
ensemble..... La dame et la suivante poursuivent
leur route , tremblantes , palpitantes , essoufflées. Chaque
pas cependant détrompe de la première alarme ; mais chaque
pas , en diminuant la peur , ajoute à la curiosité. « Madame
disait Quivira , qu'on me soutienne à présent qu'il n'y a
262 MERCURE DE FRANCE ,
:
pas de sorciers allez , allez , nos bons pères capucins ont
bien raison quand ils nous conseillent de nous en défier ,
et ceux- là qui les brûlent font encore mieux . » La plus jeune
des trois , quoique la plus raisonnable , n'était cependant
guères plus à son aise ; car enfin ce pouvait fort bien êtrë
quelque nouveau poursuivant qui voudrait gagner le consentement
de la tante ; mais elle connaît sa tante ; ces manières-
là ne réussiraient pas auprès d'elle , et puis le bon
Lorenzo trouverait toujours quelque moyen de parer le
coup ; car elle est bien sûre que c'est l'homme du monde
à qui ce projet-là rirait le moins . « Ah ! si not bon pèrè
Grenada était tant seulement avec nous , disait Quivira qui
n'était rien moins qu'un esprit fort , comme il vous les renverrait
d'où ils viennent ! Eh ! d'où viennent - ils , má
chère ? demande Léonora . Et pardi , Mademoiselle , de
l'enfer , c'est bien clair à voir ; pourvu encore que ces
diables-là n'aient pas jeté un sort sur mon beau et bon camarade
pour qui j'ai tant prié à l'église , et vous aussi
Mademoiselle .......
----
Pendant que ces dames donnent ainsi carrière à leur
imagination , elles voient venir à elles un cavalier tout brillant
d'or , qui s'avance , d'un air noble et assuré , jusqu'à
la Palanquière : il commence par les saluer avec une grâce
digne du Cid , puis offrant respectueusement la main à
Dona Clémenza qui ne savait laquelle des siennes lui donner:
«Madame , permettez-vous , dit- il , qu'un parent.………….. -Ah !
Santa Maria ! un parent ! dit - elle en frissonnant moitié
de trouble , moitié de crainte . -Permettez-vous , reprend-il ,
qu'un parent , le chef et le représentant de votre noble
famille , vous offre , ainsi qu'à la belle Léonora , une petite
fête qui sera bien plus pour lui que pour vous ; si elle peut
Jui gagner les bonnes grâces de deux parentes qu'il espère
ne plus quitter. Monseigneur et cousin , lui dit la vieille
en balbutiant , je ne m'attendais pas.... je suis confuse……… . je
bénis Dieu , je remercie la Vierge.... je.... jo.... Mais remerciez
vous-même , Sénorite , en lui abandonnant le bras de
son écuyer , car tout ceci s'adresse pour le moins autant à
vous qu'à moi . Nous n'avons jusqu'ici de nouvelles , dit
la jeune personne avec modestie , que de notre cousin Don
Pèdre de las Palmas.... Je crois le reconnaître à la manière
dont vous vous annoncez . Souffrez done , mon cher cousin ,
que je commence par vous remercier du superbe présent
que .... Ah ! ma cousine , dites un faible tribut.
tante le garde soigneusement pour le rendre ..... ( à ce
- Ma
AOUT 1808. 263
-
pas ,
mot de rendre la tante la tire par la manche ) pour le
rendre , dis -je , à mon cousin Lorenzo , s'il plaisait à la
divine Providence de le ramener dans nos contrées. Non ,
chère cousine , faisons-en plutôt , vous et moi , hommage à
notre bonne tante. A moi , à moi , n'est-ce dit Clémenza
dans le délire du bonheur , et pour M. Lorenzo ,
on lui en souhaite. - Oh pour Lorenzo , dit le cavalier , il
peut s'en passer , il aura toujours la fortune de son frère ,
et s'il y joint l'amitié de sa cousine .... » En disant ces der
niers mots , son visage s'animaït , ses joues se coloraient , ses
yeux semblaient jeter des flammes , et toute sa personne prenait
une expression qui inquiétait et charmait tout à la fois,
la bonne et simple demoiselle ; mais ce qui l'occupait le
plus , c'était cette parfaite conformité de traits , de taille ,
d'attitude , de manières , avec cet infortuné dont elle avait
și charitablement sauvé les jours. —Elle le dit à l'oreille de
Dona Clémenza . Oui , (reprend tout haut la bonne dame ,
qui craignait que sa nièce n'eût été entendue) , autant qu'un
pauvre peut ressembler à un riche ; mais Santa Maria purissima
! cette mine assurée ce maintien noble , cet air
délibéré n'appartiennent qu'à certaines gens ; ma foi il faut
convenir que la noblesse , et qui plus est la richesse , font
bien valoir un homme. » En causant ainsi l'on avance toujours
, et en approchant de la maison , dont une belle décoration
en transparent couvrait toute la façade , Léonora voit
écrit sur la porte , avec des lampions artistement disposés :
TEMPLE DE L'HYMEN.
,
« Quelle audace ! s'écrie Léonora en se dégageant brusquement
de la main qui la soutenait .- Eh bien done ! qu'est-ce
que vous faites ? dit la vieille , et pourquoi n'entrez -vous par ?
-
-Non , ma tante , je n'entrerai point.-Mais vous ne resterez
pas ici non plus, reprend Dona Clémenza, qui n'entendait rien
á un pareil scrupule , et qui ne savait pas positivement qu'hymen
fût synonyme de mariage..Quoi ! dit le cavalier , en
reprenant la main de Léonora qui essayait encore de la retirer
, vous ne permettriez pas à votre cousin de vous y conduire
? Allons , marchez , Mademoiselle , dit la tante d'un
ton d'autorité , est - ce qu'on peut refuser quelque chose à un
homme aussi magnifique , à un grand d'Espagne ? -Ah ! Madame
, vous me faites trop d'honneur , dit le cavalier . — Eh
bien ! un grand du Pérou , ce sont là vraiment ceux de la première
classe encore une fois , marchez , Mademoiselle , et
sur-tout , ajoute- t -elle d'un ton plus bas , ne vous avisez pas de
parler de cette ressemblance , car il n'y a rien de si maihon264
MERCURE De France ,
-
-
-
aussi
nête. Cette ressemblance , dit la jeune personne , en élevant
la voix à dessein , est le premier titre de Don Pèdre auprès de
moi. Même feuille annonce même fruit . Ainsi , je suppose ,
quand les traits sont ainsi pareils , que les ames s'en ressentent
, et que mon noble cousin doit être aussi délicat ,
honnête , aussi sensible , et par conséquent aussi réservé
que mon cher Lorenzo . Quoi ! charmante cousine , vous
refuseriez la plus riche fortune du Pérou ? Je fuserais
le Pérou lui-même ; j'aimerais mieux labourer la terre avec
celui dont je connais l'ame , que régner avec celui dont je ne
connais que la fortune ; et qu'est-ce que des aïeux , qu'est-ce
que des trésors , en comparaison des sentimens et des vertus
? » La tante était sur les épines, et ne cessait de lancer sur
sa nièce des regards foudroyans. « Votre seigneurie , dit- elle
avec embarras , voit bien que c'est une petite personne qui
essaye de l'amuser par son badinage ? Cette jeunesse aime à
rire ; mais vous préférer sérieusement un homme comme
cela , un homme qui n'a rien , assurément je ne l'ai point
élevée dans des sentimens si bas. Oh ! ma tante , répond
le cavalier , j'ai lieu de croire que ce ne sont point là vos
principes. Ma tante , reprend Léonora avec humeur , la
bassesse n'est point dans le désintéressement .
-
-
Mais voyez
la petite audacieuse , dit la tante. Allons , Mademoiselle ,
continuez à vous perdre dans l'esprit de notre bienfaiteur ,
de notre protecteur , et qui nous fait l'honneur d'être notre
cousin.... Mais voici bien autre chose , cet homme que sous
son habit de bure on avait pris jusque-là pour le très-humble
Lorenzo , ne se contient plus , il se jette au col du brillant
Hydalgo , et l'embrassant avec transport : « Heureux , mille
fois heureux , frère ! s'écrie-t-il , le ciel t'a mieux traité que
moi , et dans tout le Pérou , tu n'aurais jamais trouvé un trésor
comme celui-là . » Au secours ! au secours ! crie la vieille
toute estomaquée , et frappant de tout son petit reste de
forces sur l'habit de son valet .... un mendiant , un Picaro ,
oser parler devant le plus riche seigneur, de toute l'Espagne !
oser le tutoyer ! oser l'embrasser ! Oh ! vraiment la fin du
monde approche . Monseigneur et cousin , ordonnez à vos
gens de le battre jusqu'à ce qu'on ait fait venir l'Alcade qui
n'est qu'à une demi- fieue .... - Le voici , madame , dit tout à
coup une voix qu'on n'avait point entendue . ( C'était l'Alcade
lui-même que Dom Pedre avait prié à sa fète , et qui , avec
le père Grenada , était resté caché dans la maison , pour se
montrer en tems et lieu . ) « Le mystère , dit-il à haute voix ,
va s'éclaircir en présence de toute la noblesse de Séville , qui
AOUT 1808. 265
s'est rendue ici à l'invitation de Dom Pedre . Plusieurs d'entre
vos seigneuries , continua-t-il en se retournant vers l'assemblée
, ont entendu parler autrefois de la parfaite ressemblance
des deux jeunes Las Palmas ; jamais frères jumeaux
n'ont donné lieu à tant de méprises ; et la Sénora ainsi que
la Sénorite montrent assez en ce moment qu'on peut encore
s'y tromper ; mais puisqu'enfin mon témoignage devient
nécessaire , je dois conter à vos seigneuries une scène dont le
révérend père Grenada et moi nous venons d'être témoins ,
heureux si je puis la rendre comme je l'ai vue . Arrivés des
premiers , d'après la recommandation expresse de sa seigneurie
, nous trouvons les deux frères occupés de préparer
les merveilles qui vous éblouissent . Dom Pedre , après les
premiers complimens , nous engage le Père et moi à passer
dans une chambre séparée , et nous demande de vouloir bien
permettre que le jardinier y soit admis . Il ferme ensuite la
porte au verrou , et après avoir embrassé fraternellement le
jardinier à notre grande surprise.- Trop cher Lorenzo , lui
dit-il, maintenant que nous voici en présence de deux témoins
aussi dignes de toute confiance , j'ai une proposition à te
faire. Hélas ! tu n'as qu'à parler , dit Lorenzo, ton frère
est ton esclave. Il faut que nous tâchions d'amuser notre
tante et notre cousine . Eh bien ! ferons-nous ?
que nous faisions quelquefois étant enfans pour amuser notre
père . Nous changerons entre nous d'habits ? - Y penses -tù ,
dit Lorenzo en rougissant ? Oui , répond Dom Pèdre en
l'embrassant de nouveau ; j'ai besoin de reposer mes yeux de
la peine que tu leur fais dans ces vêtemens-là. - Et faut-il ,
dit avec attendrissement le noble Dom Lorenzo , affliger
ceux de ton frère ? Mais songe donc, réplique Dom
Pedre , que pour moi c'est une mascarade , au lieu que
pour toi.... En disant ces mots : au lieu que pour toi , il
regardait tendrement son frère et s'essuyait les yeux ; et puis,
continue-t-il , ne sommes- nous pas en communauté de biens ?
-
----
-
--
--
que
Ce
C'est toi qui l'exiges , reprend Lorenzo ; mais veux-tu entrer
aussi en communauté de malheur ?. Que ne l'ai-je pu;
mais allons , point de scrupule , ajoute Dom Pèdre , j'ai dans
la tête que ce soir même , tu auras plus besoin que moi d'un
bel habit . Explique-toi , dit celui- ci . Laisse-moi faire ,
dit l'autre , et fie-toi à Dom Pèdre ; mais en attendant obéis ,
parce qu'entre deux vrais frères , le pouvoir appartient à
celui qui a voulu le premier ... Après cette contestation d'un
nouveau genre , ajoute l'Alcade , l'échange des habits s'est
fait en présence du Père et de moi , et je puis certifier à vos
266 MERCURE DE FRANCE ,
seigneuries que c'est bien véritablement Dom Lorenzo qui
donne en ce moment la main à sa vertueuse libératrice .
Un silence profond a régné pendant tout le récit de
l'Alcade , mais à peine a-t -il fini , que des acclamations et
des battemens de mains redoublés lui répondirent à la fois
de toutes les fenêtres . La tante , seule , n'osait point prendre
part à la joie universelle ; elle sentait au fond du coeur une
contrition parfaite d'avoir battu un hommé riche , et court en
demander l'absolution au père Grenada , en le priant surtout
d'employer sa mediation pour que Monseigneur ne lui retire
' point le superbe don qu'il lui a fait . La brave Quivira de son
côté répète à qui veut l'entendre , qu'elle n'y aurait pas été
trompée ; « car j'ai bien vu d'abord , disait- elle , que ce
beau Monsieur avait tout juste au menton la marque d'une
blessure que j'avais pansée au menton de mon camarade ,
et puis quand cet autre mal vêtu m'a mis une bourse d'or
dans la main , si lourde , si lourde , que je ne puis quasi
pas la porter , j'ai encore dit : ce n'est pas notre jardinier ,
c'est quelque sorcier qui aura pris sa figure et qui me donne
tout cela pour me fermer la bouche. » Pendant ce premier
tumulte , Léonora , pâle de joie , ne voyait plus , n'entendait
plus ; elle s'arrêtait ; elle hésitait ; elle frissonnait ;
ses genoux se sont dérobés sous elle celui qu'elle a
rendu à la vie la soutient à son tour : elle s'y confie , mais
avec quelle langueur ! mais avec quel abandon ! Elle sent
une main qui tremble ; elle sent un coeur qui bat ; elle
sent pour la première fois des lèvres brùlantes qui ont rencontré
ses lèvres sans couleurs... puis tournant vers son Lorenzo
des yeux inquiets comme pour s'assurer encore que
c'est bien lui , elle se ranime , et franchit gaîment le seuil
du TEMPLE DE L'HYMEN.
BOUFFLERS .
L'ENEIDE , traduite en vers , par Mr. J. HYACINTHE
GASTON , proviseur du Lycée de Limoges , ancien
officier de chasseurs , avec cette épigraphe :
Tu longè sequere , et vestigia semper adora !
Suis de loin , ô ma Muse ! et respecte sa trace !
Seconde édition , avec le texte et des notes ; ouvrage.
adopté pour les Lycées . -Quatre vol . in- 12 . A Paris ,
AOUT 1808. 267
chez Léopold Collin , libr . , rue Gilles - Coeur , nº 4.
1808.
L'ADOPTION de cet ouvrage pour les Lycées semble
devoir imposer silence à la critique ; aussi ne sont- ce
que des doutes que je proposerai à M. Gaston. Il fallait
du talent et de la persévérance pour réussir dans une
entreprise aussi difficile que la traduction de l'Enéïde ;
ni l'un ni l'autre ne lui ont manqué : il pourrait même
s'énorgueillir du succès qu'il a obtenu lorsqu'il avait
pour rival un poëte tel que Delille. Mais si le traducteur
immortel des Géorgiques n'a pas tout à fait rempli l'attente
des connaisseurs en traduisant l'Eneide , M. Gaston
ne laisse-t-il rien à désirer lorsqu'il la traduit à son tour ?
C'est ce que l'on jugera , si l'on prend la peine de lire
les observations que je vais lui soumettre.
J'ouvre le premier chant , j'applaudis au traducteur
élégant et fidèle , et j'arrive à l'imprécation de Junon ,
Virgile lui fait dire entre autres choses :
Ast ego , quæ divûm incedo regina , Jovisque
Et soror et conjure , UNA cum gente , TOT ANNOS ,
Bella garo ! Et quisquam numen Junonis adoret
Præterea , aut supplex aris imponat honorem ?
M. Gaston traduit ainsi ces quatre vers :
Et moi de Jupiter et la soeur et l'épouse ,
Moi reine de l'Olympe , à ma haine jalouse
Je verrais échapper ces Troyens détestés !
Eh ! qui voudrait encor dans mes solennités
A Junon sans pouvoir offrir de vains hommages ,
Et d'un tribut de fleurs honorer mes images .
Le latin , ce me semble , n'est pas rendu . Virgile se
garde bien de faire avouer à Junon qu'elle est tourmentée
d'une haine jalouse , mots que M. Gaston n'eût
peut-être pas mis dans la bouche de la Déesse si le
second ne lui avait fourni une rime à épouse , il exprime
seulement la colère qui la transporte lorsque depuis
tant d'années elle est en guerre avec une seule nation.
M. Gaston qui , par fois , surmonte avec tant de bonheur
les difficultés que lui présente Virgile , devait- il
se dispenser de traduire ces expressions significatives
que je viens de souligner et que ne remplacent certai268
MERCURE DE FRANCE ,
nement pas celles qu'il leur substitue ? Je me permettrai
de lui demander ensuite si mes solennités ne sont
pas encore des mots ajoutés pour la rime , sans agrément
et sans nécessité ; et si ce petit tribut de fleurs que Junon
regrette dans le français équivaut au supplex aris
imponat honorem qui est si élégant , si noble et si
poëtique dans le latin ?
Je m'élève contre ce tribut de fleurs parce que c'est
lui , j'en suis sûr , qui a fait tomber , deux vers plus
bas , M. Gaston dans une sorte d'afféterie aussi éloignée
de sa manière ordinaire que de celle de Virgile. Celuici
dit :
Talia flammato secum dea corde volutans
Nimborum in patriam , loca foeta furentibus austris
Eoliam venit.
Il y a une énergie poëtique très - remarquable dans le
premier vers , Talia , etc. Ne disparaît-elle pas dans
cette traduction :
Elle dit et son coeur brûle de se venger.
Mais voici une addition émanée du tribut des fleurs qui
ne me semble guères en harmonie avec la situation où
se trouve Junon et les lieux où sa fureur la conduit.
Quels sont ces lieux ? La patrie des orages , le séjour
des vents furieux . Virgile ne dit pas comment elle y
arrive , M. Gaston répare ainsi cette omission :
Sur l'aile du zéphyr un nuage léger
La porte dans cette île , etc.
Etait- il bien nécessaire , sauf la rime encore , de prêter
cette charmante image à Virgile ? Et Zéphyr ne serat-
il pas bien effrayé lorsqu'il se trouvera si près des
Aquilons , lorsqu'il les entendra , non pas comme le dit
M. Gaston ,
Murmurer sourdement indignés de leurs fers ,
mais , comme le dit Virgile , frémir MAGNO cum murmure
?
La description de la tempête invoquée par Junon ,
excitée par Eole , ne me laisse pas dans la même incer
titude que les morceaux précédens sur le mérite et la
fidélité du traducteur :
AOUT 1808. 269
On entend , à ce bruit précurseur des orages ,
Crier les matelots et siffler les cordages.
Plus de ciel , plus de jour : la nuit fond sur les mers ;
Dans les airs ténébreux brillent d'affreux éclairs
Et les pôles tonnans´et la mer mugissante
Par-tout aux matelots offrent la mort présente.
:
Je dirai plus c'est que M. Gaston lutte avec avantage
contre Virgile lorsqu'il rend ces deux vers :
Eripiunt subito nubes coelumque diemque
Tenerorum ex oculis : ponto nox in culat atra.
Par celui-ci dont la concison est singuliérement pittoresque
:
Plus de ciel , plus de jour : la nuit fond sur les mers.
Je crois seulement que le mot montrent eût mieux
valu que le mot offrent. Ce dernier , dans sa signification
propre , ne présage jamais rien de funeste , et
par conséquent ne peut s'allier avec l'image terrible de
la mort qui menace les matelots. On montre l'échafaud
à un criminel , et on lui offre sa grâce.
Cette tempête se calme à la voix de Neptune qui
gourmande les vents. Virgile , après le discours qu'il fait
tenir au Dieu de la mer , se contente d'ajouter :
Sic ait ; et , dicto citius , tumida æquora placat ,
Collectasque fugat nubes , solemque reducit.
M. Gaston a cru devoir faire parler Neptune plus longtems.
Il avait apostrophé les vents , il lui fait apostro
pher le soleil , la mer et les nuages :
Soleil , rends-nous le jour ! Disparaissez , nuages !
Mer , calme-toi ! ... La mer rentre dans ses rivages ,
L'aquilon effrayé se dérobe en grondant ,
Et le soleil sourit au pouvoir du trident .
Cette seconde apostrophe était-elle bien nécessaire ? Je
ne le pense pas. J'aime mieux la briéveté de Virgile ,
sic ait; et dicto citius . Je remarquerai en outre que je.
préfère la simplicité de ces mots solemque reducit , et
il fait reparaître le soleil , à la recherche de cette image
au moins hazardée et sur- tout anti-virgilienne :
Et le soleil sourit au pouvoir du trident.
Si par fois M. Gaston alonge Virgile , par fois aussi il
270
MERCURE DE FRANCE ,
l'abrége , et ce n'est pas toujours avec raison . Par exemple,
Enée ne sauve de toute sa flotte que sept navires seulement
:
Huc septem Eneas collectis navibus omni
Ex munero subit.
Cette circonstance devait- elle être omise ? Réfugié dans
úne ile , le héros monte sur un rocher pour tâcher de
découvrir les vaisseaux qui lui manquent ; il n'en découvre
aucun , mais il aperçoit trois cerfs errans sur
le rivage et suivis de beaucoup d'autres qui paissent le
long des vallées . Il s'arrête , saisit l'arc et les flèches que
porte son fidèle Acathe , abat les trois qui marchent à
la tête du troupeau , poursuit les autres à travers les
bois , et ne les quitte point sans en avoir terrassé sept
des plus grands , et en avoir égalé le nombre à celui
de ses vaisseaux , Retrouve-t -on ces diverses circonstances
dans M. Gaston ? Je le transcris :
Mais le chef des Troyens erre de toutes parts ,
Non , il monte seulement sur un rocher , et c'est ce qu'il
doit faire. Conscendit scopulum.
Et du haut des écueils porte au loin ses regards
Espérant découvrir sur la mer agitée
Le vaisseau de Capys et du fidèle Anthée .
Il voudrait bien découvrir aussi celui de Caïcus , dont
la poupe était chargée d'armes , et de plus ses galères
phrygiennes. Phrygiasque birunes , aut celsis in puppibus
arma Caici.
Trois cerfs frappent ses yeux , ils s'élancent par bonds ,
La maudite contrainte de la rime fait bondir dans le
français les pauvres cerfs qui errent dans le latin :
errantes.
D'autres paissent au loin dans le creux des vallons ,
Sept fois il tend 'son arc , et la flèche rapide
Sept fois atteint les chefs de ce troupeau timide ,
Qui de son front superbe abaissant la hauteur
Dans l'épaisseur des bois va cacher sa terreur.
Ces vers sont bien tournés ; mais M. Gaston ne nous
ayant pas dit qu'Enée n'avait rassemblé que sept vaisseaux
des débris de sa flotte , on ne sait pas pourquoi if
AOUT 1808 . 27.1
tue précisément sept des animaux qu'il poursuit. Virgile
nous le dit : et numerum cum navibus æquet. Je
passe sur les autres détails oubliés ou altérés par M. Gaston
, le lecteur les aura remarqués. 7
Après avoir regretté des omissions , je vais chicaner
encore une addition . Virgile nous peint les Troyens se
nourrissant du gibier tué par Enée , réparant ainsi leurs
forces; et quand ils sont rassasiés , déplorant la perte
de leurs compagnons
,
M. Gaston dit :.
On épuise les dons de Bacchus , de Cérès ,
Et ajoute :
Et déjà les plaisirs ont fait place aux regrets .
Ce vers antithétique est tout de son invention; et je
crois qu'il aurait pu s'éviter la peine de le trouver ; je
crois même qu'il aurait mieux fait de traduire ce vers :
Postquam exempta fames epulis mensæque remota.
1
Ce n'est qu'après que leur faim est apaisée , et que
leur
repas est fini , que les Troyens déplorént la perte
de leurs compagnons , ce qui est naturel .
J'aurais quelques observations pareilles à faire encore
sur ce premier chant , mais je ne cite plus que les quatre
vers qui terminent l'apparition de Vénus à Enée :
Sur son front tout à coup brille un rayon divin , it L
L'or de ses blonds cheveux voile son chaste sein ,
Sa robe , sur ses pieds en plis d'azur s'abaisse ,
Elle marche , et sou port révèle une déesse .
42.
)
"
Ces vers ont de l'élégance et révèlent un poëte ; mais
lorsqu'on lit le latin , on regrette le rosed cervice ; on
regrette :
Ambrosiæque comæ divinum vertice odorem
Spiravere.
Virgile fait exhaler aux cheveux de Vénus une odeur
céleste ; le traducteur veut que la déesse s'en serve pour
voiler son chaste sein. Le chaste sein de Vénus ! Diane ,
à cette épithète , sourira.
Il est aisé de s'apercevoir que plus M. Gaston avançait
dans son travail, et plus il se sentait de force , plus
272 MERCURE DE FRANCE ,
les difficultés s'applanissaient pour lui . En effet , j'arrive
au quatrième chant , et je pourrais faire de longues
citations où l'on ne trouverait presque rien à reprendre.
Mais en louant et ses efforts et son talent , je dois remplir
la tâche que je me suis imposée. Je m'arrête donc
à ce moment où Enée essaye de prouver à Didon qu'il
est forcé de l'abandonner . Je passe sur la paraphrase
que M. Gaston fait en six vers , de ce que Virgile dit en
trois : talia dicentem , etc. Me voici à la réponse de
Didon : nec tibi diva parens , etc.
-
Non , tu n'es pas le fils de la tendre Vénus ,
Non , cruel , tu n'es pas du sang de Dardanus .
Le Caucase glacé te donna la naissance
Les tigres d'Hircanie ont nourri ton enfance .
Ouvre les yeux , Didon ! a-t -il plaint tes malheurs ,
L'as-tu vu soupirer ? A-t - il versé des pleurs ?
- Va , Jupiter s'apprête à venger mon outrage .
Comment , avec du goût , avec cette connaissance parfaite
que M. Gaston a du beau talent de Virgile , de cette
manière sublime dont il fait parler la passion , comment ,
dis-je , a-t-il pu défigurer ainsi son modèle , non dans les
quatre premiers vers , mais dans les suivans ? Les premières
paroles que Didon adresse à Enée sont terribles ;
c'est l'explosion d'une indignation qu'elle ne peut plus
contenir ; et à peine elle les a proférées , que , par un
mouvement admirable dans Virgile , loin de se les
reprocher , elle s'en justifie en se retraçant l'insensibilité
d'Enée , en prévoyant le sort plus affreux qui l'attendrait
si elle gardait quelques ménagemens avec lui .
Nam quid dissimulo ? Aut quæ me ad majora reservo?
« Car à quoi bon dissimuler ou attendre de sa part de
plus indignes traitemens ? >>
Pourquoi M. Gaston ne rend-il pas ce mouvement ?
Pourquoi le remplace-t- il par cette froide exclamation
? Ouvre les yeux , Didon ! Eh ! ses yeux sont
ouverts ; ils ne le sont que trop . Pourquoi encore ne pas
rendre les vers ci-après :
Quæ quibus anteferam ? Jamjam nec maxima Juno
Nec Saturnius hæc oculis pater aspicit æquis.
Va , Jupiter s'apprête à venger mon outrage.
Ce
AOUT 1808 .
275
Ce vers rend-il ceux de Virgile? Non , sans doute ; il
forme au contraire un véritable contre-sens. Didon accuse
et Junon et Jupiter d'injustice , puisqu'ils permettent
qu'Enée l'abandonne ; et dans sa situation , elle
doit penser et parler ainsi . Ce que lui fait dire M. G
ton est en contradiction ouverte avec tout ce qui pre
cède et tout ce qui suit .
DE
Mais , relever toujours ce qui me paraît faible on dé
fectueux dans l'ouvrage de M. Gaston , ce serait annon- 5.
LA
SE
cer l'intention de troubler
son succès , intention
que jeconhe
n'ai point , et que sans doute il ne me supposera pas
On m'a dit qu'il avait été l'objet d'éloges outrés et de
critiques fort dures . On ne devait lui prodiguer ni les
uns ni les autres. Sa traduction est estimable , mais
n'est point parfaite ; elle a besoin d'être revue sans
doute : mais , dût-il la laisser telle qu'elle est , elle lui
ferait encore honneur , et lui donnerait une place distinguée
parmi les poëtes de nos jours.
Je m'étais proposé d'examiner successivement plusieurs
chants. Cet examen me mènerait trop loin . Ne
laissons pourtant pas le lecteur dans une sorte d'indécision
; non , ne lui laissons pas croire que si j'ai loué M.
Gaston , ce n'était que pour adoucir l'impression que
pourraient faire sur lui mes critiques. Voici un morceau.
qui prouvera que souvent sa traduction est digne d'éloges
, il fait partie des imprécations de Didon."
..Je mourais , mais du moins j'aurais eu quelque joie
A dresser mon bûcher sur les débris de Troie ;
A détruire , en un jour , des alliés sans foi ,
मे
Et le fils , et le père , et tout son peuple , et moi.víti mi
Soleil qui dois rougir d'éclairer le parjure !
J.
Toi , Junon qui ressens notre commune injure !
Pâle divinité , que l'homme avec horreur
Honore dans la nuit par un cri de terreur !
Triple Hécate ! Alecton ! Dieux d'Elise mourante !
Exaucez-moi ! s'il faut qu'une main plus puissante
Conduise enfin ce traître au rivage latin ,
•
Et s'il nous faut céder aux arrêts du destin ,
Ah ! du moins puisse -t-il , errant de ville en ville ,
Survivre à ses amis , sans secours , sans asile,
D'un superbe vainqueur essuyer les mépris ,
274 MERCURE
DE FRANCE
,
De ses bras suppliaus voir arracher son fils , "
Et puisse , avant le tems , rebut de la nature ,
Son corps dans un désert languir sans sépulture !
Dieux vengeurs ! Acceptez et mon sang et mes voeux.
Je trouverais de même de beaux morceaux à citer
dans le sixième chant : j'en prends un, et pour pronver
mon impartialité , je ferai de légères observations.
Enée va pénétrer dans les cufers :
Le héros est admis dans la barque fragile ;
Sous ce pesant fardeau son écorce débile
Se rompt de toutes parts , et dans ses flancs ouverts
Reçoit les flots fangeux du fleuve des enfers.
Se rompt de toutes parts est trop fort ; s'il en était ainsi ,
le héros serait obligé de traverser le fleuve à la nage.
Virgile dit seulement
Sutilis .
Gemait sub pondere cymba
Mais lé fleuve est franchi ; lá bârque paresseuse
Dépose le héros sur l'algue limonense; ´
Là veille incessamment sous un roc ténébreux
Cerbère , affreux gardien de ce séjour affreux ,
De qui la triple voix fait retentir l'averne.
Virgile est plus concis et plus énergique .
Cerberus hæc ingens latratu regna trifauci
Personat, adverso recubans immanis in antro.
La pretresse le voit de sa sombre cavernes , ein from ‹b …….
Sortir , dressant ses crins hérissés de serpens...
Elle eut soin d'enivrer de stics assoupissans
La farine et le miel que sa main lui présente.
Tu- wh &
b A
Ce n'est pas tout à fait cela. Le tour de Virgile est plus
naturel : la Sybille voyant que Cerbère dresse ses serpens
lui jette un gâteau composé de miel et de pavols.
ea bo
Cui vates horrere vidéns , jam colla colubris“,
Melle soporatam et medicatis frugibus offam
Objicit.
eform - 295 2 4G
13
De ses gosiers béants la rage impatiente
Engloutit cette proie , et le charme imprévu
Le frappe d'un sommeil à ses yeux inconan .
Il chancelle ; appuyé sur sa croupe difforme.
Il tombe , et de son corps remplit son antre énorme.
32
4
"
275
AOUT 1808 .
Virgile n'en dit pas tant :
Ille , fame rabida tria guttura pandens ,
Correpit objectam , atque immania terga resolvit
Fusus humi , totoque ingens extenditur antro.
Le héros s'élançant , plein d'audace et d'espoir
S'éloigne de ces bords qu'il ne doit plus revoir.
Ces derniers mots ne sont point exacts et ne rendent
point l'irremeabilis undæ , le fleuve qu'on ne répasse
jamais. Il ne fallait pas appliquer à Enée , vivant , ce
que Virgile applique à tous les morts.
Tout à coup il entend gémir sur cette rive
Ces enfans malheureux dont l'ame fugitive
Entr'quverte un matin à la clarté du ciel ,
Vers le soir s'exhala sur le sein maternel ,
Une ame entr'ouverte à la clarté du Ciel ! N'est-ce pas
un peu hardi ? Virgile dit : infantum animæ flentes et
j'entends cela.
•
Près d'eux il aperçoit de nombreuses victimes
Que l'échafaud punit quoiqu'exemptes de crimes.
Mais l'équité préside aux arrêts de Minos..
Ce dernier vers semble être une espèce de correctif de
celui qui le précède . C'est prêter à Virgile une intention
que , si je ne me trompe , il n'a pas eue.
Nec vero haec sine sorte datæ , sine judice , sedes.
Tout simplement : ces places ne sont point assignées au
hazard et sans examen .
En foule rassemblés les pâtres , les héros
Devant son tribunal se rangent en silence ;
Il agite son urne , il dicte leur sentence ,
Sa voix atteint le crime et venge la vertu.
Plus loin , sont les mortels dont le coeur abattu ,
D'un glaive destructeur arma leur bras impie :
Insensés ! qui loin d'eux ont rejeté la vie !
Ah ! s'ils pouvaient encor reprendre ses travaux
Combien ils béniraient la chaîne de leurs maux !
Vain espoir ! à l'entour de leurs prisons profondes
Le Styx , en noirs replis , roule neuf fois ses ondes.
Eu voilà assez pour prouver , comme je l'ai dit , que
la traduction de M. Gaston laisse à désirer ; mais que
si elle n'est pas parfaite , elle n'est pas non plus sans
Sa
276
MERCURE
DE FRANCE
,
un mérite réel et peu commun. Je regrette de ne pou
voir m'étendre sur les notes qui sont placées à la fin de
chaque chant , et j'engage les jeunes gens à les lire , la
plupart décèlent un écrivain plein d'érudition et de
goût.
VIGÉE.
.
L'HISTOIRE ou les Aventures de Joseph Andrews et
de son ami M. Abraham Adams , ouvrage écrit
en anglais par HENRI FIELDING , à l'imitation de Don
Quichotte , de CERVANTES ; et traduit par M. LUNIER
A Paris , chez Lenormant , impr.-libr. , rue des
Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
-
-
CETTE traduction doit plaire aux amateurs de la littérature
anglaise . Non seulement M. Lunier paraît
posséder à fond cette langue , mais on voit qu'il a étudié
les moeurs du pays , qu'il s'est familiarisé avec les
expressions proverbiales , et qu'aucune allusion n'a pu
Iui échapper. Ces dernières connaissances sont sur-tout
nécessaires quand on traduit un romancier tel que
Fielding. A l'exemple de Cervantes , cet auteur a peint
toutes les classes de la société : ses scènes comiques sont
souvent puisées dans les travers d'un peuple grossier ;
et ses plaisanteries , tantôt fines et délicates , tantôt licencieuses
et mordantes , mais toujours piquantes et
originales , ont des rapports plus ou moins directs avec
des abus et des ridicules qu'il faut connaître pour les
bien rendre. C'est donc avec raison qu'on a reproché à
Laplace et à l'abbé Desfontaines , premiers traducteurs
de Tom-Jones et de Joseph Andrews , d'avoir négligé
l'étude de la langue vulgaire et des moeurs anglaises , et
d'avoir souvent affaibli on dénaturé les peintures de
Fielding. Peut-être M. Lunier est-il tombé dans l'excès
opposé ; peut-être n'a-t-il pas assez senti que , dans une
version de ce genre , l'exactitude devait avoir des bornes.
Les principes de traduction d'un roman , tel que ceux de
Fielding, ne sont pas les mêmes que ceux qu'on doit
suivre en traduisant des chefs-d'oeuvre de poësie ou
d'éloquence. Rien ne peut , il est vrai , excuser un ira,
AOUT 1808. 277
ducteur qui , par négligence ou par ignorance de la
langue , ne craint pas de mutiler l'original ; mais celui
qui , après avoir fait une traduction complète de son
auteur , se permettrait ensuite des suppressions et des
adoucissemens , soit pour ménager la délicatesse de ses
lecteurs , soit pour leur épargner des peintures trop
libres , serait plutôt digne d'éloge que de blâme. aurai
occasion , dans le cours de cet extrait , de montrer que
la fidélité scrupuleuse du nouveau traducteur n'est pas
toujours conforme aux règles du goût. Cette qualité si
louable ne doit pas être portée trop loin : comme toutes
celles qui se concilient l'estime des hommes , elle perd
de sa valeur si elle tombe dans l'exagération . Il faut
qu'une juste mesure préside aux combinaisons d'un travail
de ce genre ; et la crainte d'être inexact ne doit
pas entraîner un traducteur dans les minuties d'une
traduction littérale. In vitium ducit culpæ fuga.
et
Les grands succès de Fielding l'avaient habitué à avoir
son franc-parler avec le public : il en a abusé quelquefois
. On trouve dans ses romans des digressions , des
réflexions qui n'ont le plus souvent presqu'aucun rapport
avec le sujet , qui sont amenées d'une manière forcée ,
qui , trop développées , retardent ou embarrassent la
marche de l'action . Cervantes , le modèle de l'auteur
anglais , s'était acquis le même privilége ; mais il s'en
servait avec plus d'art et de goût : jamais il n'est plus
aimable que quand il semble s'éloigner de sa route ,
pour y rentrer avec autant de grâce que de naturel.
Si les digressions de Fielding sont quelquefois déplacées ,
du moins elles n'excitent jamais l'impatience et l'ennui .
Considérées comme morceaux détachés , elles sont piquantes
et instructives ; elles annoncent des études variées
, un talent rare pour la satire enjouée , et surtout
une grande connaissance des hommes. Ses préfaces sont
du même genre : il s'amuse à soutenir des paradoxes
littéraires , et toutes les ressources de la dialectique sont
employées à cette espèce de jeu . La préface de Joseph
Andrews , est remarquable sous ce rapport. Fielding
avance que le roman peut être comparé au poëme épique,
Vet que la seule différence entre ces deux genres est celle
qui existe entre la comédie et la tragédie. Tous les
278 MERCURE
DE FRANCE ,
*
1
avantages que la poësie a sur la prose ne l'embarrassent
nullement; et les fictions les plus communes lui paraissent
de nature à être comparées au merveilleux de l'épopée .
Cette opinion que Fielding soutient avec beaucoup
d'esprit sera surement partagée par ceux qui font des
ronians. Ne seront-ils pas flattés fort agréablement de
se trouver avec leurs petites brochures sur la même
ligne qu'Homère et Virgile? Dans ce jeu d'esprit d'autant
plus piquant que Fielding y conserve parfaitement son
sérienx , on trouve une excellente définition du ridicule
dont l'affectation est la source unique et féconde.
Joseph Andrews est très-inférieur à Tom-Jones . Dans
ce dernier roman , l'auteur a peint deux personnages
dont , suivant M. de Laharpe , la conception est un trait
de génie en morale . « L'un , poursuit ce grand critiqué ,
>>. paraît toujours avoir tort , l'autre toujours avoir rai-
> son; et il se trouve à la fin que le premier est un honnête
» homme et l'autre un fripon ; mais l'un , plein de la
candeur et de l'étourderie de la jeunesse , commet
>> toutes les fautes qui peuvent prévenir contre lui ;
» Pautre , toujours maître de lui -même , se sert de ses
» vices avec tant d'adresse qu'il sait en même tems
» noircir l'innocence et en imposer à la vertu : l'un n'a
» que des défauts , il les montre et donne des avantages
» sur lui ; l'autre a des vices , il les cache et ne fait
» le mal qu'avec sureté. » Dans Joseph Audrews , la
conception est loin d'être aussi juste et aussi profonde.
A cette époque , la Pamela de Richardson faisait beaucoup
de bruit ; tout le monde était enthousiasmé du
caractère de l'héroïne , et son histoire avait été mise
sur la scène en France et en Italie ( 1 ) . Fielding intágina
de lui donner un frère aussi chaste qu'elle ; il
l'exposa à des tentations fort dangereuses ; mais il eût
soin que ces tentations ne vinssent point de l'objet aimé.
Il sentit que la résistance de ce jeune homme aurait ,
dans ce dernier cas , peu de vraisemblance , et que
d'ailleurs la personne dont il était épris n'inspirerait
aucun intérêt si elle faisait des avances à son amant.
( 1 ) Par la Chaussée , Boissy et Goldoni . Le même sujet a été traité
depuis par M. François ( de Neufchâteau . )
AOUT 1808. 279
Toute la vertu de Joseph Andrews se réduit donc à
repousser les poursuites de quelques femmes , dont une
seule peut avoir quelque chose de séduisant , et à conserver
à Fanni une fidélité intacie. Cette vertu ne s'élève
pas assez au-dessus des forces humaines , pour fournir
le sujet d'un roman intéressant ; et il fallait tout le
talent de Fielding pour la présenter de manière à captiver
les lecteurs. D'ailleurs , le plan de Joseph Andrews
ne peut être comparé à celui de Tom-Jones : on sait que
ce dernier présente une multitude de situations attachantes
, d'aventures imprévues , et que le dénouement
est amené avec beaucoup d'art . L'histoire du prétendu
frère de Pamela , se borne au contraire à un voyage
fort court où il éprouve avec le vicaire Adams , dont je
vais parler , tous les désagrémens qui suivent la pauvreté
et le défaut de prévoyance.
*
1
Ce vicaire ami et instituteur de Joseph Andrews , est
fort original ; il est dommage que son caractère soit un
peu forcé. Adams jouissant d'un revenn inférieur à celui
des portions congrues de nos anciens vicaires de
campagne , et chargé en outre d'une femme et de six
enfans , n'a aucune inquiétude sur l'avenir; livré à l'étude
, possédant les langues anciennes , familier avec les
langues modernes , grand admirateur d'Eschyle , et
ayant à lui seul un fonds d'érudition , tel qu'on en trouverait
à peine un plus considérable dans tous les membres
d'une Université réunis , il ne montre aucun usage
du monde , aucune connaissance des hommes , et s'abandonne
à chaque instant aux distractions les plus extraordinaires.
Du reste il se distingue par une grande force
dans le poignet , et peut lutter sans cramte contre les
plus fameux boxeurs d'Angleterre; talent , suivant pos
moeurs, assez peu convenable à un ecclésiastique.
Cet homme , dont la morale est pleine d'élévation
et de pureté , qui intéresse même par ses défauts , est
exposé à une mystification dont l'idée paraît être puisée
dans Don Quichotte , mais qui a bien moins de gaité. La
Duchesse , dans le roman espagnol , en se prêtant à la
folie du chevalier de la Manche , ne s'écarte pas jusqu'à
un certain point de la plaisanterie permise : l'insensé
dont elle s'amuse ne s'aperçoit point qu'on le trompe.
280 MERCURE DE FRANCE ,
Don Quichotte d'ailleurs trouve chez elle tous les se→
cors dont il a besoin ; on lui donne des fêtes superbes ;
et les aventures qu'on lui présente ne lui font courir
aucun danger . Il est heureux en voyant ses chimères
réalisées ; et les expiégleries qu'on lui fait , loin de l'affliger
, lui paraissent une suite nécessaire de la position
brillante où il est placé. Au moment où il quitte le château
de la Duchesse , on remet à son écuyer une somme
d'or qui peut le soutenir long- tems. Comme on le voit ,
cette plaisanterie n'a rien de cruel ; et le lecteur en en
suivant les détails , n'éprouve pas ce sentiment de tristesse
que fait naître la conduite du gentilhomme anglais
envers le bon vicaire Adams. Une troupe de libertins
et d'étourdis l'outrage de propos délibéré sans qu'il
ait donné lieu à ce traitement par des inconvenances et
des distractions : pendant qu'il fait sa prière avant de se
mettre à table , on lui tire sa chaise et il tombe à la
renverse ; ensuite on répand sur lui une assiette pleine
de soupe : le dîner fini , on veut le faire danser ; et ,
comme il s'y refuse , on attache à sa soutane un pétard
dont le bruit imprévu le force à quitter sa place : quel
ques momens après , on le jette dans une cuve d'ean , etc.
Ces tours n'ont rien de comique , et il est probable que
Fielding ne les aurait pas fait entrer dans son roman ,
si le modèle du gentilhomme dont il parle n'eût pas
existé en Angleterre . Le titre du chapitre indique assez
son intention : il dit que c'est une mystification ajustée
au goût et au tems présens.
Le jeune élève du vicaire n'a pas plus d'expérience
que lui : cependant les excellens principes qu'il a reçus
dans son enfance , le préservent des dangers auxquels il
est exposé. Ayant inspiré de l'amour à une grande dame
dont il est domestique , ce nouveau Joseph oppose la
même résistance à la femme de son maître. La passion
de Lady Bobi est fort bien peinte ; mais on aurait désiré
que le traducteur eût un peu adouci les avances
qu'elle fait à ce jeune homme sept jours après la mort de
son mari. Joseph , déjà fort embarrassé de résister à sa
maîtresse , est assez malheureux pour avoir inspiré la
même passion à Mile Slipslop , femme de chambre de
Milady. Les poursuites de cette vieille fille sont encore
AOUT 1808. 281
,
plus vives que celles de sa maîtresse ; et le traducteur
toujours fidèle , n'a pas adouci ce tableau trop dégoûtant
pour qu'on puisse en citer quelques traits. «< Son
>> empressement lorsqu'elle est en tête - à - tête avec
>> Joseph n'est guère moins révoltant . De même qu'un
» tigre altéré de sang , qui a couru long- tems sans
>> trouver une proie sur laquelle il puisse assouvir sa
» faim , aperçoit presque sous sa griffe un tendre agneau ,
» et se prépare à le dévorer ; ou de même qu'un bro-
>> chet vorace , d'une taille énorme , qui voit au travers
´» de l'élément liquide un rouget , out un goujon qui ne
>> peut lui échapper, ouvre une gueule épouvantable
>> l'engloutir ; de même Mlle Slipslop se préparait à
» étouffer dans ses embrassemens amoureux le jeune et
» timide Joseph.. » Il paraît que la suppression ou du
moins l'adoucissement de pareils passages n'aurait pas
dû exciter les scrupules du traducteur.
pour
Les scènes dramatiques , qui sont fort nombreuses
dans ce roman , en forment la partie la plus piquante
et la plus instructive. On y voit la peinture fidelle des
moeurs anglaises. Les combats à coups de poing , les.
disputes d'auberge y reviennent peut-être un peu trop
souvent ; et l'on pourrait adresser à Fielding le même
reproche qui fut fait à Cervantes pour sa première partie
de Don Quichotte. L'auteur espagnol terminait presque
toutes les aventures de son héros par des coups de
bâton. Quoique cela fût fort naturel , on y trouva de la
monotonie ; et Cervantes évita soigneusement ce défaut
dans la suite qu'il donna quelques années après , de son
roman. Dans Joseph Andrews , les combats , presque
aussi fréquens , sont beaucoup moins bien amenés , et cen'est
pas sans étonnement qu'on voit un grave ministre
exceller dans ce genre d'exercice. Parmi les scènes
comiques , on doit sur-tout distinguer celle du faux
brave , celle du vicaire Adams avec le ministre Trulliber
, et la conversation de deux hommes de loi , où ils
expriment leur sentiment sur la même personne. Je ne
citerai que cette dernière.
« Adams , qui avait remarqué une assez belle maison
, demanda à qui elle appartenait . L'un de ses deux
compagnons n'eut pas plutòt prononcé le nom du
282 MERCURE DE FRANCE ,
propriétaire , que l'autre l'accompagna d'un torrent
d'injures les plus grossières.... Aux injures succédèrent
les imputations les plus odieuses. Lorsqu'il est à la
chasse , dit-il , il n'a pas plus de respect pour un champ
de blé qu'il n'en a pour la grande route . Il fait fouler
aux pieds de ses chevaux le blé des pauvres fermiers ; et
lorsque ceux - ci s'avisent de lui faire quelques représentations
, il leur répond avec son fouet. Dans toutes les
circonstances , il se montre l'emiemi le plus implacable
de tous ses voisins . Aucun fermier n'ose avoir un fusil
chez lui , lors même qu'il est autorisé par la loi . Dans
sa maison , c'est le maitre le plus féroce ; aucun domestique
n'a pu y rester plus d'un an. Dans l'exercice de ses
fonctions de juge de paix , il se conduit avec la partialité
la plus révoltante : il envoie en prison ou il remet en
liberté , suivant son caprice , sans aucun égard pour la
vérité ou les dépositions des témoins. Du diable si je cite
jamais personne devant lui ; j'aimerais, cent fois mieux
paraître comme accusé devant certains juges , que de
me charger de poursuivre une affaire devant son tribunal
. Eahin , si j'avais une propriété dans son voisinage ,
je la vendrais pour la moitié de sa valeur ; plutôt que de
vivre près de lui . »
Ce voyageur s'ctant retiré un moment , son compagnon
dit à Adams : « qu'il y avait beaucoup d'exagéra- ·
tion dans ce qu'il venait d'entendre ; qu'à la vérité , la
personne dont il était question avait quelquefois traversé
, dans ses parties de chasse , un champ de blé qui
n'était pas à lui , mais qu'il avait toujours amplement
dédommagé le propriétaire ; que bien loin de vexer ses
voisins et de leur enlever leurs fusils , il connaissait luimême
plusieurs fermiers qui , non- seulement avaient un
fusil , quoiqu'il n'y fussent pas autorisés , mais encore
qui s'en servaient pour tuer du gibier ; qu'il était un
très-hon maître pour ses domestiques , dont plusieurs
avaient vieilli à son service ; qu'il était le meilleur juge
de paix qu'il y eût dans le royaume , et qu'il avait ,
à sa
connaissance , décidé plusieurs affaires délicates qui
avaient été soumises à son jugement , et toujours avec
un esprit remarquable de sagesse et d'équité ; enfin ,
qu'il était convaincu qu'il y avait des fermiers qui donAOUT
1808. 283
4
neraient , pour un bien situé dans son voisinage , une
année de revenu de plus que pour un autre qui serait
dans la dépendance de n'importe quel homme puissant
du pays. »
Les deux voyageurs partent ; et le bon vicaire ,
étonné de ce qu'ils ont parlé ainsi , croit qu'il a été qu'estion
de deux personnes différentes. « Non , non , mon
-maître , lui dit l'aubergiste , je connais parfaitement
celui dont ils viennent de parler , et je les connais eux-
-mêmes encore mieux . D'abord , quant à ce qu'ils ont
dit de son habitude de fouler aux pieds de ses chevaux
les champs de blé de ses voisins , je suis sûr que , depuis
deux ans , il n'a pas monté à cheval ; je n'ai jamais entendu
dire que cela lui fût arrivé avant cette époqué ;
mais , pour ce qui est des dédommagemens , je ne le
crois pas assez généreux pour cela . Je n'ai jamais entendu
dire non plus qu'il ait enlevé le fusil d'aucun fermier
: j'en connais plusieurs qui ont des fusils chez eux ;
mais je ne pense pas qu'ils s'en servent pour tuer du
- gibier , car personne n'est plus sévère que lui sur l'article
de la chasse , et il est capable de les ruiner à jamais s'ils
s'en avisaient . L'un de ces messieurs vous a dit qu'il était
très-mauvais maître , et l'autre qu'il n'y en avait pas de
meilleur. Pour moi , qui connais tous ses domestiques ,
je ne leur ai jamais entendu dire qu'il fût , ni un bon , ni
un mauvais maître. Bien , bien , dit Adams ; et comment
se conduit- il , je vous prie , dans ses fonctions de
juge de paix ? Sur ma foi , répondit l'aubergiste , je
doute qu'il soit encore juge de paix : mais je sais qu'il
jugea , il y a très- long-tems , un procés dans lequel ces
deux messieurs qui viennent de sortir plaidaient l'un
contre l'autre , et je suis sûr qu'il le jugea bien , car j'ai
entendu moi-même toute l'affaire. En faveur duquel
décida-t- il , dit Adams ? pas be-
Je crois que je n'ai
soin de répondre à cette question ; dit l'aubergiste ,
d'après la manière opposée dont ils viennent de s'expliquer
à son égard. Ce n'est pas à moi à contredire ceux
qui me font l'honneur de boire dans ma maison ;
mais je
savais bien que , dans tout ce qu'ils disaient , il n'y avait
pas un mot de vrai . → Dieu préserve le monde , dit
Adams , d'arriver jusqu'à ce degré de dépravation où
n
284 MERCURE DE FRANCE ,
quelqu'un pourra impunément calomnier la réputation
de son prochain par des motifs d'affection , ou , ce qui
est encore pis , par des motifs de ressentiment ! J'aime
mieux croire que c'est un mal entendu , et qu'ils ont
voulu parler de deux personnes différentes , car il y a
plus d'une maison sur la route. >>
Cette scène est d'un excellent ton ; elle montre la foi
qu'on doit ajouter à l'opinion des hommes , quand l'intérêt
ou la haine ont quelqu'influence sur leurs jugemens .
Dans ses disgressions , Fielding fait souvent des comparaisons
très-piquantes ; je n'en citerai qu'une , où ,
à l'occasion du trouble qui agite une femme alternativement
livrée au désir de céder à sa passion et à la
honte qui doit suivre sa faiblesse , l'auteur rappelle deux
célèbres avocats de Londres qui mettent les juges dans
une incertitude à peu près pareille.
« C'est ainsi que j'ai vu au palais de Westminster ,
l'avocat Bramble à droite et l'avocat Puzzle à gauche,
maintenir , lorsqu'ils étaient également payés , l'opinion
des juges en suspens , en faisant alternativement pencher
la balance. Tantôt c'est Bramble qui jette dans
son bassin un argument qui fait monter jusqu'au plancher
le bras du côté de Puzzle. Tantôt c'est Bramble
qui éprouve le même sort , enlevé par l'argument
plus pesant de Puzzle. Ici , Bramble frappe de son
côté ; Puzzle riposte : ici , c'est Bramble qui l'emporte ;
là , c'est Puzzle qui triomphe ; jusqu'à ce qu'enfin les
auditeurs , agités en tous sens , ne savent auquel
donner raison : les paris sont égaux pour l'un comme
pour l'autre , et les juges et les jurés ne savent comment
éclaircir l'affaire , tant les avocats ont pris soin
de l'embrouiller. »
Les morceaux que j'ai cités peuvent donner une idée
du style du traducteur ; il est en général naturel et
comique , et l'on ne peut blâmer que quelques " fournures
éloignées du génie de la langue française , tournures
qui paraissent tenir à l'exactitude trop scrupuleuse
de la version . Ce défaut qui vient d'une bonne
qualité portée à l'excès , ne peut être relevé qu'avec
la plus grande indulgence ; et la critique doit se garder
d'encourager la négligence des traducteurs qui , sous
AOUT 1808. 285
le prétexte de corriger l'original , y feraient des suppressions
et des changemens capables de le dénaturer.
Du reste , la traduction fidelle de ce roman qui , après
Tom-Jones , tient la première place parmi les productions
de l'auteur anglais , ne peut manquer d'être accueillie
non-seulement les amateurs de ce genre ,
par
mais par ceux qui cherchent à étudier au théâtre et ›
dans le monde , les faiblesses et les travers des hommes.
PETITOT.
NOUVELLES POLITIQUES.
TURQUIE .
( EXTÉRIEUR. )
Constantinople , le 24 Juin. - Il est arrivé ,
ici un bâtiment anglais en parlementaire ; mais on a refusé
de recevoir les dépêches dont il était porteur : il lui a été
répondu qu'on ne voulait avoir aucune communication avec ,
l'Angleterre. On se flatte toujours que la paix sera bientôt
conclue avec la Russie.
Il continue d'arriver d'Odessa , par la Valachie , une
grande quantité de marchandises , principalement du coton ;
celles qui sont achetées pour le compte des Français , ne
paient en Valachie aucun droit de sortie .
-
Il a paru dans l'Archipel quelques bâtimens de guerre
anglais qui rendent la navigation dangereuse.
RUSSIE. Pétersbourg , le 27 Juin. Divers avis venus
directement de l'armée de Finlande , annoncent que depuis ,
l'arrivée du lieutenant- général Barclay de Tolly , les Suédois
craignant d'être tournés sur leur gauche , se sont repliés
de nouveau derrière Uléaborg.
- L'on s'attend à recevoir sous peu des nouvelles impor
tantes des opérations maritimes. L'île de Gothiand paraît etre
le point contesté entre l'escadre suédoise et notre flottille.
S. M. I. vient de décider que les femmes des prêtres
seront désormais , aussi bien que leurs máris , exemptes des.
punitions corporelles . La déclaration s'exprime ainsi : « La
femme d'un prêtre qui commet un vol , pour la première
fois , et d'un objet au-dessous de 100 roubles , sera con286
MERCURE DE FRANCE ,
damnée à la restitution du double. Si elle vole plus de 100
roubles , ou si c'est une récidive , elle sera envoyée dans les
colonies . Si enfin la femme d'un prêtre commet un délit plus
grave , elle sera déportée en Sibérie ; mais dans tous les cas ,
elle ne pourra être châtiée dans sa personne.
Du 2 Juillet. Un ukase de S. M. 1. , adressé au sénat
dirigeant , le 17 juin dernier , contient l'ordre suivant :
« Pour écarter tout mal -entendu , relativement à l'exécution
de notre ukase , du 1er avril 1808 , qui prohibe toute
marchandise de manufactures anglaises , nous voulons qu'en
outre tous les produits anglais , de quelque espèce qu'ils
soient , qu'ils appartiennent à l'Angleterre proprement dite ,
ou à ses autres possessions et colonies , soient compris dans
ladite prohibition . »>
-
Du 6. vient de paraître ici un réglement fort
étendu , relatif à un changement introduit pour les recrues
et qui consiste en ce que les propriétaires des terres , qui
doivent les fournir , ne leur donneront plus , comme jusqu'à
présent , l'habillement et les vivres nécessaires jusqu'à leur
arrivée au dépôt , mais en remettront la valeur en argent
dans les caisses du gouvernement.
DANEMARCK . -
Copenhague , le 20 Juillet. La nouvelle
d'une rupture entre la Suède et l'Angleterre s'est pleinement
confirmée. Le roi de Suède est parti pour la Finlande.
Suivant le rapport de quelques Danois que les Anglais
ont échangés , lord Cathcart , ayant jugé impraticable une
expédition en Séelande yu le grand nombre de troupes qui
défendent ce pays , en a dissuadué le ministère.
-
Nos prisonniers en Suède sont en partie nourris de la
chair de cheval.
-Plusieurs navires marchands anglais ayant essayé de
s'introduire , sous pavillon étranger , dans des ports de la
Baltique, y ont été confisqués par ordre des consuls français.
-Nos gazettes contiennent diverses nouvelles de Londres ,
extraites des papiers anglais du 7 Juillet . La plus importante
est celle de la prorogation du parlement britannique . Le roi
y a prononcé un discours sur la situation respective de l'Angleterre
et de l'Europe.
Le journal le Dagen contient des extraits des journaux
anglais du 9 Juillet , qui confirment la nouvelle d'une mésintelligence
complète entre les Anglais et les Suédois . Il
AOUT 1808. 287
paraît que l'ordre du départ est arrivé le 17 Juin . Le général
Moore n'a eu qu'à peine le tems d'échapper aux ordres du
roi de Suède pour l'arrêter.
SAXE. Leipsick , le 24 Juillet . Le graveur Abramson:
a fait , pour le compte du célèbre juif Jacobson , une mé- 1
daille relative au décret qui accorde aux Juifs la jouissance
des droits civils. D'un côté , cette médaille représente lesgénies
du christianisme et du judaïsme qui s'embrassent ;"
de l'autre , on voit la religion juive sous la figure d'une
femme qui prie pour le roi et la patrie . Le roi de Saxe a›
bien voulu accepter l'hommage de cette médaille... 1
POLOGNE. Dantzick, le 5 Juillet. La reconstruction '
des maisons de notre ville , réduites en cendres , lors du
bombardement , est encore fort peu avancée : l'inaction du,
commerce et le défaut d'argent , qui en est la suite , en sont,
les principales causes . Le pain est toujours fort cher , mais
nous espérons que les approches de la moisson vont en faire
baisser le prix. Il est remarquable que , vu sa rareté , le seigle,
est maintenant plus cher que le froment.
nous.
er
Le 1 Juillet , le Code- Napoléon a été introduit parmi
ALLEMAGNE. — Vienne , le 11 Juillet. Aussitôt après [
l'édit qui a paru pour l'établissement d'une milice nationale ,
le commerce de cette capitale s'est occupé de la formation
d'un corps composé en entier de commerçans , et qui doit
s'armer et s'équiper à ses frais . L'Empereur a accueilli cette ,
proposition avec la plus grande, bienveillance .
Les lettres de convocation viennent d'etre envoyées;
aux Etats de Hongrie , pour qu'ils assistent , à Presbourg ,
au couronnement de S. M. l'impératrice . Cette cérémonie
aura lieu dans les premiers jours de septembre.
"
Du 12. D'après des nouvelles certaines , que l'on reçoit
de la Gallicie , les troupes autrichiennes qui sont dans cette
province , se concentrent du côté de Cracovie.
Il a été publié , il y a déjà plus d'une semaine , un'
réglement relatif à l'organisation de la milice nationale . Ce
réglement est fort étendu , et contient tous les détails qui
doivent être prévus dans l'exécution de cette importantes
mesure, dont le plan a été tracé par S. A. J. l'archiduc
Charles.. .}
Du 15.- La Gazette de la Cour donne les nouvelles de
Turquie suivantes :
"
« L'armée du grand -visir , continuellement renforcée par des troupes
288 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1808 .
asiatiques , s'est portée d'Andrinople sur Sophia . Le colonel russe Bekle
mischew est revenu de Constantinople au quartier- général du prince
Prosorowski. L'armée russe , prodigieusement renforcée , occupe divers
camps le long du Danube . Les Turcs paraissent avoir beaucoup travaillé
à l'approvisionnement et à la réparation de leurs places . Ils ont doublé
les garnisons des îles de Lemnos et de Mytilène . »
Du 18. - Les Etats de la Basse- Autriche ont dû se rassembler
hier pour délibérer sur la levée de la milice nationale.
--
Du 19. On assure
que
notre
cour
a envoyé
un ministre
extraordinaire
auprès
de la Sublime
Porte
.
La disette de vivres qui règne dans plusieurs pays , a
engagé notre gouvernement à former des magasins de vivres .
BAVIÈRE . — Augsbourg , le 21 Juillet. On travaille
depuis quelque tems avec beaucoup d'activité aux changemens
à effectuer dans l'ancienne église de Sainte-Catherine ,'
pour en faire à l'avenir notre musée . On y placera entre
autres la galerie des tableaux que nous devons à la munificence
de notre souverain .
-
On s'occupe en ce moment à remplacer tous les militaires
bavarois qui ont quitté leurs corps depuis les dernières
campagnes. Le tirage au sort a commencé dans toutes les
parties de la province bavaroise en Souabe.
-Les commissions réunies à Munich , et composées des
jurisconsultes et des hommes d'Etat les plus distingués de
la monarchie bavaroise , s'occupent toujours de la révision
de nos différens codes , qui deviendront obligatoires à la
même époque où notre nouvelle constitution sera mise en
activité.
-
(INTÉRIEUR . )
"
PARIS . Le 14 août , veille de la fête de S. M. l'Empereur ,
les spectacles de Paris seront ouvert gratuitement . Le len
demain 15 , il y aura joùte sur l'eau , illumination , feu
d'artifice , etc. D'après les ordres donnés , le palais impériak
des Tuileries sera illuminé ; un concert sera exécuté le soir.
LL. MM. II . et RR. sont arrivées à Auch le 24 Juillet ,
à onze heures du matin . Le lendemain 25 , elles sont arrivées
à Toulouse .
-
Les aspirans à l'Ecole polytechnique , qui se sont fait
enregistrer au secrétariat géneral de la prefecture , sont
prévenus que les examens s'ouvriront le 8 du présent mois
d'Août , à 9 heures précises du matin, au Collège de France ,
place Cambray.
( No CCCLIX . )
SAMEDI 13 AOUT 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
FRAGMENT
D'une traduction nouvelle de l'Énéïde , par M. FRANÇOIS BECQUEY,
Mais d'un luxe royal s'embellit le palais ;
D'un.superbe festin commencent les apprêts .
Des tapis qu'a brodés une aiguille savante ,
Etale sur vingt lits leur pourpre éblouissante .
Sur les tables l'argent brille de toutes parts ;
De toutes parts y brille un or pur
où les arts ,
Des aïeux de Didon gravant l'antique histoire
De leurs faits , d'âge en âge , ont conservé la gloire .
Cependant le héros , qui brûle de revoir
lüle , de son sang le seul et doux espoir ,
Veut que l'agile Achate aille sur le rivage ,
Lui dise cet accueil , et l'amène à Carthage .
Il lui commande encor de choisir pour Didon
Des présens arrachés aux flammes d'llion ;
D'un manteau chargé d'or l'éclatante parure ;
Un voile où court l'acanthe en légère bordure ;
Ornemens précieux , magnifiques tissus ,
Que de Léda sa mère Hélène avait reçus ,
Et que , prête à former de criminelles chaînes ,
Elle avait dans Pergame apportés de Mycènes ;
T
DEPT
200
MERCURE DE FRANCE ,
Il lui demanda aussi le sceptre qu'autrefois
Ilione portait sur le trône des rois ;
Les perles , de son sein parure accoutumée ;
Et sa couronne d'or , de diamans semée.
Achate va remplir ses ordres souverains.
Mais Vénus , dont la nuit redouble les chagrins ,
Qui redoute une cour au mensonge nourrie ,
Et de Junon sur -tout l'implacable furie
1 S'arme de ruse et veut que son fils Cupidon ,
Au lieu du jeune Ascagne , amené vers Didon ,
Lui porte ces présens , et glisse dans son ame
Du plus ardent amour la dévorante flamme .
La Déesse l'aborde et lui parle en ces mots :
« Mon fils , ô toi !, la gloire et l'appui de Paphos !
» A qui je dois les voeux et l'encens de la terre ,
> Qui seul impunément peux braver le tonnerie ,
» Je te viens implorer. Tu sais par quels malheurs
>> De Junon contre Énée éclatent les fureurs .
>> Souvent tu partageas mes trop justes alarmes ;
>> A mes larmes souvent se mêlèrent tes larmes.
>> Un doux accueil l'arrête à la cour de Didon ;
» Mais je crains un séjour qui le livre à Junon .
>> Certes , dans un moment pour elle si prospère ,
» Ne s'endormira point sa jalouse colère .
» Prévenons-la , mon fils ; à la reine en ce jour
» Inspirons pour Enée un invincible amour.
» Apprends donc les moyens de seconder ta mère.
>> Pour se rendre à Carthage , où l'appelle son père ,
» lüle , en ce moment , choisit sur ses vaisseaux
» Des présens échappés des flammes et des eaux ,
>> Pour qu'ils ne troublent point mon heureux artifice ,
» Lui versant un sommeil à nos desseins propice ,
>> Je le transporterai dans mes rians bosquets .
» Enfant , de cet enfant dont tu connais les traits ,
» Prends , cette nuit , la forme et les grâces naïves ;
>> Et tandis qu'au milieu de ses joyeux convives ,
>> Didon te recevra dans ses bras caressans ,
>> De tes poisons subtils embrase tous ses sens . »
Cupidon obéit ; ses aîles il dépose
Et part en souriant de sa métamorphose.
La Déesse aussitôt , par un charme puissant ,
Epanche sur lüle un baume assoupissant ;
Mollement sur ses bras l'enlève , et dans Cythère
Le place sous l'abri d'un bosquet solitaire ,
AOUT 1808 . 291
Où le lis et la rose exhalant leurs odeurs ,
S'inclinent sur sa tête et l'ombragent de fleurs.
Cependant Cupidon , joyeux de son message ,
Sur les pas de son guide avance vers Carthage.
Il arrive : déjà sur un lit fastueux ,
群
Au premier rang , Didon foule un carreau pompeux.
Déjà le fils d'Anchise et l'élite troyenne ,
Reposant sur la pourpre environnent la reine ,
De serviteurs choisis un diligent essaim ,
Leur offre des tissus formés du plus beau lin ,
Et sur leurs mains répand l'eau pure des fontaines.
Au-dedans , à l'envi , cinquante tyriennes ,
Ordonnent du festin les apprêts somptueux ,
Et des vastes foyers entretiennent les feux .
Cent autres , en: beauté comme en grâces pareilles,
Avec cent Tyriens apportent les corbeilles
Où sont amoncelés les présens de Cérès ,
Et rangent sur la table et les vins et les mets.
L'élite de la cour , par la reine appelée ,
Sur de riches tapis est aussi rassemblée.
Du faux Ascagne on vante et l'air et les présens ,
Son aimable langage et ses traits séduisans ,
Et la riche tunique , et ce voile où l'acanthe ,
Elégamment brodée , en bordure serpente.
Dévouée aux poisons de ce funeste enfant ,
Didon le suit des yeux , s'enflamme en l'admirant ;
Ses charmes tour à tour et ses présens la troublent .
Lui , dans les doux baisers que ses feintes redoublent ,
Long-tems au cou d'Enée il reste suspendu ,
Puis marche vers Didon , qui le coeur éperdu ,
Et des yeux et de l'ame à la fois le dévore ,
Le presse entre ses bras : malheureuse ! elle ignore
Quel redoutable Dieu repose sur son sein .
Mais Cupidon poursuit son funeste dessein ;
Par degrés , de ce coeur à des mânes fidelle ,
Il efface Sychée , et d'une amour nouvelle
Y versant les poisons , détruit sa longue paix .
Aux premiers mets bientôt succèdent d'autres mets ;
Des urnes que l'on penche , à grands flots le vin coule ;
Le bruit confus des voix alors s'élève et roule .
Sous les lambris dorés où , rivaux du soleil ,
Cent lustres de la fête éclairent l'appareil .
De diamans et d'or , magnifique assemblage ,
T2
292
MERCURE DE FRANCE ,
Une coupe existait , qui par un long usage ,
Depuis le vieux Bélus et les rois ses neveux ,
Fut toujours consacrée aux hommages pieux .
On l'apporte d'abord la main de la princesse ,
Le remplit d'un vin pur ; aussitôt le bruit cesse .
:
<< O Jupiter , dit-elle en élevant la voix ,
>> De l'hospitalité toi qui dictas les lois ,
>> Daigne bénir ce jour et le rendre prospère ;
» Que pour nos descendans la mémoire en soit chère .
» Bacchus , Dieu de la joie , et vous aussi , Junon ,
» Protégez les saints noeuds de Troie et de Sidon ;
» Et vous , ô Tyriens , fêtez ces noeuds propices . >>>
De la coupe , à ces mots , elle épand les prémices
L'effleure seulement de sa bouche , et soudain ,
La donne à Bytias d'une pressante main :
Lui du fumeux breuvage , avidement s'inonde ,
La coupe se remplit et circule à la ronde .
Jopas à sa voix donne un sublime essor.
Digne élève d'Atlas , sur une harpe d'or ,
Il chante de la nuit l'inégale courière ,
Et comment du soleil s'éclipse la lumière ;
Quel principe a formé l'homme et les animaux ,
La terre , l'onde , l'air , les célestes flambeaux ;
Donné leur influence aux hyades , à l'ourse ;
Pourquoi les jours d'hiver , précipitant leur course
Les jours d'été si tard s'éteignent dans les mers .
Chacun avec transport , applaudit ses concerts.
Mais dans les entretiens qu'elle aimait à poursuivre ,
La reine lentement , d'un long amour s'enivre ;
Et tantôt sur Priam ramène le héros ;
Tantôt lui fait d'Hector raconter les travaux ,
Des coursiers de Rhésus l'enlèvement funeste ,
Memnon qu'en vain couvrait une armure céleste ,
Et cet Achille enfin , la terreur d'Ilion .
<< Ou bien , daignez plutôt , lui dit encor Didon ,
>> Du malheur des Troyens reprendre l'origine ,
» Dire à quel artifice ils ont dû leur ruine ,
>> Et depuis sept printems sur la terre et les mers ,
>> Quels furent vos dangers , vos courses, vos revers. »
AOUT.1808.
293
ENIGME .
Je ne crains ni l'eau , ni le feu ,
J'enferme l'un , et l'autre m'environne ;
Vient-on à m'échauffer un peu ,
Je frémis , et bientôt j'écume et je bouillonne. t
S .......
LOGOGRIPHE.
Je vis au sein d'un élément ,
Et sur sept pieds , lecteur , je t'offre un aliment.
En mettant de côté ma tête , ;
Je sers d'ornement aux prélats .
Ma queue à bas , alors je brave la tempête ;
Et la vague sur moi se brise avec fracas .
CHARADE .
DE mes deux moitiés la première
Donne du lait à ma bergère .
L'ombre que donne ma dernière
Du hâle préserve son teint ;
Et de mon tout elle sait faire
Un bouquet qui pare son sein.
S.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Rideau
Celui du Logogriphe est Chapitre ( corps de moines ou de chanoinesses
assemblés ) , et Chapitre ( division d'un livre ) .
Celui de la Charade est Pas-sage.
294 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . -SCIENCES ET ARTS .
VICTORINE D'OLMOND ,
OU ᏞᎬ DOUBLE MARIAGE ( 1 ) .
Le président d'Olmond avait une fille unique : il était
difficile de décider ce que l'on devait le plus aimer en Victorine
, de sa figure , de son esprit ou de sa bonté. Privée ,
dès ses premières années , de la meilleure des mères , son
jeune coeur avait , du moins , retenu les sages leçons dont
une tendresse éclairée avait su toujours entremêler les jeux
de son enfance. Sans cesse était présente à sa mémoire la
promesse dictée par la bouche mourante de cette´ mère
chérie : elle avait juré de la remplacer , dans tous ses soins ,
auprès d'un époux inconsolable . Fidelle à ce serment si doux
à remplir , Victorine était l'orgueil et les délices du président
d'Olmond .
Elevée sous ses yeux , dans une terre éloignée de la capitale
, elle avait atteint sa quinzième année , sans qu'une
seule de ses pensées se fût portée au - delà de l'enceinte du
parc. Ses livres , ses crayons , sa musique , ses oiseaux remplissaient
tous les momens qu'elle ne pouvait consacrer à
son père.
Le président , satisfait de la vie paisible dont il jouissait
dans sa solitude , semblait lui-même , comme sa fille , y
avoir oublié le monde entier , lorsqu'un jour il reçut une
lettre qui lui donna matière à de graves réflexions . Le baron
de Sézanne , son plus ancien et son meilleur ami , lui demandait
un service . Le second de ses fils venait d'achever
son éducation à l'Ecole militaire de Paris : nommé officier
dans un régiment employé en Amérique , le chevalier de
Sézanne ne devait s'embarquer pour rejoindre son corps
que dans quelques mois. Le père , redoutant pour son inexpérience
le séjour d'une ville si fertile en dangers de tout
genre , conjurait le président de lui donner un asyle , jusqu'à
ce qu'il vint l'y reprendre pour le conduire à Brest .
« Le baron de Sézanne doit tout attendre de moi , se disait
» le président , en se promenant d'un pas lent dans les allées
» de son parc. J'aurai pour ses enfans l'affection que je
» porte au père ; mais accueillir dans ma retraite un jeune
(1) Le fond de cette histoire est tiré des Causes célèbres .
AOUT 1808 . 295,
» homme de dix- sept ans ! et , d'après le portrait que m'en
» fait le père..... ; revoyons sa lettre : « Oui , mon ami ,
» tout ce que l'on me mande de mon chevalier est trop
» satisfaisant , trop flatteur , pour que je puisse résister au
» plaisir de vous en donner ici un léger aperçu , avant que
» vous soyez à portée d'en juger vous -même . Il paraît qu'il
» passe déjà pour un des plus jolis cavaliers de son âge ; il
» a remporté tous les prix de littérature et de sciences ;
>> personne ne manie un cheval ou ne fait des armes avec
plus de grâce ; enfin , mon digne ami , je suis persuadé
» qu'il vous intéressera. » —— « J'en suis bien persuadé aussi ,
» reprit le président ; mais suis-je le seul ici qu'il pourrait
>> intéresser ? Si ma Victorine , éblouie par des dehors si pré-
>> venans , séduite par des qualités plus attrayantes encore ,
» allait ..... Mais , non : de quoi vais -je m'alarmer ? Victorine
» est un enfant ; et , d'ailleurs , sûr d'avoir sa première con-
»> fidence , ne serai-je pas toujours le maître de l'arrêter à
>> tems ? >>>
Après ce monologue , toutes les appréhensions du prési
dent se trouvèrent dissipées , et il fut résolu que le chevalier
de Sézanne serait reçu , comme un fils , au château
d'Olmond.
Il arrive le président l'accueille cordialement , mais en
s'avouant qu'il l'eût embrassé avec plus de plaisir s'il eût
été moins bien que son portrait . Victorine rougit , puis fit
une profonde révérence . Elle voulait regarder le chevalier ,
et ses yeux se baissaient sans cesse ; elle voulait . lui parler ,
et sa voix expirait sur ses lèvres . Elle sentit cependant que
pour faire les honneurs de la maison au jeune ami de son
père , il fallait sé résoudre à soutenir ses regards et à lui
adresser la parole. Cet acte de courage lui réussit : le jeune
homme répondit à toutes ses questions avec une politesse ,
une mesure dont elle fut encore moins charmée que son
père. La conversation s'anima par degrés : Victorine se
retira , en se disant tout bas que le chevalier de Sézanne
était incomparablement plus aimable et plus spirituel , que
toutes les demoiselles des environs qu'elle voyait aux grandes
fetes ; et le chevalier , méditant sur sa journée , avant de
s'endormir , réfléchissait qu'il était bien surprenant qu'une
jeune personne élevée , pour ainsi dire , au milieu des champs
et des bois , réunît tant de charmes à la fois dans ses discours
et ses manières .
La réserve du chevalier de Sézanne ne se démentit pas ;
Victorine , loin d'avoir conservé quelques traces de sa pre296
MERCURE
DE FRANCE
,
mière contrainte , se sentait aussi parfaitement à son aise
avec lui que si elle l'eût connu de tout tems. Le président
entiérement rassuré , s'applaudissait de sa complaisance ; il
ne chercha pas même à se dissimuler que le fils de son vieil
ami égayait la monotonie de la vie solitaire , à laquelle il
se reprochait quelquefois d'avoir condamné Victorine . Il
prenait part à leurs entretiens , à leurs lectures , à leurs
promenades. Il proposa un jour d'aller visiter une antique
abbaye située à peu de distance du château d'Olmond . En
traversant le bois qui entourait le monastère , ils furent
avertis par le son des cloches qu'il s'y célébrait quelque
solennité . Arrivés à la porte principale , une tourière leur
apprit qu'on allait rendre les derniers devoirs à une jeune
religieuse , morte la veille . Le président voulait épargner
ce spectacle à sa fille ; il offrit de la mener à la nouvelle
ferme qu'il venait de faire construire ; mais Victorine insista
pour entrer dans l'abbaye ; elle pria même le chevalier
d'unir ses instances aux siennes . Le président ne s'oppose
-plus à leurs désirs : ils pénètrent dans l'église .
Les sons plaintifs de l'orgue accompagnaient les chants
funèbres de la communauté : Victorine´sentit son coeur
oppressé ; elle serra plus fortement le bras du chevalier de
Sezanne . L'éclat de nombreuses lumières attira bientôt leurs
yeux vers la grille du choeur : ils approchent ; ils apercoivent
le cercueil dans lequel , selon l'usage , était étendue ,
à face découverte , la jeune religieuse , objet de cette triste
cérémonie. Le reflet des flambeaux colorait la pâleur de
ses joues ; ses yeux étaient fermés , ses mains étaient jointes :
Victorine la contemplait attentivement . « Voyez , dit- elle
» au chevalier , ne dirait-on pas qu'elle prie ou qu'elle dort ?
Mourir si jeune , si belle ! Non , je ne puis le concevoir .
» Il me semble , ajouta-t - elle en baissant la voix , que si
» j'étais dans un pareil état , et que quelqu'un que j'aimasse
» tendrement vint m'appeler , je me réveillerais à l'instant . »
Le chevalier la regarda : il crut voir briller dans ses yeux
une exaltation surnaturelle ; il lui répondit d'un ton qui
trahissait son émotion : « Quelle horrible idée , Mademoiselle
! Vous au tombeau ! Ah ! celui..... ceux qui attachent
» à votre vie le destin de la leur n'auraient plus d'autres
» désirs que d'y être enfermés avec vous ! Le président
les prit tous deux par la main , et les emmena. Ils allèrent
s'asseoir dans le bois : ils gardèrent long-tems un profond
silence , chacun d'eux livré à des rêveries qui ne sont dépourvues
de charme que pour le coeur froid ou l'ame coupable.
AOUT 1808. 297
Depuis ce jour , Victorine sentit redoubler sa confiance
pour le jeune ami de son père ; elle l'entretenait avec abandon
de toutes les idées que la lecture ou la réflexion avait
fait germer dans son esprit ; elle éprouvait même le besoin
d'épancher dans son coeur tous les mouvemens du sien ;
mais par un sentiment indéfinissable , elle trouvait qu'il était
au-dessus de ses forces d'être aussi franche sur ce point
que sur les autres . Un seul mot du chevalier eût suffi pour
lui faire révéler un secret dont elle n'était plus maîtresse :
il ne le prononçait pas ; sa réserve semblait croitre avec
son amour.
Cependant , un événement auquel il devait être préparé ,
quoiqu'il parût l'avoir perdu de vue , vint hâter l'instant
où il ne pouvait plus persister à se taire , sans s'exposer à
-perdre l'objet qui avait développé en lui des sensations inconnues.
Le président reçut une lettre du baron qui , en
le remerciant des bontés dont il avait comblé son fils , le
priait de le faire partir sans délai pour Brest , où une indisposition
assez grave le privait de le conduire lui-même.
La flotte avait ordre d'appareiller au premier signal ; il n'y
avait pas un instant à perdre.
Le chevalier , hors de lui , trouve à peine la force de
faire une réponse insignifiante au président ; il feint de
monter à sa chambre ; il vole dans un pavillon du jardin ,
où Victorine était restée devant son piano . Elle ne l'entendit
pas revenir ; il entre elle lève les yeux sur lui . « Chevalier
, qu'avez - vous ? que signifie cette pâleur , cet air
» égaré ? Ciel ! parlez , je suis toute tremblante !
Ah !
Mademoiselle .... une lettre ..... Monsieur votre père ... que
» devenir ?- Une lettre ! où est -elle ? Lisez . Serait-
››› il vrai ? Vous partez ? Ah ! malheureuse ! -Cruel devoir !
--
-
pars
-
―
--
» il faut nous séparer , il faut mettre la mer entre vous et
>> moi ! Non , non ; mon père est trop bon , il n'y con-
>> sentira pas . - Je dans une heure . Dans une heure !
» et moi.... ! moi ! grands Dieux ! — Victorine , je ne vivais
» que pour vous ; Victorine ! ma bien aimée ! » Elle ne
l'entendait plus ; elle était tombée entre ses bras , sans force
et sans mouvement : le président paraît .
<< Monsieur , dit le chevalier , l'état de désespoir où vous
» nous voyez l'un et l'autre vous explique assez ce que mon
>> amour pour mademoiselle votre fille , et ma confiance
>> en vous , exigeaient que je vous révélasse avant de quitter
» ces lieux . Voici , croyez-moi , la première fois que j'ai osé
>> faire éclater des sentimens qui n'ont pas encore votre aveu ;
298 . MERCURE
DE FRANCE
,
-
» j'aurais eu la force , n'en doutez point , de garder le silence
>> plus long-tems ; mais vous voyez tout ce que ma situation
» a d'horrible . Votre Victorine est tout pour moi , et il
>> faut fuir loin d'elle ! · Jeune homme , répondit le pré-
» sident d'Olmond , je ne pourrais vous faire un crime de
» vos sentimens sans en accuser mon imprévoyance . Vous
>> aimez Victorine : il faut la mériter. Le devoir vous appelle
» à d'énormes distances de nous si le tems et l'éloigne-
>> ment n'influent pas sur votre passion , si votre conduite
» ne cesse pas d'être digne de votre excellent père , et de
l'estime que vous m'avez inspirée , vous n'aurez plus de
» voeux à former à votre retour . >>
Le chevalier arrosait de ses larmes une des mains du président
: Victorine , revenue à elle , couvrait l'autre de baisers ,
qui exprimaient à la fois la part qu'elle avait prise à la déclaration
du chevalier , et sa reconnaissance pour la réponse
de son père. Le président fait un signe : il n'est que trop bien
compris . Le chevalier feint un prétexte pour retourner au
château : il jette un dernier regard à Victorine , il s'élance
hors du pavillon ; bientôt il est entraîné rapidement loin de
tout ce qu'il aime. Victorine , livrée à la plus violente agitation
, les yeux sans cesse tournés vers le château , prêtait
peu d'attention à l'image du bonheur à venir sur laquelle
son père s'efforçait de fixer son esprit. Le président vit qu'elle
ne l'écoutait pas : « Il va revenir , lui dit -il. Ah ! s'écria-
» t-elle , s'il ne revenait jamais ! »
Dès qu'elle eut acquis la fatale certitude que son amant
était parti sans recevoir ses adieux , elle tomba dans un profond
accablement. Elle ne surmonta sa douleur que pour
dissiper celle dont son père était saisi lui-même , en la voyant
souffrir. Une lettre écrite par le chevalier de Sézanne , au
moment où il se rendait à son bord , renouvela ses sermens de
tout faire pour mériter Victorine ; trois mois après , une seconde
lettre annonça qu'il était arrivé à Boston . Ce fut la
dernière : le président lut dans les papiers publics les détails
d'une action très -vive , qui avait eu lieu sur les frontières de la
Pensylvanie ; le régiment du chevalier de Sézanne , comme
celui qui avait le plus contribué à la victoire , était aussi celui
qui avait le plus souffert : le nom de l'infortuné jeune homme
terminait la liste des officiers tués dans le combat.
"
Le président d'Olmond le pleura sincérement : il versa des
larmes plus amères , encore , sur sa malheureuse fille ; il
connaissait son excessive sensibilité ; il ne prévoyait que trop
qu'un coup si cruel devait influer sur le reste de ses jours.
AOUT 1808.
299
Il la prépara par degrés à le recevoir , en ramenant fréquemment
la conversation sur les dangers de tout genre auxquels
était exposé un militaire dans une expédition lointaine. Le
coeur d'une jeune personne qui aime , pour la première fois ,
se livre plus facilement encore aux alarmes qu'à l'espérance :
Victorine conçut d'affreuses inquiétudes . Elles ne se réalisèrent
que trop tôt ; son père avait laissé un papier sur la table
du pavillon où elle aimait à s'abandonner à sa mélancolie , elle
reconnaît l'écriture du baron de Sézanne , elle lit avidement :
plus de doute , plus d'espoir ! le fatal papier échappe de ses
mains ; elle jette un cri aigu , elle tombe anéantie ; elle ne
recouvra ses sens que dans les bras du président qui lui disait :
« Victorine , songe qu'il faut que tu vives pour ton vieux
père ! »
Le président imagina qu'un déplacement subit , une vie
toute nouvelle , pouvaient seuls faire distraction à une douleur
si vive. Dès le lendemain , en conséquence , il quitte la
retraite où il comptait finir ses jours , il prend une maison
à Paris. Sacrifiant tous ses goûts au nouveau plan que lui a
dicté la tendresse paternelle , il attire chez lui une société
nombreuse ; il donne à sa fille les maîtres les plus distingués
; il parcourt avec elle les ateliers des artistes , les spectacles
; il la conduit dans les fêtes les plus brillantes : inutiles
efforts ! Victorine , dominée par un sentiment unique , suivait
docilement son père , mais elle ne semblait ne voir ,
n'entendre rien de ce qu'il offrait à sa curiosité . Le président
gémissait de ne pouvoir obtenir aucun changement dans un
état plus pénible pour lui-même , que pour celle qu'il eût
voulu en arracher au prix de son existence . Une seule ressource
lui restait : il résolut de l'employer.
Parmi les hommes qui composaient sa société habituelle ,
il n'en était aucun dans lequel il trouvât des qualités suscep
tibles de distraire Victorine de ses sombres pensées . Mais il
avait rencontré , dans le monde , un jeune homme qu'il avait
remarqué avec d'autant plus d'intérét , qu'il était fils d'un de
ses anciens confrères . M. de Saint-Alban avait à peine atteint
sa trentième année , et il était déjà un des conseillers au parlement
les plus considérés . Sa figure , ses manières prévenaient
autant en sa faveur que l'esprit et la raison répandus dans
ses discours . Le président recherchait sa conversation , il lui
fit le reproche obligeant de ne lui avoir pas encore procuré
le plaisir de le recevoir dans sa maison , lui qui y avait tant
de droits à un accueil particulier .
M. de Saint-Alban , malgré les préventions que le président
300 MERCURE DE FRANCE ,
avait tenté d'inspirer à Victorine en sa faveur , ne fit pas plus
d'impression sur elle , que la foule d'adorateurs que ses charmes
et son immense fortune avaient déjà reunis à ses pieds . Le
président , prenant enfin pour du calme l'apathie profonde
où elle languissait , lui proposa une union qu'il désirait ardemment
par tous les motifs réunis . « Hélas ! mon père , ce
» n'était pas à M. de Saint-Alban que j'avais juré d'appar-
» tenir ! » Ce fut sa seule réponse . Le président réitéra ses
instances et ses caresses ; il lui dit que ce mariage ferait son
bonheur : Victorine , insensible à tout , hors à la tendresse
de son père , le suivit à l'autel : Saint -Alban
y reçut sa main. Devenue
madame de Saint- Alban , Victorine
, formée dès l'enfance
à l'accomplissement
scrupuleux
de ses devoirs, chercha
sincérement
à s'attacher
à son époux. Elle devint mère :
elle ne
pouvait contempler
ses enfans , sans éprouver
un retour
affectueux
envers l'auteur
de leurs jours. Peu à peu sa noire mélancolie
se dissipa : elle éprouvait
quelque charme à faire
la félicité d'un homme honnête
et sensible , que son père
chérissait
. Peu s'en fallait que , malgré la présence
conti nuelle d'un souvenir
ineffaçable
, elle ne trouvât de la douceur
dans son état : ce n'était point du bonheur , mais quel- que chose qui y ressemblait
; son mari n'était point son
amant ; mais c'était un ami , un frère .... -
Six années s'écoulèrent dans cette vie paisible : elle fut
tout-à- coup troublée par un événement affreux pour le coeur
de Victorine . Une attaque d'apoplexie laissa à peine au président
d'Olmond le tems de faire ses derniers adieux à sa fille .
- Inconsolable , elle ne pouvait se détacher de ce corps glacé :
« Laissez-moi finir-là ! » Disait-elle à Saint-Alban qui s'efforçait
doucement de l'arracher à ce déplorable spectacle. A
ses regrets amers se joignait une pensée cruelle : la mort d'un
amant , d'un père , enlevés si rapidement à son amour , était
pour elle le présage assuré d'un coup non moins funeste :
elle y voyait écrite la perte de ses enfans.
Frappée de cette idée sinistre , et se consumant dans de
douloureux efforts pour ne pas la laisser pénétrer par son
époux , Victorine dépérissait rapidement de jour en jour.
Les médecins les plus habiles furent appelés par Saint-Alban ;
tous leurs secours furent vains : elle s'éteignit sous leurs
yeux . Saint-Alban lui amenait ses deux filles : la porte de
l'appartement lui est refusée par les médecins . « Je ne la
reverrai donc plus ! s'écrie -t-il ; mes enfans , vous n'avez
» plus de mère ; je jure sur vos têtes chéries de ne vivre que
» pour vous , de ne jamais remplacer celle que nous ne cesAOUT
1808. 301
» serons de pleurer ensemble ; je jure de porter le deuil jus-
>> qu'au jour où j'irai la rejoindre . »
Victime d'un chagrin dévorant , Victorine , en fermant les
yeux , ne connaissait pas encore toute l'étendue de son infortune
. Elle pleurait la mort du premier objet de son amour :
mais n'est- il pas pour une femme sensible un mal plus grand
que de gémir sur la tombe de celui qu'elle aime ? n'est - il pas
cent fois plus affreux pour elle de savoir qu'il respire , et de
se voir enchaînée dans les bras d'un autre ? Telle eût été la
situation de Mme de Saint-Albán , si la connaissance de la
vérité fût parvenue jusqu'à elle .
Le combat dans lequel , selon les nouvelles publiques ,
le chevalier de Sézanne avait perdu la vie , s'était engagé
par la surprise des avant-postes français. Le chevalier y
reçut une balle dans la poitrine ; ses soldats le voyant
tomber , le crurent tué . Il fut ramassé par les Anglais et .
envoyé dans l'intérieur des terres , sous la garde de sauvages
qui le guérirent . Il chercha plusieurs fois , vainement ,
à faire passer des lettres à son corps qui s'était porté dans
Ja Caroline , à plus de deux cents lieues de la contrée où
il était détenu . Tous ses camarades avaient dû , naturellement
, le compter au nombre des morts.
Au bout de quelques mois , méditant sans cesse sur les
moyens de rejoindre l'armée française , il profita d'une
grande partie de chasse que firent ses gardiens , pour
s'enfoncer dans les vastes forêts qui bordent l'Ohio . Guidé
par un jeune sauvage dont il s'était fait un ami , il par
vint jusqu'à un camp américain , et bientôt se retrouva
au milieu de ses compatriotes . Peu de jours après , la paix
est proclamee ; le chevalier s'embarque avec son corps
pour repasser en France .
Arrivé sur le sol natal , il se met aussitôt en route pour
le château de Sézanne . Voulant ménager une douce surprise
à des parens chéris qu'il n'a point vus depuis des
années , il descend d'abord chez un vieux fermier , ami
de son enfance . Mais frappé lui-même de l'étonnement que
cause sa présence , il apprend que le bruit de sa mort est
répandu dans tout le canton ; que son père n'existe plus ,
que sa mère est allée habiter Paris. Il hazarde une question
sur Victorine d'Olmond ; le fermier lui raconte , sans
ménagement , que Victorine , croyant qu'il avait succombé
en Amérique , a épousé un M. Saint-Alban , dont elle a
déjà deux enfans .
« Qu'ai-je entendu ? s'écrie le chevalier. Ah ! cruel
502 MERCURE DE FRANCE,
>> homme , tu m'assassines ! des chevaux ! au nom du ciel ,
>>> des chevaux ! » Et déjà il vole vers Paris.
*
Mille projets confus agitaient ses esprits ; mais bientôt
un seul sentiment y domine ; c'est le tendre respect qu'il
conserve pour Victorine, dont une funeste erreur justifie l'infidélité
apparente ; il prononce le serment de s'abstenir
de toute démarche , capable de compromettre la tranquillité
de celle qui lui est encore plus chère que la vie .
-
Dès l'approche de la barrière de Paris , il se sentit en
proie à une pénible anxiété ; ses regards , à la fois curieux
et craintifs , examinaient toutes les voitures qui passaient
auprès de la sienne ; il désirait , il tremblait d'y apercevoir
l'objet d'une passion jadis si douce , mais désormais si funeste
, puisqu'elle ne peut plus être partagée . Un grand
tumulte le tire de ses sombres réflexions ; son postillon
s'était arrêté ; une file de carosses drapés de noir obstruait
le passage . Le chevalier met la tête à la portière , il demande
quel est ce convoi funèbre : — C'est celui d'une
dame , lui répond-on . Une dame ? Son nom ? - Ceux à
qui il s'adresse l'ignorent . Il renouvelle ses questions ; un
vieillard en cheveux blancs sort de la foule : —Ah ! monsieur
, dit-il , vous voulez savoir qui nous accompagnons
au tombeau ! Qui ne connaît pas la bienfaitrice de tout
ce quartier , la jeune Me de Saint-Alban ? - Mme de
Saint-Alban ? femme de monsieur ....... Femme de M. de
Saint- Alban , conseiller au parlement. Frappé de la
foudre , le chevalier retombe dans le fond de sa voiture
il n'a plus la force de donner un ordre ; mais le postillon
, comme s'il l'eût deviné , prend une rue détournée
et le conduit à la demeure de la baronne de Sézanne .
me
;
La vue d'une mère pouvait seule ranimer l'infortuné
jeune homme. Les transports de joie auxquels elle se livra ,
le plaisir de se sentir dans ses bras , suspendirent un instant
le sentiment de ses maux. Elle cherche à détourner
sa pensée du fatal spectacle dont il vient d'être témoin :
elle le presse de lui faire le récit de sa captivité et de sa
délivrance ; mais il n'est plus qu'un sujet qui puisse occuper
son attention ; il recherche avidemment les détails les
plus douloureux , il semble se complaire à rassembler sur
son coeur tout ce qu'il a souffert , depuis le jour où il a
connu Victorine , jusqu'à l'instant qui la lui ravit pour
jamais. Ses premières douleurs étaient épanchées dans le
sein de sa mère , elle avait satisfait à sa triste curiosité ;
il paraissait plus calme . La baronne saisit ce moment pour
le déterminer à prendre quelque repos.
+
3
AOUT 1808 . 303
Du repos ? en était-il pour une ame déchirée de tant
de traits ? Une voix intérieure semblait lui dire sans cesse :
<< Tu ne la verras plus ! jamais ! jamais ! » Cette effroyable
idée d'une séparation éternelle , ranima tout son désespoir ;
mais tout - à - coup une idée vient sourire à sa douleur
mortelle .
-
譬Dès qu'il voit régner autour de lui une tranquillité
profonde , il descend , il sort de la maison sans être aperçu .
Il retrouve les chemins qu'il a parcourus le matin , il
reconnaît l'endroit fatal où il a rencontré le convoi funèbre
, il voit la place où lui a parlé le vieillard , l'église
qu'il lui a indiquée. Un homme sortait du cimetière , armé
d'une pelle et d'une pioche ; c'est celui qu'il cherchait,
Il l'aborde : - Est-ce vous qui êtes chargé des fosses de
ce cimetière ? - Oui. Est-ce vous qui avez creusé celle
de Mme de Saint-Alban ? Oui. Où est-elle ? — Que
Vous importe ? Parlons bas : vois-tu cette bourse d'or ,
elle est à toi , si tu veux me servir. Que faut-il faire ?
Mme de Saint-Alban était tout pour moi dans ce monde
elle est morte sans avoir pu recevoir mes derniers adieux.
Je ne veux que la contempler encore une fois .
vous ce que vous me proposez ? -Le péril est incertain ,
la récompense est sûre. N'as - tu pas une femme , des enfans
? -Oui , malheureux comme moi ? Eh bien ! à cet
or , ajoute encore celui- ci .
-
-
-
―
-
----
-
Suivez-moi.
Savez-
Arrivé dans un angle du cimétière , le fossoyeur s'ar
rête : - Tenez , dit-il , c'est-là que nous l'avons déposée ce
matin ; prenez cette bèche , aidez -moi , et sur-tout ne
parlez pas. Le chevalier saisit l'instrnment ; à chaque
pelletée de terre qu'il enlevait , il pensait qu'il était plus
près de Victorine ; il redouble d'ardeur , et bientôt la
bière résonne sous un coup de bèche. Il frissonne , il s'arrête
: - Allons , monsieur , lui dit son compagnon , sans
vous , je ne puis achever. Ils réunissent leurs efforts ; le
cércueil est amené sur le bord de la fosse ; il est ouvert ;
le chevalier tombe à genoux . D'une main tremblante , il
écarte le linceuil ; un rayon de la lune vient éclairer cette
figure angélique , où malgré sa pâleur , il retrouve les
attraits dont il était idolâtre ; il prend une de ses mains ,
il la couvre de baisers et de larmes ; et soudain , comme
par inspiration , il se rappelle la scène de l'abbaye : il se
souvient des paroles de Victorine. Aussitôt il se penche
vers elle , il approche ses lèvres des siennes , il l'appellé :
« Victorine , ma bien-aimée , Victorine ! tiens ta promesse ,
504-
MERCURE
DE FRANCE
,
» réveille -toi ! Il presse plus fortement la main , le bras
dont il s'est emparé ....... Tout à coup , il croit sentir le
battement d'une artère : -Dieu puissant ! s'écrie- t-il , elle
n'est point morte ! Monsieur , lui dit l'ouvrier tout tremblant
, vos cris vont nous perdre ! Silence ! calmez - vous !
laissez-moi m'assurer de la vérité . — Le chevalier se sou-
-
--
― Mon
tenait à peine ; il attendait son arrêt : Monsieur ! monsieur
! vous ne vous êtes pas trompé ; elle n'est point morte ;
mais , au nom du ciel, point de bruit ! - Le chevalier
s'élance dans ses bras , il le nomme son sauveur .
ami , tout ce que je possède est à toi ; il faut que tu
achèves ton ouvrage ; hâtons-nous d'enlever cette femme
hors de ces horribles lieux. -Y pensez -vous ? Sans un
ordre de la justice ? -Mais penses-tu toi-même que tu ne
peux avertir l'autorité , sans avouer que tu as exhumé cette
femme ? Oui , il faut choisir entre la punition qui t'attend
et la fortune que je t'offre ; il faut enfin , combler tous
mes voeux , ou te résoudre à me tuer sur la place .
Hélas ! monsieur , vous êtes maître de moi ; je vous suis
au bout du monde .
En un instant le cercueil est rejeté dans la terre , la
fosse comblée , Mme de Saint-Alban enveloppée dans le
manteau du chevalier , et chargée sur ses épaules. Ses yeux
étaient toujours fermés ; le mouvement ne fut pas capable
de l'arracher à sa profonde léthargie . Le chevalier regagne
heureusement sa demeure avec son précieux fardeau ; il
dépose Victorine sur un lit , et court éveiller sa mère . La
baronne , non moins alarmée de l'extrême agitation empreinte
sur sa figure , que de le voir entrer chez elle au
milieu de la nuit , le presse de s'expliquer. Il lui fait un
récit fidèle de tout ce qui vient de se passer. La baronne
se lève , et vole auprès de Victorine. On lui prodigue
les soins les plus empressés , les mieux entendus ; ses
paupières s'entr'ouvrent , et se croyant dans un autre monde ,
elle n'est point surprise d'y voir son amant auprès d'elle .
Un habile médecin , attaché dès long-tems à la famille de
Sézanne , est promptement appelé . Sa discrétion était à
l'épreuve : on lui confie le mystère de cette étonnante
aventure ; il répond de la vie de la malade .
Au bout de quelques heures , elle avait entiérement recouvré
l'usage de ses sens ; elle veut savoir où elle est , et à sa
première parole , c'est la baronne elle-mème qui paraît au
chevet de son lit. Victorine reconnaît Mme de Sézanne , et sa
présence ne fait qu'accroître son étonnement ; elle entend de
sa
AOUT 1808. 505
-
sa bouche le récit de l'événement extraordinaire qui vient de
la tirer du tombeau. « Quoi ! c'est lui qui m'a sauvée , disait-
» elle , en levant au ciel des yeux où sa reconnaissance était
» peinte , lui , dont moi - même j'avais pleuré la mort ! » Au
son de cette voix si puissante sur son coeur , le chevalier qui
était caché dans un coin de la chambre, ne peut plus se contenir
: « Victorine , ma Victorine , s'écria- t- il , vous m'êtes
donc rendue , rendue pour jamais ! » — La vue de celui qui
avait été l'objet de ses premières amours faillit épuiser de
nouveau toutes ses forces . «< -- Ah ! chevalier , lui dit- elle ,
>> faut- il qu'à l'instant même où vous venez de conserver mes
>> jours , je sois obligée de vous rappeler que je ne m'appar- .
» tiens plus ? un lien sacré .... Des liens? je n'en connais
>> plus , ils sont tous brisés ; vous êtes libre , Victorine , libre
» comme au moment où votre père me permit d'aspirer à
» votre main. Quels droits viendrait réclamer aujourd'hui
>> celui qui fut votre époux ? N'êtes-vous pas morte pour lui
» qui vous a fait porter au tombeau ? N'êtes-vous pas morte
» devant la loi même ? Vous avez cessé d'exister pour tout
>> autre que pour moi . Oserai-je vous le dire , Victorine ?
>> votre vie est à moi , elle m'appartient : ne vous l'aurai-je
>> rendue que pour envier moi - même une place dans la
» tombe d'où je viens de vous arracher ? » L'amour et le
scrupule se combattaient dans le coeur de Victorine ; elle
portait alternativement ses regards , du chevalier sur la
baronne ; le jeune homme s'aperçut qu'elle hésitait : « ~ O
» ma mère s'écria-t-il , plaidez ma cause , c'est plaider
» pour ma vie ! »
"
La baronne de Sézanne était une femme d'un mérite
reconnu ; une longue carrière honorée par toutes les vertus
donnait un grand poids à ses paroles. Victorine avait été
élevée dans le plus profond respect pour cette ancienne
amie de sa famille ; la baronne parla peu , mais avec clarté
et avec force ; elle déclara qu'elle regardait tous les noeuds
comme rompus par la mort ; elle soutint que Victorine ne
pourrait plus se réunir à M. de Saint-Alban lui-même sans
un nouveau mariage ; qu'elle avait donc la faculté de disposer
de sa main en faveur de tout autre homme. Victorine
l'écoutait avidement ; mais les regards du chevalier , Pexpression
de toute sa physionomie , ses larmes prêtes à couler,
firent plus d'impression encore sur son coeur que la voix
de Mme de Sézanne . Elle leva ses mains et ses yeux vers
le ciel , puis d'un accent pénétré : — « Pardonne-moi , mon
» Dieu , s'écria-t - elle , pardonne-moi si je m'abuse ! » Et se
5.
cen
LA
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
retournant aussitôt vers la baronne : « Oma respectable amie,
» ma mère , lui dit-elle , soyez toujours mon guide ! » Le chevalier
, hors de lui , se précipite sur une des mains de Victorine
; il prononça le serment de lui consacrer tous les instans
de son existence .
La baronne , après avoir pris part à la joie d'un fils si
tendrement chéri , exposa toutes les mesures que lui suggérait
sa prudence ; elle n'eut pas de peine à faire conprendre
à ses deux enfans ( car c'est ainsi qu'elle les appela
désormais ) , que la décence , non moins que leur sûreté ,
exigeaient qu'ils vécussent loin de Paris et le plus ignorés
qu'il serait possible ; elle avait une terre en Provence ; elle
leur proposa d'aller y fixer leur séjour. Son offre fut acceptée
avec transport ; ils sentaient combien il était important
de hater l'instant du départ . La perspective d'une félicité
au- dessus de tout espoir avait opéré en Victorine un
rétablissement rapide . En peu de jours elle fut en état de
supporter la fatigue d'un long voyage .
Ils arrivent en Provence : le premier soin de la baronne de
Sézanne est de procéder au mariage de son fils avec Victorine
d'Olmond. Il n'était personne dans cette province éloignée ,
qui eût connu Me de Saint-Alban : Les deux nouveaux
époux y vécurent dans une paix profonde. Victorine disait
souvent à Sézanne qu'elle avait recommencé une nouvelle
vie ; que tous les instans heureux dont elle jouissait étaient
doublement son ouvrage . Sézanne , de son côté , he cèssait
de lui répéter qu'il n'avait attaché de prix à son existence
, que du jour où il avait été libre de la lui consacrer.
Toujours attentif à écarter ce qui pouvait lui déplaire , toujours
empressé à prévenir ses désirs , il craignit pour elle la
monotonie de leur séjour champêtre : il lui proposa les distractions
que pouvait offrir la société des châteaux voisins .
« Des distractions ! répondit Victorine ; vous voudriez donc
» me distraire de mon bonheur ? » Sézanne voyait , avec une
joie inexprimable , que si Victorine était tout pour lui , seul
aussi il suffisait à combler tous ses voeux. Il avait fait construire
à l'extrémité de ses jardins un pavillon qu'il avait rendu
semblable autant que possible à celui du parc d'Olmond .
Le piano , les livres , les dessins de Victorine , tout y était
dans le même ordre . C'était toujours là qu'ils venaient terminer
leurs promenades , et se livrer à des souvenirs si pleins
de charmes pour des coeurs éprouvés par l'infortune . La
bonne baronne de Sézanne , témoin jamais importun de
ces tendres épanchemens , semblait rajeunir quand elle était
assise entre son fils et sa fille ; elle s'était créé la plus douce
AOUT 1808. 307
des occupations : c'était elle qui présidait à l'éducation de
deux petits garçons charmans , qu'elle considérait déjà comme
l'espoir de la maison de Sézanne .
Victorine ne pouvait serrer ses enfans dans ses bras , sans
songer aux deux filles chéries qui étaient restées au pouvoir
de M. de Saint- Alban . « Il les aime , il les rendra heu-
>> reuses , disait-elle , mais elles oublieront qu'elles ont eu une
» mère ! » Depuis sept ans elle en était séparée ; le médecin
de la baronne de Sézanne , chargé de lui rendre
compte de tout ce qui pourrait l'intéresser à Paris , avait
mandé que la plus jeune de ces enfans n'avait échappé
qu'avec peine à une maladie épidémique très -dangereuse .
Victorine , alarmée des périls que pouvait courir l'autre ,
se sent dominée par un désir insurmontable de les revoir.
Szanne ne peut se défendre d'un mouvement d'effroi ,
cette proposition imprudente ; mais était-il en son pouvoir
de résister aux prières , aux instances de sa Victorine ? La
baronne s'éléva avec énergie contre un projet dont elle
fit entrevoir les funestes conséquences : ses avis étaient toujours
respectés ; mais ici , elle avait à combattre les caresses
et les larmes d'une épouse adorée le départ pour Paris
fut résolu. Ses enfans étaient déjà dans leur voiture , qu'elle
leur retraçait encore toutes les précautions qu'ils avaient
à prendre elle les chargeait d'une lettre , par laquelle elle
conjurait son médecin de veiller sur toutes leurs actions,
sur tous leurs pas.
:
Ils descendent chez le docteur : Le premier mot de Victorine
est pour demander des nouvelles de ses filles ; elle
apprend que leur gouvernante les mène souvent se promener
aux Tuileries. Accompagnée de Sésanne , et la figure
couverte d'un voile épais , elle parcourait toutes les allées
du jardin ; elle s'arrétait long-tems aux endroits consacrés
aux jeux des enfans ; ses yeux avides se portaient sur toutes
les jeunes personnes , dont l'age et la taille pouvaient lui
donner l'espérance de découvrir l'objet de ses recherches .
Que de fois elle fut sur le point de hasarder d'indiscrètes
questions ! Qu'il était pénible pour elle de rentrer le soir
dans sa demeure , sans avoir pu satisfaire un désir si légitime
et si pressant ! Sézanne seul avait le pouvoir de calmer
l'amertume de ses regrets , en lui faisant espérer que la
journée suivante serait plus heureuse pour elle , en lui
promettant enfin qu'il allait s'occuper d'un expédient plus
certain , pour lui procurer la vue de ces enfans si chers à
son coeur maternel.
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ,
Victorine et son époux avaient passé une journée presqu'entière
dans une vaine attente : la nuit n'était pas éloignée.
Victorine se sentait disposée à la mélancolie : « Mon
» ami , dit-elle à Sézanne , il me vient une idée en ce mo-
» ment. Vous savez combien j'aime à me rappeler que c'est
» vous qui m'avez rendue à la vie : c'est aujourd'hui l'anni-
» versaire de ce jour d'un éternel souvenir ; quel autre pour-
» rais-je mieux choisir , pour vous prier de me conduire au
» lieu où vous me vîtes renaître entre vos bras , pour recom-
» mencer à vous aimer sans obstacle et sans partage? » Depuis
son arrivée , Sézanne éprouvait le même desir ; un excès de
délicatesse et de précaution l'avait seul retenu d'en faire part
à Victorine. Il craignait d'avoir l'air , à ses yeux , de mettre
trop d'affectation à lui retracer tout ce qu'elle lui devait ; il
redoutait , enfin , pour elle l'émotion trop violente que pouvait
lui causer l'aspect de la tombe, où elle avait été enfermée
vivante. Mais aujourd'hui , c'était Victorine elle- même qui le
demandait : il fait approcher sa voiture , et bientôt ils descendent
devant l'église indiquée . Une petite porte conduisait
au cimetière : Sézanne s'avance , guidant Victorine .
Elle ressentait un frémissement involontaire ; elle s'appuyait
sur le bras de son époux. Sézanne reconnaît les lieux ,
il fait quelques pas , mais bientôt il croit se tromper ; à la
place si bien gravée dans sa mémoire , il voit un monument
funèbre , qui attestait les regrets ou la magnificence de celui
qui l'avait fait élever. Le crepuscule lui permit de distinguer
le nom de Victorine gravé sur le marbre. « C'est - ici , lui dit-il
» d'une voix émue ; arretons-nous ! » Il l'entourait de ses
bras ; on ' eût dit qu'il craignait qu'elle ne lui fùt ravie une
seconde fois .
Victorine avait relevé son voile pour lire l'épitaphe qui
couvrait une des faces du socle ; elle veut passer derrière
le monument , pour voir la face opposée : quelle est sa
snrprise d'apercevoir un homme , à genoux , et vêtu de
deuil ! Il était si profondément absorbé dans ses prières
ou dans sa douleur , qu'il ne leva la tête qu'au cri de
frayeur que Victorine ne put retenir. Cet homme sembla
tout à coup pétrifié ; il ouvrait des yeux hagards : -
Dieu! s'écria-t -il enfin , serait-ce son ombre ? Quelle illusion
! Mon ami , sortons d'ici , dit Victorine en cachant
sa tête dans le sein de son époux , au nom du ciel , fuyons !
-Non , vous ne sortirez point , reprit l'inconnu , en la
saisissant par le bras . Il faut que je sache si mes yeux ou
mon imagination m'ont trompe, - Sézanne Lepousse
AOUT 1808. 309
..
avec indignation.
V
Mais s'élançant avec une sorte de
fureur , savez-vous , Monsieur , dit -il à Sézanne , quelle
est la femme que vous accompagnez ? - C'est la mienne .
-
-
-
―
-
-
Elle ! à vous ? Je vous le répète ; mais calmez le délire
où vous êtes , et ne me forcez pas à réprimer un emportement
qui m'outrage . Quoi ! y aurait-il puissance
au monde qui pût m'empêcher de réclamer une épouse ,
lorsque je la retrouve ? Votre épouse , dites-vous ?
Eh ! pour quelle autre serais-je venu prier sur cette pierre?
Pour quelle autre couleraient les pleurs qui baignent encore
mon visage ? —Insensé ! laissez - nous !
Sézanne prononça
ces derniers mots d'une voix moins ferme ; malgré tout
son courage , un trouble dont il n'était pas maître s'était
emparé de lui. Un trait affreux de lumière avait passé
jusque dans son coeur. Victorine ne se soutenait plus. Sézanne
l'enlève , et la porte dans la voiture ; l'inconnu
voulait y monter avec eux ; il l'écarte avec force , et ordonne
au cocher de s'éloigner de toute la vitesse de ses
chevaux.
M. de Saint-Alban ( car qui ne l'a pas encore reconnu ? )
appelle à son secours ; il promet une forte récompense
à celui qui pourra suivre la voiture et lui dire où elle se sera
arrêtée. Plusieurs hommes s'élancent sur le chemin qu'elle
a pris , et au bout d'un certain tems , on lui rapporte qu'après
plusieurs détours , deux personnes en sont descendues
dans une maison qu'on lui indique exactement, M. de St.-
Alban passe la nuit à faire toutes ses dispositions .
Dès le point du jour , la maison est entourée ; on sait
que le médecin loge deux étrangers chez lui ; à la première
question qui lui est adressée , Sézanne se présente ;
il déclare qu'il est arrivé depuis peu de jours , avec sa
femme , de la province qu'il habite . Mais cette simple réponse
ne peut suffire ; M. de Saint-Alban a rendu une plainte
formelle , dans laquelle il soutient que la prétendue dame
de Sézanne est son épouse légitime . Sézanne affecte de ne
voir en lui qu'un homme dont la tête est égarée .
Cependant cette cause singulière est portée devant le
parlement ; l'avocat de M. de Sézanne produit des actes
formels , une foule de témoignages irrécusables qui attestent
que , depuis sept ans , il est connu pour unique époux
de la femme qui habite avec lui . L'avocat de M. de Saint-
Alban avoue qu'en effet toutes les preuves du décès de Mme
de Saint-Alban existent ; il ne me pas même qu'elle a été
enterrée publiquement , mais il allègue qu'elle pouvait
310- MERCURE DE FRANCE ,
n'être pas morte , qu'elle a pu être rendue à la vie par un
événement que l'on ignore ; enfin , il maintient que les
droits de son client sur elle n'ont rien perdu de leur validité.
La Cour ordonne que Mme de Sézanne sera entendue
elle -même.
Victorine , pour la première fois de sa vie , refusa opiniatrément
de rendre hommage à la vérité ; elle soutint son
interrogatoire avec une présence d'esprit qui confondit ses
juges ; elle répondait avec un art merveilleux aux questions
les plus subtiles , elle triomphait : mais tout à coup une
porte s'ouvre ; deux petites filles charmantes se précipitent
à ses genoux , en l'appelaut leur mère. Victorine pâlit ,
chancelle .... « Ah ! cette dernière épreuve est trop forte
» pour mon coeur , s'écrie-t- elle ; je renierais mes enfans !
» mon sang ! Non , jamais ! .... Je suis leur mère ! » Elle les
pressait toutes deux dans ses bras.
:
Madame de Saint-Alban était reconnue vivante : l'un de
ses deux mariages était donc nul ; mais lequel de ses époux
devait renoncer à jamais à elle ? Ici , le procès prit un
nouvel aspect M. de Sézanne représenta que Victorine
d'Olmond , déclarée, morte par son premier mari lui-même ,
ne pouvait plus ètre réclamée par lui ; « elle n'appartenait
plus qu'à la tombe où il l'avait descendue , ajouta - t-il , elle
» ne peut plus appartenir qu'à moi qui l'en ai tirée . M. de
» Saint-Alban redemande une mère pour ses enfans ; mais
» pourquoi les miens seraient- ils privés de la leur ? » Tout
l'auditoire était ému ; la plupart des juges eux-mêmes penchaient
pour le sauveur de Victorine .
>>
M. de Saint- Alban ne répondit que par un mot : il invoqua
la loi formelle et précise qui déclarait les liens du mariage
subsistant , pendant toute la durée de la vie des époux. « Ma
» femme existe , dit-il , elle est devant vous : qui done peut
>> me la disputer ? » Ce fut la loi qui jugea : tous les coeurs
étaient consternés,..
Victorine entendit ce terrible arrêt ; une.noble dignité vint
ranimer ses forces. « Puisqu'il ne m'est plus permis de faire
» un choix , dit-elle , puisque je ne puis plus disposer de mes
» jours en faveur de celui qui me les a conservés , qu'il ne me
» soit pas refusé , du moins , de les terminer dans la retraite . »>
Sa demande lui fut accordée d'une voix unanime . Sa pensée
se porta aussitôt vers un lieu que les souvenirs de son enfance
lui rendaient cher ; elle alla se réfugier dans l'abbaye voisine
de la terre d'Olmond. Il fut permis à ses enfans de l'y suivre :
elle leur partage également ses soins et ses caresses, Entourée
AOUT 1808. 311
de ces êtres chéris , elle adresse des voeux ardens au ciel pour
que son coeur , délivré de regrets trop amers , puisse enfin
se reposer dans l'oubli du monde et de ses hazards cruels .
M. de Sézanne , désespéré , forma le projet d'aller chercher
la mort en combattant sous des drapeaux étrangers : il songea
sa mère , et il resta pour pleurer avec elle .
M. de Saint-Alban , déjà usé par de longues douleurs ,
tomba dans une noire mélancolie . Sa conscience timorée lui
reproche son erreur comme un crime : Victorine descendue
vivante au tombeau est sans cesse devant ses yeux.
L. DE SEVELINGES.
REVUE DES THEATRES.
THEATRE FRANÇAIS → Débuts de Mademoiselle EMILIE LEVERT.
Le 30 juillet , Melle Emilie Levert a débuté sur ce théâtre
par le rôle de Célimène , dans le Misanthrope et par
celui de Roxelane , dans les Trois Sultanes . Elle a joué
depuis Céliante , dans le Philosophe Marié ; la Comtesse ,
dans le Legs ; Elmire , dans le Tartuffe ; Dorimène , dans
les Fausses Infidélités , et Julie , dans la Coquette Corrigée .
On ne peut nier que cette actrice n'ait pris une route
un peu détournée pour arriver au Théâtre Français. On
l'a d'abord vue , dans les ballets de l'Opéra , brillante de
jeunesse et de fraîcheur , parvenir à se faire remarquer
dans cet essaim de beautés qui rappellent souvent les
filles de Doris , telles qu'Ovide les a dépeintes :
Facies non omnibus una ,
Nec diversa tamen : qualem decet esse sororum.
MÉTAM. LIB. II.
Leur figure diffère et pourtant se ressemble ;
Elle sied à des soeurs.
( Trad. de M. de Saintangè . )
Et delà vient peut - être que le chansonnier Collé les appelait
nos soeurs de l'Opéra . Melle Emilie Levert , ayant
ensuite passé de la scène lyrique au théâtre Louvois , y
fit applaudir assez long- tems la franchise et la finesse de
son jeu ; mais on reconnut dès-lors qu'elle ne pouvait trouver
que sur la scène française le véritable genre de son
talent , les motifs d'une émulation toujours inspirante , et
des modèles dignes de perfectionner ses rares dispositions .
312 MERCURE DE FRANCE ,
Heureusement ou malheureusement , l'emploi des grandes
coquettes , celui qui convient le mieux à Melle Levert ,
était déjà rempli d'une manière fort distinguée . On sait que
cinq ou six jeunes rivales ont des droits plus ou moins
avoués sur ces rôles brillans , et pourraient être regardées
comme la monnaie de Melle Comtat , si l'on ne comptait
parmi elles Mme Talma , la première dans l'ordre du talent
et du tableau . Mais cette actrice , remarquable par
un excellent ton , une décence parfaite , une sensibilité
pleine de charme , semble préférer le drame , ou du moins
la comédie de La Chaussée , genre dans lequel on ne peut
lui contester une supériorité frappante. Melle Mézeray ,
qui se trouve plus directement sur la route de Melle Levert ,
n'a point rempli toutes les espérances que ses débuts avaient
fait naître il en résulte à son égard une justice un peu
rigoureuse , qui succède à une bienveillance longue et méritée
; son talent n'en est pas moins très-agréable ; c'est
une fort bonne actrice du second ordre , dans un tems où il
y en a si peu du premier. Je ne dirai qu'un mot de Melle
Mars , appelée ensuite par la chronologie du théâtre , à
jouer aussi les grandes coquettes ; il me paraît impossible ,
de quelque grace , de quelque finesse qu'elle soit douée ,
qu'elle prenne ce nouvel emploi , sans se faire vivement
regretter dans celui qu'elle quittera. L'art et la nature ne
produisent pas , dans le même talent , deux genres de
perfection absolument opposés. Pour Melle Bourgoin , qui
après avoir essayé ses forces , l'été dernier , dans le rôle de la
Coquette Corrigée , est revenue avec une ardeur nouvelle ,
à ceux de Chimène et d'Andromaque , il faut espérer que
ses heureuses dispositions finiront par l'emporter sur les
leçons qu'on lui donne , et qu'elle aura le bonheur d'échapper
à la tragédie . Elle est née pour être amoureuse
de comédie , pour être même une soubrette piquante ;
l'enflure de la déclamation n'en fera point une héroïne
tragique ; et comme elle a besoin de longues études
ètre en état de représenter un jour les femmes du grand
monde et les coquettes de bonne compagnie , on peut en
attendant permettre à Melle Emilie Levert de se présenter
pour cet emploi , qui n'est véritablement occupé , dans ce
moment , que par Melle Mézeray. D'ailleurs , l'autorité qui
veille sur la durée du Théâtre Français et sur l'avenir
des acteurs qui en sont l'ornement , fait preuve d'une vigilance
éclairée , en leur cherchant d'avance des héritiers.
et des successeurs. On sait trop que les plus grands copour
AOUT 1808 . 313
médiens ne laissent que des souvenirs ; et quoiqu'un poëte
ait dit avec raison ,
Nous n'aimons que la gloire absente ;
La mémoire est reconnaissante ,
Les yeux sont ingrats et jaloux .
·
>
Il n'en est pas moins vrai que nous cesserions bientôt
d'être justes envers ceux que l'âge éloigne de la scène
si le talent qui les y remplace , ne nous offrait chaque jour
un objet de comparaison qui nous rappelle leurs services ,
en même tems qu'il assure leurs dernières récompenses.
Ainsi , l'intérêt général de la comédie , plus puissant que
l'amour propre des individus , garantira toujours un accueil
favorable aux débutans honorés de la protection du public ,
et depuis long-tems , personne n'en a reçu des marques
plus signalées que MonerEsmoinlniee Levert.
Il est rare aussi qu'une débutante réunisse , dans un pareil
degré , les qualités qui semblent appartenir à la jeunesse du
talent , et celles que donnent ordinairement l'étude et l'expérience
; qu'elle joigne , par exemple , le sentiment des
convenances théâtrales , l'usage de la scène , l'art des nuances
et des transitions avec la chaleur , l'enjouement , la grâce
⚫et la vivacité . Sans doute , les premiers essais de Mlle Emilie
ne lui sont pas inutiles aujourd'hui : et cependant si l'on observe
l'extrême différence des deux répertoires et le ton de
la comédie qu'on joue ordinairement au théâtre de Louvois ,
on s'étonne encore davantage que cette jeune actrice ait pu
s'élever si rapidement à des rôles dont ses premières études
ne lui donnaient pas même l'idée . Tels sont les rôles de
Célimène dans le Misanthrope , et d'Elmire dans le Tartuffe.
Rien ne prouve mieux qu'elle est appelée par un véritable
talent à l'emploi qu'elle a choisi , que d'avoir faibli dans des
pièces telles que les Trois Sultanes et le Legs , et de s'être
soutenue dans les chefs - d'oeuvre de Molière. Il est vrai
qu'elle n'a pas moins réussi dans la Coquette corrigée , comédie
de fort mauvais ton , où les caractères , les sentimens et
les moeurs sont presque toujours faux , et les ridicules souvent
exagérés. Dans quelle société , du genre de celle que
Lanoue a voulu peindre , a-t -on jamais entendu débiter gravement
des leçons d'impudence et de libertinage , telles que
le marquis en donne à Julie , quand celle - ci s'avise de prononcer
devant lui le mot de décence ?
....... Encore on n'y peut plus tenir ,
Et ce terme est ignoble à faire évanouir.
314 MERCURE DE FRANCE ,
Laissez -là pour toujours et le mot et la chose.
Savez-vous bien qu'à tort votre nom en impose ?
Par un début d'éclat vous nous éblouissez ;
Rien ne résiste à l'air dont vous vous annoncez :
« Des coeurs et des esprits voilà la souveraine ;
» Scrupules , préjugés , dit-on , rien ne la gêne . »
Point ce sont des égards , de la discrétion ,
Une tante par-tout qui nous donne le ton .
Après six mois d'épreuve on dit décence encore ….....
Oh ! parbleu , finissez , ou je vous déshonore .
« Il est impossible , observe très-bien M. de Laharpe ,
» qu'une femme à qui l'on ne peut reprocher jusque - là
» qu'un peu de coquetterie et de légéreté , travers fort com-
» mun à son âge , mais qui n'a ni rien dit , ni rien fait qui
» annonce un caractère gâté , un coeur corrompu ; qui même
» va tout à l'heure revenir des erreurs de sa jeunesse , et s'en
» repentir assez pour exciter un moment d'intérêt , entende
» sans indignation des discours qui sont pour elle le der-
>> nier degré de l'avilissement. Le Méchant de Gresset , qui
» veut corrompre un jeune homme , garde avec lui cent fois
» plus de mesure que ce marquis n'en garde avec une jeune
» femme ; et cependant quelle différence devait y mettre
>> celle du sexe , et dans un sens tout contraire ! Mais Gresset.
>>- connaissait les bienséances du monde , et Lanoue ne l'avait
» guère vu que dans les coulisses. »
Je ne conteste point la justesse et la vérité de ces observations
. J'avoue aussi que la présidente , présentée dans la Coquette
corrigée , comme une femme du grand monde et qu'on
jage même capable de rivaliser un moment avec Julie dans
tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté , ressemble plus à
l'Araminte, des Ménechmes , à l'une de ces vieilles folles de
comédie , courant sans cesse après des hommes qui les fuyent
toujours , qu'à une femme de la société . Mais Lanoue avait
besoin de cette exagération pour frapper vivement sa coquette
, et préparer le dénouement . Malgré les critiques trèsfondées
qu'on a faites de sa Pièce , ce n'est point un ouvrage
sans mérite . Laharpe lui - même , dont le plus gsand tort est
de donner souvent à la raison le ton de l'humeur et de l'injustice
, reconnaît que le rôle de Julie est très -propre à montrer
le pouvoir de la figure et du talent d'une actrice . Après avoir
réussi plus que personne dans cette épreuve brillante , après
avoir paré ce rôle de la coquette , des prestiges les plus séduisans,
Mlle Comtat a pris celui de la tante , le meilleur et le
plus raisonnable de la pièce : je l'ai vu jouer autrefois par
AOUT 1808. 315
1
Mile Raucourt , qui savait très-bien déposer la majesté tragique
, et ne conserver ici que de l'aisance , du calme et de la
dignité ; Mlle Comtat y joint quelque chose de plus délicat et
de plus affectueux : mais s'il est difficile de regretter personne
dans les rôles dont elle veut bien se charger , il est impossible
de ne pas la regretter elle-même dans tous ceux qu'elle abandonne
, et rien ne fait plus d'honneur à Mlle Emilie Levert ,
que d'avoir su la rappeler quelquefois . Si ces légères ressemblances
appartiennent à l'imitation , elles prouvent l'excellent
goût de la débutante dans le choix de ses modèles ; si
elles appartiennent à l'instinct , elles promettent un talent
trop rare pour n'être pas puissamment encouragé .
Tant d'avantages sont compensés par quelques inconvéniens
. Mile Levert a dans la prononciation un défaut naturel
qu'elle combat avec une constance opiniâtre , et qui n'a pas
encore cédé à ses efforts . Les conseils de l'expérience doivent
aussi l'engager à soigner davantage sa diction qui n'est pas
toujours également ferme et juste : son intelligence paraît
sure ; elle saisit en général très-bien le sens et les intentions
d'un rôle ; mais l'art de les faire ressortir par une distribution
prompte et sage de toutes les parties , a besoin chez
elle d'être perfectionné . Cet art est peut-être ce qui produit
le plus d'effet au théâtre , ou du moins l'effet le plus sûr
et le plus soutenu ; il annonce dans un acteur l'heureuse
alliance de l'esprit et du jugement , de la nature et de l'étude :
on ne peut guère douter que Mile Emilie Levert ne parvienne
à l'acquérir . Elle a , dit-on , le goût le plus vif pour
le théâtre , une patience que rien n'épuise , un zèle que
rien ne décourage' ; et si , contre l'autorité de l'exemple ,
elle répond à la bienveillance du public par de nouveaux
efforts , on peut hardiment lui promettre des succès aussi
peu communs aujourd'hui , que les moyens qu'elle emploie
pour les obtenir . ESMÉNARD .
Esprit de MADAME NECKER , extrait des cinq
volumes des Mêlanges tirés de ses manuscrits , publiés
en 1798 et en 1801 ; par M. B. D. V. A Paris ,
chez Leopold Collin , libr . , rue Gilles - Coeur , n° 4.
M. Necker publia en 1798 trois volumes de Mêlanges
extraits des manuscrits de sa femme , et ces trois vol ,
furent suivis de deux autres qui parurent en 1801
316 MERCURE DE FRANCE ,
>
Ce recueil fut trouvé beaucoup trop considérable
on fit à l'éditeur le reproche d'avoir moins prouvé son
goût que sa tendresse conjugale , en offrant au public
parmi un assez grand nombre de pensées justes ou
brillantes , un nombre plus grand encore d'idées fausses
ou rebattues , de phrases obscures ou insignifiantes , trèspropres
à compromettre , sous le rapport de l'esprit
et du jugement , la mémoire de l'auteur chéri pour
lequel il voulait nous faire partager son admiration et
ses regrets. Un nouvel éditeur , dont aucun sentiment
personnel ne pouvait sans doute égarer le discernement
vient de réduire les cinq volumes en un seul : c'est
déjà faire une cruelle satire de l'ouvrage ; mais s'il arrivait
que ce seul volume dût encore être réduit à moitié
pour qu'il ne contînt que des choses intelligibles , utiles
ou piquantes , M. Necker mériterait bien plus de reproches
encore qu'on ne lui en a fait , ou bien il faudrait
en faire de très-graves au compilateur étranger
qui n'aurait pas su mettre tout le bon à profit faute de
le distinguer , et aurait employé confusément le bon et
le mauvais jusqu'à la concurrence du nombre de pages
qu'il se proposait de remplir. Je ne m'établirai point
juge de cette question ; je la laisse à décider à ceux qui
ayant lu en entier les Mêlanges de Mme Necker et lisant
l'extrait qu'on en vient de donner , seront à même
de sentir si celui-ci offre le meilleur choix possible de
ce que renferment les autres. Je me bornerai à examiner
l'extrait en lui-même.
Mme Necker , douée d'un esprit très-cultivé, et remplie
d'une véritable passion pour les lettres , rassemblait dans
son opulente maison , plusieurs des écrivains les plus
célèbres de son tems ; Buffon et Thomas figuraient principalement
dans cette réunion . Mme Necker avait pour
tous les deux une admiration profonde , respectueuse
et tendre ; elle les mettait au-dessus de tout le reste .
des hommes ; mais elle admettait entre eux une inégalité
qu'elle exprimait ainsi : Thomas est l'homme de
son siècle ; Buffon est l'homme de tous les siècles. En
général , les femmes jugent les auteurs et les livres avec
leurs affections plutôt qu'avec leur goût et leurs lumières
: l'écrivain qu'elles aiment le mieux , est le meilAOUT
1808 . 317
leur des écrivains. Cette préférence , souvent injuste en
elle-même , entraîne nécessairement des exclusions et
des répugnances plus injustes encore. Buffon et même
Thomas n'aimaient point Voltaire ; par conséquent Me
Necker ne l'aime pas non plus ; elle juge son caractère
et ses ouvrages avec une excessive sévérité , et l'on
peut croire que lorsqu'elle proposa la première de lui
élever une statue , elle céda moins à un mouvement
de véritable enthousiasme pour ce grand homme , qu'au
désir de mêler son nom à une chose d'éclat. Elle n'épousait
pas seulement les intérêts de rivalité et les sentimens
d'aversion de ses deux amis ; elle adoptait encore
leurs pensées ; elle se les appropriait et les commentait
en cent façons : elles devenaient la base de sa doctrine
en morale ou en littérature . Buffon avait pour systême
qu'on peut à peu près tout ce qu'on veut fortement
que le génie n'est autre chose qu'une application profonde
et persévérante , et que par conséquent il faut
sans cesse diriger vers un objet unique toute son attention
, toutes les forces de son esprit . Cette maxime qu'il
mettait en pratique au point de rester étranger à toutes
les choses de littérature qui n'avaient pas un rapport
direct avec ses travaux et d'ignorer même en quoi
consistaient les premières règles de notre versification ,
cette maxime est répétée , retournée dans le livre de
Mme Necker en autant de manières qu'une pensée peut
l'être ; et les formes ne sont ni assez variées , ni assez
piquantes pour déguiser la monotone identité du fond .
Mme Necker fait un abus continuel d'images et de
comparaisons ; elle ne dissimule point sa prédilection
pour ce genre d'esprit et de style. Saisir des rapports
justes , quoique éloignés , entre deux idées , lui paraît
la chose la plus facile et la moins désirable ; mais marquer
la relation apparente qui existe entre un objet
métaphysique et un objet matériel , est pour elle la
plus belle opération de l'esprit humain et le véritable
secret de l'art d'écrire en un mot , elle préfère de
beaucoup une image nouvelle à une idée neuve , c'està-
dire rien ou presque rien à quelque chose. Elle avait
probablement puisé cet amour du style figuré et métaphorique
dans son admiration passionnée pour Thō318
MERCURE DE FRANCE ,
mas , dont le principal vice , comme écrivain , est de
transporter avec profusion dans la langue de l'éloquence
et de la philosophie , des expressions et des images
empruntées à la langue des arts , et à celle des sciences
mathématiques et naturelles . Mais , comme il arrive à
tous les imitateurs , Mme Necker outre beaucoup les
défauts de son modèle. Thomas manquait de naturel
mais non pas de clarté ; Mme Necker est à la fois affectée
et obscure. Aurait - elle pu comprendre elle- inême
deux jours après l'avoir écrite , cette pensée que je vais
transcrire ? «< Deux puissances reconnues maintiennent
>> l'équilibre de cet Univers , dont l'une attire sans cesse
>> vers un centre commun des corps qu'une impulsion
» puissante met en mouvement , et qui ont besoin de
>> ce mouvement pour ne pas se réunir dans une masse
» inerte , mais qui cependant s'écarteraient du centré
» et renverseraient l'ordre des choses , s'ils n'étaient pas
>> retenus par cette force toujours puissante , quoique
» son action ne soit pas toujours apparente. Un des
>> avantages de cette vue générale est de pouvoir ré-
» former nos plans imparfaits par les plans parfaits que,
»> nous avons devant les yeux ; et , sans aller plus loin ,
>> cette comparaison fournirait des réflexions bien utiles
>> aux corps constituans. » Qu'est- ce que Voltaire aurait
dit de ce style , lui qui appelait du galithomas le style
physico- métaphysique de l'ami de Me Necker ? Elle a
nombre de pensées de cette obscurité- là beaucoup
aussi sont fort claires et le sont trop ; cela arrive souvent
aux gens en qui l'obscurité ne vient pas de la profondeur
, mais de la difficulté d'être clair ou de l'envie
de ne pas l'être. Pour parler figurément , comme Me
Necker , ce sont des ruisseaux dont on ne voit pas le
fond , parce qu'on en a troublé l'eau ; dès qu'elle est
reposée , on s'aperçoit qu'il n'y a pas de quoi se baigner
le bout des pieds.
Mme Necker s'est donné la peine d'écrire cette phrase :
« Une légère contrariété dérange la tête d'un homme
» de génie , comme un grain de sable tourmente sa
» machine et la détruit enfin . » Elle n'avait donc pas
Ju , ou bien elle avait oublié ce que Pascal a dit si
énergiquement du petit grain de sable qui se mit ilans
AOUT 1808. 319
l'urètre de Cromwel. Elle avait donc oublié que ce
profond penseur avait dit aussi en parlant du plus
grand homme du monde : « Ne vous étonnez pas s'il ne
» raisonne pas bien à présent ; une mouche bourdonne
» à ses oreilles ; c'en est assez pour le rendre incapable
» de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la
» vérité , chassez cet animal qui tient sa raison en échec ,
» et trouble cette puissante intelligence qui gouverne
» les villes et les royaumes . » Ce n'est point assez pour
Mme Necker de répéter , en les affaiblissant , des pensées
consacrées et devenues proverbiales ; elle répète aussi
les siennes , comme pour les dédommager de ce qu'elles
ne feront point la même fortune. Mais ce reproche
s'adresse beaucoup moins à elle qui était bien la maîtresse
d'écrire plusieurs fois une même chose sur des
manuscrits qu'elle ne destinait point à l'impression ,
qu'à ses éditeurs et particuliérement au second dont
l'attention portant sur un objet de bien moindre étendue ,
ne devait pas laisser passer des répétitions qui n'ont
point échappé à celle de son lecteur. S'il veut se convaincre
de ce que j'avance, qu'il rapproche entr'elles , par
exemple , les pages 109 et 176 ; 162 et 180 ; et il s'apercevra
qu'elles contiennent les mêmes pensées , sans la plus
légère différence d'expressions . Il a divisé son recueil en
pensées et traits , pensées et souvenirs , et fragmens de
correspondance : cette division est inutile et chimérique
du moins quant aux deux premières parties , puisqu'elles
contiennent des choses de nature absolument semblable ,
et quelquefois les mêmes choses . Enfin , je reprocherai
au nouvel éditeur de n'avoir pas même pris la peine de
composer l'avertissement qui précède l'ouvrage , et de
l'avoir tiré presque entier d'un article sur la première.
partie des Mélanges de Mme Necker qui fut inséré dans
la Décade , page 81 du 1er trimestre de l'an VII. Il voit
que je circonstancie les faits et que je ne l'accusse point
vaguement. J'ajouterai, aux dépens de qui de droit, que
le livre est fort mal imprimé. On y lit cette phrase ainsi
orthographiée : « M. de Salincourt disait en voyant
» brûler sa bibliothèque je n'aurais guères profité de
» mes livres , si je ne savait pas les perdre. » Cette der
nière faute n'est que de typographie , elle ne tire point à
520 MERCURE De France ,
2
conséquence ; la première peut induire en erreur sur un
fait. Ce n'est point M. de Salincourt , mais bien M. de
Valincourt , ami de Racine et de Boileau , chargé après
leur mort de continuer l'histoire du roi , qui vit brûler
en 1726 sa maison de Saint- Cloud , et tint le propos
que rapporte Mme Necker. Sans doute on doit des encouragemens
au jeune libraire dont l'activité et la confiance
semblent seules aujourd'hui imprimer quelque
mouvement au commerce de la librairie ; mais il est
tems de l'engager sérieusement , pour l'intérêt de tous et
principalement pour le sien , à mieux choisir désormais
ses ouvrages et ses éditeurs . Le scandale des éditions mal
faites est à son comble , et le public instruit en est justement
révolté.
Je reviens à Mme Necker . Quels que fussent les défauts
de son esprit et de son style , il n'est point rare de
rencontrer dans ses Mélanges des pensées remarquables
par la justesse , la profondeur et le véritable éclat : on
y trouve aussi des mots piquans échappés à l'imagination
ou fournis par la mémoire des hommes d'esprit
dont elle vivait entourée. Je demande la permission de
citer ici quelques-unes de ces pensées et de ces mots :
<«< Les systêmes ne sont pas dangereux pour les bons
>> esprits c'est un fleuret dont ils s'amusent dans la
>>> chambre , et qu'ils changent contre une véritable épée
>> au milieu du combat. -La vertu la plus pure doit être
>> quelquefois victime sur la terre , comme on préférait
>> les animaux sans tache pour les immoler sur l'autel.
>> Il faut garder son énergie pour les opinions essentielles .
>> - Marmontel , étant en Hollande , y parlait beaucoup
>> detolérance . Pourquoi insistez -vous tant, lui dit-on , sur
» la tolérance , dans un moment où tout le monde est
>> tolérant? C'est , répliqua - t- il , qu'il faut travailler aux
» digues , quand les eaux sont basses.-Quand Thomas
>> eut peint les malheurs qui environnent la gloire , on
» lui écrivait : vous nous envoyez à la gloire comme à
» l'échafaud . L'argent est un sujet d'inquiétude pour
>> certaines gens ; mais c'est en intervertir l'usage : car
» l'emploi le plus utile qu'on en puisse faire , après
» celui de la bienfaisance , est de nous garantir des
>> agitations de la vie. Il ne faut donc pas qu'il en soit
-
>> l'effet ,
AOUT 1808. 521
» l'effet , mais le remède.-M. Dubucq disait que l'amour
>> est un état de guerre ; c'est pour cela que tous les
>>> termes en sont militaires : vaincu , vainqueur , chatne
» conquéte , etc. On racontait à M. Borda , que
>> fameux Struensée avait avoué , dans son interroga-
>> toire , ses liaisons avec la reine de Danemarck, Un
» Français , dit M. Borda , l'aurait dit à tout le monde,
» et ne l'aurait avoué à personne. -M. Dubucq vantait
>> beaucoup l'esprit d'un homme avec qui il venait de
» s'entretenir pour la première fois . On lui prouva que
» c'était un sot. Ce n'est pas ma faute , dit-il , s'il n'a
» de provisions que pour un jour. Le cardinal de
>> Fleury refusait une place à un jeune homme , et disait
» à son père : Soyez tranquille , si vous lui manquez , je
» le protégerai. En ce cas , répondit-il , je le recom-
» mande à votre Éternité. » que
-
A tout prendre , le volume vaut la peine d'être lu ;
mais je crois qu'il pourrait être meilleur , et je suis sûr
qu'il pourrait être mieux fait. AUGER.
LA
-
HISTOIRE des guerres civiles de la République romaine,
traduite du texte grec d'APPIEN , d'Alexandrie ; par
J. J. COMBES-DAUNOUS , ex-législateur , et membre
de quelques Sociétés littéraires. Trois vol . in- 8° .
-A Paris , chez Lenormant , impr. - libr . , rue des
Prêtres-Saint-Germain - l'Auxerrois , n° 17 ; et à la
Librairie stéréotype , chez H. Nicolle, rue des Petits-
Augustins , n° 15.
LES événemens que la traduction de cette Histoire
nous rappellent , ont tellement assiégé notre mémoire ,
pendant le cours de l'éducation première que nous avons
reçue de nos maîtres , et de la seconde que chacun de
nous s'est donnée à lui-même , ils sont une si grande
partie de nos études et de nos réflexions , que c'est maintenant
pour nous une matière épuisée , et une espèce
de lieu commun . Mais les Romains ne se lassaient pas
de les lire. Ils les dévoraient dans Salluste , Tite- Live ,
les Commentaires de César , Paterculus ; ils étaient flats
X
522
MERCURE
DE
FRANCE
,
pas
"
tés que Plutarque , Appien , Dion- Cassius les fissent revivre
dans la langue de ces Grecs dont ils avaient conquis
jusqu'à la littérature . Ce n'est pas qu'Appien , fort
supérieur à Dion- Cassius , soit de la force de Plutarque
et des autres historiens que nous venons de citer : son
style a peu d'éloquence et de mouvement. Il est diffus ,
traînant : mais il a de la méthode et de la clarté. Il y
a dans l'ouvrage d'Appien une lacune qui s'étend depuis
les proscriptions des triumvirs jusques à la bataille d'Actium
. M. Combes- Dauuous , son traducteur , s'est servi de
Plutarque pour la remplir , et a mis à contribution la
Vie d'Antoine de ce célèbre biographe. Appien n'est
toujours d'accord sur les faits et leurs conséquences avec
Paterculus et Tile-Live ; et c'est un désavantage pour
lui , parce que ces deux historiens étant plus près du
tems où les événemens qu'ils retracent se sont passés .
ont dû moins les aitérer qu'un auteur grec qui d'ailleurs
écrivait avec les préjugés de sa nation ; mais quand il
se trouve en contradiction avec César , dans ses Commentaires
sur la guerre civile , et avec Cicéron , dans
ses Lettres , le désavantage est bien plus grand ; car il
est impossible que l'on n'accorde pas plus de créance
à César et à Cicéron qui ont été acteurs dans ces scènes
fameuses , qu'à Appien qui les raconte deux cents ans
après , et qui , vivant sous Adrien , a quelque intérêt à
en pallier l'atrocité , pour ne pas déplaire à un des successeurs
d'Octave . M. Combes relève plusieurs de ces
contradictions avec assez d'impartialité mais il y en
a beaucoup qu'il passe sous silence. Les notes où il se
livre à cette discussion , sont savantes et instructives .
Quant à sa traduction , nous la croyons fidelle. Nous
aurions seulement désiré qu'il eût donné à son style
plus de conleur et d'élégance , et que dans une narration
de faits qui sont presque toujours d'un ordre élevé ,
il ne se fût pas permis des expressions basses et des locutions
populaires et proverbiales , comme , par exemple ,
il fallait en découdre , lorsqu'il s'agit d'annoncer une
bataille dont le sort pouvait être décisif et pour les
vainqueurs et pour les vaincus . Il faut toujours mettre
de la dignité dans son style , si l'on veut être lu avec
intérêt. Cela était d'autant plus facile à M. Combes , que
t
AOUT 1808 . 523
quand la matière le comporte , et que son auteur paraît
mieux sentir l'importance de ce qu'il écrit ( ce qui'
d'ailleurs n'arrive pas souvent à Appien ) , le traducteur
soigne alors davantage sa diction . Nous allons en
donner la preuve par deux morceaux que nous croyons
devoir faire plaisir au lecteur. Le premier est une préparation
à la bataille de Pharsale. Dans cette espèce
d'exorde , Appien , qui paraît alors plus éloquent qu'à
lui n'appartient , a l'air de promener ses yeux et sa
pensée sur les deux armées et de Pompée et de César ,
et de lire sur le front et dans les regards des soldats
des deux partis les accablantes réflexions dont leur ame
est la proie. Ecoutons Appien , c'est-à-dire son traducteur
:
« Lorsque tout fut prêt des deux côtés , on resta
» long- tems immobile et dans un profond silence. On
» hésitait , on craignait encore ; on se regardait récipro-
» quement , ne sachant qui commencerait la charge.
"
"
» Des sentimens de commisération entrèrent dans le
» coeur du plus grand nombre ; car on n'avait jamais
» vu des troupes romaines si nombreuses partageant le
» même danger. On déplora l'usage que tant de braves
» allaient faire de leur valeur , sur -tout en réfléchissant
» que c'étaient des Romains qui allaient combattre'
» contre des Romains. A l'approche du moment criti-
» que , l'ambition , qui avait jusqu'alors enflammé
» aveuglé toutes les ames ; s'éteignit et fit place à la ter-
» reur, Le bon sens imposa silence à la vaine passion de
» la gloire ; il mesura le danger, il en approfondit la
>> cause. Ou ne vit que deux citoyens qui disputaient
>> entr'eux à qui aurait la première place , qui , pour
>> cela , s'exposaient à perdre eux-mêmes la vie , à'ne
» pouvoir plus rester , après leur défaite , même dans le
>> rang des derniers citoyens , et qui compromettaient en
» même tems un très-grand nombre de gens de bien
» pour leur querelle. On se rappelait qu'ils avaient été
>> autrefois amis , alliés par des relations domestiques ;
» que c'était par un commerce réciproque de bons
» offices , qu'ils avaient étendu leur crédit et agrandi
» leur influence ; tandis que , dans ce moment , ils
» avaient le glaive tiré l'un contre l'autre , entraînant
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
>>
» dans la même impiété , ` dans le même sacrilége , les
>> deux armées qu'ils commandaient , dont les soldats
appartenaient à la même nation , à la même cité , à la
» même tribu , à la même famille , et dont même quel-
» ques-uns étaient frères ; car cette circonstance ne man-
» qua point à l'horreur de cette bataille. Il était dans
>> l'ordre qu'un combat qu'allaient se livrer deux armées si
» nombreuses de la même nation , fût signalé par des évé-
>> nemens inouis. En y songeant l'un et l'autre , les deux
>> chefs se sentirent émus d'un repentir qui alors ne pou-
>> vait plus rien produire; et chacun d'eux , en réfléchissant
» que les résultats de cette journée allaient le rendre le
>> premier ou le dernier des mortels , rougissait d'avoir
» engagé la querelle . On prétend qu'ils s'attendrirent
>> l'un et l'autre jusqu'à répandre des larmes . »
L'éloquence de ce morceau ne consiste pas dans le
choix des expressions et dans l'entraînante rapidité des
mouvemens oratoires. Ici tout est calme , réfléchi : c'est
l'éloquence de la pensée , c'est celle de l'histoire , du
moins telle que l'écrivent les anciens ; car il s'en faut
qu'on trouve beaucoup de pages de cette force dans les
historiens modernes qui ne fixent notre attention que
par l'importance des faits qu'ils racontent , et ne cherchent
jamais à la captiver , en nous mettant dans la
confidence de leurs sentimens et de leurs réflexions .
Le second morceau que nous allons transcrire , est
d'un tout autre genre . C'est un de ces discours que les
anciens mettent dans la bouche des personnages dans les
momens les plus intéressans des scènes historiques , soit
que ces personnages ( ce qui est difficile à croire ) aient
réellement prononcé ces discours , soit que l'historien
parle pour eux. Les triumvirs , à ce que raconte
Appien , peu contens de proscrire les hommes et de
s'emparer de leurs biens , voulurent aussi taxer les femmes
, et les faire contribuer aux besoins de la guerre ;
et de quelle guerre encore ? de celle qui les privait de
leurs pères , de leurs frères , de leurs époux , s'égorgeant
les uns les autres. Quatorze cents de ces dames romaines
les plus distinguées par leur fortune , furent soumises
à une cottisation arbitrairement ordonnée. Elles
jugèrent convenable d'implorer le secours des femmes
AOUT 1808 . 325
qui appartenaient aux familles des triumvirs . Elles furent
accueillies par la soeur d'Octave et la mère d'Antoine ;
mais Fulvie , sa femme , leur fit ignominieusement fermer
sa porte , injure qui les souleva d'indignation . Elles
se rendirent au Forum , et fendant la presse du peuple ,
écartant les gardes , elles vinrent se placer auprès de la
tribune aux harangues. Hortensia , fille de l'orateur
consul , Hortensius , et qui sans doute avait hérité de
l'éloquence de ce digne rival de Cicéron , avait été choisie
pour porter la parole. Nous passerons la première
partie de son discours qui est un peu vague , et nous ne
citerons que la seconde..
<< Pourquoi voulez - vous nous mettre à contribution ,
» lorsque nous ne participons ni aux magistratures , ni
» aux honneurs , ni aux commandemens de province ,
» ni à ces fonctions quelconques du gouvetnement que
» vous disputez entre vous au prix de tant de calamités ?
>> parce que vous avez , dites-vous , à faire la guerre ? Et
» quels ont été les tems où la République n'a pas eu des
» ennemis à combattre ? Et à l'occasion de quelle guerre
"
les femmes ont- elles été mises à contribution , elles ,
» que leur sexe sépare des hommes sous les rapports
» politiques ? Une fois seulement nos mères , s'élevant
» au-dessus d'elles- mêmes contribuèrent aux besoins
» publics , lorsque réduits à l'extrémité par les Cartha-
» ginois , vous courûtes les plus grands dangers pour
» tous les pays de votre domination , et pour Rome ,
» même ; mais elles n'offrirent alors qu'une contribu-
>> tion spontanéc et volontaire ; mais ce ne fut ni aux
» dépens de leurs terres , ni aux dépens de leurs do-
>> maines , ni aux dépens de leurs dots , ni aux dépens
» de leurs maisons , toutes choses sans lesquelles les
» femmes de condition libre ne sauraient subsister. Ce
>> ne fut qu'aux dépens de leurs ornemens domestiques ,
» sans appréciation préalable , sans avoir à craindre ni
» délateurs , ni accusateurs , sans avoir à redouter ni
>> contrainte , ni violence ; ce ne fut que d'après l'im-
>> pulsion de leur bon plaisir. Or , avez-vous aujourd'hui
» de quoi vous alarmer sur le compte de l'Empire
» romain ou de la patrie ? Ayez à combattre ou les
» Gaulois ou les Parthes , et vous verrez que dans l'inté
»
326 MERCURE DE FRANCE ,
» rêt du salut commun , nous ne le céderons point à nos
» mères. Mais aux dieux ne plaise que , pour une guerre
>> civile , nous nous mettions à contribution , que nous
» vous fournissions aucuns secours lorsque vous allez
» vous faire la guerre les uns aux autres ! nous n'en
» avons fourni aucun à César ni à Pompée ; Marius
»> ne nous en imposa pas la nécessité; Cinna ne songea
» pas à nous y contraindre , ni même Sylla qui fut le
» tyran de sa patrie , tandis que vous prétendez n'avoir
»pour but que d'y rétablir le bon ordre. >> Appien
ajoute que les triumvirs donnèrent aux licteurs l'ordre
d'éloigner ces femmes de la tribune et de les chasser ;
qu'il s'éleva alors un grand tumulte ; que les licteurs
n'osèrent pas exécuter l'ordre des triumvirs , et que ces
derniers se levèrent et ajournèrent le peuple au lendemain.
Ce fait , qui n'est rapporté que par Appien , est
remarquable. On aime à voir des monstres trembler devant
un sexe qui n'a de force que sa faiblesse , et la
fille d'Hortensius faire pour un moment triompher la
cause de ses illustres clientes dans ce même Forumi où
son père avait disputé et quelquefois ravi à Cicéron la
palme de Féloquence.
M.
INSTRUCTION sur les moyens de suppléer le sucre dans
les principaux usages qu'on en fait pour la médecine
et l'économie domestique ; par M.PARMENTIER, membre
de la Légion d'Honneur et de l'Institut de France.
-Brochure in- 8° de 96 pages. - Chez Méquignon
aîné , libraire , rue de l'Ecole de Médecine .
QUELQUES étrangers prétendent qu'il n'y a point
d'esprit public en France. Si par esprit public , ils en-
> tendent cet égoïsme national qui donne une préférence
exclusive à tout ce qui est du pays ; cet entêtement mercantile
qui attache plus de prix aux grossiers produits
indigènes , qu'aux plus utiles productions exotiques ;
cet orgueil aveugle qui s'astreint aux privations par
mépris pour l'industrie étrangère ; cette morgue inhospitalière
repoussant tout ce qui n'est pas né dans le
AOUT 1808 . 327
même climat ; cette sotte prévention traitant de barbares
les hommes letirés qui parlent une autre langue;
la France assurément est dépourvue d'esprit public . Mais
si l'on doit entendre par ce mot le civisme inué , cette
opinion générale qui commande les plus grands efforts ,
pour soutenir l'honneur du nom français , cet amour
inépuisable et ce courage opiniâtre secondant les vues
du chef habile qui règle les destinées de l'Europe , cette
confiance inaltérable , universelle , absolue , consentant
aux plus nombreux sacrifices pour assurer la paix et
la prospérité , la France possède le véritable esprit
public.
C'est cet esprit libéral qui inspire le gémie des savans
et les reud cosmopolites , dans la seule intention
d'enrichir leur patrie du fruit de leurs recherches ;
mais lorsqu'une puissance ennemie refuse l'échange de
lumières et de bienfaits qu'ils lui offrent , ce même
e prit public leur ouvre de nouvelles sources et force
la nature à livrer à l'industrie agricole ou manufacturière
les trésors qu'elle n'avait offerts jusqu'alors que
dans les contrées lointaines . Tel est le but où tendent
maintenant les naturalistes , les physiciens et les ' chimistes
français. Les uns veulent acclimater le colon ou
multiplier les végétaux textiles ; d'autres essayent à
suppleer le thé , le café , la cochenille , l'indigo ; ceuxci
veulent retirer le sucre de la pomme ou du raisin .
Nous affranchir du tribut honteux que nous avons
payé long-tems à la cupidité insulaire , est le voeu qu'ils
forment tous , et la considération générale qui récompense
leurs travaux, est la preuve la plus sûre de l'existence
de l'esprit public .
Depuis trente ans , M. Parmentier avait annoncé la
possibilité d'extraire de plusieurs racines , de plusieurs
fraits et sur-tout du raisin , une matière sucrée propre
à remplacer la cassonade ; mais la facilité avec laquelle
nous retirions des colonies le sucre de canne préférable
à tout autre , lui fit ajouter peu d'importance à ce supplément
indigène. Depuis ce tems M. Achard , chimiste
de Berlin , prouva que la betterave ( bela- vulgaris ) pouvait
fournir une grande quantité de sucre. On répéta
en France les expériences de Prusse ; elles ne doninèrent
2
328 MERCURE DE FRANCE
pas un résultat satisfaisant. On fit d'heureux essais sur
les érables , les carottes ; et M. Parmentier lui-même
obtint du sucre cristallisé de la tige du maïs : mais toutes
ces tentatives parurent plus curieuses qu'utiles et l'on
aurait cessé sans doute de s'occuper de semblables recherches
, si le commerce des îles n'avait point reçu
d'entraves. Dès que l'on eut la crainte de ne pouvoir
tirer d'Amérique ou du Levant une quantité de sucre
égale aux besoins du Continent , on interrogea de nouveau
les savans. M. Pully , chimiste italien , naturalisé
français , et M. Proust , chimiste français , naturalisé
espagnol , appelèrent l'attention publique sur la matière
sucrée du raisin et publièrent à ce sujet des notices
intéressantes . Le Journal de physique nous apprit
que M. Proust avait fait à Madrid de la cassonade de
raisin d'une saveur sucrée franche et analogue à celle
del'arundo saccharifera . Ce succès excita l'émulation des
Français. M.Cadet-de-Vaux indiqua les moyens d'obtenir
de la pomme un sirop fort utile dans les usages domestiques
, et M. Parmentier reprit ses anciens travaux sur
la matière sucrée des végétaux . Il s'appliqua sur-tont
au raisin et rédigea l'instruction que nous analysons
en ce moment . Ce savant philantrope ne se borna pas
au simple exposé du procédé par lequel on retire le
sucre du raisin du Midi , il entre dans le détail de
toutes les préparations qui peuvent conserver au moût
sa propriété sucrée dans les provinces méridionales et
dans le nord . Il présente la meilleure manière de prépa
rer le rob et le sirop des raisins nouveaux ou secs ;
il enseigne une excellente méthode pour faire la conserve
de raisin ou raisiné et vin cuit ; enfin , il fait connaître
toutes les applications utiles que peuvent recevoir
ces préparations , soit pour améliorer les vins de
crù médiocre , soit pour remplacer le sucre cristallisé
dans la médecine et dans les usages domestiques .
L'époque à laquelle paraît l'instruction que nous donne
M. Parmentier , est on ne peut plus favorable : les
vignes sont partout chargées de raisin , partout on
éprouve le besoin de suppléer le sucre , et l'active prévoyance
de S. Ex. le Ministre de l'intérieur , n'a laissé
aucun département dans l'ignorance des moyens que
AOUT 1808. 329
་
t
la science offre à l'économie. Il n'existe donc plus d'obstacles
, si ce n'est cette routine indolente qui résiste
à toute innovation lors même que son utilité est évidente.
Espérons que la confiance due aux conseils d'un
savant dont tous les travaux ont pour objet le bien
public , triomphera de cette force d'inertie , enrichira
le commerce d'une nouvelle branche lucrative , et
prouvera aux ennemis de la France qu'elle peut se
suffire à elle-même en trouvant sur son sol , un superflu
que l'habitude a rendu nécessaire. C. L. CADET .
VARIÉTÉS.
NECROLOGIE. La mort vient d'enlever aux arts M. François-
Marie Neveu , professeur de dessin à l'Ecole polytechnique.
Il naquit à Paris le 8 décembre 1756 ; il y est décédé le 7
août 1808.
Il fit les meilleures études au collège de Mazarin. Aucun
des arts qui parlent à l'imagination ne lui fut étranger ; mais
la peinture fut celui qui le captiva le plus. Le talent qu'il
avait acquis dans cette partie, et sur-tout son élocution vive et
facile , le firent distinguer de bonne heure parmi ceux qui
couraient la même carrière , et lui méritèrent des places honorables
. Dès l'âge de vingt-huit ans , il fut employé par le
gouvernement , soit à la Bibliothèque royale , dans la partie
du dessin , soit à la commission des travaux publics , en
qualité de secrétaire - général , soit comme commissaire en
Allemagne , pour y recueillir les ouvrages relatifs à son art ,
et même les ouvrages relatifs à la littérature à laquelle il
consacrait le tems qu'il dérobait à la peinture .
Il acquit dans cette mission des connaissances minéralogiques
fort étendues , et y fit des observations qu'il avait le
projet de mettre au jour.
Nommé professeur de dessin à l'Ecole polytechnique au
moment de sa fondation , il y a fait preuve du plus grand
talent , par la manière claire et brillante dont il enseignait ,
par
les principes qu'il y professait , et par les leçons insérées
dans les journaux de l'Ecole .
Ses rivaux ne
La jalousie n'eut aucune prise sur son ame.
recurent jamais de plus grands ni de plus sincères éloges
que de lui.
330
9
MERCURE DE FRANCE ,
i
"
Ses ouvrages annoncent qu'il joignait une grande facilité
à une conception vive. Ses paysages sont remarquables par
la fraîcheur du coloris , et la vérité des lointains . Ses études
sont pittoresques et ses dessins originaux ; ´en général toutes
ses productions portent l'empreinte de la sensibilité .
Ses qualites et ses talens fui attirerent beaucoup d'amis ,
parmi lesquels il s'honorait de compter le ministre d'Etat
directeur- général de l'Ecole polytechnique , et le president
du Corps- Législatif , ainsi que des savans distingues.
Les dernières années de sa vie ont coulé rapidement dans
une union douce et calme qui l'arracha aux sociétés
bruyantes dont il faisait le charme dans sa jeunesse .
Sa vie entière fut celle d'un homme de bien , religieux
sans excès , bon parent , bon ami : ses derniers momens ont
été ceux d'un tendre époux et d'un excellent père.
La mort l'a séparé d'une femme aimable et de deux
enfans , auxquels il ne laisse pour héritage que son nom et
les services qu'il a rendus au gouvernement.
Voici le discours que M. de Vernon , colonel du génie
directeur des études de l'Ecole polytechnique , a prononcé
le jour des funérailles de M. Neveu :
༈ *
« MESSIEURS , tel guerrier , au champ d'honneur , calcule les effets terribles
qui amènent la destruction des hommes avec le sang- froid et la
tranquillité d'ame qui caractérisent le vrai courage , et ne peut cependent
approcher la tombe de son ami sans verser des larmes .
» Eh ! Messieurs , c'est la position oùཟོསn་ ous nous trouvons aujourd'hui.
En jetant les yeux sur cette honorable Assemblée, je ne vois que des savans
affligés , des guerriers émus , et une nombreuse jeunesse plongée dans la
consternation .
"
» Je me représente les profonds regrets du Gouverneur de l'Ecole impériale
polytechnique ...... Je quitte , il y a quelques instans , une veuve
inconsolable.
A :
*
» François-Marie Neveu fut choisi , lors de la fondation de l'Ecole
impériale polytechnique , pour y être preinier instituteur dans les arts
du dessin .
--
» Sa réputation , ses talens motivèrent et justifiaient ce choix ; plusieurs
de ses discours , plusieurs de ses leçons écrites orneut le Journal de
P'Ecole et prouvent l'étendue et la justesse de ses vues . On n'oubliera
jamais à l'Ecole celui qui sut y créer cette partie de l'enseignement ; on
n'oubliera pas la facilité et la grâce de son elocution , son excellente
méthode de démontrer , son zèle pour les progrès des élèves . » Le
premier
talent d'un instituteur
est de faire aimer la science ou
l'art qu'il professe
; le second , inséparable
du premier
peut -être , est
de se faire aimet lui- même : Qui jamais les posséda mieux que François-
Marie Neveu ! Il a rempli pendant
douze ans ces fonctions
honorables
;
AOUT 1808 . 331
१
respecté , aimé des élèves ; estimé , chéri des chefs de l'Ecole , de ses
collègues , et plus particulièrement de ses collaborateurs dont il s'était
fait autant d'amis .
» Sincérement et profondément religieux , saps faiblesse , il pensait que
la croyance en des vérités incompréhensibles était faite pour agrandir
* l'imagination ; ses talens étaient vivifiés par son ame ardente , élevée ;
ses moeurs étaient douces et simples ; il fit le bonheur d'une épouse qui
a la douleur de lui survivre ; il était cher à ses amis..... Faut-il que cet
excellent homme succombe à 50 ans sous une cruelle maladie , dont les
lents progrès l'ont consumé insensiblement !
» Hélas ! j'ai été le témoin habituel de ses longues souffrances ; il les
supportait patiemment , et souvent les dissimuſait pour nous rassurer.
Maintenant il ne souffre plus , et les douleurs sont pour nous .
» J'aurais désiré que ce dernier tribut , pour être plus digne de celui
auquel il s'adresse , lui fût payé par une autre bouche que la mienne :
à défaut d'éloquence je lui offre des pleurs et la douleur d'un ami. Conservons
et honorons sa mémoire ; c'est celle d'un homme à grands talens
et d'un homme de bien . Heureux qui peut en laisser une semblable ! ...»
NOUVELLES POLITIQUES.
-
( EXTÉRIEUR . )
TURQUIE . Constantinople , le 28 Juin.-M. de la Tour-
Maubourg , actuellement chargé d'affaires de France près
la Sublime- Porte , a reçu , le 17 de ce mois , de sa cour , un
courier extraordinaire , qui lui apportait la nouvelle des
nouveaux changemens arrivés en Espagne ; il a été de suite
en donner la communication officielle au divan.
-
M. le marquis d'Almenara , envoyé espagnol près la
Sublime-Porte , fait ses préparatifs de départ .
RUSSIE. Pétersbourg , le 8 Juillet. On a pris des
mesures si efficaces pour garantir les ports de Cronstadt et
d'Archangel de toute attaque de la part des Anglais , que
l'Empereur a cru devoir en témoigner sa satisfaction aux
directeurs des travaux d'une manière distinguće .
-Les Anglais se montrent quelquefois devant Revel ,
mais c'est à quoi se borne toute leur entreprise. Non-seulement
cette ville n'a point essuyé un bombardement , comme
le disent les gazettes allemandes , mais elle n'en a jamais
craint.
332 MERCURE DE FRANCE ,
-
- -
— -
DANEMARCK. Copenhague , le 26 Juillet. Les auteurs
et signataires de la capitulation de Copenhague , qui fat
conclue l'année dernière avec les Anglais , ont été traduits
devant un conseil de guerre , ainsi qu'on l'a déjà dit . Ce
grand procès sera incessamment jugé. Le procureur du roi
a remis un acte d'accusation contre les généraux Peymann ,
Bielefeld et Gedde. Ces deux derniers ont été aussitôt renfermés
dans la citadelle. Le général-major Waltersdorff est
consigné chez lui , et le lieutenant -colonel Vrigt est arrêté.
ALLEMAGNE. Vienne , le 27 Juillet. L'ordre de ne
plus admettre de bâtimens américains dans nos ports a été
expédié par la chancellerie d'Etat et transmis aux autorités
supérieures des districts maritimes par voie extraordinaire .
Il est expressément enjoint aux commandans de ne point les
admettre , lors même que les capitaines prouveraient que
le chargement des bâtimens a été fait dans un port ami ou
neutre . On veut par-là prévenir toute espèce de fraude. La
défense relative à l'admission des bâtimens anglais a été en
même tems renouvelée , et sera exécutée avec la plus grande
rigueur . L'ordonnance portant prohibition absolue de marchandises
anglaises , de quelque pays qu'elles viennent ,
paraîtra sous peu. On assure de plus que l'entrée de nos
ports va être également défendue aux pavillons siciliens ,
maltais , suédois et sardes , ces pays étant alliés de l'Angleterre.
ANGLETERRE . Londres , le 13 Juillet. Le commodore
américain Barron , commandant du Chesapeack , lors de la
fameuse rencontre avec notre vaisseau le Léopard, a été
démis du service par un conseil de guerre américain , pour
cinq ans , pour n'avoir pas pris sur son vaisseau les mesures
de défense nécessaires .
La flotte de retour de la Jamaïque est arrivée à Portsmouth
, sous le convoi de la frégate l'Arethuse.
- Le bruit court que le dey d'Alger a déclaré la guerre
aux Etats-Unis d'Amérique.
-
L'amiral Gardner croise actuellement devant le Texel ,
et l'amiral Gambier devant Brest.
Une flotte de la Chine , de 8 vaisseaux , est arrivée à
Plymouth , sous le convoi de l'Alban.
-
Les ministres s'assemblent fréquemment à Piccadilly ,
chez le duc de Portland .
-Les lettres de la Jamaïque portent que le prix du blé
s'y est élevé dans une proportion effrayante : heureusement
AOUT 1808 . 533
les autres comestibles , au lieu d'augmenter dans la même.
proportion , ont sensiblement diminué.
-
Le parlement britannique a été prorogé le 4 par une
commission royale .
-Dans le premier trimestre de 1807 les exportations
d'Angleterre se sont élevées à 6,100,000 liv . st . Dans le pre-:
mier trimestre de cette année , elles n'ont été que de
4,900,000 liv . st.
- Du 15. M. Adair , notre dernier ministre à Vienne ,
est parti pour Malte à bord de la frégate l'Hyperion . Le
chargé d'affaires ottoman Sedki-Effendi est parti à bord de
la même frégate . Ce départ annonce qu'il n'y a plus aucun
espoir d'accommodement
avec la Porte -Ottomane ; mais le ,
ministère , pour calmer les inquiétudes du public , fait répandre
le bruit que M. Adair doit se présenter devant les
Dardanelles pour faire des propositions à la Sublime Porte ; ,.
si tel est le but de son voyage , nous craignons bien qu'il ne
renouvelle la farce ridicule qui fut jouée il y a quinze mois
par sir Arthur Paget , et qui nous a couverts de honte aux
yeux de toute l'Europe.
Cassel , le Juillet.
29
-
ROYAUME DE Westphalie. Le
chapitre de l'abbaye de Levern , département du Weser ,
avait , après la mort de Mme de Munichhausen , son abbesse ,
élu Mme la baronne de Hagen pour lui succéder . Cette démarche
étant contraire à la teneur du décret du 5 février
dernier , S. M. a annullé la nomination , et il a été expressément
défendu au chapitre de lui donner aucune suite , ou
de procéder à une nouvelle élection , sous peine de suppression
entière du chapitre.
Du 30. Un décret royal porte ce qui suit :
Douze mille conscrits sont appelés pour l'année 1808 ,
savoir : neuf mille pour l'armée active , et trois mille pour
la réserve ; ils seront répartis entre les départemens , conformément
aux tableaux annexés au présent décret.
Cette levée sera prise parmi les jeunes gens qui sont nés
depuis le 1er janvier 1783 jusqu'au 31 décembre 1787 .
ROYAUME DE NAPLES. Naples, le 30 Juillet. Le fils
de Cimarosa , jeune homme âgé de 19 ans , a fait entendre "
ces jours derniers , à l'église de la Piété , une musique de sa
composition pleine de verve et de choses nouvelles : elle a
été couverte d'applaudissemens . Le célèbre Paësiello , qui
était présent , a embrassé le jeune auteur avec transport , et
lui a adressé ces mots Marchez avec gloire sur les traces
de votre père , et surpassez-le , s'il est possible.
334 MERCURE DE FRANCE ,
― Du 1er Août. Hier le conseil d'Etat s'est assemblé
extraordinairement pour entendre la lecture de pièces dont
voici un extrait :
Napoléon , par la grâce de Dieu , Empereur des Français , roi d'Italie ,
protecteur de la confédération du Rhin ,
Le trône de Naples et de Sicile étant vacant par l'avénement de
notre cher et bien - aimé frère Joseph - Napoléon au trône d'Espagne et
des Indes ,
Nous avons statué et statuons les dispositions suivantes pour être
exécutées comme faisant partie du statut constitutionnel , donué à
Bayonne le 20 juin de la présente année .
Art. 1er . Notre cher et bien -aimé beau- frère le prince Joachim -NA--
poléon , grand-duc de Berg et de Clèves , est roi de Naples et de Sicile ,
à dater du 1er août 1808.
2. La couronne de Naples et de Sicile est héréditaire dans la descendance
directe , naturelle et légitime dudit prince Joachim- Napoléon ,
de måle en mâle , par ordre de primogéniture , et à l'exclusion perpétuelle
des femmes et de leur descendance.
3. Dans le cas néanmoius où notie chère et bien- aimée soeur la
princesse Caroline survivrait à son époux , elle montera sur le trône.
4. Après la mort de notre cher et bien - aimé beau-frère Joachim-
Napoléon , et de notre chère et bien aimée soeur la princesse Caroline , '
et à défaut de descendance masculine , naturelle et légitime dudit prince
Joachim-Napoléon , la couronne de Naples et de Sicile sera dévolue -¹à ›
nous et à nos héritiers et descendans mâles , naturels et légitimes ou
adoptifs . ( Et ainsi de suite dans les Maisons du roi d'Espagne , du roi '
de Hollande et du roi de Westphalie . )
Et dans le cas où le dernier roi n'aurait pas d'enfans mâles , à celui
qu'il aura désigné par son testament , soit parmi ses parens les plus
proches , soit parmi ceux qu'il jugera les plus dignes de gouverner les
Deux-Siciles .
5. Le prince Joachim - Napoléon , devenu roi des Deux- Siciles , conservera
la dignité de grand-amiral de France , laquelle restera attachée
à la couronne , tant que l'ordre de succession établi par le présent statut
subsistera.
Le présent statut constitutionnel sera enregistré aux archives du
conseil d'Etat , transcrit sur les registres des cours et tribunaux du
royaume , publié et affiché dans les lieux et selon les formes usitées..
Donné en notre palais impérial et royal de Bayonne , le 15 juillet 1808.
Signé , NAPOLEON.
Par l'Empereur ,
Le ministre secrétaire d'Etat ,
Certifié conforme ,
Le ministre secrétaire d'Etat ,
Signé , H. B. Maret.
F. RICCIARDI.
AUOT 1808. 535
DECRET ROYAL.
Joachim -Napoléon , roi des Deux-Siciles ,
Ouï le rapport de notre ministre des affaires étrangères , avons décrété
et décrétons ce qui suit .
Le titre que nous prenons en montant sur le trône des Deux- Siciles ,"
est le suivant :
Joachim-Napoléon , par la grâce de Dieu , et par la constitution
de l'Etat , roi des Deux- Siciles , grand- amiral de l'Empire , etc.
Donné à Bayonne , le 20 juillet 1808.
Signé , JOACHIM-Napoléon .
(INTÉRIEUR . )
Dijon, le 4 Août. — Les travaux du canal de la Côte-d'Or ,
suspendus en 1790 , et repris avec quelque suite en l'an X
ont été , depuis , continués sans interruption jusqu'à ce jour .
La partie la plus avancée et presque terminée, est celle qui se
trouve entre Dijon et la Saône ; l'autre , c'est-à - dire celle qui
va de Dijon à l'Yonne , n'a encore que très -peu d'ouvrag s
faits. Maintenant ces travaux reprennent une nouvelle activité
vers l'embouchure dans l'Yonne , et l'on sait que les
ouvrages d'art vont commencer entre Dijon et la Cude . Depuis
l'an X, il a été assigné 819,198 fr . pour les travaux de la
partie qui est entre Dijon et la Saône , et la loi du 16 septembre
1807 a.assigné de nouveaux fonds pour terminer le
canal dans toute son étendue . Il suffit de jeter un coup- d'oeil!
sur la carte pour se convaincre de l'importance de cet ou
vrage.
!
PARTS.Dans toutes les villes que l'Empereur visite pendant
son voyage , son passage est marqué par quelques
bienfaits . S. M. a rendu à Bayonne un décret le 12 juillet
pour faire exécuter dans plusieurs villes des travaux , dont
P'utilité égalera la magnificence.
Par ordonnance de police , la chasse sera ouverte le 1er
septembre prochain , dans le ressort de la préfecture de
police . Il est défendu de chasser avant cette époque , même
sous prétexte de tirer des hirondelles le long des rivières . Il
est également défendu de chasser dans les vignes avant que
les vendanges soient entiérement terminées .
-
L'Empereur était à Rochefort le 6 de ce mois. S. M. a
visité le port et tous les établissemens militaires et maritimes
de cette ville. Le retour à Paris de LL. MM. II. paraît trèsprochain.
-L'ambassadeur de Perse , qui excite la curiosité générale ,
est indisposé depuis deux jours , mais il n'y a rien de sérieux
536 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1808 .
dans sa maladie ; chacun se loue de l'aménité des personnes
qui composent la légation ; le neveu de l'ambassadeur particuliérement
, est un homme aimable , instruit , et montre un
grand attachement pour les Français.
- Le poëme des Trois Règnes de la Nature , par M. Delille
, paraîtra le 16 de ce mois. Onpubliera à lamême époque
la nouvelle traduction de Salluste , par M. Dureau de la´
Malle.
ANNONCES .
-
Traité de la Navigation ; par J. B. E. du Bourguet , ancien officier
de la marine , et professeur de première et seconde classes de mathématiques
au Lycée impérial ; ouvrage approuvé par l'Institut de France ,
et mis à la portée de tous les navigateurs . Un vol. grand in -4° , de
plus de 500 pages , avec tables et figures , et dans lequel la partie typo
graphique a été très- soignée . Prix , 22 fr . , et 26 fr. franc de port.
A Paris , chez l'Auteur , rue Saint- Jacques , n° 121 ; Fain , impr .- libr. ,
rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel , nº 25 ; et les principaux libraires .
Nota. MM. les Souscripteurs sont prévenus qu'ils pourront faire retirer
leurs exemplaires à dater du 16 Août , jour de la mise en vente.
-
Carte de la Finlande , gravée par Tardieu l'aîné , et dressée pour®
les Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire , de M.
Malte-Brun ; par M. P. Lapie , capitaine- ingénieur - géographe ; sur une
feuille de grand- raisin vélin , coloriée avec soin . Prix , 2 fr . , prise à
Paris , et 2 fr. 50 cent . , roulée , franche de port par la poste . A Paris ,
chez F. Buisson , libraire , rue Gilles - Coeur , nº 10 ; et chez Ch . Picquet ,
géographe , graveur de S. M. l'Empereur , quai Malaquais , nº 15.
-
Nouveau Dictionnaire grammatical , ouvrage dans lequel on trouve
la solution des difficultés que présente notre langue dans son orthographe,
sa prononciation et sa syntaxe ; par C. P. Chapsal .- Un vol . in-8° , broc .
-Prix , 5 fr. , et 6 fr . 50 cent . franc de port . A Paris , chez H. Nicolle ,
à la Librairie stéréotype , rue des Petits-Augustins , nº 15.
܂
ERRATA du Nº . 368..
Page 269 , lig. 10. Tenerorum ex oculis : ponto nox in culat atra ;
Lisez : Teucrorum ex oculis : ponto nox incubat atra.
Page 270 , lig. 26. Birunes , lisez : Biremes:
( No CCCLXX . )
( SAMEDI 20 AOUT 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE.
LE TESTAMENT DE L'AMOUR.
ALLÉGORIE .
VULCAIN des bosquets de Paphos
Avait enlevé Dionée ,
Et dans les forges de Lemnos
La retenait emprisonnée .
Du plus fort le droit rigoureux
Triompha de sa résistance : -
Un beau jour Vulcain fut heureux ,
Et l'Hymen reçut la naissance.
L'Amour l'apprend : quel déplaisir !
Un froid mortel vient le saisir.
Le mal croît ; pour ses jours on tremble:
Ah ! dit Vénus , il en mourra :
Je l'ai prévu , ces enfans- là
Ne pourront jamais vivre ensemble.
Quand il est en santé l'Amour
A l'avenir ne songe guères ;
Au moment de perdre le jour
Il veut mettre ordre à ses affaires:
Aussitôt on voit accourir
Le garde-note de Cythère .
Quel Dieu pourra le secourir ?.
DEPT
DE
5 .
LA
SEINE
338 MERCURE DE FRANCE
"
C'en est fait , l'Amour va mourir !
Il a fait venir un notaire .
Près de succomber à ses maux ,
L'Amour , entr'ouvrant sa paupière
D'une voix mourante en ces mots
Dicte sa volonté dernière :
« Par le présent acte arrêté ,
» Consenti , revu , constaté ,
>> Le tout dans la forme ordinaire ,
» J'établis la fidélité
y Ma principale légataire ,
» Et je nomine la Volupté
» Exécuteur testamentaire .
» Je lègue au Plaisir mon berceau
>> Mon patrimoine à l'Espérance ,
» Mes ailes à la Jouissauce ,
» A la Discorde mon flambeau ,
>> A la Justice mon bandeau , *
>> Et mes armes à l'Innocence ;
» Enfin , pour contenter les voeux
» Que je formé encor sur la terre ,
» Je demande que le Mystère
D Dans le fond d'un désert affreux
» Cache ma tombe solitaire ;
» Qué sur ce triste monument
>> On grave pour tout ornemcut
>> Ces mots en style lápidaire :
» Ci-git du monde le soutien ,
<» Le fléau , l'espoir ou l'envie
» Le plus grand mal, le plus grand bien;
» Un ange , un monstre , un dieu , tout, rien.
>> Ci-git l'Amour.... Adieu la vie!!! »
Il dit , et ferme ses beaux yeux .
Le soleil pâlit dans les cieux ;
Uu voile épais couvre la terre ;
Le désespoir est dans Cythère ,
Et du monde attristé les Dieux
Partagent la douleur amère ;
Enfin , dans les bras de sa mère ,
Qui voudrait avec lui mourir ,
L'Amour en accusant son frère ,
Exhale son dernier soupir.
Dans des lieux stériles , agrestes ,
Comme il l'a prescrit en pouránt ,
AOUT 1808. 559
Sur les bords glacés d'un' torrent
On dépose ses tristes restes :
Là les Jeux, les Grâces en deuil
De pleurs arrosant son cercueil ,
Attendaient la troisième aurore.
Elle naît ; spectacle enchanteur!
Ce n'est plus ce séjour d'horreur ,
Ce désert que le ciel abhorre;
C'est un vallon chéri de Flore,
Où la rose , qui vient d'éclore ,
Exhale ses douces odeurs ,
Où la nature se décore
De fruits , de feuillage et de fleurs :
Tout croît , tout s'unjt , tout fermente ,
Tout s'embrase de feux nouveaux,
Et jusque dans le sein des eaux
Circule une sève brûlante.
Bientôt dans ce riant séjour
Le plus doux miracle s'achève .:
Un mirte fleurit et s'élève
Sur cette tombe où fut l'Amour
Sous son ombrage solitaire
Daphnis et la jeune Glycère
Se livrent à d'aimables jeux ;
Dans l'innocence de leurs voeux
Une ardeur plus vive , plus tendre ,
De son charme vient les surprendre ,
Et tout à coup au milieu d'eux
Un long soupir se fait entendre.
Quel enfant paraît à leurs yeux ?
C'est lui ! ... qui pourrait s'y méprendre !...
C'est l'Amour plus brillant , plus beau,
Il sort de la nuit du tombeau :
Telle on voit l'oiseau d'Arabie
Au sein d'un bûcher parfumé
Puiser une nouvelle vie
Dans les feux qui l'ont consumé.
M. DE JOUY.
1
LE BIBLIOTHÉCAIRE .
ÉPIGRAMME.
ON nomme bibliothécaire
Damis aussi vain qu'ignorant ;
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Dans cet emploi que peut-il faire ?
Demandait partout un plaisant :
Quoi ! dit en secouant la nuque ,
Certain vieillard très -étonné ,
Eh ! n'est-ce pas par un eunuque
Que le sérail est gouverné ?
L. B ..... ( de Brest. )
ENIGME .
Traduction d'une Enigme grecque , insérée au Recueil des Enigmes
publiées par Cléobuline , fille de Cléobule , l'un des sept sages de
la Grèce , l'an 660 avant J. C.
Je suis mère de douze enfans ,
Et chacun d'eux en a soixante :
Trente d'entre eux sont enfans blancs ,
Sont enfans noirs les autres trente .
Vivant et mourant tour tour ,
Alors que l'un fuit l'autre accourt.
S .....
LOGOGRIPHE.
MON tout avec sa tête
Contient mon tout , quand il n'a plus sa tête.
CHARADE.
AIR : Femmes qui voulez éprouver
Au peuple qu'on nomme Anglican
Mon premier est très -nécessaire ;
Et si mon second n'est ardent
Mon premier ne saurait se faire.
Mon tout offre à plus d'un vaurien
·
De ses défauts l'utile image,
Ìl en rit , mais se garde bien
De s'en corriger davantage .
L. B.........
( de Brest. )
AOUT 1808. 341
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Pot-au-feu.
Celui du Logogriphe est Brochet , dans lequel on trouve broche
roche et rochet.
Les mots renfermés dans le Logogriphe du samedi 6 de ce mois sont :
Pie ( le pape ) , pie ( oiseau ) , rat , chape , pire , rate , rape , chat ,
trape , ire , pâtre , et char.
Celui de la Charade du dernier numéro est Chèvre-feuille,
LITTÉRATURE. -SCIENCES ET ARTS .
EXTRAIT d'un Voyage inédit , en Italie , en Grèce
et à Constantinople.
( N. B. Il a paru deux ou trois fragmens de cet ouvrage dans le
Mercure de France et dans les notes du poëme de la Navigation. }
>
EN allant de Rovigo à Padoue , on passe l'Adige , qui ,
près de son embouchure , forme une grande et belle rivière .
Je me souvins avec plaisir de l'avoir vue , près de sa source
dans les Alpes tyroliennes , ruisseau bruyant et limpide ,
serpentant au milieu des rochers et des bois ; ici c'est un
fleuve paisible qui parcourt une plaine féconde , d'un cours
égal et majestueux. Gresset compare la carrière de la vie à
la marche inconstante des ruisseaux : tout le monde connaît
ces vers charmans de la Chartreuse s
En promenant vos rêveries
Dans le silence des prairies ,
Vous voyez un faible rameau ,
Qui , par les jeux du yague Eole
Enlevé de quelque arbrisseau ,
Quitte sa tige , tombe et vole
Sur la surface d'un ruisseau.
Là , par une invincible pente ,
Forcé d'errer et de changer ,
Il flotte au gré de l'onde errante
Et d'un mouvement étranger ;
Souvent il paraît , il surnage ,
542 MERCURE DE FRANCE ,
Souvent il est au fond des eaux ;
Il rencontre sur son passage
Tous les jours des pays nouveaux
Tantôt un fertile rivage
Bordé de côteaux fortunés ,
Tantôt une five sauvage
Et des déserts abandonnés.
Parmi ces erreurs continues
Il fuit , il vogue , jusqu'au jour
Qui l'ensevelit à son tour
Au sein de ces mers inconnues
Où tout s'abîme sans retour.
Cette peinture , pleine de philosophie et de sentiment ,
s'offre bien souvent à la pensée du voyageur ; et soit qu'il
se compare au faible rameau , soit que l'orgueil lui persuade
un moment qu'il ressemble davantage à la rivière sur laquelle
il surnage , il prévoit le contraste douloureux qui
l'attend à la fin de sa carrière , entre une vieillesse pesante
et débile , et l'impétuosité majestueuse du fleuve qui touche
au terme de sa course. · Après avoir passé l'Adige , on
dipe à Montecelsi , et l'on arrive de bonne heure à Padoue.
Cette ville est grande , assez bien bâtie , et peuplée d'environ
quarante mille habitans. Il y a quelques églises remarquables
, telles que la cathédrale , dont la sacristie
possede plusieurs tableaux de prix Il Santo , temple consacré
à saint Antoine de Padoue , qui est ici , comme
saint Janvier à Naples , le Saint par excellence. La ville ,
où son culte est le plus révéré , semble être devenue sa
véritable patrie et peu de gens savent que saint Antoine de
Padoue était né à Lisbonne. Sur la place qui précède son
église , on voit la statue équestre , en bronze , de Gattamelata
, général des Vénitiens , ouvrage du Donatello , dont
Vasari fait un éloge ridiculement exagéré . L'église de saint
Antoine est gothique , mais elle est remarquable par sa
richesse , et sur-tout par les statues et les peintures qu'elle
renferme . -Sainte Justine , qu'on trouve un peu plus loin ,
est une abbaye dé Bénédictins , très-célèbre en Italie : les
dévots y vont chercher le corps de saint Luc , et les artistes
un très-beau tableau de Paul Véronèse , qui malheureusement
a beaucoup souffert.
En sortant de cette église , on s'arrête sur une grande
place , nommée Prato della valle , dont la décoration sin
gulière appelle les regards et les souvenirs. C'est un double
rang de statues , de grandeur naturelle , séparé des rues voi
AOUT 1808. 343 1
}
sines par un canal , d'environ dix pieds de large , rempli
d'eaux courantes , qui forme une espèce d'ile où la prome
nade n'est pas sans plaisir pour l'esprit et pour la mémoire .
Ces statues ont été récemment élevées , aux frais de l'Université
, de la ville et de quelques familles particulières , à
des citoyens de Padoue , et à des étrangers illustres qui
avaient étudié dans cette ville. A l'une des principales entrées
, on voit quatre doges de Venise , Justiniani , Memo
Contarini et Mocenigo ; à l'entrée opposée à celle- ci , sont
les papes Alexandre VIII ( Ottoboni ) , Clément XIII
Rezonnico ) , tous deux Vénitiens , Eugène IV et Paul II.
Parmi les hommes célèbres dont les statues forment les deux
rangs circulaires , on remarque Thraséas et Tite-Live , à
qui Padoue s'honore d'avoir donné le jour ; Pétrarque , ce
poëte des graces et du sentiment , qui passa dans cette ville
les dernières années de sa vie ; Galilée , le plus célèbre des
philosophes qui ont illustré son Université ; le Tasse et
Arioste , que son académie des Ricovrati eut la gloire de
posséder , et dont les ouvrages ont immortalisé la langue
moderne de l'Italie..
Les statues de Morosini , le Péloponésiaque , et celle de
J. Contarini , qui prit sur les Turcs la ville de Spalatro ,
rappellent deux des plus illustres capitaines que la république
de Venise ait produits. On oublie , en les voyant , une
foule de procurateurs , de cchheevvaalliieerrss ,, de graves professeurs,
dont les services ont laissé des souvenirs chers aux habitans
de Padoue , mais dont la réputation me paraît renfermée
dans l'enceinte de leur ville. Les étrangers verront
avec plus d'intérêt les monumens élevés à Jean Sobieski et
a Etienne Battori , rais de Pologne , par Stanislas- Auguste ,
le dernier successeur de ces deux héros ; prince encore plus
malheureux qu'imprudent , que l'ambition d'une maitresse
impérieuse fit tomber du trône où son amour l'avait fait
asseoir , et qui , dépouillé de la couronne des Jagellons
consentit à vivre et à mourir à Pétersbourg , dans les antichambres
du palais des czars. Une autre statue du Prato della
Valle , devant laquelle on s'arrête avec respect , est celle
de Gustave-Adolphe , érigée à sa mémoire par Gustave III ,
monarque plein d'esprit et de courage , qui se crut un moment
permis d'aspirer à la gloire du souverain qu'il avait
choisi pour modèle , et dont la fin plus tragique ne fut ni
moins imprévue , ni moins prématurée.
Le duc de Glocester , frère du roi d'Angleterre , a fait
aussi placer , dans le Prato della Valle , la statue d'Azon 1 ,
544 MERCURE DE FRANCE ,
1
•
que les princes de la maison d'Est et de Brunswick reĉon→
naissent pour le premier de leurs aïeux. Celle de François
Salviati , peintre fameux , est due à la munificence du cardinal
Salviati , qui n'a pas cru les talens indignes d'être
alliés à la pourpre romaine : enfin la statue du pape Paul II
a été faite aux dépens de Pie VI , à qui sans doute quelque
ami de la religion et des beaux -arts s'empressera d'élever
un jour , dans la même enceinte , un semblable monument .
:
M. de Lalande , dont le Voyage en Italie est remarquable
par une exactitude quelquefois minutieuse' , n'a rien
dit des statues qui décorent le Prato della Valle : je ne
connais aucun voyageur moderne qui en ait parlé ; j'ignore
pourquoi il est vrai que ces statues n'ont rien de remarquable
du côté de l'art ; le dessin et l'exécution en sont
également médiocres mais l'intention qui a décoré cette
promenade n'en est pas moins digne d'éloges : la place ,
telle qu'elle est , forme une espèce de galerie historique qui
intéresse l'admirateur des talens et de la vertu : si quelquesunes
de ces statues sont élevées par l'orgueil ,, presque toutes
du moins rappellent des hommes qui eurent des droits à
l'estime ; et dans ce cas même , la dette de la reconnaissance
publique est acquittée par la vanité des particuliers .
De Padoue à Venise on compte 25 milles ; on en fait une
partie en bateau , sur la Brenta , ou en voiture , sur ses bords :
quelque manière qu'on préfère , on jouit d'un spectacle
charmant . Les deux rives de la Brenta sont ornées de jolis
villages , de riches cultures et de palais superbes . Ceux des
Michieli et des Giovanelli m'ont paru les plus beaux , après
celui de Pisani , dont les jardins immenses et les bâtimens
somptueux égalent la pompe et la richesse de plusieurs
maisons royales. On raconte que l'empereur Joseph II , visitant
cette habitation magnifique , ne put s'empêcher de dire
qu'elle ne convenait qu'à un souverain .
- Che siamo noi?
,
que sommes-nous ? ) lui répondit le propriétaire , l'un des
hommes les plus éclairés et des membres les plus illustres
de l'ancienne aristocratie vénitienne . Tout ce pays est
extrêmement peuplé ; et dans certaines saisons de l'année
la Brenta couverte de péotes élégantes , et ses rivages enchantés
, présentent un tableau dont il est difficile de se
faire une juste idée . A Fusina , on quitte la Brenta pour
entrer dans les lagunes , et dans moins de deux heures ,
on arrive à Venise.
Venise est , comme la Hollande , un exemple frappant de
ce que peuvent l'industrie , le commerce et la liberté . Une
AOUT 1808 . 545
ville superbe s'est élevée sur un amas d'écueils infertiles ,
placés dans des lagunes , à l'extrémité d'une mer orageuse
et resserrée , où la navigation , coupée par un grand nombre
d'îles et de bas-fonds , et souvent contrariée par les vents les
plus impétueux . Ses habitans passèrent de la pêche aux
conquêtes: une partie de l'Italie reçut leurs lois , tandis que
leurs vaisseaux allaient asservir Constantinople et la Grèce.
Venise devint le marché de toutes les nations , elle fut l'entrepôt
de l'Europe et de l'Asie , le point de réunion entre
les peuples de l'Orient , du Nord et du Midi.
Cette puissance extraordinaire , élevée par la politique
et la navigation , alarma dans le quinzième siècle , les états
voisins et des souverains éloignés . Au lieu d'imiter une
république commerçante et guerrière , dans les moyens
qu'elle employait pour assurer sa grandeur , ils se réunirent
pour la détruire. On vit un pape , un empereur , un
Foi de France , et quelques princes obscurs , combinant
des desseins secrètement opposés et des intérêts évidemment
contraires , conjurer ensemble la perte de quelques
nobles marchands que leur opulence avait énorgueillis.
On connaît les suites de cette coalition . Venise perdit en
Italie plusieurs places importantes ; mais elle acquit la
gloire d'avoir su conserver la plus grande partie de ses
provinces , malgré les efforts de tant d'ennemis.
Il était réservé à la navigation , qui avait créé la grándeur
de Venise , d'en arrêter les grogrès et d'en préparer
la décadence. La découverte de l'Amérique , et le passage
aux Indes par le cap de Bonne-Espérance ruinèrent un
édifice que la ligue de Cambrai avait à peine ébranlé.
Les papes les plus adroits , les monarques les plus puissans
, les armées les plus nombreuses ne portèrent aux
Vénitiens que des atteintes légères. Christophe Colomb
et Vasco-de-Gama leur firent des blessures que le tems n'a
jamais pu fermer.
Depuis le jour où l'audace de ces deux navigateurs ouvrit
au commerce des routes inconnues , jusqu'à l'époque
récente où Venise passa sous la domination autrichienne
chaque année avait diminué ses forces , sa richesse et sa
considération politique ; les belles possessions qu'elle avait
autrefois arrachées à la faiblesse des empereurs de Constantinople
, étaient tombées sous le joug ottoman . Elle
avait perdu successivement la Romagne , la Pouille , Ferrare
, Bologne , Crémone et Mantoue . Réduite en Italie
* quelques provinces d'une médiocre étendue , au littoral
346
MERCURE
DE FRANCE ,
de la Dalmatie , et à ses îles dans la mer Ionienne , elle
a vu former à ses côtés et presque à ses portes , sur des
rivages qui furent soumis à ses lois , des ports qui attiraient
tout le commerce de la mer Adriatique. La souveraineté
qu'elle se vantait encore d'exercer dans ce golfe orageux ,
resté chimérique de sa puissance et de sa gloire , était sur
le point de lui échapper sans retour . La variété des productions
, les franchises , les avantages de tout genre ,
conduisaient déjà les navigateurs à Trieste , à Ancône ,
même à Goro ; rien ne les appelait plus à Venise , d'où
les prohibitions , les vents et les côtes semblaient les
éloigner. Cette république qui avait couvert la Méditerrannée
et l'Archipel de ses flottes , n'avait , en 1795 ,
qu'environ quatre cent cinquante navires marchands sous
son pavillon ; et le bourg de Raguse en avait plus de deux
cents sous le sien. Il faut espérer que, réunie au nouveau
royaume d'Italie , et pour ainsi dire , associée aux destinées
de la France , elle reprendra bientôt son ancienue
place , sinon parmi les puissances politiques , du moins
parmi les villes les plus riches , les plus actives et les plus
florissantes de l'Europe .
Dans son état actuel , Venise offre encore aux voyageurs
un assez grand nombre de monumens dignes de sa grandeur
passée , indépendamment du coup-d'oeil singulier
que présentent ses canaux , ses ponts , ses églises , ses dômes ,
ses édifices pompeux , qui semblent sortir du fond des eaux.
Il y a des villes plus belles que Venise ; il n'y en a point
d'aussi étonnantes : on voit bien des canaux dans celles
de la Flandre et de la Hollande ; mais ces canaux , bordés
de grands arbres , offrent de chaque côté , des rues alignées ,
propres , spacieuses , ornées de maisons d'une élégante et
modeste simplicité , tandis qu'à Venise , ce sont les canaux
mêmes qui forment les grandes rues ; ils viennent haigner
les murs des maisons , et ces maisons sont , en général
noires , irrégulières , d'une architecture gothique et bizarre ,
qui fait ressortir davantage un petit nombre de palais aussi
riches qu'imposans , ouvrages de Palladio , de Scamozzi ,
de San Sovino . Le goût et la magnificence qui les décorent ,
forment le plus singulier contraste avec ces mazures ens
fumées , qu'on croirait échappées à un incendie . récent
quoique plongées dans des canaux sales et tortueux. Gelui
qu'on appelle le grand canal , offre seul un aspect vraiment
pittoresque et toujours animé. Il est orné des plus beaux
édifices , et revêtu d'un quai fort commode dans les environs
AOUT 1808. 347
du pont de Rialto. Le quai des Esclavons ( riva degli
Schiavoni) , qui règne tout le long du port , est encore
plus magnifique ; la promenade y est charmante par la richesse
du point de vue et du site ; malheureusement le rezde-
chaussée de toutes les maisons y est occupé par de sales
et misérables boutiques , d'où s'exhale , en tout tems , une
odeur infecte. Il n'y a point d'autres quais à Venise , si ce
n'est celui qui borde le Canareggio , celui d'un nouveau
quartier qu'on bâtit vis-à -vis l'ile Murano , derrière le conservatoire
des Mendicanti , et le quai qui règne le long de
l'ile de la Giudera. 中美
La place Saint-Marc , si fameuse dans les romans et dans
les . voyages ( deux sortes d'ouvrages qui ont entr'eux beau
coup de ressemblance ) , est d'une grandeur médiocre et
d'une exacte régularité. C'est un carré long , pavé de larges
dalles de pierre , orné d'arcades et de portiques qui règnent
dans toute sa longueur . Les Procuraties vieilles , et les
Procuraties neuves , bâtimens d'une hauteur égale et
d'une parfaite uniformité , quoique d'un style d'architec
ture très-différent , occupent trois côtés de la place , et se
reunissent à l'église de Saint- Géminien ; vis-à-vis de cette
église , à l'autre extrémité de la place , s'élève l'église ducale
de Saint-Marc , devant laquelle on voyait autrefois les
étendards de la république et le lion atlé du saint protecteur
qu'elle avait choisi . A côté de l'église , est l'ancien
palais du doge , vaste édifice gothique où résidait un prince
esclave de sa dignité , chargé toute sa vie du poids d'une
représentation sans agrément , et d'une grandeur sans autorité
. C'est dans ce vieux palais , enrichi des chefs- d'oeuvre
du Titien , du Véronèse , du Tintoret , et de tous les peintres
de l'école vénitienne, que s'assen blaient le sénat et le
grand conseil ; c'est -là que veillait le fantôme effrayant
de l'inquisition d'état , et qu'on allait contempler quatre
fois par an, dans quelques vaines cérémonies , l'antique
magnificence et la majesté toujours un peu sombre de la
république..
L'église de Saint-Marc est un vieux édifice du plus mauvais
goût ; mais la beauté de sa situation , la richesse de
son trésor , peut-être aussi cee, bizarrerie de la renommée
qui donne quelquefois de l'éclat aux choses qui en méritent
le moins , lui conservent une espèce de célébrité . J'avais
entendu parler souvent de cette église , dans un pays
la religion emprunte ordinairement tous les prestiges des
arts pour décorer les édifices sacrés. Je fus donc surpris
où
548 MERCURE DE FRANCE ,
de ne trouver dans celui- ci , ni monumens d'architecture
ni mausolées , ni statues , ni tableaux . Des mosaïques tapissent
les voûtes , les coupoles , les niches , les murailles ,
-même le pavé ; mais dans tous ces ouvrages , la richesse
de la matière égale à peine l'étonnante grossièreté de l'exécution.
En un mot , il n'y avait de vraiment digne d'attention
dans l'église de Saint-Marc , que ce qui lui était absolument
étranger ; je parle des quatre chevaux de Lysippe ,
placés sur le portail , qui après avoir décoré , dans l'ancienne
Rome,, les arcs de triomphe d'Auguste , de Trájan
et de Domitien , sont venus orner celui que la reconnaissance
élève à la Victoire , sur le Carousel de Paris . Constantin
les avait transportés dans la ville à laquelle il donna
son nom , et les avait placés dans l'hyppodrome avec le
char du Soleil . En 1206 , les Vénitiens , conduits par le
doge Dandoló , alors aveugle et âgé de quatre-vingts ans ,
s'emparèrent de Constantinople ; l'audace brillante des
Français , avait décidé le succès de l'entreprise ; mais nos
braves aïeux n'attachaient encore aucun prix aux monumens
, des arts , et les chevaux de Lysippe tombèrent dans
le partage des Vénitiens. Il a fallu près de six cents ans
pour qu'un peuple belliqueux et sensible à tous les genres
de gloire , reconquit ces trophées qui attestent son ancienne
valeur. Mais depuis long-tems il était assez éclairé pour en
connaître le prix....... etc. , etc. , etc. ESMÉNARD .
MEMOIRES de la Classe des Sciences mathématiques
et physiques de l'Institut de France. Second
semestre de 1807 .
LES grandes collections académiques ne sont pas seulement
utiles pour constater et conserver les découvertes
nouvelles . Dépositaires des vérités et des erreurs
de chaque siècle , elles offrent avec la sincérité de l'histoire
le tableau des progrès de l'esprit humain. On y
voit le développement de pensée s'opérer par degrés
chez une nation toute entière comme le développement
de l'intelligence dans un individu ; mais la carrière
de ce dernier est, bornée par la nature : son génie s'af
faiblit avec le tems , au lieu que l'esprit humain , par→
venu dans sa force , ne connaît point de vieillesse et
ne revient plus à l'enfance.
AOUT 1808. 349
Pour sentir la vérité de ces réflexions , et reconnaître
par soi-même cette marche progressive des lumières ,
si digne d'être observée , il suffit d'ouvrir les premiers
volumes des Mémoires de l'Académie des Sciences , de
cette Académie qui a si puissamment contribué à l'avancement
des connaissances humaines , en France et dans
toute l'Europe . On y trouve à la vérité de belles découvertes
d'astronomie , amenées par l'invention encore
récente des lunettes et des horloges à pendule ; mais
les sciences physiques sont dans l'enfance ; la climie
n'existe point ; car on ne saurait nommer ainsi quelques
décompositions sans but et sans résultat. Cependant
ces essais se perfectionnent ; on devient plus scrupu
leux sur les faits , plus difficile sur les explications , on
remarque une infinité de circonstances auxquelles on
n'avait d'abord aucun égard et qui donnent souvent la
clef des phénomènes. Ainsi vous voyez la science se
former , el en suivant l'ordre des tems vous arrivez enfin
à la chimie moderne , exacte , scrupuleuse , observatrice
, et à l'invention de cette brillante théorie qui
fondée sur les découvertes des chimistes de tous les pays ,
a cependant pris naissance au sein de l'Académie des
Sciences.
On doit remarquer ici que le commerce des géomètres
avec les physiciens et les chimistes eut une grande .
influence sur ces progrès. De grandes découvertes s'étaient
faites dans la théorie du systême du monde. On
en calculait tous les phénomènes , et l'on cherchait à
vérifier les calculs par des observations exactes ou
par des expériences précises. On envoyait à l'équateur
et au pôle des observateurs chargés de mesurer
la figure de la terre , d'observer les réfractions et toutes
les circonstances physiques qui importaient à l'astronomie.
On découvrait par ces voyages la variation de la
pesanteur terrestre , et on en calculait les lois. Cette
comparaison continuelle du calcul et des expériences
faisait discuter ces dernières , et le même esprit de critique
et d'examen s'étendant bientôt à tous les objets.
dont s'occupait l'Académie , y introduisit la précision et
l'exactitude.
Cette influence mutuelle des sciences les unes sur les
550 MERCURE DE FRANCE ,
autres est le moyen le plus sûr de développer leur véritable
philosophie ; et c'est là un des principaux avantages
des Sociétés savantes . Personne n'a mieux montré
cette vérité que M. Laplace dans son exposition du systême
du monde. « La nature , dit ce savant célèbre
» est tellement variée dans ses productions et dans
>> ses phénomènes , elle est si difficile à pénétrer dans
» ses causes , que pour la connaître et la forcer a
> nous dévoiler ses lois , il faut qu'un grand nombre
>> d'hommes réunissent leurs lumières et leurs efforts.
» Cette réunion est sur-tout nécessaire quand les sciences
» en s'étendant se touchent et se demandent de mutuels'
» secours. Alors le physicien a recours au géomètre
» pour s'élever aux causes générales des phénomènes
» qu'il observe , et le géomètre à son tour interroge le
>> physicien pour rendre ses recherches utiles en les
» appliquant à l'expérience , et pour se frayer par ces
» applications mêmes de nouvelles routes dans l'analyse.
Mais le principal avantage des Sociétés savantes
» est l'esprit philosophique qui doit s'y introduire , et
» de là se répandre dans toute une nation et sur tous
» les objets. Le savant isolé peut se livrer sans crainte
» à l'esprit de systême ; il n'entend que de loin la con-
» tradiction . Mais dans une Société savante , le choc
>> des opinions systématiques finit bientôt par les dé-
» truire , et le désir de se convaincre mutuellement
>> établit entre les membres la convention de n'ad-
>> mettre que les résultats de l'observation et du cal-
» cul. Aussi l'expérience a prouvé que depuis l'origine
» de ces établissemens la vraie philosophie s'est gé-
» néralement répandue. En donnant l'exemple de tout
>> soumettre à l'examen d'une raison sévère , ils ont
fait disparaître les préjugés qui avaient régné trop
» long-tems dans les sciences , et que les meilleurs es-
» prits des siècles précédens avaient partagés. Leur utile
>> influence sur l'opinion a dissipé des erreurs accueillies
» de nos jours avec un enthousiasme qui , dans d'autres
>> ' tems , les auraient perpétuées . Enfin c'est dans leur
>> sein , ou par leurs encouragemens , que se sont for
» mées ces grandes théories que leur généralité met
>> au-dessus de la portée du vulgaire , et qui se répanAOUT
1808. 351
» dant par de nombreuses applications sur la nature et
sur les arts , sont d'inépuisables sources de lumières
» et de jouissances. »
La classe de l'Institut qui a succédé à l'Académie des
sciences a hérité de son esprit et de ses principes , en
même tems qu'elle a recouvré plusieurs de ses mem→
bres les plus célèbres. Aujourd'hui plus que jamais , on
exige de l'exactitude dans les expériences , et de la
réserve dans les explications. C'est sur-tout dans cet
esprit et sous le point de vue de la méthode qu'il faut
examiner les ouvrages de science , et c'est ainsi que
nous allons rendre compte du volumne de l'Institut que
nous annonçons , en nous bornant aux recherches de
mathématiques ou de physique qui y sont renfermées .
On y trouve d'abord un Mémoire de M. Bouvard sur
la construction des nouvelles tables de Jupiter et de
Saturne , calculées suivant la nouvelle division du jour
et de la circonférence du cercle.
On sait que les mouvemens des corps célestes s'exé
cutent d'après les lois de l'attraction universelle . En
partant de ce principe , les géomètres ont trouvé des
méthodes pour calculer les mouvemens des planètes et
des satellites . Leurs formules réduites en nombres et
disposées dans un ordre facile à consulter , forment co
que l'on appelle des tables astronomiques , au moyen
desquelles on peut connaître avec la plus grande exactitude
, et pour une époque quelconque , la position de
ces astres dans le ciel.
Mais la formation de ces tables ne se réduit cependant
pas à un simple calcul numérique. L'astronome.
qui veut les construire doit préalablement déterminer
certains élémens qui entrent dans le calcul du géomè
tre , comme des données fondamentales. Telles sont la
distance moyenne de la planète au soleil , la durée de
sa révolution , la position de son orbite , et généraleinent
ce que l'on nomme les élémens du mouvement
elliptique. Pour cela , il faut recourir aux observations ,
les discuter , c'est -à -dire , examiner les circonstances
dans lesquelles elles sont faites , peser le talent des observateurs
, la bonté de leurs instrumens , choisir enfin
les meilleures , et les combiner ensemble de la manière
15
552 MERCURE DE FRANCE ,
Ja plus favorable à la détermination de chaque élément,
Cet examen , pour être bien fait , demande beaucoup de
soin , de critique , et une grande connaissance des
moyens pratiques de l'astronomie. A ces premières
données , il faut en joindre d'autres qui sont les masses
des planètes étrangères à celles que l'on considère , eț
qui , par leur force attractive , modifient ses mouvemens.
Tous ces résultats étant trouvés , on les introduit dans
les formules , on les réduit en nombres , et on obtient
ainsi des tables de la planète que l'on a considérée. Mais
tout n'est pas fait encore , et l'on n'est qu'à la moitié
du travail. En calculant les élémens elliptiques , on est
obligé de considérer chacun d'eux à part pour le déduire
des observations qui sont les plus propres à le
donner , et on regarde les autres comme connus , ou
l'on fait sur leur valeur les suppositions les plus probables.
Il suit de là que les tables fondées sur ces premiers
résultats , ne peuvent être considérées que comme une
approximation. Il faut s'en servir pour calculer de
nouveau les élémens elliptiques que l'on considère alors
simultanément , et que l'on corrige tous ensemble au
moyen d'équations de conditions que l'on établit entre
les erreurs dont ils sont susceptibles . On détermine par
le même procédé les corrections qu'il faut faire aux
masses des planètes perturbatrices qui ne sont pas toutes
également bien connues. Avec tous ces résultats corrigés
on reprend une seconde fois le calcul des formules , et
on obtient enfin des tables astronomiques exactes.
Les premières tables de Jupiter et de Saturne , publiées
par Halley , en Angleterre , ont été pendant longtems
les seules que les astronomes possédassent. Cependant
elles n'avaient pas tardé à devenir défectueuses ,
car en 1760 les erreurs des tables de Jupiter surpas
saient onze minutes , et celles de Saturne s'élevaient
jusqu'à vingt-deux minutes de degrés. En vain Lalande ,
à qui l'astronomie doit beaucoup de travaux utiles , essaya
de corriger ces erreurs , et donna de nouvelles tables de
ces deux planètes , il ne fut pas plus heureux que Halley ,
et il ne pouvait pas l'être , car la cause de cette imperfection
des tables était beaucoup plus profonde qu'on ne
l'avait pensé ; elle tenait à l'action réciproque de ces deux
planètes
AOUT 1808. 353
pas
SEINE
planètes qui produisait , dans leurs mouvemens, de gran
des inégalités , dont on ne soupçonnait même S
Texis-A
tence. C'est ce que M. Laplace fit connaitre dans les Mé
moires de l'Académie pour 1784. Il démontra l'existence
et la cause de ces grandes inégalités , assigna leur étendue
et leur période qui est de plusieurs siècles . Enfin il fit voir
que les erreurs des tables de Halley , corrigées d'après
cette théorie , disparaissent presqu'entiérement. Ces de
couvertes engagèrent M. Delambre à calculer de nou
velles tables de Jupiter et de Saturne . Ces tables faites
avec le talent et l'exactitude que l'on connaît à cet
habile astronome , étaient incomparablement meilleures
que celles de Halley , car leurs plus grandes erreurs surpassent
rarement trente secondes ; mais depuis cette
époque , les observations s'étant multipliées , et la théorie
ayant encore été plus approfondie , il est devenu possible
de donner aux tables une nouvelle perfection ; c'est
ce qui a engagé M. Bouvard à calculer ces dernières ,
et il les a construites suivant la division décimale du
cercle et du jour , d'après l'invitation du bureau des
longitudes de France , afin d'introduire parmi les astronomes
l'emploi de ce systême qui est si avantageux
pour les calculs.
Les nouvelles tables de M. Bouvard sont si exactes
que leurs plus grandes erreurs sont à peine de douze
secondes , encore s'élèvent- elles bien rarement à cette
limite. Cette précision sera très-utile pour perfectionner
la mesure des longitudes qui se fonde le plus souvent
sur les éclipses des satellites de Jupiter. Sous ce point
de vue les nouvelles tables de cette planète rendrent un
important service à la géographie et à la navigation .
Le Mémoire suivant , qui est de M. Biot , a pour objet
de déterminer l'influence de l'humidité et de la chaleur
dans les réfractions.
Les rayons lumineux que les astres nous envoient ne
parviennent à nos yeux qu'après avoir traversé l'atmosphère
qui , en vertu de l'inégale densité de ses couches ,
les courbe et les infléchit vers la terre . Ce phénomène
que l'on nomme réfraction change le lieu apparent des
astres et les fait voir plus élevés qu'ils ne le sont réellement.
Il importe done aux astronomes de le bien con-
Z
354
MERCURE
DE FRANCE
,
'naître et d'en avoir la mesure exacte ; aussi ont-ils fait
beaucoup d'efforts pour l'obtenir , et ils y sont heureu
sement parvenus ; mais ils n'ont pu déduire de leurs
observations que des résultats relatifs à l'état moyen de
l'atmosphère. Il importait de savoir si le mêlange des
vapeurs aqueuses et les variations de la chaleur altèrent
L'action de l'air sur la lumière , ou si leur influence se
borne à changer sa densité . Déjà M. Laplace avait renda
ce dernier résultat probable relativement à la vapeur
aqueuse , par une induction très-ingénieuse , en montrant
, d'après une expérience de Newton , que la force
réfringente de l'eau en vapeur doit être , à force élas
tique égale , très-peu différente de celle de l'air. M. Biot
a confirmé cette induction par des expériences directes
en observant la réfraction de la lumière à travers un
prisme creux dans lequel il avait introduit de l'air sec ,
tandis que l'air extérieur était porté artificiellement au
plus haut degré de chaleur et d'humidité qui puisse
jamais se rencontrer dans les observation astronomiques.
Ces mêmes expériences ont donné pour le pouvoir
réfringent de l'air une valeur si peu différente de celle
que M. Delambre a trouvée par les observations astronomiques
, qu'il importe peu d'employer l'une on
T'autre dans les recherches d'astronomie . Ainsi ce travail
a servi à prouver deux vérités utiles : la première , que
les variations de la température n'altèrent point l'action
de l'air sur la lumière ; la seconde , que pour une
même hauteur du baromètre , l'air humide réfracte la
lumière sensiblement comme l'air sec , de sorte que les
astronomes peuvent se dispenser d'avoir égard à l'indication
de l'hygromètre . M. Biot avait prouvé d'ailleurs
dans un autre Mémoire que la force réfringente de l'air
est proportionnelle à sa densité. Au moyen de ces résultats
, les tables de réfractions deviennent indépen
dantes de tout empyrisme ; elles sont entièrement fondées
sur des données exactes , tirées de l'expérience
et assujetties à des calculs rigoureux ; ce qui est le véritable
but auquel on doit s'efforcer d'amener toutes
les parties de la physique mathématique.
Après ce mémoire on en trouve deux de M. le
comtede Ramford, Lepremierrenferme des expériences
DAOUT 1800, 655
sur l'adhérence des molécules de l'eau entr'elles. Tout
le monde sait qu'une aiguille que· l'on pose doucement
sur la surface de l'eau , dans le sens de sa longueur ,
reste sur cette surface et ne tombe pas au fond de
P'eau , quoiqu'elle soit spécifiquement plus pesante que
ce fluide. Le même effet a lieu avec beaucoup d'autres
corps , même avec des globules de mercure , et des
poussières métalliques. M. Laplace , dans sa Théorie
mathématique de l'action capillaire , a prouvé par le
calcul que tous ces phénomènes sont dus à l'air qui ,
adhérant à tous ces petits corps , forme autour d'eux
une enveloppe qu'ils n'abandonnent que difficilement ;
de sorte qu'en les posant sur l'eau ils dépriment seulementautour
d'eux la surface de ce fluide , et font naître
par cette dépression même, la force qui les soutient . M.
le comte de Rumford considère la chose autrement. Il
suppose que Fadhésion des molécules de l'eau entr'elles ,
produit à la surface de ce fluide , comme une sorte de
pellicule qui résiste au passage des corps et qu'ils doivent
percer avant que de pénétrer dans l'intérieur. L'objection
que nous avons rapportée d'abord , ne lui a sans
donte pas échappé , et il a cru la détruire en répétant
Jes mêmes expériences avec des liquides superposés
les uns aux autres par exemple , avec de l'eau et
de l'éther. Ce dernier étant plus léger que l'eau , nage
an- dessus d'elle , et ne s'y mêle pas sensiblement. On
y laisse tomber un globule de mercure qui traverse
l'éther et s'arrête à la surface de l'eau. Un second
globule produit un effet semblable , jusqu'à ce que le
poids des globales devenant trop fort , ils tombent tous
dans l'intérieur de l'eau , ce que M. de Rumford attribue
à la rupture de la pellicule ou de l'espèce de sac par
lequel il les suppose soutenus et enveloppés. Mais on
peut lui répondre que ces globules en traversant l'éther
n'abandonnent pas l'air qui adhère à leur surface; ou
que s'ils l'abandonnent , ils se couvrent d'une nouvelle
couche d'éther et qu'ainsi enveloppés , ils se trouvent
encore à l'abri du contact de l'eau , ce qui les fait s'arrêter
et flotter à la surface de ce fluide. On peut lai
répondre que tous ces phénomènes tiennent aux lois
de l'action capillaire , développée d'une manière si ri-
Ꭹ
Za
556 MERCURE DE FRANCE ,
goureuse , par M. Laplace , au moyen du calcul ; qu'ils
s'expliquent parfaitement , d'après cette théorie , en
ayant égard au changement de figure que l'impression
de ces petits corps produit sur la surface de l'eau ,
lorsqu'ils y arrivent enveloppés d'air ou de quelque
autre liquide qui ne s'y mêle pas instantanément ;
car la forme de la surface est réellement ce qui détermine
le poids que la colonne d'eau peut supporter
sans se rompre , et la cause n'en est point dans la
viscosité de l'eau .
.
Partir comme l'a fait M. Laplace des premières lois
générales de l'attraction moléculaire , pour calculer les
attractions que les corps exercent à leur surface , selon
la figure qui les termine ; déduire de ce calcul la
hauteur où doivent s'élever les différens fluides dans
les mêmes tubes , ou le même fluide dans des tubes
de différens diamètres ; donner la mesure de toutes ces
hauteurs , et l'explication calculée de tous les phénomènes
capillaires , dans leurs moindres détails ; rattacher
à ces phénomènes tous ceux qui dépendent de la même
cause , et qui en paraissent les plus éloignés ; enfin , comparer
numériquement les valeurs données par le calcul
, aux résultats des expériences les plus exactes et
montrer leur accord surprenant , voilà une théorie
mathématique.
Imaginer , comme le fait M. le comte de Rumford
l'existence d'une force étrangère à toutes les autres actions
de la nature , et que le calcul ne peut ni saisir , ni
démontrer ; faire produire à cette cause des phénomènes
qui s'expliquent très - simplement d'une autre
manière ; vouloir ensuite en faire dépendre des faits
qu'elle n'explique que vaguement dans leur ensemble ,
et nullement dans leur détail , tandis que le calcul fondé
sur les lois ordinaires de la nature , en donne la quantité
et la mesure précise .
Le second Mémoire de M. de Rumford a pour objet de `
montrer la lenteur avec laquelle se fait le mêlange de
différens liquides lorsqu'ils sont superposés . L'auteur a
rendu ce phénomène sensible , en jetant dans l'intérieur
deux liquides de petits corps plus légers que l'un et plus
lourds que l'autre , de sorte qu'ils se tenaient d'abord
AOUT 1808. 357
>
au milieu d'eux , et qu'ils indiquaient ensuite par leur
ascension graduelle , la progression selon laquelle le
mêlange se faisait . Ces recherches sont fort curieuses
et il est à désirer que l'auteur , qui se montre toujours
extrêmement ingénieux dans les expériences , continuo
celles- ci comme il en a annoncé l'intention .
Après ce Mémoire , viennent diverses expériences
d'artillerie par M. Guyton de Morveau ; elles ont surtout
pour objet la force de la poudre , le tems nécessaire
à son inflammation , selon son degré de grossièreté
ou de finesse , et enfin la manière dont ses effets se modifient
pour la même pièce d'artillerie , selon les dimensions
du boulet. M. Guyton trouve , par ses expériences
, que la poudre grossière s'enflamme plus promp→
tement que la fine. Il trouve que cet intervalle qu'on
laisse pour la facilité de la manoeuvre entre le boulet et
la pièce , et que l'on nomme le vent en termes d'artillerie,
diminue considérablement les effets . Mais , ce qui
est fort singulier , la suppression de cet intervalle par un
boulet trop juste , rend cette perte plus grande encore ;
probablement par le frottement qui se produit alors
entre le boulet et l'ame de la pièce , formés tous
deux de métaux très-durs. En enveloppant le boulet
d'une bague de plomb , et l'enfonçant à force pour imiter
ce qui a lieu dans les carabines à balle forcée , M.
Guyton a trouvé que ces inconvéniens disparaissaient
mais cette construction qui aurait de l'avantage pour
l'intensité des effets ne s'accorderait pas avec la rapidité
de la manoeuvre que l'artillerie nécessite.
Je n'entreprendrai point de parler de plusieurs Mémoires
d'anatomie et de physiologie de M. Portal et de
M. Sabatier , non plus que d'un Mémoire de botanique
de M. Ventenat , que nous venons d'avoir le malheur de
perdre ; ces objets intéressans me sont trop étrangers
pour que je puisse en rendre compte , et je passe à un
Mémoire de chimie de MM. Fourcroy et Vauquelin.
Les substances végétales paraissent presque toujours
composées d'un petit nombre d'élémens à peu près semblables
, combinées dans des proportions souvent peu
différentes entr'elles . Cependant , quand on réfléchit à
l'infinie variété des plantes , on est forcé de penser que
358 MERCURE DE FRANCE ,
des proportions presque semblables d'hydrogène , d'oxigène
et de carbone peuvent , par leur combinaison , donner
des substances très- diverses dans leurs caractères éxtérieurs
et dans leurs propriétés . Sous ce point de vue ,
la chimie végétale est comme la chimie animale , du plus
grand intérêt , et en effet elles ont déjà toutes deux fait
connaître un nombre considérable de produits dont les
propriétés sont aussi curieuses que distinctes , et que l'on
n'aurait probablement pas découverts directement . MM.
Fourcroy et Vauquelin , qui ont fait , dans cette partie
de la chimie , des travaux si nombreux , suivent avec
ardeur ces recherches utiles. Le suc de l'oignon , qu'ils
ont analysé , leur a présenté , entr'autres principes ,
de l'acide phosphorique libre , une huile volatile , âere
et odorante , du soufre et beaucoup de matière sucrée.
C'est le soufre qui noircit les vaisseaux d'argent dans
lesquels, on a laissé l'oignon séjourner , et qui donne l'odeur
infecte que ce bulbe produit eenn sseeppourrissant.
C'est cette huile acre et volatile qui irrite les yeux et y
excite cette douleur cuisante qui est connue de tout le
monde. Lorsque cette huile a été chassée par la cha-
Jeur , c'est la matière sucrée qui donné aux oignons
Ja saveur agréable qui les fait employer dans les
mets. Enfin , l'acide phosphorique libre pouvant
dissoudre le phosphate de chaux , a dû être quelquefois
utile contre les calculs composés de cette
substance , ce qui aura donné lieu à l'opinion générale
de l'utilité du suc d'aignon contre la maladie de la
pierre. Mais malheureusement tous les calculs ne sont
pas composés de phosphate de chaux , et ceux qui sont
formés d'acide urique et d'oxalate de chaux resteront
inattaquables par ce principe. On voit , par cet exemple,
qu'il n'y a rien de petit dans les sciences , et que
des recherches qui portent sur les objets les plus simples
peuvent quelquefois conduire aux résultats les plus
importans pour la société...
2
Z
A la suite des Mémoires , on trouve les comptes
rendus des travaux de la classe pour l'année 1806 , par
ses deux secrétaires perpétuels , MM. Delambre et
Cuvier, Le volume est terminé par des notices historiques
sur Lalande et Broussonnet. Ces deux mor-
1
AOUT 1808. ·
359
ecaux , dont lepremier est de M. Delambre , et le second
de M. Cuvier , sont écrits avec le talent qu'on leur connaît
, et les applaudissemens que le public leur a donné
nous dispensont d'en faire l'éloge.
BIOT .
2
SAVINIA RIVERS , ou le Danger d'aimer ; par Mis-
TRISS SOPHIE LEE , auteur de Matihlde , ou le Sou
terrain, etc., traduit de l'anglais par Mme de S ***** .
A Paris , chez Deniu , imprimeur-libraire , rue du
Pont-de-Lodi , nº 5. - 1808.
#
:
Nous sommes dans l'usage de nous attribuer en littérature
une grande supériorité sur les autres nations
modernes , et cette prétention , toute orgueilleuse qu'elle
puisse paraître , est sans doute fondée à plusieurs égards :
mais dans le roman il est difficile de ne pas reconnaître
les Anglais pour nos maîtres. Nous pourrions , il
est vrai , à leur Clarisse , à leur Tom-John opposer
Gilblas mais ce n'est point comme roman , c'est plutôt
comme ouvrage de morale que cet excellent livre
est un chef-d'oeuvre. La fiction n'y produit pas cet intérêt
entraînant. que l'on veut trouver ordinairement
dans les compositions romanesques ; on n'en dévore pas
la lecture ; on ne tourne pas rapidement les pages pour
courir plus vite au dénouement : on le lit posément.
Quand on l'a lu , on peut le recommencer , et y trou
ver même plus de plaisir que la première fois . Ce n'est
pas trop là l'effet que produisent sur les amateurs les
plus décidés les romans proprement dits.
Il serait sans doute intéressant de trouver dans les
moeurs privées des Anglais la cause de leur prédilection
pour les romans , et des succès qu'ont obtenus dans
ce genre d'écrire le grand nombre de leurs auteurs qui
s'y sont exercés. Sans prétendre entrer dans cette recherche
aussi difficile que curieuse , on peut observer
qu'il règue chez ce peuple , même dans les classes les
plus élevées de la société, un goût pour la vie domestique
que l'amour des plaisirs et le relâchement des
mocurs n'ont pas encore altéré jusqu'ici. Les liens qui
360 MERCURE DE FRANCE ,
unissent entr'eux les divers membres de la famille y
sont plus forts et plus resserrés que chez nous . Dans
le choix de ses liaisons , on y consulte davantage les
rapports de goût , d'occupations , de principes , et toutes
les convenances morales. On n'y voit point entre les
deux sexes ces rapprochemens continuels et cette aimable
familiarité qui produit dans les sociétés de nos grandes
villes tant d'agrément et de grâces , et malheureusement
aussi tant de chûtes et de corruption . Chez un
tel peuple les passions , moins divisées , doivent jeter des
racines plus profondes , et offrir à l'observateur des développemens
plus pathétiques et plus touchans. Sa vue
resserrée dans nn horizon plus borné , ne sera point attirée
et distraite par cette foule de caractères opposés
qui dans nos cercles bruyans se succèdent sans cesse et
s'effacent les uns les autres . Ainsi ayant sous les yeux
moins d'objets de comparaison , il offrira rarement dans
ses ouvrages ces grands résultats qui caractérisent d'un
seul trait l'homme tout entier ; mais il étudiera à loisir ,
jusque dans les moindres nuances , les personnages peu
nombreux qu'il aura devant les yeux . Voilà sans doute
la source de ces petits détails de moeurs , pleins de naturel
et de vérité , qui ont tant de charmes sous la
plume des romanciers anglais , quoiqu'ils en fassent
abus trop souvent .
On pense bien que je ne prétends pas appliquer cette
apologie à ces lugubres compositions qui eurent tant de
vogue il y a quelques années. Ce n'est point en mettant
aux prises des personnages froidement atroces , ni en
serrant le coeur par une terreur pénible , ni en mêlant
à des époques historiques des fictions invraisemblables
et forcées , que les romans peuvent mériter quelquefois
d'occuper les loisirs des gens de goût . C'est par des combinaisons
naturelles , par des peintures vraies des moeurs
et de la société , par des développemens de passions et
de caractères simples et intéressans . Or , sans parler
des chefs-d'oeuvre de Richardson et de Fielding qui
doivent être mis à part comme ouvrages de génie , on
trouve chez les Anglais beaucoup de romans qui offrent
dans un degré remarquable ce mérite aussi rare qu'il
paraît facile le roman que nous annonçons doit err
AOUT 1808. 361
•
augmenter le nombre. Il présente , il est vrai , peu d'originalité
, soit dans les incidens , soit dans les caractères ;
mais l'adresse avec laquelle la fable est conduite , l'agrément
des détails , l'élégance et la facilité du style suffisent
pour en rendre la lecture très- attachante . Savinia
Rivers , ainsi que le titre l'annonce , en est l'héroïne ,
et il est presque inutile d'ajouter qu'elle est pourvue à
la fois de toutes les vertus , de tous les talens et de toutes
les grâces . Fille d'un simple ministre , qui lui a donné
une éducation fort au-dessus de sa condition et de sa
fortune , elle se trouve à dix-neuf ans orpheline , et
sans autre ressources que celles qu'elle peut tirer de ses
talens . Elle saisit donc avec empressement l'offre qui
lui est faite par lady Westbury de se charger de l'éducation
de ses deux jeunes filles . Malheureusement cette
lady , peu faite pour apprécier les belles qualités de
Savinia , a un mari qui , plus clairvoyant qu'elle , ne
tarde pas à les distinguer. Peu satisfait de la conduite
d'une femme qu'un goût effréné pour l'éclat et la dissipation
ont depuis long-tems éloignée de lui , son coeur
tourmenté du besoin d'aimer , ne peut voir la belle institutrice
sans la plus vive émotion , et il se sent entraîné
vers elle par un attrait semblable à celui qu'elle éprouve
elle-même , et dont elle s'efforce en vain de triompher.
La peinture de cette passion réciproque combattue par .
tous les sentimens de l'honneur et du devoir , forment
tout le sujet des deux premiers volumes. Cette situation
est loin d'être nouvelle. On la retrouve dans une foule
de comédies , de drames , de tragédies , de romans. Mais
comme elle montre aux prises les sentimens les plus
puissans sur le coeur humain , on peut dire qu'elle offre
une source inépuisable d'intérêt . Aussi en répand - elle
beaucoup dans cet ouvrage , ce qui n'empêchera pas
les romanciers à venir de s'en emparer à leur tour ,
même d'en tirer encore des effets nouveaux.
Après divers incidens qui découlent naturellement
de cette première donnée et qui mettent à de nombreuses
épreuves la vertu et la constance des deux amans ,
lady Westbury meurt , et avec elle s'évanouit la barriere
insurmontable qui les séparait ; aucun obstacle
étranger ne s'oppose plus à leur bonheur , et le roman
•
369 MERCURE DE FRANCE ,
Em
pourrait finir en cet endroit , si l'auteur n'avait jugé
à propos de leur préparer encore de nouvelles traverses
Le frère de lord Westbury dont Savinia a rejeté les
youx et une lady Killarney , que ce lord a quittés
pour elle , unissent leurs ressentimens. Ils mettent en
oeuvre les plus odieuses perfidies , ilsi noircissent
tour-a-lour les deux amans , et à force de calomnies ,
ils parviennent ainsi à les tenir séparés , mais saus pouvoir
détruire dans aucun des deux cet amour si tendre
quiles offense . Cette combinaison n'est guère plus neuve
que la premiere ; mais elle est peut-être encore plus
touchante et plus féconde. On a observé avec raison
que de toutes les positions malheureuses dans lesquelles
deux amans puissent se trouver , la plus déchirante est
celle où ils se placent eux-mêmes par d'injustes soupcons
, et où ils ont perdu cette confiance dans l'objet
aimé qui peut consoler de tous les maux. C'est une
combinaison de ce genre qui donne un intérêt si pathétique
aux tragédies de Tancrède et de Zaïre : il est
fâcheux qu'une pareille situation ne puisse jamais
être fondée que sur un mal entendu , qu'un seul mot
éclaircirait, mot que les personnages paraissent souvent
prêts à se dire , mais que le poëte leur défend
soigneusement de prononcer, Dans le roman qui nous
occupe , Savinia est obligée d'écrire à lord Westbury;
il semblerait naturel qu'elle lui adressât quelques mots
de reproches dont l'effet infaillible serait de faire soupconner
à cet amant désespéré , qu'il a été calomnié
auprès d'elle. Sa réponse amènerait naturellement une
explication , et tout irait bientôt le mieux du monde.
Mais ce n'est pas- là le compte de miss Sophie Lee ,
el elle refuse impitoyablement au lecteur , cette explication
si désirée jusqu'à ce que ses cinq volumes
soient bien complets. Alors tout s'éclaircit facilement ,
les méfiances réciproques se pardonnent et les deux
amaus sont unis ; mais les longues souffrances de Savinia
, ont épuisé ses forces. Le bonheur même ne pent
la rendre à la vie , et elle meurt en donnant un
à son époux. L'auteur en terminant ainsi son roman ,
a songé sans doute au dénouement de Clarisse , la
chef d'oeuvre de toutes les compositions romanesques ,
}
fils
TAOUT 1808 . 363
si du moins on en juge par les pleurs qu'il fait répandre
; mais j'avoue que cette imitation ne me paraît
pas heureuse. L'héroïne de Richardson a été la victime
de la plus profonde perversité . Elle est désho
norée aux yeux des hommes ; la mort est un bienfait
pour elle. Son inaltérable douceur , sa touchante
résignation , ou plutôt sa joie céleste , en voyant approcher
la fin de ses souffrances , pénètrent et consolent
à la fois , l'ame du lecteur et lui font verser les
plus douces larmes ; mais Savinia est dans une posi→
tion toute différente. Rien ne prépare ni ne motive
une mort si prématurée ; elle n'est souillée par aucune
faute même involontaire ; ce dénouement ne tient
donc en rien à la nature du sujet , et l'on voit trop
que l'auteur ne l'a choisi qu'afin de laisser une vive
impression dans l'ame du lecteur. Miss Sophie Lee
pourrait peut être répondre qu'elle a voulu remplir
son second titre , le Danger d'aimer , mais comme
la mort de son héroïne n'est la suite d'aucune faute
à laquelle son amour l'ait entraînée , elle n'a prouvé
en effet que le danger d'avoir une constitution trop
délicate. Au reste , il est presque inutile de remarquer
que ce second titre annonce une intention morale qui ,
cómme toutes celles qu'affichent la plupart des romans ,
ne peut avoir aucun effet . Ce n'est pas eu peignant
l'amour sous les traits les plus vifs et les plus touchans ,
qu'on réussira à le faire craindre. Cette dangereuse
passion a tant d'attraits pour les ames sensibles , qu'elles
ne craignent point de s'exposer à tous les malheurs dont
elle est souvent la source, pourvu qu'elles puissent
saisir quelques momens de la félicité qu'elle promet.
C'est à peu près ainsi que dans les hommes nés pour la
guerre , la vive peinture des dangers d'une bataille ,
ne fait que redoubler l'impatience de les braver.
>
J'ai cherché , dans cette analyse rapide , à faire connaître
le sujet de cette nouvelle production de miss
Sophie Lee, sans lai ôter d'avance , pour le lecteur
cet intérêt de curiosité avec lequel un roman perd
toujours la plus grande partie de sa valeur. Il ne me
reste plus qu'à faire connaître le style du traducteur.
Pour cela , je transcrirai une partie de la lettre tou564
MERCURE DE FRANCE ,
chante que Savinia écrit à son époux , pour lui être
remise après sa mort.
« Mille symptômes internes de dépérissement et
d'anéantissement, me rappellent sans cesse, mon Edward
chéri , un danger que mes amis s'efforcent de me déguiser.
J'ai cru prudent de les tromper , en leur donnant
la satisfaction de croire qu'ils me trompaient moimême
; mais j'ai toujours considéré comme le premier
de mes devoirs , de fortifier mon esprit contre ce moment
terrible , où la nature défaillante a besoin de trouver
un soutien dans des souvenirs d'innocence , et
s'élève ou s'abat , suivant le témoignage de sa conscience
..... »
» Je sais que tout le monde réprouve comme fastueuses
et inutiles de semblables transmissions de nos
idées aux approches de la mort ; mais l'usage de notre
raison doit- il nous être interdit tandis qu'il nous appartient
eucore , et que notre volonté ne pourrait en
prolonger la durée d'une seule heure ? De fidèles amis
se séparent-ils , même pour peu de jours , sans s'adresser
un tendre adieu ? Comment pourrais - je garder
le silence avant d'entreprendre le long voyage qui
va me séparer de vous ? J'ai toujours senti qu'il me
serait impossible de vous faire connaître de vive voix
plusieurs choses sur lesquelles nous ne pourrions nous
entendre ; et , quoique ce dernier témoignage de mon
amour doive d'abord ajouter à votre affliction , il deviendra
par la suite un motif de consolation pour vous.
Il vous sera doux de penser qu'à cette heure imposante
et cruelle , mon esprit soumis conservait quelque
sérénité.
>> Recevez donc , mon maître , mon ami , mon amant,
mon mari ( ah ! où trouverai-je un nom assez expressif
pour soulager la plénitude de mon coeur ) , recevez
les derniers , les premiers remercimens de cette femme
que vous avez choisie pour compagne , et qui , par
vous , a joui de tout le bonheur qu'on peut goûter
sur la terre. Mon Edward , lisez souvent cette expression
de ma reconnaissance , et que la certitude d'avoir
mérité dans toute son étendue , cette sincère , cette ardente
reconnaissance , change en une douce jouissance
AOUT 1808. 365
les sentimens doulonreux que vous fera éprouver momentanément
ce témoignage de ma juste tendresse.
» L'espoir de devenir mère ne m'a point été ravi , et
un pressentiment me dit que mon enfant me survivra :
le ciel ne voudra pas vous enlever votre Savinia toute
entière. Que ce nouveau lien vous fasse chérir la vie !
Je transmets à cet enfant inconnu tous mes droits à
votre affection. Songez , mon Edward , que vous serez
tout pour lui ; gardez -vous de lui enlever son dernier
appui. Si je vous donnais un fils , il deviendrait l'objet
de vos soins immédiats , et mes ferventes prières auraient
été accueillies ; mais si je dois vous rendre le
père d'une troisième fille , unissez -la dans votre coeur
à celles que vous possédez déjà , et rappelez- vous
qu'elles ont toutes , droit à la surveillance la plus vigilante
de votre part. Vous en retirerez le fruit dans
cet attachement dont elles se pénétreront pour vous ,
dans ces prévenances journalières que la gratitude inspire
plus encore que la nature et qui versent un baume
salutaire sur les plaies profondes de l'ame....
>> Mistriss Forrester qui, ainsi que sa famille, a dans
mon affection un titre assuré à vos égards , aura , je
n'en doute pas , la bonté de veiller sur votre intérieur
aussi long-tems que vous le désirerez , aussi long-tems
que vous n'aurez pas donné à une autre épouse le droit
d'y commander. Loin de moi la crainte d'être jamais
bannie de votre souvenir ; mais fidelle à mon coeur ,
mon Edward ne doit pas l'être à mes cendres : non
mon bien-aimé , ne réprimez pas vos affections ; que
jusqu'au dernier moment de l'existence le feu du sentiment
vivifie votre âme ! Faites le bonheur d'un nouvel
objet , et ne pensez pas qu'en mourant , votre Savinia
forme un vou contraire. J'ai la parfaite certitude
que celle qui méritera d'être appelée par vous à
me remplacer, possédera tous les droits à l'estime ; mais,
o mon Dieu ! elle ne me remplacera pas , car elle n'aimera
jamais comme je vous aime.
>> Adieu , mon Edward ! un sens d'un charme inexprimable
est compris dans ce mot .... Adieu ! Que tous
vos jours soient heureux comme les miens l'ont été
par vous , jusqu'à ce que , comblé de gloire et d'années,
566 MERCURE DE FRANCE ,
vous cessiez de porter un nom sanctifié par vos vertus ,
et que vous montiez dans ce séjour où les justes sont
unis aux pieds de l'éternel , par un lien dont les noeuds
du mariage sont ici-bas l'emblême. C'est là que Savinia
attendra son Edward. » !
嶙
On peut juger par ce moreean que j'ai abrégé à regret
, que cet ouvrage , où l'on reconnait souvent la
touche délicate et sensible d'une femme , a trouvé dans
une femme aussi , Me de S****, un traducteur habite
qui a su se pénétrer des pensées de l'auteur , et la faire
parler dans notre langue avec autant de naturel que
de grâce.
GAUDEFROY.
C
MARIE DE BRABANT, reine de France , roman this
torique , par F. P. À. MAUGENET. 1
Et quò fata trahunt , virtus secura sequetur.
LUCAN.
う
Paris , chez Leopold Collin , libraire , rue Gilles-
Coeur , n° 4.
PHILIPPE III , fils de saint Louis , avait trois fils de sa
première femme Isabelle d'Arragon . L'un d'eux , Louis ,
âgé de onze ou douze ans , mourut presque subitement.
Philippe de la Brosse , chirurgien et barbier de saint
Louis , devenu favori et grand chambellan de Philippell ,
essaya de persuader à son maître que le jeune prince
était mort empoisonné , et que l'auteur du crime était
la nouvelle reine Marie de Brabant , princesse d'une
grande beauté , de beaucoup d'esprit et de prudence ,
dont le crédit menaçait le sien auprès du roi. Il eut
recours pour cet effet à deux ou trois imposteurs qui
se vantaient d'avoir commerce avec Dieu , et d'en obienir
la révélation des choses les plus cachées. Mais ces
misérables craignant pour eux les conséquences d'une
affaire si grave , n'osèrent charger la reine. Peu de
tems après , la Brosse fut convaincu d'avoir des intelligences
avec les ennemis de l'Etat. L'innocence de
la reine fut bientôt reconnue , et son indigne accusateur
expia par le plus vil supplicę les crimes qu'il avait
AOUT 1808. A 367
1
น้า
commis et ceux qu'il avait voulu commettre. Tel est
le trait d'histoire doot M. Maugenet s'est emparé pour
en faire ce qu'on appelle un roman historique. Le genre
admis , on ne peut qu'applaudir an choix du sujet
qui est d'un intérêt puissant. Y a-t-il en effet rien de
plus propre à exciter l'indignation et la pitié , que lè
spectacle d'une reine aimable et vertueuse dont l'hon
neur , la liberté et peut-être la vie sont attaqués par les
menées d'un vil scélérat qui , parvenu des classes inférieures
de la société aux premières dignités de l'Etat ,
abuse des bienfaits et de la faiblesse de son maître , pour
porter de désespoir dans son coeur , l'infamie et la dé
solation dans sa famille? Mais , j'ai regret de le dire ,
M. Maugenet me semble avoir défiguré cette aventure
terrible et touchante par plusieurs incidens qui ne sont
conformes ni au caractère réel ou convenu des per
sonnages , ni à la situation , ni à l'époque où ils sont
placés : ce qu'il y a de plus fâcheux encore , c'est qu'ils
sont inutiles et quelquefois ridicules. Le la Brosse de
J'histoire était un personnage méprisable et odieux ; mais
beaucoup de manège et d'adresse sans doute expliquaient,
sans la justifier , son étonnante fortune. Dans le roman ,
il est bien vil et execrable , mais il manque de pru
dence et d'habileté . Il en résulte que le roi , dupe des
plus grossiers artifices , excite plus de dédain par son
avengle faiblesse , que d'intérêt par son malheur. L'au
teur a fait de la Brosse un scélérat théoricien , qui
étale complaisamment aux yeux d'un favori son sysrême
de perversité , mais dont les actions ne répous
dent point à une spéculation si profonde. Il se contente
d'enlever le jeune prince et de l'enfermer dans un des
caveaux de Notre-Dame : il devait savoir qu'assassiner
est le plus sûr , et comme on l'a dit avec une férocité
plus recherchée , qu'il n'y a que les morts qui ne re
viennent pas. Mais l'auteur avait besoin que le jeune
Louis revint , aussi bien que le scélérat subalterne qui
avait été chargé de le faire disparaître ; et voilà pourquoi
la Brosse n'a pas fait mourir l'un , et n'a donné
à l'autre qu'un poison assez lent pour qu'il fût encore
en état de déclarer , à la fin du roman , l'innocence
de la reine et le crime de la Brosse. Ni la vérité , ní
i
368
MERCURE
DE FRANCE
,
-
la vraisemblance ne s'accommodent ordinairement de
toutes ces considérations dramatiques ou romanesques :
l'art est de les concilier. La Brosse est aussi un esprit
fort qui ne croit ni à Dieu ni au diable , et qui affronte
hardiment l'épreuve d'un combat singulier, parce
qu'il est convaincu que la divinité ne se mêle point
de ces affaires - là . C'est méconnaître l'esprit du tems
et pécher contre le costume. Rien n'était plus rare alors
qu'un incrédule , et les scélérats qui ne l'étaient pas autant
, savaient très-bien allier le crime et la dévotion .
D'ailleurs pourquoi la Brosse , malgré les instances de
son roi , veut- il commettre aux hazards d'un duel
Isa vie et sa fortune pour laquelle il a tout sacrifié ?
Ce duel est dans l'histoire : ce fut le duc de Brabant ,
frère de la reine qui le proposa , et il ne fut point accepté.
Il fallait que quelque misérable spadassin , ‘aux
gages de la Brosse , soutînt l'accusation contre le duc
et remportât sur lui l'avantage , pour prolonger et compliquer
la situation ; mais la Brosse ne devait point
s'exposer ou bien il fallait qu'il pérît : on souffre de
voir un prince souverain , un guerrier , un frère jus
tement furieux , succomber sous un infâme traître qui
n'avait manié d'autres armes que le rasoir et la lancette
, et être redevable de la vie à sa fausse générosité.
Ce duc de Brabant vient incognito à la Cour de Philippe
qui veut lui faire la guerre ; cette démarche peu
convenable et périlleuse par la haine mortelle que lui
porte le favori , il la fait pour juger par lui-même du
caractère du roi , comme si le rôle d'ambassadeur, qu'il
prend , devait lui procurer des communications bien
intimes et bien fréquentes avec le monarque ; enfin
il se présente sous le nom du comte de Namur , amant
aimé de la reine avant son mariage , tout exprès apparemment
pour fournir des armes contre elle à la Brosse
et confirmer les soupçons jaloux du roi. M. Maugenet
prête à la Brosse le désir et même le dessein de fomenter
la haine qui existe entre les rois de France et d'Angleterre
, de les perdre l'un par l'autre , et de réunir
un jour leurs deux couronnes sur sa tête. Ce projet
qui entre , on ne sait pourquoi , dans ses motifs pour
accepter le combat , ce projet n'est pas celui d'un scélérat
AOUT 1808.
LA
SEINE
r
t
3
lérat ambitieux , c'est celui d'un fou . Mais , en général,
les personnages du roman ne sont pas fort raisonnales
Florestan , gouverneur du palais et Isaure fille hon
neur de la reine , tous deux dans les intérêts de cette 5 .
princesse et persuadés de son innocence , refusen decen
lui apprendre par quels odieux soupçons jetés sur elle,
sa présence inspire l'horreur à tout ce qui l'environne.
« Vous vous taisez , cruels ! leur dit la reine . O mys-
» tère épouvantable ! dit Isaure en sortant . O reine in-
» fortunée ! dit le gouverneur en suivant Isaure. » Voilà ,
il en faut convenir , une singulière preuve de zèle et
de dévouement que ces serviteurs donnent à leur reine !
Florestan n'est pas plus heureux quand il se montre ,
que lorsqu'il s'enfuit . Il imagine de jouer le rôle d'un
hermite de Chantilly, imposteur que la Brosse a suborné
pour dénoncer Marie ; il s'affuble d'une chevelure et
d'une barbe fausses , et en cet équipage , il paraît
devant le roi à qui il déclare que la reine est innocente.
La Brosse qui est présent et ne trouve point son
compte à ce discours, s'approche de l'hermite, le regarde
et reconnaît sur le champ Florestan qui ne s'était sûrement
pas bien grimé. Cette comédie est ridicule ; elle
tourne à la confusion de Florestan , au détriment de
la reine et à l'avantage de son accusateur ; cela ne pou- !
vait pas être autrement.
Le style de l'ouvrage n'est pas plus exempt de défaut
, que la contexture et les situations . L'auteur ignore
que l'inversion répugne invinciblement à la prose , et
que de toutes les formes poëtiques , c'est peut- être la
seule qu'il soit impossible d'y transporter. Il y a beaucoup
de phrases comme celle que je vais citer : « Oui ,
» d'un tel un bonheur , et toujours
>> au frère de mes
a
bonheur je me faisvirai
de mère. » Ses
constructions sont quelquefois inexactes et incomplètes .
« Soit , dit-il , que Philippe , trompé comme tant d'au-
» tres par les merveilles qu'on lui raconte de l'hermite
» de Gentilly , soit que , persuadé par le favori , il
» veuille par toutes sortes de voies , connaître la vérité
» sur ce terrible événement , il a résolu , etc. » Le premier
membre de phrase commençant par soit que ,
exigeait un verbe. M. Maugenet qui a pris la phrase
A a
3 0 MERCURE DE FRANCE ,
dans le P. Daniel , en substituant seulement l'hermite
de Gentilly à la béguine de Nivelle , aurait bien dû la
copier toute entière. Daniel a dit : « Soit que le roi ,
» trompé comme plusieurs autres , par les merveilles
» qu'on lui racontait de la béguine , fa crût une grande
» sainte , soit que persuadé , etc. » M. Maugenet dit
ailleurs de cet hermite , qu'il se mêlait de découvrir
pour de l'or et des prétendues révélations , ce que l'on
tient de plus secret. On ne sait ce que c'est que
découvrir pour des prétendues révélations . Cela n'est
ni français , ni clair. Daniel a dit : par de prétendues
révélations , et il fallait encore ici dire tout à fait comme
Daniel. Tout ceci n'annonce pas un écrivain suffisamment
instruit et exercé. Il est cependant juste de reconnaître
qu'en plusieurs passages sa diction ne manque
pas de correction , de naturel , d'élégance et de
douceur : quelques pensées nobles ou fortes y sont
dignement exprimées.
Les notes qui forment la moitié du second tome ,
raffinent sur l'art aujourd'hui si perfectionné de grossir
inutilement des volumes. A propos du duel de la Brosse
et du duc de Brabant , on nous raconte l'histoire du
chien d'Aubry de Montdidier et de chevalier Macaire .
A propos de l'hermite de Gentilly , on nous décrit ce
village , ses antiquités , ses environs , Bicêtre et son fameux
puits ; delà le couvent des Chartreux , autrefois
le palais de Vauvert , et enfin la rivière de
Bievre , depuis sa source jusqu'à son embouchure . De
tout cela , pas une ligne n'est de l'auteur , qui sans
doute n'a mis fin à ses notes , que lorsqu'il a été las de
copier.
Derrière ces notes , se cachent modestement quelques
poësies. Ce sont des fragmens de poëme épique , de
drame héroïque et de comédie , des épîtres , des romances
et des madrigaux. Il y a dans les pièces fugitives ,
de l'esprit , de la grace et beaucoup de facilité. Toutes
ces qualités me semblent réunies dans le Destin d'une
Rose , Histoire véritable . C'est une rose qui se livre
successivement aux caresses du zéphyr , d'un papillon ,
d'une abeille et d'un frélon' :
Un frélon , pour combler ses maux
La trouve encore assez jolie.
AOUT 1808. 371
Fixé sur son sein expirant ,
Rempli d'une brutale ivresse ,
Il jouit sans délicatesse ;
Avec fureur il la caresse
Et ce lieu , jadis si charmant ,
Est profané par la tendresse
D'un être affreux et dégoûtant ,
Dont les plaisirs sont une offense ,
Qui triomphe avec indécence ,
Et croit aimer en insultant.
La pauvre rose meurt dans l'abandon et le mépris ,
sans qu'un seul de ses nombreux amans donne un
regret à sa fin déplorable. M. Maugenet me paraît
appelé à composer des romances ; il y met du sentiment,
de la délicatesse et ce qu'il y faut de poësie.
J'ai regret de ne pouvoir citer celle qui commence
ainsi :
Oiseau charmant , doux colibri ,
Fleur vivante , mais fugitive , etc.
AUGER.
#
DICTIONNAIRE raisonné des Onomatopées françaises ,
par CHARLES NODIER , adopté par la Commission
d'Instruction publique , pour des bibliothèques des
Lycées. Paris , Demonville , imprimeur-libraire , rue
Christine , nº 2007
LE}Président de Brosse , dans son Traité de la formation
mécanique des langues , établit que les premiers
mots de toutes les langues ont été des onomatopées ,
c'est-à-dire , des imitations du bruit des objets , et
qu'ensuite on a élendu ce mode de désignation aux
choses qui ne rendent aucun son , en saisissant une certaine
analogie entre l'effet que les êtres bruyans produisent
sur l'ouïe , et celui que les êtres muets produisent
sur la vue , l'odorat , le goût et le toucher. Ce
systême n'est pas moins solide qu'ingénieux. En effet ,
il est impossible d'imaginer que les premiers nomenclateurs
aient imposé aux choses , des noms, composés
de syllabes arbitraires et dénuées de tout rapport avec
A a 2
722
·
MERCURE
DE FRANCE ,
les choses elles-mêmes. L'emploi de ces syllabes insignifiantes
n'aurait pu avoir lieu qu'au moyen d'une
convention antérieure , qui elle -même eût exigé une
langue déjà formée et propre aux abstractions métaphysiques
or c'est ce qui n'a pu exister. Il est donc
constant qu'on n'a d'abord désigné les choses absentes ,
que par l'imitation. Tandis que le geste représentait
aux yeux celles qui sont en mouvement , la voix peignait
à l'oreille celles qui produisent du bruit. Les animaux
composent en grande partie cette dernière classe
d'êtres ; et l'on voit que, dans presque toutes les langues
, leurs noms et les verbes dont l'objet est d'exprimer
le cri qui leur est propre , sont formés du son
même que ce cri fait entendre. Comment ensuite a-t-on
imaginé de désigner par des sons les choses qui n'en
produisent aucun ? Par quelles combinaisons de rapports
secrets entre des sensations toutes différentes , eston
parvenu à affecter l'oreille d'une manière analogue
à l'impression que les yeux , le nez , le palais ou la main
reçoivent des objets ? Voilà ce qu'il est beaucoup plus
difficile d'expliquer , aujourd'hui que nos idiômes sont
si éloignés de leur simplicité primitive . Mais on y trouve
encore assez de traces de cette espèce d'onomatopée
réfléchie , pour qu'on doive adopter une opinion dont
le seul raisonnement suffirait pour démontrer la vérité.
Il demeure certain , incontestable , que les langues
parlées ont eu pour base l'onomatopée ou imitation des
sons ; de même que les langues écrites ont commencé
par l'hieroglyphie ou imitation des formes. Cette dernière
a entiérement disparu : l'autre subsiste encore ,
et chaque jour , pour ainsi dire , elle enfante de nouvelles
dénominations , principalement dans la bouche
du peuple et des enfans.
M. Nodier qui , si je m'en souviens bien , a publié ,
il y a quelques années , un petit volume de poësies sous
le titre d'Essais d'un jeune Barde , M. Nodier , livré
maintenant à des travaux plus sérieux , nous apprend
dans la préface de son Dictionnaire , qu'il avait eu des
sein de composer un grand ouvrage sur les onomatopées
de toutes les langues , suivies jusque dans leurs
dernières dérivations , mais qu'ensuite il a cru devoir
AOUT 1808. 573
preuve
se borner à une énumération raisonnée des onomatopées
françaises , sauf à faire quelque jour une application
plus complète de sa théorie sur cet objet , si le
public accueille son essai. Cet essai donne une opinion
favorable des lumières et de la sagacité de M. Nodier ,
et je lui crois tout le courage nécessaire pour mettre à
fin la grande entreprise qu'il avait d'abord projetée.
Mais j'ose lui conseiller de bien examiner auparavant
si les résultats utiles seront en proportion avec tout ce
qu'un pareil ouvrage exige de recherches , de méditations
, de fatigue et de tems. Le savoir et sur-tout la
constance dans le travail sont devenus des facultés trop
rares , pour qu'on ne regrette pas de les voir absorbées
par un objet sans utilité, lorsque tant d'autres d'une
importance réelle en réclament vainement l'application.
On se complait dans ses recherches ; on s'en exagère
le mérite et le succès : M. Nodier , je le crains , se
sera laissé prendre à ce piége. Sans doute il a fait
d'un esprit d'analyse et d'une pénétration peu commune
, en découvrant le son radical de plusieurs mots
fondés sur une onomatopée que la plupart ne soupçonnaient
pas ; mais , je le lui demande à lui-même , quand
il n'aurait pas fort souvent donné dans les explications
subtiles et hazardées , tant reprochées aux autres étymologistes
, quel profit véritable voudrait-il qu'on retirât
de son livre ? L'étymologie , proprement dite ,
celle qui nous apprend de quels mots d'autres mots sont
composés ou dérivés , a du moins cet avantage , que
s'occupant des signes de la pensée , et non pas seulement
des sons , elle fournit à l'esprit une pâture plus
substantielle et un exercice plus digne de lui , celui
d'examiner par quelles associations de termes , par quels
changemens de forme , ou par quelles déviations de
sens les expressions sont arrivées à l'état où nous les
voyons aujourd'hui . L'étymologie qui recherche dans
l'onomatopée l'origine première des mots , est loin
d'avoir cet intérêt . Elle nous montre que tel mot est
formé de syllabes ou de lettres propres à donner à
l'oreille une sensation qui rappelle la chose elle-même
à l'esprit ; voilà tout , absolument tout. Il y a donc déjà
une grande différence entre les deux genres d'étymo
374 MERCURE DE FRANCE ,
en
logies considérés en eux-mêmes , et elle est toute au
désavantage du dernier ; mais cette différence est bien
plus grande encore dans l'application, La véritable étymologie
affermit l'esprit dans la science des véritables
significations , tout en indiquant les altérations qu'elles
ont subies , et l'on en écrit avec une plus grande propriété
d'expressions. De quelle utilité Pautre étymologie
peut- elle être pour l'art d'écrire ? Les mots sur
lesquels elle s'exerce , sont presque tous nécessairement
des mots physiques , dont la signification simple est
toujours restée la même , et n'a pas besoin d'être déterminée
autrement que par l'usage. Outre cette signification
, ils ont un son qui a plus ou moins d'analogie
avec elle si ce son est encore distinct , l'oreille
aperçoit sans peine ; s'il ne l'est pas , il mérite peu qu'on
s'en occupe. Du reste , pour savoir exactement quel
bruit dans son origine un mot a voulu exprimer , les
écrivains et principalement les poëtes en mettront- ils
plus d'harmonie imitative dans leur style ? Si les mots
qui peignent sont les mots nécessaires , il faudra bien
qu'ils les emploient s'ils ne le sont pas , ils sauront bien
les employer de préférence , sans qu'on les leur indique
alphabétiquement , comme on a fait pour les rimes.
D'ailleurs , c'est bien moins dans les mots eux- mêmes
que dans leur assortiment , leur combinaison et leur
place , que les poëtes vont chercher des ressources pour
imiter par les sons ; or , le Dictionnaire des onomatopées
n'apprend ni ne peut apprendre à disposer les
mots d'une manière pittoresque. AUGER.
:
VARIÉTÉS
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
d'Isis.
Reprise des Mystères
La reprise de ce chef- d'oeuvre de musique a laissé beaucoup
à désirer aux amateurs . Le journaliste étranger à toute
cabale se trouve bien embarrassé lorsqu'il doit rendre compte
d'une parcille représentation . S'il dit ce qu'il avu , ce qu'il
a éprouvé , il ne peut manquer de déplaire à ceux que sa
conscience l'oblige à critiquer d'un autre côté , s'il cède
à des considérations personnelles et qu'il taise la vérité ,
:
AOUT 1808.
575
ses lecteurs ont le droit de lui reprocher son extrême indulgence
, d'autant plus repréhensible que dans ce cas elle
peut nuire aux progrès de l'art .
L'opera des Mystères d'Isis est si connu qu'il serait superflu
de prouver de nouveau son mérite musical ou de
reproduire l'analyse du poëme nous ne parlerons que de
la distribution des rôles et de l'effet de la représentation .
Je voudrais bien ne pas affliger Lainez , qui remplissait le
rôle d'Isménor , mais pourquoi ses amis ne l'avertissent - ils
pas qu'il n'est plus d'âge à jouer et chanter le rôle d'un
prince aussi jeune ?
MH Maillard représentait Myrrhène . Cette actrice à sans
doute rendu autrefois de grands services à l'Opéra , mais
a-t- elle conservé assez de fraîcheur et d'étendue de voix
pour chanter la musique de Mozart ?
J'ai été bien étonné lorsqu'au lever du rideau je me suis
aperçu que Dufrêne jouait le rôle de Zarastro : ce rôle , le
plus important de l'ouvrage , a été créé par Chéron , et j'espérais
qu'il serait confié à Dérivis , son double et maintenant
son digne successeur . Dufrêne peut être un acteur fort
utile , mais le rôle de Zarastro est bien au- dessus de ses
moyens. Lays et Mlle Armand seuls ont bien chanté . Malheureusement
les morceaux les plus brillans de l'ouvrage
sont placés dans les rôles de Zarastro , d'Isménor , de Pamina
et de Myrrhène , et les acteurs qui en étaient chargés
ont fait tant de prudentes coupures , que le public peut se
Vanter d'avoir entendu à peu près la moitié de l'ouvrage .
Il n'est pas glorieux pour l'Académie impériale de musique ,
qui passe pour le premier théâtre de l'Europe , qu'un opéra
de Mozart y soit en général plus mal chanté que dans une
ville d'Allemagne du second ordre .
La danse est toujours la partie brillante et sans reproche
des représentations de l'Opéra . A cette reprise , mesdames
Gardel , Chevigni , Bigottini et Rivière , MM. Branchu ,
Beaulieu et Albert ont mérité des applaudissemens : nous
invitons cependant Me Gaillet à se donner la peine de
danser tout à fait les pas qui lui sont confiés , et à ne pas
se contenter de les indiquer. M. Mérante , qui faisait plaisir
sur le théâtre de la Porte Saint-Martin , ne me paraît pas
bien placé à l'Opéral
Fel brille au second rang qui s'éclipse au premier.
Théâtre du Faudeville. - Première représentation de la
Chaumière Moscovite.
Le czar Ivan , caché sous de pauvres habits , demande
376
MERCURE DE FRANCE ,
l'hospitalité à la porte de plusieurs maisons d'un villagé
voisin de Moscou ; il est partout refusé : Pétrowitz seul l'accueille
dans sa pauvre chaumière . Ivan lui fait espérer qu'un
homme riche et puissant , qu'il connaît à Moscou , voudra
bien être le parrain du nouveau né , et Pétrowitz lui promet
de l'attendre une heure après le lever du soleil pour
la cérémonie du baptême . Ils s'étendent tous deux sur une
natte , et le bon paysan s'endort . Le jour va paraître , Ivan
profite du sommeil de son hôte pour retourner à Moscou .
Au point du jour , Rigoraff, percepteur du pays , vient
saisir chez Pétrowitz qui doit et ne peut payer deux années
de taille ; mais dans ce moment le czar paraît suivi de ses
gardes , et Pétrowitz reconnaît l'empereur dans le pauvre
voyageur à qui il a donné l'hospitalité. On sent bien qu'Ivan
chasse Rigoraff, et comble de biens la famille du bon Pétrowitz.
Cet ouvrage , qui est tiré d'un conte de Mme de Genlis ,
est d'un intérêt doux et touchant : il a été , justement applaudi
, et le parterre a fait répéter plusieurs jolis couplets.
Ce vaudeville est de M. Joseph Pain , accoutumé à avoir
des succès à ce théâtre , et d'un jeune homme qui a désiré
garder l'anonyme.
-
Théâtre de l'Impératrice. On donna la semaine dernière
à ce théâtre , le Frondeur , comédie en cinq actes et
en vers , de M. Maugenet , auteur qui débute dans la carrière
dramatique : elle n'eut point de succès ; mais à la
troisième représentation elle a été fort applaudie : des mains
amies ont débarrassé cet ouvrage de quelques longueurs et
d'un bon nombre d'expressions hazardées : telle qu'elle est
aujourd'hui cette comédie sera vue avec plaisir : elle est
jouée avec un ensemble très- satisfaisant .
Les débuts se succèdent à ce théâtre : c'est en présentant
au public de la capitale plusieurs sujets dans chaque emploi
, que l'administration du Théâtre de l'Impératrice parviendra
à former une troupe digne peut- être de rivaliser, un
jour , celle du Théâtre francais.
M. Faure , qui vient d'y débuter dans l'emploi des valets ,
mérite d'ètre distingué ; il a de l'intelligence et de l'habitude
de la scène : sa manière se ressent un peu de celle de
la province , et son débit n'est pas toujours assez net ; malgré
ces légers défauts , il a fait preuve de talent dans le rôle de
Figaro , dans la comédie des Deux Figaros de M. Martelly ,
et le public lui a témoigné d'une manière non équivoque
que ses efforts pour lui plaire avaient atteint leur but.
1
AOUT 1808. 377
.
"
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR . )
-
RUSSIE. - Pétersbourg , le 19 Juillet. La gazette de la
cour publie le rescrit impérial suivant , adressé au chambellan
actuel , M. Alopeus.
<< Voulant récompenser vos services et le zèle actif que vous avez
montré dans votre mission à Stockholm ; voulant aussi vous témoigner /
notre satisfaction particulière de la fermeté de caractère que vous avez
déployée dans l'arrestation que vous avez subie par un ordre du roi de
Suède , contraire au droit des gens , je vous nomme chevalier de l'Ordre
de Sainte -Anne de la première classe , et je vous en envoie la décoration
. >>
Votre très-affectionné ,
Du 20.
ALEXANDRE .
Depuis que l'introduction des marchandises
anglaises est totalement prohibée en Russie , nos manufactures
commencent à s'élever . Au lieu du drap anglais qui se
vend actuellement quinze roubles l'arschin , on en peut avoir
de très-bon de fabrique russe pour cinq roubles et demi. Il
en est de même de nos fabriques de coton .
Tout promet une récolte très-abondante en Russie .
Les nouvelles que nous recevons de la Finlande , marquent
que notre armée y a remporté de nouveaux avantages.
On doit encore envoyer de nouvelles troupes dans
cette province .
Nous avons , depuis quelque tems , beaucoup de nos soldats
qui sont de retour de la France où ils étaient prisonniers.
Ces soldats sont tous bien portans , de bonne mine et trèsbien
vêtus . Un grand nombre d'entr'eux parlent français.
Nous sommes ici aussi tranquilles qu'en pleine paix , et
nous n'entendons presque point parler de la guerre . Le prix
des denrées coloniales est la seule chose qui pourrait nous
y faire penser. Le sucre coûte un rouble 45 à 50 copeks la
livre ; le café deux roubles 25 à 30 copeks , et les autres
marchandises coloniales en proportion . Cependant les comestibles
ont considérablement baissé de prix ; nous attendons
, de l'intérieur de l'Empire , une grande provision de
grains destinés à être exportés .
Notre flotte a mis à la voile de Cronstadt , sous le commandement
de l'amiral Chanikow. Elle est composée de
neuf vaisseaux de ligne , onze frégates , et beaucoup d'au378
MERCURE DE FRANCE ,
tres bâtimens plus petits . On ne connaît pas encore sa destination
.
Quelques régimens russes se rendent encore en Finlande .
On lit l'annonce suivante dans la Gazette de Pétersbourg
:
« - Le général - major de Blankennagel établit , comme on sait , en
1802 , une fabrique de sucre de betterave dans le gouvernement de
Tula . Le gouvernement , après s'être assuré de la bonne organisation
et de l'utilité de cette fabrique , accorda des secours à M. le généralmajor.
Il obtint un emprunt en argent , et il lui fut permis de vendre
´annuellement mille mesures de la liqueur spiritueuse qu'il tirait da
· · résidų des betteraves . Au moyen de ces encourageraens , M. de Blaukenuagla
porté sa fabrique à un tel degré de perfection , qu'elle peut
livrer anjourd'hui , par des pròcédés très - simples , une quantité consi-
-dérable de sucre Brut , et que le sucre raffiné qui en sørt ne le cède ni
en beauté , ni en qualité à aucune autre espèce de sucre . L'analyse
chimique a démontré ces avantages de la fabrique de M. Blankennagel .
Le ministre de l'intérieur en donde avis au public , invite à suivre cet
.exemple , et promet les mêmes secours de la part du gouvernement ;
savoir des avances d'argent , des terres de la couronne , et la per-
-mission de distiller des eaux-de- vie du résidu des betteraves . »
:
― ---
DANEMARCK . Elseneur , le 10 Juillet. Un parlementaire
anglais s'est présenté hier devant ce port pour remettre
une trentaine de marins échangés , et nous avons appris par
cette voie la confirmation de la grande nouvelle du départ
de toute la flotte anglaise stationnée devant Gothenbourg.
Elle est partie le 1 du courant , et le 3 , elle a été vue
dans la mer du Nord , faisant route vers l'Angleterre . Nos
marins , mis à terre par le parlementaire anglais , s'accor-
.dent à dire que le colonel Murray , à son arrivée en Angleterre
dont il venait de faire le voyage pour la seconde fois ,
a eu avec le roi de Suède un long entretien , à la suite duquel
le roi l'a fait retenir aux arrets pendant deux jours ;
que relâché ensuite , ce colonel s'est rendu auprès de l'amiral
Saumarez , et qu'aussitôt Fordre du retour a été donné
à toutes les forces anglaises de terre et de mer ; que longtems
avant le départ , des rizes sanglantes ont eu lieu entre
les individus des deux nations ; que la populace suédoise
poursuivait à coups de pierres les Anglais qui retournaient à
bord . Tout fois l'amiral anglais n'a mis à la voile qu'après
avoir pris le soin de vendre les vivres capturés qu'il avait
à terre , il a mis ces subsistances à un taux si élevé , que les
Suédois lui ont payé le tonneau de seigle jusqu'à 24 riksd.
1
AOUT 1808 . 3-9
Il paraît que la cause principale de ces dissentions est la
prétention élevée par les Anglais d'occuper les forteresses
de Marstrang, d'Afsborg et le port de Gothenbourg , comme
garantie ; ce à quoi le roi de Suède se serait constamment
refusé .
On dit que les Anglais ont déclaré au roi de Suède qu'ils
ne pourraient à la longue le soutenir contre les forces réunics
de la Russie , de la France et du Danemarck , et qu'en
conséquence ils ne s'opposeraient pas à ce qu'il s'arrangeat
avec ces puissances .
En attendant , ils l'abandonnent.
-- Copenhague , le 26 Juillet. D'après un ordre de S. M. ,
tout vaisseau de l'Etat qui passe devant une batterie danoise
doit se légitimer. Le bâtiment qui refuserait de se soumettre
à cette formalité , y sera contraint par le feu des batteries ,
et il sera tenu de payer la valeur des coups de canon qui
auront été tirés sur lui..
- Du 2 Août. S. M. la reine de Danemarck , qui est toujours
à Kiel , donne pour la reconstruction de notre marine
la moitie de la somme qui lui est assignée annuellement ,
c'est-à -dire douze mille écus . La princesse sa fille donne
deux mille écus ..
ww
Hier , la générale fut battue dans cette ville , à deux
heures après minuit . En un moment toutes les troupes furent
sous les armes , S. M. parut au milieu d'elles , et eut la
satisfaction de voir avec quel zèle chacun s'était rendu à son
poste . Ce signal n'avait été, donné que pour éprouver le
soldat.
$12.
ALLEMAGNE.Vienne , le 30 Juillet. On s'occupe
beaucoup en Hongrie de la réunion prochaine de la diete .
Partout on nomme des députés , et l'on rédige des instructions
, afin qu'ils ne puissent agir que conformément à leurs
mandats.
- L'organisation de la garde nationale étant achevée dans
les provinces allemandes des Etats autrichiens , les exercices
vont commencer.
On assure , mais d'une manière vague , il est vrai ,
qu'une partie du cordon autrichien sur les frontières de la
Turquie a reçu ordre de s'éloigner de la frontière et de se
rapprocher de l'intérieur de la Hongrie.
Du 3t . On a publié une proclamation par laquelle on
annonce que l'inscription pour la milice nationale dans
la Basse-Autriche , est terminée. Les officiers sont , en
380 MERCURE DE FRANCE ,
les
grande partie , d'anciens militaires . L'uniforme est pour
soldats habit court , vert foncé , revers rouge , pantalon de
même couleur , guêtres , etc. Le premier bataillon sera complétement
habillé dans huit jours .
Du 1er Août. M. le comte de Wurmser est parti pour
Cracovie , afin d'y organiser les bataillons de réserve ,
concert avec le général Bellegarde .
-
Notre ci -devant ambassadeur à Pétersbourg , le général
comte de Meerfeldt , est arrivé le 13 juillet à Lemberg,
où il fixera sa résidence . Les nouvelles de la Servie sont
très - incertaines. Czerni-Georges y a toujours une grande
influence .
-
La Gazette de la Cour donne les nouvelles de Turquie
suivantes :
« La grande flotte du capitan - pacha reçut , le 17 juin , l'ordre de
mettre à la voile sous trois jours ; on s'est occupé sur- le -champ de
compléter son armement avec une activité extraordinaire . On croit que
cet ordre a été provoqué par l'apparition d'une escadre anglaise dans
l'Archipel . Le capitan a mis en mer , le 27 , avec onze vaisseaux de
ligne , sept frégates et cinq autres bâtimens armés . L'armée du grandvisir
en Bulgarie et en Romélie a reçu de nombreux renforts. Mustapha-
Bairactar s'est réconcilié complétement avec le ministre , et se trouve à
son quartier- général d'Andrinople . Le major Berevitz y est envoyé par
le prince Prosorowsky , général en chef de l'armée russe . Cette armée
ne fait aucun mouvement ; mais la Servie et même la Bosnie sont en
proie à de violens troubles . L'Egypte paraît assez calme ; les beys n'ont
pas rompu les arrangemens qu'ils ont pris envers Mehmed- Aly , kaimakan
de la Porte ottomane. On craindrait plutôt en Egypte que les
Anglais ne tentassent quelque coup sur Alexandrie . Les symptômes de
peste qui avaient éclaté à Smyrne , et qui pouvaient en écarter l'affluence
plus grande que jamais des négocians étrangers , ont entiérement
disparu . >>
4
er
Francfort, le 4 Août.-S. A. R. le grand-duc de Darmstadt
a , par un édit du 1
de ce
mois , ordonné que le Code
Napoléon fit partie de l'instruction publique dans toutes les
Universités de ses Etats , et que tous les membres des tribunaux
cherchassent à se pénétrer de l'esprit de ce Code , attendu
que son intention était de l'introduire dans ses Etats .
BAVIÈRE . - Munich , le 28 Juillet. Comme , d'après la
constitution , toutes les parties du royaume de Bavière doivent
être mises sur le même pied , la conscription va être
établie dans le Tyrol..
ROYAUME D'ITALIE , Milan , le 4 Août. Un décret de -
AUOT 1808. 381
S. M. l'Empereur et Roi , daté de Bayonne , le 17 , porte
qu'il sera fabriqué dans le royaume d'Italie , une monnaie
de 10 centimes au titre de 200/1000 de fin et du poids de
deux deniers .
-
Du 8. — S. A. I. le prince vice-roi est arrivé hier au palais
de Monza , de retour du voyage qu'il a fait dans les départemens
nouvellement réunis. L'esprit public est excellent dans
ces départemens ; le peuple est par-tout pénétré des sentimens
de reconnaissance et de fidélité pour son nouveau souverain
. S. A. I. n'a pas été moins satisfaite de l'esprit qui
règne dans les anciens départemens du royaume , qu'elle a
parcourus. Elle a eu par-tout sujet d'applaudir au zèle des
administrations et à la conduite louable des habitans.
――
ROYAUME DE HOLLANDE. Amsterdam , le 8 Août.
L'eau qui couvrait , depuis la dernière inondation , une
partie des terres de Tergoes ( l'une des îles de la Zélande ) ,
baisse de manière qu'une grande étendue de terrain est
rendue de nouveau à l'agriculture et aux habitations .
-La gazette royale a publié les nouvelles suivantes de
l'ile de Java :
on
« La Psyché a pris , le 30 août de l'année dernière , la corvette de
guerre le Scipion , commandée par le cominandant M. Carrega. La frégate
ennemie , infiniment supérieure à notre corvette , l'avait forcée de
faire côte près de Samarang. Le combat a duré une heure . Le com →
mandant hollandais a été griévement blessé . Peu avant le combat ,
avait transporté à terre une somme considérable qui se trouvait à bord
du vaisseau hollandais . Les officiers ont été relâchés sur leur parole
d'honneur ; l'équipage a aussi été renvoyé . Le premier lieutenant , Baggelaar
, commandant une galère du pays , fut poursuivi par une frégate
ennemie , et forcé d'échouer son bâtiment . N'ayant pas répondu au
feu de l'ennemi , celui- ci envoya deux chaloupes armées pour en prendre
possession ; mais le lieutenant Baggelaar les reçut si chaudement ,
que l'une de ces chaloupes fut obligée de se rendre , et l'autre prit la
fuite. Ce brave officier a conservé ainsi son bâtiment . Le meilleur esprit
règue parmi les troupes qui sont à l'île de Java . Batavia est amplement
approvisionné on y a même pu céder , sur la demande du général
Decaen , une grande quantité de riz pour l'Isle -de -France . La récolte
du café devient chaque année plus abondante , et la plus grande trauquillité
règne dans l'île. Le gouverneur- général , le maréchal Daendels ,
est arrivé , le 1er janvier , à Batavia. »
SUISSE . Berne , le 6 Août . Dans sa vingt -quatrième
séance , la diète helvetique a entendu le rapport de sa commission
sur les établissemens d'agriculture d'Hofwyl . Dans
382 MERCURE DE FRANCE ,
les cinq jours que les commissaires y ont passé , ils ont pu
rassembler un grand nombre de données , de faits et d'observations
; mais ils ne se sont pas crus en état d'énoncer une opinion
décisive sur un objet aussi important qui a déjà donné
lieu à des discussions assez vives , et sur lequel le jugement
du public peut dépendre beaucoup du témoignage qu'ils en
rendraient ; ils veulent attendre , avant de prononcer , le second
examen qu'ils doivent faire sur les lieux cet automne .
Cependant ce qu'ils ont déjà vu suffit pour leur persuader que
l'établissement d'Hofwyl est un point central d'expériences
d'agriculture , d'où les lumières se répandront dans toute la
Suisse , et qui deviendra une excellente école pour les jeunes
agriculteurs ; que cet établissement n'a point encore acquis
toute la perfection dont il est susceptible; mais que des progrès
constans se font remarquer dans les vues du fondateur , dont
les qualités personnelles inspirent la plus haute estime ; enfin
qu'il est extrêmement à désirer que le gouvernement soutienne
cet établissement , D'après ces considerations , la commission
a proposé les mesures suivantes : Que M. Fellemberg fat remercié
au nom du landammann et de la diète de ses utiles.
travaux , et assuré de leurs concours à les faire prospérer
que les gouvernemens cantonnaux fussent invités à accorder
à l'établissement d'Hofwyl , pour un certain nombre d'années
, un privilége exclusif pour la fabrication des instrumens
aratoires nouvellement inventés ou perfectionnés , enfin que
le landanımann fût invité à témoigner aux cantons d'Hauterive
, canton de Fribourg , et de Kreuzlingen en Turgovie ,
que la diete approuve les mesures qu'ils ont prises pour
mettre à profit les découvertes d'Hofwyl . Ces propositions
ont été acceptées à l'unanimité .
ANGLETERRE . Londres , le 15 Juillet. Quelques jours
avant la prorogation du parlement , le comité des finances
a proposé la suppression de presque toutes les places connues
sous le nom de sinecures . « En effet , dit un de nos journaux ,
quand on voit la famille Grenville posséder des sinecures
pour 40,000 liv. st . par an , peut-on s'empêcher d'un mou
vement d'indignation ? Il faut payer généreusement les
hommes qui travaillent pour le public ; mais il est scandaleux
de voir qu'on paie des gens pour ne rien faire . »
-Une proclamation de l'amirauté , insérée dans la Gazettę
de la Cour , annonce un changement dans la manière de
distribuer aux marins leurs parts de prises . Jusqu'à présent le
commandans en chef recevaient les trois -huitièmes . Désormais
ils n'auront que deux-huitièmes . On distribuera parnri
AOUT 1808. 383
les officiers et l'équipage le huitième restant. Cette mesure
n'a produit que peu de sensation parmi les matelots , attendu
que les prises deviennent de jour en jour plus rares.
( INTÉRIEUR. )
PARIS. - LL . MM . II . et RR . sont arrivées le 14 août à
quatre heures après-midi , au palais de Saint-Cloud .
Le mème jour à cinq heures tous les théâtres de la capitale
ont été ouverts gratuitement , conformément au programme
arrêté par S. Exc. le ministre de l'intérieur , pour la célébra
tion de la fete anniversaire de S. M. l'Empereur et Roi :
cette célébration a été annoncée à six heures du soir par de
nombreuses décharges d'artillerie .
Le soir , du même jour , il y a eu dans les jardins du Sénat
une fète charmante , favorisée par le plus beau tems . Ce
jour avait été choisi par le Senat , ordonnateur de la fête en
célébration de l'anniversaire de S. M. , afin de ne distraire
en rien l'attention et le concours du publie des spectacles
et des jeux préparés pour aujourd'hui , conformément au
programme arrêté par M. le conseiller d'Etat , préfet de la
Seine , et publié par ordre de S. Exc. le ministre de l'intérieur.
La façade du palais du Sénat du côté de la rue de Tournon
, et celle du jardin étaient également illuminées de
manière à bien marquer , par des cordons de feux , les lignes
de l'architecture du palais . Une foule immense de spectateurs
, parmi lesquels on remarquait un très- grand nombre
de femmes élégamment parées , remplissait le jardin et se
pressait sur-tout autour du parterre , au milieu duquel un
orchestre nombreux avait été établi. Des jeux de toutes
sortes , des exercices et autres spectacles de curiosités étaient
disposes , et ont occupé la soirée jusqu'au moment où un feu
d'artifice magnifique a été tiré .
Le Theatre de l'Impératrice avait également disposé sur
la belle facade de l'Odéon , une décoration ingénieuse dans
son allégorie , et une illumination très-brillante .
Dans les autres parties de Paris , plusieurs édifices particuliers
avaient été également illuminés , au moment où les
salves d'artillerie avaient annoncé la fete , et leurs habitans
avaient ainsi voulu prévenir le moment de l'illumination
générale qui a lieu ce soir.
Le 15 août , jour de S. Napoléon , S. M. l'Empereur et
Roi a reçu au palais de Saint-Cloud , dans son cabinet , les
princes et princesses de la famille impériale et les princes de
384 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1808 .
l'Empire . Les ministres , les grands- officiers de l'Empire ,
les dames et officiers de la maison impériale et des maisons
des princes ont été admis ensuite à lui présenter leurs hommages.
A dix heures , S. M. a reçu successivement , dans le salon
du Trône , les félicitations du Sénat , du Conseil-d'Etat , de
la cour de Cassation , de la cour des Comptes , du clergé de
Paris , de la cour d'Appel , de la cour de Justice criminelle ,
des autorités civiles et militaires de Paris et du Consistoire .
Ces corps ont été conduits et présentés avec les formes
ordinaires.
A onze heures et demie , S. Exc . le baron de Dreyer ,
envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M.
le roi de Danemarck , a présenté à S. M. l'Empereur et Roi
de nouvelles lettres de créance .
Ensuite le corps diplomatique a été conduit à l'audience.
de S. M. par les maîtres et aides des cérémonies , et introduit
pår S. Exc . le grand-maître des cérémonies de la manière
accoutumée .
Après cette audience , LL. MM. ont entendu la messe quí
a été suivie d'un Te Deum .
Après la messe , il y a eu grande audience dans la galerie .
Dès le matin du 15 , des salves d'artillerie avaient proclamé
la solennité : le programme de la fête a été exécuté dans toutes
ses parties , favorisé par un tems doux et serein : les jeux
préparés aux Champs-Elysées avaient attiré un concours nombreux
de prétendans et de spectateurs ceux sur la rivière
présentaient un coup- d'oeil magnifique : le beau bassin entre
le Pont-Royal et celui de la Concorde, la terrasse des Tuileries,
les quais , les ponts étaient couverts d'une foule innombrable
devant laquelle ont été exécutés les joûtes et les jeux annoncés
: les vainqueurs ont reçu les prix au milieu des applaudissemens
.
A huit heures , un feu d'artifice magnifique a été tiré aŭ
point-rond des Champs-Elysées : la ville entière était illuminée.
-Parmi les illuminations du 15 de ce mois on a remarqué
avec plaisir celle de M. l'ambassadeur extraordinaire de
Perse . Elle était d'un genre tout à fait asiatique et d'un effet
brillant . Le chiffre de S. M. l'empereur et les armes du sophi
y paraissaient entrelacés avec art.
S. Exc. a fait tirer chez elle , dans la même soirée , un beau
feu d'artifice . Des chanis guerriers , exécutés par les musiciens
persans de l'ambassade , ont terminé cette fète orientale.
(No CCCLXXI . )
LA
EPODE
SAMEDI 27 AOUT 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
FRAGMENT DES TROIS RÈGNES DE LA NATURE ,
Poëme nouveau de M. JACQUES DELILLE.
CHANT DE L'AIR.
QUAND la nature et l'art leur laissent un cours libre ,
L'air est , ainsi que l'onde , ami de l'équilibre.
Est-il rompu ? Soudain , des nuages errans
Les flottantes vapeurs s'épanchent en torrens ,
Ou leur sein se déchire et lance sur la terre
Les flèches de l'éclair et les traits du tonnerre .
D'autres fois , conduisant la tempête et la nuit ,
Les vents impétueux accourent à grand bruit ,
Et , rival effréné des tempêtes de l'onde ,
Dans l'Océan des airs l'affreux orage gronde ;
Souvent aussi d'Éole , enfant audacieux ,
Du pied rasant la terre , et le front dans les cieux ,
Le terrible ouragan mugit , part et s'élance ,
La ruine le suit et l'effroi le dévance ;
Il détruit les hameaux , déracine les bois ,
Le rocher vainement se défend par son poids ;
Le fer cède en éclats , l'eau s'enfuit à sa source,
L'oeil suit avec effroi la trace de sa course :
Des révolutions , tel l'ange désastreux
Va semant la terreur sur son passage affreux ;
Bb
366 MERCURE DE FRANCE ,
Moeurs , lois , trônes , autels , tout tombe : et d'un long âge
L'ouragan politique anéantit l'ouvrage .
Ainsi , de l'air troublé les tourbillons mouvans
Livrent au loin la terre au ravage des vents.
Eh! qui ne sait comment leurs fougueuses haleines
Des déserts africains tourmentent les arênes. ,
Enterrent en grondant les kiosques , les hameaux ,
La riche caravane et ses nombreux chameaux ;'
Que dis-je ? quelquefois sur une armée entière
L'affreux orage roule une mer de poussière ,
La nature se venge , et dans d'affreux déserts ,
Abîme ces guerriers , l'effroi de l'Univers .
C'est toi que j'en atteste , malheureux Cambyse !
Rapide conquérant de l'Egypte soumise ,
Déjà des Lybiens tu menaçais les Dieux .
Plus nombreux que les flots , tes essaims belliqueux
De trente nations présentaient le mêlange ;
Les uns avaient quitté les rivages du Gange ,
D'autres ceux de l'Indus ; et le fer et l'airain
Réfléchissaient les feux du soleil africain .
Aux lueurs de l'éclair , aux éclats de la foudre ,
Tout à coup sont partis des nuages de poudre ;
L'air gronde , le jour fuit , de ce nouveau combat
Le courage étonné vainement se débat.
Tel qu'un coursier fougueux sous un maître intrépide ,
L'ouragan autour d'eux tourne d'un vol rapide ,
Les enveloppe tous de ses noirs tourbillons :
D'abord serrés entre eux , leurs épais bataillons
Bravent et la tempête et l'arêne mouvante.
Bientôt courent partout le trouble et l'épouvante :
Tous aux vents en courroux errent abandonnés ,
Le courage est vaincu , lés rangs désordonnés ;
Tous ces peuples divers qu'un même lieu rassemble ,
S'agitant , se poussant , s'entre - choquant ensemble ,
Sur des monceaux de dards , de boucliers brisés
L'un sur l'autre abattus , l'un par l'autie écrasés
Dans la profonde horreur de la nuit ténébreuse
Présentent , saus combattre , une mêlée affreuse .
Un même effroi saisit l'homme et les animaux ,
Les chameaux renversés roulent sur les chameaux ;
Cavalier et coursier l'un sur l'autre succombe ;
Lui-même avec ses tours l'énorme éléphant tombe ;
Comme une vaste mer , le souffle impétueux
Ecartant , ramenant ses flots tumultueux ,
Fouette d'un sable ardent leur brûlante paupière
AOUT 1808.
387
Ferme leur bouche à l'air , leurs yeux à la lumière ;
Tous s'enfoncent vivans dans ces vastes tombeaux ,
Et l'orage en triomphe emporte leurs drapeaux .
Parmi ces noirs amas qui sur eux s'amoncèlent ,
L'un l'autre vaiuement ces malheureux s'appellent :
Leurs cris meurent dans l'air , le trouble croît , les vents
Redoublent leurs fureurs , le sable ses torrens .
Si l'effroyable assaut laisse un moment de trève ,
La foule renversée en tremblant se relève
Et pose sur l'arêne un pied mal affermi.
Bientôt l'air plus fougueux de colère a frémi ;
Il tourmente , il enlève , il rejette la terre ,
Mêle à des flots de poudre une grêle de pierre :
Le vent pousse le vent , les flots suivent les flots ,
La lutte est sans espoir , l'ouragan sans repos.
Il vole , il frappe l'air d'une aîle infatigable ,
Pousse , entasse sur eux des montagnes de sable.
A peine on voit sortir des sommets d'étendards ,
Des bras sans mouvement , et des pointes de dards.
De moment en moment l'orage qui s'anime
Sur eux ouvre , referme et rouvre encor l'abîme,
Tour à tour le jour fuit et se montre à leurs yeux ;
Par d'effroyables cris tous lui font leurs adieux ;
Enfin ce grand débris , luttant contre la tombe ,
Par un dernier effort se soulève et retombe.
Alors de longs soupirs s'entendent un moment ,
D'un peuple enseveli vaste gémissement .
"
La nuit vient , le jour meurt , et la terre en silence
N'offre qu'un calme affreux et qu'un désert immense .
Malheureux ! c'en est fait ; non vous ne boirez plus
Ou les ondes du Gange , ou les flots de l'Indus ;
En vain vous espériez revoir votre famille ,
Et reprendre en vos mains l'innocente faucille .
Vous-mêmes moissonnés mourez sous d'autres cieux :
Aujourd'hui même encor vos ossemens poudreux
Frappent le voyageur ; et dans son trouble extrême ,
De son propre danger l'épouvantent lui-même.
LE SONGE DE LUCI.
ROMANCE.
L'ASTRE des nuits épanchait sa lumière ,
Sur les forêts et les monts d'alentour ,
Bb. 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Lorsque Luci versant des pleurs d'amour st
Sentit enfin se fermer sa paupière.
Du bien-aimé qui lui promit sa foi,
Elle suivit en songe le navire ;
Mais tout à coup une voix vint lui dire :
Oma Luci ! ne pleure plus sur moi.
A ces accens , à cette voix mourante ,
Jetant près d'elle un regard incertain ,
Elle aperçut le malheureux Elvin
Qui lui tendait une main défaillante.
Luci ! dit-il : hélas ! bien loin de toi ,
Pâle et glacé , je repose sans vie ;
Je dors au sein d'une mer ennemie :
O ma Luci ! ne pleure plus sur moi.
Durant la nuit , une tempête affreuse
Nous a poussés vers de funestes bords ,
Et mon vaisseau , malgré tous nos efforts ,
A disparu sous la vague orageuse .
Du sort jaloux prêt à subir la lei ,
Je t'ai donné ma dernière pensée :
Mais aujoud'hui la tempête est passée ,
O ma Luci ! ne pleure plus sur moi .
Tu me suivras un jour , sur ce rivage ,
D'où les chagrins sont à jamais bannis ;
Là, par l'amour tous les deux réunis ,
Nous goûterons un bonheur sans nuage.
Le doux fantôme alors , avec effroi ,
S'évanouit aux lueurs de l'aurore ,
Mais en fuyant , il murmurait encore :
O ma Luci ! ne pleure plus sur moi.
༡༩9 །
S. E. GERAUD.
ENIGME.
QUOIQU'ON me compare au mystère ›
De la Très-Sainte-Trinité ,
L'incompréhensibilité
N'est pourtant pas mon caractère ,
Lecteur, et ta sagacité
A deviner qui je puis être ,
Prouve la possibilité
De m'expliquer et me connaître.
AOUT 1808. 389
Je ne suis qu'un et toutefois
Je ne suis qu'un et je suis trois .
Mon premier moi brûle et ses feux
A mon second sont dangereux.
Mon second constamment anime
Mon premier dont il est victime
Avec eux confondant son sort ,
Mon troisième cause la mort
Des deux premiers , puis il expire.
Mon destin peut-il être pire !
Dès que tous trois sont disparus
A mon tour je n'existe plus.
LOGOGRIPHE.
Je suis un animal peu connu dans la France ,
Sur sept pieds je m'élève , et me fais voir au jour ,
Otez ma tête et je suis le séjour
Qu'habitent ma bergère et l'aimable innocence,
CHARADE.
CHEZ une femme mon premier
Est un titre que l'on honore ;
Et chez un homme mon dernier
Est synonyme de pécore .
Doux acabit de mon entier
Plaît fort au goût du frugivore.
S..
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est l'Année.
Celui du Logogriphe est Seau , dans lequel on trouve eau .
Celui de la Charade est Théâtre.
590
MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . — Sciences et ARTS . -SCIENCES ET
DU GENIE DES PEUPLES ANCIENS , ou Tableau
historique et littéraire du développement de l'esprit
humain chez les peuples anciens , depuis les premiers
tems connus jusqu'au commencement de l'ère chrétienne
; par Mme V. DE C********.- Quatre vol . in- 8 ° .
- Prix , brochés , 24 fr . , et 30 fr. franc de port. —
A Paris , chez Maradan , libraire , rue des Grands-
Augustins , vis-à-vis celle du Pont-de - Lodi , nº 9 .
EST-CE bien par hazard ou d'après des conventions
immémoriales que la plupart des idiômes connus n'attribuent
le genre masculin à presque aucun des êtres moraux
, et qu'ils nous montrent le monde comme un
vaste tableau mouvant , dont les fils invisibles seraient
tous entre ' des mains de femmes ? Il suffit en effet de
jeter les yeux sur le premier dictionnaire venu pour
s'assurer qu'entre tous les termes abstraits , entre tous
les mots destinés à désigner des choses immatérielles ,
sur dix ou douze il s'en trouve à peine un qui ne soit
pas féminin. La sensibilité , l'intelligence , l'imagination ,
sont de cette cathégorie ; il en est ainsi des idées , des
pensées , des paroles , des affections , des passions : enfin
cela s'étend jusque sur ce qui paraît au premier coupd'oeil
le moins convenir au beau sexe , comme la ré--
flexion , la méditation , la raison et même la sagesse.
Ne dirait-on point que ce sont seulement des femines
qui ont fait tous ces arrangemens-là , mettant de leur
côté les qualités et les vertus , et nous laissant malignement
les défauts et les vices , et que nos arrière-grandspères,
de qui nous les tenons, les tenaient de leurs arrièregrands
❜mères ?
Il se peut aussi que lorsqu'on a commencé à démêler
l'ame d'avec le corps , on ait regardé l'un comme le
frère et l'autre comme la soeur , à cause de sa légèreté ,
et que par une conséquence naturelle tout ce qui paraissait
appartenir à celle- ci on l'ait supposé du même
sexe. Voila peut-être pourquoi l'amour , par exemple ,
AOUT 1808 . 3gi
qui avant d'être parfaitement épuré , comme de nos jours ,
semblait tenir de plus près à ce frère grossier qu'à cette
soeur délicate , est resté masculin , tandis que l'amitié
est partout du même genre que celle à qui elle est fière
d'appartenir.
Mais où cette intention primitive est encore plus marquée
, c'est dans la Mythologie ; on y voit comme dans
nos temples beaucoup plus de femmes que d'hommes ; car
indépendamment des plus grandes dames de l'Olympe ,
vous y trouverez une foule de Divinités de tout rang ,
exerçant toute sorte d'emplois , depuis les Grâces jusqu'aux
Parques , et qui pis est jusqu'aux Furies . Il n'y
a pas une fontaine , pas une montagne , pas une forêt ,
pas un arbre qui n'ait sa patrone , et presque rien de tout
cela n'a de patron . Ce serait donc bien à tort que nos petits
maîtres français se vanteraient de leur galanterie; croyezmoi
, les bons vieux patriarches qui ont présidé aux premières
conventions du langage étaient bien autrement
galans ; ils ont adjugé la partie gracieuse toute entière
au beau sexe , comme ne pouvant pas être en de plus
dignes mains , et si des fonctions plus difficiles ont été
réservées à des êtres plus robustes , c'est sans doute
parce qu'on savait que les Déesses n'en régneraient pas
moins sur les Dieux , et qu'on supposait que c'était làhaut
comme ici , où la grâce finit toujours par subjuguer
la force. Le département de la pensée entre autres
leur a été confié presque sans restriction ; et la féconde
Muémosyne n'a pas eu , que je sache , un enfant mâle.
Je ne sais si les choses en allaient mieux ou plus mal
mais
Nos pères , plus méchans que n'étaient nos aïeux ,
ont essayé de changer tout cela. Il y avait bien , je crois ,
un peu de faveur pour ces dames dans les premières
dispositions , mais on a mis de la violence dans celles
qui ont suivi. Les hommes ont voulu s'attribuer exclusivement
ce qui paraît devoir rester indivis entre les
deux moitiés du genre humain , et l'on a cru pouvoir
faire de la science un majorat qui passerait toujours de
mâle en mâle , sans se souvenir qu'il faut laisser la
pensée à qui pense , la parole à qui parle , et la plume
à qui écrit.
592
MERCURE DE FRANCE,
A voir cet abus de la force physique , on serait tenté
de croire , ou que nos devanciers ont écouté je ne sais
quel esprit de corps qui conseille toujours mal , ou bien
que les beaux esprits mâles vis-à-vis des beaux esprits
femelles ont pu avoir jadis quelque désavantage bien
marqué dont ils leur gardaient rancune. On rougissait
peut-être de la victoire de Corinne sur Pindare , on prévoyait
peut-être les triomphes de quelqu'autre Corinne
sur ses contemporains , et c'est peut - être pour cela
que nous nous sommes prévalus d'une grossière supériorité
pour écarter une concurrence inquiétante.
C'est pour cela que , pendant bien des siècles , nous
avons obligé les femmes à s'en tenir au babil , à la gentillesse
, à la médisance , à la coquetterie , au soin de
leur ménage , au soin encore plus intéressant de leur
parure , et aux connaissances nécessaires pour avancer
l'éducation des enfans , jusqu'à l'âge de trois ou quatre
ans. On s'est néanmoins adouci depuis , on leur a permis
et même recommandé d'acquérir , si elles le pouvaient ,
quelques petits talens sans conséquence , tels que la musique
, la danse , le dessin, et même un peu de déclamation
: comme si elles avaient bien besoin d'apprendre à
jouer la comédie ! Ce premier pas une fois fait , il á fallu
par une suite nécessaire les autoriser à donner quelque
culture à leur esprit , afin de pouvoir de tems en tems
prendre une petite part à nos conversations ; nous
avons même quelquefois applaudi à de petites productions
qui ne leur coûtaient aucun travail , qui ne supposaient
aucune étude , et qui récréaient nos esprits
comme les fleurs des champs récréent notre vue. Eh
bien , il faut que ces essais , quoique bien légers et bien
rares , aient causé des alarmes à tout le college de lettrés
, car on a tâché d'engager ces dames à s'en tenir là ;
on leur a fait entendre que plus serait trop ; nous avons
mis l'opinion dans nos intérêts , et nous avons fini par
leur défendre poliment de chasser sur nos plaisirs.
Au reste , en dépit de nos lois saliques , le moment
approche où l'empire des lettres pourrait bien tomber
en quenouille : nous avons usé d'indulgence tant qu'il
n'a été question que de jolis vers , de petits contes de
Fées , de nouvelles galantes , de romans agréables , et
AOUT 1808 . 393
autres bagatelles , nous croyant bien sûrs que la partie
savante nous resterait , fondés sur l'idée que nous avions
de nos aimables émules , les croyant aussi frivoles qu'elles
se montraient légères , et prenant la délicatesse pour de
la faiblesse .
Mais voilà toutes les limites franchies , voilà toutes
nos mesures déjouées ; je crois voir les plus jolis oiseaux
de nos bocages atteindre les aigles dans les airs , et j'en
distingue un entre autres qui naguères prenait plaisir
à voltiger parmi les fleurs dont il semblait augmenter
le nombre ; vous auriez dit qu'il ne se lèverait jamais
qu'à la hauteur des roses et des lis ; mais à notre grande
surprise il plane maintenant au plus haut des airs , et
de là son regard , à qui rien n'échappe , se promène sur
tout ce que la nature , l'art et le tems ont produit de
plus admirable.
Quittons les comparaisons , et nommons Mme Victorine
de Chatenay , qui , à la faveur de tout ce que l'esprit
et le savoir peuvent se prêter entr'eux de clarté , n'entreprend
pas moins que de tracer à nos yeux la marche
du génie dans tous les tems et tous les pays où il a porté
son flambeau . Elle le suivra depuis ses premiers élans
jusqu'au milieu de sa course , signalant ses directions
diverses , ses progrès , ses déviations , ses fausses routes ,
ses retours , tenant compte des obstacles , des facilités ,
des secours , des entraves qu'il aura pu rencontrer sous
les différentes lois qui ont régi les hommes ; ne perdant
pas de vue un détail qui puisse concourir à son plan ,
et montrant partout les causes derrière les effets , pour
servir en tems et lieu , et mériter , s'il se peut , autant
de reconnaissance que d'applaudissemens.
Ce précieux tableau du génie des peuples anciens
peut et doit être regardé comme une première moitié
d'une histoire universelle , offerte sous un nouveau
point de vue plus utile et plus intéressant que tous les
autres grands travaux de ce genre . En effet , la plupart
de ces compilations historiques ne nous présentent que
révolutions , guerres , conquêtes , destructions ; il sem-"
ble lire un recueil de bulletins des différentes maladies
des nations , et particuliérement de ces fièvres chaudes
auxquelles le genre humain a de tout tems été si sujet ;
394
MERCURE DE FRANCE ,
leçons utiles , sans doute , mais qui attristent l'homme
en l'instruisant , au lieu que dans ces nouvelles observations
, les faits historiques ne nous sont presque jamais
montrés que comme accessoires ; l'auteur no
nous en parle que pour fixer les époques , établir les
circonstances , indiquer les causes qui ont dû influer
sur l'activité ou le ralentissement des travaux de l'esprit
, ainsi que sur les traces qu'il a laissées dans l'espace
et la durée . Ceci est done , à proprement parler , l'histoire
de la pensée écrite par elle - même , et accompagnée
d'une carte de son vol . Que ceux qui pourraient
être également effrayés et de l'étendue d'un long ouvrage
, et de la sécheresse d'une courte analyse , que
ceux-là , dis-je , se rassurent : une sage distribution , un
ordre indiqué par la chose même , soumettent un vaste
horizon à un rapide coup-d'oeil ; entre tant de générations
entassées , pour ainsi dire , dans une même enceinte , pas
un personnage digne d'attention qu'on ne reconnaisse
distinctement , pas un historiert , pas un prophète , pas
un philosophe , pas un poëte , pas un orateur , pas un
législateur qu'on ne soit sûr de retrouver. Là comparaîtront
tous ceux que les lettres , les sciences , les arts
ont consacrés , tous ceux qui ont acquis quelque droit
à la reconnaissance humaine.
Quique sui memores alios fecere merendo.
Ceux enfin qui ont survécu à eux-mêmes , et qui avaient
reçu entre les élémens de leur être assez de substance
céleste pour surnager sur l'abîme des tems..... Chacun
arrivera suivant son rang d'ancienneté , prêt à déposer ,
un tribut prélevé sur tout ce qu'il a de plus précieux
dans son trésor ; et celle qui rassemble tant de richesses
prouvera qu'elle était plus en état que personne d'en
faire l'estimation .
Ainsi donc ces quatre tomes , qui ne paraîtront volumineux
qu'avant de les avoir lus , exposeront successivement
neuf époques depuis les premiers tems du
inonde connu jusqu'à l'ère chrétienne ; depuis Moïse ou
même Job , à qui notre auteur accorde l'ancienneté sur
Moïse , jusqu'à Ovide ; et dans cet immense intervalle ,
on verra l'arbre de la science soumis à la diversité des
AOUT 1868.
395
elimats , et souvent aux intempéries des siècles , croître
où du moins se soutenir par sa propre vigueur ; tantôt
paré , tantôt dépouillé de son luxe ; mais conservant
toujours sa sève , étendant ses rameaux sur les nations
diverses , et variant son feuillage , ses fleurs et ses fruits ,
suivant les différentes expositions .
Pour mieux faire connaître la manière dont ce vasle
plan a été rempli , il suffira d'ouvrir le livre au hazard ,
et c'est ce que nous allons faire , avec un peu plus de
conscience qu'on n'en met d'ordinaire après une pareille
annonce..
Liv. I, chap. II du livre de Job.
« Je considère avec respect ( c'est Me Victorine qui
» parle ) l'un des livres les plus anciens , et j'étudie avec
» vénération les maximes consacrées il y a près de
>> quatre mille ans. Il est beau de s'assurer que la pure
» morale et la religion n'ont point d'âge . On se croit de
» niveau avec les siècles , quand on voit briller sur sa
» tête le char des sept étoiles , cet astre du matin que
» Job admirait aux mêmes places ; les palmes , les vi
» gnes , les pampres qui se développaient autour de lui
» n'ont pas cessé de renaître tous les ans , la rosée bien-
>> faisante les rafraîchit encore , etc. » Ce début religieux
, noble et touchant , annonce au lecteur la satisfaction
qui l'attend à chaque page ; il est suivi d'une analyse
de Job qui pourrait servir de modèle à toutes les nôtres ;
vous diriez un extrait , plutôt à la façon des chimistes ,
qu'à celle des écrivains , car c'est tout l'esprit de la
chose. « Les anciens ( dit notre auteur , qui semble avoir
» lu dans leur ame au travers de leurs livres ) , les an-
>> ciens exprimaient sans ménagement le cri de leur
» coeur. La franchise de leurs leçons , leur longueur
» même , tout dispose notre ame à s'agrandir en s'en
» pénétrant , et l'on éprouve , quand on les étudie , cet
>> effet imposant d'une matinée silencieuse au milieu
» d'un pays sauvage. »
La plupart des livres hébreux , jusqu'à Salomon ,
sont analysés comme celui de Job , avec un art qui ne
laisse rien à désirer ; ce qui n'est pas inexplicable est
expliqué ; les beautés sont mises dans leur jour ; les
596
MERCURE DE FRANCE ,
plans , si difficiles à reconnaître quand par hazard il
y en a dans ces divines poësies , sont mis à découvert ;
on a le fil de tout , on est frappé de ce qui frappe l'auteur
, on s'étonne souvent de ne l'avoir pas été plutôt ,
et l'on se dit plus d'une fois qu'on allait faire les mêmes
observations , mais.... c'est après les avoir lues.
Nos lecteurs pensent bien que le plus beau fleuron
de la couronne d'Israël , le plus savant , le plus poëtique
, le plus sage , et peut-être aussi le plus gai des
rois , celui qui dans ses brillans loisirs a peint la femme
forte et composé le Cantique des Cantiques , on pense
bien , dis-je , que Salomon ne sera point oublié. Mais
l'analyse des ouvrages philosophiques , didactiques , érotiques
de ce juif si différent du reste des Juifs , annonce
dans l'écrivain qui en rend compte , un esprit exercé
à la juste admiration et à la juste critique ; un esprit
que l'enthousiasme ne rend point aveugle , et que les
connaissances ne rendent point difficile. Mme Victorine
sait bien que toutes les pensées ne se tiennent pas de
bien près dans les ouvrages de Salomon , non plus que
dans ceux du roi son père ; elle sait que le fil rompt
souvent , que souvent il se replie sur lui-même , que
les mêmes idées reparaissent plusieurs fois sous les mêmes
formes , et que la plupart de ces pièces ne soutiendraient
pas la sévérité de nos Aristarques modernes ; mais voici
comme elle excuse ce qu'elle n'entreprend point de
justifier :
3
« J'aime , je l'avoue , jusqu'à ces redites , jusqu'à ces
» longueurs qui supposent tant de loisir. Les idées nais-
» sent une à une. Le coeur jouit en les voyant éclore.
» Tels ces jeunes boutons qu'un tiède zéphyr entr'ouvre
» feuille à feuille et qui s'épanouissent peu à peu , selon
» les influences graduées de la saison. »
Nous avons annoncé que nous ouvririons le livre au
hazard , et le hazard nous fait tomber en ce moment
sur le chapitre d'Homère. Voyons si notre auteur entend
aussi bien le grec que l'hébreu :
« Le sentiment de grandeur qui respire dans cet
» ouvrage ( l'Iliade ) élève et confond le lecteur : on
» demeure frappé comme à l'entrée de ces édifices im→
» menses , si hors de proportion avec l'homme qui les a
AOUT 1808. 397
» faits ..... Il faut avoir profondément senti pour avoir
» inventé le vingt-quatrième chant de l'Iliade ; les alar-
» mes d'Hécube , l'auguste libation qu'offre le vieux
>> Priam en partant pour aller implorer Achille et re-
» demander le corps d'Hector, le messager des Dieux qui
>> pendant le chemin le rassure et l'encourage , l'état
» d'Achille dans sa tente où ses officiers l'environnent ,
» où ses amis sont les seuls qui l'approchent ; les discours
» de Priam , les réponses d'Achille , l'effroi qu'Achille
» conçoit un moment de lui-même , les consolations
» qu'il donne , le repas après lequel le vieillard et le
>> héros s'admirent tous les deux , le sommeil que goûte
» Priam près de la tente du vainqueur .... Tout inspire
>> l'admiration , et peut- être l'attendrissement. » Liré
ainsi un poëte , c'est l'être aussi.
>> Le poëme charmant de l'Odyssée , continue le plus
>> aimable des scoliastes , porte un tout autre caractère ;
» l'Iliade peint de grands effets , elle peint les passions
» dans un développement absolu ; tout dans l'Iliade est
» foule , action , magnificence ; tout se réduit à un seul
instant , l'Asie est le théâtre , et l'Olympe donne les
>>>> acteurs.
» Dans l'Odyssée , Ulysse seul et sans secours est un
» homme qui erre de rivage en rivage : les longueurs de
» son exil , témoignage frappant de l'isolement des na-
» tions , laisse au poëte assez de latitude pour amener
» selon son gré ses fictions et ses histoires.
>> Tout annonce dans l'Odyssée combien le monde
» était encore peu peuplé , combien les arts snels , qui
» font l'aisance de la vie , étaient encore peu connus ,
>> sur-tout dans les contrées éloignées de l'Asie . »
Sur quelque sujet que notre auteur fixe notre attention
, on voit toujours , et même dans ce que nous connaissons
le mieux , quelque chose qui nous avait échappé.
C'est ce qui arrive quand on se promène dans une galerie
de tableaux avec un peintre.
En marchant toujours comme nous avons commencé ,
c'est-à-dire à la bonne aventure , nous rencontrons Zoroastre
et Confucius , et tous deux parlent , sinon comme
ils l'ont fait , du moins aussi bien qu'ils l'ont jamais pu
faire. Zoroastre et son école remplissent l'esprit de l'in398
MERCURE DE FRANCE ,
%
8
nombrable foule des différens êtres intermédiaires entre
l'homme et le grand Etre , c'est à la fois une mythologie
et une liturgie intarissables qui , en ravissant tran- .
quillement l'imagination , captivent la pensée. Confucius,
moins poëte , n'en est que plus philosophe, et Mme de
Chatenay paraît se complaire à nous le montrer dans .
la plénitude de sa sagesse et de sa bonté . On peut juger
de l'une et de l'autre par une réponse du sage Chinois
qu'on lit avec tant d'édification dans notre livre ,
et qui serait si bonne à répéter à quelques saints modernes.
Quel est l'homme pieux ? lui demandail-on ,
celui qui aime les autres.
« Hérodote ( c'est celui qui se présente ) parle avec
>> justesse de ce qu'il sait et n'intéresse guères moins.sur
» ce qu'il ignore. Il écrit d'un style simple et harmonieux;
» ses livres ont été le premier ouvrage suivi qui n'ait
>> pas été mis en vers. Chacun de ses livres fut couron-
» né du nom d'une Muse ....... C'est par ces noms flat-
» teurs qu'on les désigne encore de nos jours , et l'acela-
>> mation d'Olympie se répète encore dans nos bouches.
>> Thucydide était présent quand Hérodote fit sa lecture ,
» et enflammé d'émulation , il sentit qu'il devait écrire. »>
Nous sommes heureux que Mme Victorine ait senti une
pareille émulation , et nous espérons qu'elle la fera naître .
Mais qui louera , qui peindra ou plutôt qui nous remon
trera jamais comme elle ces illustres morts , les orateurs
, les philosophes , les poètes qu'elle évoque chacun
à leur tour ? Un exemple suffit ; « Pindare , en notre
» siècle et traduit dans notre langue , est un astre dans
» les nuages . » Ne croirait- on pas cette image empruntée
de celui qu'elle représente ? E
Devenons plus sobres de citations , et sur tout de réflexions,
de peur qu'on ne trouve l'extrait aussi long que
le livre paraîtra court. Contentons-nous seulement de
répéter à nos lecteurs , d'après une agréable expérience ,
qu'ils trouveront partout le même charme et le niême
intérêt. Dans quelque place que vous perciez un palmier
, il en sortira toujours une douce liqueur.
Mme Victorine s'est un peu trop étendue peut- être ,
et sûrement bien à contre- coeur sur les crimes , les intrigues
, les fureurs, les prodiges sanglans qui ont épouAOUT
1808. 399
vanté le monde pendant la terrible agonie de la république
romaine. Ce n'est pas que cette partie du quatrième
tome ne soit écrite d'un style qu'on voudrait
prêter à tout ce qu'on lit ; mais le tableau n'est point
pour la place , et ferait ailleurs plus d'effet. L'intérêt
même que cette peinture animée nous inspire , ne laisse
pas que de nuire à celui de tout l'ouvrage , et coupe un
fil que le lecteur aimerait tant à retenir et à prolonger.
On suivait avec plaisir les vestiges lumineux du génie ;
on les quitte malgré soi pour voir les crimes , les haines ,
les plus hideuses passions dans leur essor le plus effrayant
; on avait pris la douce habitude d'une sorte de
société avec les plus beaux et les plus nobles esprits de
tous les siècles et de tous les peuples , et l'on se trouve
au milieu d'une foule de scélérats , de brigands , de bourreaux
, entre lesquels cependant il faut malgré soi admirer
César , et même l'aimer. Au reste , les orateurs
comme les alcions ne se montrent jamais autant que
dans les tempêtes , et il ne fallait peut-être pas moins
qu'un Marius , un Sylla , un Catilina , un Verrès , un
Clodius , un Antoine , un Octave même, pour annoncer
un Cicéron.
C'est ce grand homme sur-tout que notre auteur s'attache
à nous peindre d'une manière digne du sujet ; nous
voyons le zélé citoyen , l'habile politique , l'orateur irrésistible
, le philosophe profond , l'ami fidèle , l'homme
sage , l'homme utile , l'homme aimable dans toutes les
fluctuations , dans toutes les crises , dans tous les changemens
de scène de sa vie orageuse . Mme Victorine lui
devait cette distinction ; et rien n'entrait mieux dans le
plan de l'ouvrage que beaucoup de détails , tous intéressans
, sur un génie qui , à la poësie près , montre à
lui seul jusqu'où peuvent s'étendre les développemens
de l'esprit humain.
•
« Cicéron ( dit Mme Victorine ) a porté les talens na-
» turels aussi loin qu'il appartenait à un mortel de le
>> faire : il y a joint tout ce que l'étude pouvait y ajouter.
» Un rang élevé dans l'Etat en favorisa l'importance ,
>> et des momens orageux et terribles en multiplièrent
>> les applications.
» Une clarté , une logique parfaite font l'ame de ses
400 MERCURE DE FRANCE ,
<
» excellens discours ; simple comme la nature , dont les
>> productions sont toutes chargées de fruits , Cicéron
» est riche comme elle ; il n'épargne et ne prodigue
>> rien . »
S'il pouvait exister dans le siècle où nous sommes
un esprit assez étranger à toute espèce d'instruction
pour savoir à peine le nom de Cicéron , et qui ne le
connût que par les citations et les jugemens de Mme Vic
torine , il en prendrait une idée plus juste que s'il avait
consumé ses jeunes années à l'entendre expliquer par
tous les pédans du ci-devant pays latin : la langue de Cicéron
n'est ni dans les glossaires , ni dans les commentaires
, elle est toute dans le sentiment , dans l'intelli→
gence , dans l'érudition , dans le goût de ses lecteurs ,
et voilà pourquoi Mme Victorine l'interprète si bien.
S'il se trouvait en ce moment parmi nous un homme
dont le talent , comme chez l'orateur latin , eût tou
jours été en harmonie avec la vertu , un homme instruit
dès sa jeunesse par la piété filiale à éclairer l'esprit , à
charmer l'oreille , à attendrir le coeur dans la défense
constante de la plus noble , de la plus touchante cause ,
un homme dont la voix sonore eût tonné depuis au
milieu des orages populaires , et les eût plus d'une fois
conjurés ( 1 ) ; et si cet homme , plus qu'estimable , consacrait
aujourd'hui ses sages loisirs à faire retentir , s'il se
pouvait , dans notre langue les mémorables paroles du
premier des latins ! ..... Certes , c'était à lui qu'il conve→
nait de l'entreprendre. Il l'a fait , il nous a confié son
dessein , il nous a même laissé voir une partie de son
travail et si l'amitié ne se défiait pas de ses jugemens ,
nous oserions prédire , qu'alors , alors seulement , la
France verra Cicéron brillant de toute sa gloire.
•
Revenons à notre objet . On nous accusera de prévention
peut - être , mais nous en appelons au livre
lui-même , pour nous justifier ; on verra mieux que
nous ne pourrions le prouver , que notre aimable auteur
sait donner à la foule d'objets qu'il présente , la
place , la forme , et la couleur qui convient à chacun
que toujours instructive et toujours élégante , ou elle
(1 ) Nous croyons reconnaître M. de Lally . ( Note des Editeurs . )
dit
LA
SEIN
✓
AOUT 1808 .
dit des choses qu'on ne savait pas , ou que si elle dit les
les choses qu'on sait , elle les dit mieux qu'on ne des
savait , et que chaque page de son livre promet autant
de profit que de plaisir.
DE
Il y a presque toujours une différence marquée entre en
les jugemens des hommes et ceux des femmes , c'est
que les premiers jugent des hommes d'après les choses , et
que les autres jugent des choses d'après les hommes , et
c'est sous ces deux points de vue réunis que Mãe Victorine
considère les ouvrages et les auteurs. On ne citera
pas un classique dont elle ne connaisse tout ce que la
postérité en pourra connaître. Elle a tout lu , tout discuté
, et du caractère , des moeurs , des aventures de
chacun d'eux , de leurs positions dans la société , d'es
circonstances particulières où ils ont pu se trouver
elle tire souvent des moyens de terminer les ennuyeuses
disputes des commentateurs. L'histoire est pour elle un
dictionnaire qui ne lui laisse pas faire de contre- sens .
Lire avec fruit , écrire avec goût , citer avec choix ,
recueillir avec soin , comparer avec art , disposer avec
ordre , embrasser un grand ensemble , observer les
moindres détails , tirer de la lumière de tout , en répandre
sur tout , instruire , intéresser , charmer , et , ce
qui étonnera le plus , donner, à la fleur bien visible de
ses ans, un ouvrage qui pour l'érudition toute seule aurait
occupé toute la vie d'un savant..... Tels sont les té
moignages que la malveillance même essayerait en vain
de refuser à Mme Victorine de Chatenay.
e Nous avons cependant quelquefois cru entrevoir c
que la jalousie ( et Mme Victorine en mérite beaucoup
ce que la jalousie , dis-je , plutôt que la critique aura
pris soin de recueillir, et sur-tout de chercher dans tout
le cours du livre , pour se consoler du plaisir qu'il doit
faire à tous ses lecteurs. Mais en bonne foi reprocherons-
nous à Mme Victorine quelques phrases un peu
recherchées , sur- tout lorsque la délicatesse des pensées
ne pourrait souvent pas être rendue dans un langage
plus ordinaire . L'accuserons-nous de trop de luxe ? C'est
un grand défaut aux yeux de beaucoup d'écrivains qui
ne sont pas comme elle assez riches pour le soutenir .
Le luxe déplaît sur-tout aux pauvres. On voit claire-
C c
402 MERCURE DE FRANCE ,
ment , diront ses tristes censeurs , qu'elle cherche toujours
à plaire ; soit , mais on voit encore plus clairement
qu'elle plaît toujours . Voulez -vous lui interdire quelques
ornemens qui pourraient à toute rigueur être
superflus , mais qui sont toujours agréables ? et doit-on
faire à la beauté un crime de la parure ?
BOUFFLERS .
GLOSSAIRE DE LA LANGUE ROMANE , rédigé d'après
les manuscrits de la Bibliothèque impériale , et d'après
ce qui a été imprimé de plus complet en ce genre ;
contenant l'étymologie et la signification des mots
usités dans les XI , XII , XIII , XIV , XV et XVI
siècles , avec de nombreux exemples puisés dans les
mêmes sources ; et précédé d'un Discours sur l'origine
, les progrès et les variations de la langue française.
Ouvrage utile à ceux qui voudront consulter
ou connaître les écrits des premiers auteurs français.
Dédié à S. M. JOSEPH NAPOLÉON , roi de Naples et de
Sicile ; par J. B. B. ROQUEFORT . A Paris , chez B.
Warée oncle , quai des Augustins , n° 15. De l'imprimerie
de Crapelet. Deux forts volumes in - 8 °.
ON reproche aux Français trop d'indifférence pour.
leur ancienne langue : cette indifférence qui tient à celle .
qu'ils ont en général pour les langues étrangères , car
cette langue l'est devenue pour eux , peut venir aussi
de deux autres causes. D'abord la langue romane est
'non-seulement difficile , mais grossière , sans règles fixes ,
livrée aux caprices des écrivains qui la maniaient au
gré de leur imagination déréglée et de leur ignorance ;
c'est même dans cette irrégularité , dans cette mobilité
de formes , de terminaisons et de constructions dé mots
que consiste sa plus grande difficulté . Ensuite cette difficulté
vaincue ne procure souvent d'autre avantage que
d'entendre des ouvrages plus imparfaits et plus grossiers
encore pour la plupart que le langage dans lequel ils
şont écrits , de longues histoires en mauvaises rimes , des
contes sans autre sel que des ordures un style lâche ,
diffus , et dont le seul mérite est dans une naïveté peu
AOUT 1808. 403
méritoire , puisqu'elle est presque toujours forcée , et
qu'elle naît de l'impuissance d'être autre chose que naïf.
Que cherche-t -on ordinairement en étudiant une
langue , lorsque ce n'est pas par des raisons d'utilité où
de nécessité qu'on l'apprend ? On cherche des combinaisons
nouvelles d'idées , des pensées , des images nouvelles
, des fictions , des inventions ou créations du
génie , qui perdraient trop à passer dans une autre langue,
et qui augmentent la masse des jouissances de l'imagination
et de l'esprit. Assurément on a beau feuilleter
les manuscrits et le peu d'éditions que nous avons de
nos écrivains des XI , XII et XIIIe siècles ; on'est bien
sûr de n'y rien trouver de tout cela.
}
Quel intérêt nous reste- t- il donc de connaître ce vieux
langage de nos pères ? Un intérêt purement littéraire
et philologique celui que doit inspirer à des gens instruits
la recherche des origines et des vicissitudes d'une
langue devenue l'une des plus belles , et la plus répandue
sans exception de toutes les langues modernes. Or , le
nombre des esprits curieux de cette sorte d'instruction
est toujours assez petit , même dans une nation et dans
un siècle où l'instruction en général est devenue commune.
L'esprit national , on si l'on veut l'amour des
choses qui honorent notre pays ne peut y entrer que
pour peu ; car il est certain que rien de ce qui remonte
plus haut que Commines en prose , et Marot en vers ,
n'est fait pour flatter notre amour- propre.
I
Je ne parle point des auteurs plus modernes , qui sont
cependant anciens à notre égard , et dont nous appelons
vieux le langage , tels que Rabelais , Amiot et Montaigne.
Ceux-là sont vraiment de grands écrivains ,
qu'il est honteux à un Français d'ignorer , et qui ,
nourris de l'étude des auteurs grecs et, latins , ont
donné un tel caractère à notre langue qu'une grande
partie de ce qu'elle a d'excellent nous vient d'eux , et
qu'une partie de ce qui a vieilli en eux est à regretter
pour nous. Je parle de ces écrivains primitifs qui bégayaient
une langue incertaine , variable , informe et
encore barbare. Quelques prosateurs , et sur-tout quelques
historiens , mériteraient pourtant d'être connus ,
et vaudraient la peine d'être expliqués et publiés. Ville-
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
Hardouin et Joinville autorisent à penser que la publi
cation de Mémoires , de chroniques ou de morceaux
d'histoire , écrits par des hommes de leur tems ou même
d'un tems antérieur , serait pour nous une bonne acquisition,
Quant aux poëtes , on l'a déjà fait pour quel
ques-uns. Nous avons le roman de la Rose , qui n'est à
la vérité que du XIVe siècle ; nous avons un recueil de
fabliaux et quelques autres anciennes pièces données
par Barbazan ; nous avons même une suite de poëtes
depuis Villon , Martial de Paris , Cretin , Cocquillart
, etc. Soyons de bonne foi , après les avoir lus par
curiosité , qui est- ce qui peut relire ces poësies aussi
peu intéressantes par les sujets que par le style , et ces
fabliaux , presque toujours écrits sans force , sans vivacité
, sans art , bornés , comme je l'ai dit , pour tout
mérite à cette naïveté qui vient plutôt de l'enfance de la
langue que du tour d'esprit de l'écrivain , et si différente
de la naïveté que l'on aime dans les bons morceaux
de Marot ?
Cependant , quelque borné que soit le nombre des
personnes qu'une activité , une curiosité naturelle d'es
prit , ou quelques motifs particuliers engagent à rechercher
et à lire les auteurs qui ont écrit dans les premiers
âges de la poësie française , on a toujours pensé
qu'une collection bien faite de leurs meilleurs ouvrages ,
et un bon glossaire de leur langue tiendraient essentiellement
leur place dans notre littérature , devraient être
dans toutes nos bibliothèques , et seraient sur- tout
nécessaires à tous les gens de lettres français , curieux
comme ils doivent l'être , de connaître non-seulement
dans son état présent , mais dans tous ses degrés de formation
et de perfectionnement et dans tontes les révolutions
qu'elle a subies , cette langue dont il leur est
permis d'être fiers aujourd'hui , et qui ne paraît plus
avoir d'autre révolution à éprouver que la corruption
et la décadence.
Le Glossaire de la langue romane que vient de publier
M. Roquefort est donc un véritable service qu'il
rend aux lettres , et nous devons lui en tenir d'autant
plus de compte que l'entreprise était plus difficile , et
qu'elle exigeait plus de recherches fastidieuses et péni
AOUT 1808. 40
bles. D'autres l'avaient tentée avant lui . Mais ni le Trésor
de recherches et antiquités gauloises et françaises de
Borel , publié en 1655 , ni le Dictionnaire du vieux
langage , donné par Lacombe plus d'un siècle après
( 1766 ) , ni le Dictionnaire Roman , Wallon et Tudesque
du bénédictin Don Jean François , impriméen 1777x
ne remplissaient l'idée qu'on peut se former d'un pareil
Glossaire ; ces auteurs n'avaient point sur-tout assez
fouillé dans la mine si féconde , si riche , mais si difficile
à exploiter de nos vieux manuscrits.
Barbazan l'avait fait plus qu'aucun d'eux. Il avait
composé , sous le titre de Nouveau Trésor de Borel , un
Dictionnaire beaucoup plus ample de l'ancien langage,
en deux volumes in-folio. Dès 1756 , tems où il publia
ses Fabliaux et Contes des vieux poëtes français , l'ouvrage
était terminé et déposé chez un libraire . Mais le
grand travail de M. de Sainte-Palaye faisait alors beaucoup
de bruit. La publication prochaine de son Glossaire
était annoncée . Barbazan retira le sien , et l'on ne sait
ce qu'il est devenu après sa mort. Le Glossaire de
Sainte - Palaye et les pièces qui tiennent à cette partie
volumineuse de son immense travail , sont déposés à la
Bibliothèque impériale. Le laborieux M. Mouchet , que
la Bibliothèque a récemment perdu , avait entrepris de
le terminer entiérement et d'en reprendre l'impression ,
que la Révolution avait interrompue. M. Roquefort a
conçu le sien sur un plan moins vaste mais suffisamment
étendu pour conduire à l'intelligence de tous nos
anciens auteurs ; il s'est entouré de toutes les lumières ,
a puisé dans toutes les sources , et a mis à contribution
les conseils de plusieurs savans qui ont fait une étude
particulière de nos antiquités. Il y a donc tout à présumer
en faveur de son ouvrage. Il a cependant la
modestie de ne le donner que comme une sorte d'essai ,
et d'invoquer les observations des gens de lettres sur
celte première édition , pour qu'il puisse le corriger et
le perfectionner dans une seconde. Je voudrais pour
ma part l'aider dans cette vue si louable , et lui présenter
ici quelques réflexions qui ne lui fussent pas
inutiles. Il a , outre les connaissances acquises , tout ce
qui est fait pour intéresser , la jeunesse , la modestie ,
l'application et le zèle.
406 MERCURE DE FRANCE ,
On s'est beaucoup occupé depuis quelque tems , des
antiquités celtiques , et l'on a poussé peut-être un peu,
loin le système qui trouve dans la langue des anciens
Celtes l'origine de la plupart des langues modernes .
M. Roquefort se déclare ouvertement contre ce systême ,
et répondant à un excès par un autre , il paraît , dans
sa préface , révoquer même en doute qu'il y ait eu
une langue celtique . Il l'appelle nettement une prétendue
langue. « La raison et l'histoire , dit - il , se refusent également
à croire que ce soit du jargon de Quimper- Corentin
que toutes les langues tirent leur origine .... Les
amateurs de cette chimère disent que cette prétendue
langue se retrouve dans la Bretagne et dans la principauté
de Galles . Ignorent- ils donc les révolutions qu'ont
éprouvées ces deux pays ? ignorent - ils ? etc ..>>
Les partisans du systême celtique n'ignorent vraisemblablement
rien de tout cela ; mais que M. Roquefort leur
permette de lui demander à leur tour si avant ces révolutions
, quelqu'anciennes qu'elles soient , on ne parlait
pas dans ces deux pays une langue quelconque , et
s'il n'est pas naturel de penser que le fond des deux .
langues populaires étant encore aujourd'hui le même
( car ce n'est pas une prétention ni une supposition ,
c'est un fait ) , ce fond est nécessairement un reste de
celte très- ancienne langue , antérieure aux révolutions
connues des deux pays. Voici un autre fait incontestable.
La langue bretonne que nos savans Bretons croient
être l'ancienne langue celtique , n'est point un jargon ,
un dialecte , un patois dérivé et altéré d'une autre langue ;
c'est une langue toute particulière , originale , et indépendante.
Elle est simple , bornée , et si l'on veut même
barbare ; n'est- ce pas une raison de plus pour la croire
antérieure dans le pays à la langue latine et à celles
des autres peuples qui ont conquis la Bretagne ? Son
existence actuelle n'est- elle pas une preuve vivante et
parlante de son indomptable ténacité ? A ne compter
que depuis la réunion de ce pays à la France , trois
siècles se sont écoulés depuis que la Bretagne est toute
française , régie par les lois , administrée par les autorités
françaises. La langue s'est étendue , elle a emprunté
du français ce qui était nécessaire aux besoins usuels
AOUT 1808. 407
mais le fond en est resté le même ; on la parle toujours
dans toute la Basse-Bretagne ; le peuple des campagnes
la parle seule ; et la plus grande partie de ses mots ne
ressemble pas plus au français et au latin que le mot
bara , qui veut dire en breton du pain , ne ressemble
à pain et à panis ( 1) .
N'est-il pas plus que vraisemblable qu'elle résista de
même au latin , et ensuite aux langues des Normands ,
et des Anglo -Saxons ? Si elle en diffère essentiellement ,
et cela est prouvé , elle leur est donc antérieure , car
comment et à quelle époque se serait-elle formée , au
milieu des conquérans de la Bretagne , avec le caractère
étrange et indépendant qu'elle conserve ? Si elle
est antérieure , quelle autre langue peut - elle être que
ce gaulois ou ce celtique , qui était le langage commun
des Gaules avant la conquête des Romains ? Les Romains
détruisirent autant qu'ils purent et les monumens , et
les usages , et la religion , et la langue des Gaulois ; mais
à celte extrémité péninsulaire de la Gaule , de malheureux
Gaulois , plus entêtés que les autres , comme ils
ont encore la réputation de l'être , ne purent- ils pas
sauver au moins leur langue du naufrage de leurs anciennes
institutions ?
La ressemblance qui existe entre le bas-breton et la
langue du pays de Galles ne prouve rien , ni pour ni
contre , attendu les fréquentes communications et les
migrations et émigrations qu'il y eut entre les deux
pays ; mais voici une autre ressemblance qui fait autrement
réfléchir , c'est celle du bas-breton avec la langue
basque , du moins pour une infinité de mots qui se
trouvent dans les deux langues , et s'y trouvent exclusivement
à toutes les autres . Sans doute aussi à cette
extrémité des Gaules , près de la mer et au pied de
hautes montagnes , des peuplades entières gardèrent plus
long- tems leur langage ; et le caractère actuel de ces
( 1 ) Un étymologiste bien décidé dirait peut- être que ba est évidemment
le même que pa , et qu'en changeant nis en ra , bara vient trèsclairement
de panis . On a écrit et l'on écrit encore très- sérieusement
de ces choses - là ; mais je n'ai jamais pu mettre à les entendre le sérieux
qu'on met à les dire .
408. MERCURE DE FRANCE ,
peuples autorise encore à le croire. Mais les points de
contact qu'ils eurent fréquemment avec les Arabes d'Espagne
, et ensuite avec les Espagnols modifièrent chez
eux cette langue bien plus qu'elle n'a pu être modifiée
chez ces Bretons circonvenus par la mer , que l'on n'abordait
que pour leur faire la guerre , peu disposés à
se laisser rien enseigner par leurs ennemis , vainqueurs
ou vaincus , et repoussant , même du côté des Gaules ,
comme ils le font encore aujourd'hui , et la langue , et
presque tous les progrès de la civilisation .
Il me paraît que ce sont-là des questions de philologie
qui méritent l'attention des meilleurs esprits , et
qu'on ne doit pas traiter légèrement, Sans doute, si vous
demandez séchement , et sans aucune explication , s'il
est vraisemblable que toutes les langues tirent leur ori
gine du jargon de Quimper Colentin , on pourra vous
répondre que la raison et l'histoire se refusent égale
ment à le croire ; mais ce n'est pas ainsi que la question
doit être posée. La langue bretonne se parle seule parmi
le peuple dans toute la Basse- Bretagne , ou si l'on veut
dans ce triangle irrégulier que forment l'Orient d'un
côté , Saint-Brieuc de l'autre , et Brest en pointe : elle
a les propriétés que j'ai dites : elle donne lieu aux rés
flexions que je n'ai qu'indiquées ; qu'on examine la
question sous ce point de vue ; M. Roquefort , qui ne
paraît pas l'avoir envisagée ainsi , avouera lui-même
qu'elle en vaut la peine beaucoup plus qu'il ne l'avait
Cru .
S'il pousse plus loin ses recherches , il pourra reconnaître
que l'on n'a rien gagné avec cette maudite langue
celtique en établissant , comme cela est très-vrai , que
le latin est la source la plus commune de l'ancien roman
, du français , de l'italien , de l'espagnol et des autres
langues modernes , car de doctes antiquaires voient dans
le latin même une dérivation de l'ancien celtique. Et
voici en abrégé comment le savant D. Peloutier , dans
son Histoire des Celtes , et Bullet dans les Mémoires sur
la langue celtique , qui précèdent son Dictionnaire de
cette langue (2 ) , établissent cette dérivation.
(2) Trois vol , in- folio . Besançon , 1754. Bullet était professeur
AOUT 1808.
409
?
Lorsqu'à une époque prodigieusement reculée , les
anciens Celtes , ou Celto- Scythes , dont la langue , si elle
n'est pas primitive dans un sens absolu , l'est au moins
relativement à presque toutes les langues connues , se
furent répandus d'une part dans l'Asie Occidentale , et
de l'autre eu Europe , ils s'étendirent dans cette dernière
partie , les uns au Nord , les autres le long du
Danube. La postérité de ceux - ci remontant ce fleuve
arriva ensuite aux bords du Rhin , le franchit et remplit
de ses populations nombreuses tout l'intervalle qui
s'étend des Alpes aux Pyrénées et aux deux mers . Partout
la langue des Celtes se mêlant avec les idiômes
indigènes , forma des combinaisons où elle domina sen →
siblement ; et même , dans des cantons qu'ils avaient
trouvés déserts , ou dont ils avaient fait disparaître les
habitans , le celtique se conserva dans sa purété originelle.
Quelques siècles après , la population toujours croissante
de ces Celtes ou Gaulois les força de passer et les
Pyrénées et les Alpes. En Italie , après avoir occupé
d'abord tout ce qui est au pied des montagnes , ils s'éten
dirent de proche en proche , dans l'Insubrie , dans l'Om→
brie , dans le pays des Sabins , des Etrusques , des Osques
, etc. Dans ce même tems , des Grecs abordaient
à l'extrémité orientale de l'Italie. Ils y formaient des
colonies et des établissemens. Hs quittèrent bientôt les
bords de la mer , et s'avançant toujours , ils rencontrèrent
enfin les Celtes , qui de leur côté continuaient
aussi de s'avancer.
Après quelques guerres sans doute , car tel a toujours
royal et doyen de la Faculté de théologie de l'Université de Besançon
de l'Académie des belles-lettres , sciences et arts de la même ville . Ses
étymologies sont souvent forcées et vagues , comme le lui reproche
M. Roquefort ; mais il y aurait de l'injustice à ne pas reconnaître que
souvent aussi elles sont évidentes et naturelles ; que son Dictionnaire
est le fruit d'un immense travail , auquel aucun amour- propre national
ne l'engageait , puisque , pour me servir d'une expression de mon paysa
il n'avait pas l'honneur d'être Breton ; qu'enfin ses Mémoires supposent
de fortes études , d'immenses recherches et un esprit de discussion et de
critique qui rendent la confiance plus excusable peut-être quand elle
adopte ses résultats , que quand elle les rejette trop généralement.
410 MERCURE DE FRANCE ,
été l'abord de deux peuples qui se rencontrent , ils se
réunirent dans l'ancien Latium , et n'y formèrent plus
qu'une société qui prit le nom de peuple latin. Les Ĩangues
des deux nations se mêlèrent , se combinèrent avec
celles des habitans primitifs et n'oublions pas de remarquer
que dans cet amalgame le Celtique avait un
grand avantage. Le Grec , qui n'était pas encore , à
beaucoup près , la langue d'Homère et de Platon , devait
de son côté la naissance à un mêlange de marchands
Phéniciens , d'aventuriers de Phrygie , de Macédoine ,
d'Illyrie , et de ces anciens Celto - Scythes qui , tandis
que leurs compatriotes se précipitaient en Europe ,
s'étaient jetés sur l'Asie occidentale , d'où ils étaient ensuite
descendus jusqu'au pays qui fut la Grèce . Il y
avait donc déjà du celtique altéré dans la langue grecque
, qui se combinait de nouveau avec le celtique .
C'est de cette combinaison multiple que naquit cette
langue latine , qui grossière dans l'origine , mais polie
et perfectionnée par le tems , devint enfin la langue des
Térence , des Cicéron , des Horace et des Virgile.
C'est cette même langue latine qui , après le plus beau
règne , terminé par un long et triste déclin , s'amalgama
encore une fois en Italie dans le moyen âge , avec le
celtique , source commune des dialectes barbares des
Goths , des Lombards , des Francs et des Germains ,
pour devenir peu de tems après la langue de Dante , de
Pétrarque et de Bocace . C'est elle enfin qui dans les
Gaules , se fondit avec les langues , celtiques d'origine ,
de ces mêmes barbares , et forma par des combinaisons
et des altérations successives cette langue romane à qui
il a fallu bien des siècles pour devenir la langue des
Corneille , des Despréaux , des Racine et des Voltaire .
Ainsi partout dans les langues européennes on retrouve
ce celtique que l'on voudrait fuir. C'est- là certes
bien autre chose que le jargon de Quimper- Corentin .
Qu'ensuite on parle encore et à Quimper-Corentin et
dans toute la Basse - Bretagne , et dans le pays de Galles ,
et en partie dans le pays basque , une langue que l'on
dit être l'ancien celtique , c'est une seconde question ,
mais qui en amène nécessairement une troisième . Quelle
serait cette langue , originale et différente de toutes les
AOUT 1868.1 411
autres , évidemment plus ancienne que le latin même ,
si elle n'était pas la langue celtique , que l'on parlait
dans les Gaules , ou au moins dans une grande partie
des Gaules , avant la conquête des Romains ?
Mais c'est trop nous arrêter à la Préface de M. Roquefort
, et même à quelques mots de sa Préface . Passons
à son ouvrage même ; et bornons-nous à récommander
la lecture du Discours préliminaire , dans lequel l'auteur
a su renfermer avec beaucoup de précision et de
clarté le tableau des révolutions que la littérature et le
langage éprouvèrent dans les Gaules depuis qu'elles
furent conquises par Jules- César ; de la naissance et des
progrès de la langue romane , dont les premiers monumens
remontent jusqu'au neuvième siècle ; enfin des
degrés presqu'insensibles par lesquels cette langue cessa
d'être le Roman , pour devenir le Français .
GINGUENÉ...
( La fin à un prochain numéro. )
L'ENÉIDE , traduite en vers français , par FRANÇOIS
BECQUEY . Première partie , contenant les quatre
premiers livres. Paris , à la librairie stéréotype , chez
H. Nicolle , rue des Petits -Augustins , nº 15.
CETTE nouvelle traduction de Virgile a déjà fait une
sensation honorable. Des journaux en ont parlé avec
éloge ; les gens du monde s'en sont occupés , autant
qu'ils peuvent s'occuper de vers et sur-tout de traductions
; parmi les gens de lettres des discussions se sont
élevées , où l'on balançait les - avantages et les inconvéniens
du systême suivi par l'auteur , et où l'on réglait ,
chacun d'après son goût , le rang que l'ouvrage doit
occuper parmi ceux du même genre , mais où tout le
monde s'accordait à reconnaître une manière nouvelle,
des efforts souvent heureux et en tout un mérite fort
distingué. Une telle production ne saurait être examinée
avec trop de soin . 10 . 36h Vi
Il n'est pas si facile qu'on pourrait le croire , de déterminer
les qualités que doit avoir une bonne traduction
en vers . D'abord les préceptes , en pareille matière , ont
"
412 MERCURE DE FRANCE ,
nécessairement quelque chose de vague et d'indécis.
Ensuite les traducteurs-poëtes ont suivi des routes différentes
qu'ils s'étaient tracées d'avance ou qu'ils avaient
prises par instinct. Quelques- uns'ont réussi presque au
même degré : éloignés tous de cette perfection absolue
qu'il est plus aisé de concevoir que de définir et d'atteindre
, ils ont à peu près compensé réciproquement leurs
défauts et leurs qualités. Celui- ci, en qui l'on blâmait jus
tement la diffusion et l'inexactitude , se vantait de son
élégance , de sa facilité et de son éclat ; celui- là à qui l'on
reprochait avec raison un peu de roideur et de sécheresse,
tirait avantage de sa concision, de sa force et de sa
fidélité . Chaque traducteur établissait sa théorie d'après
son ouvrage , et chaque systême avait ses partisans que
lui donnaient trop souvent des considérations tout-à -fait
étrangères à la justice et à la vérité. Tous semblaient s'accorder
en ce point , que le traducteur en vers doit écrire
absolument comme l'auteur original écrirait dans la
langue de son interprête. Mais quelle serait en français
la manière de Virgile , par exemple ? Nouvelle source
de dissentimens . Virgile, dit l'un , serait brillant , nombreux
et abondant comme moi. Il aurait , dit l'autre ,
ma précision , mon nerf et mon audace. C'est à ne jamais
s'entendre , à ne jamais finir.
La paraphrase est généralement désapprouvée ; mais
cela tient à ce que personne ne croit en faire usage. Celui
qui noie dans un déluge de mots sans force les beautés
concises, et énergiques de son modèle , allègue la nécessité
de tout rendre et l'impossibilité de rendre plus briévement.
Malheureusement l'exemple de ceux qui étant
plus précis que lui , c'est-à- dire comptant moins de vers,
ont fait supporter à leur original tous les frais de cette
réduction , semble trop souvent prendre soin de le
justifier.
Cependant , au milieu de ces opinions et de ces pròcédés
contraires, un systême paraît avoir prévalu, c'est
celui des équivalens et des compensations. Il consiste
beaucoup moins à traduire les expressions et même les
tours d'un auteur , qu'à reproduire , de manière à
faire la même impression , ses sentimens , ses pensées ,
ees images et ses mouvemens. De plus , comme il est
AOUT 1808. 415
reconnu que telle figure , telle idée même ; gracieuse
ou noble en latin , aurait en français les défauts contraires
, et qu'il n'est pas toujours possible d'y sup
pléer par une figure ou une idée analogue , il conseille
l'entier sacrifice de ce qu'on ne peut ni exprimer
, ni remplacer heureusement , sous la condition
qu'ailleurs on prêtera à son original de quoi balancer la
perte qu'on lui a fait éprouver. Ce qu'il permet pour
les idées , il le prescrit pour le style ; ainsi , n'exigeant
pas qu'on soit simultanément avec son auteur , précis
ou nombreux , simple ou brillant , gracieux ou éner →
gique , il veut qu'on le soit où il ne l'est pas , qu'on
le soit plus que lui partout où il est possible de le
surpasser , et qu'ainsi l'égalité se trouve rétablie. Enfin,
comme l'a dit M. Delille qui a le premier rédigé en
systême ce mode de traduction et en a fait l'applica
tion la plus heureuse dans les Géorgiques : « Quiconque
se charge de traduire , contracte une dette ; il faut ,
pour l'acquitter , qu'il paye, non avec la même monaie
, mais la même somme. » Ce systême a de grands
dangers : il veut tout un poëte , et s'il en est qui , pouvant
se signaler par des compositions originales , veu→
lent bien employer leur talent à importer dans notre
langue les richesses d'une autre , n'y a -t-il pas à craindre
que s'abandonnant à leur génie , sacrifiant à leur
goût et abusant de leur facilité , ils ne travestissent ingénieusement
un auteur , au lieu de le traduire , que
laissant au vulgaire des traducteurs ce respect religieux
qu'il faut prouver par trop d'efforts , ils ne retranchent
ou n'ajoutent , ne resserrent ou n'amplifient , moins sui→
vant le besoin que selon leur caprice ou leur commodité
, et qu'enfin ils ne considèrent leur modèle que com
me un canevas , où, pourvu qu'ils suivent à peu près
le dessin des figures , il leur est permis de broder avec
des couleurs de leur choix et d'ajuster des ornemens
de leur goût ? Si par hazard ce modèle est Virgile ,
Virgile dont les sentimens si vrais , les pensées › si naturelles
, les images si justes , sont toujours rendus dans
la forme et dans a mesure qui leur convient , le plus
fameux poëte , en le traduisant ainsi , aura-t-il fait autre
chose que de dépenser beaucoup d'esprit et de ta
lent pour défigurer un chef- d'oeuvre ?
414 MERCURE DE FRANCE ,
M. Becquey a pris une route tout opposée ; et il est
véritablement le premier qui l'ait ouverte . Comparée à
la sienne , la plus fidelle des traductions passerait pour
une imitation libre. Il semble n'avoir pas cru qu'une
idée , une tournure , une expression de Virgile pût être
remplacée par une autre ; à plus forte raison , s'estil
bien interdit d'en retrancher aucune ; mais ce qu'il
aurait regardé comme le comble de l'audace et du sacrilége,
c'eût été d'en ajouter une seule. Enfin il a vouļu ,
comme il le dit dans sa préface , réproduire Virgile
en vers avec autant d'exactitude que le pourraient faire
les traducteurs en prose les plus fidèles. A cet égard
il a complétement réussi ; mais cette exactitude souvent
littérale est- elle une véritable fidélité ? La pensée dé
Virgile est rendue , sa forme , son attitude et , pour
ainsi dire , sa dimension ont été conservées ; mais la
poësie dont elle est pénétrée et revêtue , a -t-elle passé
dans les vers du traducteur ? Le mot français qui correspond
le plus exactement avec le mot latin , n'a pas
toujours son énergie , son extension , sa noblesse ou son
élégance : un équivalent ou une périphrase n'auraientils
pas été quelquefois préférables ? Enfin, le traducteur,
avec toute son exactitude , a - t-il réellement traduit
tout Virgile , c'est - à -dire , la force , l'éclat , la grâce,
le charme et l'harmonie de ces vers immortels qui enchantent
l'imagination , l'ame , l'esprit et l'oreille ? M.
Becquey pourrait répondre à toutes ces questions , qu'on
est bien exigeant envers lui , qu'il n'a point prétendu à
tant de perfection hi de gloire , et que sans vouloir
condamner, ni vaincre ceux qui ont adopté d'autres
systêmes , il n'aspire qu'à l'honneur de n'avoir pas entiérement
échoué dans celui dont il est le créateur .
Mais qu'il y prenne garde , les novateurs sont suspects et
presque toujours jugés aveő rigueur : sur-tout lorsqu'un
peu de faveur publique s'attache à leurs essais . Quicongue/
faib autrement que les autres , prend l'engagement
de faire mieux . Je le préviens donc que je vais
examiner son ouveage avec sévérité , ne fùi-ce que
pour fixer , de manière ou d'autre les dontes de ceux
qui ne conçoivent pas qu'on puisse traduire Virgile en
vers avec l'exactitude de la prose et l'élégance de la
AOUT 1808. 415
poësie. Si cet examen me conduisait à prouver que
la fidélité de M. Becquey est quelquefois prosaique ou
forcée , il faudrait nécessairement que ce fût la faute
de son système ou la sienne : alors ce serait à lui de
décider la question , soit en apportant quelque mo
dification à sa méthode , soit en conciliant plus heu
reusement ses principes et ses obligations.
Je vais commencer par quelques observations de détail
. Ce qui choque le plus dans l'ouvrage de M. Becquey
, ce sont les inversions forcées et insolites . En
Voici quelques exemples :
Mais d'un luxe royal s'embellit le palais.
Certes , dans un moment pour elle si prospère ,
Ne s'endormira point sa jalouse colère.
Cupidon obéit ; ses aîles il dépose , etc. P D
Ces vers et quelques autres du même genre peuvent
être facilement changés . Plusieurs renterment des impropriétés
de termes qu'il est également bon de faire
disparaître. Enée dit :
Réveillé , du palais j'atteins bientôt la voûte.
Voûte dénature le sens du vers ; falte était le mot nécessaire.
On ne dit pas bien non plus la chair que
l'on sépare , pour la chair que l'on divise , que l'on
partage. Deux fois le traducteur rend pulcherrima Dido,
par la superbe Didon : superbe ne s'emploie que familiérement
dans le sens de très-beau ; dans le style
noble , il est l'équivalent de fier. Je doute que fumeux
breuvage rende bien spumantem pateram. Nen déplaise
à quelques poëtes modernes , fumeux n'est pas
la même chose que fumant ou écumant ; il ne se dit
que d'un vin qui envoie des fumées à la tête ; comme
dans ce vers de Boileau : D'un auvergnat fumeux , etc.
Je crois qu'on n'approuvera pas davantage l'expression
ranger les monts cérauniens , qui appartient à la marine
et nullement à la poësie. Le portrait de Polyphème,
d'ailleurs fort beau , est terminé par ce vers où l'image
est renversée aux dépens de la justesse et de l'effet
Et son flanc élevé touche à peine les ondes . :
416 MERCURE DE FRANCE ,
L'idée de toucher à peine , entraîne l'idée d'efforts
faits pour atteindre. Polyphême est dans l'eau.
Ce ne sont point ses flancs qui cherchent à toucher
lés flots : ils le pourraient sans peine , pour peu que
le cyclope fléchît les genoux ; ce sont les flots qui ,
pour ainsi dire , tâchent de s'élever jusqu'à ses flancs
et qui ne peuvent y parvenir. Necdum fluctus latera
ardua tinxit. Aux cris de Polyphême , tous ses effroyables
frères accourent sur le rivage , et y forment une
réunion , un groupe que Virgile appelle concilium
horrendum , horrible assemblée. M. Becquey traduit :
Conseil horrible ! C'est un contre-sens manifeste. Concilium
ne signifie point là une réunion de gens convoqués
pour délibérer , ce que nous appelons un
conseil ; il est employé dans son acception pure et simple
d'assemblée. C'est le seul exemple que j'aie remarqué
d'un latinisme aussi malheureux , et il y avait à craindre
qu'il ne s'en trouvât beaucoup dans une traduction
souvent fidèle jusqu'à la littéralité . Les règles de notre
langue n'y sont pas moins respectées que son caractère.
Je blâmerai seulement l'auteur d'avoir dit : Táche à
rompre des noeuds , et tache à déraciner. Il y a également
peu de chose à redire à la versification qui , aux
inversions près , dont j'ai déjà parlé , est généralement
bien travaillée et satisfaisante pour l'oreille . J'avoue
toutefois que je n'aime point ce vers :
"
1
Majestueusement domine sur sa cour.
Laharpe se moque , avec raison , des hémistiches-adverbes
ou adverbes-hémistiches dont Roucher a rempli
son poëme des Mois ; mais Roucher allait bien plus loin
que M. Becquey ; car , pour plus d'effet , il plaçait ces
interminables adverbes , non pas au commencement ,
mais à la fin du vers ; ainsi il a dit :
Ce grand roi s'avançait majestueusement.
On fait grand bruit des plagiats , sur- tout les auteurs
volés ou qui prétendent l'être. Voltaire lisait , je ne sais
plus quel ouvrage devant Racine fils : Celui- ci qui entendit,
passer un de ses vers , se plaignit du vol à plusieurs
reprises la lecture en était interrompue. Voisenon
dit à Voltaire : Eh ! mon Dieu, rendez-lui son vers ,
1
qu'il
AOUT 1808 . 417
SEINE
LA
qu'il s'en aille et nous laisse tranquilles. On en pour
rait souvent dire autant de ces gens qui revendiquent
sans cesse des vers dans les ouvrages d'autrui : ils
sont pas si fâchés qu'ils en ont l'air , et c'est presque une
bonne fortune pour eux que d'être volés. Au restes
véritables plagiats , plus rares qu'on ne dit en fait de
poëmes originaux , le sont encore bien davantage fors
qu'il s'agit de traductions. Une même idée à rendre a cen
même tournure à suivre , souvent les mêmes mots
employer , tout cela amène nécessairement d'assez fréquentes
rencontres dans le cours d'un long poëme.
Ainsi ces vers de M. Becquey qui se trouvent aussi dans
la traduction de M. Delille :
De l'autre ( main ) , du palais ils saisissent le faite.
Plus grande que jamais ne la virent mes yeux.
Et même cet autre vers qui appartient également
M. Gaston : >
vers qui appartient également à
Je redoute les Grecs jusque dans leurs présens.
Ces vers , dis -je , ont été , ou du moins ont pu être
répétés fortuitement par le nouveau traducteur . Mais
en voici deux qui paraissent avoir été empruntés , à
moins d'un hazard auquel on croira difficilement ; il
s'agit de Vénus :
Sa robe mollement jusqu'à ses pieds s'abaisse ,
Elle marche , et son port révèle une déesse.
Ces deux vers , à quelque changement
près dans le
premier qui n'est pas le plus remarquable
, ont paru
d'abord dans la traduction de M. Gaston. On les a lus
ensuite dans celle de M. Delille , qui , s'il ne fallait s'en
rapporter
qu'à l'époque de la publication
, les aurait
pris à M. Gaston. M. Becquey les prend à son tour , et
mon avis est qu'il a bien fait de ce moment , ils appartiennent
éternellement
à quiconque
traduira Virgile.
C'est une preuve de bon esprit plutôt que d'impuissance
, de s'en être servi , et c'est de plus un hommage
à celui qui a rendu le premier d'une manière désespé
rante pour ses rivaux , le Et vera incessu patuit dea.
Je passe à quelques observations un peu plus impor
tantes. Il m'a semblé qu'en plusieurs endroits , le sega
Da
418 MERCURE DE FRANCE ,
de Virgile était faussement ou incomplétement rendu
par M. Becquey, Sinon est arrêté par les Troyens , on
P'interroge sur l'objet de sa démarche , sur son pays
son état ; on veut savoir enfin quelle confiance on peut
prendre en lui : Quae sit fiducia capto. M. Becquey
traduit ainsi ce dernier hémistiche :
Et , pour croire un captif, quels seront nos garans ,
Capto n'est ici qu'une manière de désigner Sinon , et la
situation où il se trouve. Ce n'est pas parce qu'il est
captif qu'il inspire plus de défiance , et qu'on exige de
lui des éclaircissemens plus satisfaisans ; c'est parce qu'on
s'est défié de lui qu'on l'a arrêté , et maintenant on veut
qu'il s'explique. Pour être captif , il n'aura ni plus ni
moins de peine à se faire croire. L'envie de tout exprimer
a trompé ici le traducteur.
L'exactitude a donc ses écueils , même pour le sens.
En voici peut-être un autre exemple ; M. Becquey termine
de cette manière le récit de la mort de Laocoon :
Les horribles dragons , d'une fuite rapide ,
Cherchent l'abri sacré de l'immortelle égide .
Virgile dit effugiunt , ils s'enfuient ; et le traducteur
ajoute encore à sa pensée en mettant fuite rapide. J'oserais
croire qu'en latin effugere ne comporte pas nécessairement
l'idée de précipitation ; d'ailleurs lemotlapsu ,
en glissant , modifie un peu l'expression . C'est ainsi du
moins que quelques modernes l'ont entendu . Malfilâtre
qui a fort heureusement imité le beau récit de Virgile
, dit :
Alors les énormes reptiles
Tranquillement rentrent dans leurs asyles.
Et , après Malfilâtre , M. Delille , obligé à plus de fidélité
comme traducteur , dit que l'un et l'autre reptile
de la déesse , et sous son bouclier ,
Aux pieds
D'un air tranquille
et fier va se réfugier
.
J'avoue que cette retraite tranquille me paraît beaucoup
mieux convenir qu'une fuite rapide , à deux
serpens qui servent le courroux d'une divinité , et que
doit rassurer sur leur salut la terreur profonde qu'ils
inspirent,
AOUT 1808. 419
Les Troyens ayant fait entrer le cheval de bois dans
leurs murs , se livrent aux transports de la joie ces
malheureux dont ce doit être le dernier jour , se port
tent en foule aux temples de leurs Dieux , et les ornent
de feuillages comme aux jours de fête.
Nos delubra Deum miseri , quibus ultimus esset
Ille dies , festa velamus fronde per urbem.
Nous , qu'éclairait le jour pour la dernière fois ,
Malheureux , à l'autel enrichi de guirlandes ,
En foule nous portons de pieuses offrandes .
Je ne seus point dans cette traduction cet air de fête
qui respire dans l'original , et qui contraste d'une ma→
nière si terrible et si touchante avec les malheurs qui
vont fondre sur Troye. A l'autel ne rend point delubra
·Deúm , per urbem : tous les temples de la ville ; festá
fronde dit bien autre chose que guirlandes et pieuses
offrandes.
Troye est à feu et à sang : ses rues sont couvertes
de cadavres : Plurimaque per vias sternuntur inertia
passim corpora ,
Tout est jonché des morts qu'a moissonnés la guerrė .
dit M. Becquey. Guerre suppose résistance : ici il n'y en
a point ; ce sont des malheureux surpris sans défense
au milieu de leur sommeil et égorgés par milliers . Le
mot guerre affaiblit nécessairement l'horreur de ce
tableau.
Une magicienne à qui Didon a demandé un philtre ,
pour tromper sa soeur sur le dessein qu'elle a de se
donner la mort , rassemble tous les ingrédiens qui doivent
entrer dans la composition de ce breuvage au
nombre est cette caroncule qui se trouve sur le front
des poulains naissans , et qu'on leur enlevait , de peur
que la mère ne la dévorât , et ne voulût plus ensuite
souffrir ni nourrir son petit.
Quæritur et nascentis equi de fronte revulsus
Et matri præereptus amor.
C'est ce que M. Becquey exprime par ces trois vers :
Enfin mêle à ces sucs le philtre qu'on enlève
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
"
Sur le front du coursier dès qu'il a vu le jour ;
Perte qui lui ravit le maternel amour .
Je n'examine point ces vers sous le rapport de la construction
ni de l'élégance , mais seulement sous le rapport
du sens . Ils sont tout à fait en contradiction avec le
préjugé populaire que Virgile a consacré. Si on enlevait
cette excroissance de chair aux poulains pour que leur
mère les aimât , en la leur enlevant , on ne leur ravissait
point le maternel amour.
Mais toutes ces remarques et quelques autres encore
que je pourrais faire dans le même genre , ne sont nullement
caractéristiques. Toute autre traduction que
celle de M. Becquey en fournirait de semblables , et en
beaucoup plus grand nombre peut-être. Il est tems de
faire connaître cet ouvrage par ce qui le distingue
véritablement , et il n'y a pour cela d'autre moyen que
d'en citer quelques passages d'une certaine étendue. Je
prends la tempête du premier livre.
S
Comme il parlait , l'Eurus que l'Aquilon seconde ,
Frappe de front la voile , aux cieux élève l'onde :
La rame alors se brise , et la nef du héros
Tourne , et livre le flanc à la fureur des eaux.
L'onde en monts soulevée , ou creusée en abîmes ,
Tient les uns suspendus sur ses liquides cimes
Aux autres laisse voir , entre les flots ouverts ,
L'arène et le limon bouillonnant sous les mers.
Le terrible Notus , de son souffle rapide ,
Emporte trois vaisseaux sur un écueil perfide ,
Qui s'étend au niveau de l'azur écumeux ,
Et , sous le nom d'Autel , dès long-tems est fameux.
Tout à coup par l'Eurus ( spectacle déplorable ! )
Trois autres sont jetés sur un long banc de sable ,
Dont le rempart mouvant se replie autour d'eux .
Aux yeux du chef troyen , tombant comme des cieux ,
Sur la nef où d'Oronte est la fidèle troupe ,
Une montagne humide ensevelit sa poupe ;
Loin du timon , soudain , le pilote emporté ,
Dans la profonde mer roule précipité ;
Trois fois enveloppant le vaisseau qui tournoie
Le flot se creuse en gouffre et dévore sa proie .
On voit , au gré des eaux , flottant de toutes parts ,
Des trésors , des débris confusément épars ,
AOUT 1808. 421
Et quelques bras luttant sur cet abîme immense.
Du vaisseau d'Aléthès , vieillard plein de vaillance
De ceux où commandaient Ilionée , Abas ,
Et l'intrépide Achate et le prudent Gyas ,
Avec soin la carène en vain fut affermie ;
Ils sont vaincus , leur flanc reçoit l'onde ennemie.
Ce morceau a trente vers ; il en a vingt-deux dans Virgile
: le caractère des deux langues et des deux versifications
ne permet pas une moindre différence. Toutes
les idées , toutes les expressions sont rendues , le texte
en fait foi ; et , pour le dire en passant , M. Becquey a ,
de toute manière , fort bien fait de le placer en face
de sa traduction : s'il - sert quelquefois d'excuse à des
hardiesses qu'on serait tenté de trouver trop fortes ou
à des détails qui pourraient sembler peu dignes de la
poësie , plus souvent il fait éclater l'heureuse fidélité
de ces passages où le français , comme un voile transparent
laisse apercevoir , sans altération , toutes les
formes , toutes les couleurs de l'original. J'ose donc
inviter nos lecteurs , pour leur propre plaisir , à comparer
avec le texte , tout ce que je leur ferai connaître
de la traduction de M. Becquey. Qu'ils soumettent à
cette épreuve le morceau de la tempête , et ils conviendront
sans doute que les huit premiers vers sont à la fois
frappans d'exactitude et brillans de poësie. Le traducteur
ne s'est pas tiré aussi heureusement de ce détail géographique
par lequel Virgile nous apprend que les rochers
à fleur d'eau sur lesquels trois des vaisseaux d'Enée
furent poussés par le Notus , étaient appelés du nom
d'Autels par les peuples d'Italie ; il a négligé , je ne sais
pourquoi , cette belle apposition qui en orne la simpli
cité : Dorsum immane mari summo. Mais il s'est promptement
relevé , et l'aggere cingit arena , me paraît parfaitement
rendu par ce vers :
.
Dont le rempart mouvant se replie autour d'eux .
On aura pu remarquer comme une expression repréhensible
celle du vers suivant , tombant comme des cieux,
appliquée à cette énorme montagne d'eau qui fond sur
le vaisseau d'Oronte : elle manque de noblesse ; elle
rappelle trop cette locution, proverbiale : tomber du
422 MERCURE DE FRANCE ,
ciel , tomber.des nues ; mais ce défaut réel est bien racheté
par les deux ver's qui terminent la période :
Trois fois enveloppant le vaisseau qui tournoie ,
Le flot se creuse' en gouffre et dévore sa proie .
Soyons justes , les vers de Virgile ne sont pas supérieurs
à ceux -ci .
Ast illam ter fluctus ibidem
- Torquetragens circùm et rapidus vorat æquore vortex.
Lefot
flot se creuse en gouffre n'est pas dans le latin , et
serait digne d'y être ajouté. Le reste de la description
est traité avec beaucoup de soin et de talent. La poesie
fatine , plus hardie que la nôtre dans ses métaphores ,
avait représenté les vaisseaux et les vagues dans un état
de véritable hostilité ; celles- ci sont ennemies , ceux - là
sont vaincus : Vicit hiems ..... Accipiunt inimicum imbrem
. Le traducteur , fortement appuyé sur Virgile , a
fait une heurense violence à la timidité de notre langue
poëtique , et il a dit des vaisseaux ' :
06
Ils sont vaincus , leur flanc reçoit l'onde ennemie.
- [ 09 $ 4
On a pu juger la manière de M. Becquey dans la
partie descriptive du poëme on va voir ce qu'elle est
dans la partie, dramatique. Je choisis le fameux discours
de Vidon à Enée : Nec tibi Diva parens , etc.
"Non , tu n'es point le sang des Dieux ni des héros .
Au milieu des frimas , le Caucase sauvage ,
De ses plus durs rochers te forma dans sa rage ;
Et par une tigresse , en naissant , adopté ,is
Barbare ! tu suças toute sa cruauté. « «
A quoi bon , après tout , m'abaisserais -je à feindre ?
Et quels affronts plus grands aurais - je encore à craindre ?
Mes pleurs l'ont- ils touché ? Lai-je vu s'attendru ?
Ai-je pu de son coeur arracher un soupir ?
Donne-t- il une larme à sa plaintive amante ?
Essuya -t-on jamais injure plus sanglante ?
Et l'auguste Junon le peut voir sans horreur and
Et du maître des Dieux dort le foudre vengeur !
Sur quelle foi compter ? Triste rebut de l'onde ,
I apporte en ces lieux sa misère profonde9
Je l'accueille ; arrachant ses Troyens à la' mort ,
Je sauve ses vaisseaux échoués sur ce bord ;
Insensée avec lui je partage mon trême.
k
: ། ་ ། 8
ᎪᎾᏌᎢ 1808;
423
Et voilà ( tout mon sang dans mes veines bouillonne-) !
Et voilà qu'Apollon , voilà que les destins
Lui prescrivent de fuir aux rivages latins !
Que le grand Jupiter , lui dictant le parjure ,
Pour ce lâche départ a député Mercure 4
Comme si de tels soins pouvaient toucher les Dieux !
Je pe te retiens plus : pars , va , loin de ces lieux ,
A la merci des vents , chercher ton Ausonie .
Ah ! si la trahison par les Dieux est punie ,
Brisé contre un écueil , tout sanglant , et cent fois
Nonmmant en vain Didon d'une mourante voix ,
Traître , tu subiras les vengeances célestes.
Absent , je te suivrai par des clartés funestes ;
Et quand me couvrirent les ombres du trépas,
Partout , spectre effiavant , j'assiégerai tes pas.
Oui , tu seras puni : je le saurai , barbare ,
KOL apes thr
Le bruit m'en parviendra jusqu'au fond du Ténare .
J'en appelle encore un fois au texte : il a vingt-quatre
vers , et le français en a trente- quatre. Le plus célèbre
devancier de M. Becquey en a cinquante- six , c'est-àdire
deux fois et au-delà plus que Virgile . On ne juge
point d'une traduction , je le sais , par une règle d'arithmélique
, et il serait triste d'avoir à en compter les
vers pour lui trouver quelque mérite . Mais la précision
qui n'étrangle point les idées de l'original , qui n'appauvrit
point la richesse de son expression , qui ne substitue
point la dureté , la sécheresse et la roideur , à la
douceur , à la mollesse et à l'élégante facilité du style ,
cette précision est un avantage incontestable ,, et c'est
celle-là qui brille dans le morceau que je viens de citer.
Il serait facile d'y faire apercevoir quelques légères imperfections
de détail ; mais l'ensemble en est beau , et
produit tout son effet. Les mouvemens du style et la
coupe des vers , fidèlement
sur le texte , sont
reproduits avec une liberté tout à fait originale . Je n'en
veux que ces vers pour preuve :
Triste rebut de l'onde ,
Il apporte en ces lieux sa uisère profonde ;
Je l'accueille , etc.
Comparez ce passage avec le latin .
Ejectum littore , egentem
Excepi , et regni demens in parte locavi ;
424 MERCURE DE FRANCE ,
Amissam classem , socios à morte reduxi.`
Heu ! furiis incensa feror ! Nunc augur Apollo ,
Nunc Lycia sortes , nunc et Jove , etc.
Vous retrouverez tout Virgile dans son traducteur : l'épigraphe
de beaucoup d'autres pourrait être : Quantùm
mutatus ab illo ! M. Becquey mérite souvent qu'on lui ·
applique ce vers de son modèle :
Sic oculos , sic ille manus , sic oraferebat.
J'avais noté beaucoup d'autres passages , également propres
, je crois , à faire partager à nos lecteurs la haute
estime que j'ai pour le talent de M. Becquey ; mais il
faut se borner : la fin de cet article sera la fin même
de l'ouvrage , c'est-à- dire , les derniers vers du IV livre.
La puissante Junon , sensible aux longues peines
De cette ame luttant sous le poids de ses chaînes ,
Pour finir ses tourmens et délier ses noeuds ,
Près d'elle envoie Iris de la voûte des cieux .
Comme, au livre du sort , sa fin n'est point tracée ,
Que , par le désespoir l'heure en fut avancée ,
Le cheveu qu'attendait le monarque infernal ,
N'est pas encor tombé sous le ciseau fatal.
Brillante de rosée , et les ailes empreintes
D'or , de pourpre et d'azur , et de ces riches teintes
Que du soleil lointain lui prêtent les rayons ,
Iris franchit des airs les vastes régions ,
Et sur Didon s'arrête : « Au Dieu du noir rivage ,
Du tribut qu'il attend je dois porter l'hommage ,
Dit-elle , et t'affranchir des liens de ton corps.
Saisissant le cheveu , sa main le coupe. Alors
La chaleur se dissipe , et , soudain exhalée ,
L'ame au souffle des vents , dans les airs s'est mêlée.
Pour louer dignement ces trois derniers vers où s'unissent
tant de fidélité , d'élégance et de charme , je ne
connais qu'un moyen , c'est de citer Virgile :
Sic ait , et dextrá crinem secat : omnis et unà
Dilapsus calor , atque in ventos vita recessit.
AUGER .
AOUT 1808, 425
HISTOIRE DE FRANCE , commencée par VELLY , continuée
par VILLARET , et ensuite par GARNIER , jusqu'au milieu
du seizième siècle , seconde partie ; depuis la naissance
de Henri IV jusqu'à la mort de Louis XVI ; par ANTOINE
FANTIN DÉSODOARDS ; dynastie capétienne , branche des
Valois. Trois volumes in-8° , A Paris , chez l'auteur ,
cul-de-sac Sainte-Marine , en la Cité , n° 4 , et chez
Fantin , libraire , quai des Grands-Augustins , nº 55. —
1808.
--
AVANT que M. Désodoards eût entrepris d'écrire l'histoire
de France depuis les premières années du règne de
Henri II , jusqu'à la fin du dernier siècle , trois auteurs
avaient commencé et continué successivement l'histoire de
nos premiers monarques jusqu'au milieu du seizième siècle .
Le premier ( Velly ) concis dans ses idées , précis dans son
style , avait en général puisé dans les bonnes sources , et
quoiqu'il eût été jésuite , n'était pas trop imbu des opinions
ultramontaines . On ne pouvait guères lui reprocher, que
de nous avoir donné un roman pour une histoire , lorsqu'il
nous avait retracé les règnes des quatre prétendus prédéces→
seurs de Clovis. Avant lui le Président Hénaut avait prouvé
jusqu'à l'évidence que l'existence de Pharamond , de Clodion
, de Mérovée , de Chilpéric , n'était rien moins que
certaine ; et Velly aurait dû adopter cette opinion , qui est
actuellement celle de tous les bons esprits . Villaret qui succéda
à Velly , lui est bien inférieur , sur-tout pour le style
qui est lâche , diffus , souvent ampoulé , et quelquefois bas
et trivial . Garnier , qui le remplaça , et qui valait mieux
que lui , n'est pourtant pas exempt d'une sorte d'emphase.
Il est un peu rhéteur , ce qu'un historien ne doit jamais
être , et il vise trop à accumuler volume sur volume. On
sera peut- être surpris que nous n'ayons nommé ni Mézeray ,
ni le Père Daniel , parmi les auteurs qui ont écrit l'histoire
de France en voici la raison ; c'est que leurs ouvrages ,
426 MERCURE DE FRANCE ,
quelque recommandables qu'ils puissent être d'ailleurs , celui
de Mézeray sur-tout qui se distingue par son austère hardiesse
, n'offrent point un corps complet d'histoire comme
celui que M. Désodoards continue ; et que ', dans Daniel,
les petites actions et les petites paroles du Père Cotton et du
Pere Joseph , confesseurs de Henri IV et de Louis XIII , y
tiennent beaucoup plus de place que Ics hauts faits et les
dits mémorables du premier de ces deux rois . Parmi les
écrivains qui , sans faire un corps complet d'histoire de
France , se sont bornés à discuter quelque point important
de cette histoire , on doit citer avec honneur M. Gaillard ,
qui a très-bien démêlé et expliqué l'origine et les causes de
la rivalité de la France et de l'Angleterre . Mais revenons
à M. Désodoards. L'époque , dont , pour le moment , il nous
donne l'histoire , c'est-à -dire les règnes de Henri H de
François II , de Charles IX , de Henri et de Henri IV
sont féconds en grands crimes , et en grandes vertus, On
aime à voir les derniers efforts de cette antique chevalerie ,
qui reproduisant jusques sous Henri II les fêtes et les tournois
, dont nos aïeux avaient été si fort idolatres , inspiraient
à un grand monarque l'envie de rompre une lance avec un
de ses sujets , le comte de Montgommery : et on regrette
fue ce trait de bravoure lui ait coûté la vie. On voit avee
horreur une reine , voluptueuse à la fois et superstitieuse ,
s'essayer , par la courte tutelle qu'elle exerça sur le faible
François II son fils , à cette tutelle plus longue et plusidé
sastreuse dont elle prolongea les atrocités jusques sous
Charles IX et sous Henri III. On est quelquefois consolé
des forfaits que firent commettre , à ces époques malheureusement
trop fameuses , le fanatisme et l'ambition , par
des actions héroïques et des traits de vertu qui feraient honneur
aux plus beaux,tems. Al'astucieuse ambition des deux
ducs de Guise et des deux cardinaux de Lorraine , et au
fanatisme également funeste des Catholiques et des Protestans
, on aime à opposer le grand caractère de l'amiral de
Coligny , de Pibrac , du Président de Thou , d'Achille de
Harlay, surtout de cet immortel chancelier de l'Hôpital
·
AOUT 1808. 427
20
qui fut près d'être enveloppé dans le massacre de la Saint-
Barthelemy . et qui , en parlant de cet attentat impolitique ,
dont il voulait effacer l'époque des fastes de la France
disait avec Silius Italicus ,
܂
Excidat illa dies avo , nec postera " credant
Sæcula.
?
Et lorsqu'à tant d'attentats , de fautes et d'imprudences , on
voit enfin , dans la personne de Henri IV, succéder la vertu ,
du moins celle des grands rois , la bravoure , la clémence ,
la générosité ; lorsqu'on espère que la France va respirer ';
on se trouve replongé dans le désespoir , par l'assassinat et
la mort de ce grand prince , dont l'heureuse influence allait
changer les destinées de l'Europe . Certes une pareille époque
est digne des pinceaux de l'histoire . Mais si dans les
tableaux que M. Désodoards reproduit sous nos yeux , on
remarque le talent de composition , et une heureuse disposition
du sujet , malheureusement la couleur lui manque ,
ou celle qu'il emploie , n'est adaptée ni aux faits qu'il nous
retrace , ni aux personnages qu'il fait agir. Son style n'a
presque jamais la noble simplicité de l'histoire . Voyez si
cette simplicité se retrouve dans ce portrait de Catherine de
Médicis . « Catherine fut conduite en France sur une galère
» dorée . On lisait sur des banderoles de pourpre , cette
» devise convenable à la descendante du restaurateur des
» arts et des sciences en Europe : J'apporte la lumière et la
✩ sérénité . La beauté de Catherine prêtait un nouvel éclat
» aux fêtes données à l'occasion de son mariage . On la
» comparait à la blonde Vénus sortant de l'onde. Son air
» tantôt majestueux , tantôt caressant , attirait tous les re-
» gards , tous les hommages. Avec un goût exquis , elle in-
» ventait chaque jour une parure nouvelle. Son sein obéissait
» sans effort au corps de baleine qui le pressait et qui en
» dessinait les contours . Les femmes de la cour , voulant
» imiter son exemple , amincirent leur taille aux dépens de
» leur estomac. De nouvelles modes s'introduisirent pour
3
3
$
les robes et pour la coiffure Catherine embellissait tous
» les ajustemens . Le dauphin , son époux , et la cour entière
428 MERCURE DE FRANCE ,
.....
A
» en étaient idolâtres. Elle chantait agréablement , elle
» figurait dans les ballets avec avantage : on l'eût prise pour
» Diane dans les forêts , pour Euterpe dans un concert ,
» pour Therpsycore dans un bal. Plusieurs his-
>> toriens l'accusent d'avoir formé une réunion des plus
» belles femmes de la cour , qu'elle appelait son troupeau.
» Les historiens se sont trompés . Catherine conserva seule-
>> ment ce charmant troupeau dont François Ier avait été
» l'heureux berger. » Il faut avouer que ce style n'est celui
ni de l'austère Mézeray , ni du sage de Thou. N'est-il pas
un peu étrange de voir Catherine de Médicis transformée en
bergère du Lignon ? Quelle bergère que celle qui ordonna
la Saint- Barthelemy ! Ce n'est pas que M. Désodoards dissimule
ses crimes , disons mieux , ses atrocités : malgré la
peinture plus que mignarde qu'il nous fait de ses charmes
et de ses grâces , il retrace ses forfaits politiques en bon
français , c'est-à-dire , de manière à en inspirer et à en
perpétuer l'horreur . Mais nous nous étonnerons qu'il s'efforce
d'atténuer les soupçons qui poursuivent la mémoire de Marie
de Médicis et du duc d'Epernon , au sujet de l'assassinat de
Henri IV. Sans doute il n'existe aucune preuve matérielle
qu'ils en aient été ou les complices ou les instigateurs : mais
les présomptions contre tous les deux sont nombreuses et
fortes. Le duc d'Epernon est accusé d'une manière formelle
par Sainte-Foix , écrivain judicieux et véridique : et quant à
Marie de Médicis , n'y eût-il contre elle que la peinture que
nous fait Sully de la joie qui régnait dans les petits appartemens
du Louvre au moment des obsèques de Henri , et
çes terribles mots du président Hénaut : « Marie de Médi-
» cis , princesse dont la fin fut digne de pitié , et qui ne fut
» peut-être pas assez surprise , ni assez affligée de la mort
> funeste d'un de nos plus grands rois , en ajoutant dans un
» autre endroit , surprise , on m'entend. » N'y eût-il contre
cette reine que ces présomptions qui nous paraissent acca→
blantes , nous croyons que c'en était assez pour qu'un historien
, qui doit être impartial , les discutât , au lieu de trancher
sans examen. M. Désodoards aurait mieux fait d'entrer
AUOT 1808. 429
franchement dans cette discussion , que d'exagérer quelques
légers torts de Henri La postérité , qui ne se rappelle
que ce qui est grand , en consacrant sa mémoire , en a déjà
perdu le souvenir.
M.
SPECTACLES .
VARIÉTÉS .
Théâtre Impérial de l'Opéra-Comique.
Un tuteur , deux pupilles , deux amans , et un valet niais ,
tels sont les personnages qui composent le nouvel opéra.
Le tuteur voudrait unir Julie à Verseuil , jeune officier
mais il ignore que depuis huit jours Julie est engagée à
d'Orville par un hymen secret. Qui pourrait savoir mauvais
gré à ce bon tuteur de n'être pas mieux instruit , et de
vouloir marier une femme qui l'est déjà ? on sait qu'à l'Opéra-
Comique les pères et les tuteurs ne sont au courant de ce
qui se passe chez eux et sous leurs yeux , que lorsqu'au dénouement
les deux amans ont besoin d'un consentement
qu'ils se gardent jamais de refuser.
Julie introduit son mari chez elle au moyen d'une échelle
de soie ; un jour en sortant de chez sa femme , d'Orville
rencontre son ami Verseuil qui va rendre visite au tuteur ;
reconnaissance , explication ; Verseuil confie à d'Orville qu'il
vient pour épouser Julie : il lui propose de le présenter au
tuteur ; d'Orville y consent ; ces deux amis arrivent , et comme
ilparait que ce château n'est pas fort étendu , on les introduit
dans la chambre à coucher de Julie : cela s'appelle
recevoir son monde sans cérémonie . D'Orville assure Verseuil
qu'il ne plaira pas à Julie ; celui- ci , pour le convaincre
du contraire , lui propose de se cacher pour écouter l'entretien
qu'il doit avoir avec elle . Julie voudrait que Verseuil
épousât sa soeur cadette , elle le reçoit donc très-bien ,
ce qui redouble la jalousie de d'Orville .
A minuit , Julie s'apprête à recevoir son mari ; quoique
seule , elle raconte tout haut la manière dont se font leurs
entrevues: Thomas , le valet niais qui a entendu le monologue
, court en instruire la soeur de Julie , et Verseuil à
qui il persuade que ce rendez-vous est pour lui ; la petite
soeur assez curieuse , se cache dans la chambre de Julie ,
apparemment pour apprendre comment les choses se
passent en pareil cas ; Thomas se cache aussi sous une
table ; d'Orville arrive , mais à peine a-t-il escaladé la fe430
MERCURE DE FRANCE,
nêtre , que l'on entend frapper à la jalousie , c'est Verseuil
qui vient aux rendez-vous ; d'Orville se caché également
Verseuil expose le motif de sa visite : un nouveau bruit le
force lui-même à se cacher , c'est le tuteur qui monte à son
tour par l'échelle de soie , et comme il y a assez long-tems
que l'on abuse de la patience du public , et que tous ces
personnages se trouvent réunis , le tuteur procède au denouement
en découvrant , les unes après les autres toutes
les cachettes . Julie continue son mariage avec d'Orville ,
Verseuil commence le sien avec la petite soeur , et le public
se retire assez mécontent d'être venu pour voir ce qu'il avait
déjà vu si souvent : 15200
Je ne veux pas relever toutes les invraisemblances
de cet
ouvrage ; je me contenterai de remarquer qu'il faut bien
peu connaître le monde pour supposer qu'un valet ose se
cacher la nuit dans la chambre à coucher de sa maîtresse
pour y épier ce qui s'y passe.
Les paroles sont de M. Planard ; la musique est de M. Gaveaux.
Les personnes qui ont un peu de mémoire musicale y
ont retrouvé quelques motifs connus , cependant on a justement
applaudi un fort joli duo entre Verseuil et la soeur :
les accompagnemens sont vifs , légers et harmonieux. B.
Voici la lettre écrite par S. A.. E. le prince Primat , à M. Jullien ,
sous-inspecteur aux revues , auteur de l'Essai sur l'emploi du tems ,
dont il a été rendu compte , dans le numéro du Mercure du 18 juin .
<< Monsieur , votre excellent ouvrage sur l'emploi du tems est un
» bienfait pour l'humanité ; je le fais traduire en allemand. Il sera
» l'objet des lectures journalières dans les Lycées de mon pays. Accablé
» d'un travail immense , il est rare et beau , comme vous le faites , de
>> trouver les momens d'exposer avec une élégance énergique des vérités
» si généralement utiles . »
Je suis avec les sentimens les plus distingués ,
Votre bien dévoué.
Aschaff. 9 juin 1808.
Signé , CHARLES , prince Primat.
L'Essai sur l'emploi du tems n'a pas été moins bien accueilli en
France par M. le grand-maître de l'Université impériale , qui a écrit à
l'auteur qu'il le regardait comme un présent utile fait à l'instruction et
à la jeunesse , et par M. le Conseiller - d'Etat , directeur - général dé
l'instruction publique , qui l'a adopté pour faire partie des livres desTUCAOUT
1808 . 451
tinés à composer les Bibliothèques des Lycées , et pour être douñé en
prix aux élèves (1 ) C
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR )
AFRIQUE. - Alger , le 18 Juillet . On vient d'apprendre
que les troupes de cette regence ont éte complétement bat
tues par celles de la regence de Tunis , et qu'en conséquence
de cette déroute , il a été ouvert sur-le-champ des négociations
de paix entre les deux puissances belligérantes .
Tout annonce qu'elle sera conclue incessamment . Les Algériens
sont très-mécontens de cette guerre . Djà le dey
est gardé à vue depuis plusieurs jours dans son palais . Le
peuple et les troupes ont voulu le forcer à faire la paix ; en
s'assurant de sa p rsonne .
1 .
Dans ces circonstances , les consuls étrangers ont ordonné
aux sujets de leurs puissances respectives de paraître en
public le moins possible , et il a été rigoureusement defendu
à ceux qui étaient à bord des vaisseaux , de descen- `
dre à terre.
- ETATS -UNIS D'AMÉRIQUE. New- Yorck , le 1er Juin.
M. Jefferson va quitter sa place de président. Le secrétaired'état
, M. Madisson , est sur les rangs pour la présidence ,
et M. Clinton pour la vice-présidence . Ils sont appuyés par
le parti démocratique contre M. Monroe et le général
Pinckney , qui doivent l'être à leur tour par les fédéralistes.
-
SERVIE. Belgrade , le 26 Juillet . - Le 23 de ce mois ,
Je commandant de la forteresse , M. Laden , recut la nouvelle
que les Turcs avaient cherché à enlever les redoutes
de Mélina. Pendant une journée entière , ils firent les plus
grands efforts pour s'emparer de cette position , mais ils
furent repoussés sur tous les points. On évalue leur perte å
300 hommes , et celle des Serviens à 100. On parle aussi
d'une affaire qui a eu lieu près de Nissa , et où les Turcs
ont obtenu un avantage signalé : un grand nombre de têtes
de révoltés ont été , dit-on , envoyées à Constantinople.
(1 ) L'Essai général d'éducation , du même auteur , dont l'Essai
sur l'emploi du tems , ou l'Art d'employer le tems , forme la seconde
partie , vient d'être mis en vente , chez M. Firmin Didot , rue Thionville
, nº 10. - In-4º , avec 22 tableaux analytiques du plan d'éducation
pratique. Prix , 13 fr . 50 cent .
452 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1808.
Ismaïl-Bey a reçu l'ordre de, se rendre à Andrinople . Depuis
ce dernier combat , la tranquillité paraît entiérement rétablie
des deux côtés .
Constantinople vient d'être le théâtre d'une nouvelle
révolution , et la Turquie a changé de maître . Mustapha-
Baraictar , pacha de Ruschuk, qui commandait les forces ottomanes
sur le Danube , est l'auteur de ce changement inattendu.
Déjà on savait qu'avec une partie de son armée , il
s'était rendu subitement à Andrinople auprès du grand-visir
avec lequel il était brouillé , et qu'il l'avait déterminé à marcher
avec lui vers Constantinople . On l'avait vu établir son
camp près des murs de cette place . Il disait qu'il n'était venu
que pour connaître son nouveau souverain et lui rendre hommage.
Mais déjà le commandant des forteresses du Bosphore
qui avait contribué à l'élévation du sultan Mustapha , avait
été assailli par des gens inconnus et mis à mort. Le janissaire
Aga avait été déposé, et remplacé par un homme sans caractère
; Mustapha-Baraictar avait déposé le muphti et les ulémas
de son parti : en cela il paraissait servir les intérêts du sultan
Mustapha , que ce muphti avait tenu jusqu'à présent dans sa
dépendance . Un nouveau muphti avait été nommé . Sultan-
Mustapha témoignait la plus grande confiance à Mustapha-
Baraictar. Mais le 28 Juillet , on vit ce pacha entrer dans
Constantinople à la tête de 8000 hommes , assembler le
muphti , les ulémas , les ministres , prononcer la déposition du
sultan Mustapha en lui demandant Selim. Sur le refus de le
livrer , il monte à cheval , à la tête de ses ministres et de ses
troupes , et marché vers le sérail . Le sérail se ferme ; bientôt
il s'ouvre , mais pour livrer le cadavre de Sélim égorgé à ceux
qui l'avaient demandé . Mustapha- Baraictar prodigue à ce corps
inanimé le témoignage de son regret et de son dévouement ,
Sultan-Mustapha est déposé , et son frère puîné Mahmout ,
cousin de Sélim , est proclamé Grand-Seigneur . Le vendredi
suivant , il s'est rendu , selon l'usage , à la mosquée , aux acclamations
publiques. Le grand-visir a été déposé, les ministres
ont été confirmés dans leurs places. Mustapha-Baraictar n'a
pas voulu être grand-visir ; il est chargé d'en faire le choix.
Quatre amis du Sultan-Mustapha et entr'autres , son grandécuyer
, ont eu la tête tranchée . Dix autres sont menacés
d'avoir le même sort.
( INTÉRIEUR ) .
PARIS . Le 21 , M. le Conseiller-d'Etat préfet du département
de la Seine , et le corps municipal de Paris ont donné
une très-belle fête pour la célébration de la St. -Napoléon , et
l'anniversaire de la naissance de S. M. l'Empereur et Roi.
( No CCCLXXII . ) M
LA
DE
a el
( SAMEDI 3 SEPTEMBRE 1808
romang 298 96 to se
shira qual 15 open ab his mot s
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE.
5
cen
FIN DU POÈME DES TROIS RÈGNES DE LA NATURE ,
PAR JACQUES DELILLE.
( DE L'HOMME. )
TELS sont les animaux ; mais tel n'est point leur maître ,
Sujets , abaissez-vous , votre roi va paraître .
Lui seul de la raison suit le divin flambleau ,
Cait distinguer le bon , sait admirer le beau ;
Lui seul dans l'Univers sait , par un art suprême ,
Se séparer de lui pour s'observer lui-même ;
Aux spectacles pompeux dont ses yeux sont témoins ,
S'unit par ses pensers comme par ses besoins ;
Par la réflexion accroît sa jouissance ;
** %
Il connaît sa faiblesse , et voilà sa puissance .
L'être que Dieu fit nu dut inventer les arts ,
Il file ses habits , il bâtit des remparts ;
Lui seul au vêtement sait unir la parure ,
Joint les besoins du luxe à ceux de la nature ,
L'exercice au loisir, le loisir aux travaux .
De ses nouveaux besoins sont nés des arts nouveaux :
Mais ces arts bienfaisans que l'instinct fit éclore ,
Dans leur obscurs berceau semblaient languir encore :
Enfin , avec des sons et des signes divers ,
Le langage parut et changea l'Univers ,
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
Et de la brute à l'homme agrandit la distance.
Non que des animaux la parfaite éloquence
N'ait ses propres accens et ses expressions ,
Signes de ses besoins et de ses passions :
Même son ne rend pas leur joie et leur tristesse ;
Ils ont leur cri de rage et leur cri de tendresse .
Combien d'accens divers du coq , roi de nos cours
Expriment les desirs , les haines , les amours !
Tantôt , sollicitant la poule rigoureuse ,
Il attendrit l'accent de sa voix langoureuse ;
Tantôt , aigre et criard , parle en maître irrité ,
Prend le ton caressant de la paternité ,
Provoque à haute voix ses émules de gloire ;
Il sonne mon réveil , il chante sa victoire ,
Et l'air répète au loin ses éclats triomphans.
La poule qui partage un ver à ses enfans
N'a pas le même cri que la poule éperdue
Dont l'horrible faucon vient de frapper la vue .
Mais ces accens si sûrs , cette foule de tons ,
•
"
Qui dit tout par les mots , qui rend tout par les sons ,
Des objets différens distingue la nuance ,
Marque ici leur contraste , et là leur ressemblance ,
Peint tantôt fortement , tantôt avec douceur ,
Les mouvemens divers de l'esprit et du coeur ,
Calme les passions ou réveille leurs flammes , rose
Echange nos pensers , fait commercer nos ames ;
L'organe hinmain lui seul, sait les articuler :,, In
D'autres s'exprimeront , l'homme seul sait parler.
C'est peu son art divin fixe* le mot qui vole,
Fait vivre la pensée et grave la parole ;
Mille fois reproduite elle vole en tous lieux ,
Au défaut de l'oreille elle instruit par les yeux .
Delà des arts sacrés l'immortel héritage ;
Un âge s'enrichit des pensers d'un autre âge ,
Le tems instruit le tems ; médiateurs heureux ,
Les signes vont unir tous les peuples entr'eux .
Par eux les nations s'entendent , se répondent ,
En un trésor commun leurs trésors se confondent;
Ainsi naît la richesse et la variété ;
Et tandis que l'instinct , à sa place arrêté ,
Des cités du Castor , du palais de l'Abeille ,
Jamais n'a su changer l'uniforme merveille ,
L'homme sait varier les chefs -d'oeuvres de l'art ,
Mettre à profit l'étude et même le hazard ;
4
SEPTEMBRE 1808 . 435
Sa main saisit du feu la semence féconde
Le feu dompta le fer , le fer dompta le monde.
L'homme lit dans les cieux , il navigue dans l'air ,
Il gouverne la foudre , il maîtrisé la mer ,
Emprisonne les vents , enchaîne la tempête,
Et roi par la naissance , il l'est par la conquête.
Que dis-je? de lui-même admirable vainqueur ,
Ainsi que la nature il subjugue son coeur ,
L'animal, sans vertu gardant son innocence ,
N'a point de l'avenir la noble conscience ;
L'instinet fait sa bonté , la crainte ses remords ;
L'homme seul sent le prix de ses nobles efforts ,
Sait choisir ce qu'il hait , éviter ce qu'il aime ,
Puiser l'amour d'autrui dans l'amour de lui-même.
Lui seul pour être libre il se donne des lois ,
S'abstient par volupté , se captive par choix .
Dieu , cette consolante et terrible pensée ,
Il l'apporte en naissant dans son ame tracée ;
Il l'appelle au secours de son coeur abattu ,
Sait mettre un frein au crime , un prix à la vertu ,
Et seul de l'avenir perçant la nuit profonde ,
Prévoit , désire , espère et craint un autre monde.25 925
Mais c'est la mort sur-tout , dont les touchans tableaux ,
Placent l'homme au-dessus de tous les animaux :
Là , dans tout l'intérêt de sa dernière scène
Paraît la dignité de la nature humaine .
Dans leur stupide oubli les animaux mourans
C
Jettent vers le passé des yeux indifférens ;
Savent- ils s'ils ont eu des enfans , des ancêtres ,
S'ils laissent des regrets , s'ils sont chers à leurs maîtres?
Gloire , amour , amitié, tout est fini pour eux :
L'homme seul , plus instruit , est aussi plus heureux .
Pour lui , loin d'une vie en orage féconde,
Quand ce monde finit commence un autre monde ;
Et du tombeau qui s'ouvre à sa fragilité ,
Part le premier rayon de l'immortalité ;
Son âme se ranime , et dans sa conscience
Auprès de la vertu retrouve l'espérance 1963 245.
De loin il entrevoit le séjour du repos viser
De ses parens en pleurs il entend des sanglots ;
Il voit après sa mort leur troupe désolée
D'un long rang de douleurs border son mausolée .
Au sortir d'une vie , où de maux et de biens ,
La fortune inégale a tissu ses liens yg
"
I
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Il reprend fil à filette trame si chère
Dont la mort va couper la chaîne passagère ;
Le souvenir lui peint ses travaux , ses succès ,
La gloire qu'il obtint , les heureux qu'il a faits .
Ainsi sur les confins de la nuit sépulcrale ,
L'affreuse mort au fond de la coupe fatale ,
Laisse encore pour lui quelques gouttes de miel :
Il touche encor la terre en montant vers le ciel ,
Sur sa couche de mort , il vit pour sa famille ,
Sent tomber sur son coeur les larmes de sa fille ,
Prend son plus jeune enfant , qui sans prévoir son'sort ,
Essaie encor la vie et joue avec la mort.
Recommande à l'aîné ses domaines champêtres ,
Ses travaux imparfaits , l'honneur de ses ancêtres ,
Laisse à tous en mourant le faible à secourir ,
L'innocent à défendre , et le pauvre à nourrir ;
De ses vieux serviteurs récompense le zèle ;
Jouit des pleurs touchans de l'amitié fidèle ,
Reçoit son dernier vou , lui fait son dernier don ,
De ses ennemis même emporte le pardon ;
Et dans l'embrassement d'une épouse chérie ,
Délie et ne rompt par les doux noeuds de la vie .
SUR LE PORTRAIT D'UNE PRUDE.
La belle dont voici l'image , '
Sut joindre jusqu'à son trépas ,
La gloire de passer pour sage ,
Au plaisir de ne l'être pas .
'Géraud a
ENIGME.
Je suis, ami lecteur , en français , en latin ,
Un mot qui toujours est du genre masculin ;
Chez le peuple latin , par ma forme arrondie ,
D'une femme je suis le plus bel ornement.
En devenant français, quel triste changement !
Je figure aujourd'hui dans la géométrie,
Ce nom jadis şi doux , ces gracieux contours
Dessinés mollement , par les mains des Amours,
SEPTEMBRE 1868. 437
N'offrent qu'un terme abstrait d'une science aride
Pour qui n'est point épris d'Archimède ou d'Euclide .
LOGOGRIPHE.
MONTÉ sur mes sept pieds , va me chercher , lecteur.
Je suis fort , je suis laid, mais je ne fais pas peur ;
On cite avec raison ma grande complaisance .
On trouve en moi beaucoup de patience ;
Supportant aisément la soif et les chaleurs .
Je suis d'un grand secours pour certains voyageurs.
Veux - tu décomposer mon être
Et mettre ma tête à l'écart ,
Tu trouveras un lieu champêtre
Où nature paraît sans art ;
Des élémens le plus perfide ,
Je fais voir le nom de l'enfant
Qui , d'après l'Ancien-Testament ,
Fut maudit d'un père rigide.
CHARADE.
LES ans peuvent , lecteur , te rendre mon premier ;
Mon second quelquefois dévaste ton grenier ;
Et quand l'astre du jour termine sa carrière ,
Mon tout sort aussitôt de son triste repaire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est le Cierge , ou la Chandelle
allumés.
Celui du Logogriphe est Chameau , dans lequel on trouve haméau ,
eau .
Celui , de la Charade est Reine- claude.
458 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . -SCIENCES ET ARTS .
IZOKPATOYE AOгoi , etc. , Harangues et Lettres d'Iso-
CRATE avec les anciennes scholies , auxquelles on
a ajouté des remarques et un discours sur l'enseignement
de la langue grecque ; composant les
tomes I et II , d'une Bibliothèque grecque qui s'imprime
et se publie aux frais des frères ZosIMA , en
faveur des Grecs qui veulent étudier la langue grecque.
-Deux vol . in-8 ° . - Prix , 21 fr. A Paris , de
l'imprimerie de Firmin Didot. - 1808 .
-
Nous regrélterions de n'avoir pas parlé plutôt de
cette édition soignée d'un des plus illustres orateurs
grecs , qui a paru depuis près d'un an , si le moment
présent ne nous paraissait pas extrêmement favorable
pour la recommander à l'attention des amis des lettres .
L'époque où l'on s'attend à voir donner une forme
désormais invariable à l'instruction publique en France ,
et où l'on va rétablir sur une base à la fois plus solide
et plus étendue l'enseignement et la culture des langues
anciennes , nous paraît tout à fait propre à intéresser
en faveur d'un ouvrage dont l'objet spécial est
de perfectionner et d'améliorer cet enseignement et
cette culture. On ne saurait se dissimuler que , depuis
plus de quinze ans , nous sommes tombés , sous ce rapport
, dans une sorte d'infériorité humiliante relativement
aux autres nations de l'Europe civilisée : et
s'il n'est pas moins glorieux de l'emporter sur ses voisins
par la supériorité des lumières que par celle des armes ,
nous devons désirer avec ardeur que ces études qui ont
contribué à former autrefois tant d'écrivains célèbres ,
dont les ouvrages assurent à notre langue et à notre
littérature une durée immortelle , reprennent enfin la
faveur et l'éclat dont elles ont joui parmi nous dans les
siècles précédens.
L'ouvrage que nous annonçons mérite d'autant plus
de fixer l'attention à cet égard , et dans l'état actuel
SEPTEMBRE 1808. 439
de nos connaissances , qu'il est plutôt propre à former
les jeunes maîtres , et à perfectionner ceux qui ont déjà
fait quelque progrès dans l'étude du grec , que destině
à être mis entre les mains des écoliers. Des deux volumes
qui le composent , le premier contient , 1º un
essai sur l'enseignement de la langue grecque , et une
dissertation sur Isocrate et sur ses écrits , en grec moderne.
2º Le texte entier des ouvrages qui nous restent
d'Isocrate . 3º Enfin huit à neuf pages d'anciennes scholies
sur cet orateur , partie peu considérable et d'un assez
médiocre intérêt , mais que l'éditeur a cru devoir
ajouter pour rendre son édition tout à fait complète.
Le second volume comprend le commentaire de l'éditeur
, qui a jugé convenable de l'écrire en grec à la
manière d'Eustathe et des anciens scholiastes , comme
étant destiné spécialement aux Grecs ses compatrioles.
Il y a joint les index nécessaires , et les témoignages des
anciens écrivains sur Isocrate et sur ses ouvrages , particuliérement
ce qui s'en trouve dans Denys d'Halicarnasse
.
Sans doute Isocrate n'est , ni par la nature des sujets
qu'il a traités , ni par le mérite et la variété des images
et des pensées , un des écrivains de l'antiquité dont la
lecture offre le plus d'intérêt . Notre illustre Fénélon ,
dans ses dialogues sur l'éloquence , en parle même avec
assez peu d'estime , et le place infiniment au - dessous
des orateurs du premier ordre tels qu'étaient Démosthène
et Cicéron. Cependant ce grand maître de l'éloquence
romaine était pénétré d'estime et d'admiration
pour les écrits d'Isocrate , et dans plusieurs endroits de
son traité de l'orateur il lui prodigue les plus grands
éloges ; Quintilien , qui avait aussi médité profondément
sur l'art oratoire , ne s'en montre pas moins admirateur.
Il en faut dire autant de Denys d'Halicarnasse
, qui , dans ses écrits sur la rhétorique , a examiné
fort en détail les discours d'Isocrate , auquel il donne
également beaucoup de louanges . Mais ces trois écrivains
s'accordent aussi sur les défauts qu'on peut légitimement
reprocher à cet illustre orateur : ils blament
en lui une affectation continuelle à balancer et à opposer
entr'eux les membres de ses périodes , un soin
440 MERCURE DE FRANCE ,
minutieux à rechercher des désinences semblables , à
éviter le concours des sons qui pouvaient rompre l'harmonie
de sa phrase , ce qui la rend monotone à force de
régularité ; en un mot , une attention și scrupuleuse sur
le choix et l'arrangement des paroles , que la vigueur .
ou la chaleur des pensées des sentimens est trop souvent
comme étouffée , sous cet amas d'ornemens recherchés
dont il s'attache à les revêtir.
Il pouvait donc être utile de rechercher jusqu'à quel
point ces défauts d'Isocrate sont réels ; d'en faire connaître
la cause , et de déterminer le degré d'utilité
qu'on peut néanmoins retirer de la lecture de ses écrits ,
et c'est ce que le savant et judicieux éditeur nous paraît
avoir fait avec beaucoup de succès dans le discours qui
sert d'introduction au texte de son auteur . Ce discours
où l'on trouve des réflexions pleines de justesse sur la
rhétorique et sur l'art de l'enseigner , un précis trèsintéressant
et très-instructif sur la vie d'Isocrate et sur
les éditions que l'on a données à différentes époques des
écrits de cet orateur , nous offre tous les documens
nécessaires pour fixer avec autant de certitude qu'on
peut le faire l'opinion que nous devons nous former du
genre de talent et du mérite des ouvrages d'Isocrate .
Une circonstance à laquelle ses détracteurs paraissent
n'avoir pas fait assez d'attention , c'est que l'éloquence
n'était pas encore formée à Athènes avant qu'Isocrate
en eût fait son étude spéciale , et , pour ainsi dire , sa
profession . Sans doute auparavant il y avait eu des
citoyens qui possédèrent à un très-haut degré le talent
de la parole ; c'était en grande partie à ce talent que
Solon , Pisistrate , et sur-tout Périclès , avaient dû
l'empire presque absolu qu'ils avaient exercé sur les
esprits et sur les volontés des Athéniens. Mais il n'en
est pas moins vrai que la rhétorique , ou l'éloquence
considérée comme un art particulier qui a ses règles et
ses principes , ne fut connue chez les Grecs qu'à l'époque
des sophistes , c'est-à- dire , vers le milieu du cinquième
siècle avant l'ère chrétienne , dans la jeunesse
d'Isocrate. C'est alors que Gorgias de Léontium , Prodicus
de Léos , Hippias d'Elée , et plusieurs autres
hommes doués de talens plus ou moins distingués , s'ap
"
SEPTEMBRE 1808 . 441
pliquèrent à l'étude de l'art de la parole , dont ils cultivèrent
les différentes branches ; les uns s'attachaient à
donner à leurs périodes du nombre et de l'harmonie ,
les autres , à rechercher des figures propres à émouvoir
les passions des auditeurs ; mais il est aisé de sentir , par
cela même , que ces différentes parties étant l'objet
d'une recherche et d'une attention particulière , les
productions où leurs auteurs en faisaient usage devaient
porter l'empreinte d'une affectation aussi contraire aú
but de la véritable éloquence qu'aux lois du bon goût.
On ne doit pourtant pas confondre avec les recherches
futiles , dont nous venons de parler , les efforts que fit
Prodicus de Céos pour déterminer avec plus de précision
qu'on ne l'avait fait jusqu'alors les divers sens dont
un même mot est susceptible . Ce genre de recherches
qui a fait la gloire d'un de nos plus célèbres grammairiens
( l'abbé Girard ) contribue essentiellement à lá
propriété de l'expression , l'une des plus précieuses
qualités du style.
Ce fut à l'école de ces premiers créateurs de l'art
oratoire que se forma Isocrate. Il eut particuliérement
pour maître ce Gorgias dont l'éloquence excita parmi
les Athéniens un tel enthousiasme , qu'ils lui accordèrent
d'un consentement unanime tout ce qu'il leur demandait
pour les Léontins , ses compatriotes , qui l'avaient député.
Sans doute , comme l'observe avec raison Diodore
de Sicile en racontant ce fait , les Athéniens , lorsque
leur goût se fut perfectionné , auraient fait peu de cas
de ces figures recherchées et prodiguées à l'excès , dont
la nouveauté les séduisit alors , et toute cette pompe
d'expression employée sans mesure et sans jugement ne
leur aurait paru que ridicule ; mais c'étaient-là les premiers
essais d'un art qui dans la suite devint tout puissant
sur ce peuple doué d'une imagination si vive et
d'une si heureuse organisation , et le triomphe qu'obtint
alors Gorgias ne nous permet pas de douter qu'il ne fût
lui-même doué d'un talent peu commun , auquel la culture
avait dû nécessairement ajouter une sorte d'éclat
et de mérite réel.
Quoi qu'il en soit , Isocrate eut incontestablement celui
d'appliquer l'éloquence à des sujets plus dignes d'intés
442
MERCURE DE FRANCE ,
resser des hommes raisonnables , et de les traiter avec infiniment
plus de sagesse et de goût que ne l'avaient fait ses
maîtres et ses devanciers. C'est le témoignage que Platon,
qui affecta toujours de faire assez peu de cas de la rhétorique
, semble s'être plu à lui rendre. « Je lui trouve
» pour l'éloquence , fait- il dire à Socrate , un naturel
» plus heureux qu'à Lysias , des sentimens plus nobles
» et plus élevés , enfin il y a dans ses pensées un fond
» de philosophie qui peut un jour l'élever à quelque
>> chose de grand et de sublime. » En effet , Isocrate
quoique son excessive timidité l'eût toujours empêché
de se produire en public , ' et d'y réciter lui-même ses
harangues , paraît avoir eu beaucoup de fermeté de
caractère , et cette sorte de courage à la fois la plus
rare et la plus honorable , qui consiste à braver le crime
tout puissant , et à manifester , même au péril de sa
vie , une opinion généreuse et conforme à la justice .
Il en donna des preuves signalées dans deux circonstances
également remarquables . La première , lorsqu'il
osa seul se joindre à Socrate pour prendre la défense
de Théramène que les trente tyrans condamnèrent injustement
; la seconde , lorsqu'après la mort du plus
sage des Athéniens , il ne craignit pas de porter publiquement
le deuil de Socrate , reprochant ainsi aux juges
et aux infâmes calomniateurs d'un grand homme , leur
lâcheté et leur conduite ignominieuse.
S'il faut convenir , au reste , qu'Isocrate ne parvint
point à cette sublime hauteur de talent que Platon semblait
avoir présagée , du moins ne saurait-on nier qu'il
perfectionna singuliérement et le style et les idées ; que
dans tous ses écrits les sentimens les plus nobles et les
plus généreux sont revêtus d'expressions également justes
et heureuses , et qu'il a peut-être . plus qu'aucun autre
écrivain l'art d'employer toujours le terme propre , et
la phrase la plus correcte et la plus claire : ses défauts ,
que je n'ai point prétendu dissimuler , sont donc évidemment
ceux de l'époque où il a vécu et des circonstances
personnelles qui ont influé sur son talent ; mais
ses qualités , et il en a beaucoup de très- précieuses ,
lui appartiennent exclusivement : aussi a- t- il eu , au jugement
des critiques les plus éclairés , cette gloire sinSEPTEMBRE
1808. 443
gulière que les plus illustres orateurs qui sont venus après
lui , sans en excepter Démosthène lui-même , ont élé
ses disciples ou ses élèves ; et Cicéron , qui semble avoir
modelé , en quelque sorte , ses phrases et ses périodes
sur celles d'Isocrate , lui rend le témoignage honorable
que c'est de son école que sortit la foule des princes
de l'éloquence grecque , comme autrefois l'élite des héros
de l'armée des Grecs était sortie du cheval de Troye .
.
Telle est donc l'idée exacte et fondée sur les documens
les plus authentiques que M. Çoray nous donne ,
dans son discours préliminaire , du genre de mérite de
l'auteur dont il nous offre une édition complète et traitée
avec un extrême soin. L'écrivain qui fut universellement
reconnu pour réunir à l'intérêt des pensées morales et
philosophiques le double mérite d'une rare justesse et
d'une singulière correction dans l'expression , lui a paru .
le plus propre à être mis dans les mains de la jeunesse
qui se livre à l'étude du grec ; et c'est par cette raison
qu'il y a joint un commentaire que nous ne craindrons
pas de mettre fort au- dessus de tout ce qui a été fait en
ce genre depuis fort long- tems , en France , si nous en
exceptons le travail du même savant sur Héliodore et
sur Théophraste. Toutes les difficultés du texte y sont
signalées et éclaircies , sans tout ce vain luxe d'érudition
qui , prodigué hors de propos , est plus propre à
fatiguer l'esprit qu'à l'éclairer . Mais M. Coray , qui assurément
est aussi riche , et beaucoup plus riche en ce
genre qu'un grand nombre de commentateurs , s'est
sagement borné à ne faire de remarques que celles qui ·
pouvaient servir directement à la parfaite intelligence
de son auteur ; et la partie de son commentaire qui a
pour objet la critique du texte , est encore traitée de
manière que la plupart du tems il y a une instruction .
réelle et importante à puiser dans les discussions auxquelles
cette critique donne lieu , et dans l'exposition des
motifs qui le déterminent à adopter ou à rejeter telle ou
telle leçon. Au reste , indépendaniment des éditions antérieures
à la sienne , et dont les plus remarquables sont
celle de Wolf, imprimée en 1570 ; celle de l'abbé Auger
, en 1782 ; et celle de M. Lange , professeur de
philosophie dans l'Université de Hall , en Saxe , qu'il
444 MERCURE DE FRANCE ,
a suivie plus particuliérement , M. Coray s'est servi ,
pour constituer son texte , d'un précieux manuscrit du
onzième siècle , fruit des victoires des Français en Italie .
Ce savant a donc rendu un service réel aux lettres
et à ceux qui les cultivent par le soin qu'il a donné à
ces restes précieux de l'éloquence antique , et on ne doit
pas moins de reconnaissance et d'estime à ceux des
généreux compatriotes de l'éditeur , qui , dans la vue
de ranimer dans leur pays le goût des sciences et l'amour
du beau et du bon dans tous les genres , consacrent à
l'impression des meilleurs ouvrages grecs une partie de
l'honorable opulence qu'ils doivent à leurs travaux et
à leur industrie. MM. les frères Zosima , riches négocians
grecs , ont invité M. Coray à entreprendre la publication
d'une collection des écrivains grecs les plus
recommandables ; le premier volume de cette intéressante
collection a paru il y a deux ans , il contient les
histoires diverses d'Elien , avec les fragmens d'Héra- ·
clide de Pont , et de Nicolas de Damas , et de plus un
discours préliminaire de l'éditeur plein de recherches
curieuses sur la grammaire grecque et de sages réflexions
sur les réformes et les améliorations dont l'enseignément
de cette langue est susceptible ; l'édition d'Isocrate
, dont nous venons de rendre compte , compose
les volumes II et III de cette collection , et sera incessamment
suivie des vies des hommes illustres de Plutarque
, dont le texte sera épuré et corrigé avec le
même soin par M. Coray.
Quoi qu'en puissent dire les détracteurs de la nation
grecque et les ennemis de toute idée grande et libérale ,
une pareille entreprise ne saurait que faire le plus grand
honneur à ceux qui s'y sont voués , quand même elle
ne serait pas couronnée par tout le succès que la réunion
des circonstances les plus extraordinaires et les
plus favorables semble lui promettre.
En effet , jugeons ce peuple , non sur les relations
frivoles et mensongères du voyageur allemand Bartholdy
( 1 ) , ou sur les sarcasmes injustes de l'érudit
(1 ) Voyage fait en Grèce dans les années 1803 et 1804 ; il en a paru
~une traduction française il y a environ six mois.
SEPTEMBRE 1808 . 445
Villoison (2) , mais sur les faits qui sont à notre connaissance
: tout semble lui présager une régénération
qu'il appelle de tous ses voeux , à laquelle il conspire de
tous ses efforts ; et cette heureuse révolution serà d'au
tant plus sûre et d'autant plus durable qu'on paraît
désirer la devoir uniquement au progrès des lumières
et de la raison .
Le clergé grec est déjà même assez éclairé sur ses
vrais intérêts pour sentir que sa dignité et sa fortune
seront plus solidement fondées , sur la supériorité des
connaissances et sur le bien qu'il pourra opérer , en les
propageant et les protégeant , qu'elles ne l'étaient autrefois
sur l'aveugle et stupide ignorance du peuple. Le
patriarche de Constantinople , par une circulaire datée
du 20 septembre de l'année dernière a manifesté
tout l'intérêt dont il est animé pour les établissemens
d'instruction qui existent dans la Grèce , et a invité à
les multiplier autant qu'il serait possible. Le professeur
du gymnase de Constantinople a été derniérement
promu à la dignité d'archevêque de Philadelphie. Beaucoup
d'ecclésiastiques distingués par leurs lumières professent
les sciences et les lettres dans les différens gym →
nases ; par exemple , dans celui de Cydonie , petite ville
du continent vis-à-vis de Lesbos , à Chio , etc. Ces éta+
blissemens se sont fort multipliés depuis un certain
tems ; la seule ville de Jannina , en Epire , en a deux :
je ne parle pas des colléges , où l'on enseigne la littéra,,
ture grecque , et qui sont répandus en plus grand nome
bre encore sur le continent et dans les îles. Il se fait ,
des principales villes de l'Europe , pour toutes ces écoles
de fréquens envois de livres , d'instrumens de mathématiques
et de physique ; les professeurs , dont plusieurs
(2) On s'est plu à citer dans quelques journaux des fragmens du voyage
de M. Villoison , trouvés , dit-on , dans ses manuscrits , et on a affecté
de donner une grande importance au jugement défavorable qu'il paraît
avoir porté de la nation grecque . Mais on sait très-bien qu'il est possible
qu'un homme d'une érudition prodigieuse et d'une vaste mémoire , soit
absolument incapable de juger et d'apprécier l'esprit et le caractère d'un
peuple ; et en vérité , tous ceux qui ont connu M. Villoison sont fort
surpris d'entendre citer son opinion en ce genre comme une autorité
d'un grand poids.
4.7
>
446 MERCURE DE FRANCE ,
sont prêtres , comme je l'ai dit , entretiennent pour cet
objet des correspondances suivies à Vienne , à Venise et
à Paris. Beaucoup de jeunes gens , la plupart destinés
à l'état ecclésiastique , ou déjà membres du clergé , sont
répandus en Italie , en Allemagne et en France , où ils
se livrent à l'étude des sciences (3); ils traduisent les
meilleurs ouvrages européens qui sont imprimés , et
envoyés en Grèce aux frais des négocians de ce pays ,
dont les plus riches semblent rivaliser de zèle avec les
membres éclairés du clergé pour favoriser la propagation
des connaissances utiles , et le progrès de la civilisation
dans leur patrie . On peut citer , en ce genre , la
munificence de MM. Zosima , qui font distribuer gratuitement
douze exemplaires de la bibliothèque grecque
qui s'imprime à leurs frais , à tous les colléges et gymnases
de leur pays , et qui ont donné des ordres pour
que tous leurs compatriotes connus pour cultiver les
lettres et les sciences , dans les différens pays de l'Europe
en reçussent , aussi gratuitement , chacun un exemplaire
, ou pussent le réclamer.
J'ai cru que ces faits , qui sont très-positifs , étaient
essentiels à faire connaître , pour détruire les idées fausses
que les lecteurs français auraient pu prendre de la nation
grecque et de son état actuel dans la relation de
M. Bartholdy , et dans les journaux qui se sont faits les
échos de cet écrivain allemand . J'ai cru sur- tout que
c'était une justice due à l'excellent esprit dont un grand
nombre des membres du clergé grec paraissent animés.
Parce qu'il a plu à un moine imbécille du Mont Athos
de déclamer , dans un pamphlet (4) absurde , contre
Пу (3) II y a en ce moment à Paris un prêtre grec , et un jeune diacre de
la même nation , qui y sont venus l'un et l'autre pour cet objet intéressant
, et tous deux avec la permission du patriarche de Constantinople
.
(4) Qui s'attendrait à trouver des calembourgs dans un ouvrage de
cette espèce , et fait par un tel auteur ? Il y en a pourtant un dont nous
croyons devoir réjouir ceux de nos écrivains qui marchent sur les traces
de frère Nathanael de Néocésarée , ( c'est le nom du moine grec dont
nous parlons. ) Il prétend que ceux de ses compatriotes qui montrent
tant de zèle et d'ardeur pour les arts et les sciences de l'Europe civilisée
>
SEPTEMBRE 1808. 447
1
tout ce qui se fait de bon et d'utile dans sa nation , et
de damner de son autorité privée tous ceux de ses compatriotes
qui voyagent en Europe pour s'instruire , M.
Bartholdy, qui était sur les lieux , n'aurait pas dû prendre
ce ridicule écrit pour l'expression des sentimens du
clergé grec , en général , malgré tous les faits contraires
sur lesquels il ne tenait qu'à lui d'ouvrir les yeux ; il
n'aurait pas dû sur-tout se livrer à un esprit de dénigrement
et de satire injurieuse , qui est au moins trèsinjuste
et très-indécente quand elle s'adresse à un peuple
tout entier. Le voyageur anglais Eton a su éviter cet
excès blâmable , il a parlé de la nation grecque , qu'il
a beaucoup mieux observée que ne l'a fait M. Bartholdy ,
avec une estime et des égards remarquables . Enfin
M. Castelan , qui a visité aussi la Grèce dans ces derniers
tems , et qui paraît doué des qualités les plus estimables
dans un voyageur , l'esprit d'observation , et
l'impartialité , s'est plu à rendre justice au caractère des
habitans de cette contrée , à laquelle se rattachent tant
de souvenirs intéressans ; il en parle souvent avec éloge ,
et toujours avec décence.
19
Cette digression , au reste , ne paraîtra pas sans doute
trop étrangère au sujet qui m'a fait prendre la plume ,
et j'espère que les amis de la justice et de la vérité me
la pardonneront volontiers. En effet , en faisant connaître
un excellent livre que nous devons au zèle éclairé
des négocians grecs pour le bien de leur patrie et aux
travaux d'un savant grec , fixé parmi nous il était
juste de réclamer contre l'injurieuse partialité avec
laquelle la nation grecque est traitée dans un ouvrage
récemment traduit en français , et dans quelques journaux
où cet ouvrage a été vanté avec aussi peu de
jugement que de convenance... THUROT.
•
"
ne sont pas des philosophes ( amis de la science ) , mais des philozophes
( amis des ténèbres . ) On voit que l'application est tout à fait heureuse ,
et que frère Nathanael raisonne aussi bien que le font tous ceux de
son parti.
448 MERCURE DE FRANCE ,
t
HISTOIRE DE LA GRÈCE , traduite de plusieurs auteurs
anglais , revue et corrigée par J. J. LEULIETTE ; suivie
d'un Tableau de la littérature et des arts chez les
Grecs , depuis HOMERE jusqu'au règne de JULIEN
par l'Editeur. Deux vol . in- 8° d'environ 1200 pages.
A Paris , chez la Ve Moutardier , quai des Augustins ,
n° 25 .
( SECOND EXTRAIT ( 1 ) . )
L'HISTOIRE de la Grèce , depuis l'avènement aut
trône d'Alexandre le Grand , jusqu'à son entière sou
mission au pouvoir des Romains , peut se diviser en
deux grands périodes ( 2) . Le premier se termine à
l'époque où les Romains commencèrent à se mêler des
(1 ) Voyez le numéro 344 , dù 20 février 1808 , page 364.
(2) « Quoique dans le Dictionnaire de l'Académie , le mot période
soit féminin , même quand il est employé comme mesure de tems
cependant l'usage , plus fort que les Dictionnaires , a fait période mas
culin dans cette acception . Ce mot n'est féminin que lorsqu'il signifie
phrase. On dit une belle période et un période de tems : on en excepte.
la période julienne , qui est un mot consacré. »
( Laharpe. Cours de littérature , tome 14 , page 230 , Observations
sur l'histoire de la décadence et de la chûte de l'Empire romain , tra→
duite de l'anglais de M. Gibbon . ) 1
J
le
Cet article sur Gibbon est un de ceux que M. de Laharpe avait écrits
pour les journaux , et qu'on a insérés assez mal à propos dans un Cours
de littérature. Depuis l'époque où parut cet article , l'Académie s'est
servie du masculin en prenant le mot période dans l'acception qu'il
doit avoir ici . Peut-être n'eût-il pas été inutile d'observer que genre
de ce mot ayant changé , par trait de tems , comme celui d'une foule
d'autres , on lui avait cependant conservé son ancien genre dans quelques
expressions qui reviennent très-souvent chez les historiens , et que
pour cela on a considérées comme des phrases faites , telles non-seulement
que la période julienne , mais la période attique , et quelques
autres qui toutes expriment un espace de tems connu , déterminé , et
ne sont , à vrai dire , que des noms propres,
Je place ici cette petite note , parce que des écrivains très-estimables
tombent encore tous les jours dans la faute , au moins très-légère , que
Laharpe avait reprochée au traducteur de Gibbon .
affaires
SEPTEMBRE 1808. 449
LA SE
affaires de la Grèce , et comprend un espace d'environ
cent vingt-quatre ans . Alexandre n'y paraît qu'un moment
, et semble le remplir tout entier : tous les événemens
qu'il renferme se rattachent aux conquêtes de
ce prince. Sa vie est connue de tous les hommes qui
lisent ; mais elle l'est , en général , par les récits d
Quinte-Curce , romancier historique , qui se plaît
charger sa narration de fables et de prodiges ; et que
pour des raisons de toute espèce , on ne devrait point
selon moi , mettre entre les mains des jeunes gens , dans
le tems de leurs premières études . Arrien est beaucoup
plus sage ; il fait souvent preuve de discernement , et
n'écrit que sur des Mémoires authentiques : mais il
montre trop de penchant à voiler les fautes inexcusables
, et les coupables excès d'un grand prince . Plutarque
va plus loin ; toute sa vie d'Alexandre est écrite
avec un enthousiasme qui trahit le désir patriotique
d'élever le héros de la Grèce au-dessus de tous les héros.
Il y a dans l'Esprit des Lois un chapitre admirable
intitulé Alexandre. Ce sont peut- être les plus belles
pages sorties de la plume de Montesquieu : si ce chapitre
n'est pas complet , ce n'est point parce qu'il est
très- court ; ce serait même en quelque sorte une vie
entière du roi de Macédoine , si le blâme y était aussi
bien que l'éloge ; mais Montesquieu n'a fait qu'un panégyrique
(3) .
Le docteur Gast est plus impartial : il paie un tribut
d'éloges mérité au grand génie d'Alexandre ; mais il
dénonce avec une justice rigoureuse ses vices et ses
crimes nombreux. Peut -être même il ne loue point
assez , il ne fait pas connaître dans toute leur étendue
les brillantes qualités de cet homme extraordinaire ,
dont on ne se fera qu'une idée très-imparfaite si l'on
ne considère en lui que le capitaine habile , et l'heureux
conquérant. Mais on peut dire qu'en général l'auteur
anglais apprécie les desseins et la conduite d'Alexandre
(3 ) Ceux qui voudraient étudier d'une manière particulière la vie
d'Alexandre , et se rendre un compte exact de ses conquêtes , peuvent
consulter avec beaucoup de fruit le savant travail de M. de Sainte-
Croix sur les historiens de ce prince.
Ff
DEPT
DE
5.
icen
(450 MERCURE DE FRANCE ,
avec beaucoup plus de justesse que la plupart des historiens
; et que dans cette partie de son ouvrage , il
montre un jugement très -sain , et un fort bon esprit de
' critique.
4
A dater de la mort d'Alexandre , jusqu'à cet instant
d'éclat dont à brillé la république d'Achaïe , cette histoire
n'offre plus qu'une suite non interrompue de massacres
, de perfidies , de meurtres , d'empoisonnemens
d'atrocités de toute espèce. Cette uniformité de malheurs
et de crimes commence par révolter le lecteur ,
' et finit par l'assoupir.
>
Parmi tant de sanglantes révolutions , la Grèce perdit
tout ce qu'il lui restait d'hommes illustres et de citoyens
vertueux. Phocion lui-même fut mis à mort par les
ingrats Athéniens , devenus les plus lâches des esclaves
' depuis que la voix de Démosthènes ne les rappelait plus
à l'honneur et à la liberté.
L'on a porté de ce grand homme dont le patrio-
' tisme égalait l'éloquence des jugemens si divers , et sa
mémoire a été quelquefois si indignement outragée
qu'il ne me paraît point inutile de tracer avec rapidité
un tableau de sa vie politique. D'ailleurs , quelques
* lignes consacrées à Démosthènes peuvent-elles sembler
déplacées dans un journal littéraire ?
・
Démosthènes parut à une époque où sa république
était déjà corrompue : mais par l'élévation de son ame
il eût mérité d'être le contemporain des Miltiades et des
Aristides. Il ne pouvait oublier les jours de gloire de sa
patrie ; il voulait ranimer les vertus et le patriotisme
qui les avaient enfantés. Quand Philippe menace d'envahir
la Grèce , il arme ses concitoyens contre Philippe
: et quand Philippe est vainqueur , il le combat
encore de son éloquence. Les présens n'avaient pu le
corrompre ; les périls ne peuvent l'abattre. Il avait fui
sur le champ de bataille ; il se montre inébranlable à
la tribune Philippe ( tel fut son aveu ) , redoute plus
son éloquence que les troupes qu'elle avait armées
contre lui ; et , maître de la Grèce entière , il se plaint
de n'avoir pu triompher de Démosthènes.
:
Les succès prodigieux d'Alexandre affligent l'orateur,
sans l'ébrank r. Il voit que les intérêts de la Grèce sont
SEPTEMBRE 1808. 451
changés : si l'empire de Darius est assujetti , c'en est fait
pour jamais de l'indépendance d'Athènes. Il éclaire ses
concitoyens sur leur situation présente , avec toute la
circonspection que lui paraissent exiger les vieilles semences
de haine que nourrissent au fond du coeur ces
ennemis du nom persan. ·
Antipater , commis alors au gouvernement de la
Macédoine , cherchait depuis long - tems tous les moyens
de le perdre ; le hasard lui en offrit l'occasion . Le traître
Harpalus s'étant approprié les trésors qu'Alexandre avait
confiés à sa garde , vint solliciter dans Athènes un asyle
qui lui fut refusé. Démosthènes , ennemi de toutes les
espèces de trahison , fut le premier qui s'éleva contre
la protection demandée par cet indigne ministre . Mais
tous les orateurs de ce tems- là n'étaient pas des Démosthènes
plusieurs furent achetés au prix qu'ils mirent
eux-mêmes à leur conscience.
« Démosthènes , dit Plutarque , était présent lorsque
Harpalus fit débarquer ses trésors : une coupe d'or d'une
grande valeur et d'un travail admirable parut flatter
ses regards. Harpalus , qui remarqua son admiration ,
lui mit la coupe dans la main , afin qu'il pût juger de
sa pesanteur. Démosthènes demanda ce qu'elle pouvait
valoir. Pour vous , répondit le macédonien , elle vaudra
vingt talens : et il la fit porter , en y ajoutant les vingt
talens , dans la maison de l'orateur. On en prit occasion
d'accuser Démosthènes ; il devait parler , dit-on , contre
Harpalus : mais la coupe d'or lui ayant fait voir l'affaire
sous un autre point de vue , il s'en excusa , prétextant ,
ajoute-t-on , une indisposition subite.
Telle est l'accusation flétrissante , mais grossière et
ridicule , que divers écrivains ont renouvelée contre la
mémoire de Démosthènes. L'historien anglais n'a-t- il pas
raison d'observer qu'une action de cette nature annoncerait
un manque de délicatesse , un mépris de l'opinion
publique , dont on ne saurait , accuser un homme
tel que Démosthènes , qui avait un grand caractère à
soutenir ; et que la conduite d'un si habile politique durait
été plus circonspecte , s'il avait voulu se vendre à Harpalus.
Les récits de Plutarque sont tous en faveur de
cet illustre accusé : et Pausanias rapporte que le prin-
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE ,
cipal domestique d'Harpalus , mis à la torture par Philoxène
, ennemi personnel de l'orateur athénien , rendit
un témoignage si éclatant à l'innocence de ce grand
homme , que Philoxène lui - même fut contraint de
l'avouer.
Son innocence ne put le défendre : Athènes était alors
remplie de traîtres vendus à Antipater. Le gouverneur
macédonien épiait , comme je l'ai observé , le moment
de perdre un ennemi si redoutable ; et c'était le perdre
avec beaucoup de fruit que de le décréditer dans l'esprit
de ses concitoyens . C'était frapper avec lui la cause
qu'il avait défendue ; c'était souiller , avec sa gloire , les
principes qu'il avait proclamés. Démosthènes fut condamné
à l'amende et à l'exil.
A
Mais l'exil fut court , et le rappel fut un triomphe.
I prouverait seul l'innocence de Démosthènes : la Grèce
était alors en guerre avec Antipater. « Lorsque Démosthènefut
proche du Pyrée , le corps entier des citoyens ,
est-il dit dans cette Histoire , même les prêtres et les
magistrats allèrent au -devant de lui pour le compli→
menter sur son retour. Il resta toujours soumis à l'amende
, les lois d'Athènes ne permettant pas qu'on fit.
de grâce sur cet objet , mais on trouva moyen de l'indemniser.
On lui donna le soin de préparer et d'orner
le temple de Jupiter conservateur , avec cinquante talens
d'appointement , somme à laquelle l'amende se montait.
»
Dans les villes qui se trouvaient sur le passage de
Démosthènes à son retour , il avait plaidé la cause de la
liberté avec tant d'éloquence que toutes s'étaient déclarées
en faveur de la cause commune , et liées d'intérêts
avec sa patrie. Les troupes confédérées commeneèrent
la guerre avec succès : elles finirent par être taillées
en pièces. Athènes se soumit aux volontés d'Antipater
; la première victime exigée par le tyran fut
Démosthènes , qui , comme on sait , se donna la mort.
C'est alors qu'on put voir clairement combien il avait
eu de part à tout ce qu'Athènes avait tenté de grand
à tout ce qu'elle avait encore déployé de patriotisme et
d'énergie. Ces restes d'une ancienne vertu avaient expiré
avec lui. Il n'était plus d'Athéniens dans Athènes.
SEPTEMBRE 1808. 455
Tous , par crainte ou par corruption , se précipitaient
à l'envi sous le joug étranger. Les descendans des Thé
mistocles et des Trasibules , toujours prêts à changer de
maîtres , égaraient , au gré de la fortune , leurs hommages
de tyrans en tyrans : et , parmi tant de révolutions
soudaines , tandis que les successeurs d'Alexandre se
disputaient son empire en le détruisant ; eux , esclaves
inconstans mais soumis , ils attendaient , l'encensoir à la
main , le vainqueur du jour , qui remplaçait sur leurs
autels le vainqueur de la veille , pour faire place à son
tour au vainqueur du lendemain. L'adulation la plus
vile inspirait l'éloquence vénale de leurs orateurs ; elle
dictait les oracles de leurs prêtres , et les décrets de leur
Sénat. La victoire inscrivait les Princes sur le rituel de
leurs Dieux ; et les adorations prodiguées au vainqueur
expiaient les adorations qu'on avait prodiguées au
vaincu (4).
Tel était l'état d'abjection , de profond avilissement ,
où les principales villes de la Grèce se trouvaient alors
réduites. Cependant la république d'Achaïe subsistait
encore. Elle s'élèva bientôt à un degré de puissance et
de splendeur qui paraîtrait inconcevable , si l'on n'en
trouvait la cause dans l'avilissement même des autres
Etats et dans d'autres circonstances étrangères , non
moins que dans la sagesse de ses premières institutions ,
et dans le caractère héroïque de quelques-uns de ses
magistrats. Les cités les plus célèbres , des républiques ,
et même des tyrans , s'empressèrent d'entrer dans la
confédération achéenne . Ce qu'elle exécuta de grand sous
la conduite des Aratus et des Philopémens , montre ce
dont les Grecs étaient encore capables , lorsqu'ils avaient
à leur tête des héros qui leur retraçaient les vertus et
le dévouement de leurs ancêtres : et la république d'Achaïe
aurait sans doute long- tems défendu l'indépendance
de la Grèce , si tous ses peuples eussent été assez
éclairés sur leurs intérêts pour voir dans cette république
leur dernier rempart contre les dominations
étrangères , et assez amis de la commune patrie pour
(4) Voyez dans les historiens grecs les honneurs plus que divins rendus
dans Athènes à Démétrius Poliorcète , etc. , etc.
454 MERCURE DE FRANCE ,
y demeurer constamment attachés . Mais l'esprit de rivalité
, les divisions , qui avaient autrefois perdu leurs ancêtres
, se ranimèrent bientôt avec plus de violence , et
perdirent la Grèce une seconde fois . Les guerres impolitiques
d'Athènes contre Sparte , de Sparte contre les
Thébains , l'avaient livrée sans défense à l'ambition des
rois de Macédoine : les guerres plus impolitiques encore
des Etoliens contre les Achéens , des Achéens contre les
Spartiates , la livrèrent alors sans retour à l'ambition
des Romains, Ces républicains tyranniques l'accablerent
de plus de maux que tous ces rois dont elle avait fait
des Dieux .
Du moment que les Romains se trouvèrent mêlés
dans les affaires de la Grèce , sa servitude fut assurée à
jamais. Les rois de Macédoine , exposés eux -mêmes aux
plus violentes révolutions , et toujours en guerre contre
des ennemis redoutables , ne pouvaient agir contre les
Grecs avec cette unité de vues , cette continuité d'efforts
, qui seules affermissent et perpétuent les succès.
D'ailleurs , un roi venait quelquefois à mourir durant
le cours de ses conquêtes ; souvent un rival le détrô
nait ; presque toujours son successeur avait d'autres
intérêts, et une politique différente : inais le Sénat romain
ne mourait point ; et sa politique était éternelle comme
lui . Tandis que tous les Etats de la Grèce variaient sans
cesse dans leurs desseins et changeaient avec une égale
imprudence et d'alliés et d'ennemis , lui , toujours constant
dans ses projets , et poursuivant sans relâche le
plan qu'il s'était tracé , abaissait les uns comme ennemis
, tyrannisait les autres comme alliés ; et , les détruisant
tour à tour par ses protections et par ses vengeances
, il établissait sa domination , moins par la terreur
de ses armes que par l'astuce des intrigues et le mensonge
des négociations.
C'est ici la partie de l'histoire la plus honteuse pour
les Romains. Jamais on ne commit sous le masque plus
de crimes et de noirceurs. La violation des sermens
l'interprétation perfide des traités , les révoltes domes
tiques , les trahisons à main armée (5) , tout fut égale-
(5) Qu'on se rappelle entre autres les deux mille lances de Flaminius,.
qui firent déclarer l'assemblée de Thèbes en faveur des Romains , etc. , etc.
SEPTEMBRE 1808. 455
1
ment mis en usage , et tout fut couronné par le succès .
Il ne manquait pour compléter l'asservissement entier,
de la Grèce , que de proclamer sa liberté. C'était livrer
chacun des Etats à une indépendance apparente qui détruisait
jusqu'à l'espoir de sa liberté de tous ; c'était™
ruiner des forces divisées ; c'était abandonner aux fac-,
tions , et au délire d'une folle joie , cette populace imbé
cille qui s'imaginait être libre parce que ses orateurs le
lui disaient ; parce qu'elle entendait le bruit des assemblées
populaires ; parce qu'elle usait encore du droit de
suffrage , lorsqu'en effet il n'y avait plus de magistrats
à élire .
Flaminius proclama donc la liberté de la Grèce , aux
jeux Isthmiques d'abord , ensuite aux jeux Néméens.
L'ivresse insensée des Grecs , leur confiance en un ennemi
perfide est tout à fait inconcevable. Ce qui le
paraît bien davantage , c'est que non-seulement Tite-
Live , mais Plutarque , mais Polybe qui , en qualité de
principal magistrat d'Achaïe , avait été lui-même victime
de la perfidie des Romains , aient tous également
approuvé , ou du moins peint de couleurs favorables ,
cet événement dont les suites ne pouvaient plus avoir
rien d'obscur pour eux . Cela s'explique ; Rome était
alors toute puissante : et le sage Polybe lui-même , qui
y avait été long- tems en exil , conservait des relations
très -étroites avec plusieurs de ses principaux sénateurs.
Mais quiconque n'a pas été comme Polybe , le prisonnier
de Rome , et l'ami de Scipion , ne peut s'empêcher
de voir dans cette liberté d'un jour , la cause d'une éter-
.nelle servitude . Quant aux atrocités qui se mêlèrent à
tant de perfidies , ou qui en furent les suites naturelles ,
il suffit pour s'en former unejuste idée de jeter un coupd'oeil
sur la conduite des Romains après la conquête du
royaume de Macédoine .
« On nomma dix commissaires pour régler , conjointement
avec le consul , l'administration de la Macédoine,
dont les principaux articles avaient été dictés
par le sénat. En conséquence , ce royaume eut une
nouvelle forme de gouvernement. Tout le pays fut
partagé en quatre districts ; les habitans de chacun ne
devaient avoir aucune liaison les uns avec les autres,
456 MERCURE DE FRANCE ,
ni contracter aucun mariage , pas même échanger aucune
de leurs possessions ; ils devaient faire des corps
absolument séparés , ne commerçant nulle part , ni ne
permettant à personne de commercer chez eux . L'importation
et l'exportation des sels ,, lors même qu'ils en
avaient la plus grande abondance , leur étaient interdites
, ou du moins étaient soumises à des formes dictées
par les Romains , leurs nouveaux maîtres. Ils n'avaient
P'usage des armes que dans les endroits exposés aux
incursions des Barbares qui les entouraient. Ils pou
vaient exploiter leurs mines de cuivre et de fer , mais
on leur défendit , sous des peines sévères , de travailler
à celles d'or et d'argent , de peur probablement que si
ces malheureux acquéraient quelques richesses , ils ne
tâchassent de recouvrer une partie de leur première
grandeur. Ils étaient exclus de tous les emplois quí
tenaient à l'administration du gouvernement , on leur
laissait seulement quelques charges peu importantes
dans les affaires civiles , et qui furent accordées à plusieurs
officiers municipaux choisis annuellement parmi
le peuple macédonien ; tandis que tous les nobles du
royaume , tous ceux qui avaient eu quelque commandement
dans les flottes ou dans les armées , tous les
gouverneurs des villes , tous les officiers attachés au
roi ; en un mot , tous ceux qui jouissaient d'un certain
rang , par leur naissance , par leurs possessions
par leur fortune , ou par toute autre circonstance qui
les élevait au - dessus du vulgaire , eurent ordre , sous
peine de mort , de quitter leur patrie avec tous leurs
enfans au-dessus de l'âge de quinze ans , et de se trans-.
porter en Italie . >>
•
Les historiens ne sont point d'accord sur le produit
des spoliations dont ce malheureux pays fut le théâtre 2
mais on en peut juger d'après un fait appuyé sur l'au
torité de Cicéron et de Plutarque. Tous deux affirment
que les richesses versées par Paul-Emile dans le trésor
public , après la guerre de Macédoine , firent cesser
toute espèce d'impôts durant un espace de cent vingtcinq
ans.
Les Romains avaient tout dévasté en Macédoine ; ils
firent plus en Epire : tons les citoyens de ce royaume
SEPTEMBRE 1808.. 457
devinrent esclaves en un jour. Les Epirotes avaient
suivi le parti de Persée : mais ils s'étaient soumis ensuite
au vainqueur ; et les principaux auteurs de leur alliance
avec la Macédoine avaient ou péri par le fer , ou été
remis aux Romains.
<«< Le consul , est- il dit dans cette histoire , ordonna
que les garnisons romaines fussent retirées sur le champ
de l'Epire , et que tout le pays fût rétabli dans la jouissance
de sa liberté ; mais il se fit suivre par dix des
principaux habitans de chaque ville , auxquels il donna
ordre de rassembler tout l'or et l'argent qui se trouveraient
dans les maisons et dans les temples , pour être
livrés , à un jour nominé , aux personnes dont il aurait
fait choix ; ce qui fut ponctuellement exécuté. Les malheureux
Epirotes , dans une parfaite sécurité , se flattaient
que cette immense contribution serait au moins
le seul châtiment qu'on leur ferait subir. Mais ils ne
connaissaient point l'atrocité de la politique romaine.
Des corps de soldats furent envoyés dans leurs villes
sous différens prétextes ; on prit des mesures pour qu'ils
arrivassent tous environ dans le même tems , et ils eurent
ordre qu'au même jour et à la même heure ils
fissent captifs tous les habitans qui étaient nés dans le
pays , que les murailles de leurs villes fussent démolies ,
et qu'ils les dépouillàssent de tout ce qu'ils possédaient
encore, l'or et l'argent ayant été apporté auparavant
par ordre du consul . A un signal convenu , cent cinquante
mille personnes , sans être entendues , sans être
accusées d'aucun crime , furent au même instant réduites
en esclavage , leurs demeures livrées au pillage ,
et leurs villes , au nombre de soixante -dix , totalement
détruites. >>
2
Raleigh , dans son Histoire du Monde , dit : « Je ne
le croirais pas ,
si quelque écrivain avait avancé le
contraire. » Mais il faut bien le eroire avec Raleigh
puisque tous les écrivains l'ont confirmé. Un pareil attentat
rappelle , et justifie le mot terrible que Tacite
met dans la bouche de Galgacus contre les Romains :
Ubi solitudinem faciunt , pacem appellant. Après ce
mot de Tacite , il ne reste rien à dire..
Je ne suis point injuste envers ce peuple-roi , qui , ✯
"
458 MERCURE DE FRANCE ,
plusieurs égards , aurait mérité de l'être , s'il l'avait
moins ambitionné : mais qu'on a trop loué peut-être ;:
car c'est aussi pour les peuples que la louange est l'at
tribut de la royauté. Je respecte profondément les
vertus patriotiques dont on trouve de si beaux exemples
dans les premiers siècles de son histoire. Aucun
peuple n'a déployé plus d'énergie et de vigueur , celte
première vertu de l'ame , lorsqu'elle est jointe à l'humanité.
Mais l'humanité fut trop souvent étouffée par
le patriotisme ou par l'ambition romaine ; trop souvent
les peuples anciens ont méconnu ou violé ses droits.
Rome s'énorgueillit en vain de ses conquêtes ; les
Français ont , depuis quinze ans , le droit de les moins
admirer ; ses exploits ont été surpassés. Ses cruautés
n'ont pu l'être , mème par les barbares qui détruisirent
son empire. Ces libérateurs du monde , qui devinrent
aussi ses tyrans , étaient grossiers et sauvages sans doute ;
mais il est bien plus aisé de les outrager que de les con→
naître, et un Alboin , un Théodoric , ne pourraient-ils
pas nous dire :
3
Barbarus hic ego sum , quia non intelligor illis ?
J'espère démontrer un jour que ces peuples que nous
appelons Barbares , et qui sont nos pères ( 6) , auraient
été jugés avec moins de sévérité , si ce n'étaient pas les
Romains qui nous eussent transmis leur histoire.
Mais revenons à celle de la Grèce , dont la servitude
et les malheurs s'accroissaient de jour en jour. Nonseulement
ses principales villes , telles qu'Athènes et
Corinthe , furent prises et saccagées dans les guerres
qu'elle eut encore à soutenir contre les Romains ; mais
enveloppée dans les destinées de Rome , et troublée pour
des intérêts qui n'étaient pas les siens , elle devint souvent
le théâtre des discordes sanglantes , des combats de
Cesar et de Pompée , de Brutus et de Marc - Antoine , de
Marc-Antoine et d'Auguste : trois fois ces chefs ambi-
( 6) Début de l'Histoire ancienne des peuples de l'Europe , par le
comte du Buat ; ouvrage que nous devons aux soins d'un homme de
lettres , auquel la littérature et la philosophie ont de nombreuses obligations.
SEPTEMBRE 1808. 459
tieux combattirent en Grèce pour l'empire du Monde ,
dans les champs de Pharsale , de Philippe et sur les côtes
d'Actium .
Sous le gouvernement des empereurs , la Grèce retrouva
plus de calme ; mais ce calme fut celui de l'anéantissement.
Elle avait perdu pour toujours son existence
nationale : son génie , ses vertus , et les beaux
jours de sa gloire , n'étaient plus qu'un souvenir. Il est
à remarquer cependant que sa liberté fut encore une
fois proclamée ; elle le fut par Néron. Plutarque semblerait
louer cette action si généreuse ; mais il a soin
de rapprocher la liberté promise à la Grèce par Néron ,
de la liberté proclamée par Flaminius . Plutarque , selon
mon sens , rend justice à l'un et à l'autre.
L'histoire de la Grèce dans ses dernières époques
devient extrêmement compliquée : elle se lie à l'histoire
de l'Asie , à celle de l'Egypte , et enfin à l'histoire
de l'Empire romain , c'est-à-dire , du Monde . En retraçant
des événemens si divers , et qui se passent en
des lieux si éloignés , le docteur Gast a cru devoir
diviser sa narration en chapitres , dont un est consacré
aux affaires d'Asie , un autre aux affaires de Macédoine ,
et ainsi de suite . Ces divisions l'ont entraîné dans des
répétitions nombreuses : il prodigue à chaque instant
ces formules fatiguantes : Comme nous l'avons dit plus
haut ; ainsi qu'on l'a déjà vu , etc. et ces formules , ces
répétitions , ne l'empêchent pas toujours de tomber
dans quelque obscurité. Mais il faut convenir aussi que
l'histoire des successeurs d'Alexandre , par exemple ,
est dans plusieurs de ses parties tellement confuse et
mêlée , qu'il est bien difficile à l'historien d'être partout
également clair , précis et méthodique.
M. Gast se montre , en général , très-judicieux dans
la critique des faits ; ses réflexions me paraissent sages
et bien placées ( 7 ) . Il apprécie sur-tout avec beaucoup
(7 ) Il faut en excepter toutefois une longue digression sur l'empereur
Julien , et sur l'abjuration qu'il fit du christianisme . Tout ce morceau ,
je l'avoue me paraît aussi peu sage que déplacé. Le traducteur
l'avoue comme moi . J'ajouterai que toute la fin du chapitre sur les
empereurs , à quelques endroits près , est plutôt un sommaire de l'his-
"
(
460 MERCURE DE FRANCE ,
de justesse l'insidiense politique des Romains ; mais
dans cette partie de l'histoire , la plupart de ses observations
ne semblent être qu'un bon commentaire des
aperçus lumineux et profonds , des traits de génie de
ce Montesquieu , dont on peut dire sans exagération ce
qu'il a dit lui-même si heureusement de Tacite , qu'il
abrégeait tout , parce qu'il voyait tout.
Il me semble que cette Histoire ne devait point être
réunie à celle de Goldsmith. Celle- ci n'est qu'un abrégé,
fait pour être mis entre les mains des jeunes gens , selon
l'intention de l'abréviateur ; l'autre est une compilation
assez complette pour être étudiée avec fruit , par ceux
qui cherchent l'histoire de l'antiquité dans les compi→
lations modernes. Il en résulte une disproportion choquante
entre les diverses parties de ce qu'on a réuni
comme ne devant faire qu'un même ouvrage. D'ailleurs
on trouve quelquefois chez M., Gast des répétitions de
Goldsmith ; et c'était bien assez de celles qu'il fait de
lui-même.
L'éditeur , M. Leuliette , nous apprend que cette traduction
est l'ouvrage d'une dame qui appartenait à l'une
des plus grandes familles de l'ancienne monarchie , et
qui , au milieu des troubles de la France , trouvait dans
l'étude ces consolations que les ames supérieures sont
seules capables de goûter . Plusieurs femmes distinguées
par leur naissance se sont vues , à la même époque ,
forcées de chercher dans l'étude plus que des consola
tions. Il en est qui se sont condamnées à un travail assujettissant
et pénible par des motifs plus généreux que
ceux d'un intérêt personnel. Cette résolution courageuse
, loin de mériter la raillerie , qu'on ne leur a
cependant pas épargnée , me paraît digne des plus grands
éloges.
Mais quelques dispositions favorables que j'aye apportées
à l'examen de cette traduction , je ne puis
in'empêcher d'avouer qu'elle contient beaucoup d'anglicismes
, et même des fautes nombreuses qui ne tiennent
toire byzantine qu'une suite de l'histoire de la Grèce. Pour ce qui
regarde l'empereur Julien , je renvoie les lecteurs au chapitre qui porte
son nom dans l'Essai sur les Eloges.
SEPTEMBRE 1808. 461
point à une imitation trop servile des tournures et des
formes de l'original. Il faut savoir gré toutefois au traducteur
des efforts qu'il a faits pour transporter dans
notre langue un ouvrage très-estimable. Si cet ouvrage
est accueilli avec faveur , il s'apercevra sans doute lui-
-même des fautes qui lui sont échappées ; et , ne considérant
ce premier travail que comme une ébauche , il y
consacrera de nouveaux momens. Nous avons des tra
ductions de ce genre dans notre langue qu'il serait trèsutile
d'étudier lorsqu'on veut entreprendre un semblable
travail , et qui me paraissent dignes d'être proposées
pour modèles , autant par l'élégance que par la propriété
des tours et le choix des expressions.
Quelques notes du traducteur , rejetées au bas des
pages , annoncent du goût , un bon esprit , et le mérite
rare parmi les traducteurs de savoir connaître et avouer
les fautes de l'original : raison de plus pour l'engager à
revoir sa traduction avec sévérité , à y donner de nouveaux
soins qui ne doivent pas être infructueux .
Le Tableau de la littérature et des arts chez les Grecs,
depuis Homèrejusqu'à l'empereur Julien , par l'éditeur
de cette traduction , me semble , malgré des défauts de
plus d'un genre , y ajouter un nouveau prix . Des aperçus
généralement justes , et quelques rapprochemens
ingénieux entre la littérature des Grecs et les littératures
modernes , montrent à la fois dans son auteur
des connaissances variées , et le talent de les mettre en
ceuvre d'une manière intéressante et utile.
VICT. FAB.
LES FLEURS ; Idylles morales , suivies de poësies
diverses ; par E. CONSTANT-DUBOS , professeur au
Lycée impérial. A Paris , chez Léopold Collin , rue
Gilles-Coeur. Un vol . in-8° . Prix , 3 fr. 50 cent , et
4 fr . franc de port.
LES Fleurs ! ce titre prévient en faveur de l'ouvrage.
Les Fleurs combien ce mot réveille d'idées riantes ,
de sensations - douces , de tableaux suaves ! « La Fleur ,
462
MERCURE
DE FRANCE ,
!
dit un de nos plus éloquens prosateurs ( 1 ) , est la fille
du matin , le charme du printems , la source des parfums
, la grâce des vierges , l'amour des poëtes. Elle
'passe vîte comme l'homnie ; mais elle rend doucement
ses feuilles à la terre. On conserve l'essence de ses
odeurs ; ce sont ses pensées qui lui survivent . Chez les
Anciens , elle couronnait la coupe du banquet et les
cheveux blancs du sage : les premiers chrétiens en couvraient
les martyrs et l'autel des catacombes : aujourd'hui
même encore , nous en parons nos temples. Dans
le monde , nous attribuons nos affections à ses couleurs ,
l'espérance à sa verdure , l'innocence à sa blancheur ,
la pudeur à ses teintes de rose . Il y a des nations , ой
elle est l'interprête des sentimens : livre charmant , qui
ne cause ni troubles ni guerres , et qui ne garde que
l'histoire fugitive des révolutions du coeur ! »
Un sujet aussi aimable ne doit jamais vieillir . Même
après Anacréon , il plaît encoré dans les chants de
Rapin; et les vers que les fleurs ont inspirés parmi
nous à MM. de Fontanes et Parny , conservéront toujours
l'éclat et la fraîcheur des roses .
Séduit par le charme innocent des fleurs , un nouveau
chantre de leurs attraits leur consacre aujourd'hui
un nouvel hommage. Ce n'est pas seulement leurs
grâces , leur variété , leurs parfums , qu'il célèbre dans
ses rimes faciles : l'ami de Flore veut encore être celui
des moeurs ; et sous la plume de notre aimable Anthophile
, l'éloge de chaque fleur offre , dans une idylleélégante
, une leçon utile auprès d'une image agréable.
Chacun instruit à sa manière ; celle qui plaît est la
meilleure. Pour faire aimer la vertu , lá naïve Deshoulières
eut recours à ses Moutons ; et la morale a plus
d'un prédicateur éloquent , chez les loups mêmes de
notre bon La Fontaine . Ingénieux disciple de ces pré-
' cepteurs sans férule , M. Constant-Dubos a choisi
pour
son portique ou son lycée , les rians parterres de la
nature. Philosophe ami des grâces , peu lui importe
Aristote ou Platon : tout bosquet est son Académie ; et
(1 ) M. de Chateaubriand.
SEPTEMBRE 1808. 465
s'il est tant soit peu péripatéticien , c'est quand il nous
promène parmi ses fleurs.
Quoi de plus indulgent que ses leçons , de plus aimable
que ses emblêmes ? Prêche-t-il la sagesse à la beauté
naissante ? Il songe au Bouton de rose ; et le charme *
des images sert de passe-port au sermon :
<< Voyez- vous sa corolle humide
S'épanouir aux traits du jour ?
Tel s'ouvre aux rayons de l'amour
Le coeur d'une vierge timide.
Faut-il qu'un précoce larcin
A périr en naissant l'expose !
Bouton d'innocence et de rose
Ont hélas ! le même destin .
Quand sur sa tige maternelle ,
La rose commence à s'ouvrir
Le papillon et le zéphir
Viennent voltiger autour d'elle .
S'il arrive qu'avant le tems
Une indiscrète main la cueille ,
Pâle , inodore , elle s'effeuille
Et perd ses volages amans .
Ainsi quelquefois l'imprudence
Flétrit l'objet de nos désirs.
Ainsi trop souvent nos plaisirs
Coûtent des pleurs à l'innocence
Toi dont l'incarnat, enchanteur
Offre une fleur à peine éclose ;
Jeune Eglé , veux-tu de la rose
Conserver long- tems la fraîcheur ?
Songe qu'à cette fleur si tendre
La nature sut attacher,
Une feuille pour la cacher ,
*
Une épine pour la défendre . » ( Idyl. I. ) f
Près du bouton de rose j'aperçois la Violette , odorante
avant-courrière du printems , célébrée comme
la rose par les poëtes de tous les âges , et comme elle
chérie des bergères. Son nom recommande la grâce et
la modestie :
<<< Aimable fille du printems ,
Timide amante des bocages ,
MERCURE DE FRANCE ,
Ton doux parfum flatte mes sens ,
Et tu sembles fuir mes hommages .
Comme le bienfaiteur discret ,
Dont la main secourt l'indigence ;
Tu me présentes le bienfait ,
Et tu fuis la reconnaissance.
Sans faste , sans admirateurs ,
Tu vis obscure , abandonnée ;
Et l'oeil encor cherche ta fleur ,
Quand l'odorat l'a devinée. » ( Idyl. II. ),
Voici , penché sur le bord d'un ruisseau , le Narcisse
amant de lui-même : il sèche et meurt en s'admirant
dans l'onde. Ainsi l'amour- propre est l'écueil de
l'amour-propre. Fuyons ses perfides caresses :
« Oh ! si les Narcisses nouveaux
Pouvaient , dans le cristal des eaux >
De leur ame entrevoir l'image ;
Epouvantés de leur laideur ,
Moins d'amour que de douleur
Ils mourraient sur le rivage . » ( Idyl. XIII. )
A cette tige élancée , à ce calice étincelant d'incarnat ,
et d'azur et d'albâtre , j'ai reconnu l'aimable OEillet.
Humble et frêle naguère , il implorait un support : mais
l'art est venu pour lui au secours de la nature : la fleur ,
rampante hier , s'élève aujourd'hui parée d'un triple
diadême ; et devant elle , l'orgueil du lys s'est abaissé.
Vous à qui sourit la fortune , protégez le jeune talent ;
que serait-il sans la culture ?
« Voyez-vous ce champêtre asile ?
Là , peut-être un nouveau Virgile
Pour éclore attend vos secours ;
Peut-être un nouveau Démosthène
Par vous de l'éloquente Athène
Va meme rappeler les beaux jours .
Cultivez la plante orpheline ,
Qui s'offre à vos soins bienfaisans ;
Sans doute le ciel la destine
A couronner vos cheveux blancs.
Vous verrez son jeune calice
Aux rayons d'un soleil propice
Bientôt
DR
LA
SEPTEMBRE 1808. 465
Bientôt déployer ses attraits
Et même encor dans la vieillesse ,
EP
Vous jouirez avec ivresse
De sa gloire et de vos bienfaits . » ( Idyl. IX. )
Mais quelle est cette fleur superbe , qui , fière de ses
riches couleurs , domine au loin toutes les fleurs d'alentour
, et semble la reine du parterre. C'est la fille de
l'Orient , c'est l'altière Impériale. Sa taille majestueuse
ressemble au sceptre des rois ; sur son auguste front ,
resplendit une couronne d'or ; et les gouttes limpides
et brillantes qui s'échappent de son sein , se balancent
mollement sur ses feuilles légères , comme autant de
perles liquides. Honneur à toi , noble symbole des monarques
! rangées en cercle autour de la tige élevée , les
autres fleurs se plaisent à composer la cour , et , s'inclinant
avec respect , te saluent leur souveraine':
« Mais au sein de ta cour , toujours simple et discrète ,
Envers la fleur des champs aujourd'hui la sujette
Garde-toi d'affecter de superbes mépris.
Fille du même sol , tu passeras comme elle ;
Les vents d'automne , d'un coup d'aîle ,
Un jour avec les siens confondront tes débris.
Me trompé-je ? ….. Je crois , au pied de ta colonne ,
Voir des larmes tomber ! ... Auguste fleur , pardonne:
Des larmes l ... En est - il au faîte des grandeurs ?
Des souverains du monde image trop fidèle ,
Par toi leur secret se révèle :
Hélas ! leurs yeux aussi recèlent donc des pleurs !
Quand leur peuple , ébloui d'une apparence vaine ,
Leur envie un bonheur qu'ils connaissent à peine ,
Les chagrins avec eux sont assis sous le dais .
De la mort à leur tour ils sont les tributaires :
Apprenez , ô mortels vulgaires ,
A souffrir sans murmure , à mourir sans regrets. »
Ainsi , dans la forme des fleurs , comme dans leurs
habitudes et leurs instincts , l'auteur sait puiser des
leçons utiles à tous les âges , à tous les rangs. Afin de
jeter quelques ombres dans les tableaux , et de diversifier
les préceptes , il fait des unes l'emblême des vertus ,
et des autres le symbole des vices ; et variant avec art
Gg
5.
cen
466 MERCURE DE FRANCE ,
l'objet , le ton, le style , et jusqu'au rhythme de chaque
sujet , il présente toujours la morale ornée des agrémens
de la poësie.
Ce que M. Constant Dubos a fait pour les fleurs , il
se propose de le faire aussi pour les arbres ; et ce nouyeau
travail est déjà commencé. Parcourez le jardin de
notre poëte : entre la Rose , image fugitive du plaisir ,
et l'Immortelle durable image de l'amitié , s'élève l'arbre
mélancolique , favori de la douleur. Amans infortunés
, vous trouvez dans le Saale le confident de vos
soupirs :
« Son feuillage , toujours cher à la rêverie ,
Offre un réduit propice aux mortels malheureux ;
Il aime à les couvrir de sa mélancolie ;
On dirait qu'il pleure avec eux .
Les oiseaux , recueillis sous sa pâle verdure , ´
De son tranquille abri n'osent troubler la paix ;
Le ruisseau qui l'arrose adoucit son murmure ,
Et semble exprimer des regrets.
Oh! que j'aime à le voir , vers l'onde rembrunie ,
Incliner mollement ses flexibles rameaux ;
Comme , en cheveux épars , on nous peint l'élégie
Soupirant auprès des tombeaux !!
Saule cher et sacré , le deuil est ton partage.
Sois l'arbre des regrets et l'asile des pleurs :
Tel qu'un fidèle ami , sous ton discret feuillage ,
Accueille et voile nos douleurs .
O toi que du plaisir la voix flatteuse engage ,
Crédule amant , jouis de ton bonheur d'un jour :
Le Myrthe en ce moment , te prête son ombrage ;
Demain le saule aura son tour. » ( Idyl, III,)
La teinte de ces vers est celle du sujet. On ne peut
rendre la mélancolie plus aimable , et donner plus de
grâce à la tristesse.
L'auteur , à la suite de ses Idylles , a placé des notes
où les détails moins propres à la poësie sont exposés
avec une précision qui n'exclut pas l'élégance. Il a pensé,
non sans raison , que l'analyse botanique des divers sujets
qu'il a traités aurait le double avantage de jeter
SEPTEMBRE 1808.
467
quelque variété dans son recueil , et , peut-être , d'ins
pirer aux jeunes personnes le goût d'une étude intéressante.
Attentif à sauver jusque dans des notes l'aridité de
la science , il a soin de rapporter , après les développemens
qu'elle exige , les plus jolis vers des modernes qui
se sont plu comme lui à célébrer les fleurs . Tantôt sa
prose facile réproduit dans une traduction élégante les
grâces latines de Rapin et de Cowley , de Politien et
de Sautel ; tantôt courtisan des Muses françaises , il dérobe
innocemment , pour orner son parterre , les fleurs
éparses de nos postes les plus aimables, Fontanes et
Delille , Boisjolin et Parny ; Le Brun , Ducis , Arnault ;
Saint-Ange , de Guerle et Castel ; Hoffmann , Roger ,
Millevoye tous ces noms ; auxquels sourit le Dieu du
goût , sont rappelés avec éloge dans le recueil de M.
Constant Dubos ; et quelquefois ils y figurent au bas ďun'
récit agréable ou d'une fiction ingénieuse. ---
Nous ne dirons qu'un mot des poësies diverses qui ·
terminent le volume. L'auteur modeste les donne pour
des essais de sa jeunesse mais en lisant la romance de
la Piété filiale , l'idylle du Ruisseau , et les stances sur
la Mélancolie , on sent qu'il est des talens de tout âge
comme des fleurs de toute saison. D. G
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. Theatre de l'Impératrice. Première
représentation de la Forêt de Nicobar , opéra en un acte ,
de Trento . Débuts de MM . Brida et Ranfagna .
:
Une première représentation et deux débuts , en voila
plus qu'il ne faut ppour attirer la foule aussi la salle de
POdéon était-elle remplie d'une brillante et nombreuse
société .
On est convenu depuis long-tems de ne plus donner
l'analyse des poëmes italiens , et l'on a sagement fait d'y
renoncer : La Forêt de Nicobar offre à peu près les mêmes
situations que l'opéra de la Caverne , mais avec les invraisemblances
et les folies que l'on trouve dans presque tous!
les opéras bouffons italiens.
468 MERCURE DE FRANCE ,
:
La musique est de Trento c'est le premier ouvrage de
ce compositeur que l'on représente à Paris . Trento est connu
en Italie par sa manière supérieure de jouer de la guitarre
il a fait pour cet instrument beaucoup d'airs détachés ,
mais il ne note jamais que le chant , et laisse à un autre
musicien le soin de faire les accompagnemens ; on dit cependant
que ceux de la Forêt de Nicobar sont de lui ; quor
qu'il en soit , la musique de ce nouvel opéra a fait généralement
plaisir ; on a sur-tout applaudi un beau duo entre
Mme Barilli et M. Brida , un grand air parfaitement chanté
par ce dernier , un quatuor d'un bel effet , et un morceau
exécuté par Mine Barilli , avec tout le charme et toute la
pureté de son talent.
M. Brida , l'un des débutans , est destiné à remplacer
Bianchi sa voix est une véritable haute- contre très -étenduc ;
elle a cela de particulier , qu'elle est plus forte et plus claire
dans les tons hauts , c'est-à- dire que M. Brida donne les
notes élevées de pleine poitrine , chose devenue fort rare
dans ce pays , où les chanteurs trouvent plus aisé de chanter
avec la voix de tête ; et , par ce moyen , tel d'entr'eux qui
pourrait à peine solfier un air écrit pour un tenore , défigure
hardiment les partitions des hautes-contres. La méthode de.
M. Brida est sage ; cette simplicité d'exécution a un peu surpris
les spectateurs , mais elle n'a étonné que ceux qui
croyaient que les Italiens indistinctement sont dans l'habitude
de surcharger la musique d'ornemens qui lui sont trop
souvent étrangers. Le débutant me paraît formé à l'école de
Marchési : il a été applaudi , mais il méritait de l'être beaucoup
plus. Nous l'engageons , quoi qu'on puisse lui dire , à
persévérer dans son excellente méthode. L'acquisition de ce
chanteur est précieuse pour la troupe italienne à qui il manquait
un tenore .
M. Ranfagna a une basse-taille peu étendue ; il a joué avec
succès le rôle d'un valet poltron et niais : son masque est
comique ; et ses bouffonneries , sans être trop multipliées ,
ont beaucoup amusé les spectateurs .
Il est impossible de rendre compte d'une représentation
aux bouffons , sans parler de l'orchestre et sans lui donner
les éloges que méritent son ensemble et sa précision .
B.
La veille de la fête de l'Empereur , on a coulé la statue en
bronze qui doit couronner la colonne d'Austerlitz . La fonte
SEPTEMBRE 1808 . 469
s'en est faite à St.-Laurent , dans les ateliers de M. Delaunay,
en présence de M. Denon , directeur- général des Musées , et
des architectes de la colonne . C'est la première statue de l'Empereur
que l'on ait coulée . L'opération a réussi au- delà de
toute espérance ; il ne se trouve dans tout le bronze qu'un trèspetit
trou dans la draperie , tout le reste est venu parfaitement
pur. Cette figure , qui a 10 pieds de proportion , a été fondue
d'après le modèle exécutée par M. Chaudet , membre de
l'institut et l'un de nos premiers sculpteurs . Elle pèse environ
quatre milliers. L'artiste a représenté l'Empereur appuyé sur
son épée et tenant d'une main une boule surmontée de la
Victoire .
Comme on avait mis dix milliers de matière en fusion , on
a coulé le même jour quatre bas- reliefs du fùt de la colonne :
ainsi ce monument va bientôt s'achever ; les travaux sont
maintenant en pleine activité ; on a déjà commencé à poser
les parties lisses et les cimaises du soubassement ; le soubassement
lui -même sera sous peu de jours revêtu des bas- reliefs
qui doivent le décorer.
L'Académie d'Amiens propose pour le concours de l'année prochaine
les deux questions suivantes :
« Donner la description des voies romaines , vulgairement appelées
Chaussée de Brunéhaut , qui traversent la Picardie , et particuliérement
de celle qu'Agrippa fit construire depuis Lyon jusqu'à Boulogne , et qui
passe par Soissons , Noyon , Amiens , etc .; indiquer leurs anciennes directions
, les changemens qui y ont été faits , leur proximité ou leur éloigrement
de quelques -uns des camps connus dans cette province sous le
nom de Camps de César : leur largeur et leur épaisseur ; si elles sont
formées de différens lits de pierre , de caillou , de sable , d'arêne , etc. ,
les comparer avec nos routes modernes sous le rapport de la solidité , des
construction et d'entretien .
» Déterminer l'influence du commerce et des manufactures sur l'agriculture
et réciproquement de celle- ci sur celles -là dans le département de
la Somme ; en faire connaître les avantages ou les inconvéniens sous leurs
rapports mutuels , et indiquer par les moyens les plus simples ce qu'on
pourrait faire pour leur prospérité réciproque. »
Les concurrens sont invités à consulter des développemens que M.
Besville donna l'année dernière sur cette question importante , dans la
feuille de M. Caron l'aîné , sous la date du 29 août 1807 , et dans celle
de M. Maisnel fils .
L'Académie propose pour sujet d'un troisième prix , l'éloge de M.
Louis -Gabriel de la Moîte d'Orléans , évêque d'Amiens .
470 MERCURE DE FRANCE ,
Les mémoires seront adressés , franc de port , au secrétaire-perpétuel ,
avant le 1er juillet 1809. Un billet cacheté contiendra le nom de l'au--
teur , avec la devise mise en tête du mémoire .
Le prix sera une médaille d'or.
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
ANGLETERRE. - Londres , le 8 Août. Nous avons reçu
des journaux français jusqu'au 27 juillet , et des journaux
hollandais jusqu'au 1er du courant . Ils annoncent le départ
de Napoléon , de Bayonne , le 21 juillet . Il s'est rendu à Pau ;
mais on ne forme que des conjectures sur la route qu'il doit
tenir ensuite. On parle de Nantes et de Brest ; mais tout ce
qu'on dit à ce sujet n'a probablement pour objet que de
cacher sa véritable destination , et il est vraisemblable qu'il
se rend du côté du Rhin .
Des corps nombreux de troupes françaises sont déjà
rassemblés à Strasbourg , et dans les environs , et des ordres
ont été donnés pour la formation d'une armée de réserve ( 1 ) .
Si ces préparatifs n'indiquent pas des hostilités prochaines ,
ils sont du moins une preuve des soupçons que Napoléon
a conçus sur les desseins de l'Autriche , qui , tôt ou tard ,
doivent amener une rupture . Tandis que Kellermann prépare
une armée sur la rive droite du Rhin , toutes les
troupes françaises qui se trouvent dans le Frioul vénitien
ont reçu ordre de former un camp dans les environs
d'Udine. Il est probable qu'on augmenterà cette armée de
toutes les forces disponibles des royaumes d'Italie et de
Naples , si , dans l'état d'agitation où se trouve ce pays ( 2) ,
(1 ) Il est vrai que 40 mille hommes de la dernière conscription se
rendent en Allemagne pour renforcer les cadres de la Grande-Armée ;
et remplacer le double de vieilles troupes qui en sont retirées pour
l'Espagne ; ainsi la Grande-Armée sera plutôt diminuée qu'augmentée ,
par l'effet de cette mesure qui n'indique donc aucun projet hostile .
(2) Jamais le royaume de Naples n'a été plus tranquille . Depuis
sent ans , il n'y a jamais eu moins d'assassinats et de brigandages ;
les galériens que des frégates anglaises y ont débarqués , ont été pris
par les gardes du pays , et livrés à la justice . La présence de l'armée
anglaise en Sicile ne s'y fait point sentir ; elle est retranchée dans
Syracuse et Messinė ; l'expérience prouvera si elle saura défendrë
le Sicile .
SEPTEMBRE 1808. 471
et malgré la présence d'une armée anglaise assez considérable
en Sicile , Bonaparte veut se hazarder à diminuer
les forces dans ces contrées. Il est cependant d'un intérêt
si grand pour lui d'attaquer l'Autriche de ce côté , qui est
véritablement le plus faible , qu'il est probable qu'il y fera
passer la plus grande partie de ses forces (3 ). Ces présages
d'une rupture prochaine entre la France et l'Autriche , sont
fortifiés par des bruits qui ont été répandus hier , en conséquence
du rapport fait par un individu qui est parti de Hollande
mardi dernier , et est arrivé à Londres samedi soir , 6
du courant. Il annonce que l'ambassadeur d'Autriche en
Hollande avait demandé ses passe-ports , et était parti pour
Vienne ; que l'ambassadeur d'Autriche à Paris était rappelé ;
que le général Andréossy avait quitté Vienne , et que les
troupes françaises affluaient de toutes parts vers les frontières
de l'Autriche et de la Boheme (4) .
4
Nous regardons conime extrêmement probable une rup
ture entre ces deux puissances . L'Autriche s'occupe , depuis
quelque tems , à recruter son armée , et à la mettre sur le
pied le plus respectable . On peut regarder comme certain
que Napoléon est résolu à ne jamais le permettre : L'Autriche
avait sans doute le desir d'éviter une rupture jusqu'au moment
où elle aurait porté son armée à sa plus grande force ;
mais Napoléon étant déterminé depuis long-tems à détruire
cette puissance , l'on croit généralement que son intention
était de déclarer la guerre à l'Autriche , une fois les affaires
d'Espagne terminées , ne s'attendant pas à trouver dans ce
pays autant de résistance . Il parait néanmoins qu'il ne s'est
pas départi de son plan , et qu'il se croit assez fort pour tenir
tête en même tems à l'Espagne et à l'Autriche (5).
(3) Quelle ineptie !
(4) Bruits d'agiotage . Le comte de Metternich est à Paris , et qui
mieux est , y est très-bien vu . Le général Andréossy est à Vienne . Les
troupes françaises sont dans leurs cantonnemens , et à plus de cent
lienes de l'Autriche proprement dite.
(5) Il est plaisant de mettre en doute si la France et ses alliés peuvent
à la fois faire la guerre à l'Autriche et à l'Espagne , lorsque , sans alliés
elle a vaincu quatre coalitions dix fois plus redoutables . N'importe
les Anglais verraient avec plaisir l'Autriche faire la guerre , dans le
même esprit qu'ils ont excité la coalition de la Prusse , quoiqu'ils prévissent
bien ce qui arriverait à la Prusse , Mais ils vivent au jour le
jour ; une guerre qui ne durerait que six mois , serait toujours autant
de gagné pour eux ; ils ne songent pas au résultat qui ne pourrait
qu'empuel eur position .
472
MERCURE
DE FRANCE
,
Ce mouvement soudain de Napoléon doit sans doute nous
engager à ménager nos propres ressources ; mais nous devons
fournir aux ennemis de Napoléon de l'argent et des
munitions tant qu'ils en auront besoin (6) .
(6 ) L'Angleterre connaît l'étroite union qui existe entre la France et
la Russie ; elle sait que ces deux grandes puissances sont résolues à
réunir leurs forces , et à reconnaître pour ennemi tout ami de l'Angleterre
; elle sait que la paix ne sera pas troublée en Allemagne ; et elle
ne conserve aucun espoir raisonnable de succès définitifs , en fomentant
des troubles et des désordres en Espagne ; elle sait que c'est du sang et
des victimes inutiles : mais cet encens lui est agréable ; les déchiremens
du continent sont ses délices . Elle sait bien aussi qu'avant que l'année
soit réyolue , il n'y aura pas un seul village d'Espagne insurgé , pas
un Anglais sur cette terre . Mais qu'importe à l'Angleterre ? elle ne
connaît ni honte ni remords . Ses armées se rembarqueront et abandonneront
ses dupes ; elle traitera les insurgés d'Espagne comme elle
a traité le roi de Suède. Elle a mis les armes à la main à ce souverain ,
l'a flatté d'un secours puissant : 20 ou 30,000 hommes devaient le
secourir contre le Danemarck et contre la Russie ; mais les promesses
sont faciles . Le général Moore et 5000 hommes sont arrivés et son
restés deux mois mouillés sur la côte de Suède , pendant que la Finlande
était conquise , et que les Suédois était chassés de la Norwège. Il y a
peu de semaines , nous cherchions comment l'Angleterre pourrait se
tirer avec honneur de cette lutte folle du Nord . Si elle débarque une
armée , disions-nous , cette armée sera prise pendant l'hiver ; nous ne
pouvions nous attendre , quelque manvaise opinion que nous eussions.
de la bonne foi britannique , que cette perfide puissance abandonnerait
a Suède à son malheureux sort , et sortirait de là en donnant de nou-
Ivelles preuves de ce que les alliés de l'Angleterre ont à attendre d'elle
trahison et abandon . Les insurgés espagnols seront trahis et abandonnés
de même , lorsque l'Aigle français couvrira de ses aîles toutes.
les Espagnes.
L'ineptie , le défaut de courage , d'esprit , ont fait essuyer quelques
échecs à nos armes ; ils seront promptement réparés , et alors les Anglais
se précipiteront sur leurs vaisseaux , ils abandonneront leurs alliés ,
et , comme à Quiberon , tireront sur les malheureux qu'ils auront laissés,
sur le rivage.
Quant à l'Autriche , la paix sera maintenue sur le continent , parce
que l'Angleterre y est sans influence . Le mépris et la haine qu'elle
inspire sont communs à toutes les grandes puissances ; toutes ont été
ses victimes . M. Adair a été chassé de Vienne le jour où M. de Staremberg
est revenu de Londres .
Les armemens faits par l'Angleterre sous pavillon américain , qu'esSEPTEMBRE
1808. 473
Une lettre d'Amsterdam , en date du 28 juillet , annonce
l'arrivée à Vienne d'un ministre anglais que l'on suppose
être M. Alair. On dit qu'il a reçu un accueil flatteur du
cortaient à Trieste des frégates anglaises , ont été répoussés et proscrits
par un dernier édit de l'empereur François II . La bonne intelligence n'a
pas cessé de régner entre l'Autriche et la France.
Les agens obscurs que l'Angleterre solde , et qui se cachent dans
cette foule d'escrocs que poursuit la police de tous les gouvernemens
de l'Europe , ont dit à Vienne que la France allait faire la guerre à
l'Autriche , et à Paris , que l'Autriche levait de nouvelles armées pour
attaquer la France. Les oisifs , avides de nouvelles et d'émotions , ont
pu , sur ces obscures rumeurs supposer des marches , des contremarches
, et bâtir des plans de campagne aussi frivoles qu'eux ; mais
les deux cabinets n'ont pas cessé d'être dans les relations les plus
amicales .
Dans l'entrevue que l'empereur Napoléon a eue avec l'empereur
François II en Moravie , l'empereur François lui promit qu'il ne lui
ferait plus la guerre . Ce prince a prouvé qu'il tenait sa parole. Il est
curieux de voir que tandis que le cabinet d'Autriche assure et déclare
qu'il est bien avec la France , que la France publie les mêmes assurances
, il est curieux , disons-nous , de voir que cette faction brouillonne
qui se nourrit d'agiotage , de calomnies , de libelles , continue à
jeter l'inquiétude parmi les hommes paisibles .
Les affaires d'Espagne sont irrévocablement fixées . Elles sont reconnues
par les grandes puissances du continent . Si l'on été déçu dans
l'espoir de conduire ces peuples dans un meilleur ordre de choses sans
troubles , sans désordres , sans guerre , c'est une victoire qu'a obtenue
le génie du mal sur l'esprit du bien . Du reste et en définitif , cela ne
sera funeste qu'à l'Angleterre et à ses partisans . Ces vérités sont évidentes
, et il n'y a pas un homme de sens à Londres qui n'en soit
pénétré . Que penser de la politique et de la raison d'un cabinet qui ,
ayant excité la Suède contre la Russie , espérait la soutenir avec une
expédition de 5000 hommes ?
Tant qu'il s'agira de calomnier , de séduire , de suborner , l'Angleterre
aura l'avantage dans ce genre de guerre ; mais lorsqu'elle verra
l'Aigle le suivre de l'oeil , le léopard sentira fuir sous ses pas la terre
ferme , et ne trouvera de refuge que sur ses flottes et dans l'élément des
tempêtes.
La paix est le voeu de l'Univers . Les événemens qui ont changé la
face du Monde depuis la rupture de la paix, d'Amiens , c'est à la rupture
de cette paix qu'il faut les attribuer ; les événemens si défavorables.
à l'Angleterre qui se sont passés depuis la mort de Fox , c'est à sa mort
et à la rupture des négociations qu'il faut les attribuer ; les changemens.
474
MERCURE DE FRANCE ,
comte Stadion , et qu'il a eu plusieurs conferences avec ce
ministre et avec l'ambassadeur de Russie , le prince Kurakin
(7).
Le gouvernement a reçu des dépêches de l'Inde , en date
du 15 mars. Elles annoncent qu'il a éclaté une nouvelle
guerre entre les Seiks , et qu'on avait en conséquence rassemblé
des forces considérables sur les rives de l'Attock. Un
de ces corps avait été taillé en pièces par le parti opposé , en
tentant de pénétrer à Lahor . Tout le pays , du côté de l'Ouest ,
est soulevé , et l'on a jugé nécessaire de diriger , de Candahar
sur Moultan , des renforts considérables (8) .
Du 13 Acút. Le brick canonnier l'Encounter, qui a fait
voile de la rade de Lisbonne le 3 du courant , vient d'arriver
à Plimouth. Il rapporte que Junot était sorti du fort de Saint-
Julien avec 18,000 hommes , sans qu'on sût pour quel objet.
Il paraît néanmoins que ses amis , les Russes , avaient débarqué
la principale partie de leurs équipages , et défendaienles
forts et les batteries des côtes .
On mande de Bombay, en date du 21 fevrier : « On dit
que le roi de Perse a cédé Gombreom aux Français (9) , et
survenus en Europe depuis la paix de Tilsitt , c'est au refus d'accepter ›
la médiation de la Russie qu'il faut les attribuer : ce qui arrivéra encore
sur le continent de contraire à la grandeur et à l'intérêt de l'Angleterre
si la paix n'a pas lieu , il faudra l'attribuer à cette obstination follé , à
cette politique aveugle et furibonde qui malgré l'union de grandes
puissances , met toujours son avenir dans les rêves d'une division impossible
, et du renouvellement de coalitions qui ne peuvent exister qué
contre elle. C'est bien ici le lieu d'appliquer cette maxime de Cicéron ,
que le parti le plus politique est celui qui est le plus conforme à la justice.
La continuation de la paix d'Amiens eût laissé l'Europe dans le
même état. La paix que voulait Fox eût empêché la ruine de la Prusse
et l'occupation des villes du Nord . L'acceptation de la médiation offerte
par la Russie eût empêché les affaires de la Baltique et d'Espagne . Et si
la paix n'a pas lieu dans l'année , qui peut prédire les événemens contraires
à l'intérêt de l'Angleterre qui se seront passés d'ici à un an ?
(7) Quelle pauvreté ! aucun ambassadeur anglais n'est sur le continent .
Et y en aurait-il un , il ne serait pas chez le prince Kourakin qui ne reçoit
pas les ennemis de son maître.
(3) Nous sommes instruits par la voie de terre , que les affaires des
Anglais dans les Indes vont très -mal , et que l'arrivée de la moindre division
européenne y produirait un entier soulèvement.
€
(9) Gombroom , Gomrom ou Bender- Abassi ( port d'Abas ) , est
SEPTEMBRE 1808. 4-5
qu'une escadre est partie d'ici pour intercepter l'armement
français qui doit en prendre possession . Nous apprenons pa
reillement qu'un général français et 300 partisans étaient
arrivés à Théran ( 10 ) , dans le dessein de pénétrer dans
l'Inde. »
AUTRICHE. Vienne , le 17 Août. La première nouvelle
de la révolution qui a eu lieu à Constantinople est arrivée
ici , dans la nuit du 12 au 13 de ce mois , par un courier
extraordinaire chargé des dépêches du général en chef
russe prince de Prorosowsky pour le prince Kurakin , ambassadeur
de Russie près de notre cour . Le second et le troisième
courier arrivèrent , le 13 à midi , directement de Constantinople
, l'un avec des dépèches de M. Latour-Maubourg,
chargé d'affairesde France près la Porte , pour l'ambassadeur
de France , M. le général Andréossy ; l'autre avec celles de
M. de Sturmer , notre envoyé à Constantinople , pour notre
chancellerie d'État . Ces couriers étaient en outre porteurs de
beaucoup de lettres particulières , qui sont loin de s'accorder
sur toutes les circonstances de cet événement ; ils ont
fait une telle diligence , qu'ils n'ont mis que douze jours
pour venir de Constantinople à Vienne.
Voici sur cette révolution quelques nouveaux détails qu'on
donne pour authentiques :
« Depuis quelques tems il y avait eu fréquemment des
troubles à Constantinople ; mais on les appaisait aussitôt en
mettant à la mort les principaux auteurs connus de ces désordres
; de sorte que ces événemens ne produisaient dans
le public aucun effet . A la fin Kawlaki-Óglou , chef prinune
ville maritime , située à l'entrée du golfe Persique . Après la chûte
d'Ormus , elle devint l'entrepôt des richesses de l'Inde et de la Perse .
Les Français , les Anglais , les Hollandais y avaient des comptoirs , et
partageaient les avantages de sa situation . Les Anglais , devenus depuis
les dominateurs et les tyrans des mers de l'Asie ont forcé le commerce
à suivre des routes nouvelles . Partout où leur cupidité n'a pu
s'en emparer exclusivement , leur jalousie a tenté de le détruire . Le bruit
de la cession de Gomrom à la France , n'est que le voeu des nations de
P'Inde , qui , depuis long-tems , appellent des libérateurs .
(10) Théran où Tahiran , ville considérable dans Plrac -Agémi . Le
souverain actuel de la Perse y fait sa résidence , et depuis qu'elle est
le siége du gouvernement , on s'accoutume à la regarder comme la
capitale du royaume , quoique Ispahan , Tauris et Schiraz , soient des
villes beaucoup plus considérables .
476
MERCURE DE FRANCE ,
à
cipal de la révolution opérée contre Sélim , fut surpris et
assassiné dans le fort où il commandait , ce qui commença
faire soupçonner que ces troubles étaient relatifs à la déposition
de ce sultan. A la même époque, plusieurs des principaux
fonctionnaires de l'empire , réunis à Andrinople , quartiergénéral
du grand- visir , délibérèrent sur les moyens les plus
convenables pour affermir la tranquillité dans l'intérieur , et
sur les principes politiques à adopter dans la situation actuelle
des affaires. Le grand - visir et Mustapha-Bairactar assistèrent
à ees délibérations et les dirigèrent en partie. Tous deux
prévinrent le sultan Mustapha qu'il y avait à Constantinople
une faction qui voulait le détrôner et rétablir Sélim ; ils lui
offrirent en conséquence de se rendre eux - mêmes avec
quelques troupes à Constantinople , pour réprimer les efforts
de ce parti. Le sultan accepta ces offres avec la plus
grande satisfaction , et autorisa par - là les mouvemens du
grand- visir et du pacha de Rudstuck . Le premier se mit donc
en marche avec 20,000 hommes , et Mustapha- Bairactar avec
18,000 . Arrivé dans le voisinage de Constantinople , le grandvisir
s'arrêta , et Bairactar entrant dans la capitale , marcha
sur le sérail. Le capitan - pacha et un grand nombre de janissaires
se réunirent à lui ; ses forces augmentèrent à vue d'oeil .
Mustapha-Bairactar cerna le sérail et demanda Sélim , menacant
, en cas de refus , de donner l'assaut et de prendre le
sérail de vive force . Bientôt on lui jetta le corps de ce prince
par dessus le mur extérieur . On a su depuis qu'au moment
où le sultan Must ha reconnut qu'il s'était trompé en comptant
sur Mustaphairactar , il fit étouffer Sélim d'une manière
très-douloureuse , mais qui était usitée depuis longtems
en turquie . Lorsque les troupes reconnurent le corps
qu'on leur jettait pour celui de Sélim , le capitan -pacha et
plusieurs autres chefs parurent perdre entiérement courage ;
mais le pacha de Rudstuck les ranima en leur criant que rien
n'était encore perdu , et en faisant proclamer aussitôt que le
sultan Mustapha était incapable de gouverner , et que Mahomet,
son jeune frère , était déclaré grand - seigneur. Le changement
dans le gouvernement fut annoncé au peuple par des
décharges d'artillerie , et aumême instant Mustapha-Bairactar
réalisa ses menaces ; on planta des échelles contre les murs
du sérail; on y enfonça les portes et après d'assez grands ef
forts on parvint à se rendre maitre des cours intérieures .
Mustapha-Bairactar qui marchait lui-même à la tête des assaillans
, entra dans l'appartement du grand- seigneur le sabre
à la main , sauva la vie à Mahomet , que le sultan était sur le
point de massacrer et qu'il avait déjà blessé . Le sultan MusSEPTEMBRE
1808. 477
tapha , obligé de céder , signa une renonciation au trône et
fut ensuite enfermé . » #
. On ajoute que Mustapha -Bairactar s'est lui- même nommé
grand-visir et que le grand- visir a été nommé commandant de
la forteresse d'Ismaïl . Bairactar a ensuite fait proclamer que
la Porte avait des ennemis ; qu'elle était obligée de faire la
guerre , et qu'il fallait redoubler sur le champ tous les préparatifs.
Des avis particuliers assurent que le grand-visir , en s'approchant
avec son corps d'armée de la capitale , avait donné
avis au sultan Mustapha de la conspiration , et lui avait promis
de le sauver ; mais que Mustapha- Bairactar découvrit a tems
sa trahison , et qu'il l'a fait décapiter. D'après d'autres avis le
sultan Mustapha aurait également péri .
Tous ceux qui connaissent Mustapha- Bairactar le désignent
comme un homme audacieux , actif et prudent . Il gouverne
maintenant la Turquie sous le nom du jeune Mahomet .
( INTÉRIEUR . )
PARIS , 2 Septembre. - Dimanche dernier , M. le général
de brigade d'Oraison , MM. les colonels Dommanget , Sparre,
Méda ; Casteix et d'Haugéranville , et M. Dupont- Delporte ,
auditeur au Conseil-d'Etat , nommé préfet du département
de l'Arriége , ont eu l'honneur d'être présentés à S. M. l'Empereur
et Roi.
Le dimanche précédent , S. M. assistant à la messe dans
la chapelle des Tuileries , avait reçu immédiatement après
l'Evangile , le serment de M. François-Amable de Voisins
vicaire-général de la grande-aumônerie , nommé à l'évêché
de Saint-Flour , et de M. Gabriel- Raymond- Ferdinand de
Beausset , nommé à l'évêché de Vannes.
Lundi 29 , S. M. a chassé au tir dans la forêt de Saint-
Germain , et a déjeuné au pavillon de la Muette . Le prince
Guillaume de Prusse , M. le comte Tolstoy , ambassadeur
de Russie , MM . les maréchaux Massena , Lefebvre et Lannes
ont eu l'honneur d'accompagner S. M.
-M. le maréchal Victor , duc de Belluno , et M. le sénateur
Roederer , ministre des finances du royaume de Naples ,
sont arrivés à Paris .
-Les messagers , embarqués sur le navire américain , le
Hope , qui est entré dans le port du Havre le 19 du mois
dernier , ont assuré que le gouvernement des Etats - Unis
venait de faire remettre son ultimatum à la cour de Londres ;
4-8 MERCURE DE FRANCE ,
Jes Américains réclament , dit-on , avec beaucoup d'énergie,
l'indépendance de leur pavillon , et la liberté des mers ; on
ajoute aussi qu'ils sont résolus de déclarer la guerre à S. M.
Britannique , si elle refuse de souscrire à ces conditions.
-Les journaux d'Allemagne et d'Italie , comme ceux de
Pintérieur de la France , sont remplis de détails touchans
sur la manière dont on a célébré partout l'anniversaire de
la naissance de S. M. l'Empereur . A Hambourg , comme
à Naples , à Francfort , comme à Florence , les princes , les
peuples , les armées , ont réuni leurs hommages et leurs
vaux pour le héros qui , souvent forcé de vaincre , n'a
jamais cherché dans la victoire que les moyens de rendre'
la paix à l'Europe .
9
La réponse que le Moniteur a faite aux déclamations
des journaux anglais ( 1 ) , dissipe tous les nuages qu'on avait
élevés sur les dispositions pacifiques de l'Autriche , et confoud
les espérances cruelies d'un cabinet qui ne rêve que
le déchirement et la ruine du continent . Il semble que la
conduite du gouvernement britannique devrait avoir épuisé
la surprise et l'indignation. Mais qui peut se défendre d'un
nouvel étonnement , quand on le voit encore offrir avec
une insultante sécurité , son alliance et ses secours à ceux
qui en ont été si souvent les victimes ! On dit que des Espagnols
ont prêté l'oreille à ses perfides promesses : des malheurs
inévitables les auront bientôt détrompés. On dit que
des villages , quelques villes mêmes sont insurgés , et que
des corps isolés de l'armée française ont essuyé quelques
revers . Ces villages , ces villes seront soumis , et les Anglais
avec des troupes sans expérience , sous des généraux
sans renommée , ne seront pas plus heureux en Espagne
contre le génie de Napoléon et les vainqueurs de l'Europe ,
qu'ils ne le furent au commencement du dernier siècle
dans la vieillesse de Louis XIV , avec des armées qui
avaient gagné les batailles de Blenheim et de Ramilies .
Le sort de la monarchie espagnole est fixé ; son nouveau
souverain est reconnu par toutes les puissances du
continent . Désormais leur système politique serait incomplet
; il n'opposerait qu'une impuissante barrière au despotisme
de la marine anglaise , si cette riche péninsule qui
embrasse toutes les Espagnes n'était irrévocablement liée à
la France par un nouveau pacte de famille. On sait bien
(1 ) Voyez ci- devant l'article Londres.
童
SEPTEMBRE 1808. 479
3
que de tout tems l'Angleterre a voulu rompre cette union
intime , nécessaire à la liberté des mers et à l'indépendance
des nations commerçantes ; mais ses efforts ont échoué même
aux jours de sa plus grande force , et ces jours , dont le
souvenir irrite l'impuissance actuelle de ses ministres , ne
peuvent plus revenir. Une expérience terrible a fait voir
à tous les princes du continent ce qu'ils doivent attendre
du gouvernement britannique ; et les résultats de l'alliance
anglaise , opposés à ceux de la protection de la France ,
forment un tableau qui peut épargner aux politiques beaucoup
de fautes et de malheurs. Nous nous bornons à réunir
ici quelques traits de ce tableau .
L'Autriche, après une lutte honorable et sanglante , avait
acquis , par le traité de Campo-Formio , toutes les provinces
vénitiennes à l'orient de l'Adige , l'Istrie , la Dalmatie et
les Bouches du Cattaro..-Elle consentit à s'unir de nouveau
avec l'Angleterre , et cette alliance lui coûta l'Etat de
Venise , le littoral de l'Istrie , la Dalmatie , l'Albanie , le
Tyrol , et trois millions, d'habitans.
La Prusse , alliée, de la Erance , avait acquis successivement
presque tout le cercle de Westphalie , le pays d'Hanovre
et le quart de la Pologne . Sa population était d'environ
10 millions d'ames. Elle s'allie avec l'Angleterre ,
―
et perd , dans une campagne , la moitié de son territoire et
de sa population. La maison de Bragance avait conservé ,
malgré sa faiblesse , toutes ses possessions en Europe et en
Amérique. Elle s'obstine à rester sous le joug de l'alliance
anglaise ; le Portugal change de maîtres , et ses princes sont
forcés d'aller chercher un asyle au Brésil .
La Suède , unie à la France par d'anciennes liaisons et par
le génie de ses habitans , est précipitée par son roi dans l'al
liance de l'Angleterre . Deux ans sont à peine écoulés , et la
Suède , en perdant la Poméranie et la Finlande , a déjà perdu
le tiers de sa population et de ses ressources .
Une branche de la maison de Bourbon , établie à Naples
conservait , sous la protection de la France , deux royaumes
sans ennemis , riches par la nature et par leur situation ,
480 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMB. 1808 .
-
peuplés d'environ six millions d'habitans. Elle s'est ralliée
avec l'Angleterre ; il ne lui reste plus que la possession
mal assurée de la Sicile .
Le roi de Sardaigne et l'électeur de Hesse-Cassel , longtems
protégés par la France , consentent à vendre leurs
troupes et leur pays aux passions du cabinet britannique . Le
premier est aujourd'hui exilé , avec le titre de roi , dans une
ile indigente et sauvage ; le second erre en Europe , sans
Etats , et pour ainsi dire sans patrie .
Teis sont les résultats bien connus de l'alliance de l'Angleterre.
Veut- on apprécier ceux de la protection française ?
Qu'on interroge les princes de la Confédération du Rhin.
Les maisons de Bavière , de Saxe , de Wurtemberg , de Bade ,
de Darmstadt et de Nassau , depuis quelques années , ont vu
presque doubler leur puissance et la population de leurs
Etats . R.
ANNONCES .
Paris et ses Monumens , ou Collection des édifices publics et
particuliers , les plus remarquables de cette capitale , dans son état
actuel et des chefs - d'oeuvre des arts qui les décorent , mesurés , dessinés
et gravés par Baltard , architecte ; avec des descriptions et notices
historiques , par Amaury-Duval. Ouvrage publié par souscription
format grand in-folio .
-
Dédié et présenté à Sa Majesté l'Empereur et Roi .- Vingt-quatrième
livraison ; troisième du château de Fontainebleau , contenant le
plan général de ce palais , une vue de la porte Dauphine , servant
d'entrée à la cour principale , deux autres feuilles présentant une partie
du plafond de la galerie de Diane . Les deux feuilles de texte quî
l'accompagnent sont ornées d'une belle vignette ; elles contiennent l'histoire
de Fontainebleau depuis son origine jusqu'à François Ier inclusi →→ .
yement. Nous rendrons compte de cet ouvrage dans un prochain
numéro.
-
Prix de chaque livraison , 16 fr. papier colombier ; 20 fr. papier grand
aigle ; 32 fr . papier vélin satiné.
On souscrit à Paris , chez l'auteur-éditeur , rue du Bac , n° 100 , et .
chez les principaux libraires .
Barthèle , ou Encore une victime de la jalousie , avec cette
épigraphe :
Quid foemina possit :
Deux vol . in- 12 , par M. Duronceray , avocat , membre de plusieurs -
fsociétés littéraires , correspondant de celle de Rouen . Prix , 3 fr . , et 4 fr.
ranc de port . Paris , chez Chaumerot , libraire , au Palais -Royal , galerie
de bois , n° 88.
DE
SEA
(N° CCCLXXIII . )
( SAMEDI 10 SEPTEMBRE 1808. )
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
ALINE. - ÉLÉGIE.
CLOTILDE Veuve et pauvre avait pour tout trésor ,
Quelques brebis , une chaumière ,
Et de faibles agneaux , qui de leur mère encor
Avaient suivi les pas dans la saison dernière ;
Mais elle avait plus que de l'or ;
Clotilde était heureuse mère .
Aline partageait ses rustiques travaux ,
Elle soignait , aimait , caressait ses agneaux ,
Les conduisait gaîment sur l'herbe tendre et fine •
Et pour eux seuls Faimable Alinė
Cherchait l'ombrage et les ruisseaux .
A son retour de la prairie ,
Aline au milieu du troupeau
Faisait jaillir un lait nouveau ,
Amassé dans les flancs de sa brebis chérie ;
Et ce breuvage heureux que ses soins caressans
Rendaient encor plus salutaire ,
Joyeuse elle venait l'apporter à sa mère.
Par l'hiver arrêtés , tristes et languissans
Quand ses agneaux paissaient autour de la chaumière ,
Aline allait chercher dans le sein des forêts ,
La feuille par les vents chassée ,
Ses mains y ramassaient la branche délaissée ,
Et bientôt vers sa mère au travers des guérets ,
Hh
DEPT
5.
Icen
482 MERCURE DE FRANCE,
Elle accourait dans sa retraite
* Où déjà Clotilde inquiète ,
Les yeux tournés sur le hameau ,
De lin pour son Aline entourait un fuseau .
Dans sa cabane enfin d'une lampe éclairée ,
Aline chante , file et charme la soirée ;
Pour sa mère elle apprête un champêtre repas .
Elle arrange , elle anime , embellit la chaumière ,
Et prépare la couche où dormira sa mère.
Aline ignore ses appas ,
Et le pouvoir heureux d'une beauté touchante :
Séduits par sa grâce innocente ,
Tous les bergers suivent ses pas ;
Hélas ! c'est vainement . Aline ne croit pas
Qu'on puisse jamais sur la terre
A d'autre qu'à sa mère abandonner son coeur ,
Ni qu'il soit un autre bonheur ,
Que de vivre auprès de sa mère.
Mais l'implacable hiver , les sinistres frimats ,
Les vents impétueux , les aveugles tempêtes ,
Long-tems suspendus sur nos têtes ,
Mugissent sur la terre et tombent en éclats ;
Pourtant il faut porter à la ville voisine ,
Des oeufs , un lait durci que de ses mains Aline ,
Dans un ozier flexible , a long- tems préparé ;
Il les faut échanger contre un pain nécessaire ,
Qui va bientôt , hélas ! manquer dans la chaumière.
Le soleil reparaît , et le ciel épuré
D'un jour plus doux semble éclairé ;
Clotilde part enfin , Aline suit sa mère.
Elles vont rapporter le froment salutaire.
Clotilde presse son retour ,
Et déjà d'un oeil triste a mesuré le jour.
Hâtez-vous ; le soleil achève sa carrière ,
L'épouvante et la nuit vont régner sur la terre ;
Le nord a déchaîné tous ses fougueux enfans ;
Dans l'air avec fureur leur haleine glacée
Reporte les frimats et la neige amassée ;
On n'entend plus bientôt que le bruit des torrens ;
Tout fuit , tout meurt, tout cède à l'hiver en furie ;
De la terre effrayée il a chassé la vie ,
Et seul , bravant ses traits , sous un ciel menaçant ,
L'oiseau sinistre plane et jette un cri perçant.
Aline tremble et pleure , et dévorant ses larmes,
A sa mère elle veut dérober ses alarmes .
SEPTEMBRE 1808. 483
Sur la neige endurcie elle prévient ses pas ,
La presse , la soutient , l'échauffe dans ses bras.
Vains efforts ! par le froid saisie ,
Clotilde , hélas ! s'arrête , elle tombe affaiblie .
Fuis , Aline , dit-elle , ah ! retourne au hameau ,
Ma fille !..... et dans son sein sa voix reste oppressée.
Aline la soulève et l'emporte glacée ;
;
Mais bientôt sur ce cher et funeste fardeau ,
Elle tombe , et ses cris font retentir la plaine.
Par des traits plus aigus , plus durs , plus rigoureux,
Le froid redouble encor son atteinte inhumaine
La neige , épaississant ses flocons nébuleux ,
De tourbillons glacés emplit l'air ténébreux ;
Plus de jour , plus de cieux , elle a comblé l'espace ;
Et du chemin , qu'au soir , en revenant des champs ,
Le pâtre fatigué cherche et suit à pas lents ,
Ses flots amoncelés ont effacé la trace .
Aline .... O trop funeste sort !
Le front déjà couvert des ombrès de la mort ,
Elle succombe frémissante ,
Et renaît sur le sein de sa mère expirante.
Sa voix l'appelle avec des cris .
L'excès de sa douleur ranimant ses esprits ,
Malgré le ciel, les vents , le froid , la nuit obscure ,
A sa mère attachée , Aline entre ses bras ,
L'emporte et tombe encor , et pour sa mère, hélas !
Implore en vain les Dieux et toute la nature.
Trop inutiles voeux ! Clotilde n'entend plus :
Et consumant sa vie en efforts superflus ,
Aline se dépouille , Aline palpitantc
Arrache de ses bras la laine obéissante.
Elle rompt tous les noeuds qui captivent son sein ,
Et de ses vêtemens enveloppant sa mère ,
Aline , hélas ! Aline en vain ,
Croit réchauffer ce sein , cette tête si chère ,
Ce coeur qu'elle animait du plus doux sentiment ,
Et dont le dernier mouvement
Semble chercher sa main et répondre à ses larmes .
Dans ce funeste lieu qu'ignore la pitié ,
Pour elle -même sans alarmes ,
Aline n'a gardé qu'un voile sur ses charmes ;
Excepté la pudeur elle a tout oublié.
Mais l'astre de la nuit perce enfin les ténèbres ,
Et trop sûre de son malheur ,
Hh 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
(
Elle laisse échapper ces vêtemens funèbres.
Son front pâlit , et sur son coeur ,
Que déjà le trépas dévore ,
Tenant encor sa mère , et de sa mère encore
Pressant la main glacée , Aline vers les cieux ,
Lève un triste regard et ferme enfin les yeux :
Heureuse , hélas ! en sa misère ,
Quand sa mère n'est plus , de perdre la lumière !
A peine on voit de l'aube un rayon matinal ,
Qu'un berger du hameau sur ce chemin fatal ,
Trouve Aline étendue , et Clotilde entourée
Des habits que la veille Aline embellissait.
Cette main qu'en mourant Aline encor pressait ,
Cette main sur son sein , sur son coeur demeurée ,
Par sa main semble encor serrée .
La mort a respecté ce douloureux tableau ,
Et ne séparant point des dépouilles si chères ,
Le pasteur révéré de ces pauvres chaumières
A voulu les unir dans le même tombeau.
Les bergers attristés brisant leur chalumeau ,
Les mères , les vieillards et les jeunes bergères ,
Les yeux noyés de pleurs , et le coeur plein de deuil ,
De Clotilde et d'Aline ont suivi le cercueil .
Tous les jours , au milieu de sa jeune famille,
En pleurant sur leur sort , chaque mère à sa fille
Les cite encor dans le hameau.
Aline , ange charmant , dors auprès de ta mère :
Tu n'as perdu que la lumière ,
Et ton amour existe au-delà du tombeau.
FRAGMENT D'UN POÈME SUR LES RUINES .
JE te fuis , ô Paris ! à tes jeux attachans ,
A tes nombreux palais , à tes vastes portiques ,
A ton luxe , à ta pompe , à tes beautés magiques ,
Mon coeur préfère encor l'heureux exil des champs.
Mais j'évite avec soin , lorsque je fuis la ville ,
De ces parcs si vantés la richesse inutile ,
J'évite Trianon , et Versaille et Marly ,
Qu'en aucun sens jamais le compas n'abandonne ,
Oû l'arbre façonné ne croît plus qu'à demi ;
Mon oeil ne peut souffrir leur beauté monotone.
Je demande un désert , où la nature en paix
Travaillant sans efforts , et produisant sans fra is ,
SEPTEMBRE 1808 . 485
Etale librement sa pompeuse verdure ,
Et confie au hasard le soin de sa parure.
Sur-tout loin des cités , mes regards sont jaloux
De joindre quelquefois à ces riches images ,
Ces augustes débris , vieux témoins des vieux âges ,
Qui des tems reculés parvenus jusqu'à nous ,
De nous jusqu'à leur tems , reportent la pensée,
De ces vieux monumens la splendeur effacée ,
Leurs murs abandonnés , tristes , silencieux ,
Qu'un jour faible et douteux dispute à peine à l'ombre
S'environnent pour moi d'un deuil religieux ,
Et versent dans son ame une volupté sombre .
Alors , de souvenirs mon esprit oppressé,
Des hauts faits , des grands noms réveillant la mémoire ,
Recule dans le tems , et rempli du passé ,
Déroule devant lui les pages de l'histoire .
Là , ces restes fameux des plus hardis travaux ,
Ces débris menaçans , ces pompeuses ruines ,
Qui du tems , d'âge en âge , ont émoussé la faux ,
Me rappellent encor ces enfans des Sabines ,
Vils esclaves chez eux , mais rois dans l'Univers ,
Qui le glaive à la main , du creux des sept collines,
Portèrent en tous lieux les beaux -arts et les fers .
D'abord loin des hameaux , cachés dans les montagnes ,
Ou sur les bords du Tibre , errans et vagabonds ,
Quand la faim les pressait , fondant sur les campagnes ,
De Cérès éplorée ils ravissaient les dons .
Bientôt le manipule ( 1 ) a flotté sur leurs têtes :
Ils s'arment , de brigands ils deviennent guerriers ,
Leurs crimes plus brillans se parent de lauriers ,
Leur audace est vertu , leurs vols sont des conquêtes.
La victoire avec eux vole de tout côté :
Au pied du Capitole , ils fondent leur cité ;
Le Tibre voit leurs murs emprisonner son onde ;
Et déjà de son nom Rome étonne le monde.
ENIGME.
TANTOT grande , tantôt petite ,
Je prends , selon l'occassion ,
( 1 ) première enseigne des Romains .
F. MAROIS.
486 MERCURE DE FRANCE ,
S'en m'en croire plus de mérite ,
Plus ou moins d'élévation ;
Bâtarde quelquefois , jamais illégitime :
En certain lieu je suis sublime ;
Je prétends aux premiers honneurs ;
Avec les Rois , avec les Empereurs
Je vais de pair , et , selon l'occurrence ,
Je traite comme on sait de puissance à puissance,
Par l'intervention de mes ambassadeurs .
S .....
LOGOGRIPHE.
UN poëte souvent qui se croit très -habile
Me méprise , et je suis à ses yeux trop facile
Insensé métromane , il déclame en tout lieu ,
Il lit très-rarement Jean - Jacques , Montesquieu ;
Et c'est là cependant où son esprit s'égare .
Je suis tantôt si vile , et tantôt si bizarre ,
Que c'est avec regret qu'il ose me chercher,
Quoique dans chaque rue on puisse me trouver.
Il est immense , Ami , le cercle que j'embrasse !
Il est plus d'un auteur que par fois j'embarrasse ;
Mais pour tout dire enfin , un esprit éclairé
Et le coeur tonjours juste , et le goût épuré ,
Voilà les qualités qu'il faut pour me connaître.
On doit en l'art d'écrire être un habile maître .
Pour me faire fleurir il fallait un Buffon ,
Il fallait un Bossuet , ou bien un Fénélon.
Dans un riant parterre on peut me voir éclore ;
Marchant sur quatre pieds , de l'empire de Flore
On me nomme la reine ; et l'amant matinal
Brûle de me fixer sur un sein virginal.
CHARADE.
DANS mon premier , lecteur , un amant en délire
Avec Lise se plaît à fôlâtrer et rire ;
Ou plutôt le berger , en quittant le hameau ,
Dès l'aurore y conduit son docile troupeau ;
Exempt de tout souci , loin du fracas des villes ,
Il suit de mon dernier les leçons fort utiles ,
SEPTEMBRE 1808.
487
Et sans cesse fuyant la route de l'erreur ,
C'est de lui qu'il apprend à goûter le bonheur.
Vous admirez parfois l'homme chantant merveille ,
Qui fait ce qu'on a fait et le jour et la veille ,
Eh bien ! cet homme- là fait très -mal mon entier :
Ah ! sachez mépriser ce perfide sorcier .
Mots de l'ENIGME , du LogoGripHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Sinus ( sein ) , et le mot
français , Sinus ( d'un angle ).
Celui du Logogriphe est Chameau , dans lequel on trouve hameau ,
eau et Cham .
Celui de la Charade est Chauve-souris.
1
LITTÉRATURE . — SCIENCES ET ARTS .
EXTRAIT des recherches récemment faites , en Angleterre
et en France , sur la décomposition des alcalis.
Il n'y a pas long- tems que la chimie passait encore pour
un art occulte connu d'un petit nombre d'adeptes , qui fondaient
sur ses secrets des promesses mensongères ou de
vaines illusions . Mais depuis , l'instruction étant devenue
plus générale , et la science s'étant enrichie d'une multitude
de découvertes aussi importantes qu'extraordinaires , tout le
monde a voulu en connaître , au moins d'une manière superficielle
, l'objet et les résultats ; et ainsi la curiosité commune
a dissipé le préjugé que l'on avait contre cette belle
science . En effet il n'en est aucune qui soit plus propre à
nous frapper par ses résultats surprenans et ses singulières
métamorphoses ; et s'il n'est pas nécessaire à tout le monde
d'en sonder les profondeurs , du moins il est toujours intéressant
d'en connaître les principaux phénomènes , sur-tout
quand leur découverte présente l'attrait de la nouveauté.
C'est ce qui m'a fait espérer que l'on verrait avec plaisir ,
un extrait succinct des curieuses expériences que les chimistes
viennent de faire sur les alcalis .
Le premier principe de ces découvertes est dû à M. Dawy,
jeune chimiste anglais , d'un talent extraordinaire , qui depuis
1
488 MERCURE DE FRANCE ,
1
quelques années a déjà fait faire à la chimie plusieurs autres
pas importans. M. Dawy essayait la décomposition de diverses
substances par l'action de la colonne électrique de
Volta , que l'on a improprement appelée l'appareil galvanique
. On sait en effet que cet admirable instrument décompose
les combinaisons les plus intimes , au moyen des
deux électricités contraires qu'il possède à ses deux pôles ,
et dont les forces opposées étant appliquées aux molécules
des corps , tendent avec la plus grande énergie à désunir
leurs élémens. M. Dawy exposa à cette action des petits fragmens
de potasse et de soude , deux des corps que les chimistes
ont nommés alcalis , et dont ils n'ont pu jusqu'à présent
opérer la décomposition par aucun procédé . Aussitôt
il se produisit le phénomène le plus surprenant . La soude
et la potasse s'échauffèrent à un haut degré, coulèrent comme
un liquide , ou plutôt se transformerent en gouttes d'une
substance nouvelle , susceptible de s'enflammer par le seul
contact de l'air brûlant avec rapidité quand on la jetait dans
l'eau , mais qui, recueillie et conservée dans l'huile de naphte,
présentait un aspect brillant , métallique , en un mot avait
tout à fait l'air d'un véritable métal . La substance donnée
par la potasse était solide à une basse température : elle
prenait l'apparence du mercure à 16 degrés du thermomètre
centigrade : elle était complétement liquide à 38 : la
soude perdait sa cohésion à 50 degrés et devenait entiérement
liquide à 77. La pesanteur spécifique de la première ,
celle de l'eau étant à 10 , était à peu près 6 , et celle de la
seconde 9.
Ces phénomènes se produisirent constamment au pôle
négatif de la pile , à celui qui a la propriété de repousser
l'oxigène. M. Dawy en conclut que les métaux de la po
tasse et de la soude n'étaient que la potasse et la soude
elles-mêmes privées d'oxigène , et que les alcalis dans l'état
ordinaire où nous les avons sont des véritables oxides métalliques
, dont la colonne électrique désunit les élémens ,
D'après cette théorie , on expliquait pourquoi les nouveaux :
métaux , projetés dans l'eau , en dégageaient de l'hydrogène .
On attribuait cet effet à l'attraction de ces métaux pour l'oxigène
, ils l'enlevaient à l'eau , reformaient de l'alcali et rendaient
libre l'hydrogène , ce second principe dont l'eau est
composée .
Lorsque cette belle expérience fut connue en France ,
elle excita vivement l'intérêt et la curiosité de nos chimistes ,
MM. Gay-Lussac et Thénard s'empressèrent de le répéter,
1
SEPTEMBRE 1808.
489
fls la trouvèrent exacte ; mais en suivant l'idée de M. Dawy
ils imaginèrent de se procurer les nouvelles substances par
le secours de la chimie , en élevant les deux ' alcalis à une
haute température , et leur offrant dans cet état un corps
qui , ayant beaucoup d'affinité avec l'oxigène , leur enleva
ce principe. Le fer leur parut très -propre à produire cet
effet , car c'est ainsi qu'il agit dans la fameuse expérience
de la décomposition de l'eau , lorsqu'étant lui-même échauffé
jusqu'à rougir , on fait passer de la vapeur aqueuse sur sa
surface. Il désunit les deux principes dont cette vapeur est
formée , absorbe l'oxigène , et laisse l'hydrogène libre . MM .
Gay-Lussac et Thénard tentèrent une expérience absolument
analogue. Ils firent passer de l'alcali en vapeurs sur
de la limaille de fer rouge contenue dans un canon de fusil ;
l'effet répondit à leur attente : ils virent le nouveau métal
couler en abondance par l'extrémité inférieure du cánon.
Ce résultat était sur-tout précieux parce qu'il donnait le
moyen d'obtenir les nouveaux métaux en assez grande quantité
pour pouvoir les bien étudier et déterminer exactement .
leurs propriétés .
Cette belle expérience de MM. Thénard et Gay- Lussac
était , comme on vient de le voir , une suite naturelle de la
théorie de M. Dawy. Le résultat avait pu se prévoir d'avance ,
et il la confirmait parfaitement . Qui n'aurait cru , d'après
un pareil accord , que cette théorie était exacte ? Mais pour
être assuré de la vérité dans les sciences , il ne suffit pas de
satisfaire à un certain nombre de phénomènes et de les
représenter d'une manière générale , il faut montrer que
la cause qu'on leur suppose est la seule capable de les produire
, ou s'il est impossible d'obtenir une preuve aussi
complète , il faut multiplier tellement les phénomènes et
les applications de la théorie que la probabilité de cette
dernière devienne infiniment grande .
Le premier genre de démonstration était impraticable
dans ces expériences . Il aurait fallu combiner un poids
connu du nouveau métal avec un poids connu d'oxigène ,
et obtenir pour résultat un poids d'alcali égal à l'une des
deux substances employées . C'est ainsi que l'on a procédé
relativement à la composition de l'eau , et c'est ainsi que
l'on en a eu la preuve irrécusable . Mais ici la haute tem
pérature à laquelle il faut élever les alcalis , et la nature des
appareils rendait la chose impossible . Il fallait donc recourir
à la seconde méthode , rechercher avec soin les propriétés
de ces nouveaux métaux , observer leur action sur les autres
490
MERCURE DE FRANCE ,
substances , en un mot multiplier les phénomènes , et voir
s'ils étaient d'accord avec la première idée que l'on avait
eue .
C'est ce que MM. Gay-Lussac et Thénard ont fait , et ils
ont été conduits à une infinite d'expériences curieuses et de
résultats nouveaux , tels qu'on peut les attendre d'un réactif
entiérement nouveau lui-même , doué de propriétés trèsén
rgiques et manié par des chimistes aussi habiles que
ceux que nous venons de nommer. Dans le cours de ces expériences
, ils examinèrent l'action de leurs métaux sur le
gaz ammoniac , qui d'après une belle découverte de M. Berthollet
, est formé de gaz hydrogène et de gaz azote . Le
métal et l'ammoniaque se combinèrent , formèrent un produit
solide d'un aspect particulier , et en même tems il
resta sous la cloche où se faisait l'expérience , une quantité
d'hydrogène à peu près égale aux deux cinquièmes du
volume du gaz employé . D'où pouvait venir cet hydrogène ?
Il était évident , d'après la théorie supposée , qu'il devait
avoir été donné par l'ammoniaque , et son azote combiné
avec le métal avait dû donner la substance nouvellement
obtenue ; mais en vérifiant cette conséquence on la trouva
fausse . La nouvelle combinaison étant exposée à la chaleur
se décomposait. Elle rendait , à la vérité , outre le métal , un
produit acriforme ; mais ce produit n'était point de l'azote ,
c'était de l'ammoniaque pure et sans mélange d'aucun gaz
étranger. Ainsi l'ammoniaque n'avait pas été décomposée
dans la première expérience , comme on l'avait cru d'abord.
Ce qui confirmait ce résultat , c'est qu'en reprenant l'ammoniaque
dégagée par la chaleur de sa combinaison avec
le métal , et y introduisant une nouvelle quantité de métal ,
on en retirait encore de l'hydrogène comme la première
fois , et la nouvelle combinaison solide qui se reproduisait
rendait encore de l'ammoniaque . On pouvait ainsi par des
essais successifs développer , au moyen d'une quantité d'ammoniaque
donnée , une quantité d'hydrogène indéfinie . Cet
hydrogène ne provenait donc pas de l'ammoniaque comme
on l'avait cru d'abord , mais du métal ; par conséquent celuici
n'était pas de l'alcali moins de l'oxigène , mais de l'alcali
plus de l'hydrogène.
D'après cela on doit aussi expliquer d'une autre manière
le dégagement de l'hydrogène qui a lieu lorsqu'on projette
les métaux alcalins dans l'eau , ou dans une substance quelconque
fluide qui contient de l'eau. L'eau n'est point décomposée
dans cette expérience ; c'est la combinaison de
SEPTEMBRE 1808 . 491
l'alcali avec l'hydrogène qui se défait . L'alcali qui´ a été
privé d'eau par la chaleur , en est devenu très-avide ; partout
où il la rencontre , il s'en empare en abandonnant l'hydrogène
avec lequel il était combiné .
Delà il résulte que les alcalis ne sont pas encore décomposés.
Mais MM. Dawy. , Thénard et Gay-Lussac n'en ont
pas moins fait une découverte très-importante , en trouvant
une combinaison douée de propriétés si nouvelles , si énergiques
, et qui offre à la chimie un réactif si puissant et si
sûr pour reconnaître la présence de l'eau. Cette faculté est
déjà devenue entre les mains de MM . Thénard et Gay-
Lussac la source de plusieurs autres découvertes . Enfin ,
c'est un résultat très-curieux que de voir un corps composé
d'alcali et de gaz prendre un aspect parfaitement métallique
et tous les caractères extérieurs des métaux , à la pesanteur
près qui est moindre que dans les métaux ordinaires.
Quelques-uns de ceux que nous avons regardés
jusqu'ici comme des corps simples et comme des métaux
véritables seraient-ils donc aussi composés ? Et si l'aspect
métallique seul ne suffit plus pour caractériser les métaux ,
quelle est donc la cause qui le leur donne , et par quelle
autre propriété pourra-t-on les distinguer désormais des
autres corps ? Voilà des questions qui appartiennent à la
chimie la plus profonde , mais dont l'énoncé est bien capable
de faire réfléchir les personnes qui aiment à remonter aux
principes des choses , et qui , habituées à observer la nature ,
connaissent le plaisir que l'on goûte à méditer sur ses lois .
BIOT.
LES QUATRE SAISONS DU PARNASSE , ou Choix de
poësies légères , avec des mêlanges littéraires et des
notices sur les ouvrages nouveaux et sur les nouvelles
pièces de théâtre ; par M. FAYOLLE. Été. 1808.
quatrième année. Paris , chez Mondelet , éditeur ,
rue du Battoir , nº 20 .
LES mêlanges bien composés sont une lecture fort
agréable . On peut les lire de suite sans ennui , parce
que la variété et le peu d'étendue des morceaux alimentent
la curiosité sans la rassasier jamais on peut
les quitter sans contrariété , parce que chaque morceau
492
MERCURE DE FRANCE ,
est un tout , indépendant de ce qui précède et de ce
qui suit ; c'est la lecture de tous les lieux et de toutes
les heures. Parmi les recueils de ce genre qui méritent
d'avoir du succès , on a depuis long-tems distingué les
Quatre Saisons du Parnasse. Elles sont les archives où
la poësie légère vient déposer ses plus aimables bagatelles
, et où la haute poësie vient consigner d'avance
ses engagemens avec le public , en lui offrant quelques
morceaux d'élite , détachés de ses grandes compositions.
Si les fragmens qui nous sont présentés cette
fois , ne sont pas des gages trompeurs , si les effets doivent
suivre de si brillantes promesses , nos richesses
littéraires s'accroîtront quelque jour de plusieurs poemes
importans. MM. Fayolle et de la Tresne nous donneront
chacun une traduction de l'Enéide ; M. Aignan nous
en donnera une de l'Iliade , et de plus il publiera un
poëme sur les insectes qui n'aura pas moins de quatre
chants. Aux fragmens qui nous donnent de l'espoir , il
s'en joint quelquefois qui nous donnent des regrets : tel
est un fragment de ce poëme sur la musique que Marmontel
a laissé inachevé , et qui aurait été sans doute
une de ses meilleures productions. Ce fragment est fort
joli ; j'en citerai la fin . Trigaud ( c'est-à- dire l'abbé
Arnaud , partisan de la musique de Gluck , et antagoniste
de Marmontel qui tenait pour Piccini ) , Trigaud
prétend qu'en musique il faut crier ; il persuade à ses
disciples que la Tournelle est le lieu où il faut consulter
la nature sur l'énergie et la beauté du son , et il les détermine
à l'y suivre.
"
.
Il dit , se lève , et sans plus de délais ,
Suivi des siens , il marchait au Palais .
Sur son passage , un nombreux auditoire
Environnait l'opérateur toscan
Qui , sur le pont , théâtre de sa gloire ,
Les deux bras nus armé d'un pelican ,
Allait d'un rustre ébranler la mâchoire.
Bon ! dit Trigaud ; sans aller plus avant ,
Je trouve ici le tragique en plein vent .
Ecoutez bien comme il faut que l'on chante ;
Ici , messieurs , la nature est sans fard ;
Vous allez voir qu'elle en est plus touchante ,
SEPTEMBRE 1808.
493
Et que
les cris sont le comble de l'art .
Sur les tréteaux , la victime tremblante ,
Le front couvert d'une froide pâleur ,
Les yeux au ciel et la bouche béante ,
En frémissant attendait la douleur .
Au ratelier le pélican s'attache ;
Le manant crie , et la dent se détache .
Vous l'entendez cet accent douloureux
Disait Trigaud ; voilà du pathétique ,
Voilà le chant , le vrai chant dramatique ;
Et c'est ainsi qu'un héros malheureux
Doit soupirer et se plaindre en musique.
Sur les esprits sa harangue opéra ,
Et l'art des cris pour un tems prospéra.
Quelques gluckistes , encore chauds de cette ridicule
querelle où l'on se prodiguait les injurcs et quelquefois
les coups en l'honneur de l'harmonie germanique ou de
la mélodie italienne , pourront être scandalisés de la
citation ; mais tous les autres , je crois , trouveront que
la plaisanterie y est fort bonne , et les vers supérieurement
tournés .
Je m'accuse d'avoir appris , pour la première fois ,
en lisant ce volume , que Mme des Roches était une
poëtesse fort distinguée , et je désire en convaincre
ceux qui , comme moi , l'auraient ignoré jusqu'ici. Le
recueil est embelli de deux de ses pièces. L'une est une
idylle intitulée la jeune Mère , sujet parfaitement analogue
au talent d'une femme , et d'une femme qui jouit
peut-être des douceurs et des tourmens de la maternité
. Tout ce morceau , d'une mélancolie aimable et
touchante , est bien composé , et écrit de ce style à la
fois facile et pur qui décèle une plume exercée. Zulima
est devenue mère ; au lever du soleil elle se rend sur un
mont solitaire , pour s'entretenir avec la divinité , et la
remercier de son bonheur : elle lui adresse un hymne
rempli des plus tendres voeux pour son fils. Cependant
son époux l'a suivie ; il l'entend , il se jette dans ses bras ,
et il y dépose ce fils , le fruit et le gage de leur amour .
Zulima se récrie ..... Elle presse à la fois
L'époux qui la chérit et l'enfant qu'elle adore ;
Elle voudrait parler encore ,
Et le bonheur éteint sa voix ,
494
MERCURE DE FRANCE ,
L'autre morceau du même auteur , plus remarquable
encore peut -être du côté du talent , est celui qui a pour
titre Agatha ou la Confession . C'est une jeune fille qui
va s'accuser d'avoir été un peu trop émue à l'aspect
d'un beau jeune homme : son confesseur , par des discours
pleins de douceur et de piété , rétablit le calme
dans son coeur. Des détails gracieux , touchans et toujours
poëtiques embellissent à l'envi ce sujet si simple
qui ne pouvait être fécondé que par une belle ame et
un beau talent . Je vais essayer d'en donner une idée
en transcrivant le portrait du pasteur .
Sous les regards de la divinité ,
Priant au pied du tabernacle auguste
Par qui ce lieu s'emplit de majesté ,
Est un vieillard : ses traits de l'homme juste
Out la noblesse et la sérénité .
Vers le séjour où le bonheur l'appelle
Un doux espoir élève tous ses voeux ,
Et des humains son charitable zèle
Vient recueillir les pénitens aveux .
A l'implorer il voit que l'on s'apprête ;
Devant l'autel il incline sa tête ,
Au Dieu qu'il sert demande avec ardeur
De lui transmettre en secret sa parole ,
De lui donner , par un pouvoir vainqueur ,
L'accent qui frappe et l'accent qui console .
Il dit , revêt un léger ornement ,
Sur l'humble siége il se place en silence ;
D'un air confus Agatha qui s'avance
A ses genoux vient tomber doucement.
Il va prêter une oreille attentive ;
Et cependant de la beauté naïve,,
Dont il attend les pénibles secrets ,
Un fin tissu lui cache les attraits .
Je ne crains poiut d'abuser de la citation et de
fatiguer le lecteur , en lui faisant connaître encore
un passage , celui de l'absolution . Le prêtre dit :
Je vais sur vous , prononçant le pardon ,
Verser les biens que la foi nous dispense .
La néophyte en un doux abandon ,
Des biens promis sent déjà l'influence .
SEPTEMBRE 1808.
495
Le saint vieillard , ô moment solennel !
Etend les mains ; lentement il profère
Des mots sacrés dont le touchant mystère
Ouvre à ses yeux les demeures du ciel ;
Sans tache , ainsi qu'aux jours de son enfance
Lui rend soudain la robe d'innocence ,
Et la bénit au nom de l'Eternel .
?
D'un Dieu prodigue en ses grâces secrètes
Agatha semble épuiser les faveurs ,
Sa voix s'éteint sur ses lèvres muettes
Et son visage est embelli de pleurs.
Mais le tems fuit , et rompt la rêverie
Qui tient son coeur doucement égaré ;
Elle se lève heureuse et recueillie
Et quitte enfin le temple révéré .
Je reviens un instant sur mes pás , pour dire quelques
mots des fragmens de l'Enéide , par MM. Fayolle ,
et de la Tresne . Celui -ci ne manque point de talent , il
tourne bien les vers et quelquefois rend heureusement
l'original ; mais il me semble que l'autre lui est supérieur.
Tous deux ont traduit le passage du sixième
livre où Virgile expose le systême de Pythagore . Les
vers de M. Fayolle ont la précision et l'élégante propriété
de termes qui conviennent à un morceau purement
didactique , et la poësie de l'expression y déguise
souvent l'aridité du sujet. M. de la Tresne n'a pas ces
avantages au même degré . Voici le debut de M. Fayolle :
Le ciel , la mer , la terre et les flambeaux du monde
Nourrissent dans leur sein une flamme féconde ,
Qui de chaque partie animant les ressorts 2
1
Ame de l'Univers , se mêle à ce grand corps .
Je reprendrai dans ces vers le trop grand rapprochement
des mots ame et animant , qui forment une
sorte de consonnance peu agréable , et de plus une
battologie réelle dire que l'ame anime , c'est dire à
peu près que l'ame est une ame. La fin du morceau me
paraît irréprochable .
:
Après mille ans entiers , un Dieu rassemble enfin
Sur les bords du Léthé cet innombrable essaim ;
Et tous , avec l'oubli de leur forme première ,
Y boivent le désir de revoir la lumière .
496
MERCURE DE FRANCE ,
J'indiquerai comme des morceaux distingués chacun
dans leur genre , une ode de M. Gaston sur les honneurs
décernés au Tasse par le roi de Naples ; une ode
de M. de Chénedollé , intitulée Michel-Ange ou la Renaissance
des arts , dont le fond emprunté au poëme
de la peinture de l'abbé de Marsy , est développé par
une imagination plus riche ; une élégie dans le goût ancien
par André Chénier ; le Guide nocturne , ode anacréontique
de Le Brun , et deux ou trois petites pièces
fugitives de M. Millevoye. La plus mauvaise pièce du
recueil sans contredit est celle qui le commence : son
titre , l'Eté , lui a valu cet honneur ; le volume étant
le tribut poëtique de cette saison , elle en est , pour ainsi
dire , l'annonce et le frontispice . Le magasin de M.
Fayolle est rempli d'excellentes choses ; mais son enseigue
est de la main d'un barbouilleur. Voici l'harmonieux
début de cette pièce de l'Eté :
La saison par qui l'an commence
Retire à la terre ses dons .
L'Eté d'un pied poudreux s'avance ,
Le front couronné d'épis blonds .
L'Essai sur l'astronomie de M. de Fontanes , ce bel
ouvrage d'un talent élevé comme le sujet , termine et
couronne dignement les Mêlanges de poësies .
Ceux de prose ne sont ni moins riches , ni moins
variés . Leur plus bel ornement est le morceau sur la
tragédie de Prométhée par Eschyle , que M. Legouvé a
inséré dans ce journal , il y a plusieurs mois . Ce morceau
où le père des tragiques grecs est jugé par l'un
de nos premiers tragiques vivans , offre le rare assemblage
du talent d'analyse et du talent poëtique : il rappelle
ces excellentes dissertations littéraires où Voltaire
enchâssait dans sa prose facile et spirituelle , de brillantes
imitations en vers des poëtes de l'Angleterre et
de l'Italie. Il faut citer encore une notice sur Rivarol
par l'éditeur du recueil , et un morceau sur Young ,
par M. de Châteaubriand.
Je répète et crois avoir prouvé que les Quatre Saisons
du Parnasse sont un recueil fort bien fait , très-supérieur
à toutes ces rapsodies périodiques dont on nous
inonde
SEPTEMBRE 1808.
497
inonde à chaque renouvellement d'année , et digne d'occuper
une place dans la bibliothèque de ceux qui
aiment encore la bonne prose et les bons vers.
AUGER .
Glossaire de LA LANGUE ROMANE , rédigé d'après
les manuscrits de la Bibliothèque impériale , et d'après
ce qui a été imprimé de plus complet en ce genre ;
contenant l'étymologie et la signification des mots
usités dans les XI , XII , XIII , XIV , XV et XVI®
siècles , avec de nombreux exemples puisés dans les
mêmes sources ; et précédé d'un Discours sur l'origine
, les progrès et les variations de la langue française.
Ouvrage utile à ceux qui voudront consulter
ou connaître les écrits des premiers auteurs français.
Dédié à S. M. JOSEPH NAPOLÉON , roi de Naples et de
Sicile ; par J. B. B. ROQUEFORT. - A Paris , chez B.
Warée oncle , quai des Augustins , nº 13. De l'imprimerie
de Crapelet . Deux forts vol . in-8° .
( FIN DE L'EXTRAIT ) .
L'UN des genres d'ouvrages dont il est le plus difficile
de donner l'idée dans un extrait , est sans contredit
celui-ci. Les articles isolés d'un Glossaire sont peu susceptibles
d'analyse : il est difficile de saisir dans leur
série et leur ensemble la méthode et le systême de l'auteur
, et dans l'exécution , ce qui approche ou s'éloigne
le plus du point de perfection qu'il a dû se proposer
d'atteindre. Il n'y a point ici de règles tracées dont on
puisse réclamer l'observation , et souvent l'éloge ou le
blâme peuvent se réduire en apparence à énoncer que le
critique approuve ou n'approuve pas que l'on ait fait
ainsi , sans que , dans ce dernier cas , il y ait de points
fixes qui puissent servir à décider entre l'auteur et lui.
On peut cependant regarder comme des règles pour
la composition des vocabulaires en général certaines
conditions à remplir , telles que la justesse des definitions
, la conci ion , la clarté des explications , le bon
choix des exemples , etc .; et pour la composition d'un
li
498 MERCURE DE FRANCE,
1
"
Glossaire particulier tel que celui- ci , la nécessité d'y
mettre tous les anciens mots de la langue qui peuvent
se rencontrer dans des écrivains des premiers siècles
et aussi celle de n'y employer aucun des mots qui sont
restés dans la langue actuelle , et que les Dictionnaires
communs de cette langue contiennent et expliquent
encore aujourd'hui. Il n'y faudrait pas non plus admettre
des mots étrangers , quoiqu'ils puissent se trouver accidentellement
dans de vieux livres ou manuscrits français,
ni de simples corruptions du langage , soit par la seule
orthographe , soit par des terminaisons ou des inflexions,
usitées dans des provinces , mais qui ne faisaient pas
plus réellement alors partie de la langue romane qu'ils
ne le font aujourd'hui de la langue française , quoique
la plupart se soient conservées dans ces mêmes provinces.
Sans cela ce Glossaire deviendrait celui des jargons
et des patois , au lieu d'être purement celui de la
langue.
En examinant sous ce rapport une partie de la lettre A
dans le Glossaire de M. Roquefort , j'ai noté quelques
mots qui me paraissent fournir matière à observation .
ACCENSER affermer , donner à cens. ACCENSEUR :
celui qui prenait ou donnait une terre à louage. ACCENSISMES
: nous prîmes à cens , à fermage.
Il est clair qu'il faudrait dans l'explication du premier
de ces trois mots : Affermer , donner ou recevoir
à cens , à louage , à fermage , pour que cette explication
s'accordât entiérement avec celle des deux mots
suivans. Dans l'explication du second mot , il faudrait ,
par la même raison , répéter les mêmes mots à cens ,
a louage , etc. Quant au troisième , il était inutile . C'est
une simple corruption , un mot populaire qui l'est encore
dans beaucoup d'endroits parini le peuple des campagnes.
Nous allimes , et même j'allimes , ou j'allismes ,
pour nous allámés : quand nous arrivimes , et quand
J'arrivimes , pour quand nous arrivâmes , etc. C'est ainsi
que l'on fait même encore parler les paysans au théâtre ,
dans des pièces imprimées : mais ce n'est pas une raison
pour employer ces tems corrompus , et sur-tout la première
personne du pluriel de ces tems , dans un Dictionnaire
de la langue .
SEPTEMBRE 1808. 499
ACCENTONES , accendones : ceux qui animaient les
gladiateurs dans l'arêne.
Comme depuis la naissance de la langue romane il
n'y eut point dans la Gaule de combats de gladiateurs ,
ce mot latin ne paraît pas avoir dû être naturalisé en
France , à moins que ce ne soit dans quelque vieillé.
traduction , par l'impuissance de rendre , et peut- être
même d'entendre avec précision ce mot. Ici , la citation
du texte était bien nécessaire . Elle serait en général
d'une grande utilité dans la plupart des articles. L'auteur
n'avait pas d'abord reconnu cette utilité : dans presque
toute sa lettre A , il y a peu de citations ; mais il l'a
sentie ensuite , et dans les lettres suivantes , elles sont à
peu près aussi fréquentes et aussi étendues qu'elles pou
vaient l'être.
ACCESSOUARE : Accessoire , grand danger , incident ,
conjoncture , elc.
Qu'accessoire ait eu autrefois ces significations détournées
, toujours a- t- il dû être écrit ainsi , accessoire.
Accessouare n'a pu jamais être qu'une corruption
admise dans telle ou telle province , une faute d'orthographe
, faite dans tel ou tel manuscrit qu'on a pu avoir
sous les yeux , mais qui ne tire point à conséquence :
ou bien , il faudrait mettre aussi tous les noms en oire ,
que d'autres mauvais copistes peuvent avoir écrit quare.
Cela n'a jamais dû être dans la langue.
ACOSSELH : Secrètement , en silence , tout bas. Voyez
Conseiller.
Cette terminaison n'a jamais été française ni romane.
Au mot CONSEILLER , auquel l'article renvoie , on lit
pour explication : raconter à voix basse , parler à l'o̟-
reille , .... consulter , aider , etc. Immédiatement après
on trouve le mot CONSELT : aide , conseille ; ce qui fait
penser que c'est acosselt et non acosselh qu'il faudrait
mettre au premier mot. Un't mal fait peut avoir été
facilement pris pour un h dans les manuscrits.
Acq : Acquit , quittance. Acq n'est- il pas une simple
abréviation du premier de ces deux mots ?
ACTEONISER , faire cornard. Ce mot plaisant et poëtique
, dont on peut trouver l'explication un peu crue ,
n'a pu être dans la langue , que ce qu'il y sera encore
Ii2
500
MERCURE DE FRANCE ,
1 quand on voudra . C'est un verbe tiré d'un nom , comme
le tartuffier de Molière , etc.
ADOBADO : ajusté , paré. Cette terminaison est du
roman provençal , et non du roman français ; de la
langue d'oc et non de la langue d'oil. Or c'est encore
une distinction bien nécessaire , dans un Glossaire destiné
à expliquer les anciens auteurs français , et non
les Troubadours provençaux .
ADOBAR , qui est le verbe de cet adjectif , est expliqué
par satisfaire , accorder , payer , armer un chevalier.
Cette dernière signification est la seule qui rentre
dans le sens donné au premier de ces deux mots : il y
fallait ajouter au moins ajuster , parer. Mais le verbe a ,
comme l'adjectif, une terminaison italienne , espagnole,
provençale , et non française.
ALEGRARSI se réjouir , être gai : c'est de l'italien
tout par ; comme ALIAS , autrefois , ci- devant , est de
pur latin. Le vieux poëte Cretin a dit en parlant de
lui même :
Le gros Dubois , Alias dit Cretin ,
comme on le dirait encore , sans que
cela fût plus français
alors que cela ne le serait aujourd'hui.
ALIBI et ALIBIFOREIN , sont aussi restés datis la langue
commune , et se disent aujourd'hui comme ils se disaient
alors.
ALTITONANT , le Dieu du tonnerre , est un mot poëtiquement
tiré du latin , que rien n'empêcherait d'employer
encore , et qui n'est pas à proprement parler
de l'ancienne langue , ou il n'a peut-être été dit qu'une
seule fois.
AMADOR , AMAR , et AMBACIATOR , sont des mols
espagnols , provençaux, languedociens, mais non de l'ancien
français.
ANALECTEUR , faiseur d'analectes , est plutôt un mot
scientifique qu'un vieux mot ; de même qu'ANORMAL ,
irrégulier , contraire aux règles ; ANTHONOMASIE , l'emploi
d'un nom propre pour un nom commun , et vice
versá, qui diffère si peu de notre mot antonomase , qu'on
ne peut mettre cette difference que sur le compie de
l'orthographe.
t 501 SEPTEMBRE 1808 .
Si je voulais relever dans cette même lettre A tous.
les mots qui sont restés dans le français moderne , et
qui par conséquent ne devaient pas se trouver dans un
Glossaire de l'ancien français , je citerais accoupler , accoutrer
', accoutumance , quoiqu'un peu vieilli , accueillir,
acerbe , acéteuse , ´ackre , ou acre de terre , admirable ,
afféager , affrioler , affublement , agace , ou agasse , pie
l'agasse eut peur , dit La Fontaine) , agreste , aheurter,
obstiner , contrarier , alaiter , alegrement , alléchement,
allécher , allodial et allodialité , ambages , amende
amphore , ancombre et ancombrer , qui ne sont que
mal écrits , pour encombre , encombrer , etc. , etc.
Plusieurs de ces mots ont à la vérité perdu quelquesunes
des significations qu'on leur donne ici dans leurs
articles , mais la plupart leur sont restées , et c'était , si
je ne me trompe , une raison suffisante pour les écarter
de ce Glossaire ; ou bien il aurait fallu marquer avec
soin ces nuances , ce qui eût augmenté le travail et le
volume , mais ce qui , en alongeant un peu ces articles ,
leur eût donné une netteté et une précision qui leur
manquent.
Après cette épreuve faite sur la première lettre , si je
parcours les deux volumes à l'aventure ou , comme on
dit , à l'ouverture du livre , je ne m'arrête sur presque
aucune page que je n'y trouve des mots de même espèce ,
et auxquels je donnerais la même exclusion ; tels que
cartulaire , espèce d'archives ou papier terrier des églises
; encre , pour ancre de vaisseau , qui n'est qu'une
faute de copiste ; esglantier , pour églantier ( ce qui ne
valait pas la peine d'un article , ou il en faudrait faire
un pour chacun des mots auxquels l'usage à seulement
ôté quelque lettre ) ; explorateur , terme poëtique par
lequel on cherche encore à ennoblir un métier trèsvil
, mais très-lucratif; forain étranger , qui n'est
du lieu ; gaule , perche , et gauler , abattre avec une
perche ; gaupe , femme de mauvais ton et de mauvaise
vie ; gonfalon , bannière , enseigne , et gonfalonnier ;
huche , coffre à mettre le pain ; impétration d'un béné→
fice , impollu , propre , pur , sans tache ( mot immortalisé
par le ridicule dans ce malheureux vers de la
Théodore de Corneille :
A l'époux sans macule une épouse impollue. )
pas
502
MERCURE
DE FRANCE ,
jalage , droit sur le vin ; jalon , bâton pour aligner ;
lippe , pour lèvre , lippée ( franche lippée ) ; messéance ,
indécence , chose qui blesse l'usage ; mesure , pour modération
, sagesse ; nonchalant , nonnain , ormille , plan
d'ormes ; pamoison , páme , défaillance ( il ne fallait
mettre que páme , car pamoison n'a pas vieilli ) ; pelice
ou pelisse , porcher , referendaire , sabouler , serrer ( enfermer
sous clef) , service , surgir ( au port ) ; taquiner
taquinement , tricher , tricherie , vagissement d'un enfant
, etc. , etc.
>
Si tous ces mots étaient de la langue romane , assu¬
rément ils sont aussi de la langue française , et il n'y a
pas beaucoup plus de raison de les mettre dans ce
Glossaire qu'il n'y en aurait , par exemple , d'y meltre
les mots riche , chiche et charrue , qui se trouvent
dans les trois premiers vers du premier fabliau de
Barbazan ( 1 ) . Notez bien que tous ces mots sont pris
au hazard dans les deux volumes , et qu'en lisant de
suite chacune des lettres de l'alphabet , on y trouverait
à proportion autant de mots de cette espèce que
j'en ai relevé dans la lettre A.
S'il Ꭹ a donc un défaut dans cet ouvrage , c'est sur¬
tout cette sorte de surabondance ou de superfluité , défaut
bien plus facile à corriger que ne serait le vice contraire .
L'auteur me paraît avoir rempli toutes les autres conditions
requises dans un pareil travail. Il a pris grand
soin de marquer à chaque mot les variations que
ce mot a subies dans son ortographe et dans ses significations.
I choisit bien ses exemples , et puise
ses citations dans des sources , ou peu connues
ou même jusqu'à présent entiérement inconnues du
public. En expliquant d'anciens mots , il explique aussi,
dans l'occasion , d'anciens usages. Enfin il redresse ,
avec justesse , les erreurs où étaient tombés les auteurs
qui l'avaient précédé dans la carrière , et les articles
de ce genre sont quelquefois assaisonnés d'une petite
dose de malignité critique , qui rompt la monotonnie ,
et remédie aux inconvéniens de l'uniformité . En voici
un exemple :
( 1 ) Le vilain mire , d'où Molière a tiré le sujet du Médecin malgré
mire signifie en roman chirurgien , médecin.
tui ;
SEPTEMBRE 1808. 503
}
» BACHELER , Bachelard , Bachelier , Bachelor :
jeune homme qui n'est pas parvenu au degré qu'il
désire , qui n'est point formé , qui n'est point encore
parvenu à l'âge viril , mineur qui ne jouit pas de
ses biens , gentilhomme qui n'étant pas chevalier , aspire
à l'être ; apprentif, soit dans les armes , les sciences,
les arts ou tel métier que ce soit , aspirant , étudiant ,
homme dont l'éducation n'est pas formée en basse
latinité Baccalarius ; en Picardie , Bacheler ; en Dauphiné
, Bachelart ; en ancien Provençal , Bacelájhe.
Je vous di que maint Bacheler ,
Maint chevalier , mainte pucelle ,"
Maint borjóis , mainte damoiselle ,
Venaient laiens ( 2) à grand tas .
Le dict. du Lyon.
1
Barbazan (3 ) pense que le mot latin Baccalia , arbrisseau
qui porte fruit , a bien pu donner naissance à
notre mot bachelier. « En effet , dit-il , un jeune apprentif
est un jeune arbrisseau qui a déjà porté du
fruit ; mais qui n'est pas venu encore au point où il
aspire. Le latin bacca signifie toutes sortes de graines
et même d'arbrisseaux ; que sont autre chose les jeunes
gens , les étudians , si non de jeunes plantes qui ne
sont point encore formées ? » Au reste , continue M.
Roquefort , de toutes les étymologies que j'ai trouvées ,
celle- ci m'a paru la plus satisfaisante. Celle de Ragueau
d'après Cujas , est ridicule ; celles de Ménage et de Ducange
ne satisferont personne , non plus que celles de
Favyn , de Monet : Borel dérive ce mot de baculus
et peu après de baccalaureus : il est toujours en sust
pens , tantôt d'un avis , tantôt d'un autre. On pourrait
relativement à ses étymologies , lui appliquer ces
vers :
Il va du blane au noir ;
Il condamne au matin ses sentimens du soir. »
(2) Laiens est le même que Laians , et léans ; dedans , là- dedans.
Il est ici de trois syllabes .
(3) C'est par erreur ou plutôt par oubli qu'on a dit dans le premier
Extrait qu'on ne sait ce qu'est devenu le Glossaire manuscrit de Bar
bazan après sa mort . Il est à la Bibliothèque de l'Arsenal.
504 MERCURE DE FRANCE ,
Il serait impossible , on le voit bien , que tous les
articles fussent ainsi traités ; Mais on en trouve plusieurs
de ce genre , qui joignent l'agrément à l'utilité.
Ne dissimulons cependant pas que ce trait contre Borel
n'est pas d'une justesse parfaite . Cet auteur , dans
son article bachelier , rapporte d'abord les opinions
des autres et notamment de Fauchet , sur l'étymologie
de ce mot ; puis il ajoute : « Mais j'estimé qu'il
vient plus vraisemblablement de baccæ lauri , à cause
du rameau de laurier qu'on leur donnait , comme on .
fait encore à ceux qui passent maîtres-ès-arts , après
leur philosophie. » J'avoue que je préfère cette étymologie
à celle de Barbazan . Bachelier a été pris surement du
latin- baccalaureus , évidemment formé des deux mots
bacca et laurus. Appliqué d'abord aux étudians qui recevaient
la branche de laurier , il s'est étendu ensuite
aux jeunes gens de leur âge , et du noviciat des connaissances
humaines à celui de tous les arts et de toutes
les professions. !
Borel est plus justement critiqué dans l'article besan,
et cet article contient des observations curieuses sur
l'origine de ce mot et la valeur de cette monnaie. 17 te
« BESAN, Besant , Bezant : monnaie d'or ainsi nommée
de ce qu'elle . commença d'avoir cours dans la
ville de . Bysance. Borel et Ragueau ont écrit qu'il valait
cinquante livres tournois , et que la rançon du
ro S. Louis , fut payée en cette monnaie. Le sire de
Joinville en a effectivement parlé , mais il lui assigne
une valeur bien diffèrente , car selon lui le besan ne
valait que dix sols . « Et lors le conseil s'en r'ala parler
au soudanc , et rapportèrent au roy que se la roine
vouloit paier dix cent mil besans d'or , qui valoient
cinq cent mile livres , que il délivreroit le roy. » Joinv.
Hist. de S. Louis. Si le besant avait valu cinquante
livres , la rançon du roi serait donc montée à cinquante
millions ; et c'était alors une somme si exorbitante
qu'il est permis de douter que la France eût pu
la fournir. Voyez la vingtième dissertation de Ducauge
sur l'histoire de S. Louis , p. 257 ..... On voit par
les écrits du treizième siècle , que le plus beau cheval
n'était estimé que de quarante à cinquante livres ; à
SEPTEMBRE 1808. 505
moins que le mot besant étant venu d'outre mer on
n'eut donné son nom en France , à une monnaie de
plus grande valeur que celle frappée. ( Il faudrait que
` celle qui avait été frappée ) à Bysance : enfin , dans
plusieurs titres d'abonnement de fief , le besant est
apprécié vingt sols , et dans d'autres dix sols . Aussi
Ducauge ( Hist. de S. Louis , p. 259 ) , dit- il que le
marc d'argent valait huit besans , ou quatre livres
(quatre-vingt sols ) en argent . Au sacre de nos rois
on en présentait treize à la messe , et on les nommait
bysantins . »
Cette discussion est d'une bonne critique. Il resté
cependant toujours des obscurités et des incertitudes
sur la valeur précise du besant d'or. Car s'il
ne valait que dix sols , il devait être d'une petitesse
extrême. Nos anciens demi-louis de 12 hvres et nos
petites pièces de 10 fr. peuvent en donner une idée .
Que serait-ce qu'une monnaie d'or qui ne serait que
la vingt- quatrième partie des uns et la vingtième des
autres ?
4.
Le mot besant , ajoute l'auteur en finissant son
article , a été formé du nom de la ville de Bysance ,
aujourd'hui Constantinople , Bysantium , comme les
parisis de Paris , les tournois de tours , les pictes de
Poitiers , les carolus de Charles , etc , L'étymologie de
Borel , bes et as , deux as , ressemble à celle que M.
Grandval , dans son poëme de Cartouche , fait donner
par son héros au mot argot : Argot , dit Cartouche ,
vient du grec argos . w
?
Des articles encore plus étendus ' que ceux -là , sont
de véritables dissertations où M. Roquefort examine
des questions d'antiquité , réfute des erreurs , ou éclaircit
des doutes , et tire le plus souvent ses solutions
de nos plus anciens manuscrits. Je pourrais surtout
citer les deux articles Graal et Sainct- Graal,
qui se suivent et s'expliquent l'un l'autre. Leur longueur
seule m'en empêche et j'y renvoie le lecteur ;
mais ce ne sera point encore sans observer que l'auteur
y montre toujours trop de prévention contre
Borel , et qu'en expliquant beaucoup mieux que luti
ce que c'est que ce Saint- Graal , il n'a pas raison en
ნინ MERCURE DE FRANCE ,
tière dans la critique qu'il fait de son explication.
Par exemple , il lui reproche d'avoir appelé le sang
de J. C. (qui fut , dit-on , reçu dans ce graal ou
vase ) , tantôt sang real , royal , et tantôt sang
agréable. Il est certain que si Borel eut ainsi employé
cette dernière épithète , il aurait dit une chose fort
ridicule ; mais il dit , le sang agréable aux hommes ,
en ce qu'ils en lavent leurs péchés , ce qui est très- différent.
J'ajouterai que M. Roquefort établit fort bien que
graal signifiait en général un vase , un grand plat ou
plutôt un grand bassin creux , que le beau vase d'émeraude
qu'on nomme le Saint- Graal , sur lequel nous
avons une savante dissertation de M. Millin , est celui
dans lequel on dit que Saint-Jean d'Arimathie reçut le
sang de J. C. et qui fut apporté à Gênes après la conquête
de Jérusalem par les croisés ; mais qu'en voulant
mieux expliquer que Borel , deux anciens passages , il
paraît s'être trompé lui-même.
le
« Et por ce l'appelon nos graal qu'il agrée as prodes
hommes. En cest vessel gist le sang de J. C. » Roman
manuscrit de Merlin : ce qui signifie , dit notre auteur,
et nous appelons ce vaisseau , ce vase , parce qu'il plaît
ainsi aux gens sensés , le saint graal , parce qu'il renferme
sang de J. C. Il me semble que le texte dit bien
clairement : nous l'appelons graal parce qu'il agrée aux
gens sensés. Le point qui suit arrête là le sens , et le texte
ajoute , comme un fait , qn'en ce vaisseau est le sang de
J. C. Cette espèce de jeu entre graal et le mot agrée est
réellement le sens du manuscrit : mais il prouve seulement
que l'auteur du manuscrit s'est trompé et qu'il
ignorait lui-même l'étymologie du mot graal , sans
qu'il soit nécessaire d'expliquer forcément ce qu'il a dit ,
et sans que la manière dont M. Roquefort a expliqué ces
mots graal et saint graal soit moins juste.
De même dans le second passage , le roman dit : « Et
comment le clameron nos qui tant nos grée , cil qui li
voudront clamer , ne mettre non à nos esciens , le clameront
le graal qui tant agrée : et quant cil l'oyent , si
dient , bien doit avoir non cist vesseaux graax, » Ce qui
ne veut dire autre chose , selon M. Roquefort , sinon
SEPTEMBRE 1808. *** 507
qu'il leur plaît de nommer ce vase , ce vaisseau , saint
graal ( sanctam crateram ) et cela parce qu'il renfermait
le sang de J. C. , que ce vase , ce graal leur plait
beaucoup , et qu'il mérite d'être nommé saint, — Qui
tant nos grée et qui tant agrée , se rapportent évidemment
dans cette phrase du roman au vase même et signifient
bien ce qu'ils semblent signifier , et M. Roquefort
n'a nullement besoin de donner au texte l'entorse
qu'il lui donne pour avoir parfaitement raison dans
tout le reste de son article .
Ces observations ne doivent lui prouver que l'attention
avec laquelle j'ai lu son ouvrage et l'intérêt que doit
inspirer à tout homme studieux de notre langue l'entreprise
qu'il a eu le courage de former ; il l'a conduite
dès le premier pas à un point qui ne paraît plus exiger
que peu d'efforts pour l'élever jusqu'au degré de perfection
où ces sortes de productions peuvent atteindre.
Je finirai cet extrait en l'invitant très-fortement à revoir
son travail entier avec une nouvelle application et un
nouveau courage. Il aura peu à y ajouter , si ce n'est quelques
mots qui peuvent encore avoir échappé à ses pre→
mières recherches , et quelques citations d'anciens tex
tés , sur-tout au commencement : les rectifications où
corrections seront peu considérables; quant aux suppres
sions , elles seroient , à mon avis , plus nombreuses . Je
lui en ai dit les raisons : c'est à lui de les peser , avec
désir de bien faire dont il paraît animé , et cet esprit justes
et éclairé qui lui donne tous les moyens d'y parvenir, (16
Le premier de ces deux volumes est orné d'une jolie
gravure représentant un chevalier assis , et une jeune
dame debout , lui faisant une lecture qu'il écoute avec
intérêt. Les costumes , l'architecture et tous les accessoi
res rappellent les siècles dont le Glossaire est destiné à
expliquer le langage. L'édition de cet ouvrage est très→
soignée , comme le sont toutes celles qui sortent des
presses de M. Crapelet , et la correction du texte est sans
reproche ; genre d'éloge que l'on donne avec d'autant
plus de plaisir qu'on voit paraître aujourd'hui moins
d'ouvrages qui le méritent.
GINGUENÉ.
508 MERCURE DE FRANCE ,
DISCOURS prononcé par M. VIGÉE , le jour de la distribution
des prix de l'institution polytechnique.-
De l'imprimerie de Jean Gratiot , rue Saint-Jacques ,
n° 41.
-
DANS ce Discours , M. Vigée , qui joint le goût de
la bonne littérature à un talent poëtique très varié ,
développe avec clarté et intérêt cette vérité , qu'il est
nécessaire de faire un sage emploi du tems. Dans toute
autre circonstance , et devant tout autre auditoire lé
développement de cette vérité , incontestable mais connue
, eût peut-être paru inutile ; mais lorsque l'on parle
à de jeunes élèves , il faut bien leur rappeler les vé
rités premières , et les élémens même de la morale
pratique. Voulant être sur-tout compris , on n'est pas
le maître devant eux de dominer et de généraliser
şes idées , comme devant des auditeurs instruits , et
qui se trouvent au niveau de la pensée de l'orateur.
Ce genre de sacrifice , car c'en est un , n'est pas si facile
qu'on le pense. Horace l'avait dit avant nous : difficile
est proprie communia dicere. L'orateur , qui , dans
ce cas , n'a rien de nouveau à nous apprendre , parce
que ce qui est neuf pour la jeunesse ne l'est pas pour
l'âge mûr, ne peut alors captiver l'attention du lecteur,
que par une manière de s'exprimer qui lui appartienne
au moins , puisque le fond n'est pas à lui.
Il n'a pas même , devant cette jeunesse qui l'écoute ,
l'avantage de pouvoir déployer toutes les richesses et
toutes les ressources de sa langue. Il craint que ce luxe
'de l'éloquence auquel leurs oreilles ne sont pas encore
accoutumées, ne soit pour eux qu'un vain son , qu'un
eliquetis de mots qui les détourne de la chose. Que lui
reste-t- il donc ? la méthode , la clarté , une sorte d'élégance
qui n'exclut pas la simplicité , et sur-tout cette
onction affectueuse qui lui fait des amis de ceux qui
l'entendent , et qui leur prouve qu'il est lui - même persuadé
de ce dont il veut les. convaincre. Il nous semble
que dans ce Discours , M. Vigée a ce genre de merite ;
il n'éblouit point , il définit avec justesse , il discute
SEPTEMBRE 1808. 50g
avec précision , il émeut doucement l'ame , il persuade
enfin . Il remplit donc son but , car c'était là sa tâche.
Veut - il peindre à cette jeunesse si mobile par ellemême
le tems dont rien ne peut retarder la fuite ,
voyez comme il s'exprime ? « Le tems ! oseriez - vous
» calculer sa brièvete ? voyez comme il s'écoule dans
» ces heures fugitives où le délassement succède au
» travail , où les jeux se partagent et se disputent vos
» loisirs. Que dis-je ? si l'étude a pour vous des char-
» mes , comme il s'écoule dans les momeus consacrés
>> à votre instruction ! Le tems ! Non , le nuage que
chasse devant lui un vent impétueux ne passe point
» avec plus de vitesse , et le torrent qui jaillit d'un
» roc inaccessible , tombe , se précipite et roule avec
» moins de rapidité , et lorsque le tems fuit à si grands
» pas , lorsqu'il n'est point d'obstacle qui puisse le res
» tarder , point de bras qui puisse le retenir , specta-
» teurs indolens de sa course accélérée , vous abandon-
» neriez à une molle nonchalance , à une coupable
» oisiveté , à une dissipation funeste des instans qui se
» succèdent sans retour , qui , une fois perdus , ne se
>> recouvrent jamais ? S'il en était ainsi , hâtez -vous ,
» jeunes élèves , vous le pouvez encore , hâtez - vous
» de réparer des torts dont , à présent , vous ne pré-
» voyez pas les conséquences , mais qui , un jour , se
>> raient pour vous une source inépuisable de regrets. »
Certainement ce morceau ne frappe notre ame d'au
cune idée nouvelle e ce mérite n'y aurait point été à
sa place , et l'auteur ne devait pas le rechercher ; mais
les pensées en sont justes , et le style qui a du mou
vement et la chaleur propre au sujet , lui donne le
degré d'intérêt dont il était susceptible. remmen
44
1
Voici un autre morceau , où l'expression est plus
riche , et où l'auteur semble s'élever au- dessus de la
simplicité dont il s'est fait une règles mais sans sortir
cependant du ton convenable au sujet qu'il traite.
« On parle de richesse ; la véritable richesse , c'est
» le tems. Oui , le tems est le trésor de tous les âges
>> et de toutes les conditions. C'est celui de l'enfant
» qui , pâlissant sur des livres , enrichit peu à peu sa
» mémoire , et facilite ainsi le développement de son
510 MERCURE
De France
,
>> intelligence; celui du jeune homme qui est assez
>> avancé pour sentir que plus il a appris , et plus il
» lui reste à apprendre ; celui de l'homme fait que
» tourmente un noble désir de tenir par ses talens ,
>> un rang honorable dans la société; celui du vieil-
» lard qui , en garde contre la mort , ne veut pas
» qu'elle le surprenne au milieu de ses projets , de ses
»voeux ou de ses espérances . C'est celui du laboureur
» qui trempe de ses saeurs le sillon qui doit le nour-
» rir ; celui de l'artisan qui , éveillé avant le jour ,
» n'interrompt qu'avec la nuit ses pénibles et profitables
>> travaux ; celui de l'artiste qui , dans quelque car
>> rière qu'il parcoure , se propose toujours pour but
>> le suffrage de son siècle et les hommages de la pos
>> térité ; celui du savant qui , dans ses recherchez
>> laborieuses , dans ses calculs profonds ou dans ses
» expériences hardies , est sans cesse occupé de hâter
» le progrès des lumières ou d'augmenter la masse des
» connaissances ; celui de l'amant des lettres qui ne
» rêvant que la gloire , attache son nom à un ouvrage,
» et espère que cet ouvrage sauvera son nom d'un
» éternel oubli . Le tems , comme je n'ai pas craint de
» l'avancer , est donc la véritable richesse dont l'homme
» est doté en naissant ; je dirai plus , c'est la seule
» réelle , peut-être , puisqu'elle ne dépend point du
>> caprice du hazard ; que , tant qu'il vit , elle ne peut
» jamais lui échapper , et que , lorsqu'elle lui est ra-
» vie , c'est qu'il est arrivé au terme de ses désirs et
» de ses besoins. » Ce morceau , qui ne sort pas du
genre tempéré, est néanmoins brillant. La figure dont
Forateur se sert , est l'énumération ( car pourquoi
donner des noms grecs à ce qui peut être dit plus
clairement en français ? ) Elle est d'autant mieux
placée ici , que l'Auteur , par cette figure très -adroitement
employée , semble rallier autour de l'étude , et
rappeler à un bon emploi du tems , tous les âges , et
tous les états de la vie humaine . On voit que M. Vi
gée connaît les secrets du style , et qu'il est du petit
nombre des écrivains qui ne sont pas moins familia
risés avec la bonne prose qu'avec une poësie élégante
et délicate. Nous warions pu rélever quelques expres
SEPTEMBRE 1808. 511
sions qui nous ont paru n'être ni assez justes , ni assez
choisies ; mais elles sont en très-petit nombre ; et
l'auteur a trop de goût pour ne pas les apercevoir
lui-même en relisant son ouvrage. Nous nous arrêtons
donc ici , pour prouver à M. Vigée , que nous avons
profité à son école , et que nous voulons ménager son
tems , le nôtre , et celui de nos lecteurs. N.
VARIÉTÉS .
THEATRE FRANÇAIS.
·Suite des débuts de Mademoiselle EMILIE Levert :
débuts de Mademoiselle FLORINE Bazire.
Les débuts , ou plutôt les succès de Mlle Emilie Levert ,
ont un éclat si soutenu ; l'affluence qu'elle attire , dans la
saison la moins favorable aux spectacles , est un témoignage
si marqué de la faveur publique ; les suffrages nombreux
qu'elle réunit portent un tel caractère de désintéressement
et de franchise , qu'on ne peut guères révoquer en doute
l'admission prochaine de cette jeune actrice au Théâtre
Français. Elle paraît successivement , dans les rôles les plus
opposés , à côté des talens les plus remarquables ; elle n'éclipse
personne ; mais elle prend une place distinguée dans
les réunions les plus parfaites que le théâtre puisse offrir.
On l'avait vue , dans la Coquette corrigée , passer rapidement
de l'étourderie , de la légèreté , de l'impertinence
même , à la décence , à la modestie , à la sensibilité . On
vient de la voir , dans la Femme jalouse , exprimer , avec
la même énergie , l'emportement d'une passion effrénée , et ·
l'accablement , la douleur profonde que ses excès laissent
après eux dans un coeur honnête et détrompé . Cette double
épreuve , dans des ouvrages qui doivent presque tout au
talent des acteurs , a été pour Mlle Levert un double triom--
phe. Elle a d'ailleurs montré , dans tous les rôles qu'elle
a joués , une intelligence également vive et sûre , un heureux
mélange de vigueur et de grâce , de finesse et de
aurel. En joignant à des avantages si rares un amour
passionné pour son art , des études constantes , une docilité
peu commune pour les avis de la critique , Mlle Levert
doit , en peu d'années , s'élever au premier rang , et ne
conserver que des traces légères des défauts qu'on peut
512 MERCURE DE FRANCE ,
4
encore lui . reprocher. Mais ces défauts sont assez graves
pour qu'une bienveillance sévère l'en avertisse fréquemment.
En général , quoiqu'elle saisisse et qu'elle rende , avec beaucoup
de vérité , les principaux traits du caractère qu'elle
représenté , sa diction trompe quelquefois son intelligence :
elle ne la soutient pas toujours avec une égale fermeté ; dans
ce qu'on appelle au théâtre un grand couplet , souvent elle
abandonne les derniers vers , de manière à beaucoup affaiblir
l'effet qu'elle a produit dans les vers précédens. Le défaut
de sa prononciation cède lentement à un travail opiniàtre ,
mais il n'a point encore entiérement disparu . Enfin ce n'est
point assez pour Mile Levert que l'usage de la scène , la
confiance et la sécurité lui donnent aujourd'hui plus d'aisance
, il faut encore qu'elle mette dans certains rôles u
peu plus de poblesse et de dignité. Ses premières habitudes
dramatiques ne l'avaient point préparée à saisir le ton de
la haute comédie ; le moment est venu pour elle de l'acquérir
, et de le concilier avec la vivacité , le. naturel et la
franchise , qui forment le caractère particulier de son talent.
**
un
Les succès de Mile Florine Bazire sont plus contestes
dans l'opinion que ceux de Mlle Levert , quoiqu'ils ne le
soient pas davantage au parterre. Cette jeune personne
a débuté dans un emploi que Mlle Duchesnois remplirait
seule , si ses forces égalaient son zèle et son talent ,
mais qui , par le nombre , l'importance et la difficulté des
rôles qu'il embrasse , exigeait au moins la réunion de
Mlle Georges et de Mlle Duchesnois . L'absence de la première
laisse donc une place vacante , et la carrière est
ouverte aux prétentions et aux espérances, Mlle Maillard
s'est dabord présentée pour la remplir : élève d'un grand
acteur , fière d'une force prématurée , quelquefois étonnante
et souvent digne d'être applaudie , meme dans ses
écarts , mais inégale , gauche , et d'un physique , ( pour
parler le langage des coulisses ) qui soutient mal la majesté
de la tragedie , elle a terminé ses débuts sans avoir
entiérement fixé l'opinion des connaisseurs. Mlle Florine
lui succède dans cette lice périlleuse : elle y porte une
figúre noble et régulière , une diction sage , de l'intelligence
, de la mesure , de la raison . La manière, dont elle
a joué Camille dans les Horaces , annonce qu'elle ne
manque point de vigueur ; cependant on lui reproche de
ne pas donner aux passions tragiques une expression assez
forte et de ne pas les peindre sur son visage : sans doute il
faut qu'elle anime davantage sa figure et ses mouvemens .
Mais
SEPTEMBRE 1808.
DE
LA
SEINE
1
Mais sans compter qu'il y a dans les premiers débuts un
fond de timidité qui trahit souvent les meilleures intentions
, et qui ne permet pas de rendre comme on sent
ne sommes-nous pas un peu gâtés par l'exagération de C
quelques acteurs , qui le sont , à leur tour , par les applaudissemens
frénétiques du public ? Je sais que les vives
émotions de l'ame altèrent la voix la plus douce et troublent
l'harmonie de la plus touchante figure . Mais ne
peut-on les peindre que par des cris et des contorsions ?
Il me semble qu'au théâtre , la douleur , le désespoir , et
même les passions féroces , comme la haine et la vengeance
, doivent conserver de la noblesse et de la grandeur.
Les Euménides étaient belles sous le pinceau des
anciens ; et c'est ainsi , je crois , que dans l'optique de la
scène doivent paraître les traits d'un acteur , lors même
qu'il veut exprimer les plus violentes passions . Au reste ,
je ne prétends pas que Me Florine Bazire doive à des
réflexions semblables l'empire qu'elle a conservé sur ellemême
, dans les passages les plus entraînans des rôles
qu'elle a joués. Je voudrais aussi que dans Phèdre , dans
Hermione , dans Aménaïde , elle eut montré plus de chaleur
et plus d'abandon . Elle a besoin de conseil , d'étude ,
de travail , mais elle à des avantages qu'on peut méconnaître
et qui favoriseront beaucoup ses heureuses dispositions
;
de la grace , de la beauté , de l'intelligence , une
très-bonne diction , une taille qui porte bien le manteau
de Melpomène , et dix-huit ans,
Quel doit être le terme de ces débuts ? qui doit en
être le juge ? quel en sera le résultat ? Telles sont les
questions que la curiosité , l'amour-propre , l'intérêt personnel
, et même celui de l'art dramatique , font discuter
tous les jours. Sur la première , un ancien usage et peut
être aussi le réglement , répond que trois débuts dans trois
rôles différens , suffisent aux épreuves ; mais Mlle Levert
en a déjà joué dix , et le caissier de la comédie soutient ,
à la treizième réprésentation , que des débuts semblables
doivent durer toute l'année . Sur la seconde question , le
public qui ne doute de rien et ne se pique pas de modestie
, prétend qu'à lui seul appartient le droit de juger
ce qu'on lui présente , en vertu d'une magistrature qu'il
-achète à la porte du théâtre . Ses arrêts sont respectés
tant que la toile est levée ; mais ceux qui sont les plus
soumis devant lui , se vengent ordinairement de ses hauteurs
en rentrant dans les coulisses , et le jugement du par-
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
terre est souvent cassé dans les foyers . Quel sera donc le
résultat des débuts ? C'est la troisième question qui se
présente , et pour la résoudre , il faut nécessairement recourir
à l'autorité protectrice qui veille sur le premier
théâtre de l'Europe : elle est heureusement confiée à un
homme , que les talens aimeraient à choisir pour guide
s'ils ne l'avaient pas pour juge , et qui joint à l'esprit le
plus aimable , au goût le plus éclairé , la bienveillance la
plus polie pour toute espèce de mérite. Nul doute que sa
décision ne soit conforme aux intérêts de l'art dramatique ,
à ceux du Théatre Français et au vou du public impartial.
ESMENARD.
NOUVELLES POLITIQUES .
PARIS , 8 Septembre. - Relation des événemens d'Espagne.
LES hommes éclairés , partisans des idées libérales , et désireux de voir
leur pays régi par une constitution qui garantisse les droits de la nation ,
sont très-nombreux en Espagne .
Ce royaume renferme aussi beaucoup de personnes qui ont accompagné
de leurs voeux les différentes scènes de la révolution en France .
}
Le tiers du territoire est possédé par le clergé séculier les moines ,
presque tous sans aucune instruction , et fanatiques au plus haut degré,
exercent une puissante influence sur les classes inférieures du peuple ,
qui vivent dans une ignorance plus entière en Espagne que partout ailleurs ,
et qui , sous une telle direction , n'ont fait de progrès depuis plus d'un
siècle , que daus le goût des pratiques superstitieuses et de l'oisiveté.
Les événemens successifs de l'Escurial et d'Aranjuez , qui frappèrent
d'une atteinte profonde le respect dû au trône , la convocation d'une Junte
à Bayonne , pour discuter les bases d'une constitution ; les événemens
'extraordinaires et imprévus du 2 mai à Madrid ; toutes ces circonstances
mirent en jeu les passions , et portèrent au plus haut point d'exaltation
les craintes et les espérances. * *
La faction anglaise ne pouvait manquer de chercher à mettre à profit
cette situation des choses . Elle fut toujours très -active et très - puissante
dans les ports . Son influence se fit même sentir , dans tous les tems , à.
Madrid. Elle avait acquis plus de force par les circonstances générales
du continent, et par les sacrifices que ces circonstances exigeaient du
commerce espagnol. Toutes les intrigues tendirent donc à faire naître la
pensée d'abandonner l'alliance de la France pour se mettre en relation
avec l'Angleterre , et ce voen secret eut une part assez considérable dans
les événemens d'Aranjuez et dans ceux qui suivirent . ^
La majeure partie des propriétaires et des hommes éclairés qui constituent
, soit la noblesse , soit le haut clergé , était animée d'un bon esprit
et des meilleurs sentimens. Mais le parti de l'inquisition et celui des
moines , agités par les agens nombreux que l'Angleterre entretenait en
Espagne , profitèrent de l'ignorance et de l'aveuglement du peuple , l'abuSEPTEMBRE
1808. 515.
serent par de fausses rumeurs , mirent les armes à la main des prolétaires,
et la sédition éclata à la fin de mai , dans le moment où tous les arrangememens
relatifs à l'Espagne étaient consommés , et où la Junte se réunissait
à Bayoune , et commençait ses opération's .
2
Des miracles furent solennellement proclamés à Saragosse , à Vallado→
lid , à Valence , à Séville , etc. Ces jongleries , qui ne sont propres qu'à
déshonorer la religion et qui seraient impuissantes sur les autres peuples.
du continent , ont eu sur les habitans de l'Espagne les plus grands effets .
Sur les côtes , un parti nombreux , connu par sa haine pour la France
et que l'on excitait à faire cause commune avec l'Angleterre pour obtenir
la liberté de son commerce , encouragea les passions du peuple et feignit
de partager ses erreurs superstitieuses . Les plus funestes désordres résultèrent
de ses dispositions ; ils éclatèrent presqu'en même tems dans les
provinces méridionales , dans les provinces de Navarre et d'Arragon , en
Estramadure , dans les Castilles et dans les provinces de Léon , des
Asturies et de Galice .
Ils commencèrent le 27 mai dans les provinces méridionales . Don Miquel
de Saavedra , conseiller- d'Etat , était capitaine -général du royaume de
Valence . Il voulut s'opposer aux desseins des insurgés . Sa vie étant ine→
nacée , il se réfugia à Requena . Les insurgés informés du lieu de sa retraite
, s'y portèrent en foule , se saisirent de sa personne , le ramenèrent
à Valence , et le massacrèrent près de l'hôtel du comte de Cerbellon ,
qui paraissait jouir de leur confiance , et dont les efforts furent inutiles
pour le sauver. La tête de don Miquel de Saavedra fut mise au bout
d'une pique , promenée dans toutes les rues , et ensuite placée au haut
d'une pyramide , sur la place de Santo-Domingo . Le marquis d'Arneva
était destiné au même sort ; mais il parvint à échapper aux insurgés .
Dans les premiers momens de l'insurrection de Valence , les insurgés
avaient exigé que tous les Français domiciliés dans le royaume fussent
conduits à la citadelle , et leurs biens confisqués . Quelques jours après ils
trainèrent en prison l'équipage d'un bâtiment français , qui , poursuivi
par une frégate anglaise , s'était réfugié sur la côte espagnole . Le 14 juin ,
dans un nouvel accès de fureur , ils s'emparèrent de ces prisonniers et les
égorgèrent . Le 17 juin , les membres de la Junte qui , sous peine de la vie ,
avaient été forcés de prendre part à ce comité , dénoncèrent par un acte
solennel et vouèrent à l'exécration générale l'instigateur de ces atrocités .
Celui que la Junte désigna pour tel, fut un nommé Balthazar Calbo , ministre
des autels et membre du chapitre de San -Isidoro de Madrid .
A Cuença , le corrégidor et l'intendant furent chargés de chaînes et
emmenés par les paysans attroupés , qui , avant de partir , pillèrent les
maisons et maltraitèrent cruellement les familles de ces deux respectables
magistrats ..
A Carthagène , le peuple mit à mort le gouverneur qui avait long-tems
joui de la considération générale .
•
A Grenade , le 30 mai , le générale Truxillo , gouverneur de Malaga .
arriva dans cette ville . Il fut assassiné par le peuple , son corps fut
traîné dans les rues , coupé en morceaux et ensuite brûlé .
A Algésiras , le 2 Juin , le consul de France fut jeté en prison . Le
peuple mutiné demanda sa tête , et la fermeté des gens de bien s'opposa
ce nouveau crime.
A Saint-Lucar de Barameda , le 4 juin , le gouverneur de la ville ,
général distingué par son rang et son mérite , fut massacré par le peuple .
A Jaen , les paysans forcèrent les habitans d'abandonner leurs maisons
et leurs propriétés , massacrèrent le corregidor et pillèrent la ville.
: Séville , ayant levé l'étendard de la révolte , forma une Junte d'insur-
7
Kk2
516 MERCURE DE FRANCE ,
rection ; et une partie des soldats du camp de Saint-Roch et de Cadix ,
attirés par la forte paie que promettaient les insurgés , déserta et se réunit
à eux. Pour premier essai de leur puissance , ils massacièrent le comte
d'Aquila , l'un des hommes les plus considérés de Séville ; un capitaine
de contrebandiers fut nommé chef , et les insurgés , composés de moines
de déserteurs , de contrebandiers , marchèrent en armes pour défendre
l'entrée de Cordoue.
A Cadix , le 27 et le 28 mai , le peuple se souleva contre le lieutenant.
général Solano , marquis del Soccoro , qui était capitaine-général de la
province et gouverneur de la ville , homme jusqu'alors généralement
adoré. Les insurgés enlevèrent des armes dans les casernes , et un canon
sur le rempart , attaquèrent l'hôtel du gouverneur , parvinrent à se saisir
de sa personne , et le massacrèrent de la manière la plus atroce .
A la Caroline , le corregidor voulant s'opposer aux désordres , fut décapité
par le peuple .
Des événemens non moins affreux se passaient dans les provinces de
Navarre , d'Arragon et de Catalogne ..
A Saragosse , les paysans fusillèrent le colonel espagnol du régiment
du Roi , dragons ; et 33 autres officiers de leur parti , contre lesquels ils
se révoltèrent , furent saisis par eux et mis à mort avec les circonstances
les plus cruelles .
La même haine pour toute espèce d'autorité et pour tous les hommes
revêtus du pouvoir et de la considération publique , produisit des effets
non moins atroces en Estramadure et dans les Castilles .
A Badajoz , le 30 mai au matin , la sédition se manifesta et fut en un
instant à son comble. L'hôtel du gouverneur , comte de la Torre del
Freno , fut assailli . Les insurgés demandèrent qu'on les enrôlât et qu'on
leur donnât des armes. Le gouverneur parut sur son balcon pour les
exhorter à rentrer dans l'ordre . L'évêque était à côté de lui . Les furieux
ne voulurent rien entendre. Ils forcèrent la garde du palais , montèrent
à l'appartement du gouverneur , l'en arrachèrent , et le traînèrent jusqu'à
la porte des Palmes , où il le massacrèrent à coups de bâton et à coups
de couteau ; il portèrent son corps nu et sanglant sous les yeux de sa
femme , et mirent le palais au pillage.
A Valladolid , le 5 juin , le général don Miquel Ceballos , commandant
du génie à Ségovie , fut conduit en vertu d'un ordre du général Cuesta
dans les cachots de Carbonero. Les insurgés l'enlevèrent de sa prison , le
mirent en pièces sur le Campo- Grande , en présence même de sa femme
et de ses enfans , portèrent sa tête au bout d'une pique , et se partagèrent
ses membres , qui furent traînés en triomphe dans toutes les rues.
A Talavera , le 5 juin , le corregidor voulut réprimer les mutins ; ils
demandèrent sa tête , et ce fut au courage de quelques hommes de bien
qu'il dut le bonheur de se sauver et d'échapper à la mort.
Les provinces de Léon et des Asturies étaient dans le même tems en
proie à des scènes aussi sanglantes.
A la Corogne , le 29 mai , le général Filangieri voulut employer la per
suasion pour ramener les paysans attroupés . Il allait être tué d'un coup
de fusil , lorsqu'un officier d'artillerie se plaça au- devant de lui et lui
sauva la vie . Le lendemain 30 , les insurgés s'emparèrent du palais du
gouverneur , qui s'était réfugié au couvent de Santo -Domingo , et le pa-
Jais fut saccagé.
Au Ferrol , le 22 juin , la maison du lieutenant -général de marine
Obrejon fut pillée . Cet officier , trouvé dans les fabriques d'Isquiendo
fut jeté dans les cachots de Saint- Antoine.
?
Dans le royaume de Léon , à la date du 22 juin , les paysans s'étaient
SEPTEMBRE 1808. 517/
portés en foule dans plusieurs villes , bourgs et villages , et avaient fait
tomber les têtes des principaux citoyens . On annonçait que le gouverneur
de la Corogne , le corregidor de Léon et le comte de Castro Fuorte ,
colonel des milices de Valto , remis entre les mains du général Cuesta
allaient être livrés au bourreau .
De tous côtés , les hommes qui , par leurs dignités , leur rang , leurs
vertus , leur fortune , étaient en possession de la considération publique ,
payaient de leur tête leur résistance courageuse à l'oppression et leur
dévouement à la patrie. Des comités d'insurrection s'emparaient des
caisses , s'organisaient et faisaient peser sur les hommes de bien la plus
cruelle terreur .
Les ministres , les membres de la Junte de Madrid et de la Commission
du gouvernement , employaient tous les moyens de conciliation ;
mais leurs efforts étaient inutiles , et ne pouvaient ramener à l'obéissance
des hommes ignorans et fanatisés , que la superstition et la ruse égaraient ,
et qui se livraient avec fureur à l'amour du pouvoir et à l'attrait du
pillage.
Cette effervescence était le résultat inévitable de l'état d'incertitude ,
de souffrance et de malaise dans lequel un mauvais gouvernement avait
jeté la nation espagnole . Elle avait été préparée , excitée par les intrigues
et la corruption de l'Angleterre , et par le désordre des idées publiques
qui était né lui-même de la faiblesse de ceux qui gouvernaient , de la
divergence des opinions politiques et des partis qui s'étaient formés
contre l'autorité suprême. Il fallut avoir recours aux armes , pour réprimer
les excès et en imposer aux malveillans .
Le maréchal Bessières fit le premier marcher différens détachemens
sur Logronno , Sarragosse , Ségovie , Valladolid et Saint-Ander , Ces
colonnes , toutes peu nombreuses , obtinrent partout les plus grands
succes , sans éprouver aucune perte notable.
La ville de Logronno s'était mise en insurrection ; elle avait pris pour
chef un tailleur de pierres reconnu pour un des plus mauvais sujets
du canton. Le général Verdier eut ordre de se mettre en marche
avec deux bataillons . Il investit la ville , le 6 juin , mit en déroute les
insurgés , leur prit six mauvaises pièces de canon qu'ils avaient déterrées ,
fit punir les plus séditieux , et remit à la tête de la ville les principaux
citoyens qui avaient été jetés en prison . Il rentra ensuite à Vittoria.
Le général Frère avait marché sur Ségovie où des mouvemens
s'étaient aussi manifestés ; il était à un quart de lieue de cette ville , le
7 juin , lorsqu'il envoya un parlementaire aux magistrats , pour les
inviter à faire rentrer les insurgés dans le devoir. Leur nombre était
de 5000 hommes avec 30 pièces d'artillerie enlevées dans le parc de
Ségovie . Ils ne laissèrent point avancer parlementaire , et l'accueillirent
à coups de canon . Le général ordonna aussitôt l'attaque ; la
place fut emportée de vive force ; beaucoup d'insurgés périrent dans
le combat. Un grand nombre fut fait prisonnier , et l'on s'empara de
tous leurs canons.
La ville , délivrée du rassemblement insurgé et rendue à elle- même ,
fit sa soumission .
Le général Lasalle marcha de Burgos sur Torquemada , où se trouvaient
6000 insurgés , qu'il fit attaquer le 7 par 500 chasseurs à cheval .
Ces insurgés furent dissipés , en laissant 1200 hommes sur le champ de
bataille. Le petit village de Torquemada fut incendié.
Le général Lasalle marcha le 8 sur Palencia . A son approche , une
députation , présidée par l'évêque , vint offrir la soumission. de la ville ,
qui rentra aussitôt dans le devoir .
518 MERCURE DE FRANCE ,
Le général Lasalle avait employé le 9 et le 10 à désarmer la ville et
la province de Palencia . Le 12 , il se dirigea sur Duennas , où il fit sà
jonction avec le général Merle , et d'où il continua sa niarche sur
Valladolid . Cette ville avait levé l'étendart de l'insurrection , et le
général Cuesta , capitaine - général , s'était mis à la tête des mécontens.
Il avait pris position à Cabeson avec 7000 insurgés et 6 pièces de
canon .
Après avoir reconnu la position occupée par les insurgés , le général
Lasalle les fit attaquer au pas de charge , par le général Sabatier , tandis
que le général Merle faisait ses dispositions pour leur couper la retraite
sur Valladolid. Le feu ne dura qu'une demi-heure . Les insurgés , complètement
battus , se dispersèrent de toutes parts , laissant sur le champ
de bataille leurs canons 4000 fusils et environ 1000 morts .
9
L'évêque de Valladolid , avec les principaux curés de la ville , vint
au-devant du général Lasalle , demandant le pardon pour la cité et
pour ses habitans . La division française entra à Valladolid au milieu
d'une multitude , qui avait mérité un châtiment sévère , et qui voyait
avec admiration la clémence et la générosité des Français . La ville et
la province ont été désarmées . Dix membres du corps municipal de
Palencia , de Ségovie et de Valladolid , furent députés auprès de S. M.
C. à Bayonne , pour solliciter sa clémence et lui offrir l'hommage de la
fidélité de leurs concitoyens .
L'évêque de Saint-Ander ayant excité ses diocésains à l'insurrection ,
et s'étant livré lui-même à tous les excès , le général Merle se dirigen
vers les montagnes de Saint-Ander , où se portait également le général
Ducos.
Le 21 , à trois heures du matin , il attaqua les insurgés avant Lantuenno
; il les chassa de toutes leurs positions , et leur prit deux pièces
de canon de 18 , qu'ils n'avaient eu le tems de tirer que deux fois à
mitraille , et dont personne n'avait été atteint . La perte des insurgés a
été considérable .
Le général Ducos était arrivé le 20 à Soncillo . Il y avait attaqué
les insurgés et les avait poussés vigoureusement pendant plus d'une
Tieue .
Le 21 , il les avait également attaqués et mis en déroute dans le
passage de la Venta de l'Escudo , qui était défendu par quatre pièces de
canon et 3oco hommes. Le 22 , il était à quatre lieues de Saint- Ander.
Le 23 , le général Merle et le général Ducos sont entrés à Saint- Ander ,
l'un par le chemin de Torre de la Véga ; l'autre , par celui de l'Escudo .
Après l'arrivée des troupes françaises , on a vu , de toutes parts , les
paysans rentrer dans leurs maisons , et les habitans de Saint-Ander
revenir dans la ville .
La ville de Saint- Ander s'étant soumise , prêta solennellement serment
de fidélité à S. M. C. , comme l'avaient fait Ségovie , Palencia et
Valladolid .
Ainsi en peu de jours les troupes aux ordres du maréchal Bessières
avaient pris 30 pièces de canon et 50,000 fusils , et avaient désarmé
Palencia , Valladolid et le pays de la Montagne ; ce qui maintint la
tranquillité dans la Navarre , dans le Guipuscoa , l'Alava et la Biscaye.
Pendant les premières opérations du maréchal Bessières , des troubles
, s'étaient aussi manifestés à l'extrémité méridionale de la Navarre
et en Arragon.
Le général Lefebvre des Nouettes , partit de Pampelune à la tête de
SEPTEMBRE 1808. 519
3000 hommes , que composaient en grande partie les lanciers polonais
et le premier régiment de la Vistule.
Il se dirigea sur Tudela , où il y avait un rassemblement de 3 à 4000 ,
hommes venus de Saragosse . Il les attaqua et les dispersa le 9 juin .
s'empara de six pièces de canon et fit justice des chefs de l'insurrection
.
Il fit rétablir le pont de l'Ebre qui avait été brûlé , et , à la tête des
lanciers polonais , il marcha sur Mallen , où un nouveau secours envoyé
aux. insurgés par la ville de Sarragosse , avait pris position .
Il y arriva le 13 , et l'attaque commença aussitôt. Une seule charge
des lanciers polonais suffit pour culbuter les insurgés qui prirent la fuite .
en abandonnant les cinq pièces de canon qu'ils avaient avec eux .
Les choses se passèrent de même , le 14 , à Alagon. Les insurgés y
avaient trois quatre mille hommes. Ils furent mis en déroute et perdirent
leurs canons .
Ils n'opposèrent pas plus de résistance , le 16 , dans les champs d'eliviers
et dans les faubourgs de Sarragosse . སྒ་ ༄་
Les combats d'Epila et de Monte - Torrero , des 23 et 27 , eurent de
semblables résultats .
Dans ces différentes expéditions , les insurgés ont eu deux ou trois
mille hommes tués et beaucoup de blessés . On leur a fait un grand
nombre de prisonniers , et on leur a pris tous leurs canons , c'est- àdire
, une trentaine , de pièces . Notre perte a été légère ; elle s'est élevée
20 ou 30 hommes tués , et à 60 ou 80 blessés .
Le général Verdier joignit le général Lefebvre devant Sarragosse ,
et commença à investir la place.
Le 2 juillet , après avoir fait jouer quelques obusiers , il fit attaquer,
et enlever le couvent de Saint - Joseph , qui couvrait une partie de l'enceinte
de la ville de Sarragosse.
Du 2 au 13 juillet , les dispositions furent faites pour resserrer toujours
davantage les insurgés , et pour rassembler les matériaux nécessaires
à la construction d'un pont de radeaux sur l'Ebre .
Le 11 , le passage de la rivière avait été effectué de vive force , et des
troupes s'étaient établies sur la rive gauche pour favoriser la construction
du pont , qui fut terminé le 12 , à midi . Pendant ce tems
divers corps d'insurgés s'étaient rassemblés dans la campagne pour
gêner les communications . Ils furent battus à Almunia , à Catalayud ,
et à Tauste , sur la route de Tudela ; ils perdirent , dans ces affaires
partielles beancoup d'hommes et de munitions.
:
Les troupes qui occupaient la rive gauche du fleuve devant Sarragosse
, éprouvèrent aussi plusieurs attaques de la part de détachemens
sortis de la ville les insurgés furent toujours repoussés avec grande
perte , la baionnette dans les reins , et ils perdirent dans ces différens ,
combats , et notamment à Jouslival , beaucoup de monde et plusieurs
pièces de 8. $
Le blocus de la place , où s'étaient jetés les divers partis d'insurgés ,
qui avaient fait des efforts inutiles pour tenir la campagne , se trouva
alors entiérement terminé.
Le général Duhesme commandait en Catalogne , et son quartier- ✨
général était à Barcelonne. Des rassemblemens se formèrent aussi dans››
quelques parties de son commandement .
Les premiers symptômes d'insurrection s'étaient manifestés dans les
villes de Manrese et de Tarragone . Sur les invitations qui leur avaient été
faites ,
elles promirent de se soumettre. Cette promesse ne s'effectuant'
520, MERCURE
DE FRANCE
,
point , le général Swartz occupa Manrese , et le général Chabran
Tarragone.
Le général Swartz eut ordre de se diriger par la route de Lerida ,
et de fouiller le Montserat , où on était informé qu'il y avait des rassemblemens
. Le 6 juin , il rencontra les insurgés à Bruck , les força
et leur tua beaucoup de monde . Il eut de semblables succès à Esparguera
, à Martorell et à Molinos del Ré.
D'autres rassemblemens de paysans insurgés s'étaient fortifiés avec du
canon sur la rivière de Lobrega ; ils s'étaient emparés de l'artillerie qui
se trouvait sur les côtes . Le général Duhesme les fit attaquer . Ils furent
forcés partout du 8 au 10 juin , et leur artillerie leur fut prise . Cette
expédition se termina sans aucune perte de notre côté , et avec beaucoup
de perte de la part des insurgés .
De nouveaux rassemblemens descendus des montagnes avaient coupé
le chemin de Montgat et de Moncada , et avaient occupé le petit château
de Montgat, où ils s'étaient retranchés. Ils furent attaqués le 17 ,
et dissipés presqu'aussitôt . Le château de Montgat fut emporté d'assaut ;
les insurgés perdirent beaucoup de monde , leurs drapeaux et vingt
pièces de canon de tous calibres .
Le général Lecchi , poursuivant les fuyards , arriva dans la ville
de Mattaro qui avait été mise en défense et barricadée . Il l'attaqua
avec la même rapidité , s'en empara et prit dix pièces de canon en
batterie.
Le général Duhesme dirigea la même colonne sur les défilés de Saint-
Paul ; il les attaqua le 19 , et sans que les troupes eussent presque besoin
de s'arrêter , il les força et prit dix pièces de canon.
Après ces différentes affaires , qui avaient pour objet d'assurer ses
communications , le général Duhesme rentra à Barcelonne . Il n'avait eu
que cent hommes tués ou blessés . La perte des insurgés était extrêmement
considérable.
Pendant ces opérations , une nouvelle ligne d'insurgés s'était formée
derrière le Lobrega , grossi par la fonte des neiges et par les pluies qui
tombaient depuis plusieurs jours dans les montagnes. Ils avaient à
Molinos del Ré , une batterie de trois pièces de canon qui balayaient le
pont de pierres coupé dans plusieurs endroits ; tous les gués étaient
retranchés jusqu'à l'embouchure du fleuve ; la droite des insurgés
s'appuyait à la mer ; deux pièces de campagne attelées se promenaient
derrière la ligne .
Le 30 juin au matin , les troupes se mirent en marche pour attaquer
les insurgés . Le général Goullus et le général de brigade Bessières se
portèrent à l'embouchure de la rivière , forcèrent le passage et remontèrent
la rive droite en prenant à revers toutes les positions des insurgés ,
qui ne résistèrent point , et éprouvèrent une perte considérable . En
même tems la division du général Lecchi attaquait le pont de Molinos
del Ré , s'en emparait et enlevait le trois pièces de canon qui défendaient
le passage . Les débris du rassemblement , battus de tous côtés , se
retirerent sur Martorell , qui était leur point de ralliement . Le général
Lecchi les suivit , l'épée dans les reins , les dispersa et occupa la posi→
tion . On ne peut calculer leur perte en hommes. On a ramassé , sur le
champ de bataille , 4000 fusils , et l'on a pris tout ce qui restait de
canons aux insurgés .
Du côté de Figuièras , des rassemblemens de paysans s'étaient formés
pour intercepter les communications de cette ville . Le général de division
Reille s'y porta de Bellegarde , le 5 juillet . Après avoir battu et
dissipé les insurgés , il ravitailla la place et renforça la garnison ,
SEPTEMBRE 1808. 521
Pendant que les événemens dont on vient de faire le récit se passaient
dans la Biscaye , la Navarre , l'Arragon et la Catalogne , l'insurrection
ayant éclaté dans le royaume de Valence , le maréchal Moncey se mit
en mouvement avec son corps d'armée.
Le 21 juin , il rencontra les insurgés retranchés sur les belles positions
qui environnent le village de Pesquera , et défendant , avec quatre
pièces de canon , le pont sur la rivière de Cabriel et l'entrée du défilé.
Le pont et le défilé furent forcés ; les insurgés perdirent leurs canons ;
500 suisses et gardes espagnols passèrent dans nos rangs .
Les insurgés , ralliés à leur principale armée , se retirèrent à Las Cabreras
, en avant de Siete Annas , où ils se retranchèrent dans une position
qu'ils regardaient comme inexpugnable .
Le 24 , le maréchal Moncey les aperçut , occupant en effet une posi
tion très-escarpée et très-difficile à emporter. Attaqués avec la plus
grande impétuosité , ils furent chassés de mamelon en mamelon , perdirent
successivement toutes leurs positions , s'enfuirent en désordre et
abandonnèrent leurs canons au nombre de douze pièces , leurs munitions
et presque tous leurs bagages .
L'armée continua sa marche sur Valence , où une jante insurrectionnelle
s'était formée . Elle rencontra les insurgés à une lieue et demie
de cette ville . Ils s'étaient retranchés derrière le canal , et défendaient
avec du canon le pont de la grande route qui est située au village_de
Quarte , lequel avait été coupé . L'artillerie prit aussitôt position . Les
troupes marchèrent en colonne sur plusieurs points , et en moins d'une
heure , les lignes furent forcées , le pont fut rétabli , le village de
Quarte enlevé , cinq pièces de canon prises et les insurgés entiérement
dispersés .
Le lendemain 28 , dès la pointe du jour , le maréchal Moncey se
porta sur Valence. Les environs de cette ville sont coupés par une
grande quantité de canaux , et couverts de jardins et de maisons ; les
faubourgs se prolongent jusqu'aux portes . Le maréchal Moncey ordonna
l'attaque l'impétuosité française franchit tous les obstacles ; les faubourgs
furent enlevés et jonchés de morts. Vingt pièces de canon furent
prises ; mais les remparts , couverts par des fossés pleins d'eau , étaient
l'abri d'un coup de main. Le maréchal posa son camp , attendant
l'arrivée de quelques pièces de grosse artillerie .
:
Quelques jours après , il fut informé qu'une division de 5 à 6000
insurgés voulait tenir la campagne. Il marcha sur elle et se porta sur la
rive droite du Xucar. Les hauteurs sont aussitôt attaquées et enlevées ;
les insurgés sont dispersés ; ils perdent plusieurs pièces de canon
sont menés battant jusqu'au col d'Almanza.
"
et-
Le 3 , ils furent forcés dans ce défilé ; un grand nombre y trouva la
mort. Nos troupes occupèrent Almanza , où le maréchal Moncey reçut
l'ordre de position à Saint-Clémente . Il avait rassemblé la grosse artil
lerie nécessaire pour attaquer Valence ; et il était au moment de mar
cher sur cette place , lorsque les événemens de l'Andalousie en déci❤
dèrent autrement . •
Dans ces divers mouvemens , où le maréchal Moncey a livré six
combats , il a tué beaucoup de monde à l'ennemi , a pris cinquante
pièces d'artillerie et trois drapeaux. Sa perte a été de deux cents tués et
cinq cents blessés .
Pendant ces différentes opérations , le peuple de Cuença s'était porté
aux plus grands excès contre un officier et plusieurs soldats français , Le
général de brigade Caulaincourt eut ordre de se mettre en marche et
d'aller le punir . Il partit de Tarançon le 1er juillet , et arriva le 3 , à
1
322 MERCURE DE FRANCE ,
"
quatre heures du soir , à Cuença . Les insurgés paraissaient vouloir défendre
les approches de la ville ; ils étaient au nombre de 3 à 4000
hommes avec deux pièces de canon . Le général Caulaincourt les fit
attaquer sur le champ , ils perdirent leur artillerie , furent mis tellement
en déroute qu'ils ne pensèrent plus à défendre la ville , et´se jetèrent de
tous côtés dans les montagnes , laissant leurs armes et sept à huit cents
hommes tués ou blessés . La ville , que tous les habitans avaient abandonnée
à l'approche des Français , fut livrée au pillage .
Le général Dupont , parti de Madrid à la fin de mai , s'était porté sur
PAndalousie . Dans les premiers jours de juin il avait passé la Sierra -Morena
, et s'était dirigé sur le Guadalquivir Arrivé à Andujar , il avait
appris qu'une junte insurrectionnelle s'était formée à Séville , soulevait
les povinces de Cordoue , de Grenade , de Séville , et une partie de celle ,
de Jaen , et qu'un rassemblement nombreux devait s'être formé aux environs
de Cordoue : il se mit aussitôt en mouvement. Le 6 Juin il avait occupé
Montoro , Carpio et Bugalence , sans avoir rencontré les insurgés ;
mais il fut alors informé , par une reconnaissance dirigée sur Alcolea
peu de distance de Cordoue , qu'ils étaient en force sur ce point , et
qu'ils paraissaient vouloir disputer le passage du Guadalquivir.
Le point d'Alcolea est très -long et d'un difficile accès ; il était défendu
par une tête de pont , par des batteries disposées sur une éminence , et
par de l'infanterie qui faisait d'une rive à l'autre un feu de mousqueterie
très -vif. La première attaque fut faite le 7 à la pointe du jour. On s'aperçut
que le pont n'était 'pas coupé , et l'attaque des retranchemens , dont les
fossés étaient très-profonds , fut aussitôt ordonnée. La tête de pont , le
pont et le village d'Alcolea furent emportés en très-peu d'instans . Les
insurgés s'enfuirent dans le plus grand désordre , abandonnant leurs pièces'
et un grand nombre d'hommes tués et blessés .
Tout ce qui avait échappé au combat d'Alcolea se retira sur Cordoue
sans oser tenir le camp que les insurgés avaient en avant de la ville , et où
Fon trouva des armes de forme bizarre et inusitée , des piques et des fusils
anglais .
}
Ce corps d'armée étant arrivé devant Cordoue , le général fit demander
le corregidor , et envoya le prieur d'un couvent pour inviter à ne point
faire de résistance , et à accepter la clémence qui était offerte . Ces mesures
ayant été inutiles , et les insurgés , qui étaient au nombre de 15,000 hommes
de levées insurrectionnelles et de 2000hommes de troupes réglées , faisant
feu de toutes parts , le canon battit en brêche , les portes furent enfoncées
et la ville fut enlevée de vive force .
Le succès de cette journée a été complet ; l'ennemi a perdu beaucoup
de monde, et le calme a été rétabli dans la ville .
Le 19 , le capitaine Baste fut envoyé , avec une colonné de goo hommes
d'infanterie , 100 hommes de cavalerie et de l'artillerie , pour faire des
vivres à Jaen . Il se fit précéder par deux parlementaires sur lesquels les
insurgés tirèrent. Le lendemain , à six heures du matin, il attaqua le camp
retranché , le château fort et la ville. L'attaque fut vive , toutes les positions
furent emportées. Les insurgés perdirent 200 hommes tués et 500
blessés . La colonne n'eut que cinq hommes blessés .
Cependant deux divisions de contrebandiers , formant à peu près 3000
hommes , s'étaient portées sur la Sierra-Morena , et interceptaient les
communications avec Madrid . Le duc de Rovigo , qui avait pris le commandement
après le départ du grand -duc de Berg , fit marcher le général
Vedel , avec sa division , et la division Gobert.
Le général Vedel arriva le 26 juin aux défilés de Penna -Pennor . Voir
L'ennemi , l'attaquer , le mettre en déroute , ce fut l'affaire d'un instant.
SEPTEMBRE 1808 . 523
Les insurgés perdirent goo hommes , leur artillerie et leurs munitions de
guerre et de bouche. Nous eùmes deux hommes tués et dix blessés . La
jonction du général Vedel avec le général Dupont fut ainsi opérée.
Le général Dupont plaça le général Vedel à Baylen , et le général Gobert
à la Caroline .
Il occupa avec sa première division Andujar , sur le Guadalquivir où il
fit une tête de pont . Une autre tête de pont fut construite au village de
Manjibar sur la route de Jaen à Baylen .
!
Il était important de tenir le poste de Jaen , puisque ce poste étant
plus près de la ligne de communication qu'Andujar , cette derniere position
cessait d'être tenable du moment où Jaen était occupé par l'ennemi .
Le général de brigade Cassagne fut envoyé à Jaen . Il eut dans les premiers
jours de juillet plusieurs combats d'avant- garde 'où il fut toujours victorieux.
La situation du général Dupout , qui avait d'abord donné de l'inquiés
tude , ne devait plus en causer aucune , puisqu'il était renforcé ', et qu'il
pouvait dans une journée mettre les défilés de la Sierra -Morena entre
l'ennemi et lui . Il avait plus de forces qu'il n'en fallait , sinon pour soumettre
la province , du moins pour être à l'abri de tout événement.
Telle était la situation des choses vers le 20 juillet, époque de l'entrée du
roi d'Espagne. Partout les insurgés avaient été dissipés , désarmés , soumis
ou contenus . Ils n'avaient opposé nulle part une résistance de quelque considération
. ...
Les opérations du siége de Saragosse étaient poursuivies avee activité?
L'artillerie nécessaire y était arrivée de Bayonne et de Pampelune . Les
insurgés avaient fait le 23 juillet une sortie sur les troupes qui occupaient la
rive gauche de l'Ebre . Le 30 , un rassemblement dont le 3 bataillon des
volontaires d'Arragon formait le noyau , s'était avancé pour tenter de s'introduire
dans la place et de la secourir. Les insurgés , dans toutes leurs tenta
tives avaient été constamment repoussés avec une grande perte , forcés ,
culbutés et poursuivis l'épée dans les reins.
Le 4 août , à la pointe du jour , une brèche ayant été reconnue prati
cable , l'assaut fut donné. La porte de San Ignacio et celle des Carmes
furent enlevées . Après des combats opiniâtres qui durèrent pendant plusieurs
jours , quatorze couvens qui avaient été retranchés , les trois quarts
de la ville , l'arschal et tous les magasins se trouvèrent occupés . Les habitans
paisibles qui , encouragés par les progrès des Français , arboraient le
drapeau blanc ou venaient en parlementaires pour proposer de se sou
mettre , étaient massacrés par les insurgés , à la tête desquels on voyait
des moines devenus capitaines , colonels . Un grand nombre de ces misérables
a péri , et la malheureuse ville de Saragosse a été presque détruite
par les sappes , les bombes et les incendies.
Cependant toute l'armée de ligne espagnole de Galice et d'Andalousie
avait pris part à l'insurrection. Les troupes de ligne qui s'étaient trouvées à
-Madrid , à Saint-Sébastien , à Barcelone , etc. , avaient déserté pour rejoindre
les insurgés . Les Français étant entrés en amis dans l'Espagne , et
agissant de concert avec les ministres , les conseils et les principaux citoyens
n'avaient pas voulu désarmer les troupes espagnoles , et avaient
persisté trop long-tems à ne se porter à aucun acte hostile . L'expérience a
prouvé combien cette générosité était funeste .
On fut bientôt informé qu'un corps de 35,000 hommes avec 40 pièces
d'artillerie attelées , était réuni à Benavente ; qu'il avait avec lui des commissaires
et des officiers anglais , et tous les prisonniers espagnols qui
s'étaient trouvés en Angleterre , que le gouvernement avait renvoyés en
Espagne , et que l'on reconnaissait à l'uniforme rouge qu'ils avaient reçu à
Londres.
524
MERCURE
DE FRANCE
,
Cette armée prit sa direction comme si elle eût voulu se porter sur Burgos.
Le maréchal Bessières marcha à sa rencontre avec les divisions d'infanterie
des généraux Mouton et Merle , et avec la division de cavalerie du général
Lasalle , formant ensemble 12,00 hommes.
Le 14 , à la pointe du jour , il rencontra l'ennemi, occupant une étendue
immense de terrain sur les hauteurs de Medina-del- Riosecco . Aussitôt
que la position de l'ennemi fut reconnue le maréchal prit la résolution
d'attaquer par sa gauche . Le général Darmagnac , à la tête de sa brigade
s'est trouvé le premier engagé. Dans le même moment , l'attaque a été générale.
Le général de division Mouton s'est emparé à la baïonnette de la
ville de Medina-del- Riosecco . Les généraux Lasalle , Ducos et Sabatier
enlevèrent leur camp au cris de vive l'Empereur ! Toutes les positions
furent emportées . L'enneui fut enfoncé et culbuté à la baïonnette . Toute
Partillerie , montant à 40 pièces de canon , a été prise , et l'armée insurgée
espagnole mise dans une déroute complète. Six mille hommes ont été
fait prisonniers . Plus de dix mille sont restés sur le champ de bataille . Les
bagages et les munitions sont tombés en notre pouvoir. Un grand nombre
d'officiers supérieurs a été tué . Les 10 et 22 de chasseurs , et en général
toutes les troupes se sont couvertes de gloire . Le colonel Piéton , du
22º régiment de chasseurs , officier du plus grand mérite , a été tué . Le
général Darmagnac a été légèrement blessé , ainsi que le major commandant
le 13 régiment provisoire. L'adjudant commandant Guilleminot ,
chef d'état-major du maréchal Bessières , a montré beaucoup de talent et
d'activité . Le maréchal n'a eu que 300 hommes tués ou blessés .
L'ennemi , dans sa déroute , s'enfuit jusqu'à Benavente , où il ne s'arrêta
qu'un moment , et d'où il se porta sur Labenara , Astorga et Léon. Il a
Jaissé à Villa-Pardo 5 milliers de poudre et 100,000 cartouches d'infan
terie. Le colonel anglais , qui était à l'armée en qualité de commissaire
s'était retiré , avant la bataille , sur Lugo.
Le maréchal Bessières , poursuivant l'ennemi arriva, le 19 à Benavente ,
où il trouva 10,000 fusils , 26 milliers de poudre et 200,000 cartouches
que les insurgés avaient abandonnés dans la rapidité de leur fuite. Il reçut
une lettre de soumission des habitans de Zamora , et le lendemain . 20 il
entra dans cette ville , d'où il se dirigea sur Majorga , où il était informé
que le général Cuesta , qui avait passé à Léon avec 500 chevaux seulement
avait ordonné aux fuyards de se réunir.
"
Arrivé à Majorga , une députation de Léon lui fut présentée ; le général
Cuesta avait abandonné cette ville en laissant 12,000 fusils neufs , beaucoup
de pistolets , de sabres , de munitions , et 5 pièces de canon .
y
Le 26 , le maréchal Bessières entra à Léon. L'évêque était venu à deux
lieues au- devant de lui , et les magistrats avaient reçu l'armée hors des
portes , protestant de la soumission des habitans , ' et sollicitant pour la
ville et pour la province l'indulgence et la protection du vainqueur.
Par cette victoire importante , les provinces de Léon , de Palencia , de
Valladolid , de Zamora et de Salamanque , se trouvaient soumises et désarmées
, et les communications étaient assurées avec le Portugal.
Tous ces succès , joints à l'arrivée du roi à Madrid , faisaient présager
une heureuse et prompte issue aux affaires d'Espagne , lorsque le général
Dupont , après une série d'évènemens que nous ne pouvons décrire
puisqu'ils doivent être l'objet de recherches , de rapports et d'interrogations
, fit la triple faute de laisser couper sa communication avec
Madrid ; ce qui est pis encore , de se laisser séparer des deux tiers de ses
forces restées à six lieues de sa communication ; et enfin de se battre , le
19 juillet avec le tiers de son monde , dans une position désavantageuse
après une marche forcée de nuit , et sans avoir eu le tems de prendre du
repos.
L
SEPTEMBRE 1808. 525
Il y a peu d'exemples d'une conduite aussi contraire à tous les principes
de la guerre. Ce général , qui n'a pas su diriger son armée , a ensuite montré
dans les négociations encore moins de courage civil et d'habileté .
Comme Sabinus Titurius , il a été entraîné à sa perte par un esprit de
vertige , et il s'est laissé tromper par les ruses et les insinuations d'un autre
Ambiorix ; mais , plus heureux que les nôtres , les soldats romains mou
rurent tous les armes à la main.
Cette nouvelle inattendue , plus importante encore par l'audace qu'elle
devait donner aux insurgés , les avis que l'on recevait que de nombreux
débarquemens d'Anglais menaçaient les côtes de la Galice , et la chaleur
accablante de la saison qui contrariait la rapidité des mouvemens que les
circonstances auraient exigés , déterminèrent le roi à concentrer ses troupes
et à les placer dans un pays moins ardent que les plaines de la Nouvelle-
Castille , et dont la position pût offrir en même-tems un air plus doux et
des eaux plus salubres .
Le roi quitta Madrid le 1er août , et toute l'armée rentra dans des quar→
tiers de rafraîchissement .
Le 20 août , les insurgés n'étaient point encore entrés à Madrid ; ils paraissaient
livrés au désordre et à la division .
Le 22 , le roi était à Burgos , et les partis envoyés à 15 et 20 lieues
n'avaient eu connaissance de l'ennemi dans aucune direction .
Tous les hommes d'un sens droit voient avec douleur l'Angleterre.
obtenir le triste succès d'établir au milieu des Espagnols une guerre civile
dont l'issue ne saurait être douteuse . Mais que peuvent les lumières et la
raison de la classe intermédiaire , sur un peuple ignorant , en proie à toute`
la séduction du fanatisme , des illusions populaires et de la corruption
étrangère !
Le géneral Dulesme est rentré à Barcelone pour réunir son corps et
contenir cette ville importante dont il occupe tous les forts .
La croisière anglaise étant parvenue à jeter quelques agens à Bilbao , le
peuple de cette ville avait été assez insensé pour se porter à une insurrection
à laquelle les négocians et les hommes honnêtes n'avaient pris aucune
part. Le général Merlin a marché sur cette place avec deux escadrons et
deux régimens d'infanterie ; il a enlevé deux couvens de vive force ,
a désarmé les insurgés et a rétabli le gouvernement de la province . La
perte des insurgés a été de 500 hommes. Nous avons eu 3 hommes tués et
12 blessés .
Tel est le récit exact des évènemens de la campagne d'Espagne. Il n'y a
pas eu un combat , pas une seule action où le courage des troupes ne se
soit signalé avec avantage .
Si le général Dupont avait tenu ses troupes réunies , il aurait sans effort
culbuté les insurgés , puisque leur armée n'était composée que de trois
divisions formant à peine 20,000 hommes.
Les rassemblemens des insurgés méritent à peine de compter dans cette
guerre : ils se défendent derrière un mur , une maison , mais ils ne tiennent
jamais en pleine campagne , et un escadron ou un bataillon suffit pour en
disperser plusieurs milliers. La principale armée des insurgés était celle que
le maréchal Bessières a détruite à Medina-de - Rio-Secco .
Tout ce que les papiers anglais ont publié sur les affaires d'Espagne est
faux et absurde. L'Angleterre sait fort bien à quoi s'en tenir à cet égard
elle sait aussi ce qu'elle peut espérer de tous ses efforts : son but est d'agiter
les Espagnes pour se saisir ensuite de quelques possessions à sa convenauce.
526 MERCURE DE FRANCE ,
"
Le 5 de ce mois , le sénat s'est assemblé extraordinairement
sous la présidence de S. A. S. le prince archichancelier.
LL . AA. SS . les princes archi- trésorier , vicegrand-
électeur et vice- connétable de l'Empire , étaient
présens à la séance .
Deux rapports de S. Exc. le ministre des relations extérieures
à S. M. l'Empereur et Roi , ont été présentés au
sénat. Le premier , daté de Bayonne , le 24 avril dernier
, présente le tableau de la situation politique de l'Espagne
et de la décadence de cette monarchie , si intimcment
liée au sort de la France .
<< Dans son état actuel , dit le ministre , l'Espagne mal gouvernée sert
» mal ou plutôt ne sert point la cause commune contre l'Angleterre. Sá
marine est négligée ; à peine compte- t -on quelques vaisseaux dans ses
>> ports , et ils sont dans le plus mauvais état ; les magasins manquent d'ap-
>> provisionnemens'; les ouvriers et les matelots ne sont pas payés ; il ne
» se fait , dans ses ports , ni radoubs , ni construction , ni armemens . Il
règne dans l'administration le plus horrible désordre ; toutes les res-
» sources de la monarchie sont dilapidées ; l'Etat , chargé d'une dette
énorme , est sans crédit ; les produits de la vente des biens du clergé ,
» destinés à diminuer cette dette , ont une autre destination ; enfin , dans
» la pénurie de ses moyens , l'Espagne , en al
abandonnant sa marine , s'oc-
» cupe cependant de l'augmentation de ses troupes de terre . De si grands
maux ne peuvent être guéris que par de grands changemens . »
Dans le second rapport , en date du 1er septembre
le ministre des relations extérieures expose à S. M. l'état
actuel de l'Espagne , déchirée par une guerre civile qu'excitent
dans ses provinces , les intrigues corruptrices de
l'Angleterre . Il joint à ce tableau celui du reste de l'Europe
, où le cabinet de Londres ne conserve d'autre allié
que la Suède , qu'il trahit et qu'il abandonne avec sa
perfidie accoutumée , et qui a déjà perdu ses plus importantes
provinces .
par A ces deux rapports étaient joints les actes officiels
lesquels le roi Charles IV , et le prince des Asturies D.
Ferdinand , ont renoncé solennellement au trône de toutes
les Espagnes .
Le sénat a reçu ensuite communication d'un rapport du
ministre de la guerre à S. M. I. sur la situation des armées
françaises. Il résulte des dispositions que ce rapport
présente , que sans affaiblir les autres armées , celle
d'Espagne ' sera portée à 200,000 hommes.
« En sorte , dit le ministre de la guerre , que lorsque la conscription
SEPTEMBRE 1808 .: 527
» de 1810 viendra à être levée , V. M. aura aceru ses armées d'Allemagne ,
du Nord et de l'Italie de plus de 80,000 hommes.
» Et quand pour éviter la crise où l'a entraîné une politique aussi fausse
» que passionnée , le gouvernement anglais s'agitant de toutes parts , ne
» craint pas de réunir aux ressources qu'il tire de ses vastes finances et
» de ses nombreuses flottes , toutes les armes de l'intrigue , de la cor-
» ruption et de l'imposture , qu'y aurait-il d'extraordinaire que l'im
>> mense population de la France offrit le spectacle d'un million
» d'hommes armés , piêts à punir l'Angleterre et tous ceux qu'elle aurait
séduits , et présentant partout cette masse de forces pour couvrir da
>> même bouclier l'honneur et là sûreté de la France?
» Quel autre résultat , Sire , devra -t - on attendre d'armées si nom-
» breuses , et , d'une position si formidable , si ce n'est le prompt rétablis- ,
» sement du calme en Espagne , celui de la paix maritime , et cette
» tranquilité générale , l'objet des voeux constans de V. M. ? Beaucoup
» de sang aura été épargné , parce que beaucoup d'hommes auront été
» prêts à en répandre ; un bonheur permanent préparé par les combi-
» naisons de votre puissant génie sera l'effet , Sire , des nouvelles preuves
» d'amour et de dévouement que vous donneront vos peuples , et de la
>> noble contenance de cette nation que V. M. a désignée sous le nom de
» Grande à la postérité. >>
"
A ces différens rapports était joint le message suivant :
1 ) ( 17. Message de S. M. Empereur et Roi,
« Sénateurs , mon ministre des relations extérieures mettra sous vos
yeux les différens traités relatifs à l'Espagne , et les constitutions acceptées
par la junte espagnole.
» Mon ministre de la guerre vous fera connaître les besoins et la
situation de mes armées dans les différentes parties du monde.
1J
» Je suis résolu à pousser les affaires d'Espagne avec la plus grande
activité , et à détruire les armées que l'Angleterre a débarquées dans
ce . pays.
J
» La sécurité future de mes peuples , la prospérité du commerce ,
et la paix maritime sont également attachées à ces importantės : opé
rations.
と
» Mon alliance avec l'Empereur de Russie ne laissé à l'Angleterre
aucun espoir dans ses projets. Je crois à la paix du continent ; mais
je ne veux ni ne dois dépendre des faux calculs et des erreurs des au
tres cours , et puisque mes voisins augmentent leurs armées, il est de mon
devoir d'augmenter les miennes.
- » L'empire de Constantinople est en proie aux plus affreux bouleversemens
; le sultan Sélim , le meilleur empereur qu'ait eu depuis
528 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMB . 1808.
long-tems les Ottomans , vient de mourir de la main de ses propres
neveux . Cette catastrophe m'a été sensible .
» J'impose avec confiance de nouveaux sacrifices à mes peuples , ils
sont nécessaires pour leur en épargner de plus considérables , et pour
nous conduire au grand résultat de la paix générale qui doit seul être
regardé comme le moment du repos .
» Français , je n'ai dans mes projets qu'un but , votre bonheur et
la sécurité de vos enfans ; et si je vous connais bien , vous vous hâterez .
de répondre au nouvel appel qu'exige l'intérêt de la patrie. Vous m'avez
dit si souvent que vous m'aimiez ! Je reconnaîtrai la vérité de vos
sentimens à l'empressement que vous mettrez à seconder des projets
si intimement liés à vos plus chers intérêts , à l'honneur de l'Empire
et à ma gloire.
Donné en notre palais impérial de Saint-Cloud , le 4 Septembre 1808.
Signé, NAPOLÉON.
*
ANNONCES.
Traité expérimental , analytique et pratique de la poussée des
terres et des murs de revêtement , contenant
I. L'exposition et la discussion des expériences anciennes et nouvelles
sur la poussée des terres.
II. L'exposition et la discussion des diverses théories sur la poussée
des terres.
III. La comparaison des nouvelles expériences de la théorie de M.
Coulomb généralisée , et applications de cette théorie .
-
IV. Traité pratique sur la poussée des terres et des murs de revêtement ;
par M. Mayniel , chef de bataillon au Corps impérial du génie , sousdirecteur
des fortifications . Un vol. in-4° . Prix , 16 fr. , et 18 fr.
30 cent. franc de port . A Paris , au Dépôt des fortifications , rue Saint-
Dominique , nº 63 ; et chez D. Colas , impr. -libraire , rue du Vieux-
Colombier , n° 26 , faubourg St. -Germain .
Voyage à l'Isle ďElbe , suivi d'une Notice sur les autres isles de la
mer Tyrrhénienne ; par Asrenne Thiébaut de Berneaud , secrétaire
émérite de la Classe de littérature , histoire et antiquités de l'Académie
italienne , membre de plusieurs Sociétés littéraires et savantes , etc. —
Un vol. in-8°. · Prix , 4 fr. 50 cent. , et 5 fr. 50 cent . franc de port .
A Paris , chez D. Colas , imprimeur-libraire , rue du Vieux -Colombier,
nº 26 ; et Lenormant , libraire , rue des Prêtres- Saint-Germain - l'Auxer–
rois , n° 17.
( No CCCLXXIV. )
( SAMEDI 17 SEPTEMBRE 1808. )
SEPT
DE
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
5.
cen
:
LA NASCITA DI GIOVE.
Dictao coeli regem pavere sub antro .
VIRG. Georg. lib. IV,
QUANDO nella fatale isola nacque
Il Nume eletto ad innalzar Natura ,
Stuol di Ninfe guerriere il prese in cura ,
Nereo vaticinando uscì de l' acque.
Sorgi ad empir del cielo i bei destini ,
Sorgi , ei dicea , ben augurato figlio :
Tu salirai per possa e per consiglio
In su la cima degli onor divini .
Del regnar le virtù , l' arti di guerra
Splender per te di nuova luce io veggio ;
TRADUCTION.
LA NAISSANCE DE JUPITER . ODE.
LORSQUE dans l'île marquée par le destin naquit le Dieu choisi pour
relever la Nature , un choeur de Nymphes guerrières prit son enfance
sous sa garde ; et , prédisant son avenir , Nérée sortit du sein des eaux .
Lève-toi pour accomplir les destinées célestes , lève -toi , ô enfant , né
sous de si beaux auspices ! Tu monteras par la sagesse et par la puissance
au faîte des honneurs divins .
Les vertus des rois , l'art des héros , je les vois briller par toi d'une
LA
L1
530 MERCURE DE FRANCE ,
E Saturno e i Titani uscir di seggio
E fulminati i figli de la terra .
L'api , ond' or te bambino un popol vago
D' ambrosia allatta e di celeste umore ,
Per te fieno levate in grande onore ,
Saran del miglior regno esempio e imago.
L'augel , ch' or sovra te vigil si libra ,
Ti recherà la vindice saetta ,
Che vola ovunque il tuo desir l'affretta ,
Che , se tu nol concedi , altri non vibra.
Già i regni acqueti , onde signor ti festi ,
Già li dividi co' fratelli , intero
Il supremo serbando eterno impero ,
Padre e Re de' mortali e de' celesti .
Padre a Minerva , di città custode ,
E sposo a Temi , di virtuti altrice ,
Sotto l'ombra di tue leggi felice
Pace alfin e riposo il mondo gode.
Sacrifica ogni gente al Dio che adora ;
Liberi i culti son , puri i costumi ;
Ma ogni gente fra i Lari e i patrij Numi
Il sommo Nume tuo mesce ed onora.
Veggio come d'Agenore la figlia
Per mar commosso in lieto porto adduci ,
splendeur nouvelle : je vois Saturne et les Titans précipités de leur trône,
et les fils de la terre foudroyés .
·
Ces abeilles , nation agile , qui allaitent aujourd'hui ton enfance
d'ambroisie et de liqueur céleste , recevront de toi un grand lustre : elles
seront l'exemple et l'emblême du meilleur des gouvernemens .
L'aigle qui maintenant plane et veille sur toi , t'apportera la foudre
vengeresse , la foudre qui vole partout où ton désir la précipite , et que ,
sans l'aveu de Jupiter , nul des immortels ne peut lancer.
Déjà sont calmes et soumis les royaumes dont tu te rendis maître ;
déjà tu les partages avec tes frères mais la suprématie de l'empire
éternel te reste ; et tu demeures , au- dessus d'eux , le père et le roi des
dieux et des hommes.
Père de Minerve , protectrice des cités , époux de Thémis , nourrice
des vertus , enfin la bienfaisante paix met à l'ombre de tes lois le monde
heureux et tranquille .
Chaque nation sacrifié à la Divinité qu'elle adore ; les cultes sont
libres et les moeurs pures : mais parmi ses lares et ses dieux citoyens ,
chaque nation place et honore la divinité prédominante .
A travers une mer agitée , je te vois conduire la fille d'Agénor dans
SEPTEMBRE 1808. 531
Ove tergendo le sue belle luci
Formi prole d' eroi che a te somiglia .
Nereo a dirne seguia alte virtudi ,
J
Ma per timor che non ne giunga il suono
Del geloso Saturno al vecchio trono ,
Le Ninfe percotean l' aste e gli scudi .
A. BUTTURA.
un port favorable , où , essuyant ses beaux yeux , tu produis une race
de héros , images de leur père .
Nérée continuait de prédire tant de vertus et de grandeur : mais ,
craignant que le son de ses paroles ne parvint jusqu'au trône jaloux du
vieux Saturne
leurs boucliers.
les Nymphes agitèrent leurs lances et en frappèrent
LE SOPHI ET LE DERVIS .
APOLOGUE.
UN Dervis voyageait dans l'Empire persan.
En arrivant un jour sous les murs d'Ispahan ,
Semblable à Don Quichotte , en sa folle manie ,
Du monarque il prend le palais
Pour l'un de ces hôtels , que le faste d'Asie
Aux voyageurs tient ouverts à grands frais ( 1) .
Il traverse les cours , la grande galerie ,
Plusieurs appartemens ; enfin le pélerin ,
Comme à l'auberge , en choisit un , s'arrange ,
pose sa valise et s'en fait un coussin ,
S'apprêtant à dormir jusques au lendemain.
Après avoir bien ri de sa méprise étrange
Y
Les gardes allaient le chasser ,
Quand le Sophi soudain vint à passer :
« D'où le vient cette effronterie ,
>> Lui dit le prince avec sévérité ?
>> Crois-tu que mon palais soit une hôtellerie ?,
» Sire , pardon de ma témérité !
>> Elle vous paraîtra , je l'espère , moins grande ,
>> Si vous me permettez une seule demande .
» Avant qu'en ce séjour vint votre Majesté ,
>> Quels en furent les premiers maîtres ?
- » Eh mais , répond le roi , mes pères , mes ancêtres.
(1 ) On les nomme caravanserais ou caravanserails.
L12
532 MERCURE DE FRANCE ,
» Après elle , par qui doit- il être habité ?
— » Par le Prince mon fils , par sa postérité .
-
>> Eh bien , Seigneur , dites -moi , je vous prie ,
>> Un lieu qui d'habitans est sujet à changer ,
>> Où l'on ne s'établit que pour en déloger ,
>> N'est-il pas une hôtellerie ? >>
Frappé de ce langage à sa cour étranger ,
Le Monarque approuva sa franchise hardie .
KERIVALANT.
ENIGME.
SUR douze pieds égaux , noblement je m'a ance :
Plus librement je chemine sur dix .
Avec neuf , si je boîte en cadence ,
D'aller sur huit je m'applaudis ;
Alors j'ai des grâces , je danse .
Avec sept , quand je m'élance ,
Mes mouvemens sont précis .
J'ai, certaine élégance
Quand je marche avec six .
Sur cinq je balance
Mes pas raccourcis ;
Je cours sur quatre
Prêt à m'abattre ;
Quelquefois
Avec trois
Je suis preste ;
Mais sur deux
Si je veux
Sembler leste ,
Funeste
Effort !
Je reste
Mort .
Un abonné.
LOGOGRIPHE.
Je suis une jeune personne
Tout-à-fait piquante et mignonne ,
SEPTEMBRE 1808 . 533
D'Arouet je reçus jadis
Mainte épître en vers fort jolis ;
Et Demoustier daigna naguère
M'écrire en style épistolaire
L'histoire des Dieux anciens
Mon nom ,
Auxquels immolaient les païens .
lecteur , se décompose :
Un nectar , extrait de la rose ,
Vient d'abord s'offrir à tes yeux ,
Qu'apprêtent les soins d'une mouche
Et qu'amour pompe sur ma bouche
Par un baiser voluptueux ;
Puis une note de musique ;
Un nombre immense qui t'explique
La foule des adorateurs
Dont mes charmes ont pris les coeurs ;
Ce que laisse au fond de la tonne
De la treille le jus divin ;
Une substance dans le pain
Que toujours la croûte environne .
Heureux qui me reconnaîtra !
Bien plus heureux qui me plaira !
M. C**.
CHARADE.
Mon premier , de mépris est un signe certain .
Et mon second , une étendue
Qui sert à toiser un terrain.
On trouve mon tout dans la rue
Pour nous abréger le chemin.
M.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Porte ( fermeture ) , et
Porte ( la cour de l'Empire turc . )
Celui du Logogriphe est Prose , dans lequel on trouve Rose.
Celui de la Charade est Pré-sage.
534 MERCURE DE FRANCE ,
1
LITTÉRATURE . SCIENCES ET ARTS .
DE L'AMOUR , considéré dans les lois réelles et dans
les formes sociales de l'union des Sexes ; par P. de
SENANCOUR , avec cette épigraphe :
Etudie l'homme et non les hommes . РYтhagore .
Un vol. in-8°. - Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de port.
Chez Capelle et Renand , libr. , rue J. J. Rousseau .
ON a tant et tant parlé sur l'amour , qu'il semble
qu'il ne reste plus rien à dire ; il n'y a pas un point
de vue sous lequel il n'ait été examiné. Chacun se le
peint à sa manière. Pour les uns , c'est un Dieu , pour
d'autres , un papillon : comme papillon , il ne mérite
pas qu'on s'en occupe ; comme Dieu , il est hors de
notre portée. Quelques prières qu'on lui ait adressées ,
il n'en a pas fait verser moins de larmes ; quelques im→
précations qu'on ait lancées contre lui , il n'en a pas
répandu moins de biens. Et comment aurait - il le tems
de nous écouter ? Son emploi dont on rit est plus sérieux
qu'on ne pense ; c'est sur lui que tout roule ici
bas . Laissons donc faire le continuateur du monde , le
second créateur des êtres , le factotum de la nature.
Que la jeunesse le serve , que la poësie le chante , que
la prudence , s'il se peut , le dirige , mais que la philosophie
ne l'analyse point. Analyser l'amour ! Cette seule
idée révolte l'imagination ; il semble voir d'impitoyables
anatomistes se préparer à faire la dissection d'un bel
enfant plein de vie , de grâce et de joie , qui leur souriait
peut-être à eux-mêmes l'instant d'auparavant , et
qu'ils verront mourir misérablement dans l'opération .
Mais rassurons-nous , il ne sera pas mort pour tout le
monde ; l'enfant aîlé saura se dégager des mains de ses
ennemis , et porter en tous lieux , comme auparavant ,
le ceste de Vénus et la boîte de Pandore .
Les poëtes et les peintres ont essayé à l'envi de parer
ce bel enfant de tout ce que leur art pouvait lui prêter
de charmes , comme s'il ne les avait pas tous , ou pour
t
SEPTEMBRE 1808. 535
mieux dire , comme s'il n'était pas le charme en personne
. Je crois cependant que de tous les peuples , ce
sont les Egyptiens qui l'ont présenté sous l'emblême le
plus ingénieux . C'est encore , ce sera toujours sous la
figure d'un enfant , à cela près d'une longue barbe qui
n'est pas tout à fait à l'air de son visage , mais qui le
caractérise mieux qu'elle ne lui sied , et qui montre un
enfant de toute antiquité. On peut donner à ces traits
enfantins et à cette longue barbe l'interprétation qu'on
voudra ; dire si l'on veut que l'amour naissant ne tarde
pas à vieillir ; ou bien qu'en ramenant l'homme vers
l'enfance , il le précipite en même tems vers la vieillesse
; ou bien qu'enfant et vieillard , sans intervalle , il
ne peut que bégayer ou radoter , mais jamais raisonner ;
ou bien encore que l'amour paraît toujours nouveau
quoiqu'ilsoit vieux comme le tems ; ou bien enfin qu'aux
grâces enfantines il joint la maturité de la vieillesse
que c'est un enfant barbu qui en sait plus que tous les
barbons de l'aréopage , et que personne n'est en droit
de le régenter.
>
C'est je crois par cette barbe-là que M. de Senancour
prend cet enfant- là , car il le regarde ( avec grande
raison ) comme le premier des législateurs , et s'élève
contre l'audace des législateurs subalternes qui ont osé
le contrarier. Il attaque à la fois presque toutes les premières
institutions qui , dans les divers compartimens du
globe , sont en vigueur depuis l'origine du monde ; il les
regarde comme autant de rêves sortis du cerveau creux
des premiers rédacteurs des conventions sociales ; il suppose
que ce sont de vieux chefs de familles qui ont été
chargés de cette besogne-là dans les tems reculés , où
apparemment l'on écoutait encore la vieillesse ; il pense
que ces tristes sénateurs , affranchis par l'âge de la domination
de l'amour , avaient depuis long- tems oublié tous .
ses bienfaits , qu'ils lui ont fait des crimes de ses petites
malices , et que soit par rancune , soit par orgueil , ils
ont combattu la nature dans ce qu'elle a de plus doux ,
en dictant des lois à celui qui en donne à l'Univers .
Le dessin de l'ouvrage roule presqu'en totalité sur
ce dilemme aussi charmant qu'embarrassant du Pastor
Fido :
1
1
536 MERCURE DE FRANCE ,
S'el peccar e si dolce
E'l non peccar si necessario ; otroppo
Imperfetta natura ,
Che repngni a la legge !
Otroppo dura lege ,
Che la natura offendi !
M. de Senancour convient qu'il fallait chercher des
moyens de diriger la nature vers le but de la société ,
mais il n'approuve point ceux qu'on a choisis ; il prétend
que la nature méritait bien d'être consultée dans
cette grande affaire , et qui la touche de si près ; il voudrait
que les lois fussent exécutables pour être exécutées
; il pense que la nature violentée reprend ses droits
de manière ou d'autres .
Naturam expellas furca tamen usque recurret .
Enfin il s'élève contre cette foule de dispositions si tristement
gênantes , et si gaîment éludées , où l'on dirait
que rien n'a été fait tout de bon , et qu'on n'a songé qu'à
l'apparence , aux dépens de la réalité ; ensorte qu'elles
n'ont produit que des hypocrites , au lieu d'honnêtes
gens.
Il semble , en effet , qu'il y aurait beaucoup de bonnes
choses à faire si l'on était à recommencer ; mais est-on
bien sûr qu'elles fussent beaucoup meilleures que celles
que nous voyons , et M. de Senancour ne ressemblet-
il à
pas ce roi astronome qui blâmait le créateur de
ne l'avoir pas consulté sur le plan de l'Univers ?
Notre auteur sent bien lui-même qu'il arrive au
monde quelque milliers d'années trop tard
pour faire
passer ses projets de lois ; mais comme il ne faut jamais
perdre l'espérance du bien qu'on médite , il entrevoit
que d'ici à vingt ou trente siècles , il peut arriver telle
révolution dans le globe , qui obligerait à tout remettre
à neuf; et alors l'édifice de la société étant absolument
à bas , on pourrait procéder à le rebâtir sur de nouveaux
devis ; et alors s'il restait , comme il faut l'espérer
, quelques pages seulement du livre , et quelqu'un
en état de les lire , l'ouvrage de M. de Senancour aurait
une utilité majeure à laquelle , à moins de cela ,
notre auteur n'oserait prétendre.
SEPTEMBRE 1808. 537
Néanmoins en attendant cette bonne occasion , qui
pourrait même encore tarder , il est possible de recueillir
en passant quelque fruit de l'ouvrage de M. de
Senancour. Il nous découvre de tems en tems l'amour
sous des rapports que jusqu'ici peu d'esprits y avaient
observés , il en donne une idée plus noble, plus grande ,
mieux liée aux intérêts combinés de la grande société ,
des familles particulières et de chaque individu . On
voit partout dans l'auteur une ardente passion pour le
plus grand bien. C'est un premier mérite vis- à-vis de tout
le monde , et comment serait - on ingrat envers une
bienveillance universelle , qui , fut- elle sans effet direct ,
est toujours de si bon exemple , et s'exprime d'une manière
si pénétrante , si communicative ? On applaudit
à cette franchise , à cette probité ennemie de tout
détour , de tout subterfuge , à ce désir sincère de voir
une morale simple et vraie en harmonie avec des lois
sages et douces , dans la ferme persuasion que cette
harmonie peut seule élever l'homme à toute la dignité
et à tout le bonheur dont il est susceptible. Nous prenons
plaisir à rendre ce témoignage à M. de Senancour ,
et nous en aurions encore plus , si dans tout ce qu'il
écrit de bon , il avait toujours eu devant les yeux cet
adage , de je ne sais quel philosophe , ne quid nimis.
M. de Senancour nous a paru , au moins à la lecture
de son livre , être à la fois poëte et philosophe ; ce sont
assurément deux belles avances pour écrire sur quelque
sujet que ce puisse être ; mais en les enviant , nous
sommes doublement fondés à répéter de tems en tems
le même refrain , ne quid nimis . En effet , la poësie
et la philosophie ont cela de commun , que toutes les
deux transportent l'esprit hors de sa sphère , avec
cette différence que l'une lui fait regarder les choses
de trop haut , l'autre de trop près : la lunette de l'une
a trop d'iris , la loupe de l'autre grossit trop les détails
; tandis que la raison commune à tous tant que
-nous sommes , est une glace toute unie , plus ou moins
transparente , qui nous montre les choses précisément
dans le point de vue que la nature paraît avoir indiqué.
Craignons donc également l'impétueux enthousiasme
558 MERCURE DE FRANCE ,
et la froide analyse , car c'est surement le moyen de
se tromper deux fois , et voilà justement ce qui arrive
au sujet de l'amour ; tant qu'on le voit des yeux
poëtiques de la jeunesse , c'est le plus charmant des
dieux ; puis , quand on se croit détrompé par l'expérience
, et qu'on l'examine de l'oeil chagrin de l'âge ,
c'est le pire des monstres. L'illusion est le palais d'Armide
, on y habite la moitié de la vie entre les ris , les
jeux , les nymphes , les sylphes , les sirènes , dont une
jeune imagination prend soin de le peupler... Mais tôt
ou tard je ne sais quelle magique lumière vient à luire ,
on voit soudain le palais s'effondrer , et l'on ne se trouve
plus que parmi des bêtes immondes ou venimeuses qui se
traînent entre ses ruines . C'est -là ce qui arrive au sujet de
l'amour à la plupart des hommes qui ont voulu raffiner
d'abord , et réfléchir après ; leur vie se partage en
deux rêves , .... heureux du moins si l'on s'en tenait au
premier !
M. de Senancour trouve à redire aux premières institutions
sociales , dont néanmoins il faut bien s'accommoder
, puisque tout pose là-dessus , et qu'en regardant
la société comme un édifice , il serait toujours dangereux
d'en mettre les fondemens à découvert ; il aurait
peut-être mieux fait de s'en tenir à combattre cette
force mystérieuse des usages du beau monde , cette ligue
générale et secrète qui , sur tout ce qui tient aux lois
relatives à l'amour , ne cesse de déjouer les sages mesures
de nos aïeux ; elle établit l'abus en coutume , la
coutume en autorité , et tour-à-tour invoquant l'instinct
de la nature brute ou les derniers raffinemens de
la politesse , elle s'érige en une sorte de législation contraire
à la véritable , qui en fait avorter les fruits . Je
veux parler de cette galanterie si aimable au premier
aperçu , qui règne plus ou moins à découvert , ici sous
une forme , là sous une autre , chez toutes les nations
policées. Elle sait se couvrir à des égards trop sévères du
voile de la grâce et de l'élégance ; et à l'aide d'un badinage
auquel il est convenu de se prêter , elle semble donner
à tous les hommes le droit d'aspirer à toutes les femmes
, et à toutes les femmes le droit de choisir entre tous
les hommes. M. de Senancour s'élève contre elle en digne
SEPTEMBRE 1808. 55g
philosophe ; mais il en exagère peut- être les inconvéniens
, et beaucoup de très-honnêtes gens parmi ses lecteurs
diront d'une commune voix , qui prouve trop ne
prouve rien. Est-il bien sûr , en effet , que la galanterie
accoutume les hommes à badiner avec les lois , à les
compter pour peu de chose , à rire de la régularité , et
à refuser tous les hommages dus à la vertu ? Est-il bien
sûr en même tems que ces légères infractions , dont je
n'ai garde de me faire l'apologiste , étouffent nos scrupules
sur d'autres articles , et favorise toute espèce de
désordres .
à ces Néanmoins qui le croirait , c'est encore aux aïeux
de nos aïeux , c'est à ces vieilles bonnes gens ,
hommes simples comme l'âge d'or , que M. de Senancour
s'en prend de tous les dangers de la galanterie ;
il pense que ces lois imprévoyantes établies dans l'enfance
de la société , auront donné lieu à ce muet soulèvement
de la société adulte contre des réglemens
impraticables ; et il paraît ne voir dans la licence que
la réaction de l'austérité : il voudrait donc pour tout
arranger, faire à chacun sa part , et autant il affecte de
sévérité contre la galanterie proprement dite , cette
vaine parodie de l'amour , autant il se montre indulgent
pour les tendres faiblesses du coeur , ainsi que pour
l'entraînement irrésistible des sens ; parce qu'alors il
croit reconnaître le véritable vou , le cri même de la
nature ; et qu'il serait tenté d'y compatir , an point de
lui donner force de loi , ou du moins de lui accorder
bien facilement toute espèce de dispense : condescendance
d'autant plus pardonnable , qu'elle paraît plutôt
inspirée par une douce compassion que par un blâmable
intérêt.
Nous prévoyons cependant que plus d'une voix s'élè
vera ( sur-tout depuis que la rigidité est aussi à la mode )
contre une doctrine aussi humaine ; quant à nous , le
rôle de rigoriste nous siérait mal ; nous ne nous permettrons
donc pas de peser les paroles de M. de Senancour
au poids du sanctuaire , nous n'examinerons pas s'il
n'entre point dans quelques détails sur lesquels il serait
plus à propos de laisser tomber le double manteau de
Sem et Japhet ; nous entreprendrons seulement de dé540
MERCURE
DE FRANCE
,
·
fendre contre lui ces respectables patriarches , dont les
noms étaient déjà perdus pour les premiers siècles où
la mémoire des hommes puisse remonter , mais dont la
sagesse nous dirige encore du mieux qu'elle peut au
milieu de toutes nos folies . Ces hommes avaient lu l'avenir
de l'homme au fond du coeur humain , ils avaient
prévu l'inondation de maux qui devaient découler des
passions , et d'avance ils ont construit des canaux pour
les diriger , des digues pour les contenir. Plus près que
nous de la nature , ils l'ont consultée sur les intérêts
de la future société dont cette même nature était pour
ainsi dire enceinte , et qu'elle devait tôt ou tard mettre
au jour ; et la nature les a éclairés comme une mère
le ferait sur ce qui conviendrait le mieux à sa fille.
2
Entre les différentes institutions primordiales qu'un
accord unanime de tant de générations aime à conserver
sur presque toute la surface de notre globe , là
plus propre à y maintenir le peu de paix , le peu de
bon ordre , le peu d'aise qui puisse y régner , c'est le
mariage que nous voyons universellement adopté
comme un sacrement de toutes les religions . M. de
Senancour respecte trop tout ce qu'il doit respecter ,
pour attaquer le mariage de front ; mais trop frappé
dans quelques points de beaucoup d'inconvéniens apparens
, il ne l'est point assez de tous les biens qui en résultent
constamment pour le genre humain , et il y désirerait
des changemens dont je doute qu'on se trouvât
aussi bien ( quand même ils seraient possibles ) que de
laisser les choses comme elles sont depuis si long -tems,
N'importe , il soutient courageusement son opinion ,
mais par un malheur heureusement attaché à la plupart
des mauvaises causes , notre auteur , contre sa
coutume , ne fait que répéter les objections et les plaintes
qu'on a coutume de faire et d'entendre contre ce noeud
si nécessaire pour contenir le faisceau de la société . En
voici à peu près le résumé.
L'homme est trop variable , trop capricieux de sa
nature pour s'accommoder d'un engagement qui doit
durer toute la vie , et soutenir la gageure du mariage .
On se marie d'ordinaire trop jeune pour savoir ce qu'on
SEPTEMBRE 1808 . 541
fait , et l'on signe un contrat comme une recrue signe
un engagement .
De quinze à vingt- cinq ans , si l'on choisit par soimême,
on est presque sûr d'un mauvais choix ; si vos
parens choisissent pour vous , savent- ils ce qui vous
convient ? Le meilleur habit nous gêne s'il n'est à notre
taille , et comment prendre la mesure des caractères ?
Les mariages d'inclination réussissent rarement parce
qu'on n'a point assez donné au calcul ; les mariages de
raison , d'un autre côté , tournent souvent mal , parce
qu'on n'a point assez consulté l'inclination .
Souvent on se marie sans s'être jamais connus , et
l'on se promet amour de part et d'autre , comme si
l'amour était aux ordres de la volonté ; et l'on se jure
entre șoi d'être à jamais fidèle comme si au- dedans de
nous l'homme à venir était aux ordres de l'homme
présent.
Quand même les futurs conjoints seraient tous les
deux dans une ivresse égale ( ce qui est rare ) , quand ils
seraient assurés d'un printems perpétuel ce qui est
impossible ) , il suffit de savoir ce que c'est que le caprice
et l'ennui , pour apprécier leur serment de fidélité. Que
sera-ce donc quand ils verront disparaître ce qui les
avait d'abord charmés , et que le tems ne cessera de les
terǹir aux yeux l'un de l'autre ? les désirs ne seront
encore éteints que pour ceux à qui , en conscience , ils
devraient s'adresser , et des deux parts ces désirs chercheront
d'autres objets ; .... Et puis , si les soucis semblables
aux brouillards d'automne viennent assombrir le
milieu de la vie?.... Si les infirmités , l'apathie , l'affaissement
, triste cortège de la vieillesse ?.... si un mécontentement
vague , une humeur fâcheuse , un dégoût
universel , ces rides de l'ame , viennent prendre la place
de l'activité , de la sérénité , de la joie , de la candeur ,
qui embellissaient encore les belles années? ....
On serait tenté de croire qu'en voilà plus qu'il n'en
faut pour détourner hommes et femmes de cette espèce
d'emphythéose d'amour qui convient si peu au plus enfant
des enfans. Eh bien ! nous allons essayer de répondre
à tout cela , et de prouver à M. de Senancour luimême
que ce lien effrayant qui lui paraît garotter le
542 MERCURE DE FRANCE ,
genre humain , que ce lien , dis-je , ne cause que des
incommodités
bien légères en comparaison
des maux,
dont il préserve ; et que c'est à lui que nous devons
directement ou indirectement
les sentimens , les affections
, les espérances , les jouissances même qui nous
attachent le plus à la vie.
Commençons par jeter un coup d'oeil sur le vaste
ensemble de la multitude humaine ; car c'est pour elle
que les premiers instituteurs ont travaillé. M. de Senancour
n'y pense point assez , il en parle même quelquefois
avec un dédain qui ne convient pas à un philosophe
; il paraît s'occuper exclusivement des intérêts , et
presque des fantaisies d'une classe de gens , que des
manières plus élégantes , un esprit plus cultivé , une
sensibilité plus raffinée , distinguent de la foule ; mais
de telles gens peuvent dès-lors être regardés , ainsi
qu'eux-mêmes se regardent , comme des exceptions à
la règle , et ce n'est point aux exceptions que l'oeil du
législateur doit s'arrêter. Ces personnages si merveilleux
ont rêvé un tout autre amour que celui du vulgaire ;
un amour raffiné , alambiqué , quintescencié , sublimé,
qui ne ressemble pas plus à l'amour primitif, que l'esprit-
de-vin au raisin . Laissons ces hommes accuser le
mariage , et se débattre dans des noeuds qu'ils sauront
très-bien relâcher au besoin ; encore une fois nos augustes
patriarches n'ont point dû s'occuper de cette
espèce-là , je ne sais même s'ils auront pu la prévoir ;
mais ils ont travaillé pour les hommes en général , et
non pour ces messieurs ; ils se sont occupés de la société
entière , et non de la compagnie choisie. Ils ont médité
sur les intérêts , sur les besoins de ces misérables àface
humaine' (M. de Senancour doit avoir du remord de
cette expression ) , ils ont désiré que ces pauvres gens
vécussent dans leurs humbles foyers le moins malheureux
qu'il serait possible , que leur enfance fût soignée ,
que leur jeunesse fût dirigée , que leur âge mûr fût
utile , que leur vieillesse fût servie... et après de mûres
délibérations , ils ont imaginé cette espèce de bail à vie ,
qu'ils ont rendu le plus difficile à résilier qu'il se pourrait
, et dont les heureuses conséquences devaient de
SEPTEMBRE 1808. 545
proche en proche amener l'organisation des familles ,
des cités et des nations.
Les hommes , dira-t-on , ont bien changé de ce qu'ils
étaient à cette époque ; ils changent , et ils changeront
encore. Oui , les hommes..... , mais l'homme.... était le
même , et il le sera toujours. Il y avait dès - lors de
grandes diversités dans les caractères , dans les inclinations
, dans les humeurs , auxquelles il fallait s'accommoder
; il y avait des passions de tout genre qu'il fallait
contenir ; il y avait des désirs , des besoins auxquels il
fallait pourvoir. Nos pères s'attendaient bien à la pétulance
des jeunes garçons , à la coquetterie des jeunes
filles , à l'incompatibilité de certaines humeurs , au despotisme
d'un sexe , à l'indocilité de l'autre , au libertinage
de quelques maris , à la fragilité de quelques
femmes , aux fureurs , aux aversions , aux querelles ,
aux guerres, intestines de plus d'un ménages , etc. , etc .;
mais ils ont vu en même tems que toutes ces imperfections
de détail attachées à notre nature étaient un
mal nécessaire dans toutes les suppositions possibles , et
qu'elles ne pouvaient pas entrer en ligne de compte
dans un plan qui tendait à lier fortement toutes les
assises de l'édifice social .
Beaucoup d'entre nous savent à peu près aussi bien
que M. de Senancour que le mariage n'est pas de nécessité
première pour avoir des enfans ; mais sans nous
arrêter ici à d'autres considérations , on ne sait que
trop quel est d'ordinaire le sort de ces enfans de rencontre.
Je veux encore qu'il y ait dans les constitutions
politiques des dispositions générales pour leur assurer
un état , je n'en suis pas moins inquiet de leurs
premières années , et je crois voir beaucoup de ces innocentes
créatures qui n'auraient eu à proprement parler
ni père ni mère ; car le père aurait bientôt oublié
son enfant pour passer à d'autres mères , et souvent
même il ne l'aurait pas connu . Quant à la mère , elle
aurait , si l'on veut , été dès le premier instant liée à son
enfant par tout ce que la nature a pu inventer de
plus tendre ; mais elle n'aurait pas tardé à lui donner
un beau-père moins attentif , et quand le zèle maternel
serait venu à se réfroidir , il n'y aurait eu là personne pour
544 MERCURE DE FRANCE ,
"
le ranimer. Dans les années du besoin et de l'impuissance
, ces pauvres petits êtres isolés auraient donc été
recommandés pour la plupart à la surveillance publique ,
et , si l'on veut , à la protection de l'Etat , qui pourrait
à toute force leur donner du lait et de la bouillie ,
mais point de caresses , ce premier assaisonnement des
simples mets de l'enfance. Dans l'âge de l'enseignement ,
ils auraient pu trouver des maîtresses et des maîtres
mais pas une mère qui les eût initiés à la tendresse
pas un père pour leur donner des leçons d'amitié , et
qu'est-ce qu'un enfant ; qu'est- ce qu'un adolescent qui
ne sent pas qu'il y a dans le monde deux êtres puissans
en comparaison de lui qui le préfèrent à tout ? cui
non risere parentes.... Il en résulterait des ames féroces
qui , semblables aux hommes produits par les dents du
serpent de Cadmus , et n'ayant comme eux rien à aimer ,
vivraient dans un état de guerre , et s'extermineraient
entre eux jusqu'au dernier. N'est-ce donc point à ces
premiers législateurs , si vivement accusés , que nous
devons l'affection paternelle , la tendresse maternelle ,
la piété filiale , la rassurante union des rejetons de la
même famille.... enfin le développement de tant de sentimens
délicieux qui , sans les prétendus entraves du
mariage , seraient à peine connus du coeur humain ?
On voit de mauvais ménages sans doute ; mais notre
partie adverse en voit plus qu'il n'y en a , et les voit
plus malheureux qu'ils ne sont. Sans être Ulysse , à
beaucoup près , nous avons été à portée d'observer mores
hominum multorum et urbes , et nous pouvons assurer
qu'il y a , somme totale , plus d'assez bons ménages que
de mauvais . Ce n'est point pour la volupté , ce n'est
point pour le divertissement qu'on se marie , c'est pour
pouvoir s'en passer . Parcourez pour vous en convaincre
toutes les classes de la société , et arrêtez -vous d'abord
aux moins distinguées , c'est-à-dire à la majorité de la
population de notre planète : sous ces toits modestes
on ne se doute pas qu'il y ait de la métaphysique à
faire sur l'amour ; la femme trouve tous les jours dans
son mari un homme habituellement ennuyé des ses occupations
et de ses travaux , qui n'a de bon dans toute sa
journée que les heures qu'ils passe auprès d'elle ; le mari
trouve
SEPTEMBRE 1808.
DE
LA
SEA
trouve dans sa femme une personne qui s'est ennu
EPT
sans lui , ou du moins qui le lui dit ( ce qui est toujours
flatteur ) , une personne qui veille à tous ses besoins , 5
à tous ses intérêts , qui apprête ses repas , qui entretient cen
ses vêtemens et ses meubles , qui range sa maison , qui
élève ses enfans , qui le soigne lorsqu'il est malade , qui
le distrait lorsqu'il est triste , qui l'adoucit lorsqu'il est
irrité , qui cherche à l'amuser par son babil , qui s'ingénie
pour lui donner de tems en tems quelque mets
plus à son goût , qui dans les occasions se pare à sa
façon pour lui plaire , enfin qui dépend de lui , qui s'oc
cupe de lui , qui lui fait sa cour; et moins on est grand ,
ples cela fait plaisir. Depuis les états moyens jusqu'aux
derniers rangs de la société , c'est - à-dire dans toutes les
familles que le travail soutient , la beauté , les grâces ,
l'esprit sont comptés pour peu de chose ; une femme
douce , active , ménagère , entendue , un homme laborieux
, économe , tranquille , voilà ce qu'on cherche , et
quand on croit l'avoir trouvé , on commence par s'épouser,
et puis l'on s'aime. Les distractions , les infidélités dont
on croit que le beau monde ne saurait se passer , chez
ces gens-ci sont rares et passagères , on a autre chose
à penser ; et quoi qu'il arrive , on en revient toujours
à sa femmé , on en revient toujours à son mari : voilà
la vie , le reste est un rêve .
Parlons à présent des autres classes d'hommes , et
particuliérement de ceux en qui l'éducation , la fortune ,
f'orgueil , le désoeuvrement ont éveillé , ont raffiné des
sentimens et des désirs plus difficiles à contenter : ces
gens soi-disant délicats se trouvent moins bien du mariage
que les misérables àface humaine dont nous venons
de parler ; la vanité les entraîne vers l'élégance ,
l'élégance redouble la vanité , la vanité devenue encore
plus vaine ne se paye de rien de solide , et le coeur
ainsi tourmenté par l'imagination conçoit mille désirs
vagues que le mariage à lui seul ne saurait satisfaire.
La galanterie , à laquelle un homme comme il faut ne
saurait se refuser ; la coquetterie , à laquelle
une femme
comme il faut se refuse encore moins , les mènent tous
deux la plupart du tems plus loin l'un de l'autre qu'ils
ne s'y attendaient. Delà ces froideurs conjugales , ces
M m
546 Mercure DE FRANCE ,
aura ,
ennuis , ces humeurs , ces soupçons , et qui sait ? .... Au
reste , sur ce chapitre on en dit toujours plus qu'il n'y
en a , et tout fût-il vrai , le mariage restera si l'on veut
paralysé quelque tems , mais tôt ou tard il recouvrera
son action. En effet dans tout état de cause , ou l'on
n'aura pas d'enfans , et l'on en souhaitera , où l'on en
et l'on s'en occupera : cette convergence d'intérêts
, ce rendez-vous commun de pensées , donnera
lieu tôt ou tard à quelques rapprochemens entre les
personnes. Aimer le même ohjet , excepté pour des
rivaux et sur-tout pour des rivales , est un acheminement
à s'aimer. Je vais plus loin , j'ose avancer que
même en mettant les choses au pis , en établissant des
doutes aussi fondés que l'on voudra sur la légitimité
de ces mêmes enfans , tout ne sera pas encore perdu .
En pareil cas , l'homme qui aimerait le moins sa femme ,
la femme qui aimerait le moins son mari ; l'homme
qui croirait avoir recueilli le plus de preuves fâcheuses ,
la femme qui aurait mis le plus d'apparences contre elle ,
penseraient encore chacun de leur côté à cette même
famille , et finiraient tôt ou tard par se réunir ; le tems
arrangerait tout : le mari aimerait à se persuader contre
sa propre conviction , la femme saurait le confirmer
dans sa persuasion : fions-nous-en là-dessus à l'amour,
propre de l'un et à l'adresse de l'autre.
L'inégalité trop évidente qui paraît se rencontrer
entre deux esprits , paraît à M. de Senancour un obstacle
invincible au bonheur de deux personnes destinées
, ou pour mieux dire obligées à passer leur vie
ensemble ; et l'on peut juger de l'importance qu'il y
attache par la force de ses expressions , qui sous d'autres
rapports méritent d'être citées :
« Ce ne serait qu'une injustice , dit- il , si nos insti-
>> tutions faisaient les hommes moins dissemblables ; c'est
» un délire quand les uns , tout intelligence , semblent
» n'avoir reçu un corps que pour porter leur ame ;
>> et que les autres , tout matière , n'ont une ame que
>> ponr remuer leur corps . >>
Cette association si effrayante pour M. de Senancour ,
ce supplice de Mezence , se réalise en effet tous les jours
dans le monde ; mais il ne paraît point qu'il en aille
SEPTEMBRE 1808. 547
plus mal . C'est la convenance qu'il faut en pareille
affaire , et non la parité. Si les chevaux avaient autant
d'esprit que les hommes , qui est - ce qui voudrait servir'
dans la cavalerie ? Au contraire , une pareille disproportion
entre deux époux assure quelquefois la bonne intelligence
. La bêtise qui s'ignore toujours elle - même se
trouve fort bien avec l'esprit ; tandis que l'esprit est
de sa nature indulgent pour l'infériorité , parcere subjectis
. Il y a plus , c'est qu'il pourrait bien en jouir
et que souvent il s'accommoderait mieux de son cơntraire
que de son semblable .
>
Cependant on vieillit , et M. de Senancour ne conçoit
pas qu'entre époux on se pardonne l'un à l'autre de
vieillir. Sans doute c'est un grand tort ; mais de tous
ceux , d'une femme sur-tout , c'est le plus involontaire .
La vieillesse est un lot dont tout le monde se plaint ,
et que personne ne refuse : il faut en passer par- là sous
peine de la vie. N'importe , M. de Senancour, qui voudrait
d'une part qu'on pût rompre le mariage à la première
fantaisie , pense de l'autre que quand cette fantaisie-
là ne serait pas venue plus tôt , elle doit venir
infailliblement à la première annonce visible des outrages
du tems. C'est vouloir couper un arbre à la première
feuille tombante , sans égard pour ses fruits. Eh quoi !
les charmes toujours croissans de l'esprit , les liens toujours
resserrés d'une douce habitude , des attentions tou
jours plus délicates , une tendresse inquiète et modeste,
toujours plus empressée de se prouver , toujours plus ingénieuse
à s'exprimer , ne dédommageraient pas M. de
Senancour ? Nous ne discuterons pas avec lui sur ses
goûts , mais nous le plaindrons en pensant qu'il existe
telle femme dont il ne se fait pas l'idée, Au reste ,
comme nous ne parlons ici que pour tout le monde ,
nous ne nous arrêterons pas à une de ces exceptions
trop rare et trop aisée peut - être à deviner en lisant
cet article , et nous essayérons de prouver que la
dernière saison de la vie en général est peut - être
celle de toutes sur qui cette sage institution répand le
plus de bienfaits : ces bienfaits , si vous voulez , ne sont
que des consolations , mais à cet âge on en a plus besoin
que de plaisirs .
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
Représentez - vous deux êtres à peu près assortis
comme dans la plupart des mariages , on a soin de le
faire pour l'âge , la fortune , le rang.... quand même on
n'aurait pris que faiblement , comme il n'arrive que trop,
les convenances morales en considération , représentezvous-
les , dis-je , ayant couru sous les mêmes bannières
plus de la moitié de la carrière de la vie ; ils auront été
nécessairement jusqu'à un certain point , en communauté
de biens et de maux , de joie et de chagrin , de craintes
et d'espérances... Ils auront eu , comme tant d'autres ,
dans la longue durée d'une société plus ou moins agréable,
plusou moins intime , des froideurs et des rapprochemens,
des soupçons et des explications , des orages et des jours
sereins... Je ne force rien dans mes suppositions , et je
pense qu'il suffira aux deux personnes dont nous parlons
, d'avoir seulement pu se supporter pour ne pouvoir
plus se quitter. Croyez -vous que d'une des deux
parts on jette un regard dédaigneux sur la triste empreinte
de la main du tems ? hélas ! l'on en serait trop
tôt puni par un retour sur soi -même. Non , ou ils cherchent
à se voir l'un l'autre comme ils étaient , ou ils
s'attristent en se voyant comme ils sont ; mais pendant
que leurs regards s'attachent malgré eux sur ces traces
affligeantes et tous les jours plus profondes , une inquiétude
et une mélancolie communicatives deviennent
entre eux de nouveaux liens, Souvent des idées plus
noires encore s'empareront tout à coup des deuxépoux
à la fois ; ils craindront de se les confier ; mais chacun
les lira sur l'autre visage , et tâchera de rappeler
les restes de son ancienne gaîté pour les dissiper . Devenus
peu à peu étrangers à tout , ils finiront par ne
se trouver bien qu'ensemble ; l'isolément augmentera
tous les jours , et le besoin réciproque avec lui ; mais
au moins au lieu d'être entourés d'héritiers avides et toujours
soupçonnés d'impatience , chacun verra une moitié
de lui-même vivante de la vie de l'autre ; la faiblesse , les
infirmités , la diminution progressive des facultés physiques
et morales , les pertes journalières des parens , des
amis , de tout ce qu'on connaissait , de tout ce qu'on
aimait ... Le tems enfin ( car il se compose de tout cela )
le tems qui leur arrache tout , les poussé toujours plus
SEPTEMBRE 1808 . 519
fort l'un vers l'autre ; ils se serrent comme des voyageurs
dépouillés par des brigands , et se traînent ainsi
vers le terme où chacun tremble d'arriver le dernier.
Après avoir combattu la pensée dominante du livre
de M. de Senancour , nous pourrions nous permettre
quelques observations sur le plan de l'ouvrage. On
s'étonne d'y chercher vainement l'ensemble et l'harmonie
qu'on désire , en général , dans toutes les compo
sitions de l'esprit ; car l'esprit humain , à l'image de
l'esprit créateur dont il émane , doit aspirer à présenter
dans chacune de ses oeuvres l'idée d'un être comme
vivant, dont toutes les parties se tiennent , s'adaptent ,
se correspondent , se servent entre elles , et concourent
diversement au même but. C'est ce qu'on aurait droit
d'attendre d'un esprit aussi élevé , aussi fécond que celui
de notre auteur. Mais deux fortes raisons s'y opposent ,
et il nous en prévient lui-même. 1 ° . Ce livre n'est
qu'une partie d'un grand ouvrage qu'il n'est pas encore
tems de faire paraître. 2 ° . Cette partie même n'est point
entière , des motifs de prudence et de décence l'ont
engagé quelquefois ( et auraient pu même l'engager plus
souvent à la morceler. C'est donc un démembrement
démembré lui-même , et qui n'est susceptible d'harmonie
sous aucun rapport. Si vous coupez un morceau
de peinture au milieu d'un tableau de prix , et que dans
ce morceau même vous promeniez encore çà et là votre
ciseau avant de l'exposer , la peinture aura nécessairement
perdu tout son effet , mais on pourra néanmoins?
comme ici , juger qu'elle est d'un maître.
J'en donnerai pour exemple quelques traits d'un
chapitre sur les premières annonces de l'amour ; on
croit lire une idylle qui aurait ajouté à la gloire de
Sapho.
De l'effet moral et du sentiment de l'amour.
<«< Lorsque la rencontre du beau commence à éveiller
en nous le sentiment des harmonies possibles , nous
sommes au printems de la vie , nos misères sont encore
inconnues , nous n'avons pas pénétre les secrets de notre
néant , nous ignorons les variétés de la joie , et l'amertume
des besoins : encore enfans , nous imaginons quel550
MERCURE DE FRANCE ,
que bonheur; encore trompés , nous croyons que l'existence
a un but humain ; entraînés par une lumière ·
dont tout semble annoncer les longs progrès , séduits
par les couleurs douces de l'espérance , nous ne savons
pas dans quelles ténèbres nous abandonnera ce crépuscule
sans aurore ; le prestige s'introduit facilement dans
un coeur qui n'a pas gémi ; ce charme embellit les
heures dont il semble même agrandir la durée future ;
il anime ces désirs que le mêlange des douleurs n'a pas
flétris , que l'expérience n'a pas éteints . Les convenances
aperçues dans les êtres réels font entrevoir les convenances
mystérieuses de la beauté idéale. Les sites solitaires
sont admirés : on trouve quelque chose de sublime
dans cette simplicité sauvage , qui , s'éloignant
des choses habituelles , paraît convenir à l'immensité
des rapports inconnus et désirés d'une situation nouvelle.
On voit alors , comme on ne les verra plus , une
belle heure de mars , une nuit d'été , une rose dans
l'ombre ou le muguet sous les hêtres , une eau que la
June éclaire entre les pins , dont le mouvement des airs
fait résonner le feuillage inflexible. L'ame demande
avec avidité de quel espoir elle est remplie , et l'attente
des voluptés qu'elle ne discerne pas , étend sur tous les
´objets une nuance secrète et gracieuse. L'espérance qui
n'a pas encore enfanté le plaisir , est comme une beauté
vierge dont on a seulement pressenti les grâces célestes ,
on ne l'a vue qu'en songe , elle passait dans les nues 2
et depuis elle semble partout présente , parce qu'on la
cherche partout : elle est dans le souffle des airs ; elle
embellit les formes , les couleurs , les attitudes ; elle
semble errer dans les bois , dans les nuages ; elle glisse
avec les ombres sous les branches agitées et dans les
eaux tranquilles , etc. »
1
Tout le chapitre est du même style , et suffirait pour
attacher à la lecture de ce livre tout homme capable
de sentir ces délicieuses émotions , ou seulement de s'en
ressouvenir; on y trouvera beaucoup de passages écrits
avec autant de charme , d'autres le sont avec une force
et une énergie qui vous entraînent autant que la grâce
des premiers a pu vous attirer. Quelquefois cependant
on est frappé de transitions un peu trop brusques , d'exSEPTEMBRE
1808. 551
pressions un peu trop emphatiques , d'un ton un peu
trop magistral, sur-tout dans le dix-neuvième siècle , qui
prétend bien n'être pas celui des écoliers. Enfin on
pourrait de tems en tems reprocher à notre auteur une
certaine affectation , tantôt de s'élever à des hauteurs ,
tantôt de descendre à des profondeurs où souvent on
ne peut pas le suivre ; ce n'est pas qu'on ne voie toujours
la lumière , mais de trop loin pour en recevoir de
la clarté. BOUFFLERS .
CARACTERE des personnages les plus marquans dans
les différentes Cours de l'Europe ; suivi de considé
rations philosophiques , morales et littéraires ; extrait
des OEuvres de FRÉDÉRIC-LE-GRAND , pour faire
suite aux Mémoires historiques ou critiques sur la
civilisation des différentes nations de l'Europe aux
XVIIe et XVIIIe siècles. A Paris , chez Léopold
Collin , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 4.
-
CE livre , comme le titre l'annonce, est composé de deux
ouvrages distincts : dans le premier , l'éditeur a rassemblé
les portraits et les caractères des personnages célèbres
que Frédéric II avait tracés dans ses Mémoires de Brandebourg.
Dans le second , il a réuni les pensées philosophiques
, morales et littéraires de ce prince : le choix
des pensées philosophiques paraît fait avec un esprit de
sagesse et de modération ; l'éditeur ne dissimule pas le
danger des principes qu'avait adoptés Frédéric . Cependant
il se flatte de n'avoir extrait des OEuvres du roi
de Prusse que ce qu'elles présentent de judicieux et
d'instructif. En lui accordant ce point , ne peut- on pas
observer que ces pensées sont en général rebattues , et
que ce qu'elles ont de juste se trouve partout. La même
réflexion peut s'appliquer aux pensées morales . Quant
aux considérations littéraires , elles excitent plus d'intérêt
on aime à voir ce que Frédéric pensait des écrivains
de de son tems : quoique formé aux lettres par
M. de Voltaire , il avait un esprit indépendant qui l'empêchait
de partager toutes ses opinions. Je reviendrai
sur cet objet.
553 MERCURE DE FRANCE ,
Mais ce qui piquera le plus la curiosité des lecteurs ,
c'est le premier ouvrage où ils s'attendront à trouver
des anecdotes intéressantes.. L'éditeur a fait en sorte que
leur attente ne fût pas trompée. Frédéric , qui voyait
tout en grand , ne s'était attaché qu'à peindre les princes
: il ne s'était occupé ni des ministres , ni des subalternes
, ni des intrigues de cour. Heureusement pour
l'éditeur , il a trouvé dans les mémoires du baron de
Solnitz tout ce qu'il pouvait désirer sous ce rapport.
C'était un personnage fort singulier que ce baron. Après
avoir été page de Frédéric 1er et avoir passé quelques
années à la Cour de France , sous le régent , il était retourné
en Prusse où il avait été fait chambellan et ensuite
grand-maître des cérémonies. Son goût pour le jeu et
pour la dépense le mettait sans cesse dans la plus grande
détresse ; et lui -même se classait parmi les barons les
plus gueux de l'Allemagne. Frédéric - Guillaume Ier ,
qui aimait son enjouement et son esprit , réparait quelquefois
ses pertes , après lui avoir fait les remontrances
les plus dures ; mais il ne trou va pas les mêmes ressources
dans Frédéric II . Celui- ci l'accablait d'éloges ; et ne
lui donnait aucun secours. Aussi , comme on peut le voir
dans les Mémoires de M. Thiébaut , le baron était souvent
contraint par la nécessité à des démarches humiliantes.
Sa misère n'étouffait point sa gaîté naturelle :
il plaisantait sur tout , et racontait avec beaucoup de
grâce les anecdotes de la cour et de la ville . Fixé à
Ja cour , et doué d'un esprit observateur , il charmait
son ennui en écrivant tous les petits faits dont il était
témoin . Ses Mémoires excitaient déjà une vive curiosité
sous le règne de Frédéric II : ils parurent sous son successeur
qui en confia la censure à un professeur de Berlin.
C'est-là que l'éditeur a trouvé un riche supplément
d'anecdotes qu'il a placé avec assez d'ordre à la suite
des portraits tracés par Frédéric . Le lecteur y apprendra
plusieurs particularités peu connues sur les Cours
d'Allemagne.
Je reviens , comme je l'ai annoncé , aux considérations
littéraires dont la discussion peut être plus intéressante
et plus utile que l'examen de quelques anecdotes. Frédéric
voyait avec peine cette multitude d'écrivains qui ,
SEPTEMBRE 1808. 553
dans l'illusion de leur amour-propre , se consacrent aux
lettres sans avoir les talens nécessaires. « La déman-
» geaison d'écrire , dit-il , est devenue en Europe une
» maladie épidémique. Une chose ne mérite d'être écrite
>> qu'autant qu'elle mérite d'être retenue. Tout homme
» qui écrit doit respecter le public et observer de cer-
» taines bienséances pour qu'une liberté permise ne dé-
» génère pas en égoïsme effronté . Que de livres inutiles
» ou pernicieux ! »
gell passe en revue quelques auteurs français , donne
les plus grands éloges à Rollin , juge fort bien Gresset ,
et parle ainsi de Racine :
« Racine a , sur M. de Voltaire , l'avantage d'avoir ,
» dans la contexture de ses pièces , quelque chose de
» plus naturel , de plus vraisemblable. Il règne dans sa
» versification une élégance continue , une mollesse,
» unfluide dont aucun poëte n'a pu approcher depuis. »
Un de ses jugemens littéraires les plus remarquables
est celui qu'il porte sur la Henriade : je le citerai , quoiqu'il
soit d'une certaine étendue , et j'y joindrai quel
ques observations :
I
« Virgile , en mourant , peu satisfait de l'Eneide qu'il
» n'avait pu autant perfectionner qu'il l'aurait désiré ,
» voulut la brûler. La longue vie dont jouit M. de Vol-
>> taire lui permit de limer et de corriger son poëme de
» la Ligue , et de le porter à la perfection à laquelle il
est parvenu aujourd'hui sous le nom de Henriade.
» Des envieux lui reprochèrent que son poëme n'était
» qu'une imitation de l'Enéide ; il faut convenir qu'il
» y a des chants dont les sujets se ressemblent ; mais
» ce ne sont pas des copies serviles. Si Virgile dépeint
» la destruction de Troye , Voltaire étale les horreurs
» de la Saint - Barthelemy. Aux amours de Didon et
» d'Enée , on compare les amours de Henri IV et de
» la belle Gabrielle d'Estrées. A la descente d'Enée aux
» enfers , où Anchise lui découvre la postérité qui doit
»> naître de lui , l'on oppose le songe de Henri IV , et
> l'avenir que Saint- Louis lui: dévoile.
» Si j'osais hazarder mon sentiment , j'adjugerais
>> l'avantage de deux de ces chants au français ; savoir ,
» ceux de la Saint-Barthelemy et du songe de Henri IV.
354 MERCURE DE FRANCE ,
1
» Il n'y a que les amours de Didon où il paraît que
» Virgile l'emporte sur Voltaire , parce que l'auteur
» parle au coeur et l'intéresse , et que l'auteur français
» n'emploie que des allégories.
» Mais si l'on veut examiner ces deux poëmes de
» bonne foi , sans préjugés pour les anciens et pour les
» modernes , on conviendra que beaucoup de détails
» de l'Énéide ne seraient pas tolérés de nos jours et
» dans les ouvrages de nos contemporains , comme par
>> exemple , les honneurs funèbres qu'Enée rend à son
» père Anchise, la fable des Harpies , la prophétie qu'el-
» les font aux Troyens qu'ils seront réduits à manger
>> leurs assiettes , prophétie qui s'accomplit ; la truie
» avec ses neuf petits qui désigne le lieu d'établissement
» où Enée doit trouver la fin de ses travaux ; ses vais-
>> seaux changés en Nymphes ; un cerf tué par Ascagne
>> qui occasionne la guerre des Troyens et des Rutules ;
» la haine que les dieux mettent dans le coeur d'Amate
>> et de Lavinie contre cet Enée que Lavinie épouse à
» la fin .
>> Si Virgile était né citoyen de Paris , il n'aurait pu
>> rien faire d'approchant du combat de Turenne dans
>> la Henriade ; il y a dans cette description un feu
» qui m'enlève ; le poële était présent à ce combat ; il
» avait vu de ses yeux , et écrit sur ses tablettes chaque
» coup d'épée porté , reçu , paré , etc.
» Un homme sans passion préférera la Henriade à
» l'Illiade d'Homère. Henri ÎV n'est point un héros
» fabuleux ; Gabrielle d'Estrées vaut bien la princesse
» Nausicaa. L'Illiade nous peint les moeurs des Cana-
>> diens ; Voltaire fait de ses personnages de vrais héros ,
» et son poëme serait parfait , s'il avait su intéresser
>> davantage pour Henri IV , en l'exposant à de plus
>> grands dangers. >>
Si l'on s'en rapporte à ce jugement , il faudra s'élever
contre les décisions des plus célèbres critiques , et même
contre celles de M. de Voltaire (1 ) , que son goût pour
Virgile rendit quelquefois injuste envers Homère , et
( 1 ) « Il y a , dit M. de Voltaire , plus d'art et des beautés plus tou-
» chantes dans la description que fait Virgile de la prise de Troie qua
SEPTEMBRE 1808. 555
qui jamais ne se flatta de l'avoir emporté sur le poëte
latin. Cette considération me décide à discuter les différentes
raisons sur lesquelles ce jugement est appuyé.
Loin de moi l'idée de rabaisser le meilleur poëme épique
que la France possède : lorsque j'ai eu occasion d'en
parler , j'en ai fait sentir les beautés. Mais une admiration
aveugle nuirait plus à la réputation de cet ouvrage
qu'elle ne lui serait utile. En immolant Virgile
à M. de Voltaire , on se tromperait sur la victime ; et le
poëte français , au lieu d'obtenir l'apothéose , serait
véritablement sacrifié à celui sur la ruine duquel on
`aurait voulu l'élever.
Pendant sa longue carrière , M. de Voltaire n'em-
'ploya point son tems à corriger la Henriade ; l'extrême
mobilité de son imagination l'entraîna , comme on sait ,
à composer une multitude d'ouvrages de différens
genres . Il réforma seulement plusieurs vers de ce poëme
dans les premières éditions ; avant l'âge de quarante
ans , il avait cessé d'y travailler . Le plan et les conceptions
sont absolument les mêmes que lorsqu'il fit
paraître cet ouvrage sous le nom de poëme de la Ligue.
Ce fut mal à propos qu'on reprocha à M. de Voltaire
d'avoir imité l'Eneide , il faudrait en dire autant du
Tasse à l'égard de l'Illiade . Le récit de la Saint-Barthelemy
n'a des rapports avec le second livre de l'Enéide
que , parce que dans les deux poëmes , le héros raconte
des événemens dont il a été témoin , et auxquels il a
pris une grande part . Cette conception qui est toute
naturelle , et qui n'exige aucun effort de génie , peut
être employée par tous les poëtes , sans qu'on soit en
droit de les accuser d'être imitateurs. Les récits étant
absolument différens , il n'y a point d'imitation . M. de
Voltaire aurait plutôt dû être comparé à Lucain , quoiqu'il
lui soit supérieur sous plusieurs rapports , parce
que tous les deux ont peint des discordes civiles récentes
, et parce que n'ayant pas placé leurs sujets dans
les tems qu'on appelle héroiques , ils n'ont pu se servir
» dans toute l'Illiade d'Homère ..... Homère a fait Virgile , dit- on.
» Si cela est , c'est sans doute son plus bel ouvrage . » ( Essai sur la
poësie épique. )
556 MERCURE DE FRANCE ,
avec succès des ressources du merveilleux . Les mêmes
observations doivent se faire relativement à l'épisode de
Gabrielle d'Estrées et au songe de Saint-Louis qu'on a
voulu comparer aux amours de Didon et à la descente
d'Enée aux enfers.
M. de Voltaire est loin de l'emporter sur Virgile dans
le récit du second chaut de la Henriade : son sujet est,
à la vérité , beaucoup moins heureux . Virgile peint la
destruction de la capitale de l'Asie contre laquelle l'Europe
semblait être déchaînée : image grande et terrible
que le Tasse a si heureusement adaptée à un sujet tout
différent. Cet admirable épisode commence par le discours
de Sinon et par la peinture si célèbre du malheur
de Laocoon . On frémit sur l'aveuglement des Troyens
qui célèbrent comme un jour de fête la veille de leur
ruine. Hector apparait en songe à Enée quel est le
réveil de ce héros , lorsque du haut du palais de son
père , il voit le désastre de sa patrie , et l'incendie qui
éclaire le port de Sigée ! Ses premières tentatives contre
les Grecs donnent quelque faible espérance; et l'attention
augmente quand on voit se joindre à lui Corebe ,
le malheureux amant de Cassandre. Mais bientôt cet
amour même qui répand tant d'intérêt sur ces combats
nocturnes cause la ruine des derniers défenseurs de
Troie. Enée , resté seul , cherche à entrer dans le palais
de Priam ; mais de toutes parts les Grecs l'assiégent : la
manière dont il y pénètre mêle quelque douceur à cette
situation horrible ; c'est par une porte secrète : Andromaque
, dans sa prospérité , avait contume d'y passer
pour se rendre auprès de Priam et d'Hécube , et pour
porter le jeune Astianax à son aïeul . Les Grecs , après
avoir forcé le palais , s'y précipitent en foule : Hécube
ses filles et Priam sont refugiés auprès d'un autel domestique
un fils périt aux yeux de son père ; et ce
malheureux vieillard est iminolé presque dans les bras
de son épouse. C'est-là qu'on voit des malheurs inouis ,
et que l'attendrissement est porté au dernier degré.
Aucun poëme épique ne présente une suite d'événemens
aussi tragiques et aussi touchans les passions y sont
peintes avec une énergie qui ne s'éloigne jamais de la
nature ; les descriptions sont aussi frappantes que vaSEPTEMBRE
1808. 557
rices ; et plus on examine ce morceau , plus on y découvre
une richesse inépuisable de détails poëtiques qui
semblent naître du sujet.
Si l'on veut absolument comparer le second livre de
l'Enéide avec le second chant de la Henriade , le parallèle
ne sera pas à l'avantage du poëte français. Ce
dernier , il est vrai , a tiré de son sujet tout le parti
possible ; mais ne remarque- t-on pas dans les détails
de son plan je ne sais quelle maigreur qui en affaiblit
la beauté. Obligé de remonter très -haut , le poëte peint
d'une manière abrégée les causes de la catastrophe qui
se prépare ; et son laconisme est plus dans le genre de
l'histoire que dans le genre poëtique. Le tableau des
horreurs de la Saint-Barthelemy a de la force ; mais il
n'inspire que la terreur. Aucune image tendre ne repose
l'ame du lecteur , et l'on y cherche en vain ces digressions
touchantes qui répandent tant de charme sur les
peintures de Virgile. Henri IV ne joue qu'un rôle passif
dans cette affreuse tragédie , tandis qu'Enée fait les derniers
efforts pour soutenir les Troyens. La mort de
Coligni est très-belle ; mais le stoïcisme du héros ne fait
naître que l'admiration , sentiment qui aurait pu se
joindre à l'attendrissement , si le poête avait voulu s'étendre
un peu sur la mort de Teligni et de sa jeune
épouse qui composaient la famille de l'amiral . Qu'on
rapproche cette mort de celle de Priam , de ce malheureux
père qui veut en vain venger son fils , que
l'on compare l'invasion du palais de ce monarque avec
l'invasion de la maison de Coligui , Pyrrhus qui immole
Priam , avec Besme qui assassine l'Amiral , et l'on ne
pourra s'empêcher de convenir que le second livre de
l'Eneide est très - supérieur au second chant de la
Henriade.
Dans le songe de Henri IV , M. de Voltaire n'a véri¬
tablement imité que le célèbre passage de Marcellus : il
applique au duc de Bourgogne ce que Virgile avait dit
du fils d'Octavie : cette imitation est heureuse , mais il
serait difficile de prouver que les vers de M. de Voltaire
égalent en beauté ceux du poëte latin. Tout le reste de
l'épisode ne peut rappeler que bien faiblement le sixième
livre de l'Enéide. Vainement y chercherait-on cette
558 MERCURE DE FRANCE ,
richesse de merveilleux , ces peintures terribles , ces
teintes douces et mélancoliques qui ont fait l'admiration
de toutes les classes de lecteurs. M. de Voltaire
n'avait pas les mêmes ressources , il est vrai : l'espèce
de merveilleux dont il pouvait faire usage était trèsborné
; c'était un vice du sujet. Toutes ces raisons sont
excellentes pour le justifier aux yeux des critiques trop
sévères , mais elles ne suffisent pas pour le mettre audessus
de Virgile .
Les détails qu'on blâme dans l'Enéide ne réussiraient
probablement pas de nos jours , si on les mettait dans
un poëme. Rien de plus vrai. Mais ce n'est pas sous ce
point de vue qu'on doit les considérer. Un poeme épique
national doit être fondé sur les anciennes traditions
du peuple ; le poëte est en quelque sorte forcé de les
employer leur antiquité leur donne une sorte de noblesse
, prévient toute espèce de ridicule , et s'il parvient
à les embellir , il a parfaitement atteint son but. Or la
fable des Harpies , la laie avec ses petits , les vaisseaux
changés en Nymphes étaient de ces vieilles traditions
dont Virgile ne pouvait se dispenser de se servir : nous
les jugerons toujours mal , si nous les examinons d'après
les idées modernes (2).
Il est très-probable que Virgile citoyen de Paris eût
fait quelque chose d'approchant du combat de Turenne
dans la Henriade. Sans doute cette peinture est très-
(2) M. de Voltaire répond lui-même à cette critique . « Vírgile , dit -il ,
» rassembla dans son poëme tous les différens matériaux qui étaient
» épars dans plusieurs livres , et dont on peut voir quelques-uns dans
» Denys d'Halicarnasse . Cet historien trace exactement le cours de la
> navigation d'Enée ; il n'oublie ni la fable des Harpies , ni les prédic-
>> tions de Celeno , ni le petit Ascagne qui s'écrie que les Troyens ont
>> mangé leurs assiettes , etc .; pour la métamorphose des vaisseaux
» d'Enée en Nymphes , Denys d'Halicarnasse n'en parle point , mais
» Virgile lui-même prend soin de nous avertir que ce conte était une
» ancienne tradition : Prisca fides facto , sed fama perennis . Il
>> semble qu'il ait eu honte de cette fable puérile , et qu'il ait voulu se
» l'excuser à lui -même en se rappelant la croyance publique . Si on
» considérait dans cette vue plusieurs endroits de Virgile qui choquent
>> au premier coup- d'oeil , on serait moins prompt à le condamner. »
Essai sur la poësie épique. )
SEPTEMBRE 1808. 55g
belle : il règne dans ce combat une chaleur , une vivacité
auxquelles la langue française peut difficilement
atteindre ; et l'unique tache que des connaisseurs sévères
peuvent y remarquer , c'est que les deux combattans
ne sont pas suffisamment caractérisés. Mais Virgile a
prouvé qu'il pouvait peindre d'une manière encore
plus poëtique un combat singulier . Celui d'Enée et de
Turnus rappelle les tableaux d'Homère ; le merveilleux
s'y joint très-naturellement ; les deux héros font des.
efforts extraordinaires , et une circonstance dramatique
met Virgile bien au-dessus du poëte français. Enée
vainqueur est prêt à donner la vie à Turnus ; la vue
seule du baudrier de son cher Pallas le rend impitoyable.
On finit par préférer la Henriade à l'Illiade : on s'appuie
sur ce que Henri IV n'est pas un héros fabuleux ,
et sur ce que Gabrielle vaut bien Nausicaa. Cette opinion
singulière rappelle le sentiment de M. de Buffon
qui , jugeant la poësie épique , non d'après les beautés
qui lui sont propres , mais d'après des vues d'utilité et
des rapprochemens historiques que les poëtes n'ont jamais
consultés , cherchait . « quelle comparaison il peut
» y avoir entre le bon et le grand Henri et le petit
» Ulysse ou le fier Agamemnon , entre nos potentats et
>> ces rois de village , dont toutes les forces feraient à
» peine un détachement de nos armées. Quelle diffé-
» rence , ajoute- t-il , dans l'art même ! N'est-il pas plus
>> aisé de monter l'imagination des hommes que d'élever
>> leur raison ? de leur montrer des mannequins gigan-
>> tesques de héros fabuleux , que de leur présenter des
>> portraits ressemblans de vrais hommes , vraiment
» grands. » M. de Buffon avait cela de commun avec
Pascal , qu'il jugeait la poësie sans l'avoir cultivée , et
sans s'être livré à une étude particulière de cette belle
partie de la littérature , ce qui faisait dire à M. de Voltaire
que l'auteur des Provinciales parlait de ce qu'il
1.ntendait pas. Il est singulier que cette erreur soit
échappée aux deux hommes qui ont donné le plus d'éclat
à la prose française.
Frédéric II n'a pas toujours la même indulgence pour
M. de Voltaire : voici le jugement qu'il porte sur Tan560
MERCURE DE FRANCE ,
crède. « J'ai lu Tancrède , dit -il. Il y a dans cette nou-
>> velle tragédie de Voltaire des situations attendrissantes
» dont il a tiré parti ; mais je ne me déclarerai certai-
>> nement pas partisan de ses vers croisés. Je ne sais quel
» effet ils produisent à la déclamation . A la lecture ils
» me paraissent prosaïques , et dans quelques endroits
» du style d'opéra . Cette pièce n'est pas bonne en gé-
» néral. L'exposition est embrouillée . On y remarque
» beaucoup d'événemens inutiles , des caractères mal
» développés et mal annoncés , peu de vers sententieux
» dignes d'étre retenus , et dans plus d'un endroit un
» manque de vraisemblance qui choque et révolte le
>> lecteur . Je crois que si Voltaire vit encore quelque
>> tems , il mettra toute son Histoire universelle en ma-
» drigaux et en épigrammes. Mais quoiqu'il y ait du
>> radotage dans la pièce , c'est le radotage d'un grand
>> homme. Il faut être juste en rendant à son talent l'hom-
» mage qui lui est dû. » Il est singulier que dans cette
critique , d'ailleurs très-sévère , Frédéric reproche au
poëte de n'avoir pas prodigué les vers sententieux :
puisqu'il sentait le mérite de Racine , il aurait dû être
convaincu que , dans une tragédie , toute maxime qui
n'est pas en sentiment et qui n'est point parfaitement
conforme à la situation et au caractère du personnage ,
pèche contre la vraisemblance et doit être condamnée
quelque brillante qu'elle soit .
Les deux ouvrages que je viens d'annoncer peuvent
être curieux pour ceux qui n'ont pas les OEuvres du roi
de Prusse. Ils présentent les défauts qu'on trouve ordinairement
dans ces sortes de recueils. En puisant dans
divers ouvrages ce que l'auteur a dit sur le même sujet ,
l'éditeur ne peut lier les raisonnemens de manière à ce
qu'ils soient toujours conformes aux règles de la logique,
et laissent des idées nettes dans l'esprit du lecteur. Quelquefois
même on découvre des contradictions frappantes.
Cependant il paraît par l'arrangement des matières
, et par les notes dont quelques- unes sont instructives
, que l'éditeur a mis à ce travail tout le soin qu'on
pouvait exiger.
P.
VARIETÉS .
DEPT
DE
SEPTEMBRE 1808. 56
5.
Icen :
VARIÉTÉS .
RAPPORT ( 1 ) fait à la Classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France , dans sa séance du
10 Juin 1808.
Vous avez chargé une commission composée de MM . Lévesque
Daunou et Ginguené , auxquels M. Rayueval , correspondant , a été invité
à s'adjoindre , d'examiner un manuscrit en 2 vol . in-4º , tiré des
archives des relations extérieures , intitulé : Histoire de l'anarchie de
Pologne ; de le conférer avec l'ouvrage imprimé de Rulhières qui porte
le même titre , et de vous faire un rapport qui puisse servir de réponse
à la lettre que S. Exc. le Ministre de l'intérieur vous a écrite à ce sujet
par ordre de S. M. l'Empereur et Roi . La commission s'est réunie trois
fois entre chacune de ses séances , elle s'est procuré toutes les lumières
qu'on pouvait tirer tant des bureaux des relations extérieures , que de
toutes les personnes qui paraissaient en pouvoir donner sur cet objet.
Elle a examiné attentivement le manuscrit , l'a comparé avec le livre imprimé
, et avec d'autres manuscrits du même ouvrage. Elle croit pouvoir
vous présenter comme certains , les résultats suivans .
......
Le manuscrit ne porte point la date de 1764 : on à seulement écrit sur
le dos de la reliûre : Pologne , de ... à 1764 ; suscription qui
ne signifie autre chose , sinon que la partie de l'Histoire de Pologne contenue
dans ces deux volumes , s'étend ( comme elle s'étend en effet )
depuis une date qu'on n'a pas fixée , jusqu'à l'année 1764 .
"
Ce qui a fait croire que l'ouvrage était attribué au Père Maubert
capucin , ce sont les mots , par Maubert , écrits au titre du premier
volume , et suivis du mot ex- capucin , qui est au crayon et d'une autre
main. Les mots , par Maubert , sont aussi d'une autre écriture que le
corps de ce manuscrit. Ils ont été visiblement ajoutés après coup , et
l'on s'est assuré qu'ils sont de la main de M. de la Peyronie , mort
depuis peu de tems , connu dans les lettres par sa traduction du Voyage
de Pallas , et qui était attaché aux archives de ce ministère . Tout ce
qu'ils prouvent , c'est que ce M. de la Peyronie ne sachant de qui pouvait
être ce manuscrit , mais sachant que Maubert avait été employé
comme agent secret par les Affaires étrangères , peut- être même en Pologne
, aura conjecturé qu'il avait pu rédiger cette histoire et aura écrit
( 1 ) Nous insérons ici d'autant plus volontiers ce Rapport , qu'il a été
défiguré par des fautes graves dans tous les journaux . Nous l'imprimons
sur une copie corrigée par le Rapporteur.
Nn
E.
662 MERCURE DE FRANCE,
sur le manuscrit le nom de cet ex- capucin , sans y joindre cette qualité ,
qu'un autre homme à conjectures aura ensuite ajoutée au crayon.
Chacun des deux volumes du manuscrit porte sur les deux faces de
sa couverture l'inscription et l'empreinte de la République française ,
mais seulement plaquée et non gravée sur la couverture même , sur laquelle
au contraire sont gravées en or et en très -grand nombre deux L
croisées et des fleurs de lys , qui attestent que le manuscrit fut relié et
déposé avant la Révolution , ou du moins avant la première année républicaine
. C'est tout ce qu'on peut dire sur l'époque de ce dépôt . Il ne
reste dans les bureaux. aucun enregistrement ni aucune trace qui puisse
servir de renseignement à cet égard.
Après ces observations préliminaires sur le matériel du manuscrit ,
auxquelles on peut ajouter qu'il est écrit sur du papier de France et de la
main d'un copiste français , votre commission passe aux questions proposées
par le Mi istre de l'intérieur.
S. Exc. désire qu'on examine , 1ºs'il reste quelques traces authentiques
des travaux attribués au père Maubert ; 2º si le manuscrit en question
peut avoir été son quvrage ; 3 s'il est prouvé d'une manière certaine
qu'il soit sorti de ses mains dans l'état où il est aujourd'hui .
2
· Sur la première question , l'on ne peut répondre que négativement. II
ne reste en effet aux Relations extérieures aucune trace quelconque des
travaux de Maubert , ai des correspondances qu'il a pu entretenir pendant
ses missions secrettes. Les traces publiques de ses travaux sont le
Testament d'Albéroni et d'autres mauvais livres sur lesquels il suffit de
jeler les yeux pour reconnaître que leur auteur n'a jamais pu l'être du
manuscrit qui nous occupe.
Ceci sert donc aussi de réponse à la deuxième question . Non sans
doute , ce manuscrit ne peut avoir été l'ouvrage de Maubert , cela est
prouvé moralement par la différence des styles . Cela l'est encore physiquement
. Cet avanturier , après avoir erré plus de dix ans chez l'étranger
où il vivait d'industrie et de libelles , mourut à Altona en 1767. Or,
Phistoire contenue dans le manuscrit , s'étend jusqu'en 1764. Comment
presqu'à l'instant même où l'on n'en connaissaitbien encore ni les causes
ni les ressorts , et loin de tous les secours qu'il eût pu tirer de la France ,
aurait-il rassemblé les matériaux , formé et exécuté le plan de cette histoire
? Comment l'aurait-il si bien écrite , lui qui écrivait si mal ? Comment
, exilé ou banni , l'aurait il fait passer et copier en France , ( car
elle est écrite, comme nous l'avons dit , d'une main et sur du papier de
fabrique française ) le tout , sans qu'il restât ni à Altona ni en France de
traces de cette composition , de cette copie ni de cet envoi? Ajoutons
encore : comment lui qui vivait de ses ouvrages , en ayant fait un si supérieur
à tous les autres , ne l'aurait-il pas vendu et n'en aurait- il pas
su tirer des moyens de fortune ?
Ceci répond donc encore à la troisième question , et prouve d'une
C 565. SEPTEMBRE 1808 .
manière qu'on peut appeler certaine , que jamais ce manuscrit n'a pu
sortir ni de la plume ni des mains d'un tel auteur .
Le Ministre de l'intérieur vous engage ensuite a à faire une comparaison
exacte du manuscrit avec l'ouvrage attribué à Rulhières , et à rechercher
enfin quels pourraient être les secours que ce dernier aurait pu puiser
dans les travaux du père Maubert , dans le cas où l'identité des deux
ouvrages ne serait pas reconnue . »
+
Le résultat de la comparaison attentive que votre commission a faite
du manuscrit avee l'ouvrage imprimé est que , quoiqu'il y ait de grandes
différences entre l'un et l'autre , tous deux sont sortis de la même main.
Le manuscrit est sans aucun doute le premier jet de l'ouvrage que l'anteur
retoucha ensuite à plusieurs reprises , qu'il augmenta sur-tout considérablement
, mais qui conserva jusqu'à la fin cette unité de style qui
prouve l'idendité d'auteur.
Rulhières avait séjourné en Russie et en Suède pendant les années 1763
ot 1764. Il avait presque été témoin des événemens par lesquels se termine
le manuscrit qui ne s'étend que jusqu'à cette dernière année . De
retour en France en 1765 , il écrivit d'abord ses Anecdotes sur la
Révolution de Russie. Il entreprit ensuite d'écrire l'Histoire de l'anarchie
de Pologne , et ne commença qu'en 1768 l'exécution de ce dessein. Tous
les dépôts des affaires étrangères lui furent ouverts ; tous les renseignemens
qu'il pouvait désirer lui furent donnés , et ce même M. de Rayneval,
aujourd'hui l'un de nos correspondans que vous avez adjoint à votre
commission , alors premier commis des affaires étrangères et qui avait été
sur les lieux mêmes employé aux négociations les plus actives relativement
à la Pologne , fournit à Rulhières son ami , la meilleure partie de
ces renseignemens .
Il est plus que probable que lorsque cet écrivain distingué eut conduit
la rédaction de cet ouvrage jusqu'à la fin dù 6e livre , c'est- à- dire en
1764 , époque de l'élection de Poniatousky , il fit copier cette partie , et
la présenta au ministre comme une preuve de l'usage qu'il avait fait des
secours qui lui avaient été accordés . Ce ne serait même pas trop donner à
la conjecture , que d'avancer que ce fut en conséquence de ce premier travail
, et pour l'encourager à suivre une entreprise si bien commencée
qu'il lui fut donné en 1771 , une pension de 6000 liv. à titre d'écrivain
politique ; cette idée cadre parfaitement , et avec le tems où il s'était mis
au travail ( 1768 ) , et avec celui qui s'écoula jusqu'à l'époque de sa pension.
It ne lui fallut certainement pas moins de trois ans pour réunir
débrouiller et ordonner ses matériaux , et pour conduire à ce point son
Histoire . S'il jouit de cette pension jusqu'à sa mort , jusqu'à sa mort
aussi il fut occupé de ce grand ouvrage qu'il a laissé imparfait . En avançant
dans sa composition il revint plusieurs fois sur les six premiers
livres. Il y ajoutait mesure , soit des faits nouvellement déconverts ,
soit de nouveaux développemens des anciens faits , et sur-tout des por-
J
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
traits et des caractères ; mais dans toutes ces versions son style est tellement
le même qu'il est impossible de s'y méprendre.
Enfin un dernier trait qui paraît bien décisif , c'est que M. de Rayneval
possède deux manuscrits de cette Histoire ; qu'il les tenait de l'auteur
lui-même ; que le premier de ces deux manuscrits est littéralement conforme
à celui qui a donné lieu à toutes ces discussions , et que le second
déjà considérablement augmenté , ne l'est point encore autant que
l'était celui qui a servi pour l'impression . On voit par tous ces détails
que Rulhières ne fit que ce que fait tout écrivain qui veut produire un
bon ouvrage ; qu'il ne cessa point de retoucher les premières parties du
sien , tout en travaillant aux parties suivantes ; qu'enfin il n'a pu rien
devoir aux prétendus travaux d'un capucin Maubert , travaux étrangers
à ce manuscrit , et dont , si l'on en excepte des livres qui suffiraient seuls
pour décider la question , il nous a été impossible de retrouver aucune
trace.
L'inscription du nom de ce Maubert a été conjecturale , arbitraire ,
étrangère et postérieure à la copie du manuscrit ; et quoique ce soit le
seul fondement des doutes qui se sont élevés , elle est sans caractère , et
ne prouve absolument rien contre des probalités qui vont jusqu'à la
démonstration .
Signés au registre , LÉVESQUE , DAUNOU ;
GINGUENÉ , rapporteur.
NOUVELLES POLITIQUES.
( EXTÉRIEUR . )
- ETATS- UNIS D'AMÉRIQUE. Washington- City , 17 Juillet.
- Plus l'époque de l'élection du président de la république
américaine approche , plus les suffrages des villes et des
provinces semblent se réunir en faveur de M. Maddisson ,
secrétaire d'Etat au département des affaires étrangères .
Personne ne paraît plus capable de conduire et d'affermir
le gouvernement dans les principes du président actuel ,
dont M. Maddisson a été constamment le ministre et l'ami.
La vice-présidence est toujours destinée , dans l'opinion publique
, au général Clinton , gouverneur de l'Etat de New-
Yorck.
En célébrant ici l'anniversaire de la trente -deuxième
année de l'indépendance américaine , on a fixé les yeux de
la nation sur les progrès qu'ont fait , depuis cette époque
glorieuse , la population , le commerce , l'agriculture , et
SEPTEMBRE 1808. 565
.
toutes les branches de la prospérité publique . Voici quelques
traits de ce tableau .
« En 1776 , la population des Etats-Unis n'excédait pas
>> deux millions d'ames ( 1 ) , elle se monte aujourd'hui à six
>> millions .
» Environ quarante millions d'acres de terres ont été dé-
>> frichés et cultivés dans le même espace de tems ; et le prix
>> des terres a augmenté de deux à six dollars par acre , esti-
>> mation moyenne.
» Il y avait environ 500 mille maisons d'habitation ; il y
» en a aujourd'hui près d'un million et demi .
>> Le nombre des chevaux , alors d'un demi-million , est
>> augmenté de près d'un million et demi , et celui des bêtes
» à corne d'un million , au-delà de trois millions.
» Il y avait six ponts de péages ; il y en a quarante- huit . Il
» n'y avait pas trente colleges ou académies , on en compte
>> soixante-dix-neuf.
>> La milice ne comprenait pas cinq cent mille hommes ;
» elle en comprend près de deux millions , dont le quart est
» toujours en activité.
>> Nos vaisseaux de guerre ont augmenté de zéro à plus de
>> cent ; et nos vaisseaux marchands dans les années dernières
>> couvraient toutes les mers du monde .
>> Les importations des marchandises américaines étaient
» de 11 millions de piastres ; elles montent aujourd'hui à
>> plus de 100 millions ; et les exportations d'environ 2 mil-
>> lions sont montées à plus de 100 millions .
>>
Il n'y avait point de revenu public ; il est de 16 millions
» de dollars , et cela sans une seule taxe antérieure aux sept
>> dernières années . Une dette énorme a été acquittée , et
>> un grand capital reste dans le trésor , destiné à faire de
>> grands travaux d'une utilité publique.
» Le numéraire métallique , évalué précédemment à en-
>> viron 10 millions , est porté à 20 millions de dollars .
» Le capital de la banque , ci-devant de 2 millions , est de
» 50 millions.
>> Quels raisonnemens peut-on opposer à ces faits ? »
RUSSIE. - Pétersbourg , le 20 Août. La fête de S. M.
l'Empereur Napoléon a été célébrée dans cette capitale par
-
(1 ) Les Américains les plus instruits , et ceux qui étaient en mission.
dans les différentes cours de l'Europe pour en obtenir des secours contre
les Anglais , portaient , à cette époque , la population de leur pays
trois millions d'ames.
566 MERCURE DE FRANCE ,
S. Exc . M. le duc de Vicence , ambassadeur de France , de
la manière la plus brillante .
છે
Le 14 , veille de cette fète , l'ambassadeur français avait
été invité , par l'Empereur Alexandre , à assister aux manoeuvres
de l'artillerie , qui devait être exercée au tir du poligone
, et il avait eu l'honneur d'y étre conduit dans la voiture
de S. M. , et d'y être en tête-à-tête avec elle .
Le 15 , à neuf heures du matin , l'Empereur Alexandre
envoya son aide - de-camp - général de service féliciter l'ambassadeur
français sur la fete de l'Empereur Napoléon . Le
même jour S. Exc. donna un dîner de 80 couverts , où assistèrent
les princes de Saxe-Weimar et d'Oldenbourg , les
grands de la cour et de l'Empire , et tous les membres du
corps diplomatique . A dîner , M. le comte de Romanzoff ,
ministre des affaires étrangères , proposa de porter la santé
de l'Empereur Napoléon , en ajoutant que l'Empereur son
maître l'en avait personnellement chargé il se l va , et
tout le monde porta ce toast debout . Peu après , l'ambassadeur
de France porta de la même manière la santé de l'Empereur
Alexandre.
Le soir , le palais de France fut magnifiquement illuminé.
L'Empereur passa lui-même et s'arreta devant l'hôtel de
l'ambsasadeur , à son retour de Pawlowski. Toute la ville
vint voir l'illumination , et le concours des voitures et des
gens de pied ne finit qu'après minuit.
ALLEMAGNE . Hambourg, le 3 Septembre . La défection
d'une partie des troupes , commandées par le marquis
de la Romana , et la perfidie de ce général , d'autant plus
honteuse qu'elle est sans exemple dans l'histoire des armées
espagnoles , ont donné lieu à différentes mesures de précaution
. Nous avons vu arriver ici un corps de 200 cavaliers
espagnols qui ont été désarmés . Il paraît qu'on va faire repasser
dans le Holstein les 3000 soldats de cette nation qui
sont détenus dans la citadelle de Copenhague. On assure
qu'ils seront conduits à Wesel et à Magdebourg.
Le général Kindeland , qui , dans cette circonstance pénible
, a résisté aux insinuations et aux ordres de son général ,
pour demeurer fidèle à son pays et à son serment , vient
d'adresser une proclamation aux troupes espagnoles qui
servent sous ses ordres .
« Soldats , leur dit-il , je suis resté au poste de l'honneur , et je vous
y rappelle . Vous me connaissez et vous savez que je vous aime . Je suis
un vieux soldat , j'ai toujours servi avec vous ; écoutez ma voix ; je
n'ai d'autre intérêt que la gloire de l'Espagne et votre bonheur , RendezSEPTEMBRE
1808. 567
vous à Flensborg , où vous trouverez le prince de Ponte-Corvo , qui
donnera à tous ceux qui le désirent la permission de retourner en Espagne.
C'est de cette manière que vous pourrez avec honneur rentrer au
sein de vos familles . >>
De son côté , M. le maréchal , prince de Ponte-Corvo , a
adressé aux mêmes troupes une proclamation énergique , où
l'on remarque les passages suivans :
« Soldats espagnols , un homme qui vantait ses principes d'honneur
et de loyauté , un homme qui avait su gagner votre confiance , a fini
par commettre une trahison inouie même parmi les Barbares . Le matquis
de la Romana a fait un trafic infâme de vos personnes et de vos
propriétés ; il vous a vendus comme des bêtes de somme à l'ennemi de
votre gloire , de votre patrie , de votre honneur et de votre religion . Le
misérable il n'a épargné aucun mensonge pour vous tromper sur l'état
de votre patrie ! I savait bien que ceux d'entre vous qui le suivraient
ne reverraient jamais leur pays , ni les objets de leur plus tendre affection
; il savait qu'il avait offert de vous conduire dans le Canada ou dans
l'Inde pour gémir à jamais sous le joug des Anglais .
» Soldats , restez dans vos cantonnemens ; rejetez avec horreur tout
ordre qui ne serait point émané du général Kindeland ou de moi . Je
vous prends sous ma protection ; et j'offre à tous ceux qui le désirent
de les renvoyer au sein de leur famille . »
-
L'anniversaire de S. M. le Roi de Hollande a été célé–
brée ici et à Altona , le 1er septembre , avec autant d'allégresse
que de solennité . Les officiers des troupes hollandaises ,
en garnison dans les deux villes , ont donné dans les jardins
de M. Rainville une fete magnifique à laquelle assistaient
M. le prince de Ponte- Corvo et les ministres de France et
de Hollande. Demain ( 4 septembre ) le 9 régiment de ligne
hollandais quitte cette résidence , et il arrive aujourd'hui å
Aitona un régiment de chasseurs à cheval , qui doit passer
l'Elbe demain.
er
Vienne , 1 Septembre . — Quoiqu'on soit généralement
persuadé que la cour donne une attention sérieuse aux
affaires de la Turquie , on n'a rien appris sur la suite des
événemens qui ont élevé le sultan Mamhoud sur le trône
ottoman. Dans les premiers jours de cette révolution ; Mustapha
Baraictar , devenu maître des affaires , avait , dit-on ,
proclamé la guerre contre les Serviens , guerre de religion .
Cependant depuis cette époque , il ne s'est rien passé de
nouveau dans cette province où les gazettiers de Hongrie
livrent seuls de grandes batailles pour l'amusement journalier
de leurs lecteurs.
568 MERCURE DE FRANCE ,
LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice viennent de partir
pour Presbourg .
Il a été fait plusieurs promotions dans l'armée autrichienne
; la ville de Commora , en Hongrie , va devenir une
forteresse du premier rang ; les travaux sont poussés avec
activité sous la direction du feld -maréchal-lieutenant, comte
de Châteler . Mais rien n'indique des sujets de mécontentement
et de guerre entre notre cour et les puissances voisines.
On parle même de defendre pour toujours , dans les Etats
héréditaires , la circulation des feuilles publiques qui ont
répandu ces fausses nouvelles .
Avant le départ de la cour pour la Hongrie , M. le comte
Odonnel , nouveau ministre des finances , a pris le portefeuille
de ce département ; et M. le comte d'Altham , grandmaître
de la maison de l'Impératrice , a reçu l'ordre de la
toison d'or .
(INTÉRIEUR . )
Baionne , & Septembre . On écrit de Vittoria que les
Anglais ayant réussi à soulever la ville de Bilbao , et à y
introduire par la rivière des armes et des munitions de toute
espèce l'insurrection se trouva réunir environ 4000 hommes.
S. M. donna ordre au général Merlin , l'un de ses aides-decamp
, de dissiper ses rebelles , et d'y employer le 43°
et le 51 régiment , avec le 26 des chasseurs à cheval . Cette
colonne se mit en marche de Vittora , le 14 août ; le 16 elle
rencontra les insurgés à une lieue de Bilbao . Ils s'étaient
retranchés sur des hauteurs qui dominent le chemin , et
témoignaient vouloir défendre le défilé ; mais à la première
attaque ils abandonnèrent leur poste et s'enfuirent vers la
ville , laissant derrière eux leur artillerie . Ils se défendirent
en tirant de dedans les maisons ; mais le géneral Merlin , les
cernant de tous côtés , pénétra dans l'intérieur et se rendit
maître de tous les postes. Il ne restait plus que le couvent
de Saint-François , que défendaient toujours ceux qui s'y
étaient retranchés ; il fut emporté à la baïonnette. Les chefs
de la rébellion , qui pour la plupart étaient des moines , en
ont aussi été les victimes. Le général Merlin a établi une
junte d'administration formée des citoyens les plus honnêtes ;
elle a rétabli le bon ordre , et toute la Biscaye jouit de la
plus parfaite tranquillité .
Il n'en est pas de même de Madrid et des provinces méridionales
de l'Espagne , où les agens nombreux de l'An¬
gleterre ont conduit les peuples , par l'insurrection et par
la révolte , à la plus déplorable anarchie . Le Conseil de
SEPTEMBRE 1808. 569
Castille , qui s'est formé à Madrid après le départ du roi
Joseph-Napoléon , est sans crédit et sans pouvoir. La populace
se livre à toute sorte d'excès , et ne reconnaît aucun
frein ni aucune autorité . Les bourgeois montent la garde ;
mais ils ne sont pas assez nombreux pour contenir une multitude
qui a secoué toute espèce de joug , et qui ne songe
qu'à profiter du désordre . Aucun des généraux qui commandent
les insurgés , n'avait encore paru à Madrid le 23
août , quoiqu'on y eut annoncé pendant quelque tems l'arrivée
prochaine du général Castanos .
:
La junte de Séville prétend toujours être la seule autorité
supérieure ; elle refuse de reconnaître le Conseil de Castille
ainsi la même anarchie règne parmi les autorités que
parmi la populace. Dans les provinces , même confusion ,
même licence : tout le monde veut commander , personne
ne veut obéir. Depuis Madrid jusqu'à Burgos , il n'y a point
de corps d'Insurgés ; il s'y trouve seulement quelques bandes
éparses de 4 à 5000 paysans armés , et beaucoup de brigands
qui volent et assassinent sur les routes , sans distinction
d'amis ni d'ennemis. Des étrangers ont été massacrés
sous le prétexte qu'ils étaient Français , quoique dans le
fait , ils fussent Allemands ou Italiens. Il faut néanmoins
dire que les généraux et tous ceux qui ont quelqu'influence ,
montrent les plus grands égards pour les Français ; ils ont
même fait respecter leurs propriétés , leurs marchandises
et notamment des cotons expédiés du Portugal pour le compte
des négocians français.
A la même date ( 23 août ) , S. Exc. M. le général Junot ,
duc d'Abrantes , commandant en chef l'armée du Portugal ,
avait son quartier- général à Mafra , magnifique couvent ,
bâti par le roi Jean V , avec un palais pour la résidence de
la famille royale . Les troupes françaises occupaient Lisbonne
et les forts qui défendent l'entrée du Tage . L'escadre russe ,
composée de 12 vaisseaux de ligne , était mouillée dans le
port , et la meilleure intelligence régnait entre les Français
et leurs alliés pour la défense du Portugal contre l'ennemi
commun.
PARIS , 16 Septembre. - Dimanche dernier ( 11 septembre
) M. le duc de Monteleone-Pignatelli , ambassadeur de
S. M. le roi de Naples , a présenté à S. M. l'Empereur et Roi
ses lettres de créance. M. l'ambassadeur a été conduit de
son hôtel au palais des Tuileries par un maître et un aide
des cérémonies , avec trois voitures de la cour attelées chacune
de six chevaux ; il a été conduit à l'audience et intro570
MERCURE DE FRANCE ,
duit dans le cabinet de S. M. par S. Exc. le grand-maître
des cérémonies , et présenté par S. A. S. le prince vicegrand-
électeur , faisant les fonctions d'archi - chancelier
d'Etat.
L'audience finie , S. Exc . a été reconduite à son hôtel
avec les mêmes cérémonies qui avaient été observées en se
rendant au palais.
S. Exc. M. le baron de Brockausen , a été introduit ensuite
avec les formes accoutumées , et a présenté à S. M. ses
lettres de créance en qualité de ministre plénipotentiaire de
S. M. le roi de Prusse.
Après ces audiences , S. M. a reçu le corps diplomatique ,
qui a été conduit , introduit et présenté de la manière accoutumée
.
Ont été présentés à cette audience :
Par S. Exc. M. le comte de Tolstoy , ambassadeur de
S. M. l'Empereur de Russie : le prince Wolkouski , généralmajor
et aide-de- camp-général de S. M. l'Empereur de
Russie ; M. de Saracinsky , officiers aux gardes ; M. de Maiouroff
, lieutenant- colonel.
"
Par S. Exc. M. le duc de Monteleone , ambassadeur de
S. M. le roi des Deux- Siciles M. Questiaux , secrétaire
d'ambassade ; M. le chevalier Cataneo ; M. le duc de Montedragone
, ambassadeur de S. M. le roi des Deux- Siciles ,
près S. M. l'Empereur de Russie .
Par S. Exc . M. le comte de Metternich , ambassadeur de
S. M. l'Empereur d'Autriche : M. le chevalier de Wacquant ,
général-major ; M. Vincent Gretzel de Graenzenstein ; M.
Tobie Gretzel de Graenzenstein .
D
Par S. Exc . M. le baron de Dreyer , ministre plénipotentiaire
de S. M. le roi de Danemarck : M. le comte de
Holk , officier de la garde de S. M. le roi de Danemarck.
Le Sénat s'est assemblé extraordinairement , le samedi
10 septembre , sous la présidence de S. A. S. le prince archichancelier.
Le lendemain , une députation nombreuse de
ce corps s'est rendue à Saint-Cloud , et a été admise à l'audience
de S. M.
--
-Les troupes arrivées de la Grande-Armée , les 9 et 10
de ce mois , ont été réunies le 12 au Champ-de-Mars , où la
Garde-Impériale leur a donné un repas splendide . Ces troupes
se sont remises en route les jours suivans . Tous les corps
qui arrivent des frontières de la Prusse et de la Pologne , et
qui entrent en France par differentes routes , prennent ensuite
celles de Bordeaux et de Baïonne.
SEPTEMBRE 1808. 571
→ On écrit de Strasbourg qu'on va rétablir la garde
d'honneur dans cette ville pour faire le service près la personne
de S. M. l'Empereur et Roi.
On assure que six maréchaux d'Empire , au nombre
desquels sont MM. les maréchaux Ney , Lannes et Lefebvre ,
se rendent à l'armée d'Espagne . On dit aussi que M. le général
Sébastiani va prendre le commandement d'une division
dans la même armée .
La lettre suivante a été trouvée dans les papiers d'un
assesseur prussien , nommé Koppe , arrêté et conduit à
Spandaw ,, par les ordres de M. le maréchal Soult. Cette
lettre , publiée d'abord dans le Moniteur , l'a été le lendemain
dans le Journal de l'Empire , avec des notes que nous
mettons également sous les yeux de nos lecteurs. C'est une
pièce qui peut , un jour , servir à l'histoire. La lettre est
attribuée à M. de Stein , ministre principal de S. M. prus
sienne . Elle est adressée à M. le prince de Payn -Wittgenstein
, à Dobberan , petite ville du Mecklembourg sur la
Baltique , où les bains de mer rassemblent dans la saison
un grand nombre d'étrangers.
Koenigsberg , 16 Août 1808.
<< Par la lettre officielle que M. de Koppe aura l'honneur
de remettre à V. A. , elle apprendra tout ce qui a rapport à
nos affaires de France ; je ne me permettrai pas quelques observations
sur notre état et notre position en général
>> D'après le conseil des comtes de G. et W. , on a donné
itérativement des ordres au prince G.de proposer une alliance
et un corps de troupes auxiliaires ( 1 ) et de demander une
diminution ou un délai pour les contributions ; on a voulu
que le prince s'éloignât d'une manière décente dans le cas où
l'Empereur partirait pour de nouvelles entreprises . Si dans
les circonstances actuelles , où nous pourrons être utiles à
P'Empereur, S. M. n'accepte pas nos propositions , elle prouve
que son dessein est de nous anéantir , et alors il faut nous attendre
à tout .
» L'exaspération augmente tous les jours en Allemagne ;
(1 ) Notez bien que M. de Stein rapporte ici dès propositions réelles ,
c'est- à -dire , la proposition d'une alliance avec la France et d'un corps
auxiliaire . Ce corps ne pourrait être employé que contre la Russie et
l'Autriche ; et c'est surement contre l'Autriche qu'il devrait l'être . Ce
572
MERCURE DE FRANCE ,
il faut la nourrir , et chercher à travailler les hommes (2).
Je voudrais bien qu'on put entretenir les liaisons dans la Hesse
et dans la Westphalie , et qu'on se préparât à de certains.
événemens ; qu'on cherchât à maintenir des rapports avec
des hommes d'énergie et bien intentionnés , et que l'on pût
mettre ces gens-là en contact avec d'autres . Dans le cas où
V. A. pourrait me donner des renseignemens à cet égard ,
je la prie de vouloir bien me renvoyer M, Koppe ou un
autre homme de confiance .
>> Les affaires de l'Espagne font une impression très-vive ;
elles prouvent ce que depuis long-tems onaurait dû entrevoir.
Il serait trés - utile d'en répandre les nouvelles d'une manière
prudente (3) .
n'est pas la France qui demande cé corps auxiliaire : cette demande ne
pouvait pas entrer dans une tête saine ; c'est la Prusse qui propose un
corps auxiliaire contre l'Autriche , et cependant l'Autriche ne lui a rien
fait.
M. de Stein suppose , à la vérité , que l'Empereur n'acceptera pas de
pareilles offres , et il en tire la conséquence que son dessein est d'anéantir
la Prusse. M. de Stein devait , en effet , penser que l'Empereur ne
pouvait accueillir de pareilles offres de la part de la Prusse , parce qu'il
connaît les ministres prussiens , et qu'il a assez agi et traitéavec la Prusse
pour savoir quel cas on doit faire des engagemens qui sont contractés
par elle. Nous n'entendons ici porter aucune atteinte à l'opinion qu'on
doit avoir des sentimens personnels du roi de Prusse ; mais nous ne pouvons
dissimuler que tant que ce prince sera environné de ses anciens mnistres
, son cabinet n'inspirera pas de confiance . Il l'avait conduit à
tromper tout le monde , et la lettre de M. de Stein prouve qu'ils sont
encore dans les mêmes principes.
(2) Quoi , M. de Stein ! est-ce là un des effets de votre alliance ? Vous
voulez nourrir l'exaspération , et chercher à travailler les hommes !
Vous voulez soulever la Hesse et la Westphalie , et être l'allié de la
France ! Il faut avouer que votre alliance et votre amitié se manifestent
par des bienfaits . Vit-on jamais , l'un à côté de l'autre , deux paragraphes
qui décèlent plus d'ignorance et de mauvaise foi ! La Hesse et la
Westphalie sont tranquilles : elles préparent les bases qui doivent fonder
une nation . Elles ont fait une faute en laissant leurs citoyens prendre du
service en Prusse ; mais elle sera réparée . Et vous , M. de Stein , ou vous
viendrez rendre compte de vos abominables projets devant les tribunaux
de Westphalie , ou vos immenses biens serout confisqués , et alors la
fourbe démasquée aura au moins sa punition .
(3) Qu'entendez-vous par-là ? Craignez-vous d'effrayer l'Allemagne en
lui montrant l'abîme dans lequel vous voulez la précipiter ? Vous lui
SEPTEMBRE 1808. 573
» On considére ici la guerre avec l'Autriche comme inévitable.
Cette lutte décidera du sort de l'Europe , et par
conséquent du notre (4) . Quel est le succès que V. A. en attend
? Les projets que l'on avait au printems de 1807 , pourraient
aujourd'hui se réaliser (5) . Où est actuellement M.
Meuring?
souhaitez les malheurs de l'Espagne ; vous lui préparez l'affreux spectacle
des magistrats déchirés sur les places publiques , des villes incendiées
, et de toutes les horreurs de la guerre étrangère et de la guerre
civile . Vous êtes un mauvais citoyen . L'Allemagne , qui va vous connaître
, vous tiendra compte de vos bons sentimens pour elle .
(4) M. de Stein , vous êtes aussi mauvais politique que mauvais citoyen .
La guerre avec l'Autriche n'aura pas lieu ; le contingent que vous voulez
nous offrir pour la faire , ne sera pas à même de déployer sa bravoure .
(5) Quoi , M. de Stein ! vous voulez conclure une alliance avec la
France , lui offrir un contingent ! Voilà ce que contient le premier paragraphe
de votre lettre . Par le second paragraphe , vous annoncez que
vous voulez mettre l'Allemagne en insurrection , soulever la Hesse et la
Westphalie , et nous devons dire qu'en effet votre alliance est une
alliance fort singulière. Mais au troisième paragraphe , vous énoncez un
autre systême vous voulez renouveler les projets que l'on avait faits au
printems de 1807. Mais , M. de Stein , l'Autriche n'aura pas plus que
la France confiance en vos promesses , et ne voudra pas de votre contingent.
Vit-on jamais un pareil délire ?
Voilà cependant la morale de certains ministres et ce qui met tant
d'incertitude dans les affaires de leur maître. Puissent enfin les princes
s'environner d'hommes dignes d'eux , et dont les premiers principes de
politique soient la probité et la franchise ! Puissent-ils rejeter de leur
diplomatie ces restrictions mentales , ces traités éventuels qui engagent
et n'engagent pas ; et alors seulement , ils retrouveront la grandeur de
leurs pères !
Prussiens , lisez cette lettre ; ce sont de semblables ministres qui vous
ont fait perdre l'opinion et l'estime de l'Europe . Allemands , lisez cette
lettre , et voyez les malheurs que l'on souhaite à votre patrie . Westphaliens
, lisez cette lettre , et convenez de la nécessité de ne pas souffrir
qu'aucun de vos concitoyens puisse demeurer à un service étranger ,
sans renoncer parmi vous à ses droits d'hérédité et à ses biens .
Et vous , Français , vous Germains de la Confédération , lisez aussi
cette lettre , et voyez combien la modération , la générosité sont hors
de saison avec des hommes profondément pervers. Notre sureté ne repose
que sur notre organisation , notre nombre et notre énergie. Combien
de puissances anéanties par nous ont été relevées de nos propres
mains ! Nous avions droit à une éternelle reconnaissance , et nous
574
MERCURE DE FRANCE ,
1
» Le comte de Vinc ..... vous fera bientôt une visite , et il y
restera quelque tems .
» L'électeur court , dans les circonstances actuelles , grand
risque de se perdre lui -même avec ses propriétés ; il devrait
cependant chercher à mettre l'une et l'autre de ces choses
à l'abri . Je crains beaucoup qu'il ne soit à la fin la victime
de son irrésolution et de son avidité .
» M. de Jacobi n'est pas encore arrivé ; on l'attend aujourd'hui.
Son voyage a été long et difficile .
>> Ce n'est
que
>> On s'est enfin décidé à nommer Ancillon pour instituteur
du prince Royal . L'exécution demandera encore du tems ;
mais c'est toujours un pas : ce qui est beaucoup pour notre
irrésolution .
pas bien la de H.... ait abandonné sa première
idée ; la société d'une telle dame , éprouvée par l'expé
rience et des malheurs , aurait été d'une très - grande utilité
à la R…….. Il faut que les finances de la maison soient dans
un très-mauvais état ; car on ne me paie pas les 13,000 fl.
que
l'on me doit pour la terre que j'ai vendue , il y a quelques
années : je voudrais bien que cet argent me rentrât ; car
on n'en a besoin par le tems qui court , et il faut que je m'arrange
d'après mes revenus .
J'apprends qu'une partie de vos amis quitte le Holstein.
Le général Blucher est très- faible ; on a dû lui envoyer à
Colberg le général Bulow pour son assistance.
Je suis , etc.
De votre altesse , etc. Signe STEIN.
Deux jours après que ces notes ont paru dans le Journal
de l'Empire , le Moniteur a publié l'article suivant :
« Un traité signé le 8 de ce mois , entre M. de Champagny
, ministre des relations extérieures , et S. A. R. le prince
Guillaume de Prusse , a terminé tous les différends qui existaient
entre la France et la Prusse . >>>
n'avons obligé et sauvé que des ingrats . Ces hommes pervers qui trahissent
l'honneur et les intérêts de leur maître et de leur patrie , sont heureusement
sans courage , sans talens , sans moyens , et sans aucun sentiment
de ce qui est grand , de ce qui est juste ; ils changent de projets
dix fois dans un jour , et le moindre vent qui agite l'air disperae tous
les feuillets de leur politique .
SEPTEMBRE 1808.
575
Le samedi suivant ( 10 septembre ) le Sénat s'étant de
nouveau rassemblé , sous la présidence de S. A. S. le prince
archi-chancelier , a adopté unanimement le sénatus- consulte.
ci-joint , et a décrété que l'adresse suivante serait présentée
par le Sénat en corps à S. M. l'Empereur et Roi , comme un
nouvel hommage du dévouement du Sénat et du Peuple
francais .
<< SIRE , le Sénat a entendu avec une émotion profonde , le message
de V. M. I. et R.
>> Il a reçu avec une vive et respectueuse reconnaissance , la communication
que V. M. a bien voulu lui faire des différens traités relatifs à
l'Espagne , des constitutions acceptées par la Junte espagnole , et du
rapport fait à V. M. sur la situation de vos armées dans les diverses
parties du Monde.
» Il a adopté à l'unanimité le sénatus -consulte que Votre Majesté
Impériale et Royale lui a fait présenter : et cent soixante mille braves
vont être associés à la gloire immortelle de vos nombreuses et si redou→
tables armées .
» Vous croyez à la paix du Continent , Sire , mais vous ne voulez
pas dépendre des erreurs et des faux calculs des cours étrangères ; vous
voulez défendre des traités solennels librement consentis ; maintenir
des constitutions librement discutées , acceptées et jurées par une junte
nationale ; briser la hache d'une anarchie féroce , qui , couvrant l'Espagne
de sang et de deuil , menace nos frontières ; délivrer les vérita
bles Espagnols du joug honteux qui les accable ; leur assurer le bonheur
d'être gouvernés par un frère de V. M; détruire les phalanges anglaises
qui ont réuni leurs armes aux poignards de la terreur ; venger le sang
français , lâchement répandu ; garantir la sécurité de la France et la
tranquillité de nos neveux ; rétablir et perfectionner l'ouvrage de
Louis XIV ; accomplir le voeu des plus illustres de vos prédécesseurs
et particuliérement de celui qui aima le plus la France ; déployer votre
immense puissance pour diminuer les calamités de la guerre et pour
forcer plutôt l'ennemi du Continent à cette paix maritime et générale ,
seul but de vos projets , et seul moment du repos et de la véritable
prospérité de notre patrie .
» La volonté du Peuple français , Sire , est la même que celle de
Votre Majesté.
>> La guerre d'Espagne est politique , elle est juste , elle est nécessaire ,
» Les Français pénétrés pour le Héros qu'ils admirent , de cet amour
qu'ils viennent de vous exprimer avec un si grand et si juste, enthousiasme
partout où ils ont eu le bonheur de vous voir , vont répondre avec
ardeur à la voix de V. M. ; et rien ne pourra ébranler la résolution du
Sénat et du Peuple , de seconder V. M. I. et R. dans tout ce qu'elle
576 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMB. 1808 .
croira devoir entreprendre pour garantir les plus grands intérêts de
l'Empire.
» Que Y. M. I. et R. daigne agréer le nouvel hommage de notre résde
notre dévouement , de notre fidélité . >>
pect ,
Les président et secrétaires ,
Signé , CAMBACÉRÈS , archi- chancelier de l'Empire , président.
G. GARNIER et J. HÉDOUVILLE , secrétaires .
Vue et scellé :
Tit . Ier.
Le chancelier du Sénat , Signé , comte LAPLACE.
SÉNATUS-CONSULTE DU 10 SEPTEMBRE 1808 .
Appel sur les Classes des années 1806 , 1807 ,
1808 et 1809.
Art . Ier . Il est mis à la disposition du gouvernement 80,000 conscrits ,
qui seront inscrits ainsi qu'il suit entre les différentes classes ci- après
désignées , savoir :
Sur celle de 1806 , 20,000 hommes ; sur celle de 1807 , 20,000 hommes
; sur celle de 1808 , 20,000 hommes ; sur celle de 1809 , 20,000
hommes.
II. Ces quatre -vingt mille conscrits pourront être de suite mis en
activité.
III . Les conscrits des classes des années 1806 , 1807 , 1808 et 1809 ,
mariés avant l'époque de la publication du présent sénatus - consulte ,
ne concourront point à la formation du contingent de ces 80,000 hommes
. Il ' en sera de même de tous les conscrits des quatre classes qui
auront été réformés légalement. S
IV. Les conscrits des années 8 , 9 , 10 , 11 , 12 , 13 et 14 , qui ont
satisfait à la conscription , et n'ont pas été appelés à faire partie de l'armée
, sont libérés . Il ne sera levé sur ces classes aucun nouveau contingent.
Tit. II . ----
Appel sur la classe de 1810.
V. Il est également mis à la disposition du gouvernement 80,000 conscrits
pris sur la classe de 1810.
VI. Ces 80,000 conscrits seront destinés à former des corps pour la
défense des côtés , et ne pourront être levés qu'après le 1er janvier prochain
; à moins qu'avant cette époque , de nouvelles puissances ne se
mettent en état de guerre contre la France . Dans ce dernier cas , le gouvernement
aura la faculté d'appeler sur le champ ces 80,000 couscrits .
ERRATA du Nº . 573.
A la fin de l'Elégie qui commence le Numéro , mettez le nom de
l'auteur , Mlle VICTOIRE BABOIS ;
A la fin de la pièce de vers qui suit , lisez Mazois , et non MAROIS.
PT
DE
SELA
( No CCCLXXV . )
( SAMEDI 24 SEPTEMBRE 1808. )
5.
licen
MERCURE
DE FRANCE.
POËSIE .
RÉPONSE IMPROMPTU
A un billet en vers , par lequel M. L... , mon ami de collége ;
m'apprenait l'heureux accouchement de sa femme.
HEUREUX qui peut avoir enfans de sa façon ,
Femme aimable et sensée , agréable maison ,
Trop ni trop peu d'esprit , trop ni trop peu d'aisance ,
Quelques bons vieux amis qui l'aiment dès l'enfance !
Ce bonheur , en tous points assez rare aujourd'hui ,
Est justement le sort de notre ami L... !
ANDRIEUX ,
L'HOMME A PLAINDRE .
J'ALLAI ces jours passés chez certain financier ,
Autrefois mon ami , même mon créancier ,
Mais prêteur patient , qui ne vous presse guères ,
Et vous donne à dîner , sans vous parler d'affaires.
Le couvert était mis : un surtout de vermeil ,
Dont Auguste ordonna le brillant appareil ,
D'un luxe de bon goût parait déjà la table ,
Et promettait d'avance un repas délectable .
Une fille charmante , un jeune polisson
De leurs jeux enfantins remplissaient la maison .
O
578
MERCURE DE FRANCE ,
Madame était chez elle , encor à sa toilette ,
Et le mári rêvait en lisant la gazette .
« Bonjour , mon cher ami , lui dis-je , comment va
La santé , le plaisir , la fortune ? — Eh ! là , là ,
Répond- il tristement ; la vie est monotone ;
On s'amuse fort peu. Quoi done ? Cela m'étonne ;
Vous avez femme , enfans , santé , jeunesse , bien ;
Que vous manque -t-il donc ? Ma foi , je n'en sais rien.
Gardons-nous de chercher ce qu'on ne peut atteindre ;
Voici tout ce qu'il faut pour n'être point à plaindre :
Ce sont de petits vers si simples et si vrais ,
Qu'on les retient , et puis qu'on croit les a oir faits.
Ecoutez ; je les crois d'un sage dont la Muse
Par de jolis portraits quelquefois nous amuse .
Heureux qui peut avoir enfans de sa façon ,
Femme aimable et sensée , agréable maison ,
Trop ni trop peu d'esprit , trop ni trop peu
Voyons ce qui vous manque à présent : l'abondance ,
Les arts , un cuisinier , le meilleur de Pariș ,
Vous attirent du monde , et même des amis.
Vous avez des enfans ? -
d'aisance!...
Oh ! charmans ; une fille .
Belle comme le jour ; d'esprit mon fils pétille.
Femme aimable ? -
On ne peut lui contester cela ,
Et sensée ? Oh ! sensée.... Eh bien , cela viendra.
Pour la fortune enfin ? .... La mienne est suffisante ;
Je dépense à peu près cent mille francs de rente ;
Cette aisance …………. J'étais tranquille sur ce point ,
Vos bontés m'ont appris que vous n'en manquez point.
Vous vous plaigne z pourtant . Quelle en est donc la cause?
Ah ! je vois ce que c'est , je touche au doigt la chose ;
Opulent sans jouir , triste quand tout vous rit,
Je n'y vois qu'un malheur ; vous avez trop d'esprit . »
ENIGME.
TANTÔT en parcourant la mer et les déserts ,
Je guide un péleriu vers cette terre heureuse ,
Que célébra dans de beaux vers
D'un Sorentin la Muse harmonieuse :
Tantôt ma voix majestueuse .
Se fait entendre dans les airs ,
D .......
SEPTEMBRE 1808. 579
Salue un conquérant , annonce une victoire :
Tantôt , volant autour de toi ,
Tu m'écrases peut- être , et je mourais sans gloire ,
Si Réaumur dans son histoire
Ne s'était souvenu de moi :
Dans chacun des trois chants de l'immortel ouvrage
Que Delille vient de finir ,
J'aurais sous trois rapports pu mériter ma page ,
Et j'étais assuré de ne jamais mourir.
LOGOGRIPHE.
Des trois règnes , lecteur , je t'offre l'assemblage ;
L'artiste qui de moi sait faire un bon usage ,
Peut charmer ton oreille et séduire ton coeur ,
Inspirer tour à tour , le plaisir , la terreur.
Avec un pied de moins , jadis voguant sur l'onde
Je sauvai ces mortels , unique espoir du monde ;
Aujourd'hui je décris un arc audacieux :
En me décomposant , je présente à tes yeux
Un pronom possessif , une arme , une voiture ,
Un animal rongeur , enfin une mesure.
3
CHARADE.
UNE voyelle est mon premier.`
On chérit l'amitié , quand elle est mon dernier.
Mon tout se trouve aux champs ; c'est une herbe inutile
Que se plaît à produire une terre fertile.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Vers.
Celui du Logogriphe est Emilie , dans lequel on trouve miel , mi ,
mil, lie et mie.
Celui de la Charade est Fiacre.
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
LITTÉRATURE . SCIENCES ET ARTS .
•
LÉONIE, ou L'HÉROINE DE L'AMOUR CONJUGAL .
DOUÉE d'une figure enchanteresse , héritière d'une fortune
immense , Léonie d'Artigues voyait , à seize ans , tous les
hommes de sa province aspirera sa main. Son père , veuf
depuis long-tems , et ne respirant que pour une fille qui
faisait son orgueil , s'était promis de ne point contraindre
son choix . « Pourquoi , se disait- il souvent , irais-je m'in-
» quiéter du pénible soin de diriger les penchans de ma
» Léonie ? Son coeur est pur , son caractère naïf , son esprit
» éclairé ; elle n'a d'autre confident que moi ; ainsi , şûr
» d'être instruit le premier de ses voeux secrets , je serai
» toujours à même de rectifier ses idées si , par hasard , elles
» n'étaient pas absolument conformes aux miennes . Et d'ail-
» leurs , un coup- d'oeil sur tous les partis qui se présentent
» suffit pour me persuader que mon gendre , quel que soit
» celui que me donne Léonie , ne peut manquer de faire
» mon bonheur , puisqu'il fera celui de cette chère enfant.
» Ne vois-je pas toutes les qualités que doit exiger un bon
» père , réunies dans un Verseuil qui , à tant de gloire
» militaire , joint tant de franchise et de bonté ? Dans un
» Plainville déjà cité à trente ans comme le plus profond
» et le plus intègre de nos magistrats ? Dans un d'Arlemont
» que le noble emploi de ses richesses a rendu l'idole de
» tout le canton ? »
Le baron d'Artigues disait vrai : mais ce ne fut ni Verseuil
, ni Plainville , ni d'Arlemont qui fixa les regards de
Léonie . Cette brillante conquête était réservée à Jules de
Clamcey , jeune étourdi de vingt ans , qui n'avait pour tout
mérite qu'une jolie figure , pour toute fortune que son
épaulette et son épée . Entré au service en sortant des Pages,
il revenait dans sa province pour la première fois depuis
son enfance . Le baron s'était à peine apercu qu'il s'était
glissé chez lui , ses rivaux eux-mêmes avaient à peine remarqué
, en souriant , ses prétentions à la main de Léonie ,
qu'il était déjà maître de son coeur .
Un moraliste trouverait ici matière à de graves et nombreuses
réflexions . Irrité du mauvais choix de Léonie , il
ouvriralt son La Bruyère , il relirait vingt fois et commenSEPTEMBRE
1808. 581
·
terait longuement le passage suivant : ( 1 ) « A un homme
>> vain , indiscret , qui est grand parleur et mauvais plai-
» sant ; qui parle de soi avec confiance , et des autres avec
mépris ; impétueux , altier , entreprenant ; sans moeurs ni
» probité ; de nul jugement , et d'une imagination très- libre ;
» il ne lui manque plus , pour être adoré de bien des fem-
» mes , que de beaux traits et la taille belle . »
>>
Jules de Clamecy possédait ces deux avantages ; serait- il
permis de répéter avec La Bruyère : « Il ne lui manquait
» donc plus rien pour être adoré ? » Non , l'auteur des Caraetères
était sans doute égaré par quelque dépit secret , quand
il lança contre le sexe cette amère satire . S'il n'est que trop
vrai que Jules avait une funeste ressemblance avec le por
trait cité , du moins ne peut-on soupçonner que ce fut en
lui ce déplorable mérite qui déterminât le goût de la jeune
Léonie . Elle ne l'aima point , quoi qu'en dise le philosophe ,
parce qu'il était vain , indiscret , altier ; elle ne vit point
en lui ces défauts parce qu'elle l'aimait . Si enfin des gens
infatigables dans leurs questions veulent absolument qu'on
leur dise comment il peut se faire qu'une jeune personne ,
douée d'un naturel si heureux , formée par une éducation
si soignée , éprouve une passion subite pour un homme si
peu digne d'elle , on leur répondra que c'est apparemment
par un effet du non so che des Italiens , ou par une suite
de la loi des contraires (2) : il faudra bien qu'ils se contentent
de cette solution.
Quoi qu'il en soit , Léonie , chaque jour , sentait croître
son inclination pour Jules ; mais chaque jour aussi Jules lui
donnait , à sa manière , quelques nouveaux témoignages de
sa tendresse. Il ne cessait de lui répeter qu'il était au désespoir
de ne plus être dans ces heureux tems , où un chevalier
bien épris parcourait l'Univers pour faire triompher,
à grands coups de lance , le nom et les attraits de la dame
de ses pensées ; il ne parlait que de combattre et d'exterminer
tous ses rivaux . Il avait volé un soulier de Léonie >
et l'avait mis sous verre avec les plus galantes inscriptions ;
si elle quittait un bouquet , il s'en emparait avec avidité ,
il l'effeuillait dans son the , dans son vin. Comment résister
à des preuves d'amour si convaincantes ? Léonie avait beaucoup
d'esprit , plus de tact même que l'on n'en a communément
à son age : elle aurait ri des extravagances de Jules.
(1 ) La Bruyère , tom. I , chap . 5 , Des femmes.
(2) Etudes de la Nature , par M. de Saint- Pierre , tome II.
582 MERCURE
DE FRANCE ,
si elles eussent eu une autre qu'elle pour objet ; mais tout
cela était pour elle : tout cela était charmant , allait au
coeur.
Trop certain de sa victoire , l'heureux amant ne se crut
pas obligé de se soustraire aux prévenances de quelques
dames de province , qui tenaient à grand honneur d'attirer
les regards d'un jeune homme qui avait vu la Cour , Paris ,
et son régiment. Jules , sans se prévaloir de ces avantages ,
allait meme au-devant des occasions de montrer qu'il était
sans fierté lorsqu'on savait lui plaire . Un jour , Léonie en
ouvrant brusquement la porte du salon le trouva dans l'antichambre
luttant avec une petite suivante fort jolie qu'il
voulait embrasser . Léonie , troublée à cette vue , balbutia
quelques mots de surprise , mais Jules lui dit sur le champ ,
de l'air le moins déconcerté , qu'il ne pouvait s'empêcher
de rendre hommage à la beauté partout où il la rencontrait
. « Au reste , Mademoiselle , ajouta - t- il en baissant la
» voix , vous devez croire qu'un coeur où vous régnez ne
peut avoir aucune part à ces distractions passagères. »>
Un coup d'oeil plein de tendresse désarma la jeune per-
'sonne : elle était prête à lui demander excuse de l'avoir
interrompu .
----
Cependant , toujours pénétrée de ses devoirs envers son
père , et plus encore guidée par son affection et sa confiance ,
Léonie se serait reproché de différer davantage l'aveu de
ses nouveaux sentimens. Le baron d'Artigues ne put dissimuler
sa surprise ; une larme parut dans ses yeux : « Quoï !
» ma Léonie , lui dit-il en serrant les mains de sa fille dans les
» siennes , c'est toi dont la raison fut si précoce , dont tous les
» goûts sont si naturels et si simples , c'est toi , mon enfant ,
» qui entre tous mes amis , entre tous les hommes qui aspi-
» raient à te plaire , n'as su distinguer qu'un jeune écervele !
Lui , mon père ! le mot est ..... un peu dur ; peut-être
» l'avez -vous trouvé par fois étourdi , oui , je n'en discon-
» viens pas mais quelle bonté de caractère , que de complaisances
, que d'attentions pour moi .... et pour vous aussi ,
» mon père ! Tu plaides sa cause avec chaleur ! — Ah !
» mon père , tout le monde en parlerait comme moi. Vous
» le connaîtrez mieux , vous l'apprécierez . O ciel ! comme
> nous vous aimerons , comme nous vous rendrous heu-
» reux ! » Et elle avait jeté ses bras autour du cou de son
père jamais le baron n'avait su résister à ses caresses . Il
lui donna un petit coup sur la joue , en lui disant : « Nous
» verrons , Leonie , nous verrons . » Elle l'embrassa plus
:
―
SEPTEMBRE 1808. 583
vivement encore , il la pressa contre son coeur en soupirant;
il s'éloigna pour aller méditer sur la destinée de sa fille ;
Léonie courut annoncer au chevalier qu'ils pouvaient tout
espérer du meilleur des pères.
Le baron d'Artigues crut , d'abord , devoir prendre des
informations précises sur le jeune homme auquel il s'agissait
de confier le bonheur de Léonie . Mais quel jugement
porter d'un jeune homme que l'on voyait depuis deux mois ?
Les hommes se défendirent d'avoir une opinion sur son
compte. Les jeunes femmes décidèrent que c'était un fou ,
mais un fou charmant ; les vieilles , pour qui les gentillesses
de Jules n'étaient pas sans mérite , prirent pour texte d'un
jugement définitif l'ancien proverbe : Mauvaise tête et bon
ooeur.« Vous voyez bien , M. le baron , dit la plus grave ,
» que ces dames viennent de vous prouver que le jeune Cla-
» mecy a une mauvaise téte ; donc c'est comme si elles vous
» avaient prouvé qu'il a un bon coeur ; or , lorsqu'avec un
» bon coeur on est joli garçon comme il l'est , on rend tou-
» jours sa femme heureuse , » Le baron trouva l'argument
dans les formes ; le sérieux avec lequel il fut prononcé ne
l'eut cependant pas empeché d'en rire , s'il eût su que le
premier mobile de l'intérêt , accordé par ces dignes mairônes
à l'amant de Léonio , était la réflexion profonde que , depuis
onze grands mois , il ne s'était pas fait un seul mariage dans
leur société.
•
A ce concours unanime des suffrages, de ses protectrices ,
Jules joignit ses instantes prières , et il les fit appuyer par
les sollicitations de sa famille . Les regards touchans de
Léonie , ses naïves çaresses eurent un pouvoir plus prompt
sur le coeur de sou père. « Songe que c'est toi qui le veux ,
» ma fille , lui dit-il ; et vous , jeune homme , ajouta-t- il en
» mettant la main de Léonie dans la sienne , souvenez-vous
» que vous me ferez mourir si vous ne la rendez heureuse . »
La noce fut brillante : les mêmes Dames , qui avaient été
consultées sur le mariage , s'applaudissaient hautement de
leur décision ; elles firent remarquer au baron, d'Artigues
que son gendre était incontestablement le meilleur danseur
que l'on eût vu dans la province de puis long-tems ; et elles
l'en félicitèrent cordialement. Léonie était transportée.
Cette douce ivresse dura huit jours , pendant lesquels son
époux adoré ne la quitta pas un instant . D'abord , il s'absenta
pendant quelques heures , bientôt pendant des journées
entières , bientôt enfin il prétexta de fréquens voyages dans
les terres qui formaient une partie de l'immense dot de
584 MERCURE DE FRANCE ,
Léonie . Elle aurait trouvé si doux de l'y suivre ! Mais il
avait toujours une raison plausible pour se dispenser de l'y
mener avec lui ! Elle n'éprouvait , dans ces premiers tems
d'autre chagrin que d'être séparée de l'homme qui charmait
son existence ; et ces peines mêmes n'étaient pas sans quelque
douceur : elles lui révélaient toute l'étendue de sa tendresse
, elles étaient mêlées avec le pressentiment de la joie
toujours nouvelle qu'elle allait goûter au retour de l'objet
de toutes ses affections .
:
"
Un coeur qui aime pour la première fois se nourrit facilement
d'illusions : Léonie aurait pu trouver encore longtems
dans les siennes des motifs de bénir les noeuds qui
l'unissaient à l'époux qu'elle avait préféré. La jalousie ne le
permit pas elle vint porter un jour affreux sur sa situation .
Parmi les femmes qui composaient sa société habituelle ,
était une jeune veuve pour qui elle se sentait portée à l'amitié
et à la confiance . Madame d'Alzey avait une physionomie
si prévenante un parler si doux , des manières si insi
nuantes ! Léonie fut flattée de trouver en elle le même empressement
à former une union , dont elle attendait des
consolations si précieuses pour ses peines secrètes. Avec
quelle rapidité son penchant pour Mme d'Alzey redoubla
lorsqu'elle vit qu'elle n'avait , pour ainsi dire , pas moins de
plaisir qu'elle-même à s'entretenir de l'homme qui occu
pait toutes ses pensées ! Crédule Léonie ! tu ne sais donc
pas que cette amie que tu accueilles si cordialement , dans
le sein de laquelle tu épanches ton ame entière , a brûlé
d'un feu secret pour l'être qui a juré de n'aimer que toi ? Tu
ne sais donc pas qu'elle ne te.pardonnera jamais de lui avoir
ravi l'objet d'une passion effrénée ?
me
Jules était absent depuis plusieurs jours ; sa triste compagne
ne put retenir ses pleurs en présence de Me d'Alzey.
Qui n'en eût été attendri ? Une rivale n'en ressentit qu'un
redoublement de jalousie et de fureur . « Vos larmes coule-
» ront donc sans cesse ! lui dit-elle , en la serrant affectueu-
>> sement dans ses bras. C'est trop peu pour moi de les
» essuyer , trop chère et trop malheureuse amie ; il faut
» qu'enfin je m'arme de courage pour en tarir la source .
» Quelle est donc la cause de ce grand désespoir ? L'absence
>> d'un mari ? Vous l'aimez , rien n'est plus naturel ; mais
» entre nous , ma chère , y a- t-il l'ombre de raison à vous
>> affliger de ce qui fait , très-probablement , sa félicité su-
» prême ? Comment ? que voulez-vous dire ? M. de Cla-
>> mecy, loin de moi , pourrait .... — Vous êtes bien jeune ,
SEPTEMBRE 1808. 585
-
Léonie , et , pardonnez-moi le mot , bien novice encore .
» Vous vous figurez donc qu'un homme-ne quitte jamais les
» côtés de sa femme que pour aller rêver à elle plus à son
» aise ? Ah ! quand vous les connaîtrez ! ..... Je ne veux
» connaître que Jules ; et lui , du moins , lorsqu'il s'éloigne
» de moi , je suis certaine ..... Que c'est pour quelqu'affaire
>> urgente , indispensable ? Aussi , voilà pourquoi vous ver-
» siez , à l'instant même , des larmes si amères . Pauvre
>> petite ! eh bien , voulez-vous que je vous apprenne , moi ,
» une de ces graves affaires qui l'arrachent si souvent de
» vos bras , et toujours malgré lui ? Quand vous le supposez
> courant les champs et les bois , pour veiller à votre for-
» tune , il en fait un noble et brillant usage à la ville , à
» quatre pas de vous. Il ne passe pas ses nuits à gémir
» comme sa Léonie , mais à jouer des monceaux d'or , dans
» la société joyeuse de bons amis qui l'aident , comme il le
» dit , à supporter le joug pesant de l'hymen. - Cruelle
amie ! quelles images ! quelles suppositions ! - Des sup-
» positions ! m'en croyez-vous capable ? Est-ce une suppo-
» sition que la perte de vingt mille francs qu'il a faite , la
» semaine dernière ? Est-ce une supposition que la passion
» extravagante qu'il affiche pour cette petite actrice ? -
» Arrêtez , arrêtez , ma bonne amie , vous me poignardez !
Elle était suffoquée par ses sanglots , elle tomba sur un
canapé . Mm d'Alzey la contempla dans cet état avec un
sourire cruel , puis elle l'embrassa tendrement , et s'éloigna ,
jouissant déjà des maux préparés par sa vengeance.
>>
Elle y mit le comble par des lettres anonymes , où , sous
le masque d'une amie qui ne pouvait se faire connaître , on
rendait à Mme de Clamecy un compte perfide de la conduite
de son époux . Les torts de ce jeune homme volage n'étaient
que trop réels , quoiqu'exagérés
par la méchanceté et l'envie.
Enivré de son opulence , fier de quelques avantages extérieurs
, adulé par de vils complaisans , séduit par d'avides
coquettes , il s'était facilement persuadé qu'il devait désormais
servir de modèle à tous les hommes , et faire la conquête
de toutes les femmes . Léonie était oubliée dans le
tourbillon qui l'entraînait , mais sa présence avait encore un
pouvoir irrésistible sur lui.
Il l'éprouva encore le jour même où l'astucieuse Mm
d'Alzey avait répandu tous ses poisons dans l'ame de Léonic .
Il rentra fort tard , mais son premier soin fut de demander
à la voir ; la douleur empreinte sur son charmant visage
l'affecta profondément . Il voulut en connaître la cause ; elle
586 MERCURE DE FRANCE,
ne répondit que par ce sourire plein de charmes qui n'était
qu'à elle. Jules transporté s'écria qu'elle était la plus jolie
comme la meilleure des femmes ; dans sa vive émotion il fit
à sa douce moitié l'aveu , presque complet , de toutes ses
erreurs. Elle ne voulut pas l'entendre , elle l'interrompit
par ses caresses. « Ma Léonie , s'écria-t-il , je ne veux plus
» vivre que pour toi ; fuyons la ville et ses vains plaisirs ,
allons habiter la campagne où tu passas les années de ton
enfance . » C'était prevenir tous les voeux de Léonie. Dès
le lendemain , ils habitaient un séjour où , comme aux premiers
instans de leur union , ils étaient tout l'un pour l'autre .
Dans les transports de la joie qui remplissait son ame , la
naïve et confiante Léonie se hâta de faire part à Me d'Alzey
de sa felicité nouvelle . « Ma chère , ma meilleure amie ,
» lui mandait- elle , il ne manque plus que vous ici pour
» compléter le tableau le plus parfait du bonheur dont il
» nous soit donné de jouir sur la terre ; car je sens qu'il ne
» peut en exister d'autre que celui qui nous vient de l'amour
» et de l'amitié . »
« Ils seraient heureux ! » s'écria la jalouse furie ; et
bientôt Jules recoit dix lettres de ses anciens compagnons
de plaisirs. L'un lui demande quel jour il prend solennellement
la robe d'anachorète , l'autre lui propose déjà de faire
graver sur la porte de son ermitage :
Ci-gît dans son castel , sans avoir rendu l'ame ,
Céladon enterré vis -à-vis de sa femme. (3)
Le chevalier tenait bon contre ces railleries : un troisième
ami lui donne charitablement l'avis que pour peu qu'il
tarde à se remontrer , uh riche financier va lui souffler la
belle Elomire , cette danseuse célèbre sur laquelle il a publiquement
annoncé des prétentions, qu'il ne peut voir
échouer , sans se déshonorer aux yeux d'un certain monde.
Le malheureux Jules ne peut résister à ce dernier trait :
il expose à Léonie que des arrangemens définitifs nécessitent
sa présence à la ville ; elle s'alarme , elle veut le retenir ;
il était parti.
Une semaine se passe à peine un billet insignifiant vientil
charmer les ennuis de la triste Léonie. Un mois entier
s'écoule point d'époux , point de nouvelles . Absorbée dans
ses lugubres pensées , elle était , un soir , retirée et seule
dans son appartement ; sa tête était appuyée sur une de ses
:
(3) Boissy , l'homme du jour.
SEPTEMBRE 1808... 587
-
mains , des larmes inondaient son visage. La porte s'ouvre :
le baron d'Artigues paraît. « Mon père ! c'est vous !
» Oui , Léonie , ce père que tu délaisses , que tu évites , vient
» pleurer avec toi . Pourquoi me fuis-tu , mon enfant ? Tu
» crains mes regards , tu crains que je ne te reproche ta
» propre infortune . Non , ne redoute pas ton vieux père ,
>> vois , il t'ouvre ces bras où tu étais si bien jadis . Ah !
» Dieu ! Où est ton mari ? Il est absent Pourquoi
>> -
-
-
--
-
-
----
» n'est- il pas ici ? Il a des affaires. Quand revient-il ?
Je l'ignore . Pourquoi est -il parti sans toi ? Je
>> n'aime pas la ville. Pourquoi dissipe-t-il ta fortune ? →→
» Je la partage si volontiers avec lui. — Pourquoi déchire -t-
» il ton coeur ? - Mon père ! Je sais tout , ma fille , et je
» viens à ton secours. M. de Clamecy t'abandonne , je t'em-
» mène . Lui , mon père , m'abandonner ! Oh ! jamais. II
» aime le faste , la dissipation ; il est égaré par ses sens ,
» mais son coeur me reste . Je lui ai pardonné , je ne veux
» plus le croire coupable. Eh bien ! veux-tu ne suivre
» Tu le verras ce soir. Ce soir , mon père ? Viens , te
>> dis je . »
-
---
Le baron l'entraîne dans sa voiture : ils partent . Si Léonie ,
persuadée que le premier de voir d'une femme est de souffrir
en silence , avait eu la force de dissimuler à son père
même les torts de son époux , elle éprouva , du moins , le
besoin de reconnaître ceux que lui reprochait sa conscience.
« Aurais-je pu penser moi-même , mon père , lui dit-elle
» qu'il viendrait un jour où votre Léonie témoignerait moins
» d'empressement à rechercher votre présence ? Mais vous la
connaissez trop pour que votre coeur puisse accuser le sien.
» Aux instans meme où il m'eût été le plus doux de me sentir
près de vous , une absence de M. de Clamecy , le retard
» d'une lettre , une bagatelle me jetait dans un chagrin peu
» raisonnable ; aurais-je été vous rendre témoin des larmes
» que je versais comme un enfant ? Aurais-je été vous ex-
» poser à me croire malheureuse ? » Et elle s'efforçait de
sourire , en serrant la main de son père. Il la regarda tendrement
sans répondre.
*
Ils arrivent à la ville ; ils passent devant la salle de spectacles
, le baron ordonne à son cocher d'arrêter . « Léonie ,
» dit-il à sa fille , on donne une pièce nouvelle qu'il faut que
» je te fasse voir. Moi ! mon père , au spectacle ! Es-tu
» trop affligée pour craindre de t'y amuser ? -Oh ! point
» du tout ; mais .... je suis sans toilette . Nous ne serons
» point vus. » Ils descendent , ils trouvent sous le vestibule
588 MERCURE DE FRANCE ,
un vieux commandeur ami du baron ; tous trois vont occu
per une loge grillée .
Le spectacle était commeneé , lorsqu'une loge des plus
apparentes , aux premières , s'ouvre avec fracas pour laisser
entrer une jeune femme , aussi remarquable par sa beauté
que par l'éclat de sa parure . Un homme l'accompagnait ,
mais il resta d'abord dans le fond de la loge. « Quelle est
» cette jolie femme ? dit le baron , assez haut , à son ami.
>> Quoi ! répond le commandeur , vous ne connaissez pas
» la belle Elomire ? -Voici la première fois que je l'aper-
» çois . Que de diamans ! - Ce n'est rien que cela , mon
>> ami ; c'est l'intérieur de sa maison qu'il faudrait voir.-
» Et quel est l'heureux , ou plutôt l'extravagant mortel.... ?
Prenez ma lorgnette , examinez l'homme qui est assis
» derrière la belle . En croirai-je mes yeux ? M. de Cla-
>> mecy ! Mon gendre ! Chut ! votre fille pourrait nous
» entendre ( et il élevait la voix ) ; vous êtes donc le seul ici
» qui ignoriez que M. de Clamecy se ruine pour cette
» danseuse ? »
>> -
-
Ce cruel entretien ne fut pas prolongé davantage ; la malheureuse
Léonie , qui n'en avait pas perdu un mot , avait
laissé tomber sa tête sur le sein de son père. Avec le secours
du commandeur , il la porte dans sa voiture , il la
dépose dans l'appartement qu'elle occupait avant son mariage.
晶
"
Le lendemain , de bonne heure , il épia son réveil . « Eh
» bien ! ma fille ! lui dit- il en entrouvrant ses rideaux. Ellè
ne répondit que par ses larmes. Tu as donc vu enfin ,
» reprit le baron , ce que ton coeur abusé n'aurait pas voulu
» croire . Rends-moi grâces de t'avoir ouvert les yeux ; je
» savais que ton mari devait venir faire trophée de son
» déshonneur en public ; notre conversation était concertée ,
tu sais tout. Te voilà donc , à dix-sept ans , dédaignée
» abandonnée , trahie ! une courtisanne t'a ravi ton époux
» et dévoré ta fortune. Parle , Léonie , parle , que veux- tu
» faire ? Lui pardonner. Insensée ! tu vas donc t'im-
» moler à une fidélité qui n'est plus , à mes yeux , qu'une
folle obstination . Je lis dans ton coeur : ce n'est plus ton
>> indigne époux qu'il regrette , c'est la passion dont tu
>> brûlas pour lui ; tu ne peux supporter l'idée d'ètre rẻ-
» duite à ne plus aimer. Eh bien , Léonie , je te sauverai
malgré toi , je sauverai , du moins , l'honneur de mon
» nom et de ma famille . Ciel que prétendez -- vous
faire ? Celui qui devait me remplacer auprès de toi ,
Serwe
-
SEPTEMBRE 1808.... 589.
>> -
-
---
» et qui ne fut que ton tyran , n'est plus rien pour moi .
» Il est militaire , je le fus ; il faudra qu'il me rende raison
» de tant d'outrages. Juste Dieu ! et je serais cause.
» Ah ! plutôt !..... Qu'exigez - vous de moi ? Que tu
» te sépares de lui . Pour toujours ? Pour toujours.
Mais s'il se corrige ? - Jamais . Ah! mon père ! pen-
» sez-vous donc que la crainte de me perdre soit sans pou-
» voir sur lui ? Accordez-moi le tems de le ramener , seule
• » ment un an . Je vais me retirer chez vous à la campagne
» je lui écrirai qu'il doit renoncer à revoir Leone , s'i
» continue à se faire un jeu de son amour et de ses tour-,
» mens . » Le baron faillit sourire de sa naïve crédulité . « Eh
>> bien ! reprit-il , je consens à cette dernière épreuve.
))
t
1
Dès le jour suivant , Léonie suivit son père dans une terre
isolée qu'il avait choisie pour sa retraite . Son premier soin
fut d'écrire à l'ingrat Clamecy une lettre qu'elle s'était promis
de faire très-courte , et qui se trouva très - longue . Elle
ne lui adressait pourtant aucun reproche , elle le conjurait
d'avoir compassion de ses peines , de revenir dans ses bras
de lui rendre son coeur ; avec les ménagemens les plus délicats
, elle lui faisait entrevoir l'avenir effrayant qu'il se préparait
de ses propres mains.
:
vété Jules n'était pas tellement endurci , qu'il fermât entiérement
les yeux sur ses torts , et sur le rare mérite de l'aimable
créature qu'il trahissait. Peut-être se serait-il rendu
à ses touchantes instances , si elles n'eussent accompagnées
d'une lettre , où le baron d'Artigues se livrait à toute
l'amertume de ses ressentimens. Les menaces révoltèrent
la fierté du jeune homme il répondit à Léonie avec froideur
, mais avec politesse ; au baron avec aigreur et bravade .
Il lui était annoncé que des mesures étaient prises pour
que les biens de Léonie cessassent dorénavant d'être à sa
disposition ; mais quelque sensible qu'il fût à la privation
des richesses qui faisaient son premier mérite , il fut indigné
de l'idée seule que son retour serait attribué à l'amour de
l'argent. Il eut recours à d'avides usuriers , à des amis plus
dangereux encore : il cherchait à s'étourdir par un redoublement
de luxe et d'extravagances .
L'année prescrite pour le tems d'épreuve , s'écoula rapidement
pour lui , tandis que la triste Léonie en comptait
tous les jours , dans l'espoir continuellement déçu de voir
arriver celui du repentir et de la réconciliation . Le terme
expiré, le baron déclara qu'il était fermement résolu de faire
prononcer l'entière et éternelle séparation dont il avait me5go
MERCURE DE FRANCE ,
1.
nacé l'indigne époux de sa fille . Il rappela à Léonie qu'elle
avait engagé sa parole de s'y soumettre sans résistance. Elle
se prêta docilement à tout ce que son père exigea d'elle
mais il ne tarda pas à s'apercevoir que l'amour triomphant
encore dans son ame du plus juste ressentiment , le douloureux
effort qu'elle avait fait sur elle -même , avait produit une
impression aussi funeste sur sa santé que sur son esprit . Elle
était tombée dans une morne apathie ; elle gardait un silence
presqu'absolu ; les plus tendres caresses de son père semblaient
avoir perdu tout leur pouvoir sur elle . Le baron ne
vit pas sans un profond chagrin l'état déplorable dans lequel
languissait sa fille chérie. « Ma Léonie à cessé de m'aimer ,
» se disait -il ; elle mié lhait , parce que j'ai voulu la sauver ! »
Son existence lui devint à charge ; il faisait des voeux secrets
pour en voir arriver le terme : voeux trop tôt exaucés ! Léonie
eut à pleurer à la fois son père et son époux.
:
La mort du Baron fut sur le point d'opérer une révolution
totale dans les sentimens de Jules de Clamecy. Il redoutait
les regards et l'influence de ce père irrité : dès qu'il apprit
que Leonie était redevenue maîtresse de sa volonté , il conçut
un instant , l'espoir qu'elle 'n'avait pas cessé , elle-même , de
conserver au fond de son coeur : déjà il avait pris la résolution
d'aller implorer son pardon à ses genoux ; une fausse honte
vint réprimer cet élan généreux ; il craignit que sa démarche,
ne parût commandée par la détresse , et il garda le silence .
Cependant să situation était devenue affreuse ; toutes ses ressources
étaient épuisées , Elomire lui était infidelle , ses amis
le méconnaissaient ses yeux se dessillèrent , il apprit enfin à
connaître le monde , à sentir toute l'étendue de ses pertes.
Le séjour d'un lieu qui lui retraçait , sans cesse , et ce qu'il
avait été , et ce qu'il aurait pu être encore , lui devint insupportable
; il résolut de s'en éloigner à jamais. Il trouva alors
fe courage d'écrire à Léonie ; il ne pouvait plus appréhender
qu'elle doutât du repentir d'un homme qui lui disait un éternel
adieu , qui ne lui révélait même pas en quel lieu il allait
traîner le reste de son existence . Il traça une peinture fidelle,
mais simple et sans art , de ses déréglemens , de son ingratitude
, et des remords qui le rongeaient . « Vous êtes bien ven-
» gée , Léonie , lui disait- il en finissant ; toutes les douleurs
» de l'ame , toutes les misères humaines accablent celui qui
» fut votre époux , celui qui fut si tendrement chéri par la
» plus digne des femmes. J'ai foulé aux pieds le bonheur
» que tu m'avais préparé. Eh bien ! je vais fuir , jusqu'à ce
» que je rencontre la mort . Léonie ; pour grâce dernière , në .
» maudis pas ma mémoire , et pardonne-moi , si tu le peux !»
SEPTEMBRE 1808. 591
Cette lettre , baignée de ses larmès , fut confiée à M
d'Alzey qui lui promit de la remettre elle-même à Léonie .
Le malheureux Jules partit sur l'heure ; se dirigeant à l'aventure,
il parvint sur les bords du Rhin ct passa en Allemagne .
-
"
Me d'Alzey , dont la séparation et le désespoir des deux
époux avaient à peine calmé la jalousie , la sentit renaître
avec violence à l'idée seule de se voir forcée à servir de médiatrice
entre eux. « L'écrit dont je suis dépositaire , se dit-
» elle , est sans doute conçu dans un style bien sentimental ,
>> bien lamentable ; la pauvre petite femme va s'attendrir , se
jeter dans mes bras , me supplier de lui ramener son per-
>> fide. La situation est embarrassante ; mais, avant tout , pre-
» nons prudemment connaissance de ce message conjugal. »
Aussi ravie que surprise d'y lire que Jules renonçait à tout
espoir de déterminer Léonie à reprendre ses anciens noeuds ,
elle s'acquitta de sa commission avec un zèle , une chaleur
qui lui attirèrent les plus vifs remercimens. « Quelle amie
» êtes -vous donc ? lui disait Léonie : quand tout le monde m'a-
» bandonne , je vous trouve toujours plus empressée à me
» prodiguer guer vos soins et vos consolations. - Hélas ! des
>> consolations, reprit Mme d'Alzey, vous n'en pouvez attendre
» que du tems ; c'est de lui seul , ma tendre amie , que vous
» obtiendrez l'oubli du traître qui a empoisonné vos beaux
» jours.- L'oublier ! jamais . Vous voulez donc le haïr tou-
» jours ? Je veux le regretter éternellement .
» charmante pleureuse , perdue dans la retraite et abimée
» dans les douleurs , vous serez' insensible à tous les hom-
» mages que je sais que l'on se dispose à vous rendre ?
» Ceux d'un monarque ne me toucheraient pas. Ah ! c'est
» du roman ! -Non c'est la nature bien simple et bien vraie . »
Mme d'Alzey voulut poursuivre sur ce ton léger et voisin du
persifflage ; Léonie devint plus froide et plus sombre . Son
incomparable amie , craignant déjà l'ennui des condoléances
obligées , prétexta les motifs les plus pressans pour regagner
Ja ville . Elle s'élança dans sa voiture , après avoir tendrement
embrassé Léonie , et lui avoir protesté que son état lui
perçait l'ame .
- Ainsi
2.
Léonie , restée dans l'isolement le plus absolu depuis la
mort de son père , s'était refusée à ce que personne vint
partager la solitude , dont son époux , s'il fût revenu à elle
aurait eu seul le pouvoir de la tirer. Livrée , sans distractions ,
à l'amertume de ses peines , ses forces s'épuisèrent rapidement
; une maladie grave se déclara , elle eut besoin de
prompts secours. Une femme qui avait toute sa confiance ,
592
MERCURE DE FRANCE ,
la seule qu'elle eût conservée près d'elle , sentant son insuffisance
, et alarmée sur l'état de sa maitresse , s'empressa
d'appeler à son aide une soeur de charité qui , par hazard ,
se trouvait dans le voisinage . Leurs soins réunis parvinrent
à triompher du mal . Léonie , dès que la connaissance lui
fut rendue , frappée du costume de la religieuse , désira savoir
qui elle était , et ce qui l'avait amenée près de son lit.
La bonne soeur , qui ressentait déjà pour elle toute l'affection
dont ne pouvaient se défendre tous ceux qui l'approchaient ,
se hâta de satisfaire sa curiosité : « Je suis venue , Madame "
» lui dit -elle , remplir auprès de vous , les devoirs de mon
» état . Jamais , j'ose l'assurer , il ne me parut plus doux , cet
» état que j'ai embrassé par choix. J'ai connu le monde ,
» et tout ce qu'il peut offrir de jouissances aux ames sensibles :
» veuve dès mes jeunes ans , il me restait des richesses et
» un fils , le premier des biens pour mon coeur . Ce fils a
» péri loin de moi ; d'affreux détails m'ont appris qu'il était
» mort faute des secours nécessaires. Depuis ce jour déplo-
» rable , je me suis vouée au service de l'humanité souffrante.
>> Grâces au ciel ! toutes les mères ne sont pas aussi à plaindre
» que moi , et lorsque je puis rendre à l'une d'elles l'enfant
» conservé par les soins dont a manqué mon malheureux
» fils , je trouve dans ses bénédictions le seul adoucissement
» qui convienne à ma douleur. » Léonie lui serra la main ,
en attachant sur elle des regards où se lisait tout ce que sa
bouche n'aurait pu exprimer.
Elle passa toute la nuit suivante dans une agitation visible :
des mots entrecoupés annonçaient qu'elle était occupée de
quelque projet important. Dès le point du jour , elle pria la
religieuse de s'asseoir au chevet de son lit , et elle lui parla
en ces termes : « Je suis à peine sortie de l'enfance , ma bonne
» soeur , et j'ai déjà épuisé toute la rigueur de la plus cruelle
» destinée . Délaissée , sans appui , sans consolation dans ce
» monde , qu'y ferais-je encore ? C'est le ciel qui vous a
>> envoyée près de moi , je n'en puís douter , pour m'indiquer
» le réfuge où je retrouverai quelque repos. Guidez mes
>> pas , servez-moi de mère ; apprenez-moi à imiter votre
» courage et vos vertus ! >>
En vain la bonne religieuse voulut-elle lui représenter
combien son extrême jeunesse , sa délicatesse , ses habitudes ,
semblaient l'éloigner d'un état , dévoué aux travaux les
plus pénibles et à l'aspect continuel de tous les maux qui affligent
l'humanité ; Léonie se montra résolue à tout entreprendre
, à tout souffrir . Elle n'était pas encore parvenue ,
néanmoins ,
SEPTEMBRE 1808.
593
néanmoins , à convaincre sa nouvelle amie de la vérité de
sa vocation , lorsqu'elle reçut une lettre qui lui annonçait
que son mari venait d'être tué en duel , à la suite d'une querelle
de jeu. La religieuse cessa de s'opposer à ses instances
elles partirent ensemble. 1
Léonie , supérieure par son zèle aux fatigues de son nouvel
état , montra qu'elle n'avait pas trop présumé de son
courage . Elle le puisait , chaque jour , dans son désespoir
même. Active , empressée , compâtissante , elle devint bientôt
le modèle de toutes ses compagnes : elle trouvait ellemême
sa récompense dans l'exercice de ses devoirs . Aussitôt
qu'elle cessait d'être occupée à soulager les souffrances de s
infortunés commis à ses soins , ses propres peines revenaient
l'assaillir , de trop chers et trop cruels souvenirs troublaient
le calme qu'elle cherchait dans l'oubli du monde .
que
Depuis trois ans , Léonie menait cette vie exemplaire ,
et sa noble ardeur , loin de s'être ralentie , semblait croître
avec le nombre des bonnes oeuvres qui lui étaient bien plus
imposées par son coeur que par sa règle . Aussi dans tous les
cas qui exigeaient une attention plus suivie , ou des secours
plus prompts , était-ce toujours à cet ange de consolation
l'on avait recours . Il semblait que sa voix seule suspendît
les maux des êtres dont elle approchait. On amène , un
jour , dans un hospice où elle était employée , un homme
qui avait été trouvé , sur un chemin , à demi-mort , et baigné
dans sonsang . Les chirugiens , après avoir pansé ses blessures ,
avaient prescrit le régime qu'il fallait lui faire observer. Un
sombre désespoir semblait le dominer ; il gardait un morne
silence ; il refusait tous les secours que l'on cherchait à lui
prodiguer. Léonie , que l'on était certain d'obliger en l'appelant
auprès du plus souffrant , est invitée à prendre compassion
de ce malheureux . Elle accourt auprès de lui : il s'efforçait
de cacher son visage , comme s'il eût redouté autant les
regards que les questions des personnes qui l'entouraient . La
douce Léonie lui adresse de consolantes paroles , elle le
presse , elle le conjure de prendre une potion qu'elle lui
présente. Il était immobile : elle fait un effort pour soulever
sa tête , pour approcher le breuvage de ses lèvres ; tout à
coup elle jette un cri aigu , elle tombe ...... C'était Jules . Le
malade s'était dressé sur son séant , il attachait sur elle des
yeux hagards. Dès qu'elle a repris ses sens , on l'interroge ;
on apprend par quelques mots mal articulés que cet homme
est son époux , un époux qu'elle croyait mort depuis des
années. PP
拳
5.
en
594 MERCURE DE FRANCE ,
Jules recueillit toutes ses forces pour lui dire d'une voix
éteinte : « Léonie , m'as-tu pardonné ? » Elle se précipita
dans ses bras . On les sépara , on crut qu'ils allaient expirer
l'un et l'autre . Elle obtint , cependant , par ses prières et
par ses larmes qu'il lui serait permis de passer les jours et
les nuits à veiller son époux , si elle voulait promettre de ne
pas lui adresser la parole . Son ardent désir de le voir guéri
lui donna la force d'accomplir son serment . Jules ne cessait
de la considérer : il semblait que sa vue opérât aussi efficacement
sur lui que tous les secours de l'art .
Ses forces se rétablirent avec une incroyable rapidité :
dès qu'il lui fut permis de parler , il raconta qu'après avoir
erré trois ans en pays étranger , toujours poursuivi par
l'infortune et par ses remords , il s'était déterminé à rentrer
dans sa patrie , pour savoir , du moins , quel était le sort
de la victime de ses égaremens , toujours présente à sa
pensée . Attaqué , blessé par des brigands , il s'était trouvé ,
en reprenant ses sens , malheureux d'avoir recouvré l'existence.
« Aurais-je jamais pu songer , ajouta-t-il , ô ma Léonie !
» qu'après de si longs et si cruels orages , un Dieu clément
» me ramènerait près de toi ? - Oui , s'écria Léonie , oui ,
» Jules , et pour ne plus t'en séparer ! »
En quittant l'habit de soeur de charité , Léonie n'a pas
renoncé à des fonctions touchantes devenues le besoin de
son coeur. Elle est encore la mère et la consolatrice des
infortunés. Jules la vénère autant qu'il la chérit ; il s'écrie
souvent que l'excès des peines qui l'accablèrent n'égala
jamais l'excès de la félicité dont il jouit . Mme d'Alzey répète
tous les jours que ce bonheur ne peut durer long- tems ,
mais il y a vingt ans qu'elle le dit.
L. DE SEVELINGES .
ESPRIT DES ORATEURS CHRÉTIENS , ou Morale
évangélique , extrait des ouvrages de Bossuet , Bourdaloue
, Massillon , Fléchier , et autres célèbres orateurs
; par E. L***. Deux volumes in- 12 . Paris , chez
Dentu , imprimeur-libraire , rue du Pont- de-Lodi ,
n° 3.-1807.
ON ne peut que louer l'intention de l'éditeur de ce
recueil. On ne saurait sans doute mettre trop souvent
sous les yeux des personnes religieuses les morceaux où
SEPTEMBRE 1808. 595
nos orateurs sacrés ont épanché leur morale consolante
, ou fait tonner , quand il le fallait , la parole de
Dieu. Bossuet , Massillon , Fléchier , Bourdaloue , ont ,
par des chemins fort différens , atteint le vrai but que
se propose l'éloquence chrétienne . Fléchier ornait cette
éloquence de toute la parure que peut lui donner l'arrangement
des mots les plus choisis , et des sons les plus
harmonieux de notre langue : Bossuet la rendait plus
terrible et plus foudroyante , en paraissant la dépouiller
de ces ornemens trop mondains , et la présentait au
combat comme un athlete dont les mascles vigoureux
n'ont pas besoin d'une molle draperie Bourdaloue
l'armait de cette force de logique qui de preuve en
preuve , de conséquence en conséquence , poursuivait
l'incrédulité jusques dans ses derniers retranchemens .
Massillon , par un style plein d'onction , et nous oserions
presque dire , de tendresse , lui ouvrait les coeurs les
plus rebelles ; et , pour faire un croyant d'un incrédule ,
son secret était de lui arracher des larmes . Ce n'est pas
que chacun de ces orateurs célèbres , se bornant aux
avantages qui lui sont propres , négligeât ceux de ses
rivaux . Bossuet est quelquefois aussi orné que Fléchier ,
Fléchier aussi bon dialecticien que Bourdaloue , et
Massillon n'est dépourvu d'aucune des qualités qui distinguent
les trois autres : mais ils ont tous une couleur
dominante qui ne les quitte jamais. Or , on sent tout ce
que doit perdre un orateur sacré , lorsqu'au lieu de le
montrer tout entier , on le dissémine , s'il est permis de
s'exprimer ainsi , dans des morceaux isolés qui doivent
la plus grande partie de leur force aux paragraphes qui
les précédaient et à ceux dont ils étaient suivis : car un
discours oratoire est un tout dont on ne peut rien distraire
sans l'affaiblir . D'ailleurs ces morceaux sont- ils.
tous bien choisis ? Justifient- ils la renommée du grand
homme auquel ils appartiennent ? On nous répondra
que pourvu que ces morceaux soient édifians , le but
est rempli , et qu'on ne doit pas exiger davantage . On
se trompe , cela ne suffit pas. Pour qu'un morceau puisse
édifier , il faut qu'il puisse être relu et médité : mais ,
si le livre tombe des mains , sera- t - on tenté de le reprendre
? et alors en retirera-t - on tout le fruit qu'on
Pp2
596
MERCURE DE FRANCE ,
en espérait ? Nous ouvrons le premier volume , et au
chapitre intitulé De la Vertu , nous lisons ce morceau
tiré d'un des sermons de Bossuet. Ce grand homme ne
réussissait pas autant dans ce genre que dans celui des
oraisons funèbres ; mais certes on pouvait mieux choisir.
<<< La vertu est une habitude de vivre selon la raison :
>> et comme la raison est la principale partie de l'homme ,
» il s'ensuit que la vertu est le plus grand bien qui
» puisse être en l'homme. Elle vaut mieux que les ri-
» chesses , parce qu'elle est notre véritable bien ; elle
» vaut mieux que la santé du corps , parce qu'elle est la
» santé de l'ame ; elle vaut mieux que la vie , parce
» qu'elle est la bonne vie , et qu'il serait meilleur de
» n'être pas homme que de ne pas vivre en homme ,
» c'est -à-dire , ne vivre pas par la raison , est faire de
l'homme une bête ; elle vaut mieux aussi que l'honneur
, parce qu'en toutes choses l'être vaut mieux
» sans comparaison que le sembler étre. Il n'est donc
» pas permis ni de quitter la vertu pour se faire estimer
» des hommes , ni de rechercher la vertu pour acquérir
» de la gloire , parce que ce n'est pas assez estimer la
» vertu or celui qui ne l'estime pas ne la peut avoir,
>> parce qu'on la perd en la méprisant . »
"
Ce morceau , nous devons le dire , n'est pas digne de
Bossuet ; et lorsque ce sublime orateur parlait de la
verta dans son oraison funèbre du duc de Montausier ,
ou lorsqu'il lui servait d'interprête , il lui faisait tenir
un.tout autre langage. Voyons si l'éditeur sera plus
heureux dans le choix d'un morceau de Massillon . En
voici un sur la vanité que donne une naissance illustre.
« Nous nous donnons souvent de plein droit des titres
» que le public nous refuse , et que nos ancêtres n'ont
» jamais eus ; et l'on voit parmi nous beaucoup de gens
» parer une roture encore toute fraiche , d'un nom
» illustre , et recueillir avec affectation les débris de ces
>> familles antiques et éteintes , pour les enter sur un
>> nom obscur et à peine échappé de parmi le peuple .
» Quel siècle fut plus gúté là - dessus que le nôtre ? Nos
» pères ne voulaient être que ce qu'ils avaient été en
>> naissant. Contens chacun de ce que la nature les
» avait faits , ils ne rougissaient pas de leurs ancêtres ;
SEPTEMBRE 1808 . 597
331
» et en héritant de leurs biens , ils n'avaient garde de
» désavouer leur nom. On n'y voyait pas ceux qui nais-
» sent avec un rang , se parer éternellement de leur
»> naissance ; être , sur les formalités , d'une délicatesse
» de mauvais goût ; étudier avec soin ce qui leur est
» dû ; faire des parallèles éternels ; mesurer avec scru¬
>> pule le plus ou le moins qui se trouve, dans les per-
» sonnes qu'on aborde , pour concerter là- dessus son
» maintien et ses pas , et ne paraître nulle part sans se
» faire précéder de son nom et de sa qualité. » Ce morceau
vaut mieux que celui de Bossuet que nous avons
cité plus haut. Mais il n'était pas assez bon pour que
l'éditeur se donnât la peine de le tirer du sermon où il
était enchâssé , et l'insérât dans son recueil . Il dit dans
sa Préface , qu'aux pensées de ces grands hommes ( c'està-
dire de Bossuet , de Fléchier , de Bourdaloue et de
Massillon ) recueillies dans ces deux volumes , ont été
jointes plusieurs pensées de la Rue , orateur applaudi
pour sa belle simplicité , et un grand nombre de Neuville
, beau génie dont la véhémente éloquence a rappelé
dans le dix-huitième siècle les prédicateurs du
siecle précédent. Nous n'avons jamais entendu louer
le Père la Rue pour sa belle simplicité on lui accorde
assez généralement de beaux mouvemens oratoires
, et il en a fait preuve dans son Oraison funèbre
de M. le duc de Bourgogne. Quant au Père Neuville
, M. de Voltaire , qui peut être juge en matière
de goût , lur trouve de la pureté et de l'élégance ,
mais il ne parle point de son éloquence véhémente ; et
aucun des morceaux insérés sous le nom de ce prédicateur
dans ce recueil ne sont éloquens dans la
véritable acception de ce mot . Nous allons en choisir
an et le mettre sous les yeux du lecteur.: c'est le Parallèle
de l'honnête homme et du chrétien. « Que sont-
» elles et paraîtront-elles des vertus , ces vertus de la
» probité naturelle , auprès des vertus de l'Evangile ?
» L'honnête homme est celui dont l'ambition ne con-
» naît point la basse adulation , la lâche jalousie , les
» noirceurs de la calomnie , les perfidies de la politique :
» le chrétien , celui qui n'aspire point de lui-même aux
>> honneurs , qui n'y parvient qu'autant qu'il y est placé
598
MERCURE DE FRANCE ,
>>
» par la naissance , conduit par les talens , mené par les
» conjonctures , appelé par l'autorité ; qui redoute plus
» les écueils qu'on y trouve pour la vertu , qu'il n'est
» touché de l'éclat qui les accompagne. L'honnête homme
» ignore le faste , la hauteur , la fierté , la dureté , l'in-
» sensibilité de la grandeur et de l'opulence : le chré-
>> tien n'agit en chrétien qu'autant qu'il est humble
» dans l'élévation , pauvre et détaché au milieu des
>> richesses ...... Que vous dirais-je , et pourquoi entre-
>> rais-je dans un plus grand détail ? Humilité , péni-
>> tence , abnégation , renoncement à soi-même , amour
» du silence et de la prière , lectures saintes , fréquen-
» tation des sacremens , tant de vertus que le monde
» ignore , si vous ne les aimez , si vous ne les prati-
» quez , qu'êtes - vous , que serez - vous devant Dieu ?
» Des sages de la terre , des justes de la terre ; des justes
» du ciel et pour le ciel , vous ne l'êtes point , vous ne
>> le serez jamais . » Il y a , littérarement parlant , beaucoup
de fautes dans ce paragraphe que nous avons eru
devoir abréger. On n'y remarque pas même l'élégance
et la pureté que M. de Voltaire accorde au père Neuville
; et pour de l'éloquence , il n'y en a d'aucun genre.
Ces citations , que nous aurions pu multiplier , prouvent
que ce recueil aurait pu être beaucoup mieux fait. Ce
défaut de soin , et de choix sur-tout , est une faute dans
une compilation qui , par sa nature , est faite pour être
mise souvent dans les mains des jeunes gens. Et pourquoi
d'ailleurs le rédacteur n'y a-t-il inséré aucun morceau
du père Cheminais dont l'éloquence persuasive a
tant d'onction et de douceur qu'on l'appelait le Racine
de la chaire ; du père Elisée qui a marché de si près
sur les traces du père Cheminais ; de M. le cardinal
Maury qui dans ses Panégyriques de saint Augustin et
de saint Vincent- de- Paul , a paru ressusciter l'éloquence
du premier , a donné à son style toute la ferveur de
charité dont le coeur du second était consumé , et qui ,
dans son Essai sur l'éloquence de la chaire , nous révèle
les moyens de parvenir à cette perfection dont il
s'est tant approché lui-même ? Pourquoi n'y cite-t-on
pas même le nom de l'abbé Poule , le plus éloquent orateur
sacré qui ait paru dans la chaire évangélique depuis
SEPTEMBRE 1808.
599
"
Massillon, lui qui , dans son fameux Sermon sur la prise
d'habit de Mme de Rupelmonde , de cette beauté célèbre
dont Voltaire a immortalisé l'esprit et les charmes
semblait , comme cette intéressante religieuse , fouler
aux pieds toute la grandeur mondaine , et qui fit verser
plus de larmes que n'en arracha Bossuet lorsqu'il pré- ·
sidait à la profession de Mme la Vallière , parce que le
sacrifice de cette duchesse , qui n'était plus aimée , était
moins volontaire et moins méritoire que celui de Mme
de Rupelmonde qui était encore l'idole de ce monde
brillant auquel elle renonçait avec tant d'héroisme et
d'humilité chrétienne ? Il nous semble que ces orateurs ,
justement célèbres , étaient plus digues d'être mis en parallèle
avec Bossuet , Fléchier et Massillon , que le père
Neuville , ils auraient enrichi et varié ce recueil qui ,
en général , a de la sécheresse et de la monotonie ; et
c'est un avantage que le rédacteur n'aurait pas dû négliger.
N.
RECHERCHES HISTORIQUES , sur l'usage des cheveux
postiches et des pèrruques , dans les tems anciens et
modernes. Traduit de l'allemand de M. NICOLAI .
1 vol. in-8° . A Paris , chez Léopold Collin , libraire ,
rue Gilles - Coeur , n° 4.
Ce n'est ni aux savans de profession ni aux gens du
monde que nous annonçons cet ouvrage de M. Nicolaï.
Les uns n'y trouverarent rien à apprendre ; les antres
seraient rebutés de l'appareil d'érudition dont l'auteur
a été forcé de s'entourer. C'est une autre classe de lecteurs
qu'il a eue en vue . Il a écrit pour les gens qui ,
sans se consacrer entièrement aux lettres , ont du goût
pour l'instruction , et qui ne pouvant donner beaucoup
de tems à la lecture , s'en fient volontiers à l'auteur qui
les mène droit au but , et leur communique , sous un
petit volume , les fruits de ses longues recherches dont
ils profitent, et qu'ils laissent à d'autres savans le soin
de vérifier .
Les Recherches historiquss sur l'usage des perruques ,
600
า
MERCURE DE FRANCE ,
ont été fort bien reçues en Allemagne de cette classe de
lecteurs , malgré le grand nombre de mots grecs dont
l'auteur a semé la partie étymologique de son ouvrage ;
car la connaissance de la langue grecque est bien plus
commune dans ce pays que parmi nous . A ce petit
inconvénient près , nous pensons que ces Recherches
auraient aussi du succès en France , si elles nous avaient
été transmises par un autre traducteur . Nous ne pardonnons
guères à un livre mal écrit , et le style de celuici
est tout à fait barbare. Voyons cependant si , malgré
ce défaut de la forme , le fonds de l'ouvrage n'est pas
propre à fixer l'attention des curieux .
On ne peut nier d'abord que le sujet n'en soit assez
piquant ; et ce qui peut servir à le prouver , c'est que ;
M. de Guerle le traita , il y a quelques années , dans le
genre de la plaisanterie. Il donna , en l'an VII , sous
le nom du docteur Akerlio , un Eloge des perruques ,
écrit avec la même gravité comique dont il avait trouvé
le modèle dans les Eloges de la puce , de l'âne , du rien ,
elc , recueillis par Dornavius dans son théâtre de la
philosophie sérieuse et badine ( theatrum sapientiæ jo-.
coseria) . Mais quoiqu'il ait mis assez d'exactitude dans
tout ce qui regarde l'histoire des perruques en France ,
l'envie de citer des faits extraordinaires , l'a porté souvent
à défigurer les passages qu'il cite des auteurs anciens
, et cette partie de son ouvrage qui devrait être
la plus instructive , est celle qui mérite le moins la confiance
du lecteur .
On ne fera point le même reproche à M. Nicolaï.
Il a cherché sans doute à égayer son sujet ; mais faire
rire les lecteurs n'a point été le principal but de son
ouvrage. L'instruction , au contraire , est pour lui le
point essentiel ; et c'est pour lui donner plus d'attrait
qu'il l'a assaisonnée de plaisanteries. Il a su éviter la
pédanterie sans devenir superficiel et léger.
Ce mérite est sur-tout remarquable dans le plan de
son ouvrage. Il ne l'a point divisé en chapitres et en
paragraphes , selon la méthode ordinaire des savans de
son pays , mais il n'en a pas moins suivi une marche
très-méthodique. Il commence par indiquer et carac→
tériser tous les auteurs qui ont traité avaut lui le même
SEPTEMBRE 1808 . 601
sujet , depuis Conrad Tibérius Rango , qui publia , en
1663 , à Magdebourg , un petit traité De capillamentis
, devenu fort rare , jusqu'à M. de Guerle , auteur de
l'Eloge des perruques dont nous venons de parler . Les
sources où il a puisé étant ainsi connues et appréciées , il
entre en matière et rapporte tous les passages des anciens
, qui donnent des lumières sur l'origine et l'usage
des perruques ; il cite tous les mots dont les Grecs et
les Romains se sont servi pour les désigner ; il indique
différens monumens de l'art où les antiquaires ont cru
distinguer des têtes coîffées de perruques ; et termine
leur histoire chez les anciens par quelques détails sur
l'usage qu'en firent les chrétiens des premiers siècles
malgré les anathêmes dont elles étoient frappées par
les pères de l'église les plus zélés.
>
La chûte de l'Empire romain entraîna celle de l'art
du perruquier comme de tous les autres , et l'on n'entend
plus parler de perruques chez les historiens , du
moins en Occident , jusqu'au douzième et treizième
siècle. Ce n'est même qu'au seizième qu'elles reparaissent
avec quelque éclat . M. Nicolaï remplit cette lacune
par une discussion fort ingénieuse de l'étymologie du
mot perruque ; puis il reprend le fil de son histoire ,
et la continue jusqu'à nos jours. Ce plan , comme on
voit , est fort bien conçu ; l'auteur ne s'en est point
écarté par des digressions inutiles ; il l'a exécuté en un
volume qui n'a guères que 200 pages , y compris les
notes ; et il a renfermé , dans ce petit espace , tout ce
que les lecteurs auxquels il s'adresse pouvaient désirer
de savoir sur le sujet qu'il a traité. Nous allons en extraire
nous - mêmes les données principales et quelques
faits des plus piquans.
S'il fallait s'en rapporter à quelques érudits , on trouverait
des perruques jusques dans la bible. Le curé
'Thiers avait cru en reconnaître dans un passage d'Isaïe ,
et un docteur allemand en a fait remonter l'usage jusqu'aux
querelles de Saül et de David. Mais nous ne
nous arrêterons point aux passages qu'ils citent , et dont
M. Nicolaï a très-bien réfuté l'interprétation . Winckelmann
, dont l'autorité est plus imposante , donne aux
perruques une antiquité non moins reculée ; il cite une
662 MERCURE DE FRANCE ,
tête d'Isis coiffée de cheveux postiches , et assure que
cette coutume existoit de tems immémorial chez les
Egyptiens ; mais il n'appuie cette assertion d'aucun témoignage
, et un seul buste en bas-relief de la déesse
Isis ne suffit pas pour en garantir la vérité , lorsque les
monumens historiques se taisent.
Le premier historien qui parle en termes exprès
d'une perruque , est Xénophon ; selon lui , Astyage ,
grand-père de Cyrus , portait une coiffure de ce genre ,
et ce passage donnerait encore à l'art du perruquier
une date fort honorable , s'il ne se trouvait dans la
Cyropédie , ouvrage qu'on regarde moins comme une
histoire que comme un roman , et dans lequel Xénophon
n'a pas été très fidèle au costume. D'ailleurs
Astyage était mède ; il portait l'habit oriental ; comment
croire qu'il fit usage d'une perruque , puisque sa
têle devait être couverte d'une toque ou d'un turban ?
... La même raison suffirait seule pour nous faire rejeter
une autre anecdote rapportée dans le second livre
des Economiques d'Aristote ; il y est parlé d'un roi des
Lyciens , qui leva une capitation sur ces sujets en les
menaçant de les faire tondre pour se composer des perruques
de leurs cheveux . Mais de plus , ce livre d'Aristole
est regardé comme supposé par les meilleurs critiques
; opinion que cette anecdote même a pu contribuer
à leur donner...
Athénée , écrivain beaucoup plus moderne que tous
ceux que nous venons de citer , nous fournit enfin ›
d'après Cléarque , disciple d'Aristote , le premier fait
bien constaté sur l'usage des perruques. Il en attribue
l'invention aux Japyges , peuple d'Italie , descendant
des Crétois. Nous voici donc arrivés, en même tems à
l'italie et à la Grèce , à des peuples qui , portant leur
cheveux à découvert , ont pu songer à les remplacer
par des perruques , lorsqu'ils tombaient ou changeaient
de couleur , et nous croyons pouvoir nous en tenir à
cette origine d'un usage qui depuis est devenu si commun.
En effet , à partir de cette époque, les témoignages
ne manquent plus à M. Nicolaï , sur l'emploi des cheveux
postiches ; il en trouve dans Polyen , dans Elien ,
dans Lucien et même dans Thucydide , qui raconte
SEPTEMBRE 1808 . 603
qu'Annibal changeait souvent de perruques pendant son
séjour dans les Gaules , pour n'être pas reconnu de ses
ennemis.
Il ne paraît pas cependant que la mode des perruques
ait été en grande faveur dans la Grèce. La plupart
des exemples qu'on en cite , ont rapport à des déguisemens
, à des ruses. Le mot grec le plus généralement
usité pour désigner une perruque , eva , venait de
Deva , trompeur , étymologie peu favorable , et l'on
pourrait inférer d'un passage d'Eustathe , que l'usage
habituel des perruques se bornait aux hommes et aux
femmes qui avaient perdu leurs cheveux par suite de
leur libertinage.
Les Romains semblent avoir connu les perruques plus
tard que les Grecs , mais depuis la chûle de la répu
blique , ils en firent bien plus d'usage . Les femmes s'en
servirent généralement . Horace , il est vrai , se moque
de la vieille sorcière Sagane qui , troublée dans ses
conjurations , par le qui vive assez singulier du dieu
Priape ( 1 ) , laissa tomber sa fausse chevelure ; mais Ovide
propose ouvertement à sa maîtresse de porter perruque;
et Martial , qui vivait sous Domitien , fait mieux encore :
il en envoie une à la sienne pour la comparer à celle
qu'elle portait. L'usage en fut moins commun chez les
hommes ; il paraît que d'abord on ne s'en servit , comme
chez les Grecs , que pour se déguiser ; c'est ce que
les historiens rapportent de Néron et de Caligula ; mais
après eux , on vit Othon et Domitien couvrir constamment
leurs têtes chauves d'une perruque , et l'on peut
croire que dans la suite les hommes ne firent pas plus
de difficulté que les femmes d'en porter.
Une chose assez singulière , c'est qu'il nous est parvenu
deux bustes de dames romaines dont la chevelure
se détache en entier et forme une sorte de perruque de
marbre ; il ne faudrait pas conclure de cela seul que les
dames qu'ils représentent portassent réellement perruque
, car une pareille imitation serait bien puérile si
elle n'avait pas d'autre objet ; mais on peut en tirer ,
( 1 ) Nam displosa sonat quantum vesica , pepedi
Diffissa nate ficus ... Lib. I , sat . 5 .
601 MERCURE DE FRANCE ,
裴
avec M. Nicolaï , une conjecture non moins piquante =
c'est que l'on changeait par ce moyen la coiffure des
bustes , lorsque celle des originaux changeait ; de même
que nous avons aujourd'hui des peintres qui rajeunissent
les costumes de certains portraits , lorsqu'ils peuvent
donner une date trop reculée aux attraits dont ils nous
offrent l'image.
Jusqu'ici , nous n'avons considéré l'histoire des perruques
que chez les Payens , où leur usage put donner
lieu à des plaisanteries mais non à des querelles sérieuses .
Il n'en fut pas ainsi lorsque cet usage s'introduisit parmi
les chrétiens. Saint Clément d'Alexandrie au deuxième
siècle , Tertullien et saint Cyprien au troisième , et
dans les suivans , saint Grégoire de Nazianze , saint
Jérôme , saint Paulin , saint Astérius , proscrivirent tour
à tour les cheveux postiches. Le poëte Martial s'était
moqué du payen Lentinus qui teignait en noir ses cleyeux
gris : tu as beau faire , lui disait- il , tu ne tromperas
pas Proserpine ; mais il lui annonçait simplement
par-là que cet artifice ne l'empêcherait pas de mourir
Jorsque l'heure en serait venue . Saint Cyprien adresse aux
femmes de son tems des menaces bien autrement terribles:
comment voulez-vous, leur dit-il, que dans cet état,
votre créateur vous reconnaisse au jour du dernier jugement
? ne craignez - vous pas qu'il vous exclue de toute
participation à ses promesses ? - On voit qu'il ne s'agit
pas de moins ici, que de la damnation éternelle , et l'on
trouvera peut-être assez singulier que saint Cyprien ,
dans l'excès de son zèle admit les perruques au miracle
de la résurrection .
Cette haine des théologiens pour les perruques , dormit
nécessairement dans le moyen âge , car elle n'avait
plus d'objet ; mais elle se réveilla plus violente que jamais
au dix-septième siècle , tems où l'usage des perruques
redevint général . Elle s'étendit même aux cheveux
naturels lorsqu'on les portait longs et frisés . Il est à
remarquer que l'Allemagne protestante , et la Hollande
furent le principal théâtre de cette controverse ,
que le clergé catholique se montra plus tolérant à cet
égard . Les perruques des ecclésiastiques furent çependant
proscrites en France par divers synodes ; mais
et
SEPTEMBRE 1808 . 665
parmi les écrivains qui les attaquèrent directement
on ne cite de français que le curé Thiers. Il est vrai
qu'à lui seul il valait toute une armée . Son Histoire
des perruques est vraiment , comme le dit M. Nicolaï ,
un livre classique pour tous ceux qui voudront les décrire.
Nous y renverrons ceux de nos lecteurs qui
auront envie de s'amuser de sa sainte et plaisante colère
, car ce livre est écrit , d'un bout à l'autre , ab
irato.
Au reste , nous n'avons pas besoin de dire que le zèle
des théologiens modernes , dans cette grande querelle ,
fut tout à fait impuissant. L'exemple de Louis XIV ,
que tous les souverains de l'Europe suivirent , donna
aux perruques la plus grande vogue et les plus grandes
dimensions qu'elles aient jamais eues , et cette coîfure ,
regardée d'abord comme un signe d'élégance , au moins
très - mondaine , fut bientôt adoptée par les plus graves
magistrats et par le clergé. Nous ne suivrons pas M.
Nicolaï dans les détails qu'il donne de cette grande révolution
, ni de celle qui , dans le siècle suivant , di-
'minua d'abord le volume des perruques et finit par en .
restreindre l'usage aux têtes qui ne pouvaient s'en passer.
Il faut en chercher l'histoire dans son livre , où
l'on trouvera , parmi d'autres faits également curieux ,
que le roi de Prusse , Frédéric - Guillaume , surnommé
le Roi Sergent , fut l'inventeur de ces queues que les
militaires out si long-tems portées dans toute l'Europe ,
et que l'usage des bourses à cheveux est dû au régent
qui l'introduisit d'abord dans l'armée française , et particuliérement
dans la cavalerie.
>
Toutes ces variations pourraient donner lieu à des
rapprochemens assez curieux . N'est - il pas singulier
par exemple , que ces bourses , qui furent d'abord l'attribut
des militaires , ne soient plus d'usage aujourd'hui
qu'en habit civil , ou même en habit de Cour ? N'estil
pas plus singulier encore que dans le dix - septième
siècle , les petits maîtres aient fait gloire de porter perruque
, et que cent ans après , ceux qui étaient forcés
' d'en faire usage missent tous leurs soins à empêcher
qu'on ne s'en aperçût ? Mais un changement plus bi→
zarre encore et plus général , est celui qui se fit d'un
606 MERCURE DE FRANCE ,
siècle à l'autre dans l'opinion du public sur les perruques.
Après avoir annoncé l'élégance , la légéreté et
ce que les théologiens nommaient le goût du siècle ,
elles devinrent l'enseigne de la gravité , de la science
et même de la piété. Lorsqu'elles furent abandonnées
par les militaires et les courtisans , les gens de robe ,
les médecins , les ecclésiastiques les conservèrent . Il en
alla des perruques comme de la barbe que les gens
d'église et de robe avaient aussi portée ou quittée , selon
que les gens du siècle la quittaient ou la portaient ;
tant il est vrai que la grande affaire a toujours été de
se distinguer les uns des autres ; et que la valeur de tel
ou tel costume ne résida jamais en lui - même , mais dans
l'opinion qu'on y attachait. Le brave curé Thiers , cet
ennemi mortel des perruques ecclésiastiques , s'il eût
vécu cinquante ans plus tard , aurait peut - être écrit
contre les jeunes prêtres qui perdaient un tems considérable
à faire arranger les boucles légères et le tour
ondoyant de leurs propres cheveux , au lieu de les couper
avec courage , et de les remplacer par les perruques
du tems , plus lourdes il est vrai et assez maussades ,
mais qui avaient l'avantage de se placer toutes frisées
sur la tête , en sortant de la boutique du perruquier..
du
L'usage des perruques chez les femmes , si rare encore
il y a vingt ans , et si commun aujourd'hui , pourrait
aussi nous fournir des rapprochemens qui ne seraient
pas sans intérét , si nous n'étions retenus par la
crainte d'excéder les bornes de cet article. Cette même
crainte nous empêche aussi de faire valoir l'érudition et
la sagacité que M. Nicolaï a déployées dans ses recherches
sur l'étymologie du mot perruque , que d'autres savans
ont voulu vainement faire dériver de l'hébreu ,
grec , de l'arabe , et qu'il tire beaucoup plus raisonnablement
de deux mots de la langue irlandaise bar et uch , qui
signifient des cheveux épais et élevés. Nous aurions aussi
donné avec plaisir quelques détails sur cet écrivain peu
connu en France , mais très- célèbre en Allemagne ,
où il forma avec Lessing et Mendelssohn , un triumvirat
, qui fut long-tems l'arbitre du goût et l'oracle de
la philosophie , et où la mort de ses deux amis , les progrès
de la philosophie et la décadence du goût , Pont
SEPTEMBRE 1808.
60%
laissé presque sans crédit . Mais nous devons employer
l'espace qui nous reste à justifier le jugement que nous
avons porté de son traducteur. Quelques citations suffiront
pour prouver que nous n'avons rien dit de trop
en accusant son style de barbarie.
Nous lisons au début que : Déjà dans les plus anciens
tems , on avait coutume de se couvrir la tète , d'une
manière solide $ de faux cheveux ; nous trouvons en
tournant le feuillet , qu'on aura de la peine à se figurer
que déjà du tems des Grecs et des Romains ainsi
que dans le moyen âge et jusqu'à nos jours , les perruques
aient fait l'ornement de la téte de l'un et de
l'autre sexe ; plus bas il est question des noms techniques
des objets et des méthodes de les mettre en pratique.
Deux pages plus loin , le traducteur fait parler son auteur
de la manière suivante. « Après avoir arrêté mon
esprit sur cette matière , il m'a paru nécessaire de vérifier
exactement toutes les citations , et de débrouiller
le chaos des passages défigurés des ouvrages originaux .
Premièrement , il était essentiel de consulter contradictoirement
les auteurs qui ont écrit expressément sur cet
objet , et de les apprécier d'une manière convenable
car on n'en trouve nulle part un récit fidèle et complet.
Je les ai tous compulsés , et je leur dois tous plus ou
moins de reconnoissance » . Mais nos lecteurs nous en
devraient fort peu à nous - même , si nous allions leur
donner un récit fidèle et complet de toutes les phrases
de ce genre qui se trouvent chez le traducteur de M.
Nicolaï ; ils doivent être déjà convaincus que s'il sait
l'allemand , il est du moins tout à fait étranger à la langue
française.
Nous n'insisterons point sur d'autres preuves d'ignorance
en différentes matières , que ce même traducteur
à semées dans son travail avec une négligence inconcevable.
Nous ne lui reprocherons pas de ne point savoir
le latin , quoique cela fùt nécessaire pour traduire un
ouvrage plein de citations latines . C'est principalement
aux traducteurs que l'on peut appliquer aujourd'hui
ce passage d'Horace : Scribimus indocti doctique passim ,
et la critique se lasse de relever des abus qui renaissent
tous les jours. Nous regrettons seulement que le docte
(
608 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrage de M. Nicolaï soit tombé entre les mains d'un
traducteur de l'espèce indocte. Il méritait un meilleur
sort. Nous sommes persuadés que si on prenait la peine
de nous en donner une version correcte , elle trouverait
sa place dans la bibliothèque de tous les curieux .
VANDERBOURG .
VARIÉTÉS .
REVUE DU MOIS ,
ou Coup-d'oeil sur quelques ouvrages nouveaux.
LÉGISLATION .- Si l'Espagne dût à la puissance des Maures
un éclat qu'elle ne put conserver après les avoir expulsés ,
quelques villes toutefois qui passèrent de leur domination
au pouvoir des Français parurent gagnér à cet échange .
C'est ainsi qu'après leur avoir été enlevée par les armes
victorieuses de Charlemagne , Barcelonne eut bientôt une
marine des plus florissantes. Elle arriva même sous les auspices
de ce puissant monarque à un tel degré de splendeur
pouvant se dire le port commun des nations , elle en
devint aussi l'arbitre pour faits commerciaux et maritimes.
Alors parut dans cette capitale la célèbre compilation des
bonnes coutumes de la mer , connue originairement sous le
nom de lois Barcelonnaises , puis sous le titre de Consulat
de la mer Code unique et universel auquel déférèrent les
commerçans et les navigateurs de tous les lieux .
Mais par suite de l'instabilité de toutes choses , il arriva
que vers la fin du XV° siècle , les lois barcelonnaises se
trouvèrent en partie altérées , corrompues. Ce fut François
Celelles Catalan qui , ainsi qu'il le dit , par seule charité ,
avec beaucoup de travail , colloques et conseils de personnes
expertes et anciennes , après avoir cherché plusieurs originaux
entreprit de rétablir le Consulat de la mer dans sa
première pureté . Son ouvrage écrit en catalan s'imprima
pour la première fois à Barcelonne en 1494. L'édition presqu'aussitôt
épuisée , finit par devenir si rare , qu'il s'éleva
des doutes sur son existence . Cependant on connaissait du
Consulat plusieurs fragmens que les étrangers ' s'appropriaient
, les Anglais entr'autres , quoiqu'ils en fussent les
premiers violateurs ,
Quelles
SEPTEMBRE 1808. Gog
Quelles durent être la surprise et la joie dujurisconsulte
Boucher , lorsque dans des recherches sur les antiquités
du droit commercial et maritime , il mit la main sur un
'exemplaire de l'édition catalane , et originale di Consulat
de la mer en 1494 ! Son premier mouvement fut desem
presser de rendre à sa patrie ce précieux Code de Tois
nautiques , que les Francais peuvent en effet revendiquer ,
ayant été autrefois établi ou du moins renouvelé comme
sous leur gouvernement .
C'est donc le Consulat de la mer , réintégré par Celelles ,
que M. Boucher a traduit du catalan en français , et qu'il
vient de livrer à l'impression ( 1 ) . On ne peut donner de
cet ouvrage une plus haute idée , qu'en l'annonçant comme
le seul Code de marine long- tems connu , dont la première
rédaction fut faite par les Catalans - Français , et comme
ayant fourni les bases de notre droit commercial et maritime
actuel , faisant mème autorité dans tous les cas non prévus
par nos lois .
L'édition Celelles se trouve divisée en trois parties , dont
l'intermédiaire , incomparablement la plus étendue , comprend
le Consulat proprement dit , qui se compose des us.
et coutumes de la mer ; la partie qui précède et celle qui
suit contiennent des ordonnances rendues par les rois d'Arragon
, que Celelles avoue avoir ajoutées de son chef. M.
Boucher , qui s'est attaché à rendre scrupuleusement son
original , n'a rien changé à cette disposition .
Quant au style de sa traduction , M. Boucher ayam senti
avec autant de justesse que de goût , qu'il eût été peu convenable
de donner à une composition gothique la couleur
moderne , voulant même respecter jusqu'aux défectuosités
de ce monument , a suivi la syntaxe catalane autant qu'il
lui a été possible , ne s'en étant écarté que là où elle aurait
répandu trop d'obscurité sur la matière . On ne pourra que
(1 ) Consulat de la mer, ou Pandectes de droit commercial et maritime ,
faisant droit en Espagne , en Italie , à Marseille et en Angleterre , et
consulté partout ailleurs comme raison écrite ; traduit du catalan en
français , d'après l'édition originale de Barcelonne , de l'an 1494 ; dédié à
Monseigneur le Prince Cambacérès , archi- chancelier de l'empire . Par
P. B. Boucher , professeur de droit commercial et maritime à l'Académie
de législation , membre de plusieurs Sociétés savantes , auteur des Instructions
Commerciales , etc.—Deux forts volumes in- 8° de 1500 pages ,
avec des tableaux . - Prix , 15 fr . , et 20 fr . franc de port par la poste.
A Paris , chez Arthus -Bertrand , libr . , rue Hautefeuille , nº 23 , -1808 .
Q q
610 MERCURE DE FRANCE ,
lui tenir compte d'avoir su conserver à son texte l'empreinte
du siècle , caractérisée , par ces tours naïfs , cette séduisante ,
bonhomie que l'on se plaît à retrouver dans nos écrits gaulois .
Mais il entrait dans les vues de M. Boucher d'établir
différentes assertions relatives au tems et au lieu où le Consulat
fut d'abord rédigé , aux bases de ses décisions ; de
plus il fallait des éclaircissemens sur une infinité de notions
que présente cet ouvrage , sur les omissions qu'on y remarque
delà tout un premier volume de dissertations où ce
savant déploie beaucoup d'érudition . Si le second volume
offre dans le texte pur et simple , des règles de conduite à
l'homme de loi , au magistrat , au commerçant , le premier
offre à l'homme de lettres une lecture variée et instructive.
Entr'autres articles , on lira avec plaisir et intérêt les recherches
sur le dialecte catalan que l'auteur prouve n'être
pas , ainsi qu'on le prétend , le limousin altéré , mais des
dialectes particuliers provenus l'un et l'autre du latin , corrompu
par le tudesque . Suivent les chapitres sur le Code
justinien , sur les compilations appelées Lois rhodiennes de
Jactu , jugemens , ordonnances de Wisby , où il est démontré
que les Lois rhodiennes dont l'origine se perd dans la
nuit des tems , les anciens usages d'Orient et les lois de Justinien
formèrent les bases du Consulat qui à son tour devint
fondement des Jugemens d'Oleron et des Ordonnances de
Wisby; Les articles sur l'Espagne , sur les Maures , sur
les villes maritimes d'Italie , sur quelques parties des pays
orientaux et asiatiques ; des détails sur l'ile de Rhodes et
l'ancienne puissance des Rhodiens , où il est parlé du fameux
colosse , ainsi que des obélisques transportés d'Egypte à
Rome , de la forme et dimension des navires qui servirent
à ce transport ; Des dissertations sur les Chinois , la boussole
, l'usage des pavillons , l'origine des divers officiers de
marine , les punitions et les supplices ; sur l'état de la
marine dans le moyen âge , les pélerinages , les monnaies ,
les poids et mesures ; Quelque chose sur l'anarchie féodale
et plusieurs de ses institutions ; - Enfin un dernier
chapitre sur l'origine des lettres de change où l'on voit
contre l'opinion commune , que les Juifs n'en sont pas les
inventeurs , mais qu'elles datent de la plus haute antiquité
dans l'Inde , d'ailleurs usitées partout sous diverses formes ,
de tems immémorial .
---
Il serait trop long d'indiquer seulement ici le grand nombre
d'autres sujets que le traducteur du Consulat a pris
soin de recueillir , et qu'il a cru nécessaires à l'intelligence
SEPTEMBRE 1808 . 611
de son texte . Nous ne dissimulerons point que cette
partie de l'ouvrage aurait dû être extrêmement réduite.
L'auteur sort très-souvent de son sujet ; il cite sans beaucoup
d'utilité d'anciens vers , des chansons , de vieilles histoires...
Et tout cela à propos d'un ancien Code maritime !
Mais le second tome dédommage des divagations , tranchons
le mot , du radotage que contient le premier volume .
ECONOMIE PUBLIQUE. Le gouvernement français s'occupe
du rétablissement des forêts avec l'activité qu'il met dans
toutes les opérations qui tendent à assurer la prospérité publique
. Chaque année de nombreux remplacemens s'exécutent
, et l'on voit disparaître ces vides effrayans qui attestaient
la négligence des anciennes administrations . La police
des forêts se fait avec une vigilance qui écarte les délits et
garantit cette portion intéressante du domaine public , des
dévastations auxquelles il a été en proie si long-tems . L'étude
des bons principes d'économie forestière , commence à remplacer
l'insouciance . Enfin , l'art d'administrer les forêts est
devenu une science qu'il n'est plus permis d'ignorer à celui
qui veut remplir dignement l'emploi qu'il tient de la con-
'fiance du gouvernement .
Tous les principes de cette science se trouvent renfermés
dans le nouveau Manuel forestier ( 1 ) . Cet ouvrage est
'extrait , en grande partie , de l'ouvrage allemand de M. de
Burgsdorf , grand maître des forêts de la Prusse . Mais
M. Baudrillart , qui l'a rédigé , en a fait un manuel à l'usage
(1 ) Nouveau Manuel Forestier , à l'usage des agens forestiers de
tous grades , des arpenteurs , des gardes des bois impériaux et communaux
, des préposés de la marine pour la recherche des bois propres aux
constructions navales ; des propriétaires et des marchands de bois , et de
tous ceux qui s'occupent de la culture du bois et de son emploi dans les
arts économiques ; traduit , sur la 4º édition , de l'ouvrage allemand de
M. de Burgsdorf, grand- maître des forêts de la Prusse , professeur public
de la science forestière , membre de l'Académie des sciences de Berlin
, etc. , etc. , etc. Et adapté à notre systême d'administration , d'après
l'ordre du gouvernement . Par J. J. Baudrillart , premier commis à l'administration
général des forêts , membre du conseil d'administration de
·la Société d'encouragement pour l'industrie nationale , et membre correspondant
de la Société d'agriculture du département de Jemmapes.
Deux forts volumes in - 8° , avec vingt-neuf figures et beaucoup de tableaux
, dont un sur grand- aigle . — Prix , 15 fr . , et 19 fr . franc de port.
A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
1808.
---
612 MERCURE DE FRANCE ,
des forestiers français , au moyen des notes et observations
importantes qu'il y a ajoutées. Toutes les parties de la science
forestière s'y trouvent renfermées et placées avec méthode.
On y établit d'abord des principes généraux sur l'administration
forestière , et on y détermine les connaissances qu'il
est important d'exiger d'un forestier. Puis on y traite de
la physique végétale , de l'histoire naturelle des forêts ;
on y donne la description des terres , et celle des arbres
et arbustes forestiers.
Dans le second volume se trouve un traité de géométrie et
de mécanique , appliqué aux opérations forestières ; des instructions
sur les bois de marine , avec des planches qui
font connaître la forme des arbres qui sont propres à cet
usage ; une classification des bois de charpente , des principes
d'architecture hydraulique sous le rapport des forêts ,
l'art de fixer et de cultiver les sables ; des instructions raisonnées
sur la culture du bois en général , et sur celle de
plusieurs espèces en particulier ; des principes généraux
d'aménagement pour les bois à feuilles et les bois résineux ;
un exposé des meilleurs systêmes d'exploitation ; la manière
de retirer et de préparer la plupart des produits forestiers ,
tels que la résine , la potasse , les écorces pour le tan ,
tourbe , etc. , etc .; ce qui concerne , en général , les améliorations
forestières , les formalités à remplir à cet égard ,
l'entretien , la conservation et la police des forêts , leur délimitation
et estimation ; la constatation et la poursuite des
délits , l'exercice de la pêche et de la chasse , les droits
d'usage , et les abus auxquels ils donnent lieu . L'ouvrage
est terminé par la transcription des lois organisatrices de
l'administration des forêts , et par l'ordonnance de 1669.
Ce bref exposé des matières contenues dans l'ouvrage ,
fera juger de quelle importance il peut être pour les forestiers
de tous grades , les préposés de la marine , pour la recherche
des bois propres aux constructions navales , pour
les propriétaires de bois , et tous ceux qui s'occupent de cette
culture.
L'approbation que le gouvernement y a donnée en le
faisant publier , est d'ailleurs un sûr garant des bons principes
qu'il contient , et des soins avec lesquels il a été rédigé .
―
HISTOIRE . La dernière édition des Tablettes chronologiques
de Lenglet Dufresnoy , donnée par Barbeau de la
Bruyère est , comme on sait , de 1778 ; M. Picot a continué
le travail jusqu'en 1808. Il a donc augmenté ces Tablettes
SEPTEMBRE 1808. 613
de trente années , indépendamment des additions qu'il a
faites dans le cours de l'ouvrage ( 1 ) .
Le premier volume est consacré entiérement à l'Histoire
ancienne .
Le second est rempli par le sommaire des événemens de
l'Histoire moderne jusqu'au 24 mars 1808 , et par une table
chronologique des souverains.
Le troisième , terminé par une table générale alphabétique
, est consacré à l'Histoire littéraire moderne. - Nous
nous permettrons quelques observations sur cette Table
chronologique des grands hommes depuis le commencement
de l'ère chrétienne vulgaire jusqu'en 1808.
1º . Les dates mises en marge de chaque page ne sont
point les mêmes que les dates que l'on donne aux événemens
dans le corps même de l'ouvrage . Cette faute existe jusqu'à
l'année 1754 ( p . 324. )
2º. Depuis 1754 , il en est autrement ; mais il y a des
fautes d'un autre genre , telles que des répétitions , erreurs
de date , transpositions : par exemple , page 351 , après l'article
de Nicolas Jomelli , mort le 28 août 1774 , on trouve
celui de Neuville , mort le 13 juillet . Cet article sur Neuville
se trouve répété page 353 .
Les dates de la mort de Lavoisier , de la mort de Saint-
Lambert , etc. etc. ne sont point exactes . C'est le nouveau
Dictionnaire historique , édition de Lyon , en 13 volumes ,
qui a induit en erreur l'auteur des Tablettes chronologiques.
Il paraît aussi que c'est d'après le même Dictionnaire qu'il
ne cite qu'un Georges Forster. Il.y en a eu deux ; l'un né
dans les environs de Dantzick , accompagna Cook dans son
second voyage , publia une relation de cette entreprise , et
mourut à Paris , le 11 janvier 1794 , à l'âge de trente-neuf
ans . Il est aussi auteur d'un voyage sur les rives du Rhin , à
Liége , dans la Flandre , etc.
L'autre Georges Forster , né en Angleterre , est mort en
1792 (2) à la cour maratte de Maypour où il avait été en-
(1 ) Tablettes chronologiques de l'Histoire universelle sacrée et
profane , ecclésiastique et civile , depuis la création du monde jusqu'à
l'année 1808 , ouvrage rédigé d'après celui de l'abbé Lenglet du Fresnoy ,
Jean Picot de Genève par , professeur , etc. A Genève , chez Mauget
et Cherbuliez . - A Paris , chez Debray ; Giguet et Michaud ; Bossange ,
Masson et Besson ; et Arthus- Bertrand . Trois vol . in-8 ° . Prix , 18 fr. ,
et 23 fr. franc de port.
-
―
(2 ) V. Bibliothèque universelle des Voyages. IV. 486 , et préface du
traducteur du Voyage de Bengale , etc.
614 MERCURE DE FRANCE ,
voyé en ambassade . C'est à ce Georges Forster , anglais de
nation , que l'on doit le Voyage de Bengale à Pétersbourg ,
à travers les provinces septentrionales de l'Inde , le Rachmer
, etc. traduit par M. Langlès . Paris , an X.-
Trois volumes in-8 ° .
- 1802 .
3º . Il nous semble que dans le troisième volume , comme
dans le second , l'auteur eût dû ne pas se borner à mettre
en marge les années du calendrier grégorien , mais rapporter
aussi les années de l'ère républicaine . Il est tel événement
connu dans l'histoire par la date du calendrier républicain .
M. Picot l'a tellement senti , qu'il a mis (3) entre deux parenthèses
la date du g thermidor an II , et (4) celles des 18
et 19 brumaire an VIII .
Nous avons indiqué quelques erreurs de M. Picot et leurs
sources ; ces fautes et plusieurs autres que nous pourrions
encore relever sont inséparables d'un travail de ce genre .
Mais le même esprit de franchise qui nous a dicté nos observations
nous porte à recommander ces Tablettes chronologiques
à nos lecteurs , comme étant en général bien rédigées
, très -commodes pour les recherches , et sur-tout les
plus complètes qui existent .
-- -
HISTOIRE. ÉLOQUENCE . S'il fut une nation malheureuse
dans tous les périodes de sa longue existence , c'est
incontestablement la nation juive . Pour s'en convaincre , il
ne faudrait que lire l'opuscule que vient de publier , sous
le titre de Tableau des malheurs du peuple juif, un auteur
qui ne s'est désigné que par les lettres N. R. C. ( 1 ) . On voit ,
tour à tour , les autres peuples de la terre se liguer contre
les Juifs qui se montraient presque toujours , à la vérité , peu
sociables et intolérans ; on les chasse de leur pays , on les
tient dans la servitude ; ils fuient , traversent des déserts
affreux , sout en proie à mille maux ; ils bâtissent toujours
leur temple et des villes qui sont détruites , sans être terminées
; ils recommencent à bâtir et leurs villes et leur
(3) Tome II , pag. 427.
(4) Ibid. pag. 442 .
( 1) Tableau des malheurs du peuple juif depuis sa sortie d'Egypte ,
jusqu'à la prise de Jérusalem inclusivement ; suivi de quelques vers ,
avec cette épigraphe :
. Qui seminat iniquitatem , metet mala . PROVERB .
A Paris , chez les marchands de Nouveautés . 1808.
' impression.
70 pages
SEPTEMBRE 1808. 615
temple , dès que , las de tuer , leurs ennemis leur permettent
de respirer quelques années. Quand ce ne sont
point des étrangers qui les massacrent par milliers , euxmêmes
s'égorgent entr'eux ; les tribus s'arment contre les
tribus , leurs propres rois sont plus barbares envers leurs
sujets que ne l'eussent été des ennemis acharnés . Quelles
sanglantes annales ! A chaque page des exemples de crimes ,"
de monstrueuses atrocités ! ..... M. N. R. C. n'a point cherché
à affaiblir ce repoussant tableau . Ses guides sont Bossuet
et l'historien Josephe ( et non Joseph , comme l'écrit l'auteur
) . Il convient dans sa préface , avec une franchise dont
on ne peut lui savoir gré puisqu'elle était nécessaire , de
tous les emprunts qu'il leur a faits ; mais pour être encore
plus de bonne foi , il aurait dû indiquer positivement ces
emprunts dans le cours de son écrit .
"
Le Tableau est donc imité du Discours sur l'Histoire
universelle. L'auteur annonce en commençant , qu'il est
novice dans l'art d'écrire . On s'en aperçoit souvent ; son style,
a cependant du mouvement et de la clarté ; mais peut-être
faut-il croire ce qu'il dit lui-même dans sa préface , avec
beaucoup plus de modestie que d'élégance : Le bon est de
Bossuet et d'Arnauld d'Andilly ; le mauvais m'appartient.
Quoi qu'il en soit , on parcourt avec intérêt ce Tableau ;
il fait réfléchir .....
――
Mais qui a pu porter l'auteur à terminer son petit livre
par douze pages de vers au moins médiocres qui n'ont aucun
rapport avec le Tableau ? Ce sont peut- etre là toutes
les Cuvres de l'auteur ; il aura voulu vider d'une seule fois
son portefeuille . Par intérêt pour sa réputation , j'aurais
désiré qu'il n'eût publié que sa prose .
―
POÉSIE. L'heureux métier que celui de compilateur !
Sans travail d'esprit , sans autre peine que de rassembler
sur son bureau une centaine de volumes , un compilateur
peut donner , chaque mois , au public , un ouvrage nouveau
, plein de vieilles idées , il est vrai , mais qu'il pourra
annoncer comme très - utile. C'est - là le métier qu'exerça ,
avec un certain talent , et en conscience , feu M. Alletz ,
natif de Montpellier , mort , à Paris , en 1785 , à 82 ans .
Aussi le nouvel éditeur de ses Ornemens de la mémoire ( 1 ) ,
( 1 ) Les Ornemens de la Mémoire , ou les Traits brillans des poëtes
français les plus célèbres ; avec des dissertations sur chaque genre de
style ; pour perfectionner l'éducation de la jeunesse , tant de l'un que de
l'autre sexe . Par P. A. Alletz ; nouvelle édition , revue avec soin , consi
616 MERCURE DE FRANCE ,
compte près de 80 ouvrages publiés , par ce laborieux
compilateur , en moins de 40 ans ; et il y a tel de ces ouvrages
qui a quatre et cinq volumes !
Celui que l'on vient de réimprimer , est assez court ; et ,
il en faut convenir , il peut être vraiment utile à l'instruction
de la jeunesse . C'est un choix fait avec goût , des Traits
brillans ( comme dit le titre ) des Poëtes français les plus
célèbres. Ce livre avait été plusieurs fois réimprimé , mais
sans beaucoup de soins ; l'édition nouvelle est exacte : et
comme il s'est élevé quelques bons poëtes depuis l'époque
où Alletz a publié son recueil , l'éditeur a cru avec raison
devoir profiter des trésors qu'ils lui offraient . Piron , Gilbert
, Le Brun , sont cependant à peu près les seuls poëtes
modernes qu'il ait mis à contribution . Il n'a rien demandé
aux poetes vivans . A- t - il craint l'embarras des richesses ? ..
ROMANS . La Bibliothèque des romans , après avoir joui
d'un assez beau succès pendant plusieurs années , a vu décroître
, on ne sait pourquoi , le nombre de ses partisans .
Elle a cessé , elle a reparu à deux ou trois reprises diffé
rentes ; nous la croyons , en ce moment , au moins suspendue.
Un éditeur adroit , jugeant sans doute que c'était
un ouvrage mort , a cru devoir le ressusciter sous un autre
titre . Les Mille et une Nouvelles ( 1 ) ont paru ; elles sont
déjà au huitième volume . II y a pourtant cette différence
entre ce nouvel ouvrage et la Bibliothèque des romans
, que dans celle - ci on trouvait l'analyse des romans
dérablement augmentée et précédée d'une notice sur la vie de l'auteurs
Un volume in- 12 . A Paris , chez Capelle et Renand , librairescommissionnaires
, rue J. - J, Rousseau .
-
--- 1808.
( 1) Les Mille et une Nouvelles , ouvrage périodique , pouvant faire
suite à toutes les Bibliothèques de romans ; par une Société de gens de
lettres , avec cette épigraphe :
1er
Venez , je vous appelle à de nouveaux plaisirs .
Tome VIII , première partie . Il paraît tous les mois , à compter du
mars 1807 , un cahier de six feuilles in - 12 , contenant plusieurs
Nouvelles , qui formeront au bout de chaque année , 6 volumes .
Le prix de la souscription , pour un an , est de 12 fr. pour Paris , de
15 fr . pour les départemens , et de 18 fr . pour l'étranger , franc de port.
On souscrit à Paris , chez Frechet , libraire - commissionnaire , rue du
Petit-Lion- Saint - Sulpice , nº 24 , au bureau du Glaneur littéraire.
Et dans les départemens et l'étranger , chez les principaux libraires et
directeurs des postes .
>
tant
SEPTEMBRE 1808. 617
DE
tant anciens que nouveaux , tandis que l'autre n'est qu'un
recueil de petites nouvelles , dont la plupart sont inédites ,
dont les autres ne se trouvent que dans quelques ouvrages
oubliés ou peu connus .
Nous ne parlerons que du cahier qui est en ce moment
sous nos yeux. Il contient sept Nouvelles , parmi lesquelles
nous avons distingué Flavilla , nouvelle anglaise . On y voit
une jeune personne que ses goûts frivoles précipitent dans
un abîme de malheurs. Le sujet n'est pas neuf ; mais les
caractères sont assez bien tracés , les scènes naturellement
amenées .
La Nouvelle Athénienne , qui est la troisième du cahier ,`
n'offre aucune connaissance des moeurs grecques. La
Caraïbe, Nouvelle Américaine, n'est qu'une ridicule carricature.
L'auteur a voulu imiter la manière de Voltaire :
au lieu d'un tableau gai et philosophique , il a dessiné une
véritable enseigne.
--
Et pourtant M. l'éditeur s'extasie le plus souvent , à la
fin de chaque nouvelle , sur les beautés qu'il y découvre.
Comme cela est bien raconté ! dit-il au public ; rien de plus
plaisant. Ha toujours à la bouche , le vos plaudite cives.
Puis , il fait remarquer le but moral , ajoute quelquefois
un petit sermon dans le genre niais . - A Quoi bon ces
notes de l'éditeur ! Si une nouvelle est morale et bien
écrite , les lecteurs ont- ils besoin d'en être avertis ? Nous
verrons bien , peut lui dire chacun d'eux . D'ailleurs , il risque
de voir ses jugemens le plns souvent infirmés par le public ;
c'est ce que je viens de faire îci ; et c'est un petit désagrément
qu'il pourrait s'épargner.
>
A. D.
SPECTACLES.
Théâtre Impérial de l'Opéra- Comique. C'est un bien
mauvais service à rendre à la mémoire d'un homme de lettres
, que de mettre indistinctement au jour tout ce qu'on a
trouvé dans son portefeuille . Le malheureux succès de Menzicoff,
au théâtre Feydeau , aura sans doute engagé quelqu'avide
collatéral à faire une nouvelle fouille dans les papiers
de M. Dejaure , à en extraire un plan de mélodrame
probablement destiné au théâtre de l'Ambigu , et qui , à,
l'aide de quelques changemens , a été transformé en opéra
pas précisément comique , qui a pour titre Linné ou les
Mines de Suède.
Rr
6.8 MERCURE DE FRANCE ,
pas encore
Un compositeur connu ne manque pas de poëmes à mettre
en musique, mais un jeune homme qui débute n'a
le droit de choisir , il s'empare de tout ce qu'on lui présente
, et par sa précipitation perd souvent le fruit de ses
veilles : c'est ce qui vient d'arriver à M. Dourlens , jeune
élève du Conservatoire , auteur de la musique de l'opera
nouveau , qui , pour le plan et l'exécution , pouvait à peine
soutenir la comparaison d'un opéra bouffon .
La scène se passe en Suède ; Georgine , fille du comte
de Walstein , aime Frédéric ; le père s'oppose à cette union ;
Georgine quitte la maison paternelle , et se cache aveç son
amant dans le fond d'une forêt : le major Ulric , persécuté
par Walstein , est venu y chercher un refuge ; quelques
soldats de son régiment l'ont accompagné , et ces déserteurs
se conduisent dans les bois d'une maniere si noble , qu'ils,
pourraient donner des leçons de politesse et d'humanité ,
même aux brigands de la troupe du trop fameux Robert. Le
comte de Walstein , à la tête d'un détachement de son régiment
, poursuit les déserteurs . Ils sont pris , et condamnés
aux mines ; Frédéric , confondu avec eux , partage leur punition
; mais le célèbre Linné qui avait fait sa connaissance
en cherchant des simples dans la foret , descend aussi dans
les mines , y fait un beau sermon à Waltein sur l'oubli
des injures ; Waltein pardonne à sa fille , et se charge d'obtenir
la grâce d'Ulric.
Toute critique sur cet ouvrage serait superflue ; nous ne
pouvons que regretter que M. Dourlens ait pris la peine
de travailler sur un pareil canevas. C'est sur - tout de la
première production d'un musicien qu'il faut dire franchement
son avis , comme la manière n'est pas encore arrêtée ,
il peut profiter des avis qu'on lui donne. On a remarqué
dans cette musique quelque tendance à l'abus de l'harmonie,
un peu de négligence du chant principal , et des accompagnemens
qui , étant ou trop forts , ou trop nourris , reportent
sur l'orchestre l'attention qui devrait toujours appartenir
toute entière à la scène : plusieurs morceaux offrent
cependant une heureuse réunion de la mélodie et de
l'harmonie : on a sur-tout applaudi une jolie romance chantée
par Georgine ; un beau duo entre Frédéric et Georgine ,
et un choeur d'un bel effet et d'un style large , dans lequel
les condamnés aux travaux des mines expriment toute l'horreur
de leur situation .
Ce début de M. Dourlens, a donné de grandes espérances,
et nous promet' un bon mûsicien de plus .
SEPTEMBRE 1808. 619
Theatre du Vaudeville. Première représentation du
Petit Almanach des Grands-Hommes.
Le sort des deux premières représentations du Petit Almanach
des Grands- Hommes a été bien différent ; le parterre
, assez mal disposé à la première , a donné quelques
signes d'improbation bien gratuits : la seconde représenta-:
tion , au moyen de coupures heureuses, a été fort applaudie ,
et méritait de l'être. Le dialogue ( en termes de coulisse )
est soigné , et les couplets , presque tous bien tournés : il
eût été vraiment dommage que les auteurs n'en eussent pas
appelé .
<< Du parterre en tumulte , au parterre attentif. »
On a reproché à cet ouvrage de manquer de mouvement
et ce reproche est fondé ; mais les habitués du Vaudeville
sont indulgens et faciles à contenter. Ils n'exigent jamais
une action dramatique fortement conçue : des couplets agréa- ,
bles , du trait dans le dialogue , quelques pointes ou calembourgs
, voilà ce qu'il faut en général pour réussir à ce
théâtre , et , à peu d'exceptions , les pièces qui ont été applaudies
, n'avaient pas d'autres titres au succès.
Le Petit Almanach des Grands - Hommes est de MM.
Rougemont et Merle.
Théâtre de l'Impératrice . Odéon. Pourra-t-on jamais
accoutumer le public parisien à des comédies dont Aristote
eût désavoué la conduite et le plan ? J'en doute . Il ne souffre
aucun essai dans ce genre. Si du moins , avant de juger
ces pièces irrégulières , il les voulait écouter ; mais l'auteur
, dans un prologue , l'avertit en vain que l'on va lui
soumettre une pièce qui ne ressemble en rien à celles que
l'on représente tous les jours ; qu'on lui demande attention et
indulgence... Précaution inutile ! à la moindre invraisem→
blance , vous voyez le parterre entier , murmurer , vociferer, '
se lever simultanément , et crier haro sur l'audacieux auteur.
On dit que le peuple français est léger , inconstant
dans ses goûts ; moi , je ne crois pas qu'il en existe un seul
qui tienne plus fortement à ses us et coutumes.
3
La pièce que l'on vient de donner au Théâtre de l'Impératrice
, a pour but de ridiculiser certaines moeurs , certains
usages qui caractérisent les principales nations du
Monde. C'est en quoi Voltaire avait parfaitement réussi dans
le conte des Voyages de Scarmentado , qui a fourni le sujet
de la pièce nouvelle . On y voit , comme dans le conte , Scarmentado
en Angleterre où il risque d'être pendu ; en Es-'
Rr 2
620 MERCURE DE FRANCE ,
pagne où l'inquisition veut le faire . brûler ; en Italie où on
le veut assassiner ; en Turquie où peu s'en faut qu'il ne soit
empalé ; enfin , en France où , pour dernier malheur , il
se marie avec Agnès , sa maîtresse qui , comme lui , a couru
le monde , que partout il a rencontrée , grâces à telles et
telles circonstances qui toutes ont paru par trop invraisemhlables
au public. Cinq reconnaissances dans cinq actes ,
et à peu près autant d'enlèvemens ont occasionné des murmures...
Les deux premiers actes avaient plu , sur-tout l'acte
qui se passe en Espagne : rien de plus vrai et de plus plaisant
que le caractère de certain ' matamore espagnol .
On se demande pourquoi l'auteur s'est imposé l'inutile
tâche de placer cinq reconnaissances dans cinq actes . En
eût-il moins bien tracé les moeurs de ces cinq peuples , quand
chez l'un d'eux , Scarmentado eût enlevé sa maîtresse , et
quand, chez un autre , Agnès eût délivré Scarmentado de
quelque grand danger. Leur fuite commune dans un autre
pays eût été suffisamment motivée ; on les eût yus avec plaisir
arriver ensemble , soit en Espagne , soit en Italie ; et l'auteur
aurait évité par là , au moins trois reconnaissances
sur cinq. C'est bien quelque chose.
•
-
On dit que cette comédie est l'ouvrage d'un auteur connu
par de brillans succès ; qu'il la composa à dix-neuf ans ;
que des amis qui connaissaient cet essai de sa jeune Muse,
l'ont déterminé à la laisser représenter sur le second théâtre.
français ... Et en effet , pourquoi n'eût-on pas donné ce conseil
à l'auteur? La pièce étincèle d'esprit ; les vers ( à l'ex-.
ception de quelques locutions hasardées ) en sont bien.
tournés , pleins de saillies , d'épigrammes . En fallait-il
plus pour faire espérer un succès ? Que de pièces réus- :
sissent sans aucun de ces avantages ! Mais elles sont plus
sagement conduites... O les bienfaisantes règles ! tout passe
avec ce mot .
Nous croyons que les Voyages de Scarmantade n'ont pas
été jugés sans appel . Cette pièce n'est pas de celles qu'il
faut rejeter parce qu'un parterre qui nous a paru tumultueux
et peu décent , n'a pas voulu l'entendre avec atten-,
tion. Sans doute ce parterre sera composé de meilleurs
juges quand l'Université florira dans le quartier. Mais tou--
jours , faudra-t-il supprimer dans Scarmantade , deux ballets
qui viennent . refroidir et fatiguer le spectateur dans
l'acte qui se passe en Turquie. Ces ballets étaient d'une
longueur assomniante , et on ne peut plus mal composés ; ,
c'était une caricature pitoyable des ballets de l'opéra.
A. D.
SEPTEMBRE 1808. 621
NOUVELLES POLITIQUES .
RUSSIE . -
(EXTERIEUR. )
- Pétersbourg, 24 août. Le grand chambellan
Narischkin a donné dernièrement , dans sa maison de
campagne auprès de cette capitale , une fête magnifique à
la princesse héréditaire de Weymar. On croit générale
ment que S. A. I. ne tardera point à retourner en Allenagne
.
-
• A
Il y a eu , dimanche dernier , grande parade et ma
noeuvres d'artillerie . Un assez grand nombre d'officiers
suédois prisonniers assistait à ce spectacle.
-- La guerre continue en Finlande avec plus de chaleur
et d'activité que de résultats éclatans. La nature du pays
et la prudence de l'ennemi rendent presqu'impossibles
les
affaires générales. Mais , jusqu'ici , le roi de Suède a faît
d'inutiles efforts pour pénétrer dans cette province si
promptement et si heureusement conquise par nos armes.
Il l'a fait attaquer par terre et par mer , à la faveur de
quelques insurrections de paysans , et partout sans succès .
Le 1er août , notre escadre , sous les ordres de l'amiral
Chanikow , est arrivée à la hauteur de Sweabord , et le
quartier-général de l'armée de Finlande a été transféré
à Abo.
m
ALLEMAGNE. Hambourg , 12 septembre. Les dernières
nouvelles de Londres , reçues par la Suède , annon
cent que le marquis de Wellesley a débarqué un corps de
troupes anglaises entre Oporto et Lisbonne . On augurait
fort mal , en Angleterre , de cette expédition hasardeuse ,
dont le duc d'Yorck avait inutilement désiré d'obtenir le
commandement. ( Voyez , ci -après , l'article Londres. )
L'escadre qui croisait à la hauteur de Flessingue et sur
les côtes de la Hollande , est rentrée dans les ports dAngleterre
, partie à Deal , partie à Yarmouth .
Les flottes marchandes de la Jamaïque et des îles du
vent sont arrivées.
3. Les bâtimens portugais , sur lesquels il avait été mis un
embargo , au départ du prince -régent pour le Brésil , ont
été restitués aux propriétaires ; mais on discute encore la
question de savoir s'il faut aussi rendre les cargaisons.
L'amirauté anglaise a , sur les propriétés étrangères , uné
égislation si subtile et si flexible , qu'il est bien difficile,
622 MERCURE DE FRANCE
même aux plus fidèles alliés de l'Angleterre , d'échapper
à la théorie de son droit maritime .
Les dernières lettres de la Suède annoncent que le
baron d'Armfeldt est tombé subitement dans la disgrace
du roi . qui lui a retiré le commandement des troupes rassemblées
sur les frontières de la Norwège , pour le confier
au général Cedestroëm.
Le marquis de Douglas , dernier ambassadeur d'Angleterre
en Russie , est actuellement à Stockholm .
ANGLETERRE. Londres , le 9 Septembre.. Nous
avons reçu de Portugal la nouvelle de trois engagemers
qui ont eu lieu entre notre armée et les troupes françaises ,
les 16 , 17 et 21 du mois d'août.
Notre perte a été de plusieurs officiers supérieurs , de
400 hommes tués et de 600 blessés .
Les Français se battent avec la plus grande vigueur .
Nous avions le 17 notre quartier- général à Villa- Verde.
Après avoir rétrogradé d'une demi- marche , nous avons
été attaqués , le 21 , dans notre position de Vimiera .
L'attaque des Français a été des plus chaudes. Le 20°
régiment de dragons a été presqu'entiérement détruit.
Les corps commandés par les lieutenans - colonels Lake et
Taylor ont aussi considérablement souffert . Ces deux
braves officiers ont été tués . Nous n'avons presque pas de
cavalerie , et l'ennemi en a une très - nombreuse . Les
Français nous ont fait 4 ou 500 prisonniers .
Après la bataille du 21 , nous avons concentré nos forces
sur les bords de la mer , auprès de Maceira . Les Français
étaient demeurés dans leur position , où ils paraissaient se
renforcer , et depuis dix -huit jours que ces sanglans.combats
ont eu lieu , il n'y a eu que des escarmouches . Nous
avons déjà un grand nombre de malades.
Les relations des affaires du 17 et du 21 , qui avaient
été envoyées par le général Wellesley étaient fort exagérées
. Les treize canons que nous avons pris dans notre
marche , sont des canons de fer , que les avant- postes
français avaient retirés des châteaux qui se trouvent dans
les défilés. Ces trophées ne sont pas glorieux .
La cavalerie des Français et redoutable , et l'on dit
qu'ils ont soixante pièces de campagne attelées . Nous
croyons que notre infanterie doit être plus nombreuse
que la leur, sur- tout d'après l'arrivée du général Moore ;
mais s'il est vrai que le duc d'Abrantès ait fait sous les
forts de Saint-Julien un camp retranché , hérissé de 500
C SEPTEMBRE 1808. . 625
pièces de canon , et ait rassemblé des vivres pour six mois ,
il est probable que , quand bien même nous parviendrions
à le forcer dans sa position actuelle , qui couvre Lisbonne ,
rien ne l'empêcherait de se retirer dans son camp . Les
Français auront ainsi le tems de venir nous tourner par le
Douro. Les gens sensés croient que les dispositions qu'on
a prises ont été trop tardives .
Nous oublions de dire , et nous remarquons avec douleur
que le corps de Spencer a été totalement détruit , et cependant
, dans la bataille du 21 , le duc d'Abrantès n'avait
qu'une partie de ses forces. ( Extrait du Times ).
Du 9. Aucune nouvelle du Portugal depuis la bataille
du 21 à Vimiera ( 1 ).
On
a envoyé un renfort de trois vaisseaux de guerre
dans la Baltique .
C
Du 10. Un exprès envoyé à Cork le 5 , a porté à sir
David Baird l'ordre de mettre sur- le-champ à la voile (2).
Les troupes on reçu l'ordre de laisser leur bagage à terré ;
et ceux des soldats qui ne seraient pas encore prêts à
entrer sur-le - champ en campagne , resteront en dépôt à
Fermov.
Du 13. -D'après les dernières nouvelles que nous avons
reçues de Paris , Napoléon a déclaré , dans son Journal
officiel , qu'il allait employer la force , et que « les affaires
»
d'Espagne étaient irrévocablement fixées . » Du moins
les Espagnols n'auront pas dans cette occasion à seplaindre
de la trahison de leur ennemi (3) . La trahison ayant manqué ,
son objet , il a recours à la violence ouverte , et les Espa-
(1 ) Vous n'avez aucune autre nouvelle si ce n'est que votre quartiergénéral
était à Villa- Verde et que vous avez reculé jusqu'à Maceira au
bord de la mer. Ce n'est pas là un signe de victoire..
(2 ) Les Anglais sont obligés d'envoyer des troupes au secours de leur
armée de Portugal , et cependant si l'on voulait les croire , il faudrait les ›
regarder comme vainqueurs . Que feraient- ils de plus , s'ils avaient été ,
défaits ? Cette circonstance , jointe à l'aveu qu'ils ont fait qu'ils avaient
porté en arriere leur quartier général , ne laisse pas de doute sur la vérité
des résultats.
de
(3) La trahison est une arme que les Français ne connaissent pas ;
c'est celle du faible . On ne peut reprocher à l'armée française en Espagne
que d'avoir montré trop de confiance . Les garnisons de Barcelone ,
Pampelune , de Saint- Sébastien , de Madrid , n'étaient-elles pas entourées
par l'aimée française , et si cetic armée n'avait écouté que la prudence
elle aurait désarmé les troupes de ligne,, mis à pied les troupes à cheval ,
et pris les officiers en ôtages
Le marquis de la Romana a trompé le prince de Ponte-Corvo , parce
que la défiance n'entre pas dans le caractère français . Cet Espagnol s'est
Jaissé aller aux suggestions des Anglais , et il a faussé son serment , mais
sou déshonneur fait l'éloge de la loyauté française .
624 MERCURE DE FRANCE ,
gnols profiteront sans doute de cet utile avertissement pour
n'écoûter que le danger de leur situation , et pour étouffer
toutes ces petites semences de jalousie qui pouvaient
devenir funestes à la.cause commune.
Nous espérons que les Espagnols seront bientôt en
mesure de soutenir cette grande lutte , et notre honneur
nous commande de, les aider de toutes nos forces. Il est
tems enfin de détruire cette tache imprimée à notre caractère
national , que nous laissons périr nos alliés faute de
secours . Les forces de notre ennemi sont partout en mouvement
; 80,000 de ses vieilles troupes vont franchir les
Pyrénées , et les troupes anglaises ont déjà montré qu'elles
peuvent se mesurer avec elles . Tout dépand de l'énergie
de nos ministres. (4) .
Nous avons reçu les journaux de Hollande jusqu'au
9 du courant, Les troupes françaises , qui occupaient le
territoire prussien , sont en marche pour la France , et
sans doute qu'elles se rendent en Espagne . Il faut que
Bonaparte ait une grande confiance dans les dispositions
pacifiques de l'empereur François , ou qu'il ait le plus
grand mépris de ses forces et de son énergie. Il est possible
aussi qu'il compte sur la coopération de la Russie ,
et que l'armée russe , qui se rassemble du côté de la
Pologne , soit destinée à en imposer à l'Autriche (5) .
(4) On nous dit que le général Wellesley est en Portugal avec une armée
considérable . Le général Junot , prévenu de sa marche et instruit des circonstances
, aura pris des mesures pour se fortifier , pour rassembler des
vivres et pour combiner sa défense avec celle de l'escadre russe .
Rien ne peut être plus agréable aux Français et au Continent que de
voir les Anglais jeter enfin leur masque et entrer en lice . Dieu veuille que
80,000 , que 100,000 Anglais se présentent devant nous en rase campagne
la terre du Continent a toujours été leur tombeau. Si ils prennent assez de
confiance pour s'éloigner de leurs vaisseaux , le peuple anglais apprendra
aussi à pleurer sur les malheurs de la guerre. Son or sera trempé de
sang et de larmes. 51. "
3 (3) , Singulière assertion ! Oui , plus de deux cent mille hommes vont
franchir les Pyrénées ; ce qui n'empêchera pas que la France ait plus de
400 mille hommes en Italie et en Allemagne pour la défense de ses alliés.
La Russie est Palliés de la France , elle est au même degré que la France
ennemie déclarée de l'Angleterre , et cependant les Anglais ne peuvent
prévoir sans étonnement que les armées russes se combineraient avec les
armées françaises , si cela était nécessaire .
A ces ridicules raisonnemens les Anglais ajoutent une supposition plus
absurde encore . L'empereur d'Autriche et la nation autrichienne ne veulent
pas de vous. L'exemple de la Suède lear a appris ce qu'on peut attendre
de votre alliance. Les peuples du Continent , qu'ils soient battus ou battans
, ne cessent pas de s'estimer, C'est à vous seuls qu'ils gardent leur
mépris.
SEPTEMBRE 1808. 625
-
*
-Unbâtiment , arrivant de Malte , a apporté la nouvelle
d'un brillant combat soutenu par la frégate la Seahorse,
capitaine Stewart , à la hauteur des Dardanelles , contre
trois frégates turques , dont une de 50 canons , et deux
de 44. Le combat a duré trois heures. Le vaisseau de
50 canons a été capturé et conduit à Malte . Une des
autres frégates a été coulée , et l'autre s'est échappée . Les
Turcs ont eu , dit - on , 200 hommes tués et 300 blessés .
Nous n'avons eu que 6 hommes tués et 5 blessés ( 1 ) .
-On a reçu hier des nouvelles de St-Domingue jusqu'au
2 août. Il y avait eu plusieurs actions entre Christophe et
Pétion , et le dernier avait eu partout l'avantage. Pétion
avait quitté le Port-au-Prince avec 8000 hommes pour se
porter sur S -Marc , où Christophe tenait encore.
(INTÉRIEUR. )
--
PARIS , 23 Septembre. S. M. I. et R. est partie pour
l'Allemagne , jeudi 22 du courant , à 5 heures du matin .
MM, les ducs de Frioul et de Rovigo , M. de Remusat
premier chambellan , et M. le général Nansouty , premier
écuyer , accompagnent S. M. Le ministre-secrétaire d'Etat
est parti en même tems.
S. A. S. le prince vice-grand-électeur de l'Empire , et
S. Exc. le ministre des relations extérieures , avaient quitté
Paris depuis plusieurs jours.
On assure que M. le maréchal Lannes est allé recevoir
l'empereur de Russie , à la frontière de ses Etats .
4.-
2.
S. M. le roi des Deux- Siciles est arrivé à Naples le 6 de
ce mois. Les acclamations de ses nouveaux sujets l'ont
suivi depuis les confins du territoire napolitain , jusques
dans sa capitale . C
Le dimanche , 19 du courant , pendant la messe célébrée
dans la chapelle du palais de Saint- Cloud , M. de
Fontanes , présenté par S. A. S. le prince archi-chancelier
de l'Empire , a prêté serment sur les saints Evangiles , entre
les mains de S. M. l'Empereur et Roi , en qualité de grandmaître
de l'Université.
(6) Voilà une brillante victoire ! Quel mal avez-vous reçu des Turcs
pour leur faire la guerre ? Leur crime est de n'avoir pas voulu vous permettre
d'incendier leur sérail et leur capitale. Si vous quittez votre sytème
d'égoïsme , d'hypocrisie ét de trahison ; si vous défendez vos nouveaux alliés
loyalement , avec toutes vos forces , et au prix de l'existence de vos soldats ,
nous pouvons prédire à l'Europe que votre soumission n'est pas éloignée
elle suivra de près la destruction de vos armées . (Moniteur. )
626 MERCURE DE FRANCE ,
Deux jours auparavant ( le 17 septembre ) , S. M. avait
rendu le décret suivant :
Art. 1 ° . Le grand- maître de l'Université prêtera serment entre nos
mains. Il nous sera présenté par le prince archi-chancelier , dans la
chapelle impériale avec le même cérémonial que les archevêques. La
formule du serment sera ainsi conçue,: t
Sire , je jure devant Dieu , à V. M. , de remplir tous les devoirs qui
>> are soot imposés , de ne me servir de l'autorité que pour former des
» citoyens attachés à leur religion , à leur prince , à leur patrie , à leurs
» parens ; de favoriser par tous les moyens qui sont en mon pouvoir ,
> les progrès des lumières , des bonnes études et des bonnes moeurs ;
» d'en perpétuer les traditions pour la gloire de votre dynastie , le bon-
» heur des enfans et le repos des pères de famille . »>
2. A dater du 1er janvier 1869 ', l'enseignement public dans tout
l'Empire , sera confié exclusivement à l'Université.
3. Tout établissement quelconque d'instruction , qui , à l'époque cidessus
ne serait pas muni d'un diplôme exprès du grand- maître , cessera
d'exister.
4. Pour la première formation seulement , il ne sera pas nécessaire
membres enseignans de l'Université soient gradués dans ´une
faculté ; ils ne seront tenus de l'être qu'à dater du 1er janvier 1815.
5. Avant le 1er décembre prochain , l'archevêque ou évêque du cheflieu
de chacune des académies où il y aura une faculté de théologie ,
présentera au grand- maître les sujets parmi lesquels les doyens et les
professeurs de théologie seront nommés .
~~ 6 . A l'égard des deux facultés de théologie de Strasbourg et de
Genève , et de celle qui sera incessamment établie à Montauban , les
candidats seront présentés dans le même délai par les présidens du
consistoire de ces trois villes . &
7. Le grand-maître nommera , pour la première fois , les doyens et
les professeurs entre les sujets portés en nombre triple de celui des
places auxquelles il faudra pourvoir , et cette nomination sera faite
avant le 1er janvier 1809.
•
8. Le grand- maître nommera également pour la première fois , et
avant le 1er janvier 1809 , les doyens et professeurs des autres facultés .
9. Les chaires des facultés de théologie ne seront données au concours
qu'à dater du 1er janvier 1815 , et celles des lettres et sciences
à compter du 1er janvier 1811 : jusques là , il y sera nommé par le
grand-maître .
?
10. Jusqu'au 1er janvier 1815 , époque à laquelle les personnes qui se
destinent à l'instruction publique , auront pu acquérir les qualités requises
, l'ordre des rangs ne sera pas suivi dans les nominations des
fonctionnaires ; mais nul ne pourra être officier de l'Université ou officier
d'Académie , avant l'âge de trente ans révolus .
11. Toutes fois , tous les individus qui ont exercé pendant dix ans
des fonctions dans l'instruction publique , pourront recevoir du grandmaître
le diplôme du grade correspondant aux fonctions qu'ils remplis
sent . Toutes nominations du grand - maître , qui ne seront pas faites
parmi les individus ci - dessus désignes , seront soumises à notre approbation
et lorsqu'elle aura été accordée , il sera délivré aux fonctionnaires
un diplôme du grade correspondant aux fonctions auxquelles il
aura été promu. Les conseillers titulaires seront nommés par nous incessamment.
Ils jouiront dès-à-présent des honneurs et traitemens attachés
à leur titre. Ils recevront un brevet de conseiller à vie dans cinq
SEPTEMBRE 1808. 627
9 ans si , d'ici à cette époque , ils ont justifié nos espérances et notre
confiance .
12. Avant le 1er janvier 1809 , le grand-maître nommera les conseillers
ordinaires , les inspecteurs de l'Université , les recteurs et inspecteurs
des Académies , les proviseurs et censeurs des Lycées , en se
conformant aux règles, qui viennent d'être établies .
13. Tous les inspecteurs , proviseurs , censeurs , professeurs et autres
agens actuels de l'instruction publique , seront tenus de déclarer au
grand-maître s'ils sont dans l'intention de faire partie de l'Université
impériale , et de contracter les obligations imposées à ses membres. Ces
déclarations devront être faites avant le 1er novembre prochain.
14. Avant le 15 janvier 1809 , tous les membres de l'Université devront
avoir piêté le serment prescrit par l'article 39 de notre décret du
17 mars , faute de quoi , ils ne pourront continuer leurs fonctions .
15. Le grand- maître est autorisé à nommer sur la présentation de
trois sujets par le trésorier ; un caissier général de l'Université , chargé ,
sous la surveillance du trésorier , de la totalité des recettes et de l'acquittement
des dépenses sur les ordonnances du trésorier. Le caissiergénéral
rendra le compte annuel .
16. Les articles 90 et 94 du décret du 17 mars , en ce qui concerne le
choix des inspecteurs de l'Université et des recteurs des Académies ,
p'auront leur exécution qu'à partir du premier janvier 181 1 .
17. Le pensionuat normal sera mis en activité dans le cours de l'année
1809 ; le nombre des élèves pourra n'être porté qu'à cent la première
année , à deux cents la seconde , et ne sera completté que la troisième
année. "
18. Le chef de l'Ecole normale pourra être choisi par le graud-maître ,
parmi les conseillers à vie , indistinctement , jusqu'à ce qu'il y ait quatre
recteurs conseillers à vie.
.
19. La maison des émérites sera ouverte dans le cours de l'année 1809.
20. La retenue du 25° , faite jusqu'à ce jour sur les traitemens des proviseurs
, censeurs et professeurs , pour les pensions de retraite aura lieu
sur tous les traitemens de l'Université .
21. Les fonds des bourses dans les Lycées , fournis par le gouvernement
, seront versés par douzième dans la caisse de l'Université , sur
l'ordonnance de notre ministre de l'intérieur , et en vertu de la quittance
du caissier de l'Université , visée par le trésorier.
22. Le contingent annuelle des villes , pour les bourses destinées , dans
chaque Lycée , aux élèves des écoles secondaires , sera versé par le caissier
de la commune , et aussi par douzième , dans la caisse du Lycée où
les bourses seront établies , sur l'ordonnance du préfet , et à Paris sur
l'ordonnance du ministre de l'intérieur .
23. Les bâtimens des Lycées et colléges , ainsi que ceux des Academies
, seront entretenus annuellement aux frais des villes où ils sont établis
; en conséquence, les communes porteront chaque année à leur budjet,
pour être vérifiée , réglée et allouée par l'autorité compétente , la somme
nécessaire à l'entretien et aux réparations de ces établissemens , selon
les états qui en seront fournis .
*
24. La caisse d'amortissement est autorisée à ouvrir à l'Université impériale
, un crédit d'un million , avec intérêt de 5 pour cent , pendant
one année . L'Université , au fur et à mesure de ses rentrées , rembour
sera la caisse d'amortissement jusqu'à libération entière .
25. La rétribution annuelle des éturdians mentionnés en l'article 137
de notre décret da 17 mars dernier , est fixée ainsi qu'il suit , savoir :
pour les pensionnaires dans les pensions , institutions , colleges , Lycées
628 MERCURE DE FRANCE ,
et séminaires, au vingtième du prix de la pension payée pour chaque
élève . Pour les élèves à demi-pension , pour les externes et pour les
élèves gratuits ou non gratuits , à une somme égale à celle que paient
les pensionnaires de l'établissement où ils sont admis.
"
26. Les élèves de pension ou d'institution qui suivent et paient
comme externes les cours d'un Lycée , ne paieront point la rétribution
ci-dessus au Lycée , mais seulement dans leur pension ou institution .
27. Il sera payé pour les diplômes portant permission d'ouvrir une
école , accordé par le grand-maître , en vertu des articles 2 , 54 et 103
de notre décret du 17 mars , savoir : 200 fr. pour les maîtres de pension ;
à Paris 300 fr. 400 fr. pour les instituteurs ; à Paris 600 fr. Ce paiement
sera effectué de dix ans en dix ans , à l'époque du renouvellement des
diplômes.
+
28. Le droit de sceau , pour ces diplômes , est compris dans les sommes
ci- dessus .
29. Les maîtres de pension et instituteurs , paieront chaque année ,
au premier novembre , le quart de la somme ci-dessus fixée.
30. Les rétributions mentionnées aux deux titres précédens , seront
exigibles à dater du premier novembre 1808.
Par un autre décret , en date du 16 de ce mois , S. M.
a nommé conseiller à vie de l'Université impériale , MM .
de Bausset , ancien évêque d'Alais ; Emmery , ancien directeur
du séminaire St.- Sulpice ; Nougarède , questeur du
Corps-Législatif ; Delamalle , avocat ; de Bonald ; Defrenaudes
, ex-tribun ; Cuvier , membre de l'Institut ; Jussieu ,
idem; Legendre , idem; Guéroult, proviseur du Lycée Charlemagne.
Par le même décret , S. M. a nommé M. Arnault , conseiller
ordinaire , et secrétaire-général du conseil de l'Université.
-Un décret impérial , du même jour , ordonne que les
commissions du Corps-Législatif, pour la discution préalable
des lois , se réuniront à Paris le 1er octobre prochain. Les'
membres du Corps-Législatif qui composent ces deux com
missions , sont , pour la Législation civile et criminelle :
MM . d'Haubersart , président; Riboud , Nougarède , Cholet,
Grenier, Bruneau-Beaumetz , et Louvet . Pour les Finances
: MM . de Montesquiou , président ; Desribes , Defermon ,
Frémin-Beaumont , de Meulenaër , Mathieu , et Brière- Mondétour.
Le Corps Législatif est convoqué pour le 25 octobre.
-M . le sénateur Saint-Vallier est nommé à la Sénatorerie,
de Gênes.
-Le directeur du Théâtre de la Cour'est parti pour
l'Allemagne avec les principaux acteurs tragiques du Théâtre
Français. R.
t
TABLE
Du troisième Trimestre de l'année 1808 .
TOME TRENTE -TROISIÈME.
POÉSIE .
}
LA Fête-Dieu dans un hameau , —Poëme ; par M. P. de la Renaudière.
La Visite académique ; par M. Andrieux.
Honni soit qui mal y pense ; vaudeville de M. Dejouy.
Les Plaisirs de la campagne , fragmens par M. L.-B.
Quatrains ; par M. du Weiquet d'Ordre .
Epigramme dialoguée ; par M. de L.-R.
Les Amans de Bayonne , Elégie ; par M. Népomucène Lemercier.
Un Bosquet ; par M. Millevoye .
Le Tombeau de Clémentine et de Julie, Elégie ; par M, Iduag.
Mort d'Anthiocus Epiphane ; par M. Talairat.
Bonsoir la Compagnie , Vaudeville moral de M. Brazier.
A Mademoiselle ***.
Page
3
49
50
51
53
Id.
• 97
99
145-
193
195
196-
Id.
241
249
A une jeune personne qui se plaignait de ne pas connaître ses parens ;
par M. Dejouy.
Épître à mon Amie ; par Mlle Sarrazin de Montferrier.
La Justification ; Dialogue entre deux poëtes ; par M. L.-R.
Fragment d'une Traduction nouvelle de l'Enéïde ; par M. Becquey . 289
Testament de l'Amour , Allégorie ; par M. Dejour.
Le Bibliothécaire , Epigramme ; par M. L.-B.
Fragment des trois règnes de la nature , poëme nouveau ; par
J. Delille.
Le Songe de Luci , Romance ; par M. Géraud.
Sur le Portrait d'une Prude ; par M. Geraud.
Aline , Elégie.
Fragment d'un poëme sur les Ruines ; par M. F. Mazòis .
La Nascita di Giove , Ode ; par Buttura:
Le Sophi et le Dervis , Apologue ; par Kerivalant.
Réponse impromptu , etc .; par M. Andrieux.
L'Homme à plaindrę ; par D……………..
339
Id.
385 et 433
388
436
481
484
529
531
577
Id.
Enigmes . 7, 53, 99, 147 , 196, 243 , 293 , 340 , 388, 436, 485 , 532 .
Logogriphes . Id. , Id. , 100, Id . , Id. , Id. , Id. , Id., 389, 437 , 486, 533 ,
Charades. 8, 54, Id. , Id. , 197 , 244, Id. , 341 , Id. , Id. , Id. , Id. ,
Mots des Enigmes , des Logogriphes et des Charades . 8 , 54 , 100 , 148,
197 , 244 , 293 , 341 , 389 , 437 , 487 , 533
630 TABLE DES MATIÈRES .
MÉLANGES.
Lettre de M. L. aux Rédacteurs du Mercure , sur le poëme des Jeux
de mains ; par M. de Rhulières
La pauvre Sara ; par M. de Sévelinges .
55
148
L'OEuvre de charité , Nouvelle espagnole ; par M. de Boufflers . 198 , 245
Suite des débuts de Mlle Maillard ; rentrée de Mlle Duchesnois . 214
Victorine d'Olmont , ou le double Mariage ; par M. de Sévelinges. 294
Extrait d'un Voyage inédit en Italie , en Grèce , et à Constantinople. 341
Extrait des Recherches récemment faites en Angleterre et en France
sur la décomposition des alcalis ; par M. Biot.
Léonie ; par M. L. de Sevelinges .
LITTÉRATURE , SCIENCES ET ARTS .
Le vieil Amateur ; par M. Alexandre Duval.
487
580
( EXTRAITS ).
Les Jeux de Mains , poëme ; par M. C.-C. de Rhulières .
Les Pyrénées , poëme ; par M. Dureau-Delamalle.
Nouveau Dictionnaire français et latin ; par M. Noël
13ལྷ་མི་ཆ
Le Fils banni , ou la Retraite des Brigands ; par Me Regina -Maria
Roche. 35
Voyage dans les départemens du midi ; par M. Aubin- Louis Millin . 60
Bibliothèque universelle des Voyages ; par M. Boucher de la Richar
derie.
Remarques inédites du président Bouhier , de Breitinger , et du père
Oudin ; publiées par M. Prunelle.
OEuvres complètes de Mme la marquise de Lambert.
Rudiment de la Traduction , ou l'Art de traduire le latin en français ;
par M. Ferri de Saint- Constant .
Genio , canto lirico , nel compleanno dell' incoronazione a Rè
d'Italia di Napoleone il Grande ; par Buttura.
Poësies diverses de Jean- François Delafosse.
69
3
74
79-
ΙΟΥ
&&
106
III
Essai sur le mécanisme de la guerre , etc. etc .; par un officier français . 115
Eloge de Henri Fouquet ; par Charles - Louis Dumas.
Extrait du Mémoire sur la cause immédiate de la carie ou charbon des
blés et sur ses préservatifs ; par M. Bénédict Prevost.
123
128
L'Arithemétique , etc ; par M. Edmond Desgranges . 131
La Princesse de Clèves , suivie des Lettres de Me la marquise sur
***
ce roman , et de la comtesse de Tende.
165
Léontine de Blondheim ; par M. H.-L. C. 169
Praxede ; par César Auguste. 175
L'Amour maternel , extrait d'un ouvrage inédit de M. Millot.. 179
remarques ; par M. de Saintonge.
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers français , avec des
Considération sur l'état de la peinture en Italie , etc.
219
229
TABLE DES MATIÈRES . 63
Mémoire relatif à trois espèces de crocodiles ; par M. Geoffroy de
St.-Hilaire.
L'Enéïde , traduite en vers français ; par M. Hyacinthe Gaston .
L'Histoire , ou les Aventures de Joseph Andrews et de son ami Abraham
Adams ; ouvrage traduit de l'anglais par M. Lunier.
Esprit de Mme ecker ; par M. B.-D. V.
Histoire des guerres civiles de la république romaine ; par. J.-J.
Combes- Daunous .
Instructions sur les moyens de suppléer le sucre dans les principaux
usages qu'ou en fait pour la médecine et l'économie domestique ;
par M. Parmentier.
Mémoires de la Classe des Sciences physiques et mathématiques de
l'Institut , second sémestre de 1807 .
230
266
276
315
321
326.
348
Savinia Rivers , ou le Danger d'aimer ; par mistriss Sophie Lée.
Marie de Brabant , reine de France , roman historique ; par F.-P.-A.
Maugenet.
359
366
371
Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises ; par Charles
Nodier.
Du génie des peuples anciens , ou Tableau historique et littéraire du
développement de l'esprit humain chez les peuples anciens , etc .;
par Me V. de C**** .
Glossaire de la Langue romane , etc .; par M. J.-B.-B. de Roquefort.
590.
402 et 497
L'Eneide , traduite en vers français ; par M. François Becquey.
Histoire de France , commencée par Velly , continuée par Villaret ,
et ensuite par Garnier; par Ant . Fantin Désodoards.
ΙΣΟΚΡΑΤΟΥΣ ΛΟΓΟΙ , etc. Lettres et Harangues d'Isocrate avec
les ancrenues Scholies .
411
425
477
Histoire de la Grèce , traduite de plusieurs auteurs anglais ; revue et
corrigée par J.-J. Leuillette. 448
Les Fleurs , Idilles morales , suivies de poësies diverses ; par E. Cons
tant Dubos. 461
Les quatre Saisons du Parnasse , où Choix de Poésies légères , etc .;
par M. Fayolle.
491
Discours prononcé par M. Vigée , le jour de la distribution des prix
de l'institution polythecnique. 508
De l'Amour considéré dans ses lois réelles et dans les formes sociales
de l'union des sexes ; par P. de Senancour.
534
Caractère des personnages les plus marquans dans les différentes cours
de l'Europe.
632 TABLE DES MATIÈRES.
1
Esprit des Orateurs chrétie is , etc.
Recherches historiques sur l'usage des cheveux postiches , etc.
Théâtre de l'Opéra-Comique.
VARIÉTES .
594
599
42
-
Séance publique de la classe d'Histoire et de Littérature ancienne de
l'Institut. - Messe de M. Martini. - Alcalimètre de M. Descroisilles
.—Lettre de M. Jouyneau Desloges , sur M. Chéron . 87 et suiv .
Théâtre du Vaudeville . Notice nécrologique ; par S.-B. Jumelin .
Revue des Théâtres. Lettre de M. Jouyneau Desloges .
pientes
134 et suiv.
Sur le rapport que les commissaires de la première classe de l'Institut
ont fait du système du docteur Gall .
Revue des Théâtres . Débuts de Mlle Émilie Levert.
Notice nécrologique sur M. Neveu.
Revue des Théâtres.
181
231
311
326
374 , 429 , 467 , 511
Rapport fait à l'Institut sur l'histoire de l'anarchie de Pologne ; par
Rhulières.
Sociétés savantes. 90 , 137 , 184
Revue du Mois , ou Coup-d'oeil sur quelques ouvrages nouveaux. 608
Pages
Pages
NOUVELLES POLITIQUES .
44, 93 , 139, 184 , 233 , 285 , 331 , 377 , 431 , 470 , 514 , 564
ANNONCES.
94 , 144 , 191 , 239 , 336 , 480 , 528 .
Fin de la Table des Matières du troisième Trimestre.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères